Recueil des Assises des métiers d'art 2019

Pour cela, vous êtes considérablement aidés
par le moment que nous traversons aujourd'hui,
parce que c'est un moment où les Français
regardent avec intérêt, mais aussi avec une
grande aspiration, toutes les valeurs que vous
pouvez représenter.
Il existe un paradoxe essentiel, pour un observateur
comme moi des évolutions de la société,
dans une tentative de compréhension des raisons
de ces évolutions que vous devez ressentir
au quotidien. Il a été dit dans le petit film que,
alors que vous travaillez chacun dans vos ateliers,
vous avez besoin de vous retrouver. Dans
un pays qui, depuis la Guerre des Gaules de
César, est marqué par un très fort individualisme,
on ne peut pas faire l'impasse sur la question
essentielle dans les communautés nouvelles :
qu'est-ce qui rassemble les individus ? Quel est
le sens qu’ils ont entre eux et qui fait qu'ils font
une société ?
Dans vos exercices professionnels, vous êtes
sans doute le métier ou un des métiers dans lesquels
chacun est confronté aux matériaux, aux
objets et aux clients. La figure de l'atelier, pour
moi, est passionnante. En même temps, vous
éprouvez le besoin de vous rassembler.
Vous voyez bien l'intérêt qui se porte vers vous. Je
vais essayer d’en rendre compte et d'expliquer
pour quelles raisons on vous aime et même, on
vous copie, on vous concurrence ; pour quelles
raisons d'autres prétendent faire ce que vous
faites ou ressembler à ce que vous faites.
La Présidente Aude Tahon a évoqué dans une
métaphore la phrase de Dali sur la gare de Perpignan.
On pourrait penser que c'est un propos
un peu optimiste et volontariste de dire que vous
êtes le centre de quelque chose. Effectivement,
les métiers d'art sont au centre de ce à quoi
aspirent les Français dorénavant, plus soudés
par une crise singulière qui n'est pas seulement
une crise économique et sociale, mais aussi une
crise de sens et de représentation.
Peut-être n'est-il pas inutile, avant d’aborder
la singularité française et ce moment de début
de XXIe siècle, de partager mon ressenti sur les
valeurs que vous portez et qui remontent loin
dans l'histoire universelle. En commençant par
réfléchir avec les équipes, j'ai beaucoup écouté
ce que vous étiez, ce qui remontait des études,
de vos travaux antérieurs et, moi aussi, je me suis
livré à un petit listing des valeurs que vous pouviez
incarner.
Je les énumère rapidement. Vous me direz lors
du débat si j’ai oublié quelque chose. Il s’agit
du geste artisanal et artistique, de la beauté, de
la créativité, de la singularité, de l'authenticité,
de la durabilité, de la capacité de réaliser le
potentiel humain et matériel et de l'importance
de la transmission.
J'ai été très frappé par les propos de l'un d'entre
vous, parlant des questions de transmission dans
les différentes sociétés et dans vos métiers d'art.
C’est aussi la coopération et le lien social.
Tout ce que vous représentez est véritablement
au centre de ce qui fait la solidarité humaine,
du sapiens particulièrement, dans la mesure
où, comme nous sommes conscients que nous
allons tous mourir, que nous sommes mortels, il
faut donner sens à ce qui fait nos communautés
humaines. Nous essayons d’être dépassés par
les objets que nous faisons. Cela se fait depuis
la nuit des temps, si on remonte aux grottes de
Lascaux. Il y a ce souci humain de faire quelque
chose au-delà du langage, au-delà de la figuration.
On souhaite faire passer la question
du beau.
La deuxième réflexion consiste à vous faire
mesurer à quel point, dans le monde, les Français
se singularisent par ce que vous faites, vous.
J'avais réalisé il y a huit ans avec HEC, Ernst &
Young, W & Cie et Havas, une étude internationale
sur la façon dont les leaders économiques
et d’opinion des quinze pays les plus développés
dans le monde voyaient les 25 pays les plus
développés. Des questions très précises étaient
posées à ces leaders économiques et d’opinion,
concernant leur appréciation sur la globalisation
et sur l'image de chacun des pays.
Le pays qui arrivait en premier, en termes de
création artistique, était la France. On doit forcément
s'interroger. Qu’est-ce qui fait que dans
le monde, la France arrive comme étant le pays
de la création artistique ? Qu'est-ce qui fait que
les autres voient des choses qui, pour nous,
semblent habituelles ou usuelles et qui, du coup,
ne se distinguent pas ?
Dans le film et de façon générale, il y a la question
de qui vous êtes, de l’identité de vos métiers
et de vos branches, qui justifierait un statut. Vous
êtes ancrés et fichés depuis des siècles dans ce
qui fait la singularité française, dans ce qui fait
que les métiers d'art sont inscrits dans l'imaginaire
français.
Je crois que cela vient des caractéristiques
de notre pays depuis la nuit des temps. Nous
sommes inscrits dans l'Europe, dans mare nostrum
qui est, depuis le départ une sorte d'atelier
d'art où, dans un même espace géographique
limité, se côtoient des peuples divers culturellement,
de sorte que ces peuples, pour sans
cesse guerroyer, se regardent, s'observent, se
copient, chaque peuple essayant de faire mieux
que l'autre.
Nous assistions à un dîner hier, pendant lequel
on faisait observer qu’il y avait eu les druides et le
christianisme et que les religions se succédaient
les unes après les autres sur les mêmes sites. Il y
a déjà un environnement européen à la France,
qui fait que l'Europe est perçue dans le monde
comme étant le lieu de la pensée occidentale
et d’une certaine forme de rapport à l’art, à la
création artistique et aux métiers d’art.
Singulièrement, en France, dès le départ, il y a
des Celtes, des Latins et des Germains. La France
n'a pas d'origine, contrairement à ce que l’on
pense souvent. C'est parce qu'elle n'a pas
d'origine que, pour assembler des diversités qui
nous sont consubstantielles, durant des siècles,
les Français ont développé un génie propre qui
est de s'approprier le réel, de s’assembler au
travers de la façon de se projeter. On se projette
dans l'espace. Malraux disait que les Français
avaient toujours besoin d’embrasser le monde :
les croisades, les guerres napoléoniennes,
les colonies ou l’Europe, comme la France en
grand. Pour nous, il est naturel d'aller à l'autre
bout du monde. Plus qu’un autre peuple, sauf
peut-être les Américains, il nous est naturel de
nous projeter dans l'espace.
Nous avons besoin de nous projeter dans le
temps. Les Français progressent. Au XVIIIe siècle,
nous avons pensé la philosophie des Lumières.
Il y a eu le progrès, la Déclaration universelle
des droits de l'Homme, une forme d’universalité.
Nous avons une façon de penser et de produire
un geste artistique qui explique que nous soyons
le premier pays dans l'industrie du luxe. Pourquoi
le luxe est-il associé à la France ? Pourquoi estce
la France qui est la première dans le luxe ?
C’est pour les mêmes raisons. Pour assembler la
diversité qui est la nôtre, nous avons des modalités
de ressenti émotionnellement, de pensée,
de création, d'innovation et de recherche qui
font que, sans cesse, nous partons du réel, mais
nous avons besoin d'un écart de projection par
rapport au réel, comme vous dans vos ateliers.
Quand vous avez un matériau, vous allez en
faire quelque chose. Vous en avez une idée ;
elle peut changer peu à peu. Il y a cette façon
française singulière, qui est ce que j'appelle
l'imaginaire français.
16 Assises des métiers d’art – 28 et 29 juin 2019, Palais des Congrès de Perpignan