Lire et écrire au Moyen Age
Et si ce n’était pas l’imprimerie qui avait fait entrer l’Occident dans l’ère de l’écrit ? Les historiens, en tout cas, nous apprennent que quelque chose se joue dès le XIIe siècle. Partout l’écrit occupe une place grandissante : dans les transactions des marchands, sur les bancs des universités, dans le gouvernement des rois et même dans la sphère privée. Une révolution lente mais profonde qui a entraîné l’émergence de la figure de l’intellectuel et qui a fait du livre un objet à part. Avec Pierre Chastang, Claire Angotti, Étienne Anheim, Isabelle Heullant-Donat, Yann Potin, Nicolas Ruffini-Ronzani
Et si ce n’était pas l’imprimerie qui avait fait entrer l’Occident dans l’ère de l’écrit ? Les historiens, en tout cas, nous apprennent que quelque chose se joue dès le XIIe siècle.
Partout l’écrit occupe une place grandissante : dans les transactions des marchands, sur les bancs des universités, dans le gouvernement des rois et même dans la sphère privée. Une révolution lente mais profonde qui a entraîné l’émergence de la figure de l’intellectuel et qui a fait du livre un objet à part.
Avec Pierre Chastang, Claire Angotti, Étienne Anheim, Isabelle Heullant-Donat, Yann Potin, Nicolas Ruffini-Ronzani
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DR<br />
Intérêt grandissant pour<br />
l’obj<strong>et</strong> livre, <strong>au</strong>gmentation<br />
par milliers des actes des<br />
chancelleries, transformation<br />
des outils <strong>et</strong> des supports<br />
de lecture <strong>et</strong> d’écriture :<br />
contrairement à une idée reçue,<br />
c’est bien <strong>au</strong> <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> que<br />
l’Occident devient une société<br />
de l’écrit.<br />
Par Pierre Chastang<br />
En 1958, Lucien Febvre <strong>et</strong> Henri-<br />
Jean Martin reprenaient dans<br />
L’Apparition du livre la périodisation<br />
traditionnelle de l’histoire<br />
occidentale <strong>et</strong> assimilaient<br />
l’invention de la presse à imprimer<br />
à la naissance du livre, passant<br />
sous silence le long premier millénaire de<br />
l’histoire du codex. C<strong>et</strong>te thèse d’une transformation<br />
radicale de l’économie des textes <strong>et</strong> de l’ordre<br />
des savoirs suscitée par l’innovation de<br />
Gutenberg, enrichie <strong>et</strong> nuancée, est restée pendant<br />
vingt-cinq ans notre cadre de pensée 1 . Grâce<br />
à l’impulsion d’historiens anglais <strong>et</strong> italiens, elle<br />
a connu depuis trente ans une profonde réévaluation.<br />
On m<strong>et</strong> désormais en valeur les fortes continuités<br />
entre les derniers siècles du <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong> <strong>et</strong><br />
la première Modernité, tant en ce qui concerne<br />
les obj<strong>et</strong>s écrits que les pratiques culturelles qui<br />
leur sont associées. Pour le dire clairement, la<br />
culture de l’écrit en Occident n’est pas née dans<br />
la seconde moitié du xv e siècle avec l’avènement<br />
du livre imprimé, mais s’est formée par eff<strong>et</strong> de<br />
seuils à partir de la fin du xi e siècle, dans le cadre<br />
de la réforme grégorienne.<br />
L’AUTEUR<br />
Professeur à<br />
l’université de<br />
Versailles-Saint-<br />
Quentin-en-Yvelines,<br />
Pierre Chastang<br />
consacre ses<br />
recherches à la<br />
culture médiévale<br />
de l’écrit <strong>au</strong> xi e -<br />
xiv e siècle. Il a<br />
notamment publié<br />
La Ville, le<br />
gouvernement <strong>et</strong><br />
l’écrit à Montpellier,<br />
xii e -xiv e siècle. Essai<br />
d’histoire sociale<br />
(Publications de la<br />
Sorbonne, 2013).<br />
« Voilà ma preuve »<br />
Les médiévistes se sont alors attelés à proposer<br />
une chronologie alternative qui sorte le <strong>Moyen</strong><br />
<strong>Age</strong> de l’empire de l’oralité dans lequel les juristes<br />
<strong>et</strong> philologues du xix e siècle l’avaient, pour<br />
une bonne part, cantonné. Un des pionniers fut<br />
Michael T. Clanchy, qui rapportait, dans From<br />
Memory to Written Record (1979), une anecdote<br />
exemplaire. L’earl anglais Warenne, du temps<br />
d’Édouard I er (1272-1307), fut sommé de fournir<br />
à la cour du comté les preuves de ses privilèges<br />
<strong>et</strong> de ses droits. Il apporta l’épée de son<br />
aïeul <strong>au</strong> sheriff <strong>et</strong> déclara : « Voilà ma preuve. »<br />
L’administration anglaise, prenant acte d’une<br />
transformation du monde social, dut alors adm<strong>et</strong>tre<br />
que les preuves écrites n’étaient pas exigibles<br />
pour la période antérieure à 1190.<br />
Par mimétisme avec les récits plus anciens, c<strong>et</strong><br />
accroissement de l’emprise de l’écrit a été décrit<br />
comme une « révolution » intervenue <strong>au</strong> xiii e siècle,<br />
en particulier dans les communes d’Italie centroseptentrionale<br />
où de nouve<strong>au</strong>x cadres documentaires<br />
accompagnaient les innovations<br />
MOT CLÉ<br />
Réforme<br />
grégorienne<br />
Réforme de l’Église<br />
engagée à partir du<br />
xi e siècle <strong>et</strong><br />
principalement menée<br />
par les papes <strong>et</strong> leurs<br />
légats. Elle se traduit<br />
par l’<strong>au</strong>tonomie <strong>et</strong> la<br />
puissance croissantes de<br />
l’institution ecclésiale<br />
<strong>et</strong>, en son sein, de la<br />
pap<strong>au</strong>té. Elle initie une<br />
profonde recomposition<br />
des relations entre<br />
clercs <strong>et</strong> laïcs dans <br />
tous les domaines de <br />
la vie sociale, <strong>au</strong> profit<br />
des premiers.<br />
CREDIT DROITE<br />
Un écrivain à l’ouvrage<br />
Le poète Philippe de Mézières (v. 1327-1405) est représenté en train d’<strong>écrire</strong> à sa table de travail dans c<strong>et</strong>te<br />
miniature du xv e siècle illustrant son œuvre Songe du viel pelerin. A la fin du <strong>Moyen</strong> <strong>Age</strong>, les supports de<br />
lecture <strong>et</strong> d’écriture se transforment <strong>et</strong> s’invitent même jusque dans les habitations, où sont parfois créées<br />
des pièces spécifiques. Ici, le poète, mi-assis sur un tabour<strong>et</strong>, est penché sur une table d’écriture <strong>et</strong> écrit à<br />
l’aide d’un calame. Dans sa main g<strong>au</strong>che, il tient un coute<strong>au</strong> : les scribes l’utilisaient pour couper les feuilles,<br />
tailler leur plume ou gratter le parchemin pour corriger leur texte. Derrière lui, plusieurs codex sont disposés<br />
dans un meuble de rangement : ces gros livres à fermoirs s’imposent dans les paysages domestiques.<br />
L’HISTOIRE / N°463 / SEPTEMBRE 2019