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Perception(s) numérique(s) - Shin Kim

Master Degree Thesis from ENSCI Publication : March 2016 Author : Shin hyung KIM

Master Degree Thesis from ENSCI
Publication : March 2016
Author : Shin hyung KIM

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<strong>Perception</strong> <strong>numérique</strong><br />

<strong>Shin</strong> Hyung KIM<br />

KIM <strong>Shin</strong> Hyung<br />

kimshin.org<br />

Mémoire de fin d’études<br />

sous la direction d’ Irène Berthezène<br />

Janvier 2016<br />

ENSCI - Les Ateliers<br />

_<br />

Master’s thesis under the supervision of Irène Berthezène<br />

French national school for advanced studies in design<br />

January 2016


Introduction<br />

8<br />

Quelques précisions de syntaxe<br />

16<br />

I. LA TECHNIQUE DU NUMÉRIQUE COMME MOYEN<br />

DE REPRODUCTION DES OBJETS<br />

II. COMMENT LA REPRÉSENTATION DE NOTRE ENVIRONNEMENT<br />

PAR LE NUMÉRIQUE INFLUENCE-T-ELLE NOTRE<br />

PERCEPTION DES OBJETS ANALOGIQUES ?<br />

1. Une biève histoire des techniques de représentation de l’objet<br />

a. La représentation des objets dans l’histoire de la peinture<br />

b. L’évolution de la représentation des objets grâce à la technique<br />

20<br />

1. L’immersion de notre intellection dans le <strong>numérique</strong><br />

a. L’hybridation de la réalité par des illusions<br />

b. Les avantages et les inconvénients de cette hybridation<br />

66<br />

2. Les nouvelles formes de représentation de l’objet permises par le <strong>numérique</strong><br />

a. Le <strong>numérique</strong> comme miroir de la réalité analogique<br />

b. L’apport du <strong>numérique</strong> : L’interaction avec l’objet<br />

c. Le <strong>numérique</strong> à la conquête de l’intégralité de l’objet<br />

28<br />

2. L’immersion de notre corps dans le <strong>numérique</strong> :<br />

évolution de notre proprioception<br />

a. Transformation de notre perception du volume<br />

b. Transformation de notre perception de la texture<br />

c. Transformation de notre perception du mouvement<br />

75<br />

3. Vers un affranchissement des objets de représentation analogiques<br />

a. Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ou la nostalgie de la réalité analogique<br />

b. Comment se libérer des références analogiques ?<br />

42<br />

3. De l’uniformisation à la personnalisation de la perception <strong>numérique</strong><br />

a. La variété des affichages<br />

b. Les possibilités induites par la gestuelle<br />

86<br />

4. Quand tout le corps perçoit<br />

a. L’adaptation à notre capacité visuelle<br />

b. La simulation du mouvement corporel<br />

c. La perception du corps robotisé<br />

52<br />

4. Nouvelles modalités de la perception<br />

a. L’illusion thérapeutique<br />

b. La substitution sensorielle<br />

92


III. QUELLES MODIFICATIONS DE LA PERCEPTION<br />

PEUT-ON IMAGINER À L’AVENIR?<br />

1. Vivre avec deux réalités<br />

103<br />

2. Quelques champs d’intervention possibles pour le designer<br />

a. Le designer comme créateur de singularité et d’authenticité<br />

b. Le designer comme garant d’un accès démocratique aux objets<br />

c. Le designer comme prescripteur de perception<br />

108<br />

113<br />

116<br />

Conclusion<br />

122<br />

Bibliographies<br />

Remerciements<br />

127<br />

132


Introduction<br />

1. STEPHENSON Neal, Le samouraï<br />

virtuel (Snow Crash), 1992 / Édition<br />

française parue en 1996, Robert<br />

Laffont, traduit par Guy ABADIA.<br />

Dans son roman de science-fiction Farhenheit 451 (1953),<br />

Ray Bradury imagine un monde du futur équipé de diverses<br />

technologies imaginaires où le travail de pompier ne consiste<br />

plus à éteindre des incendies mais à brûler des livres, dont la<br />

possession est interdite. Le roman décrit une société qui expérimente<br />

la destruction de la culture et par là, de nombreuses<br />

valeurs humaines. Le pouvoir en place produit les différentes<br />

formes de médias, ce qui entraîne une uniformisation de la<br />

société et sa passivité. Bien que de nombreuses interprétations<br />

de l’œuvre soient possibles, elle m’a en premier lieu fait<br />

penser à l’omniprésence des écrans <strong>numérique</strong>s aujourd’hui.<br />

Si le monde imaginé par Ray Bradbury peut sembler éloigné<br />

du notre, il n’est pas sans évoquer la numérisation actuelle de<br />

la lecture ; la vente de livres papier est en régression depuis<br />

déjà quatre ou cinq ans, surtout dans les pays où les médias de<br />

masse sont développés.<br />

Bradbury n’est pas le seul à avoir fait, à son insu, la prédiction<br />

d’un avenir numérisé. De nombreux romans et films proposent<br />

des prophéties de l’évolution de la technologie <strong>numérique</strong>.<br />

Le Samouraï virtuel 1 est un roman de Neal Stephenson paru<br />

en 1992. Il décrit des systèmes informatiques et des gadgets<br />

<strong>numérique</strong>s qui composent un univers entièrement immatériel<br />

où chacun se déplace sous forme d’avatar. Stephenson utilise<br />

pour la première fois le terme « Métavers », une forme de réalité<br />

distincte de celle dans laquelle nous vivons la plupart du temps,<br />

mais qui nécessite le même degré de perception. Le recours aux<br />

nanotechnologies et au génie biomédical permet aux lecteurs<br />

d’imaginer une forme plausible de cette réalité, dont les<br />

éléments immatériels sont interfacés avec le monde matériel.<br />

Un autre exemple nous vient du film Time Out 2 d’Andrew<br />

Niccol (2012). Le réalisateur imagine un univers dystopique où<br />

la technologie <strong>numérique</strong> est intégrée à un degré extrême dans<br />

la vie quotidienne. Tous les êtres humains sont génétiquement<br />

modifiés et portent un compteur de temps à la seconde près,<br />

placé sous la peau de l’avant-bras. Dans cette société, le temps<br />

est la monnaie universelle et le film décrit les interactions entre<br />

les individus engendrés par ce dispositif <strong>numérique</strong>.<br />

Ces romans et ces films décrivent des univers où le<br />

<strong>numérique</strong> est omniprésent et déploient des scénarios plus<br />

ou moins optimistes, entre société du progrès et risque de<br />

déshumanisation. Aujourd’hui, les bienfaits des techniques<br />

<strong>numérique</strong>s appliquées à la vie quotidienne font toujours<br />

débat. L’équilibre à trouver entre la réalité analogique et la<br />

réalité <strong>numérique</strong> s’avère différent selon les individus, leur<br />

culture et leur histoire ; l’histoire des pompiers qui brûlent<br />

les livres toucheraient certainement plus de jeunes dans<br />

certains pays que dans d’autres. Les disparités économiques<br />

notamment créent ce qu’on appelle une fracture <strong>numérique</strong><br />

géographique : selon l’accès à Internet ou parfois même son<br />

absence, tout le monde n’a pas accès aux mêmes expériences.<br />

2. TIME OUT, Andrew Niccol, 2011.<br />

8 9


Je suis né et j’ai vécu plus de la moitié de ma vie à Séoul.<br />

Depuis que je suis en France pour mes études, les différents<br />

médias coréens m’ont permis de rester informé et de repérer<br />

les tendances de l’évolution culturelle coréenne. Une des<br />

grandes différences culturelles entre la Corée du Sud et la<br />

France se situe dans le domaine de la technique <strong>numérique</strong>,<br />

plus précisément dans la manière dont elle est absorbée par<br />

le grand public. À Séoul, le <strong>numérique</strong> est omniprésent, à<br />

chaque moment de la vie quotidienne. Même les enfants et<br />

les personnes âgées ont un mode de vie largement transformé<br />

par le <strong>numérique</strong>. Depuis une dizaine d’années 3 , le smartphone<br />

est devenu un objet qui a remplacé beaucoup d’objets traditionnels<br />

comme le carnet de note et le calendrier, mais aussi<br />

la carte bancaire et le titre de transport. Le réseau Wifi est<br />

très étendu, il est accessible dans tous les restaurants et les<br />

cafés, mais aussi dans tous les espaces publics comme les bus<br />

et les métros qui disposent d’un réseau public à connexion<br />

automatique. Sur les quais du métro, des écrans couvrent<br />

les murs et les barrières de sécurité ; dans les wagons, rares<br />

sont les personnes qui ne sont pas sur leurs smartphones. Le<br />

fait d’être connecté tout le temps et de percevoir le monde à<br />

travers un écran est devenu totalement naturel. Les retombées<br />

économiques liées au marché du <strong>numérique</strong> sont énormes<br />

pour la Corée du Sud. Outre les grandes entreprises comme<br />

Samsung ou LG qui génèrent énormément de profit, il existe<br />

par exemple un réseau d’achat collectif des produits en ligne<br />

où les gens profitent de meilleurs prix ; il y a aussi un marché<br />

important de courts métrages, où n’importe qui peut devenir<br />

réalisateur de film avec son smartphone.<br />

3. Dès 2006, la diffusion de la 3G permet<br />

entre autres un débit étendu pour<br />

une navigation fluide sur Internet et<br />

devient un levier pour le développement<br />

de diverses applications.<br />

Illustration par Joseph Mugnaini sur la couverture, Farenheit451 édition 1953 (modifiée)<br />

Pour comprendre l’économie de la Corée du Sud, il faut<br />

remonter aux années 1960. À la fin de la guerre en 1953, la Corée<br />

du Sud est un pays dévasté, sans infrastructures ni ressources<br />

naturelles, avec un PIB par habitant très faible. Aujourd’hui, sa<br />

puissance économique est classée au douzième rang mondial<br />

après le Canada. On l’appelle souvent « le miracle de la rivière<br />

Han » 4 . Cette transition éclair qui a eu lieu en quelques<br />

décennies seulement est l’œuvre d’un régime politique sévère<br />

conduit par un État bureaucratique fortement centralisé.<br />

4. La Corée connaît, sur une courte<br />

période (1953-1996), une impressionnante<br />

croissance économique, surnommée<br />

“le Miracle de la Rivière Han”, du<br />

nom du fleuve qui traverse la mégapole<br />

de Séoul.<br />

10 11


5. Dynamic Random Access Memory<br />

est un type de la mémoire informatique<br />

dans laquelle un ordinateur place les<br />

données lors de leur traitement.<br />

Aujourd’hui, les ordinateurs<br />

sont souvent équipés de 4 à 16 giga<br />

octets, soit 250 fois de 64méga octets.<br />

6. Le e-sport déjà considéré comme<br />

une discipline sportive. En 2014,<br />

quarante milles spectateurs sont réunis<br />

dans le Seoul World Cup Stadium pour<br />

assister à la finale du championnat<br />

League of Legends.<br />

Avec un développement militaro-industriel intensif qui a mis<br />

de grands conglomérats au pouvoir, l’industrialisation et la<br />

modernisation du pays s’est faite à marche forcée. Les multinationales<br />

coréennes connues aujourd’hui comme Samsung<br />

ou LG sont issues de ces grands conglomérats. Ces fabricants<br />

de produits électroniques, soutenus par l’État, mettent le pays<br />

sur la voie du développement <strong>numérique</strong>. Ce choix s’explique<br />

par les faiblesses géographiques du pays, comme l’absence<br />

de ressources naturelles et le blocage de la voie terrestre<br />

par le Nord. Elles obligent le gouvernement à investir dans<br />

une industrie dépendante de l’exportation et notamment<br />

dans l’industrie des semi-conducteurs qui s’accélère dans<br />

les années 1980-1990. Ainsi, le premier DRAM de soixantequatre<br />

mégaoctets 5 , fabriqué par Samsung en 1992, devient un<br />

symbole du développement de la Corée du Sud. D’autre part,<br />

les évènements historiques semblent avoir transformé peu à<br />

peu la mentalité des Coréens, qui sont aujourd’hui connus<br />

pour leur aptitude à s’adapter à un nouvel environnement.<br />

L’évolution des modes de vie s’est faite à la vitesse du développement<br />

économique du pays ; les Coréens non seulement<br />

se sont vite habitués, mais ont même un véritable penchant<br />

pour les nouveautés techniques. Outre les infrastructures<br />

publiques, l’essor de l’industrie des jeux vidéo 6 ou la vitesse<br />

de connexion moyenne d’Internet 7 sont de bons indices de<br />

l’adhésion générale des Coréens à la culture du <strong>numérique</strong>.<br />

le <strong>numérique</strong> est bien réelle, l’objet, lui, est absent. Tel est<br />

l’objectif de ce mémoire : questionner la nature de cette représentation<br />

immatérielle des objets et étudier certains phénomènes<br />

de perception apparus avec la technique du <strong>numérique</strong>.<br />

Je commencerai par analyser les techniques antérieures de<br />

la civilisation qui avaient déjà transformé en quelques sortes<br />

notre perception des objets. L’apparition du <strong>numérique</strong> et<br />

son influence dans le quotidien d’aujourd’hui seront ensuite<br />

considérées selon différents points de vue. Je me base sur mes<br />

enseignements des cas concrets tirés de la vie de tous les jours.<br />

La dernière partie sera consacrée à imaginer les évolutions<br />

possibles de notre monde de plus en plus <strong>numérique</strong> ; il s’agira<br />

ici d’explorer, selon trois hypothèses, les modifications de<br />

notre perception des objets ainsi que le rôle que pourrait jouer<br />

un designer dans l’accompagnement de ces évolutions. Mes<br />

axes de recherche convoquent diverses disciplines comme la<br />

science cognitive, la phénoménologie, la philosophie de la<br />

technologie, l’art médiatique 8 , etc. Ce ne sont pas seulement<br />

les thèses des grands théoriciens qui donnent la structure à ce<br />

mémoire, mais les idées font souvent appel aux textes récents<br />

sous forme d’articles et de discours de conférence, et aussi des<br />

histoires fictives sous forme de romans ou de films.<br />

8. New Media Art. Le groupe de<br />

recherche en arts médiatiques à l’UQAM<br />

(Université du Québec à Montréal)<br />

traduit le mot pour la première fois et le<br />

définit comme la «forme d’art utilisant<br />

l’électronique, l’informatique et les<br />

nouveaux moyens de communication».<br />

7. La vitesse de connexion moyenne<br />

monte jusqu’à une moyenne de<br />

23,6Mbps, soit le double du Japon,<br />

classé en deuxième dans le monde.<br />

_<br />

The Akamai State of the Internet<br />

report, http://www.akamai.com/<br />

***<br />

L’histoire de la Corée du Sud est un bon exemple de<br />

transition rapide d’une société archaïque à une société<br />

<strong>numérique</strong>. J’ai pu constater de grands écarts d’adaptation aux<br />

outils <strong>numérique</strong>s selon les pays. C’est cette relation entre le<br />

<strong>numérique</strong> et le comportement des individus qui m’intéresse.<br />

Le terme « <strong>numérique</strong> » lui-même ne renvoie plus forcément à<br />

la notion de réseau. Si l’attention des médias se concentre sur<br />

les mutations culturelles liées à la communication à distance,<br />

on se pose peu la question du premier impact du <strong>numérique</strong>,<br />

le plus basique peut-être : ses effets sur notre perception du<br />

monde. Au-delà d’une technologie efficace et innovante, le<br />

<strong>numérique</strong> est un agent fondamental d’une transformation de<br />

notre perception, parce qu’il propose une nouvelle forme de<br />

représentation des objets. Sa caractéristique première est bien<br />

de véhiculer l’immatérialité : si la perception d’un objet via<br />

12 13


Les voyageurs dans le métro de Séoul, Corée du Sud<br />

/Photo Angelo DeSantis<br />

2014 Finales du Championnat du Monde du jeu vidéo League of Legends, Stade de la Coupe du monde de Séoul<br />

Photo Riot Esports<br />

14 15


Quelques précisions syntaxiques<br />

9. Définition du CNRTL<br />

(Centre national de ressources<br />

textuelles et lexicales).<br />

Tout au long du mémoire, je vais employer certains termes,<br />

notamment dans le domaine du <strong>numérique</strong>, dont la définition<br />

est parfois changeante ou ambivalente. Il est donc nécessaire<br />

d’arrêter en début de lecture une interprétation précise pour<br />

chacun d’entre eux.<br />

Tout d’abord, le mot « perception » : le sentiment de<br />

confort qu’on éprouve en essayant un canapé, l’ambiance d’une<br />

pièce créée par une lampe, l’attention visuelle que provoque<br />

un panneau routier jaune et noir sont autant de formes de<br />

perception d’un environnement ou d’un objet. La perception<br />

construit une relation primaire entre le monde extérieur et<br />

mon être, il s’agit d’une notion primordiale en philosophie et<br />

en psychologie. Selon la définition du dictionnaire, elle désigne<br />

« l’opération complexe par laquelle l’esprit, en organisant les<br />

données sensorielles, se forme une représentation des objets<br />

extérieurs et prend connaissance du réel ». 9<br />

Le terme « objet » revient aussi fréquemment dans ma<br />

recherche. Sa définition reste très vaste et englobe tout ce qui,<br />

animé ou inanimé, se présente à nos sens et principalement<br />

à notre vue. Ce sont les objets de la nature, de l’industrie, du<br />

quotidien qui relèvent de la perception extérieure : les deux<br />

notions, « perception » et « objet », sont dépendantes l’une de<br />

l’autre dans le cadre d’une « expérience ».<br />

Ensuite, la notion de « réel » est aussi à préciser. Le<br />

mot « réel » apparaît régulièrement dans les études et dans<br />

les discussions sur le <strong>numérique</strong>. Mais il n’y a jamais une<br />

définition générale qui s’adapte aux différents horizons de<br />

considération. Dans ce mémoire, pour parler de la perception,<br />

je suis amené à employer le mot « réel » pour distinguer deux<br />

formes de réalité : la réalité analogique et la réalité <strong>numérique</strong>.<br />

J’évite d’employer le mot « virtuel » au maximum, parce qu’il<br />

a tendance à se comprendre comme le contraire du réel. Or,<br />

le virtuel est une forme du réel. Déjà en 1968, le philosophe<br />

Gilles Deleuze disait que « le virtuel possède une pleine<br />

réalité, en tant que virtuel » dans Différence et Répétition 10 . Les<br />

objets du monde peuvent être perçus directement par notre<br />

corps propre, mais ils peuvent aussi être perçus par l’intermédiaire<br />

du <strong>numérique</strong>. Les objets <strong>numérique</strong>ment représentés<br />

sont, eux aussi, bien réels, malgré leur absence de matérialité<br />

ou de tangibilité. Par exemple, une chaise en plastique dans<br />

ma chambre existe bien dans la réalité analogique ; une chaise<br />

modélisée et rendue en 3D existe elle aussi dans la réalité<br />

<strong>numérique</strong>.<br />

Aujourd’hui le terme « <strong>numérique</strong> » est devenu un nom<br />

commun. Il désigne souvent la technique elle-même de<br />

l’électronique et il est aussi un adjectif qui fait augmenter<br />

un objet non-<strong>numérique</strong> dans son origine. Pour préciser<br />

l’usage du terme dans ce mémoire, le <strong>numérique</strong> (digital en<br />

anglais) se distingue de « l’analogique ». Contrairement à<br />

l’objet analogique que l’on voit, que l’on touche, qu’on entend<br />

et que l’on sent, l’objet <strong>numérique</strong>ment représenté nous<br />

parvient sans aucune matérialité ou plasticité, si ce n’est<br />

celle de l’écran. Il est aussi important de ne pas confondre<br />

un objet <strong>numérique</strong> (un objet équipé d’une ou plusieurs<br />

fonctionnalités <strong>numérique</strong>s) avec un objet <strong>numérique</strong>ment<br />

représenté (tous types d’objets sur un écran par exemple).<br />

Le premier ne peut pas être un objet fictif, mais le deuxième<br />

le peut. Mes réflexions portent bel et bien sur l’évolution<br />

de notre perception face à ces deux types de réalité, en les<br />

mettant à priori au même niveau.<br />

10. DELEUZE Gilles, Différence et Répétitions,<br />

Presse universitaire de France,<br />

1968, Paris.<br />

16 17


Partie I<br />

La technique du <strong>numérique</strong> comme<br />

moyen de représentation des objets<br />

Un archéologue explore la ville de la Renaissance grâce<br />

aux lunettes de la réalité augmentée, un architecte sait à quoi<br />

ressemblera son bâtiment avant la construction grâce à son<br />

logiciel 3D. Depuis les années 1990, l’avènement des technologies<br />

de l’information et de la communication (TIC) nous<br />

permet accéder à une autre expérience de notre environnement.<br />

Le <strong>numérique</strong> est la première technique qui permet à la fois de<br />

reproduire un objet tout en étant lui-même le support de sa<br />

présentation. Il a radicalement transformé le mode de représentation<br />

des objets. Afin d’étudier les différents modes de<br />

représentation de l’objet par le <strong>numérique</strong>, il faut dans un<br />

premier temps replacer le <strong>numérique</strong> comme technique appartenant<br />

à une histoire de la représentation des objets.<br />

18 19


Partie I<br />

1. Une briève histoire des techniques<br />

de représentation de l’objet<br />

a. La représentation des objets dans l’histoire de la peinture<br />

11. BERTHOZ Alain, Le sens de mouvement,<br />

Odile Jacob, Paris, 1970, p.146<br />

On retrouve des traces de la volonté de l’être humain<br />

de reproduire la réalité dès la préhistoire. Dans Le sens du<br />

mouvement, Alain Berthoz, neurophysiologiste et professeur<br />

au Collège de France, décrit la relation entre la mémoire<br />

et la capacité cognitive. Selon lui, « les dessins de Lascaux<br />

sont parfaits, car le peintre copiait, en quelque sorte, cette<br />

image d’animal stockée dans sa mémoire et projetée sur le<br />

mur. Le mouvement de la torche dans la caverne devait donner<br />

une vigueur impressionnante à ces illusions. » 11 En effet, je<br />

peux voir un chien dans la forme du nuage ce matin et je suis<br />

capable de dessiner un arbre à partir de quelques courbes sur<br />

un papier. Ces mécanismes cognitifs qui peuvent se révéler<br />

assez gratifiants ont certainement contribué à l’essor de la<br />

représentation des objets.<br />

Grotte de Lascaux, Montignac (Dordogne)<br />

Deuxième cheval chinois, Photo<br />

Centre national de préhistoire<br />

12. BERGER John, Way of Seeing,<br />

Documentaire télévisé sur BBC, 1972.<br />

L’action de mettre quelque chose à la portée de quelqu’un,<br />

c’est la définition de la présentation, et aussi elle s’intègre aussi<br />

dans le travail de nombreux métiers d’aujourd’hui comme<br />

le peintre, le musicien, le scénographe, ou encore le<br />

designer. Dans l’histoire, cet acte primaire des êtres humains<br />

est bien manifesté par des œuvres d’arts de différentes époques,<br />

et la présentation de l’objet me fait surtout penser aux divers<br />

tableaux de nature morte. Avant l’art moderne et la rupture<br />

avec la figuration classique, la peinture est une technique<br />

qui permet de reproduire la réalité sur un support bidimensionnel<br />

; pour le spectateur, c’est un fragment de réalité<br />

donné à voir par le peintre. Dans la série documentaire Voir<br />

le voir de John Berger 12 qui a fait par la suite l’objet d’un livre,<br />

l’auteur propose une autre vision des peintures historiques<br />

des musées, sans forcément suivre un parcours organisé par<br />

le conservateur ou les experts. Il propose notamment une<br />

lecture des tableaux comme expression d’une possession.<br />

En effet, les tableaux représentaient souvent des objets qui<br />

pouvaient être achetés dans le commerce, parfois dans des<br />

contrées lointaines. La reproduction de ces objets permettait<br />

de transmettre leur valeur. Claude Lévi-Strauss, anthropologue<br />

et ethnologue français, précise également en parlant<br />

de la période de la Renaissance : « les peintres furent, pour<br />

les riches marchands italiens, des instruments par le moyen<br />

desquels ils prenaient possession de tout ce qu’il pouvait<br />

y avoir de beau et de désirable dans l’univers ». 13 Le fait de<br />

posséder un tableau donnait accès à l’expérience des objets, ce<br />

qui explique finalement la relation entre le plaisir de reproduction<br />

et la possession de la réalité.<br />

13. CHARBONNIER George, Entretiens<br />

avec C Lévi-Strauss, Plon et Julliard,<br />

Paris, 1961, p. 162-163.<br />

20 21


offre une grande variété de matières à notre regard. Berger<br />

dit que « ce qu’il perçoit est immédiatement traduit dans le<br />

langage de la sensation tactile. » 15 Au XIXe siècle, le naturalisme<br />

a donné lieu à la réalisation de nombreuses statues<br />

en cire, ainsi que de dioramas dans les musées d’histoire<br />

naturelle. De la peinture dans les grottes jusqu’à la photographie<br />

d’aujourd’hui, nombreux sont les artistes à essayer de<br />

représenter la réalité où nous vivons, information reçue par<br />

notre capacité de perception sensorielle et notamment la vue.<br />

15. BERGER John, Voir le voir,<br />

Éditions B42, Paris, 2014, p.90<br />

_<br />

“ Each time what the eye perceives is<br />

already translated, within the painting<br />

itself, into the language of tactile<br />

sensation.”<br />

HOLBEIN Hans (1479-1543),<br />

Les Ambassadeurs, 1533, Huile sur<br />

panneaux de chêne, 207 × 209 cm,<br />

National Gallery, Londres<br />

b. L’évolution de la représentation des objets grâce à la<br />

technique<br />

14. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie<br />

de la perception, Guillmard,<br />

Paris, 1945, p. 177<br />

On peut également faire le constat que la représentation<br />

des objets a longtemps fait appel uniquement à la vue, au<br />

détriment des autres organes de perception. Le fait que la plus<br />

grande partie du cortex soit couverte des aires visuelles chez<br />

l’être humain est tout à fait naturel. Les techniques de reproduction<br />

comme la photographie ou la cinématographie<br />

sont elles aussi basées sur l’image. Selon des études scientifiques,<br />

il semblerait que la multiplicité d’informations que<br />

nous transmet notre œil soit à l’origine de cette préférence<br />

pour les arts visuels. En effet, notre œil nous délivre d’abord<br />

les informations primaires que sont la couleur et la forme,<br />

puis il entre ensuite en relation avec notre mémoire et notre<br />

expérience pour transmettre à notre compréhension d’autres<br />

informations comme la texture et la consistance. Merleau-<br />

Ponty dit à ce propos que « la vision est palpation par le<br />

regard ». 14 Nous avons la capacité de relier une image aux<br />

expériences que nous avons vécues. Notre cerveau fait en sorte<br />

que chaque détail capturé par nos yeux crée une association<br />

pour nous donner une perception concrète du toucher.<br />

Prenons l’exemple de la peinture à l‘huile qui permet de faire<br />

des trompe-l-oeil. Les Ambassadeurs (1533) d’Hans Holbein<br />

Si l’on considère que la peinture est la première technique<br />

qui permet de représenter la réalité, il est intéressant de<br />

questionner l’évolution des techniques de représentation de<br />

l’objet. En effet, ne serait-ce que dans le domaine de la peinture,<br />

la représentation de la nature a beaucoup évolué en quelques<br />

siècles. Cette évolution procède en partie des techniques de<br />

dessin. Dans L’être et l’écran, Stéphane Vial revient sur l’évolution<br />

de la perception et sur la relation qui existe entre la<br />

perception visuelle et la technique. La perspective en est un<br />

bon exemple, et notamment la découverte de la perspective<br />

conique au milieu de XVe siècle grâce à des peintres comme<br />

Alberti. On peut par exemple comparer La Cité idéale,<br />

longtemps attribuée à Piero della Francesca, avec une œuvre<br />

de Giotto di Bondonne.<br />

Un autre exemple est celui de la loi du contraste simultané<br />

des couleurs 16 mise au point par Michel-Eugène Chevreul,<br />

chimiste français du XIXe siècle. Elle consiste à mélanger les<br />

couleurs par touches. Chevreul a considérablement influencé<br />

les peintres de l’époque et les Impressionnistes notamment.<br />

Ici, c’est bien une découverte scientifique, celle de Chevreul,<br />

qui a permis un changement majeur dans l’histoire de la<br />

représentation.<br />

16. La loi du contraste simultané des<br />

couleurs est un procédé a été largement<br />

utilisé par les impressionnistes et les<br />

pointillistes comme Georges Seurat.<br />

22 23


CHEVREUL Michel Eugène, De la loi du<br />

contraste simultané des couleurs et de<br />

l’assortiment des object colorés, 1839,<br />

Paris<br />

Giotto di Bondone (1267-1337),<br />

Légende de saint François : homage d’un<br />

simple homme. 1300, Fresque, 270 x<br />

230 cm. La basilique Saint-François,<br />

Assise (Italie)<br />

Cité idéale, 1472, tempera sur toile, 67.5 × 239.5 cm, Galleria Nazionale delle Marche, Urbino (Italie)<br />

Un des premiers tableaux représentants de la perspective conique<br />

SEURAT Georges (1859-1891),<br />

Un dimanche après-midi à l’Île de la<br />

Grande Jatte, 1994-1886, huile sur<br />

toile, 208 x 308 cm, Art Institute,<br />

Chicago<br />

24 25


Enfin, la stéréoscopie est l’ensemble des techniques qui<br />

ont mise en œuvre la perception du relief grâce à la fusion de<br />

deux images planes légèrement différentes, observées simultanément<br />

et séparément par chaque œil. 17 Cette découverte<br />

scientifique est l’ancêtre de la 3D ; elle a permis l’observation du<br />

relief sur des objets matériels et a été à l’origine de la conception<br />

de certains objets de perception comme le stéréoscope de<br />

poche et le stéréoscope à la vue aérienne. Cette technique a<br />

ainsi été utilisée en photographie ou en dessin, puis pour les<br />

téléviseurs 3D avec des lunettes à verres polarisées.<br />

17. La définition de la stéréoscopie<br />

selon CNRTL, http://www.cnrtl.fr/<br />

18<br />

La vision en relief avec le stéréoscope<br />

est naturelle, et même certaines<br />

personnes arrivent à voir en relief sans<br />

stéréoscope une image formée de deux<br />

vues côte à côte. C’est l’image « plate »<br />

qui demande un effort d’interprétation.<br />

Portrait stéréoscopique 18 de l’écrivain anglais Wilkie Collins (1824-1889), pris en 1874<br />

par Napoléon Sarony (1821-1896) est un des premières réalisatioins stéréoscopiques<br />

pour reproduire une perception du relief.<br />

Ces trois exemples montrent comment des techniques<br />

issues du domaine scientifique peuvent engendrer de nouvelles<br />

façons de percevoir ; autrement dit, de nouvelles formes de<br />

représentation de la réalité. C’est aussi par cette relation entre<br />

la technique et la perception que j’envisage l’étude de la<br />

perception de objets par le <strong>numérique</strong>.<br />

Il faut préciser que ce ne sont pas des techniques au sens<br />

de savoir-faire professionnels, mais de techniques issues de la<br />

connaissance scientifique. Dès qu’on a une meilleure compréhension<br />

de la réalité, on a essayé de reproduire mieux ce qu’on<br />

perçoit en adoptant une nouvelle forme.<br />

26 27


Partie I<br />

2. Les nouvelles formes de représentation de l’objet<br />

permises par le <strong>numérique</strong><br />

18. VIAL Stéphane, L’être et l’écran,<br />

Paris, Puf, 2013, p.97<br />

Le <strong>numérique</strong> est une technique qui fait évoluer notre<br />

perception de manière radicale. Stéphane Vial parle de<br />

« révolution phénoménologique », dans le sens où cette<br />

innovation affecte notre interprétation de la réalité :<br />

« percevoir la réalité à l’ère mécanique ou à l’ère <strong>numérique</strong>,<br />

c’est foncièrement différent. Parce que la technique et le réel<br />

ont toujours fait cause commune, les technologies <strong>numérique</strong>s<br />

nous le relèvent enfin. » 18<br />

Contrairement à ce que nous avons vu précédemment,<br />

les représentations permises par le <strong>numérique</strong> sont d’abord<br />

marquées par leur immatérialité. En effet, c’est l’ordinateur<br />

qui calcule de manière invisible les formes de la représentation<br />

et nous permet de les percevoir. Même si depuis le<br />

XIXe siècle, la photographie nous permet de figer en image<br />

l’instant vécu, le <strong>numérique</strong> ajoute une autre dimension à<br />

la représentation de l’objet.<br />

a. Le <strong>numérique</strong> comme miroir de la réalité analogique<br />

Depuis la généralisation des smartphones et autres<br />

terminaux, nous avons tendance à oublier comment fonctionnaient<br />

les outils de reproduction d’images à l’ère du tout<br />

analogique. Par exemple, les jeunes générations connaissent<br />

rarement les procédés de la photographie argentique, et encore<br />

moins ceux du cinéma à l’époque où l’on projetait à partir de<br />

pellicules. Avec le <strong>numérique</strong>, on assiste à la disparition de<br />

l’écart entre la représentation et la perception : l’objet est<br />

représenté en même temps qu’il est perçu. Prenons l’exemple<br />

basique de la photo faite sur un smartphone : l’écran nous<br />

montre déjà le résultat possible de notre prise de vue alors que<br />

nous sommes encore en train de régler l›angle de vue ou la<br />

distance. Cette expérience que nous faisons presque quotidiennement<br />

nous fait percevoir l’objet à travers l’écran : il est<br />

encore objet et déjà sujet représenté. L’écran n’est ici qu’un<br />

filtre transparent, une manière de voir la réalité.<br />

Au delà de cette transmission ponctuelle de l’objet en<br />

données <strong>numérique</strong>s, l’objet peut désormais se transmettre<br />

par Internet, ce qui fait que l’expérience de l’objet via le<br />

<strong>numérique</strong> devient partageable en temps réel et à distance. Un<br />

designer de produit peut par exemple partager facilement son<br />

avis sur la forme d’un produit, grâce à une webcam. Plusieurs<br />

personnes peuvent ainsi faire l’expérience du même objet, en<br />

même temps, mais à distance. Si les premiers films des Frères<br />

Lumière ont véritablement révolutionné notre approche<br />

de l’objet en mouvement, cette spécificité du <strong>numérique</strong> de<br />

transmettre en temps réel la représentation de l’objet est une<br />

nouvelle révolution. Dans un entretien réalisé en 2010 sur le<br />

thème Ce que la programmation fait à l’art, l’artiste plasticien<br />

français Antoine Schmitt souligne la perspective temporelle<br />

28 29


19. LARTIGAUD David-Olivier, Art++,<br />

Édition HYX, Paris, 2001, p.67<br />

20. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />

médias, Les presses du réel,<br />

Paris, 2010<br />

_<br />

Traduit de l’anglais par Richard Crevier<br />

The Language of New Media, MIT Press,<br />

Massachusetts, 2001<br />

21. Ibid, p.183<br />

22. IHDE Don, Technics and Praxis,<br />

Reidel Publishing Company, Dordrecht,<br />

1979, p.90.<br />

de l’art <strong>numérique</strong> : « La question de la temporalité intrinsèque<br />

de l’œuvre trouve avec Internet une spécificité remarquable<br />

: l’œuvre existe dans le même temps que le spectateur.<br />

La notion technique de «temps réel», présente dans certains<br />

œuvres programmées, introduit en effet une nouvelle espèce<br />

de temps dans les œuvres d’art. » 19<br />

Cependant, la réalité de l’objet telle qu’elle est transmise<br />

par le <strong>numérique</strong> ne correspond pas exactement à la réalité<br />

elle-même. De même que l’image reflétée par le miroir<br />

est contrainte par l’angle de vue et par le cadre du miroir<br />

lui-même, l’outil <strong>numérique</strong> connaît les limites du point de vue<br />

du spectateur. Le point de vue sur l’objet est celui déterminé<br />

par la machine. Lev Manovich, théoricien des nouveaux<br />

médias, parle du cinéma pour expliquer la culture des interfaces<br />

dans Le langage des nouveaux médias 20 , publié en 2001:<br />

« Il en va de la réalité virtuelle comme du cinéma : ontologie et<br />

épistémologie sont inséparables, puisque le monde est conçu<br />

pour être visionné selon certains perspectives. Le concepteur<br />

d’un monde virtuel est aussi bien cinéaste qu’architecte. » 21<br />

Don Ihde, philosophe américain de la technologie, reprend la<br />

même idée lorsqu’il dit que « nos visions du monde sont conditionnées<br />

par les technologies de l’image, notre mode de vie est<br />

de plus en plus celui d’un spectateur. 22<br />

Aujourd’hui, les agences de communication utilisent<br />

le média <strong>numérique</strong> comme support de présentation d’une<br />

expérience. En regardant une publicité qui explique le<br />

fonctionnement d’un produit électroménager par exemple,<br />

on devient le spectateur d’une expérience de l’objet, et non<br />

le créateur de sa propre expérience. Ce type de présentation<br />

nous fait entrer dans le monde totalement artificiel<br />

des objets simulés. En effet, les objets d’aujourd’hui sont de<br />

plus en plus complexes dans leurs fonctionnalités et cette<br />

complexité appelle souvent une démonstration. Ici, l’expérience<br />

<strong>numérique</strong> nous facilite la compréhension de l’objet,<br />

notamment grâce à cette perspective imposée. Par exemple,<br />

dans une vidéo en ligne d’une présentation d’un modèle de<br />

Smartphone, la personne qui manipule l’objet fait en sorte que<br />

toutes les qualités extérieures du modèle soient exposées.<br />

iPhone6 Review sur le site Cnet, page consultée le 13.11.2015<br />

www.cnet.com/<br />

Visite virtuelle du Louvre sur le site officiel du musée du Louvre, page consultée le 18.11.2015<br />

www.louvre.fr/visites-en-ligne<br />

30 31


23. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />

médias, 2010, op.cit., p.137.<br />

Un autre exemple consiste en la visite virtuelle d’un musée<br />

via une interface Web. On perçoit les éléments visuels, sonores,<br />

tactiles et atmosphériques qui constituent l’essentiel de la<br />

découverte, mais cette expérience <strong>numérique</strong> ne remplace pas<br />

l’expérience vécue sur place parce qu’elle suit une trajectoire<br />

dictée par un programme. Les éléments sont disposés, exposés<br />

avec un scénario déjà défini du visiteur. Ce phénomène n’est<br />

pas sans rappeler les peintres de la Renaissance qui gardaient<br />

inlassablement le même point de vue à l’intérieur d’une église,<br />

un point de vue toujours perpendiculaire à la structure architecturale,<br />

pour valoriser le Christ ainsi que le chœur qui se<br />

trouvent au centre.<br />

Ainsi, même si le <strong>numérique</strong> nous permet de construire une<br />

expérience animée, cette expérience est limitée à la perspective<br />

avec laquelle elle a été créée ; le <strong>numérique</strong> ne permet donc<br />

qu’une expérience incomplète. Lev Manovich souligne<br />

l’aspect parfois réducteur parmi certaines contraintes du<br />

<strong>numérique</strong> : « la numérisation implique inévitablement une<br />

perte d’information. Contrairement à une représentation<br />

analogique, une représentation encodée <strong>numérique</strong>ment<br />

contient une quantité fixe d’informations. » 23 La présentation<br />

<strong>numérique</strong> n’offre jamais la même expérience que celle vécue<br />

dans la réalité analogique<br />

b. L’apport du <strong>numérique</strong> : L’interaction avec l’objet<br />

Au delà des expériences <strong>numérique</strong>s où la perspective et la<br />

trajectoire de l’objet sont déterminées par la machine, il existe<br />

aujourd’hui des objets dits « interactifs », c’est-à-dire qu’il<br />

existe une action réciproque entre l’objet et l’utilisateur. On<br />

parle souvent de « l’interface homme machine » (IHM), qui<br />

est interactive par définition. Le contenu <strong>numérique</strong> se transforme,<br />

évolue en fonction de notre action grâce à un algorithme.<br />

L’interaction est possible parce que la technique <strong>numérique</strong><br />

est capable de présenter l’objet en même temps qu’elle prend<br />

en compte l’action de l’utilisateur. Le <strong>numérique</strong> lui offre<br />

la possibilité de choisir parmi plusieurs scénarios d’expérience<br />

déjà programmés. Comme dit Levi Manovich, « il peut<br />

choisir dans le processus d’interaction quels éléments afficher<br />

ou quels chemins suivre, créant ainsi une œuvre unique. Il<br />

en devient ainsi le coauteur. » 24 L’exemple le plus répandu est<br />

sans doute Google Street View.<br />

24. Ibid, p.141<br />

Le paysage de Machu Picchu via le site<br />

Google Street-view, page consultée le<br />

10.01.2016<br />

_<br />

www.google.com/maps/streetview/#machu-picchu<br />

32 33


Ce service qui permet de visualiser un panorama à 360<br />

degrés d’un lieu choisi donne à l’utilisateur la possibilité de<br />

pouvoir interagir avec ce panorama : tourner, avancer, reculer,<br />

etc. Ici, l’expérience de l’objet ne se fait plus dans un seul<br />

sens, elle évolue en fonction des actions de l’utilisateur. Il<br />

faut cependant souligner que cette possibilité d’interaction<br />

ne résulte pas des nouvelles données <strong>numérique</strong>s, mais de la<br />

manière dont ces données sont présentées. En effet, Google<br />

Street View est constitué de simples prises de vue photographiques.<br />

Mais le système qui les organise simule le lieu de<br />

manière réaliste. L’interactivité du <strong>numérique</strong> vient donc<br />

de sa capacité à programmer des données. Elle est le résultat<br />

d’une stratégie qui a au moins deux conséquences sur notre<br />

perception.<br />

En premier lieu, l’utilisateur fait évoluer l’objet en fonction<br />

de ses propres besoins : il personnalise ainsi son expérience de<br />

l’objet. Un bon exemple est la vue 3D d’un objet sur un site de<br />

e-shopping. L’acheteur potentiel d’une voiture sur le site de<br />

BMW peut ainsi avoir accès à plusieurs informations qui lui<br />

permettent d’évaluer le modèle. Il peut appliquer différentes<br />

couleurs, faire tourner le véhicule, ouvrir les portes, observer<br />

de près un détail, etc. L’interface visuelle répond en temps<br />

réel aux commandes effectuées et offre ainsi une expérience<br />

singulière à l’utilisateur. Cette expérience personnelle de<br />

l’objet peut aller assez loin et être un atout efficace pour la<br />

vente. Ainsi, la marque de vêtements Hugo Boss propose sur<br />

son site un service appelé « essayage virtuel », qui permet<br />

à chaque client de constituer son propre mannequin à partir<br />

de quelques mensurations. Puis trois tailles différentes du<br />

même vêtement sont appliquées sur le mannequin. La forme<br />

du vêtement évolue au fur et à mesure et permet d’avoir une<br />

idée plus précise de sa qualité. Ce type d’interaction « individu-objet<br />

» ne se limite pas à une révolution marketing dans<br />

le domaine du e-shopping, il amène une vraie transformation<br />

dans notre manière de percevoir notre environnement ; j’y<br />

reviendrai dans la deuxième partie.<br />

Site officiel américain de BMW - www.bmwusa.com/<br />

Essayage virtuelle des chemises sur le site officiel de HugoBoss - www.hugoboss.com/fr/<br />

34 35


25. Le site officiel du projet ARART :<br />

http://arart.info<br />

page consultée le 03.06.2015<br />

26. CHATELET Claire, Toucher/cadrer,<br />

toucher/monter : des interfaces haptiques<br />

pour un spectateur « amplifié »,<br />

OpenEdition, page consultée le 24 mars<br />

2015, http://entrelacs.revues.org/502.<br />

En second lieu, le <strong>numérique</strong> peut être plus qu’un simple<br />

miroir de la réalité quand il est transformé en un outil de<br />

narration. Par exemple le projet Arart de Mathilde, un studio<br />

de création <strong>numérique</strong> japonais, est une application pour<br />

smartphone ou pour tablette qui déforme l’image prise d’une<br />

œuvre d’art : lorsque l’utilisateur cadre un tableau célèbre<br />

avec son Smartphone, l’application fait bouger le contenu de<br />

l’œuvre et propose divers effets en fonction de l’angle ou de<br />

la distance de la prise de vue. L’application reconnaît l’image<br />

enregistrée, calcule ensuite la position exacte de l’appareil<br />

par rapport à l’œuvre afin de déterminer des effets correspondants.<br />

À partir de ce principe, différents types d’illusions<br />

graphiques sont proposés. Comme l’indique le site officiel<br />

du projet, « ARART is an application that breathes life into<br />

objects ». 25 Avec cette application, l’utilisateur choisit sa<br />

manière d’observer et de percevoir l’œuvre d’art, oscillant<br />

entre la réalité analogique et la représentation <strong>numérique</strong>.<br />

Selon le même principe, Touching Stories est une application<br />

produite par Tools of North America et Domani Studio. Elle<br />

propose quatre films différents dont la narration évolue en<br />

fonction des gestes de l’utilisateur. Ce dernier devient ainsi<br />

le conteur de l’histoire. La narration est le résultat de l’interaction<br />

utilisateur - interface. Dans une étude datant de 2013,<br />

Claire Chatelet, maître de conférences en médias <strong>numérique</strong>s<br />

à l’université Montpellier 3, analyse ce nouveau statut de<br />

l’utilisateur engendré par l’interaction haptique. Elle voit<br />

l’utilisateur devenu spectateur comme « une nouvelle variété<br />

physique et mentale instrumentée. C’est à partir de lui, de<br />

son corps même, que s’actualisent ‘‘les différentes instances/<br />

occurrences de l’objet audiovisuel’’ ». 26<br />

La Jeune Fille à la perle de Johannes<br />

Vermeer, vue via l’application Arart,<br />

_<br />

www.arart.info/<br />

Application Touching Stories de Domani<br />

Studio<br />

_<br />

www.domanistudios.com/case-study/<br />

touching-stories/<br />

36 37


c. Le <strong>numérique</strong> à la conquête de l’intégralité de l’objet<br />

27. Les programmes VRML (Virtual<br />

Reality Modeling Language) peuvent<br />

décrire les formes des d’objets, leurs<br />

animations ainsi que leur agencement<br />

dans l’espace, leur texture, leur couleur,<br />

leur matériau, etc.<br />

Le <strong>numérique</strong> nous permet donc de percevoir l’objet de<br />

différentes manières. Il peut être un miroir de la réalité analogique,<br />

il peut permettre d’interagir avec l’objet. Aujourd’hui,<br />

le <strong>numérique</strong> reproduit de plus en plus fidèlement l’intégralité<br />

de l’objet. L’ordinateur simule ses propriétés physiques,<br />

jusqu’à offrir à l’utilisateur la même expérience que dans la<br />

réalité analogique. C’est notamment le cas des films 3D de<br />

science-fiction. Dans certains films, des objets qui n’existent<br />

pas dans la réalité analogique nous semblent bien réels. Au<br />

quotidien, certaines publicités pour des produits électroménagers<br />

offrent une expérience de l’objet qui semble si réelle<br />

qu’on ne se pose plus la question de savoir s’il s’agit d’une<br />

photo ou un d’un objet modélisé.<br />

La capacité du <strong>numérique</strong> à nous illusionner provient<br />

d’abord de sa caractéristique première qui est l’immatérialité.<br />

Les éléments qui constituent l’objet (forme, taille, couleur, etc.)<br />

sont traduits en code informatique et sont structurés pour le<br />

visualiser sur l’écran. La création de l’objet ici n’est plus une<br />

conception d’image mais plutôt une construction mathématique.<br />

Le concepteur de l’objet ne communique plus par<br />

le dessin mais par VRML 27 . Avec ce langage universel, le<br />

<strong>numérique</strong> prend en compte des lois physiques, des propriétés<br />

de des matériaux et d’autres données analysées pour simuler<br />

l’objet de manière de plus en plus performante.<br />

Cette possibilité de reproduire l’intégralité de l’objet par<br />

le <strong>numérique</strong> a deux sources. La première réside dans notre<br />

capacité cognitive et la manière dont elle est traduite par la<br />

machine. Quand je regarde la surface d’une table, je reconnais<br />

le matériau « bois » à partir de sa couleur et de ses motifs. En<br />

touchant la surface d’une vitrine, je peux savoir si elle est en<br />

verre ou en acrylique. Les informations liées aux propriétés<br />

de chaque matériau sont stockées dans notre cerveau comme<br />

des connaissances, et grâce à elles nous identifions ce qui nous<br />

entoure. Ce mécanisme de la reconnaissance s’applique de la<br />

même manière pour le <strong>numérique</strong>. À partir des études sur<br />

notre perception sensorielle, on transfère continuellement<br />

les données à l’ordinateur pour établir un ensemble de data.<br />

Cette base de données permet de reproduire l’intégralité de<br />

l’objet.<br />

Ensuite, l’objet représenté <strong>numérique</strong>ment peut entrer en<br />

action grâce à la simulation 3D. L’objet est « vivant » dans la<br />

réalité <strong>numérique</strong> comme dans la réalité analogique. Tout<br />

comme les peintres hyperréalistes de la fin du XXe siècle<br />

ont utilisé la technique de la photographie pour reproduire<br />

à l’identique un objet en peinture, on bénéficie aujourd’hui<br />

de la haute performance du <strong>numérique</strong> pour reproduire les<br />

mouvements d’un objet. L’ordinateur est une intelligence<br />

artificielle capable d’imaginer logiquement les évolutions à<br />

venir. En 1956, Marvin Lee Minsky, scientifique américain<br />

est un des premiers à utiliser le terme « intelligence artificielle<br />

» et en donne la définition suivante : « la construction<br />

de programmes informatiques qui s’adonnent à des tâches qui<br />

sont, pour l’instant, accomplies de façon plus satisfaisante par<br />

des êtres humains. » 28 En effet, le calcul <strong>numérique</strong> répond de<br />

manière simultanée à la commande, donc l’objet évolue simultanément<br />

avec les changements environnants. Marie-Paule<br />

Cani, professeur en informatique à Grenoble INP, est une<br />

spécialiste reconnue dans le domaine de la synthèse du<br />

monde virtuel animé. Elle donne l’exemple d’un projet<br />

de simulation de vêtements 29 : à partir des connaissances<br />

collectées sur les propriétés de différentes textiles et de<br />

l’analyse de données physiques comme la force musculaire<br />

ou le vent, les vêtements sont présentés sur un modèle<br />

en mouvement.<br />

28. La conférence de Dartmouth (Dartmouth<br />

Summer Research Project on Artificial<br />

Intelligence) organisé en 1956 au<br />

Collège de Dartmouth est un événement<br />

fondateur qui donnera naissance à la<br />

discipline de l’intelligence artificielle.<br />

29. CANI Marie-Paul, Façonner l’imaginaire<br />

: de la création <strong>numérique</strong> 3D<br />

aux mondes virtuels animés, Collège de<br />

France, Paris, 12 février 2015<br />

38 39


Entrée :<br />

simulation<br />

standard de<br />

vêtements<br />

Image extraite de la conférence<br />

Façonner l’imaginaire : de la création<br />

<strong>numérique</strong> 3D aux mondes virtuels<br />

animés, Marie-Paule Cani<br />

_<br />

www.college-de-france.fr/site/mariepaule-cani/<br />

page consultée le 12.03.2015<br />

Sortie :<br />

résultat après<br />

ajout des plis<br />

Ici, le vêtement n’est pas le produit d’un traitement de<br />

l’image ou de l’imagination humaine, mais d’un pur calcul<br />

d’une machine. Les progrès réalisés dans ce domaine appelé<br />

« virtualisation du mouvement » permettent le développement<br />

des jeux vidéo de rôle, reproduisent un monde virtuel<br />

de plus en plus vraisemblable. Ce principe s’applique aussi à<br />

la réalisation de films 3D dans lesquels les mouvements des<br />

personnages sont basés sur ceux de vrais acteurs.<br />

Un autre débouché possible qu’introduit le travail de Cani<br />

est « la sculpture virtuelle ». Elle développe un programme<br />

qui met en interaction un objet représenté avec les actions<br />

d’un « sculpteur » : le mouvement des mains transforme l’objet<br />

et le sculpte sans aucune matérialité. Là aussi, il ne s’agit pas<br />

de scénarios déjà planifiés mais de réactions spontanées par<br />

calcul <strong>numérique</strong>.<br />

En reproduisant de plus en plus fidèlement l’intégralité de<br />

l’objet, le <strong>numérique</strong> permet donc des interactions avec l’objet<br />

qui sont de plus en plus proches de celles vécues dans la réalité<br />

analogique.<br />

Projet “La Sculpture Virtuelle à portée de main”, Adeline Pihuit, Paul Kry, Marie-Paule Cani,<br />

2007, evasion.imag.fr, page consultée le 16.03.2015<br />

www-evasion.imag.fr/Publications/2007/PKC07/<br />

40 41


Partie I<br />

3. Vers un affranchissement des formes de représentation<br />

analogique<br />

a. Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ou la nostalgie de la<br />

réalité analogique<br />

Charpente du temple de Thermos,<br />

Grèce (Étude et Reconstitution de<br />

J.P.Adam), Centre de ressources et<br />

d’informations techniques,<br />

page consutée le 25.02.2015<br />

_<br />

www.crit.archi.fr/bois<br />

Il existe une forme de représentation particulière<br />

de l’objet dans le <strong>numérique</strong> : le « skeuomorphisme » qui<br />

est pour moi une sorte d’hommage rendu à la réalité analogique.<br />

Le calendrier Apple avec ses pages déchirés et son<br />

carnet avec des anneaux sont des exemples connus de ce<br />

principe graphique appliqué aux écrans. Le terme provient<br />

du grec skéuos qui signifie « vaisselle » et morph qui signifie<br />

« morphologie », Commençons par l’exemple du temple grec.<br />

Les premiers temples du VIIIe siècle avant J.C. sont construits<br />

en bois et en brique crue ; ce n’est qu’à la fin du VIIe siècle<br />

qu’apparaissent les premiers temples en pierre. Mais certains<br />

éléments comme des chevilles en bois utilisées pour l’assemblage<br />

sont conservées dans les temples en pierre. Ces éléments<br />

qui ne sont d’aucune utilité dans les temples en pierre sont<br />

devenues des décorations traditionnelles.<br />

Le <strong>numérique</strong> peut aussi être un nouveau matériau de<br />

reconstruction d’objets et se faire le témoin d’une époque<br />

antérieure. Le skeuomorphisme se présente parfois comme un<br />

simple ajout à l’existant. Si on prend l’exemple de la caméra,<br />

l’évolution technique considérable entre les appareils argentiques<br />

et les appareils <strong>numérique</strong>s devrait se traduire par une<br />

évolution formelle. Il arrive cependant que la clientèle d’une<br />

marque comme Leica veuille conserver certaines caractéristiques<br />

comme la texture, la prise en main, certains détails qui<br />

donnent un sentiment plaisant de déjà vécu. Dans ce cas, un<br />

petit écran est simplement ajouté à la forme déjà existante<br />

du modèle, indice d’un changement radical du principe de<br />

fonctionnement de la caméra qui n’a ici pas d’incidence sur<br />

son apparence.<br />

Le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> ne se limite pas à certains<br />

produits partiellement numérisés mais s’applique à des<br />

objets totalement immatériels. Il est intéressant d’essayer<br />

de comprendre les raisons pour lesquelles les concepteurs<br />

d’interface <strong>numérique</strong> copient la réalité analogique.<br />

En premier lieu, cette méthode permet une compréhension<br />

rapide de l’objet. Prenons l’exemple de Real Things,<br />

un série d’interfaces utilisateur d’IBM sortie en 1998. Au lieu<br />

d’utiliser les codes traditionnels de l’ordinateur, IBM utilise<br />

des références visuelles des objets analogiques. Ces images<br />

familières permettent à l’utilisateur d’identifier de manière<br />

intuitive les fonctionnalités de chaque élément graphique.<br />

Il en va de même pour le son. Certains préfèrent garder<br />

la sonnerie des anciens téléphones analogiques, même sur<br />

leurs smartphones. On retrouve des exemples de skeuomorphisme<br />

dans de nombreuses interfaces, surtout quand elles<br />

sont complexes comme celle de la synthèse audio ou celle du<br />

pilote d’avion. Un compresseur <strong>numérique</strong> est ainsi représenté<br />

avec des éléments graphiques qui correspondent à ceux<br />

d’un compresseur analogique. Les utilisateurs nostalgiques<br />

pourront ainsi reconnaitre directement les boutons de réglage.<br />

La flèche arrondie du bouton du compresseur analogique<br />

était dessinée ainsi pour indiquer à l’utilisateur qu’il<br />

fallait tourner le bouton avec les doigts et pour bien indiquer<br />

le chiffre sélectionné. Sur l’interface <strong>numérique</strong>, cette forme<br />

n’a plus lieu d’être mais elle devient le transmetteur d’une<br />

expérience antérieure qui permet d’utiliser instinctivement<br />

le dispositif. L’interface skeuomorphique supprime ainsi<br />

l’étape d’initiation à un nouvel objet, elle en accélère la<br />

compréhension.<br />

42 43


Leica M est un appareil photographique<br />

<strong>numérique</strong> fabriqué par Leica, sorti en<br />

2012.<br />

_<br />

L’apprence du modèle n’est quasiment<br />

pas changée depuis l’époque des<br />

appareils argentiques.<br />

_<br />

en.leica-camera.com/Photography<br />

LA-2A Leveling Amplifier de Teletronix,<br />

compresseur audio analogique,<br />

commercialisé en 1965<br />

_<br />

www.uaudio.com<br />

Application de note sur iPad Pro,<br />

tablette <strong>numérique</strong> d”Apple, sorti en<br />

2015<br />

_<br />

L’utilisateur peut dessiner des lignes<br />

droites grâce à la règle virtuelle intégrée<br />

dans l’application.<br />

_<br />

www.apple.com/ipad-pro<br />

MiMiX de TTrGames (capture d’écran),<br />

application iPad, mise à jour le<br />

14.12.2015<br />

_<br />

www.itunes.apple.com/us/app/mimix<br />

44 45


30. NORMAN Donald, Affordance,<br />

conventions, and design in Interactions,<br />

ACM, New York, Mai 1999, p.39<br />

_<br />

“The appearance of the device could<br />

provide the critical clues required<br />

for its proper operation.”<br />

En second lieu, le skeuomorphisme <strong>numérique</strong> est un<br />

pont fluide entre deux types d’objets. Il existe de plus en<br />

plus d’objets spécifiquement <strong>numérique</strong>s, comme la fenêtre<br />

de Windows, la barre de défilement sur un site ou la boîte<br />

à outils de Word. Ces objets n’ont pas d’équivalent dans la<br />

réalité analogique. Cependant, nous les percevons comme des<br />

objets dotés d’une matérialité. Les détails graphiques comme<br />

le dégradé, l’ombre portée ou la texture illustrée rendent ces<br />

objets plus tangibles.<br />

Donald Norman, professeur en science cognitive à l’université<br />

de Californie, transpose ce mécanisme dans le<br />

contexte de design de produit et se demande comment faire<br />

comprendre l’usage d’un produit jamais vu auparavant. Il<br />

explique que l’information requise se trouve dans la réalité<br />

elle-même : « L’apparence du produit lui-même peut nous<br />

donner les clés pour la compréhension de son propre usage ».<br />

30<br />

Les éléments analogiques transposés sur les nouveaux objets<br />

immatériels jouent ici un rôle important parce qu’ils relient<br />

le monde analogique et le monde <strong>numérique</strong>. Le skeuomorphisme<br />

permet donc de familiariser l’utilisateur avec les<br />

nouvelles modalités de l’environnement <strong>numérique</strong>.<br />

Ainsi, pour de nombreux produits industriels pourtant<br />

modifiés en profondeur par des innovations <strong>numérique</strong>s, on<br />

cherche à reproduire la matérialité originale de l’objet. Dans<br />

les années 1990 notamment, avec la diffusion des ordinateurs<br />

à domicile, de nombreux objets ont été « numérisés » comme<br />

le cahier, le calendrier, la calculatrice, le carnet d’adresse,<br />

etc. Leur apparence n’est plus matérielle mais elle réapparait<br />

dans le <strong>numérique</strong>. Le skeuomorphisme est donc une manière<br />

d’accompagner la transition d’un monde analogique vers un<br />

monde <strong>numérique</strong>, qui devient une métaphore de ce monde<br />

ancien.<br />

b. Comment se libérer des références analogiques ?<br />

Même si de nombreuses interfaces graphiques miment<br />

encore la réalité analogique, la tendance n’est plus au skeuomorphisme<br />

ces derniers temps.L’exemple le plus frappant est<br />

le nouvel environnement graphique des interfaces Apple. Le<br />

géant américain a longtemps été un des grands représentants<br />

du skeuomorphisme mais ce n’est plus le cas depuis la sortie<br />

du dernier OS en 2013. Le <strong>numérique</strong> simule encore les objets<br />

du passé, mais avec plus de légèreté et de simplicité.<br />

La sémiologie permet d’expliquer ce phénomène de simplification<br />

de la représentation. Notre environnement est de<br />

plus en plus constitué de signes et non de textes, notamment<br />

dans les applications des smartphones. Les différentes icônes<br />

d’un smartphone - le téléphone, l’enveloppe, la maison - sont<br />

des objets issus du quotidien qui deviennent dans l’interface<br />

<strong>numérique</strong> des indicateurs de fonction. Dans le Traité du signe<br />

visuel - Pour une rhétorique de l’image paru en 1992, 31 le Groupe<br />

µ montre notamment que le langage visuel organise ses unités<br />

en véritable « grammaire ». 32 Plus les objets sont représentés<br />

comme des signes dans le <strong>numérique</strong>, plus on semble privilégier<br />

le point de vue sémiotique des objets. Ainsi Charles<br />

Sanders Peirce, philosophe américain considéré comme un des<br />

fondateurs de la sémiologie, distingue trois différents types<br />

de signes visuels : les indices, les icones et les symboles. 33 Tout<br />

d’abord, un signe indiciel est la trace d’une expression directe<br />

de l’objet manifestée. On peut prendre l’exemple de l’icône<br />

« calendrier » ou « note » sur les smartphones : l’objet<br />

conserve son identité et son usage dans le <strong>numérique</strong>. Un<br />

signe iconique est la représentation détachée de l’objet, c’est<br />

à dire qu’on interprète indirectement son sens. Par exemple,<br />

pour l’icône « loupe » (pour la recherche) ou « roue dentée »<br />

(pour la configuration), on comprend leur usage grâce à notre<br />

capacité d’imagination. Enfin, un signe symbolique est plus<br />

rare. Il indique une représentation arbitraire de l’objet sans<br />

aucune ressemblance avec l’objet lui-même. L’icône Bluetooth<br />

en est un exemple : l’utilisateur l’interprète grâce à sa connaissance<br />

acquise.<br />

31. Groupe µ, Traité du signe visuel. Pour<br />

une rhétorique de l’image, Éditions Le<br />

Seuil, Paris, 1992.<br />

32. Le Groupe µ (Centre d’Études<br />

poétiques, Université de Liège,<br />

Belgique) poursuit depuis 1967 des<br />

travaux interdisciplinaires en rhétorique,<br />

en poétique, en sémiotique et en théorie<br />

de la communication linguistique ou<br />

visuelle.<br />

33. PIERCE Charles Sanders, Écrits sur<br />

le signe, Édition du seuil, Paris, 1978,<br />

p.165-168<br />

46 47


34. GIBSON James Jerome, The Theory<br />

of Affordances In Perceiving, Acting,<br />

and Knowing, dir. SHAW Robert &<br />

BRANSFORD John, Lawrence Erlbaum<br />

Associates, Hillsdale, 1977.<br />

35. NORMAN Donald, op.cit., p.39 “The<br />

designer cares more about what actions<br />

the user perceives to be possible than<br />

what is true”.<br />

36. Le Metro Design est une typologie<br />

de design ou un langage de conception<br />

focalisé sur la géométrie visuelle,<br />

principalement inventée par Microsoft.<br />

Un principe clé de la conception est de<br />

se concentrer plus sur les contenus de<br />

demande, notamment la typographie.<br />

La distinction de Peirce date du XXe siècle mais ces<br />

différents signes visuels ont toujours existé. Les enseignes<br />

des marchands dans le XVIème siècle sont des exemples, ils<br />

s’adressaient souvent à un public illettré. Cependant, avec<br />

l’apparition des écrans, les signes de communication ne sont<br />

plus directement la représentation d’objets matériels. On ne<br />

cherche plus à reproduire les détails du monde analogique<br />

qui n’ont pas d’utilité sous forme <strong>numérique</strong>. Cela explique<br />

le phénomène de la simplification formelle des éléments<br />

graphiques. Pour reconnaitre l’objet « appareil photo », je<br />

n’ai pas besoin de percevoir tous les éléments physiques<br />

(texture, détails de forme, etc.), un simple rond noir entouré<br />

par un rectangle suffit. Ce qui importe est le sens perçu<br />

par l’utilisateur, mais pas le sens de l’objet lui-même.<br />

Donald Norman utilise le terme « affordance », une notion<br />

définie par le psychologue américain J.J Gibson, 34 pour parler<br />

de l’interaction homme-machine. Gibson utilisait le mot<br />

« affordance » pour désigner l’ensemble des qualités du monde<br />

matériel qui ont des possibilités d’interaction avec l’individu.<br />

Mais Norman développe en parlant « d’affordance perçue » :<br />

la compréhension de l’objet dépend non seulement de<br />

ses attributs physiques, mais aussi des capacités cognitives de<br />

chaque utilisateur. 35 Aujourd’hui, les tendances graphiques<br />

observées dans les interfaces <strong>numérique</strong>s semblent confirmer<br />

la thèse de Norman qui date de 1988.<br />

Par exemple, le graphisme du système d’exploitation de<br />

Microsoft a radicalement changé avec le nouveau Windows<br />

8 et son metro design 36 . La nouvelle plateforme représente les<br />

objets de manière simplifiée. L’objectif est de rendre l’utilisation<br />

plus intuitive et donc plus rapide, plutôt que de mimer<br />

les aspects physiques des objets analogiques.<br />

Il faut également citer la tendance graphique « flat design »<br />

dans de nombreuses applications mobiles. Historiquement, Le<br />

Flat Design trouve son origine dans le style suisse des années<br />

50, qui privilégiait déjà la fonctionnalité en se basant sur la<br />

lisibilité, la hiérarchie des formes pour délivrer des messages<br />

de la manière la plus efficace possible. Ce principe graphique<br />

commence à être appliqué au Web depuis les années 90,<br />

notamment par l’émergence des sites axés sur l’animation. Il<br />

s’agit du mouvement qui marque symboliquement la fin du<br />

skeuomorphisme <strong>numérique</strong>.<br />

Windows XP (capture d’écran),<br />

Systhème d’exploitation de Microsoft,<br />

né en 1999.<br />

_<br />

Le support de Windows XP a pris fin<br />

le 8 avril 2014<br />

Windows 8 (capture d’écran),<br />

Systhème d’exploitation de Microsoft,<br />

né en 2012.<br />

_<br />

La version utilise pour la première fois,<br />

la nouvelle interface graphique nommée<br />

“Metro”<br />

48 49


Icons des applications au<br />

Skeuomorphisme<br />

Icons des applications au<br />

Flat design<br />

Application iCal sur le système<br />

d’exploitation Lion d’Apple (OS X 10.7)<br />

Application iCal sur le système<br />

d’exploitation El Capitan d’Apple<br />

(OS X 10.11)<br />

Application Newsstand sur le système<br />

d’exploitation Lion d’Apple (OS X 10.7)<br />

Application Newsstand sur le système<br />

d’exploitation El Capitan d’Apple<br />

(OS X 10.11)<br />

50 51


Partie I<br />

4. Quand tout le corps perçoit<br />

37. MERLEAU-PONTY Maurice, Phénoménologie<br />

de la perception, Gallimard,<br />

Paris, 1945.<br />

38. Les êtres humains dont la vision des<br />

couleurs est considérée comme normale<br />

sont capables de percevoir 15000<br />

nuances. (Irem de Grenoble, 2010)<br />

http://www-irem.ujf-grenoble.fr/<br />

39. Il s’agit de la mesure de l’acuité<br />

visuelle, variante selon l’individu : la<br />

capacité à discerner un petit objet<br />

situé le plus loin possible. Une acuité<br />

de 10/10 correspond à la moyenne de<br />

l’acuité de la population générale.<br />

Quand on parle de relation à l’objet dans le <strong>numérique</strong>, il<br />

est important de s’attarder sur la façon dont le corps dans son<br />

entier entre en relation avec l’objet. Maurice Merleau-Ponty a<br />

établi que le corps est un élément déterminant de la perception,<br />

qu’il est une ouverture perceptive sur le monde. 37 Dans le<br />

domaine du <strong>numérique</strong>, la relation avec le corps peut se faire<br />

à travers plusieurs types d’interfaces, mais la plus courante est<br />

certainement l’écran des ordinateurs ou des portables avec ses<br />

messages visuels et sonores. Aujourd’hui, de nouvelles formes<br />

de relation peuvent s’établir entre le corps et les contenus<br />

<strong>numérique</strong>s, permettant une expérience plus complète de<br />

l’objet.<br />

a. L’adaptation à notre capacité visuelle<br />

Nous avons vu dans la première partie que la perception<br />

visuelle a toujours été prévalente dans l’histoire de la représentation.<br />

Dans les divers domaines qui expérimentent<br />

l’objet dans le <strong>numérique</strong> comme la muséographie, le jeu<br />

vidéo ou le e-shopping, les informations essentielles de l’objet<br />

se perçoivent toujours à travers les écrans. Il est en effet plus<br />

facile de représenter la forme d’une pomme que son odeur. Un<br />

être humain peut distinguer jusqu’à quinze milles nuances de<br />

couleurs 38 et est capable de percevoir en moyenne une lettre<br />

de sept millimètres environ à cinq mètres. 39 C’est pourquoi<br />

la précision de représentation se développe. Avec l’amélioration<br />

continuelle de la résolution LED, les écrans haute<br />

performance semblent avoir quasiment rattrapé la réalité<br />

matérielle. Par exemple, les écrans Retina d’Apple affichent<br />

une résolution suffisamment haute pour que l’œil humain ne<br />

soit pas en mesure de distinguer les pixels de l’image.<br />

Ils prennent également en compte notre angle de vue, afin<br />

d’éviter une déformation de l’image. En 1954 est mis au point<br />

le Cinérama, un procédé de projection cinématographique<br />

conçu à partir d’un écran courbé. Il permet d’expérimenter<br />

l’image par l’immersion. Aujourd’hui, la technologie des<br />

écrans flexibles procède du même principe. Depuis 2013, les<br />

premiers téléviseurs courbés offrent un meilleur angle de vue<br />

par rapport aux écrans traditionnels. De plus, la structure de<br />

l’œil est aussi prise en compte pour représenter un objet en 3D.<br />

Le cerveau humain interprète l’objet en assemblant l’information<br />

perçue par l’œil droit et l’œil gauche : le <strong>numérique</strong><br />

permet de représenter l’objet en double ; le spectateur équipé de<br />

lunettes stéréoscopiques perçoit ainsi la profondeur. Dans les<br />

films où l’impact visuel d’un objet joue un rôle important,<br />

cette technique de représentation de l’objet change radicalement<br />

notre expérience.<br />

Une autre technique est celle du Eye-Tracking qui permet<br />

d’avoir une perception 3D sur un simple écran. Par exemple<br />

sur le FirePhone d’Amazon sorti en 2014, les éléments affichés<br />

varient en fonction de la position des yeux de l’utilisateur,<br />

pour que l’objet soit toujours affiché sous le meilleur angle.<br />

Même si le FirePhone était un échec commercial, Amazon a<br />

ouvert un nouveau champ d’expérience de l’objet.<br />

FirePhone de Amazon, 2014<br />

_<br />

www.amazon.com<br />

page consultée le 04.10.2015<br />

52 53


40. BONNET Thierry, L’attachement aux<br />

choses, CNRS Éditions, Collection Le<br />

passé recomposé, Paris, 2014.<br />

Bien que de nombreuses avancées techniques prennent<br />

désormais le relai de nos capacités visuelles en les complétant<br />

ou en les surpassant, il est intéressant de prendre aussi<br />

en compte d’autres aspects de la perception de l’objet<br />

<strong>numérique</strong>. Dans L’attachement aux choses, l’historien et<br />

anthropologue Thierry Bonnot analyse notre relation aux<br />

objets matériels. L’auteur y décrit la prévalence du « visualisme<br />

». En donnant l’exemple d’un objet exposé derrière une<br />

vitrine, il explique à quel point la vue est l’organe privilégié<br />

de la perception, au détriment d’autres sens et d’autres formes<br />

de perception qui permettent de prendre en compte, dans<br />

cette relation à l’objet, l’attachement, l’affect par exemple. 40<br />

Le <strong>numérique</strong> est justement plus qu’une vitrine d’exposition<br />

parce qu’il a la capacité de s’adresser à l’ensemble de nos sens<br />

avec l’animation, des interfaces sonores ou interactives: Ce<br />

n’est pas uniquement notre capacité visuelle mais c’est bien la<br />

totalité de notre corps que le <strong>numérique</strong> convoque.<br />

b. La simulation du mouvement corporel<br />

La souris d’ordinateur est la première tentative de<br />

simulation du mouvement corporel dans le <strong>numérique</strong> : le<br />

curseur sur l’écran suit le sens et la vitesse de l’objet au<br />

creux de la main. L’action se passe à l’écran, mais la souris<br />

est l’intermédiaire indispensable entre le corps de l’utilisateur<br />

et la machine. Sur certains sites Internet, pour faire<br />

tourner un objet en 3D, on glisse la souris de gauche à droite<br />

en appuyant. Ce mouvement ne correspond pas à celui qu’on<br />

effectue dans le monde analogique, mais il lui ressemble. Avec<br />

l’écran tactile, on en est encore plus proche, mais on reste<br />

limité aux mouvements des doigts : le corps ne participe pas<br />

dans son ensemble à la relation avec la machine. Cependant,<br />

l’évolution des interfaces se fait dans le sens d’une relation<br />

toujours plus directe entre le corps et l’objet. En effet, de<br />

nombreux systèmes d’interface « homme-machine » vont<br />

au-delà du simple contrôle du déplacement. Les jeux vidéo<br />

constituent le domaine privilégié de ces développements.<br />

Ainsi, le Power Glove de Nintendo, sorti en 1989, est un accessoire<br />

en forme de gant qui permettait aux joueurs d’utiliser<br />

certains mouvements de la main dans le jeu.<br />

Nintendo proposait alors plusieurs jeux qui requéraient<br />

cet accessoire : Dans Rad Racer par exemple, il fallait mimer<br />

le mouvement du volant pour conduire la voiture sur écran ;<br />

dans PowerGloveBall, il fallait prendre et déplacer les objets<br />

selon une certaine stratégie pour réussir les missions. Dans le<br />

cas de PowerGloveBall, le gant n’est qu’un périphérique d’entrée<br />

d’informations pour faire varier les éléments sur écran, mais il<br />

offre une expérience nouvelle au joueur parce qu’il suffit d’agir<br />

comme dans le monde analogique pour manier un objet dans<br />

un monde <strong>numérique</strong>. Le joueur n’a plus besoin d’apprendre à<br />

manier un intermédiaire de contrôle, comme c’est le cas avec<br />

une manette de X-Box ou un joystick. En adaptant la forme du<br />

dispositif à la forme de la main, les mouvements complexes<br />

de cette dernière peuvent être transmis à l’ordinateur à partir<br />

des données comme la courbure des doigts ou l’inclinaison du<br />

poignet. STEM system produit par Sixense en 2014 procure une<br />

expérience similaire à celle du PowerGlove mais la précision<br />

est décuplée : Les deux manettes sans fils sont adaptées à une<br />

bonne prise en main et permettent aux joueurs de bouger les<br />

deux mains librement afin de transmettre les mouvements<br />

au millimètre près. Encore plus développé, Myo est un projet<br />

en développement chez Thalmic Labs qui permet de contrôler<br />

l’objet sur l’écran par le mouvement corporel de l’utilisateur<br />

grâce à une bande disposée autour de son avant-bras. La forme<br />

du bracelet optimise la captation des mouvements musculaires<br />

et permet une précision nouvelle dans l’appréhension<br />

de l’objet.<br />

Power Glove est un accessoire pour la<br />

Nintendo Entertainment System (NES)<br />

sorti en 1989, conçu par l’équipe de<br />

Grant Goddard et Sam Davis, produit<br />

par Mattel aux États-Unis.<br />

54 55


Myo de Thalmic Labs, 2015<br />

_<br />

www.myo.com<br />

Teslasuit Kit de Teslastudios (UK),<br />

Projet en développement,<br />

dévoilé en 2016<br />

Stem system de Sixense, 2014<br />

_<br />

www.sixense.com/wireless<br />

La tenue est équipée d’un système<br />

haptique basé sur de la stimulation<br />

musculaire électrique qui reproduisent<br />

les effets demandés.<br />

_<br />

www.teslastudios.co.uk/teslasuit<br />

56 57


41. Bristol Interaction and Graphics,<br />

Université de Bristol, Royaume-Uni<br />

- site officiel www.big.cs.bris.ac.uk<br />

Cette relation directe entre les mouvements du corps et<br />

l’objet sur l’écran est de plus en plus précise parce qu’elle<br />

s’améliore avec le progrès technique du <strong>numérique</strong>. Elle a donc<br />

désormais d’autres applications que les jeux vidéo. L’industrie<br />

du cinéma et le monde du sport par exemple utilisent le motion<br />

tracking.<br />

Si l’on veut simuler correctement le mouvement, il ne faut<br />

pas oublier les retours sensoriels qu’il induit. Dans la réalité<br />

analogique, la compréhension d’un objet ne se limite pas à la<br />

simple manipulation, elle prend en compte certains aspects<br />

physiques de l’objet comme sa texture ou résistance. Les dispositifs<br />

qui permettent de manier l’objet dans le <strong>numérique</strong> se<br />

développent donc avec un système de retours. Cette recherche<br />

d’une vraie sensation de matérialité a encouragé l’émergence<br />

de différentes technologies de stimulation mécanique. On<br />

appelle cela la simulation haptique ou la communication<br />

kinesthésique : c’est l’ensemble des technologies qui recréent<br />

le sens du toucher en appliquant des forces, des vibrations ou<br />

des mouvements de l’utilisateur. Par exemple, les chercheurs<br />

de l’université de Bristol 41 présentent au SIGGRAPH Asia<br />

2014, un séminaire américain sur l’infographie, une machine<br />

capable de générer des formes 3D dans l’air. Elle se base sur<br />

l’envoi d’ultrasons qui donne aux utilisateurs l’impression de<br />

résistance et de mouvement. Au delà d’une simple expérience<br />

visuelle, la simulation haptique pourrait prochainement être<br />

bénéfique pour certaines activités liées au contrôle d’un objet,<br />

comme le pilotage d’un avion.<br />

Le retour sensoriel trouve surtout son application dans<br />

le domaine des jeux vidéo : un dispositif matériel permet<br />

une interaction entre le corps et l’objet <strong>numérique</strong>. Ainsi, la<br />

perception visuelle du joueur est renforcée par sa perception<br />

haptique. Par exemple Falcon est un dispositif développé par<br />

Novint en 2012, que l’on relie au terminal de jeu. Le joueur qui<br />

souhaite s’entraîner au tir peut ainsi brancher un manche en<br />

forme de pistolet et ressentir les différentes intensités du tir,<br />

le poids des armes, etc. Ces développements confirment que la<br />

simulation de l’objet par le <strong>numérique</strong> est de plus en plus en<br />

adéquation avec nos sensations corporelles vécues dans la<br />

réalité analogique.<br />

Projet Ultrahaptics: Multi-Point Mid-Air<br />

Haptic Feedback for Touch Surfaces,<br />

réalisé par l’équipe de Benjamin Long,<br />

Unversité de Bristol, Royaume-Uni,<br />

présenté au SIGGRAPH en 2014<br />

_<br />

www.bristol.ac.uk/news/2014/december/haptic-shapes-using-ultrasound.<br />

html<br />

Le dispositif Falcon, produit par la<br />

société Novint en 2012<br />

_<br />

Photo: Jon Snyder/ Wired.com<br />

58 59


c. La perception du corps robotisé<br />

42. LE BRETON David, L’adieu au corps<br />

: vers homo silicium in Technocorps,<br />

Dir. Braguette Munier, Édition François<br />

Bourin, 2014, Paris (Preimière version<br />

en 1999)<br />

43. Ibid, p57.<br />

44. Ibid, p57.<br />

45. Le silicium est l’élément le plus<br />

abondant dans la terre, l’auteur utilise<br />

ce terme pour ne laisse que la<br />

matérialité du corps humain.<br />

46. LECHNER Marie, Le corps amplifié de<br />

Stelarc in Libération, 12<br />

Nos organes de perception restent les mêmes dans un<br />

nouvel environnement, même <strong>numérique</strong>. Cependant, les<br />

nouvelles technologies du <strong>numérique</strong> arrivent aujourd’hui<br />

à remplacer l’intégralité d’un organe sensoriel et entraînent<br />

une réflexion nouvelle sur le statut de la perception même. Si<br />

la perception produite par la machine de manière artificielle<br />

correspond exactement à celle que l’on éprouve de manière<br />

naturelle, la relation de singularité entre le corps et l’objet<br />

peut désormais être remise en cause. Dans L’adieu au corps :<br />

Homo Silicium 42 , écrit en 1999, l’anthropologue David Le<br />

Breton souligne le statut de plus en plus obsolète de notre<br />

corps physique. Il prend l’exemple de certaines prothèses<br />

thérapeutiques. Il note ainsi que « certaines unités hospitalières<br />

sont désormais occupées par des patients appareillés de<br />

toute part, ce sont déjà des cyborgs, intégrés au sein de subtiles<br />

procédures informatiques de contrôle qui relaient une part<br />

ou l’ensemble de leurs fonctions organiques. » 43 Si ces moyens<br />

thérapeutiques correspondent à une première tentative d’augmenter<br />

l’être humain, la substitution sensorielle s’étend<br />

désormais hors du domaine médical. Le <strong>numérique</strong> intervient<br />

non seulement pour compenser une fonction déficiente d’un<br />

organe, mais aussi pour ajouter d’autres capacités de perception<br />

au corps. Le Breton explique ce phénomène comme « une<br />

volonté de maîtrise radicale de tous les processus corporels. » 44<br />

Comme l’indique déjà le titre de son texte 45 , le corps perd de<br />

plus en plus son rôle de récepteur sensoriel pour devenir en<br />

quelque sorte « absent » de l’expérience sensorielle.<br />

Il faut ici évoquer certaines réalisations de l’artiste autrichien<br />

Stelarc, connu pour ses performances parfois dérangeantes<br />

dans lesquelles il mêle le corps biologique à des<br />

composants électriques. On peut notamment citer Third Hand<br />

(1980), une troisième main robotique attachée à son bras droit,<br />

ou Extra Ear (2006) une oreille artificielle greffée dans son<br />

bras gauche. Dans un entretien réalisé en 2007, l’artiste dit :<br />

« Je ne vois pas le corps comme le site de la psyché ou de l’inscription<br />

sociale qui présuppose une sorte de moi, mais comme<br />

un appareil biologique qu’on peut redesigner. » 46 Les interventions<br />

de Sterlarc sont loin d’être fictionnelles et laissent<br />

envisager de nouvelles manifestations du « corps obsolète »<br />

dans un avenir proche.<br />

La possibilité de percevoir un objet via un intermédiaire<br />

<strong>numérique</strong> qui imite le corps humain est une première<br />

révolution. La seconde révolution n’est plus dans l’imitation<br />

parce que le <strong>numérique</strong> peut désormais être physiquement<br />

présent dans le corps. Pour Jean-Michel Besnier, philosophe<br />

français, le robot est une créature artificielle qui dépasse<br />

la capacité humaine ; on essaie donc maintenant d’imiter<br />

le robot : « On nous annonce que l’idéal serait pour nous<br />

d’incarner les performances atteintes par ces machines et de<br />

nous débarrasser du biologique. La machine a cessé d’être une<br />

simple métaphore. Son perfectionnement est bientôt apparu<br />

comme la trajectoire que l’homme pourrait espérer pour<br />

lui-même. » 47 Imaginons que nos yeux arrivent à activer un<br />

mode « microscope », que nos oreilles arrivent à filtrer une<br />

voix dans une salle de concert, que nos doigts arrivent à transmettre<br />

des données <strong>numérique</strong>s en jouant le rôle de circuit<br />

électrique. Avec ce corps augmenté, les sensations transmises<br />

par le <strong>numérique</strong> construisent une nouvelle perception et<br />

change notre rapport à la réalité des objets analogiques.<br />

Dans cette vision prospective, la performance <strong>numérique</strong><br />

ne se limite pas à une simple amélioration ou à un ajout de<br />

multiples fonctions, mais elle intervient pour augmenter<br />

notre intelligence. Désormais, le statut de notre cerveau peut<br />

être aussi mis en cause pour obsolescence comme le sont les<br />

organes sensorielles. L’intelligence personnelle qui contribuait<br />

à la création d’une perception subjective perd donc<br />

« Dans le domaine de la “bio-impression<br />

3D”, des chercheurs de l’Université<br />

de Wake Forest en Caroline du Nord<br />

viennent d’accomplir un progrès remarquable.<br />

Ils ont conçu une technologie<br />

d’impression 3D de tissus biologiques<br />

qui a permis de construire des cartilages<br />

d’oreille, des muscles, des fragments<br />

de mandibules et des os crâniens<br />

humains à partir de cellules souches et<br />

autres “matériaux” biologiques. »<br />

(Photo: Université de Wake Forest)<br />

IKONICOFF Román, LA CONSTRUCTION<br />

DE TISSUS HUMAINS PAR IMPRIMANTE<br />

3D DEVIENT UNE RÉALITÉ, Science&Vie,<br />

publié le 20/02/2016<br />

_<br />

www.science-et-vie.com<br />

Page consultée le 21.02.2016<br />

47. BESNIER Jean-Michel Besnier,<br />

Métaphysique du robot, in Technocorps,<br />

Dir. Braguette Munier, Édition François<br />

Bourin, 2014, Paris, p.77.<br />

60 61


48. SAUVAGEOT Anne, L’épreuve des<br />

sens, Puf, Paris, 2003, p.236<br />

ARCADIOU Stelios (Stelarc),<br />

La description de Movatar,<br />

le site officiel www.stelarc.org<br />

page consultée le 03.11.2015<br />

“ If the avatar is imbued with an artificial<br />

intelligence, becoming increasingly<br />

autonomous and unpredictable, then<br />

it would become more an AL (Artificial<br />

Life) entity performing with a human<br />

body in physical space.”<br />

son sens. La sociologue Anne Sauvageot émet ainsi l’hypothèse<br />

selon laquelle la hiérarchie entre l’être humain et la<br />

machine est inversée. Dans l’épreuve des sens publié en 2003,<br />

elle écrit : « non plus le privilège accordé à un corps qu’il<br />

s’agissait de doter de prothèses mais un corps jugé obsolète<br />

dont le relais doit être assuré par l’intelligence de la machine,<br />

un corps qui, par inversion, devient la prothèse de l’ordinateur<br />

devenu sujet. » 48 Selon elle, le projet Movatar de Stelarc<br />

datant de 2000 est déjà une manifestation de cette inversion<br />

du rapport être humain-machine. Si un « avatar » est le corps<br />

virtuel généré en trois dimensions dans l’espace <strong>numérique</strong>,<br />

animé par les mouvements de l’individu, Movatar est celui<br />

imprégné d’une intelligence artificielle. L’artiste donne à la<br />

machine le privilège d’analyser l’élégance et la perfection des<br />

mouvements humains.<br />

Aujourd’hui dans l’industrie des films en 3D, on utilise<br />

les mouvements de vrais acteurs pour créer les animations.<br />

Les marqueurs sur le corps sont filmés par la caméra, analysés<br />

par l’ordinateur pour animer le corps virtuel en parallèle.<br />

Contrairement à ce type de simple «machinisation» du corps<br />

physique, l’oeuvre nous montre comment le corps peut être<br />

robitisé par nous-même. Stelarc affirme que Movatar peut<br />

devenir progressivement autonome et imprévisible avec sa<br />

collecte de data : « L’individu est ici devenu la prothèse vivante<br />

d’une identité intelligente complètement virtuelle. » 49<br />

Stelarc, Movatar, 2000, Performance,<br />

Casula Power House art center, Sydney<br />

_<br />

www.stelarc.org<br />

62 63


Partie II<br />

Comment la représentation de notre environnement<br />

par le <strong>numérique</strong> influence-t-elle notre perception<br />

des objets analogiques ?<br />

En étudiant les possibilités d’interaction avec l’objet qu’engendrent<br />

les techniques du <strong>numérique</strong>, je cherche à identifier<br />

leur impact sur la structure de notre perception. Plus précisément,<br />

je me questionne sur la façon dont les nouvelles représentations<br />

par le <strong>numérique</strong> peuvent transformer le processus<br />

complexe qui nous permet de percevoir et comprendre un<br />

objet matériel. Dans l’introduction, j’avais précisé que le<br />

virtuel est une autre forme du réel, qui la plupart du temps<br />

retranscrit le monde physique sans matérialité. Pour la<br />

conscience humaine, la différence entre un objet analogique<br />

et un objet <strong>numérique</strong> relève de la notion de virtualité. Bien<br />

que le virtuel nous permette de percevoir certaines qualité<br />

bien réelles d’un objet, sa réalité n’est pas la même.<br />

Entourés des écrans, nous sommes aujourd’hui plongés<br />

dans une réalité où nos relations aux objets sont hybridées.<br />

Nous expérimentons en permanence une transformation<br />

globale de la perception des objets. Cette transformation a<br />

de nombreuses conséquences. J’aborderai en premier lieu la<br />

question de l’immersion de notre intellection dans le monde<br />

<strong>numérique</strong> ; j’expliquerai ensuite en quoi cette nouvelle forme<br />

de représentation fait évoluer notre proprioception. Dans<br />

un troisième temps, j’analyserai la manière dont les supports<br />

<strong>numérique</strong>s entraînent une unification et une individualisation<br />

de notre perception. Enfin, la quatrième partie portera<br />

sur les nouvelles modalités de perception permises par le<br />

<strong>numérique</strong>.<br />

64 65


Partie II<br />

1. L’immersion de notre intellection dans le <strong>numérique</strong><br />

49. HOUDÉ Olivier, Qu’est ce que le réel?<br />

in La Recherche, Juillet-Août 2014,<br />

p.62<br />

50. QUÉAU Philippe, Le virtuel : Vertus et<br />

Vertiges, Paris, Editions Champ Vallon/<br />

INA, 1993, p.133<br />

De la visualisation tridimensionnelle aux possibilités<br />

d’interaction avec le corps, l’outil <strong>numérique</strong> est désormais<br />

plus qu’un simple moyen de représenter l’objet, il est un<br />

nouveau champ d’expérience. De nombreuses études dans<br />

le domaine des sciences cognitives portent aujourd’hui sur<br />

la transition sociologique et psychologique qu’entraîne cette<br />

évolution, et notamment sur l’apprentissage de la culture<br />

<strong>numérique</strong> par les enfants. Pour un enfant qui n’a pas encore<br />

construit son rapport au réel, l’apparition de la réalité via<br />

le <strong>numérique</strong> pourrait être une cause de confusion dans le<br />

développement de ses capacités perceptives. Olivier Houdé,<br />

directeur du laboratoire de psychologie au CNRS, pose trois<br />

principes qui fondent l’architecture cognitive d’un objet : la<br />

permanence, le nombre et la catégorie de l’objet. 50 Un enfant<br />

dont l’architecture cognitive est établie arrive, par exemple,<br />

à reconnaître la présence d’une pomme même si on la cache<br />

avec une nappe ; à choisir la ligne parmi d’autres sur laquelle<br />

le plus de jetons sont alignés ; à distinguer la valeur entre<br />

une fleur et une rose. Théoriquement, nous reconnaissons<br />

nous, adultes, les objets qui nous entourent selon ces critères<br />

cognitifs. Aujourd’hui, il semble que le <strong>numérique</strong> dans lequel<br />

notre intellection est désormais immergée est en train de<br />

transposer cette architecture sur une réalité autre. Mais dans<br />

un monde de plus en plus <strong>numérique</strong>, que recouvre la notion<br />

de réalité ? Le <strong>numérique</strong> est une forme de réalité. Philippe<br />

Quéau, ingénieur français et directeur général de l’UNESCO<br />

pour les sciences humaines et sociale, utilise le terme « néo-réalité<br />

». Il affirme que le virtuel a pour vocation de s’hybrider<br />

au réel. 51 Comment vivons-nous cette immersion progressive<br />

et presqu’à notre insu de notre intellection dans un environnement<br />

d’objets <strong>numérique</strong>s ?<br />

a. L’hybridation de la réalité par les illusions du<br />

<strong>numérique</strong><br />

La première grande caractéristique du <strong>numérique</strong> est<br />

de faire apparaître de multiples formes de réalité. Elena<br />

Pasquinelli, philosophe et spécialiste des sciences cognitives,<br />

nous parle, dans Illusion de la réalité paru en 2012, d’un<br />

monstre gluant que nous savons imaginaire mais devant<br />

lequel nous tremblons de peur. Elle affirme que « ce pouvoir<br />

magique des expériences de fiction semble mettre notre raison<br />

en échec, et nous conduire à un paradoxe. » 52 Ici, le monstre est<br />

matériellement absent mais ses propriétés physiques sont<br />

tout à fait susceptibles d’exister. L’auteur explique que ce<br />

phénomène est le résultat de nos capacités d’imagination, de<br />

simulation interne de croyance et d’émotion. Nous savons que<br />

ce monstre n’existe pas mais nos sentiments de peur envers<br />

lui résistent toujours. On peut transposer ce phénomène à<br />

des objets <strong>numérique</strong>s. Prenons l’exemple d’une vidéo expliquant<br />

le principe du fonctionnement du ventilateur Dyson.<br />

L’effet du vent est représenté de manière distincte par rapport<br />

au corps matériel en plastique du ventilateur, cette information<br />

visuelle nous permet de comprendre de manière<br />

intuitive le fonctionnement de l’appareil autrement dur à<br />

percevoir. Le cas du monstre et celui du ventilateur sont<br />

similaires parce que nous réagissons de la même manière<br />

en présence d’éléments fictionnels. Nous sommes face à<br />

une multitude de réalités plus ou moins illusoires. Dans ce<br />

contexte, l›interprétation que fait Pasquinelli du pouvoir<br />

51. PASQUINELLI Elena, Illusion de la<br />

réalité, Paris, Vrin, 2012, p.10.<br />

66 67


de l’illusion est intéressante. Quelles sont les formes de<br />

l’illusion ? Y a-t-il une correspondance entre ces formes et la<br />

façon dont nous expérimentons les objets par le <strong>numérique</strong> ?<br />

On peut distinguer tout d’abord le cas où le médium<br />

est occulté. Pasquinelli nous donne l’exemple d’un film<br />

au cinéma. L’écran, les haut-parleurs, la configuration de la<br />

salle amènent les spectateurs à s’immerger dans l’expérience<br />

perceptive du film en oubliant la présence d’intermédiaire.<br />

Comme ils ne perçoivent plus le médium qui rend possible la<br />

fiction, ils s’immergent totalement dans la fiction. Dans la<br />

réalité <strong>numérique</strong>, cette illusion de « non médiation », pour<br />

reprendre l’expression d’Elena Pasquinelli, se retrouve<br />

dans l’interaction avec l’objet. La technologie Kinect de<br />

Microsoft qui permet de capter les mouvements de notre<br />

corps constitue un exemple pertinent. Grâce à la captation<br />

des mouvements, l’objet visualisé sur l’écran peut s’adapter<br />

au déplacement du spectateur qui s’immerge plus profondément<br />

dans l’expérience en oubliant la présence du médium.<br />

Elena Pasquinelli parle ensuite d’une autre forme<br />

d’illusion qu’elle appelle « l’illusion de non fiction ». C’est<br />

le cas où nous sommes persuadés que nous vivons l’expérience<br />

du monde physique et que la notion de représentation<br />

disparaît. Elle fait référence à une anecdote de Pline l’Ancien,<br />

auteur de la monumentale encyclopédie intitulé Histoire<br />

naturelle 53 . Zeuxis a peint des raisins de façon si convaincante<br />

que les oiseaux volaient au-dessus. Il met au défi Parrhasios<br />

de peindre mieux. Mais Parrhasios apporte un tableau représentant<br />

un rideau peint, et Zeuxis demande qu’on tire le<br />

rideau pour voir le tableau : Parrhasios avait pu tromper un<br />

artiste, mais pas les oiseaux. Dans cette histoire, Zeuxis a<br />

pris le drap comme un objet, mais pas comme une représentation<br />

de l’objet. Il a cru faire l’expérience de la réalité<br />

et non d’une fiction. C’est un peu la même chose pour<br />

le <strong>numérique</strong>. D’une part, le médium à travers lequel on<br />

perçoit un objet se développe et ne se limite plus aux écrans,<br />

si on prend l’exemple de la technologie holographique.<br />

Que ce soit dans le domaine de l’animation pour les enfants<br />

52. L’Histoire naturelle (Naturalis historia),<br />

qui compte trente-sept volumes,<br />

est le seul ouvrage de Pline l’Ancien qui<br />

soit parvenu jusqu’à nous. Ce document<br />

a longtemps été la référence en sciences<br />

et en techniques. La première édition<br />

imprimée de l’œuvre paraît en 1469 à<br />

cent exemplaires.<br />

Nissan 2013 Pathfinder<br />

Kinect Experience, Chicago, 2013<br />

Phohto www.blogs.microsoft.com/<br />

next/2012/04/30/<br />

page consultée le 02.03.2015<br />

Capture d’une vidéo diffusée sur le site<br />

officiel de Magic Leap<br />

www.magicleap.com/#/home<br />

page consultée le 23.03.2016<br />

En 2013 au salon automobile de Chicago, Nissan a dévoilé<br />

un nouveau modèle de voiture qui utilise la technologie<br />

Kinect. Les visiteurs se tenaient devant un écran géant et<br />

avaient la possibilité de bouger librement pour découvrir<br />

la voiture. Ils pouvaient même monter virtuellement dans<br />

la voiture et observer les détails de l’intérieur. Dans cette<br />

expérience, le fait que les contenus visualisés sur l’écran<br />

correspondent ponctuellement aux actions effectuées<br />

crée une illusion visuelle et occulte le médium.<br />

ou comme outil d’observation dans les laboratoires, l’holographie<br />

permet des expériences où la notion de représentation<br />

semble se transformer. L’objet devient de plus en plus réel et<br />

il devient difficile de distinguer la représentation de la réalité<br />

de la réalité elle-même. Comme évoqué dans la première<br />

partie, le <strong>numérique</strong> prend peu à peu possession de l’intégralité<br />

de l’objet. Plus nos connaissances sur les principes<br />

de la réalité se développent, plus les techniques <strong>numérique</strong>s<br />

peuvent simuler un objet.<br />

68 69


53. PASQUINELLI Elena, Illusion de la<br />

réalité, op.cit., p258<br />

54. Radio Listeners in Panic, Taking<br />

War Drama as Fact, New York Times.<br />

1938-10-31. “ (…) more than twenty<br />

families rushed from their houses with<br />

wet handkerchiefs and towels over their<br />

faces to flee what they believed a gas<br />

raid. Some began moving household<br />

furniture. (…) Thousands of persons<br />

called the police, newspapers, and radio<br />

stations here and in other cities (…)”<br />

Enfin Elena Pasquinelli explique l’illusion selon laquelle<br />

« les contenus de la fiction sont la transcription de la réalité » 54 .<br />

Elle donne l’exemple de La Guerre des mondes (The War of the<br />

Worlds), un feuilleton radiophonique de science-fiction écrit<br />

par H. G. Wells en 1898 et dont une version par Orson Welles<br />

diffusée en 1938 défraya la chronique. De manière innovante,<br />

Orson Welles raconte l’histoire comme si elle était en train de<br />

se dérouler en temps réel et comme si les narrateurs étaient des<br />

journalistes. Avec un ensemble de détails créant une mise en<br />

scène spéciale, Orson Welles a transformé la fiction en réalité.<br />

L’émission a causé un vent de panique à travers les Etats-Unis<br />

comme en a témoigné le New York Times. 55 Les auditeurs<br />

savaient pourtant qu’il s’agissait d’une fiction, mais le simple<br />

dispositif de narration a transposé cette fiction au niveau de la<br />

réalité. L’équivalent de cette forme d’illusion dans le domaine<br />

du <strong>numérique</strong> serait la réalité augmentée. Les dispositifs qui<br />

intègrent une caméra font cohabiter la fiction et la réalité,<br />

notamment dans les jeux pour enfants. Cette technologie<br />

commence aussi à apparaître dans certains usages pratiques.<br />

Par exemple, Ikea propose depuis 2013 une application qui<br />

permet de visualiser le mobilier dans un espace. Les clients<br />

découvrent les différents modèles de meubles, les personnalisent<br />

et les positionnent dans un espace donné afin de choisir<br />

le modèle qui correspondra le mieux à leur intérieur. Les utilisateurs<br />

sont conscients de voir une mise en scène factice à<br />

l’écran. Cependant, ils sont immergés et appréhendent l’objet<br />

comme réel parce que le mobilier est simulé avec toutes ses<br />

propriétés physiques (matériaux, finitions, couleurs) et parce<br />

qu’il est représenté au même niveau que la réalité elle-même,<br />

c’est-à-dire l’espace où prend place la simulation.<br />

b. Les avantages et les inconvénients de cette hybridation<br />

Dans notre rapport quotidien aux objets, l’hybridation<br />

de la réalité par le <strong>numérique</strong> semble présenter à la fois<br />

des avantages et des inconvénients. Commençons par les<br />

avantages : le <strong>numérique</strong> est d’abord un outil qui nous permet<br />

de visualiser les éléments invisibles que l’objet contient dans<br />

la réalité. Dans l’exemple du ventilateur, il permet de rajouter<br />

un élément artificiel à un objet matériel représenté grâce à des<br />

effets spéciaux. On aborde ici la question du pouvoir de l’image.<br />

Les outils <strong>numérique</strong>s comme Photoshop et AfterEffect ne<br />

sont pas seulement simulateurs de la réalité matérielle, mais<br />

ils sont surtout créateurs d’images fictives. Dans Photoshop<br />

par exemple, l’effet « motion blur » ou « ombre porté » sont<br />

bien des phénomènes perçus dans la réalité matérielle, mais<br />

d’autres effets de déformation exagèrent certains aspects de<br />

l’image pour faire passer un message à ceux qui le perçoivent.<br />

Souvent dans des publicités vidéo, l’effet augmente ce qu’on<br />

nous donne à voir du produit. Bien que les éléments ainsi<br />

représentés n’aient aucune réalité matérielle, nous les reconnaissons<br />

sans difficulté.<br />

Le <strong>numérique</strong> permet aussi de visualiser un objet selon de<br />

nouvelles perspectives. Pour des produits électroménagers<br />

par exemple, la vue en éclaté nous permet de comprendre la<br />

structure de l’intérieur ; ou bien la navigation programmée<br />

autour d’un objet peut nous permettre de comprendre<br />

sa fonction. Le trajet fluide de la caméra n’est possible<br />

qu’avec un objet construit <strong>numérique</strong>ment, c’est-à-dire en<br />

3D. L’objet est reproduit avec ses caractéristiques physiques<br />

L’application IKEA, sorti en 2013<br />

_<br />

Le client lance l’application sur son<br />

Smartphone et positionne le catalogue<br />

Ikéa pare terre pour que l’appli détecte<br />

automatiquement celui-ci et affiche les<br />

meubles ou équipements au choix<br />

www.ikea.com/ms/fr_FR/france/appli_catalogue_2015.html<br />

page consultée le 21.09.2015<br />

La vue éclatée de iBackpack, 2016<br />

www.ibackpack.co<br />

page consultée le 23.02.2016<br />

70 71


55. Hegel, Esthétique (1835), Textes<br />

choisis, traduction de S. Jankélévitch,<br />

Ed. P.U.F., 1953, pp. 21-22.<br />

réelles, mais la manière dont on observe cet objet n’est,<br />

elle, pas réaliste. En conservant les grands principes de la<br />

réalité matérielle, les spectateurs rentrent pleinement dans<br />

la fiction. Une fois que notre intellection est immergée dans<br />

la réalité dessinée par le <strong>numérique</strong>, nous sommes amenés<br />

à vivre une variété des nouvelles expériences. Dans<br />

certains jeux vidéo où le personnage se trouve dans un lieu<br />

totalement inconnu avec des objets non identifiés, le joueur<br />

a envie de les découvrir en les soulevant, en les regardant<br />

de près, en les secouant par exemple, contrairement à ce<br />

qu’il aurait fait avec des objets déjà connus. Rappelons ici la<br />

pensée de Hegel pour qui le plaisir de l’interaction est aux<br />

fondements de l’activité ludique. Dans son texte Esthétique,<br />

paru en 1835, Hegel donne écrit : « L’homme agit ainsi, de par<br />

sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère<br />

farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce<br />

qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce<br />

besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans<br />

les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des<br />

pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans<br />

l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de<br />

sa propre activité. » 56 Il me semble à ce sujet que le <strong>numérique</strong><br />

permet ce qu’on pourrait appeler une « gamification » des<br />

objets : le <strong>numérique</strong> a le pouvoir de nous immerger dans la<br />

fiction, pour le plus grand plaisir des joueurs.<br />

je ne fais absolument aucun usage de leur validité. » 60 La<br />

performance de la technique <strong>numérique</strong> apporte, elle, une<br />

autre forme de confusion parce qu’elle représente l’objet<br />

d’une manière de plus en plus vraisemblable : les éléments<br />

visuels qui constituent la réalité sont rarement distingués<br />

de la réalité elle-même. Aujourd’hui, la qualité de rendu<br />

permises par certains logiciels peut nous faire croire que<br />

la vue en perspective d’un objet modélisé est une photographie.<br />

L’outil <strong>numérique</strong> permet non seulement de reproduire<br />

les caractéristiques physiques d’un objet, mais il permet<br />

aussi de reproduire sa présence dans son environnement : cela<br />

peut être l’ombre de l’objet ou la manière dont il réfléchit la<br />

lumière, détails qui le rendent encore plus réalistes. Même si<br />

cette perception est limitée au domaine visuel, elle a un grand<br />

impact sur la conception de l’objet parce que l’on peut expérimenter<br />

l’objet avant de le fabriquer. De nombreuses entreprises<br />

produisent ainsi leurs objets d’abord de manière <strong>numérique</strong> et<br />

font réagir leurs clients à partir de cette première proposition.<br />

C’est souvent le cas dans les startups qui n’ont pas les<br />

ressources suffisantes pour prendre le risque d’un prototype<br />

59. HUSSERL Edmund, Idées directrices<br />

pour une phénoménologie pure et une<br />

philosophie phénoménologique, Paris,<br />

Gallimard collections,1913, p. 101-102<br />

56. BARBARAS Renaud, La perception,<br />

Paris, Vrin, 2009<br />

57. Selon la définition de CNRTL, l’intellection<br />

désigne une “opération par<br />

laquelle la personne, par opposition à<br />

l’imagination, comprend ou conçoit par<br />

des processus abstraits et logiques.<br />

58. Husserl est un philosophe autrichien<br />

de naissance puis prussien, fondateur<br />

de laphénoménologie, qui eut une<br />

influence majeure sur l’ensemble de la<br />

philosophie du xxe siècle.<br />

Quant aux aspects négatifs de l’immersion dans le<br />

<strong>numérique</strong>, on peut parler d’abord d’une forme de confusion<br />

qui demande, pour être expliquée, une approche philosophique<br />

de la perception. Dans <strong>Perception</strong> 57 , publié en 2009,<br />

Renaud Barbaras, philosophe français et professeur à l’université<br />

Panthéon-Sorbonne, distingue la notion de sensation,<br />

qui est un ensemble de données sensibles, de la notion d’« intellection<br />

» 58 , qui est une action subjective lié à l’expérience propre<br />

de la personne. Barbaras reprend les principes la phénoménologie<br />

de Husserl 59 et lui emprunte la notion d’épochè : une<br />

mise en parenthèse de la thèse naturelle du monde, afin de ne<br />

laisser que la réalité de la chose apparaissante. En convoquant<br />

l’épochè, Husserl propose de supprimer tous les jugements<br />

provenant de nos connaissances : « (…) j’opère l’épochè qui<br />

m’interdit absolument tout jugement portant sur l’existence<br />

spatio-temporelle. Par conséquent, toutes les sciences qui se<br />

rapportent à ce monde naturel (...) je les mets hors circuit,<br />

qui ne répondrait pas aux critères de la commercialisation.<br />

Sur le site Kickstarter 61 par exemple, on retrouve de nombreux<br />

projets de conception d’objets qui n’existent qu’à l’état de<br />

représentations 3D. Les limites entre l’objet imaginaire et<br />

l’objet réel deviennent floue et cela remet en question la<br />

notion d’authenticité de l’objet. Si les qualités et les informations<br />

qu’on retient de l’objet représenté dans le <strong>numérique</strong><br />

correspondent exactement à ceux de l’objet analogique, quels<br />

sont les critères de distinction entre les deux? Finalement, la<br />

Capture d’écran du site Kickstarter,<br />

lancé en 2009<br />

Page consultée le 23.03.2016<br />

60. Le site de financement participatif<br />

(Crowd funding) pour des projets au<br />

stade d’idée<br />

72 73


présence du média (la plupart du temps un écran) devient<br />

le seul indice pour les distinguer. Par ailleurs, la confusion<br />

entretenue sur la nature réelle de l’objet peut aboutir à des<br />

déconvenues notamment lors des achats en ligne parce qu’il est<br />

facile de truquer l’aspect d’un objet. Il peut ainsi être modifié,<br />

exagéré, retravaillé pour attirer les acheteurs. La performance<br />

du rendu est utilisée comme une stratégie de vente.<br />

Partie II<br />

2. L’immersion de notre corps dans le <strong>numérique</strong> :<br />

évolution de notre proprioception<br />

Les étudiants en génie physique dans<br />

3D-lab, TU Berlin<br />

(Université technique de Berlin)<br />

Photo www.tu9.de/research/5301.php<br />

Dans le domaine de la prospective, on peut relever<br />

l’ambigüité créée par le <strong>numérique</strong> autour des objets fictifs.<br />

Certains objets qui n’existent que dans la réalité <strong>numérique</strong><br />

sont perçus d’une manière si convaincante qu’il est difficile<br />

de savoir s’ils existent réellement. Cette ambigüité remet<br />

en question le statut de l’objet fictif. Par exemple, CAVE<br />

(cave automatic virtual environment) est une technologie basée<br />

sur la projection de lumière dans un cube, développée depuis<br />

les années 1990. Les images affichées sur les murs varient en<br />

temps réel pour que le spectateur équipé de lunettes perçoive<br />

un objet comme s’il était posé devant lui. Aujourd’hui,<br />

plusieurs entreprises ou laboratoires d’ingénierie ont recours<br />

à cette technologie pour développer leurs prototypes, en<br />

transmettant un simple modèle 3D au système. CAVE est en<br />

plein développement et déjà l’apparition d’un objet fictif ne<br />

se limite plus aux interfaces bidimensionnelles. Par exemple,<br />

les concepteurs d’automobile peuvent déjà expérimenter leur<br />

voiture modélisée, en mettant simplement une chaise au<br />

milieu de l’espace cubique. Assis sur la chaise, le spectateur<br />

rentre dans l’intérieur d’une voiture simulée, tout en gardant<br />

sa liberté de mouvements. La rapidité de ces changements<br />

entraîne une confusion sur la notion de réalité.<br />

Si le <strong>numérique</strong> nous ouvre la voie pour percevoir d’autres<br />

formes de la réalité grâce à notre intellection, il nous permet<br />

aussi d’expérimenter différemment la réalité telle qu’elle est<br />

perçue par notre corps. C’est ce que j’appelle la transition de<br />

notre proprioception, parce que le <strong>numérique</strong> semble transformer<br />

le lien entre notre conscience et notre corps.<br />

Ce n’est pas un hasard si Marshall McLuhan décrit les<br />

différents médias (presse, radio, télévision, etc.) comme un<br />

prolongement de nos organes physiques dans son essai Pour<br />

comprendre les médias, publié en 1964. Les utilisateurs reçoivent<br />

les informations de manière passive en oubliant l’intermédiaire<br />

que constitue le média. McLuhan dit que « notre<br />

nouvelle technologie électrique qui prolonge nos sens et nos<br />

nerfs dans un enlacement global a de fortes implications<br />

pour l’avenir du langage.» 62 Avec l’évolution des moyens de<br />

communication, on réévalue à chaque fois les capacités de<br />

notre corps. Dans le cas du <strong>numérique</strong>, ce phénomène d’incarnation<br />

de notre perception semble plus vif que jamais : nous<br />

faisons de plus en plus nôtres les capacités du <strong>numérique</strong>.<br />

Depuis les années 1970, Don Ihde confirme cette idée en la<br />

mettant à l’épreuve de techniques plus récentes. Il se base sur<br />

les théories d’Edmund Husserl ou de Martin Heidegger pour<br />

construire une approche spécifique du lien entre l’homme<br />

et la technique, approche qu’il appelle « phénoménologie<br />

61. MACLUHAN Marshall, Understanding<br />

Media, NewYork, McGraw-Hill, 1964,<br />

p.80<br />

_<br />

[Our new electric technology that extends<br />

our senses and nerves in a global<br />

embrace has large implications for the<br />

future of language - Notre traduction]<br />

74 75


62. IHDE Don, Technics and Praxis,<br />

Reidel Publishing Company, Dordrecht,<br />

1979, p.18.<br />

63. IHDE Don, Technology and the lifeworld<br />

: From Garden to Earth, Indiana<br />

University Press, Indiana, 1990, p.<br />

72-123.<br />

de technique ». Dans Technics and Praxis publié en 1979,<br />

Don Ihde prend pour exemple la simple sonde dentaire : il<br />

dit qu’elle devient « le modèle d’étude de la semi-symbiose<br />

entre la perception humaine et un instrument ». 63 À travers<br />

l’outil, le dentiste est immergé dans une expérience où sa<br />

performance corporelle est amplifiée. Don Ihde approfondit<br />

sa réflexion sur la corporéité face à la technologie dans ses<br />

ouvrages suivants dans les années 1990. Dans Technology and<br />

the lifeworld (1990) notamment, Ihde distingue les différents<br />

types de relation entre la technologie et l’être humain 64 ,<br />

distinction que je me propose de reprendre pour analyser le<br />

rapport corps/objet dans le <strong>numérique</strong>.<br />

a. La transformation de notre perception du volume<br />

Modelisation 3D via les périphériques<br />

d’entrée (souris, clavier, etc.)<br />

Photo: Harald Belker,<br />

Designer automobile allemand<br />

www.haraldbelker.com/<br />

64. Michel Puech, philosophe français la<br />

traduit en « relation d’incarnation» dans<br />

Don Ihde : la phénoménologie dans la<br />

philosophie américaine de la technologie,<br />

publié en 2007.<br />

65. Ibid, p. 99<br />

[Embodiment relations are characterized<br />

by a “partial symbiosis” of a person<br />

and a technology during which the<br />

technology-inuse is “embodied” and<br />

becomes “perceptually transparent.<br />

- Notre traduction]<br />

66. L’expression de Merleau-Ponty pour<br />

désigner le corps dans sa stature, un<br />

sentant sensible<br />

67. MERLEAU-PONTY Maurice,<br />

Phénoménologie de la perception, Paris,<br />

Guillmard,1945.<br />

68. IHDE Don, Technoscience And Postphenomenology,<br />

in Phénoménologie et<br />

Technique(s), dir. Pierre-Étienne Schmit<br />

& Pierre Antoine Chardel, Paris, Cercle<br />

chromatique, 2008, p195<br />

[It does not alter our sense of incorporation<br />

if the instrument is simple or<br />

complex, modern or ancient, it enters<br />

into my bodily, actional, perceptual<br />

relationship with my environment.<br />

- Notre traduction]<br />

À la fin de la première partie, nous avons vu comment les<br />

dispositifs <strong>numérique</strong>s ont été adaptés au corps humain pour<br />

mieux simuler les mouvements et mieux représenter la réalité.<br />

C’est ce qu’Ihde appelle « embodiment relation » 65 . Ihde<br />

explique que cette relation est caractérisée par « une symbiose<br />

partielle entre une personne et une technologie, pendant<br />

laquelle l’usage de la technologie est ‘‘incarnée’’ et devient<br />

‘‘perceptivement transparente’’. » 66 La technique devient<br />

un prolongement de nos membres et une mise à jour de<br />

notre cerveau. Il faut ici se référer à la phénoménologie de<br />

Maurice Merleau-Ponty. Pour expliquer comment le « corps<br />

propre » 67 peut être modifié par les dispositifs techniques,<br />

Merleau-Ponty donne l’exemple de la canne de l’aveugle qui<br />

n’est plus un outil séparé de son corps mais qui en fait véritablement<br />

partie, et même devient en quelque sorte son œil. 68<br />

La canne pour l’aveugle est, comme la sonde pour le dentiste,<br />

un instrument technique qui s’attache au corps à un moment<br />

donné : le principe de la relation ne diffère pas des exemples<br />

des nouveaux dispositifs <strong>numérique</strong>s dont j’ai parlé dans<br />

la première partie, comme Sixense ou Myo. Dans l’ouvrage<br />

collectif Phénoménologie et Techniques, Ihde écrit que « Notre<br />

sens d’incorporation ne varie pas que ce soit un dispositif<br />

simple, complexe, ancien, ou moderne, il entre dans la relation<br />

corporelle, actionnaire, perceptuelle ». 69 Comme nous le<br />

confirme Ihde, la relation d’incarnation se perpétue avec les<br />

techniques les plus récentes, notre corps se prolonge toujours<br />

plus grâce au <strong>numérique</strong>.<br />

Lorsque l’on interagit avec un objet matériel représenté<br />

par un outil <strong>numérique</strong>, la perception du volume est<br />

transformée par cette relation : c’est la première transformation<br />

de notre proprioception par le <strong>numérique</strong>. En effet,<br />

le volume est un des premiers repères de reconnaissance d’un<br />

objet. Dans la réalité analogique, on appréhende le volume<br />

d’un objet en le tournant, en le mettant à distance, en le<br />

mettant à côté d’un objet connu, etc. On effectue donc des<br />

gestes. Avec le <strong>numérique</strong>, ces gestes sont programmés, c’està-dire<br />

que le volume de l’objet n’est plus perçu à travers notre<br />

corps mais à travers nos commandes. Pour un ingénieur<br />

qui regarde un objet modélisé sur son écran, il est tout<br />

à fait naturel de changer l’angle de vue avec sa souris le<br />

résultat de cette commande correspond exactement à ses<br />

attentes. La capacité physique de ses mains est prolongée par<br />

le mouvement de sa souris. Il en va de même pour sa compréhension<br />

de l’échelle de l’objet. Cependant, ce qu’on perçoit<br />

sur l’écran comme volume est limité. Lev Manovich nous<br />

rappelle que « contrairement à une représentation analogique,<br />

une représentation encodée <strong>numérique</strong>ment contient une<br />

quantité fixe d’informations. » 70 Revenons ici à la métaphore<br />

du miroir : agissant comme le cadre du miroir, le <strong>numérique</strong><br />

isole souvent l’objet de son environnement et supprime des<br />

informations qui nous aident à déterminer certaines de ses<br />

spécificités (taille, composition, etc.).<br />

69. MANOVICH Lev, Le langage des nouveaux<br />

médias, 2010, op.cit., p.137.<br />

76 77


. La transformation de notre perception de la texture<br />

70. IHDE Don, Postphenomenology and<br />

Technoscience: The Peking University<br />

Lectures, SUNY Press, 2009, p.43<br />

« Instrument panels remain referencial<br />

but perceptually they display dial,<br />

guages or other readable technologies<br />

into the human-world relationship.<br />

And while, referencially, one read<br />

through the artifact, bodily perceptually<br />

it is what is read. I formalize this relation<br />

as hermaneutic relation ».<br />

71. IHDE Don, Technology and the<br />

lifeworld : From Garden to Earth, op.cit.,<br />

p.86.<br />

La deuxième relation individu/technologie définie par<br />

Don Ihde est la relation herméneutique, que la perception<br />

de la texture d’un objet illustre bien. « Les tableaux de bord<br />

restent une référence - un instrument - pour se repérer, mais,<br />

du point de vue de leur perception, ils affichent des cadrans,<br />

des jauges, ou d’autres technologies lisibles dans la relation<br />

homme-monde. En parcourant l’artefact, la lecture est « ce<br />

qui est lu », sur le plan perceptif, corporel. Je formalise cette<br />

relation comme une relation herméneutique. » 71 Dans le cas<br />

d’un objet technique, l’interaction peut prendre la forme<br />

d’une lecture plutôt que d’une perception. Ihde utilise<br />

l’exemple du thermomètre sur lequel on lit la température :<br />

« la relation herméneutique est caractérisée par une liaison<br />

‘‘semi-opaque’’ entre la technologie (le thermomètre) et le<br />

référent (la température). » 72<br />

Nous avons vu dans la première partie avec l’exemple du<br />

double portrait Les ambassadeurs de Hans Holbein comment<br />

notre vue est sollicitée pour identifier d’autres caractéristiques<br />

physiques de l’objet, notamment la texture et la résistance.<br />

La technique de la peinture à l’huile a permis de représenter<br />

de manière plus réaliste la texture des objets. Le fait<br />

que l’on puisse déterminer la texture d’un objet uniquement<br />

avec notre vue est déjà une forme de relation herméneutique.<br />

Aujourd’hui, la technique <strong>numérique</strong> et la haute<br />

résolution des images qu’elle permet nous invite à une<br />

expérience plus élaborée de la texture. Elle nous permet<br />

même de retrouver de vraies sensations tactiles sans contact<br />

physique avec l’objet : cette nouvelle expérience marque un<br />

second degré de la relation herméneutique.<br />

Revel est un projet développé par le Disney Research Lab à<br />

partir d’une nouvelle technologie qui modifie la perception<br />

tactile du monde physique. 73 Un petit dispositif attaché à<br />

l’objet émet de faibles signaux électriques qui transmettent<br />

une sensation tactile artificielle à l’utilisateur. Elle permet<br />

par exemple de pouvoir sentir la texture d’un arbre dessiné<br />

sur un tableau, ou même de « toucher » un objet exposé dans<br />

une vitrine. Ces signaux sont de pures créations <strong>numérique</strong>s,<br />

des compositions mathématiques qui essaient de mimer la<br />

sensation tactile analogique.<br />

Un autre exemple issu du même laboratoire est la Tesla-<br />

Touch (2010). Cette interface visuelle permet de ressentir<br />

une variation de la sensation tactile directement sur l’écran.<br />

Un système de vibrations électrostatiques permet de sentir<br />

les différentes surfaces présentées sur l’écran. Ici, la personne<br />

voit et touche en même temps un objet représenté <strong>numérique</strong>ment<br />

: la correspondance entre les deux organes sensoriels<br />

REVEL: A Tactile Feedback Technology<br />

for Augmented Reality<br />

www.disneyresearch.com/project/revelprogramming-the-sense-of-touch/<br />

72. Projet “REVEL” est réalisé par Olivier<br />

Bau et Ivan Poupyrev (Disney Research<br />

Pittsburgh) en 2012<br />

78 79


c. La transformation de notre perception du mouvement<br />

TeslaTouch:<br />

Electrovibration for Touch Surfaces<br />

_<br />

Étude réalisé par Olivier Bau, Ivan<br />

Poupyrev, Ali Israr (Disney Research)<br />

et Chris Harrison (Carnegie Mellon<br />

University), 2010<br />

www.disneyresearch.com/publication/teslatouch-electrovibration-for-touch-surfaces<br />

73. BERTHOZ Alain, le sens du mouvement,<br />

Édition Odile Jacob, Paris, 1997,<br />

p.263.<br />

améliore la perception de la texture. Bien que cette transmission<br />

de la sensation tactile ne soit qu’une imitation de<br />

la texture réelle, elle est suffisante pour que l’utilisateur<br />

puisse reconnaitre les principales caractéristiques physiques<br />

de l’objet. Elle n’est qu’une confirmation de ce qu’il a déjà vu.<br />

Par exemple dans le cas de l’écorce de l’arbre dessiné, l’utilisateur<br />

observe rapidement les lignes sinueuses du relief,<br />

puis il confirme cette sinuosité en la touchant <strong>numérique</strong>ment.<br />

S’il touche un objet inconnu à travers un écran,<br />

il ne perçoit pas directement sa texture, mais il la lit en<br />

quelque sorte. La sensation transmise par l’outil <strong>numérique</strong><br />

crée un nouveau langage que l’utilisateur interprète grâce<br />

à son expérience ; elle lui permet de le traduire en textures<br />

connues. Alain Berthoz analyse l’illusion comme la clé de<br />

cette projection. Il affirme que « les illusions perceptives sont<br />

en réalité des solutions trouvées par le cerveau lorsque les<br />

informations sensorielles sont ambiguës. » 74 Notre cerveau a<br />

donc la capacité de générer de nouvelles hypothèses à partir<br />

des informations transmises par l’outil <strong>numérique</strong> qui transforment<br />

notre manière de percevoir le toucher.<br />

La muséologie est un domaine intéressant en terme d’expérience<br />

de l’objet. Les dispositifs <strong>numérique</strong>s sont aujourd’hui<br />

de plus en plus présents dans les musées, ils deviennent un<br />

guide visuel et sonore pour faciliter la visite. Bien que ces<br />

derniers délivrent parfois de nouvelles expériences comme la<br />

visualisation 3D des œuvres 2D, ils ne peuvent pas rendre une<br />

exposition <strong>numérique</strong> ; ils ne sont que des couches transposées<br />

sur la réalité matérielle du musée. La manière dont les objets<br />

sont disposés dans l’espace physique fait partie intégrante de<br />

l’exposition. Jean Davallon, chercheur en muséologie, définit<br />

l’exposition comme « un dispositif résultant d’un agencement<br />

des choses dans un espace avec l’intention de rendre celles-ci<br />

accessibles à des sujets sociaux. » 75 Si la notion d’espace est<br />

au cœur d’une exposition dite « analogique », que devient-elle<br />

dans une exposition « <strong>numérique</strong> » ?<br />

Dans la partie précédente, nous avons vu comment le<br />

volume et la texture peuvent être des repères pour étudier<br />

l’évolution de notre perception par le <strong>numérique</strong>. Le<br />

volume est directement lié au sens de la vue et la texture au<br />

sens du toucher mais aussi celui de la vue ; l’oeil et la main<br />

sont les organes les plus sollicités dans l’appréhension d’un<br />

objet. Pour aborder la question d’espace, il faut s’en référer<br />

au sixième sens du corps, celui qu’Alain Berthoz appelle « le<br />

sens du mouvement ». 76 Selon lui, ce ne sont pas seulement les<br />

cinq sens qui participent à la sensation physique, mais aussi<br />

les capteurs qui se situent partout dans le corps (muscles,<br />

articulations, etc.) et qui communiquent en parallèle avec<br />

le cerveau. À chaque instant, le cerveau est un simulateur<br />

d’action qui utilise la mémoire pour prédire les conséquences<br />

d’un mouvement. Mais dans l’environnement <strong>numérique</strong>,<br />

totalement immatériel, comment notre cerveau peut-il transposer<br />

les expériences qu’il a emmagasinées ? Ce qu’il connaît<br />

d’un objet, ce sont ses caractéristiques physiques (forme,<br />

couleur, texture, etc.), mais qu’en est-il de l’environnement de<br />

l’objet ? La transformation de notre rapport au mouvement<br />

dans l’espace <strong>numérique</strong> semble importante.<br />

74. DAVALLON Jean, L’exposition à l’œuvre,<br />

Harmattan, Paris, 2000, p.11.<br />

75. BERTHOZ Alain, le sens du mouvement,<br />

op.cit. D’après Berthoz, chacun<br />

des sens à lui seul ne peut pas mesurer<br />

le mouvement, c’est la coopération de<br />

tous ces sens qui constitue le sixième<br />

sens : le sens du mouvement. « La<br />

perception utilise des référentiels labiles<br />

et multiples adaptés à l’action en cours<br />

; elle est prédictive : enfer, les captures<br />

mesurent des dérivées, mais aussi le<br />

cerveau contient une bibliothèque de<br />

formes, et peut-être de mouvements »<br />

p.125.<br />

80 81


76. NORMAN Donald A., Design of Everyday<br />

things, Doubleday, New York, 1988.<br />

77. NORMAN Donald, Affordance, conventions,<br />

and design in Interactions, Mai<br />

1999, p.41, [The fact that the graphic<br />

on the right-hand side of a display is a<br />

“scroll bar” and that one should move<br />

the cursor to it, hold down a mouse<br />

button, and “drag” it downward in order<br />

to see objects located below the current<br />

visible set (thus causing the image<br />

itself to appear to move upwards) is a<br />

cultural, learned convention. - Notre<br />

traduction]<br />

Donald Norman est célèbre pour ses recherches sur les<br />

interactions individu-machine dont il donne une synthèse<br />

dans son ouvrage The Design of EveryDay Things 77 , publié en<br />

1988. Il explique ce qu’est « l’espace de l’action » dans lequel<br />

les individus se déplacent lors de la collecte ou l’évaluation de<br />

l’information, et finalement décident d’agir. Prenons<br />

l’exemple de la navigation sur Internet. Selon lui, cet espace<br />

de l’action est essentiellement limité par des paramètres qui<br />

sont physiques et culturels. Tout d’abord, les contraintes<br />

physiques sont déterminées par la technique : un écran a une<br />

taille limitée, je ne peux pas faire sortir mon curseur de l’écran.<br />

Norman parle ensuite des contraintes liées aux « conventions<br />

culturelles » (cultural conventions). Il donne l’exemple<br />

de la barre de défilement : « Le fait que le signe graphique<br />

sur la droite d’un affichage soit une barre de défilement et<br />

qu’on doive déplacer le curseur vers elle, maintenir appuyé<br />

le bouton de la souris et tirer vers le bas pour voir les<br />

objets situés en dessous des éléments actuellement visibles<br />

(obligeant ainsi l’image entière de se déplacer vers le haut) est<br />

une convention culturelle, acquise. » 78 Cet exemple montre<br />

bien comment l’environnement <strong>numérique</strong> transforme la<br />

manière dont nous éprouvons un mouvement dans l’espace.<br />

Aujourd’hui, la diversité des interfaces existantes permet<br />

d’autres interactions qui deviennent d’autres conventions.<br />

Prenons l’exemple du Magic Trackpad d’Apple : La navigation<br />

dans un espace <strong>numérique</strong> (un site internet, une feuille de<br />

dessin, une fenêtre du finder, etc.) est possible simplement en<br />

glissant les deux doigts sur la surface tactile ; je me déplace<br />

en quelque sorte à partir de mes commandes. Je peux prédire<br />

le résultat de mes mouvements de doigts. Un autre exemple<br />

est une fonctionnalité des smartphones, le SmartScroll : grâce<br />

à la technologie EyeTracking (détection du mouvement des<br />

yeux), l’utilisateur peut se déplacer librement dans l’espace<br />

<strong>numérique</strong> uniquement avec le mouvement de ses yeux. Ainsi,<br />

il peut descendre pour lire le contenu d’une page Web sans<br />

toucher l’écran. Nos expériences d’interactions <strong>numérique</strong>s<br />

sont stockées par notre cerveau et créent une nouvelle forme<br />

de perception de mouvement, différente de celle vécue dans<br />

l’espace analogique.<br />

d. La transparence de l’objet <strong>numérique</strong><br />

Ces trois transformations (le volume, la texture, le<br />

mouvement) résultent tous d’une immersion de notre corps<br />

dans l’environnement <strong>numérique</strong>. Bien que notre manière<br />

de percevoir ait changé, nous ne sommes pas troublés par ce<br />

changement parce que notre corps a tendance à absorber les<br />

nouvelles possibilités permises par l’outil <strong>numérique</strong>, comme<br />

s’il s’agissait d’un prolongement, d’une augmentation des<br />

organes sensoriels. Peu à peu, l’étape de la représentation par le<br />

<strong>numérique</strong> s’efface, se fond parfois complètement à l’environnement.<br />

Don Ihde parle de « relation de fond » (background<br />

relation). Il dit que « la relation de fond est comprise comme une<br />

« absence actuelle », quelque chose qui n’est pas encore directement<br />

perçu, mais qui donne la structure pour la perception<br />

directe. » 79 Parmi les exemples qui illustrent cette relation, le<br />

système du thermostat est souvent mentionné : une fois qu’on<br />

allume le dispositif, on ne le touche plus, mais il évolue de<br />

lui-même pour maintenir la température stable. C’est dans<br />

ce contexte que la technologie peut faire simplement partie<br />

de l’environnement. C’est la chaleur que je perçois et non le<br />

dispositif que je règle en avance. Le système technique qui règle<br />

la température devient « invisible » pour l’utilisateur. Dans<br />

Homo sapiens technologicus publié en 2008, Michel Puech,<br />

philosophe français, décrit l’évolution des êtres humains au<br />

contact de la technologie. Il explique que ce principe de la<br />

transparence est lié à la nature de l’objet : « l’artefact technologique<br />

est le moyen d’une conduite intentionnelle, le moyen<br />

de la visée d’autre chose, il se fond dans cette visée, il ne se<br />

laisse plus voir comme le moyen très performant qu’il est.<br />

C’est le livre que je lis et non mes lunettes que j’utilise. » 80<br />

En percevant l’objet à travers la technologie, l’usage proposé<br />

par l’objet fait oublier la technologie. Michel Puech utilise<br />

l’expression « universelle transformation des objets en<br />

pourvoyeur de service » 81 pour désigner cette tendance où de<br />

nombreux objets techniques se fondent dans l’environnement.<br />

78. IHDE Don, Technology and the<br />

lifeworld : From Garden to Earth, op.cit.,<br />

p.109 « Finally we have background<br />

relations, which are understood as a<br />

“present absence”, as something not<br />

directly experienced yet which gives<br />

structure to direct experiences. »<br />

[Notre traduction]<br />

79. Homo sapien technologicus, Michel<br />

Puech, Paris, Le Pommier, 2008, p.69<br />

80. BERGMANN Albert, the technology<br />

and the character of contemporary life,<br />

a philosophical inquiry, Chicago, Chicago<br />

University press, 1984, p.63.<br />

82 83


81. WATON Kendall, Transparent Picture<br />

On the Nature of Photographic Realism,<br />

Chicago, The University of Chicago<br />

Press, 1984, p 67.<br />

82. Voir la partie I - 2 - b (p.33)<br />

sur l’interaction avec l’objet.<br />

L’avènement des technologies <strong>numérique</strong>s semble accentuer<br />

cette relation de transparence entre l’être humain et la technologie.<br />

En effet, la photographie et le cinéma ont constitué une<br />

première génération de médias transparents ; Kendall Walton,<br />

philosophe et métaphysicien dit qu’ « à travers une photographie,<br />

nous voyons directement le monde réel » 82 . Par rapport<br />

à d’autres moyens de représentation comme le dessin, la photographie<br />

nous permet de voir l’objet lui-même. Par exemple,<br />

c’est un vase que je vois, non le support papier photographique<br />

que j’ai utilisé pour l’imprimer. L’interaction avec l’objet est<br />

un apport du <strong>numérique</strong> qui rend l’expérience encore plus<br />

réelle 83 , la technique est symboliquement transparente.<br />

HoloLens de Microsoft, présenté lors de<br />

la conférence Windows 10: The Next<br />

Chapter le 21 janvier 2015<br />

exemple dans le projet Hololens 85 développé par Microsoft, les<br />

affichages <strong>numérique</strong>s (télévision, internet, etc.) se déploient<br />

partout sur les murs. Les objets analogiques et les objets<br />

<strong>numérique</strong>s sont au même niveau de perception pour l’utilisateur<br />

: la technique <strong>numérique</strong> se fond dans l’environnement.<br />

84. Le mode « holographique » de<br />

Windows permet d’interagir avec des<br />

menus 3D superposés au monde réel<br />

grâce aux lunettes HoloLens.<br />

Nubia Z9 de ZTE, sorti en 2015<br />

_<br />

Malgré ses difficultés techniques, l’écran<br />

sans bords est toujours un des sujets<br />

de compétition entre les fabricants de<br />

smartphone<br />

Photo www.nubiamobileshop.com<br />

83. Projet de lunettes RA(Réalité<br />

augmentée) développé à l’Université<br />

KAIST de Corée du Sud. Une fois ces<br />

« K-Glass 2 » portées, le pointeur de<br />

la souris bouge en suivant le regard de<br />

l’utilisateur qui peut cliquer sur l’icône<br />

d’un simple clin d’œil.<br />

Cependant, au delà d’une disparition symbolique<br />

de l’intermédiaire technique, la disparition est aujourd’hui<br />

bel et bien physique parce que les ingénieurs et les designers<br />

tendent à escamoter la présence de la technique. Ainsi, la<br />

bordure de plus en plus mince des écrans des smartphones n‘est<br />

pas qu’un choix esthétique, elle reflète une tendance à rendre<br />

le média technique invisible. L’objectif est d’être en prise<br />

directe avec la réalité, sans passer par un intermédiaire. C’est<br />

dans ce contexte que la souris est remplacée peu à peu par<br />

la fonction tactile de l’écran et bientôt les lunettes de la réalité<br />

augmentée le remplaceront. Pour déplacer un curseur par<br />

exemple, la souris demande deux étapes (bouger la main puis<br />

vérifier sur l’écran), l’écran tactile en demande une (bouger<br />

les doigts), enfin la réalité augmentée le fait en temps réel, le<br />

curseur suit le mouvement des yeux. 84 La réalité augmentée<br />

serait donc l’apothéose de la relation de transparence à l’objet<br />

technique parce qu’elle se fond avec la réalité analogique. Par<br />

84 85


Partie II<br />

3. De l’uniformisation à la personnalisation<br />

de la perception <strong>numérique</strong><br />

85. VIAL Stéphane, L’être et l’écran,<br />

Paris, Puf, 2013, p.193<br />

Si nous commençons à prendre la mesure des changements<br />

induits par le <strong>numérique</strong> sur notre perception physique et<br />

mentale de notre environnement, un autre sujet qui semble<br />

montrer son impact est sur l’uniformité de la présentation.<br />

Dans la vie quotidienne, notre expérience du <strong>numérique</strong> prend<br />

la forme d’interfaces variées. Selon l’interface, les interactions<br />

ne sont pas les mêmes. Lorsque Stéphane Vial décrit les différents<br />

phénomènes <strong>numérique</strong>s dans l’être et l’écran, il choisit<br />

le terme de « nouménalité ». « Les phénomènes <strong>numérique</strong>s sont<br />

en effet manifestés uniquement par l›étape de l›appareillage.<br />

(...) les interfaces sont les appareils de l’apparaître <strong>numérique</strong><br />

: ce sont elles qui permettent de phénoménaliser le noumène<br />

<strong>numérique</strong>. » 86 Il fait l’analogie avec l’exemple de la physique<br />

quantique qui n’est observable qu’à travers un ensemble des<br />

systèmes macroscopiques. La technique est indispensable<br />

dans tout type de perceptions. Dans le cas d’un objet perçu<br />

via les interfaces <strong>numérique</strong>s, l’idée de la nouménalité reste la<br />

même ; l’objet est systématiquement communiqué sous forme<br />

d’images, forme qui empêche déjà une certaine liberté dans la<br />

perception. L’expérience n’est possible qu’à travers une forme<br />

définie de l’interface. Les outils <strong>numérique</strong>s ont-ils la capacité<br />

d’atténuer cette tendance à l’uniformisation ? Une diversité de<br />

perception des objets par le <strong>numérique</strong> est-elle possible ?<br />

a. La diversité des affichages<br />

La vitrine d’un grand magasin et la page web d’une<br />

boutique en ligne ont l’objectif commun de présenter de<br />

manière attractive des objets aux acheteurs potentiels. Pour<br />

les objets exposés dans la vitrine, les gens sont face à une<br />

réalité matérielle qui leur permet de construire leur propre<br />

relation à l’objet (choisir un angle de vue, se mettre à la<br />

bonne distance, observer certains détails, etc.), même si la<br />

vitrine ne leur permet pas de regarder l’intérieur d’un objet<br />

ou de le toucher par exemple. L’objet est mis en scène dans<br />

l’espace de la vitrine, qui est le même pour tout le monde.<br />

En revanche, les objets exposés sur la page d’une boutique<br />

en ligne sont perçus dans un environnement différent par<br />

chaque visiteur : cette variété d’environnements entraine<br />

certainement des perceptions différentes d’un même objet.<br />

Par exemple la diversification des terminaux <strong>numérique</strong>s -<br />

ordinateur, tablette, téléphone - multiplie les interfaces. Dans<br />

un espace <strong>numérique</strong>, l’objet peut exister dans des versions<br />

différentes. Chaque interface possède son propre mode<br />

d’affichage, qui propose des interactions différentes entre la<br />

machine et le corps.<br />

86 87


capture d’écran du site ecole.me<br />

Version Desktop et mobile<br />

www.ecole.me/landing, page consultée<br />

le 02.05.2015<br />

86. La boutique des vêtements en ligne.<br />

Le site construit pour les différents<br />

87. MANOVICH Lev, op. cit., p.115<br />

Tout d’abord au niveau de la taille, parmi les terminaux<br />

communément utilisés, on distingue principalement du<br />

format App. (celui du smartphone) et le format Web. (celui de<br />

l’ordinateur) Prenons l’exemple d’un site Internet, École 87 , une<br />

boutique en ligne de vêtements pour l’homme. Pour un utilisateur<br />

qui consulte la page sur son smartphone, l’article choisi<br />

est affiché d’une manière différente de celui qui consulte la<br />

même page sur son ordinateur. Aujourd’hui, de nombreux<br />

sites Internet sont construits de manière à s’adapter à différents<br />

types d’affichage. L’image de l’objet est adaptée au<br />

format du terminal, elle est recardée et optimisée pour une<br />

meilleure visibilité. Dans le langage des nouveaux médias,<br />

Lev Manovich explique ainsi le principe de la variabilité<br />

dans les nouveaux médias en précisant que l’un des aspects<br />

les plus fondamentaux de ce dernier est « la mise à l’échelle<br />

grâce à laquelle des versions différentes d’un même objet<br />

médiatique peuvent être produites selon des tailles variables<br />

ou à divers niveaux de détails. » 88<br />

De plus, la performance technique du terminal influence<br />

également la perception dans le <strong>numérique</strong> : ainsi, la résolution<br />

de l’écran change l’image donnée d’un objet. Comme chaque<br />

système <strong>numérique</strong> adopte son propre niveau d’affichage, le<br />

même objet peut être perçu différemment. Par exemple, la<br />

photo d’un paysage affichée sur un écran haute résolution est<br />

très différente de celle affichée sur un écran LCD. Ce n’est<br />

pas simplement la qualité de l’image perçue qui varie, mais<br />

aussi les couleurs puisque que chaque interface les interprète<br />

différemment ; ainsi le blanc d’un objet n’aura pas la même<br />

intensité selon le terminal utilisé. Les systèmes techniques<br />

de différents fabricants font varier la nuance des couleurs,<br />

la luminosité et amènent une légère transformation de<br />

l’objet présenté.<br />

Lorsque l’on interagit avec un objet matériel, le corps réagit<br />

de manière intuitive. Dans la réalité <strong>numérique</strong> en revanche,<br />

notre corps doit apprendre un nouveau langage pour communiquer<br />

avec l’objet : nos intuitions physiques se transforment<br />

en commandes <strong>numérique</strong>s. Aujourd’hui, les formes<br />

existantes d’interfaces vont au delà du simple ordinateur<br />

avec une souris ; l’expérience que l’on vit dépasse aussi la<br />

simple perception visuelle. Les possibilités d’interaction sont<br />

définies par le type d’interface. Par exemple, lorsque l’on<br />

fait tourner une toupie sur un écran, cela peut se faire soit par<br />

le glissement de la souris, soit par le glissement du doigt sur<br />

un écran tactile, ou encore par un mouvement horizontal du<br />

bras dans l’air (détection du mouvement), etc. Les gestuelles<br />

varient selon les interfaces.<br />

b. Les possibilités induites par la gestuelle<br />

Si les interactions sont multiples selon le<br />

type d’interface utilisé, ce n’est plus seulement le choix de<br />

terminal qui détermine le processus d’interaction, mais<br />

chaque individu qui peut enfin construire son propre langage<br />

pour communiquer avec l’objet. Le <strong>numérique</strong> peut simuler<br />

notre mouvement corporel pour nous faire approcher de la<br />

réalité d’une expérience donnée. Nous préférons refaire<br />

des mouvements qui nous sont habituels, intuitifs ; les<br />

nouvelles formes d’interface répondent à ce besoin de<br />

familiarité. Elles privilégient une intervention plus libre du<br />

corps en dépassant le support bidimensionnel. Aujourd’hui, la<br />

gestuelle est au cœur de l’interaction homme-machine.<br />

Le prototype réalisé en 2012, par Chris<br />

Harrison, informaticien américain, peut<br />

distinguer les différentes parties du doigt<br />

en contact avec l’écran (les pulples,<br />

les jointures et les ongles), pour donner<br />

plus de possibilités de commande.<br />

88 89


Touch Gesture Reference Guide<br />

2010<br />

www.lukew.com<br />

88. Ingénieur, informaticien et co-fondateur<br />

de l’IxDA (Interaction Design<br />

Association)<br />

89. Conception, Illustration par Craig<br />

Villamor, Dan Willis & Luke Wroblewski,<br />

La version mise à jour le 26 juin 2011<br />

www.lukew.com/ff/entry.asp?1071<br />

Il semble qu’aujourd’hui nous soyons globalement<br />

habitués à l’ensemble des commandes <strong>numérique</strong>s, elles<br />

ne nous surprennent plus. Par exemple, je me réfère à<br />

Touch Gesture Reference Guide crée par Luke Wroblewski 89<br />

et ses collaborateurs, un catalogue de gestes utilisés sur une<br />

interface tactile. 90 Lors d’une manipulation de l’objet dans<br />

le <strong>numérique</strong>, les mouvements des doigts sont distincts<br />

et la surface tactile les comprend. Les doigts restent<br />

appuyés et on tire pour déplacer un objet sur l’écran, ou bien<br />

on écarte les deux doigts pour faire un zoom avant. Il existe<br />

un premier degré de personnalisation avec la surface tactile,<br />

parce que chacun peut associer son geste à une commande<br />

<strong>numérique</strong>. Sur la plateforme de MacOS par exemple, en<br />

faisant écarter mes quatre doigts, je peux agrandir l’objet<br />

affiché, ou bien me débarrasser de l’objet en premier plan<br />

pour dévoiler les éléments placés derrière.<br />

En 2010, Kinect de Microsoft a ouvert une première voie<br />

vers l’interaction avec le corps entier : Il s’agissait de transformer<br />

la caméra en détecteur de mouvement corporel. Initialement<br />

développé pour être utilisé sur une console de jeux<br />

vidéo, le joueur peut désormais manier un objet sur l’écran<br />

sans passer par une manette. Alors que le mouvement du<br />

joueur est interprété sous forme d’images bidimensionnelles,<br />

le principe de Keynect est intéressant parce que ce sont<br />

des mouvements intuitifs qui deviennent des commandes<br />

<strong>numérique</strong>s. Le corps interagit directement avec l’objet.<br />

En 2012, LeapMotion, une technologie de contrôle gestuel<br />

de la main, emmène la gestuelle encore plus loin : un petit<br />

détecteur équipé de LEDs infrarouges permet d’interpréter la<br />

gestuelle de la main en trois dimensions. Avec cette technologie,<br />

on peut imaginer une expérience où on manipule un<br />

objet sur l’interface, comme si cet objet était présent matériellement.<br />

Il n’y a pas d’obligation de mimer une telle gestuelle,<br />

mais chacun a la possibilité de générer sa propre gestuelle pour<br />

interagir avec l’objet. Aujourd’hui, on commence à croiser<br />

ce principe d’émission infrarouge avec d’autres technologies<br />

dans différents secteurs. La conduite d’automobile en est<br />

un exemple. Ainsi, Harman Industries, un fournisseur de<br />

technologie automobile, développe un système qui reconnaît<br />

les gestes et les expressions faciales du conducteur pour<br />

les associer avec des fonctionnalités liées au confort de la<br />

conduite. Par exemple, le bouton volume n’est plus à tourner,<br />

mas le conducteur peut choisir un geste avec trois doigts pliés,<br />

pour distinguer des autres commandes de contrôle. Selon un<br />

article de Dailymail paru en juillet 2012 91 , le projet est déjà en<br />

phase de démonstration en Europe.<br />

Il existe aussi désormais des dispositifs portatifs, comme la<br />

bague connectée Nod de Nod Labs, qui détecte les mouvements.<br />

Dévoilée en 2014, cette bague laisse envisager les possibilités<br />

de relation à l’objet connecté qui s’ouvrent à nous. Le porteur a<br />

deux bagues aux index ; le système de captation est développé<br />

pour reconnaitre tous les mouvements effectués par les<br />

mains et les bras. Il permet de contrôler l’ensemble des<br />

objets connectés environnants d’un simple geste intuitif.<br />

Aujourd’hui, il est surtout conçu pour le marché du jeu vidéo :<br />

certains jeux d’action demandent une liberté et une fluidité<br />

du mouvement des mains qui se visualisent sur l’écran. Si ce<br />

processus d’interaction était appliqué à une expérience plus<br />

subtile de l’objet dans le <strong>numérique</strong>, il est possible d’imaginer<br />

une infinité de scénarios répondant aux envies de l’utilisateur.<br />

L’exemple du système Myo, le brassard de contrôle par gestes<br />

évoqué dans la première partie, est représentatif de cette<br />

tendance à la personnalisation de la commande, parce que la<br />

reconnaissance de la gestuelle est basée sur une analyse fine du<br />

mouvement musculaire. L’ensemble des nouvelles technologies<br />

<strong>numérique</strong>s contribue ainsi à la construction d’une nouvelle<br />

génération de la gestuelle, l’objet dans le <strong>numérique</strong> s’adaptant<br />

aux capacités et aux habitudes personnelles de chacun.<br />

90. « New gadget that controls a car’s<br />

functions with just a wink or a nod of<br />

the driver’s head », Dailymail, 23 juillet<br />

2012<br />

www.dailymail.co.uk/sciencetech/<br />

article-2177329/New-gadget-controls-cars-functions-just-wink-noddrivers-head.html,<br />

page consultée le<br />

12.05.2015<br />

90 91


Partie II<br />

4. Les innovations permises par les nouvelles modalités<br />

de perception<br />

Nous sommes capables de mesurer l’impact du <strong>numérique</strong><br />

sur la représentation des objets par le <strong>numérique</strong> et sur<br />

notre perception de ces derniers. Mais cela ne se limite pas<br />

à une simple influence ou à une transformation : certaines<br />

de ces représentations par le <strong>numérique</strong> permettent des<br />

modalités de perception physique et mentale complètement<br />

nouvelles. L’immersion de notre intellection dans le<br />

<strong>numérique</strong>, notion que j’ai explorée précédemment, amène<br />

par exemple de nouvelles possibilités dans le domaine de<br />

la psychothérapie. Les essais pour faire du <strong>numérique</strong> un<br />

outil de l’amélioration du vivant ont surtout abouti à une<br />

révolution de la structure biologique de la perception telle<br />

qu’elle était jusqu’à maintenant établie : il s’agit de la substitution<br />

sensorielle.<br />

a. La thérapie par la réalité virtuelle<br />

Certaines possibilités de représentation par le <strong>numérique</strong><br />

comme l’éclatement programmé ou le trajet fluide de la<br />

caméra aident à comprendre plus facilement la structure ou<br />

le fonctionnement d’objets complexes. Doté de ce formidable<br />

pouvoir d’illusion, le <strong>numérique</strong> a commencé à être envisagé<br />

comme un moyen thérapeutique dans les années 2000,<br />

notamment avec les premiers dispositifs de réalité virtuelle.<br />

Aujourd’hui, l’activité est connue sous le nom de « thérapie<br />

par la réalité virtuelle » (TRV). Son objectif est d’éliminer<br />

certains troubles liés aux états psychologiques du patient. Un<br />

bon exemple est celui de la phobie. La réalité virtuelle simulée<br />

par le <strong>numérique</strong> permet au patient de se confronter à ses<br />

peurs de façon graduelle, jusqu’à ce qu’il adopte un nouveau<br />

comportement. Un objet ou un environnement spécifique est<br />

proposé à chaque patient selon son cas, pour personnaliser<br />

son expérience et la rendre réelle. Dans un article publié en<br />

avril 2015 par Psychomédia, Stéphane Bouchard, chercheur au<br />

Canada en cyberpsychologie, explique : « L’anxiété peut être<br />

réduite chez des personnes atteintes de phobies en les exposant<br />

à des situations liées à ces dernières dans des environnements<br />

virtuels thérapeutiques dérivés des jeux informatiques. » 92 Par<br />

exemple, des environnements de guerre en Irak sont<br />

recréés pour les anciens soldats souffrant de traumatismes<br />

psychologiques. C’est donc une véritable innovation dans le<br />

domaine de la psychothérapie, qui pourrait rendre les traitements<br />

plus simples et plus rapides par rapport à d’autres<br />

procédés.<br />

Ensuite, la psychothérapie par la technique <strong>numérique</strong> ne<br />

se limite pas à exorciser les troubles liés à la mémoire ; elle<br />

fait aussi l’objet de recherches pour soigner les anomalies<br />

congénitales dès l’enfance. Pour les enfants, la thérapie<br />

prend la forme de jeux vidéo. La technique <strong>numérique</strong><br />

devient donc essentielle au traitement. Dans l’introduction<br />

de Subjectivation et empathie dans les mondes <strong>numérique</strong>s, Serge<br />

Tisseron explique le fonctionnement des jeux vidéo en<br />

psychothérapie. Il souligne notamment l’attitude empathique<br />

du thérapeute qui permet au patient de « laisser cours à<br />

une activité libre dans le jeu et d’effectuer des demandes<br />

inconscientes adressées au thérapeute. » 93 Dans le même<br />

ouvrage collectif, Benoit Virole, docteur en psychopathologie,<br />

explique plus précisément comment l’expérience de<br />

la réalité dans le jeu est associée à l’état psychologique du<br />

petit patient. Parmi les exemples donnés par Virole, un<br />

enfant énurétique joue à Age of Empire (ou d’autres jeux de<br />

91. « De plus en plus d’applications de<br />

réalité virtuelle en santé et en psychothérapie<br />

», Psychomédia, publié le 30<br />

avril 2015<br />

www.psychomedia.qc.ca/psychologie/2015-04-30/sante-realite-virtuelle,<br />

page consultée le 25.06.2015<br />

92. TISSERON Serge, Introduction in<br />

Serge Tisseron, Benoît Virole, Philippe<br />

Givre, Frédéric Tordo, et al., Subjectivation<br />

et empathie dans les mondes<br />

<strong>numérique</strong>s, Paris, Dunod, 2013, p.19<br />

92 93


93. VIROLE Benoît, « La technique des<br />

jeux vidéo en psychothérapie » in<br />

op. cit., p.45<br />

94. Ibid., p.45<br />

95. BASSEREAU Jean-François, l’analyse<br />

sensorielle, une méthode de mesure au<br />

service des acteurs de la conception,<br />

10ième Séminaire CONFERE, 3-4 Juillet,<br />

Belfort, 2003<br />

96. BASSEREAU Jean-François et LECOQ<br />

Marc, DUCHAMP Robert, La mesure de<br />

la perception : un outil pour les designers,<br />

in Design/Research Revue numéro<br />

5 – Janvier 1994, p.21<br />

stratégie militaire) de façon impulsive. Il utilise des jets de<br />

flamme pour contrer ses ennemis, mais il ne construit pas de<br />

protections pour son propre village. Benoît Virole explique<br />

que « la disparition du symptôme énurétique a été associé<br />

au contrôle progressif de ses impulsions incendiaires et à la<br />

construction de murailles défensives de son territoire. » 94 Ou<br />

encore, certains enfants qui présentent des difficultés attentionnelles<br />

vont préférer des jeux de circuits avec des véhicules<br />

rapides ; Virole affirme que ce choix est lié à « la recherche de<br />

dynamiques cognitives dans lesquelles ils se sentent performants,<br />

se restaurant ainsi des vexations scolaires. » 95<br />

Le <strong>numérique</strong> devient donc un outil avec lequel les spécialistes<br />

peuvent imaginer une infinité de scénarios thérapeutiques.<br />

La représentation <strong>numérique</strong> de l’objet permet<br />

non seulement une expérience augmentée de l’objet, mais elle<br />

influence notre structure psychologique même.<br />

b. La substitution sensorielle<br />

Dans les années 1960, l’essor de l’industrie agroalimentaire<br />

s’accompagne de recherches sur la perception sensorielle<br />

: On cherche à analyser et à mesurer, avec une approche<br />

scientifique, la perception sensorielle des différents types<br />

d’aliments. Il s’agit de faire intervenir au maximum les<br />

sens de l’être humain pour qualifier et quantifier une<br />

sensation. Jean-François Bassereau, chercheur en métrologie<br />

sensorielle, présente son étude sur l’analyse sensorielle au<br />

sein du séminaire Confere en 2003. Il dit que « l’homme est<br />

utilisé comme un instrument de mesure. » 96 Dans la réalité<br />

analogique, chaque organe sensoriel est dédié à un sens,<br />

le sens impliqué dépend du type d’objet en question. On<br />

peut citer aussi la silhouette sensorielle de Jean-François<br />

Bassereau, professeur à l’ENSAD : il s’agit d’une visualisation<br />

schématique des cinq sens qu’il a imaginé en 1992. 97<br />

Cependant, cette structure physiologique de la perception<br />

qui a été établie à partir d’un équilibre des organes semble<br />

se transformer avec l’apparition du <strong>numérique</strong> ; désormais,<br />

on arrive effectivement à relier artificiellement un organe<br />

à un sens quel qu’il soit.<br />

Ce type d’association artificielle n’est certes pas un<br />

phénomène nouveau et date de bien avant l’ère <strong>numérique</strong>.<br />

Alain Berthoz parle de « substitution sensorielle » dans le<br />

sens du mouvement : « L’alphabet de Braille donne aux aveugles<br />

de naissance l’accès à la lecture. Dans la mesure où il leur permet<br />

de construire une représentation tactile d’une page de texte,<br />

c’est un exemple de substitution sensorielle et d’équivalence<br />

entre le toucher et la vision. » 98 Le braille est ici un dispositif<br />

technique, le texte est un objet. La sensation tactile est interprétée<br />

comme une langue, c’est à travers la connaissance - la<br />

lecture du braille - que les aveugles arrivent à voir avec leur<br />

peau. Le <strong>numérique</strong>, lui, engendre une forme différente de<br />

substitution sensorielle parce que cette dernière ne nécessite<br />

plus de connaissance particulière ou d’intermédiaire.<br />

Dans ce domaine, l’équipe de suppléance perceptive dirigée<br />

par Charles Lenay à l’Université de technologie de Compiègne<br />

s’intéresse à la substitution visuo-tactile. Les chercheurs<br />

travaillent à un prototype d’interface qui se matérialise dans<br />

une tablette tactile et d’une matrice de stimulateur tactile<br />

qui permet aux malvoyants de percevoir ce qui est affiché sur<br />

l’écran. Un stylet à la main, la personne explore la surface<br />

de la tablette qui correspond à l’écran et reçoit sur sa main<br />

libre des stimulations qui dépendent des formes rencontrées.<br />

Pour les personnes atteintes de troubles de la vue, ce système<br />

leur donne accès à des informations graphiques comme celles<br />

disponibles Internet. Il ne demande qu’un court apprentissage.<br />

99 Imaginons par exemple que la personne découvre le<br />

volume d’une pomme affichée sur l’écran. Les stimulations<br />

La silhouette sensorielle,<br />

BASSEREAU Jean-François, op. cit.,<br />

p21<br />

97. BERTHOZ Alain, op. cit., p.93<br />

98. Portrait de Charles Lenay, professeur<br />

de sciences cognitives à l’UTC<br />

(Université de Technologie de Compiègne),<br />

Le programme court diffusé sur<br />

France 3 Publié le 12.11.2009<br />

webtv.picardie.fr/video484, page consultée<br />

le 12.05.2015<br />

94 95


99. Le site officiel de Brainport<br />

www.wicab.com, page consultée le<br />

15.04.2015<br />

100. AUVRAY Malika & O’REGAN Kevin,<br />

Voir avec les Oreilles in Pour la science,<br />

publié en avril 2003,<br />

www.pourlascience.fr, page consultée le<br />

25.05.2015<br />

tactiles ne sont pas des vraies sensations de toucher de la<br />

pomme, elles sont des simulations électriques. La technologie<br />

<strong>numérique</strong> permet donc d’analyser de mieux en mieux<br />

le processus cognitif de chaque organe sensoriel afin de le<br />

reproduire en sensations artificielles. On peut désormais voir,<br />

toucher ou sentir en absence de l’organe dédié grâce à la transmission<br />

par un autre organe. Les recherches scientifiques qui<br />

se basent sur ce principe pourraient bien révolutionner la vie<br />

de personnes porteuses de handicap.<br />

Ainsi, Brainport est un dispositif expérimental d’assistance<br />

visuelle développé dans les années 1960 par Paul<br />

Bach-y-Rita, un neuroscientifique américain. Il est produit<br />

par l’entreprise Wicab. Une petite caméra vidéo située sur<br />

une paire de lunettes capte des images retransmises vers<br />

un micro-ordinateur qui les transforme en impulsions<br />

électriques. Grâce à une sucette placée dans la bouche, la<br />

personne malvoyante peut « voir » grâce à sa langue et ses<br />

nerfs gustatifs. 100<br />

Les dispositifs d’écholocalisation constituent un autre<br />

type de substitution sensorielle. Ce système permet de transmettre<br />

des signaux auditifs dépendant de la direction, de<br />

la taille, de la distance et de la texture des objets. La forme<br />

du dispositif est variée mais le principe reste le même : une<br />

interaction continuelle entre un émetteur ultrasonore et un<br />

détecteur qui convertit en signaux auditifs. Le premier dispositif,<br />

commercialisé en 1965, a été inventé par Leslie Kay de<br />

l’Université de Birmingham au Royaume-Uni. Il est essentiellement<br />

utilisé par les aveugles pour la détection des obstacles.<br />

Dans un article publié en 2003, Auvray Malika dit que « c’est<br />

à travers les organes imaginaires qu’on perçoit les sensations<br />

réelles. » 101<br />

On peut également citer certains types d’implants qui<br />

sont des greffes de dispositif <strong>numérique</strong> dans le corps. Par<br />

exemple, l’implantation de rétines artificielles appelées « œil<br />

bionique » commence à être pratiquée depuis quelques années.<br />

La rétine implantée contient une couche de cellules photoréceptrices<br />

qui captent les signaux lumineux et les transforment<br />

en impulsions électriques. Celles-ci sont ensuite transmises<br />

par le nerf optique jusqu›aux aires visuelles du cerveau. 102 En<br />

2015, on recense une centaine de patients dans le monde qui<br />

vit ainsi avec une perception visuelle artificielle sans aucun<br />

problème. 103 Ce type d’innovation ouvre des perspectives<br />

passionnantes dans le domaine des greffes. L’être humain qui<br />

a considéré comme un instrument de mesure dans le domaine<br />

agroalimentaire des années 60 est maintenant un instrument<br />

redessiné par le <strong>numérique</strong>.<br />

101. CABUT Sandrine, « Une rétine<br />

artificielle contre la cécité »,<br />

Le Figaro, le 2 novembre 2010<br />

www.lefigaro.fr/sciences, page consultée<br />

le 09.03.2015<br />

102. « Cent patients dans le monde<br />

sont équipés de cette prothèse, avec un<br />

recul clinique positif de sept ans pour<br />

les premiers d’entre eux.» GOTLIBWICZ<br />

Sylvie, Rétine artificielle : première implantation<br />

à Strasbourg, in SantéMagazine,<br />

publié le 3 Septembre 2015<br />

www.santemagazine.fr/actualite, page<br />

consultée le 03.04.2015<br />

96 97


Partie III<br />

Quelles modifications de la perception<br />

peut-on imaginer à l’avenir?<br />

L’Internet des objets, le Big Data, l’impression 3D, la réalité<br />

virtuelle, l’intelligence artificielle… Ces mots qui nous étaient<br />

presque inconnues dans les années 1980 sont aujourd’hui<br />

dans tous les médias et nous nous sommes rapidemen familiarisés<br />

avec les mutations culturelles qui résultent des innovations<br />

<strong>numérique</strong>s. La vitesse du progrès rend de plus en plus<br />

difficile les prévisions sur nos futurs modes. Guidées par les<br />

études scientifiques et sociologiques, les sociétés essaient de<br />

construire des stratégies politiques basées sur des estimations<br />

des prochains changements, mais elles sont issues de l’expérience<br />

vécue et la réalité est souvent bien différente. Lorsque<br />

le film des frères Lumière a été présenté en séance publique en<br />

1895, il s’agissait d’une première forme de réalité représentée,<br />

mais à cette époque personne n’aurait pu prévoir l’existence<br />

de lunettes de réalité augmentée. Même en 1965, lorsqu’Ivan<br />

Sutherland et ses collègues au laboratoire de MIT ont présenté<br />

le premier prototype de visualisation 3D sous forme de<br />

casque 104 , il était difficile d’imaginer les dispositifs de réalité<br />

virtuelle existants aujourd’hui. 105<br />

103. Ivan Sutherland travaille sur<br />

l’imagerie 3D au MIT et imagine dès<br />

1965 un dispositif de visualisation,<br />

baptisé The Ultimate Display. Muni de ce<br />

casque, fixé à un bras articulé accroché<br />

au plafond, l’utilisateur visualise un<br />

cube 3D en fil de fer flottant sur le décor<br />

de la pièce. S’il bouge la tête, l’image<br />

suit. L’ordinateur, grâce à des capteurs,<br />

suit en effet ses mouvements et recalcule<br />

l’image et l’angle de vue du cube<br />

en temps réel.<br />

104. Par exemple les jeux interactifs<br />

pour Oculus Rift destinés au grand public<br />

ne sont pas une simple conséquence<br />

du progrès technologique en réalité<br />

virtuelle, ils résultent d’un ensemble de<br />

facteurs sociaux et culturels : l’envie<br />

humaine de vivre une seconde réalité,<br />

la croissance d’une activité économique<br />

chez les jeunes.<br />

98 99


The Ultimate Display, SUTHERLAND Ivan<br />

Edward, présenté au Proceedings of<br />

IFIPS Congress en1965<br />

L’Oculus Rift est un périphérique informatique<br />

de réalité virtuelle en cours de<br />

développement et conçu par l’entreprise<br />

Oculus VR. Le projet a été lancé en<br />

2012, commercialisé en 2016<br />

100 101


Partie III<br />

1. Vivre avec deux réalités<br />

105. RIFKIN Jeremy, La fin du travail<br />

(End of Work), Traduit de l’américain<br />

par Pierre Rouve, La Découverte, Paris,<br />

1997, p.14<br />

106. Id., L’âge de l’accès (Age of<br />

Access), Traduit de l’américain par<br />

Marc Saint-Upéry, La Découverte, Paris,<br />

2005, p.10<br />

107. L’économie collaborative est un<br />

terme inventé en 1978 par M.arcus<br />

FELSON et Joe L. SPAETH.<br />

108. Une plateforme (Application mobile)<br />

de mise en contact d’utilisateurs<br />

avec des conducteurs réalisant des<br />

services de transport<br />

109. Une plateforme communautaire de<br />

location et de réservation de logements<br />

entre particuliers<br />

Il ne faut pas oublier à quel point notre mode de vie<br />

s’est transformé ces derniers temps. Jeremy Rifkin, essayiste et<br />

économiste américain, est une référence dans le domaine de<br />

la prospective. Il traite de l’impact du <strong>numérique</strong> à travers ses<br />

travaux sur la biotechnologie et l’entropie. Dans ses ouvrages<br />

La fin du travail publié en 1998 et L’âge de l’accès publié en<br />

2000, Rifkin prévoit la mutation du monde prévue selon deux<br />

grands changements : le travail sera remplacé par la machine<br />

et la propriété matérielle sera remplacée par l›accès au réseau.<br />

Dans la fin du travail, il affirme que « les innovations technologiques<br />

et l’économisme nous poussent à l’orée d’un monde<br />

sans travailleurs, ou presque » 106 et dans L’âge de l’accès, il<br />

prédit que « cette nouvelle ère voit les réseaux prendre la<br />

place des marchés et la notion d’accès se substituer à celle de<br />

propriété. » 107 Ces prévisions qui datent déjà d’une quinzaine<br />

d’années sont aujourd’hui plus au moins visibles au quotidien<br />

: d’une part, la fabrication d’objets de plus en plus complexes<br />

avec des imprimantes 3D à domicile est un bon exemple de<br />

création automatique d’objets et d’autre part, l’apparition<br />

de nouveaux services dits « de l’économie collaborative » 108<br />

comme Uber 109 ou Airbnb 110 sont des manifestations de la<br />

valeur économique d’objets immatériels dépendant de l’accès<br />

au réseau. Ces évolutions permettent raisonnablement de<br />

penser que notre civilisation va s’immerger de plus en plus<br />

dans le <strong>numérique</strong> et d’imaginer différents contextes dans<br />

lesquels notre perception des objets pourrait évoluer.<br />

Afin de me plonger dans une dimension prospective, je<br />

commencerai par un état des lieux du contexte actuel. Les<br />

performances techniques nous poussent de plus en plus à<br />

entrer dans un environnement totalement <strong>numérique</strong>, et nos<br />

habitudes de perception connaissent déjà une transformation<br />

graduelle ces dernières années.<br />

Tout d’abord, d’un point de vue technique, la virtualité<br />

visuelle aura pris la place des terminaux d’aujourd’hui. Mark<br />

Zuckerberg, ingénieur et fondateur de Facebook, fait partie des<br />

nombreuses personnalités du <strong>numérique</strong> qui pensent que nous<br />

serons bientôt immergés dans une réalité artificielle. Dans une<br />

conférence publique organisée le 14 mai 2015, il a affirmé que,<br />

dans les douze ans à venir, les dispositifs de réalité augmentée<br />

(RA) et de réalité virtuelle (RV) seront si petits que les gens les<br />

porteront comme des lunettes normales. En effet, nous vivons<br />

au rythme d’une nouvelle plateforme informatique tous les<br />

dix ou quinze ans, de l’ordinateur de bureau des années<br />

1990 aux terminaux mobiles de ces dernières années. Selon<br />

Zuckerberg, ce sont les dispositifs comme Oculus qui vont<br />

prendre le relai. 111 Shopping, visites de musées, éducation, jeu,<br />

les dispositifs de RA et VR vont transformer nos modes de vie.<br />

En janvier 2015, Microsoft créé la surprise dans ce domaine<br />

en présentant leur dernier projet Hololens accompagné d’une<br />

vidéo qui présente le produit. Si les effets visuels sont un peu<br />

exagérés, les scénarios imaginés sont prometteurs d’un mode<br />

de vie complètement nouveau. Par exemple, Hololens permet<br />

de jouer à Minecraft 112 , un jeu vidéo de construction libre qui<br />

sort du cadre de l’écran. Si ce scénario est encore imaginaire,<br />

il est révolutionnaire parce qu’il présente l’objet de fiction<br />

au même niveau que l’objet réel dans la vie quotidienne. Les<br />

jeux sur écran impliquent une navigation, un changement de<br />

perspective à l’aide des commandes sur le clavier. En jouant<br />

avec Hololens, il suffit simplement de naviguer physiquement<br />

dans l’espace analogique. L’objet fictif du jeu est transposé sur<br />

les éléments matériels du salon : il est difficile de distinguer<br />

le réel du virtuel. Un autre exemple, un homme explique à son<br />

amie à distance via un appel vidéo comment monter le tuyau<br />

110. ZUCKERBERG Mark, Au sein de<br />

Town Hall Q&A session, Menlo Park<br />

California, Le 14 ma 2015, “Every 10 or<br />

15 years a completely new computing<br />

platform comes along, so in the 1990s<br />

we had these desktop computers, and<br />

now we have these much more intuitive<br />

devices with phones and tablets. And I<br />

think VR and augmented reality (AR) are<br />

going to be the next leap beyond this.”<br />

111. Minecraft est un jeu vidéo indépendant<br />

de type « bac à sable » (construction<br />

complètement libre) développé<br />

par le Suédois Markus Persson, sorti<br />

en 2011. Ce jeu vidéo plonge le joueur<br />

dans un univers réaliste mais cubique :<br />

tout est composé de blocs en 3D<br />

pixelisés.<br />

102 103


112. Microsoft Build Developer<br />

Conference, le 29 avril, 1 er mai 2015<br />

113. SERRIES Guillaume,<br />

« Build 2015 - Test de l’HoloLens :<br />

une magnifique promesse », publié le<br />

04.05.2015<br />

www.zdnet.fr/actualites/<br />

page consultée le 21.11.2015<br />

114. TONNELIER Audrey, « La croissance<br />

du commerce en ligne s’essouffle<br />

», Le Monde, publié le le 27.01.2015<br />

Les ventes sur Internet ont progressé<br />

de 11 % dans l’Hexagone en 2014,<br />

pour atteindre 57 milliards d’euros,<br />

selon le bilan annuel de la Fédération de<br />

l’e-commerce et de la vente à distance<br />

(Fevad)<br />

www.lemonde.fr/economie<br />

page consultée le 01.02.2015<br />

115. Massive open online course<br />

(MOOC) désigne plusieurs types de<br />

formation ouverte et à distance. Les<br />

participants aux cours, enseignants et<br />

élèves, sont dispersés géographiquement<br />

et communiquent uniquement par<br />

Internet, donc à travers l’écran.<br />

du lavabo. L’homme peut voir le tuyau grâce à Hololens et peut<br />

ainsi dessiner une flèche pour indiquer le sens dans lequel<br />

tourner l’embout. Ici, même s’il n’y a que la femme qui voit le<br />

tuyau de manière analogique, les deux personnes ont le même<br />

rapport à l’objet parce qu’ils partagent les mêmes éléments de<br />

perception (angle de vue, distance, actions effectuées, etc.)<br />

En Septembre 2015, Microsoft a organisé une journée d’essai<br />

de Hololens avec un nombre limité de développeurs 113 . De<br />

nombreux journalistes ont témoigné par la suite du degré<br />

d’aboutissement du projet, la stabilité de visualisation lors<br />

de déplacement. Guillaume Serries par exemple, le journaliste<br />

de Zdnet, dit qu’il n’y ait pas de sensation de nausée<br />

ou plus simplement de perte de repère. « L’intégration<br />

des hologrammes à l’univers physique est harmonieuse, la<br />

luminosité et les contrastes sont correctement réglés. » 114<br />

D’un point de vue sociétal, il est probable qu’on assiste à<br />

une évolution progressive où les individus seront de plus en<br />

plus habitués à percevoir des objets « en ligne ». En effet, la<br />

forte croissance des achats en ligne 115 laisse présager cette<br />

assimilation progressive des objets <strong>numérique</strong>s. Quand la<br />

représentation de l’objet par la RA viendra se substituer<br />

aux différentes plateformes en ligne, on arrivera à avoir une<br />

expérience plus directe de l’objet uniquement avec l’accès au<br />

réseau. Prenons l’exemple de l’achat d’un rideau sur Internet.<br />

La possibilité de comparer les différentes couleurs, tailles<br />

et matériaux directement sur la fenêtre de la chambre rend<br />

l’achat en ligne beaucoup plus efficace. Même pour remplacer<br />

un composant électrique ou une pièce de quincaillerie, la<br />

réalité augmentée faciliterait le choix du produit. Dans ce<br />

contexte, la diffusion des dispositifs RA ne se limite pas à<br />

révolutionner le e-commerce, mais elle pourrait également<br />

stimuler d’autres domaines comme les MOOC 116 ou le cinéma<br />

à domicile ; on peut imaginer aussi un jeu pédagogique conçu<br />

dans un environnement totalement virtuel ou une collection<br />

des sculptures à découvrir sans aucun support matériel de la<br />

muséographie.<br />

Une fois que les individus se seront familiarisés avec cette<br />

nouvelle forme de représentation des objets, la manière dont<br />

ils interagissent avec ces objets deviendra également une<br />

habitude : il est possible qu’émerge alors une génération qui<br />

a une expérience complète de l’objet <strong>numérique</strong>. La généralisation<br />

des interfaces tactiles a fait du geste de zoomer sur<br />

un objet en éloignant les deux doigts un réflexe. En conséquence,<br />

pour les enfants d’aujourd’hui qui n’ont pas encore<br />

construit leur rapport au réel, les dispositifs RA ou RV font<br />

de ces gestes non plus de l’acquis progressif, mais de l’acquis<br />

primaire qui se rapproche de l’inné. Ce phénomène s’explique<br />

par le cerveau de l’être humain qui se modifie à grande vitesse.<br />

Rémi Pin, rédacteur spécialisé dans l’évolution de l’homme,<br />

explique que « ce n’est qu’au moment de la puberté que le<br />

cerveau atteindra sa taille adulte. ». 63 On peut donc imaginer<br />

de nouvelles générations de « digital natives » 118 , des enfants<br />

nés avec le <strong>numérique</strong>, qui seront totalement habitués à<br />

sa multiplicité des formes de réalité. D’ailleurs, la rapidité<br />

avec laquelle les enfants s’adaptent au nouvel environnement<br />

<strong>numérique</strong> a déjà été étudiée par certains scientifiques, il a été<br />

prouvé que le visionnage passif était nocif pour les enfants.<br />

Les différentes interactions permises aujourd’hui avec le<br />

<strong>numérique</strong> sont sans doute bénéfiques aux enfants, l’absence<br />

d’interaction (télévision, DVD, etc.) peut amener des effets<br />

négatifs comme « la prise de poids, le retard de langage, le<br />

déficit de concentration et d’attention, et le risque d’adopter<br />

une attitude passive face au monde. » 65<br />

Les réflexions de Rifkin ainsi que la diffusion rapide de<br />

nouveaux dispositifs de réalité <strong>numérique</strong> permettent d’imaginer<br />

des évolutions possibles pour notre perception des<br />

objets ; l’adaptation aisée des enfants au nouvel environnement<br />

<strong>numérique</strong> semble annoncer cette transition. Les nouvelles<br />

générations seront sans doute plus passives par rapport à ces<br />

changements des modes de perception. Nous sommes en train<br />

d’embrasser toute la magie du <strong>numérique</strong> sans vraiment nous<br />

demander quels seront ses impacts.<br />

116. PIN Rémi, les secrets du cerveau,<br />

2012, page consultée le 11.02.2015<br />

sur Google Books<br />

www.books.google.fr/books?id=bdbkAAAAQBAJ&<br />

117. Nés après 1980, les digital natives<br />

représentent la première génération<br />

à avoir grandi avec le <strong>numérique</strong>. Le<br />

concept a été inventé en 2001 par Marc<br />

Prensky, avec son article « Digital<br />

natives, Digital immigrants », in Horizon<br />

(MCB University Press, Vol. 9 No. 5,<br />

Octobre 2001) L’expression équivalente<br />

en français serait « l’enfant du<br />

<strong>numérique</strong> » ou « le natif <strong>numérique</strong> ».<br />

118. TISSERON Serge, BACH Jean-<br />

François, HOUDÉ Olivier & LÉNA<br />

Pierre, L’enfant et les écrans, Paris,<br />

Le Pommier, 2013<br />

104 105


À l’école<br />

Villemard (artiste français), Chromolithographie, 1910, BNF Paris<br />

Les illustrations de Villamard en 1910 montrent la façon dont nos grands-parents imaginaient l’an 2000.<br />

Conversation téléphonique<br />

Villemard, 1910<br />

106 107


Partie III<br />

2. Quelques champs d’intervention possibles<br />

pour le designer<br />

Si l’on imagine un monde à venir où chaque individu porte<br />

sur lui les dispositifs pour augmenter ce qu’il perçoit, sans<br />

savoir exactement quelles formes ces dispositifs prendront,<br />

il est possible d’imaginer quelques phénomènes auxquels<br />

nous pourrions vraisemblablement être confrontés. Il s’agit<br />

dans cette partie de formuler ces phénomènes et d’imaginer<br />

les scénarios de vie qui les accompagnent, bons ou mauvais.<br />

Je réfléchirai ensuite aux pistes possibles pour améliorer ces<br />

scénarios.<br />

a. Le designer et la question de l’authenticité de l’objet<br />

Avec l’expérience proposée par Hololens, nous pouvons<br />

déjà avoir une idée du potentiel de la réalité augmentée dans<br />

les activités pratiques du quotidien. La plupart des objets qui<br />

apportent une information visuelle comme le calendrier ou<br />

la télévision n’ont plus de matérialité. Avec les dispositifs<br />

portatifs qu’on appelle HMD (Head Mount Display), ces objets<br />

peuvent apparaître partout dans l’espace, bien qu’ils soient<br />

absents dans la réalité analogique. Ce mode de perception<br />

transformée va dépasser le cadre des objets informatifs et<br />

certainement concerner rapidement d’autres objets. Les<br />

nouvelles formes de perception visuelle pourraient ainsi<br />

révolutionner l’expérience de l’œuvre d’art et l’on peut espérer<br />

que les designers sauront se positionner pour accompagner<br />

cette transition.<br />

Dans le domaine de la reproduction analogique des œuvres<br />

d’art, il est déjà quasiment impossible pour le public de<br />

distinguer l’original de la copie. C’est seulement grâce<br />

à certaines différences microscopiques perçues avec des outils<br />

techniques que les spécialistes arrivent à affirmer que tel<br />

tableau est légitime dans un musée. Ce n’est pas uniquement<br />

le cas des œuvres d’art, mais aussi d’autres objets plus quotidiens<br />

pour lesquels le nom du créateur a une valeur, si ce n’est<br />

symbolique, du moins marchande. Pour une chaise de designer<br />

qui a de nombreuses copies par exemple, c’est souvent par une<br />

signature gravée en bas de l’assise qu’on reconnaît l’original.<br />

Lorsqu’un œuvre d’art existera sous une forme uniquement<br />

<strong>numérique</strong>, il est primordial de réfléchir à la vraie valeur de ce<br />

dernier. En absence de l’unicité, où se trouvent les moyens par<br />

lesquels l’objet se valorise, se distingue de ses reproductions ?<br />

Il est intéressant ici de se souvenir d’un procès historique<br />

de l’histoire de l’art. Il s’agit d’un débat qui a eu lieu<br />

autour de l’œuvre de Constantin Brâncusi. En octobre 1926,<br />

l’artiste envoie à New York une vingtaine de sculptures<br />

en vue d’une exposition personnelle. Arrivées à la douane,<br />

les œuvres sont traitées et taxées comme des marchandises<br />

industrielles, ce qui signifie que leur statut d’œuvres d’art n’a<br />

pas été reconnu. Marcel Duchamp, ami de Brâncusi, décide<br />

en réaction de mobiliser un grand nombre de personnalités<br />

du monde de l’art ; un grand procès s’ouvre l’année suivante,<br />

créant la polémique autour de la définition de l’œuvre d’art.<br />

L’oiseau dans l’espace est la pièce maîtresse du procès :<br />

108 109


la sculpture oblongue d’environ cent quarante centimètres<br />

de hauteur, dont l’original date de 1923, a ensuite été exécuté<br />

en seize exemplaires avec les mêmes matériaux et les mêmes<br />

procédés techniques (sept en marbre et neuf en bronze). Le<br />

fait que les objets soient des reproductions identiques, même si<br />

elles ne sont pas sorties de la machine, est le chef d’accusation<br />

porté par la douane américaine. Les juges vont finalement<br />

reconnaître le statut d’œuvre d’art de L’oiseau dans l’espace.<br />

Le procès est révélateur d’une relation nouvelle entre un<br />

œuvre d’art et sa reproduction technique.<br />

L’essentiel constituant l’identité d’une œuvre n’est donc<br />

plus dans l’objet lui-même, mais dans le sens attribué par<br />

son créateur. Si la portée de la matérialité d’un objet semble<br />

donc réduite aujourd’hui, on peut penser que, dans un avenir<br />

proche, la plupart des œuvres d’art naitront dans la réalité<br />

<strong>numérique</strong>. Les techniques du virtuel, bientôt capables de<br />

simuler exactement l’expérience d’un objet analogique avec<br />

toutes ses qualités physiques, ouvrent de nouveaux débats sur<br />

la reproduction de l’œuvre d’art.<br />

Dans le cas de La Joconde de Léonard de Vinci, un grand<br />

nombre de copies existe dans le monde entier, dont certaines<br />

d’une grande virtuosité, mais quinze milles personnes visitent<br />

chaque année le Louvre pour voir le tableau original. Quelle<br />

est la nature de l’émotion que les visiteurs peuvent éprouver<br />

devant le tableau original ? Certains détails physiques comme<br />

la texture de la surface ou la réflexion lumineuse du tableau<br />

amènent les visiteurs de musée à construire une réflexion<br />

personnelle. Cependant, d’après Walter Benjamin, philosophe<br />

et historien de l’art de la première moitié du XXème<br />

siècle, la distinction d’un œuvre parmi d‘autres types artefacts<br />

ne résident pas seulement dans cette singularité d’expérience<br />

sensorielle. Dans l’œuvre à l’époque de sa reproductibilité<br />

technique écrit en 1935, Benjamin développe sa thèse importante<br />

sur « l’aura » : c’est la nation du temps et de l’espace qui fait<br />

la valeur d’un œuvre d’art. « A la plus parfaite reproduction,<br />

il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de<br />

l’œuvre d’art, — l’unicité de sa présence au lieu où elle se<br />

trouve. L’ici et le maintenant constitue ce qu’on appelle son<br />

authenticité. » 120 Imaginons qu’il y ait déjà eu l’ordinateur<br />

à l’époque de Vinci et que la Joconde ait été dessinée sur<br />

Photoshop. Si le tableau au Louvre n’était qu’un exemplaire<br />

imprimé, la richesse n’est plus sur le tableau lui-même, mais<br />

plus sur la technique de l’impression de l’époque. Que ce<br />

soit un tableau, une sculpture ou un ensemble d’éléments<br />

dans l’espace, les œuvres d’art <strong>numérique</strong> nécessitent un statut<br />

distinct qui échappe de leur origine technique.<br />

Dans un monde où les objets visuels sont faciles à reproduire<br />

et partager, l’œuvre n’a plus de forme analogique, elle<br />

est sous une forme qu’on appelle « fichier », une collection<br />

d’informations <strong>numérique</strong>s. Afin de conserver la notion<br />

d’authenticité des objets originaux et maintenir la circulation<br />

économique du marché des œuvres, une solution serait<br />

la codification de ces données <strong>numérique</strong>s. L’artiste Kevin<br />

McCoy et l’entrepreneur Anil Dash ont ainsi proposé en mai<br />

2014 à la conférence Seven On Seven un algorithme qui associe<br />

une œuvre d’art <strong>numérique</strong> à un propriétaire. 67 Il s’agit d’un<br />

exemple appliqué de blockchain, une technologie de stockage<br />

et de transmission d’informations, transparente et sécurisée.<br />

Le principe de fonctionnement ressemble à celui utilisé pour<br />

la transaction du Bitcoin 122 . Avec cet algorithme implanté dans<br />

le fichier, le duo a réussi à créer une première image en format<br />

gif que l’on peut acheter sans organe central de contrôle. Cette<br />

image est partageable est modifiable comme toutes les autres<br />

images <strong>numérique</strong>s, mais une seule image est originale : celle<br />

possédée par le propriétaire unique du fichier d’origine.<br />

En septembre 2015, ils ont lancé une plateforme nommée<br />

Monegraph, elle s’adresse aux créateurs en leur fournissant<br />

une licence pour leurs œuvres digitales afin de pouvoir en<br />

faire un usage commercial.<br />

119. WALTER Benjamin, L’œuvre d’art à<br />

l’époque de sa reproductibilité technique<br />

(Première version du texte en 1935) in<br />

« Œuvres III », Paris, Gallimard, 2000,<br />

p.91<br />

120. MALLETT Whitney, A bitcoin for<br />

gifs aims to make digital art ownable,<br />

Motherboard, publié le 08.05.2014<br />

http://motherboard.vice.com/<br />

page consultée le 24.05 2015<br />

121. Bitcoin désigne le système de paiement<br />

en ligne utilisant la technologie<br />

de Blockchain (sans tiers de confiance)<br />

et une unité de compte utilisée par ce<br />

système de paiement.<br />

110 111


Bien que cette initiative soit pour le moment cantonnée à<br />

la forme du fichier image, son potentiel est immense si l’on<br />

pense aux objets en trois dimensions. Il est tout à fait plausible<br />

de penser qu’un jour des sculptures ou des objets de décoration<br />

seront conçus et perçus uniquement de manière <strong>numérique</strong>.<br />

Pour conserver une forme d’authenticité de l’objet, ainsi que<br />

les pratiques culturelles qui sont liées à cette authenticité<br />

comme la conservation, l’emprunte des œuvres, etc., le fait de<br />

distinguer l’objet original de ses copies est indispensable. Et<br />

même si un deuxième Penseur de Rodin était réalisé <strong>numérique</strong>ment,<br />

on peut espérer que le public ne se contentera pas<br />

d’une reproduction depuis leurs RA, mais se rendra au musée<br />

pour voir la sculpture originale.<br />

L’exemple de codification nous montre une voie possible<br />

de conservation de l’unicité des œuvres, mais il se limite à<br />

une distinction symbolique, laisse aux reproductions une<br />

expérience identique. Comment peut on faire renaître<br />

<strong>numérique</strong>ment « l’aura » d’un œuvre artistique, impliqué à<br />

la matérialité ?<br />

b. Le designer comme garant d’un accès démocratique<br />

aux objets<br />

Après avoir intéressé dans le domaine de l’art face à une<br />

multiplication perpétuelle des objets, d’autres transitions<br />

dans notre vie quotidienne sont à imaginer. Ma deuxième<br />

hypothèse est une approche plus économique, plus radicale<br />

aussi, basée sur la thèse de Rifkin selon laquelle l’accès au<br />

réseau prend de plus en plus la place de la propriété. 123 Des<br />

romans ou des films nous donnent déjà des images plus ou<br />

moins fantaisistes de ce ce que pourrait être ce que certains<br />

appellent « l’invasion <strong>numérique</strong> ». Par exemple, la série<br />

télévisée britannique Black mirror met en scène dans un<br />

épisode un avenir où chaque individu habite dans un petit<br />

espace cubique entièrement recouvert d’écrans. 124 Il n’y a<br />

que le lit qui reste matériel, tous les objets apparaissent ou<br />

disparaissent à des endroits différents selon les besoins. Les<br />

individus passent leur temps à pédaler sur des vélos dans un<br />

espace commun pour gagner de la monnaie virtuelle qui leur<br />

servira à acheter des objets destinés à mieux décorer leurs<br />

avatars virtuels. Même le distributeur alimentaire automatique,<br />

qui est la seule source de nourriture, est une partie du<br />

mur-écran : les produits exposés sont tous virtuels. Bing, le<br />

personnage principal, se persuade qu’il n’y a rien de réel qui<br />

mérite d’être acheté et donne la totalité de sa réserve d’argent<br />

à Abi, la seule personne douée d’humanité et de sensibilité<br />

dans cet épisode. Abi le remercie en lui faisant un pingouin<br />

en origami avec un emballage d’aliment ; ce petit objet<br />

banal est le seul artefact analogique, authentique et unique<br />

dans cette histoire. Au delà du message moral de l’histoire,<br />

ce scénario nous laisse envisager la manière dont les objets<br />

quotidiens numérisés peuvent être utilisés dans une société<br />

capitaliste. La notion de possession correspond à un droit<br />

d’accès au contenu ; Bing doit par exemple payer une certaine<br />

somme pour visualiser une nouvelle lampe dans sa chambre.<br />

Le plaisir lié à la sensibilité matérielle est oublié, les individus<br />

paient uniquement pour une fonctionnalité.<br />

122. L’âge de l’accès de Jeremy Rifkin,<br />

traité dans l’introduction de la partie III<br />

123. BROOKER Charlie, Black Mirror<br />

(Épisode 2 de la deuxième session :<br />

15 millions de mérites<br />

(15 Million Merits), sorti en 2011.<br />

_<br />

Chaque épisode a un casting différent,<br />

un décor différent et une réalité<br />

différente.<br />

112 113


124. Un scanner 3D mesure le positionnement<br />

d’un objet dans un système<br />

de coordonnées (un nuage de<br />

points) de la surface pour ensuite en extrapoler<br />

la forme à partir de leur répartition.<br />

Il est aujourd’hui couramment<br />

utilisé dans l’industrie du bâtiment.<br />

Cette tendance à imaginer des scénarios dystopiques est<br />

certainement liée au contexte économique actuel, même si<br />

cette corrélation n’est pas forcément ce qu’on retient de l’histoire<br />

de Bing et Abi. Dans un monde dominé par les lois du<br />

capitalisme où les gens sont en permanence à la recherche<br />

d’un meilleur rapport qualité/prix, il est vraisemblable<br />

qu’un objet analogique ait un jour plus de valeur qu’un objet<br />

<strong>numérique</strong>. Commençons par la réalité des écrans. Avec le livre<br />

<strong>numérique</strong> par exemple, il est déjà moins couteux d’acheter<br />

un droit d’accès à un livre qu’un livre en papier. De même<br />

que le livre papier résiste à l’avènement du livre électronique<br />

malgré la baisse du prix des tablettes <strong>numérique</strong>s, il y aura<br />

toujours des personnes pour préférer la réalité analogique.<br />

Mais si le livre <strong>numérique</strong> continue à s’améliorer en qualité et<br />

propose le même contenu qu’un livre papier avec un prix plus<br />

compétitif, les imprimeries ne pourront pas persister. D’ailleurs<br />

le livre peut se transformer en différents objets comme<br />

le cadre de photo ou le calendrier : en termes économiques, le<br />

<strong>numérique</strong> est de plus en plus incontournable . Si les contenus<br />

<strong>numérique</strong>s remplacent les objets analogiques à moindre coût<br />

la matérialité n’est-elle pas, dans l’avenir, un nouveau signe<br />

extérieur de richesse ?<br />

Avec l’imprimante 3D, la technique <strong>numérique</strong> a déjà<br />

entrainé une révolution économique en proposant une<br />

manière de matérialiser un objet à partir de fichiers.<br />

L’impression supprime tous les procédés de fabrication<br />

propres à chaque objet, reconstitue parfaitement les aspects<br />

physiques d’un objet analogique. Couplée avec la technologie<br />

du scan <strong>numérique</strong> 125 , l’imprimante 3D n’est pas seulement un<br />

outil qui donne de la matière à l’objet <strong>numérique</strong>ment conçu,<br />

mais aussi un outil qui copie un objet matériel existant. Par<br />

exemple, on trouve depuis peu des boutiques où l’on peut faire<br />

des portraits en forme de figurines 3D. Après avoir scanné<br />

le visage du client, l’ordinateur le reconstruit pour ensuite<br />

l’imprimer en plastique. Bien qu’on soit encore loin d’une<br />

reproduction parfaite, ce principe de copie laisse envisager<br />

de nouveaux scénarios pour la production des objets industriels.<br />

Avec un système de reproduction à domicile, le magasin<br />

devient un lieu d’exposition plutôt qu’un lieu d’achat. Je<br />

pourrai reproduire en plusieurs exemplaires un vase qui me<br />

plaît, vu dans un magasin. Il s’agit bien d’une nouvelle architecture<br />

économique des objets industriels, auxquels tout<br />

le monde pourra avoir accès en possédant simplement une<br />

machine de moins en moins coûteuse.<br />

Il en va de même pour la réalité augmentée. Si l’on<br />

imagine une multiplication des dispositifs portatifs, chacun<br />

aura la possibilité d’entrer dans une autre forme de réalité à<br />

tout moment, et c’est là aussi une nouvelle structure économique<br />

qui se met en place, différente de celle existante avec<br />

les écrans plats. L’expérience rendue possible par l’objet reproduira<br />

ce qui existe dans la réalité analogique, mais à un prix<br />

beaucoup moins élevé. Prenons l’exemple du e-commerce. Les<br />

gens auront plus de facilité à acheter un produit qu’ils ont<br />

pu essayer avant ; je peux placer un canapé virtuel dans mon<br />

salon pour voir s’il se marie bien avec mon tapis. D’ailleurs, s’il<br />

s’agit d’objets qui font essentiellement appel à la vue, l’achat<br />

correspondra simplement à l’accès à la perception. J’imagine<br />

par exemple une boutique <strong>numérique</strong> où j’achète un nouveau<br />

décor pour tapisser les murs de ma chambre. Je paye un<br />

certain montant pour conserver cette atmosphère dans<br />

la chambre pendant une durée définie. Ces objets décoratifs<br />

appartiennent à une réalité augmentée où je choisis de vivre.<br />

Si les utilisateurs profitent de tous les objets du monde en<br />

illimité et les partagent de manière perpétuelle, cette situation<br />

inédite nécessitera une structure économique nouvelle pour<br />

empêcher la dévaluation des objets. Le marché actuel des<br />

sources sonores est une piste possible. La diffusion illégale de<br />

musique sur Internet a causé la disparition progressive des<br />

disques et des CD, mais un nouveau type de marché est<br />

apparu sous le nom de « streaming musical ». 126 Les objets<br />

visuels suivront vraisemblablement un jour le même chemin ;<br />

les designers seront alors sans doute amenés à réfléchir à de<br />

nouveaux modes d’achat de ces objets numérisés.<br />

125. Le service de streaming musical<br />

permet de pouvoir écouter de la musique<br />

en illimité, directement en ligne,<br />

avec un abonnement payant.<br />

114 115


c. Le designer comme prescripteur de perception<br />

126. Extrait du discours, Forum SRS<br />

(Science, Recherche & Société), CNAM<br />

de Paris, Juin 2015<br />

Ma dernière hypothèse englobe l’ensemble des analyses<br />

des deux premières parties et implique surtout l’augmentation<br />

de nos capacités corporelles. Dans la vie quotidienne,<br />

nous vivons en permanence des expériences <strong>numérique</strong>s avec<br />

l’utilisation des smartphones, du GPS dans les voitures, des<br />

jeux vidéo en ligne etc. Nous entrons souvent dans une autre<br />

forme de réalité qui se situe dans le réseau connecté. Grâce<br />

à la précision de ce réseau, ce que nous percevons <strong>numérique</strong>ment<br />

est toujours plus subtil. L’individu augmenté dont<br />

on entend souvent parler n’est pas une notion futuriste,<br />

parce que l’Internet et les différents capteurs technologiques<br />

rendent déjà les objets connectés une prothèse. Lors du forum<br />

SRS 127 organisé en 2015, Nicolas Demassieux, directeur<br />

d’Orange Labs Recherche affirmait que « tous les composants<br />

sont là pour augmenter les capacités humaines. Et pour<br />

que cette symbiose se fasse, il n’est pas forcément nécessaire<br />

d’incorporer des dispositifs dans l’organisme. »<br />

Prenons l’exemple de Google Glass, un projet de lunettes<br />

de réalité augmentée dévoilé en 2012. En proposant une<br />

variété d’informations en temps réel, les lunettes devaient<br />

répondre aux besoins de chaque situation. Par exemple, le<br />

chirurgien peut visualiser les guides nécessaires au cours de<br />

ses opérations, ou bien le touriste peut voyager mieux grâce<br />

aux informations disponibles sur le quartier dans lequel il<br />

se rend. Le dispositif est connecté au réseau, donc à une base<br />

des données spécifique, qui permet la superposition d’éléments<br />

visuels sur la réalité analogique elle-même. C’est ce que<br />

j’appelle une perception assistée.<br />

De plus, le <strong>numérique</strong> porté sur le corps ne se limite pas à<br />

amplifier nos connaissances (dans le sens où nous avons accès<br />

aux informations en temps réel), mais il peut désormais interférer<br />

avec notre intelligence, avec ce qu’on appelle aujourd’hui<br />

l’apprentissage automatique 128 . En effet, l’algorithme du<br />

système <strong>numérique</strong> adapte ses analyses à celles des données<br />

empiriques de l’utilisateur. L’exemple le plus connu est sans<br />

doute le filtre spam de la boîte email. Le système apprend peu<br />

à peu, par la gestion de l’utilisateur, les critères d’un courrier<br />

spam, pour ensuite effectuer tout seul le filtrage des mails.<br />

Cette capacité de traitement des mails peut s’appliquer à de<br />

nombreux domaines de recherche, par exemple la conduite<br />

avec la voiture sans conducteur de Google.<br />

Si l’on revient à la perception augmentée, on peut imaginer<br />

une personne dans un magasin de meubles qui est guidé par<br />

des indications sur les produits susceptibles de l’intéresser<br />

plus que d’autres. L’outil <strong>numérique</strong> analyse non seulement<br />

ce que perçoit physiquement l’utilisateur, mais prend aussi<br />

en compte ses goûts et sa personnalité pour lui proposer une<br />

assistance adaptée. Avec de nombreuses recherches dans ces<br />

deux domaines que sont la connectivité informationnelle et<br />

l’intelligence artificielle, il est probable que nous soyons de<br />

plus en plus habitués à une « vie pratique augmentée » dans<br />

laquelle nous oublierons quasiment la présence technologique.<br />

L’objet que nous percevons aujourd’hui et celui dans<br />

dix ans auront les mêmes propriétés, mais seront tout à fait<br />

différents selon la personne et la situation.<br />

127. Machine Learning (ML ou apprentissage<br />

automatique) est un champ<br />

d’étude de l’intelligence artificielle.<br />

116 117


128. Extrait de l’article paru sur The<br />

Economist, May 9th-15th 2015, Artificial<br />

Intelligence, p.20<br />

129. Ibid, p.20<br />

130. Deepmind est une Google Deep-<br />

Mind est une entreprise britannique<br />

spécialisée dans l’intelligence artificielle,<br />

rachetée par Google en 2014<br />

131. Sedol Lee est Sedol est l’un des<br />

meilleurs joueurs coréens, classé 9d<br />

(le niveau le plus élevé au go)<br />

132. Le go est un jeu de plateau originaire<br />

de Chine, connu pour sa grande<br />

richesse combinatoire et sa profondeur<br />

stratégique.<br />

On peut légitimement se poser la question du rôle<br />

du designer dans cette réalité où tout sera numérisé et<br />

automatisé. Même s’il existe des mouvements importants<br />

qui s’inquiètent du remplacement partiel ou intégral de<br />

l’intelligence humaine par la machine, ne s’agit-il pas d’une<br />

évolution naturelle de l’humanité ? N’y aura-t-il pas, toujours,<br />

une place pour l’intelligence humaine et de nouvelles tâches<br />

qui nécessiteront la créativité et la propension à formuler des<br />

solutions des designers ? Rodney Brooks, un des pionniers de<br />

l’intelligence artificielle et dirigeant de l’entreprise Rethink<br />

Robotics, donne l’exemple d’un classificateur d’images qui<br />

fonctionne selon le principe de l’apprentissage automatique. Il<br />

affirme que « ce dernier peut être incroyablement précis mais<br />

qu’il n’a aucun but, aucune motivation et surtout qu’il n’est<br />

pas plus conscient de sa propre existence qu’un tableur Excel<br />

» 129 . Un autre pionnier de l’intelligence artificielle, Edsger<br />

Dijkstra, s’oppose également à l’idée d’une invasion de<br />

l’humanité et dit que « le fait de se demander si l’ordinateur<br />

peut penser est un peu comme se demander si les sous-marins<br />

peuvent nager » 130 .<br />

Quand Minsky a utilisé pour la première fois le mot<br />

‘‘intelligence artificielle’’ à la conférence de Dartmouth en<br />

1956, personne n’a pu imaginer les concepts comme Machine<br />

Learning ou Deep Learning d’aujourd’hui. Ou encore, la victoire<br />

d’AlphaGo, l’intelligence artificielle de Google 131 , contre<br />

Sedol Lee 132 , l’un des meilleurs joueurs mondiaux, au jeu de<br />

Go 133 a marqué une grande surprise même pour les spécialistes<br />

neuroscientifiques. Les limites de la performance <strong>numérique</strong><br />

que soulignent de nombreux chercheurs sont plutôt des<br />

intuitions que des analyses scientifiques, c’est peut-être une<br />

réflexion d’un espoir humain.<br />

Depuis les débuts de l’automobile, un environnement<br />

adapté à ce nouveau moyen de transport s’est progressivement<br />

créé. Il s’agit en grande partie d’infrastructures matérielles<br />

comme les autoroutes, les stations d’essence ou les feux de<br />

signalisation ; et d’accessoires comme l’air bag, l’essuieglace<br />

ou le toit ouvrant. Cet environnement comprend aussi<br />

des éléments immatériels, comme l’ensemble des règles<br />

de conduite ou le code de la route. La voiture étant une<br />

machine, le conducteur est capable de rentrer dans la réalité<br />

de la conduite en respectant ces lois. La conduite automatique<br />

produira aussi certainement à l’avenir un environnement de<br />

nouveaux objets. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle,<br />

pourrait il exister une certaine forme d’interaction<br />

homme-machine, un ensemble de règles à suivre, que seuls les<br />

êtres humains sont capables d’imaginer ?<br />

Aujourd’hui, l’utilisateur d’Internet sait qu’il existe sur<br />

une page web un endroit où appuyer pour revenir en arrière<br />

(en haut à gauche) ou un autre pour fermer (en haut à droite).<br />

Sur un smartphone, il faut laisser le doigt appuyé sur l’icône<br />

pour pouvoir la déplacer ailleurs. Chaque utilisateur a sa<br />

propre expérience mais suit un ensemble de règles qui lui sont<br />

imposées par les constructeurs de cette réalité <strong>numérique</strong>.<br />

On pourrait appeler cela des « prescriptions de perception ».<br />

C’est la raison pour laquelle il existe une certaine incohérence<br />

d’usage entre les systèmes d’exploitation des différents<br />

fabricants. Si chaque environnement propose une expérience<br />

cohérente des différentes applications, cela crée une architecture<br />

de règles qu’on appelle des bonnes pratiques pour<br />

l’IHM (Interface Homme-Machine ou en anglais, Human<br />

Interface Guidelines, HIG). Ce sont les lignes directrices que<br />

doivent suivre les développeurs pour produire de nouveaux<br />

logiciels. (figure : Apple Human interface Guidelines) Grâce<br />

à ces habitudes, à ces usages que les utilisateurs se sont appropriés,<br />

le mode d’emploi n’est plus nécessaire.<br />

118 119


133. Google I/O 2015 developer conference,<br />

SanFrancisco, le 29 May 2015<br />

Le principe est le même pour la réalité augmentée.<br />

Certaines interactions suggérées par l’écran (investir les<br />

extrémités, incliner, secouer, glisser, etc.) ne sont plus valables<br />

dans cette autre réalité qui n’a plus de contraintes d’espace.<br />

Les designers doivent donc créer un nouveau langage adapté ;<br />

il s’agit d’un travail subtil sur la gestuelle. Nous avons déjà<br />

exploré les nouvelles possibilités induites par la gestuelle<br />

dans ce mémoire. Certaines technologies de captation comme<br />

Kinect et Leap Motion permettent déjà un premier degré d’interaction<br />

entre l’objet et les mains, mais cette interaction est<br />

limitée à un cadre physique spécifique. Par exemple, je peux<br />

manipuler un objet 3D avec le mouvement de mes mains grâce<br />

à Leap Motion, mais uniquement devant le capteur dédié. Au<br />

contraire, dans la réalité augmentée, la gestuelle doit avoir un<br />

effet sur tous les éléments perçus par l’utilisateur. Ce ne sont<br />

pas uniquement des objets <strong>numérique</strong>s, mais aussi ceux de la<br />

réalité analogique qui deviendront de plus en plus interactifs.<br />

Google a ouvert la voie avec son projet Soli. Les chercheurs du<br />

laboratoire ATAP (Google’s Advanced Technology and Projects<br />

group) ont dévoilé, lors de la conférence Google I/O 2015 134 ,<br />

une puce radar minuscule qui peut se loger dans les différents<br />

objets et les rendre connectés. D’après la vidéo diffusée en<br />

mai 2015, le projet repose aussi sur la recherche de typologies<br />

de mouvements des doigts qui permettent de communiquer<br />

avec la puce. (figure:ATAP Soli) Ce projet laisse présager un<br />

futur où la gestuelle sera de plus en plus importante et oblige<br />

à repenser les habitudes pratiques qu’on avait avec nos écrans.<br />

Dans certaines vidéos avec des effets spéciaux graphiques, la<br />

réalité augmentée semble effacer la complexité de l’objet. La<br />

vidéo de présentation de Hololens en est un exemple : tout le<br />

monde peut potentiellement être créateur d’objet puisqu’il<br />

n’est plus nécessaire d’avoir des connaissances techniques<br />

pour manipuler et modifier un volume.<br />

Cependant, même si nous entrons dans une ère peuplée<br />

d’objets interactifs, il existe toujours une complexité importante<br />

derrière une image qui semble simple. Pour distinguer<br />

les différents objets à sélectionner, ainsi que les différentes<br />

fonctions à activer, le langage des gestes que nous avons<br />

aujourd’hui avec nos écrans ne sera pas suffisant. Imaginons<br />

une simple situation, la consultation d’un catalogue de<br />

meubles. Le catalogue sort de son cadre physique (papier<br />

ou écran) et peut se visualiser sur la totalité de la zone de<br />

perception. L’environnement recouvert d’une multitude<br />

d’objets nous demande donc un ensemble de gestes subtils et<br />

précis. Par exemple, quel geste pourrait réduire la taille d’un<br />

meuble sans réduire celle de l’affichage du catalogue? Dans ce<br />

contexte, la création ainsi que la classification et la hiérarchisation<br />

des commandes possibles dans l’espace en trois dimensions<br />

formeront un discipline indispensables. Voilà sans doute<br />

une tâche possible pour les designers qui deviendraient alors<br />

« prescripteurs de perception d’usage ».<br />

120 121


Conclusion<br />

Notre quotidien est aujourd’hui peuplé d’objets avec des<br />

usages et des fonctionnalités qui impliquent une interaction<br />

avec les autres individus. Au-delà de ces derniers qui touchent<br />

crucialement le métier du designer, je me suis intéressé dans ce<br />

mémoire aux différentes manières d’appréhender, d’observer,<br />

d’interagir avec les objets nouveaux qui peuplent désormais<br />

notre quotidien. Elles évoluent en fonction de la spécificité de<br />

l’objet, de la personnalité de l’usager, ou encore de l’environnement<br />

dans lequel l’objet est présenté. Il s’agissait de montrer<br />

d’une part les différents supports <strong>numérique</strong>s qui nous<br />

plongent peu à peu dans une autre forme de réalité, la réalité<br />

<strong>numérique</strong> ; d’autre part d’analyser comment cette réalité<br />

affecte notre manière de percevoir les objets, avec notre corps<br />

et notre intelligence. Ce que nous percevons aujourd’hui sur<br />

les écrans n’est certainement que le début d’un quotidien<br />

fait d’expériences totalement immatérielles. La rédaction<br />

du mémoire m’a permis de formuler des hypothèses sur les<br />

modifications possibles de notre manière de percevoir le<br />

monde et d’imaginer des contextes dans lesquels je pourrais<br />

intervenir en tant que designer.<br />

La simulation virtuelle, l’automatisation, l’intelligence<br />

artificielle sont des produits de la performance <strong>numérique</strong><br />

qui ont radicalement transformé nos sociétés, notamment les<br />

métiers et les rythmes de travail, mais aussi notre quotidien. le<br />

<strong>numérique</strong> est en train de changer notre manière de percevoir<br />

les objets sans qu’on s’en rende vraiment compte, sans qu’il<br />

existe assurément une stratégie globale pour ce changement.<br />

Il me semble que l’arrivée du <strong>numérique</strong> n’est pas une<br />

conquête de l’humanité comme la décrivent certains romans<br />

de science-fiction, mais plutôt un stade de développement où<br />

les êtres humains se retrouvent avec de nouvelles possibilités<br />

d’intervention sur leur environnement, et donc de nouvelles<br />

potentialités dans les façons de vivre, dont ils doivent se saisir<br />

d’une manière ou d’une autre.<br />

Les objets qui existent uniquement dans la réalité<br />

<strong>numérique</strong> sont de plus en plus nombreux. Ce n’est donc<br />

pas un hasard si aujourd’hui un grand nombre d’agences<br />

de design se consacre à la construction de sites Internet ou<br />

d’applications mobiles 135 . Le terme « UX » 136 est de plus en<br />

plus utilisé au détriment du mot « graphisme » parce qu’il<br />

va au-delà d’un travail visuel et implique une réflexion sur<br />

l’écosystème d’usage de l’interface. Si ce travail d’UX porte<br />

encore beaucoup sur les interfaces des ordinateurs ou des<br />

smartphones, l’intelligence artificielle va certainement nous<br />

amener au-delà des écrans. Le principe du « Deep Learning »<br />

permet à la machine de pouvoir distinguer par exemple<br />

un chat d’un chien ; cette possibilité implique plus qu’une<br />

perception augmentée de l’information. 137 Les changements<br />

qui se produisent ici sont équivalents au système de sécurité<br />

ou règles de conduite que l’on a progressivement mis en<br />

place depuis l’invention de l’automobile. Sur l’autoroute par<br />

exemple, on est habitué à garder manuellement une distance<br />

de sécurité en regardant la voiture devant. Cependant, avec<br />

les nouveaux modèles équipés des capteurs, ce n’est plus le<br />

conducteur lui-même qui contrôle directement la vitesse<br />

pour garder cette distance. Les designers d’UX auront<br />

probablement la tâche de définir ces nouvelles modalités de<br />

perception pour l’intelligence artificielle.<br />

134. Le nombre d’applications<br />

mobiles sur la plateforme Android est<br />

passé de 2300 en 2009, à 1,3millions<br />

en avril 2015. - Dow Jones Wireless<br />

Innovations conference<br />

135. Expérience utilisateur<br />

136. Voir la fin de la Partie<br />

III-2-c : Designer comme perception<br />

assistée<br />

122 123


137. Des enfants nés avec le<br />

<strong>numérique</strong> qui seront totalement<br />

habitués à la multiplicité des formes de<br />

réalité, analogique et <strong>numérique</strong>.<br />

138. BARON Georges-Louis & BRUIL-<br />

LARD Éric, Technologies de l’information<br />

et de la communication et indigènes<br />

<strong>numérique</strong>s : quelle situation ?, Rubrique<br />

de la revue STICEF, Volume 15,<br />

2008, ISSN : 1764-7223, page consultée<br />

le 29.07.2015, http://sticef.org<br />

Il faut pourtant se garder d’une foi sans limite dans la<br />

capacité des générations futures à explorer pleinement les<br />

capacités du <strong>numérique</strong>. Par exemple, la génération que l’on<br />

a nommée « digital native » 138 n’est pas aussi douée que l’on<br />

peut le penser à première vue. Sa maîtrise des nouvelles<br />

technologies n’est qu’une forme de familiarité avec certaines<br />

fonctions des logiciels, elle n’est que le résultat d’usages<br />

mécaniquement répétés sans compréhension des processus<br />

en cours. Depuis que Marc Prensky, écrivain américain et<br />

chercheur en pédagogie, a utilisé le terme « digital native »<br />

pour la première fois, les individus qu’il désigne font l’objet de<br />

débats dans différents domaines des sciences sociales. George<br />

Baron, spécialiste en pédagogie et professeur à l’université<br />

Paris-Descartes, affirme que « les digital natives sont pour<br />

une bonne part aussi des novices, des digital naïves, des proies<br />

faciles pour les diverses incitations du marché. Leurs utilisations<br />

des technologies sont fréquentes, mais dans un spectre<br />

très limité et avec un degré d’autonomie relatif. » 139 S’il n’est<br />

pas forcément opportun de questionner ici le fossé générationnel<br />

qui sépare la société face aux techniques <strong>numérique</strong>s,<br />

il est primordial de réfléchir à la manière de préparer, former<br />

les futures générations aux défis qui seront les leurs. Si on<br />

ne leur donne pas les outils pour comprendre les processus<br />

de traitement de l’information à l’œuvre derrière les objets<br />

<strong>numérique</strong>s, elles risquent de s’enfermer dans un monde passif<br />

où la performance <strong>numérique</strong> ne sera qu’une coquille vide.<br />

Pour conclure, ce mémoire m’a permis de réaliser à quel<br />

point les pratiques <strong>numérique</strong>s quotidiennes sont une source<br />

d’inspiration et de motivation dans mon travail de designer.<br />

Dans mes réflexions où se croisent la perception humaine et<br />

la technologie <strong>numérique</strong>, j’ai pu m’apercevoir que les sciences<br />

humaines et les sciences exactes partagent les mêmes objectifs<br />

de recherche. La technologie évolue si vite qu’au moment où<br />

j’écris ce dernier paragraphe de conclusion la projection des<br />

scénarios que je croyais « extrêmes », au début de la rédaction,<br />

n’en sont plus. Cette rapidité d’évolution fait preuve de<br />

l’imprévisibilité générale quant au <strong>numérique</strong> et à ce qu’il<br />

peut nous apporter d’ici 2020. La performance technique et<br />

les usages qui en découlent semblent dépasser notre capacité<br />

d’imagination. L’écart entre un espace réel et virtuel se<br />

réduit. Le <strong>numérique</strong> n’est finalement qu’un outil, de plus en<br />

plus accessible, pour réaliser ce qu’on a envie de percevoir.<br />

À travers mes trois hypothèses de la réalité <strong>numérique</strong>, je<br />

spécule sur différents moments d’interaction avec l’objet qui<br />

pourront créer de nouveaux modes de vie. D’une œuvre d’art<br />

<strong>numérique</strong> « authentique » à la transition de « possession »<br />

d’objet vers « l’accès » à celui-ci, jusqu’aux nouvelles règles de<br />

perception dans un environnement entièrement numérisé<br />

: tous ces scénarios potentiels manifestent un avenir où la<br />

réalité <strong>numérique</strong> oublie radicalement l’histoire des objets de<br />

l’ère pré-<strong>numérique</strong>. Je retiens surtout que ces changements<br />

tendent vers une seule direction. En même temps que la<br />

réalité <strong>numérique</strong> prend du terrain, l’expérience de ces objets<br />

se fait de moins en moins palpable et matérielle. Des notions<br />

comme la mémoire, le passé, le hasard ont tendance à être<br />

négligées. Par exemple, un stylet numétique pourra un jour<br />

simuler parfaitement le dessin au pinceau de calligraphie, le<br />

casque de la réalité virtuelle pourra reproduire les déformations<br />

du papier japonais, voir même l’expérience du toucher<br />

liée à la matérialité du support au dessin. Les pinceaux en poil<br />

d’animaux continueront à exister grâce à ceux qui cherchent<br />

à conserver l’histoire de l’objet, mais ils seront rangés dans<br />

les catégories du patrimoine et du luxe. La vraie hybridation<br />

<strong>numérique</strong>-analogique ne serait pas seulement être cette<br />

cohabitation des objets matériels et immatériels mais la<br />

fusion des deux. La réalité analogique qui met en avant la<br />

connaissance des matières, la richesse du travail artisanal, est<br />

de plus en plus isolée de celle du <strong>numérique</strong>. La performance<br />

<strong>numérique</strong> croissante ne permet pas de valoriser le vécu de<br />

chaque objet. Nous n’accordons pas la même valeur aux objets<br />

<strong>numérique</strong>s car nous nous sommes habitués à ce qu’ils soient<br />

temporaires. Nous sommes doués à numériser une tâche ou un<br />

objet analogique, mais nous le sommes moins pour réfléchir<br />

à la transformation des métiers du passé dans cette nouvelle<br />

forme de réalité. La révolution industrielle avait menacé les<br />

traditions d’une façon similaire. En absence du <strong>numérique</strong>,<br />

nos ancêtres ont toujours développé leurs savoir-faire à travers<br />

des échecs, nous ont transmis leurs acquis liés à la conception<br />

des objets. Quel héritage d’un passé « analogique » pourra<br />

porter encore les objets de demain?<br />

124 125


Bibliographie<br />

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CAVANAGH Patrick, Artist as neuroscientist, in Nature vol.434, Nature Publishing<br />

Group, mars 2005<br />

CHATELET Claire, Toucher/cadrer, toucher/monter : des interfaces haptiques<br />

pour un spectateur « amplifié », OpenEdition, page consultée le 24 mars 2015,<br />

http://entrelacs.revues.org/502<br />

HOUDÉ Olivier, qu’est ce que le réel? in La Recherche, Juillet-Août 2014<br />

LEFAVRE Anne & BASSEREAU Jean-François, Analyse sensorielle in 10ème<br />

Séminaire CONFERE, 2003 (La page consulté le 15.02.2015) http://www.<br />

guillaumegronier.com/cv_documents/_CDRom_CONFERE/communications/02.Lefebvre.pdf<br />

NORMAN Donald, Affordance, conventions, and design in Interactions, Mai<br />

1999<br />

MOK MI Hudelot, L’art et la cognition, Revues.org, page consulté le 17.12.2014,<br />

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MOUJAN Carola, Optique-haptique, distraction et expérience spatiale, Revues.<br />

org, page consulté le 17.12.2014 http://entrelacs.revues.org/522<br />

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2007<br />

The Economist, Artificial intelligence : Rise of the machines, Mai 2015<br />

CANI Marie-Paul, Façonner l’imaginaire : de la création <strong>numérique</strong> 3D aux<br />

mondes virtuels animés, Collège de France, Paris, 12 février 2015<br />

DEMASSIEUX Nicolas, Homme augmenté, au sein du Forum Science, Recherche<br />

& Société, CNAM, Paris, 28 mai 2015<br />

130 131


Remerciements<br />

Ce mémoire est le fruit de mes recherches et réflexions<br />

au cours de ces dix derniers mois. J’ai fait des découvertes<br />

non seulement sur le sujet lui-même mais aussi sur la langue<br />

française. Il s’agit de ma première vraie expérience de création<br />

écrite où je me suis cultivé et exprimé sans passer par ma<br />

langue maternelle. Le mémoire était également l’occasion<br />

de faire une passerelle entre mes deux cultures, la france et<br />

la corée, et c’est un vrai plaisir d’avoir pu m’appuyer sur le<br />

métissage qui fait mon identité personnelle.<br />

Je remercie Dieu, ma famille, mes amis, et toutes les<br />

personnes qui m’ont apporté de l’aide pour aboutir à cette<br />

magnifique trace de ma jeunesse. Un grand remerciement<br />

spécial à Irène Berthezène, ma directrice de mémoire, pour<br />

son suivi exhaustif et ses conseils avisés; Florian Bédé pour<br />

ses efforts de relecture et ses précieuses suggestions (et sa<br />

bogossitude).<br />

À Paris, le 31 Mars 2016<br />

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엄마 아빠 사랑해요.<br />

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KIM <strong>Shin</strong> Hyung<br />

kimshin.org<br />

Mémoire de fin d’études<br />

sous la direction d’ Irène Berthezène<br />

Janvier 2016<br />

ENSCI - Les Ateliers<br />

_<br />

Master’s thesis under the supervision of Irène Berthezène<br />

French national school for advanced studies in design<br />

January 2016<br />

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