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Recueil des Assises des métiers d'art 2019

Nos Assises qui se sont déroulées en juin dernier à Perpignan ont démontré la force collective de notre communauté si chacun d’entre nous s’engage au plus près de son atelier pour défendre de façon unie la juste place des professionnels de métiers d’art. Les échanges lors de ces Assises témoignent que le climat de la société morose, même s’il est perceptible par tous, n’a pas eu d’emprise sur la confiance et l’espoir que nous plaçons dans notre secteur en tant que professionnels de métiers d’art. Forts de cette énergie, faisons de 2020 une année de mobilisation pour les métiers d’art !

Nos Assises qui se sont déroulées en juin dernier à Perpignan ont démontré la force collective de notre communauté si chacun d’entre nous s’engage au plus près de son atelier pour défendre de façon unie la juste place des professionnels de métiers d’art.

Les échanges lors de ces Assises témoignent que le climat de la société morose, même s’il est perceptible par tous, n’a pas eu d’emprise sur la confiance et l’espoir que nous plaçons dans notre secteur en tant que professionnels de métiers d’art.

Forts de cette énergie, faisons de 2020 une année de mobilisation pour les métiers d’art !

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RECUEIL DES ASSISES<br />

DES MÉTIERS D’ART<br />

ENSEMBLE,<br />

MOBILISONS-NOUS<br />

POUR LES<br />

MÉTIERS D’ART<br />

ASSISES DES MÉTIERS D’ART<br />

Tables-ron<strong>des</strong>, conférences, ateliers,<br />

rencontres et échanges en dialogue avec <strong>des</strong> experts.<br />

Un événement organisé par Ateliers d’Art de France<br />

28-29 JUIN <strong>2019</strong> – PERPIGNAN


ASSISES DES MÉTIERS D'ART<br />

28 ET 29 JUIN <strong>2019</strong><br />

PALAIS DES CONGRÈS<br />

DE PERPIGNAN


À PROPOS D’ATELIERS D’ART DE FRANCE<br />

La mission d’Ateliers d’Art de France est de faire connaître le rôle et la<br />

place <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art dans notre société. Seul syndicat professionnel<br />

réunissant l’ensemble <strong>des</strong> 16 domaines <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art, il fédère plus de<br />

6 000 professionnels sur le territoire national, de l’atelier unipersonnel à la<br />

manufacture d’art. Créé il y a plus de 150 ans, il représente et défend les 281<br />

<strong>métiers</strong> d’art dans leur diversité et contribue au développement économique<br />

du secteur, en France et à l’international.<br />

• Ateliers d’Art de France porte la voix <strong>des</strong> professionnels vers les<br />

pouvoirs publics pour favoriser la structuration du secteur. Le syndicat<br />

a ainsi permis la promulgation de la loi Artisanat, Commerce et TPE du 18<br />

juin 2014 reconnaissant l’existence à part entière du secteur économique<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art et l’arrêté ministériel du 24 décembre 2015 fixant la liste<br />

officielle <strong>des</strong> 281 <strong>métiers</strong> d’art. Depuis, Ateliers d’Art de France continue<br />

son combat et se fait aujourd’hui l’ambassadeur de la création d’une<br />

branche professionnelle <strong>métiers</strong> d’art et de la transmission <strong>des</strong> savoirfaire,<br />

à travers une politique de formation adaptée.<br />

• Ateliers d’Art de France favorise la croissance économique <strong>des</strong><br />

ateliers d’art, à travers l’organisation de salons et d’événements internationaux.<br />

A ce titre, il a développé <strong>des</strong> circuits de commercialisation<br />

incontournables et est le 1 er vecteur du développement du secteur :<br />

– MAISON & OBJET*, créé en 1949 en tant que Salon <strong>des</strong> ateliers d’art<br />

– Le Salon International du Patrimoine Culturel, relancé en 2011 et<br />

aujourd’hui premier carrefour d’affaires du secteur du patrimoine<br />

– RÉVÉLATIONS, la biennale internationale <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art et de la<br />

création, lancé en 2003<br />

– EMPREINTES, ouvert en 2017, plus grand concept store <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

d’art d’Europe et 1 ère plateforme de vente en d'objets <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. .<br />

• Ateliers d’Art de France contribue au rayonnement <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

en France et en Europe, notamment via les revues et ouvrages de sa<br />

Maison d'éditions, l’organisation du Festival International du Film sur les<br />

Métiers d’Art ou la participation depuis près d’une dizaine d’années au<br />

World Craft Council Europe, portant la voix de la France auprès de cette<br />

organisation dont la vocation est de renforcer la place de <strong>métiers</strong> d’art<br />

au cœur de la vie économique et culturelle européenne.<br />

Fédérateur, lanceur de débats et ferme défenseur <strong>des</strong> ateliers, au service<br />

du patrimoine et de la création, Ateliers d’Art de France est un espace de<br />

réflexion et d’innovations, comme l’illustre le travail de ses commissions<br />

professionnelles et sociales qui réunissent les meilleurs experts du secteur.<br />

Elles contribuent à faire du syndicat un lieu d’échange <strong>des</strong> professionnels<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art avec les institutionnels, les pouvoirs publics et la<br />

société au service de la structuration du secteur.<br />

• Les 4 commissions statutaires professionnelles ont été créé en<br />

2014 à la suite de la loi ACTPE qui a posé le périmètre du secteur et<br />

son caractère intrinsèquement artistique :<br />

– La commission Artistes-Auteurs<br />

– La commission Artisans d’Art<br />

– La commission Manufactures d’Art<br />

– La commission Patrimoine<br />

Leur objectif est de veiller plus particulièrement aux intérêts matériels et<br />

moraux, tant individuels que collectifs, <strong>des</strong> professionnels <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

relevant de son champ d’intervention. Elles ont pour rôle :<br />

– De suivre les évolutions économiques, sociales, juridiques et fiscales<br />

– De réaliser toute étude relative à leur objet<br />

– De centraliser les deman<strong>des</strong> <strong>des</strong> professionnels et de formuler les préconisations<br />

les concernant.<br />

• Les 2 commissions statutaires sociales ont été créées en 2016 dans<br />

le prolongement <strong>des</strong> quatre premières commissions :<br />

– La commission Solidarité qui a pour objet de mettre en œuvre les<br />

missions d’information, de prévention, de conseil et d’aide, qui constituent<br />

une prise en charge globale de la solidarité à tous les moments de la vie<br />

du professionnel <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

– La commission Formation a pour objet la prise en charge par Ateliers<br />

d’Art de France <strong>des</strong> questions relatives à la formation et à l’apprentissage<br />

dans les <strong>métiers</strong> d’art.<br />

*MAISON&OBJET, ORGANISATEUR SAFI, FILIALE D’ATELIERS D’ART DE FRANCE ET DE REED EXPOSITIONS FRANCE<br />

2 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> Ateliers d’Art de France <strong>des</strong> 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


SOMMAIRE<br />

Préambule et introduction <strong>des</strong> thématiques <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art <strong>2019</strong> p. 4<br />

Discours d’ouverture <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> de la Présidente d'Ateliers d’Art de France p. 6<br />

I L’IDENTITÉ PROFESSIONNELLE p. 9<br />

II L’ENGAGEMENT p. 43<br />

Conclusion <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> p. 63


PRÉAMBULE<br />

C’est à Perpignan que nous nous sommes réunis<br />

en <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, les 28 et 29 juin au<br />

Palais <strong>des</strong> Congrès. Les <strong>Assises</strong> sont toujours un<br />

fort moment collectif et un grand moment d’expression<br />

pour notre communauté.<br />

Près de 400 adhérents étaient présents lors de ces<br />

journées placées sous le signe de l’engagement,<br />

du militantisme et de l’unité collective.<br />

Nos dernières <strong>Assises</strong> se sont tenues les 25 et 26<br />

juin 2016, à Saint-Malo. Nous venions d’obtenir<br />

de formidables avancées législatives qui ont<br />

permis la reconnaissance pleine et entière de<br />

notre secteur : il s’agit de la loi ATCPE du 18<br />

juin 2014 1 , qui donne une définition de nos<br />

<strong>métiers</strong> d’art, inscrit dans la création artistique,<br />

et de la loi LCAP du 16 juillet 2016 2<br />

qui reconnaît la pluralité d’exercice de nos<br />

<strong>métiers</strong> d’art.<br />

Depuis, nous avons continué notre combat et<br />

sommes à l’initiative de différentes actions :<br />

• À l’été 2018, nous avons produit et remis<br />

au ministère du Travail ainsi qu’à plusieurs<br />

parlementaires en charge d’une mission sur<br />

les <strong>métiers</strong> d’art, le rapport « La branche<br />

professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art, au service<br />

d’un secteur d’avenir », qui indique le<br />

besoin de création d’une branche professionnelle<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art, seul moyen de développement<br />

du secteur dans la continuité du<br />

dispositif législatif depuis 2014.<br />

• Nous avons formulé 12 propositions d’actions<br />

dont le secteur a besoin pour garantir<br />

son développement en France et à l’échelle<br />

de tous ses territoires.<br />

• À l’occasion de Révélations <strong>2019</strong>, nous avons<br />

produit et signé avec le Word Craft Council<br />

Europe, le Manifeste Crafting Europe et les<br />

6 mesures de son Plan d’intervention pour<br />

garantir la survie et le développement <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art auprès <strong>des</strong> futures générations.<br />

De nombreuses attentes de professionnels<br />

restent encore en suspens et c’est dans un<br />

contexte de réformes gouvernementales, sources<br />

d’interrogation pour notre secteur, et qui vont parfois<br />

à l’encontre <strong>des</strong> avancées que nous avons<br />

impulsées, que ces <strong>Assises</strong> se sont tenues. Nous<br />

avons collectivement échangé autour <strong>des</strong> défis<br />

actuels et exprimé les besoins, attentes et aspirations<br />

de notre communauté. Les réflexions que<br />

nous avons menées ont permis de nourrir la stratégie<br />

qui sera la nôtre dans les prochains mois<br />

et de dégager <strong>des</strong> perspectives d’avenir pour<br />

l’ensemble du secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art.<br />

Conférences, tables-ron<strong>des</strong>, prises de parole et<br />

ateliers de travail sont venus rythmer ces <strong>Assises</strong><br />

où chacun a pu partager ses expériences, ses<br />

idées et faire entendre sa voix. Ces <strong>Assises</strong> <strong>2019</strong><br />

ont été l’occasion de prendre conscience de<br />

notre identité, de nos valeurs communes et de la<br />

force collective que nous représentons.<br />

C’est autour du thème « le futur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

d’art : ensemble et maintenant » que tous les<br />

participants ont contribué aux riches et intenses<br />

échanges.<br />

Deux thématiques ont servi de fil conducteur à<br />

ces deux journées :<br />

• Le premier thème interrogé était celui de<br />

l’identité et plus particulièrement de l’identité<br />

professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art :<br />

quel portrait dresser de notre communauté ?<br />

Quelles spécificités nous définissent, nous<br />

rassemblent et nous différencient <strong>des</strong> autres<br />

secteurs ?<br />

• Le second thème abordait l’engagement :<br />

comment soutenir nos <strong>métiers</strong>, notre secteur ?<br />

Quels sont les différents mo<strong>des</strong> d’engagement<br />

possibles pour les professionnels <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art, à titre individuel et collectif ?<br />

Aude Tahon,<br />

Présidente d’Ateliers d’Art de France<br />

1. LOI ATCPE (ARTISANAT, AU COMMERCE ET AUX TRÈS PETITES ENTREPRISES)<br />

2. LOI LCAP (LIBERTÉ DE LA CRÉATION, À L'ARCHITECTURE ET AU PATRIMOINE)<br />

4 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


CHAQUE THÉMATIQUE A ÉTÉ TRAITÉE EN 3 TEMPS :<br />

1 Le temps d’expertise où quatre intervenants<br />

sont venus partager leur réflexion et<br />

présenter les résultats de leurs travaux ;<br />

2 Le temps de réflexion collective avec une<br />

table-ronde, <strong>des</strong> ateliers de travail en<br />

groupe et <strong>des</strong> échanges avec la salle ;<br />

3 Le temps <strong>des</strong> sondages pour exprimer notre<br />

état d’esprit, nos positions et ainsi dégager<br />

les priorités de notre action collective.<br />

Ce recueil a pour objectif de rassembler les différents<br />

temps qui ont rythmé nos <strong>Assises</strong> et qui<br />

constituent notre vision partagée sur nos <strong>métiers</strong><br />

et notre secteur, afin d’en garder mémoire et de<br />

les partager avec le plus grand nombre.<br />

Ces deux jours journées ont montré que notre<br />

communauté <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art est forte, unie et<br />

déterminée à se battre pour la reconnaissance<br />

et le développement de son secteur.<br />

L’énergie <strong>des</strong> débats qui nous ont animés<br />

témoigne de notre volonté de prendre la parole<br />

pour nous approprier notre <strong>des</strong>tin et structurer<br />

notre avenir. •<br />

Préambule du recueil <strong>des</strong> <strong>Assises</strong><br />

5


DISCOURS D'OUVERTURE<br />

DES ASSISES : AUDE TAHON<br />

PRÉSIDENTE D'ATELIERS D'ART DE FRANCE<br />

Aude Tahon est créatrice textile.<br />

Première femme élue à la tête d’Ateliers<br />

d’Art de France, syndicat professionnel<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art en France, elle déploie<br />

depuis 2016 son énergie au service de<br />

l’ensemble <strong>des</strong> ateliers d’art pour renforcer<br />

leur rayonnement et leur développement<br />

économique en France<br />

et à l’international. Elle exerce son<br />

deuxième mandat consécutif depuis<br />

octobre <strong>2019</strong>.<br />

6 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


Journée du 28 juin<br />

(La séance est ouverte à 9 h 40 sous la présidence de Mme Aude Tahon.)<br />

DISCOURS DE<br />

LA PRÉSIDENTE<br />

Mme Aude TAHON, PRÉSIDENTE<br />

— Bonjour à tous. Êtes-vous prêts à vivre cette<br />

aventure <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art ?<br />

Merci à tous d’être là pour ce moment fort de<br />

notre vie associative et syndicale, d’autant plus<br />

fort que nous allons tous travailler ensemble<br />

pour préparer notre avenir. Je sais que la fête va<br />

être belle !<br />

Nous voici réunis ici, à Perpignan, « le centre cosmique<br />

de l’univers », sous le regard surréaliste de<br />

Salvador Dali.<br />

Dans son Journal d’un Génie, paru en 1963, Dali<br />

déclarait : « c'est toujours à la gare de Perpignan<br />

que me viennent les idées les plus géniales de ma<br />

vie. » Voilà de quoi donner le ton de ces <strong>Assises</strong><br />

pour notre communauté : un temps de ressource<br />

et de création collective, tous ces échanges entre<br />

nous, ces envies de débats qui nous animent<br />

tous, qui sont si précieux pour nous approprier<br />

notre <strong>des</strong>tin.<br />

C’est ensemble que nous puisons notre force.<br />

C’est ensemble que nous allons recharger notre<br />

énergie, pour offrir à nos <strong>métiers</strong> d’art un bel avenir,<br />

un avenir qui nous appartient, à la hauteur de<br />

nos espoirs et de nos rêves.<br />

Quelle période vivons-nous ? Que représentent<br />

les <strong>métiers</strong> d’art en <strong>2019</strong> ? De quoi<br />

avons-nous besoin pour aborder l’avenir ? Ce<br />

sera l’objet de tous nos débats.<br />

Avant cela, je vous propose de redécouvrir<br />

ensemble le chemin parcouru par notre communauté,<br />

chemin qui nous amène ici, en <strong>2019</strong>, au<br />

centre du monde.<br />

(Projection d’une vidéo montrant l’évolution<br />

de la communauté <strong>des</strong> professionnels <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art.)<br />

Qu’avons-nous vécu ? Quelle est notre histoire ?<br />

Notre histoire collective est faite d’avancées, de<br />

reculs, de déceptions et de batailles gagnées.<br />

Salvador Dalí devant la gare de Perpignan en 1965<br />

Nous venons d’une longue lignée de professionnels<br />

de <strong>métiers</strong> d’art qui, ensemble, se sont battus<br />

pour nous donner les moyens d’exister, d’être<br />

reconnus, de nous développer.<br />

Personnellement, je ne cesse de redécouvrir cette<br />

histoire et de m’en nourrir grâce à nos archives,<br />

nos écrits passés et présents, mais aussi parce que<br />

notre histoire se raconte et se transmet oralement<br />

entre nous.<br />

Un livre vient d’être publié sur Jacques Blin. Il était<br />

céramiste, président d’Ateliers d’Art de France<br />

pendant vingt ans, de 1971 à 1992. Les mandats<br />

étaient bien longs à l’époque, n’est-ce pas ?<br />

C’était une autre époque !<br />

J’ai découvert avec bonheur ses pièces aux lignes<br />

ingénieuses, modernes, ses décors d’oiseaux sur<br />

fond bleu. Je découvre son œuvre syndicale et<br />

une vie donnée à l’aventure collective.<br />

À cette époque, les débats internes à notre communauté<br />

étaient denses, tout comme aujourd’hui.<br />

Nos collègues s’interrogeaient sur notre gouvernance<br />

interne et débattaient pour exister dans un<br />

monde où l’industrie était en train de nous reléguer<br />

au placard.<br />

Le Conseil d’administration était composé uniquement<br />

de céramistes. Il faut attendre 1965 pour que<br />

les <strong>métiers</strong> d’art dans leur ensemble accèdent à la<br />

gouvernance. Conscients de leur existence et de<br />

leur avenir commun, l’ensemble <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

s’est organisé pour faire sa place dans le monde.<br />

C’est ainsi que notre histoire s’est construite, au plus<br />

près de la réalité de chacun de nos ateliers, dans<br />

le débat, et en se prenant en main.<br />

C’est une histoire à la fois individuelle et collective.<br />

Les occasions de rencontres, entre collègues,<br />

avec les associations et tous les acteurs<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art, telles que nos journées en région<br />

ou lors <strong>des</strong> salons, ont forgé notre conscience<br />

collective. Ces rencontres multipliées trouvent<br />

leur point culminant aujourd’hui, dans nos <strong>Assises</strong>.<br />

Que représentons-nous aujourd’hui, en <strong>2019</strong> ?<br />

C’est en juillet 2018 que j’ai proposé au Conseil<br />

d’administration d’organiser ces <strong>Assises</strong> qui nous<br />

réunissent aujourd’hui.<br />

Discours de la Présidente<br />

<br />

7


C’était plusieurs mois avant que n’explose la crise<br />

<strong>des</strong> Gilets Jaunes, qui a secoué l’ensemble de la<br />

société, avec cet énorme besoin d’être acteur de<br />

sa propre vie, de prise de parole et de débats,<br />

que nous avons vue surgir dans tous les coins de<br />

la France.<br />

Nous sommes au contact <strong>des</strong> évolutions<br />

sociales. Nous en ressentons les tensions et les<br />

aspirations. Nous, nous représentons une voie<br />

possible de réalisation de soi. Nos <strong>métiers</strong> d’art<br />

entrent en résonnance avec les aspirations profon<strong>des</strong><br />

qui traversent notre société. Nous représentons<br />

<strong>des</strong> alternatives à un monde morne,<br />

uniformisé, dénué de sens et d’intelligence<br />

humaine. Parce que nos ateliers sont source d’innovation<br />

et de propositions créatives, parce que<br />

la société est en quête de valeurs, d’alternatives<br />

aux marchés de la consommation de masse,<br />

d’alternatives dans le monde du travail, nous<br />

sommes devenus incontournables.<br />

Nous faisons rêver. Nous sommes<br />

« le Centre du Monde » !<br />

Vous aurez perçu, comme moi, l’abondance<br />

<strong>des</strong> termes qui se répandent : « pièces uniques »,<br />

« créatives », « faites à la main », « fabriquées<br />

artisanalement », « sur mesure », de « fabrication<br />

locale », « en circuit court »... Nous n’avons pas<br />

attendu ces termes marketés pour exister. De<br />

fait, la création par le travail de la matière nous<br />

ancre dans ces valeurs depuis <strong>des</strong> millénaires,<br />

ce qui nous permet d’être force de proposition<br />

et tournés vers l’avenir.<br />

Nous n’avons pas attendu que la société nous<br />

redécouvre. Nous avons été actifs pour rendre<br />

visibles nos ateliers et notre secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

d’art. Nous nous sommes organisés collectivement<br />

pour atteindre nos marchés. Nous avons<br />

rendu nos <strong>métiers</strong> désirables.<br />

Nous avons réalisé un rêve, en partage avec<br />

nos anciens, en obtenant <strong>des</strong> lois, une définition<br />

reconnaissant nos <strong>métiers</strong> d’art inscrits dans le<br />

champ de la création artistique et la reconnaissance<br />

d’un secteur économique global. Ces<br />

lois sont le socle dont nous avions besoin pour<br />

construire notre avenir.<br />

Aussi, dans ce contexte propice pour nos<br />

<strong>métiers</strong> d’art, qu’attend donc l’État pour donner<br />

les moyens à notre secteur de se structurer, dans<br />

la continuité <strong>des</strong> lois mises en place en 2014,<br />

2015, 2016 ?<br />

La période actuelle ne manque pas de combats.<br />

Nous vivons une séquence de réformes portées<br />

par le gouvernement, qui vont à l’encontre <strong>des</strong><br />

avancées et du socle que représentent les lois<br />

qui définissent notre secteur.<br />

Face à ces réformes, nous avons travaillé activement<br />

et nous avons remis, à l’été 2018, aux<br />

différents ministères et acteurs concernés, un<br />

rapport sur notre secteur de <strong>métiers</strong> d’art. Ce<br />

rapport demande aux pouvoirs publics la création<br />

d’une branche professionnelle de <strong>métiers</strong><br />

d’art. Cette branche professionnelle correspond<br />

à notre réalité, à ce que nous représentons tous<br />

ensemble ici. Elle est la seule voie qui permettra<br />

le développement du secteur.<br />

Quels que soient les arbitrages de l’État, nous<br />

continuerons à nous battre pour améliorer nos<br />

conditions de vie professionnelle, et c’est là tout<br />

l’enjeu de ces <strong>Assises</strong> en <strong>2019</strong>.<br />

Compter sur nous-mêmes, nous prendre en<br />

main, c’est ce que nous avons toujours fait. Notre<br />

<strong>des</strong>tin est entre nos mains. Les temps <strong>des</strong> débats<br />

et de discussions entre nous, c’est ce qui nous<br />

a permis de nous unir, de prendre conscience<br />

de notre famille, de nos valeurs, de mettre en<br />

marche notre communauté.<br />

Nous seuls pouvons exprimer ce que sont nos<br />

attentes et nos besoins : montrer sans relâche<br />

la réalité de notre secteur et notre apport dans<br />

ce pays, prendre la parole et faire entendre la<br />

voix <strong>des</strong> professionnels de <strong>métiers</strong> d’art, porter<br />

les questions vitales de développement qui se<br />

jouent pour nos milliers d’ateliers, voilà le rôle<br />

d’Ateliers d’Art de France. Voilà notre responsabilité.<br />

Ces <strong>Assises</strong> sont portées par une équipe d’administrateurs.<br />

Chacun d’eux est un professionnel<br />

engagé dans son métier. Chacun est pénétré de<br />

la mission que nous lui avons confiée. Ils forment<br />

une équipe prête à défendre notre maison, à<br />

défendre nos <strong>métiers</strong> d’art. Ils méritent notre respect<br />

et nos applaudissements.<br />

(Présentation de Chantal Lumineau, Jean-Pascal<br />

Lheureux, Sophie Guyot, Dominique Bréard,<br />

Daniel Pelegrin, Gilles Foray, Marie Pastorelli,<br />

Pascale Mestre, Julien Truchon, Véronique<br />

Achard et Stéphane Galerneau.)<br />

Nous allons engager nos <strong>Assises</strong>. Elles vont être<br />

un grand moment d’expression pour notre communauté,<br />

<strong>des</strong> femmes et <strong>des</strong> hommes déterminés<br />

à veiller sur leur bien commun.<br />

Nous sommes là pour dire qui nous sommes,<br />

pour exprimer notre engagement, pour exprimer<br />

le militantisme qui nous anime, pour garantir<br />

notre développement collectif, pour faire exister<br />

notre secteur de <strong>métiers</strong> d’art.<br />

Je vous remercie.<br />

(Applaudissements.) •<br />

<strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


I<br />

L’IDENTITÉ<br />

PROFESSIONNELLE<br />

Force est de constater l’élan de la société civile<br />

vers les <strong>métiers</strong> d’art, par soif de connaissances<br />

et de repères essentiels : soif de connaître et de<br />

respecter le patrimoine commun et l’environnement,<br />

de savoir comment s’élaborent les<br />

œuvres et de pousser la porte <strong>des</strong> ateliers.<br />

Les professionnels de <strong>métiers</strong> d’art sont les porteurs<br />

et les garants d’une vision de la société<br />

qui fait <strong>des</strong> choix pour son avenir, invitant à<br />

vivre autrement : restaurer, conserver, créer,<br />

transmettre, durer ! Ces valeurs profon<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art sont à contre-courant de la vision<br />

économique actuelle favorisant la production<br />

de masse et le jetable qui ne permettent pas<br />

d’identifier ce qui est précieux.<br />

Cette première journée <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> a permis<br />

aux professionnels d’exprimer leur vision <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art et la formidable alternative qu’ils<br />

représentent pour la société.<br />

Cette journée a ainsi exploré le thème de l’identité<br />

à travers l’œil d’un grand témoin, Stéphane<br />

Rozès, politologue, maître de conférences à<br />

Sciences Po. Sa conférence introductive « Les<br />

<strong>métiers</strong> d’art et l’imaginaire français, un dialogue<br />

intime et permanent », a permis de poser<br />

les termes du débat interrogeant les valeurs du<br />

secteur dans la séquence politique actuelle, ainsi<br />

que le potentiel qui s’en dégage pour aborder<br />

l’avenir.<br />

Des ateliers de travail ont ensuite pris place afin<br />

de recueillir les avis et les expériences <strong>des</strong> participants<br />

sur ce sujet.<br />

L’intervention de Fabien Petiot, historien de l’art et<br />

<strong>des</strong>igner, proposait un état <strong>des</strong> lieux du « Craft »<br />

et de ses pratiques aujourd’hui, leurs évolutions<br />

et leurs diversités à travers le monde.<br />

Puis, une table ronde a réuni experts et professionnels<br />

témoignant de diverses expériences<br />

et expérimentations menées en matière de<br />

formation. Ce dialogue abordant la création,<br />

cœur <strong>des</strong> débats, mais aussi l’innovation et le<br />

digital, a mis en lumière les atouts et les failles du<br />

système actuel.<br />

À l’issue de la restitution <strong>des</strong> travaux en ateliers<br />

et d’un temps consacré au débat avec Stéphane<br />

Rozès, un sondage <strong>des</strong> professionnels de <strong>métiers</strong><br />

d’art participants a été effectué, dévoilant en filigrane<br />

les valeurs intrinsèques du secteur<br />

I. L'Identité professionnelle: présentation du thème<br />

9


L’identité professionnelle : présentation du thème p. 9<br />

1. Sondage auprès <strong>des</strong> participants p. 11<br />

2. « Les <strong>métiers</strong> d’art et l’imaginaire français, un dialogue intime et permanent » p. 14<br />

Par Stéphane Rozès<br />

Questions et partage d’expériences p. 20<br />

3. Synthèse <strong>des</strong> ateliers p. 20<br />

4. « Le Craft et ses pratiques » p. 24<br />

Par Fabien Petiot, historien de l’art, <strong>des</strong>igner<br />

Questions et partage d’expériences p. 29<br />

5. Table ronde : « Qu’est-ce qui constitue notre identité professionnelle ? » p. 32<br />

Intervention de Franck Massé p. 32<br />

Intervention de Jesus Angel Prieto p. 34<br />

Intervention de Christine Browaeys p. 35<br />

Intervention d’Inès Mesmar p. 39<br />

Intervention de Daniel Pelegrin p. 40<br />

6. Synthèse <strong>des</strong> débats par Stéphane Rozès, grand témoin p. 41<br />

10 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


SONDAGE AUPRÈS<br />

DES PARTICIPANTS<br />

1<br />

Mme Aude TAHON, PRÉSIDENTE<br />

— Ces deux journées intenses, que nous allons<br />

vivre ensemble, seront animées par Philippe Loiseau<br />

et son équipe. Philippe, voulez-vous me<br />

rejoindre ?<br />

M. Philippe LOISEAU.<br />

— Bonjour et merci de m’accueillir parmi votre<br />

comité professionnel. Je suis toujours un peu<br />

impressionné d'intervenir devant vous.<br />

Maintenant, je vous connais depuis 2012.<br />

J’ai appris à vous connaître et à apprécier les<br />

personnes et les personnalités que vous êtes.<br />

J’avoue que c’est passionnant de vous côtoyer.<br />

Je suis très heureux d’être ici.<br />

Pour ceux qui découvrent ces <strong>Assises</strong>, je précise<br />

que mon rôle est simplement d'animer ces<br />

deux jours en conciliant les impératifs de temps,<br />

le nombre de participants que vous êtes et le<br />

plaisir que vous avez assez naturellement à vous<br />

retrouver et à échanger.<br />

Je vais être un peu celui qui fait la police <strong>des</strong><br />

<strong>Assises</strong>. En effet, ces <strong>Assises</strong>, comme à l'accoutumée,<br />

vont alterner <strong>des</strong> interventions de<br />

personnes que nous avons invitées et qui vont<br />

partager avec vous leurs réflexions et le travail<br />

qu’elles ont pu conduire. Nous aurons une table<br />

ronde cet après-midi à laquelle nous avons également<br />

invité <strong>des</strong> professionnels, <strong>des</strong> personnes<br />

qui vous connaissent et qui travaillent sur les<br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, à partager elles aussi les résultats<br />

de leurs travaux. Il y aura surtout <strong>des</strong> échanges<br />

en plénière.<br />

Enfin – et ce ne sera pas le moindre –, il y aura<br />

<strong>des</strong> ateliers, tant ce matin que demain matin.<br />

Nous aurons un temps d'échange sur <strong>des</strong> sujets<br />

qui sont importants puisque, au fond, les <strong>Assises</strong><br />

sont également un moment où le collectif que<br />

vous représentez se retrouve et pense au futur.<br />

Comme à chaque fois, ce travail collectif nourrit<br />

la stratégie et la vision d'Ateliers d'Art de France<br />

pour les années qui suivent les <strong>Assises</strong>. C'est<br />

effectivement un moment essentiel.<br />

Je ne serai pas seul pour animer les échanges,<br />

je serai avec cinq autres intervenants. Certains<br />

d’entre vous ont déjà découvert les rapporteurs,<br />

qui vont vous aider et vous assister pendant ces<br />

travaux. Vous serez choyés, sinon supportés<br />

dans cet exercice. Des animateurs sont également<br />

présents pour vous aider.<br />

Comme à l'accoutumée, nous démarrons ces<br />

<strong>Assises</strong> par une nouvelle conférence plénière.<br />

Pour cette intervention introductive, Ateliers d'Art<br />

de France a souhaité inviter M. Stéphane Rozès<br />

qui est un politologue et un spécialiste <strong>des</strong> courants<br />

d’opinions. Il est maître de conférences à<br />

Sciences Po. Il travaille vraiment sur l’imaginaire<br />

français.<br />

Pourquoi l'avoir invité ? Je vous avoue qu’il y a<br />

quelques mois, les bouleversements qui ont traversé<br />

et secoué la société française nous ont interpellés.<br />

C’est parce qu’il s’intéresse à ce qu’il convient<br />

d’appeler l’opinion et, en ce qui le concerne, en<br />

particulier les imaginaires nationaux.<br />

Au fond, la question qui se pose est : comment<br />

les collectifs que nous formons se projettent<br />

dans la réalité, la façonnent et la transforment<br />

en permanence pour donner un sens et agir sur<br />

elle, comme vous le faites avec la matière. C'est<br />

pour ces raisons que nous avons jugé intéressant<br />

d’associer à ces <strong>Assises</strong> de quoi est fait notre<br />

imaginaire contemporain et en quoi les <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> entrent en résonnance avec lui.<br />

C’est à cette question que nous avons invité Stéphane<br />

à répondre. Je l'invite à vous rejoindre.<br />

(Applaudissements.)<br />

Avant de lui donner la parole, il y aura deux<br />

temps. Nous avons l'habitude de sonder la<br />

communauté que vous formez et qui est réunie<br />

dans cette salle. Nous allons faire un sondage,<br />

comme nous l’avons fait dans d'autres <strong>Assises</strong>.<br />

Avant toute chose, nous avons un film à découvrir<br />

: un micro-trottoir qui a été réalisé au cours<br />

d'échanges qui ont eu lieu en région avec les<br />

adhérents au printemps. Nous avons demandé<br />

aux adhérents qui étaient présents leur vision du<br />

moment que vous vivez aujourd'hui.<br />

(Projection d’une vidéo.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Ce micro-trottoir va servir de cadre aux<br />

questions qui vont animer nos échanges au cours<br />

de ces deux jours : d’une part, la question de<br />

l’identité professionnelle qui est constitutive et qui<br />

légitime la revendication du droit professionnel<br />

et, d'autre part, cette question de l’engagement<br />

collectif pour défendre les intérêts qui sont les<br />

vôtres.<br />

Cela permet aussi d’illustrer le cadre même de<br />

ces échanges, de ces <strong>Assises</strong>. La confrontation<br />

et le débat sont au cœur de la dynamique de ce<br />

jour. Les interventions que nous vous proposons ont<br />

pour vocation de nourrir cette analyse, ces débats<br />

et cette confrontation. Le maître-mot de ces <strong>Assises</strong><br />

est bien de penser cette structure à partir d'un cadre<br />

où chacun peut s’exprimer, où il y a <strong>des</strong> échanges<br />

et où la tenue du débat est possible.<br />

Avant de donner la parole à Stéphane, je voudrais<br />

tout d’abord souligner qu’il y a eu ces<br />

échanges au printemps. Maintenant, vous êtes<br />

tous réunis.<br />

Stéphane a longuement été sondeur à l’institut<br />

CSA, où il mène <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>. Du coup, nous nous<br />

sommes dit qu’avant de lui donner la parole, il<br />

était important que vous puissiez vous exprimer.<br />

Les boîtiers de vote n’ont pas uniquement vocation<br />

à être utilisés au cours de l’Assemblée<br />

générale. Vous allez pouvoir vous en servir dès<br />

maintenant afin de répondre à certaines questions<br />

qui, je l’espère, éclaireront Stéphane Rozès<br />

sur vos positions par rapport à certains sujets.<br />

Cela lui permettra de nourrir son intervention.<br />

Les boîtiers de vote sont prêts. Nous pouvons<br />

passer au sondage. Le mode d'emploi <strong>des</strong> boîtiers<br />

de vote est simple. Même moi, j’ai réussi à<br />

le comprendre !<br />

(Explication du mode d’emploi <strong>des</strong> boîtiers<br />

de vote.)<br />

Certaines questions n’ont qu’un choix possible,<br />

mais pour d’autres questions, vous pourrez choisir<br />

plusieurs items.<br />

(Test <strong>des</strong> boîtiers de vote lors d’une question 0.)<br />

I.1. Sondage auprès <strong>des</strong> participants<br />

<br />

11


QUESTION 1<br />

Quel est le terme qui illustre le mieux l'état d'esprit de la<br />

société dans la période actuelle, selon vous ?<br />

QUESTION 2<br />

Quel est le terme qui illustre le mieux votre état d'esprit<br />

en tant que professionnel <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> aujourd'hui ?<br />

L'inquiétude<br />

67,1 %<br />

L'engagement<br />

33,6 %<br />

Le repli<br />

23,7 %<br />

L'inquiétude<br />

20,9 %<br />

2,8 %<br />

L'engagement<br />

La solidarité<br />

20,9 %<br />

2 %<br />

La solidarité<br />

La confiance<br />

20,6 %<br />

0,8 %<br />

La confiance<br />

4 %<br />

Le repli<br />

QUESTION 3<br />

Estimez-vous que, dans la société française, les <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> sont parfaitement reconnus, assez reconnus, peu<br />

reconnus ou pas reconnus du tout ?<br />

QUESTION 4<br />

De votre point de vue, les <strong>métiers</strong> d’art contribuent<br />

principalement au développement économique de la France,<br />

à la vie culturelle et à la création française, au rayonnement<br />

de la France à l'étranger ou à la dynamique <strong>des</strong> territoires ?<br />

Peu reconnus<br />

65,9 %<br />

À la vie culturelle et à la création française<br />

63 %<br />

Assez reconnus<br />

25,3 %<br />

18,5 %<br />

À la dynamique <strong>des</strong> térritoires<br />

7,6 %<br />

Pas reconnus du tout<br />

14,2 %<br />

Au développement de la France à l'étranger<br />

1,2 %<br />

Parfaitement reconnus<br />

4,3 %<br />

Au développemnt économique de la France<br />

12 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


QUESTION 5<br />

Selon vous, le secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> va-t-il croître et se<br />

développer, demeurer stable ou décliner ?<br />

QUESTION 6<br />

Sur qui devons-nous compter principalement pour<br />

promouvoir les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> ?<br />

Croître et se développer<br />

57,7 %<br />

Nos clients<br />

41,6 %<br />

Demeurer stable<br />

30,6 %<br />

27,5 %<br />

Les départements et les communes<br />

Décliner<br />

11,7 %<br />

Les médias<br />

12,4 %<br />

11,2 %<br />

Les mécènes, les fondations et les musées<br />

l'État<br />

7,3 %<br />

QUESTION 7<br />

Quel est le terme le plus approprié pour qualifier notre<br />

activité professionnelle ?<br />

QUESTION 8<br />

Quelle est, selon vous, la principale difficulté à laquelle<br />

notre secteur professionnel demeure confronté ?<br />

Création<br />

45 %<br />

36,1 %<br />

L’absence d’un statut unifié social et fiscal<br />

Savoir-faire<br />

30,9 %<br />

29,3 %<br />

La difficulté à développer l’économie <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

Authenticité<br />

12,4 %<br />

16,1 %<br />

L’absence d’une branche professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

7,2 %<br />

Indépendance<br />

8,4 %<br />

L’absence d’un label propre à valoriser le secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art<br />

2,4 %<br />

Innovation<br />

5,2 %<br />

La disparité <strong>des</strong> politiques menées à l’échelon <strong>des</strong> Régions<br />

2 %<br />

Laboratoire de recherche<br />

4,8 %<br />

L’absence d’une politique de formation adaptée<br />

aux besoins du secteur<br />

I.1. Sondage auprès <strong>des</strong> participants<br />

13


INTERVENTION DE<br />

STÉPHANE ROZÈS<br />

Politologue, maître de conférences à<br />

Sciences Po Paris et HEC, Stéphane<br />

Rozès a dirigé l’institut de sondage<br />

CSA avant de devenir en 2009 président<br />

de la société de conseil Cap<br />

(Conseils, analyses et perspectives).<br />

Il a accompagné plusieurs hommes<br />

politiques de différents bords en tant<br />

que consultant, intervient régulièrement<br />

dans les médias et contribue à <strong>des</strong><br />

ouvrages collectifs sur <strong>des</strong> questions<br />

politiques et sociétales.<br />

14 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


« LES MÉTIERS D’ART ET<br />

L’IMAGINAIRE FRANÇAIS,<br />

UN DIALOGUE INTIME ET<br />

PERMANENT »<br />

2<br />

PAR M. STÉPHANE ROZÈS<br />

M. Stéphane ROZÈS<br />

— Je vous remercie de votre accueil et de votre<br />

confiance pour écouter et échanger avec vous.<br />

Effectivement, comme Philippe Loiseau m’y invite<br />

à brûle-pourpoint, je dirai qu’il y a, au fond, de<br />

façon suffisamment indicative, la manière dont<br />

vous voyez la société française, la façon dont<br />

vous percevez le regard de la société française<br />

sur vous et vos propres ressentis et analyses sur<br />

ce qu'est votre profession avec ses atouts, ses<br />

difficultés et ses enjeux.<br />

À brûle-pourpoint, vous avez tout à fait raison<br />

de décrire la société française comme étant très<br />

pessimiste. Nous sommes les plus pessimistes au<br />

monde dans les étu<strong>des</strong> internationales.<br />

Or, dans les analyses internationales, on voit<br />

bien que, quoique dégradé, le système économique<br />

et social français est, contrairement à ce<br />

que pensent les Français, tout à fait avantageux.<br />

Il vaut mieux être un salarié français qu'un salarié<br />

allemand, en termes de couverture sociale et<br />

de politique de redistribution. Les Français ne le<br />

voient pas, mais c'est la réalité. Philippe Loiseau<br />

a rappelé que mon travail, depuis 35 ans, est<br />

d'analyser les comportements <strong>des</strong> Français et de<br />

nos amis étrangers et d'essayer de comprendre<br />

la façon dont fonctionnent les sociétés.<br />

Cela veut dire que le pessimisme français n'a<br />

pas essentiellement de raisons économiques<br />

et sociales. Cela traversera le propos qui est<br />

le mien sur ce que vous êtes et votre rapport<br />

aux sociétés.<br />

Selon moi, les raisons sont culturelles : nos<br />

façons d'être et de faire à nous, Français, ne<br />

correspondent pas à ce qui semble peu à peu<br />

s'imposer dans le monde et en Europe, et qui<br />

semble être vécu comme une contrainte par<br />

nos compatriotes.<br />

Mme la Présidente, Aude Tahon, a mentionné<br />

le mouvement <strong>des</strong> Gilets Jaunes que nous<br />

avons pu connaître, au début, soutenu par 80 %<br />

<strong>des</strong> Français. Le pessimisme <strong>des</strong> Français est<br />

absolument réel.<br />

En même temps, votre état d’esprit – et on pouvait<br />

s’y attendre, sinon vous ne seriez pas là – est<br />

personnellement combatif. Vous mettez en avant<br />

l'engagement pour un gros tiers d'entre vous et<br />

ensuite, la confiance, la solidarité et l’inquiétude.<br />

Vous mettez en avant le repli pour les Français,<br />

mais vous n'êtes pas du tout dans le repli. Au pire,<br />

vous pouvez être pessimistes concernant la situation<br />

qui est la vôtre, mais vous êtes combatifs,<br />

même si vous êtes éventuellement pessimistes.<br />

Tout d'abord, ce qui vous caractérise est que<br />

vous êtes en mouvement. À juste titre, vous estimez<br />

que vous n'êtes pas reconnus. Pourtant,<br />

dans la question suivante, vous voyez votre<br />

apport au plan culturel et de la dynamique<br />

<strong>des</strong> territoires.<br />

Vous verrez que mon propos essaie d'expliquer<br />

cette contradiction. Comment se fait-il que vous<br />

apportiez à la société et que vous ne soyez pas<br />

reconnus ? Je vais même plus loin : non seulement<br />

vous apportez à la société, mais en ce<br />

moment, les Français apprécient ce que vous<br />

êtes. Mon propos essaiera de rendre compte<br />

de ce paradoxe apparent.<br />

Ce qui est très intéressant, c'est que les deux tiers<br />

d'entre vous estiment que votre profession va se<br />

développer à l'avenir. Vous voyez les obstacles,<br />

mais vous sentez bien que quelque chose porte<br />

vos <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, nonobstant les difficultés. Nous<br />

y reviendrons lors <strong>des</strong> débats.<br />

Dans les apports, vous mettez en avant essentiellement<br />

les dimensions culturelles et le développement<br />

<strong>des</strong> territoires par ailleurs. Vous ne<br />

mettez pas tellement en avant la dimension<br />

économique alors même que, dans la question<br />

d'après, vous indiquez que vous comptez tout<br />

d'abord sur vos clients. Vos clients sont vos principaux<br />

atouts avec les collectivités territoriales.<br />

Au fond, qu'est-ce qu’un client pour les <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> ? Ce n'est pas seulement un consommateur,<br />

c’est quelqu'un qui investit dans quelque chose<br />

qui va au-delà du produit qu'il acquiert. C'est là<br />

que, pour nous, Français, un peu cartésiens, il y<br />

a d’un côté la valeur économique et de l'autre,<br />

l'art et la culture.<br />

À juste titre, vous ressentez bien, dans votre exercice<br />

professionnel que vous dédiez aux <strong>métiers</strong><br />

d’art, que vous mettez à disposition <strong>des</strong> produits<br />

que vous avez vous-mêmes façonnés en travaillant<br />

<strong>des</strong> matériaux et que les personnes qui les<br />

acquièrent mêlent à la fois l'usage de ce que<br />

vous produisez et une valeur immatérielle tout à<br />

fait décisive, qui fait votre singularité. D'ailleurs,<br />

c'est ainsi que vous caractérisez la spécificité de<br />

vos <strong>métiers</strong> : c'est tout d'abord la création à 45 %<br />

et ensuite, le savoir-faire.<br />

Les difficultés principales sont celles qu’Ateliers<br />

d'Art de France essaie de lever : la question du<br />

statut et de la branche.<br />

Les deux combats sont liés en ce que le sujet est<br />

de convaincre les pouvoirs publics, alors même<br />

que vous ne leur faites pas confiance. C'est ce<br />

qu'il faut prendre en compte : spontanément,<br />

vous ne faites pas confiance aux pouvoirs<br />

publics, mais les batailles pour les convaincre<br />

doivent être médiées par ce qu’il se passe<br />

dans la société, ce qui agite la société et votre<br />

capacité à convaincre les responsables et les<br />

élus, non seulement au plan local, mais aussi au<br />

plan national.<br />

I.2. Les <strong>métiers</strong> d’art et l’imaginaire français, un dialogue intime et permanent<br />

<br />

15


Pour cela, vous êtes considérablement aidés<br />

par le moment que nous traversons aujourd'hui,<br />

parce que c'est un moment où les Français<br />

regardent avec intérêt, mais aussi avec une<br />

grande aspiration, toutes les valeurs que vous<br />

pouvez représenter.<br />

Il existe un paradoxe essentiel, pour un observateur<br />

comme moi <strong>des</strong> évolutions de la société,<br />

dans une tentative de compréhension <strong>des</strong> raisons<br />

de ces évolutions que vous devez ressentir<br />

au quotidien. Il a été dit dans le petit film que,<br />

alors que vous travaillez chacun dans vos ateliers,<br />

vous avez besoin de vous retrouver. Dans<br />

un pays qui, depuis la Guerre <strong>des</strong> Gaules de<br />

César, est marqué par un très fort individualisme,<br />

on ne peut pas faire l'impasse sur la question<br />

essentielle dans les communautés nouvelles :<br />

qu'est-ce qui rassemble les individus ? Quel est<br />

le sens qu’ils ont entre eux et qui fait qu'ils font<br />

une société ?<br />

Dans vos exercices professionnels, vous êtes<br />

sans doute le métier ou un <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> dans lesquels<br />

chacun est confronté aux matériaux, aux<br />

objets et aux clients. La figure de l'atelier, pour<br />

moi, est passionnante. En même temps, vous<br />

éprouvez le besoin de vous rassembler.<br />

Vous voyez bien l'intérêt qui se porte vers vous. Je<br />

vais essayer d’en rendre compte et d'expliquer<br />

pour quelles raisons on vous aime et même, on<br />

vous copie, on vous concurrence ; pour quelles<br />

raisons d'autres prétendent faire ce que vous<br />

faites ou ressembler à ce que vous faites.<br />

La Présidente Aude Tahon a évoqué dans une<br />

métaphore la phrase de Dali sur la gare de Perpignan.<br />

On pourrait penser que c'est un propos<br />

un peu optimiste et volontariste de dire que vous<br />

êtes le centre de quelque chose. Effectivement,<br />

les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> sont au centre de ce à quoi<br />

aspirent les Français dorénavant, plus soudés<br />

par une crise singulière qui n'est pas seulement<br />

une crise économique et sociale, mais aussi une<br />

crise de sens et de représentation.<br />

Peut-être n'est-il pas inutile, avant d’aborder<br />

la singularité française et ce moment de début<br />

de XXIe siècle, de partager mon ressenti sur les<br />

valeurs que vous portez et qui remontent loin<br />

dans l'histoire universelle. En commençant par<br />

réfléchir avec les équipes, j'ai beaucoup écouté<br />

ce que vous étiez, ce qui remontait <strong>des</strong> étu<strong>des</strong>,<br />

de vos travaux antérieurs et, moi aussi, je me suis<br />

livré à un petit listing <strong>des</strong> valeurs que vous pouviez<br />

incarner.<br />

Je les énumère rapidement. Vous me direz lors<br />

du débat si j’ai oublié quelque chose. Il s’agit<br />

du geste artisanal et artistique, de la beauté, de<br />

la créativité, de la singularité, de l'authenticité,<br />

de la durabilité, de la capacité de réaliser le<br />

potentiel humain et matériel et de l'importance<br />

de la transmission.<br />

J'ai été très frappé par les propos de l'un d'entre<br />

vous, parlant <strong>des</strong> questions de transmission dans<br />

les différentes sociétés et dans vos <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

C’est aussi la coopération et le lien social.<br />

Tout ce que vous représentez est véritablement<br />

au centre de ce qui fait la solidarité humaine,<br />

du sapiens particulièrement, dans la mesure<br />

où, comme nous sommes conscients que nous<br />

allons tous mourir, que nous sommes mortels, il<br />

faut donner sens à ce qui fait nos communautés<br />

humaines. Nous essayons d’être dépassés par<br />

les objets que nous faisons. Cela se fait depuis<br />

la nuit <strong>des</strong> temps, si on remonte aux grottes de<br />

Lascaux. Il y a ce souci humain de faire quelque<br />

chose au-delà du langage, au-delà de la figuration.<br />

On souhaite faire passer la question<br />

du beau.<br />

La deuxième réflexion consiste à vous faire<br />

mesurer à quel point, dans le monde, les Français<br />

se singularisent par ce que vous faites, vous.<br />

J'avais réalisé il y a huit ans avec HEC, Ernst &<br />

Young, W & Cie et Havas, une étude internationale<br />

sur la façon dont les leaders économiques<br />

et d’opinion <strong>des</strong> quinze pays les plus développés<br />

dans le monde voyaient les 25 pays les plus<br />

développés. Des questions très précises étaient<br />

posées à ces leaders économiques et d’opinion,<br />

concernant leur appréciation sur la globalisation<br />

et sur l'image de chacun <strong>des</strong> pays.<br />

Le pays qui arrivait en premier, en termes de<br />

création artistique, était la France. On doit forcément<br />

s'interroger. Qu’est-ce qui fait que dans<br />

le monde, la France arrive comme étant le pays<br />

de la création artistique ? Qu'est-ce qui fait que<br />

les autres voient <strong>des</strong> choses qui, pour nous,<br />

semblent habituelles ou usuelles et qui, du coup,<br />

ne se distinguent pas ?<br />

Dans le film et de façon générale, il y a la question<br />

de qui vous êtes, de l’identité de vos <strong>métiers</strong><br />

et de vos branches, qui justifierait un statut. Vous<br />

êtes ancrés et fichés depuis <strong>des</strong> siècles dans ce<br />

qui fait la singularité française, dans ce qui fait<br />

que les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> sont inscrits dans l'imaginaire<br />

français.<br />

Je crois que cela vient <strong>des</strong> caractéristiques<br />

de notre pays depuis la nuit <strong>des</strong> temps. Nous<br />

sommes inscrits dans l'Europe, dans mare nostrum<br />

qui est, depuis le départ une sorte d'atelier<br />

<strong>d'art</strong> où, dans un même espace géographique<br />

limité, se côtoient <strong>des</strong> peuples divers culturellement,<br />

de sorte que ces peuples, pour sans<br />

cesse guerroyer, se regardent, s'observent, se<br />

copient, chaque peuple essayant de faire mieux<br />

que l'autre.<br />

Nous assistions à un dîner hier, pendant lequel<br />

on faisait observer qu’il y avait eu les drui<strong>des</strong> et le<br />

christianisme et que les religions se succédaient<br />

les unes après les autres sur les mêmes sites. Il y<br />

a déjà un environnement européen à la France,<br />

qui fait que l'Europe est perçue dans le monde<br />

comme étant le lieu de la pensée occidentale<br />

et d’une certaine forme de rapport à l’art, à la<br />

création artistique et aux <strong>métiers</strong> d’art.<br />

Singulièrement, en France, dès le départ, il y a<br />

<strong>des</strong> Celtes, <strong>des</strong> Latins et <strong>des</strong> Germains. La France<br />

n'a pas d'origine, contrairement à ce que l’on<br />

pense souvent. C'est parce qu'elle n'a pas<br />

d'origine que, pour assembler <strong>des</strong> diversités qui<br />

nous sont consubstantielles, durant <strong>des</strong> siècles,<br />

les Français ont développé un génie propre qui<br />

est de s'approprier le réel, de s’assembler au<br />

travers de la façon de se projeter. On se projette<br />

dans l'espace. Malraux disait que les Français<br />

avaient toujours besoin d’embrasser le monde :<br />

les croisa<strong>des</strong>, les guerres napoléoniennes,<br />

les colonies ou l’Europe, comme la France en<br />

grand. Pour nous, il est naturel d'aller à l'autre<br />

bout du monde. Plus qu’un autre peuple, sauf<br />

peut-être les Américains, il nous est naturel de<br />

nous projeter dans l'espace.<br />

Nous avons besoin de nous projeter dans le<br />

temps. Les Français progressent. Au XVIIIe siècle,<br />

nous avons pensé la philosophie <strong>des</strong> Lumières.<br />

Il y a eu le progrès, la Déclaration universelle<br />

<strong>des</strong> droits de l'Homme, une forme d’universalité.<br />

Nous avons une façon de penser et de produire<br />

un geste artistique qui explique que nous soyons<br />

le premier pays dans l'industrie du luxe. Pourquoi<br />

le luxe est-il associé à la France ? Pourquoi estce<br />

la France qui est la première dans le luxe ?<br />

C’est pour les mêmes raisons. Pour assembler la<br />

diversité qui est la nôtre, nous avons <strong>des</strong> modalités<br />

de ressenti émotionnellement, de pensée,<br />

de création, d'innovation et de recherche qui<br />

font que, sans cesse, nous partons du réel, mais<br />

nous avons besoin d'un écart de projection par<br />

rapport au réel, comme vous dans vos ateliers.<br />

Quand vous avez un matériau, vous allez en<br />

faire quelque chose. Vous en avez une idée ;<br />

elle peut changer peu à peu. Il y a cette façon<br />

française singulière, qui est ce que j'appelle<br />

l'imaginaire français.<br />

16 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


D'autres peuples fonctionnent différemment. Je<br />

ne crois pas avoir le temps de parler du rapport<br />

<strong>des</strong> Allemands au <strong>des</strong>ign.<br />

La solidarité française, c'est cela. Cela se<br />

retrouve partout : dans la caricature sous Rabelais<br />

; dans la façon de faire de la poésie tel le<br />

Parnasse ; dans la façon de philosopher avec<br />

Descartes qui pense que l'esprit est au-<strong>des</strong>sus<br />

du corps, séparé du corps ; dans la poésie de<br />

Boileau ou dans la musique de Rameau qui voit<br />

le beau comme étant partie liée à la raison, permettant<br />

de dépasser l'immédiateté.<br />

Cela se retrouve dans le fait d’avoir la meilleure<br />

école de mathématiques du monde. Les mathématiques<br />

sont la discipline qui, par l'abstraction<br />

du chiffre, dirait le vrai alors que la physique<br />

serait l'immédiat, le prosaïque.<br />

C’est évidemment l’impressionnisme.<br />

C'est la musique française, la légèreté de la<br />

musique française pour répondre à la légèreté<br />

de la peinture de Watteau et de Fragonard.<br />

Il y a, dans le génie français, un rapport qui fait<br />

qu’on voit le réel, mais toujours avec une aspiration<br />

au dépassement, à l'écart au réel. On va<br />

donc préférer le beau — ou plutôt l'idée du beau<br />

— à <strong>des</strong> choses purement prosaïques, quitte à<br />

ce qu’une diplomate américaine dise que les<br />

Français sont le seul peuple qui peut dire : « J'y<br />

crois en théorie, mais pas en pratique ».<br />

Vous, vous associez l’idée du beau avec la<br />

pratique. C'est ce que vous faites dans votre<br />

atelier et c'est ce qui attire les personnes à vous.<br />

Pourquoi ? C’est justement parce que vous n'êtes<br />

pas seulement fichés au cœur de l'imaginaire<br />

français.<br />

Que se passe-t-il en ce début de XXIe siècle,<br />

qui explique que, plus qu’il y a 20 ou 30 ans,<br />

on revient vers ce que vous êtes et ce que<br />

vous faites ?<br />

Dans le monde entier, les peuples se replient<br />

parce qu'ils sont tous bousculés dans leur imaginaire<br />

par les modalités de la globalisation économique,<br />

financière et numérique. Les modalités<br />

de la globalisation déstabilisent tous les peuples<br />

dans leur façon différente, selon les peuples, de<br />

concevoir le bon, le juste et l'efficace. L'efficace<br />

serait retiré du bon et du juste. En réaction, les<br />

peuples reviennent à leur forme primitive, d’où<br />

le renfermement <strong>des</strong> peuples.<br />

Pourquoi ce phénomène se produit-il ? C’est<br />

justement parce que l'individu contemporain<br />

était un individu très scindé. Il faisait <strong>des</strong> choses<br />

et il pensait le contraire. Il voulait bénéficier de<br />

ce qu'apporte la globalisation, en ayant le dernier<br />

iPhone et, en même temps, comme salarié,<br />

il était déstabilisé par la globalisation. La personne<br />

a <strong>des</strong> aspirations et, éventuellement, fait le<br />

contraire. Elle rêve à un autre type de monde et,<br />

en même temps, pour survivre dans celui où elle<br />

est, elle a le sentiment d'être embarquée dans<br />

<strong>des</strong> logiques qui la dépassent.<br />

C'est un individu scindé qui est dorénavant touché<br />

par la crise du capitalisme financier et par<br />

l'inquiétude climatique et écologique.<br />

Cet individu scindé recherche l'authenticité. Il<br />

recherche la cohérence. Il recherche un chemin<br />

vertueux où les exercices professionnels<br />

pourraient être en cohérence avec l’idée qu'on<br />

se fait de la façon dont devraient fonctionner<br />

les choses.<br />

Évidemment, les différentes industries, dont<br />

l'industrie du luxe, ont bien repéré votre singularité.<br />

Vos ateliers sont <strong>des</strong> sites de cohérence<br />

bien plus resserrée entre le produit et ce qu’il<br />

veut dire, ce qu’il porte. Cela explique ce que<br />

font les autres secteurs économiques. Ce n'est<br />

pas qu'ils se disent qu’il faut piquer les valeurs<br />

<strong>des</strong> ateliers <strong>d'art</strong>, mais ils sentent le mouvement<br />

dans la société. Il se trouve que vous êtes là et<br />

que, dorénavant, les personnes vous regardent<br />

différemment ; elles se disent que ce que vous<br />

portez est un chemin d'avenir, qu'il faudrait que<br />

l'ensemble de la société puisse ressembler à ce<br />

que vous portez au quotidien.<br />

Entre le geste artisanal que vous représentez et le<br />

néolibéralisme, on peut entendre tous les termes.<br />

Le néolibéralisme est le virtuel et vous, vous travaillez<br />

sur les matériaux. Le néolibéralisme, c'est<br />

les procédures et vous, vous êtes dans le geste.<br />

Le néolibéralisme, c’est l'utilité immédiate et vous,<br />

vous êtes dans le beau. Le néolibéralisme, c'est<br />

la reproductibilité et vous êtes dans la créativité.<br />

C'est la standardisation et vous êtes dans<br />

la singularité. C’est l’obsolescence et vous êtes<br />

dans la livrabilité. C’est l'exploitation et vous êtes<br />

dans la réalisation du potentiel humain et matériel.<br />

C’est la communication et vous êtes dans la<br />

transmission. C’est la valorisation et vous êtes<br />

dans la création de valeurs. C’est la concurrence<br />

alors que vous êtes dans le lien social.<br />

Ces écarts, ces antagonismes de valeur à valeur<br />

font que, spontanément, on vous voit bien de<br />

façon différente quand on pense à ce que vous<br />

faites. Vous incarnez un travail humain, celui où<br />

l'homme se confond au matériau au sein de son<br />

atelier et non celui où la technique et le marketing<br />

dominent l'homme et son travail.<br />

Je termine avant le second rappel à l'ordre de<br />

Philippe Loiseau. Pourquoi n’êtes-vous pas suffisamment<br />

repérés, protégés et valorisés, nonobstant<br />

ce que vous représentez ?<br />

Je crois qu'il y a tout d'abord une raison structurelle<br />

: comme ce que vous représentez remonte<br />

loin dans l'histoire, on a le sentiment qu’au fond,<br />

ce que vous faites est un peu intemporel, que<br />

cela existera toujours quoiqu'il arrive.<br />

En outre, comme les décideurs sont <strong>des</strong> techniciens<br />

ou <strong>des</strong> technocrates, ils vous voient un peu<br />

comme une sorte de conscience malheureuse<br />

du cours <strong>des</strong> choses. Les consciences malheureuses,<br />

on y pense quand on est devant un beau<br />

tableau, quand on est dans la nature ou qu'on<br />

écoute une belle musique et, une fois que c'est<br />

passé, c'est business as usual. L'image que vous<br />

représentez pourrait inciter à dire que, de toute<br />

façon, cela a toujours existé et cela existera toujours,<br />

selon un principe où tout cela est intemporel<br />

et éternel.<br />

Il y a peut-être une autre raison. Moi-même,<br />

j'avoue que je me suis laissé berner lors <strong>des</strong> tout<br />

premiers échanges avec vous. C'est, me semblet-il,<br />

la chose suivante : évidemment, quand les<br />

décideurs pensent au secteur qui est le vôtre,<br />

puisque nous sommes dans l'imaginaire français<br />

cartésien qui consiste à toujours ranger les<br />

personnes dans <strong>des</strong> petites cases, c’est comme<br />

pour un jardin à la française : on pense de façon<br />

très binaire. Dans la bataille qui est la vôtre pour<br />

vous faire reconnaître, il y a d'un côté l'industrie<br />

du luxe et de l'autre, les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

Vous dites que vous êtes singuliers et que vous<br />

n’êtes pas une industrie. Vous êtes l'humus de<br />

l'industrie, mais pas l'industrie.<br />

Que se passe-t-il ? Par la force <strong>des</strong> choses, on<br />

vous voit comme <strong>des</strong> artistes plus que comme<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. Cela veut dire que, spontanément,<br />

dans les discussions, quand vos représentants<br />

mènent la bataille à Paris ou à Bruxelles<br />

pour faire avancer la cause qui est la vôtre – la<br />

branche et le statut – dans la représentation<br />

mentale de vos interlocuteurs, il y a d'un côté<br />

l'industrie du luxe, dont la conception varie<br />

selon les acteurs de l'industrie du luxe, mais qui,<br />

comme son nom l'indique, est tout de même une<br />

industrie et, de l’autre côté, il y a vous, qui seriez<br />

<strong>des</strong> artistes. On mésestime le fait que s’il y a une<br />

partie artistique dans ce que vous faites, vous<br />

êtes <strong>des</strong> entrepreneurs. Vous n'êtes pas <strong>des</strong><br />

artistes maudits, ce qui fait que, de toute façon,<br />

I.2. Les <strong>métiers</strong> d’art et l’imaginaire français, un dialogue intime et permanent<br />

<br />

17


vous serez reconnus un jour. Non, vous êtes <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong>. Vous êtes une branche.<br />

Il faut bien poser les questions du modèle économique<br />

et de sa capacité à perdurer et à se<br />

déployer. J’ai l’intuition que la plupart de vos<br />

interlocuteurs mésestiment cette dimension,<br />

comme moi au tout début en vous écoutant, je<br />

la mésestimais.<br />

Entre l'industrie et l'artiste, il y a les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

Vous êtes cette singularité qu'il faut déployer, de<br />

sorte de constituer tout d'abord la singularité de<br />

ce que vous êtes dans les représentations de vos<br />

interlocuteurs et décideurs.<br />

En un mot, vous avez raison d'être là et d'être<br />

optimistes au sujet de votre avenir. Mon intuition<br />

est que votre optimisme est déjà porté par<br />

ce que je viens de dire. Vous constatez bien le<br />

mouvement vers vous.<br />

Seulement, il faut maintenant faire comprendre<br />

aux interlocuteurs et aux pouvoirs publics, que ce<br />

soit au plan local ou national, que vous êtes <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong>, que vous êtes une branche. Il faut poser<br />

la question de l'environnement économique, du<br />

modèle économique de vos <strong>métiers</strong>, de sorte<br />

que vous puissiez déployer encore ce que vous<br />

êtes dans le temps et aussi dans l'espace, parce<br />

que vous êtes fichés au cœur de ce qui fait la<br />

représentation du génie français.<br />

Je vous remercie. J'ai peut-être été un peu long<br />

et caricatural. Je crois que nous avons une demiheure<br />

pour échanger entre nous.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci, Stéphane Rozès.<br />

QUESTIONS ET PARTAGE<br />

D’EXPÉRIENCES<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Il est 11 h 05. Nous sommes dans une<br />

logique de gestion du temps. Cela étant, pour<br />

lancer les questions, nous avons constitué <strong>des</strong><br />

groupes miroirs qui ont vocation à amorcer les<br />

échanges. Ce matin, nous allons y consacrer un<br />

temps plus limité que prévu, mais cet après-midi,<br />

nous reviendrons sur les questions que vous pouvez<br />

poser.<br />

Du côté <strong>des</strong> groupes miroirs qui sont en charge<br />

<strong>des</strong> amorces, y a-t-il <strong>des</strong> questions que vous souhaiteriez<br />

poser à Stéphane Rozès ?<br />

INTERVENANTE DU GROUPE MIROIR<br />

— Nous avons récolté auprès <strong>des</strong> participants<br />

<strong>des</strong> réactions sur le fait d'avoir <strong>des</strong> statuts équivalents<br />

par rapport à l'ensemble de la société,<br />

sur <strong>des</strong> revalorisations et sur le fait que les revendications<br />

de branche ne sont pas forcément<br />

prioritaires.<br />

Une première question concerne la façon de<br />

résoudre le paradoxe de faire rêver sans faire<br />

pitié ou sans se mettre en position d’assisté sur le<br />

plan économique.<br />

Deuxièmement, comment pérenniser cet intérêt<br />

vers les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> après l'effet de mode ?<br />

AUTRE INTERVENANTE<br />

— Une question et une réaction autour de la<br />

fragilité <strong>des</strong> savoir-faire : comment les pérenniser<br />

et conserver, sachant qu’ils sont liés à <strong>des</strong><br />

identités uniques ?<br />

Effectivement, en rebond, c'est la question d’effet<br />

de mode. Si la société française a compris<br />

le sens de notre travail et de nos valeurs, que<br />

faut-il faire maintenant ? Le combat serait de<br />

mettre en lumière le modèle économique que<br />

nous portons.<br />

Une dernière question est plus philosophique :<br />

qu’est-ce que le beau ? Peut-on ou faut-il<br />

le définir ?<br />

M. Stéphane ROZÈS<br />

— Je voudrais vous faire partager mes<br />

convictions.<br />

Le mot vient d'être utilisé deux fois, mais ce n'est<br />

pas un « effet de mode ». Si l'analyse du mouvement<br />

vers vous est juste, ce n'est pas un effet<br />

de mode, mais un effet profond. Il ne tient pas<br />

à vous, même si vous faites beaucoup d’efforts<br />

au quotidien, ainsi que vos représentants. C’est<br />

pour ces raisons fondamentales que l’on vous<br />

regarde différemment. C'est lié à ce que nous<br />

traversons en ce début de XXIe siècle. Ce sont<br />

<strong>des</strong> questions de fond.<br />

C’est une façon de répondre ; il ne s'agit pas<br />

que vous fassiez pitié, pas du tout ! Au contraire,<br />

il faut que vous expliquiez aux décideurs qu’il est<br />

frappant qu’à ce point, ils ne comprennent pas<br />

ce que nous nous disons là.<br />

En général, ils sont un peu limités. Ils pensent que<br />

les sociétés sont faites par les choses et que les<br />

Effectivement, étant en charge de la tenue de<br />

la réunion et <strong>des</strong> <strong>Assises</strong>, j'en suis le principal<br />

gardien du temps. Je l’assume !<br />

Stéphane Rozès va rester toute la journée avec<br />

nous et interviendra à nouveau en clôture de<br />

cette journée. Il a souhaité participer aux ateliers,<br />

justement pour vous écouter et continuer à<br />

nourrir son propos. •<br />

Les participants <strong>des</strong> <strong>Assises</strong> réunis en ateliers<br />

18 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


choses font les hommes. Ils pensent que l'économie<br />

fait la société. Ils sont un peu perdus en ce<br />

moment, car ils ne comprennent plus ce qu’il se<br />

passe. Ce sont les populistes, les nationalistes,<br />

les Gilets Jaunes. Ils sont désemparés pour<br />

comprendre ce qu’il se passe dans le monde<br />

et en France.<br />

Il ne faut surtout pas faire pitié. Au contraire, il faut<br />

leur faire comprendre ce qu’il se passe maintenant,<br />

en les accompagnant dans leur réflexion.<br />

Dans leur tête, les Français sont sur un autre type.<br />

Ils aspirent à autre chose. Ceux qui n'en ont pas<br />

les moyens peuvent régresser, bien sûr, mais, au<br />

fond, alors même qu'ils régressent, ils aspirent à<br />

autre chose : ce que vous représentez au quotidien.<br />

Il faut expliquer qu’il ne faut pas faire pitié<br />

et qu’il n'y a pas de raison de faire pitié. Vous<br />

n’embarquerez personne par la pitié.<br />

Vous-mêmes, vous n'êtes pas venus à Perpignan<br />

sous ce thème, en disant que vous n’êtes<br />

pas reconnus, que vous êtes peu de choses. Au<br />

contraire, vous êtes venus à Perpignan parce<br />

que vous êtes conscients de ce que vous êtes et<br />

de votre apport. Pour les Français, c'est pareil.<br />

Quand les personnes ont un discours larmoyant,<br />

elles restent chez elles. Les personnes se mettent<br />

en mouvement quand elles sentent, au fond<br />

d’elles-mêmes, que quelque chose n'est pas<br />

valorisé et n’est pas compris.<br />

Je suis absolument en désaccord avec l'idée que<br />

le mouvement vers vous serait un phénomène<br />

de mode. Vous devez mettre en avant que vous<br />

représentez un potentiel inexploité pour le pays<br />

et pour les territoires. Si on n'y prend pas garde,<br />

non seulement le potentiel inexploité ne sera pas<br />

valorisé, mais vos <strong>métiers</strong> pourraient être en difficulté.<br />

C'est à partir du potentiel positif que vous<br />

représentez que vous vous déployez.<br />

Je termine par l'idée du beau. Il varie selon les<br />

civilisations. Chez nous, en France, le beau est<br />

toujours associé à la raison. Si vous reprenez<br />

tous les textes, le beau est un dépassement qui<br />

permet non seulement de se retrouver émotionnellement<br />

dans quelque chose, mais dont on<br />

pense aussi que cela correspond à quelque<br />

chose qui fait sens. Le beau n'est pas seulement le<br />

point d'arrivée de ce que vous faites, de ce que<br />

fait un artiste, mais le cheminement. C'est l'idée<br />

que ce qui va ressortir est un dépassement de<br />

quelque chose qui donne sens à la vie. Le beau<br />

est ce qui donne sens à la vie et, au fond, qui fait<br />

qu'on peut accepter de mourir. Plus exactement,<br />

pour oublier qu'on va mourir, il faut faire du beau.<br />

C'est ce qui anime et distingue l'homme de l'animal.<br />

C'est ce qui fait qu’au fond, la vie vaut la<br />

peine d'être vécue.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci, Stéphane. Je propose que nous nous<br />

arrêtions. Tu reviendras en fin de journée pour<br />

reprendre les échanges.<br />

Je vais introduire la deuxième partie de la matinée,<br />

dédiée à <strong>des</strong> échanges et à <strong>des</strong> débats<br />

entre vous. Ce qui va nous conduire tout au long<br />

de cette journée est bien la question de l’identité<br />

professionnelle.<br />

Au fond, comme Stéphane Rozès l’a rappelé<br />

lors de son intervention, c'est sur ce socle que<br />

se constitue votre identité professionnelle singulière<br />

et spécifique. C’est sur ce socle que peut<br />

se légitimer la revendication d'être une branche<br />

professionnelle à part entière et, du coup, une<br />

filière de formation, un statut social unifié, etc.<br />

C'est un ensemble cohérent et consistant et,<br />

quand un élément manque, il est forcément difficile<br />

à porter.<br />

L'élément-clef est, me semble-t-il, cette question<br />

d'identité professionnelle. Au fond, qu’est-ce qui<br />

constitue votre identité professionnelle, quels<br />

types de savoirs, de savoir-faire et de savoirêtre<br />

? Qu’entend-on par savoir-être ? C’est le<br />

courage, la ténacité, la créativité et le sens de<br />

l'excellence. Ce sont <strong>des</strong> savoir-être.<br />

Au-delà même de ces savoirs – savoir-faire et<br />

savoir-être –, il y a aussi les valeurs professionnelles<br />

que vous avez en partage et qui constituent<br />

votre identité professionnelle. Quelles<br />

valeurs avez-vous en partage ?<br />

Stéphane Rozès ne me contredira pas. Les<br />

valeurs sont simplement <strong>des</strong> savoir-faire qu’une<br />

communauté a reconnus dans le passé, et au fur<br />

et à mesure de son expérience, comme suffisamment<br />

efficients pour faire <strong>des</strong> normes d’action,<br />

<strong>des</strong> valeurs et <strong>des</strong> règles de conduite. Une valeur<br />

est simplement un savoir-faire qui a été, au fur et<br />

à mesure du temps, reconnu par la communauté<br />

constitutive comme une norme d’action qu'elle a<br />

transformée en vertu.<br />

La question qui nous animera au cours de ces<br />

débats portera sur les savoirs, le savoir-faire,<br />

le savoir-être et les valeurs professionnelles<br />

qui constituent le ciment de notre identité<br />

professionnelle.<br />

Comme lors de ces précédentes <strong>Assises</strong>, comment<br />

ces échanges vont-il concrètement s'organiser<br />

? Après la pause, vous serez appelés à<br />

rejoindre vos groupes d'échange.<br />

(Explications concernant l’organisation)<br />

Les échanges et les débats entre vous dureront<br />

une heure. Vos rapporteurs partageront les résultats<br />

de vos échanges avec les animateurs. Après<br />

le déjeuner, nous ferons une restitution de ce qui<br />

est ressorti de vos échanges au cours de cette<br />

matinée. Après le déjeuner, je reviendrai vers<br />

vous pour tenter d’en faire la synthèse.<br />

Vous travaillerez sur deux sujets différents. Les<br />

groupes ne travailleront donc pas exactement<br />

sur les mêmes sujets.<br />

Une partie d’entre vous travaillera sur les savoirs<br />

et les valeurs qui vous définissent en propre.<br />

Quels sont les savoirs, savoir-faire, savoir-être<br />

et les normes fonctionnelles qui constituent votre<br />

singularité aujourd’hui ? Parmi ceux-là, quels sont<br />

ceux qui font écho aux défis du présent auxquels<br />

faisait référence Stéphane Rozès ?<br />

L'autre partie travaillera sur les savoir-faire qu’il<br />

est essentiel, de notre point de vue, de pérenniser,<br />

de consolider et de défendre, ce sur quoi il<br />

ne faut rien lâcher, et sur les savoir-faire à développer<br />

ou renforcer.<br />

Autrement dit, la société se transforme. Les transformations<br />

de la société traversent le secteur <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. On parle de digitalisation, mais pas<br />

seulement. Quels savoirs devrez-vous faire évoluer,<br />

développer et initier pour que cette identité<br />

professionnelle se pérennise et constitue, dans<br />

le futur, une réponse aux questions qui vous sont<br />

posées en tant que secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> ?<br />

Un groupe travaillera plutôt sur le présent et le<br />

futur. L’autre groupe travaillera sur ce qui vous<br />

singularise et sur la façon dont cela fait écho<br />

aux aspirations de la société, dont parlait<br />

Stéphane Rozès.<br />

Les domaines sont assez denses et le challenge<br />

n'est pas si évident pour vous, mais les rapporteurs<br />

vont vous briefer ; cela va bien se passer. Je<br />

vous propose de nous retrouver dans 20 minutes<br />

pour que vous puissiez rejoindre vos ateliers. Je<br />

vous souhaite une bonne pause.<br />

(La séance, suspendue à 11 h 20,<br />

est reprise à 14 h 45.) •<br />

I.3. Synthèse <strong>des</strong> ateliers<br />

<br />

19


3<br />

SYNTHÈSE<br />

DES ATELIERS<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Soyez les bienvenus pour engager cet<br />

après-midi <strong>des</strong> <strong>Assises</strong>.<br />

Nous allons reprendre la réflexion engagée ce<br />

matin sur l'identité professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong>, identité professionnelle qui est la vôtre, qui<br />

est légitime et qui a vocation à être une branche<br />

professionnelle. Elle est constituée <strong>des</strong> savoirs,<br />

<strong>des</strong> savoir-faire, <strong>des</strong> savoir-être et <strong>des</strong> valeurs<br />

professionnelles que vous avez en partage, quel<br />

que soit votre exercice : verrier, mosaïste, céramiste,<br />

maroquinier, plumassière, etc. Les savoirfaire<br />

sont nombreux.<br />

Les valeurs et les savoirs nous rassemblent. C’est<br />

sur ceux-là que nous avons choisi de travailler<br />

au cours de cette matinée.<br />

Les échanges ont été très denses. J'ai vu que les<br />

animateurs avaient du mal à clore les débats.<br />

Comme il y a eu beaucoup d’échanges, l'exercice<br />

de synthèse sera difficile. Je vais me prêter<br />

au difficile jeu de rassembler ce qui s'est dit et<br />

je vais vous proposer une synthèse, par nature<br />

partielle. Elle n'aura pas l’ambition d'être exhaustive.<br />

J'espère au moins que la tonalité, les mots,<br />

les expressions et les idées qui sont revenus le<br />

plus souvent au cours de nos échanges seront<br />

restitués ici.<br />

La production existe et est conservée. Toutes<br />

les notes prises sont évidemment à disposition<br />

d'Ateliers d'Art de France. Cela constitue le vrai<br />

matériel de synthèse.<br />

Il y avait deux zones de questionnement, deux<br />

thématiques en parallèle. Je les ai un peu mélangées.<br />

Du coup, l’idée est de répondre aux questions,<br />

mais pas forcément dans l'ordre dans<br />

lequel elles ont été posées.<br />

Quand nous ferons référence à la question :<br />

« À quels défis contemporains et à quels défis<br />

de la société les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> peuvent-ils<br />

répondre ? », nous retrouverons cette question<br />

de l'accélération et du rapport au temps.<br />

Le reste <strong>des</strong> savoirs sont essentiellement <strong>des</strong><br />

savoir-être.<br />

Pour faire écho aux propos de Stéphane Rozès<br />

ce matin, on a beaucoup insisté sur la dimension<br />

émotionnelle. La part de l’émotion, de l’émotionnel<br />

est un élément caractéristique.<br />

On parle beaucoup d'intelligence émotionnelle.<br />

On la recherche désespérément chez les<br />

salariés, chez les cadres et chez les managers.<br />

On développe beaucoup l’intelligence émotionnelle<br />

dans les entreprises. Cette intelligence<br />

émotionnelle dont les entreprises sont en quête<br />

est déjà ancrée chez vous. C’est un savoir qui<br />

vous constitue et vous singularise en tant que tels.<br />

QUELS SONT LES SAVOIRS, SAVOIR-FAIRE, SAVOIR-ÊTRE ET LES<br />

VALEURS PROFESSIONNELLES QUI CONSTITUENT LES MÉTIERS<br />

D’ART ET QUI LÉGITIMENT LA REVENDICATION D’UNE BRANCHE<br />

PROFESSIONNELLE À PART ENTIÈRE ?<br />

Cela a commencé par cette question : quels<br />

sont les savoirs, les savoir-faire, les savoirêtre<br />

et les valeurs professionnelles qui,<br />

aujourd'hui, vous définissent le mieux ? Il y<br />

a évidemment les savoir-faire et, essentiellement,<br />

<strong>des</strong> valeurs et <strong>des</strong> savoirs.<br />

Autrement dit, ce qui vous caractérise quand<br />

vous parlez de vous-mêmes et que vous partagez,<br />

me semble-t-il, c'est à l’évidence la maîtrise<br />

de la transformation de la matière, toute<br />

cette relation à la matière, le dialogue avec la<br />

matière, l'écoute de la matière, sa connaissance<br />

intime. Ce sont <strong>des</strong> termes et <strong>des</strong> expressions qui<br />

sont revenus de façon constante, de même que<br />

le geste, la maîtrise, la recherche du geste juste.<br />

Un terme récurrent que nous retrouvons à plusieurs<br />

reprises est le fait de transmettre. Cette<br />

question de la transmission est au cœur même<br />

<strong>des</strong> savoir-faire <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. Autrement dit,<br />

ce n'est pas seulement « savoir-faire » mais aussi<br />

« transmettre ». C'est un héritage caractéristique<br />

et spécifique à vos professions. À part chez les<br />

enseignants – c'est ce qui les définit principalement<br />

–, cette notion de transmission se retrouve<br />

en particulier chez vous et pas forcément dans<br />

d'autres organisations, quand on pose la<br />

même question.<br />

Le deuxième savoir-faire ou savoir-être très particulier<br />

est revenu à plusieurs reprises. C'est le<br />

rapport au temps. Les animateurs ont entendu<br />

et retenu que ce rapport au temps est ce qui<br />

ramène au réel et au présent, dans un monde<br />

qui est plutôt caractérisé par une accélération.<br />

Le rapport au temps est à la fois un mode de faire<br />

et un mode d’être qui vous caractérise en propre.<br />

Les autres savoir-être sont liés à l’indépendance,<br />

à la polyvalence, à la liberté et surtout à la prise<br />

de risque, à l’audace, à l’engagement et à la<br />

combativité. Nous retrouvons <strong>des</strong> notions que<br />

nous avons déjà évoquées ce matin. Vous êtes<br />

dans <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> qui se caractérisent par cette<br />

capacité à prendre <strong>des</strong> risques, à être audacieux.<br />

C'est cette vertu qui rend le risque possible.<br />

Il s’agit de s'engager au prix de difficultés<br />

économiques et d’être combatif, c’est-à-dire de<br />

dépasser les contraintes de toutes natures qui<br />

sont les vôtres pour persévérer dans votre être,<br />

donc pour vous réaliser.<br />

L'authenticité, la sincérité, la sensibilité et l'intégrité<br />

sont d'autres valeurs citées par les groupes.<br />

Un point revient dans les différents propos : les<br />

valeurs sont liées au travail. Il y a en quelque<br />

sorte une forme de réhabilitation. Je ne pense<br />

pas que le travail ait été déshabilité. Il existe une<br />

forme de valorisation <strong>des</strong> valeurs associées au<br />

travail, que ce soit <strong>des</strong> valeurs liées au « bien<br />

faire », à l'excellence, à l'accomplissement du<br />

geste et à sa maîtrise ou <strong>des</strong> valeurs de travail qui<br />

sont intimes à une communauté professionnelle<br />

comme la vôtre et qui sont, comme dans toutes<br />

les communautés professionnelles constituées,<br />

20 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


l'unité devant la matière, devant la forme et<br />

devant la tâche.<br />

Ces valeurs liées au travail sont effectivement<br />

constitutives de vos savoir-être, de ces valeurs<br />

professionnelles que vous véhiculez et qu’on<br />

retrouve de façon constante tout au long <strong>des</strong><br />

propos et dans tous les groupes qui ont pu<br />

s'exprimer.<br />

Comment les préserver ? C’est aussi un point<br />

récurrent.<br />

La meilleure façon de préserver ces valeurs est<br />

d'investir dans la transmission, bien entendu.<br />

Cela va presque de soi.<br />

Paradoxalement, c'est aussi de se confronter<br />

aux autres. Beaucoup l’ont dit : se confronter<br />

aux autres, ce n'est pas simplement se confronter<br />

à ses pairs, c'est aller au-delà, c’est-à-dire<br />

se confronter à d'autres professions qui sont<br />

proches ou, parfois, éloignées de vous. Les<br />

architectes et les <strong>des</strong>igners ont été cités. Il s’agit<br />

de voir de quelle façon, dans ce dialogue et<br />

cette confrontation aux autres, on va pouvoir<br />

préserver et capitaliser sur les savoir-faire qui<br />

sont constitutifs.<br />

La question posée à l’autre groupe était la suivante<br />

: « Quels sont, dans vos <strong>métiers</strong>, les<br />

savoirs ou les valeurs professionnelles<br />

qu’il est essentiel de réaliser ou de mettre<br />

en valeur, car ils vous caractérisent ? »<br />

Il n'y a pas de divergences ; au contraire, cela<br />

converge.<br />

On vous a posé deux questions sous <strong>des</strong> angles<br />

différents et les réponses ont été les mêmes : on<br />

retrouve la connaissance intime de la matière,<br />

la maîtrise du geste technique, la recherche du<br />

beau, la créativité vécue et appréciée. Certains<br />

ont dit que c’était une sorte de processus<br />

en constante transformation. La créativité n'est<br />

pas un acquis, mais un processus dans lequel<br />

on s’engouffre et qui porte.<br />

Il a été question de cultiver l'imaginaire. On retrouve<br />

cette idée de cultiver son ouverture d’esprit.<br />

Il y a également, et cela ne vous surprendra pas,<br />

car nous en avons parlé précédemment, le fait<br />

de savoir transmettre. Il est important de préserver<br />

ce savoir de la transmission et de le mettre en<br />

valeur, parce qu’il est constitutif de notre communauté<br />

professionnelle. Il s'agit bien de s’impliquer<br />

dans la formation <strong>des</strong> futurs professionnels.<br />

De façon corollaire, cela signifie aussi – et c’est<br />

un vrai enjeu – de pouvoir identifier ce qui est<br />

constitutif d'un professionnel, de quoi sont faites<br />

les compétences d'un professionnel. La transmission<br />

n’est pas seulement transmettre un savoir,<br />

c'est aussi la reconnaissance d'un savoir acquis,<br />

d’un répertoire de savoirs acquis. Ce besoin de<br />

formalisation du répertoire du savoir acquis fait<br />

partie <strong>des</strong> enjeux de préservation et de pérennité<br />

<strong>des</strong> savoirs constitutifs <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

Comment ? Deux thèmes reviennent.<br />

Tout d'abord, ce sont <strong>des</strong> formations. C'est un<br />

constat largement partagé : une formation plus<br />

valorisante et plus consistante pour les individus,<br />

et pas seulement les jeunes publics. Il s’agit de<br />

faire en sorte que ce ne soit pas un choix par<br />

défaut, mais bien un choix délibéré de choisir<br />

un métier <strong>d'art</strong>. Cela suppose aussi <strong>des</strong> actions,<br />

tout un travail dont la communauté doit s'emparer.<br />

Comment agir pour que, très tôt, cela puisse<br />

être un débouché professionnel et une source<br />

d'inspiration pour les jeunes ?<br />

Le deuxième axe est celui de la collaboration,<br />

du « faire avec », du « faire ensemble ». Il vous<br />

semble que la meilleure façon de pérenniser et<br />

de mettre en valeur vos <strong>métiers</strong> est tout simplement<br />

quand vous faites avec, quand vous faites<br />

ensemble, quand vous êtes dans <strong>des</strong> schémas<br />

de coopération, quand vous créez <strong>des</strong> occasions<br />

de partage. Cette thématique du partage,<br />

de la déclaration, de la mise en réseau, de la<br />

confrontation avec d'autres pratiques, d’autres<br />

<strong>métiers</strong> et d'autres savoirs vous semble stratégique,<br />

parce que constitutive de la pérennité de<br />

vos savoirs. J'ai trouvé cela extrêmement instructif.<br />

La troisième question posée est la suivante :<br />

quels sont les savoirs, les savoir-faire et les<br />

savoir-être qu’il est crucial de développer ?<br />

J’imagine que la synthèse ne surprendra personne.<br />

Cela tourne autour de quatre ou cinq<br />

axes, dont trois sont revenus de façon permanente<br />

et concourante.<br />

Il s’agit tout d'abord de la question du digital.<br />

Quand on parle de digital, il s’agit de l'ensemble<br />

<strong>des</strong> outils qui sont à la fois <strong>des</strong> outils de réseaux,<br />

de mise en relation et <strong>des</strong> outils de promotion et<br />

I.3. Synthèse <strong>des</strong> ateliers<br />

<br />

21


de vente. Ce sont à la fois <strong>des</strong> outils sociaux et<br />

<strong>des</strong> outils de diffusion.<br />

Pour vous, le digital n'est pas un risque.<br />

Certains se sont dit que la question du digital<br />

risquait de faire perdre le lien intime et narratif<br />

avec les clients. L’échange est distancié, dématérialisé.<br />

Il y a quelque chose de propre à nos<br />

<strong>métiers</strong> : ce lien de narrativité avec le client. On<br />

risque de le perdre.<br />

Pour d'autres, ce n'est pas forcément un risque.<br />

C'est une opportunité d’élargissement de la diffusion,<br />

de vente et d’acquisition du produit.<br />

Le digital n’entame en rien la singularité du lien,<br />

car le lien est toujours possible. Le digital est<br />

aussi un outil de sociabilité relative. En tout état<br />

de cause, cela dépend de ceux qui le gèrent et<br />

de ceux qui s'y intègrent. Le digital ne fait pas<br />

perdre la singularité du lien. En tout cas, il n'est<br />

pas vécu comme un risque.<br />

Vous dites aussi que ce n'est pas forcément votre<br />

truc d'être geek. Du coup, cela voudrait dire que<br />

le développement digital pourrait s'appuyer<br />

sur <strong>des</strong> ressources mutualisées. Autrement dit,<br />

plutôt que chacun devienne un geek, il s’agit<br />

de confier cela à <strong>des</strong> geeks, de s’appuyer<br />

sur <strong>des</strong> personnes qui savent plutôt que de le<br />

faire soi-même. Cela peut être <strong>des</strong> missions de<br />

développement de ce support digital auprès<br />

<strong>des</strong> internautes.<br />

Le digital est aussi un moyen de mettre en œuvre<br />

<strong>des</strong> formations dématérialisées. On connaît les<br />

grosses plateformes universitaires d’accès aux<br />

connaissances qui proposent <strong>des</strong> massive open<br />

online courses (MOOC), <strong>des</strong> cours en ligne.<br />

Toutes les universités ont énormément investi<br />

dans la capacité d’ouverture de leurs savoirs et<br />

de leurs cours. La formation aux <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> peut<br />

emprunter partiellement le digital pour certains<br />

sujets et certaines thématiques, pour se déployer<br />

à moindre coût et de façon plus massive.<br />

Le digital permet à la fois d'éduquer et de s'éduquer.<br />

Cela pourrait permettre de matérialiser ce<br />

réseau qui mutualise à la fois les professionnels<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art, les clients, les collectionneurs,<br />

les prescripteurs et les <strong>des</strong>igners. C'est aussi<br />

une façon de créer une communauté ouverte<br />

qui fédère un ensemble d'acteurs et de parties<br />

prenantes autour de la galaxie <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

On retrouve cette idée constante de coopération,<br />

de mutualisation, de liens, de reliance entre<br />

les acteurs.<br />

Le deuxième grand morceau consiste à développer<br />

<strong>des</strong> matériautèques. C'est sans doute un<br />

lien plus direct qu'il faudrait nouer avec les ingénieurs<br />

qui créent et développent ces nouveaux<br />

matériaux. Autrement dit, il serait intéressant de<br />

se rapprocher, d'avoir un lien plus constant et<br />

plus direct avec ceux qui sont à l'origine <strong>des</strong><br />

matériaux, de pouvoir nouer ce dialogue afin<br />

d’introduire ces nouveaux matériaux dans son<br />

propre répertoire créatif.<br />

Pourquoi ce lien avec les ingénieurs ? Cela<br />

introduit le troisième pavé. C'est aussi par souci<br />

de cohérence écologique du matériau. Travailler<br />

avec les ingénieurs, c'est aussi maîtriser<br />

la consistance et la cohérence écologique<br />

<strong>des</strong> matériaux qu'on mobilise. C'est s’impliquer<br />

dès la conception du matériau dans le futur du<br />

matériau lui-même. Autrement dit, on ne peut pas<br />

être responsable et se revendiquer comme étant<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> soucieux de l’écologie si on ne se<br />

préoccupe pas du <strong>des</strong>tin <strong>des</strong> produits que l’on<br />

fabrique et <strong>des</strong> matériaux qu'on utilise. Le sujet de<br />

la gestion de la fin de vie du produit, du <strong>des</strong>tin du<br />

matériau lui-même est revenu dans les échanges.<br />

Cette question écologique est apparue<br />

comme une constante. Il y a eu beaucoup de<br />

suggestions. Est-ce qu'on ne pourrait pas mutualiser<br />

la fabrication et l’usage <strong>des</strong> emballages ?<br />

On fait référence à l’énorme consommation<br />

d'emballage <strong>des</strong> pièces sur les salons, aux<br />

grosses dépenses d’externalités qui sont produites<br />

simplement quand on transporte, positionne,<br />

déballe, etc. Qu’est-ce qu’on fait ?<br />

Ce sont peut-être <strong>des</strong> questions de détail, mais<br />

elles illustrent la conscience forte de cette double<br />

dimension qui est celle de l’éco-conception – ce<br />

terme a été utilisé – et de l’éco-responsabilité.<br />

Cela signifie que nous communiquons auprès de<br />

nos clients que nous sommes <strong>des</strong> militants écologiques<br />

dans la façon dont nous fabriquons nos<br />

objets, à la différence de l’industrie.<br />

C'est bien d'avoir <strong>des</strong> valeurs écologiques,<br />

mais c'est mieux de les transmettre aux clients<br />

à travers le produit. Autrement dit, on peut aussi<br />

sensibiliser les clients à la question écologique<br />

parce qu’elle est véhiculée également par la<br />

22 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


narration qui entoure les produits. Nous pouvons<br />

aussi éduquer et sensibiliser nos clients et pas<br />

simplement revendiquer le fait d’être écologiste.<br />

On peut être dans un acte écologique et pas<br />

simplement dans un discours écologique. Cela<br />

veut dire qu’il y a, de ce point de vue, <strong>des</strong> enjeux<br />

d'éducation et aussi de communication.<br />

La question qui revient assez régulièrement, et<br />

dont la portée est plus large que simplement<br />

écologique, est de réfléchir à un label distinctif.<br />

Quel label pourrait-on imaginer qui soit distinctif,<br />

lisible par le public et qui qualifie le produit,<br />

l'œuvre ainsi que le professionnel et sa façon de<br />

faire ? Cette idée de labellisation, de garantie<br />

au client, de spécifier non seulement le produit,<br />

mais aussi celui qui l'a réalisé, est revenue<br />

assez souvent.<br />

Enfin, pour moi, c’est un savoir-être. Je le trouve<br />

extrêmement intéressant, même s’il a été cité de<br />

façon très marginale. Dans un groupe, il a été<br />

dit qu’il serait bien de savoir analyser collectivement<br />

nos difficultés et nos échecs, car c’est la<br />

meilleure façon d’avancer. Dans l’industrie, on<br />

appelle cela l'amélioration continue. Ce processus<br />

de retour sur expérience continu, progressif<br />

et exigeant est vécu comme la seule façon de<br />

progresser dans un collectif organisationnel.<br />

Cela a été posé. Je trouve que c’est un savoirêtre<br />

: savoir analyser en collectif ce qui nous est<br />

rendu difficile, les contraintes qui sont les nôtres<br />

et les échecs, parce que c'est ce qui nous permet<br />

de progresser. C’est donc un savoir-faire<br />

qui nous <strong>des</strong>sine et qui nous permet de construire<br />

notre futur et notre avenir. Ce processus d'apprentissage<br />

par l'expérience est collectif, pas<br />

seulement individuel.<br />

Enfin, la dernière question posée à une partie<br />

<strong>des</strong> « ruches » était la suivante : « quels sont les<br />

trois principaux défis auxquels doit faire face<br />

la société et quelles réponses les <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> peuvent-ils apporter à ces interpellations<br />

qui sont celles de la société ? »<br />

Beaucoup de choses sont remontées. C'est très<br />

riche. Je vais m'efforcer de faire un exercice<br />

de synthèse.<br />

Tout d'abord, il s’agit de répondre au défi de<br />

l'hyperconsommation et du jetable. Cela passe<br />

par le fait que les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> privilégient, par<br />

nature, une consommation raisonnée et aussi<br />

parce que le beau a une vertu intrinsèque. Je<br />

fais référence aux propos de Stéphane Rozès. Le<br />

beau a comme vertu intrinsèque d’être le versus<br />

même de l’hyperconsommation, parce que le<br />

beau fige. Il appelle la lenteur, la distance, le<br />

recul, la méditation. Le beau est l'opposé même<br />

de l'hyperconsommation.<br />

De ce point de vue, le beau est presque une<br />

valeur politique dans un monde où on s'oublie.<br />

Je faisais référence à cette mort qui nous attend<br />

tous. On s’oublie aussi par l’hyperconsommation.<br />

On règle le problème ou pas par le beau<br />

ou par la consommation et l’oubli de soi. C’est<br />

ce que Pascal avait appelé le divertissement.<br />

Le deuxième élément est de renouer avec le<br />

respect du travail. Cette valeur ancienne est,<br />

pour vous, très contemporaine. Dans un monde<br />

où on voit se développer les bullshit jobs et les<br />

emplois précaires, un salariat en quête de sens,<br />

un respect du travail et de ce qui est constitutif du<br />

travail est pour vous une réponse contemporaine<br />

à un enjeu où chacun a du mal à se retrouver :<br />

qu’est-ce que je vais faire de ma vie ?<br />

A priori, le travail reste la manière de se réaliser<br />

la plus démocratique. Pour se réaliser comme<br />

sportif, il faut être bon. Cela m'a complètement<br />

échappé ! À part le travail, il n'y a pas d'autre<br />

façon aussi démocratique de se réaliser. De<br />

ce point de vue, les valeurs de travail que vous<br />

développez sont une réponse à une question<br />

très contemporaine.<br />

Une autre réponse est liée à l'accélération du<br />

temps. Vous vous inscrivez par nature dans une<br />

forme de lenteur. C'est le temps de la matière, du<br />

travail. C'est l'ancrage dans les racines du temps<br />

qui sont, en soi, révolutionnaires. Autrement dit,<br />

par rapport à un processus d’accélération, de<br />

renouvellement et de culture de la vitesse, cette<br />

culture de la lenteur est une réponse à une perte<br />

de soi qui caractérise la société contemporaine.<br />

Enfin, trois dimensions apparaissent. Elles<br />

répondent toutes à quelque chose de l'ordre de<br />

l'humanisme.<br />

Pour vous, innover, c'est certes combattre la standardisation,<br />

mais c’est aussi valoriser la singularité<br />

de la personne. C’est un humanisme au sens<br />

que cela met en avant le respect de la personne<br />

dans son intimité, dans sa capacité à être.<br />

C'est donner du sens dans un environnement<br />

profondément déshumanisé. La Présidente en a<br />

parlé ce matin.<br />

C'est reconnecter avec l'humanité et lutter<br />

contre les pessimismes, parce que l'artisanat<br />

<strong>d'art</strong> est une forme de capacité de résilience, de<br />

confiance que supposent toujours l'acte créateur<br />

et le parti-pris du risque. Autrement dit, on ne peut<br />

pas être créateur et prendre le parti du risque si<br />

on ne sait pas être résilient et si on ne sait pas<br />

avoir confiance dans les autres et dans l'avenir.<br />

C'est aussi une réponse au sondage de ce matin<br />

qui était, en soi, assez déprimant puisqu’il évoquait<br />

une société marquée plutôt par le dépit, le<br />

repli et l'inquiétude.<br />

Enfin, la dernière qualité – qui est sans doute une<br />

forme de réponse – est la sensibilité, la force de<br />

l'émotion et l'intuition intime, qui sont autant de<br />

vecteurs de ré-enchantement et de réhumanisation<br />

du monde.<br />

Je pense avoir tout dit sur ce qui figurait dans<br />

mes notes. Je finirai simplement par une expression<br />

formulée par un groupe et qui fait référence<br />

aux propos de Stéphane Rozès de ce matin. En<br />

conclusion, vous êtes <strong>des</strong> Indiens aux plumes de<br />

phénix. Cette définition m'a beaucoup plu et je<br />

terminerai par elle.<br />

Je vous remercie.<br />

(Applaudissements.)<br />

Nous allons poursuivre l'après-midi autour de<br />

cette question de l'identité professionnelle. •<br />

I.4. Le Craft et ses pratiques<br />

23


INTERVENTION DE<br />

FABIEN PETIOT<br />

Historien de l’art et <strong>des</strong>igner, Fabien<br />

Petiot nourrit ses créations de ses<br />

connaissances théoriques, mais aussi<br />

de ses collaborations avec <strong>des</strong> artisans<br />

d’art. Il est co-auteur de Crafts,<br />

Anthologie contemporaine pour un<br />

artisanat de demain, un recueil de 65<br />

textes dédiés à la production artisanale<br />

et à son rôle dans la société contemporaine.<br />

Outre son activité de création,<br />

il enseigne dans plusieurs écoles d’art<br />

appliqué.<br />

24 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


« LE CRAFT ET<br />

SES PRATIQUES »<br />

4<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Afin de poursuivre la réflexion qui a été engagée<br />

lors <strong>des</strong> ateliers, nous avons choisi de découper<br />

cet après-midi en deux temps principaux.<br />

Le premier temps comprend <strong>des</strong> témoignages<br />

issus de pratiques et d'horizons extrêmement<br />

différents et qu’il nous a semblé intéressant de<br />

réunir, car nous avons pensé que ces réflexions<br />

allaient vous être utiles pour que vous puissiez<br />

prendre ce recul qu’est toujours ce moment privilégié<br />

<strong>des</strong> <strong>Assises</strong>, pour penser votre action,<br />

continuer à bâtir et à écrire votre histoire.<br />

Dans une première partie, je vous propose un<br />

entretien, comportant quelques questions que<br />

j’ai préparées, avec Fabien Petiot que j'invite à<br />

nous rejoindre sur scène.<br />

(Applaudissements.)<br />

INTERVENTION<br />

DE FABIEN PETIOT<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Fabien Petiot est historien <strong>d'art</strong> et <strong>des</strong>igner.<br />

Il a codirigé avec Chloé Braunstein-Kriegel un<br />

ouvrage que vous avez peut-être vu, car il est en<br />

diffusion dans la librairie du Palais <strong>des</strong> Congrès.<br />

Il est assez volumineux et s'appelle Crafts,<br />

anthologie contemporaine pour un artisanat<br />

de demain. Ce livre a été publié avec le soutien<br />

de la fondation Michelangelo. Il a reçu le prix<br />

du Salon du livre et de la Revue d’art du Festival<br />

de l'histoire de l'art.<br />

J'avais envie de poser une première question<br />

à Fabien. Ce livre a été présenté en France au<br />

mois d'avril. Il est assez récent. Pouvez-vous nous<br />

dire en quelques mots ce qui vous a conduit,<br />

avec Chloé Braunstein-Kriegel, à codiriger un<br />

ouvrage qui fait près de 700 pages et qui est<br />

tout entier consacré au Craft ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Il fait 700 pages, sans illustrations. Vous pouvez<br />

le repérer sur la table de la très belle sélection<br />

de livres <strong>des</strong> éditions Ateliers d'Art de France.<br />

Je vous remercie de votre invitation.<br />

Voici ce qui nous a motivé à faire cet ouvrage,<br />

Chloé et moi : lorsqu'on nous a demandé de<br />

diriger un workshop pour réfléchir sur la question<br />

de l'artisanat et de l’inscription de l'artisanat dans<br />

la modernité (ce genre de questions qui ont tendance<br />

à être récurrentes et qui, parfois, peinent<br />

à trouver <strong>des</strong> réponses très satisfaisantes), nous<br />

avons vu que très peu d'ouvrages, de littérature,<br />

de textes, de réflexions en langue française<br />

étaient disponibles. Quand nous avons voulu<br />

regarder ce qui se faisait sur l’artisanat d’art et<br />

les <strong>métiers</strong> d’art, en termes de littérature, nous<br />

avons vu qu’il y avait un livre déjà ancien, datant<br />

<strong>des</strong> années 80, écrit par un sociologue, Bernard<br />

Zarca. Le livre d’Anne Jourdain n'était pas<br />

encore publié à ce moment-là, en 2011.<br />

J'ai traversé la Manche pour voir, au Victoria<br />

and Albert Museum, une exposition qui s'appelait<br />

The power of making : the importance<br />

of being skilled. Cela signifie non seulement<br />

« talentueux » et « riche d’un savoir-faire » mais<br />

aussi « très habile ».<br />

Philippe Loiseau, animateur <strong>des</strong> <strong>Assises</strong><br />

I.4. Le Craft et ses pratiques<br />

Dans cette exposition, on voyait un profil se <strong>des</strong>siner<br />

chez cette nouvelle génération qui sortait<br />

<strong>des</strong> écoles <strong>d'art</strong>, <strong>d'art</strong>isanat <strong>d'art</strong> et de <strong>des</strong>ign.<br />

Les personnes étaient au croisement du savoirfaire<br />

traditionnel, qu’elles revisitaient, et <strong>des</strong> nouvelles<br />

technologies, en répondant également à<br />

<strong>des</strong> questions sociétales. Le point de départ était<br />

à l’origine les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. Au fur et à mesure que<br />

nous regardions, ne serait-ce que du côté de la<br />

librairie du VAM, nous nous rendions compte<br />

qu’il y avait énormément de choses en langue<br />

anglaise et à quel point les différents contextes<br />

<br />

25


qui existaient, lorsqu’on commençait à sortir <strong>des</strong><br />

frontières françaises, conduisaient à énormément<br />

de sujets.<br />

Nous nous sommes demandé comment nous<br />

pourrions englober ces différentes échelles et<br />

ces différentes structures. Le mot « Craft » s'est<br />

imposé afin de parler aussi à un public anglosaxon<br />

et englober ces différentes cultures, ces<br />

différentes identités et ces différentes idées.<br />

À travers ce livre sans illustrations, composé<br />

de 65 textes que nous avons pu récolter et<br />

accompagner d’essais, nous avons voulu valoriser<br />

la réflexion qui se fait pour aujourd’hui et<br />

pour demain sur le Craft. Il s’agissait également<br />

d’avoir une démarche prospective et pas<br />

une anthologie historique qui remonterait à<br />

l’Antiquité, par exemple.<br />

C’était aussi une manière d'établir une « carte au<br />

trésor », de se faire cartographe et de donner un<br />

état <strong>des</strong> lieux de ce qui se fait aujourd'hui et de<br />

ce qui se fera peut-être demain. Tout cela peut<br />

inspirer <strong>des</strong> développements à venir.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vais faire <strong>des</strong> réflexions un peu « boule à<br />

facettes ». J'ai pris <strong>des</strong> éléments qui me paraissaient<br />

intéressants et susceptibles de pouvoir<br />

être partagés dans le cadre de ces <strong>Assises</strong>.<br />

Ce sont <strong>des</strong> questions en fragments, que je vais<br />

vous adresser.<br />

En lisant certains <strong>des</strong> articles de contribution à<br />

cet ouvrage, je me suis dit que chaque pays avait<br />

sa culture, sa tradition <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. L’ouvrage<br />

développe cette idée que chaque pays<br />

réserve une certaine place aux <strong>métiers</strong> d’art, à<br />

la façon dont il entend en assurer la pérennité,<br />

voire même aux enjeux qu'il lui prête ou à<br />

la façon de les utiliser dans sa propre stratégie<br />

de développement. On peut penser à <strong>des</strong> pays<br />

aussi différents que le Japon et les États-Unis.<br />

Peut-on avoir, à travers les contributions de ce<br />

livre, un regard sur les différentes façons qu'ont<br />

aujourd'hui les pays de réserver une place aux<br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> et aussi, éventuellement, de poursuivre<br />

<strong>des</strong> intentions, à travers l'entretien, la préservation<br />

et le développement <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Il arrive que l'Indien aux plumes de phénix se<br />

retrouve déplumé. C'est l’un <strong>des</strong> risques, et non<br />

<strong>des</strong> moindres.<br />

Nous souhaitions aussi embrasser <strong>des</strong> questions<br />

contemporaines : la crise migratoire, la question<br />

de la tragédie environnementale que nous<br />

vivons aujourd'hui et la question de la révolution<br />

numérique. Comment le Craft répond-il à toutes<br />

ces questions ?<br />

Nous étions face à une très grande diversité. Les<br />

valeurs de l'artisanat pouvaient être totalement<br />

phagocytées comme elles pouvaient être aussi<br />

porteuses de projets assez formidables, du point<br />

de vue <strong>des</strong> réponses sociétales.<br />

Vous m’avez demandé quelle image véhicule le<br />

Craft selon les différents contextes. On peut avoir<br />

un effet loupe, exacerbé à travers les expositions<br />

universelles. Ce n'est pas quelque chose de très<br />

récent. Ces expositions ont pour vocation de<br />

vendre, pas nécessairement les produits de l'industrie<br />

ou les produits artisanaux, mais de vendre<br />

l'image d'une nation. C'est ce qu'on appelle le<br />

soft power ou le nation branding. Autrement dit,<br />

il existe <strong>des</strong> agences entières dont le cœur de<br />

métier est de vendre l'image d'un pays.<br />

C’est une chose que l’on voit beaucoup au<br />

Japon, par exemple, à travers certaines expositions.<br />

Cela a été le cas de l’exposition de 1851.<br />

William Morris, adolescent, a refusé d'entrer<br />

dans l’exposition du Cristal Palace ; il a peutêtre<br />

fait une erreur, car ce n’était pas <strong>des</strong> produits<br />

industriels qui étaient présentés, mais <strong>des</strong> produits<br />

artisanaux, pour faire oublier la violence de<br />

l’industrialisation de l'Angleterre à cette époque.<br />

A Shanghai, en 2010, on pouvait voir les luthiers<br />

de Cremona derrière une vitre. Ils pouvaient parfois<br />

jouer quelques notes au violon. Tout cela<br />

racontait une certaine image de l'Italie, une sorte<br />

de dolce vita italienne à travers l'artisanat.<br />

L'artisanat sert à un soft power, à l’image d'une<br />

manière de vivre d'un pays.<br />

Cette manière d'utiliser ou, en tout cas, de mettre<br />

en avant l'artisanat, de le prendre comme une<br />

vitrine, a permis au pouvoir autoritaire chinois<br />

de condamner et de porter un coup redoutable<br />

à une céramique de grès rouge en Chine, très<br />

célèbre. Aujourd'hui, celle-ci est totalement<br />

réhabilitée et devient la vitrine du régime. Une<br />

manufacture de céramique tantôt sert <strong>des</strong> intérêts<br />

et tantôt sert de bonne conscience ou de<br />

vitrine à ce pouvoir chinois.<br />

Un autre exemple est celui de Taiwan. Ce sont<br />

<strong>des</strong> objets que vous avez peut-être pu voir au<br />

moment de Révélations, il y a quelques semaines.<br />

Taiwan est cette usine du monde qui est plutôt<br />

synonyme du made in Taiwan, de tout ce qui<br />

est électronique. Taiwan avait perdu ses savoirfaire.<br />

Aujourd'hui, un centre de recherche combiné<br />

à <strong>des</strong> ateliers, NTCRI, permet <strong>des</strong> résidences<br />

et de faire revivre <strong>des</strong> savoir-faire autour du<br />

bambou, par exemple.<br />

C'est aussi une politique, mais pas au sens du<br />

détournement politique. C’est une manière de<br />

renouer avec ses racines et ses savoir-faire pour<br />

aller dans quelque chose de très prospectif et<br />

d’ouvert sur le reste du monde, puisque de nombreux<br />

pays peuvent être représentés ici. Il y a <strong>des</strong><br />

Suédois, par exemple.<br />

Il y a aussi quelque chose qui n’est pas illustré<br />

là : une sanctuarisation <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> avec<br />

les trésors nationaux vivants, comme c’est le cas<br />

au Japon et dans les autres pays.<br />

Ces effets de loupe nous intéressaient lorsqu’ils<br />

sont montrés, exposés, quand il s’agit de quelque<br />

chose de visible.<br />

Vous voyez, à travers ma réponse un peu longue,<br />

qu'il y a de nombreuses manières de caractériser<br />

le Craft à travers le monde. Tout cela dépend<br />

de contextes.<br />

Il existe un autre phénomène qui n’est pas moins<br />

important : c’est la manière dont les Arts and<br />

Crafts ont pu avoir un impact considérable<br />

sur l'artisanat <strong>d'art</strong> dans le monde. Les Arts<br />

and Crafts ne sont pas seulement l’idée d’une<br />

œuvre <strong>d'art</strong> totale qui valoriserait le travail ou les<br />

matériaux. C'est aussi une manière, pour William<br />

Morris, d'embrasser une question beaucoup<br />

plus large, notamment la pollution <strong>des</strong> rivières<br />

sous l’ère victorienne, par exemple. Il était écologiste<br />

avant l’heure. Il embrasse <strong>des</strong> questions<br />

sociétales extrêmement larges avec cet outil<br />

qu’est le Craft, l’artisanat.<br />

On voit aujourd’hui <strong>des</strong> féministes dans <strong>des</strong><br />

marches contre Trump, qui n’est pas un très<br />

grand féministe. En se réappropriant l'univers<br />

domestique associé à la femme, par la broderie,<br />

par <strong>des</strong> œuvres collectives, notamment liées<br />

au textile, elles manifestent aussi un certain point<br />

de vue politique, au sens très large. Cela se fait<br />

aussi dans cette filiation avec les Arts and Crafts.<br />

Cela se fait enfin à travers une intégration aux<br />

départements universitaires aux écoles <strong>d'art</strong>. Des<br />

recherches, <strong>des</strong> thèses et <strong>des</strong> colloques sont souvent<br />

organisés dans <strong>des</strong> écoles anglosaxonnes,<br />

notamment aux États-Unis. Je pense au Warren<br />

Wilson Collège, dont nous avons pu interviewer<br />

l'actuelle directrice. Il y a un master de critical<br />

studies sur le Craft. On pourrait dire la même<br />

chose d'une école qui est une communauté Arts<br />

and Crafts mise en place dans les années 20 :<br />

la Cranbook Academy d’où sont sortis les plus<br />

26 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


grands artisans <strong>d'art</strong> américains et également les<br />

plus grands <strong>des</strong>igners.<br />

C'est quelque chose de très multi-facettes. C'est<br />

la raison pour laquelle il m'est très compliqué<br />

aujourd’hui de dire qu’il existe une identité universelle<br />

de l’artisanat <strong>d'art</strong>. Pour moi, ce n'est pas<br />

quelque chose de forcément très pertinent.<br />

En tout cas, quelque chose est une évidence :<br />

il y a une agilité à embrasser son époque, à<br />

embrasser un contexte très particulier et à y<br />

trouver <strong>des</strong> réponses. Cet outil, c'est le Craft,<br />

l’artisanat d’art.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— L’ouvrage évoque aussi la notion d’artisanat<br />

diffus. Cette idée, telle que je la comprends, est<br />

que l’artisanat <strong>d'art</strong>, ses valeurs, ses façons d’être et<br />

ses pratiques infusent la société. C’est un sujet que<br />

nous avons largement développé depuis ce matin.<br />

Dans le même temps, il existe un risque que les<br />

repères se brouillent et que ce qui constitue le<br />

socle de l'identité professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> se liquéfie ou perde de sa substance, le<br />

secteur étant accaparé par d'autres acteurs qui<br />

poursuivent <strong>des</strong> fins étrangères aux <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

Je pense notamment au secteur du luxe, dont<br />

nous avons parlé ce matin.<br />

Selon vous, que peut-on entendre quand on parle<br />

<strong>d'art</strong>isanat diffus ? Si tant est que la question ait du<br />

sens, est-ce un risque ou une opportunité ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Ce sont les deux. C’est très amusant. Pour<br />

Chloé et moi, l’artisanat diffus est quelque chose<br />

d’extrêmement positif. Je n'imaginais pas que<br />

cela puisse avoir une autre tonalité.<br />

Nous avons tout fait dans ce livre pour ne pas<br />

essayer de faire <strong>des</strong> comparaisons ou de porter<br />

de quelconques jugements. Au contraire, vous<br />

devez avoir une diversité.<br />

L’artisanat diffus est un terme qu'on emprunte<br />

à Enzo Mari, un <strong>des</strong>igner qui avait reçu une<br />

commande au tout début <strong>des</strong> années 80 pour<br />

mettre en valeur l’artisanat, notamment italien.<br />

Il avait constitué une exposition qui s'appelait<br />

Dov’é l’artigiano. Ce n’est pas « où peut bien<br />

se trouver l'artisan » mais « là où se trouve l'artisan<br />

». D’après la lecture d’Enzo Mari, il se trouve<br />

présent dans les ateliers pour les maquettes de<br />

l'industrie automobile, dans la verrerie, dans<br />

l’industrie chimique. C'est lui qui réalise les<br />

prototypes pour certains objets de <strong>des</strong>ign. Il se<br />

trouve évidemment dans les ateliers de tapis en<br />

Iran et également du côté de la mode et de la<br />

vannerie, sur un grand nombre de plateaux de<br />

télé. Il y a vraiment une diffusion <strong>des</strong> savoir-faire<br />

qui servent <strong>des</strong> contextes beaucoup plus larges<br />

que leur seul contexte premier, si tant est qu’il y<br />

ait un contexte premier.<br />

En tout cas, c’est la capacité de cet artisanat à<br />

s'adapter à de nombreux domaines différents.<br />

Dans le même temps, avec cet artisanat diffus, le<br />

principe de Craft a été largement détourné. Un<br />

hamburger, un jean, une bière, une barbe ou tout<br />

ce que vous voulez peut être crafted, artisanal. Il<br />

n’y a évidemment rien <strong>d'art</strong>isanal dedans, ni sa<br />

production, ni sa distribution, ni les valeurs que<br />

cela accompagne, ni les conséquences que<br />

cela peut avoir.<br />

On est vraiment là dans ce que nous avons<br />

appelé le craft washing en nous inspirant du<br />

green washing. Le green washing, c’est peindre<br />

une chaise en vert et dire que c’est écologiste.<br />

Ce n'est pas parce qu'elle est en vert qu’elle est<br />

environnementalement saine et vertueuse. Le<br />

craft washing est cette manière de détourner<br />

n'importe quoi en lui mettant une étiquette Craft<br />

Art. Il faut le dénoncer énergiquement.<br />

La lecture qu’on peut avoir en plus, pour essayer<br />

d'être malgré tout un peu constructif et un peu<br />

optimiste, c'est de se dire que les valeurs se diffusent,<br />

comme cela a été dit précédemment.<br />

L’artisanat diffus va aussi en ce sens.<br />

L’artisanat se diffuse. Le problème, comme le dit<br />

Andrea Branzi, un autre <strong>des</strong>igner, est qu’à force<br />

de se diffuser et de travailler, par exemple, pour<br />

l’industrie, l'artisanat perd un peu de son identité<br />

de modèle culturel. Branzi met cela sur la table.<br />

À un moment, l'artisanat est-il encore l'artisanat<br />

lorsqu'il travaille pour d'autres ? Évidemment, la<br />

collaboration est passionnante et enrichissante<br />

pour tout le monde, mais à quel point est-on<br />

encore soi-même quand on se compromet,<br />

en tout cas en tant que modèle culturel ? C’est<br />

Branzi qui le dit.<br />

Un autre auteur est Garth Clark qui demande<br />

si, à force de courir après le modèle de l’art<br />

contemporain, le Craft américain est un autre<br />

art contemporain ou toujours de l'artisanat. La<br />

question est posée.<br />

On peut également déduire une troisième chose<br />

de ce genre de pratique : le modèle industriel, tel<br />

qu'il existe, est peut-être arrivé en bout de course.<br />

En tout cas, il s'essouffle. Il recherche une légitimité,<br />

une certaine image. Ce questionnement<br />

est très intéressant. Quand on veut absolument<br />

mettre l'artisanat en valeur avec une notion d'authenticité<br />

alors qu’on est un industriel, quelque<br />

chose ne va pas !<br />

Heureusement, on peut également se retourner<br />

vers William Morris qui a cette vision très large<br />

et très diffuse de conception de l’artisanat. On<br />

peut aussi apercevoir, dans cette filiation avec<br />

William Morris, avec cette vision politique au<br />

sens large, dans les nouvelles générations qui<br />

sortent <strong>des</strong> écoles d’art, d’artisanat et d’arts<br />

appliqués, une nouvelle réponse pour concilier<br />

les savoir-faire industriels et artisanaux. C'était<br />

déjà le cas avec la Werkbund allemande, avec<br />

Peter Behrens dans les années 20. C’est le cas<br />

aujourd’hui avec les personnes qui réfléchissent<br />

à l’obsolescence, aux questions de production et<br />

de valeur accordée à l'objet, à l’obsolescence<br />

programmée, etc.<br />

Nous étions vraiment convaincus que l’artisanat<br />

diffus était quelque chose de positif. J’espère<br />

vous en avoir un peu plus convaincus.<br />

L’artisanat diffus est un espace de rencontre. L’illustration<br />

qui figure ici est celle de makers. Sontils<br />

<strong>des</strong> artisans, <strong>des</strong> <strong>des</strong>igners ou <strong>des</strong> geeks ?<br />

Je n'en sais rien. En tout cas, ils vont faire de la<br />

céramique imprimée. La main est à distance. Le<br />

four va venir perturber ce qui pouvait paraître<br />

très digital. La réponse se fait avec un parfumeur.<br />

Subitement, cette céramique imprimée devient<br />

le support de la diffusion d'une fragrance. C’est<br />

peut-être très anecdotique. En tout cas, cet artisanat<br />

diffus ne reste pas dans l'atelier du céramiste.<br />

Il rencontre l'univers d’un parfumeur. C’est<br />

un exemple d’artisanat diffus.<br />

QUESTIONS ET PARTAGE<br />

D’EXPÉRIENCE<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— La salle aura l'opportunité de poser <strong>des</strong><br />

questions. Nous nous adresserons tout d'abord<br />

au groupe miroir, puis à l’ensemble de la salle.<br />

Nous changeons de sujet. Ateliers d'Art de<br />

France promeut notamment l'idée de l'atelierécole.<br />

Plusieurs auteurs abordent dans votre<br />

ouvrage ce déplacement de l’école dans l’atelier<br />

et, parfois, de l'atelier dans l'école.<br />

Du coup, quelles expériences avez-vous pu<br />

recenser, ici ou dans d’autres pays, relatives à ces<br />

déplacements croisés de l'atelier dans l'école ou<br />

de l’école dans l'atelier, puisque cette thématique<br />

de la transmission a été beaucoup mobilisée<br />

I.4. Le Craft et ses pratiques<br />

<br />

27


par les adhérents présents, comme l’un <strong>des</strong> éléments-clefs<br />

de la pérennité de ce secteur ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Ces questions occupent un <strong>des</strong> quatre<br />

chapitres de notre livre. Il est consacré à cette<br />

question de l’éducation, qui nous a passionnés.<br />

En même temps, c'était quelque chose de totalement<br />

inévitable quand on voyait autant de textes<br />

émerger sur ces sujets.<br />

Ce sujet de l’atelier-école n'est pas complètement<br />

nouveau. Dès les années 1860, en Finlande,<br />

un certain Uno Cygnaeus met en place le<br />

début d'un système pédagogique qui s’appelle<br />

le Sloyd. Il consiste à mettre un établi au sein<br />

de l'école, pour que les élèves apprennent en<br />

faisant. C'est quelque chose de complémentaire<br />

à l’apprentissage classique à l’école, dès le plus<br />

jeune âge. 20 ans après, cela va se répandre en<br />

Suède, avec Otto Salomon, et aux États-Unis.<br />

On n'est pas dans la perspective de former de<br />

futurs artisans. On forme de futurs consommateurs.<br />

On forme <strong>des</strong> personnes qui vont savoir<br />

de quelle façon est fait un objet, quel sens cela<br />

a de faire un objet, dans quelles conditions,<br />

pour quelle raison on le fait, etc. C’est une sorte<br />

de mise en pratique immédiate par le « faire »<br />

de toutes ces questions que l'on peut agiter, de<br />

manière plus ou moins abstraite.<br />

À l'origine, au XIXe siècle, il s’agissait de garçons<br />

qui travaillaient le bois sur leur établi. Aujourd'hui,<br />

cela porte sur la façon dont les garçons et les<br />

filles travaillent ensemble et sur la façon dont plusieurs<br />

générations peuvent travailler ensemble.<br />

C'est devenu relativement un classique.<br />

Gottfried Semper ou Henry Cole, qu'on a<br />

oubliés par rapport à Morris, avaient amené<br />

cette idée de rapprocher musée, manufacture,<br />

atelier et école, notamment en Allemagne,<br />

parce qu'ils étaient allés voir ce qu’il se passait<br />

en Angleterre du côté <strong>des</strong> Arts and Crafts.<br />

Si cela pouvait paraître très étonnant, c'est devenu<br />

un classique, car toute école de <strong>des</strong>ign et<br />

<strong>d'art</strong>s appliqués qui se respecte joue constamment<br />

sur cette combinaison, cette complémentarité<br />

entre faire de la recherche et faire de la<br />

recherche matérielle.<br />

Il y a <strong>des</strong> signes plutôt inquiétants concernant l'encouragement<br />

à l’apprentissage, notamment <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. Je ne le connais pas assez bien en<br />

France pour citer quelque chose de très précis,<br />

mais en Angleterre, le Craft Council a lancé un<br />

manifeste « Our futur is in the making », en disant<br />

qu’il fallait absolument se saisir de ces questions.<br />

En revanche, il y a <strong>des</strong> signes encourageants<br />

avec <strong>des</strong> expériences que nous avons voulu<br />

mettre en avant. C'est le cas avec Manufacto qui<br />

en est à sa 4e ou 5e édition, avec la fondation<br />

Hermès et les Compagnons du Devoir. Ils vont<br />

dans <strong>des</strong> écoles pour sensibiliser <strong>des</strong> élèves aux<br />

questions <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

C'est également tout un champ qui s'appelle<br />

« la recherche interventionnelle ». Cela arrive<br />

lorsqu'un verrier rencontre, dans le cadre de<br />

l’équivalent d'un CHU à Londres, le département<br />

de chirurgie réparatoire, puisque les greffes de<br />

peau peuvent se faire de manière stable et<br />

pérenne, sur <strong>des</strong> moules en verre, <strong>des</strong> matrices<br />

en verre, <strong>des</strong> moulages de nez par exemple.<br />

C'est ce qu'on appelle également le <strong>des</strong>ign<br />

deal, l’architecture expériencielle. Elle est mise en<br />

œuvre dans les grands ateliers de L’Isle-d’Abeau,<br />

pas très loin de Lyon. Plutôt que de rester devant<br />

leur écran d’ordinateur ou leur feuille de papier,<br />

<strong>des</strong> étudiants en architecture vont faire leur propre<br />

matériau, fabriquer leurs propres briques de terre<br />

et construire à l'échelle 1, parce que les lieux le<br />

permettent. Au fur et à mesure qu’ils le font, ils<br />

découvrent <strong>des</strong> solutions bénéfiques à leurs<br />

propres <strong>des</strong>sins. C'est quelque chose d'assez<br />

fascinant à observer.<br />

Mon dernier exemple est celui <strong>des</strong> Compagnons<br />

du Devoir. Nous avons retranscrit l’interview<br />

de Grégoire Talon dans notre ouvrage.<br />

Les Compagnons du Devoir sont investis dans le<br />

programme Manufacto. Des chaudronniers vont<br />

aussi être capables de transposer leur savoirfaire<br />

sur un chantier pour la mise en place d’éoliennes,<br />

parce qu’un département sur la question<br />

<strong>des</strong> énergies renouvelables s'est mis en place<br />

chez eux. Ils vont également être capables de<br />

faire de la recherche sur les alternatives au cuir,<br />

sur le cuir connecté ou les matériaux connectés,<br />

par exemple. Nous en parlerons peutêtre<br />

ensuite.<br />

Une quatrième illustration est qu’ils ont la capacité<br />

d'accueillir <strong>des</strong> migrants afghans et de les former<br />

à <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> qui manquent cruellement en<br />

France. Subitement, il y a aussi cette dimension.<br />

Est-ce politique ? En tout cas, cet outil permet de<br />

répondre à <strong>des</strong> enjeux sociétaux qui sont loin<br />

d'être résolus aujourd'hui.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— La dernière question est en lien avec votre dernier<br />

propos. L'artisanat <strong>d'art</strong> est également porteur<br />

de réponses ou il pose <strong>des</strong> questions sur certains<br />

sujets sociétaux, voire politiques. C'était l’un <strong>des</strong><br />

sujets <strong>des</strong> ateliers. Cela peut être l’économie solidaire,<br />

les nouvelles formes d'inclusion et d'urbanité,<br />

l’intelligence collective ou le travail en réseau.<br />

C'est une dimension à laquelle sont consacrées<br />

de nombreuses contributions dans votre<br />

ouvrage. Pouvez-vous nous en donner <strong>des</strong><br />

exemples ? En quoi l'artisanat <strong>d'art</strong> peut-il être<br />

également un projet politique ou, en tout cas,<br />

une façon d’interpeller les questions politiques ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Je le dirais si je voulais vous faire plaisir<br />

aujourd’hui, mais nous ne sommes pas totalement<br />

naïfs au point de penser qu’on va changer<br />

le monde en n'utilisant que <strong>des</strong> choses artisanales<br />

et <strong>des</strong> démarches artisanales.<br />

En revanche, il nous est vraiment apparu que cet<br />

outil qu’est le Craft, l'artisanat <strong>d'art</strong>, est un modèle<br />

de réponse extrêmement inspirant. Est-ce un<br />

risque ? Est-ce une chance ? Évidemment, cela<br />

peut être phagocyté, mais comme beaucoup<br />

d’autres choses. Cela peut être une vraie chance.<br />

Je citerai plusieurs exemples. Il y en a énormément<br />

dans notre livre. Pour donner une réponse<br />

un peu plus courte que les autres, je m’appuierai<br />

sur <strong>des</strong> images.<br />

J’utiliserai encore un anglicisme. Les social green<br />

business sont <strong>des</strong> entreprises qui ont vocation à<br />

s'inscrire dans un rôle social et aussi environnemental.<br />

Elles sont soit social soit green.<br />

C'est le cas avec Awen Delaval, un ingénieur<br />

français installé au Cambodge, qui a découvert<br />

dans les cultures lacustres que la fleur de lotus<br />

est cueillie et qu’on laisse pourrir les 3 mètres de<br />

tiges qui sont sous l’eau. Quand on casse cette<br />

tige, on peut en extraire une fibre incroyable qui<br />

permet d'obtenir une soie végétale, ce qui est<br />

aberrant. Elle peut être travaillée uniquement<br />

dans les 48 heures. Après, la tige n'est plus utilisable.<br />

Cela donne un matériau avec <strong>des</strong> qualités<br />

exceptionnelles et aussi la capacité, pour une<br />

communauté de femmes, d'avoir accès à l'alphabétisation<br />

et à un statut plus valorisant que<br />

celui qu’elles ont aujourd'hui.<br />

Autre réponse que nous avons pu mettre en<br />

avant : c’est un atelier appelé Unto this last. L’ouvrage<br />

de John Ruskin avait très largement inspiré<br />

les Arts and Crafts et William Morris. Unto this<br />

last est dans l'est de Londres. Plutôt que de faire<br />

appel à du mobilier qui viendrait de l’autre bout<br />

de la terre, on revient à certaines manufactures<br />

en ville, <strong>des</strong> ateliers, <strong>des</strong> menuiseries de quartier,<br />

qui permettent, avec l'équipement numérique,<br />

de fonctionner sous forme d'emballages à plat<br />

que l’on appelle le flat pack, de réduire les coûts<br />

28 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


de pollution liés au transport et de venir travailler<br />

avec l'artisan pour customiser et personnaliser<br />

certaines pièces. C'est aussi une autre manière<br />

d'envisager cet outil.<br />

Ces modèles entrepreneuriaux ont aussi cette<br />

dimension environnementale et sociale.<br />

En deuxième point, c’est aussi un modèle de<br />

réponse en termes de « vivre ensemble ». Je crois<br />

que le terme a été prononcé précédemment.<br />

Parmi les très nombreux projets d'un collectif<br />

appelé Assemble, je vous laisse découvrir ce qui<br />

est peut-être le projet le plus photogénique. Avec<br />

Assemble, en Angleterre, on est à mi-chemin entre<br />

l'ONG, l’architecture, le <strong>des</strong>ign et l'artisanat, au<br />

profit de maisons de quartier, au profit d’une<br />

innovation sociale qui permet de réintégrer.<br />

Ce matin, le constat a été fait par rapport à la<br />

situation française. On sait combien le thatchérisme<br />

a fait du mal à ce pays. De nombreuses<br />

personnes sont laissées-pour-compte. Vous<br />

voyez une réponse très globale, mais à une<br />

échelle locale, donnée par l'outil artisanat.<br />

Une autre réponse, dans ce même état d’esprit,<br />

est la Fabrique Nomade, dont nous aurons<br />

l’occasion de reparler avec Inès Mesmar. Cet<br />

homme mis en avant sur l'affiche n’est pas seulement<br />

un réfugié. Il voyage avec un savoir-faire<br />

qui était le sien avant qu’il soit contraint à l'exil.<br />

Comment valoriser ce savoir-faire ? C'est extrêmement<br />

émouvant et utile. Je ne peux en dire<br />

que du bien, même si j’ai dit qu’on ne jugeait pas.<br />

Une autre expérience concerne un atelier de<br />

menuiserie à Berlin, qui permet de s'inscrire dans<br />

un cycle de formation pour les réfugiés. Je vous<br />

laisse découvrir tout cela. Je pourrai répondre si<br />

<strong>des</strong> questions vont dans ce sens.<br />

Enfin, c'est une manière, une fois de plus, de<br />

répondre localement à <strong>des</strong> questions globales<br />

et à <strong>des</strong> questions locales. C'est le cas avec une<br />

artiste textile appelée Claudy Jongstra, qui travaille<br />

une laine issue d’une race ovine locale,<br />

dans le nord <strong>des</strong> Pays-Bas. Elle a un jardin de<br />

plantes tinctoriales. Cela lui permet de s'inscrire<br />

dans la pérennité d’un patrimoine naturel<br />

local. À la fin, elle travaille le feutre pour de très<br />

gran<strong>des</strong> compositions qui s'inscrivent dans l'espace<br />

public. D’une certaine manière, la boucle<br />

est bouclée.<br />

Je pense également à l'atelier Luma qui se trouve<br />

à Arles. Il a permis d'établir une cartographie <strong>des</strong><br />

ressources humaines et matérielles et <strong>des</strong> savoirfaire,<br />

de manière à connecter les artisans, les<br />

ingénieurs et les <strong>des</strong>igners pour mettre en place<br />

<strong>des</strong> bioplastiques, un travail autour de la vannerie,<br />

pour résoudre le problème de pollution <strong>des</strong><br />

algues qui envahissent les marais en Camargue,<br />

pour réfléchir à une cuisine collective, à l’usage<br />

<strong>des</strong> terres considérées comme <strong>des</strong> déchets par<br />

<strong>des</strong> carrières de sable, etc.<br />

Il s’agit de voir comment raconter une histoire<br />

locale et comment répondre à de vrais enjeux<br />

locaux, qui sont aussi <strong>des</strong> enjeux globaux.<br />

Mes réponses ont été un peu longues. J’ai<br />

hâte d’entendre vos questions et vos avis. Pour<br />

résumer mon propos, je dirai que nous avons<br />

souhaité mettre en avant une boîte à outils qui<br />

peut être inspirante et qui n'est pas uniquement<br />

consacrée aux <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, même si ceux-ci font<br />

évidemment partie <strong>des</strong> sujets qui sont abordés.<br />

Nous avons voulu mettre en avant la question<br />

d’une cartographie, d’une boîte à outils, d’une<br />

mise en réseau <strong>des</strong> talents, quels qu’ils soient,<br />

pour répondre à <strong>des</strong> enjeux qui nous concernent<br />

tous ; il ne s’agit pas seulement de nos différents<br />

<strong>métiers</strong> et de nos différentes chapelles.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci.<br />

Je m’adresse au groupe miroir. Avez-vous travaillé<br />

sur <strong>des</strong> questions ?<br />

INTERVENANT DU GROUPE MIROIR<br />

— Des questions viennent en écho et en réaction<br />

à ce qui vient d’être dit, plutôt sous l’angle du<br />

métier, notamment en rapport avec le <strong>des</strong>ign. Le<br />

Craft actuel n'est-il pas trop au service du <strong>des</strong>ign<br />

et de l’image du <strong>des</strong>igner ?<br />

En complément, par réaction, on propose que les<br />

artisans <strong>d'art</strong> soient capables d'intégrer la réflexion<br />

sur la fonctionnalité de leurs objets, sous-entendu<br />

sans attendre que les <strong>des</strong>igners le fassent.<br />

Sur le plan interculturel, une question serait<br />

ouverte : pourquoi, selon vous, les artisans <strong>d'art</strong><br />

au Japon, en Corée et en Extrême-Orient, d’une<br />

façon générale, ont-ils un statut de trésor national<br />

vivant ? Est-ce un phénomène historique, culturel<br />

? Pouvez-vous développer dans ce sens ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Je vous remercie. C'est très dense. Nous<br />

allons commencer par le <strong>des</strong>ign.<br />

Évidemment, le <strong>des</strong>ign, sans beaucoup de<br />

pincettes, s'est emparé de l'artisanat pour le<br />

reprendre à son compte. J'ai récemment visité<br />

l'exposition de la <strong>des</strong>igner textile d’Hella Jongerius<br />

aux Galeries Lafayette, qui ont une fondation<br />

à Paris. Elle raconte le métier à tisser. Elle<br />

a mis en place une manière comme cela de se<br />

rattacher à une histoire qui n’est pas forcément<br />

celle du <strong>des</strong>ign.<br />

J'ai une conception du <strong>des</strong>ign un peu particulière,<br />

car j’estime qu’un silex préhistorique est du<br />

<strong>des</strong>ign. Cela répondait à une fonction ; il y avait<br />

un savoir-faire et c’était un objet d'échange. La<br />

question du <strong>des</strong>ign n'est pas récente.<br />

En revanche, dans un deuxième temps, de la<br />

même manière que pour l'artisanat diffus dont<br />

j’ai parlé précédemment, on peut évidemment<br />

critiquer la récupération à tous crins de l’artisanat.<br />

On peut s'y opposer avec énergie, mais on<br />

peut aussi tirer d’autres types de constats.<br />

Je constate que les <strong>des</strong>igners formés dans les<br />

écoles de <strong>des</strong>ign industriel ne travailleront jamais<br />

pour l'industrie et que les <strong>des</strong>igners – je parle de<br />

ma génération et de celle d’après – sont à la<br />

recherche d’une forme de supplément d'âme,<br />

ce qui, intellectuellement, n’est pas forcément un<br />

concept très satisfaisant.<br />

De fait, l'industrie n'a pas répondu à cette exigence.<br />

Il y a un plaisir inouï de la part <strong>des</strong> <strong>des</strong>igners<br />

à pouvoir travailler par eux-mêmes ce qui,<br />

jusqu’à présent, n’était pas forcément la matière<br />

et ce qui n’était pas forcément non plus une évidence.<br />

Ils ont plaisir à retrouver <strong>des</strong> savoir-faire<br />

artisanaux auxquels ils avaient tourné le dos. C'est<br />

quelque chose qui a commencé à se <strong>des</strong>siner<br />

dans les années 80, pour certains, et qui a été<br />

vraiment exacerbé dans les années 2000, notamment<br />

avec la Design Academy d’Eindhoven.<br />

À l'inverse, beaucoup <strong>d'art</strong>isans – et je pense à<br />

l’école Boulle qui avait ouvert un département<br />

<strong>des</strong>ign – souhaitaient aussi s'intéresser à la question<br />

de la conception.<br />

Pour rejoindre votre remarque, évidemment,<br />

les artisans n'ont pas attendu les <strong>des</strong>igners<br />

pour penser « conception ». J’interviens chez<br />

les Compagnons du Devoir, notamment chez<br />

les boulangers-pâtissiers. Ce n’est pas le même<br />

domaine, mais peu importe. On n'a pas attendu<br />

un <strong>des</strong>igner se disant <strong>des</strong>igner culinaire pour<br />

réfléchir à la forme d'une tarte aux fraises ou<br />

d’un éclair au chocolat. Ce qui nous importe est<br />

la complémentarité.<br />

Ce franchissement de frontière peut être intéressant<br />

pour tous, du moment que c'est respectueux<br />

<strong>des</strong> uns et <strong>des</strong> autres. C’est ce que j’essaie<br />

chaque fois de valoriser.<br />

I.4. Le Craft et ses pratiques<br />

<br />

29


C'est là que la génération makers est extrêmement<br />

intéressante à observer. Vouloir embrasser<br />

<strong>des</strong> questions sociétales, <strong>des</strong> questions liées aux<br />

nouvelles technologies, aux savoir-faire artisanaux,<br />

à la conception et au <strong>des</strong>ign, va peut-être<br />

durer très peu de temps ; nous devrons peut-être<br />

faire un erratum dans quelque temps et le glisser<br />

dans l’ouvrage. En tout cas, il me semble qu'il se<br />

passe quelque chose d’extrêmement stimulant.<br />

Je vais passer à la troisième question : celle<br />

<strong>des</strong> trésors vivants au Japon. Cela ne concerne<br />

pas que le Japon, mais aussi la Thaïlande et<br />

d'autres pays.<br />

Cela accompagne l'après-guerre et l'humiliation<br />

vécue par les Japonais avec la défaite.<br />

Ils étaient dans l'axe fasciste, avec la coalition<br />

avec l’Allemagne et les fascistes. Cette humiliation<br />

vécue par le Japon s'est répercutée de<br />

différentes manières.<br />

La question de la valorisation du patrimoine et<br />

<strong>des</strong> savoir-faire japonais, au moment de l’occupation<br />

américaine, s'est traduite par ce type<br />

de démarche consistant à sanctuariser certains<br />

savoir-faire.<br />

Une fois de plus, ce n'est ni bien ni mal. La question<br />

n'est pas d’ordre moral ou qualitatif. La question<br />

est de savoir à quel moment ces traditions<br />

sont capables d'évoluer, de se projeter dans un<br />

avenir. Voilà ce qui est intéressant.<br />

Je ne sais pas si j’ai répondu à toutes les questions.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Y a-t-il d'autres échos ?<br />

INTERVENANT DU GROUPE MIROIR<br />

— Dans les échos qu’on trouve dans le groupe,<br />

on se demande si l’artisanat est un prétexte ou<br />

une caution à <strong>des</strong> questions sociales, sociétales<br />

ou humanitaires, ou s’il reste périphérique.<br />

La question qui va avec cette interrogation<br />

serait : quelle différence faites-vous entre un<br />

artisan <strong>d'art</strong> craftman et un <strong>des</strong>igner maker ?<br />

(Rires.)<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Y a-t-il encore beaucoup de questions<br />

comme cela ? C'est le jeu !C’est un prétexte, oui<br />

et non. Il y a aussi un effet de loupe.<br />

J’ai parlé d’un outil. Excusez-moi. Il n’est peutêtre<br />

pas très valorisant de dire que l’artisanat est<br />

un outil ; mais dans ma bouche, au contraire,<br />

c’est valorisant.<br />

Non, ce n'est pas un prétexte. C'est une manière<br />

de se demander pour quelle raison, alors qu'il y<br />

a quelques années l'artisanat était à la limite du<br />

ringard, il devient subitement un sujet, au point<br />

d'être récupéré par les hamburgers, jeans et<br />

autres bières. C'est intéressant de poser cette<br />

question d'un point de vue sociologique, d’un<br />

point de vue d’historien, d’un point de vue de<br />

<strong>des</strong>igner, de politique. C’est parce qu’à travers<br />

ce modèle de l'artisanat, se joue une possible<br />

réponse aux questions et aux défis qui nous<br />

attendent. Ce n'est pas un prétexte.<br />

Ce livre est une cartographie <strong>des</strong> solutions,<br />

<strong>des</strong> démarches inspirantes qui sont parties de<br />

l'artisanat, parfois pour y revenir et parfois pour<br />

répondre à d’autres contextes que ce domaine.<br />

Il y avait un autre point dans la question : le<br />

lexique. Cela a été une question épineuse pour<br />

nous. Certains parlaient de « manustrie » pour<br />

<strong>des</strong> établissements qui étaient à la limite de la<br />

manufacture et de l'industrie. Certains préfèrent<br />

« crafteur » à « craftman ».<br />

Évidemment, les mots sont extrêmement importants.<br />

Ils permettent de définir et aussi de classer.<br />

Ce n'est pas par facilité ni pour faire une jolie<br />

pirouette. Nous avons souhaité ne pas chercher<br />

une définition figée, mais à valoriser les porosités<br />

sans faire une classification, un peu comme <strong>des</strong><br />

personnes qui chassent les papillons et qui les<br />

mettent dans <strong>des</strong> petites boîtes.<br />

Concernant la révolution <strong>des</strong> makers, tout le<br />

monde s’entend autour du terme maker, sauf les<br />

makers. Certaines personnes refusent les termes<br />

« fab lab ». Tout le monde se bagarre.<br />

Nous avons préféré observer les solutions et les<br />

expériences concrètes que cela peut produire<br />

et pas les questions lexicales.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Avant de conclure cette séquence, y a-t-il<br />

d'autres questions que vous souhaiteriez poser<br />

ou <strong>des</strong> observations que vous aimeriez partager ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Ce qui est intéressant avec cette fameuse<br />

génération maker, c’est que non seulement elle<br />

a une maîtrise – on peut discuter du faire –, mais<br />

aussi <strong>des</strong> lectures.<br />

Le <strong>des</strong>ign s'est beaucoup dépolitisé. Il y a<br />

William Morris, mais, au fond, il y a une dépolitisation<br />

du <strong>des</strong>ign et, d’une certaine manière,<br />

<strong>des</strong> producteurs. Il est intéressant de voir ces<br />

questions revenir et de voir à quel point une<br />

réponse globale peut être offerte à partir de<br />

lectures assez denses, extérieures et étrangères<br />

au domaine premier de l'artisanat.<br />

M. Pascal GEOFFROY<br />

— Vous avez répondu en partie à ma question.<br />

Par rapport au devenir de nos <strong>métiers</strong>, ce matin,<br />

Stéphane Rozès a bien mis en évidence l'opposition<br />

entre le néolibéralisme et les éthiques de<br />

nos <strong>métiers</strong>.<br />

Vous venez de répondre. Dans vos exemples,<br />

vous citez beaucoup de circuits courts, avec un<br />

respect de l'environnement, un recyclage <strong>des</strong><br />

matériaux, etc. Je pense que l'avenir <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong> va passer par là. À l’époque où certains<br />

veulent exporter très loin un savoir-faire, comme<br />

c'est le cas de l’industrie du luxe par exemple,<br />

nous, artisans <strong>d'art</strong>, nous restons mo<strong>des</strong>tes et<br />

essayons de favoriser ces circuits courts. Je<br />

pense que tout le monde y gagne.<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Je vous remercie.<br />

Je ne sais pas si l'image que je voulais montrer à<br />

la fin a pu s’afficher. Un collectif appelé Rotor se<br />

trouve au Benelux. Il a mis en place un réseau de<br />

récupérateurs de matériaux. Ce système de mise<br />

en réseau est disponible pour les architectes, les<br />

artisans et les <strong>des</strong>igners.<br />

Au même titre, il existe un lieu appelé La Réserve<br />

<strong>des</strong> arts. C’est une ressourcerie située à Pantin.<br />

Elle récupère <strong>des</strong> cuirs d’ateliers, dans l’industrie<br />

du luxe par exemple.<br />

À mon avis, tout reste à faire en termes de réseau.<br />

Cela signifie aussi que ces architectures rurales,<br />

ces gran<strong>des</strong> exploitations ont <strong>des</strong> architectures<br />

vi<strong>des</strong>, qui peuvent être <strong>des</strong> lieux disponibles pour<br />

donner <strong>des</strong> réponses : <strong>des</strong> lieux de recherche,<br />

<strong>des</strong> lieux d’innovation, pour recréer de l'économie<br />

localement et travailler cette cartographie<br />

qu’il reste à mettre en place. C'est un<br />

grand chantier.<br />

Il nous est apparu que depuis longtemps, et c'est<br />

encore davantage le cas aujourd’hui – c’est<br />

pour cela que c'est une chance et pas un risque<br />

de voir les valeurs se diffuser –, l'artisanat de l’art<br />

a plus que jamais son mot à dire là-dedans. Ce<br />

n'est pas un petit satellite ou une tour d’ivoire<br />

qu’on apercevrait à l’horizon. C'est l’un <strong>des</strong> participants<br />

principaux de cette mise en réseau.<br />

UN INTERVENANT DANS LA SALLE<br />

— Le marketing s’est toujours nourri de l’air du<br />

temps. Il n'est donc pas étonnant qu'il cherche à<br />

30 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


écupérer les valeurs de l'artisanat. Ce n’est pas<br />

pour cela que l’industrie devient de l’artisanat.<br />

Avez-vous une idée de la façon dont on pourrait<br />

développer une vraie culture du sur-mesure, c'està-dire<br />

de donner l'idée aux personnes qu'elles<br />

peuvent avoir, un jour, un objet fait pour elles ?<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Il y a de nombreuses réponses. Il y a aussi<br />

<strong>des</strong> formes de contradiction. Il faut bien admettre<br />

que, quand on est un rempart entre la consommation<br />

de masse et la standardisation pour faire <strong>des</strong><br />

pièces uniques à un certain coût, on est rattrapé<br />

par une réalité liée à la distribution. Certaines<br />

choses sont parfois compliquées à conjuguer<br />

avec un idéal. C’est ce que William Morris a<br />

vécu de plein fouet. C’est que le Wiener Versteckte<br />

a vécu également à Vienne, de manière<br />

assez cruelle. Cet artisanat d’un très grand raffinement,<br />

qui était <strong>des</strong>tiné au plus grand nombre, a<br />

été rattrapé par <strong>des</strong> questions économiques.<br />

Quelqu’un pourrait, à juste titre, me contredire.<br />

Plutôt que d’acheter 20 objets faits à l’autre<br />

bout de la terre et qui ne coûtent rien, je pourrais<br />

acheter un objet qui me parle, que je vais<br />

conserver, transmettre et qui, évidemment, a une<br />

tout autre valeur.<br />

Ai-je une recette toute faite à vous transmettre ?<br />

Je n’en suis pas certain. Je pense que de nombreuses<br />

réponses sont possibles. Il me semble<br />

que cela commence par l’éducation et pas<br />

seulement <strong>des</strong> artisans. En s’inspirant du Sloyd,<br />

par exemple, il s’agit de comprendre de quelle<br />

façon un objet est fait, avec quoi il est fait et d’où<br />

il vient. Cela éviterait d’entendre <strong>des</strong> choses<br />

comme « matériau écologique ». Un matériau<br />

écologique, cela n’existe pas. Cela existait<br />

quand les Indiens d’Amérique du Sud trempaient<br />

leurs pieds dans le caoutchouc pour s’en faire<br />

<strong>des</strong> chaussures.<br />

INTERVENANT DANS LA SALLE<br />

— Un silex.<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— C’est le drame de la filière pierre en France,<br />

qui demande extrêmement peu d’énergie et qui<br />

génère extrêmement peu de pollution dite grise,<br />

contrairement au béton qui fait disparaître le<br />

sable et qui génère une pollution terrible. Encore<br />

faut-il que la filière pierre trouve une réponse.<br />

Aujourd’hui, elle est de plus en plus pertinente et<br />

audible, heureusement.<br />

La question de l’éducation me paraît essentielle.<br />

Je trouve que ce qu’il se passe chez les Compagnons<br />

du Devoir est absolument passionnant. Il<br />

y a <strong>des</strong> choses à regarder.<br />

La question de la distribution est aussi quelque<br />

chose d’intéressant à revisiter. Une démarche<br />

consiste à accompagner localement <strong>des</strong> innovateurs<br />

culturels, <strong>des</strong> entrepreneurs capables<br />

de s’inscrire localement et de générer une économie<br />

locale. Les histoires qu’ils nous racontent<br />

singularisent leur production.<br />

Il y a énormément de réponses. Selon moi, la<br />

meilleure réponse est de travailler ensemble.<br />

Cela va peut-être paraître naïf. C’est pour cette<br />

raison que les terminologies et les chapelles<br />

m’intéressent assez peu. Je suis plutôt ouvert à<br />

ce qu’elles collaborent. Cela fait un peu bénioui-oui<br />

de dire cela, mais j’en suis convaincu.<br />

Lorsque vous regardez, en Italie du Nord, la<br />

manière dont ils se sont constitués, à <strong>des</strong> échelles<br />

familiales ou de clusters, c'est une autre réponse.<br />

Il s’agit, à <strong>des</strong> échelles locales, de se spécialiser<br />

à travers un matériau. On est plus fort ensemble<br />

et cela permet de donner une production, qui<br />

peut être à la fois singulière et accessible. Il existe<br />

de nombreuses manières de faire.<br />

Je pense que mon esprit d’escalier va continuer à<br />

fonctionner, mais je vous donne la parole.<br />

Mme Claire FRECHET<br />

— Je suis céramiste. Je voulais simplement<br />

rebondir sur les propos de ce matin et sur ce que<br />

vous venez de dire à propos du dilemme entre le<br />

militantisme écologique, le circuit court, etc.<br />

Personnellement, je fais <strong>des</strong> pièces uniques<br />

sculpturales que je suis obligée de vendre à<br />

l'autre bout du monde, à <strong>des</strong> happy fews qui<br />

sont les riches de ce monde. Les objets coûtent<br />

cher. Je suis en contradiction avec les valeurs<br />

dont on parle. On oppose au néolibéralisme<br />

nos valeurs de singularité, d’honnêteté, etc.,<br />

mais je vends à <strong>des</strong> néolibéraux qui sont <strong>des</strong><br />

personnes qui projettent leur voyage sur Mars,<br />

sinon je ne les vendrais pas. C'est mon drame.<br />

C'est un paradoxe que je partage avec beaucoup<br />

d’entre nous.<br />

Nous parlons beaucoup de circuit court. Nous<br />

avons envie d'être ancrés dans notre territoire et<br />

dans notre matière, car nous avons ce rapport,<br />

mais nous avons un modèle économique qui est<br />

celui de <strong>2019</strong>.<br />

Je suis un peu étonnée qu’on parle de militantisme<br />

écologique et de toutes ces valeurs qu’on met à<br />

l'inverse du néolibéralisme. Moi, je travaille avec<br />

le néolibéralisme, même si je ne le souhaite pas.<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Je n'ai pas parlé de militantisme écologique.<br />

Mme Claire FRECHET<br />

— C'était une réaction à ce qui a été dit ce matin.<br />

M. Fabien PETIOT<br />

— Cela peut paraître un peu difficile à avaler,<br />

mais les solutions se concrétisent lorsque, économiquement,<br />

une viabilité se <strong>des</strong>sine. C’est le<br />

cas <strong>des</strong> exemples que j’ai cités précédemment.<br />

Pour les green business ou les social business,<br />

s’il n’y avait pas de business, il n'y aurait pas de<br />

social ni d’environnemental. Cela n’en fait pas<br />

<strong>des</strong> vilains ultralibéraux et capitalistes. Cela<br />

peut être un paradoxe, mais c'est aussi quelque<br />

chose qui permet de faire vivre plus ou moins<br />

harmonieusement l'entreprise et une société à<br />

l'échelle locale.<br />

Les traversées sont pleines de contradictions.<br />

Cela n'empêche pas, quand on vend à l’autre<br />

bout du monde à <strong>des</strong> prix qui ne sont pas forcément<br />

abordables, d'accompagner d’autres<br />

projets à côté.<br />

Quelle image puis-je utiliser : la boîte à outils ou<br />

la carte au trésor ? Je pense que nous sommes<br />

tous un peu <strong>des</strong> couteaux suisses, pour continuer<br />

les métaphores. Nous sommes aussi capables,<br />

à côté de ce qui fait notre rémunération, d’avoir<br />

d’autres activités.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vous propose de fermer temporairement le<br />

sujet de débat avec Fabien Petiot. Nous aurons<br />

ensuite une autre table ronde avec d’autres intervenants<br />

et d’autres témoins, pour nous permettre de<br />

poursuivre le débat, de le nourrir et de l’enrichir.<br />

Je vous remercie pour vos témoignages.<br />

(Applaudissements.)<br />

Nous organisons une pause de quelques<br />

minutes et nous nous retrouvons en salle, toujours<br />

pour parler de ce sujet de l’identité professionnelle<br />

qui formera la dernière séquence de<br />

l’après-midi. Nous aurons ensuite un retour de<br />

Stéphane Rozès.<br />

(La séance, suspendue à 16 h 17, est reprise à<br />

16 h 40.) •<br />

I.5. Table ronde<br />

<br />

31


5<br />

TABLE RONDE :<br />

« QU’EST-CE QUI CONSTITUE<br />

NOTRE IDENTITÉ<br />

PROFESSIONNELLE ? »<br />

(Cette table ronde a donné la parole à six intervenants<br />

d’horizons variés : Jean-Cassien Billier,<br />

Inès Mesmar, Daniel Pelegrin, Franck Massé,<br />

Jesus Angel Prieto, Christine Browaeys.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vous remercie de reprendre place<br />

sans tarder avant de continuer cette séance<br />

d'échanges.<br />

Pour cette dernière séquence de la journée et<br />

avant de conclure avec Stéphane Rozès, nous<br />

allons poursuivre cette réflexion collective entamée<br />

sur l'identité <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, <strong>des</strong> savoirs et<br />

<strong>des</strong> valeurs qui en font la singularité.<br />

Pour poursuivre et conclure ce sujet, avant d'engager<br />

un tout autre sujet demain, je vais inviter<br />

5 témoins à venir nous rejoindre.<br />

Christine Browaeys est spécialiste <strong>des</strong> matières<br />

textiles et auteur de deux ouvrages, l’un appelé<br />

Les enjeux <strong>des</strong> matériaux textiles et, plus récemment,<br />

un autre ouvrage sorti il y a quelques<br />

mois et qui s’intitule La matérialité à l'ère digitale<br />

– L’humain connecté à la matière. C’est un<br />

ouvrage extrêmement intéressant qui invite à la<br />

réflexion : en quoi le digital transforme la relation<br />

à la matière, en quoi le digital transforme la<br />

relation et l’expérience qu’on peut avoir avec la<br />

matière. C’est notamment au titre de cet ouvrage<br />

que nous avons invité Christine Browaeys à venir<br />

témoigner parmi nous.<br />

La deuxième invitée de cette table ronde est<br />

Inès Mesmar qui est fondatrice et directrice de<br />

La Fabrique Nomade, une association dont la<br />

raison d’être est de lever les freins qui empêchent<br />

un migrant d’exercer son vrai métier, qui est celui<br />

d’artisan <strong>d'art</strong>. Elle interviendra également<br />

demain sur l'autre thématique. En préparant ces<br />

<strong>Assises</strong>, lors de nos échanges, il est apparu que<br />

cette expérience d’insertion passant par la restauration<br />

de l’identité professionnelle était une<br />

vision révélatrice de ce qu’est l'identité professionnelle<br />

pour celui qui est accompagné et pour<br />

les artisans d’art français qui les accompagnent.<br />

Le troisième invité est Franck Massé qui est<br />

directeur de l’AFEDAP, une école parisienne de<br />

formation à la joaillerie, qui prend en compte<br />

l’ensemble de la chaîne de valeur, de la prise<br />

en compte de la demande jusqu’à la création du<br />

bijou. Cette école mobilise comme enseignants<br />

exclusivement <strong>des</strong> artisans d’art, c’est-à-dire <strong>des</strong><br />

professionnels.<br />

Le quatrième invité est Jesus Angel Prieto qui<br />

est enseignant à la Massana, une école d’art<br />

barcelonaise. Il est responsable du 3 e cycle de<br />

formation dans <strong>des</strong> postgraduates. Il défend<br />

<strong>des</strong> positions assez singulières sur ce qu’il est<br />

important de transmettre aujourd’hui aux futurs<br />

professionnels. C’est une vision de la société que<br />

nous trouvons intéressant de partager avec lui.<br />

C'est un peu le local de l’étape, puisque nous<br />

sommes à Perpignan qui est aussi en Catalogne.<br />

Il est chez lui, au fond !<br />

Enfin, Daniel Pelegrin est ébéniste et sculpteur<br />

en Ardèche. Il est administrateur d'Ateliers d'Art<br />

de France. À l’évidence, il a lui aussi <strong>des</strong> choses<br />

à dire et un témoignage à partager en tant que<br />

professionnel <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art sur les thématiques<br />

que nous allons aborder au cours de cette<br />

dernière séquence.<br />

Généralement, on pose une même question à<br />

toutes les personnes et elles répondent toutes.<br />

Cette fois, nous gardons le principe de la boule<br />

à facettes. Chacun vient avec un regard particulier.<br />

C’est ce regard que je vais sonder à travers<br />

les questions que je vais poser.<br />

Je vais tout d'abord m’adresser à Franck Massé<br />

et ensuite, à Jesus Angel Prieto.<br />

INTERVENTION<br />

DE FRANCK MASSÉ<br />

Directeur de l’AFEDAP (Association pour<br />

la Formation et le Développement <strong>des</strong> Arts<br />

Plastiques), école innovante de bijouterie<br />

contemporaine située à Paris<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Franck, vous êtes directeur d'une école de<br />

formation à la joaillerie, qui prépare <strong>des</strong> adultes<br />

au métier de joaillier et qui affiche certains partis-pris<br />

pédagogiques affirmés.<br />

Nous avons vu que le sujet de la transmission<br />

était un enjeu essentiel de pérennisation et de<br />

développement <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

J'avais envie de revenir sur ces partis-pris pédagogiques<br />

qui sont les vôtres et sur les constats<br />

qui vous ont conduits à les mobiliser. Quelle<br />

approche, quelle stratégie et quelle logique<br />

utilisez-vous dans votre école de joaillerie ?<br />

Comment préparezvous <strong>des</strong> adultes ou <strong>des</strong><br />

jeunes adultes à exercer ce métier extrêmement<br />

technique ?<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— Je voudrais corriger deux informations.<br />

Premièrement, c'est une école de bijouterie. La<br />

joaillerie est spécifique au travail de la pierre.<br />

Cela n’exclut pas le travail de la pierre, mais c’est<br />

plus largement la bijouterie.<br />

Deuxièmement, je partage la direction avec<br />

deux de mes collègues : Caroline Poincignon et<br />

Marie-Pierre Ginestet, ici présente.<br />

AFEDAP veut dire Association pour la formation<br />

et le développement <strong>des</strong> arts plastiques.<br />

La particularité du travail réalisé à l'AFEDAP est<br />

qu’à l'origine, en 1993, nous avions créé cette<br />

association sur l'impulsion de Jean-Jacques<br />

32 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


Victor, qui était un sculpteur. Le lieu avait vocation<br />

à former <strong>des</strong> adultes qui n'avaient plus accès<br />

aux enseignements et aux apprentissages <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> en France.<br />

Le propos pédagogique, d'après ce que j'ai<br />

entendu aujourd’hui aux <strong>Assises</strong>, relèverait de<br />

la signification de ce que pourrait être l'atelier<br />

dans l'école. Je préciserai en disant les ateliers<br />

dans l'école.<br />

L'origine de ce lieu est particulière. Des professionnels<br />

se sont associés pour créer un programme<br />

pédagogique et accompagner les<br />

adultes dans l'apprentissage d'un métier. Ce<br />

sont <strong>des</strong> professionnels et pas <strong>des</strong> enseignants<br />

qui sont à l'origine de ce lieu.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Quels sont les axes de votre pédagogie ?<br />

Quels types de savoirs, de savoir-faire ou savoirêtre<br />

privilégiez-vous ? Quel est votre objectif<br />

pédagogique ? Quand ils ressortent de votre<br />

école, que savent-ils, que maîtrisent-ils ? Comment<br />

pensent-ils ?<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— Nous essayons de les révéler dans leur<br />

potentiel. C'est un apprentissage autant technique<br />

qu’artistique ou sensible.<br />

Nous partons du principe que l'apprentissage<br />

de l'expression est un apprentissage à<br />

part entière.<br />

Très concrètement, les exercices sont ciblés sur<br />

<strong>des</strong> difficultés techniques de plus en plus complexes.<br />

Nous demandons à chaque personne<br />

qui suit la formation de personnaliser son exercice<br />

afin de pouvoir l'investir. Cela lui permet<br />

de dépasser la simple étape de l'apprentissage<br />

et de la maîtrise du geste pour entrer dans une<br />

dimension qui valorise sa recherche, sa sensibilité<br />

et, progressivement, son identité. Il bénéficie<br />

du même coup de la réponse de tous ses collègues<br />

qui apportent une différence les plaçant<br />

respectivement dans une position les uns par<br />

rapport aux autres.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Qu’est-ce qui a motivé le fait qu'un groupe<br />

de professionnels se rassemble ? C’est une initiative<br />

d'un collectif de professionnels et pas une<br />

intention de l'État ou d’une région. C'est aussi ce<br />

qui est étonnant dans votre école.<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— C'est tout d'abord une énergie. Quand j’ai<br />

parlé d'impulsion précédemment, c’était vraiment<br />

autour de Jean-Jacques Victor que se sont<br />

mobilisées les envies.<br />

Cela relève aussi d'un constat : en France, il y a<br />

l'apprentissage technique d'un côté et l’apprentissage<br />

artistique de l’autre côté. Les deux étaient<br />

peu réunis au sein d’une formation.<br />

J’ai déjà cité le dernier point : les adultes<br />

n'avaient plus accès à la formation.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Quel est le profil <strong>des</strong> apprenants ? Pourquoi<br />

n’ont-ils plus accès à la formation ? Sont-ils<br />

en reconversion ?<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— Oui. Il s’agissait d’adultes en reconversion.<br />

Après, se sont joints <strong>des</strong> étudiants dont certains<br />

s’étaient engagés dans <strong>des</strong> voies universitaires,<br />

qui étaient allés au terme de ces étu<strong>des</strong> ou pas<br />

et qui se découvraient <strong>des</strong> envies plus gran<strong>des</strong><br />

d'apprendre un métier concret, de pouvoir<br />

concevoir et réaliser <strong>des</strong> choses.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Ce sont <strong>des</strong> formations qui durent un an,<br />

six mois ?<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— La première année, les formations duraient<br />

un an. À l'issue de cette première année, les<br />

étudiants nous ont demandé s’il pouvait y avoir<br />

une deuxième année. En 26 ans, nous avons<br />

Daniel Pelegrin, Jesus Angel Prieto et Franck Massé<br />

I.5. Table ronde<br />

<br />

33


construit <strong>des</strong> modèles d’accompagnement vers<br />

différentes orientations de la créativité.<br />

La créativité peut s'inscrire dans la technique,<br />

dans l’expression, dans la conception. Les formations<br />

ont été développées dans ce sens.<br />

Pour <strong>des</strong> personnes qui souhaiteraient intégrer<br />

les entreprises au premier niveau, la formation<br />

est très courte, sur neuf mois.<br />

Pour les personnes qui veulent créer leur entreprise,<br />

avec les adultes qui, par ailleurs, ont <strong>des</strong><br />

acquis généraux et de maturité, la formation est<br />

proposée en deux ans.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Deviennent-ils tous <strong>des</strong> bijoutiers, <strong>des</strong> joailliers<br />

? Sans parler de succès, quel est le <strong>des</strong>tin<br />

<strong>des</strong> professionnels qui viennent à l'AFEDAP ?<br />

M. Franck MASSÉ<br />

— Nous avons mené, il y a une dizaine d'années,<br />

une étude pour savoir quels avaient été<br />

les résultats de ces formations. Plus de 80 % <strong>des</strong><br />

personnes se sont inscrites dans les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

À peu près 50 % <strong>des</strong> personnes créent leur entreprise,<br />

parmi les adultes, et 50 % intègrent <strong>des</strong><br />

entreprises existantes.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Nous aurons l'occasion de revenir, y compris<br />

à travers les questions qui pourront vous être<br />

posées, sur cette expérience extrêmement originale<br />

et intéressante d’école de formation à la<br />

bijouterie-joaillerie. L’AFEDAP est une initiative<br />

de professionnels et c’est un atelier dans l'école.<br />

C'est un angle extrêmement intéressant.<br />

INTERVENTION DE<br />

JESUS ANGEL PRIETO<br />

Enseignant à la Massana,<br />

école barcelonaise d’art et de <strong>des</strong>ign<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je m'adresse à un autre enseignant qui est<br />

dans un autre univers : la Massana. Vous pourrez<br />

présenter en quelques mots ce qu’est la Massana<br />

à Barcelone.<br />

J'ai une question, mais je ne sais pas si vous<br />

pourrez y répondre. Quelle place occupent les<br />

artisans <strong>d'art</strong> en Catalogne et plus largement,<br />

en Espagne ? Nous avons parlé de la représentation<br />

dans certains pays. L'Espagne est à<br />

30 kilomètres. En deux mots, quelle observation<br />

avez-vous de l'artisanat <strong>d'art</strong> en Espagne ?<br />

M. Jesus Angel PRIETO<br />

— Pardonnez-moi mon français. J'espère ne<br />

pas détruire votre langue. Pour un Catalan,<br />

le français est parfois un peu difficile. Vous<br />

me corrigerez.<br />

Je vous remercie de m’avoir invité.<br />

L'école Massana est une école de la municipalité<br />

et de l’État catalan. Elle a été créée en<br />

1929 par un philanthrope qui voulait donner<br />

une formation artistique de métier à <strong>des</strong> jeunes<br />

ouvrières de l'industrie.<br />

L'école, qui est très ancienne, a été créée comme<br />

école de <strong>des</strong>ign textile. Après, elle a continué<br />

comme école <strong>des</strong> beaux-arts.<br />

Avec d’autres personnes, ce philanthrope a eu<br />

cette idée de créer une école dédiée à cette<br />

formation. Notre école a trois lignes : arts visuels,<br />

arts appliqués et <strong>des</strong>ign.<br />

Pour répondre à la seconde question, en<br />

Espagne en général, cela fait seulement cinq<br />

ans qu'on parle de cela.<br />

L'artisanat a été touché par le franquisme. Franco<br />

a fait de l’artisanat une réponse contre le communisme<br />

et le capitalisme. C’est curieux. Quelquefois,<br />

les dictateurs sont très créatifs !<br />

(Rires.)<br />

Le pays n'avait pas une forte industrie. L'artisanat,<br />

c’était l’industrie espagnole. Il y avait <strong>des</strong><br />

formations aux <strong>métiers</strong> domestiques pour les<br />

femmes. On faisait beaucoup de choses dans<br />

ce domaine, mais on a laissé tomber.<br />

Que s’est-il passé ? Quand sont arrivées les<br />

années 60 à Barcelone, l'idée était que la<br />

modernité, c'était le <strong>des</strong>ign. L'artisanat était<br />

quelque chose de très ancien et très lié à l’idéologie<br />

franquiste. Cela a beaucoup marqué notre<br />

relation avec l'artisanat.<br />

Dans cette idée de <strong>des</strong>ign comme nouvelle<br />

esthétique moderne, comme modernisation de<br />

l’industrie faite par un beau <strong>des</strong>ign, avec le fonctionnalisme,<br />

nous avons été très influencés par<br />

le Bauhaus et par le multiforme. En fait, le <strong>des</strong>ign<br />

catalan, c’est très allemand, mais je n’en parlerai<br />

pas ici, parce qu’alors là !... C'est notre bagarre<br />

au sujet de l'identité.<br />

L'identité artisanale est plus intéressante, mais<br />

le point de vue du <strong>des</strong>ign est que l'artisanat est<br />

une chose ancienne. Notre musée de l'artisanat<br />

catalan est dans le Musée ethnologique<br />

de Barcelone, à côté <strong>des</strong> objets de coiffure…<br />

Mais nous sommes très fiers de notre Musée du<br />

Design ! C'est comme cela.<br />

À la fin <strong>des</strong> années 60, la contreculture s’est tournée<br />

vers l'artisanat, juste par réaction politique<br />

contre la consommation et l’industrie. Cela a<br />

généré une situation très intéressante. À ce<br />

moment-là, il y avait encore cette idée folklorique<br />

de l'artisanat classique. L'artisanat, qui était<br />

une contre-culture, est presque tombé parce<br />

qu’à la fin, c’était devenu un artisanat de foire<br />

pour les villages, avec très peu de qualité, etc.<br />

Il y a eu ensuite une bonne ligne : le <strong>des</strong>ign est<br />

sorti <strong>des</strong> écoles <strong>d'art</strong>, avec de nouvelles formations<br />

qui ont mélangé la volonté d'être un art et la<br />

volonté de rester sage avec le <strong>des</strong>ign. Pour finir,<br />

il y a eu les makers, etc.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vous remercie pour cette présentation de<br />

la place de l'artisanat <strong>d'art</strong> en Espagne.<br />

Quel est le projet pédagogique de votre école<br />

et surtout, quels professionnels cherchez-vous<br />

à former ? En pariant sur quelles compétences,<br />

quels savoirs, quelles qualités personnelles ?<br />

Quels professionnels formez-vous ? À quoi les<br />

formez-vous ? Qu’avez-vous envie qu'ils partagent,<br />

voire qu'ils défendent ou qu'ils incarnent ?<br />

M. Jesus Angel PRIETO<br />

— C'est compliqué parce que c'est une formation<br />

pour le futur. Il faut toujours avoir une idée de<br />

prospective. Quelques écoles sont dans l'idée<br />

de suivre la ligne du marché et de la société.<br />

D’autres écoles essaient d’avoir un style plus<br />

ouvert, mais c’est un risque.<br />

Dans notre école, c'est très clair, il y a trois lignes :<br />

les arts visuels, le <strong>des</strong>ign et les arts appliqués.<br />

Le <strong>des</strong>ign, c'est la culture du projet.<br />

Les arts visuels, c'est la culture de l’investigation,<br />

au sens très ouvert. C’est la recherche<br />

<strong>des</strong> artistes.<br />

Les arts appliqués sont le processus.<br />

Dans la partie qui est celle qui nous intéresse le<br />

plus, nous sommes très concernés par le fait de<br />

ne pas perdre la centralité de l’atelier, c’est-àdire<br />

de faire avec les mains. Mais c’est un vrai<br />

problème, car chez nous, le système n’est pas<br />

34 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


comme chez vous : il nous oblige à avoir <strong>des</strong><br />

enseignants full time.<br />

Pendant les années 70, 80 et 90, on permettait<br />

encore que <strong>des</strong> professionnels dans les<br />

domaines du <strong>des</strong>ign, <strong>des</strong> arts visuels et <strong>des</strong> arts<br />

appliqués viennent deux jours à l’école et trois<br />

jours en atelier. Cela faisait un très bon mélange<br />

de connaissances. Maintenant, c'est triste.<br />

Nous avons de très bons professeurs, mais ils<br />

ne peuvent mettre les ateliers en marche que le<br />

dimanche et le samedi.<br />

Cela ne veut pas dire que cela dévalue les<br />

formations, car ils font de grands efforts pour<br />

ne pas perdre le contact, mais il est vrai que<br />

cela a un peu limité notre capacité à faire <strong>des</strong><br />

démarches en atelier. Nous n’avons pas encore<br />

une bonne solution.<br />

Nous avons <strong>des</strong> formations professionnelles de<br />

deux années, parmi lesquelles se trouvent <strong>des</strong><br />

formations complètes de joaillerie artistique,<br />

peinture, sculpture et céramique, et une formation<br />

universitaire unique en Espagne en art<br />

et <strong>des</strong>ign dans laquelle, à la fin d'étu<strong>des</strong> multidisciplinaires<br />

très universitaires, ils peuvent se<br />

spécialiser en arts appliqués, en arts visuels, en<br />

<strong>des</strong>ign et en graphisme.<br />

À la fin, il existe un troisième niveau en arts appliqués<br />

contemporains, avec une très forte présence<br />

en atelier, à presque 75 %. Ces étu<strong>des</strong> se<br />

présentent surtout comme une volonté de savoir<br />

comment on peut faire avec les arts appliqués :<br />

si vous voulez savoir ce qu'on peut faire avec<br />

les arts appliqués, venez chez nous. On parle,<br />

on discute et on voit ce qu'on peut faire. En face,<br />

il y a le système capitaliste, avec une situation<br />

sociale terrible. Qu'est-ce qu’on doit faire par<br />

rapport à cela ? Les arts appliqués sont-ils utiles<br />

pour répondre à cela ? C'est là-<strong>des</strong>sus que<br />

nous travaillons.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Pouvez-vous développer ce point ? Il paraît<br />

intéressant d’entendre la vision que vous proposez<br />

de la société et le projet politique dans<br />

lequel vous engagez les futurs professionnels.<br />

M. Jesus Angel PRIETO<br />

— Moi-même, depuis les années 90, je fais une<br />

matière qui s'appelle l’éco-sociologie. Quand<br />

on fait cette matière, on réfléchit au sujet <strong>des</strong><br />

limites de la planète. Quelle est la capacité de<br />

réaction de la terre par rapport à notre consommation<br />

? C'est difficile. Ce n’est pas seulement<br />

sur le changement climatique. Cela nous porte<br />

à <strong>des</strong> conclusions quelquefois terribles. Cela<br />

provoque chez nous une volonté de réagir de<br />

façon très forte.<br />

Je pense justement que les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> sont une<br />

très bonne réponse. On doit travailler dans cette<br />

proximité de la production. On est en connexion<br />

avec la matière et c'est une très bonne réponse<br />

du point de vue écologique.<br />

Dans les ateliers de ce matin, on a parlé de solidarité,<br />

de liberté et de savoir-vivre. C'est une<br />

chose curieuse. Dans les ateliers que j’ai faits ce<br />

matin, je m'imaginais que, si ce groupe de travail<br />

était constitué de professionnels de la gestion<br />

et de l'économie, il n'y aurait pas eu les mêmes<br />

réponses. Il y avait une force existentielle très vive.<br />

Nous sommes ici parce que nous voulons vivre<br />

de cette façon. Dans les autres professions, les<br />

gens font leur métier et ensuite, ils vivent d’une<br />

autre façon. Nous, nous sommes toujours dans<br />

notre atelier. Quand nous sommes mariés, nous<br />

sommes terribles, car pour nos compagnons,<br />

c’est difficile à supporter. Mais c’est une façon<br />

d’entendre la vie.<br />

Qu’est-ce qu’on peut faire avec cela ? Je<br />

ne sais pas. Pour finir, je dirai une phrase de<br />

Richard Sennett, que j’aime beaucoup : « Pour<br />

faire face à cette crise physique, nous sommes<br />

obligés de changer les choses que nous produisons<br />

et notre façon de les utiliser. Nous devons<br />

apprendre une autre façon de construire les<br />

bâtiments, d’utiliser les transports et de concevoir<br />

<strong>des</strong> rituels qui nous habituent à économiser.<br />

Nous devons devenir de bons artisans de<br />

l'environnement ».<br />

Cette phrase est non seulement un défi, mais<br />

aussi une capacité à répondre.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je trouvais intéressant que Jesus Angel-<br />

Prieto témoigne.<br />

Dans le principe de la boule à facettes, nous<br />

allons mobiliser un autre sujet qui a été largement<br />

évoqué au cours de ces ateliers : l'émergence du<br />

digital. Ce sujet a été abordé lors <strong>des</strong> échanges<br />

en ateliers. Est-ce que cela constitue un risque ou<br />

une opportunité en termes de savoir-faire ou de<br />

savoir-être pour l’artisan d’art ? Par conséquent,<br />

est-ce que cela constitue un risque ou une opportunité<br />

en termes d’identité professionnelle ?<br />

Pour répondre à cette question, nous trouvions<br />

intéressant d'inviter Christine Browaeys, en raison<br />

de son ouvrage et de la recherche qu'elle<br />

a conduite concernant l’évolution du rapport à<br />

l’ère digitale.<br />

INTERVENTION DE<br />

CHRISTINE BROWAEYS<br />

Ingénieur et sociologue du travail, texturgiste,<br />

fondatrice du cabinet de conseil T3Nel (TIC,<br />

Textiles, Technologies Nouvelles) visant à<br />

développer <strong>des</strong> synergies entre le textile et les<br />

nouvelles technologies<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— La première question que je vais vous poser<br />

est la suivante : en quoi le digital transforme-t-il<br />

la relation à la matière ? Cette transformation<br />

est-elle synonyme de transformation du savoirfaire<br />

mobilisé par le professionnel ? La question<br />

est de savoir si le digital transforme cette<br />

relation à travers la recherche que vous avez<br />

conduite. Est-ce synonyme d’une transformation<br />

du savoir-faire également mobilisé par l’artisan<br />

d’art, par exemple ?<br />

Mme Christine BROWAEYS<br />

— Je vais tenter de répondre à cette question.<br />

Je vais me présenter. Je suis un peu le vilain petit<br />

canard ici, car j’ai un parcours d’ingénieur, de<br />

<strong>des</strong>igner, de maker, <strong>d'art</strong>isan. Au départ, mon<br />

parcours est passé par les mathématiques. J’ai un<br />

parcours d’ingénieur dans le numérique depuis<br />

dix ans. Je me suis reformée au textile. C'est la<br />

raison pour laquelle j'ai voulu croiser ces deux<br />

domaines du numérique et de la matière dans<br />

cet ouvrage cité précédemment.<br />

Quand j'étais dans le numérique, pendant <strong>des</strong><br />

années, une question m’a taraudée : sur les<br />

réseaux, on ne transmet que <strong>des</strong> choses qui<br />

relèvent de l’ouïe ou de la vue. Tout ce qui relève<br />

d'une sensation proche – le toucher, le goût et<br />

l'odorat – n'a pas sa place aujourd’hui.<br />

L'idée de cet ouvrage m'est venue à travers une<br />

lecture très revigorante d’un ouvrage de François<br />

Dagognet, qui date de 1985 et qui s’appelle<br />

Rematérialiser. Je me suis dit : bon sang, qu'est-ce<br />

qu'on peut en penser en 2018-<strong>2019</strong> ? J’ai décidé<br />

d’essayer de faire quelque chose.<br />

Je vais répondre à la question.<br />

Aujourd'hui, dans l’univers <strong>des</strong> ingénieurs, on<br />

parle plus facilement de matériaux que de<br />

matières. Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet.<br />

Les matériaux, aujourd'hui, sont de plus en plus<br />

I.5. Table ronde<br />

<br />

35


Christine Browaeys<br />

36 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


complexes, de plus en plus hybri<strong>des</strong>. Ils sont souvent<br />

le fruit de calculs numériques savants. En fin<br />

de compte, on peut dire qu’aujourd'hui, les matériaux<br />

correspondent à une quantité de calculs<br />

et d'informations numériques. Si vous prenez la<br />

fabrication additive pour générer une forme, elle<br />

passe par un logiciel. Ce sont <strong>des</strong> calculs.<br />

Dans le même temps, nous sommes de plus en<br />

plus immergés, pauvres humains, dans un monde<br />

digital. Nous interagissons aujourd'hui non seulement<br />

entre nous – c'est une chance –, mais<br />

aussi avec <strong>des</strong> objets et, de plus en plus, avec<br />

<strong>des</strong> données. Tout cela se mélange et se brouille.<br />

Nous sommes un peu perdus.<br />

Cela dit, une chose est assez extraordinaire : le<br />

fait de pouvoir réfléchir à un objet, à la conception<br />

d'un objet très en amont de sa réalisation.<br />

C'est le cas dans l’architecture aussi. Les <strong>des</strong>igners<br />

ont <strong>des</strong> problèmes de récupération de<br />

leur métier. Tout le monde a <strong>des</strong> états d'âme à<br />

ce sujet.<br />

Mon univers est plutôt le textile. On peut faire un<br />

raccourci entre habit et habitat : une enveloppe<br />

textile qui nous enveloppe et qu'on connaît<br />

depuis l'origine <strong>des</strong> temps. Le textile est vraiment<br />

une matière ouverte. Ce sont <strong>des</strong> fibres creuses.<br />

Depuis quelques années, à travers mon métier,<br />

je réfléchis beaucoup à la notion de textile intelligent,<br />

de textile connecté et de textile interactif.<br />

On s'aperçoit de plus en plus que la limite de la<br />

matière, en tant que forme, n'a plus vraiment de<br />

sens aujourd'hui parce que, dès qu'on parle de<br />

connexion, on va bien au-delà de la matière. On<br />

parle beaucoup plus de relation à la matière.<br />

Ce qui fait de plus en plus sens aujourd’hui, c'est<br />

ce terme de définition de la matière en tant que<br />

relation, c’est-à-dire la relation qu’on a avec<br />

cette matière.<br />

Un rapprochement se fait tout doucement entre<br />

les physiciens et les chimistes, qui travaillent sur<br />

la matière en tant que structure, et les personnes<br />

(dont vous faites partie) qui ont la sensation de<br />

cette matière, qui ont l’émotion de cette matière.<br />

Cette dimension prend sens aujourd'hui.<br />

La relation à la matière, aujourd'hui, est complètement<br />

transformée. Elle est beaucoup plus<br />

multiple. On peut presque dire que la bipolarité<br />

qu'on avait, aussi bien en architecture que<br />

dans le domaine de la fabrication d'un objet, la<br />

notion de profondeur, d’épaisseur, d'extérieur et<br />

d'intérieur, a tendance à s'émousser pour aller<br />

explorer de nouveaux champs complètement<br />

différents.<br />

Pour revenir à l'exemple de l'artisan, aujourd'hui,<br />

avec tous ces nouveaux outils qui sont la fabrication<br />

additive ou la découpe laser, on a la possibilité<br />

de travailler la matière de façon différente.<br />

On peut travailler la pierre de façon beaucoup<br />

moins classique. On peut ne pas avoir une<br />

approche de la forme telle qu’elle se faisait de<br />

façon traditionnelle, mais partir vers <strong>des</strong> géométries<br />

complètement différentes.<br />

Aujourd’hui, le digital est plutôt un catalyseur<br />

de création. Ce n'est pas une fin en soi, mais<br />

quelque chose dont il faut se saisir.<br />

Nous avons parlé de communautés, de mise en<br />

relation. Ce sont <strong>des</strong> choses dont il faut se saisir.<br />

La difficulté, c'est qu'ils sont actuellement dans<br />

une période interdisciplinaire. Il faut être un<br />

expert en tant qu'artisan, un expert de la matière,<br />

de la sensation de la matière, et aussi être un<br />

expert pour savoir appréhender toutes ces technologies<br />

afin de pouvoir combiner les deux et<br />

trouver sa place dans l'ensemble. Aujourd'hui,<br />

tout le monde a accès aux mêmes bases d'information.<br />

Tout le monde cherche <strong>des</strong> matériaux<br />

différents. Tout le monde essaie de se différencier.<br />

Il faut avoir le maximum d'atouts afin de<br />

pouvoir faire cette personnalisation qui va faire<br />

la rencontre avec le bel objet.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Du coup, le digital au sens large est-il un enrichissement<br />

ou un appauvrissement du répertoire<br />

à disposition du créateur ou de l'artisan ?<br />

Mme Christine BROWAEYS<br />

— C'est les deux. C’est un enrichissement, car<br />

comme pour un peintre, il y a davantage de<br />

palettes, d'outils.<br />

Le risque est la normalisation. On le voit déjà<br />

dans les échanges que nous avons entre nous sur<br />

les réseaux sociaux. Derrière, ce sont <strong>des</strong> outils,<br />

<strong>des</strong> logiciels et <strong>des</strong> imprimantes 3D qui ont tous<br />

leurs marques. Des étu<strong>des</strong> menées récemment<br />

permettent d'authentifier un objet en fonction de<br />

la marque d’imprimante 3D qui l’a produit. Il y a<br />

<strong>des</strong> petites différences entre les objets, mais on<br />

est tout de même enfermé.<br />

À partir du moment où on utilise une technologie,<br />

c'est la matérialité de la technologie. On<br />

pense que le numérique est quelque chose d’immatériel,<br />

d'évaporé, mais derrière, la machine<br />

est tout ce qu'il y a de plus physique. Elle a un<br />

système qui fait fonctionner tous ses éléments. À<br />

ce niveau, on raisonne en termes d'horloge, de<br />

construction et d'architecture d'ordinateur. Tout<br />

cela est très contraignant. C'est à cela qu'il faut<br />

faire attention.<br />

La robotique permet presque de remplacer certains<br />

gestes, mais il est évident qu'on ne remplacera<br />

pas l'intelligence humaine.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Nous avons évoqué un autre angle : l'apport<br />

du digital dans la transformation <strong>des</strong> savoir-faire.<br />

Pouvez-vous donner <strong>des</strong> exemples de ce type<br />

de contribution que le digital peut apporter,<br />

dans la transmission proprement dite <strong>des</strong> savoirfaire<br />

?<br />

Mme Christine BROWAEYS<br />

— Je voudrais juste revenir sur une illustration<br />

que j’ai oublié de commenter. C'est une<br />

girouette. Elle a été faite par un graveur mathématicien<br />

qui habite dans la Drôme. Je le connais,<br />

car j’y habite aussi.<br />

On voit cette recherche chez les artistes et chez<br />

les artisans, pour aller plus loin et connaître<br />

les sciences qui sont derrière, les sciences <strong>des</strong><br />

matériaux ou <strong>des</strong> mathématiques. Cela peut<br />

être une source d'inspiration pour aller vers de<br />

nouvelles géométries.<br />

Pour répondre à votre question, je dirai qu’aujourd'hui,<br />

la transmission est quelque chose de<br />

très interactif, qu’il ne faut pas confondre avec<br />

la notion de conservation.<br />

On a fait <strong>des</strong> essais au début du digital, consistant<br />

à enregistrer <strong>des</strong> gestes dans le domaine<br />

artistique musical, de la danse, de l'apprentissage<br />

du piano et du violon. On a conçu <strong>des</strong><br />

gran<strong>des</strong> vidéothèques avec <strong>des</strong> bases de<br />

données et de connaissances. C'est très à plat,<br />

deux dimensions. On le voit sur un écran. Ce<br />

n'est pas interactif, on est très passif devant<br />

cette chose.<br />

Aujourd'hui, il y a <strong>des</strong> avancées dans le domaine<br />

de la mémorisation et de la captation du geste.<br />

Des recherches sont menées au centre de robotique<br />

de l’École <strong>des</strong> Mines de Paris. Dans le<br />

cadre de la sauvegarde du patrimoine immatériel,<br />

ils font <strong>des</strong> essais. Ils mettent <strong>des</strong> capteurs<br />

pour scanner les gestes <strong>d'art</strong>isans dans le<br />

domaine de la poterie. C’est un domaine où il<br />

n’y a pas beaucoup d'outils. C'est relativement<br />

simple. On met <strong>des</strong> capteurs sur les bras, sur<br />

les squelettes et on enregistre les mouvements.<br />

Après, on modélise tout cela. La personne en<br />

apprentissage va essayer de reproduire les<br />

gestes à l'identique de ce qui a été modélisé et<br />

elle sera corrigée.<br />

I.5. Table ronde<br />

<br />

37


Mme Christine BROWAEYS<br />

— J’ai un parti-pris par rapport au textile. Pour<br />

moi, c’est une matière très « émotionnelle », très<br />

multi-sensorielle qui, étant donné sa proximité<br />

avec le corps humain, permet de capter <strong>des</strong><br />

émotions.<br />

Je peux vous présenter cette image d'un vêtement<br />

fait par Jenny Tillotson, une artiste <strong>des</strong>igner<br />

textile qui est aussi experte dans le domaine<br />

<strong>des</strong> neurosciences. Elle travaille beaucoup sur<br />

la captation de l'émotion de la personne et, en<br />

lien avec les émotions, sur le fait de développer<br />

<strong>des</strong> sensations de nature olfactive. Au fur et à<br />

mesure que les émotions changent, les parfums<br />

seront différents. Cela peut être <strong>des</strong> sensations<br />

lumineuses. On va vraiment travailler sur les ressentis,<br />

les sensations du corps, sur ce qui va être<br />

transmis de façon interactive aux personnes de<br />

l’entourage. C'est un peu particulier, car ce qui<br />

relève de l'émotion est quelque chose d'intime.<br />

Il y a beaucoup de recherches dans le domaine<br />

de l'intelligence artificielle. Les neurosciences<br />

travaillent de pair avec l’intelligence artificielle.<br />

Ce n'est pas nouveau. J’en ai fait quand je travaillais<br />

dans le médical, au début de ma carrière<br />

à Montpellier, pour essayer de travailler les<br />

images. À cette époque, les moyens de calcul<br />

faisaient défaut. Aujourd’hui, ils existent.<br />

Inès Mesmar<br />

Cela a ses limites. Ce n’est pas ce qui va remplacer<br />

la transmission maître-apprenti, car derrière,<br />

il y a une histoire. L’apprentissage n'est jamais<br />

une reproduction à l'identique. Il y a une assimilation,<br />

une refondation par la personne qui<br />

récupère les acquis.<br />

Pour moi, l'apprentissage, c'est l’histoire d’un<br />

individu qui essaie de prendre la suite d’une<br />

histoire. Il essaie de reprendre les gestes d'un<br />

maître d'apprentissage, mais il ne fera jamais la<br />

même chose, et heureusement ! C’est un individu<br />

différent qui a une sensation de matière, une<br />

imagination matérielle, comme disait Bachelard.<br />

Il a une histoire par rapport à la matière, qui va<br />

être la sienne.<br />

Les recherches en robotique permettent de travailler,<br />

de rabâcher, de répéter un geste pour<br />

essayer de l'acquérir, mais ce n'est pas ce qui<br />

va faire la transmission de l'histoire de ce geste.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Cette fois aussi, la réponse est partielle et<br />

très limitée. Le champ possible du digital dans<br />

ce domaine ne remplace jamais la transmission<br />

physique ni la pédagogie.<br />

Mme Christine BROWAEYS<br />

— Il y a aussi une dimension dont je n’ai pas<br />

parlé : la dimension éthique. Le geste est quelque<br />

chose de personnel. Capter un geste avec du<br />

digital pour le mémoriser et le transmettre, pour<br />

moi, est presque un vol d'identité. C'est quelque<br />

chose qui me gêne beaucoup. C'est un bon sujet<br />

de discussion.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Enfin, vous travaillez sur de nouveaux matériaux<br />

textiles. Par curiosité, pouvez-vous nous<br />

donner <strong>des</strong> illustrations de nouveaux matériaux<br />

textiles sur lesquels vous travaillez ou que vous<br />

promouvez ?<br />

Il faut à tout prix qu'on ait la maîtrise de l'humain,<br />

avec toutes ces nouvelles technologies. Ce qui<br />

me fait un peu peur aujourd'hui, c'est la perte<br />

d'identité, le défaut de sensation et, peutêtre plus<br />

chez les jeunes, le fait de ne pas savoir déterminer<br />

ce qui relève de la sphère individuelle, de<br />

la sphère propre, quelque chose qui concerne<br />

le moi.<br />

Nous avons précédemment parlé de la société<br />

de consommation, etc. En fin de compte, il y a<br />

une perte de la différenciation entre quelque<br />

chose qui nous construit, qui nous identifie, qui<br />

est notre histoire d’individu, et ce qui relève<br />

d'une sphère beaucoup plus large. Avec tous<br />

ces moyens, le danger est que cette frontière<br />

s'émousse un peu trop.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vous remercie.<br />

Nous passons à une tout autre perspective et à<br />

une tout autre frontière. Je m'adresse à Inès Mesmar,<br />

fondatrice de la Fabrique Nomade.<br />

(Applaudissements.)<br />

38 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


INTERVENTION<br />

D’INÈS MESMAR<br />

Fondatrice de La fabrique NOMADE, une<br />

association qui œuvre à valoriser et favoriser<br />

l’insertion professionnelle <strong>des</strong> artisans migrants<br />

et réfugiés en France<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Dans le cadre de la Fabrique Nomade,<br />

vous avez l’expérience de ce qu’est l’identité<br />

professionnelle d’artisan que la personne a dû<br />

abandonner, voire sacrifier lors de son arrivée<br />

en terre étrangère. Les images parlant souvent<br />

plus qu’un long discours, vous avez choisi d'illustrer<br />

vos propos en les introduisant par un film, que<br />

vous allez présenter.<br />

Mme Inès MESMAR<br />

— Bonjour à tous. Je m’appelle Inès Mesmar.<br />

J’ai fondé l'association la Fabrique Nomade.<br />

Je dirai juste un mot sur l'association et sa mission.<br />

Elle a été créée en 2016. Elle a maintenant trois<br />

ans. Elle a pour mission de valoriser et favoriser<br />

l'insertion professionnelle d’artisans réfugiés<br />

et migrants. Toute notre démarche se base sur<br />

l’identité professionnelle que nous venons restaurer<br />

à travers différentes actions.<br />

Je suis vraiment honorée d'être là aujourd'hui.<br />

C'est cette identité professionnelle qui nous<br />

réunit aujourd'hui et ici. Je suis vraiment ravie<br />

qu’Ateliers d'Art de France nous aient invités pour<br />

partager cela avec vous.<br />

Le film est le portrait que nous avons réalisé de<br />

l’un de nos artisans, Abou Dubaev, qui est staffeur-stucateur.<br />

Il a plus de trente ans de métier. Il<br />

est tchétchène et il est arrivé en France en 2015. Il<br />

a fait partie de la première génération <strong>d'art</strong>isans<br />

que nous avons accompagnés.<br />

Je vous laisse découvrir ce film.<br />

(Projection du film.)<br />

(Applaudissements.)<br />

Mme Inès MESMAR<br />

— Ce film m’émeut toujours beaucoup.<br />

Tous les artisans que nous avons à la Fabrique<br />

Nomade sont <strong>des</strong> femmes et <strong>des</strong> hommes qui ont<br />

fait le choix difficile de quitter leur pays, mais qui<br />

n'ont pas forcément choisi de perdre leur métier<br />

et ce qu’ils sont. L'identité professionnelle est une<br />

partie de soi.<br />

À la Fabrique Nomade, nous avons la conviction<br />

que restaurer cette identité professionnelle permet<br />

de se reconstruire personnellement. Nous<br />

le voyons depuis trois ans que nous accompagnons<br />

ces artisans dans ce cheminement, sur ce<br />

chemin qu’ils construisent pas à pas pour retrouver<br />

l’exercice de leur métier en France.<br />

Ces personnes sont face à plusieurs freins : la<br />

barrière de la langue, l'absence de réseau, la<br />

non-reconnaissance de leurs compétences et de<br />

leur expérience professionnelle dans leur pays.<br />

Pour elles, c’est, de fait, un redémarrage à zéro.<br />

Elles méconnaissent le marché dans lequel elles<br />

s'intègrent aujourd'hui.<br />

Je peux prendre une image très simple : c'est une<br />

plante qu'on a déracinée et, sur le parcours, elle<br />

est morte, mais il reste une graine bien cachée,<br />

bien enfouie. Quand ils intègrent la Fabrique<br />

Nomade, nous essayons de chercher cette<br />

petite graine qui est endormie et que la migration<br />

a bien enfouie. Nous allons nourrir cette<br />

graine de manière à ce qu'elle puisse retrouver<br />

un espace, un territoire, un ancrage. Nous espérons<br />

– et nous le voyons chaque fois – qu’elle<br />

germe et qu’ensuite, elle deviendra une fleur.<br />

C’est le travail que nous faisons.<br />

Nous accompagnons différents <strong>métiers</strong> à la<br />

Fabrique Nomade. Nous sommes ouverts à<br />

tous les savoir-faire, quel que soit le niveau de<br />

langue <strong>des</strong> personnes.<br />

Nous venons apporter un cadre, un espace de<br />

travail, de production, de partage et d'échange<br />

avec <strong>des</strong> professionnels, qu'ils soient artisans ou<br />

<strong>des</strong>igners. C’est également un espace d'apprentissage<br />

de la langue française, parce que<br />

c'est nécessaire, et aussi un accès à la culture au<br />

sens large : découvrir <strong>des</strong> musées, rencontrer <strong>des</strong><br />

artisans, visiter <strong>des</strong> ateliers. Il s’agit de leur permettre<br />

peu à peu d'accéder à cet environnement<br />

qui les entoure, de mieux le comprendre. Quand<br />

ils arrivent, il leur est complètement méconnu.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— En voyant le film, lors de la préparation de<br />

ces <strong>Assises</strong>, je me suis demandé, par contraste<br />

avec les échanges précédents, s’il n'existait pas<br />

une identité professionnelle transculturelle et fondée<br />

sur un langage universel. Ils se comprennent<br />

sans se parler. Cela signifie qu’ils partagent un<br />

langage, un registre qui dépasse les frontières<br />

et qui réunit les artisans <strong>d'art</strong>, quelles que soient<br />

les cultures et les traditions. C’est le sentiment que<br />

cela donne. Je voulais que vous réagissiez sur ce<br />

point.<br />

Mme Inès MESMAR<br />

— Nous voyons quelque chose de très fort<br />

quand nous les accompagnons : s’ils arrivent à<br />

avancer et à dépasser cette barrière, c’est tout<br />

d'abord grâce à l’énergie qu'ils trouvent dans<br />

la pratique de leur métier. C’est vraiment à cela<br />

que nous essayons de les raccrocher. Nous<br />

allons les chercher au fond d'eux-mêmes, car<br />

parfois, les freins sont très importants et les blocages<br />

sont nombreux. Ce sont <strong>des</strong> personnes<br />

vraiment vulnérables, qui vivent dans <strong>des</strong> centres<br />

d'hébergement. Elles sont dans <strong>des</strong> situations<br />

extrêmement complexes, avec <strong>des</strong> enfants,<br />

<strong>des</strong> familles. Quand elles arrivent à la Fabrique<br />

Nomade, les choses ne sont pas simples.<br />

Nous allons nous appuyer sur leur métier, sur ce<br />

qui leur apporte du sens et de l’énergie. Cela<br />

leur permet de dépasser toutes ces barrières,<br />

toutes ces difficultés, d'avoir cette forme de<br />

résilience que nous allons retrouver chez tous<br />

les artisans, cette combativité face à l'adversité<br />

qu'ils rencontrent. C’est déjà très fort. Grâce à<br />

cette énergie qu'ils trouvent, ils arrivent à s'ouvrir,<br />

à développer <strong>des</strong> liens et à se reconstruire à travers<br />

cela.<br />

L'ADN qu'on peut retrouver est commun à<br />

celui <strong>des</strong> artisans. Le savoir-faire artisanal n'a<br />

ni couleur ni origine. Il a pour point commun<br />

ce langage de la main. N'importe quel artisan<br />

partage cela avec un artisan qu'il pourrait rencontrer<br />

dans un autre pays. Il y a un lien très fort<br />

à la matière et au geste.<br />

Vous avez précédemment parlé de l'intelligence<br />

émotionnelle. Il y a cela en eux. Beaucoup de<br />

personnes perdent pied dans la société parce<br />

que, bien qu’elles aient sauvé leur vie en venant<br />

ici, elles ont perdu cette âme qui leur donne du<br />

sens à la vie.<br />

Ce que nous défendons à travers la Fabrique<br />

Nomade, le travail que nous portons, c’est qu'un<br />

emploi n'est pas juste un emploi, c'est aussi pour<br />

pouvoir se réaliser. Ce sont <strong>des</strong> personnes qui<br />

ont <strong>des</strong> aspirations professionnelles, qui ont<br />

aussi <strong>des</strong> rêves et qui ont également besoin<br />

de se réaliser dans un nouveau pays. C’est ce<br />

cheminement.<br />

Tout le travail que nous faisons en essayant de<br />

créer un réseau autour d'eux, de <strong>des</strong>igners,<br />

d’artisans et de professionnels, c’est pour eux et<br />

avec eux, afin de reconstituer cette communauté<br />

de <strong>métiers</strong> et de professionnels qui partagent<br />

<strong>des</strong> valeurs communes. Vous en avez parlé. Je<br />

le retrouve vraiment dans le travail que nous<br />

menons avec les artisans. Il s’agit de retrouver<br />

un sens et de faire en sorte que cette plante<br />

I.5. Table ronde<br />

<br />

39


puisse retrouver une racine dans cette nouvelle<br />

terre avec d’autres plantes, d’autres voisins et<br />

d’autres artisans.<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je remercie pour ce témoignage.<br />

(Applaudissements.)<br />

Vous serez demain avec nous pour témoigner de<br />

l'autre sujet qui nous occupera demain : l’engagement.<br />

À l'évidence, la Fabrique Nomade est<br />

un exemple d’engagement dans la communauté<br />

<strong>des</strong> artisans <strong>d'art</strong> en particulier.<br />

INTERVENTION<br />

DE DANIEL PELEGRIN<br />

Ébéniste et sculpteur en Ardèche et<br />

administrateur d’Ateliers d’Art de France<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je termine en donnant la parole à Daniel<br />

Pelegrin. Il est ébéniste, artisan <strong>d'art</strong> et administrateur<br />

à Ateliers d'Art de France. J’aimerais avoir<br />

son point de vue sur ce qui a été abordé au cours<br />

de ces échanges et savoir de ce qu’il a envie<br />

de partager, comment il réagit et il raisonne par<br />

rapport à tout ce qui s'est dit au cours de cette<br />

journée, en particulier cet après-midi.<br />

M. Daniel PELEGRIN<br />

— Ce matin et cet après-midi, on a beaucoup<br />

parlé d'humanité. Je ne pense pas qu'il y ait<br />

beaucoup d'entreprises du CAC 40 qui osent,<br />

quand elles font <strong>des</strong> colloques ou du management,<br />

parler <strong>des</strong> individus et de l'humain.<br />

En même temps, nous sommes <strong>des</strong> entreprises,<br />

<strong>des</strong> chefs d'entreprise. Nous sommes en capacité<br />

de mettre au cœur de l'humain. C’est notre<br />

manière de vivre. Notre volonté à tous est de<br />

vivre notre métier, de vivre de notre métier et de<br />

transmettre notre métier.<br />

Dans la société d'aujourd'hui, nous en arrivons à<br />

une situation paradoxale : nous aurions besoin<br />

de dépoussiérer nos ateliers qui devraient<br />

rentrer dans une innovation inéluctable, pour<br />

ne pas disparaître. Si nous faisons un simple<br />

retour en arrière, nous voyons que nous avons<br />

traversé tous les siècles. Si nous avons traversé<br />

tous les siècles, c'est que nous avons apporté<br />

de l'innovation.<br />

J'ai visité l'exposition Toutankhamon. Je suis ébéniste.<br />

Pour faire le siège de Toutankhamon, on a<br />

modifié les outils. On nous a apporté une précision<br />

pour gagner un temps dans l'exécution.<br />

Mais je ne peux pas faire mieux que ce siège<br />

qui a été réalisé : c’était une prouesse humaine.<br />

L'industrialisation est arrivée à la fin du XIXe<br />

siècle. Cela fait donc un siècle. Ateliers d'Art de<br />

France, c'est 150 ans d'histoire. Il faut les mettre<br />

en rapport.<br />

Alors que l'économie de marché était le point<br />

incontournable, la finalité de toutes les sociétés,<br />

elle est en panne. On voit bien que de plus<br />

en plus de personnes contestent l'économie de<br />

marché et le productivisme. Ce sont vraiment <strong>des</strong><br />

gâchis monstrueux.<br />

Il y a eu une intervention pour dire que nous<br />

étions dans l’économie de marché. La transition<br />

énergétique et écologique ne vise pas à faire<br />

<strong>des</strong> écolos de première zone. Le néolibéralisme,<br />

c'est le mensonge, la falsification, l’exploitation,<br />

la simulation et la piètre qualité. À partir de là,<br />

nous vivons effectivement dans une société où<br />

nous sommes dans une économie de marché.<br />

Nos valeurs ne peuvent pas être transposées.<br />

Fondamentalement, je pense que, dans nos<br />

<strong>métiers</strong>, il faut que nous restions véritablement sur<br />

la transformation de la matière. Il ne faut pas être<br />

déconnecté de la matière. C'est indispensable.<br />

Nous avons besoin de revenir sur ce qui fonde<br />

nos <strong>métiers</strong>. C’est un temps long. Il ne faut pas<br />

être frustré par rapport à cela. On nous dit que,<br />

pour que les <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> existent demain, il faut<br />

qu’ils réduisent leurs coûts, qu'ils travaillent plus<br />

vite et qu’ils travaillent a minima pour vendre les<br />

objets dans les musées à 10 balles, 20 balles ou<br />

30 balles. Nous ne sommes pas dans ce monde.<br />

Nous avons évidemment besoin de faire <strong>des</strong><br />

productions, d’être aussi dans le quantitatif, de<br />

pouvoir nourrir notre création, mais fondamentalement,<br />

notre métier s'exerce dans un temps long,<br />

avec <strong>des</strong> doutes, <strong>des</strong> avancées, <strong>des</strong> échecs et<br />

de la réflexion.<br />

C'est par la transformation de la matière que<br />

vient l'idée. Ce n'est pas l'idée qui fait l'objet.<br />

Cela n’a jamais été ainsi. Quand on transforme<br />

la matière, on se dit qu’on peut y aller. Avant, on<br />

n'y allait pas.<br />

Je dis cela parce qu’au niveau <strong>des</strong> territoires, on<br />

nous fait <strong>des</strong> belles promesses : on pourrait nous<br />

aider à monter <strong>des</strong> ateliers ici et là, <strong>des</strong> fab labs,<br />

etc. Je n'ai rien contre l'intelligence artificielle,<br />

bien au contraire. Il y a <strong>des</strong> prouesses extraordinaires<br />

au niveau médical et dans les communications.<br />

Mais la finalité n’est pas de dire que<br />

notre horizon dépendrait de fab labs. Qu'est-ce<br />

que cela apporte à l'humain ? Si cela se retourne<br />

contre l'humain, c'est négatif, c'est un poison. Le<br />

fab lab est comme de la pharmacopée : il y a le<br />

pire comme le meilleur.<br />

Je reviens sur ce besoin d’être sur nos territoires<br />

pour vraiment faire entendre ce que nous<br />

sommes face aux institutions, afin que, véritablement,<br />

on ne pense pas à notre place et qu’on<br />

n'agisse pas à notre place. On veut trop souvent<br />

faire notre bonheur à notre place. Cela ne<br />

fonctionne pas !<br />

Daniel Pelegrin<br />

Nous avons eu nos avancées de 2014-2016.<br />

Avec les anciens administrateurs et toute la<br />

famille <strong>des</strong> professionnels <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>,<br />

40 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


6<br />

nous avons fait un bond extraordinaire en 2014<br />

et 2016 pour faire reconnaître nos <strong>métiers</strong>. Il ne<br />

faut pas sous-estimer cet acquis extraordinaire.<br />

Mais un député dont je tairai le nom a fait un<br />

rapport. Il aime tellement nos <strong>métiers</strong> que ce n'est<br />

pas la peine de le citer. Nous sommes de nouveau<br />

en guerre. On nous fait attendre.<br />

Je pense que nous avons besoin de nous reconsidérer<br />

nous-mêmes, de refonder notre identité<br />

professionnelle.<br />

J'ai trouvé, dans les discussions <strong>des</strong> groupes<br />

et dans l'intervention de Stéphane Rozès, <strong>des</strong><br />

appuis très importants. Ne pensons pas que<br />

nous pourrions être un palliatif ou un supplétif.<br />

Nous sommes une identité à part entière. C'est<br />

ce qui fait notre force et notre existence.<br />

Nous ne sommes pas là pour témoigner<br />

dans la société. Nous ne voulons pas témoigner.<br />

Je vais répéter ce que j'ai dit au début :<br />

nous sommes là pour vivre notre métier, vivre<br />

de notre métier et transmettre notre métier<br />

dans sa totalité et sa globalité.<br />

(Applaudissements.)<br />

SYNTHÈSE DES DÉBATS<br />

PAR STÉPHANE ROZÈS,<br />

GRAND TÉMOIN<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Je vous remercie.<br />

Il est bientôt 18 h 00. Nous devons nous arrêter. Il<br />

y a encore la journée de demain pour poursuivre<br />

les échanges.<br />

Je vais demander à Stéphane Rozès de bien<br />

vouloir revenir sur scène et de relever ce défi<br />

de proposer une conclusion en dix minutes.<br />

C'est jouable !<br />

M. Stéphane ROZÈS<br />

— La vie est mal faite : quand on demande du<br />

temps, on n'en a pas et, quand on sent qu'on va<br />

être concis, il faudrait l'occuper.<br />

(Rires.)<br />

Justement, la question du temps et de votre rapport<br />

au temps est sans doute ce que j'aurai appris<br />

le plus en vous écoutant.<br />

Mon propos de ce matin visait à vous restituer<br />

et à essayer d'analyser la façon dont la société<br />

vous voyait, et d’expliquer ce paradoxe de<br />

constater que, précisément, en ce moment, elle<br />

se tourne vers vous, vers ce que vous représentez,<br />

vers ce qu'elle devine que vous représentez.<br />

Dans le même mouvement, les gouvernants ne<br />

semblent pas très attentifs à créer les conditions<br />

qui vous permettent de vous déployer.<br />

Le travail en atelier – vous utilisiez l'expression de<br />

ruche –, votre identité à partir de vos savoir-être<br />

et savoir-faire, le propos très intéressant et fantastique<br />

sur le Craft et les débats de cet après-midi<br />

me font tirer deux enseignements principaux<br />

supplémentaires, qui font que je repartirai différemment<br />

de la façon dont j'étais arrivé, comme<br />

si j'étais un matériau entre vos mains.<br />

(Applaudissements.)<br />

Vous avez travaillé ce matin en ruche, en étant<br />

vous-mêmes votre propre objet d'interrogation<br />

et de transformation.<br />

En suivant plus un groupe, en allant voir rapidement<br />

ce qu’il se disait à l'étage et en écoutant la<br />

synthèse de Philippe Loiseau, j'ai compris à quel<br />

point vous étiez un matériau composite, dans la<br />

mesure où vous êtes <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> assez divers, <strong>des</strong><br />

expériences de gestes très diverses.<br />

Pourtant, très clairement, il y a une homogénéité<br />

qui vous traverse et qui justifie le fait de parler de<br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. À l'étage où j’ai été, quand je suis<br />

allé voir la responsable, j’ai été frappé de voir<br />

qu'il n'y avait pas véritablement de différence<br />

entre les groupes. Cela veut donc dire qu'il existe<br />

une homogénéité. Comme l’a dit Philippe Loiseau,<br />

cette homogénéité vient du geste et de l’être, de<br />

ce que vous faites et de ce que vous êtes. Cela<br />

justifie déjà le fait que vous soyez protégés.<br />

Le point qui m'a le plus frappé – et vous venez<br />

encore de le dire, monsieur –, c'est la question<br />

du rapport au temps, qui fait que non seulement<br />

vous avez une identité professionnelle venant de<br />

cette homogénéité, mais aussi que votre identité<br />

constitue un noyau. Ce sont, avec tâtonnements,<br />

les expériences de notre ami catalan étranger.<br />

Les expériences d'autres secteurs sont passionnantes.<br />

On sent que les sociétés tâtonnent. Elles<br />

essaient de changer de paradigme entre les<br />

visions du bonheur. Un prix Nobel d'économie<br />

américain disait, il y a 40 ans, que le bonheur<br />

était de gagner 10 $ de plus que son beau-frère.<br />

On sent bien qu'on est passé à autre chose.<br />

On doit passer à autre chose, mais en même<br />

temps, la vie continue. Il faut payer les fins de<br />

mois. La question est celle-ci : sera-t-il possible<br />

de tuiler les choses entre ce qu'on a dans la tête<br />

comme aspiration et ce que l’on fait ?<br />

Il existe deux façons de se sortir du trouble actuel<br />

qui est la limitation <strong>des</strong> ressources de la planète,<br />

notamment au travers de la crise climatique.<br />

Il y a la façon régressive, qui est de se construire<br />

une justification de ce que l'on a en tapant contre<br />

l'autre avec un grand A : l'étranger, la femme, le<br />

mécréant, tout ce qui ne serait pas nous.<br />

Il y a une façon civilisée, comme souvent, de<br />

travailler sur soi, dans les limites.<br />

Du coup, j'ai été frappé par ce que vous mettez<br />

tous en avant : c’est le fait d’avoir un rapport<br />

au temps dans votre processus de création de<br />

valeur, absolument différent <strong>des</strong> autres. Vous<br />

l'avez dit, ce rapport différent au temps vient du<br />

fait que votre expérience humaine de créateur<br />

vous amène à vous confronter à un matériau. Ce<br />

matériau a ses contraintes et ses limites. Le pro-<br />

I.6. Synthèse <strong>des</strong> débats<br />

<br />

41


cessus de transformation qui est le vôtre s'inscrit<br />

à l'intérieur <strong>des</strong> limites du matériau.<br />

Je dirai presque que vous ne travaillez pas<br />

seulement le matériau, mais que vous travaillez<br />

avec le matériau. Vous intégrez, par votre<br />

connaissance et par le geste, le fait de travailler<br />

sur une ressource qui a ses propres logiques,<br />

ses propres lois, ses propres contraintes et son<br />

propre rapport au temps. Vous intégrez donc la<br />

question <strong>des</strong> limites.<br />

Il y a donc une cohérence totale entre votre quête<br />

du beau et votre activité. Vous créez et vous vous<br />

produisez dans un processus de transformation,<br />

mais qui n'est pas illimité. Je n’aime pas le terme<br />

« sous contrainte ». Il est sous logique ou sous<br />

conversation avec les limites et les matériaux.<br />

Je me disais, à vous écouter, que pour sortir de<br />

la tension, vous créez et vous produisez. Si on<br />

est dans une logique productiviste, on dit qu’il<br />

faut repousser les barrières du temps et être hors<br />

limites. Or, justement, le sujet est qu’on ne peut<br />

plus être hors limites.<br />

Je vous remercie de votre attention.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Cette journée d’<strong>Assises</strong> n’est pas terminée.<br />

Vous avez rendezvous à 20 h 30 au Couvent<br />

<strong>des</strong> Bernardins afin de poursuivre sous une autre<br />

forme vos échanges et vos débats.<br />

Je vous propose que nous nous retrouvions dans<br />

cette même salle demain, à 9 h 30, pour aborder<br />

le deuxième terme structurant de ces <strong>Assises</strong> :<br />

l'engagement, avec d'autres intervenants et<br />

d'autres ateliers. Bonne soirée et à demain.<br />

(Applaudissements.)<br />

(La séance, suspendue à 18 h 00, est reprise le<br />

29 juin à 9 h 43.) •<br />

Une dialectique s'opère entre la création, parce<br />

que vous êtes dans <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> et sur <strong>des</strong><br />

matériaux, et un phénomène de production singulière,<br />

de sorte que je créerai un néologisme<br />

pour dire votre activité : vous créez et produisez,<br />

vous êtes <strong>des</strong> créants et <strong>des</strong> produisants.<br />

Ce n’est pas très beau. Je dirai que vous êtes <strong>des</strong><br />

« artisanants ». Au fond, ce que vous faites, c’est<br />

transformer quelque chose sous contrainte de la<br />

limite. C’est cette contrainte de la limite qui fait le<br />

beau. C’est comme <strong>des</strong> artistes, qui se fixent <strong>des</strong><br />

limites. C'est à l'intérieur d'une structure limitée<br />

qu’on déploie le beau, l'inventivité. En musique,<br />

c'est clair : c'est la forme qui fait qu'à l'intérieur,<br />

le fond se déploie.<br />

Quand vous avez à dire au plan local, national<br />

ou européen pour quelles raisons il faut<br />

défendre vos <strong>métiers</strong>, au travers de la revendication<br />

d'une branche ou d'un statut, ce n'est<br />

pas seulement pour vous, mais parce que les<br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>, en « artisanant », sont un prototype.<br />

Vous êtes le prototype ou les précepteurs d'une<br />

humanité qui doit transformer la planète, qui est<br />

son matériau. Votre exercice professionnel au<br />

quotidien est la possibilité de créer de la valeur<br />

matérielle et immatérielle en étant soucieux <strong>des</strong><br />

ressources ou en conversant avec les matériaux<br />

sur lesquels vous travaillez, comme la société<br />

qui est confrontée à ce défi écologique et au<br />

souci d’essayer de trouver d'autres mo<strong>des</strong> de<br />

production, de consommation et de développement<br />

économique.<br />

<strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


II<br />

L’ENGAGEMENT<br />

La question de l’engagement constitue un enjeu<br />

primordial pour la structuration et l’avenir du<br />

secteur <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art.<br />

Ateliers d’Art de France regroupe en son sein<br />

<strong>des</strong> professionnels <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art qui écrivent<br />

ensemble depuis plus de 150 ans l’histoire collective<br />

du secteur.<br />

Chacun d’entre eux a à cœur de transmettre ses<br />

savoir-faire et son choix de métier qui est également<br />

un choix de vie et de valeurs. Cette longue<br />

histoire de transmission comprend également<br />

<strong>des</strong> combats initiés depuis de longues années,<br />

chacun se faisant le passeur de batailles pour la<br />

préservation du secteur. L’engagement est ainsi<br />

viscéralement au cœur de l’état d’esprit du professionnel<br />

de <strong>métiers</strong> d’art, il constitue l’outil vital<br />

et le lieu de reconnaissance d’une communauté<br />

de <strong>métiers</strong> d’art.<br />

Cette émulation collective se reflète également<br />

dans l’incroyable investissement <strong>des</strong> associations,<br />

<strong>des</strong> écoles et <strong>des</strong> élus locaux qui participent<br />

à préserver et à faire rayonner les <strong>métiers</strong><br />

d’art, vitaux au développement de nos territoires.<br />

La participation de près de 400 professionnels<br />

<strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art lors de ces <strong>Assises</strong> témoigne<br />

de cet engagement <strong>des</strong> adhérents en faveur de<br />

l’amélioration <strong>des</strong> conditions de vie professionnelle<br />

et en tant qu’acteurs de son devenir.<br />

Cette seconde matinée s’est déroulée avec la<br />

contribution de Jean-Cassien Billier, philosophe<br />

et maître de conférences, et d'Inès Mesmar,<br />

fondatrice de La Fabrique Nomade, qui ont partagé<br />

leur expérience et apporté leur analyse<br />

sur le sujet.<br />

Des ateliers de travail ont ensuite proposé deux<br />

façons d’aborder l’engagement :<br />

• Les thèmes d’engagement et les mo<strong>des</strong><br />

d’action qu’Ateliers d’Art de France<br />

pourraient renforcer ou initier ;<br />

• Les thèmes d’engagement et les mo<strong>des</strong><br />

d’action que les professionnels de <strong>métiers</strong><br />

d’art pourraient porter au niveau local,<br />

dans leur environnement.<br />

À l’issue de la restitution <strong>des</strong> travaux en ateliers,<br />

Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar sont revenus<br />

sur scène pour délivrer une synthèse <strong>des</strong><br />

échanges et de leur perception du dynamisme<br />

et <strong>des</strong> valeurs portées par le secteur et une<br />

communauté <strong>des</strong> professionnels.<br />

II. L'Engagement : présentation du thème<br />

43


L’Engagement : présentation du thème p. 43<br />

1. « Quel(s) engagement(s) ensemble et maintenant ? » p. 45<br />

– Conférence de Jean-Cassien Billier, maître de conférences p. 45<br />

Sorbonne-Universités – Sciences Po<br />

– Conférence d'Inès Mesmar, fondatrice de La Fabrique Nomade p. 49<br />

2. Synthèse <strong>des</strong> ateliers p. 53<br />

3. Sondage auprès <strong>des</strong> participants p. 56<br />

44 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


1<br />

Journée du 29 juin<br />

QUEL(S) ENGAGEMENT(S),<br />

ENSEMBLE ET MAINTENANT ?<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Bonjour à tous.<br />

Une nouvelle journée d’apports et d’échanges<br />

nous attend. L’Assemblée générale ordinaire se<br />

tiendra en seconde partie de l’après-midi.<br />

D’ici là, nous verrons un thème relativement<br />

engageant : c’est justement l’engagement. Ce<br />

thème vous concerne et vous avez énormément<br />

de témoignages et d’éléments à apporter, ne<br />

serait-ce que parce que votre présence au cours<br />

de ces <strong>Assises</strong> témoigne de votre engagement,<br />

à la fois vis-à-vis de votre communauté professionnelle<br />

et visà-vis <strong>des</strong> Ateliers d’Art de France.<br />

Les ateliers qui vous seront proposés en deuxième<br />

partie de matinée vous proposeront<br />

deux façons d'aborder cette question de<br />

l’engagement :<br />

• les engagements pour lesquels Ateliers<br />

d’Art de France et la chambre syndicale se<br />

mobilisent et pourraient se mobiliser : quels<br />

champs d'action faut-il renforcer ou développer<br />

en termes d'engagement de la part<br />

de la chambre syndicale ?<br />

• les engagements que, en tant qu'individus et<br />

que collectifs, vous pourriez mobiliser à votre<br />

niveau, dans votre environnement.<br />

Nous serons dans cette double dimension de<br />

l'engagement collectif et institutionnel et de l’engagement<br />

individuel de proximité. C’est sur ces<br />

deux thèmes que nous vous inviterons à échanger,<br />

à vous confronter et à débattre au cours de<br />

ces ateliers.<br />

Avant d'entamer ces ateliers, nous écouterons<br />

deux témoignages très différents, mais complémentaires.<br />

Le premier sera celui du philosophe Jean-Cassien<br />

Billier, qui est maître de conférences à la<br />

Sorbonne et à Sciences Po. Il va venir au cœur<br />

de cette notion d’engagement. Il se propose de<br />

vous apporter certains repères, en écho avec<br />

la communauté professionnelle que vous êtes.<br />

Ce sera un propos philosophique et en lien avec<br />

votre réalité. Pourquoi parler d'engagement, à<br />

un moment où l'engagement est parfois considéré<br />

comme une valeur ou une vertu du passé ? Je<br />

suis suffisamment âgé pour penser que, quand<br />

j'étais jeune, à peu près tout le monde se posait<br />

la question de l'engagement.<br />

Je ne suis pas sûr que mes enfants se la posent<br />

de la même façon. C’est une valeur du passé,<br />

certains préférant le statut de passager clan<strong>des</strong>tin<br />

: autant que les autres s’engagent et<br />

que je bénéficie <strong>des</strong> acquis qu’ils réussissent à<br />

conquérir pour moi. D'autres, doutant de l'efficacité<br />

d'un mode d’action collectif, privilégient<br />

le chacun pour soi ou la participation ponctuelle<br />

et <strong>des</strong> mo<strong>des</strong> d'action aussi évolutifs que cognitifs,<br />

comme cela peut arriver à notre époque<br />

contemporaine.<br />

Nous aurons le témoignage d’un philosophe et,<br />

dans un second temps, un autre témoignage. Il<br />

s’agit de celui d'une personne que vous connaissez,<br />

qui est déjà intervenue hier après-midi : Inès<br />

Mesmar, fondatrice et directrice de la Fabrique<br />

Nomade. Elle témoignera d'exemples concrets<br />

d'engagements dans l’univers professionnel <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art. Elle illustrera assez simplement cet<br />

engagement possible parmi d’autres, dans le<br />

métier et la communauté qui est la vôtre et au<br />

profit d'une cause ou d'un bien commun plus<br />

large, plus transverse et plus sociétal.<br />

Je demande à Jean-Cassien de me rejoindre.<br />

(Applaudissements.)<br />

Avant de lui donner la parole, je vous propose<br />

de regarder ensemble un micro-trottoir réalisé<br />

comme ceux d’hier, au cours <strong>des</strong> rencontres en<br />

province qui se sont déroulées au printemps.<br />

Cette thématique de l’engagement a été abordée<br />

avec les participants à ces réunions, lors<br />

de ces rencontres organisées en région. Nous<br />

allons découvrir ces témoignages.<br />

(Diffusion du micro-trottoir.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Bonjour, Jean-Cassien Billier. Je pense que<br />

ce micro-trottoir pose bien le cadre du débat de<br />

cette matinée. Vous avez la parole.<br />

INTERVENTION DE<br />

JEAN-CASSIEN BILLIER<br />

Maître de conférences en philosophie morale<br />

et politiques à l’université Paris Sorbonne et à<br />

Sciences Po Paris et spécialiste en éthique et<br />

éthique appliquée.<br />

M. Jean-Cassien BILLIER<br />

— Je vous remercie. Bonjour à tous.<br />

(Applaudissements.)<br />

Ne m’applaudissez pas déjà ! Un philosophe à<br />

9 h 30 du matin, c'est un peu terrifiant.<br />

(Rires.)<br />

D’un autre côté, je me sens un peu chez moi, car<br />

j’ai cru comprendre que la nuit a été longue, ce<br />

qui est souvent le cas pour mes étudiants à la<br />

Sorbonne ou à Sciences Po. Je me sens dans<br />

ma situation habituelle.<br />

Je remercie la Présidente, Aude Tahon, de<br />

m'avoir invité et Philippe Loiseau également.<br />

Je vais essayer de vous dire quelques propos<br />

extrêmement simples sur l’engagement et, un<br />

peu bizarrement, à votre sujet. C’est bizarre, car<br />

en principe, vous vous connaissez mieux vousmêmes<br />

que moi, je vous connais.<br />

Je vais dire quelques mots sur la façon d'appréhender<br />

à la fois l’engagement et l'engagement<br />

spécifique dans votre métier, qui apparaît très<br />

nettement dans le micro-trottoir précédent. Visiblement<br />

– et c’est évident –, vous vivez tous votre<br />

II.1. Conférence de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar<br />

<br />

45


travail comme un travail-vocation, un travail-passion<br />

et pas comme un travail tout court.<br />

Pour essayer d’en parler, je vais partir d'une<br />

petite histoire liée à la grande histoire, qui est<br />

narrée par un de mes philosophes favoris : Bernard<br />

Williams, un philosophe britannique. Il<br />

l’a appelée « le cas Gauguin ». Tout le monde<br />

connaît Gauguin et vous mieux que moi. Cela<br />

tombe bien pour nous aujourd’hui : ce peintre<br />

français a également été, comme vous le savez,<br />

céramiste. Il a fait <strong>des</strong> vases en grès à une certaine<br />

époque de son existence.<br />

Le cas Gauguin est narré par Williams, à partir<br />

d’une simplification de la biographie de Gauguin.<br />

C'est le moment bien connu où Gauguin<br />

abandonne sa famille et la France et s'en va à<br />

Tahiti, parce qu'il pense qu’il va pouvoir renouveler<br />

son inspiration. Il coupe les ponts et il part.<br />

C'est une forme d'engagement radical.<br />

Ce cas Gauguin donne lieu à quatre petites<br />

analyses, quatre remarques très simples de la<br />

part de Bernard Williams, surtout les premières.<br />

La première est qu'il n'y a pas d'engagement<br />

sans risque, dans n'importe quel domaine. S'il<br />

n'y a absolument aucun risque, ce n’est pas de<br />

l'engagement ou alors c'est un engagement pour<br />

Première dame de France ou star de cinéma en<br />

mal de notoriété. Si vous vous engagez pour une<br />

cause à laquelle tout le monde adhère, vous ne<br />

risquez absolument rien. C'est cosmétique. L'engagement<br />

suppose une prise de risque.<br />

Deuxièmement, l’engagement est toujours un<br />

engagement dans le temps, dans deux sens du<br />

terme. C’est dans le temps long, car s'engager<br />

pour 15 secon<strong>des</strong> ou 5 minutes ne fait pas sérieux.<br />

Quand on pense à <strong>des</strong> engagements, ce sont <strong>des</strong><br />

engagements dans la vie conjugale, dans la vie<br />

amoureuse ou dans la vie religieuse. Si vous dites<br />

que vous allez vous engager pour 90 minutes,<br />

cela ne va pas ou cela laisse planer le doute sur<br />

le sérieux de votre engagement. L'engagement<br />

suppose de se lancer dans le temps long, de<br />

prendre le risque de partir dans le temps long.<br />

Ensuite, il y a le fait que le temps, c'est aussi de<br />

l'intensité. L’engagement correspond à un temps<br />

long et aussi à un temps de l'intensité. Quand je<br />

m'engage, je vis à fond ou, du moins, j'essaie de<br />

vivre à fond une activité et quelque chose. Il y a<br />

à la fois la longueur et l'intensité.<br />

La troisième analyse de Williams est proprement<br />

de la philosophie de Williams. C'est un concept<br />

qu'il a inventé : moral luck, la fortune morale.<br />

Cela a scandalisé plein de philosophes, mais<br />

cela me plaît bien. Il consiste à dire que, dans<br />

la vie, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Tout<br />

repose en grande partie sur ce que les anciens<br />

appelaient la fortune, le hasard. Il peut y avoir<br />

<strong>des</strong> bonnes et <strong>des</strong> mauvaises fortunes.<br />

Que peut-il se passer quand Gauguin part ? De<br />

nombreuses choses peuvent se produire.<br />

Il peut devenir le Gauguin que nous avons<br />

connu, c’est-à-dire renouveler complètement<br />

son inspiration et peindre <strong>des</strong> toiles formidables.<br />

En deuxième solution, le bateau fait naufrage.<br />

Il meurt. Il n’y a pas de toile, mais ce n'est pas<br />

de sa faute.<br />

En troisième solution, il perd ses mains dans un<br />

accident au cours de la traversée. Une fois de<br />

plus, ce n’est pas de sa faute.<br />

Dans la dernière solution, il ne meurt pas, il ne perd<br />

pas ses mains et il arrive à Tahiti, mais rien ne se<br />

passe comme prévu : il n'est pas à la hauteur de<br />

ce qu'il pensait pouvoir trouver en lui-même. Il est<br />

en partie responsable, mais en même temps, tout<br />

cela fait partie du risque de la création.<br />

Williams a voulu dire par là que les décisions les<br />

plus graves de nos existences sont sous-déterminées.<br />

En termes plus simples, cela signifie qu’elles<br />

ne sont justifiées qu’après coup par ce qui va<br />

arriver. En réalité, la justification rationnelle n'est<br />

jamais complète. Il y a toujours quelque chose en<br />

nous, dans ce qu’il y a de plus grave dans notre<br />

existence, qui dépend d’autres choses que nous.<br />

On peut en tirer plusieurs conséquences.<br />

Une conséquence toute simple est que cela peut<br />

modérer notre fierté au sujet de toutes nos gran<strong>des</strong><br />

réussites, parce qu'il y a une part de hasard.<br />

Ce qui est encore plus intéressant, c’est que cela<br />

peut modérer notre culpabilité, nos regrets et nos<br />

remords quand nous pensons, parfois à tort, ne<br />

pas avoir été à la hauteur de ce que nous pensions<br />

faire. Après tout, il y a aussi de la moral luck,<br />

de la fortune morale.<br />

La dernière conséquence correspond au grand<br />

concept de Williams, qu’il a appelé l’intégrité.<br />

Dans le fond, on ne peut pas maîtriser tout cela.<br />

On peut simplement tenter de maîtriser sa cohérence<br />

biographique. Il appelle cela la vertu<br />

d'intégrité : ne pas se prostituer, ne pas trahir les<br />

idéaux pour lesquels on vit.<br />

Quand on s'engage, on pense qu'on doit<br />

accepter <strong>des</strong> risques, accepter parfois de ne<br />

pas avoir un retour sur investissement existentiel<br />

ou financier avant cinq , dix ou vingt ans. On<br />

accepte cela, car on se dit que cela en vaut le<br />

coup. On ne sait pas comment cela peut tourner.<br />

Cela peut mal tourner. En revanche, il y a une<br />

vertu : l’intégrité. Je ne me prostitue pas. Je pense<br />

que je dois m’engager et respecter quelque<br />

chose : les principes pour lesquels je vis.<br />

Williams dit que cette intégrité a deux petites<br />

caractéristiques.<br />

La première est qu'être fidèle à ses principes ne<br />

peut pas être mécanique. Cela ne peut être que<br />

par tentative de cohérence biographique. Je<br />

n'applique pas <strong>des</strong> devoirs automatiquement<br />

envers moi-même. Simplement, je suis attentif à<br />

moi, à la création de moi. Pour un créateur, cela<br />

se confond avec la création de son œuvre. C'est<br />

plutôt une construction de cohérence.<br />

Deuxièmement, être fidèle à soi et à ses principes<br />

ne veut pas dire être psychorigide. Être<br />

psychorigide est plutôt une pathologie. Cela<br />

veut dire que j'admets que je peux modifier mes<br />

engagements, mais que je le fais de façon autonome,<br />

de façon réflexive.<br />

On peut considérer que cette vertu de l'intégrité<br />

est la vertu par excellence du créateur <strong>d'art</strong> et<br />

du créateur tout court. Si vous ne croyez pas à<br />

quelques-uns de vos engagements existentiels et<br />

esthétiques, vous ne croyez pas en celui ou en<br />

celle que vous êtes. C'est très embêtant.<br />

Pour vous tous, visiblement, la vie et l'œuvre<br />

s'entrecroisent. C'est la vertu par excellence de<br />

l'engagement et aussi la vertu par excellence, à<br />

mon avis, du créateur <strong>d'art</strong>.<br />

Maintenant, je sors de Williams pour vous<br />

faire part de minuscules analyses mo<strong>des</strong>tes qui<br />

découlent de ma visite à la Biennale, au Grand<br />

Palais à Paris, et de ce qui m'a semblé ressortir<br />

de cette visite concernant les caractéristiques<br />

de l'engagement du créateur <strong>d'art</strong>. J'en vois plusieurs.<br />

Je vais vous les énumérer.<br />

La première caractéristique est que c'est un<br />

engagement dans la matière. Cette matière<br />

devient du matériau. Il s’agit d’une ou plusieurs<br />

matières qui deviennent un ou plusieurs matériaux<br />

que vous travaillez.<br />

Ce rapport à la matière saute aux yeux. C'est<br />

la grande différence, peut-être – je m’engage<br />

sur un terrain qui n’est pas ma spécialité – avec<br />

le <strong>des</strong>ign, qui me semble être plutôt du côté du<br />

<strong>des</strong>sin, du <strong>des</strong>sin abstrait à partir de l'extérieur<br />

de la matière.<br />

46 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


Jean-Cassien Billier<br />

II.1. Conférence de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar<br />

<br />

47


Ce qui est frappant quand on se promène dans<br />

les allées de la Biennale, c’est la présence <strong>des</strong><br />

matières. L'engagement est un engagement<br />

dans la matière, qui devient matériau.<br />

Il y a eu mille analyses sur le sujet. Vous avez<br />

peut-être lu quelques-uns <strong>des</strong> livres les plus intéressants<br />

récemment sur la question, notamment<br />

celui d'un Américain, Matthew Crawford, appelé<br />

Shop Class as Soulcraft, qui a été traduit bizarrement<br />

en français par un titre un peu clinquant,<br />

mais plutôt pas mal : Éloge du carburateur.<br />

C’est un philosophe qui est aussi mécanicien de<br />

motos, ce qui est rassurant.<br />

Dans son livre, il dit quelque chose que je trouve<br />

extrêmement simple et pertinent. Quand on a<br />

affaire à de la matière, on doit se plier aux exigences<br />

d'objets qui ont leur propre façon d'être,<br />

non négociable. Il cite un passage magnifique<br />

d’une philosophe britannique, Iris Murdoch :<br />

« C'est comme quand j'apprends le russe, une<br />

langue étrangère ». Si je fais l’apprentissage du<br />

russe, je vois que cette langue a une structure qui<br />

commande le respect. Je ne peux la changer.<br />

En revanche, je peux parler avec une langue.<br />

Nous sommes libres à l'intérieur d'une structure.<br />

Nous évoluons dans cette structure. Quand je<br />

fais l'apprentissage et que je joue avec cette<br />

structure, elle est non négociable, sinon ce n'est<br />

plus du russe.<br />

De la même façon, on peut dire que ce qui est<br />

frappant dans votre travail avec la matière,<br />

c'est quelque chose comme une intimité avec<br />

la matière, qui révèle <strong>des</strong> potentialités de la<br />

matière, mais apparemment, sans la forcer. Il<br />

semble qu’il y a une structure non négociable<br />

dans chacune <strong>des</strong> matières. On ne peut pas la<br />

changer. On ne peut pas dire que le fil de fer<br />

devient subitement du feutre.<br />

En revanche, une chose est incroyablement<br />

frappante pour un observateur totalement naïf<br />

et extérieur comme moi : on a l'impression que,<br />

subitement, les potentialités qui sont dans la<br />

matière sont révélées par un très long engagement<br />

dans l’intimité de la matière.<br />

Ce que je vais faire est abominable et injuste :<br />

je vais citer. En préparant cette conférence, j’ai<br />

compulsé le catalogue de la Biennale. Tout<br />

m’a frappé. J’en donne quelques exemples : le<br />

bureau Wave de l'ébéniste Pierre Renart, que<br />

j'ai trouvé absolument incroyable ; les bijoux en<br />

feutre Night and Day d'Evelyne Alice Bridier ; les<br />

gran<strong>des</strong> prairies en ardoise de Sabine Fillit ; les<br />

coffrets et les boîtes à cigares de Walter Bellini<br />

en ébène du Gabon.<br />

Il y a toutes ces matières : ébène, ardoise, feutre.<br />

Je n'avais jamais imaginé que le feutre puisse<br />

devenir un bijou. Je n'avais jamais imaginé que,<br />

dans un coffret, le mystère ne soit pas à l'intérieur.<br />

Quand on a un coffret, on se dit toujours que<br />

ce qui est mystérieux est dedans. En voyant le<br />

coffret, je me suis dit que ce qui était mystérieux<br />

n’était pas dedans, mais le coffret lui-même.<br />

Comment cela a-t-il pu arriver ? Cela m'a énormément<br />

frappé.<br />

À mon avis, l'engagement est là. Vous êtes tous<br />

engagés dans <strong>des</strong> matières. C’est parfois une<br />

seule et parfois plusieurs, mais c'est une caractéristique<br />

absolument profonde.<br />

La deuxième caractéristique, c'est l'engagement<br />

dans le corps. C'est un peu banal parce que,<br />

bien sûr, vous travaillez avec votre esprit. C’est<br />

toujours un corps-esprit.<br />

Vous n'avez évidemment pas affaire avec la<br />

matière en général, la matière abstraite qui<br />

n’existe pas. C'est une matière de physicien.<br />

Vous avez affaire à quelque chose de lourd, de<br />

pesant, de rugueux, de lisse, de froid, de chaud.<br />

Vous avez affaire à quelque chose qui se touche<br />

avec la main.<br />

Un livre magnifique d'un sociologue, Richard<br />

Sennett, traduit récemment sous le titre Ce que<br />

sait la main, est consacré au savoir de la main. Il<br />

cite, par exemple, les propos d'une jeune femme<br />

qui fait l'apprentissage du métier de souffleur de<br />

verre. Il montre que c'est un très long apprentissage<br />

<strong>des</strong> gestes du corps, la façon dont le corps<br />

finit par se mettre en contact avec cette matière<br />

et par faire en sorte que ce qui pourrait être une<br />

sorte de poche visqueuse et informe de verre, qui<br />

pourrait retomber en rien du tout, par <strong>des</strong> gestes,<br />

d'un seul coup, prend forme.<br />

Il y a aussi le livre qui m'a été conseillé par<br />

Philippe Loiseau et que j’ai lu avec passion. Il<br />

a été publié récemment. C’est un livre d’Arthur<br />

Lochmann, appelé La vie solide – La charpente<br />

comme éthique du faire, consacré à la charpente.<br />

Il y a <strong>des</strong> passages magnifiques,<br />

notamment un très long passage sur la façon<br />

d’apprendre à utiliser une scie. Lochmann dit que<br />

travailler avec une scie est un geste qui implique<br />

une multitude de parties du corps. C'est long<br />

à apprendre. Cela ne se fait pas en quelques<br />

minutes. Tout le corps travaille la matière.<br />

Matthew Crawford, toujours le même, mais dans<br />

un livre plus récent qui s'appelle Contact, prend<br />

aussi l'exemple <strong>des</strong> souffleurs de verre. Il parle<br />

cette fois de l'aspect communicationnel. Dans le<br />

fond, le corps n'est pas uniquement ce qui met en<br />

contact avec la matière, mais ce qui me permet<br />

de communiquer. Pourquoi ? Il explique dans<br />

un long passage que, dans l'atelier de verrerie<br />

– que certains d’entre vous connaissent bien<br />

mieux que moi, car je n'ai jamais mis les pieds<br />

dans un atelier de verrerie, mais j'ai lu le livre –,<br />

cela va trop vite pour communiquer de façon<br />

verbale. Il faut communiquer par gestes, par<br />

le corps, car on n'a pas le temps de parler. La<br />

matière va trop vite, le geste va trop vite. Cela<br />

passe par le corps.<br />

Évidemment, la transmission est au cœur <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

La transmission, disent-ils tous, n'est pas l'explication.<br />

C'est la monstration : je montre le geste.<br />

Je transmets en montrant par le corps, beaucoup<br />

plus qu'en écrivant un traité pour expliquer comment,<br />

en 19 étapes, je souffle du verre ou je fais<br />

telle ou telle chose. C'est un engagement dans<br />

le corps.<br />

Ensuite, c'est un engagement dans une tradition.<br />

C'est extrêmement frappant : vous êtes tous inscrits<br />

dans <strong>des</strong> matières qui sont travaillées, pour<br />

certaines, depuis la nuit <strong>des</strong> temps ou <strong>des</strong> siècles,<br />

avec <strong>des</strong> façons de faire qui sont inscrites dans<br />

les traditions.<br />

La tradition a souvent mauvaise presse, ce qui est<br />

dommage. Il faut comprendre ce que veut dire<br />

vraiment une tradition. Elle repose sur trois éléments<br />

qui la caractérisent principalement.<br />

La première chose est qu’on a l'idée globale<br />

d'une vérité qui doit être transmise. Cette idée<br />

est qu’on s'oppose à l'ignorance, à l'oubli, à<br />

l'erreur. Des choses ont été découvertes avant<br />

nous, par <strong>des</strong> anciens. Il ne faut pas l'oublier. Il<br />

faut le transmettre, sinon ce serait de l'oubli, de<br />

l'ignorance, de l'erreur.<br />

La deuxième caractéristique est que cette<br />

vérité doit être transmise consciemment,<br />

volontairement. En d’autres termes, un comportement<br />

routinier, machinal n'est pas une tradition.<br />

Une tradition est vécue consciemment,<br />

volontairement.<br />

La troisième caractéristique est peut-être pour<br />

moi la plus importante : la tradition n'est pas forcément<br />

la reproduction à l’identique, le maintien<br />

opiniâtre du passé. C'est le propre du traditionalisme<br />

et pas de la tradition. La tradition est<br />

quelque chose qui, au contraire, rend possible<br />

la re-création.<br />

Cette tradition est une valeur. Dans ma spécialité<br />

qui est plutôt l'éthique et la philosophie<br />

48 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


morale, c'est une valeur. On l'appelle parfois<br />

une valeur de second ordre, au sens où l’on dit<br />

qu’être chevaleresque ou galant est une valeur<br />

traditionnelle.<br />

La tradition est une valeur sur une valeur. C'est<br />

une valeur qui se porte sur d'autres valeurs, qui<br />

vient les colorer.<br />

C'est une valeur qu'on appelle épaisse. Dans<br />

notre spécialité, en philosophie morale, on<br />

oppose souvent les valeurs minces et les valeurs<br />

épaisses. Mince, c'est par exemple bon : si vous<br />

dites de quelqu'un qu’il est bon, vous ne le décrivez<br />

pas. C’est hyper-abstrait. Si vous dites qu’il<br />

est chevaleresque, galant, etc., vous pouvez<br />

voir la personne. Cela comporte un élément<br />

<strong>des</strong>criptif.<br />

La tradition, c'est épais. C'est une valeur. C’est<br />

épais, car on peut voir <strong>des</strong> comportements qui<br />

vont avec la tradition. Ces comportements vont<br />

avec d’autres valeurs, car les valeurs, comme les<br />

ennuis, volent en escadrille. Ils ne sont jamais<br />

isolés. La tradition va avec la ferveur, l’intensité et<br />

l’humilité. J'apprends tout d'abord et je transmets.<br />

Cela va avec la piété aussi, au moins d’un point<br />

de vue religieux.<br />

La tradition, c'est ce qui vous inscrit dans un temps<br />

long. C’est ce qui fait qu'être un artisan créateur<br />

<strong>d'art</strong> n'est pas être flexible. C'est ce que dit Sennett<br />

quelque part. C’est magnifique. Je crois que<br />

Crawford le dit aussi.<br />

C'est le contraire de l'idéologie moderne du<br />

travailleur flexible : le travailleur qui n’a aucune<br />

spécialité et qui est supposé pouvoir être flexible.<br />

Il doit faire <strong>des</strong> tâches et d'autres, comme si tout<br />

pouvait s'apprendre très vite. Être créateur<br />

d’art, c'est un long apprentissage. Ce n'est pas<br />

flexible. C’est dans une tradition.<br />

Est-ce que cette tradition est le contraire de<br />

la créativité ? Je ne le pense pas. Il y a une<br />

tension féconde.<br />

Tout d'abord, il peut exister une tradition de créativité.<br />

La tradition du créateur d’art, c'est d’être<br />

dans un long métier qui, depuis toujours, encourage<br />

la créativité.<br />

C'est aussi parce qu’on ne peut pas créer, c’està-dire<br />

innover, par rapport à rien. Pour innover,<br />

il faut le faire par rapport à quelque chose, donc<br />

par rapport à une tradition.<br />

Le fait qu'il y ait une tension entre les deux<br />

est plutôt pas mal. Pourquoi pas même une<br />

contradiction ?<br />

Nietzsche a dit, dans une de ses phrases un peu<br />

lyriques dont il avait le secret : « On n’est fécond<br />

qu’à condition d’être plein de contradictions ».<br />

Dans le fond, qu'il y ait <strong>des</strong> contradictions entre<br />

les deux est peut-être le cœur de la fécondité.<br />

Il me reste exactement 2 minutes et 20 secon<strong>des</strong><br />

pour vous dire l'essentiel. Ce sera difficile. Je vais<br />

être bref.<br />

J’évoquerai le dernier engagement dans le<br />

métier. C'est un métier-passion, un métier-vocation.<br />

Je pense que vous êtes pris dans une<br />

double contrainte.<br />

Au XIXe siècle, il y a eu une vague romantique<br />

avec ce que, personnellement, j'appelle un<br />

mensonge romantique, consistant à dire que<br />

l'art devrait être complètement différent de tout<br />

le reste, n'ayant plus rien à voir avec les artisans,<br />

l’utilité et l'industrie. C'est mensonger à bien<br />

<strong>des</strong> égards parce que l'artiste supposé pur est<br />

sans doute une chimère. En tout cas, c'est une<br />

construction sociale.<br />

Cette différenciation, qui a été analysée en<br />

sociologie, a donné <strong>des</strong> résultats très bizarres :<br />

l'idée qu'il y aurait d'un côté <strong>des</strong> artistes, qui<br />

seraient dans l'intensité pure de la vocation, et de<br />

l'autre, <strong>des</strong> catégories qui seraient les artisans,<br />

l'industrie, etc.<br />

Il y a une double contrainte, car on demande<br />

à l'artisan <strong>d'art</strong> d’être socialement ce qu’il est,<br />

c’est-à-dire que vous êtes dans l'intensité de la<br />

vocation. Si vous me disiez que vous le vivez<br />

comme un travail routinier, cela ne paraîtrait<br />

pas crédible. Il me semble que c'est presque<br />

une pesanteur sur vous. Je pense que vous vivez<br />

authentiquement cela de cette façon, mais une<br />

telle demande sociale peut être pesante, car<br />

dans le même temps, il n'y a pas la reconnaissance<br />

en tant qu’artiste à l’état supposé pur. C'est<br />

le résultat de la différenciation posée à la fin du<br />

XIXe siècle.<br />

Tout cela se heurte à l'identité de l'artisan créateur<br />

<strong>d'art</strong>, qui est à la fois un artiste et un artisan,<br />

à la fois dans le métier et dans la vocation, à la<br />

fois dans un régime qui est celui du métier et dans<br />

un régime qui est celui de la vocation, à la fois<br />

dans le régime de l'art et dans le régime de l'utile.<br />

Or, cette identité est séculaire : elle remonte au<br />

moins au Moyen-Âge, pour ne pas dire aux<br />

temps les plus reculés.<br />

L'engagement, à mon sens, est l'engagement<br />

dans une identité par-delà les siècles. Vous êtes<br />

l'incarnation d'un phénomène qui a été provisoirement<br />

rompu à la fin du XIX e siècle, de façon<br />

sans doute superficielle : l'identité profonde du<br />

créateur <strong>d'art</strong>.<br />

Être engagé dans cette identité, c'est personnel<br />

et c’est forcément collectif. Que vous le vouliez<br />

ou non — mais je pense que vous le voulez<br />

puisque vous êtes là aujourd’hui —, vous êtes<br />

engagés dans la formation d'une identité collective<br />

ou plus exactement dans le maintien,<br />

l'institutionnalisation d’une très ancienne identité<br />

collective.<br />

À votre plus vif soulagement, je vais m'arrêter. Je<br />

vous remercie de m'avoir écouté.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci, Jean-Cassien pour votre intervention.<br />

Je ferai une simple ponctuation pour introduire<br />

Inès Mesmar qui va illustrer <strong>des</strong> formes d’engagement<br />

à travers la Fabrique Nomade.<br />

Cet effet en miroir entre le propos de Jean-Cassien<br />

Billier et le propos d’Inès Mesmar nous<br />

paraissait intéressant pour introduire les ateliers.<br />

Ils resteront tous les deux parmi nous. Comme<br />

Stéphane Rozès hier, ils participeront aux ateliers<br />

et reviendront en début d’aprèsmidi, après ma<br />

synthèse, pour entrer à nouveau en dialogue<br />

avec ce qu’ils auront entendu de vos échanges<br />

et vous faire un retour. Il s’agit de faire en sorte<br />

que ce soit un moment d’échange et de dialogue,<br />

pas simplement un moment de conférencier<br />

qui vient et qui repart.<br />

Je laisse la parole à Inès Mesmar.<br />

(Applaudissements.)<br />

INTERVENTION<br />

D’INÈS MESMAR<br />

Mme Inès MESMAR<br />

— Bonjour à tous. Je suis vraiment ravie d’intervenir<br />

une seconde fois auprès de vous sur le<br />

thème de l’engagement.<br />

Pour reprendre les propos qui ont été expliqués<br />

par Jean-Cassien Billier, le mot qui a résonné en<br />

moi est le mot « exister ». Exister pleinement, c’est<br />

effectivement dans la longueur, énormément<br />

dans l’intensité et c’est prendre aussi beaucoup<br />

de risques.<br />

II.1. Conférence de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar<br />

<br />

49


Il y a quatre ans, j'ai découvert par hasard <strong>des</strong><br />

broderies empilées dans l’armoire de ma mère,<br />

les unes sur les autres, dans un coin. À cet instant<br />

précis, j'ai découvert son histoire et son métier :<br />

elle était brodeuse dans la médina de Tunis, un<br />

métier qu'elle a abandonné quand elle est arrivée<br />

en France il y a 46 ans.<br />

C'était un métier qu'elle affectionnait. Elle brodait<br />

avec passion ses fils de couleurs sur <strong>des</strong> linges<br />

de maison. Découvrir cela, alors que j’avais<br />

35 ans, a été bouleversant. Découvrir qu’elle a<br />

mis sous silence ses compétences m’a amenée<br />

à me questionner. C’est le point de départ de<br />

mon engagement. Il est intimement lié et inscrit<br />

dans cette histoire personnelle et familiale. C’est<br />

l’histoire de ma mère que je porte et qui me porte<br />

à travers toutes les actions que je mets en place<br />

et le travail que je fais à la Fabrique Nomade.<br />

Il m'a aussi permis de découvrir une énergie<br />

immense que je déploie tous les jours, une<br />

énergie qui déplacerait <strong>des</strong> montagnes. Le plus<br />

incroyable, au-delà de cette énergie, est de<br />

voir que cela avait entraîné l'engagement de<br />

tant d'autres personnes qui m'ont rejointe, qui<br />

ont choisi d’avancer avec moi et d'œuvrer pour<br />

cette cause.<br />

Inès Mesmar<br />

Pour vous parler d'engagement, avant de vous<br />

présenter les différentes formes d'engagements<br />

à la Fabrique Nomade, je suis amenée à vous<br />

parler de mon engagement personnel. Il est intimement<br />

lié à mon parcours, à mon histoire de<br />

vie. En fait, je ne présente jamais mon parcours<br />

et mon histoire dans les conférences et dans <strong>des</strong><br />

rencontres. C'est le sujet de cette table ronde<br />

qui m'amène à vous le présenter. Je le partage<br />

avec vous avec beaucoup de sincérité et je vous<br />

demande d’accueillir cela avec bienveillance.<br />

Je suis une femme issue de l'immigration. Mes<br />

parents ont quitté la Tunisie dans les années<br />

60 pour s’installer tout d’abord à Limoges, puis<br />

en région parisienne. Mon père a été appelé<br />

par la France quand elle a eu besoin de maind'œuvre.<br />

Il a suivi une formation de charpentier,<br />

puis il a exercé le métier de menuisier. Ma mère<br />

l’a rejoint et elle s'est consacrée à l’éducation<br />

de ses six enfants.<br />

Je suis née dans un quartier populaire. J'ai grandi<br />

à La Courneuve, dans la cité <strong>des</strong> 4000. J’ai eu la<br />

chance de grandir dans un quartier où il y avait<br />

beaucoup de nationalités très différentes, où se<br />

brassaient beaucoup de cultures. Cette diversité<br />

culturelle fait partie de mon ADN.<br />

Pourtant, j'ai grandi avec cette idée qu'il fallait<br />

effacer toute différence, entrer dans un moule,<br />

essayer d’être un peu comme tout le monde.<br />

C’était une injonction à être discret, presque<br />

invisible, à s'effacer.<br />

Par la suite, j’ai suivi un parcours universitaire dans<br />

les sciences humaines. J’ai appris le métier d'ethnologue<br />

que j’ai exercé en France et à l’étranger.<br />

J’ai ensuite évolué dans ma formation professionnelle.<br />

J’ai accompagné <strong>des</strong> professionnels de<br />

l'urbanisme et de la construction dans le développement<br />

de leurs compétences et/ou dans<br />

leur reconversion, et ce, jusqu’en 2015.<br />

À défaut d'avoir pu aider ou accompagner ma<br />

mère à retrouver son identité et peut-être à occuper<br />

la place qu'elle aurait pu avoir, j’accompagne<br />

d'autres artisans pour la retrouver, afin<br />

qu’eux puissent le faire avant qu'il soit trop tard.<br />

Mon engagement a représenté quatre ans<br />

d'investissement bénévole pour développer<br />

ce projet et y travailler corps et âme. C’est pour<br />

cela que je parle d’intensité. J'ai découvert en<br />

moi cette énergie et j’ai surtout vu que les choses<br />

étaient possibles.<br />

Depuis 2017, la Fabrique Nomade a accompagné<br />

25 artisans dans 14 <strong>métiers</strong> différents<br />

venus de 16 pays du monde, soit une diversité<br />

tant culturelle que de savoir-faire. Ils ont produit<br />

plus de 600 objets.<br />

Nous avons organisé plusieurs dizaines d’événements<br />

de promotion, de rencontres et de<br />

conférences.<br />

Aujourd’hui, la Fabrique Nomade fait rayonner<br />

ces savoir-faire au Viaduc <strong>des</strong> Arts à Paris, dans<br />

le XIIe arrondissement, dans ce haut lieu de la<br />

création, au côté d'autres artisans. C'est une très<br />

grande fierté.<br />

Vous pouvez voir la remise du prix de<br />

la Réciprocité.<br />

50 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


Nous accompagnons <strong>des</strong> artisans sélectionnés<br />

pour la maîtrise de leur savoir-faire et leur motivation,<br />

la passion de leur métier.<br />

La Fabrique Nomade réunit quatre salariés et<br />

<strong>des</strong> jeunes volontaires engagés dans un service<br />

civique, qui ont choisi de vivre l’expérience de<br />

l’engagement citoyen pendant huit mois au sein<br />

de l'association.<br />

Elle est également épaulée par plusieurs<br />

dizaines de bénévoles venus d’horizons différents<br />

: <strong>des</strong> photographes, <strong>des</strong> vidéastes, <strong>des</strong><br />

professionnels de la communication et du marketing,<br />

<strong>des</strong> <strong>des</strong>igners, <strong>des</strong> artisans, <strong>des</strong> directeurs<br />

artistiques, <strong>des</strong> consultants. Ils sont tous là pour<br />

<strong>des</strong> raisons bien différentes, avec <strong>des</strong> parcours<br />

vraiment variés. Ce qui les réunit, c'est cette envie<br />

de faire grandir ce projet, d’aider ces artisans<br />

à renouer avec une partie d'eux-mêmes, en<br />

quelque sorte de contribuer à rendre un monde<br />

un peu plus juste, meilleur.<br />

Les formes d'engagement à la Fabrique<br />

Nomade sont vraiment multiples. Je vais en présenter<br />

quelques-unes.<br />

À la Fabrique Nomade, nous développons<br />

avec nos artisans <strong>des</strong> collections d'objets intitulés<br />

« traits d'union ». Nous en sommes à notre<br />

4 e collection. Cette collection est une première<br />

étape sur le chemin de leur métier. Elle leur permet<br />

de renouer avec leur savoir-faire et de se<br />

frotter au marché français.<br />

Nous avons souhaité que ces collections<br />

puissent se créer en collaboration avec d’autres<br />

professionnels et de pair à pair, notamment avec<br />

<strong>des</strong> <strong>des</strong>igners et <strong>des</strong> artisans. L’objectif est de<br />

permettre cet apprentissage, la découverte<br />

de cet environnement économique et culturel<br />

qu'ils ne maîtrisent pas et de le faire dans un lien<br />

humain, avec <strong>des</strong> professionnels comme eux.<br />

Le film que je vais vous présenter se déroule lors<br />

de la première journée de collaboration professionnelle<br />

entre artisans et <strong>des</strong>igners. C'est<br />

le point de départ de leur collaboration. C'est<br />

un temps de rencontre, au cours duquel ils vont<br />

faire connaissance et découvrir les réalisations<br />

de chacun.<br />

Les artisans <strong>d'art</strong> et les <strong>des</strong>igners sont <strong>des</strong> acteurs<br />

importants dans le dispositif de formation. Ils<br />

s'engagent bénévolement à soutenir les artisans<br />

pendant la formation.<br />

Les artisans d’art interviennent comme un soutien<br />

précieux. Ils réalisent <strong>des</strong> évaluations techniques<br />

<strong>des</strong> artisans en début de formation. Ils<br />

soutiennent les binômes artisans/<strong>des</strong>igners pendant<br />

les phases de conception et de production.<br />

Ils prêtent leurs outils et, parfois, ils en font don.<br />

Quand c'est nécessaire, ils nous prêtent aussi<br />

leurs espaces de travail. Ils nous apportent une<br />

connaissance de leur métier, de la réalité de leur<br />

métier. Ils nous ouvrent les portes de leur atelier.<br />

Ils nous donnent une meilleure connaissance du<br />

marché, <strong>des</strong> acteurs. Ils nous ouvrent aussi leurs<br />

réseaux et leurs contacts. Ils participent également<br />

à l’insertion professionnelle en accueillant<br />

nos artisans en stage ou directement en les<br />

embauchant, en leur proposant un travail.<br />

Les <strong>des</strong>igners sont complémentaires. Ils interviennent<br />

dans la co-création <strong>des</strong> objets avec<br />

les artisans. Leur rôle est de mettre en lumière le<br />

savoir-faire <strong>des</strong> artisans à travers la création d’un<br />

objet. Ils ont également pour mission, à travers<br />

cette collection, d’amener l’artisan à adapter<br />

son savoir-faire au marché, à en comprendre<br />

les co<strong>des</strong> esthétiques d’exigence et à lui faire<br />

découvrir la démarche de création. En effet, c'est<br />

un métier que les artisans découvrent. Souvent,<br />

ils ne le connaissent pas.<br />

Un véritable dialogue se noue entre les artisans<br />

que nous accompagnons, les artisans d’art français<br />

et les <strong>des</strong>igners. Tout cela crée la force <strong>des</strong><br />

objets que nous proposons.<br />

Ils interviennent ensemble lors de temps de<br />

workshop, <strong>des</strong> temps vraiment dédiés et intensifs.<br />

Leur travail est vraiment accompagné<br />

par un comité de direction artistique au sein<br />

de la Fabrique Nomade. Les artisans en sont<br />

parties prenantes.<br />

Depuis 2017, vingt-cinq <strong>des</strong>igners et dix artisans<br />

<strong>d'art</strong> se sont engagés à nos côtés. On voit les<br />

collaborations de <strong>des</strong>igners et <strong>d'art</strong>isans.<br />

J'en viens à notre engagement en tant qu'association<br />

– je développerai les autres – à travers<br />

les actions que nous portons et qui sont deux<br />

actions principales : la création <strong>des</strong> collections,<br />

leur promotion et les ateliers de pratique artisanale.<br />

Ce sont <strong>des</strong> ateliers-cours animés par<br />

nos artisans.<br />

Parce que le projet de la Fabrique Nomade<br />

interpelle, nous faisons entrer l'artisanat dans<br />

différents lieux, qui sont parfois assez éloignés<br />

de cette pratique.<br />

À travers les actions que nous portons sous un<br />

angle assez particulier, qui est celui du prisme<br />

de la migration, nous participons, à notre petit<br />

niveau, à faire rayonner et à partager ces <strong>métiers</strong><br />

à travers nos artisans.<br />

Nous étions invités au Palais de Tokyo à présenter<br />

nos collections et à initier les visiteurs à<br />

découvrir les <strong>métiers</strong> de nos artisans. Nous avons<br />

animé <strong>des</strong> ateliers de céramique, de tissage et<br />

de vannerie.<br />

Voici les différents événements que nous avons<br />

pu organiser et auxquels nous avons pu participer<br />

: les D’Days et le lancement de la 3 e collection<br />

de la Fabrique Nomade au Viaduc.<br />

L'autre engagement est celui <strong>des</strong> participants<br />

aux ateliers de pratique artisanale. Les artisans<br />

vont animer <strong>des</strong> ateliers de transmission de<br />

savoir-faire. L’acte de transmettre est extrêmement<br />

important dans ce qui constitue le fait d'être<br />

artisan. Nous avons trouvé que c'était un moyen<br />

intéressant pour permettre aux artisans de pratiquer<br />

la langue française, de développer du<br />

lien social et, à travers cet échange, de pouvoir<br />

gagner en confiance et en valorisation. Dans<br />

l'échange avec l'autre, ils retrouvent ce qu’ils sont<br />

et surtout, la valeur du travail qu’ils ont perdu.<br />

On voit Lhamo Jigme, qui est perlière <strong>d'art</strong>, initier<br />

une femme à la création de perles de verre.<br />

Abou Dubaev, que nous avons vu hier, anime un<br />

atelier de stuc et marbre.<br />

L’atelier de tissage est animé par Burhan Husseini,<br />

qui est un lissier afghan.<br />

Wadie Haddad anime un atelier de vannerie.<br />

Qu'il s'agisse d'une démarche d'entreprise ou<br />

d'une démarche d'un particulier, ils ont été plus<br />

de 500 à soutenir concrètement les artisans dans<br />

leur insertion professionnelle. C'est un temps de<br />

transmission, d'échanges et de rencontres.<br />

La première motivation <strong>des</strong> personnes qui participent<br />

aux ateliers est la mission sociale de l'association,<br />

puis vient l'initiation à un savoir-faire.<br />

Ceux qui s'engagent à nos côtés sont aussi <strong>des</strong><br />

personnes qui participent à nos actions financièrement,<br />

puisque les ateliers sont un moyen de<br />

soutenir l’association : par ce biais, nous finançons<br />

nos actions, nos matériels et tout le dispositif<br />

que nous mettons en place.<br />

(Projection d’une vidéo.)<br />

Il y a également, pour parler d'engagement et<br />

poursuivre sur ce thème, l'engagement <strong>des</strong> artisans<br />

migrants. Vous pouvez vous dire que c'est<br />

peut-être un peu surprenant de parler d'engagement,<br />

mais c’est tout de même le cas.<br />

II.1. Conférence de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar<br />

<br />

51


Les artisans font un choix difficile en poursuivant<br />

leur métier. Il faut se remettre dans le contexte :<br />

leur situation est loin d'être simple au moment où<br />

ils arrivent. C'est un choix extrêmement engageant.<br />

Quand ils le font, c'est par passion pour<br />

leur métier. Ce n'est pas sans sacrifice.<br />

La formation est, certes, gratuite, mais il y a une<br />

contrepartie : accepter de redémarrer de zéro,<br />

accepter de reprendre la posture d’apprenant<br />

et de stagiaire quand on était un artisan bien<br />

établi et reconnu dans son pays, accepter<br />

d’intégrer de nouvelles façons de faire et de<br />

penser, accepter de se remettre en question, de<br />

s’ouvrir. Cela nécessite non seulement un engagement,<br />

mais aussi une forme de résilience et<br />

d’implication.<br />

L’engagement <strong>des</strong> artisans va plus loin qu'une<br />

démarche individuelle : ils s'engagent également<br />

à construire une communauté d'entraide,<br />

de soutien entre pairs. Les anciens qui quittent la<br />

formation et qui trouvent un emploi partagent<br />

leur expérience auprès <strong>des</strong> nouveaux pour les<br />

conseiller, les soutenir, développer <strong>des</strong> liens<br />

entre eux et plus largement avec leur réseau<br />

professionnel, c’est-à-dire avec d’autres artisans.<br />

Nous avons créé un comité <strong>des</strong> artisans qui réunit<br />

l'ensemble <strong>des</strong> promotions. Un représentant a<br />

été élu et il siège au sein du Conseil d’administration<br />

en tant que vice-président de l'association.<br />

Il anime ce réseau d’artisans, il fait remonter <strong>des</strong><br />

besoins et <strong>des</strong> idées et il participe à la réflexion<br />

concernant nos actions.<br />

Pour nous, c'est extrêmement important qu’ils<br />

puissent être partie prenante de ce travail et de<br />

cette réflexion. Nous ne pouvons pas être à leur<br />

place et penser tout comme il faut. Ils participent<br />

vraiment à la vie de la structure. L'objectif est<br />

qu'ils puissent, avec d’autres artisans qui nous<br />

rejoignent, être parties prenantes de ce projet<br />

et créer ainsi un cercle vertueux.<br />

On les voit dans le cadre de missions de travail<br />

et lors d'une réunion avec les artisans de<br />

l'association.<br />

Les acteurs <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> sont très importants<br />

et essentiels pour la Fabrique Nomade. Nous<br />

avons souhaité dès le départ nous inscrire dans<br />

cet écosystème afin que nos actions puissent<br />

être portées auprès <strong>des</strong> professionnels et <strong>des</strong><br />

différents acteurs du secteur.<br />

Grâce au soutien <strong>des</strong> Ateliers de Paris, de l’IN-<br />

MA, de la Chambre <strong>des</strong> <strong>métiers</strong>, du pôle <strong>des</strong><br />

<strong>métiers</strong> d’art d’Est Ensemble et <strong>des</strong> acteurs du<br />

<strong>des</strong>ign, nous avons fait rayonner ces savoir-faire<br />

lors de salons professionnels, d'événements <strong>des</strong>tinés<br />

au grand public et aussi aux professionnels.<br />

Nous avons participé à la biennale Émergence,<br />

au Carrousel <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art et de la création,<br />

aux Journées <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong> et aux D’Days.<br />

Aujourd’hui, l’invitation d’Ateliers d’Art de<br />

France pour ses <strong>Assises</strong> est aussi une forme<br />

d'engagement à nos côtés, car cela nous aide<br />

à faire connaître l’association et à faciliter les<br />

liens que nous pourrons développer avec elle<br />

et avec vous. Je tiens à remercier Ateliers d'Art<br />

de France pour cette belle opportunité et cette<br />

main tendue.<br />

Je reviens rapidement sur les actions que nous<br />

développons.<br />

Nous proposons un dispositif de formation<br />

certifiant et pragmatique. Il leur permet de<br />

développer leurs compétences et de s’adapter<br />

au marché.<br />

Nous avons une activité de fabrication d'objets.<br />

Les artisans vont créer <strong>des</strong> objets, vitrines de leur<br />

savoir-faire, en collaboration avec <strong>des</strong> artisans<br />

et <strong>des</strong> <strong>des</strong>igners. Ils font <strong>des</strong> activités de transmission<br />

par le biais d’ateliers de pratique artisanale.<br />

En guise de conclusion, je dirai que, comme nous<br />

venons de le voir, les modalités d'engagement<br />

sont multiples. Les motivations pour s’engager<br />

sont propres à chacun et sont évidemment<br />

uniques. Elles sont le résultat d'un parcours de vie<br />

et de choix personnels. Chacun trouve un sens<br />

dans son engagement et y met une énergie qui<br />

le nourrit, en réalité.<br />

Je me souviens que, lors d'une formation, un<br />

coach a dit : « On croit généralement que s'engager,<br />

c'est aider les autres, mais très souvent,<br />

s’engager, c'est aider soi-même ». L’accès à<br />

soi passe souvent par les autres. On s'inscrit<br />

aussi dans un engagement pour répondre à un<br />

besoin personnel.<br />

J'espère que ma présentation vous aura donné<br />

envie de vous engager. S’engager, c'est bien<br />

sûr donner de son temps et de son énergie, mais<br />

c'est aussi recevoir énormément.<br />

À la Fabrique Nomade, nous accueillons toutes<br />

les énergies. Vous l’aurez compris, les artisans<br />

que vous êtes ont toute leur place pour nous<br />

soutenir, agir et s’engager. Nous avons besoin<br />

de vous. Venez nous voir. Nous avons laissé <strong>des</strong><br />

plaquettes à l’entrée. Venez nous rencontrer et<br />

poser <strong>des</strong> questions, échanger ou juste partager<br />

un mot. Vous n'êtes pas obligés de vous engager<br />

directement. Nous sommes là toute la journée.<br />

J’ai déjà échangé avec certains d’entre vous hier.<br />

Nous sommes là pour échanger et découvrir<br />

vos <strong>métiers</strong>.<br />

Nous sommes vraiment ravis. Merci beaucoup.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci, Inès.<br />

J'espère que ces deux regards très différents ont<br />

été très complémentaires et qu’ils vont permettre<br />

de nourrir et d'enrichir l’échange que vous pourrez<br />

avoir en atelier.<br />

Je vous rappelle les thèmes de ces ateliers qui<br />

vont vous occuper pendant cette seconde partie<br />

de matinée :<br />

- Quels engagements et mo<strong>des</strong> d'action Ateliers<br />

d’Art de France pourrait-il soit renforcer, soit<br />

confirmer, soit initier ? Sur quel terrain la chambre<br />

syndicale doit-elle continuer le combat qui est<br />

le sien ou de quels autres thèmes pourrait-elle<br />

s'emparer ?<br />

- Et surtout, quels sont les thèmes d'engagement<br />

et les mo<strong>des</strong> d'action que vous-mêmes, en tant<br />

que collectif et en tant que personne, vous pouvez<br />

porter à votre niveau, au niveau local, dans<br />

votre environnement pour ne pas souffrir de ce<br />

syndrome dont nous avons parlé précédemment<br />

et qui est celui du passager clan<strong>des</strong>tin ?<br />

Comme hier, vous rejoindrez vos ateliers après<br />

la pause. Nous nous retrouverons en début<br />

d'après-midi pour une synthèse de ces ateliers et<br />

un retour de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar<br />

sur ce qu’ils ont pu entendre de vos échanges et<br />

de vos débats.<br />

Bon atelier et à tout à l'heure.<br />

(Applaudissements.)<br />

(La séance, suspendue à 10 h 50, est reprise à<br />

14 h 08.) •<br />

52 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


SYNTHÈSE<br />

DES ATELIERS<br />

2<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Nous engageons la dernière séquence de<br />

ces <strong>Assises</strong> avant d’ouvrir l'Assemblée générale<br />

et de redonner le relais à la Présidente.<br />

Comme hier, je vais présenter un exercice de<br />

synthèse. C’est difficile et imparfait, comme vous<br />

le savez. J’irai tout de suite à l'essentiel.<br />

Pour mémoire, le thème <strong>des</strong> échanges de cette<br />

fin de matinée était l'engagement de chaque<br />

professionnel dans son métier. Jean-Cassien<br />

Billier y a fait référence.<br />

Votre premier engagement est presque vocationnel.<br />

C’est celui qui vous implique tous<br />

les jours.<br />

C'est également l’engagement au service de la<br />

communauté <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>. Cela peut être<br />

aussi au service de la communauté entière et<br />

un engagement plus sociétal dans le monde où<br />

vous vivez. Une illustration vous en a été donnée<br />

par l'engagement d’Inès Mesmar avec la<br />

Fabrique Nomade.<br />

C'est le résultat à la fois d’une démarche individuelle,<br />

personnelle et collective.<br />

Dans la synthèse que je vais faire, c'est toute la<br />

question. Comment peut-elle être à la fois collective,<br />

c’est-à-dire portée par un collectif et l’institution,<br />

et aussi individuelle ? Comment chacun<br />

peut-il s'engager ?<br />

Deux thèmes d'échanges vous étaient proposés.<br />

1 Quel thème d'engagement Ateliers d'Art de<br />

France pourrait-il renforcer, accentuer ou<br />

investir et selon quelle forme d’action ?<br />

2 Quels thèmes d'engagement votre communauté<br />

et vous, individuellement, pourriez-vous<br />

mobiliser au niveau local, dans<br />

votre environnement et sous quelle forme ?<br />

Il y avait une question préalable : êtes-vous<br />

vous-mêmes engagés ? Vous l’êtes à l’évidence<br />

puisque vous êtes ici. La réponse n’avait pas<br />

besoin d’être formulée puisque votre présence<br />

en soi est un engagement.<br />

Avez-vous d'autres engagements à titre personnel<br />

? À l'évidence, oui. Il y a beaucoup d'engagements<br />

professionnels, de participations et<br />

d'implications dans <strong>des</strong> associations inter-<strong>métiers</strong><br />

ou dans le cadre de votre discipline.<br />

Des adhérents ont également témoigné d'engagements<br />

plus sociétaux, que ce soit auprès<br />

de réfugiés ou dans <strong>des</strong> univers très différents<br />

comme les ANAP, l’intervention thérapeutique.<br />

On parle <strong>d'art</strong>-thérapie. Dans certains engagements,<br />

le geste technique devient un moyen de<br />

remédiation thérapeutique.<br />

Certains artisans <strong>d'art</strong> sont engagés dans <strong>des</strong><br />

démarches plus thérapeutiques auprès de personnes<br />

en situation de handicap.<br />

Il y a <strong>des</strong> engagements de découverte et de<br />

sensibilisation du public à la matière, <strong>des</strong> engagements<br />

qui visent à faire connaître qui vous êtes,<br />

ce que vous êtes et à sensibiliser le public à qui<br />

vous êtes et à vos œuvres.<br />

Il y a <strong>des</strong> actions au quotidien de solidarité professionnelle<br />

entre professionnels, que ce soit<br />

entre artisans, en termes de mutualisation ou de<br />

secours concernant non seulement les outils, les<br />

moyens et les ressources, mais aussi les compétences,<br />

c'est-à-dire <strong>des</strong> échanges croisés de<br />

compétences.<br />

Un thème est récurrent : il y a <strong>des</strong> engagements<br />

concernant le réemploi <strong>des</strong> matériaux et l'abandon<br />

d'autres matériaux jugés plus nocifs pour la<br />

santé ou plus impactants pour l'environnement.<br />

Il existe donc un véritable engagement et une<br />

réflexion de votre part. Peut-on travailler avec<br />

<strong>des</strong> matériaux déjà utilisés ? Comment peut-on<br />

les réemployer ? Est-ce que d'autres méritent<br />

d’être mis de côté ?<br />

Il y a bien une culture d’engagement et une<br />

expérience d'engagement au sein de cette<br />

communauté.<br />

Quels sont les engagements qui pourraient<br />

être portés par l’institution, c’est-à-dire par la<br />

chambre syndicale, et ceux qui pourraient être<br />

portés à titre individuel ?<br />

À l'origine, quand j'ai construit ma feuille, j'avais<br />

les deux chapitres. En travaillant avec les animateurs,<br />

nous nous sommes aperçus qu'il était<br />

compliqué de les séparer en deux chapitres, car<br />

les deux dimensions sont consécutives l’une de<br />

l’autre. C’est un point important : il est très difficile<br />

de séparer l'action institutionnelle de l'engagement<br />

individuel. Nous allons le voir. Je pense que<br />

c'est l’un <strong>des</strong> messages de ces ateliers.<br />

Le principal engagement, celui qui est dominant,<br />

qui revient et qui est une constante, est de poursuivre<br />

la revendication d'un statut unifié, social<br />

et fiscal et, du coup, la revendication d'une<br />

branche. Cet engagement vise à faire connaître<br />

l'identité professionnelle <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> <strong>d'art</strong>.<br />

Cette poursuite de la lutte, de la démarche<br />

revendicative est attendue d'Ateliers d'Art de<br />

France. Il s’agit aussi de se demander comment<br />

on pourrait utiliser ou exploiter mieux la maison<br />

d'édition et les revues par une diffusion plus large<br />

pour soutenir cette dynamique, faire connaître<br />

les <strong>métiers</strong> d’art, la profession et le secteur économique<br />

qui est le vôtre.<br />

Il s’agit aussi de se demander de quelle façon<br />

chacun, à son niveau, peut aider et supporter<br />

cette action institutionnelle. Certains se sont<br />

dit qu’il serait peut-être intéressant d'avoir, à<br />

leur niveau, <strong>des</strong> outils, <strong>des</strong> supports de communication<br />

qu'ils pourraient utiliser dans les<br />

boutiques-ateliers, dans les ateliers, dans <strong>des</strong><br />

espaces où le public est reçu, afin de faire<br />

connaître la chambre syndicale. On peut être<br />

porteur de cette parole sans la défendre en permanence<br />

dans la relation avec le client. L’idée<br />

serait de réfléchir à <strong>des</strong> outils, à <strong>des</strong> visuels qui<br />

permettent, dans les ateliers, de porter cette visibilité<br />

et ces messages.<br />

Cela peut être aussi, de façon très simple et<br />

individuellement, de militer pour accentuer l'audience<br />

d'Ateliers d'Art de France et de recruter<br />

de nouveaux professionnels afin d'élargir le<br />

socle <strong>des</strong> adhérents. Chacun peut s'engager<br />

simplement dans <strong>des</strong> logiques de cooptation<br />

II.2. Synthèse <strong>des</strong> ateliers<br />

<br />

53


afin d'élargir le socle et l'audience de la<br />

chambre syndicale.<br />

Le deuxième axe mis en avant ne va pas vous<br />

surprendre, car il a été amplement développé<br />

hier : c'est la question de la formation et de la<br />

transmission. Autrement dit, il peut y avoir à la<br />

fois un engagement collectif et un engagement<br />

individuel auprès <strong>des</strong> filières de formation. Chacun<br />

peut intervenir dans ces filières de formation<br />

pour dynamiser le secteur et préparer les<br />

futurs professionnels.<br />

Quelqu'un a dit qu’au Canada, il existait un<br />

répertoire <strong>des</strong> professionnels susceptibles<br />

d’intervenir dans les lieux d’enseignement. On<br />

tient à jour la liste <strong>des</strong> volontaires qui peuvent<br />

intervenir lors <strong>des</strong> différentes opportunités de<br />

transmission d'enseignement.<br />

J'ignorais cet élément. Je vous le restitue comme<br />

nous l’avons entendu. Cela supposerait également<br />

que le pourcentage du chiffre d'affaires<br />

que chaque professionnel peut réaliser dans<br />

le cadre de ses activités de formation soit<br />

augmenté, qu'il ne soit pas plafonné comme il<br />

l'est aujourd'hui.<br />

Cela supposerait aussi que la chambre syndicale,<br />

c’est-à-dire l’institution, noue <strong>des</strong> partenariats<br />

avec les acteurs de la formation. On pense<br />

à l’Éducation nationale, mais on pourrait ouvrir<br />

le spectre. On pourrait penser aussi à l'Enseignement<br />

supérieur, comme c'est le cas aux États-<br />

Unis. Il s’agirait d’ouvrir <strong>des</strong> partenariats avec<br />

l’Éducation nationale, l'Enseignement supérieur<br />

ou les autres filières de formation afin de permettre<br />

aux adhérents de s’impliquer.<br />

C'est un point sur lequel je vais revenir. Dans l'esprit<br />

<strong>des</strong> participants, la condition de possibilité<br />

d'engagement local suppose, de votre point<br />

de vue, que l'institution fasse peser ou utilise son<br />

poids institutionnel pour ouvrir les portes. Chacun<br />

se demande ce qu’il peut faire à son niveau : « je<br />

ne suis pas assez équipé », « je suis seul », « même<br />

si nous nous réunissons à quelques-uns, ce n'est<br />

pas nous qui allons peser pour être acteurs de<br />

la transmission et la formation »...<br />

Comment l'institution œuvre-t-elle ? C'est une<br />

action à deux niveaux : je ne peux m'engager<br />

dans cette pratique de la formation et de la<br />

transmission que si l'institution m’aide à ouvrir les<br />

portes, passe <strong>des</strong> partenariats et <strong>des</strong> accords et<br />

rend possible cette implication.<br />

L'autre grand sujet de débat concernant l'engagement<br />

ne vous surprendra pas non plus, car il a<br />

été amplement développé hier : c’est le développement<br />

durable et l’éco-responsabilité.<br />

Il y a eu une petite remarque concernant les<br />

<strong>Assises</strong> : il y a beaucoup de plastiques et de<br />

jetables. Autrement dit, il faudrait être attentif<br />

à diminuer la part du jetable et l’usage <strong>des</strong><br />

plastiques, y compris dans l'organisation<br />

d'un événement.<br />

L'idée est que l’engagement peut se traduire<br />

par la prise de conscience de l'impact environnemental<br />

<strong>des</strong> activités. On retrouve cette idée<br />

de partenariat avec les fournisseurs pour <strong>des</strong><br />

emballages respectueux de l'environnement.<br />

Ne pourrait-on pas imaginer une logistique plus<br />

écologique dans la gestion <strong>des</strong> salons, qui sont<br />

souvent appréhendés de façon individualisée ?<br />

Ne pourrait-on pas imaginer, chacun acheminant<br />

son matériel dans le cadre de son atelier,<br />

de mutualiser les moyens afin de diminuer l'empreinte<br />

écologique de l’ensemble de ces translations<br />

de produits et de personnes ?<br />

C'est aussi la traçabilité <strong>des</strong> produits. Comment<br />

Ateliers d'Art de France pourrait-il contribuer à<br />

54 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


assurer cette traçabilité <strong>des</strong> matériaux, <strong>des</strong> produits<br />

utilisés ? On retrouve cette idée de labellisation<br />

dont nous avons parlé hier.<br />

Une suggestion est faite : il serait bien que ces<br />

différents domaines de réflexion et d'investissement<br />

dans le développement durable<br />

et l’éco-responsabilité se traduisent dans le<br />

cadre d'un forum d'échanges ou, en tout cas,<br />

dans une modalité qui soit collective : qu'on<br />

puisse partager, réfléchir et « brainstormer » sur<br />

la façon de changer collectivement les choses<br />

et d’avancer sur ce terrain du développement<br />

durable et de l’éco-responsabilité. Ce n'est pas<br />

une initiative individuelle, mais une dynamique<br />

collective. Cela suppose qu'on puisse échanger<br />

globalement.<br />

Le quatrième axe est sans doute celui qui a suscité<br />

le plus d’échanges et de débats : comment<br />

renforcer l'action d'Ateliers d'Art de France à<br />

l’échelon local ou régional afin de soutenir ce<br />

désir d’engagement, de visibilité et d’affirmation<br />

collective, dans un contexte où les relations avec<br />

les régions ou les territoires sont parfois asymétriques<br />

? Nous servons parfois de faire-valoir<br />

aux régions et à leurs élus, mais nous ne bénéficions<br />

pas toujours de retours <strong>des</strong> mêmes élus ou<br />

leaders d’opinion.<br />

Quel type d'action peut-on conduire, de ce<br />

point de vue ? Comment Ateliers d'Art de France<br />

peut-il nous aider à être beaucoup plus présents<br />

et plus agissants aux niveaux local et régional ?<br />

Par exemple, nous pourrions être <strong>des</strong> ambassadeurs<br />

locaux d'Ateliers d'Art de France et, ce<br />

faisant, nous pourrions intervenir auprès <strong>des</strong><br />

élus politiques, <strong>des</strong> leaders d’opinion locaux,<br />

<strong>des</strong> jeunes publics ou dans le recrutement de<br />

ce qu’on appelle les sponsors, c'est-à-dire <strong>des</strong><br />

acteurs un peu puissants qui adhèrent à notre<br />

cause, la supportent et la soutiennent.<br />

Nous pourrions aussi nous engager sur le plan<br />

politique, dans <strong>des</strong> mandats électifs locaux<br />

qui nous permettraient de peser sur la vie de<br />

la cité, plutôt que de la subir et d'être passifs.<br />

Cela supposerait que cette forme d'engagement<br />

local soit plus ponctuelle, fondée sur <strong>des</strong><br />

collectifs plus larges et moins institutionnalisés<br />

ou personnalisés. Autrement dit, l'engagement<br />

territorial, auprès <strong>des</strong> territoires, pourrait peutêtre<br />

reposer sur plus de personnes, être plus<br />

à géométrie variable en fonction <strong>des</strong> opportunités,<br />

<strong>des</strong> acteurs et <strong>des</strong> interlocuteurs, plutôt<br />

qu’être institutionnalisé et reposer uniquement sur<br />

quelques personnes.<br />

Ces sujets de discussion sont revenus dans<br />

les échanges. Il y a aussi <strong>des</strong> illustrations très<br />

concrètes. On pourrait multiplier <strong>des</strong> tombées<br />

de tapisserie afin d'élargir la visibilité, d’incarner<br />

ce que nous sommes, notre identité professionnelle,<br />

prendre <strong>des</strong> initiatives à notre niveau, qui<br />

augmentent notre visibilité et nourrissent nos liens<br />

avec le public.<br />

Cela pourrait être aussi la façon d’investir et de<br />

mutualiser <strong>des</strong> lieux, notamment les territoires et<br />

les villes. J'en sais quelque chose, car j’ai habité<br />

une partie de ma vie près de Villefranche-de-<br />

Rouergue. Je peux vous dire que le centre-ville<br />

ne ressemble plus à rien.<br />

Comment investir et mutualiser les lieux, soit dans<br />

le cadre d'Ateliers d'Art de France, soit dans le<br />

cadre de notre propre action ? Notre implication<br />

et notre engagement passent par la contribution<br />

à l'animation du territoire en prenant <strong>des</strong><br />

initiatives, en pesant sur les élus, en investissant<br />

et en mutualisant <strong>des</strong> lieux, en développant <strong>des</strong><br />

boutiques éphémères, etc. Les formes d'engagement<br />

sont multiformes.<br />

Si je devais synthétiser le message, je dirais que<br />

cela me rappelle la question que l’on a toujours<br />

un peu à l’esprit et qui est celle de Kennedy : « Ne<br />

vous posez pas la question de ce que l'Amérique<br />

peut faire pour vous, mais de ce que vous<br />

pouvez faire pour l'Amérique ». De ce point de<br />

vue, il est clair que chacun y est prêt.<br />

Cependant, l'enjeu concernant l'engagement,<br />

tel que nous l’avons retenu avec les animateurs,<br />

serait alors : comment Ateliers d'Art de France<br />

peut-il faciliter l'engagement collectif et comment<br />

la prise de risque individuelle pourrait-elle<br />

être soutenue par la prise de risque collective ?<br />

Je reprends les termes de Jean-Cassien Billier ce<br />

matin. Comment le maillage, la mise en réseau<br />

et l’action institutionnelle peuvent-ils faire que le<br />

« nous » engage et rende possible le « je » ? C'est<br />

ce que nous avons choisi de retenir.<br />

Sans doute était-ce une synthèse un peu ramassée.<br />

La question qui nous a semblé traverser tous<br />

les débats était celle-là : qu’est-ce qui va faire<br />

que l'action du « nous » rendra possible l'action<br />

du « je ».<br />

J'ai fini cette synthèse. Je vous remercie.<br />

(Applaudissements.)<br />

Avant de passer à nouveau la parole à<br />

Jean-Cassien et à Inès, nous nous sommes dit<br />

que nous allions faire un sondage sur l'engagement<br />

et vous poser <strong>des</strong> questions qui rassemblent<br />

à la fois les sujets évoqués et d'autres dont nous<br />

n’avons pas forcément parlé.<br />

Il s’agit plutôt d’avoir une photographie, au-delà<br />

de tous ces échanges, de ce qu'est l'engagement<br />

aujourd'hui dans ce collectif, au sein d'Ateliers<br />

d'Art de France et de façon plus générale. •<br />

II.2. Synthèse <strong>des</strong> ateliers<br />

55


3<br />

SONDAGE AUPRÈS<br />

DES PARTICIPANTS<br />

56 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


QUESTION 1<br />

Parmi les sujets sociétaux actuels, quel serait pour vous<br />

celui qui justifierait que l’on s’engage ?<br />

QUESTION 2<br />

Existe-t-il <strong>des</strong> thèmes « d’intérêt général » sur lesquels la<br />

communauté professionnelle pourrait témoigner de son<br />

engagement ?<br />

81,6 %<br />

Le développement durable et l’écologie<br />

53,9 %<br />

L’aide aux plus démunis ou aux personnes en situation de fragilité<br />

37,3 %<br />

L’égalité femmes-hommes<br />

75,2 % Le développement durable et l’écologie<br />

51,0 %<br />

La traçabilité et la provenance <strong>des</strong> produits<br />

46,2 %<br />

L’aide aux plus démunis ou aux personnes<br />

en situation de fragilité<br />

36,4 %<br />

L’accueil et l’intégration de migrants<br />

43,3 %<br />

La sauvegarde et la restauration du patrimoine<br />

35,5 %<br />

La traçabilité et la provenance <strong>des</strong> produits<br />

L’égalité femmes-hommes<br />

36,2 %<br />

23,5 %<br />

La sauvegarde et la restauration du patrimoine<br />

26,2 %<br />

L’accueil et l’intégration de migrants<br />

QUESTION 3<br />

En dehors de votre engagement à Ateliers d’Art de<br />

France, êtes-vous impliqués à titre personnel dans une<br />

autre forme d’engagement ?<br />

QUESTION 4<br />

Quelles sont les actions d’Ateliers d’Art de France<br />

sur lesquelles vous seriez prêts à vous engager<br />

personnellement ?<br />

59,4 %<br />

74,8 % Associatif<br />

Participer à <strong>des</strong> actions à l’échelon local<br />

20,1 %<br />

Aucun<br />

15 %<br />

Syndical<br />

12,1 %<br />

Politique<br />

11,2 %<br />

ONG<br />

53,8 %<br />

Promouvoir les outils mis en œuvre par Ateliers d’Art de France<br />

au bénéfice de la communauté<br />

47,2 %<br />

S’impliquer dans <strong>des</strong> actions de conseil ou d’appui<br />

auprès de collègues<br />

46,7 %<br />

S’impliquer dans la formation <strong>des</strong> futurs professionnels<br />

42 %<br />

Participer à <strong>des</strong> actions à l’échelon régional<br />

30,2 %<br />

Participer à <strong>des</strong> actions auprès <strong>des</strong> pouvoirs publics<br />

au bénéfice du secteur<br />

II.3. Sondage auprès <strong>des</strong> participants<br />

57


58 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


CONCLUSION<br />

DES ASSISES<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Au fond, vous avez signé votre charte<br />

d'engagement. Il n'y a plus qu’à le faire, maintenant.<br />

Vous avez voté, c'est bon ! Je vois que<br />

les membres du Conseil d'administration sont<br />

contents de cet engagement collectif.<br />

Je vais inviter Jean-Cassien et Inès à venir tous<br />

les deux sur scène. La consigne était qu'ils participent<br />

à vos ateliers et qu'ils vous écoutent.<br />

Maintenant, ils vont dire ce qui les a marqués,<br />

ce qui les a touchés, ce qu’ils ont retenu et de<br />

ce qu’ils ont envie de partager avec vous de ce<br />

temps d’ateliers, d'échanges et de débats lors de<br />

cette seconde partie de matinée.<br />

Je vous laisse la parole.<br />

Mme Inès MESMAR<br />

— Je vous remercie. J’ai tourné parmi toutes les<br />

tables d'échanges. C’était très intéressant, riche<br />

et vivant. J'ai pu faire la connaissance de certaines<br />

personnes.<br />

J'ai noté, à travers tous ces échanges, une petite<br />

solitude parfois au niveau local et aussi un<br />

besoin très important d'ouverture, d'échange et<br />

de liens. Ce sont <strong>des</strong> choses qui sont ressorties<br />

assez souvent.<br />

Un autre point très important était la communication<br />

et la recherche de reconnaissance, cet<br />

aspect d'être reconnu de tous, de s'ouvrir vers les<br />

autres, de faire connaître et de porter la parole,<br />

tout en gardant votre singularité et votre identité.<br />

C’est vraiment l'idée d'aller vers l'autre, de faire<br />

connaître et de porter tout ce que vous avez<br />

en vous et qui est votre raison d'être. Cela m'a<br />

bien marquée.<br />

À différents échelons du territoire, que ce soit<br />

au niveau local ou au niveau national, <strong>des</strong> institutions,<br />

<strong>des</strong> pairs, de l'Éducation nationale et<br />

aussi de l’école, il y a un point assez important<br />

sur la formation, avec ce besoin de maillage sur<br />

le territoire. Cela pose notamment la question<br />

<strong>des</strong> délégués régionaux. J’ai entendu <strong>des</strong> questions<br />

concernant leur place et leur rôle, leurs liens<br />

avec les artisans dans les territoires et la façon<br />

dont tout cela entre en relation.<br />

Il y a eu la question <strong>des</strong> outils pouvant être mis à<br />

disposition pour que tout cela puisse se fédérer,<br />

se réunir, pour pouvoir concrétiser <strong>des</strong> actions<br />

ensemble.<br />

Il y avait aussi l'idée de porter <strong>des</strong> projets collectifs,<br />

collaboratifs.<br />

J’ai entendu plusieurs personnes évoquer le sujet<br />

du forum qui a existé à un moment donné. J’ai<br />

trouvé que c'était intéressant.<br />

Concernant l'aspect communication et défense<br />

de la profession, en termes de statut et de protection<br />

sociale, il s’agit de pouvoir se renforcer,<br />

d’avoir une identité protégée, qui fait union et<br />

qui donne une certaine force, avec un langage<br />

commun.<br />

C’est aussi la reconnaissance du métier, avec ce<br />

pouvoir que peuvent avoir les artisans en termes<br />

de reconnaissance, de prise en considération<br />

de leurs besoins et de ce qu’ils ont envie de partager<br />

et de construire.<br />

J’ai beaucoup entendu parler de la question de<br />

la formation et de l'engagement, en lien avec<br />

l’aspect de la transmission. C’était très intéressant.<br />

De nombreuses personnes concrétisent leur<br />

engagement à travers leur profession. Il s’agit de<br />

transmettre, d'accueillir <strong>des</strong> stagiaires, d’accompagner,<br />

d’aller dans <strong>des</strong> écoles sensibiliser les<br />

plus jeunes à vos <strong>métiers</strong>, de pouvoir partager<br />

cela avec d'autres pour les sensibiliser à ce qui<br />

vous touche et qui vous passionne, à travers cette<br />

formation et l’acte de transmission.<br />

Il y a aussi la question de la formation <strong>des</strong> formateurs,<br />

en imaginant peut-être <strong>des</strong> formats plus<br />

dématérialisés.<br />

Je vous restitue <strong>des</strong> idées que j'ai entendues et<br />

qui m'ont touchée, que nous avons partagées<br />

avec les deux personnes qui sont avec moi à la<br />

Fabrique Nomade. C’était très intéressant. Les<br />

profils sont très différents.<br />

Voilà ce que j'ai retenu. Je vous remercie.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Jean-Cassien BILLIER<br />

— J’ai écouté moi aussi. Je n'ai pas pu aller dans<br />

tous les ateliers.<br />

L'engagement vaut par ce à quoi on s'engage.<br />

L'engagement en tant que tel n'a pas beaucoup<br />

de valeur. Si un cambrioleur ou un nazi est à moitié<br />

engagé, c'est mieux, car ils font moitié moins<br />

de dégâts. Ce qui compte dans l’engagement,<br />

c’est à quoi vous vous engagez, à quelle valeur.<br />

La grande question est : à quoi êtes-vous engagés<br />

? Au nom de quoi ?<br />

En vous écoutant, cela m’a fait penser à un de<br />

mes livres fétiches en ethnologie, parce que c’est<br />

l’une <strong>des</strong> disciplines que j’adore. C’est un livre<br />

de Malinowski, un grand classique. Il y a un<br />

phénomène qu’il a appelé la Kula, du nom d’un<br />

phénomène magnifique qu’il a observé dans les<br />

années 20 dans les îles Trobiand qui sont dans<br />

le Pacifique occidental, au nord-est de la Nouvelle-Guinée.<br />

Des bateaux partent dans le sens<br />

<strong>des</strong> aiguilles d'une montre, car les îles <strong>des</strong>sinent<br />

une sorte de cercle. Ils partent avec un coquillage<br />

d’une certaine couleur et ils l’apportent à<br />

l’île suivante. Les dignitaires prennent ce coquillage,<br />

montent dans leur bateau et l’apportent<br />

à l’île suivante. Dans le même temps, un autre<br />

coquillage d’une autre couleur est apporté par<br />

d’autres qui <strong>des</strong>sinent la même chose, mais dans<br />

le sens inverse <strong>des</strong> aiguilles d’une montre.<br />

Cela a plongé Malinowski dans un abîme de<br />

perplexité. Il s’est demandé ce que c’était. Le<br />

coquillage a cette propriété qu’on ne peut rien<br />

en faire : on ne peut pas le vendre, on ne peut<br />

pas le garder chez soi, on ne peut pas le posséder,<br />

on ne peut pas le détruire et on ne peut<br />

même pas le donner. On ne peut en faire qu’une<br />

seule chose : le recevoir et le transmettre. C'est<br />

tout simplement l'identité de cette communauté.<br />

Je pense que vous êtes confrontés à cela. Tout<br />

d'abord, votre engagement est vis-à-vis de<br />

vous-mêmes. C'est un engagement envers une<br />

chose que vous ne pouvez ni vendre, ni donner,<br />

ni détruire. Vous ne pouvez faire qu'une seule<br />

chose : la recevoir et la transmettre.<br />

À mon avis, il y a trois choses.<br />

Conclusion <strong>des</strong> assises<br />

<br />

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Premièrement, il y a le patrimoine <strong>des</strong> <strong>métiers</strong><br />

<strong>d'art</strong>. Beaucoup d’entre eux remontent à <strong>des</strong><br />

milliers d'années.<br />

Deuxièmement, il y a l'esprit de la création. J'ai dit<br />

ce matin que la tradition n'était pas le contraire<br />

de la création. Être dans un métier d’art, c’est être<br />

créatif. Vous devez transmettre aux générations<br />

futures l'esprit de la création.<br />

Troisièmement, ce qui m’a beaucoup frappé,<br />

c’est un autre aspect de la matière dont j’ai<br />

parlé ce matin : recevoir et transmettre la matière,<br />

c'est-à-dire les matières, l’éco-responsabilité.<br />

Vous recevez les matières et vous allez les transmettre.<br />

Je suis assez frappé par la responsabilité<br />

écologique.<br />

J'ai découvert le programme Argile circulaire :<br />

c’est l’'idée de la circularité de l'argile entre <strong>des</strong><br />

pratiques et un territoire.<br />

J'ai entendu aussi, dans <strong>des</strong> ateliers, la thématique<br />

du recyclage <strong>des</strong> matériaux pour qu'ils<br />

ne soient pas perdus et pour ne pas polluer<br />

non plus.<br />

Je pense que cela fait partie – de façon nouvelle,<br />

car ce n’était sans doute pas le cas il y a <strong>des</strong><br />

siècles et sans doute pas non plus il y a quelques<br />

dizaines d’années – de ce que vous avez<br />

comme obligation de recevoir et de transmettre.<br />

À partir de ce livre fameux de Malinowski,<br />

un ethnologue français a tiré l'idée non moins<br />

fameuse de la triple obligation du don, au sens<br />

que l’obligation est créée par le don. Il y a une<br />

triple obligation : donner, recevoir et rendre.<br />

Nous la connaissons tous. Quand vous invitez<br />

quelqu'un chez vous, vous êtes obligés de recevoir<br />

et de rendre. C'est parti pour un cycle qui va<br />

peut-être durer éternellement.<br />

En tout cas, il existe une sorte de triple obligation<br />

qu’on avait appelée, dans les années 20, un fait<br />

social total, un fait social fondamental. Vous êtes<br />

dans un fait social fondamental qui est que vous<br />

recevez, vous transmettez et vous rendez. Vous<br />

êtes dans une problématique à la fois de transmission<br />

et de création.<br />

L'institution naturelle émerge spontanément et<br />

prend la forme qu'elle a déjà, qui existe déjà :<br />

les ateliers <strong>d'art</strong>. L'institution se formalise. Elle est<br />

libre, autonome, forte et indépendante.<br />

Elle peut parler avec les pouvoirs publics et –<br />

je l’espère – obtenir un statut fiscal et juridique.<br />

C’est un peu comme le procès Brancusi, dans<br />

les années 20 aux États-Unis, qui avait permis<br />

à Brancusi d'obtenir un statut juridique pour ses<br />

œuvres <strong>d'art</strong> ; cela passe peut-être par <strong>des</strong> combats<br />

de ce type.<br />

Tout cela est fondamental. Vous devez, avec<br />

votre institution, combattre et obtenir ces statuts.<br />

N'oubliez jamais pourquoi vous combattez,<br />

pourquoi vous vous êtes engagés. À mon sens,<br />

la réponse est très simple. Je la vois de façon<br />

un peu poétique. Elle est dans la transmission<br />

dont je parlais il y a trois minutes, mais je pense<br />

qu’elle est plus grande que cela. Vous participez<br />

à quelque chose qui est plus grand que vous et<br />

que nous, et qui est l’art. En philosophie esthétique,<br />

on a souvent dit que l'art rendait le monde<br />

habitable. À mon sens, votre engagement,<br />

c'est de rendre le monde habitable. La forme<br />

juridique que vous allez donner pour défendre<br />

cet engagement est une forme nécessaire, mais<br />

votre engagement est tout d'abord de rendre le<br />

monde habitable.<br />

Je vous remercie.<br />

(Applaudissements.)<br />

M. Philippe LOISEAU<br />

— Merci, Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar,<br />

pour ce retour, ce témoignage à partir de ce que<br />

vous avez entendu et vécu au sein <strong>des</strong> ateliers.<br />

Il me reste à rendre ce qu'on m'a donné, c'està-dire<br />

la parole, et à la donner à la Présidente<br />

que j'invite sur scène pour entrer dans une autre<br />

séquence, un autre temps de ces deux jours : le<br />

temps de l'Assemblée générale.<br />

(La séance est levée à 14 h 45.) •<br />

Cette triple obligation est un fait social. C'est une<br />

sorte d’émergence naturelle d'une institution, ce<br />

qui est formidable.<br />

Je pensais naïvement que le statut fiscal et légal<br />

était entièrement clair en France depuis très longtemps.<br />

J'ai découvert récemment, grâce à ces<br />

<strong>Assises</strong>, que c'était loin d’être le cas, malheureusement.<br />

J’espère que cela va l’être.<br />

60 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan


8, rue Chaptal - 75009Paris - France<br />

Tél. 01 44 01 08 30 - info@ateliersdart.com<br />

www.ateliersdart.com

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