2023_06_07_EB_SY_Engendrer ou créer
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Département Ethique biomédicale<br />
Séminaire 2022-2024<br />
« <strong>Engendrer</strong> <strong>ou</strong> Créer ? Vers l’Homme fabriqué »<br />
Séance du 7 juin <strong>2023</strong><br />
Intervenant :<br />
Clarisse Picard<br />
L’enfantement à l’épreuve des techniques reproductives :<br />
Réflexions p<strong>ou</strong>r une éthique générative<br />
Intervenante :<br />
Clarisse Picard, maître de conférences en philosophie, Centre Sèvres, Paris<br />
N<strong>ou</strong>s assistons aux débuts de la philosophie de l’enfantement 1 . En effet, l’enfantement est avant<br />
t<strong>ou</strong>t considéré comme un fait biologique et donc un non-sujet philosophique. Mais l’apparition des<br />
techniques reproductives s<strong>ou</strong>tient un processus de mutation anthropologique qui fait entrer le sujet<br />
dans le domaine de la philosophie.<br />
Cette mutation peut être évoquée en quelques mots. La légalisation de la contraception et la<br />
dépénalisation de l’avortement achèvent de dissocier sexualité et procréation. La naissance des<br />
premiers « bébés épr<strong>ou</strong>vettes », fruits de la fécondation in vitro, dissocie la fécondation du corps<br />
des femmes. La gestation p<strong>ou</strong>r autrui (GPA) dissocie la grossesse et l’acc<strong>ou</strong>chement du corps de la<br />
mère. Le don de cellules tierces, les modifications génétiques sur l’embryon <strong>ou</strong> encore la fabrication<br />
de gamètes artificiels dissocient la filiation maternelle du patrimoine génétique de la mère. L’utérus<br />
artificiel dissociera définitivement la gestation du corps humain de sexe féminin de la fécondation<br />
de l’ovule jusqu’à la naissance de l’enfant.<br />
Questionner le sens de l’enfantement apparaît donc fondamental avant que la grossesse maternelle<br />
n’apparaisse comme une option préférentielle non nécessaire. Mais de quelles ress<strong>ou</strong>rces<br />
rationnelles disposons-n<strong>ou</strong>s p<strong>ou</strong>r entreprendre cette réflexion ? La raison d’être de l’enfantement<br />
ne peut se comprendre uniquement avec la biologie, l’économie et le droit. Il faut convoquer la<br />
phénoménologie transcendantale de Husserl et la psychanalyse p<strong>ou</strong>r tenter d’y voir plus clair.<br />
Le plan de la conférence est en trois parties : problème et méthode propres à la phénoménologie<br />
génétique et générative, l’enfantement comme paradigme d’une phénoménologie génétique et<br />
générative, les pistes p<strong>ou</strong>r une éthique générative de l’enfantement.<br />
Husserl pense le développement humain en termes de genèse. Au t<strong>ou</strong>rnant des années 1920, la<br />
phénoménologie statique approfondie par la phénoménologie génétique se donne p<strong>ou</strong>r tâche<br />
d’expliciter le processus génésique du « devenir soi-même » et du « devenir en relation ». L’enjeu<br />
est de décrire le processus par lequel n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s humanisons en termes d’individuation et<br />
d’incarnation de soi et d’autrui, dans l’horizon d’un monde sensé.<br />
Dans la première moitié des années 1930, la phénoménologie générative cherche à faire entrer en<br />
ligne de compte dans ces processus les liens originaires qui n<strong>ou</strong>s lient entre les générations et au<br />
1<br />
Philosophie de l’enfantement – Cinq méditations de Clarisse Picard, éd. Classiques Garnier.<br />
Collège des Bernardins<br />
20 rue de Poissy - 75005 Paris<br />
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sein d’une même génération (historicité). Mais aussi à expliciter l’hypothèse d’une intentionnalité<br />
pulsionnelle, à la fois sexuelle et sociale, t<strong>ou</strong>rnée vers les autres, plus originelle que l’intentionnalité<br />
de la conscience constituante (pulsion et instinct).<br />
P<strong>ou</strong>r expliquer ces phénomènes, l’expérience de la maternité est exemplaire. Husserl y rec<strong>ou</strong>rt à<br />
plusieurs reprises, notamment dans un texte de 1935. Au point que l’enfantement paraît être<br />
l’expérience paradigmatique à la genèse de la pensée phénoménologique.<br />
En suivant les correspondances mises en lumière entre enfantement et phénoménologie,<br />
l’enfantement se laisse décrire en quatre phases successives. Le temps du désir et de l’attente d’un<br />
enfant est, p<strong>ou</strong>r une mère, un moment d’attention p<strong>ou</strong>r l’expérience intérieure de la maternité. Elle<br />
est mue par une intentionnalité pulsionnelle qui la porte vers son enfant. Cependant, l’enfant en elle<br />
n’est pas encore, p<strong>ou</strong>r elle, un autre moi, mais un moi autre, l’infans qu’elle était autrefois. Ce<br />
processus d’identification est au fondement de la sollicitude maternelle primaire. Puis,<br />
l’acc<strong>ou</strong>chement correspond p<strong>ou</strong>r une mère à un moment de dés-incarnation, de suspension de soi,<br />
qui peut prendre p<strong>ou</strong>r elle le sens d’une dé-naissance. C’est aussi un moment de régression où elle<br />
se confronte au sens de sa propre naissance, qui peut prendre la forme d’une question sur l’origine.<br />
Elle entre alors dans le temps de la convalescence qui est, p<strong>ou</strong>r elle, un moment de redirection et de<br />
constitution (soit de « ré-incorporation »). C’est-à-dire de ret<strong>ou</strong>r réflexif sur soi et de relance de sa<br />
vie conjugale et sociale, m<strong>ou</strong>vement par lequel mère et enfant se différencient progressivement l’un<br />
de l’autre. Ce moment de re-naissance prend le sens d’une co-naissance de la mère et de l’enfant,<br />
soit d’une donation à soi, de la mère et de l’enfant, ainsi que du monde. Mère et enfant se<br />
reconnaissent alors mutuellement comme deux personnes, à la fois séparées et reliées.<br />
En quoi cette phénoménologie de l’enfantement est-elle susceptible d’indiquer quelques pistes p<strong>ou</strong>r<br />
une éthique générative de l’enfantement à l’aune de sa probable fin ? Sont successivement<br />
considérés l’ethos maternel de l’attention, dans le temps du désir et de l’attente d’un enfant ; l’ethos<br />
maternel de la réduction (<strong>ou</strong> épochè), dans le temps de l’acc<strong>ou</strong>chement ; l’ethos maternel de la<br />
redirection-constitution, dans le temps de la convalescence ; enfin, l’ethos de la donation, dans le<br />
temps de la donation à soi, de la mère et de l’enfant.<br />
Dans la première phase, l’ethos maternel de l’attention invite à questionner le type d’intentionnalité<br />
qui est à l’œuvre à la genèse d’enfants qui seront « fabriqués » hors de t<strong>ou</strong>te fondation affective,<br />
sensorielle et intersubjective. On est proche du mythe faustien. Quelle serait la viabilité d’un enfant<br />
dont l’unité de développement, sa genèse, ne serait plus s<strong>ou</strong>tenue par l’intentionnalité pulsionnelle<br />
du corps maternel ? Corrélativement, comment imaginer qu’un fœtus soit éveillé à quelque<br />
intentionnalité pulsionnelle à l’égard d’une machine dép<strong>ou</strong>rvue d’affectivité et de sensorialité ?<br />
Enfin, comment la chair enfantine p<strong>ou</strong>rrait-elle s’incarner (incorporation de la chair) sans la<br />
sollicitude maternelle à l’œuvre dès le ventre maternel ? En <strong>ou</strong>tre, si ces enfants venaient à naître,<br />
quels moyens sommes-n<strong>ou</strong>s prêts à mettre en œuvre p<strong>ou</strong>r entendre, accompagner et guérir les<br />
s<strong>ou</strong>ffrances mémorielles de l’origine ?<br />
Dans la seconde phase, l’ethos maternel de l’épochè suggère une éthique générative de<br />
l’enfantement également n<strong>ou</strong>rrie par cette attitude philosophique de réduction « au monde de la<br />
vie » qui p<strong>ou</strong>rrait, d’une certaine manière, présider à t<strong>ou</strong>te délibération éthique relative à la<br />
naissance. Notamment à chaque fois que sont en jeu, dans l'accompagnement, le discernement et<br />
les débats éthiques, les questions relatives à la naissance : comment continuer à prévenir et à lutter<br />
contre les violences obstétricales et gynécologiques ? Comment mieux assurer encore le<br />
consentement libre et éclairé de la patiente <strong>ou</strong> encore respecter son droit à recevoir des soins visant<br />
à s<strong>ou</strong>lager la d<strong>ou</strong>leur ? Etc.<br />
Dans la troisième phase, l’ethos maternel de la redirection-constitution appelle le corps médical et<br />
social à s<strong>ou</strong>tenir une éthique de prévention et de soin de la relation maternelle primaire, si<br />
fondamentale au développement de l’enfant et à la convalescence de sa mère. Mais dans la<br />
perspective radicale de la fin de l’enfantement, il n<strong>ou</strong>s oblige aussi à considérer collectivement ce<br />
que n<strong>ou</strong>s faisons et ce que n<strong>ou</strong>s v<strong>ou</strong>lons lorsque n<strong>ou</strong>s n<strong>ou</strong>s acheminons vers la fin de l’enfantement :<br />
est-il raisonnable de penser que la plasticité et la résilience dont témoignent les êtres humains en<br />
devenir p<strong>ou</strong>rraient leur permettre de faire face à de telles mutations sans dommages collatéraux<br />
considérables ? Quel sera le sens d’être humain t<strong>ou</strong>t en étant dép<strong>ou</strong>rvu de t<strong>ou</strong>te trace mnésique<br />
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originaire maternelle et paternelle <strong>ou</strong> de la coparente, autrement dit dép<strong>ou</strong>rvu de mémoire<br />
génésique ? Quels seront les modes de penser-être, le langage, la communication, les œuvres de<br />
culture et de civilisation d’êtres vivants dép<strong>ou</strong>rvus de mémoire génésique et générative, autrement<br />
dit d’êtres humains qui viendraient au monde hors du procès génératif continu de l’humanité ?<br />
Enfin, dans la quatrième phase, l’ethos maternel de la donation interroge les conditions de<br />
possibilité et de maintien de la communauté humaine et d’un monde commun où la naissance du<br />
corps des femmes reste s<strong>ou</strong>haitable et possible.<br />
P<strong>ou</strong>r conclure, remarquons qu’il existe une tentation individuelle et collective de se libérer du travail<br />
du naître. Mais en rec<strong>ou</strong>rant à la technique p<strong>ou</strong>r cont<strong>ou</strong>rner ce travail, ne va-t-on pas demeurer dans<br />
un état infantile et indifférencié les uns des autres ? Comment rendrons-n<strong>ou</strong>s compte à « nos »<br />
enfants qui ne tr<strong>ou</strong>veront pas la voie de leur possible singularité, qui s’acquiert par la différenciation<br />
des chairs et, d’abord, de la chair maternelle primordiale ? Car c’est bien dans l’épan<strong>ou</strong>issement<br />
des chairs, et originairement dans l’épan<strong>ou</strong>issement des chairs maternelle et enfantine, que se<br />
constituent la vie symbolique et, par conséquent, l’avenir de la civilisation.<br />
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