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Agnes Accorsi_Charlie Galibert_Femmes anti virus

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Les femmes <strong>anti</strong><strong>virus</strong><br />

Les GAFAM 1 avaient gagné. Les écrans parlaient aux écrans. Les humains<br />

s'étaient effacés devant la dizaine d'hommes les plus riches et les plus puissants<br />

de la planète. Les très-vieux étaient morts du covid 19 assistés<br />

institutionnellement par la faillite du système de santé. Les « boomers » 2<br />

avaient suivis de près. Les milléniums, les digitals natives au cerveau nettoyé de<br />

pensée et de rêve et aux doigts fondus aux claviers regardaient le monde<br />

disparu de leurs yeux de lumière bleue.<br />

Les écrans cliquaient seuls sur nos berceaux, les écrans cliquaient seuls sur nos<br />

tombes. Entre les deux, il n'y avait rien, pas de boite noire. Le confinement nous<br />

avait confirmé notre destin nietzschéen : « Deviens ce que tu es » : juste 2<br />

orifices, en haut un pour ingérer les pâtes, en bas un pour le papier toilette.<br />

Alors on stockait.<br />

On ne parla bientôt plus, penser il y avait longtemps que c'était derrière nous.<br />

Penser, il ne fallait même plus y penser.<br />

Au cœur de ce Nouveau Monde, les Intelligences Artificielles et des machines<br />

non-humaines avaient évincé le troupeau du parc humain, la famille, l’Étatnation.<br />

On assistait (enfin : les machines !) à l'avènement d’un temps<br />

insaisissable achevant de faire de la planète une identité globalisée sans<br />

plantes, sans animaux. La prochaine étape de l'Artificial Intelligence Unification<br />

était la programmation de la disparition des océans par aspiration (la<br />

Méditerranée avait déjà servi de test – réussi ! Après, on araserait les<br />

montagnes en regroupant quelques beaux spécimens empaillés dans un musée<br />

(Everest, Servin, Monte Gozzi). Pour finir, on pomperait l’air.<br />

En Corse, il n’y avait plus personne. Plus personne d’humain. Tout juste une<br />

petite foule d’écrans en interactions. Tous pareils. Tous seuls ensemble, tous<br />

ensemble seuls. Les insulaires disparaissaient doucement en écoutant<br />

ronronner les machines.<br />

1 Acronyme des géants du Net : « Google Apple Facebook Amazon Microsoft »<br />

2 Les baby boomers d’après-guerre devenus vieux, surnoms donnés par les jeunes connectés


Curieusement, une famille d’humaines a survécu, des vieilles et des jeunes. Ce<br />

sont de vraies têtes chercheuses, de la pré ado à l’arrière arrière-grand-mère.<br />

Les vieilles étaient déjà âgées pendant le covid 19. Elles ont survécu en créant<br />

un vaccin utilisant les fluides corporels des chauves-souris et des<br />

micobacterium Manidae. Il faut retenir leurs noms car ce sont les dernières<br />

femmes, à moins que ce ne soient les premières post humaines. Elles<br />

composent trois binômes de parenté et d’âge : Lesia et Barba ; Asphodèle et<br />

Flora ; Simonetta et Simona.


Elles se sont retrouvées dans le Château de La Punta que les machines ont<br />

investi de leurs écrans et transformé en galerie de luxe. Elles y ont rejoint une<br />

équipe de chercheurs japonais qui y travaille. Elles y vivent parmi des<br />

mannequins en plastique ou en aluminium, des décors, des poupées, chassant<br />

l'idée de la mort avec des inventions scientifiques qui partent souvent en fumée<br />

mais donnent lieu à de magnifiques créations esthétique et poétiques.<br />

Elles ont beaucoup de mal à ne pas se prendre pour des répliques, des clones<br />

ou des hologrammes des mannequins, eux aussi des survivants. Parfois, elles


vont faire un séjour dans les tours génoises de l'île dont le Château est<br />

l'Organisme-Mère.<br />

Il y a un archer d’une vingtaine d’années qui veille dans le Château de la Punta.<br />

Un rescapé. Il lit La liberté ou l’amour de Desnos qu’il connait par cœur. Il<br />

entretient des relations virtuelles avec les mannequins. Il fixe sur les bas de<br />

maillots de bain, surtout les brésiliens et les tangas de la marque Banana Moon.<br />

Malgré son jeune âge, il fonctionne déjà aux souvenirs. « Souvenir de corail,<br />

souvenir de méduses, souvenir d'îles, souvenir de nageuses, souvenir d'après<br />

l'amour, c'est la chanson de mauvais augure de l'eau dans les conduites de<br />

plomb de la cité. » 3<br />

Les femmes s’en méfient : il pourrait bien les tuer pour extraire et congeler<br />

leurs cœurs ou les scanner pour diffuser les battements sur des écrans qu’il sera<br />

le seul à regarder. Il aime tellement les écrans ! Et seules les six femmes ont des<br />

cœurs de chair. Les mannequins, même celle en aluminium chromé, ont une<br />

poitrine vide. On peut rien faire avec un cœur qui n’existe pas !<br />

On est en été ou à la fin de l'été, le Château est vide, même de squelettes, le<br />

temps a passé et a défait les nœuds de toutes les cordes qui nous tenaient<br />

ensemble, même l'amour, même la religion, peut-être que les mannequins et<br />

les femmes rêvent qu’ils rêvent de la mer qui n’est pas loin, de nager.<br />

3 Robert Desnos, 1924/1982, La liberté ou l'amour ! suivi de deuil pour deuil, Gallimard,<br />

L’Imaginaire N° 90.


Plus bas il y a la ville aussi, enfin, il y avait, car elle a disparu, sous la végétation<br />

d'abord, puis sous le désert. De toute façon, la ville pourrissait déjà depuis<br />

longtemps. Les habitants ne s'intéressaient qu'à l’apparence et à la<br />

consommation. C'est d’ailleurs ainsi que le Château était devenu un centre<br />

commercial de vêtements de luxe.<br />

Pareil pour la mer, elle a été aspirée, elle ne ressemble plus qu’à une main nue<br />

grande ouverte sous le ciel. Une main morte ! Et même les taxypholia ne sont<br />

plus qu'un désir, même le tabac ou les prothèses ne sont plus qu'un désir. Et<br />

nous ne savons pas si ce sont les mannequins de luxe qui se rêvent humaines<br />

ou les humaines qui se rêvent mannequins.<br />

Leur premier rêve commun a donné vie à une femme verte sous un parapluie.<br />

C’est mieux même qu’une création : un rêve devenu vert et un rêve devenu<br />

femme. Un enfantement d’après la fin de la fin du monde. Une nouvelle<br />

origine ? Un nouveau départ ?


C’est la dernière histoire corse. Elle fait pas rire puisqu’il n’y a plus personne<br />

pour rire. Les <strong>Femmes</strong>-là se sont attelées à la création d’un <strong>virus</strong> exprès pour<br />

ça. Je ne sais pas si ça va marcher, mais je croise les doigts. L’archer aussi : du<br />

coup ses flèches partent un peu dans tous les sens…<br />

<strong>Agnes</strong> <strong>Accorsi</strong> & <strong>Charlie</strong> <strong>Galibert</strong>

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