travail comme un travail-vocation, un travail-passion et pas comme un travail tout court. Pour essayer d’en parler, je vais partir d'une petite histoire liée à la grande histoire, qui est narrée par un de mes philosophes favoris : Bernard Williams, un philosophe britannique. Il l’a appelée « le cas Gauguin ». Tout le monde connaît Gauguin et vous mieux que moi. Cela tombe bien pour nous aujourd’hui : ce peintre français a également été, comme vous le savez, céramiste. Il a fait <strong>des</strong> vases en grès à une certaine époque de son existence. Le cas Gauguin est narré par Williams, à partir d’une simplification de la biographie de Gauguin. C'est le moment bien connu où Gauguin abandonne sa famille et la France et s'en va à Tahiti, parce qu'il pense qu’il va pouvoir renouveler son inspiration. Il coupe les ponts et il part. C'est une forme d'engagement radical. Ce cas Gauguin donne lieu à quatre petites analyses, quatre remarques très simples de la part de Bernard Williams, surtout les premières. La première est qu'il n'y a pas d'engagement sans risque, dans n'importe quel domaine. S'il n'y a absolument aucun risque, ce n’est pas de l'engagement ou alors c'est un engagement pour Première dame de France ou star de cinéma en mal de notoriété. Si vous vous engagez pour une cause à laquelle tout le monde adhère, vous ne risquez absolument rien. C'est cosmétique. L'engagement suppose une prise de risque. Deuxièmement, l’engagement est toujours un engagement dans le temps, dans deux sens du terme. C’est dans le temps long, car s'engager pour 15 secon<strong>des</strong> ou 5 minutes ne fait pas sérieux. Quand on pense à <strong>des</strong> engagements, ce sont <strong>des</strong> engagements dans la vie conjugale, dans la vie amoureuse ou dans la vie religieuse. Si vous dites que vous allez vous engager pour 90 minutes, cela ne va pas ou cela laisse planer le doute sur le sérieux de votre engagement. L'engagement suppose de se lancer dans le temps long, de prendre le risque de partir dans le temps long. Ensuite, il y a le fait que le temps, c'est aussi de l'intensité. L’engagement correspond à un temps long et aussi à un temps de l'intensité. Quand je m'engage, je vis à fond ou, du moins, j'essaie de vivre à fond une activité et quelque chose. Il y a à la fois la longueur et l'intensité. La troisième analyse de Williams est proprement de la philosophie de Williams. C'est un concept qu'il a inventé : moral luck, la fortune morale. Cela a scandalisé plein de philosophes, mais cela me plaît bien. Il consiste à dire que, dans la vie, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Tout repose en grande partie sur ce que les anciens appelaient la fortune, le hasard. Il peut y avoir <strong>des</strong> bonnes et <strong>des</strong> mauvaises fortunes. Que peut-il se passer quand Gauguin part ? De nombreuses choses peuvent se produire. Il peut devenir le Gauguin que nous avons connu, c’est-à-dire renouveler complètement son inspiration et peindre <strong>des</strong> toiles formidables. En deuxième solution, le bateau fait naufrage. Il meurt. Il n’y a pas de toile, mais ce n'est pas de sa faute. En troisième solution, il perd ses mains dans un accident au cours de la traversée. Une fois de plus, ce n’est pas de sa faute. Dans la dernière solution, il ne meurt pas, il ne perd pas ses mains et il arrive à Tahiti, mais rien ne se passe comme prévu : il n'est pas à la hauteur de ce qu'il pensait pouvoir trouver en lui-même. Il est en partie responsable, mais en même temps, tout cela fait partie du risque de la création. Williams a voulu dire par là que les décisions les plus graves de nos existences sont sous-déterminées. En termes plus simples, cela signifie qu’elles ne sont justifiées qu’après coup par ce qui va arriver. En réalité, la justification rationnelle n'est jamais complète. Il y a toujours quelque chose en nous, dans ce qu’il y a de plus grave dans notre existence, qui dépend d’autres choses que nous. On peut en tirer plusieurs conséquences. Une conséquence toute simple est que cela peut modérer notre fierté au sujet de toutes nos gran<strong>des</strong> réussites, parce qu'il y a une part de hasard. Ce qui est encore plus intéressant, c’est que cela peut modérer notre culpabilité, nos regrets et nos remords quand nous pensons, parfois à tort, ne pas avoir été à la hauteur de ce que nous pensions faire. Après tout, il y a aussi de la moral luck, de la fortune morale. La dernière conséquence correspond au grand concept de Williams, qu’il a appelé l’intégrité. Dans le fond, on ne peut pas maîtriser tout cela. On peut simplement tenter de maîtriser sa cohérence biographique. Il appelle cela la vertu d'intégrité : ne pas se prostituer, ne pas trahir les idéaux pour lesquels on vit. Quand on s'engage, on pense qu'on doit accepter <strong>des</strong> risques, accepter parfois de ne pas avoir un retour sur investissement existentiel ou financier avant cinq , dix ou vingt ans. On accepte cela, car on se dit que cela en vaut le coup. On ne sait pas comment cela peut tourner. Cela peut mal tourner. En revanche, il y a une vertu : l’intégrité. Je ne me prostitue pas. Je pense que je dois m’engager et respecter quelque chose : les principes pour lesquels je vis. Williams dit que cette intégrité a deux petites caractéristiques. La première est qu'être fidèle à ses principes ne peut pas être mécanique. Cela ne peut être que par tentative de cohérence biographique. Je n'applique pas <strong>des</strong> devoirs automatiquement envers moi-même. Simplement, je suis attentif à moi, à la création de moi. Pour un créateur, cela se confond avec la création de son œuvre. C'est plutôt une construction de cohérence. Deuxièmement, être fidèle à soi et à ses principes ne veut pas dire être psychorigide. Être psychorigide est plutôt une pathologie. Cela veut dire que j'admets que je peux modifier mes engagements, mais que je le fais de façon autonome, de façon réflexive. On peut considérer que cette vertu de l'intégrité est la vertu par excellence du créateur <strong>d'art</strong> et du créateur tout court. Si vous ne croyez pas à quelques-uns de vos engagements existentiels et esthétiques, vous ne croyez pas en celui ou en celle que vous êtes. C'est très embêtant. Pour vous tous, visiblement, la vie et l'œuvre s'entrecroisent. C'est la vertu par excellence de l'engagement et aussi la vertu par excellence, à mon avis, du créateur <strong>d'art</strong>. Maintenant, je sors de Williams pour vous faire part de minuscules analyses mo<strong>des</strong>tes qui découlent de ma visite à la Biennale, au Grand Palais à Paris, et de ce qui m'a semblé ressortir de cette visite concernant les caractéristiques de l'engagement du créateur <strong>d'art</strong>. J'en vois plusieurs. Je vais vous les énumérer. La première caractéristique est que c'est un engagement dans la matière. Cette matière devient du matériau. Il s’agit d’une ou plusieurs matières qui deviennent un ou plusieurs matériaux que vous travaillez. Ce rapport à la matière saute aux yeux. C'est la grande différence, peut-être – je m’engage sur un terrain qui n’est pas ma spécialité – avec le <strong>des</strong>ign, qui me semble être plutôt du côté du <strong>des</strong>sin, du <strong>des</strong>sin abstrait à partir de l'extérieur de la matière. 46 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan
Jean-Cassien Billier II.1. Conférence de Jean-Cassien Billier et Inès Mesmar 47