Recueil des Assises des métiers d'art 2019

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qui existaient, lorsqu’on commençait à sortir des frontières françaises, conduisaient à énormément de sujets. Nous nous sommes demandé comment nous pourrions englober ces différentes échelles et ces différentes structures. Le mot « Craft » s'est imposé afin de parler aussi à un public anglosaxon et englober ces différentes cultures, ces différentes identités et ces différentes idées. À travers ce livre sans illustrations, composé de 65 textes que nous avons pu récolter et accompagner d’essais, nous avons voulu valoriser la réflexion qui se fait pour aujourd’hui et pour demain sur le Craft. Il s’agissait également d’avoir une démarche prospective et pas une anthologie historique qui remonterait à l’Antiquité, par exemple. C’était aussi une manière d'établir une « carte au trésor », de se faire cartographe et de donner un état des lieux de ce qui se fait aujourd'hui et de ce qui se fera peut-être demain. Tout cela peut inspirer des développements à venir. M. Philippe LOISEAU — Je vais faire des réflexions un peu « boule à facettes ». J'ai pris des éléments qui me paraissaient intéressants et susceptibles de pouvoir être partagés dans le cadre de ces Assises. Ce sont des questions en fragments, que je vais vous adresser. En lisant certains des articles de contribution à cet ouvrage, je me suis dit que chaque pays avait sa culture, sa tradition des métiers d'art. L’ouvrage développe cette idée que chaque pays réserve une certaine place aux métiers d’art, à la façon dont il entend en assurer la pérennité, voire même aux enjeux qu'il lui prête ou à la façon de les utiliser dans sa propre stratégie de développement. On peut penser à des pays aussi différents que le Japon et les États-Unis. Peut-on avoir, à travers les contributions de ce livre, un regard sur les différentes façons qu'ont aujourd'hui les pays de réserver une place aux métiers d'art et aussi, éventuellement, de poursuivre des intentions, à travers l'entretien, la préservation et le développement des métiers d'art ? M. Fabien PETIOT — Il arrive que l'Indien aux plumes de phénix se retrouve déplumé. C'est l’un des risques, et non des moindres. Nous souhaitions aussi embrasser des questions contemporaines : la crise migratoire, la question de la tragédie environnementale que nous vivons aujourd'hui et la question de la révolution numérique. Comment le Craft répond-il à toutes ces questions ? Nous étions face à une très grande diversité. Les valeurs de l'artisanat pouvaient être totalement phagocytées comme elles pouvaient être aussi porteuses de projets assez formidables, du point de vue des réponses sociétales. Vous m’avez demandé quelle image véhicule le Craft selon les différents contextes. On peut avoir un effet loupe, exacerbé à travers les expositions universelles. Ce n'est pas quelque chose de très récent. Ces expositions ont pour vocation de vendre, pas nécessairement les produits de l'industrie ou les produits artisanaux, mais de vendre l'image d'une nation. C'est ce qu'on appelle le soft power ou le nation branding. Autrement dit, il existe des agences entières dont le cœur de métier est de vendre l'image d'un pays. C’est une chose que l’on voit beaucoup au Japon, par exemple, à travers certaines expositions. Cela a été le cas de l’exposition de 1851. William Morris, adolescent, a refusé d'entrer dans l’exposition du Cristal Palace ; il a peutêtre fait une erreur, car ce n’était pas des produits industriels qui étaient présentés, mais des produits artisanaux, pour faire oublier la violence de l’industrialisation de l'Angleterre à cette époque. A Shanghai, en 2010, on pouvait voir les luthiers de Cremona derrière une vitre. Ils pouvaient parfois jouer quelques notes au violon. Tout cela racontait une certaine image de l'Italie, une sorte de dolce vita italienne à travers l'artisanat. L'artisanat sert à un soft power, à l’image d'une manière de vivre d'un pays. Cette manière d'utiliser ou, en tout cas, de mettre en avant l'artisanat, de le prendre comme une vitrine, a permis au pouvoir autoritaire chinois de condamner et de porter un coup redoutable à une céramique de grès rouge en Chine, très célèbre. Aujourd'hui, celle-ci est totalement réhabilitée et devient la vitrine du régime. Une manufacture de céramique tantôt sert des intérêts et tantôt sert de bonne conscience ou de vitrine à ce pouvoir chinois. Un autre exemple est celui de Taiwan. Ce sont des objets que vous avez peut-être pu voir au moment de Révélations, il y a quelques semaines. Taiwan est cette usine du monde qui est plutôt synonyme du made in Taiwan, de tout ce qui est électronique. Taiwan avait perdu ses savoirfaire. Aujourd'hui, un centre de recherche combiné à des ateliers, NTCRI, permet des résidences et de faire revivre des savoir-faire autour du bambou, par exemple. C'est aussi une politique, mais pas au sens du détournement politique. C’est une manière de renouer avec ses racines et ses savoir-faire pour aller dans quelque chose de très prospectif et d’ouvert sur le reste du monde, puisque de nombreux pays peuvent être représentés ici. Il y a des Suédois, par exemple. Il y a aussi quelque chose qui n’est pas illustré là : une sanctuarisation des métiers d'art avec les trésors nationaux vivants, comme c’est le cas au Japon et dans les autres pays. Ces effets de loupe nous intéressaient lorsqu’ils sont montrés, exposés, quand il s’agit de quelque chose de visible. Vous voyez, à travers ma réponse un peu longue, qu'il y a de nombreuses manières de caractériser le Craft à travers le monde. Tout cela dépend de contextes. Il existe un autre phénomène qui n’est pas moins important : c’est la manière dont les Arts and Crafts ont pu avoir un impact considérable sur l'artisanat d'art dans le monde. Les Arts and Crafts ne sont pas seulement l’idée d’une œuvre d'art totale qui valoriserait le travail ou les matériaux. C'est aussi une manière, pour William Morris, d'embrasser une question beaucoup plus large, notamment la pollution des rivières sous l’ère victorienne, par exemple. Il était écologiste avant l’heure. Il embrasse des questions sociétales extrêmement larges avec cet outil qu’est le Craft, l’artisanat. On voit aujourd’hui des féministes dans des marches contre Trump, qui n’est pas un très grand féministe. En se réappropriant l'univers domestique associé à la femme, par la broderie, par des œuvres collectives, notamment liées au textile, elles manifestent aussi un certain point de vue politique, au sens très large. Cela se fait aussi dans cette filiation avec les Arts and Crafts. Cela se fait enfin à travers une intégration aux départements universitaires aux écoles d'art. Des recherches, des thèses et des colloques sont souvent organisés dans des écoles anglosaxonnes, notamment aux États-Unis. Je pense au Warren Wilson Collège, dont nous avons pu interviewer l'actuelle directrice. Il y a un master de critical studies sur le Craft. On pourrait dire la même chose d'une école qui est une communauté Arts and Crafts mise en place dans les années 20 : la Cranbook Academy d’où sont sortis les plus 26 Assises des métiers d’art – 28 et 29 juin 2019, Palais des Congrès de Perpignan
grands artisans d'art américains et également les plus grands designers. C'est quelque chose de très multi-facettes. C'est la raison pour laquelle il m'est très compliqué aujourd’hui de dire qu’il existe une identité universelle de l’artisanat d'art. Pour moi, ce n'est pas quelque chose de forcément très pertinent. En tout cas, quelque chose est une évidence : il y a une agilité à embrasser son époque, à embrasser un contexte très particulier et à y trouver des réponses. Cet outil, c'est le Craft, l’artisanat d’art. M. Philippe LOISEAU — L’ouvrage évoque aussi la notion d’artisanat diffus. Cette idée, telle que je la comprends, est que l’artisanat d'art, ses valeurs, ses façons d’être et ses pratiques infusent la société. C’est un sujet que nous avons largement développé depuis ce matin. Dans le même temps, il existe un risque que les repères se brouillent et que ce qui constitue le socle de l'identité professionnelle des métiers d'art se liquéfie ou perde de sa substance, le secteur étant accaparé par d'autres acteurs qui poursuivent des fins étrangères aux métiers d'art. Je pense notamment au secteur du luxe, dont nous avons parlé ce matin. Selon vous, que peut-on entendre quand on parle d'artisanat diffus ? Si tant est que la question ait du sens, est-ce un risque ou une opportunité ? M. Fabien PETIOT — Ce sont les deux. C’est très amusant. Pour Chloé et moi, l’artisanat diffus est quelque chose d’extrêmement positif. Je n'imaginais pas que cela puisse avoir une autre tonalité. Nous avons tout fait dans ce livre pour ne pas essayer de faire des comparaisons ou de porter de quelconques jugements. Au contraire, vous devez avoir une diversité. L’artisanat diffus est un terme qu'on emprunte à Enzo Mari, un designer qui avait reçu une commande au tout début des années 80 pour mettre en valeur l’artisanat, notamment italien. Il avait constitué une exposition qui s'appelait Dov’é l’artigiano. Ce n’est pas « où peut bien se trouver l'artisan » mais « là où se trouve l'artisan ». D’après la lecture d’Enzo Mari, il se trouve présent dans les ateliers pour les maquettes de l'industrie automobile, dans la verrerie, dans l’industrie chimique. C'est lui qui réalise les prototypes pour certains objets de design. Il se trouve évidemment dans les ateliers de tapis en Iran et également du côté de la mode et de la vannerie, sur un grand nombre de plateaux de télé. Il y a vraiment une diffusion des savoir-faire qui servent des contextes beaucoup plus larges que leur seul contexte premier, si tant est qu’il y ait un contexte premier. En tout cas, c’est la capacité de cet artisanat à s'adapter à de nombreux domaines différents. Dans le même temps, avec cet artisanat diffus, le principe de Craft a été largement détourné. Un hamburger, un jean, une bière, une barbe ou tout ce que vous voulez peut être crafted, artisanal. Il n’y a évidemment rien d'artisanal dedans, ni sa production, ni sa distribution, ni les valeurs que cela accompagne, ni les conséquences que cela peut avoir. On est vraiment là dans ce que nous avons appelé le craft washing en nous inspirant du green washing. Le green washing, c’est peindre une chaise en vert et dire que c’est écologiste. Ce n'est pas parce qu'elle est en vert qu’elle est environnementalement saine et vertueuse. Le craft washing est cette manière de détourner n'importe quoi en lui mettant une étiquette Craft Art. Il faut le dénoncer énergiquement. La lecture qu’on peut avoir en plus, pour essayer d'être malgré tout un peu constructif et un peu optimiste, c'est de se dire que les valeurs se diffusent, comme cela a été dit précédemment. L’artisanat diffus va aussi en ce sens. L’artisanat se diffuse. Le problème, comme le dit Andrea Branzi, un autre designer, est qu’à force de se diffuser et de travailler, par exemple, pour l’industrie, l'artisanat perd un peu de son identité de modèle culturel. Branzi met cela sur la table. À un moment, l'artisanat est-il encore l'artisanat lorsqu'il travaille pour d'autres ? Évidemment, la collaboration est passionnante et enrichissante pour tout le monde, mais à quel point est-on encore soi-même quand on se compromet, en tout cas en tant que modèle culturel ? C’est Branzi qui le dit. Un autre auteur est Garth Clark qui demande si, à force de courir après le modèle de l’art contemporain, le Craft américain est un autre art contemporain ou toujours de l'artisanat. La question est posée. On peut également déduire une troisième chose de ce genre de pratique : le modèle industriel, tel qu'il existe, est peut-être arrivé en bout de course. En tout cas, il s'essouffle. Il recherche une légitimité, une certaine image. Ce questionnement est très intéressant. Quand on veut absolument mettre l'artisanat en valeur avec une notion d'authenticité alors qu’on est un industriel, quelque chose ne va pas ! Heureusement, on peut également se retourner vers William Morris qui a cette vision très large et très diffuse de conception de l’artisanat. On peut aussi apercevoir, dans cette filiation avec William Morris, avec cette vision politique au sens large, dans les nouvelles générations qui sortent des écoles d’art, d’artisanat et d’arts appliqués, une nouvelle réponse pour concilier les savoir-faire industriels et artisanaux. C'était déjà le cas avec la Werkbund allemande, avec Peter Behrens dans les années 20. C’est le cas aujourd’hui avec les personnes qui réfléchissent à l’obsolescence, aux questions de production et de valeur accordée à l'objet, à l’obsolescence programmée, etc. Nous étions vraiment convaincus que l’artisanat diffus était quelque chose de positif. J’espère vous en avoir un peu plus convaincus. L’artisanat diffus est un espace de rencontre. L’illustration qui figure ici est celle de makers. Sontils des artisans, des designers ou des geeks ? Je n'en sais rien. En tout cas, ils vont faire de la céramique imprimée. La main est à distance. Le four va venir perturber ce qui pouvait paraître très digital. La réponse se fait avec un parfumeur. Subitement, cette céramique imprimée devient le support de la diffusion d'une fragrance. C’est peut-être très anecdotique. En tout cas, cet artisanat diffus ne reste pas dans l'atelier du céramiste. Il rencontre l'univers d’un parfumeur. C’est un exemple d’artisanat diffus. QUESTIONS ET PARTAGE D’EXPÉRIENCE M. Philippe LOISEAU — La salle aura l'opportunité de poser des questions. Nous nous adresserons tout d'abord au groupe miroir, puis à l’ensemble de la salle. Nous changeons de sujet. Ateliers d'Art de France promeut notamment l'idée de l'atelierécole. Plusieurs auteurs abordent dans votre ouvrage ce déplacement de l’école dans l’atelier et, parfois, de l'atelier dans l'école. Du coup, quelles expériences avez-vous pu recenser, ici ou dans d’autres pays, relatives à ces déplacements croisés de l'atelier dans l'école ou de l’école dans l'atelier, puisque cette thématique de la transmission a été beaucoup mobilisée I.4. Le Craft et ses pratiques 27
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