Christine Browaeys 36 <strong>Assises</strong> <strong>des</strong> <strong>métiers</strong> d’art – 28 et 29 juin <strong>2019</strong>, Palais <strong>des</strong> Congrès de Perpignan
complexes, de plus en plus hybri<strong>des</strong>. Ils sont souvent le fruit de calculs numériques savants. En fin de compte, on peut dire qu’aujourd'hui, les matériaux correspondent à une quantité de calculs et d'informations numériques. Si vous prenez la fabrication additive pour générer une forme, elle passe par un logiciel. Ce sont <strong>des</strong> calculs. Dans le même temps, nous sommes de plus en plus immergés, pauvres humains, dans un monde digital. Nous interagissons aujourd'hui non seulement entre nous – c'est une chance –, mais aussi avec <strong>des</strong> objets et, de plus en plus, avec <strong>des</strong> données. Tout cela se mélange et se brouille. Nous sommes un peu perdus. Cela dit, une chose est assez extraordinaire : le fait de pouvoir réfléchir à un objet, à la conception d'un objet très en amont de sa réalisation. C'est le cas dans l’architecture aussi. Les <strong>des</strong>igners ont <strong>des</strong> problèmes de récupération de leur métier. Tout le monde a <strong>des</strong> états d'âme à ce sujet. Mon univers est plutôt le textile. On peut faire un raccourci entre habit et habitat : une enveloppe textile qui nous enveloppe et qu'on connaît depuis l'origine <strong>des</strong> temps. Le textile est vraiment une matière ouverte. Ce sont <strong>des</strong> fibres creuses. Depuis quelques années, à travers mon métier, je réfléchis beaucoup à la notion de textile intelligent, de textile connecté et de textile interactif. On s'aperçoit de plus en plus que la limite de la matière, en tant que forme, n'a plus vraiment de sens aujourd'hui parce que, dès qu'on parle de connexion, on va bien au-delà de la matière. On parle beaucoup plus de relation à la matière. Ce qui fait de plus en plus sens aujourd’hui, c'est ce terme de définition de la matière en tant que relation, c’est-à-dire la relation qu’on a avec cette matière. Un rapprochement se fait tout doucement entre les physiciens et les chimistes, qui travaillent sur la matière en tant que structure, et les personnes (dont vous faites partie) qui ont la sensation de cette matière, qui ont l’émotion de cette matière. Cette dimension prend sens aujourd'hui. La relation à la matière, aujourd'hui, est complètement transformée. Elle est beaucoup plus multiple. On peut presque dire que la bipolarité qu'on avait, aussi bien en architecture que dans le domaine de la fabrication d'un objet, la notion de profondeur, d’épaisseur, d'extérieur et d'intérieur, a tendance à s'émousser pour aller explorer de nouveaux champs complètement différents. Pour revenir à l'exemple de l'artisan, aujourd'hui, avec tous ces nouveaux outils qui sont la fabrication additive ou la découpe laser, on a la possibilité de travailler la matière de façon différente. On peut travailler la pierre de façon beaucoup moins classique. On peut ne pas avoir une approche de la forme telle qu’elle se faisait de façon traditionnelle, mais partir vers <strong>des</strong> géométries complètement différentes. Aujourd’hui, le digital est plutôt un catalyseur de création. Ce n'est pas une fin en soi, mais quelque chose dont il faut se saisir. Nous avons parlé de communautés, de mise en relation. Ce sont <strong>des</strong> choses dont il faut se saisir. La difficulté, c'est qu'ils sont actuellement dans une période interdisciplinaire. Il faut être un expert en tant qu'artisan, un expert de la matière, de la sensation de la matière, et aussi être un expert pour savoir appréhender toutes ces technologies afin de pouvoir combiner les deux et trouver sa place dans l'ensemble. Aujourd'hui, tout le monde a accès aux mêmes bases d'information. Tout le monde cherche <strong>des</strong> matériaux différents. Tout le monde essaie de se différencier. Il faut avoir le maximum d'atouts afin de pouvoir faire cette personnalisation qui va faire la rencontre avec le bel objet. M. Philippe LOISEAU — Du coup, le digital au sens large est-il un enrichissement ou un appauvrissement du répertoire à disposition du créateur ou de l'artisan ? Mme Christine BROWAEYS — C'est les deux. C’est un enrichissement, car comme pour un peintre, il y a davantage de palettes, d'outils. Le risque est la normalisation. On le voit déjà dans les échanges que nous avons entre nous sur les réseaux sociaux. Derrière, ce sont <strong>des</strong> outils, <strong>des</strong> logiciels et <strong>des</strong> imprimantes 3D qui ont tous leurs marques. Des étu<strong>des</strong> menées récemment permettent d'authentifier un objet en fonction de la marque d’imprimante 3D qui l’a produit. Il y a <strong>des</strong> petites différences entre les objets, mais on est tout de même enfermé. À partir du moment où on utilise une technologie, c'est la matérialité de la technologie. On pense que le numérique est quelque chose d’immatériel, d'évaporé, mais derrière, la machine est tout ce qu'il y a de plus physique. Elle a un système qui fait fonctionner tous ses éléments. À ce niveau, on raisonne en termes d'horloge, de construction et d'architecture d'ordinateur. Tout cela est très contraignant. C'est à cela qu'il faut faire attention. La robotique permet presque de remplacer certains gestes, mais il est évident qu'on ne remplacera pas l'intelligence humaine. M. Philippe LOISEAU — Nous avons évoqué un autre angle : l'apport du digital dans la transformation <strong>des</strong> savoir-faire. Pouvez-vous donner <strong>des</strong> exemples de ce type de contribution que le digital peut apporter, dans la transmission proprement dite <strong>des</strong> savoirfaire ? Mme Christine BROWAEYS — Je voudrais juste revenir sur une illustration que j’ai oublié de commenter. C'est une girouette. Elle a été faite par un graveur mathématicien qui habite dans la Drôme. Je le connais, car j’y habite aussi. On voit cette recherche chez les artistes et chez les artisans, pour aller plus loin et connaître les sciences qui sont derrière, les sciences <strong>des</strong> matériaux ou <strong>des</strong> mathématiques. Cela peut être une source d'inspiration pour aller vers de nouvelles géométries. Pour répondre à votre question, je dirai qu’aujourd'hui, la transmission est quelque chose de très interactif, qu’il ne faut pas confondre avec la notion de conservation. On a fait <strong>des</strong> essais au début du digital, consistant à enregistrer <strong>des</strong> gestes dans le domaine artistique musical, de la danse, de l'apprentissage du piano et du violon. On a conçu <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> vidéothèques avec <strong>des</strong> bases de données et de connaissances. C'est très à plat, deux dimensions. On le voit sur un écran. Ce n'est pas interactif, on est très passif devant cette chose. Aujourd'hui, il y a <strong>des</strong> avancées dans le domaine de la mémorisation et de la captation du geste. Des recherches sont menées au centre de robotique de l’École <strong>des</strong> Mines de Paris. Dans le cadre de la sauvegarde du patrimoine immatériel, ils font <strong>des</strong> essais. Ils mettent <strong>des</strong> capteurs pour scanner les gestes <strong>d'art</strong>isans dans le domaine de la poterie. C’est un domaine où il n’y a pas beaucoup d'outils. C'est relativement simple. On met <strong>des</strong> capteurs sur les bras, sur les squelettes et on enregistre les mouvements. Après, on modélise tout cela. La personne en apprentissage va essayer de reproduire les gestes à l'identique de ce qui a été modélisé et elle sera corrigée. I.5. Table ronde 37