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Les femmes <strong>anti</strong><strong>virus</strong><br />
Les GAFAM 1 avaient gagné. Les écrans parlaient aux écrans. Les humains<br />
s'étaient effacés devant la dizaine d'hommes les plus riches et les plus puissants<br />
de la planète. Les très-vieux étaient morts du covid 19 assistés<br />
institutionnellement par la faillite du système de santé. Les « boomers » 2<br />
avaient suivis de près. Les milléniums, les digitals natives au cerveau nettoyé de<br />
pensée et de rêve et aux doigts fondus aux claviers regardaient le monde<br />
disparu de leurs yeux de lumière bleue.<br />
Les écrans cliquaient seuls sur nos berceaux, les écrans cliquaient seuls sur nos<br />
tombes. Entre les deux, il n'y avait rien, pas de boite noire. Le confinement nous<br />
avait confirmé notre destin nietzschéen : « Deviens ce que tu es » : juste 2<br />
orifices, en haut un pour ingérer les pâtes, en bas un pour le papier toilette.<br />
Alors on stockait.<br />
On ne parla bientôt plus, penser il y avait longtemps que c'était derrière nous.<br />
Penser, il ne fallait même plus y penser.<br />
Au cœur de ce Nouveau Monde, les Intelligences Artificielles et des machines<br />
non-humaines avaient évincé le troupeau du parc humain, la famille, l’Étatnation.<br />
On assistait (enfin : les machines !) à l'avènement d’un temps<br />
insaisissable achevant de faire de la planète une identité globalisée sans<br />
plantes, sans animaux. La prochaine étape de l'Artificial Intelligence Unification<br />
était la programmation de la disparition des océans par aspiration (la<br />
Méditerranée avait déjà servi de test – réussi ! Après, on araserait les<br />
montagnes en regroupant quelques beaux spécimens empaillés dans un musée<br />
(Everest, Servin, Monte Gozzi). Pour finir, on pomperait l’air.<br />
En Corse, il n’y avait plus personne. Plus personne d’humain. Tout juste une<br />
petite foule d’écrans en interactions. Tous pareils. Tous seuls ensemble, tous<br />
ensemble seuls. Les insulaires disparaissaient doucement en écoutant<br />
ronronner les machines.<br />
1 Acronyme des géants du Net : « Google Apple Facebook Amazon Microsoft »<br />
2 Les baby boomers d’après-guerre devenus vieux, surnoms donnés par les jeunes connectés
Curieusement, une famille d’humaines a survécu, des vieilles et des jeunes. Ce<br />
sont de vraies têtes chercheuses, de la pré ado à l’arrière arrière-grand-mère.<br />
Les vieilles étaient déjà âgées pendant le covid 19. Elles ont survécu en créant<br />
un vaccin utilisant les fluides corporels des chauves-souris et des<br />
micobacterium Manidae. Il faut retenir leurs noms car ce sont les dernières<br />
femmes, à moins que ce ne soient les premières post humaines. Elles<br />
composent trois binômes de parenté et d’âge : Lesia et Barba ; Asphodèle et<br />
Flora ; Simonetta et Simona.
Elles se sont retrouvées dans le Château de La Punta que les machines ont<br />
investi de leurs écrans et transformé en galerie de luxe. Elles y ont rejoint une<br />
équipe de chercheurs japonais qui y travaille. Elles y vivent parmi des<br />
mannequins en plastique ou en aluminium, des décors, des poupées, chassant<br />
l'idée de la mort avec des inventions scientifiques qui partent souvent en fumée<br />
mais donnent lieu à de magnifiques créations esthétique et poétiques.<br />
Elles ont beaucoup de mal à ne pas se prendre pour des répliques, des clones<br />
ou des hologrammes des mannequins, eux aussi des survivants. Parfois, elles
vont faire un séjour dans les tours génoises de l'île dont le Château est<br />
l'Organisme-Mère.<br />
Il y a un archer d’une vingtaine d’années qui veille dans le Château de la Punta.<br />
Un rescapé. Il lit La liberté ou l’amour de Desnos qu’il connait par cœur. Il<br />
entretient des relations virtuelles avec les mannequins. Il fixe sur les bas de<br />
maillots de bain, surtout les brésiliens et les tangas de la marque Banana Moon.<br />
Malgré son jeune âge, il fonctionne déjà aux souvenirs. « Souvenir de corail,<br />
souvenir de méduses, souvenir d'îles, souvenir de nageuses, souvenir d'après<br />
l'amour, c'est la chanson de mauvais augure de l'eau dans les conduites de<br />
plomb de la cité. » 3<br />
Les femmes s’en méfient : il pourrait bien les tuer pour extraire et congeler<br />
leurs cœurs ou les scanner pour diffuser les battements sur des écrans qu’il sera<br />
le seul à regarder. Il aime tellement les écrans ! Et seules les six femmes ont des<br />
cœurs de chair. Les mannequins, même celle en aluminium chromé, ont une<br />
poitrine vide. On peut rien faire avec un cœur qui n’existe pas !<br />
On est en été ou à la fin de l'été, le Château est vide, même de squelettes, le<br />
temps a passé et a défait les nœuds de toutes les cordes qui nous tenaient<br />
ensemble, même l'amour, même la religion, peut-être que les mannequins et<br />
les femmes rêvent qu’ils rêvent de la mer qui n’est pas loin, de nager.<br />
3 Robert Desnos, 1924/1982, La liberté ou l'amour ! suivi de deuil pour deuil, Gallimard,<br />
L’Imaginaire N° 90.
Plus bas il y a la ville aussi, enfin, il y avait, car elle a disparu, sous la végétation<br />
d'abord, puis sous le désert. De toute façon, la ville pourrissait déjà depuis<br />
longtemps. Les habitants ne s'intéressaient qu'à l’apparence et à la<br />
consommation. C'est d’ailleurs ainsi que le Château était devenu un centre<br />
commercial de vêtements de luxe.<br />
Pareil pour la mer, elle a été aspirée, elle ne ressemble plus qu’à une main nue<br />
grande ouverte sous le ciel. Une main morte ! Et même les taxypholia ne sont<br />
plus qu'un désir, même le tabac ou les prothèses ne sont plus qu'un désir. Et<br />
nous ne savons pas si ce sont les mannequins de luxe qui se rêvent humaines<br />
ou les humaines qui se rêvent mannequins.<br />
Leur premier rêve commun a donné vie à une femme verte sous un parapluie.<br />
C’est mieux même qu’une création : un rêve devenu vert et un rêve devenu<br />
femme. Un enfantement d’après la fin de la fin du monde. Une nouvelle<br />
origine ? Un nouveau départ ?
C’est la dernière histoire corse. Elle fait pas rire puisqu’il n’y a plus personne<br />
pour rire. Les <strong>Femmes</strong>-là se sont attelées à la création d’un <strong>virus</strong> exprès pour<br />
ça. Je ne sais pas si ça va marcher, mais je croise les doigts. L’archer aussi : du<br />
coup ses flèches partent un peu dans tous les sens…<br />
<strong>Agnes</strong> <strong>Accorsi</strong> & <strong>Charlie</strong> <strong>Galibert</strong>