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Recueil des Assises des métiers d'art 2019

Nos Assises qui se sont déroulées en juin dernier à Perpignan ont démontré la force collective de notre communauté si chacun d’entre nous s’engage au plus près de son atelier pour défendre de façon unie la juste place des professionnels de métiers d’art. Les échanges lors de ces Assises témoignent que le climat de la société morose, même s’il est perceptible par tous, n’a pas eu d’emprise sur la confiance et l’espoir que nous plaçons dans notre secteur en tant que professionnels de métiers d’art. Forts de cette énergie, faisons de 2020 une année de mobilisation pour les métiers d’art !

Nos Assises qui se sont déroulées en juin dernier à Perpignan ont démontré la force collective de notre communauté si chacun d’entre nous s’engage au plus près de son atelier pour défendre de façon unie la juste place des professionnels de métiers d’art.

Les échanges lors de ces Assises témoignent que le climat de la société morose, même s’il est perceptible par tous, n’a pas eu d’emprise sur la confiance et l’espoir que nous plaçons dans notre secteur en tant que professionnels de métiers d’art.

Forts de cette énergie, faisons de 2020 une année de mobilisation pour les métiers d’art !

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travail comme un travail-vocation, un travail-passion<br />

et pas comme un travail tout court.<br />

Pour essayer d’en parler, je vais partir d'une<br />

petite histoire liée à la grande histoire, qui est<br />

narrée par un de mes philosophes favoris : Bernard<br />

Williams, un philosophe britannique. Il<br />

l’a appelée « le cas Gauguin ». Tout le monde<br />

connaît Gauguin et vous mieux que moi. Cela<br />

tombe bien pour nous aujourd’hui : ce peintre<br />

français a également été, comme vous le savez,<br />

céramiste. Il a fait <strong>des</strong> vases en grès à une certaine<br />

époque de son existence.<br />

Le cas Gauguin est narré par Williams, à partir<br />

d’une simplification de la biographie de Gauguin.<br />

C'est le moment bien connu où Gauguin<br />

abandonne sa famille et la France et s'en va à<br />

Tahiti, parce qu'il pense qu’il va pouvoir renouveler<br />

son inspiration. Il coupe les ponts et il part.<br />

C'est une forme d'engagement radical.<br />

Ce cas Gauguin donne lieu à quatre petites<br />

analyses, quatre remarques très simples de la<br />

part de Bernard Williams, surtout les premières.<br />

La première est qu'il n'y a pas d'engagement<br />

sans risque, dans n'importe quel domaine. S'il<br />

n'y a absolument aucun risque, ce n’est pas de<br />

l'engagement ou alors c'est un engagement pour<br />

Première dame de France ou star de cinéma en<br />

mal de notoriété. Si vous vous engagez pour une<br />

cause à laquelle tout le monde adhère, vous ne<br />

risquez absolument rien. C'est cosmétique. L'engagement<br />

suppose une prise de risque.<br />

Deuxièmement, l’engagement est toujours un<br />

engagement dans le temps, dans deux sens du<br />

terme. C’est dans le temps long, car s'engager<br />

pour 15 secon<strong>des</strong> ou 5 minutes ne fait pas sérieux.<br />

Quand on pense à <strong>des</strong> engagements, ce sont <strong>des</strong><br />

engagements dans la vie conjugale, dans la vie<br />

amoureuse ou dans la vie religieuse. Si vous dites<br />

que vous allez vous engager pour 90 minutes,<br />

cela ne va pas ou cela laisse planer le doute sur<br />

le sérieux de votre engagement. L'engagement<br />

suppose de se lancer dans le temps long, de<br />

prendre le risque de partir dans le temps long.<br />

Ensuite, il y a le fait que le temps, c'est aussi de<br />

l'intensité. L’engagement correspond à un temps<br />

long et aussi à un temps de l'intensité. Quand je<br />

m'engage, je vis à fond ou, du moins, j'essaie de<br />

vivre à fond une activité et quelque chose. Il y a<br />

à la fois la longueur et l'intensité.<br />

La troisième analyse de Williams est proprement<br />

de la philosophie de Williams. C'est un concept<br />

qu'il a inventé : moral luck, la fortune morale.<br />

Cela a scandalisé plein de philosophes, mais<br />

cela me plaît bien. Il consiste à dire que, dans<br />

la vie, on ne sait pas ce qu’il va se passer. Tout<br />

repose en grande partie sur ce que les anciens<br />

appelaient la fortune, le hasard. Il peut y avoir<br />

<strong>des</strong> bonnes et <strong>des</strong> mauvaises fortunes.<br />

Que peut-il se passer quand Gauguin part ? De<br />

nombreuses choses peuvent se produire.<br />

Il peut devenir le Gauguin que nous avons<br />

connu, c’est-à-dire renouveler complètement<br />

son inspiration et peindre <strong>des</strong> toiles formidables.<br />

En deuxième solution, le bateau fait naufrage.<br />

Il meurt. Il n’y a pas de toile, mais ce n'est pas<br />

de sa faute.<br />

En troisième solution, il perd ses mains dans un<br />

accident au cours de la traversée. Une fois de<br />

plus, ce n’est pas de sa faute.<br />

Dans la dernière solution, il ne meurt pas, il ne perd<br />

pas ses mains et il arrive à Tahiti, mais rien ne se<br />

passe comme prévu : il n'est pas à la hauteur de<br />

ce qu'il pensait pouvoir trouver en lui-même. Il est<br />

en partie responsable, mais en même temps, tout<br />

cela fait partie du risque de la création.<br />

Williams a voulu dire par là que les décisions les<br />

plus graves de nos existences sont sous-déterminées.<br />

En termes plus simples, cela signifie qu’elles<br />

ne sont justifiées qu’après coup par ce qui va<br />

arriver. En réalité, la justification rationnelle n'est<br />

jamais complète. Il y a toujours quelque chose en<br />

nous, dans ce qu’il y a de plus grave dans notre<br />

existence, qui dépend d’autres choses que nous.<br />

On peut en tirer plusieurs conséquences.<br />

Une conséquence toute simple est que cela peut<br />

modérer notre fierté au sujet de toutes nos gran<strong>des</strong><br />

réussites, parce qu'il y a une part de hasard.<br />

Ce qui est encore plus intéressant, c’est que cela<br />

peut modérer notre culpabilité, nos regrets et nos<br />

remords quand nous pensons, parfois à tort, ne<br />

pas avoir été à la hauteur de ce que nous pensions<br />

faire. Après tout, il y a aussi de la moral luck,<br />

de la fortune morale.<br />

La dernière conséquence correspond au grand<br />

concept de Williams, qu’il a appelé l’intégrité.<br />

Dans le fond, on ne peut pas maîtriser tout cela.<br />

On peut simplement tenter de maîtriser sa cohérence<br />

biographique. Il appelle cela la vertu<br />

d'intégrité : ne pas se prostituer, ne pas trahir les<br />

idéaux pour lesquels on vit.<br />

Quand on s'engage, on pense qu'on doit<br />

accepter <strong>des</strong> risques, accepter parfois de ne<br />

pas avoir un retour sur investissement existentiel<br />

ou financier avant cinq , dix ou vingt ans. On<br />

accepte cela, car on se dit que cela en vaut le<br />

coup. On ne sait pas comment cela peut tourner.<br />

Cela peut mal tourner. En revanche, il y a une<br />

vertu : l’intégrité. Je ne me prostitue pas. Je pense<br />

que je dois m’engager et respecter quelque<br />

chose : les principes pour lesquels je vis.<br />

Williams dit que cette intégrité a deux petites<br />

caractéristiques.<br />

La première est qu'être fidèle à ses principes ne<br />

peut pas être mécanique. Cela ne peut être que<br />

par tentative de cohérence biographique. Je<br />

n'applique pas <strong>des</strong> devoirs automatiquement<br />

envers moi-même. Simplement, je suis attentif à<br />

moi, à la création de moi. Pour un créateur, cela<br />

se confond avec la création de son œuvre. C'est<br />

plutôt une construction de cohérence.<br />

Deuxièmement, être fidèle à soi et à ses principes<br />

ne veut pas dire être psychorigide. Être<br />

psychorigide est plutôt une pathologie. Cela<br />

veut dire que j'admets que je peux modifier mes<br />

engagements, mais que je le fais de façon autonome,<br />

de façon réflexive.<br />

On peut considérer que cette vertu de l'intégrité<br />

est la vertu par excellence du créateur <strong>d'art</strong> et<br />

du créateur tout court. Si vous ne croyez pas à<br />

quelques-uns de vos engagements existentiels et<br />

esthétiques, vous ne croyez pas en celui ou en<br />

celle que vous êtes. C'est très embêtant.<br />

Pour vous tous, visiblement, la vie et l'œuvre<br />

s'entrecroisent. C'est la vertu par excellence de<br />

l'engagement et aussi la vertu par excellence, à<br />

mon avis, du créateur <strong>d'art</strong>.<br />

Maintenant, je sors de Williams pour vous<br />

faire part de minuscules analyses mo<strong>des</strong>tes qui<br />

découlent de ma visite à la Biennale, au Grand<br />

Palais à Paris, et de ce qui m'a semblé ressortir<br />

de cette visite concernant les caractéristiques<br />

de l'engagement du créateur <strong>d'art</strong>. J'en vois plusieurs.<br />

Je vais vous les énumérer.<br />

La première caractéristique est que c'est un<br />

engagement dans la matière. Cette matière<br />

devient du matériau. Il s’agit d’une ou plusieurs<br />

matières qui deviennent un ou plusieurs matériaux<br />

que vous travaillez.<br />

Ce rapport à la matière saute aux yeux. C'est<br />

la grande différence, peut-être – je m’engage<br />

sur un terrain qui n’est pas ma spécialité – avec<br />

le <strong>des</strong>ign, qui me semble être plutôt du côté du<br />

<strong>des</strong>sin, du <strong>des</strong>sin abstrait à partir de l'extérieur<br />

de la matière.<br />

46 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan

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