13.02.2024 Views

Le choc colonial et l'islam Les politiques religieuses des puissances coloniales en terre de l'islam

" La laïcité est l'arme des nouveaux croisés " proclame aujourd'hui un slogan islamiste. Au-delà de ce jugement abrupt, on doit constater en tout cas que le rapport entre les héritages de la domination coloniale et l'importation de conceptions laïques et/ou sécularisées dans les pays musulmans est aujourd'hui au cœur des problématiques qui fondent les questionnements sur l'islam. Le contexte colonial a en effet manifesté partout les limites d'universalismes européens qui, pour la plupart, puisaient aux sources des Lumières. À l'épreuve de la colonisation, les idéaux émancipateurs sont souvent devenus la légitimation d'entreprises de domination, quand ils n'ont pas été purement et simplement retournés. La non-application de la loi de 1905 aux musulmans de l'Algérie française, le confessionnalisme politique au Liban, le projet sioniste en Palestine, la " question irakienne ", la création du Pakistan sont autant d'exemples qui interrogent ces universalismes. Ce sont ces situations –; et bien d'autres –; que revisitent les auteurs de ce très riche ouvrage collectif. En choisissant de confronter les politiques religieuses des puissances coloniales avec la façon dont elles ont été perçues par les musulmans, ils fournissent les clefs pour comprendre les retours actuels. Une large place est réservée à l'expérience française, mais la problématique est élargie aux autres puissances coloniales européennes : Royaume-Uni et Russie.

" La laïcité est l'arme des nouveaux croisés " proclame aujourd'hui un slogan islamiste. Au-delà de ce jugement abrupt, on doit constater en tout cas que le rapport entre les héritages de la domination coloniale et l'importation de conceptions laïques et/ou sécularisées dans les pays musulmans est aujourd'hui au cœur des problématiques qui fondent les questionnements sur l'islam. Le contexte colonial a en effet manifesté partout les limites d'universalismes européens qui, pour la plupart, puisaient aux sources des Lumières. À l'épreuve de la colonisation, les idéaux émancipateurs sont souvent devenus la légitimation d'entreprises de domination, quand ils n'ont pas été purement et simplement retournés. La non-application de la loi de 1905 aux musulmans de l'Algérie française, le confessionnalisme politique au Liban, le projet sioniste en Palestine, la " question irakienne ", la création du Pakistan sont autant d'exemples qui interrogent ces universalismes. Ce sont ces situations –; et bien d'autres –; que revisitent les auteurs de ce très riche ouvrage collectif. En choisissant de confronter les politiques religieuses des puissances coloniales avec la façon dont elles ont été perçues par les musulmans, ils fournissent les clefs pour comprendre les retours actuels. Une large place est réservée à l'expérience française, mais la problématique est élargie aux autres puissances coloniales européennes : Royaume-Uni et Russie.


SHOW MORE
SHOW LESS
  • No tags were found...

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

TEXTES À L’APPUI

série histoire contemporaine



Sous la direction de

Pierre-Jean Luizard

Le choc colonial et l’islam

Les politiques religieuses des puissances coloniales

en terres d’islam

LA DÉCOUVERTE

9 bis, rue Abel-Hovelacque

75013 Paris

2006


ISBN : 2-7171-4696-X

Le logo qui figure sur la couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est d’alerter

le lecteur sur la menace que représente pour l’avenir du livre, tout particulièrement dans le

domaine des sciences humaines et sociales, le développement massif du photocopillage.

Le Code de la propriété intellectuelle du 1 er juillet 1992 interdit en effet expressément, sous

peine des sanctions pénales réprimant la contrefaçon, la photocopie à usage collectif sans autorisation

des ayants droit. Or cette pratique s’est généralisée dans les établissements d’enseignement,

provoquant une baisse brutale des achats de livres, au point que la possibilité même pour

les auteurs de créer des œuvres nouvelles et de les faire éditer correctement est aujourd’hui menacée.

Nous rappelons donc qu’en application des articles L 122-10 à L 122-12 du Code de la propriété

intellectuelle, toute photocopie à usage collectif, intégrale ou partielle, du présent ouvrage

est interdite sans autorisation du Centre français d’exploitation du droit de copie (CFC, 20, rue

des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toute autre forme de reproduction, intégrale ou partielle, est

également interdite sans autorisation de l’éditeur.

Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos parutions, il vous suffit d’envoyer vos

nom et adresse aux Éditions La Découverte, 9 bis, rue Abel-Hovelacque, 75013 Paris. Vous recevrez

gratuitement notre bulletin trimestriel. À La Découverte. Vous pouvez également retrouver

l’ensemble de notre catalogue et nous contacter sur notre site www.editionsladecouverte.fr.

© Éditions La Découverte, Paris, 2006.


Sommaire

Introduction 9

Pierre-Jean Luizard

I. Utopies des Lumières, expansion économique et coloniale :

l’Europe se projette en terres d’islam

1. La projection chrétienne de l’Europe industrielle

sur les provinces arabes de l’Empire ottoman 39

Henry Laurens

2. Le discours colonial des saint-simoniens :

une utopie postrévolutionnaire française

appliquée en terre d’islam (Égypte et Algérie) 57

Philippe Régnier

3. Les sources d’inspiration de la Constitution tunisienne de 1861 71

Hafidha Chekir

4. La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie 89

Pierre-Jean Luizard

5. La revanche des congrégations ?

Politique anticléricale et présence catholique

française en Palestine au début du XX e siècle 121

Dominique Trimbur

6. Quand la laïcité des franc-maçons du Grand-Orient

de France vient aux Jeunes Turcs 137

Thierry Zarcone

7. Peuple juif/populations autochtones :

les fondements de la domination britannique en Palestine 159

Nadine Picaudou


6

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

II. L’échec de l’universalisme républicain français en Algérie

8. Les enjeux de la naturalisation des Juifs d’Algérie :

du dhimmi au citoyen 179

Joëlle Allouche-Benayoun

9. Islam et citoyenneté en Algérie sous la III e République :

logiques d’émancipation et contradictions coloniales

(l’exemple des lois de 1901 et 1905) 197

Anna Bozzo

10. La République et la Mosquée : genèse et institution(s)

de l’Islam en France 223

Jalila Sbaï

11. Les apories d’une projection républicaine

en situation coloniale : la dépolitisation de la séparation

du culte musulman et de l’État en Algérie 237

Raberh Achi

III. Maroc et Afrique subsaharienne:

des politiques musulmanes pour la France ?

12. Quelques propos sur la politique musulmane

de Lyautey au Maroc (1912-1925) 255

Daniel Rivet

13. Politiques musulmanes de la France

en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale 271

Jean-Louis Triaud

14. Résistances africaines aux stratégies musulmanes de

la France en Afrique occidentale (région soudano-voltaïque) 283

Danielle Jonckers

IV. Les universalismes européens à l’épreuve

du communautarisme et des mandats

15. Attitudes envers l’islam dans l’Église orthodoxe

hier et aujourd’hui 303

Alexey Zhuravskiy

16. Les débuts du sionisme (1882-1903) vus

par les consuls de France à Jérusalem 313

Rina Cohen

17. Le rôle des missions catholiques dans la fondation d’un nouveau

réseau d’institutions éducatives au Moyen-Orient arabe 327

Jérôme Bocquet


SOMMAIRE 7

18. « L’entité alaouite », une création française 343

Sabrina Mervin

19. La réforme des juridictions religieuses en Syrie

et au Liban (1921-1939) : raisons de la puissance

mandataire et raisons des communautés 359

Nadine Méouchy

20. Exporter la laïcité républicaine : la Mission laïque

française en Syrie mandataire, pays multiconfessionnel 383

Randi Deguilhem

21. Le mandat britannique et la nouvelle citoyenneté

irakienne dans les années 1920 401

Pierre-Jean Luizard

22. Les Britanniques et l’islam dans le sous-continent indien :

pourquoi l’indépendance a-t-elle correspondu à la Partition ? 409

Aminah Mohammad-Arif

23. Les tentatives d’instaurer le mariage civil au Liban :

l’impact des Tanzîmât et des réformes mandataires 427

Aïda Kanafani-Zahar

V. Les réactions musulmanes :

refus, malentendus et jeux de miroir

24. La question du califat ottoman 451

Gilles Veinstein

25. La France et l’Émir Abdelkader, histoire d’un malentendu 469

Bruno Étienne

26. Le « panislamisme » existait-il ? La controverse

entre l’État et les réformistes musulmans de

Russie (autour de la « Commission spéciale » de 1910) 485

Olga Bessmertnaïa

27. Réformisme musulman et islam politique:

continuité ou rupture ? 517

Maher Charif

28. Les réformes de l’université d’al-Azhar en Égypte :

une entreprise de sécularisation ? 533

Malika Zeghal

Liste des auteurs 549



Introduction

Pierre-Jean Luizard *

« La laïcité est l’arme des nouveaux Croisés ! » Au-delà du slogan,

revendiqué aujourd’hui par des islamistes, qu’en est-il des rapports

entre colonisation, islam et idéaux laïques ou sécularistes ? Y eut-il un

volet religieux à la colonisation ?

La colonisation est un fait considérable dont les conséquences

dominent encore le monde contemporain. L’expansion de l’Europe, du

XVI e au XX e siècle, a été en effet un événement majeur de l’histoire de

l’humanité. Elle a revêtu des formes diverses : émigration, diffusion des

techniques, volonté d’hégémonie culturelle, exportation des capitaux,

occupation territoriale et dépendance du pays occupé.

À l’apostolat qui a marqué le discours du premier empire colonial

(qui vit la colonisation par l’Espagne, le Portugal, la France et la

Grande-Bretagne du Nouveau Monde) a succédé le mercantilisme à

partir du XVIII e siècle, notamment après la Révolution française. L’idée

était qu’il fallait acheter aussi peu que possible à l’extérieur et favoriser

les industries nationales pour développer les exportations. La nécessité

des débouchés conduit les mercantilistes à se déclarer favorables à

l’expansion coloniale. Les motivations d’hier (l’apostolat) sont

toujours là, mais on y ajoute les besoins du commerce. Cette

conception domine en France et en Angleterre. C’est le temps des

grandes compagnies, Compagnie anglaise des Indes orientales,

Compagnie hollandaise et Compagnies française du même nom, cette

dernière réorganisée sous Colbert. Ce colonialisme mercantiliste tend à

* Je tiens à remercier Claude Prud’homme, Jean-Claude Vatin, Jean-Paul Willaime pour

leurs interventions comme discutants en conclusion du colloque organisé par le Groupe de

sociologie des religions et de la laïcité (GSRL, CNRS/EPHE) les 22-23-24 et 25 novembre

2004 sur Colonisation, laïcité et sécularisation : les non-dits de la politique religieuse des

puissances coloniales dans les pays musulmans, dont la majeure partie des articles sont ici

issus. Une reconnaissance toute particulière à Claude Prud’homme pour ses notes de synthèse.


10

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

faire des colonies des dépendances économiques de la métropole. C’est

ainsi l’opinion de Montesquieu : « L’objet de ces colonies, écrit-il, est

de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec

les peuples voisins avec lesquels tous les avantages sont réciproques. »

Avec la Révolution française apparaît toutefois une interprétation

nouvelle : c’est l’assimilation, à savoir l’octroi à tous les habitants des

colonies, quelle que soit leur origine, de la totalité des droits que

possèdent les métropolitains. Mais, très vite, les républicains

abandonnent les colonies au pouvoir des colons, tandis que les contradictions

inhérentes à leur projet commencent à se manifester.

Le colonialisme mercantiliste évolue vers une nouvelle forme de

colonialisme qu’il est convenu d’appeler le colonialisme impérialiste.

Celui-ci met en avant la notion d’empire. La grande phase de l’expansion

impérialiste se situe entre 1870 et 1880. La Russie s’engage dans

le peuplement de la Sibérie, achève l’occupation du Caucase et entreprend

celle de l’Asie centrale. Pourtant, durant toute cette période, il faut

noter qu’il n’y a pas de plan d’expansion coloniale et il faut renoncer à

l’idée d’une politique coloniale systématique. En France, le ministère

des Colonies n’est créé qu’en 1894. La politique coloniale se fait au gré

des circonstances du contexte européen et des réalités locales.

Les justifications de la colonisation impérialiste sont de plusieurs

ordres. On adapte les théories de Darwin à l’expansionnisme qui devient

un « fait de nature ». S’inspirant de ces idées, Jules Ferry considère que

« les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures ». À

ses yeux, « la politique coloniale est une manifestation internationale

des lois éternelles de la concurrence ». Jules Ferry met bien en lumière

le caractère fondamentalement nouveau de ce colonialisme impérialiste

: « Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles

précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs

espagnols introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient

pas leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos

jours, je soutiens que les grandes nations européennes s’acquittent avec

largeur, avec grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de civilisation

» [discours à la Chambre du 28 juillet 1885]. En Angleterre, où a

cours une vision beaucoup plus raciale, le « fardeau de l’homme blanc »

devient aussi un devoir, et cette conception est fréquemment imprégnée

de messianisme religieux. La puissance coloniale devient une

composante du prestige national et le nationalisme des grandes

puissances se nourrit désormais des ambitions coloniales que, naguère,

il récusait au profit d’une politique avant tout continentale. Jules Ferry

et Paul Leroy-Beaulieu en ont fortement souligné les arguments

économiques. Les colonies offrent « à nos sociétés des matières


INTRODUCTION 11

premières à bas prix et constituent de nouveaux marchés pour le débit

des produits manufacturés d’Europe » (Leroy-Beaulieu). Enfin,

l’expansion coloniale est une garantie contre les troubles sociaux. Jules

Ferry le dit : il faut, grâce aux colonies, trouver de nouveaux consommateurs,

faute de quoi, c’est « la faillite de la société moderne ».

Ces thèmes, développés avant 1914, vont constituer le fondement

doctrinal du colonialisme entre les deux guerres mondiales. Au-delà des

discours, quelles causes peut-on trouver à la poussée impérialiste ? Il

semble bien qu’elles soient avant tout économiques. L’Europe est alors

surindustrialisée et surcapitalisée. Plus que jamais, elle a besoin de

matières premières et énergétiques bon marché et de débouchés pour les

excédents de ses industries.

Le partage du monde est un fait acquis en 1914. Deux puissances,

qui peuvent prendre appui sur une tradition et se vanter d’une longue

expérience, sont au premier rang : l’empire britannique (400 millions

d’habitants) et l’empire colonial français (48 millions d’habitants). La

France hésite alors entre deux politiques : l’association et l’assimilation.

L’assimilation, qui est dans la tradition jacobine, prévaut d’abord

au Sénégal. Quant à l’association, qui comporte en principe le maintien

de certaines institutions locales, elle se présente sous deux aspects :

l’administration directe, avec un gouverneur, ou indirecte (protectorat).

La Grande-Bretagne préfère l’association, en respectant les institutions

locales. D’un pays à l’autre, il y a une grande diversité de situations.

Commencée lors de la phase mercantiliste pour les terres les plus

lointaines, à l’époque des Compagnies et des comptoirs (Indes,

Insulinde et Sénégal), c’est à l’ère de sa phase impérialiste que se fait

l’essentiel de la colonisation des pays musulmans. En moins d’un siècle,

de l’Atlantique aux archipels de l’océan Pacifique, c’est la quasitotalité

du monde musulman qui passe sous la domination des puissances

européennes (Grande-Bretagne, France, Russie, Hollande, Italie,

Espagne). Rares sont les contrées qui en réchappent : quelques pays

montagneux et/ou difficiles d’accès (Afghanistan, Yémen, centre

désertique de la péninsule Arabique). La Première Guerre mondiale

aboutit au démembrement de l’Empire ottoman, symbole de l’institution

du califat pour les musulmans de par le monde. Le pouvoir musulman

disparaît au profit de nouveaux États et/ou d’administrations coloniales.

Le choc de l’Occident avait d’abord été économique et culturel 1 .

1. Cf. Takhlîs al-ibrîz fî talkhîs Bârîz (Le raffinement de l’or. Abrégé de Paris) le récit

de voyage publié en 1834 de Rifâ‘a Tahtâwî, membre d’Al-Azhar, dans une première

mission pédagogique envoyée à Paris par le pacha d’Égypte Muhammad ‘Alî (Mehmet

Ali). Le jeune Azahri y fait part de son admiration pour le progrès et le haut degré de civilisation

que la France de Charles X lui semble incarner.


12

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dès lors, il se matérialise par une occupation militaire directe. La colonisation

prend des formes diverses, de la colonie (Indonésie, Afrique

occidentale française) au mandat (Syrie, Liban, Irak, Palestine) en passant

par l’annexion (Algérie, Asie centrale et Caucase), le « rattachement

à la Couronne britannique » (Indes), le protectorat (Égypte,

Tunisie, Maroc) ou la division en zones d’influence (Iran). Les conceptions

vont de l’assimilation à une « généreuse » indigènophilie (saintsimoniens

– cf. Régnier, Napoléon III, Ferry dans la dernière partie de

sa vie – cf. Luizard, Lyautey – cf. Rivet).

AU NOM DE LA « CIVILISATION »

La Civilisation ! C’est en son nom que la plupart des pays musulmans

ont été colonisés par les puissances européennes au XIX e et au XX e siècle.

Mais que signifie-t-elle ? Ne pourrait-on pas la remplacer par « modernité

» ? Car, quand Jules Ferry parle de « civiliser » les « races inférieures

», il ne pense pas seulement au progrès technique, au développement

économique et à la puissance militaire. Il se réfère aussi à un système de

valeurs inspirées des Lumières, où la politique « sécularisée » impose un

rapport spécifique au religieux. Décliné de différentes façons selon l’histoire

de chacune des puissances coloniales et le contexte propre à chaque

colonie, ce système de valeurs n’en est pas moins marqué par un fonds

commun. Un autre aspect de la Civilisation est qu’elle se fonde sur la

nation, chacune des puissances coloniales se targuant de représenter,

mieux que les autres, le phare avancé de la modernité.

Depuis la campagne d’Égypte de Bonaparte, la colonisation moderne

s’est toujours faite au nom d’idéaux émancipateurs issus du même

moule. Philippe Régnier montre bien quelle utopie post-révolutionnaire

les saint-simoniens ont pu représenter en Égypte et en Algérie.

Coïncidence, ou y aurait-il malgré tout un lien permettant d’expliquer le

caractère systématique de la légitimation des entreprises coloniales par le

désir affiché de « libérer », de « civiliser » c’est-à-dire en fait de moderniser

? On ne serait donc pas en présence d’un simple discours de légitimation,

mais d’une logique propre à la modernité à cette époque.

Établir un lien entre le discours de légitimation et le contexte de

domination coloniale aide à y voir plus clair. Car la modernité n’est pas

seulement un rapport nouveau avec le temps, c’est aussi la source de la

puissance. Le plus moderne domine celui qui l’est moins, parce qu’il a

la maîtrise du temps. Dans la société arabe bédouine traditionnelle, les

grands chameliers dominaient les moutonniers ou les paysans sédentarisés,

car c’était eux les plus rapides. Dans une vision du monde où le


INTRODUCTION 13

temps joue en sa faveur à condition d’arriver le premier dans la course

au progrès, non seulement la modernité induit un rapport de force en

faveur du plus moderne, mais en plus elle confisque au profit de ce

dernier toute possibilité d’autonomie dans l’accès des autres à la

modernité. Le plus moderne s’approprie le processus de modernisation

des autres. De ce fait, il s’arroge l’essentiel de la souveraineté de celui

qui est moins moderne que lui, et ceci quelles que puissent être ses

intentions. La modernité a alors une essence impérialiste. Ce n’est pas

seulement par sa puissance militaire et économique que le plus

moderne s’impose : il déstructure les sociétés moins modernes, tout en

contrôlant leur marche vers plus de modernité. La puissance la plus

moderne devient ainsi l’unique horizon de la modernité pour tous, car

elle impose ses valeurs, en même temps que sa technologie et sa

domination concrète. Au XIX e siècle, une hiérarchie de la modernité

s’établit ainsi, dont le sommet est disputé entre la Grande-Bretagne et

la France. La Russie bolchevique héritera de cette logique : la

révolution d’Octobre 1917 fera certes diverses proclamations aux

peuples d’Orient dans les premières années du régime bolchevique, au

nom de l’égalité des peuples et d’un communisme national musulman,

avant de s’engager dans une politique de répression de l’islam au nom

de l’athéisme et de la lutte contre les féodaux et la « réaction

religieuse ». Ainsi, le « paradoxe » souvent mis en avant et qui consisterait

à voir des idéaux émancipateurs se transformer en légitimation

d’une domination coloniale ou post-coloniale, semble trouver son

origine dans l’essence même de la modernité comme elle s’exprima

tout au long du XIX e siècle et au début du XX e siècle.

La modernité agit comme un rouleau compresseur qui ne laisse rien

indemne sur son passage : elle rend dépassés des systèmes politiques,

des conceptions du pouvoir, mais aussi des rapports sociaux. Dernier

refuge, justement, ces rapports entre les personnes où l’identité vient se

nicher et qui, avec la défense du statut personnel de droit musulman 2 ,

deviendront l’ultime môle de résistance aux assauts « civilisateurs » de

la colonisation. Le statut personnel des minorités pourra en revanche

devenir un instrument d’assignation communautaire par le colonisateur

à des fins de domination (Levant, Algérie, Indes).

Aux Capitulations, qui avaient mis les minorités catholiques de

l’Empire ottoman sous la protection de la France, succédaient les

2. Le statut personnel désigne l’ensemble des législations concernant le droit des

personnes et de la famille : état civil (le nom), capacité (les mesures de protection des

incapables), rapports entre sexes, mariage et régime matrimonial, divorce, filiation, et

succession. Touchant directement à ce que l’identité a de plus intime, ainsi qu’à la capacité

de transmission des représentations religieuses, c’est en général le dernier domaine que les

religions abandonnent à un code civil.


14

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

invitations pressantes à des réformes. Les puissances européennes

imposèrent à l’Empire ottoman sur la défensive des réformes qui

aboutirent à la proclamation de l’égalité des citoyens ottomans, à

l’adoption de la constitution et d’un système parlementaire, ainsi qu’à

la modernisation de l’appareil d’État. Ceux qui furent les promoteurs

de ces réformes (les Tanzîmât) avaient d’abord pour objectif de contrer

la mainmise croissante de l’Europe sur les affaires de l’Empire, les

convictions constitutionnalistes ou libérales arrivant bien loin derrière.

Il s’agissait avant tout de s’approprier la formule magique qui avait fait

de l’Europe une puissance pour mieux lui résister. C’était la modernité

pour la puissance. Mais la modernité donne, à cette époque, la clef de

la modernisation au plus moderne. Il fallait imiter l’Europe, tout en

cédant à ses pressions. Le lien religieux qui unissait les sujets ottomans

au sultan-calife fut rompu et les nationalismes eurent vite fait de mettre

l’Empire en pièces. Au lieu de lui donner les moyens de résister à

l’Europe, les réformes accélérèrent au contraire sa déliquescence, avant

d’amener à son démembrement et à son dépeçage par les puissances

qui l’avaient poussé à se réformer. De la même façon, comme le montre

Hafidha Chekir, la première constitution tunisienne de 1861, imposée

par la France et la Grande-Bretagne au bey de Tunis, préluda de peu à

l’établissement du protectorat. Dans les deux cas, les réformes ont été

confisquées par les puissances les plus modernes du moment et elles

sont devenues l’instrument d’une logique conduisant à la perte de la

souveraineté. Les revendications en faveur du respect des droits de

l’homme, de la liberté religieuse et des minorités, de la liberté de

commerce, sont depuis apparues comme une voie royale pour les

ingérences du plus moderne.

Pour le colonisé, c’était donc un dilemme : refuser la modernisation,

c’était se condamner à disparaître, l’accepter, c’était perdre rapidement

sa souveraineté et toute capacité d’autonomie dans la conduite d’un

processus de modernisation endogène. Car il y aurait toujours un

décalage entre sa modernité balbutiante et celle, triomphante, de la

puissance coloniale. L’identité, et notamment l’identité religieuse, est

devenue l’arme privilégiée de sociétés qui n’ont pas d’autres moyens

pour affirmer leur souveraineté. Si l’identité religieuse a été consacrée

comme telle, c’est aussi parce qu’elle a pu fédérer tous les enjeux de la

lutte contre la domination coloniale (militaire, politique, économique,

culturelle) et qu’elle seule offrait un accès à l’universel. Par ailleurs, les

universalismes européens, comme tous les universalismes, ont leur

point faible : justement cette difficulté à penser l’autonomie du religieux

(danger potentiel, il faut le contrôler), que les idéaux laïques et républicains

français et, surtout, l’athéisme soviétique ont portée à son


INTRODUCTION 15

paroxysme. C’est donc un affrontement entre un Nord sécularisé et riche

et un Sud religieux et pauvre. Mais ce Sud religieux a été transformé en

se modernisant à son tour et la religion y a de plus en plus revêtu l’aspect

d’une idéologie susceptible de s’opposer aux empiètements sur la

souveraineté (les nationalismes hindou, musulman).

C’est ce décalage sur l’échelle de la modernité qui explique pourquoi

la rencontre entre l’islam et les idéaux issus des Lumières a abouti à une

modernité islamique (l’islam réformiste), image inversée au nom de la

religion des idéaux européens des Lumières tels qu’ils se manifestaient

au moment de la colonisation. Dans sa version réformiste, qui s’est

imposée à une rapidité foudroyante depuis la fin du XIX e siècle, l’islam

représente un universalisme qui n’a plus rien à voir avec l’universalisme

religieux d’avant la réforme. La logique de réforme a brutalement et

profondément modifié l’éthique même de la religion musulmane,

puisqu’elle s’est imposée comme une valeur religieuse en soi. Mené au

nom d’un revivalisme autour du thème du retour à l’islam des origines,

l’universalisme de l’islam réformiste s’est sécularisé en rentrant dans la

temporalité de la modernité (le temps joue pour nous). Il s’est sécularisé,

mais en mettant le curseur de la séparation du temporel et du spirituel

ailleurs que ne l’ont fait les différents systèmes de valeurs européens

inspirés du projet des Lumières. En affirmant mettre Dieu au cœur de la

cité, tout en acceptant l’essentiel des systèmes politiques européens et

des catégories politiques modernes d’origine européenne, les

musulmans, de façon croissante, entendent se positionner sur un registre

d’universalisme qu’ils présentent à leur tour comme la « Civilisation ».

À l’issue de son voyage d’études à Paris (1826-1830), un maître-mot du

jeune étudiant égyptien d’Al-Azhar Rifâ‘a Tahtâwî était « civilisation »

(tamaddun). Ce mot, il ne l’avait pas inventé, il l’avait repris des

penseurs français du XVIII e siècle. Mais, s’il reconnaissait à l’Europe

une supériorité matérielle, la composante morale de la civilisation était

fournie par la religion : l’islam. Si la France l’emportait en progrès

technique et matériel, l’Égypte lui était supérieure moralement. Privée

de son aspect moral, la Civilisation est un colosse aux pieds d’argile qui

peut s’effondrer à tout moment.

NI AU NOM DU CHRISTIANISME NI AU NOM DE LA LAÏCITÉ

Sans surprise, on constate que la colonisation s’est faite au nom des

idéaux qui dominaient alors dans les sociétés métropolitaines. Ces

idéaux n’étaient pas les mêmes d’une puissance coloniale à l’autre et

ils évoluaient au fil du temps (la politique française en Algérie l’illustre


16

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

bien). La colonisation manifestait cette évolution. Par ailleurs, elle ne

reflétait pas toujours l’état de la métropole. Mais les colonisateurs

partageaient des références communes et, en gros, une même culture.

Notamment, ils étaient tous porteurs d’un projet missionnaire, à savoir

une vocation à répandre un message universel. Ce modèle, issu du

catholicisme, s’est étendu au protestantisme à la fin du XVIII e siècle et

à l’orthodoxie au XIX e siècle. Il s’est aussi largement sécularisé

(missions géographiques, diplomatiques, scientifiques, commerciales) :

c’est le discours de la Civilisation. Jusqu’à donner naissance à une

« mission laïque », puis « humanitaire ». Et chaque nation prétend en

être l’incarnation, avoir vocation à le diffuser (pour la France, sous la

forme du catholicisme et des idéaux laïques). Henry Laurens montre

bien comment l’Église catholique en France a repris à son compte le

concept de civilisation qui est récupéré par les Églises [Laurens, 2004]

(les protestants avaient devancé les catholiques) pour expliquer les

origines chrétiennes de la modernité. Une récupération que fait

également l’Église orthodoxe en Russie vis-à-vis des musulmans, aidée

en cela par la vision très négative de l’islam dans cette Église (cf.

Zhuravskiy). Mais dans l’échelle de la Civilisation, le Russe le plus

conservateur représente les Lumières face aux musulmans, même s’il

se présente au nom de l’orthodoxie la moins ouverte (cf. Zhuravskiy et

Bessmertnaïa). Toutefois, au-delà des héritages, des références et des

échelles de valeurs revendiquées, cela ne signifie pas que le discours de

la Civilisation est un avatar des discours religieux chrétiens.

Dans le contexte colonial, l’efficacité missionnaire en milieu

musulman, qu’elle soit religieuse ou laïque, se révèle quasi nulle : de

rares conversions, les saint-simoniens, qui se veulent des représentants

des Lumières, s’attirent les moqueries ou font scandale, et quelques

adhésions à la franc-maçonnerie (ces dernières se révéleront toutefois

déterminante dans le cas de l’Empire ottoman pour l’émergence de la

future laïcité kémaliste comme le montre Thierry Zarcone). Les effets en

seront en revanche considérables du point de vue social et culturel. Les

missions catholiques et protestantes sont à l’origine des établissements

d’enseignement supérieurs les plus prestigieux du Moyen-Orient

(Université américaine de Beyrouth, Université américaine du Caire,

Université Saint-Joseph au Liban, etc.; cf. Bocquet pour les missions

catholiques). Le contenu des enseignements oppose alors les messages

religieux (tournés vers le salut) et ceux laïques ou sécularisés (centrés

sur la société terrestre). Malgré cet échec, la laïcité reste un contremodèle

potentiel face au projet missionnaire chrétien. Alors que ce

dernier prétend que seul un enseignement reconnaissant la place

centrale de la religion peut réussir en pays musulman, la mission laïque


INTRODUCTION 17

défend la thèse d’un enseignement tolérant toutes les croyances parce

que neutre.

Aux yeux des musulmans, les puissances coloniales étaient toutes

chrétiennes. Pourtant, au-delà des stratégies missionnaires religieuses

et laïques, la colonisation moderne des pays musulmans ne s’est pas

faite au nom du christianisme, pas plus qu’elle n’a été faite au nom de

la laïcité ou d’un modèle de sécularisation propre à la Grande-Bretagne

ou à la Hollande ou encore à une Russie qui, bien qu’affichant son

orthodoxie, se présentait comme l’agent de la Civilisation européenne

en Asie. Ce qui n’empêche pas, comme on le verra, que, localement, la

question de l’exportation de la laïcité s’est posée (l’Algérie) ou que le

catholicisme a pu être la couleur sous laquelle la puissance coloniale

s’est présentée (Levant) ou encore que la guerre entre les « deux

France » a malgré tout été exportée (cf. Trimbur, ce qui contribua à

affaiblir l’influence française en Palestine du début du XX e siècle).

Mais il ne faut pas interpréter les discours « civilisateurs » évoqués plus

haut pour légitimer la colonisation comme une occultation préméditée,

une langue de bois qui aurait visé à camoufler les objectifs poursuivis

(le discours sur la Civilisation n’est pas l’héritier direct du discours

missionnaire chrétien, il y a eu une rupture que Jules Ferry célèbre à sa

façon lorsqu’il oppose la nouvelle colonisation à celle, esclavagiste, de

l’Amérique). Non, le discours colonial de la deuxième moitié du XIX e

siècle et du XX e siècle est à l’opposé de la langue de bois. Il expose ses

objectifs, et souvent brutalement. Et ce discours, on l’a vu, est fait au

nom de la Civilisation. Et c’est au nom des intérêts supérieurs de la

« Civilisation », confondus avec les impératifs de la domination

coloniale, qu’on choisira, ici, de ne pas exporter la laïcité et, là, de

s’avancer sous des couleurs catholiques ou musulmanes.

S’il n’avance pas masqué, le colonisateur tient des discours différents

suivant les circonstances et les destinataires. Il convient de ne pas

interpréter sa politique à partir d’un seul discours, mais de tous les

prendre en compte. La difficulté, pour l’historien engagé dans la

défense des droits de l’homme, est de comprendre comment l’exposé

de buts moraux pour légitimer la colonisation peut être concilié avec

des pratiques qui violent les principes affichés.

Il y a cependant des non-dits dans le sens de l’implicite, de l’inconscient

et du circonstanciel ou parfois des trois à la fois. Implicite, lorsque

les puissances coloniales arrivent partout bardées de leur vision

sécularisée du rapport entre politique et religieux. Qu’une religion

occupe une « trop grande » place dans l’espace public est considéré

comme un signe d’arriération. Toutefois, quand Gambetta affirme que

« l’anticléricalisme n’est pas un produit d’exportation », il confirme que


18

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la colonisation ne vise pas à l’application directe des idéaux laïques et

républicains français. Ou encore, lorsque ces mêmes républicains,

Émile Combes en tête, refuseront l’application de la loi de séparation

des Églises et de l’État 3 aux musulmans d’Algérie : sous-entendu, ils ne

sont pas encore assez civilisés pour avoir les mêmes droits que les autres

Français, ils sont trop attachés à leur religion et il faut donc les contrôler.

Les impératifs de la domination coloniale passent avant tout et les

sociétés colonisées sont jugées encore trop religieuses pour pouvoir

accueillir des lois dont la France accouche dans la douleur, après bien

des affrontements. Non-dit inconscient, lorsque les républicains laïques

se heurtent à l’« exception algérienne » et qu’ils choisissent d’assigner

les musulmans d’Algérie à leur identité religieuse en leur refusant la

citoyenneté française et en ne leur appliquant pas la loi de séparation des

Églises et de l’État (cf. Bozzo et Achi). Non-dit circonstanciel, lorsque

les Français, républicains ou non, s’appuient sur des réseaux musulmans

en Afrique de l’Ouest ou sur les missions catholiques au Levant et en

Turquie. Au Moyen-Orient, le catholicisme a en effet été un simple

instrument de la présence française, bien plus qu’un choix catholique

délibéré et assumé en tant que tel : la réalité communautaire du Levant

s’est imposée à des républicains qui l’ont considérée comme un outil

d’influence. L’outre-mer était devenu le lieu de relégation de tous ceux

dont la France, d’abord monarchiste, puis impériale et, enfin, républicaine

et laïque ne voulait plus en métropole : repris de justice, proscrits

politiques, qui seront ensuite rejoints par les congrégations catholiques

contraintes à l’exil après 1901 4 . Pour ces dernières, la logique est

toujours celle évoquée précédemment : ce qui n’est plus bon pour la

France, au regard du niveau de civilisation qu’elle a atteint, peut encore

servir dans des sociétés « moins évoluées ». On peut évidemment y voir

aussi une part d’héritage du passé catholique de la France, protectrice

des minorités chrétiennes de l’Empire ottoman, et de connivence avec

des réseaux avec lesquels la France avait des liens culturels et politiques

étroits depuis des siècles. Ici, la guerre entre les « deux France » cède la

place à l’union sacrée.

3. Le 9 décembre 1905, un compromis entre les anticléricaux et les républicains

libéraux aboutit à la loi de la séparation des Églises et de l’État. Le Concordat qui mettait

l’Église sous le contrôle de l’État prend fin. Sans que la loi de 1905 se réfère de façon

explicite à la laïcité, elle sera le pilier des institutions laïques en France [Baubérot, 2003].

4. Surtout connue aujourd’hui par les Français comme la loi au nom de laquelle sont

déposés les statuts d’innombrables associations, la loi de juillet 1901 avait permis aux

anticléricaux d’interdire les congrégations catholiques encore autorisées, dont la

République voulait briser l’influence politique et sociale et éradiquer ce qui leur restait de

rôle dans l’enseignement. Réduites à la clandestinité, une partie choisira alors l’exil

[Cabanel et Durand, 2005].


INTRODUCTION 19

La contradiction entre légitimation morale et domination coloniale

sur le terrain aboutit à des impasses. Tantôt elle fait abandonner

l’objectif initial (l’échec des saint-simoniens à réaliser leur utopie en

terre d’islam ; la Mission laïque se recycle en Orient et doit se contenter

de fonder une école dont les objectifs sont désormais la diffusion de la

langue et de la culture françaises censées produire à terme l’émancipation

des individus, hommes et femmes ; cf. Deguilhem.), tantôt elle

aboutit à l’inverse du résultat recherché.

«JE CROIS À LA JUSTICE, MAIS JE DÉFENDRAI MA MÈRE AVANT

LA JUSTICE » (CAMUS): L’ÉCHEC DES IDÉAUX

RÉPUBLICAINS FRANÇAIS EN ALGÉRIE

L’exemple de l’Algérie illustre mieux que tout autre comment un

universalisme peut atteindre ses propres limites. L’échec y fut sanglant

autant par la guerre et les morts que par la déroute des idéaux républicains

qu’il signifia. Or, un universalisme ne peut admettre ses propres

limites sauf à risquer de s’effondrer comme vision globale du monde

(c’est la raison pour laquelle un universalisme ne peut reconnaître que

des « exceptions »). Après une telle déconfiture, il valait mieux garder

le silence et faire profil bas (ce que fit la France par une sorte d’amnésie

collective). Une exception, l’Algérie ne fut que cela pratiquement tout

au long de son statut colonial. En près d’un siècle d’Algérie française

républicaine, ce pays ne connaîtra jamais d’autre régime que

d’exception. Le doigt accusateur souvent pointé vers les colons ne

suffit pas à occulter que ce sont bien ces idéaux qui ont échoué sans

qu’il soit besoin de désigner un bouc émissaire, tant il est vrai qu’en

Algérie chacun a été victime d’enjeux qui le dépassaient.

Il y a quelque chose de fascinant à voyager dans l’histoire de ce

désastre, comme le décrivent Anna Bozzo, Jalila Sbaï et Raberh Achi.

On y voit une France républicaine et laïque prise au piège d’une colonisation

qu’elle voulait exemplaire. En métropole, l’islam de France

devient une vitrine et un instrument au service de la diplomatie

française, alors que les Algériens musulmans vivent à Paris, Lyon ou

Marseille une situation d’exception (cf. Sbaï). Ce n’est pas le nationalisme

algérien ni l’islam ni encore les colons qui ont fait échouer la

France en Algérie, mais bien le rapport colonial dont il a été impossible

de sortir. Ce qui condamnait le projet républicain français en Algérie,

c’était cette vision largement répandue selon laquelle il n’y avait pas de

salut pour les Algériens hors de la mission civilisatrice de la France.

Dès lors, l’histoire de la présence française se confondra avec une


20

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

succession de faux-semblants visant à accréditer l’idée que la France

assimile l’Algérie et y fait progresser la civilisation, tandis que les

« exceptions » et les « dérogations » devenaient la règle. Parmi ces

exceptions, il y eut la naturalisation des juifs en 1870 (décret

Crémieux), avec l’abandon obligatoire de leur statut personnel

religieux, et des étrangers européens (1885-1889) qui laissaient en

dehors de la citoyenneté française les seuls musulmans. Que

reprochait-on aux musulmans ? Certainement de ne pas vouloir

abandonner leur statut personnel religieux (mais les juifs ne le

voulaient pas davantage et, pourtant, ils obtinrent en masse la

citoyenneté française). Non, ce qui leur interdisait l’accès à la

citoyenneté française, c’était leur nombre. De par la loi du nombre,

donner aux musulmans d’Algérie les mêmes droits qu’aux autres

Français serait revenu à renoncer au rapport de domination coloniale

que les républicains d’alors voyaient comme le seul moyen pour

« civiliser » les indigènes, dès lors assimilés aux seuls musulmans. En

Algérie française, pas plus qu’ailleurs, on ne renonce facilement à ses

privilèges. Et d’une certaine façon, si le fait de conserver l’Algérie

française était considéré comme un préalable à tout progrès, mieux

valait en effet ne pas donner de droits à ceux qui n’auraient pas manqué

de les utiliser pour refuser la domination coloniale. Cette crainte de

perdre l’Algérie, qui n’était pas sans fondements d’un point de vue

colonial, explique une autre exception : la non-application de la loi de

séparation des Églises et de l’État aux musulmans d’Algérie (cf. Bozzo

et Achi). Là encore, cette assignation à une identité religieuse ne fut

jamais reconnue ni même assumée. Régulièrement, à travers une

commission ad hoc et ceci pendant quarante ans, on réexaminera

l’« exception », sans jamais vouloir reconnaître que c’était devenu une

règle (cf. Achi). On ne donne pas des droits à des « sujets » qui

pourraient les retourner contre la République.

En accédant à la citoyenneté française, juifs et étrangers européens

étaient passés du côté du colonisateur. Ainsi, ce qui a été présenté

comme un « sauvetage » pour les juifs d’Algérie, rendu possible parce

qu’ils étaient une minorité, se révéla impossible pour les musulmans,

trop nombreux pour échapper en tant que communauté à leur statut de

colonisés. La France était à la recherche de points d’appui au sein de la

société algérienne et les juifs d’Algérie bénéficièrent par ailleurs de

l’assistance de « passeurs », les notables juifs de France, notamment

provençaux, émancipés depuis la Révolution française (l’article de

Joëlle Allouche-Benayoun est à cet égard très émouvant). Les juifs

algériens durent payer ce « sauvetage » par leur francisation, cette

« marche vers l’Occident » que peu semblent regretter. En devenant la


INTRODUCTION 21

religion du colonisé, l’islam s’imposait déjà comme une ressource

potentielle de contestation de l’ordre colonial, sans qu’il soit possible

de savoir si les républicains eurent alors conscience de cette logique

aboutissant à l’inverse de ce qu’ils recherchaient.

Parmi ceux qui furent broyés par cet implacable engrenage de

l’échec français en Algérie, Albert Camus fut probablement celui qui

résuma le mieux les enjeux par son célèbre : « Je crois à la justice, mais

je défendrai ma mère avant la justice. » Des mots prononcés à l’adresse

d’un partisan du FLN à Stockholm au moment de recevoir son prix

Nobel en 1957, alors que la Bataille d’Alger faisait rage, la campagne

de terreur des poseurs de bombes dans les lieux publics répondant à une

répression tout aussi aveugle.

Pourtant, alors que l’insurrection algérienne était déjà entrée dans sa

quatrième année, Camus, qui avait lié son destin à celui de l’Algérie

française, continuait à se posait la question avec une évidente angoisse :

Ceux que j’irriterai en écrivant cela, je leur demande seulement de réfléchir

quelques instants, à l’écart des réflexes idéologiques. Les uns veulent que

leur pays s’identifie totalement à la justice et ils ont raison. Mais peut-on rester

justes et libres dans une nation morte ou asservie ? Et l’absolue pureté ne

coïncide-t-elle pas pour une nation, avec la mort historique ? Les autres veulent

que le corps même de leur pays soit défendu contre l’univers entier s’il le

faut, et ils n’ont pas tort. Mais peut-on survivre comme peuple sans rendre justice,

dans une mesure raisonnable, à d’autres peuples ? La France meurt de ne

pas savoir résoudre ce dilemme. Les premiers veulent l’universel au détriment

du particulier. Les autres veulent le particulier au détriment de l’universel.

Mais les deux vont ensemble. Pour trouver la société humaine, il faut passer

par la société nationale. Pour préserver la société nationale, il faut l’ouvrir sur

une perspective universelle. Plus précisément, si l’on veut que la France seule

règne en Algérie sur huit millions de muets, elle y mourra. Si l’on veut que

l’Algérie se sépare de la France, les deux périront d’une certaine manière. Si,

au contraire, en Algérie, le peuple français et le peuple arabe unissent leurs

différences, l’avenir aura un sens pour les Français, les Arabes et le monde

entier (mars-avril 1958) [Camus, 1958, p. 19-20].

On sait ce qu’il advint de ce vœu pieux. L’Association des ulémas

musulmans d’Algérie continua à défendre l’assimilation à la France

pratiquement jusqu’à la guerre d’indépendance. Mais pour les représentants

de l’islam réformiste algérien, l’assimilation signifiait surtout

l’intégration politique et juridique de l’Algérie à la France dans le

maintien du statut personnel de droit musulman. Et la déclaration du

cheikh Ben Badis, le fondateur de l’Association des ulémas, faite en

avril 1936 en réponse à Ferhat Abbas qui avait dit que l’Algérie

n’existe pas, ne laisse aucun doute sur ses intentions :


22

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Nous avons cherché dans l’Histoire et le présent et nous avons constaté

que la nation musulmane s’est formée et existe, comme se sont formées toutes

les nations de la terre. Cette nation a son histoire, elle a son unité religieuse et

linguistique. Nous disons que cette nation algérienne n’est pas la France, ne

peut être la France et ne veut pas être la France. Il est impossible qu’elle soit

la France, même si elle veut l’assimilation [Collot, 1974, p. 83].

N’était-ce donc pas devenir citoyen français pour mieux se séparer

de la France ?

LE JEU DES ÉCHELLES

Si, considérée dans sa globalité et en référence aux discours des

acteurs, la colonisation n’a pas été faite au nom du christianisme ni au

nom de la laïcité, la grande diversité des contextes locaux explique que,

sur une échelle donnée, les musulmans aient eu une perception de la

politique coloniale jugée uniquement à l’aune de leur expérience. Et si

l’observateur s’intéresse à un cas particulier, il ne cesse de souligner

que la situation est encore plus compliquée que ce qu’il tente d’en dire.

Pourquoi cette complexité ? À l’échelle locale, il faut prendre en

compte tous les acteurs. Beaucoup de logiques entrent en jeu, y

compris chez le même acteur. Les situations changent beaucoup et vite

dans l’espace proche-oriental par exemple. Face à cette complexité,

l’étude de cas se révèle particulièrement féconde, quand elle analyse un

moment, notamment les processus de prises de décision (élaboration du

droit, ouverture d’écoles, élaboration de programmes scolaires et de

règlements).

Cette complexité met aussi en évidence des phases comparables et

que les mêmes facteurs jouent partout : logiques étatiques (pôle du

pouvoir), économiques (marché), culturelles (diffusion de modèles).

Les situations sont caractérisées par une grande fluidité et l’interaction

permanente : chacun s’efforce d’instrumentaliser l’autre. Il s’ensuit

qu’aucun acteur, même quand il prend des initiatives, ne sait où cela va

le conduire, et en général sûrement pas où il le croit. Les articles de cet

ouvrage présentent un étonnant réservoir d’exemples de ces processus

non contrôlés (ainsi, les réformes imposées par Nasser à Al-Azhar

aboutissent à une nouvelle marge de manœuvre des ulémas égyptiens,

comme le montre Malika Zeghal).

Au Levant, l’Europe industrielle s’est projetée de façon chrétienne,

une prise en compte, comme le montre Henry Laurens, de la contribution

de la part catholique de la France à l’action missionnaire et de

l’état de la société ottomane dans une politique qui combine intérêts


INTRODUCTION 23

matériels et principes moraux. Le contexte local a paru ramener la

France à ses identités passées, les républicains et le camp laïc reprenant

à leur compte la responsabilité « nationale » de l’empire colonial. La

guerre entre les « deux France » dans la métropole prenait souvent une

tout autre tournure au Levant : ainsi, la France laïque et républicaine

s’est-elle nettement avancée au Liban, en Syrie (cf. Bocquet), en

Palestine (ce qui n’empêcha pas l’anticléricalisme de se manifester

contre l’influence catholique ; cf. Trimbur), et en Turquie même (cf.

Zarcone et le soutien affiché des consuls républicains français à

Istanbul aux congrégations interdites en France, plutôt qu’à la Mission

laïque), sous des couleurs catholiques. Après la loi de 1901, en effet, les

congrégations catholiques ont été contraintes à l’exil. C’est tout naturellement

qu’elles trouvèrent refuge dans les colonies françaises ou

dans les pays où la France avait une influence [Cabanel et Durand,

2005]. Revanche des congrégations ? Cette installation des congrégations

dans les colonies françaises ne fut pas empêchée par les républicains,

bien au contraire. Parmi ces derniers était répandue l’idée que ce

qui était désormais dépassé et néfaste pour une société métropolitaine

moderne était encore bien assez bon pour les peuples colonisés et que

les congrégations pouvaient encore servir de vecteur à l’influence

française pour les pays colonisées, surtout là où résidaient des

communautés catholiques. On se souvient que, dans un article publié

dans la Revue des Deux Mondes en 1903, Paul Leroy-Beaulieu alertait

le gouvernement français sur les conséquences néfastes pour

l’influence française au Levant des mesures à l’encontre des congrégations.

Et comme les réseaux républicains et laïques (cf. Deguilhem pour

la Mission laïque en Syrie mandataire) n’étaient pas en mesure de

rivaliser avec les congrégations dont l’implantation ancienne animait

depuis des siècles la présence française, ils s’en remirent rapidement à

ces acteurs religieux localement, agents d’influence et clients naturels

de la France depuis des siècles. Les colonies deviendront ainsi une

sorte de conservatoire pour une France catholique qui avait disparu en

métropole depuis des décennies. La France catholique idéale que les

congrégations tentaient de recréer en Orient avait-elle d’ailleurs jamais

existé sous cette forme en France même ? C’est, aujourd’hui, souvent

la surprise qui attend les jeunes chercheurs français affectés dans une

des ex-colonies françaises : ils y découvrent rapidement une présence

catholique française qu’ils croyaient appartenir à un lointain passé. Ici

les Dominicains, là les Jésuites ou les Lazaristes. Car la projection

chrétienne de l’Europe industrielle ne représentait pas l’état exact de la

métropole, mais elle était le produit de la capacité d’émission de cette

Europe. Très vite, émission et réception s’accordèrent réciproquement


24

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

pour valider une politique [Laurens, 2004]. Avec cette confusion des

genres, l’anticléricalisme semblait non seulement ne pas avoir été

exporté, mais n’avoir été qu’une couverture pour une France catholique

éternelle, dont les structures invisibles et immuables se seraient transportées

au Levant. C’est en tout cas la perception qu’en eurent les

musulmans du Levant.

Au Moyen-Orient, la réalité religieuse s’est imposée aux puissances

mandataires (France et Grande-Bretagne) qui ont exploité à leur profit

les différences confessionnelles : c’est la politique de communautarisation.

Ceci mena à la division par la France du Bilâd al-Shâm en entités

à majorité chrétienne (Liban), alaouite et druze. Des identités furent

même créées pour l’occasion (cf. Mervin pour les alaouites de Syrie). En

tant que puissance mandataire, la France était confrontée à la double

exigence de la reconnaissance du droit des individus et des

communautés. Elle institua, à travers la reconnaissance de statuts

personnels confessionnels au Liban et en Syrie, les fondements de ce qui

deviendra le confessionnalisme politique moderne (cf. Méouchy et

Kanafani-Zahar). Le confessionnalisme institutionnalisé emprisonne

alors les sociétés dans des identités à la fois refuge et prison, comme

l’illustre l’échec des tentatives d’instaurer un mariage civil au Liban (cf.

Kanafani-Zahar). Aujourd’hui encore, les chrétiens libanais organisent

ainsi leurs affaires de succession et de gestion des biens familiaux selon

un statut civil… qui ne peut valoir que pour les chrétiens ! En contexte

minoritaire, le statut personnel devint un instrument de la domination

mandataire, alors que pour la majorité (les sunnites au Levant), il

demeura une ressource de résistance au mandat. La Grande-Bretagne

n’a pas été en reste en Irak et en Palestine. Sur les bords du Tigre et de

l’Euphrate, elle s’engagea dans un partenariat avec les élites issues de la

communauté arabe sunnite, minoritaire dans ce pays, aboutissant à

l’exclusion des chiites majoritaires, puis des Kurdes, sous couvert de

l’arabisme d’un nouvel État-nation moderne conçu sur le modèle

européen. En Terre sainte, elle fut elle-même piégée par les contradictions

inhérentes au mandat avec ses « obligations irréconciliables »

comme l’explique Nadine Picaudou. Dans son désir de patronner le

sionisme, et animée d’un certain mépris envers ces Palestiniens

levantins si éloignés du cliché du « bédouin arabe pur » (l’authenticité

chère aux Britanniques), elle déniera la qualité de peuple à ces derniers,

ce qu’elle reconnaissait aux juifs, et finira par se trouver contrainte de

quitter la scène palestinienne sous la pression des sionistes, prélude à la

partition de la Palestine et à la création d’Israël. En ce qui concerne la

France, ses consuls à Jérusalem, dont l’horizon semblait se limiter aux

luttes d’influences entre puissances européennes, parurent alors sourds


INTRODUCTION 25

et aveugles quant à la signification d’un Foyer national juif en pleine

expansion en Palestine (cf. Cohen).

L’union sacrée entre les « deux France », catholique et républicaine,

n’était cependant pas de mise partout. Elle eut des conséquences

néfastes pour l’influence française en Palestine (cf. Trimbur), mais

c’est surtout ailleurs, notamment en Afrique de l’Ouest, qu’elle connut

un prolongement en contexte colonial. Là, au contraire du Levant, la

France se reposa sur les réseaux musulmans. Car, dans l’échelle de la

civilisation propre aux administrateurs coloniaux, l’islam occupait un

échelon supérieur à celui des cultes dits « animistes ». Héritier d’une

brillante civilisation, religion du Livre, l’islam représentait à leurs yeux

un palier de la civilisation et c’est donc sous l’égide de la France que

la religion musulmane fit de grands progrès en Afrique occidentale. Un

observateur local aurait jugé ici la politique coloniale de la France

favorable à l’islam. Cependant, en sa qualité de palier sur l’échelle de

la modernité et de la civilisation, l’islam ne pouvait-il pas à terme

représenter un danger pour la colonisation française ? La crainte d’un

panislamisme et du lien entre mondes arabe et africain sur une base

anticoloniale, explique le revirement de la politique française : dès

1910, l’« authenticité africaine » menacée par l’islam arabe devenait

une nouvelle ressource de politique coloniale, en contradiction avec ce

qui avait été mené auparavant et qui continua à être pratiqué de façon

parallèle dans certaines régions et en fonction des administrateurs en

place localement (cf. Triaud et Jonckers).

Aux Indes, la politique britannique « différentialiste » de reconnaissance

des statuts personnels a creusé le fossé entre hindous et musulmans.

Là encore, on a un exemple de l’utilisation du statut personnel

religieux à des fins de domination coloniale (cf. Mohammad-Arif).

Incapable de mettre un terme à la surenchère des élites hindoues et

musulmanes, la Grande-Bretagne assistera impuissante à la Partition du

sous-continent indien en deux États, l’un à majorité hindoue et l’autre

musulmane, au moment de l’indépendance en 1947.

Il n’y a pas eu à proprement parler de politique religieuse des

puissances coloniales en terres d’islam. Mais il y eut une politique tout

court qui visait à établir et perpétuer une domination, sans qu’on y

trouve de volet musulman a priori. Au mieux, un stock de représentations

de l’islam susceptibles de nombreuses variantes dans la mise en

œuvre. Une politique que chaque nation décline suivant ses

expériences historiques : prudence britannique qui délègue, tradition

centralisatrice française et russe qui veulent tout contrôler. En l’absence

de lieu spécifique pour élaborer une politique musulmane à long terme,

des individus acquièrent en qualité d’experts une autorité particulière et


26

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

orientent les politiques successives en fonction de leurs analyses (les

ethnologues théoriciens de l’authenticité africaine et de l’islam noir en

opposition à l’islam arabe, Lammens, Weulersse, Massignon et bien

d’autres au Levant). Faut-il en conclure qu’en dernière instance, parmi

les choix possibles, l’intervention individuelle et le contexte immédiat

deviennent l’élément déterminant de la décision, pour la Mosquée de

Paris comme pour la Palestine ? La politique religieuse vérifie l’impuissance

du colonisateur à rationaliser les sociétés musulmanes selon

ses vues. Le scénario qu’il improvise ne tarde pas à lui échapper. Cette

impuissance répétée nourrit le dépit colonial. Le musulman colonisé est

comme un enfant rebelle, il ne comprend pas que le tuteur agit pour son

bien. Pire, il retourne contre le colonisateur les principes universels

dont celui-ci se réclame. Si le « musulman » se réfère à ces principes, il

est accusé de les détourner pour d’autres buts. Le désarroi devient total

quand le « musulman » demande finalement de redéfinir un modèle

dont il conteste l’universalité. Une universalité commune à toutes ces

variantes coloniales, menées au nom de la Civilisation.

LES JEUX DE MIROIR : INTERPRÉTATIONS, MALENTENDUS

ET « BILINGUISME CULTUREL »

Les jeux de miroir n’ont pas épargné les institutions les plus symboliques.

Il y eut la « réinvention » du califat ottoman au XVIII e siècle sous

l’effet du traité de Küçük Kaïnardja entre l’Empire ottoman et la

Russie. Ce traité institutionnalisa la reconnaissance par le droit entre

puissances du sultan-calife ottoman comme une autorité spirituelle

pour les musulmans en dehors de l’Empire (c’est-à-dire d’un califat

sans souveraineté). Les souverains ottomans retourneront ensuite cette

conception contre ceux-là mêmes qui la lui avaient inspirée : au nom du

panislamisme, le sultan Abdülhamid tentera de mobiliser les musulmans

sous son patronage contre les expéditions militaires européennes

qui se multipliaient à la fin du XIX e siècle et à l’aube du XX e siècle (cf.

Veinstein). Un autre exemple de ré-interprétation et de malentendu est

l’attente d’un parti « kadérien » français envers l’émir algérien

Abdelkader en exil à Damas après l’échec de sa guerre sainte contre les

Français en Algérie. Pressenti comme un « soldat de la Civilisation »,

celui que certains diplomates français présentent comme le Mehmet Ali

de Syrie est sollicité, en vain, entre 1856 et 1860 pour représenter les

intérêts français en Syrie et au Liban (cf. l’article de Bruno Étienne).

Ces malentendus se sont généralisés quand le colonisé a commencé

à parler avec les mots du colonisateur. L’accusation de double langage


INTRODUCTION 27

se systématise alors, le colonisateur soupçonnant en permanence les

musulmans de dissimuler leurs véritables intentions et réciproquement.

Il y a l’exemple fascinant des intellectuels réformistes musulmans de

Russie développé par Olga Bessmertnaïa. Fascinant parce que rarement

les protagonistes en présence se seront autant ressemblés. Les fonctionnaires

russes de l’Empire entendent figurer la Civilisation européenne

(celle des Lumières, la Culture) face aux musulmans, mais ils partagent

avec eux une même vision du lien entre ethnicité et religion. Lorsqu’ils

se trouvent face au discours des djadids, ces musulmans réformistes

prônant la fusion avec la culture russe au nom de la Culture, ils y voient

aussitôt un danger : « S’ils ont le même discours que nous, pourquoi

n’auraient-ils pas aussi les mêmes arrière-pensées ? Alors, nous avons

toutes les rasions de nous méfier. » Et, d’une certaine façon, ces fonctionnaires

russes, obsédés par le panislamisme et le détachement des

musulmans de la Russie, n’ont pas totalement tort de s’inquiéter. Mais,

alors, quel avenir laissent-ils aux musulmans de l’Empire russe ? Le

« bilinguisme culturel » est source de tous les soupçons.

La suspicion caractérise partout le rapport colonial : « Ne vont-ils pas

retourner les droits que nous leur donnons contre nous ? » Un exemple

parmi d’autres venant nourrir ces craintes : l’instrumentalisation de la

loi de 1901 par les musulmans d’Algérie. Conçue contre les congrégations

en France, elle devient en contexte colonial un moyen pour l’islam

algérien d’échapper à la tutelle de l’État français sur les mosquées et les

sources de financement (cf. Bozzo). Par effet de miroir, chaque protagoniste

ne finit-il pas par se conformer aux craintes que l’Autre nourrit à

son sujet (Jean-Louis Triaud le montre magistralement pour la confrérie

Sanûsiyya qui en arrive à être ce que la propagande coloniale française

avait craint, au début sans raison) [Triaud, 1995] ? C’est bien l’assignation

implicite des musulmans à leur identité religieuse par la France qui

explique l’évolution de l’islam algérien vers un réformisme anticolonial.

Au contraire, la propension — plus actuelle — à juger l’Autre à

l’aune de ses propres espoirs est aussi une source de malentendus (à

l’image de l’espoir que les diplomates français avaient, en leur temps,

mis en l’émir Abdelkader en Syrie). Une tendance naturelle à interpréter

les motivations en fonction de son propre universalisme, considéré

comme l’horizon commun pour toute l’humanité. C’est aujourd’hui

l’universalité des droits de l’homme (en France, on y ajoute volontiers

la laïcité, devenue principe immanent et destin de l’humanité entière)

qui fonde ces visions idéologiques. Or, les Lumières, comme les droits

de l’homme et la laïcité, doivent être étudiés comme des universalismes

pris dans leur contexte historique. En tant que projets situés dans l’histoire,

ils n’échappent pas à des limites qui leur sont propres autant dans


28

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’espace que dans le temps ou dans leur message. Le reconnaître ne

signifie pas qu’on se positionne en dehors des droits de l’homme :

comme tout phénomène historique, ces universalismes naissent, se

transforment et sont susceptibles de mourir, remplacés par d’autres,

peut-être de renaître sous d’autres formes. Mais la crainte d’une telle

éventualité incite à expliquer le monde de l’intérieur de son propre universalisme

: les droits de l’homme et la laïcité sont sacralisés à la

manière d’une religion civile (d’autant plus facilement que, en fait, ils

sont devenus à leur tour une source d’identité). Or, une telle approche

transforme le chercheur en militant des droits de l’homme et le pousse

à voir l’Autre comme il aimerait qu’il soit et non pas tel qu’il se dit.

Tenter de voir les musulmans colonisés comme ils étaient et non pas

comme on aimerait qu’ils aient été, voilà sans doute l’une des plus

grandes difficultés. Une illustration de la confusion qui règne est l’interprétation

laïque et « droit de l’hommiste » de l’insistance mise par la

mouvance musulmane réformiste d’Algérie, par la voix de

l’Association des ulémas, à voir appliquer la loi de séparation de 1905

aux musulmans et à obtenir la citoyenneté française. On sait en effet

que l’Association des ulémas continua à prôner l’assimilation jusque

très tardivement. La tentation est grande, alors, de conclure que

l’Association des ulémas d’Algérie n’aurait pas été moins laïque que

les républicains de métropole qui refusaient aux musulmans ces acquis

républicains 5 . Mais, si l’on se réfère au discours de Ben Badis, le porteparole

de l’Association des ulémas, on n’y trouve aucune trace d’un

éloge de la laïcité. La revendication de l’Association des ulémas en

faveur de l’application de la loi de 1905 aux musulmans ne peut être

confondue avec un appel à la laïcité. Si les musulmans réformistes voulaient

l’application aux musulmans d’Algérie de la loi de 1905, c’est

parce que cela leur aurait permis d’échapper au contrôle de l’État colonial

et de pouvoir retrouver, entre autres, un libre accès aux mosquées.

L’assimilation revendiquée par Ben Badis était dans le cadre du maintien

du statut personnel de droit musulman et non pas une assimilation

à des valeurs républicaines au nom desquelles, même si ce fut implicite

et jamais assumé, on avait refusé l’application aux musulmans de la loi

de 1905. Paradoxalement, la loi de séparation et l’assimilation étaient

5. Sous le titre « Leçon d’histoire sur la laïcité et l’islam », c’est l’analyse faite par

Xavier Ternisien dans Le Monde du 16 décembre 2005 : « Le plus étonnant dans cette

histoire, c’est que l’Association des ulémas, fondée par le cheikh Ben Badis, n’a de cesse

de réclamer, pendant toute cette période, l’application de la laïcité au nom des principes

républicains […] Quelles leçons tirer de cet épisode souvent occulté de la laïcité à la

française ? Que l’exception musulmane est encore visible dans le paysage religieux

français. Et que les moins laïques ne sont pas forcément ceux qu’on croit » (p. 2).


INTRODUCTION 29

devenues des ressources de contestation de la domination coloniale et

leur revendication ne doit pas être interprétée comme une adhésion

automatique aux valeurs républicaines. Retourner contre le colonisateur

ses propres principes en jouant sur ses contradictions ne signifie

pas que le colonisé ait fait siens ces mêmes principes.

COMPRENDRE L’AUTRE TEL QU’IL SE DIT

Ne peut-on penser que le cheikh Ben Badis avait sur la séparation

du spirituel et du temporel et sur la laïcité des vues qui pouvaient se

rapprocher de celles de l’un de ses contemporains, lui aussi ‘âlim et

promoteur de l’islam réformiste ? On peut à cet égard rappeler ce qu’en

disait le cheikh Muhammad al-Khâlisî, en contexte chiite et irakien,

dans les années 1920.

À propos de la séparation du spirituel et du temporel, il écrit :

Les étrangers ont dit, de façon stupide et mensongère, qu’il faut séparer la

religion de la politique. L’origine de cette idée est à chercher chez les colonialistes,

dont la religion est le christianisme, qui est fondé sur le monachisme, sur

les règles d’un clergé établi et sur la séparation de la religion des affaires

temporelles. […] Cette pratique est devenue un fait établi chez les chrétiens.

Or, l’exemple de l’islam leur a démontré qu’il n’y a nulle force supérieure à la

religion. Ils ont alors décidé de l’abattre, dans leur ardeur à mettre en œuvre le

colonialisme. Aussi, ont-ils diffusé parmi les musulmans ignorants ce qu’ils ont

eux-mêmes expérimenté, à savoir l’idée qu’il faut séparer la religion de la

politique. Un petit groupe de musulmans les a suivis et ils se sont mis à

entonner à leur tour ce refrain sans avoir fait l’expérience de la réalité de la

question, et sans avoir réfléchi à ses conséquences. […] Il est évident que la

direction religieuse ne peut être séparée des actes des hommes. Quiconque

manque à reconnaître cette vérité, il ne lui reste alors plus rien de la religion,

parce que la fonction de la direction religieuse en islam est de faire connaître

les ordres de Dieu, de les défendre, de s’y attacher et, pour celui qui en a

connaissance, d’inciter à les respecter. Si l’on admet que Ses commandements

concernent l’ensemble des actes de l’homme et de ses besoins, celui qui veut

les faire connaître ne peut en soustraire ce qui concerne ces actes et ces besoins.

Et celui qui affirme qu’il faut séparer la religion de la politique sert une autre

religion que la religion musulmane parce que celle-ci assure, au contraire, qu’il

n’est pas d’actes ni de besoins ici-bas pour lesquels il n’ait été prévu un ordre

de Lui. Séparer certains domaines de la religion est une rébellion contre Lui,

une hérésie et une apostasie [Al-Khâlisî, 2005, p. 104-105].

Et de conclure que le religieux en qui l’umma a mis sa confiance

pour qu’il lui fasse connaître les commandements de Dieu, s’il en cache

une partie, il trahit cette confiance et perd toute légitimité aux yeux de

l’umma.


30

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Près de quatre-vingts ans plus tard, son fils, le cheikh Mahdî al-

Khâlisî junior, donne son avis sur la laïcité :

La laïcité est une solution occidentale à un problème occidental, résultant

de la position de l’Église face à la science et aux savants, de ses positions par

rapport à l’usage de la raison et de la logique, mais aussi par rapport à la

justice sociale et aux despotes. Il n’y a pas de problème similaire en islam

dans ces domaines et il n’y a aucun besoin de cette solution pour un problème

qui n’existe pas. L’utilisation de cette idée comme principe, qui reflète une

réalité uniquement occidentale, et l’insistance mise à l’exporter vers le monde

musulman, où il n’y a rien de comparable, conduit à considérer la laïcité

comme une arme du colonialisme destinée à faire la guerre à l’islam et à

l’éliminer, à travers sa manifestation spirituelle et historique incarnée par sa

direction, ses ulémas et ses combattants de la foi engagés dans la résistance

contre la tyrannie, l’oppression et le colonialisme dans le monde islamique. La

laïcité, dans la mesure où elle vise à la séparation de l’islam et de la vie, ne

conduira le monde islamique qu’à une régression et à une faiblesse généralisées.

Une preuve de la différence existant entre l’influence de l’islam sur le

cours de l’histoire et de la civilisation et celle de l’Église réside dans le constat

que le monde occidental n’a pu avancer qu’une fois brisé le carcan de l’Église,

alors qu’au contraire, le monde oriental a progressé grâce à l’islam. Et à chaque

fois qu’il s’en est éloigné, il est revenu en arrière et s’est affaibli. À notre grand

regret, nous constatons le manque de loyauté du monde occidental dans l’usage

qu’il fait de la laïcité, de la démocratie et des droits de l’homme, qui deviennent

des notions à géométrie variable quand il s’agit du monde islamique 6 .

COLONISATION, ISLAM, LAÏCITÉ ET SÉCULARISATION

Pourquoi donc questionner la colonisation à l’aune de la religion, de

la laïcité et de la sécularisation, puisqu’elle ne se fit au nom ni de l’une

ni des deux autres, et s’il n’y eut pas à proprement parler de politique

religieuse spécifique des puissances coloniales dans les pays musulmans

? C’est que la religion semble le domaine où l’exportation de la

modernité, baptisée la Civilisation, a le mieux révélé les contradictions

coloniales, ce qui explique le retour religieux actuel en provenance des

anciennes colonies musulmanes.

Il y avait une grande diversité dans les situations, mais, aux yeux de

nombreux musulmans, la colonisation de leur pays correspondit à la fin

du pouvoir musulman, alors que l’islam, déjà, fédérait des enjeux fort

différents, mais reliés entre eux par le fait colonial (Algérie, Iran, Irak,

Caucase, Asie centrale, Indes). Puis vint l’ère de la décolonisation. La

décolonisation permit partout à des élites locales minoritaires, séculari-

6. Cheikh Mahdî al-Khâlisî, le 31 janvier 1999, in [Luizard, 1999, p. 92]


INTRODUCTION 31

sées pour certaines (réformistes militaires) et/ou confessionnelles, de

s’imposer dans le cadre des États et des systèmes politiques hérités de la

période coloniale. Mais il s’avéra rapidement que les systèmes post-coloniaux

maintenaient souvent les pays musulmans en état de dépendance

par rapport à l’ancienne métropole. Pas plus que les luttes de libération

nationale, les indépendances ne semblaient pouvoir répondre aux espoirs

de sociétés engagées dans un processus irréversible d’émancipation.

Les pays musulmans n’ont connu alors que des laïcités autoritaires

qui ont paru bloquer toute émergence des sociétés civiles. Depuis

Bourguiba jusqu’à Saddam Hussein en passant par le chah d’Iran, les

professions de foi laïques ou laïcisantes ont été perçues comme le

corollaire de régimes dictatoriaux et/ou de la perpétuation de la domination

occidentale. Le seul pays où la laïcité a été acceptée et intégrée

culturellement est la Turquie. Grâce à une vigoureuse résistance nationaliste,

ce pays a pu échapper au démembrement et à la domination

européenne que connurent les autres pays musulmans. En adoptant les

valeurs du vainqueur (l’État-nation ethnique et la laïcité), la Turquie

kémaliste entendait rompre avec un passé qui semblait avoir conduit le

monde musulman à une perte presque généralisée de sa souveraineté.

La laïcité venait y renforcer une identité ethnique, turque, et pour ces

deux raisons, elle fut finalement acceptée malgré la violence qu’elle

signifia pour une société qui se définissait encore majoritairement à

partir de critères religieux. Mais ce choix laissait à l’armée le rôle de

rempart du système établi par Mustafa Kémal, une contrainte qu’une

société civile moderne pouvait difficilement supporter. De ce fait, ne

peut-on dire que la Turquie partage aujourd’hui en partie avec les

autres pays musulmans certains enjeux post-coloniaux, bien que ce

pays n’ait pas été colonisé ?

L’idée selon laquelle l’islam est seul apte à contrer à la fois la

domination des grandes puissances européennes et le despotisme des

tyrans locaux s’est ancrée dans les sociétés. Le réformisme musulman

était né au XIX e siècle en réaction à la mainmise croissante de l’Europe

sur les pays musulmans. Selon ses conceptions, la faiblesse du monde

musulman était due non pas à l’islam, mais, bien au contraire, à l’éloignement

des dirigeants musulmans des vraies valeurs de leur religion.

Il s’agissait donc de revenir à l’islam des origines. L’émir Abdelkader

fut, en Algérie, le dernier représentant des élites musulmanes d’avant la

réforme : lettré, mystique, sa guerre sainte contre les Français en

Algérie appartient encore au monde préréformiste (cf. Bruno Étienne).

Aussi brutalement et rapidement que l’expansion coloniale l’avait été,

les conceptions réformistes s’imposèrent, modifiant profondément

l’éthique même de la religion musulmane : en quelques décennies,


32

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’islam traditionnel se trouva dévalorisé, culpabilisé, puis marginalisé,

tandis que la logique de réforme tendait à devenir une valeur religieuse

en soi. Ce nouvel islam, acquis aux valeurs réformistes, s’est partout

manifesté comme une idéologie désormais dominante visant à fédérer

toutes les causes coloniales, puis post-coloniales, sous la bannière de

l’islam. Comme toutes les manifestations de la modernité, le

réformisme est devenu source d’autorité et de puissance (Malika

Zeghal montre comment Al-Azhar, en se réformant, a réussi à sauver

en partie un espace propre).

L’universalisme de l’islam réformiste fut d’autant plus facilement

opposé aux idéaux laïques ou sécularisés d’origine européenne que ces

idéaux étaient repris par des élites qui confisquaient le pouvoir ici et là.

Le discours réformiste musulman hostile à la laïcité date du début des

années 1920 (c’est déjà ce que suggère Rachîd Ridâ). Même si ce

discours s’est ensuite diversifié (aujourd’hui, les islamistes turcs au

pouvoir affirment respecter la laïcité), il demeure le fonds commun de

la plupart des mouvements islamistes.

Le réformisme musulman fut à l’origine d’avancées sans précédent

en matière d’ijtihâd (notamment chez les chiites, avec le constitutionnalisme

religieux), sans doute parce qu’il exprimait la poussée de sociétés

civiles émergentes et que nombre de ses protagonistes étaient euxmêmes

culturellement sécularisés ou en voie de sécularisation. Mais il a

aussi une autre face, celle d’un littéralisme sourd et aveugle qui puise

aux sources d’un puritanisme populiste en pleine explosion. Pour Maher

Charif, il y a eu une rupture entre le réformisme musulman des pères

fondateurs (Tahtâwî, Al-Afghânî, ‘Abduh) et l’islam politique

représenté par les Frères musulmans et leurs divers avatars islamistes.

Rachîd Ridâ aurait, selon lui, manifesté au cours de sa vie cette rupture.

La fin du califat, la colonisation de l’ensemble du monde musulman et

l’offensive laïque (Mustafa Kémal en Turquie, Rezâ Khân en Iran)

suscitèrent en effet à partir des années 1910-1920 un raidissement

général des réformistes vers des positions conservatrices et littéralistes.

Alors que les sociétés musulmanes se sécularisent (remise en cause

de la tradition, individualisme, avec la foi vécue comme conviction

personnelle, rationalisme et revivalisme par un discours de retour aux

origines, crise de l’autorité religieuse), l’islam réformiste est devenu

une idéologie (sécularisée en tant que telle) venant après les idéologies

tiers-mondistes de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il est difficile de

distinguer dans cette sécularisation ce qui est redevable à la colonisation

et ce qui l’est d’une dynamique proprement endogène. Le résultat

est l’émergence d’un universalisme islamique qui se positionne

désormais au nom de la modernité. À l’universalisme religieux de


INTRODUCTION 33

l’islam préréformiste a succédé un religieux sécularisé et identitaire à

vocation universaliste.

Sécularisé, donc, l’islam réformiste triomphant (et ses multiples

avatars) n’est pas pour autant « confessionnalisé », dans la mesure où il

n’a pas renoncé à l’exclusivité de son message : c’est même la source

essentielle de son efficacité comme idéologie de combat anticolonial et

post-colonial. Par « confessionnalisation », on entend ici l’acceptation

par une religion qu’elle est une confession parmi d’autres, illustrée par

l’intégration dans son message religieux d’un pluralisme religieux

égalitaire. Dans un contexte de sécularisation, son message devient alors

uniquement « spirituel ». À différencier donc du pluralisme religieux

inégalitaire ottoman ou du confessionnalisme politique tel qu’il est

pratiqué au Liban, qui semble au contraire institutionnaliser le caractère

exclusif de chaque confession. C’est en tant que modernité religieuse

que l’islam réformiste conteste le monopole de la modernité

occidentale, dont il reprend, en miroir inversé, la plupart des catégories.

En mettant Dieu au cœur de la cité, il vise à pousser les sociétés occidentales

dans l’incroyance ou dans l’assignation à une identité religieuse

chrétienne, deux postures que la plupart des Occidentaux refusent.

Après la colonisation et les indépendances, ce sont les systèmes

politiques post-coloniaux qui s’effondrent devant nos yeux, depuis

l’Irak jusqu’à la Côte-d’Ivoire, ou qui sont en crise (Algérie, Tunisie,

Égypte), alors que l’islam réformiste a remplacé partout les idéologies

sécularisées de libération nationale (nationalismes, marxisme, tiersmondisme)

[Burgat,1995]. Le cas saoudien est peut-être le plus riche

d’enseignements : le système politique et économique saoudien résulte

en très grande partie des politiques des puissance occidentales dans la

péninsule Arabique. Il a été fait sur mesure pour les grandes sociétés

pétrolières américaines [Ménoret, 2003]. Ces politiques ont eu un volet

culturel et religieux (ce que Vitalis nomme l’« exceptionnalisme

saoudien ») [Al-Rasheed et Vitalis, 2004] qui a directement influencé le

cours de l’islam d’État et de l’opposition islamiste.

Les universalismes sont souvent abstraits et désincarnés et, de ce fait,

ils sont souvent en porte-à-faux par rapport à des identités et des cultures

locales qu’ils malmènent. C’est vrai pour les idéologies issues des

Lumières comme ça l’est pour l’islam réformiste. Les nouveaux critères

religieux réformistes constituent localement pour les musulmans une

violence (la mise à l’index du culte des tombeaux de saints par

exemple). Mais cette violence est généralement acceptée au nom d’une

volonté toute aussi générale d’émancipation, à laquelle il faudrait ajouter

aussi dorénavant une volonté de revanche contre un Occident éternel

assimilé aux Croisades du Moyen Âge par la rhétorique militante. Face


34

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à cette crise, il existe aussi en Occident la tentation d’une fuite en avant

dans l’universalisme : oubliant que les identités ne sont pas extensibles

à l’infini et qu’elles sont naturellement limitées au champ de vision de

l’homme (même si ce champ de vision peut s’étendre et se modifier), les

tenants d’un pluralisme et d’un multiculturalisme sans frontières

oublient que l’identité, et en premier lieu l’identité religieuse, peut

aussi être porteuse d’un nationalisme et d’une mémoire incitant à la

confrontation.

N’est-ce pas le propre des universalismes que d’avoir tendance à

s’exclure les uns les autres ? Imagine-t-on ainsi une coexistence

pacifique dans une même société entre des citoyens se référant au droit

civil et d’autres se prévalant de principes divins dans la gestion

publique de leurs affaires ? Les différents projets français l’illustrent

bien : le royaume arabe de Napoléon III, où les musulmans auraient pu

conserver le statut personnel musulman, n’avait probablement pas plus

de chance de réussite que l’assimilation républicaine. Le statut

personnel religieux a été le dernier pré carré défendu becs et ongles par

les ulémas, et le môle de résistance à partir duquel la réislamisation et

le réarmement identitaire actuels ont été menés.

L’intégration des islamistes à un processus politique démocratique

(Turquie, Koweit, Irak, Égypte, Territoires palestiniens) ne cesse de poser

la question. La démocratie est-elle la finalité, comme les Occidentaux

disent l’espérer (encore qu’il y ait ici aussi de nombreuses arrière-pensées)

ou n’est-elle qu’un pis-aller, une accommodation de circonstance

[Leca, 1994, p. 46-47], une étape vers l’islam, comme l’affirment par

exemple en Irak les islamistes chiites officiellement au pouvoir ?

L’islam est d’abord ce qu’en font les musulmans et non pas ce que

nous voudrions qu’il soit. Solliciter l’histoire est d’autant plus

nécessaire que l’on voit aujourd’hui se multiplier dans le monde les

foyers de confrontation où l’on tue au nom de la démocratie, pour les

uns, au nom de Dieu, pour les autres. Les postures morales et/ou idéologiques

masquent souvent la réalité des processus en cours. Jugements

de valeur et indignations vertueuses font souvent écran à ce qui semble

une course sans fin à la victimisation. La pression de l’actualité pèse ici

très lourd. Tous les efforts de contextualisation et de mise à distance se

heurtent à un mouvement spontané de l’auditeur ou du lecteur qui lui

fait entendre ou lire chaque étude de cas comme un exemple

susceptible de fournir des arguments pour les problèmes d’aujourd’hui.

C’est particulièrement vrai en France : mémoires coloniales contre

mémoire de la Shoah, mémoires des communautés contre mémoire

nationale. La mémoire, l’identité et la victimisation sont aussi des outils

privilégiés pour établir un rapport de force ici et maintenant. La diaboli-


INTRODUCTION 35

sation, comme l’angélisme, permettent rarement l’analyse, quand ils ne

visent pas directement à interdire toute réflexion. L’exemple des Pays-

Bas nous rappelle à quel point ces deux postures sont liées. Après l’assassinat

du cinéaste Theo Van Gogh en novembre 2004, beaucoup de

Hollandais se demandent à présent : « Comment avons-nous pu être aussi

naïfs ? » De même, le racisme appliqué à toute chose est aussi néfaste

pour la liberté de penser que le refus de l’Autre. Un retour vers l’histoire

de la colonisation et de ses implications religieuses permet de mieux

comprendre comment le « musulman » a été assigné à une forme

d’altérité, et de mesurer les enjeux d’aujourd’hui liés aux possibles

évolutions de l’islam ici et là.

Paris, le 1 er février 2006.

Je voudrais exprimer toute ma gratitude envers Danielle Breseghello du Groupe

Sociétés, Religions, Laïcités pour son formidable travail d’édition sans lequel cet ouvrage

n’aurait pu voir le jour.

N.B. Les analyses qui précèdent n’engagent que leur auteur et ne sauraient être attribuées

ni aux contributeurs de cet ouvrage ni aux discutants.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AL-KHÂLISÎ Muhammad (2005), La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par son

fils, traduit de l’arabe et annoté par Pierre-Jean Luizard, La Martinière, Paris.

AL-RASHEED Madawi et VITALIS Robert [dir.] (2004), Counter-narratives,

History, Contemporary Society and Politics in Saudi Arabia and Yemen,

Palgrave Macmillan, New York.

BAUBÉROT Jean (2 e édition, 2003), Histoire de la laïcité française, PUF, coll.

« Que sais-je ? », Paris.

BURGAT François (1995), L’Islamisme en face, La Découverte, Paris, nouv. éd.,

2002.

CABANEL Patrick et DURAND Jean-Dominique (dir.) (2005), Le Grand Exil des

congrégations religieuses françaises, 1901-1914, Cerf Histoire, Paris.

CAMUS Albert (1958), Chroniques algériennes 1939-1958. Actuelles III,

Gallimard, coll. « Folio Essais », Paris.

COLLOT Claude (1974), « Le Congrès musulman algérien (1937-1938) », Revue

algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, vol. 11, n° 4.

LAURENS Henry (2004), Orientales II. La III e République et l’Islam, CNRS Éditions,

Paris.

LECA Jean (1994) « La démocratisation dans le monde arabe », in Aziz AL-AZMEH

et Ghassan SALAMÉ, Démocraties sans démocrates, Fayard, Paris.

LUIZARD Pierre-Jean (1999) (dir.), Maghreb-Machrek, Mémoires d’Irakiens : à la

découverte d’une société vaincue…, n° 163, janvier-mars.

MÉNORET Pascal (2003), L’Énigme saoudienne, La Découverte, Paris.

TRIAUD Jean-Louis (1995), La Légende noire de la Sanûsiyya. Une confrérie

musulmane saharienne sous le regard français (1840-1930), Éditions de la

Maison des sciences de l’homme, Paris.





1

La projection chrétienne de l’Europe industrielle

sur les provinces arabes de l’Empire ottoman

Henry Laurens

L’Europe du XIX e siècle est un ensemble composite, même si les

grandes transformations qu’elle connaît dans cette période peuvent

être définies sommairement par le terme déjà ancien de révolution

industrielle. Les immenses mutations des appareils productifs et leur

croissance continue, la révolution des transports, la mise en place de

nouveaux moyens de communication et d’information qui aboutissent

à l’avènement, dès les années 1870-1880, d’un « temps réel » étendu à

l’ensemble du monde, donnent le sentiment justifié de l’apparition

d’un « homme nouveau » dont les contemporains avaient conscience.

Les grandes idéologies du temps semblent toutes s’inspirer de l’idée

de progrès, même si les nationalismes de la fin du siècle se nourrissent

d’une nostalgie d’un temps passé, largement mythique et réinventé

dans les dernières décennies du siècle. Dans ce monde démiurgique, la

destruction créatrice semble être la règle, tout aussi bien dans les

rapports de production que dans les transformations de l’appréhension

du monde.

Néanmoins, la conscience de soi et les identités vécues ne se

construisent pas nécessairement en homologie stricte avec les

mutations des appareils techniques, même si l’on ne peut pas nier la

relation entre les deux ordres de phénomène. Le temps du discours et

de la programmation politique se trouve largement décalé par rapport à

celui de l’innovation et de la diffusion technologique. Il peut soit être

largement anticipateur dans le discours et la pratique politique, soit au

contraire se poser comme étant en retard, voire en réaction par rapport

aux changements en cours.


40

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LES LUMIÈRES ET L’ORIENT

Il en est ainsi depuis la seconde moitié du XVIII e siècle. Si les

contemporains des dernières générations des Lumières ont le sentiment

nouveau d’être entrés dans une nouvelle ère de progrès fondé sur la

maîtrise de la nature grâce aux progrès des sciences et des arts, on ne

se trouve encore que dans une période de perfectionnement de

techniques déjà acquises, même si l’on peut parler de prodromes de la

révolution industrielle en Grande-Bretagne et dans quelques régions

d’Europe continentale. Ces avancées sont largement suffisantes pour

pouvoir permettre l’expression d’une supériorité sur les sociétés non

européennes, ou, comme on commence à le dire, non occidentales, en

prenant en compte l’Amérique du Nord. Elle a sa traduction militaire

immédiate dans la conquête britannique des Indes, qui commence dans

les années 1750, et dans les progrès russes au détriment de l’Empire

ottoman dans les pays riverains de la mer Noire.

La première des révolutions n’est pas technologique, elle la dépasse

et la précède. C’est la fin de l’Ancien Régime. Les grandes sociétés

agraires avaient constitué un ordre social composé de groupes censés

représenter des fonctions sociales et organisés selon un système de

valeurs hiérarchisées. L’inégalité des conditions donnait une place à

chacun et multipliait les marques de distinction et de différence.

L’ordre nouveau, d’abord énoncé dans le discours, puis dans de

nouvelles formes de sociabilité, allait ensuite prendre le caractère d’une

transformation radicale et violente avec la Révolution française et son

extension forcée par les victoires militaires à l’ensemble de l’Europe.

La « démocratie », alors définie par l’égalité formelle des conditions et

non par la participation politique, paraissait ainsi le terme du projet de

« régénération » des révolutionnaires français, puis, être, après 1815,

comme le mouvement irréversible du temps, alors que la révolution

industrielle ne connaissait que ses premiers balbutiements. L’enjeu

rétrospectif des Lumières est bien la mise en place de ce nouvel ordre,

bien qu’il soit difficile de le retrouver dans la réalité sociale des milieux

qui portent cette transformation radicale de la société. Il en est de même

quand on recherche l’existence d’une bourgeoisie industrielle dans les

acteurs de la Révolution française. Elle n’apparaîtra que plus tard,

même si le personnage du manufacturier existe déjà.

L’Ancien Régime s’exprimait et se légitimait dans un langage

religieux. Tous les systèmes politiques européens, catholiques ou

protestants, se donnaient une justification tirée des écritures saintes.

Contrairement au pluralisme originel de la société de groupes, les

monarchies de l’Europe moderne avaient imposé par la force une unité


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 41

religieuse qui faisait des régnicoles n’appartenant pas à la religion

chrétienne majoritaire des groupes sans droits reconnus et éventuellement

soumis à diverses persécutions. Seules les communautés juives

avaient conservé une inscription sociale reconnue, mais au prix de

multiples vexations inscrites dans la loi même.

L’expansion européenne médiévale, définie au sens large du terme

par les croisades et par les États et possessions franques de Méditerranée

orientale, avait été arrêtée, puis refoulée par les Ottomans dont la

progression ne s’arrête qu’à la fin du XVII e siècle. Les grandes

découvertes avaient orienté l’expansion vers les territoires des

Amériques. La conquête et la constitution du Nouveau Monde s’étaient

faites dans une perspective profondément religieuse et missionnaire, en

particulier chez les catholiques. Mais les protestants d’Amérique du

Nord avaient, eux aussi, le sentiment d’être mandatés par Dieu pour

bâtir une nouvelle société chrétienne. Dans l’Ancien Monde non

chrétien, les Européens faisaient du commerce et, éventuellement,

concluaient des alliances politiques. Ce n’est que dans de petites

enclaves très lointaines de l’océan Indien et du Pacifique qu’ils tentaient

parfois d’établir une société chrétienne.

La critique que la pensée des Lumières exerce à l’égard du

phénomène colonial est essentiellement dirigée contre la conquête du

Nouveau Monde et porte sur les atrocités commises au nom de la

religion. Elle est partie intégrante de la polémique antichrétienne. Elle

est rétrospective, puisque tout le monde sait, dans la seconde moitié du

XVIII e siècle, que le moment européen de l’histoire du Nouveau Monde

se termine. En revanche, les prodromes de la nouvelle expansion dans

l’Ancien Monde montrent qu’elle ne peut se faire au nom de la

propagation de la foi chrétienne. Dans le monde de l’Islam, la reproduction

de la Reconquista espagnole susciterait les résistances les plus

énergiques. Il en serait de même dans les autres aires religieuses,

comme en Inde. Et il est encore trop tôt pour envisager une véritable

entreprise missionnaire en Afrique noire.

Bien sûr, on pourrait conserver une vision purement commerciale

où les seuls intérêts économiques serviraient de justification, les

populations orientales ne faisant que changer de despotisme, mais une

telle attitude n’aurait rien de moral et ne permettrait pas de déployer

les énergies nécessaires pour une telle entreprise. Le nouveau discours

colonial doit s’articuler sur une affirmation de respect envers les

religions des peuples à dominer et sur une légitimation qu’apporte la

mission de faire rattraper aux peuples orientaux leur retard, grâce à

une bonne administration fondée sur l’application des principes des

progrès européens.


42

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La nouvelle idéologie coloniale se construit progressivement dans

les écrits des philosophes. Le projet révolutionnaire de régénération de

l’humanité prend ainsi le nouveau nom, dans les années 1790, de civilisation

des peuples orientaux. D’emblée, Bonaparte lui donne sa forme

la plus pure lors de l’expédition d’Égypte de 1798-1801. Elle est la

première à se mettre sous le drapeau de la civilisation. Lancée par une

France déchristianisée, elle rejette toute référence chrétienne et son

chef va jusqu’à se prétendre l’ami des musulmans voire même leur

Mahdi.

Pour la masse de la population égyptienne, cette propagande échoue

totalement. Ils ne voient dans les soldats de la Révolution que des

chrétiens ennemis de l’Islam. Seuls, les savants religieux comprennent

la nature de la rupture, mais pour immédiatement assimiler les

conquérants à l’athéisme médiéval des zindiq, combattus aux siècles

des califes. Pour reprendre l’Égypte, les Ottomans s’allient à la

Grande-Bretagne et à la Russie et prônent un front uni des religions

révélées contre l’athéisme de la Révolution française.

Un discours d’alliance islamo-chrétienne se constitue donc

brièvement durant les guerres de la seconde coalition. Le retour de la

France à la catholicité, dans le cadre du Concordat, rétablit la normalité

européenne et met fin à ce qui paraît maintenant avoir été une excentricité,

la proclamation d’un déisme révolutionnaire se posant comme

l’ami de l’Islam. En revanche, la référence à la civilisation devient un

élément essentiel du discours napoléonien, pour qui l’Empire français

ouvre le « siècle de la civilisation, des sciences, des Lumières et des

lois ». La conquête du Royaume de Naples, de l’Espagne a pour but d’y

porter la civilisation. La lutte contre la Russie est une défense de la

civilisation contre la Barbarie. Les adversaires de Napoléon retournent

contre lui cette arme, faisant du tyran l’ennemi de la civilisation de

l’Europe. La guerre des propagandes généralise la référence à la civilisation,

qui devient d’un usage courant pour exprimer l’ampleur des

transformations en cours que les contemporains ont du mal à saisir.

La suite des guerres napoléoniennes constitue un temps de répit

pour l’Empire ottoman qui sait être du bon côté lors des différentes

coalitions engagées contre la France. En 1815, la constitution de la

Sainte Alliance n’intègre pas l’Empire ottoman, mais lui reconnaît son

droit à l’existence au nom du principe de légitimité, destiné à faire face

au principe des nationalités destructeur de l’ordre européen restauré.

La France de la Restauration se place alors délibérément dans la

continuité de Bonaparte en reconnaissant à l’Égypte de Muhammad Ali

la poursuite du projet civilisateur engagé en 1798. Cet appui est essentiellement

diplomatique, même si l’on encourage l’envoi de missions


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 43

scolaires égyptiennes en France et de missions militaires françaises en

Égypte, qui permettent par ailleurs d’utiliser d’anciens officiers de la

Grande Armée en surnombre. Sans en avoir encore le concept, la

Restauration, puis la monarchie de Juillet, tentent déjà d’avoir en

Égypte une politique d’influence culturelle. Les justifications données

au projet renvoient toujours à l’œuvre civilisatrice et, secondairement,

à la renaissance d’une nationalité égyptienne ou arabe.

Des références du même ordre sont utilisées lors de l’expédition

d’Alger de 1830 où l’on copie les premières proclamations de

Bonaparte en Égypte.

NATIONALITÉS ET RENAISSANCE CHRÉTIENNE

C’est par le biais du principe des nationalités que la référence

chrétienne va revenir au premier plan du discours européen sur

l’Empire ottoman. L’Ancien Régime ottoman était composé de groupes

et l’application de la protection islamique des non-musulmans avec,

pour contrepartie, une taxation spécifique, avait eu pour conséquence

la constitution de communautés religieuses organisées autour des

Églises et des grands notables laïcs. Les deux seules communautés à

avoir eu une reconnaissance officielle valable pour l’ensemble de

l’Empire étaient les Grecs orthodoxes et les Arméniens grégoriens,

avec leurs patriarches investis par le Sultan et résidant dans la capitale

de l’Empire. Les autres communautés n’avaient qu’une existence

locale et de fait.

Très tôt, la France avait revendiqué un « protectorat » sur les

catholiques ottomans. Elle avait pour cela utilisé les clauses des traités

des Capitulations qui lui donnaient une protection sur les catholiques

« francs » résidant dans l’Empire. En jouant sur la protection

consulaire, elle avait d’abord étendu sa protection à l’ensemble des

« Latins », pour la plus grande part des Européens, mais aussi des

locaux ayant adopté le rite latin. Puis, elle avait cherché à étendre la

protection à l’ensemble des catholiques de rites orientaux. Au XVIII e

siècle, ces protections dépendaient étroitement de la capacité

d’influence française sur les autorités ottomanes, en particulier dans les

provinces qui, souvent, ne respectaient que formellement l’autorité de

la capitale. De toute façon, la monarchie se contentait de proclamer un

principe que les autorités ottomanes refusaient d’admettre. L’alliance

ottomane primait et l’expérience avait montré les dangers de se mêler

des querelles religieuses orientales entre communautés chrétiennes

rivales.


44

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dans les premières décennies du XIX e siècle, en particulier dans les

provinces arabes, les protections consulaires, très précisément définies

et accordées à des individus, comptaient bien plus que le vague contenu

du protectorat religieux. Dans la situation de désordre et de petites

guerres entre provinciaux, les consuls français ou européens

cherchaient surtout à mettre dans leurs camps des chefs de groupes

armés capables de se faire respecter. Ces derniers, essentiellement

musulmans, sauf dans la Montagne libanaise, trouvaient leur intérêt

dans ce soutien européen face aux tentatives d’affirmation du pouvoir

central. La protection consulaire accordée à des musulmans comptait

plus, dans ces temps troublés, que la revendication d’un protectorat

religieux que Rome et Constantinople ne reconnaissaient que comme

une réalité de fait, et non de droit. Néanmoins, pour limiter les

prétentions françaises à exercer ce protectorat, l’Empire ottoman donne

une reconnaissance officielle aux Églises uniates en 1831, sous forme

de brevet d’investiture au patriarche arménien catholique, soustrayant

définitivement les catholiques orientaux de l’autorité ecclésiastique des

Églises orthodoxe et arménienne.

Le discours des Lumières assimilait les peuples de l’Orient soumis

à la domination ottomane aux Gallo-Romains conquis par les Francs.

La variable religieuse était secondaire, puisque les deux principaux

peuples soumis étaient les Grecs et les Arabes, héritiers d’une prestigieuse

histoire. Si, dans le second groupe, il n’y avait aucun écho, dans

le premier, plus proche de l’Europe, les élites commençaient à avoir

conscience du discours européen.

Dès les années 1780, le philhellénisme européen construisait une

image idéalisée des Grecs de l’Empire ottoman et leurs élites laïques

entamaient le processus « d’invention de la Grèce ». La conquête de

l’Italie par Bonaparte avait accéléré le phénomène et le conquérant

avait ébauché une action de propagande révolutionnaire à destination

des Grecs ottomans, mais en renvoyant systématiquement au prestige

et à la gloire de la Grèce antique.

Quand les orthodoxes de l’Empire se révoltent en 1821 dans ce que

l’on appelle immédiatement la « révolte grecque », l’opinion publique

européenne n’ignore pas qu’il s’agit de chrétiens, mais le mouvement

philhellénique utilise beaucoup plus la référence à l’Antiquité que celle

à une commune identité chrétienne. Le philhellénisme est, dans

l’histoire de l’Europe, le premier grand mouvement d’opinion mené

par des intellectuels et débouchant sur une intervention armée des

gouvernements, d’abord réticents. C’est que les hommes de la Sainte

Alliance sont en général profondément partagés sur ce sujet. D’une

part, ils sont inspirés par une profonde sympathie pour la cause de leurs


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 45

coreligionnaires chrétiens, d’autre part, ils comprennent que l’aide

apportée aux Grecs est une négation du principe de légitimité et la

reconnaissance du principe des nationalités. Après six ans d’atermoiements,

c’est l’intervention navale franco-britannique qui détruit, « par

accident », la flotte ottomano-égyptienne à Navarin, suivie d’un débarquement

militaire français en Morée pour séparer les combattants et

l’entrée en guerre de la Russie. Il en sortira la naissance d’un petit État

grec, premier État successeur de l’Empire ottoman reconnu par

l’Europe au nom du principe des nationalités.

Les puissances européennes ont cherché à limiter cette atteinte au

principe du maintien de l’intégrité territoriale ottomane et n’ont pas

présenté leur action, sauf pour la Russie, comme un combat chrétien

contre l’Islam. Le philhellénisme a joué le même rôle que le projet civilisateur

dans l’Égypte de Muhammad Ali.

Néanmoins, le tournant historique est capital. Jusque-là, la question

de l’avenir de l’Empire ottoman était celle de son intégration dans

l’équilibre européen ou de son partage territorial entre puissances

européennes. Dans la mesure où la plus grande partie des provinces

était en état d’insoumission permanente, l’action européenne y passait

moins par un recours au pouvoir central, au nom des Capitulations, que

par une intervention directe en jouant sur les protections consulaires.

La révolte grecque crée un nouveau contexte où les populations constitutives

de l’Empire peuvent entrer en dissidence et se lancer dans un

projet national.

La question va être alors de savoir sur quoi se constituera le

nouveau fait national : un ensemble fondé sur l’histoire et la langue ou

sur la communauté de religion en prenant pour base une seule Église ?

L’épisode suivant marque la clef du déroulement postérieur des

événements. Quand les armées de Muhammad Ali envahissent la Syrie

en 1833, sous le commandement de son fils Ibrahim Pasha, le maître de

l’Égypte comprend la nécessité d’évoquer le principe des nationalités

pour se donner une légitimité aux yeux de l’Europe. Ibrahim Pasha va

donc multiplier les références à une nationalité arabe et à un Empire

arabe, ce qui reçoit un grand écho en France. Mais le projet politique

de Muhammad Ali et de son fils va contre les intérêts géopolitiques de

la Grande-Bretagne et de la Russie qui interviennent conjointement

pour arrêter la progression des armées égyptiennes. Il est vrai que la

référence arabe ne correspond pas, à ce moment de l’histoire, à une

vraie émergence nationale, mais elle n’est pas un simple prétexte à

destination du jeu politique européen. Elle enregistre les transformations

en cours qu’impliquent la constitution d’une armée moderne

fondée sur la conscription et, de façon plus générale, la création de


46

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’État moderne fondé sur l’abolition des distinctions fonctionnelles de

groupes hiérarchisés, processus alors plus avancé dans le domaine

égyptien que dans le domaine ottoman.

Contrairement au projet civilisateur et au philhellénisme, la revendication

des années 1830 n’est pas acceptée par l’Europe. Au nom du

maintien de l’unité ottomane, on va refuser aux musulmans de l’Empire

ce qui est en train d’être accepté pour les chrétiens des Balkans : l’application

du principe des nationalités. La distinction est donc à la fois

confessionnelle et géographique et elle va durer jusqu’à la fin de

l’Empire. Si une part musulmane de l’Empire emprunte la voie du

séparatisme étatique, son sort sera de passer sous la domination

européenne directe et non d’accéder à l’indépendance complète, comme

en témoigne le sort de la Tunisie en 1881 et de l’Égypte en 1882.

En revanche, les communautés chrétiennes vont être considérées

comme des agents d’influence et des clientèles naturelles des

puissances européennes avec, de nouveau, une ambiguïté sur leur

devenir : la constitution de l’État à l’image de ce qui se fait dans les

Balkans ou leur maintien dans l’ensemble ottoman en Anatolie et dans

les provinces arabes ? Cette ambiguïté aura des conséquences particulièrement

tragiques pour les différentes communautés chrétiennes

anatoliennes qui croiront se voir promis le même avenir radieux que les

communautés balkaniques, alors que les logiques européenne et

ottomane les conduiront à l’anéantissement dans les premières

décennies du XX e siècle.

LA PROJECTION CHRÉTIENNE

C’est au moment où la révolution industrielle devient une réalité

tangible en Europe, où le débat sur la place de la religion devient

central dans cet espace, que l’Europe se projette alors résolument sous

une forme chrétienne dans l’espace ottoman. La complexité du

phénomène fait appel à plusieurs ordres de raisons.

La première est la disparition des Lumières en tant que telles. Le

libéralisme qui lui succède passe moins par un affrontement direct de

nature philosophique (écraser l’infâme) que par la réalisation, par

étapes, d’un programme concret au prix d’accommodements et

d’éventuels retours en arrière. Dans ce contexte, les Églises ne sont

plus seulement dans la défensive, comme à l’époque précédente, ou

dans la réaction religieuse, comme sous la Restauration française. Elles

entreprennent des opérations de récupération des thématiques de l’adversaire.


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 47

Il en est ainsi pour la thématique de la civilisation. Alors qu’elle

avait été conçue par ses promoteurs originels comme une marche

continue de l’esprit humain dans la voie de la libération des pesanteurs

du passé, dont l’illusion religieuse, elle est récupérée par les différentes

Églises comme explication des origines chrétiennes de la modernité.

C’est le nouveau concept de « civilisation chrétienne », affirmant

que la spécificité de l’Europe est son identité chrétienne et que la

modernité ne s’explique que par la continuation, sous un autre nom, des

principes du christianisme, comme la morale ou la société politique.

Alors que le Guizot des années 1820 avait défini la civilisation

européenne comme étant celle d’un affrontement permanent entre des

forces contradictoires, ce qui lui donnait un dynamisme permanent, le

Guizot des années 1830 fait de « civilisation européenne » et de « civilisation

chrétienne » des équivalents permanents.

En dépit du raidissement continu de l’Église catholique, qui

condamnera dans le Syllabus des années 1860 la « civilisation moderne »,

la référence à la civilisation chrétienne sera une constante dans la reprise

et la légitimation de l’œuvre missionnaire. Le savoir scientifique et la

technologie, épurés de leurs usages antireligieux, deviendront au

contraire les instruments de la propagation de la foi chrétienne. Bien plus,

les progrès de l’incroyance en Europe feront de la constitution des catholicités

non européennes le moyen de perpétuer une société chrétienne

intégrale non corrompue par les progrès du libéralisme.

Dans l’Empire ottoman, les besoins de l’État moderne en constitution

impliquent la fin des définitions fonctionnelles de la société. Il

s’agit d’établir une commune identité ottomane entre les différents

ressortissants de l’Empire, opération relativement facile à faire à

l’intérieur du groupe musulman lui-même avec, à la clef, l’intégration

relative des minoritaires non-sunnites. En revanche, la logique institutionnelle

implique aussi l’émancipation des non-musulmans.

Le modèle pourrait être celui de l’émancipation des non-chrétiens

dans l’espace européen. L’exemple parfait est celui de la France qui a

procédé, dès la Révolution, à une émancipation totale des Juifs français

sur la base de la stricte liberté individuelle, même si le judaïsme est

devenu, au début de la monarchie de Juillet, une religion concordataire.

Mais, dans les décennies du milieu du XIX e siècle, l’émancipation sur

une base individuelle n’est pas terminée dans le reste de l’Europe. La

totalité des droits ne sera accordée en Grande-Bretagne qu’en 1858, en

Autriche-Hongrie qu’en 1867, en Italie et en Allemagne que vers 1870,

et elle ne le sera jamais dans l’Empire russe.

Pour les communautés chrétiennes de l’Empire ottoman, la familiarisation

croissante avec les mœurs européennes et occidentales a été le


48

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

fruit de l’action missionnaire entreprise au nom de la civilisation

chrétienne. Dès les années 1820, la concurrence entre missionnaires

catholiques et protestants, britanniques et américains, a entraîné une

surenchère constante dans les entreprises missionnaires. Les

communautés orthodoxes, rendues inquiètes par le débauchage

permanent des missionnaires catholiques et protestants, se sont lancées

dans un effort parallèle de modernisation et d’européanisation. Les

progrès continus de l’éducation et le dynamisme de leur rôle économique

se traduisent aussi par une croissance démographique largement

supérieure à celle des musulmans, à un moment où le mouvement d’émigration

en dehors de l’Empire ottoman n’a pas encore réellement

commencé. Certains publicistes voient alors réémerger un « Orient

chrétien » sur les ruines de l’Orient musulman. Dès lors, le devenir des

chrétiens ottomans devient le nouvel enjeu de la question d’Orient.

Chacune des grandes puissances a maintenant intérêt à se poser comme

chrétienne, dans une politique de clientélisation des non-musulmans.

Paradoxalement, c’est la Grande-Bretagne, la plus mal placée dans

ce dossier, qui ouvre le feu. Depuis le XVII e siècle, un courant puissant

du protestantisme, de nature millénariste, s’est exprimé dans la

théologie de l’accomplissement des Prophéties. Elle annonce le début

souhaitable de la fin des temps par le rassemblement des Juifs en Terre

sainte et leur conversion au christianisme. Chaque grande tourmente

politique s’accompagne d’une résurgence de ce courant. Il en avait été

ainsi durant la Révolution française. Les premiers missionnaires

biblistes au Proche-Orient, dans les années 1820, s’inspiraient de cette

vision eschatologique. Lors de l’effondrement de l’Empire de

Muhammad Ali en 1839-1841, le gouvernement britannique demande

successivement la protection des Juifs de l’Empire ottoman, la liberté

pour eux de s’installer librement en Palestine et l’internationalisation

de Jérusalem. La Porte manœuvre habilement pour désamorcer les

revendications britanniques et les protestants européens se contentent

de créer un évêché anglo-prussien, en 1841, dans la ville sainte, dont la

première mission est de convertir les Juifs. Comme ces derniers

résistent, l’action prosélyte se dirigera vers les autres groupes chrétiens

et, en 1847, l’Empire ottoman reconnaît officiellement les Églises

protestantes en les dotant d’un statut analogue aux autres Églises

chrétiennes reconnues. En dépit du travail acharné des missionnaires,

ces nouvelles Églises ne pèsent pas lourd sur le plan numérique et

Londres ne se trouve pas en position de disposer d’une véritable

clientèle chrétienne. La Grande-Bretagne veille toujours à la

protection de la route des Indes, ce qui implique pour elle d’être un

médecin particulièrement exigeant pour l’« homme malade » qu’est


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 49

maintenant l’Empire ottoman. Tout en prônant la thérapeutique des

réformes, elle défend non moins jalousement l’extension des privilèges

capitulaires et consulaires qui constitue l’une des maladies mortelles de

l’Empire et n’hésite pas à soutenir localement les Druzes contre leurs

rivaux Maronites qui ont maintenant le soutien actif de la France.

En effet, Guizot, prenant acte de l’échec de Muhammad Ali, et au

nom de la civilisation chrétienne, fait maintenant de la France la

protectrice attitrée de tous les catholiques orientaux. Localement, cela se

traduit par le soutien accordé aux Maronites contre les Druzes dans l’affrontement

qui suit la disparition de l’émirat de la Montagne libanaise.

Sur un plan général, l’adversaire est l’Église orthodoxe. Le premier enjeu

est celui de l’uniatisme avec la « querelle du bonnet », c’est-à-dire le fait

de savoir si les ecclésiastiques uniates peuvent porter un costume

religieux identique à celui des religieux orthodoxes, ce qui leur permet de

faire du prosélytisme en milieux orthodoxes. La Russie donne son

soutien affirmé aux orthodoxes et s’identifie publiquement à leur cause.

Elle va plus loin en adoptant une revendication analogue à celle de la

France. Comme la France pour les catholiques, elle dispose d’un droit de

protection sur les orthodoxes étrangers dans l’Empire et prétend

maintenant que cette protection s’étend sur l’ensemble des orthodoxes de

l’Empire, c’est-à-dire tout simplement sur la majorité des habitants des

Balkans ottomans.

Dans les années 1840, le conflit va d’abord se centrer sur la

Palestine. La France adopte avec enthousiasme toutes les revendications

catholiques sur les Lieux saints, en particulier à Jérusalem et à

Bethléem. Elle considère qu’une partie des droits des orthodoxes est le

fruit d’usurpations relativement récentes. Ainsi, les Lieux saints

deviennent la représentation tangible de la politique de clientélisation

des communautés chrétiennes. L’orthodoxie agressée par la double

offensive protestante et catholique répond par le retour du patriarche

orthodoxe de Jérusalem dans sa ville de résidence (jusque-là, il résidait

dans la capitale de l’Empire) et par l’établissement d’une mission

ecclésiastique russe permanente dans la ville sainte en 1847. Rome

réaffirme son rôle en recréant le patriarcat catholique la même année.

Tout est alors prêt pour la confrontation décisive. Alors que

l’Europe s’engage dans les révolutions de 1848, un conflit mineur entre

catholiques et orthodoxes dans le sanctuaire de la Nativité à Bethléem

se transforme en une remise en cause radicale du statut de l’ensemble

des Lieux saints, qui oppose la France de la II e République à l’Empire

tsariste. Affolé, l’Empire ottoman tente de calmer le jeu en édictant un

règlement complet des Lieux saints reprenant tous les actes précédents,

la législation dite du statu quo. La guerre devient inévitable quand la


50

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Russie exige la reconnaissance officielle de son droit de protection sur

l’ensemble des orthodoxes de l’Empire, c’est-à-dire la fin des Balkans

ottomans. Les Ottomans, assurés du soutien de la France, refusent. Les

Russes entament alors les opérations militaires. Les Britanniques

entrent en guerre au côté des Français pour défendre l’intégrité de

l’Empire ottoman. C’est la guerre de Crimée de 1854.

La survie de l’Empire ottoman semble passer par l’émancipation

des non-musulmans et, pour ne pas se laisser imposer une tutelle, il doit

l’anticiper. C’est le sens du Hatt Humayun de 1856. Théoriquement, la

Porte pourrait choisir la voie de l’émancipation individuelle qui irait

dans le sens de la modernité importée. Mais elle doit à la fois prendre

en compte la réalité de l’évolution des communautés et la volonté

européenne de les clientéliser. Dans le rapport de force imposé par la

guerre de Crimée, il ne peut être question de remettre en cause le statut

institutionnel réaffirmé les décennies précédentes par la reconnaissance

des uniates et des protestants. Il faut, au contraire, le renforcer et le

consacrer par la loi. Le Hatt se présente donc comme la confirmation

des privilèges et des immunités accordés aux Églises et les élargit aux

Juifs. Si l’absence de discrimination dans les emplois publics est

confirmée, l’essentiel passe par une émancipation de groupes fondée

sur des « constitutions » accordées par le Sultan, fixant les pouvoirs

respectifs des laïcs et des religieux dans la gestion des affaires communautaires.

Dans la pratique courante, cela impliquera aussi une

répartition confessionnelle des populations dans les nouveaux conseils

provinciaux et municipaux de l’Empire réformé.

Le traité de Paris prend acte de la sollicitude du Sultan pour les

populations chrétiennes (mais non pour la population juive) et affirme

la volonté des Puissances de ne pas s’immiscer, soit collectivement soit

individuellement, dans les rapports entre le Sultan et ses sujets.

Néanmoins, les protectorats religieux français et russes continueront de

s’exercer de fait, en raison des rapports de force. En 1860, l’intervention

militaire française au Liban et en Syrie, faite au nom de l’Europe,

pour protéger les populations chrétiennes, marquera l’apogée de cette

politique de protection. Il en sortira la province autonome du Mont

Liban, soumis à un contrôle particulier des puissances.

L’EMPIRE RÉFORMÉ

Après 1860, l’Empire ottoman réussit à rétablir son autorité sur

l’ensemble des provinces arabes et passe de nouveaux compromis avec

les Puissances européennes. Le premier champ de bataille est celui de


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 51

la protection consulaire. Réaffirmant son autorité califale, le Sultan

refuse d’admettre toute protection accordée à des musulmans comme

contraire à la loi islamique. La France mène un combat d’arrière-garde

dans ce domaine, mais il ne concerne que les Algériens immigrés dans

l’Empire. Le rétablissement de l’ordre public fait du gouvernement

provincial l’interlocuteur unique des consuls dans le règlement des

contentieux. Dans les affaires confessionnelles, les consuls maintiennent

leur protection sur les non-musulmans et traitent directement avec

les autorités gouvernementales pour désamorcer les conflits, au prix de

compromis de part et d’autre. La fin de la protection consulaire des

musulmans renforce ainsi l’identification entre l’Europe et les

communautés non-musulmanes, chrétiennes en premier lieu.

La suprématie française en matière de protectorat catholique profite

directement de l’essor des missions catholiques françaises, particulièrement

sensible à partir du début du Second Empire. Dans la seconde

moitié du XIX e siècle, la France est le premier pays exportateur de

missionnaires et sa politique extérieure en bénéficie directement. Aux

alentours de 1880, grâce à un réseau scolaire missionnaire de plus en

plus dense, le français devient la langue étrangère la plus pratiquée

dans l’ensemble de l’Empire, aussi bien dans les communautés nonmusulmanes

que dans l’ensemble de la bourgeoisie et dans l’administration

majoritairement musulmane. L’un des points forts du dispositif

est l’enseignement féminin, tenu par les sœurs et qui est presque un

monopole des missions catholiques. La langue française possède ainsi

un puissant vecteur de diffusion, qui se révélera durable. L’Alliance

israélite universelle complète le dispositif missionnaire en scolarisant

en français la jeunesse juive de l’Empire, tandis que les protections

consulaires sont largement accordées aux « israélites » ottomans.

Les progrès continus de la francophonie débouchent sur une

politique d’influence « morale » qui est une politique culturelle avant la

lettre. Le Quai d’Orsay se donne les moyens d’exercer un contrôle et

de l’orienter géographiquement par l’attribution de subventions annuellement

votées par le Parlement. Dans les débats parlementaires, les

défenseurs des subventions, qui profitent essentiellement aux œuvres

catholiques, se font les avocats d’une vaste « France du Levant » en

train de se constituer. Leurs détracteurs accusent souvent les missionnaires

de projeter une version de la France, pays de nature catholique,

qui n’existe plus en métropole.

Diplomates et politiques justifient le protectorat catholique par toute

une série d’arguments de nature diverse. D’une part, le réseau missionnaire

est largement autofinancé grâce aux donations directes des

catholiques français recueillies, entre autres, par l’Œuvre des écoles


52

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

d’Orient. Les subventions ont donc seulement un rôle de contrôle et

d’impulsion qui permet d’assurer les intérêts de la politique française

dans l’Empire ottoman. D’autre part, la société orientale est de nature

religieuse et la laïcité républicaine serait un facteur négatif, les familles

n’étant pas prêtes à envoyer leurs enfants, en particulier leurs filles,

dans des écoles « sans dieu » et donc ressenties comme des lieux d’immoralité.

La projection chrétienne et catholique serait la plus adéquate

à l’état moral de l’Empire ottoman. Particularité de la III e République

d’avant 1914, tous les diplomates français envoyés dans l’Empire se

doivent d’être catholiques, afin de pouvoir participer aux cérémonies

religieuses et de recevoir les « honneurs consulaires » de la part des

patriarches et évêques uniates ou latins.

Enfin, le fait que ce soit la République laïque qui gère le protectorat

catholique est plutôt un facteur d’ordre et de mesure dans les conflits

confessionnels intérieurs de l’Empire. N’étant pas partie prenante, la

diplomatie française peut ainsi avoir une attitude raisonnée dans ces

conflits, allant dans le sens de l’obtention des compromis. L’alliance

franco-russe du début des années 1890 va dans ce sens. La France républicaine

traite directement avec Saint-Pétersbourg la question des

Lieux saints afin d’éviter toute occasion de violences entre catholiques

et orthodoxes en Palestine.

Néanmoins, la France doit faire face à l’hostilité croissante des

autres puissances catholiques (l’Espagne, l’Italie et l’Autriche-

Hongrie), qui refusent de reconnaître le protectorat catholique qui, pour

le Saint-Siège, n’est qu’un état de fait et non de droit. La crise de la

séparation et de la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican

fragilise la position de la France. Mais cette dernière conserve une

situation de force du fait même que la plus grande partie des missionnaires

est d’origine française et, donc, bénéficient automatiquement de

la protection consulaire.

Dans les années qui précèdent 1914, la politique française connaît

néanmoins deux infléchissements majeurs. Le premier est une satisfaction

donnée aux républicains radicaux, avec la création de la Mission

laïque dont le nom même montre la volonté de s’inspirer du modèle des

missions catholiques dans le domaine scolaire. Le second est la prise de

conscience qu’une projection uniquement chrétienne et catholique de la

France risque de devenir une gêne pour un Empire colonial français

peuplé en large part de musulmans. À partir de la révolution jeuneturque

de 1908, la politique française ne peut plus se priver d’exercer

une influence sur les milieux musulmans, au moment où se joue le sort

de l’Empire ottoman. Il ne peut être question de revenir à la protection

consulaire de jadis, mais de manifester une attractivité de la France qui,


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 53

en dehors de sa culture et de sa puissance, doit se montrer l’ami des

musulmans ou, selon le vocabulaire de l’époque, être une « puissance

musulmane ». Dans l’Empire ottoman, la « politique musulmane » suit

de près la révolution jeune-turque et se concrétise, en 1911, par la

création de la Commission interministérielle des affaires musulmanes.

La III e République diversifie ainsi ses approches en déclinant à la fois

protectorat catholique, mission laïque, politique musulmane et

protections consulaires largement distribuées aux Juifs de l’Empire.

Les autres États catholiques restent attachés à une projection

chrétienne et aux protections consulaires accordées aux Juifs.

Partenaires secondaires sur la scène ottomane, ils se montrent particulièrement

agressifs envers le protectorat catholique de la France.

La Russie se trouve, elle, exposée aux divisions de l’orthodoxie. La

constitution de l’État grec a créé progressivement un rival en

orthodoxie, qui rallie à lui, dans les provinces arabes, le haut clergé

ethniquement grec. La politique russe s’oriente alors vers le bas clergé

et les fidèles ethniquement arabes. Elle soutient la volonté des

orthodoxes arabes de se dégager de la tutelle grecque et elle est partie

prenante des conflits de succession qui ébranlent périodiquement les

patriarcats et les évêchés des provinces arabes.

La Grande-Bretagne se refuse à avoir une attitude prosélyte, réservée

aux missionnaires protestants américains, ce qui ne veut pas dire, bien au

contraire, qu’elle ne renonce pas à se définir comme puissance

chrétienne. Elle a pris acte de l’impossibilité, pour elle, de se constituer

une clientèle protestante numériquement nombreuse et se refuse à avoir

une politique culturelle à la française. Elle s’en tient alors à un discours

d’orgueilleuse supériorité. Les Anglo-Saxons sont à la tête de la civilisation

mondiale et le protestantisme est le moteur de cette supériorité. Il ne

peut être question pour l’indigène d’adopter les mœurs britanniques, une

« Grande-Bretagne du Levant » est un pur non-sens. Il faut que l’indigène

comprenne que son avenir réside, non dans l’imitation de l’Europe, mais

dans la conservation d’une authenticité qui, une fois épurée, lui permettra

d’évoluer vers la modernité sans passer par la copie outrageante de

l’Europe. Le culte de l’authenticité des Britanniques est autant le produit

d’une culture différentialiste que de l’impossibilité de se constituer une

clientèle chrétienne et d’avoir une politique culturelle.

L’Allemagne, tard venue sur la scène proche-orientale, a du mal à

avoir une projection chrétienne en raison de sa double nature

protestante et catholique et des places acquises par les autres

puissances. Dans les années qui précèdent la Grande Guerre, elle

cherche à avoir une politique culturelle germanophone, mais il lui

manque le support humain nécessaire, sauf chez les Juifs ashkénazes


54

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

établis dans l’Empire. À l'instar des Britanniques, ses agents doivent

s’exprimer en français pour se faire comprendre de leurs interlocuteurs

ottomans, ce qui est un facteur de frustration permanente. Étant

largement absente du réseau missionnaire catholique et protestant et

pour des raisons de politique extérieure, l’Allemagne du II e Reich aura

tendance à se poser romantiquement comme une amie de l’Islam et une

alliée de l’Empire ottoman.

CONCLUSION

La projection chrétienne de l’Europe industrielle dans l’Orient arabe

ottoman ne correspond pas, en apparence, à la logique d’une société

industrielle en voie de laïcisation. Pourtant, au départ, tout prédisposait

à aller dans ce sens. La pensée des Lumières, pour des raisons pratiques

(impossibilité de repartir en croisade dans des pays musulmans), comme

pour des raisons théoriques (rejet de la référence chrétienne), avait

construit un nouveau projet justificateur de la colonisation : la mission

civilisatrice. Ce projet est clairement identifiable jusqu’à la décennie

1830 dans les discours de l’expédition d’Égypte, du philhellénisme, de

la civilisation de l’Égypte et de la résurrection de la nation arabe.

C’est bien au moment où la révolution industrielle devient une

réalité que l’Europe adopte une projection chrétienne dans l’espace

ottoman et dans d’autres régions du monde. La première raison est la

recomposition du christianisme européen dans cette période où il n’est

pas seulement en position défensive. Si l’hégémonie sur la totalité de la

société lui échappe, il trouve des ressources pour se lancer dans l’action

compensatoire des missions, dont l’une des motivations profondes est

de restaurer, en dehors de l’Europe, la cité chrétienne homogène qui a

cessé d’être en métropole, au nom d’un projet en partie emprunté à

l’adversaire, celui de civilisation chrétienne. La seconde raison est la

modernisation de la société ottomane, qui passe par une émancipation

des non-musulmans qui constitue une fraction importante de la

population totale. La rivalité des puissances européennes se traduit

alors par une volonté de clientéliser ces communautés et donc de se

montrer proches d’elles. Un tel contexte permet de comprendre

comment l’émancipation des non-musulmans a été à la fois plus rapide

et plus complète que celle des non-chrétiens en Europe, mais qu’elle

s’est faite dans un rapport de groupes humains et non d’individus, pour

déboucher sur la constitution de la communauté confessionnelle, entité

juridique et acteur politique, évolution totalement contraire à celle

connue en Europe.


LA PROJECTION CHRÉTIENNE DE L’EUROPE INDUSTRIELLE 55

À l’époque de la première mondialisation (des années 1860 à 1914),

la projection chrétienne se trouve bien définie par un corps de doctrine.

Paradoxalement, le modèle le plus parfait est donné par la France républicaine

et laïque qui refuse d’exporter son anticléricalisme. Mais,

après tout, dans la France monarchique à partir de François I er , la

croisade n’était désormais pas davantage considérée comme un article

d’exportation. La projection chrétienne est alors définie comme la

marque du réalisme politique qui prend en compte à la fois la contribution

de la part catholique de la France à l’action missionnaire et l’état

de la société ottomane dans une perspective de politique d’influence

qui combine intérêts matériels et principes moraux.

Ainsi, la projection n’est pas la représentation de l’état exact de la

métropole, mais bien le produit de ses capacités d’émission intervenant

dans l’action extérieure, avec leurs motivations propres, leur aptitude à

mobiliser des moyens, en fonction des conditions réelles et/ou

supposées de la réception. Très vite, émission et réception s’accordent

réciproquement dans le processus de validation que constituent les

succès et les revers d’une politique. Ultime paradoxe, il semblerait que

plus une politique réussit, plus elle tend à projeter une image divergente

de la réalité des métropoles.

Tel a été le cas de la projection chrétienne de l’Europe industrielle,

tel est peut-être le cas des États-Unis d’aujourd’hui, mais cela est,

comme disait le conteur, une autre histoire.



2

Le discours colonial des saint-simoniens :

une utopie postrévolutionnaire française

appliquée en terre d’islam (Égypte et Algérie)

Philippe Régnier

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

« En débarquant sur la plage algérienne, nous nous annonçâmes

comme des libérateurs qui venaient renverser le gouvernement tyrannique

des Turcs. Nous ne tardâmes pas à nous apercevoir que, si les

Indigènes avaient laissé déposséder leurs oppresseurs, ils n’étaient

cependant pas disposés à accepter notre autorité. Nous avions cru

entreprendre une guerre politique : la chute de la domination turque,

loin de terminer la lutte, devint le signal d’une résistance acharnée. La

population indigène se leva contre nous pour défendre son indépendance,

sa religion et ses mœurs. Nous eûmes à combattre, pour la prise

de possession du sol, le fanatisme ardent d’une guerre nationale, d’une

guerre sainte » [Urbain, 1862, p. 62-63].

L’analyse par Urbain des débuts de la conquête de l’Algérie vaut,

mutatis mutandis, pour certaines initiatives présentes, qu’il faudra bien

un jour qualifier comme elles le méritent, après le néocolonialisme du

XX e siècle, de néo-néocolonialisme du XXI e . Les textes dont il va être

question, loin d’être des documents morts et refroidis, ne se lisent pas,

de nos jours, sans attirer leurs lecteurs à un travail d’interprétation du

passé, à la lumière du contemporain tel qu’il est en train de se faire.

Le discours saint-simonien sur la colonisation du Proche-Orient

ouvre en effet un accès privilégié à un moment décisif et un peu oublié

(en dépit de sa durée relative) de l’invention du colonialisme français du

XIX e siècle : celui du choix entre l’association et la domination. En dépit

du dogme historien selon lequel, par principe, les choses n’auraient pu

être autrement qu’elles ne furent, il y eut bien en ce temps-là, nous dit

aujourd’hui ce discours, une alternative à la colonisation, puis un éventail

de choix entre ses divers possibles. Outre son étendue et sa diversité

(déclarations publiques, articles et recueils d’articles de presse, correspondances

intimes et semi-publiques ou recueillies en volumes publiés

du vivant des correspondants, essais, rapports officiels…), le corpus de

ce discours, à la fois social et singulier, recouvert par les discours


58

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

officiels, longtemps rejeté par la science qui s’enseigne, offre surtout

l’avantage de manifester l’existence et l’ampleur d’un effort théorique

lié à une praxis para-gouvernementale pour constituer une pensée critique

de son référent.

En d’autres termes, la remémoration des précédents saint-simoniens

à la grande action colonisatrice de la III e République pourrait bien

aider à en mettre à jour des refoulés archaïques.

DE PARIS AU CAIRE : NÉOCHRÉTIENS OU NÉOMUSULMANS ?

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

Encore convient-il, pour comprendre ces précédents devenus lointains,

de les considérer non pas dans l’optique de la fin du siècle, mais

bien dans celle de ses débuts. Car il existe une autre mémoire qui s’est

estompée, c’est celle de l’explosion d’anticléricalisme populaire de la

révolution de 1830 et du début de laïcisation opéré bon gré mal gré par

la monarchie orléaniste. Avec Charles X et la branche aînée des

Bourbons, ce qui est alors rejeté, c’est aussi le pouvoir de l’Église, l’alliance

du trône et de l’autel. Contrairement à la Charte de 1814, la

Charte de 1830 supprime la notion de religion d’État et la remplace par

celle de « religion de la majorité ». Les juifs, dans le même esprit, se

voient reconnaître la complète égalité des droits civiques. Dans les

faits, l’extrême violence des deux mises à sac successives de l’évêché

de Paris situe bien l’essentiel du conflit de valeurs là même où le situe

le roman contemporain de Stendhal : entre le rouge et le noir, sur cette

ligne de partage qui, un peu partout, sépare l’Église et la Révolution.

1830, de ce point de vue, place le mouvement saint-simonien dans

un intéressant porte-à-faux. Issu d’un philosophe subversif, le ci-devant

comte de Saint-Simon (1760-1825), connu pour avoir été, sa vie durant,

un adversaire constant et conséquent de sa classe d’origine et du clergé,

il est dirigé par d’anciens responsables de la Charbonnerie. Avec

Auguste Comte, ancien élève de leur maître et un de leurs compagnons

de route au lendemain de sa mort, ils préconisent une « philosophie

positive » pour, expliquent-ils, dissiper les brumes de la théologie féodale.

Mais ces mêmes dirigeants n’en exploitent pas moins la nostalgie

romantique du temps où le peuple était uni derrière un seul chef, une

seule foi et une seule loi. Et il y a comme des relents de contre-Réforme

dans la polémique soutenue par Bazard contre Benjamin Constant dans

Le Producteur, en juin 1826, pour pousser en avant l’idée de « la

nécessité d’une nouvelle doctrine générale » contre l’individualisme de

« la liberté de conscience ». Ce qui n’empêche pas le même Bazard de

cosigner avec Enfantin, le 15 août 1830, dans leur journal


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 59

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

L’Organisateur, et au nom de la « religion de Saint-Simon », une déclaration

ultralibérale réclamant « la liberté entière des cultes ; aucun

clergé ne recevant de salaire de l’État ».

La contradiction, à y bien réfléchir, existe cependant surtout si l’on

se place dans la perspective où l’histoire s’arrêterait définitivement au

système libéral. Dans la conception cyclique de l’histoire qui est celle

des saint-simoniens, le moment « critique », « irréligieux », « philosophique

», « révolutionnaire », n’est au contraire qu’une époque de

décomposition transitoire, assez passagère, à laquelle doit succéder une

nouvelle époque de construction et de triomphe d’un dogme et d’un

culte supérieurs au catholicisme en universalité effective [Doctrine de

Saint-Simon, 1830, 1 re année, 3 e séance]. Inutile de le souligner, les

expressions utilisées pour désigner ce moment ne comportent pas

l’idée, incluse dans l’acception actuelle de la laïcité, que les valeurs

critiques pourraient indéfiniment tenir lieu de foi religieuse, devenir

elles-mêmes des valeurs instituées.

Loin de relever du cynisme d’une mascarade ou d’une tactique, et si

folle qu’elle paraisse aux yeux des contemporains, la candidature de la

religion de Saint-Simon à la succession de la religion du Christ est donc

on ne peut plus sérieuse. Quelle formation autre qu’une religion plus

que réformée, véritablement nouvelle, pourrait bien conférer une

dignité sociale à tous les exclus de la société censitaire issue des

barricades de Juillet ? C’est sur ce point décisif que les saint-simoniens

se séparent des théoriciens du libéralisme rangés derrière Louis-

Philippe. Ceux-ci, les Royer-Collard, Guizot et autres Victor Cousin,

placent, eux, la barrière entre gouvernants et gouvernés sur la frontière

exacte entre propriété (possession d’un capital mobilier ou foncier) et

non-propriété (non-possession d’un instrument de travail autre que des

outils ou un savoir). Moyennant la liberté, consacrée par la Charte,

d’assurer la reproduction et l’autonomie de cette société civile

restreinte, ils s’accommodent fort bien d’un compromis avec un catholicisme

déchu de son pouvoir spirituel absolu. Les saint-simoniens, au

contraire, ne conçoivent pas l’exclusion des producteurs, quel que soit

leur rang ou leur spécialité, ingénieurs, médecins, artistes, et encore,

insistent-ils, prolétaires. Ils prennent en compte la moitié toujours

oubliée de l’humanité, les femmes. Aussi leur hiérarchie, au sens le

plus ecclésiastique du mot, vise-t-elle, selon le titre d’une prédication

de Laurent du 9 octobre 1832, à organiser les déçus et les exclus de

Juillet, hommes et femmes, riches et pauvres, sous la forme d’un

immense « parti politique des travailleurs » — extraparlementaire, cela

s’entend, mais n’en préfigurant pas moins la forme de contre-Église

décelée bien plus tard par Annie Kriegel dans les partis communistes.


60

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

Or, au-delà des anciennes races gauloises vaincues, auxquelles se

bornent les historiens libéraux comme Augustin Thierry, la conception

saint-simonienne de la nation s’étend à la race et à la religion alors

« étrangères » par excellence, soit à cet Orient transplanté en Occident

que représentent les juifs de France. Dès Saint-Simon, mais plus encore

chez ses épigones, la doctrine est en effet marquée par la participation

active de juifs désireux de tirer les conséquences de l’émancipation

engagée par la Révolution de 1789 et parachevée, on l’a rappelé plus

haut, par celle de 1830. Olinde et Eugène Rodrigues, Isaac et Émile

Pereire, ainsi que Gustave d’Eichthal, le seul à n’être pas rejoint par son

frère, travaillent avec Bazard et surtout avec Enfantin à faire du saintsimonisme

une sorte de syncrétisme du Christ et de Moïse, des

Lumières et de Spinoza, avec, pour but ultime, la réconciliation du spiritualisme

et du matérialisme, de l’esprit et de la chair, de la morale et

de l’industrie. Il n’est pas fortuit qu’à Gustave d’Eichthal soit revenu le

rôle de prophétiser l’avènement d’Enfantin et que, juif ayant reçu le

baptême, il l’ait fait, en 1832, en des termes empruntés concurremment

au christianisme (« nouveau Christ ») et au judaïsme (« messie »)

[Eichthal, 1866].

Quel qu’ait été son retentissement, le spectacle utopique donné en

1832 par la retraite de Ménilmontant, avec ses costumes et ses

cérémonies tenant le milieu entre la liturgie catholique et les fêtes de la

Révolution, ne doit pas masquer l’ampleur du mouvement d’adhésion

à cette tentative de dépassement du catholicisme, non par voie de

réforme (selon la méthode de Calvin et de Luther), mais bien par

intégration d’éléments allogènes : de 1830 à 1831, c’est par milliers

que se comptèrent les adeptes, à Paris et en province, parmi les

« capacités » et dans les quartiers populaires, hommes et femmes

[Picon, 2002, p. 87 et suiv.]. Dans une certaine mesure, du reste, le

choix du transfert et de la clôture à Ménilmontant traduit la perplexité

de ses initiateurs devant un tel mouvement de masse et sa possible

connexion avec des troubles comme le soulèvement des canuts, à Lyon,

survenu en novembre 1831. Ménilmontant résulte certes du choix

répressif fait par le gouvernement de Casimir Périer à l’encontre d’une

secte radicale : la fermeture des salles de réunion et l’ouverture d’une

instruction judiciaire signifient une interdiction de fait de toute

propagande publique, fût-elle de formes et de nature religieuses. Mais

Ménilmontant est aussi le point d’aboutissement — sommet et impasse

— de la voie élitique et purement symbolique imposée par Enfantin

depuis, précisément, novembre 1831, contre la voie populaire et

politique préconisée par la tendance républicaine du mouvement

(Bazard, Pierre Leroux, Hippolyte Carnot, etc.)


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 61

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

C’est parce qu’ils se trouvent ainsi confrontés au problème stratégique

de leur interdiction dans la capitale et de leur impuissance sur le territoire

national, que, selon l’expression d’un historien saint-simonien du

saint-simonisme, « les apôtres sécularisés, après l’épreuve héroïque de

Ménilmontant et le martyre de [la prison de] Sainte-Pélagie » [Laurent,

1865-1867, t. 11, p. 170], cherchent le salut hors de l’Europe chrétienne,

dans cet Orient ottoman alors en proie aux bouleversements que

l’on sait. Sortie non dénuée d’ambiguïtés au point de vue qui nous

occupe. D’un côté, en effet, les éclaireurs, notamment Barrault et son

groupe, les « Compagnons de la Femme », en grand costume de nouveaux

croisés, se prétendent à la quête de la Femme Messie appelée par

Enfantin, cette « Mère », qu’ils imaginent juive et sujette du sultan. Cela

leur vaut, rapidement, une expulsion brutale vers les périphéries de

l’Empire ottoman. Mais, d’un autre côté, lorsqu’en 1833 Enfantin luimême

fait voile pour l’Égypte avec les plus fidèles de ses fidèles, il se

garde bien de porter le costume saint-simonien et d’afficher des buts

mystiques : son projet se veut industriel et essentiellement viril,

puisqu’il s’agit de percer l’isthme de Suez. Présentées comme des

départs volontaires et des « missions », ces migrations ressemblent fort

au demeurant à des départs en exil négociés comme tels avec les autorités

gouvernementales, avec passeports à l’embarquement et protection

diplomatique au débarquement. À travers le renfort apporté aux experts

français déjà présents en Égypte (Soliman Pasha, Clot Bey, Linant de

Bellefonds, Cerisy, etc.), la dimension officieuse de la coopération technique

et scientifique proposée à Muhammad Ali par le biais d’exilés de

cette espèce est aussi flagrante qu’implicite [Régnier, 1989].

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant qu’en terre musulmane,

les néochrétiens, à la fois réfugiés politiques et proscrits religieux, se

résolvent à faire rentrer leur foi dans la sphère privée et adoptent une

posture d’assimilation à l’envers, en quelque sorte, de la posture coloniale

de domination. Sans doute la colonie saint-simonienne du Caire

adopte-t-elle le comportement ordinaire de toutes les colonies étrangères

en position de faiblesse et de minorité où qu’elles soient, en commençant

par se replier sur la communauté francophone et sur ellemême,

tout en adoptant, peu à peu, le costume et les mœurs du pays.

De son côté, Muhammad Ali entretient autour de lui, mais à bonne distance,

quelques saint-simoniens de cour, dont il joue pour pousser ses

propres pions contre tel ou tel clan, en leur créant, au début, un statut

extraterritorial : français sans l’être, ils sont aussi fonctionnaires égyptiens

sans l’être — des voyageurs (mesâfir) libéralement hébergés, dont

quelques-uns seulement finissent par recevoir un emploi d’État et par

s’installer pour près de deux décennies à des postes clés de l’État avec


62

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

une discrétion propre à faire oublier leur obédience à Enfantin

[Régnier, 1989]. Rien toutefois, sinon leur recherche intérieure,

n’oblige Lambert à prendre ce qu’il nomme sa « résolution francoarabe

», Enfantin à renoncer à l’alcool et à apprendre l’arabe sur le

Coran — « bédouin » parmi les Bédouins de Haute-Égypte —, Urbain

et Prax, sans compter Machereau, à se convertir pour satisfaire un

besoin d’appartenance communautaire [Régnier, 2000].

La posture des uns et des autres à l’égard de l’islam est ainsi atypique

et neuve, sans rapport du moins avec les conversions intéressées

naguère consenties en vue de l’obtention d’un emploi public dans l’État

ottoman. Plus encore que des préjugés favorables, plus ou moins hérités

du Mahomet de Voltaire, ce qui porte Enfantin, à Sainte-Pélagie, à

s’endormir « avec l’Alcoran ou la Bible » [Enfantin, 1872, p. 198] et

Barrault, pendant leur traversée, à recommander la lecture du Coran à

ses compagnons [Urbain, 1993, p. 13], c’est un désir de syncrétisme.

Disons, sans intention perverse, mais parce que c’est la logique de leur

comportement, qu’il y a là un prolongement presque direct de leur rapport

au judaïsme. En regard d’une foi catholique en perte d’enracinement

populaire et toujours aussi réticents devant le monde matériel,

l’islam, à l’évidence, les fascine parce qu’il démontre la puissance

populaire de la religion et parce qu’il leur semble porter des valeurs

dénigrées en Occident, capables de réconcilier les deux sphères séparées

par 1789 du social et du privé (la famille, la solidarité, un rapport

décomplexé au corps et au sexe). Félicitant le nouvel Ismaÿl Effendi (le

nouveau nom d’Ismaÿl Urbain), depuis Carnac, en 1835, Enfantin

interprète sa conversion comme une volonté de « joindre au baptême

chrétien l’antique baptême de la chair, et [de] témoigner ainsi de [s] a

foi dans l’union des deux grandes religions qui se partagent le monde ».

Lui-même s’en va du même pas, lui fait-il savoir, « prier pour vous tous

sur le Calvaire, sur le Sinaï et sur le mont Pharan » [Enfantin, 1872, t.

30, p. 116]. Dans ses écrits de l’époque, Urbain se montre pour sa part

attentif à tout ce qui pourrait signaler un mouvement de réforme de l’islam,

à toute évolution, y compris le wahhabisme naissant, susceptible

de rapprocher de la terre le paradis de Mahomet, d’introduire l’industrie

dans la religion, de mettre celle-ci au service du peuple plus que des

puissants et des riches. En termes de statut civique, la représentation

qu’il se fait de son appartenance religieuse à l’islam ne l’empêche pas,

au contraire, de se sentir français : il est le premier, en a conscience et

s’en enorgueillit, à revendiquer, même vainement, en application de la

Charte de 1830, le droit de conserver sa nationalité française tout en

faisant connaître (reconnaître ?) sa religion musulmane. Lisant le

Coran, il relit les Évangiles [Urbain, 1993, p. 92-96, p. 99 et p. 104].


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 63

Ni le retour au christianisme ni l’élan vers l’islam ne témoignent chez

lui d’un quelconque conservatisme. Aussi paradoxal que cela nous

paraisse dans le système de représentations qui est le nôtre en Occident

ici et maintenant, c’est là pour lui la voie du progrès. De même faut-il

croire que pour Adham, Turc probablement franc-maçon, ou Abd el-

Rahman Rouchdy, Maltais converti à l’islam, tous deux ministres de

Mohammed Ali et dévots d’Enfantin en privé [Régnier, 1989, p. 101-

103], la foi saint-simonienne constitue une synthèse en avant de leurs

autres et antérieures convictions, une solution pour les accommoder

avec la religion officielle et avec ce désir de modernité qui les rapproche

du pacha. Voilà qui, peut-être, jette quelque lumière sur le rapport

du changement religieux au changement social.

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

DU CAIRE À ALGER : LA SCIENCE COMME SUBSTITUT DE LA RELIGION

ET LE CHOIX COLONIAL D’ENFANTIN

L’examen du rôle joué par Enfantin dans la Commission scientifique

de l’Algérie permet lui aussi de découvrir un aspect peu observé du

rapport de la science à la colonisation. Dans ce cas, comme dans le précédent,

l’idée coloniale n’est ni préconstituée ni spontanée, ni, à plus

forte raison, conforme à l’idée que nous nous en sommes formés après

coup.

En dépit d’apparences plus officielles, le départ pour l’Algérie, en

1840, procède, pour Enfantin, du même contexte et des mêmes motivations

que le départ pour l’Égypte. C’est faute de pouvoir véritablement

trouver une issue à sa situation de proscription de fait en France que son

cousin, le général Saint-Cyr Nugues, son ami Arlès-Dufour, la sphère

gouvernementale à laquelle appartient le général, et lui-même (qui, de

retour d’Égypte, n’est plus rien), se résolvent à la solution d’un poste

officiel, mais lointain, dans la Commission qui se met en place. La

même raison explique la nature scientifique du poste trouvé. Une activité

sociale en France, même hors fonction publique et hors champ

politique, serait encore trop exposée pour l’ancien Père suprême, toujours

au ban de la société censitaire. Afin de le faire rentrer dans le

monde, autrement dit de le séculariser, le détour par les possessions

d’Afrique et par la science finit par s’imposer de lui-même.

Transformer l’ancien pape en homme de science, lui conférer une

dignité de savant, c’est non seulement lui donner une fonction en rapport

avec sa « capacité » (selon le fameux principe saint-simonien d’« à

chacun selon sa capacité »), mais, tout en le déportant physiquement à

nouveau, le changer de terrain spirituel, lui donner pour mode d’inter-


64

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

vention le mode neutre et pour tout dire laïc de la recherche. L’intéressé

joue pleinement le jeu, bien qu’il se rebelle contre les prétentions de

certains à lui faire prélever des cailloux, disséquer des coléoptères ou

mesurer des crânes [Allemagne, 1935, p. 26 et p. 31].

Que la science puisse avoir, jusqu’à un certain point, fonction de

religion, se muer en religion, selon le schéma bien oublié, mais très

répandu, de L’Origine de tous les cultes de Dupuis, c’est ce qu’illustrent

les premières intentions d’Enfantin telles qu’il s’en ouvre dans sa

correspondance à ses proches. À peine est-il nommé qu’il conçoit le

plan grandiose, inspiré, il va sans dire, par l’exemple de Bonaparte,

mais considérablement élargi par rapport à cette création napoléonienne

(ayant toujours pignon sur rue en République arabe d’Égypte),

d’un « Institut » africain, soit d’une Académie des sciences musulmane,

fonctionnant entre Le Caire et Alger, que légitimerait la caution de

Muhammad Ali. Développant ainsi une idée qui l’avait déjà effleuré en

Égypte, il rédige une note de plusieurs pages dont il voudrait que

Nugues la communique en France, entre autres aux ministres de

l’Instruction publique et des Affaires étrangères, ainsi qu’à Jomard. Je

la cite du début à la fin, en tronquant l’argumentation et la rhétorique,

afin qu’on puisse apprécier, outre son contenu, le mouvement exploratoire

et colonisateur, mais, en même temps, égalitaire et œcuménique,

si je peux oser le mot, s’agissant des rapports entre chrétienté et islam,

qui l’anime de l’incipit à l’excipit :

En Afrique, les tentatives d’exploration scientifique ont été jusqu’ici

tellement infructueuses ou si funestes aux explorateurs, qu’il serait utile

d’apprécier la cause de cet insuccès ou de ces malheurs si souvent répétés,

enfin de chercher le moyen de les éviter pour l’avenir.

Tant que les musulmans ne voudront et ne sauront pas explorer l’Afrique,

elle sera inabordable aux Européens et inconnue à la science. Or l’Égypte est

la seule contrée d’Afrique où des musulmans aient un peu repris goût à la

science […]

D’un autre côté, l’Égypte doit la plus grande partie des progrès scientifiques

et industriels qu’elle a accomplis depuis le commencement de ce siècle,

à la France […]

Alger et Le Caire sont évidemment les deux points par lesquels l’Europe

tente et tentera, pendant le XIX e siècle, de grands efforts de civilisation sur

l’Afrique. Le gouvernement français a envoyé une commission scientifique en

Algérie qui nécessite pour ainsi dire une création correspondante en Afrique,

car un échange de travaux entre les deux points devra nécessairement un jour,

présenter de grands avantages.

Il manque, en effet, en Égypte, une institution qui constate ses progrès

dans la science européenne, qui puisse les continuer, et régulariser les

emprunts qu’elle a encore à lui faire.

Il est pressant de faire, en quelque sorte, éclore le germe scientifique

déposé par le grand Institut d’Égypte de Napoléon […]


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 65

Si le désir de la fondation d’un pareil Institut était manifesté par la France,

Méhémet-Ali ne pourrait y voir qu’un moyen de plus de justifier aux yeux de

l’Europe ses légitimes prétentions au titre de régénérateur de l’Égypte, et un

droit de la gouverner. Quelle que soit la place que le pacha assigne ensuite aux

Européens dans une pareille institution, leur influence y est inévitable, et y

sera même toujours assez grande. Ce sont des Turcs et des Arabes, des

musulmans, qu’il faut intéresser à cette fondation, c’est à eux qu’il faut faire

aimer les distinctions et les honneurs accordés à la science. […]

Toutefois, il serait désirable que l’Académie des sciences de France et

celle des inscriptions encourageassent cette fondation, et que l’École des

mines et le Jardin des plantes fissent des offres d’échange et même des envois

préalables, et enfin que la commission scientifique d’Algérie reçut l’ordre de

se mettre officiellement en rapport avec l’Institut du Caire, afin de lui donner

une importance immédiate, et d’empêcher par des relations et une excitation

de travail continuelles, que cette belle création n’avortât comme tant de

projets commencés en Orient [Laurent, 1865-1867, t. 10, p. 234-238].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

Bien qu’Adham soit ici mentionné en tête d’une nombreuse liste de

musulmans susceptibles de lui donner corps (Rifâ‘at al-Tahtawi et

d’autres anciens élèves de la « Mission » égyptienne en font aussi partie),

l’idée tombe à plat, plus vite et plus complètement encore que,

quelques années plus tôt, celle de Suez. L’une des raisons de sa relégation

immédiate tient, bien sûr, à la logique de domination et de violence

ordinairement attachées, en pratique, au concept de colonie depuis la

conquête du Nouveau Monde.

La correspondance d’Enfantin, comme plus tard ses positions publiques,

notamment contre Bugeaud, atteste que c’est précisément ce

contre quoi il s’inscrit :

Alger enterrera encore des milliers de Français et des millions de francs,

parce que nous voulons coloniser comme on colonisait à l’époque où l’on

s’emparait d’un pays peuplé d’anthropophages ; comme on colonisait lorsqu’on

faisait la traite des noirs, lorsqu’on réduisait en esclavage les ennemis vaincus,

lorsqu’on les exterminait comme hérétiques, en un mot, lorsqu’on ignorait qu’il

fallait s’associer avec eux [Enfantin, 1872, t. 39, p. 21].

L’auteur de La Colonisation de l’Algérie, l’essai livré en 1843 en

guise de rapport scientifique, s’efforce néanmoins de réinventer les pratiques

condamnées en leur donnant des formes plus subtiles. Avant la

prise de position publique, mais officieuse, que constitue son essai (le

ministre de la Guerre lui refuse sa caution), sa correspondance, encore,

le montre à la recherche d’une alternative à la conquête par les armes.

Développant une observation d’Adolphe Blanqui, connu à l’époque où

tous deux rédigeaient la partie économique du Producteur, il suggère

de généraliser une alternative qui leur semble se dessiner à

Constantine :


66

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ne pourrait-il y avoir, pour Constantine, une espèce de moyen terme, que

je nommerais volontiers système de contact à distance, qui échapperait aux

incompatibilités de mœurs, d’usage, de croyance, incompatibilités qu’une

fusion exalte et qui poussent au refoulement ? En un mot, la France peut-elle

ici se proposer de coloniser, de transplanter dans cette belle province

l’industrie, la culture, la science même, enfin tous les éléments pacifiques de

civilisation ; peut-elle coloniser de telle sorte que les efforts dans cette direction

soient de nouvelles conditions de sécurité et de bien-être pour nous et pour les

indigènes ? — Je le crois et je l’espère [Enfantin, 1872, t. 39, p. 191].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

Les deux mots repoussoirs sont, on l’aura perçu, ceux de fusion

(assimilation totale) et de refoulement (expulsion et extermination de

fait). Reste que le modèle évoqué à l’appui, à la suite de Blanqui, n’est

autre que celui de « l’exploitation des indigènes par eux-mêmes, à

l’aide de quelques troupes » [Enfantin, 1872, t. 39, p. 184]. Enfantin a

dérivé bien loin de la fameuse condamnation de « l’exploitation de

l’homme par l’homme » formulée dans l’Exposition de la Doctrine de

Saint-Simon et popularisée par Marx.

Son intérêt pour l’option anglaise ne doit cependant pas être

exagéré. Il accorde beaucoup plus d’importance à la méthode romaine.

Dans un cas comme dans l’autre, ce qui le guide, c’est, notamment, j’en

forme l’hypothèse, l’espace laissé au respect des valeurs religieuses du

colonisé. « Les Romains, écrit-il en 1843, donnaient place aux dieux

des vaincus dans leur panthéon ; ainsi la religion et les lois ne mettaient

aucun obstacle, au moins de leur côté, à ce qu’ils s’unissent, par un

concubinage très légal, avec les femmes de races soumises » [Enfantin,

1872, t. 39, p. 13]. Le même motif était déjà présent, plus développé,

dans les leçons qu’il tirait en 1836 de son expérience égyptienne. Déçu

par Muhammad Ali, il constatait toutefois que son règne marquait une

étape, par rapport au féodalisme des Mamelouks, vers la formation

d’un État-nation égyptien, lequel, autre trait original et pour nous

étonnant de sa pensée, lui paraît l’une des finalités historiques de la

colonisation. Mais, confronté aux limites de la politique intérieure du

pacha, il en venait à estimer qu’une colonisation « anglo-française » du

pays par une « armée combinée d’occupation » constituerait l’étape

suivante de l’avènement d’une nation arabo-musulmane moderne.

Dans son raisonnement, tel qu’il le résume lui-même, la capacité de

tolérance religieuse sert d’indicateur à la capacité à former une patrie

sous et contre l’occupant, surtout s’il est turc :

J’ai dit que la commune misère et l’unanimité de haine contre les Turcs

étaient cause et signe de la nationalité arabe, cela est vrai ; mais j’ai fait sentir

que c’était par l’unité de pouvoir, instituée par Méhémet Ali, sur les ruines du

gouvernement des beys, que cette nationalité s’était constituée, et qu’elle


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 67

s’était développée par l’admission progressive des indigènes aux fonctions

militaires et administratives. Remarquons encore que les fonctions judiciaires

et religieuses ont toujours été remplies par des Égyptiens. Il est bon également

d’observer, dans ce peuple dont la grande base est mahométane, un

phénomène de tolérance religieuse, dont, je crois, aucun peuple chrétien ne

pourrait citer semblable exemple ; depuis des siècles, musulmans, chrétiens,

juifs, vivent ici en bien meilleure intelligence que n’ont vécu les sectes

chrétiennes, dans nos pays civilisés ; on dirait que les Égyptiens, dignes

héritiers de leurs anciens prêtres de Memphis, n’ont pris du Coran que le

mépris pour les idolâtres et l’amour pour les croyants en l’unité de Dieu.

L’Égypte est sans contredit, de tous les pays musulmans, celui qui est le plus

susceptible de communier avec la civilisation occidentale, et c’est aussi, de

tous les peuples mahométans, l’Égyptien qui possède le plus un véritable

amour de la patrie [Enfantin, 1872, t. 28, p. 202-203].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

« Civilisation » et « science », n’est-ce pas tout un ? S’il en est ainsi,

c’est bien à une religion laïque, selon un oxymore en voie de lexicalisation,

qu’invitait l’appel à un Institut musulman.

ISMAŸL URBAIN

Ce double trait caractéristique du saint-simonisme : laïcisation du

religieux et sacralisation du laïque — les deux processus inverses étant

poussés chacun à l’extrême —, se retrouve dans l’essai d’Urbain, Algérie

pour les Algériens. Qu’on ne fasse pas de contresens : à sa date, 1860, la

formule constitue une prise de position aussi « anticoloniste » qu’elle sera

désespérément colonialiste et pro-OAS un siècle plus tard. Le lexique et

l’argumentation aiguillent d’emblée vers la problématique centrale du

rapport à la religion. C’est tout d’abord le titre de l’avant-propos,

« Conversion [souligné par moi] des Musulmans de l’Algérie à la civilisation

». Instruit par les débats survenus sur le terrain entre « civilisateurs

» et « colonisateurs » [Urbain, 2002, p. 21], Urbain, qui évite, lui, le

mot de colonisation, y avoue ses sympathies musulmanes, propose un

théorème sociologique quant à l’importance de la nature du regard

réciproque entre colonisateur et colonisé, mais aussi, du même geste,

pose le cadre laïque français institué par la Charte de 1830, bien antérieur

à la III e République et à sa loi de 1905, contrairement à la simplification

imposée par l’historiographie dominante, informée par un bon siècle de

fonctionnement de l’appareil idéologique d’État républicain :

Nous ne cachons pas que nous sommes sympathique aux musulmans

algériens, et que nous croyons qu’il est plus profitable à la France de faire

aimer et estimer le peuple conquis que de le montrer odieux et à tout jamais

ennemi. Moins nous l’estimerons, plus il aura de son côté de difficulté à


68

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

connaître et à aimer la France. Nous ne nous occuperons pas de la question

religieuse : elle aurait une importance capitale dans un État catholique exclusif

et absolutiste ; mais sous l’empire d’une constitution politique qui consacre la

liberté de conscience, nous avons à nous inquiéter du citoyen et non du

croyant. Il ne s’agit pas de savoir si les musulmans deviendront un jour des

chrétiens : au point de vue politique, c’est là une question oiseuse que nous

n’avons même pas le droit de soulever ; nous voulons seulement établir qu’il

n’est pas impossible d’en faire des Français [Urbain, 2002, p. 29].

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

Viennent ensuite des considérations marquées au sceau de la

philosophie cyclique, palingénésique, de l’histoire saint-simonienne,

où, par l’emploi d’un vocabulaire aux connotations tantôt religieuses

(initiateur, appeler, initié, mission), tantôt philosophiques (moniteur,

enseigner, progrès), se déploie une dialectique plus ou moins

empruntée à Hegel des époques religieuses ou dogmatiques et des

époques philosophiques ou critiques :

Le progrès, le mouvement en avant, impliquent la présence d’un initiateur,

d’un moniteur, qui appelle, qui montre le chemin, qui enseigne par l’exemple.

Tout le monde admettra qu’en Algérie le rôle d’initié appartient aux indigènes,

et la mission d’initiateur à la France. Lorsque le progrès ne se développe pas

avec la rapidité que nous désirerions, ne faudrait-il pas, pour rester équitables,

examiner consciencieusement si la faute n’en est pas autant à l’initiateur qu’à

l’initié ? Peut-être celui-ci craint-il d’être absorbé par son moniteur ; peut-être

l’initiateur enseigne-t-il mal et ne tient-il pas assez compte du besoin que sent

tout homme de lier son présent à son passé pour avoir confiance dans l’avenir

[Doctrine de Saint-Simon, 1830, p. 35].

On aurait tort de reconnaître là trop rapidement les prémices de

l’idéologie coloniale. Car, à la différence du concept républicain de la

laïcité, ou plutôt de son appropriation par les colons, les concepts de

civilisation et de progrès qu’Urbain emprunte à son environnement

idéologique à lui, sont assortis, à l’adresse des Français chrétiens de

France, d’une prise en compte du point de vue de l’Autre musulman

africain. « Tout homme est perfectible », estime Urbain, y compris,

donc, « le musulman ». « Mais la perfection pour lui, complète-t-il, ne

sera pas poursuivie par les mêmes voies que pour nous. » Aussi décidet-il,

pour « constater le progrès réalisé », de ne pas le faire passer sous

la toise chrétienne, mais au contraire de se « placer au point de vue qui

lui est particulier » ; de ne pas faire porter l’observation sur l’individu

ou sur une classe sociale, ou sur « tel ou tel détail de la vie politique,

sociale ou religieuse », mais de « d’abord voir l’ensemble, étudier les

masses, leurs tendances et leurs dispositions ». Sociologue-herméneute,

Urbain réclame que l’évaluation dépasse les apparences et les autoreprésentations.

« Le vieil homme, explique-t-il, se croit encore


LE DISCOURS COLONIAL DES SAINT-SIMONIENS 69

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

entièrement fidèle à ses traditions, à ses croyances, et cependant l’observateur

attentif, en considérant la vie générale, aperçoit la marque

certaine que le mouvement existe, que les transformations s’accomplissent.

» [Urbain, 2000, p. 33]. Mais, ayant éprouvé comme tous les

saint-simoniens les souffrances du passage de l’état théocratique à

l’état positif, pour reprendre ce mot dans son sens saint-simonien

répandu par Auguste Comte, Urbain n’en est pas moins tranchant quant

à la nécessité absolue de confirmer « le premier résultat de notre

conquête — résultat immense — […] la séparation radicale du spirituel

et du temporel dans la société musulmane » [Urbain, 2000, p. 51].

C’est dans ce sens qu’il commente l’œuvre d’organisation sociale

(culte, justice, instruction publique…) accomplie par le Second

Empire, plus d’une fois sur son conseil, ou que, dans un autre essai au

titre à lire en quelque sorte à l’envers de l’histoire récente, L’Algérie

française. Indigènes et Immigrants, il revient sur le sujet de la religion,

exactement dans les mêmes termes, jusqu’à réclamer, lui, musulman,

une évolution religieuse de la lecture du Coran comme condition

préalable sine qua non pour réaliser l’égalité civile et politique :

Tant que les Indigènes n’auront pas opéré une séparation radicale entre le

spirituel et le temporel, tant que leur culte et leurs dogmes religieux seront en

contradiction avec nos Codes, ils ne pourront être investis du titre de citoyens

français. Il faut que le Koran devienne pour eux un livre purement religieux,

sans action sur la législation civile. Ce progrès n’est pas impossible. D’autres

peuples sont sortis de l’organisation théocratique et se sont rangés sous un gouvernement

séculier, sans abdiquer leurs croyances [Urbain, 2002, p. 53-54].

La cohérence de ce discours laïc avant la lettre, ainsi que son

équilibre, se mesurent à deux autres propositions énoncées et argumentées

dans le journal L’Époque sous la signature « A. Behaghel »

[Levallois, 2005, p. 122] : celle de construire une mosquée à Paris,

symétriquement à l’érection de l’évêché d’Alger pour n’en pas laisser

se développer une interprétation de prosélytisme catholique (n° du l5

juillet 1865), et celle de reconnaître et financer le culte musulman —

bâtiments et imams inclus, via un « consistoire central musulman »

(numéro du 26 juillet 1865).

Ces deux propositions, qui ont mis quelque temps à advenir, étaient

avancées à la suite du voyage de Napoléon III en Algérie. Ce fut l’heure

de gloire de son interprète et inspirateur, avant que le 4 septembre

1870 ne marque le triomphe des colons : par eux menacé d’être « fusillé

net » [Levallois, 2005, p. 123], Ismaÿl fit ses valises. Il ne revint à

Alger que douze ans plus tard, pour y enterrer son fils et y mourir, rare

cas de musulman, peut-on présumer, à avoir sa tombe au cimetière

chrétien d’Alger.


70

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Document téléchargé depuis www.cairn.info - Columbia University - - 74.101.99.92 - 23/05/2018 02h54. © La Découverte

ALLEMAGNE H.-R. d’ (1935), Prosper Enfantin et les grandes entreprises du XIX e

siècle, Gründ, Paris.

[ANONYME] (1830), Doctrine de Saint-Simon. Première année. Exposition. 1829,

Paris.

EICHTHAL G. d’ (1866), « Note sur le dogme », Notices historiques, Œuvres de

Saint-Simon et d’Enfantin, t. 6, Dentu, Paris.

ENFANTIN P. (1872), « Correspondance inédite », Œuvres de Saint-Simon et

d’Enfantin, t. 26 et suiv., Dentu, Paris.

LAURENT P.-M. dit Laurent de l’Ardèche (1865-1867), Notices historiques, 13

vol., Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Dentu, Paris.

LEVALLOIS A. (2005), Les Écrits autobiographiques d’Ismaÿl Urbain, homme de

couleur, saint-simonien et musulman, édition de manuscrits inédits et étude,

Maisonneuve et Larose, Paris.

LEVALLOIS M. (2001), Ismaÿl Urbain. Une autre conquête de l’Algérie,

Maisonneuve et Larose, Paris.

PICON A. (2002), Les Saint-simoniens. Raison, imaginaire et utopie, Belin, Paris.

RÉGNIER Ph. (1989), Les Saint-simoniens en Égypte, 1833-1851, Banque de

l’Union européenne-Amin Fakhry Abdelnour, Le Caire.

— (2000), « Les saint-simoniens au désert : désir d’arabité et quête d’un espace

prophétique au lendemain de 1830 », Revue des sciences humaines, n° 258, p.

247-265.

URBAIN I. (1993), Voyage d’Orient suivi de Poèmes de Ménilmontant et d’Égypte,

édition de manuscrits inédits et étude par Ph. Régnier, L’Harmattan

(« Comprendre le Moyen-Orient »), Paris.

— (2000), L’Algérie pour les Algériens, préface et édition par M. Levallois,

Séguier, Paris.

— (2002), L’Algérie française. Indigènes et Immigrants, préface et édition par M.

Levallois, Séguier, Paris.


3

Les sources d’inspiration

de la Constitution tunisienne de 1861

Hafidha Chekir

Même si la Constitution tunisienne du 26 avril 1861 a eu une

courte vie, puisqu’elle a été suspendue trois ans après sa promulgation

en 1864 à la suite de la révolte d’Ali ben Ghedahem 1 , elle a été très vite

rendue célèbre parce que, dans le monde arabo-musulman de l’époque,

elle fut la première constitution écrite à voir le jour 2 . Auparavant, seule

la Turquie avait adopté des réformes, ou Tanzîmât, pour organiser la

société politique ottomane, notamment par la Charte de Gülhâné de

1838. Le contexte dans lequel est apparue cette constitution explique

aussi bien son renom que les conditions de sa suspension.

Ce contexte est surtout marqué par la pénétration européenne, la

conquête de l’Algérie en 1830, l’affaiblissement de la dynastie

ottomane dans la région et l’apparition de courants doctrinaux qui

peuvent être ramenés à deux :

— un courant hostile à toute innovation d’inspiration occidentale, qui

propose comme modèle d’évolution un islam ressuscité, c’est le fondamentalisme

religieux. Ce courant, développé par le mouvement

wahhabite 3 à la fin de XVIII e siècle, voit dans l’expansion européenne

1. La révolte d’Ali ben Ghedahem, qualifiée par certains historiens d’insurrection des

tribus contre la perception de l’impôt, était due à l’augmentation brutale des charges

fiscales, aux excès des caïds ou des gouverneurs de circonscription, à l’augmentation du

taux de la mejba, impôt qui a doublé en novembre 1863, aux lenteurs de la justice, au

mécontentement des soldats non payés, à la situation économique désastreuse, aux folles

dépenses et aux spéculations du Khaznadar, le Grand Trésorier, aux concessions de plus

en plus impopulaires faites aux consuls européens, alors que la fortune insolente des

Mamelouks s’étalait aux yeux de tous. Voir à ce propos [Slama, 1967].

2. C’est beaucoup plus tard que, dans les autres pays arabes et musulmans, des constitutions

furent adoptées : 1876 en Turquie, 1879-1882 en Égypte, 1906 en Iran, 1920 en

Syrie et au Liban, 1923 en Afghanistan, 1924 en Irak et 1928 en Jordanie.

3. Le mouvement wahhabite est ainsi appelé d’après Mohamed ibn Abdel-Wahhab

(1703-1792). Il prône une doctrine propagée à partir de l’Arabie et issue en droite ligne


72

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

une forme nouvelle de croisade. Pour arrêter ce qu’il qualifie de

processus de dégradation de la société tunisienne, ce courant prêche le

retour à la pureté originelle de la foi et la réactivation du patrimoine

légué par les Anciens (salaf). Ce courant manifeste l’attachement au

passé et le refus de toute autre loi que celle du Coran ; il appelle à

combattre l’implantation des institutions étrangères et à riposter à la

pression exercée par la supériorité matérielle de l’Europe.

— un courant réformiste libéral, qui préconise que la puissance et la

prospérité de l’Occident proviennent essentiellement des institutions

politiques et économiques libérales et que la solution à la dégradation

de la société musulmane réside dans une transformation des structures

traditionnelles du pouvoir. Ce courant appelle à l’introduction

d’éléments culturels et techniques empruntés au modèle occidental,

notamment pour la limitation du despotisme régnant.

La démarche des libéraux va consister à dévoiler les carences et les

vices du système politique existant pour mieux envisager ensuite les

remèdes pour le sauver. Ces réformistes libéraux n’étaient pas en

rupture avec la société tunisienne musulmane et arabe de l’époque.

Bien au contraire, ils vont même avoir l’appui de l’Orient dont certains

penseurs ont visité l’Occident et font part de leur éblouissement face à

son modèle politique et à son modèle social.

C’est dans cette conjoncture sociopolitique qu’est apparue cette

constitution dont nous allons tenter de déterminer les sources d’inspiration.

Nous nous proposons de contribuer au débat sur cette question,

mais d’un point de vue essentiellement juridique, puisque nous

mènerons notre recherche à partir des textes fondateurs de la constitution

et de la constitution elle-même, sachant que c’est un écrit

fortement imprégné des expériences constitutionnelles françaises et de

la théorie du constitutionnalisme [Amor, 1990, p. 25].

Le constitutionnalisme, rappelons-le, tend essentiellement à la

garantie de la liberté et de la sécurité individuelles par la subordination

du gouvernement constitutionnel à une constitution écrite. Le constitutionnalisme

désigne « le mouvement qui est apparu au siècle des

Lumières et qui s’est efforcé… de substituer aux coutumes existantes,

souvent vagues et imprécises et qui laissaient de très grandes possibilités

d’action discrétionnaire aux souverains, des constitutions écrites

conçues comme devant limiter l’absolutisme et parfois le despotisme

des pouvoirs monarchiques… » [Pactet, 2003, p. 64 et suivantes].

des enseignements du théologien Ibn Taymiya qui préconisait la restauration d’un islam

purifié et la réactivation du patrimoine légué par les pieux ancêtres. Ce courant recrute ses

partisans dans les confréries religieuses, les autorités religieuses des villes et des tribus et

auprès de la population bédouine.


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 73

C’est ce constitutionnalisme qui a orienté certains penseurs

réformistes tunisiens qui vivaient dans l’entourage du Bey, tel

qu’Ahmed ibn Abi Dhiaf et Ahmed Kheireddine, pour l’adoption de

réformes.

Ahmed ibn Abi Dhiaf 4 , hostile au pouvoir absolu, « source de tous

les maux », pense que le gouvernement fondé sur un ordre constitutionnel

est, après le califat, le gouvernement qui peut assurer la

protection des hommes, les mettre à l’abri des troubles et répondre à

leurs aspirations [Ben Hammed, 2004 ; Ibn Abi Dhiaf, 2004, p. 217].

Ahmed Kheireddine 5 adopta la même thèse en affirmant que la

volonté illimitée du monarque a été, en tout temps, source d’arbitraire

et qu’il fallait donc limiter son pouvoir absolu par l’adoption d’un

régime constitutionnel, c’est-à-dire « un régime de limitation du

système du pouvoir absolu des monarques par une loi fondamentale

rédigée par les hommes. Cette loi fondamentale, avec les institutions

qu’elle met en place et la bonne organisation des pouvoirs qu’elle

implique, est la condition première de tout progrès. La prospérité des

États européens est due à leur loi fondamentale. La nature des institutions

qui en découlent et qui régissent l’État conditionne son essor. Car

seules ces institutions, prévues et réglementées par une loi fondamentale

et basées sur le contrôle et la justice, contiennent les éléments qui

puissent suffire au progrès des peuples et à l’amélioration de leur état

matériel. On doit reconnaître que ce progrès ne peut se réaliser que

grâce à une loi à laquelle on peut se rapporter et qui ferme la voie aux

caprices et aux passions tant du Chef que des sujets et qui accorde en

toute sincérité la liberté du peuple. Cette liberté est à la base et à la

source du développement des sciences et de la civilisation dans les

nations européennes ». [Ben Hammed, 1994, p. 219].

Limiter le pouvoir et accorder la liberté au peuple. Ce sont là les

traits essentiels du constitutionnalisme que l’on va retrouver d’abord

dans le Pacte fondamental et ensuite dans la Constitution de 1861.

4. Ahmed ibn Abi Dhiaf (1804-1874) est un notable de culture religieuse qui fut le

conseiller d’Ahmed Bey et l’accompagna à Paris en 1846. Il rédigea le Pacte fondamental

et collabora à la rédaction de la Constitution de 1861. En 1862, il devint ministre et viceprésident

du Conseil suprême. À la suite de l’insurrection de 1864, il fut mis à l’écart et

se consacra alors à la rédaction de son ouvrage publié à partir des manuscrits de l’auteur

conservés à la bibliothèque nationale en 8 volumes (Tunis, STD, 1963-1967). Voir [Ibn

Abi Dhiaf, 1990].

5. Ahmed Kheireddine (1820-1877). Après avoir occupé les postes de ministre de la

Marine et de Premier ministre, Ahmed Kheireddine publia en 1867 son fameux ouvrage

Akwam el massalek fi maarifati ahwal el mamalek, traduit en français en 1868 sous le titre

Les Réformes nécessaires aux États musulmans.


74

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LA PROCLAMATION DU PACTE FONDAMENTAL DE 1857 :

LA CONSÉCRATION DES DROITS ET DES LIBERTÉS DES HABITANTS

DU ROYAUME

Le Pacte fondamental de 1857 constitue la première manifestation

dans le monde arabe de l’idée de soumission du pouvoir absolu du

monarque au droit. Il a été assimilé par certains juristes à une

Déclaration des droits de l’homme [Jegham, 1975, p. 43], d’autant

plus qu’à l’image de la Déclaration française des droits de l’homme et

du citoyen, qui a constitué le premier pas vers la constitutionnalisation

du système politique français après 1789, couronné par l’adoption de la

Constitution de 1791, le Pacte fondamental a représenté un texte

précurseur et fondateur de la Constitution de 1861 en Tunisie.

Les sources du Pacte

Le Pacte fondamental a été octroyé par le bey Mohamed Pacha 6 , qui

est arrivé au pouvoir dans un contexte marqué précédemment par le

rôle joué par le bey Ahmed 7 en matière de réformes 8 . Ce dernier a en

particulier aboli l’esclavage par le décret beylical de janvier 1846 [Ibn

Abi Dhiaf, 1990, tome IV, p. 97-99 et Larguèche, 1990].

C’était là le fruit d’influences étrangères multiples, inscrites dans un

vaste mouvement réformiste qui se propageait à partir de l’Occident.

Il y avait d’abord l’influence ottomane, due au fait qu’à l’époque, la

Tunisie était encore une province ottomane, même si l’Empire ottoman

était déjà en décadence. Les réformes entreprises au sein de l’Empire

ottoman ne pouvaient pas ne pas exercer une certaine influence sur la

Régence de Tunis, notamment l’ordonnance de Gülhâné de 1839 et le

Khatt-i Humâyûn de 1856.

L’ordonnance de 1839 a été adoptée à Constantinople par le sultan

Abdul-Majid à la suite des pressions des grandes puissances, en

particulier de la Grande-Bretagne. Il s’inscrivait dans le train des

réformes en cours ou Tanzîmât. Les principes consacrés par l’ordonnance

consistent notamment en la garantie faite aux sujets du sultan de

leur vie, de leur honneur et de leurs biens, l’égalité de tous les sujets,

un prélèvement des impôts plus juste et soumis à la loi. L’ordonnance

6. Mohamed Pacha Bey est le 11 e bey husseinite. Il a été sur le trône de 1855 à 1859.

7. Ahmed Bey est le 10 e bey husseinite. Il a régné de 1837 à 1855.

8. Malgré son ouverture sur l’Occident, à son retour d’un voyage en France, en

novembre 1846, où il fut accompagné d’Ahmed ibn Abi Dhiaf, Ahmed Bey s’est contenté

de moderniser l’armée et de créer l’École militaire du Bardo en 1838 [Ibn Abi Dhiaf, 1990,

tome IV, p. 12 et suiv.].


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 75

a été notifiée à la Régence de Tunis en 1840 en vue de l’application des

Tanzîmât, mais Ahmed Bey a toujours eu pour principal souci de

renforcer son autonomie vis-à-vis de la Porte, aidé en cela par la

France. C’est ce qui explique son rejet implicite de l’ordonnance.

Quant au Khatt-i Humâyûn, il fut donc adopté en 1856, à la suite de

la guerre de Crimée 9 . L’Empire ottoman devait alors donner un nouvel

élan à la politique de réformes amorcée en 1839. Le sultan s’engagea

ainsi dans une nouvelle confirmation de tous les privilèges accordés

aux communautés non musulmanes par l’ordonnance de 1839 et

affirma l’égalité entre les musulmans et les non musulmans. La Porte

appliqua en théorie ce Khatt sur l’ensemble des provinces ottomanes,

dont la Régence de Tunis.

Il y avait également une influence occidentale directe, qui se

manifesta essentiellement par l’adoption d’une politique anglaise et

française commune, surtout avec l’arrivée du nouveau consul français,

Léon Roches, en 1855 et, une année plus tard, du consul britannique,

Richard Wood. Ces deux consuls ont joué un rôle important dans la

politique de réformes, conformément aux intérêts spécifiques de chacun

des deux États européens. Les Anglais étaient surtout soucieux de

faciliter la pénétration des capitaux anglais. Les motivations françaises

étaient autres : maintenir un état faible en Tunisie, que la France pourrait

facilement dominer, en marge et aux confins de l’Algérie qu’elle

occupait depuis 1830, et pousser le Bey à profiter de la décadence de

l’Empire ottoman pour davantage d’autonomie par rapport à la Porte.

Un événement banal, l’affaire Batou Sfez 10 , fut exploité par les deux

consuls pour relancer la politique de réformes et exiger d’urgence une

réforme judiciaire, alors que la peine de mort était requise contre Batou

Sfez par le tribunal char‘i (tribunal religieux musulman). Pour répondre

au désarroi provoqué par cette affaire et donner satisfaction aux

puissances occidentales, anglaise et française, le Bey, traditionaliste et

doté d’un pouvoir absolu, pensait que, pour amadouer ces puissances

[Ibn Abi Dhiaf, 1990, tome 4, p. 261], il fallait ordonner la création de

tribunaux en matières pénale et commerciale, composés de notables

tunisiens et appelés à rendre la justice suivant des codes qu’il s’agirait

d’adopter rapidement. Ceci fut aussitôt contesté par les deux consuls qui

réclamaient une composition mixte des tribunaux, à l’image des

9. La guerre de Crimée eut pour principal théâtre la mer Noire. Elle opposait la

Turquie à la Russie et a vu la France et la Grande-Bretagne se ranger du côté de l’Empire

ottoman. Un accord dit traité de Paris en date du 30 mars 1856 mit fin à cette guerre.

10. Dans cette affaire, un charretier juif avait renversé un enfant musulman. En état

d’ébriété, il a blasphémé le Bey et la religion musulmane. Il fut condamné à mort par le

tribunal char‘i.


76

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

tribunaux créés au sein de l’Empire ottoman [Raymond, 1964, p. 141].

La pression sur le Bey fut renforcée par l’arrivée de l’escadre française

en Méditerranée, en rade à La Goulette. L’amiral Tréhouart avait fait

connaître au Bey, au cours de l’audience solennelle qu’il lui avait

accordée, « qu’il était envoyé, non pas pour le menacer, mais pour lui

donner la force morale nécessaire à l’accomplissement des réformes que

réclamait l’intérêt du peuple tunisien » [Chater, 1984, p. 596].

Le bey Mohamed Pacha subissait l’influence des puissances occidentales,

mais aussi celle de son entourage composé d’ulémas et de

mamelouks 11 . C’est d’ailleurs un mamelouk qui jouera un rôle décisif

dans la politique de réformes : Kheireddine Pacha [Smida, 1970].

Les ulémas avaient sur le bey une emprise considérable qui se manifesta

notamment au sujet des réformes adoptées en Turquie en 1839.

Parmi eux, le Cheikh Ahmed ibn Abi Dhiaf entreprit un voyage en

Turquie pour s’assurer de la conformité des réformes en cours avec la

religion musulmane 12 , puisqu’elles instauraient la justice et la liberté

qui constituent deux principes fondamentaux de la religion. Certains

ulémas, dont Mustapha Beyram, se prononcèrent contre les réformes,

surtout celle instaurant l’égalité entre musulmans et non musulmans.

Ils cristallisèrent autour d’eux une forme de contestation de l’influence

des puissances occidentales et des étrangers dans la Régence, mais ils

durent finalement accepter temporairement les réformes sous la

contrainte, comprenant que les puissances occidentales allaient les

imposer, au besoin en recourant à la force [Hazgui, 1993-1994, p. 54].

L’apport du Pacte fondamental

Le Pacte fondamental comprend un préambule, onze articles et un

serment.

Le préambule confirme l’attachement à la religion musulmane, la

conformité des réformes à la chari‘a et rappelle les objectifs du Pacte,

à savoir que « c’est une loi de la nature que l’homme ne puisse arriver

à la prospérité que tant que sa liberté lui est entièrement garantie, qu’il

est certain de trouver un abri contre l’oppression derrière le rempart de

la justice et de voir respecter ses droits jusqu’au jour où des preuves

irrécusables démontrent sa culpabilité…»

11. Les mamelouks sont de jeunes esclaves achetés sur le marché de Constantinople

et élevés à la cour du Bey. Ce qui les destinait souvent à de hautes fonctions.

12. Ahmed ibn Abi Dhiaf rencontra, lors de son voyage en Turquie, le cheikh Aref

Hikmet Bey qui fut Cheikh al-islâm de 1845 à 1855 et qui le rassura quant à la

conformité des Tanzîmât avec la religion musulmane.


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 77

Dans ce même préambule, le Bey annonce que les réformes que

consacre le Pacte ont été auparavant adoptées par le Chef de l’Islam et

ceux des « grandes puissances qui se sont placées par leur saga

politique à la tête des nations » et qui ont donné « à leurs sujets les plus

complètes garanties de la liberté. Ils ont compris que c’était là un de

leurs premiers devoirs dictés par la raison et la nature elle-même. Si ces

avantages accordés sont réels, la chari‘a doit les consacrer elle-même,

car elle a été instituée par Dieu pour défendre l’homme contre les

injustices. Quiconque se soumet à la justice et jure par elle se rapproche

de la piété ».

Dans le serment qui sert de conclusion au Pacte, le Bey rappelle

aussi qu’il promulgue le Pacte « avec la bénédiction du Coran et les

mystères de la Fâtiha », confirmant ainsi sa volonté de l’inscrire dans

la référence religieuse.

Le Pacte est fondé sur des principes clairement définis et reconnaît

des droits aussi bien à l’ensemble de la population qu’aux étrangers. Il

va consacrer la trilogie constitutionnaliste : liberté, égalité et propriété.

La liberté apparaît à travers la reconnaissance de la liberté de

conscience et de la liberté de commerce et de l’industrie.

La liberté de conscience et de culte, prévue dans le principe 4 du

Pacte, est classée dans la catégorie des droits individuels. C’est une

liberté religieuse qui a été adoptée en référence aux sujets de

confession juive, peut-être à cause de l’affaire Batou Sfez qui a été

l’une des causes de la proclamation du Pacte, et pour leur garantir

l’exercice sans entrave de leur religion. Cette disposition a été

complétée par l’article 94 de la Constitution de 1861 qui stipule que

« les Tunisiens non musulmans qui changeront de religion continueront

à être sujets tunisiens et soumis à la juridiction du pays ».

La liberté de commerce et de l’industrie, consacrée par les principes

9 et 10, répond aux sollicitations des Français et des Anglais qui souhaitaient

l’adoption de tels principes pour faciliter leur pénétration

économique dans la Régence. Cette liberté ne pourrait être reconnue aux

autres étrangers que si des accords sont conclus avec le gouvernement

tunisien et si l’exercice de cette liberté est conforme aux règlements

établis dans la Régence. Le principe de la liberté de commerce et de

l’industrie, tel qu’il est adopté par le Pacte fondamental, est fondé sur

l’absence d’intervention des autorités en matière économique, puisque

l’article 9 prévoit que « le gouvernement s’interdit toute espèce de

commerce et n’empêchera personne de s’y livrer ».

L’égalité se manifeste à travers le principe d’équité en matière

d’impôt, l’égalité devant la loi, l’égalité de tous pour l’exercice du service

militaire. Telle qu’elle est énoncée, l’égalité répond aux sollicitations des


78

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

consuls étrangers qui, dans leur mémorandum présenté au Bey, avaient

demandé la consécration de l’égalité complète de tous les habitants de

la Régence.

De plus, le Pacte va accorder une importance considérable aux

étrangers, en leur reconnaissant des droits spécifiques, dont, notamment,

le droit de propriété. La reconnaissance du droit de propriété au profit

des étrangers résidents dans la Régence de Tunis, reprise de l’article 18

du Khatt-i Humâyûn de 1856, confirme l’idée souvent exprimée à

propos du Pacte fondamental, à savoir que « c’est un instrument d’octroi

de privilèges au profit des étrangers » [Hazgui, 1993-1994, p. 85], qui

« fut reconceptualisé et systématisé de telle sorte qu’il servirait

directement les intérêts européens » [Sadok, 1991, p. 51 et suiv.].

En ce qui concerne la création de juridictions spéciales au profit des

étrangers, il faut noter que le Pacte va retenir le principe des tribunaux

mixtes, en tenant compte des propositions des consuls, notamment du

consul français, Léon Roches, après la condamnation de Batou Sfez par

un tribunal char‘i de rite malékite. Le principe 6 du Pacte prévoit ainsi

la nomination d’assesseurs « israélites » dans le cas où le tribunal en

matière pénale aurait à traiter d’affaires dans lesquelles sont impliqués

des sujets « israélites ». Le principe 7 a retenu la même disposition

quant à la composition des tribunaux de commerce.

La référence au Pacte dans la Constitution de 1861

La référence au Pacte fondamental dans la Constitution tunisienne

de 1861 nous éclaire sur son importance et sa nature. Le Pacte est un

texte qui énonce des principes que les autorités et les sujets sont

appelés à respecter. Le Bey est le premier tenu de le respecter puisque,

en vertu de l’article 9 de la Constitution, dans le serment qu’il doit

prêter, il est stipulé que le Bey doit s’engager à « ne rien faire qui soit

contraire aux principes du Pacte et aux lois qui en découlent ». De

même, le Conseil suprême en est le garant en tant que « gardien du

Pacte fondamental et des lois », d’après l’article 60 de la Constitution.

Également, en vertu de l’article 86 de la Constitution, les sujets, aussi

bien nationaux qu’étrangers, « sont appelés à veiller au maintien du

Pacte fondamental et à l’application des lois, codes et règlements

promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte

fondamental 13 », notamment le droit à la sécurité des sujets tunisiens,

au respect des personnes, de leurs biens et de leur honneur, reconnus

par le principe 1 du Pacte. La Constitution de 1861 donne même dans

ses chapitres 12 et 13 une valeur constitutionnelle aux droits reconnus

13. Selon les termes de l’article 87 de la Constitution.


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 79

par le Pacte, notamment le droit à la sécurité, à l’égalité devant la loi de

tous les sujets du royaume, quelle que soit leur religion, le respect des

personnes et la libre disposition de leurs biens, le droit de propriété et

la liberté de commerce et de l’industrie, tout en confirmant la liberté de

culte des étrangers établis en Tunisie. Se référant au Pacte fondamental,

l’article 113 de la Constitution attribue un caractère obligatoire et

permanent à ces principes en affirmant, au sujet du droit de propriété

des étrangers, que celui-ci est imprescriptible.

Ainsi, il semble que la Constitution ait intégré dans ses dispositions

l’essentiel des principes reconnus dans le Pacte, peut-être pour leur

donner une valeur constitutionnelle, mais surtout pour consacrer les

droits des habitants, tunisiens ou non tunisiens, musulmans et non

musulmans, et satisfaire les puissances occidentales en garantissant à

leurs sujets les conditions idéales pour s’installer dans le pays et préparer

l’avènement du protectorat.

LA PROMULGATION DE LA CONSTITUTION DE 1861 : L’ÉTABLISSEMENT

DE LA MONARCHIE CONSTITUTIONNELLE

La monarchie constitutionnelle a été établie en Tunisie pour la

première fois par la Constitution de 1861, qui organise les pouvoirs.

Dans la théorie constitutionnelle, la monarchie constitutionnelle est

celle dans laquelle le pouvoir du monarque est régi par la Constitution,

partagé avec d’autres organes et soumis à des restrictions, en vertu des

règles constitutionnelles. De fait, la Constitution de 1861 revêt les

caractères d’une Charte octroyée par le souverain qui se soumet à la

limitation de son pouvoir, à l’image de la Charte française de 1814,

octroyée au peuple français par Louis XVIII.

Cependant, au-delà de cette apparente similitude et même si elle

constitue bien une concession de la part du Bey, cette Constitution n’en

reste pas moins un texte unilatéral que le Bey a adopté sans aucune

consultation de la population du royaume ou de ses représentants. Au

regard du droit constitutionnel, la Constitution de 1861 s’apparente à

un mode autocratique d’exercice du pouvoir.

En plaçant les rapports du souverain avec son peuple sur une base

contractuelle et juridique, cette Constitution rompt avec une situation

de fait dans laquelle les références étaient la tradition et les principes

religieux. Cependant, même si elle consacre officiellement la

séparation des pouvoirs, celle-ci sera plus organique qu’une réalité.

Désormais, les pouvoirs vont être répartis en trois sphères : un pouvoir

exécutif, un pouvoir législatif et un pouvoir judiciaire.


80

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Le pouvoir exécutif

Le pouvoir exécutif manifeste l’institutionnalisation, conformément

à la théorie constitutionnelle, des nouvelles fonctions de chef de l’État

et des ministres.

Le chef de l’État : il tient son autorité de la succession héréditaire

des princes de la famille husseinite, au pouvoir depuis son installation

en 1705 14 . Cette dynastie n’est pas héréditaire de père en fils, mais se

transmet par ordre d’âge 15 .

Selon l’article 3 de la Constitution de 1861, « le chef de l’État est en

même temps le chef de la famille régnante. Il a pleine autorité sur tous

les princes et princesses qui la composent, de manière qu’aucun d’eux

ne peut disposer ni de sa personne ni de ses biens sans son consentement.

Il a sur eux l’autorité de père et doit, en cette qualité, leur

reconnaître en retour des avantages 16 ».

L’accession au trône du bey exige de lui la prestation d’un serment

selon lequel il doit, tout en invoquant le nom de Dieu, s’engager à ne

rien faire qui « soit contraire aux principes du Pacte fondamental et aux

lois qui en découlent, et à défendre l’intégrité du territoire tunisien 17 ».

Ce serment doit être prêté solennellement en présence des membres du

Conseil suprême et du Conseil religieux (madjles char‘i).

Il est important de remarquer que la Constitution accorde une

grande importance au respect du contenu du serment puisque, pour la

première fois, dans l’article 9 de la Constitution qui se rapporte au

serment, la déchéance du bey devient possible. Ceci est clairement

stipulé à l’alinéa 2 de cet article : « Le chef de l’État qui violera volontairement

les lois politiques du royaume sera déchu de ses droits 18 .»

La Constitution attribue au bey des prérogatives de différentes natures.

Il dirige les affaires politiques du royaume 19 .

Il commande les forces de terre et de mer, déclare la guerre, signe la

paix, fait des traités d’alliance et de commerce 20 .

Il nomme et démet de leurs fonctions les hauts fonctionnaires 21 .

14. La dynastie husseinite a été fondée par Hussein ben Ali. Elle a occupé le trône en

Tunisie pendant deux siècles et demi de 1705 à 1957 [El Mokhtar Bey, 1968 et 2002;

Mzali, 1968].

15. Conformément aux dispositions de l’article premier de la Constitution.

16. C’est là le contenu de l’article 3 qui est inséré dans le chapitre premier de la

Constitution intitulé «Des princes de la famille husseinite».

17. Selon les termes de l’article 9 du chapitre II relatif aux droits et devoirs du chef de

l’État.

18. C’est le contenu de l’article 9 alinéa 2 de la Constitution.

19. Selon les termes de l’article 12 de la Constitution.

20. Conformément aux dispositions de l’article 13 de la Constitution.

21. Conformément aux dispositions de l’article 14 de la Constitution selon lesquelles


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 81

Il exerce le droit de grâce 22 .

Il désigne le rang que doit occuper chacun dans la hiérarchie des

administrations 23 .

Il prend les règlements et décrets nécessaires pour l’exécution des

lois 24 .

Ces attributions sont exercées par le Bey soit indépendamment des

autres pouvoirs, soit conjointement avec eux. Ainsi, la direction des

affaires politiques du royaume doit se faire avec le concours des

ministres et du Conseil suprême. La nomination des fonctionnaires par

le chef de l’État se fait sur la proposition du ministre compétent 25 . Les

décisions prises par le chef de l’État et qui ont un rapport avec un

département ministériel déterminé doivent être contresignées par le

ministre compétent 26 .

Le gouvernement : même si la Constitution ne le mentionne pas

expressément et ne définit pas sa composition, on peut affirmer que le

gouvernement comprend le Bey, le premier ministre et les ministres

[Amor A., 1975, p. 15].

Le Premier ministre : dans la Constitution, les prérogatives du

Premier ministre ne sont explicitement mentionnées qu’en matière budgétaire.

En vertu des articles 74, 75 et 76, le Premier ministre est tenu

d’examiner les comptes détaillés des revenus et des dépenses de l’État

et de tous les ministères pendant l’année écoulée avec un aperçu des

revenus pour l’année suivante avant de les soumettre au Conseil

suprême.

Cependant, un an avant la promulgation de la Constitution, sous le

règne du Bey Sadok, un décret est pris, en date du 27 février 1860,

créant un Premier ministère comprenant les sections de l’Intérieur, des

Affaires étrangères, des Finances et la Direction du budget public, et ce

superministère est directement placé sous l’autorité du Premier

ministre [Mabrouk, 1971, p. 8]. Toutes ces sections sont dirigées par

des adjoints du Premier ministre sur lesquels il exerce un pouvoir

hiérarchique et disciplinaire. Ce même décret accorde au Premier

« le chef de l’État choisit et nomme ses sujets dans les hautes fonctions du royaume et a le

droit de les démettre de leurs fonctions lorsqu’il le juge convenable. En cas de délit ou de

crime, les fonctionnaires ne pourront être destitués que de la manière prescrite à l’article

63 du présent Code».

22. L’article 15 de la Constitution stipule que « le chef de l’État a le droit d’accorder

sa grâce si cela ne lèse pas les droits d’un tiers ».

23. Selon les termes de l’article 16 de la Constitution.

24. Selon les termes de ce même article 16.

25. Selon les termes de l’article 36 de la Constitution.

26. L’article 38 stipule que « le ministre contresignera les écrits émanant du chef de

l’État qui ont un rapport à son département ».


82

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ministre le pouvoir de contresigner tous les actes soumis au Bey au titre

de la sanction disciplinaire, même s’il s’agit d’actes concernant des

ministères autonomes tels que ceux de la Guerre, de la Marine, de la

Justice… Ainsi, le Premier ministre a un droit de regard sur les activités

des ministres et sur le budget de chaque ministère, de telle sorte qu’on

peut dire que c’est lui le véritable chef du gouvernement

[Jegham, 1975].

Les ministres : les ministres sont, selon les termes de l’article 19 de

la Constitution, les dignitaires du royaume après le chef de l’État 27 .

Les ministres sont chargés de gérer les affaires de leurs départements

respectifs sur instruction du chef de l’État 28 . Seuls les détails du

fonctionnement de chaque département peuvent être traités directement

par le ministre compétent sans une permission spéciale du chef de

l’État. L’autorisation de ce dernier est nécessaire pour tous les

domaines importants qu’un ministre doit gérer. Dans les affaires les

plus importantes, définies par la Constitution, le ministre ne peut agir

qu’après les avoir soumises à l’appréciation du Conseil suprême et

avec l’autorisation du chef de l’État 29 .

Les ministres sont responsables devant les trois institutions de

l’État : le chef de l’État, le Conseil suprême, pour les compétences

générales d’administration de leurs départements 30 , et le gouvernement,

s’ils agissent en contravention aux lois dans la gestion de leurs

différents services ou dans certains domaines non prévus par loi 31 .

Le pouvoir législatif

Le Conseil suprême s’apparente à un pouvoir législatif moderne

sauf qu’il n’est pas composé de représentants élus, mais de membres

nommés pour le tiers parmi les ministres et les fonctionnaires civils et

militaires du gouvernement et pour les deux tiers parmi les notables du

pays 32 . Les membres du Conseil sont choisis par le chef de l’État avec

le concours des ministres 33 . Ils sont inamovibles pour une durée de cinq

ans, à moins d’un crime ou délit prouvé. Le président et le vice-prési-

27. L’article 19 dispose expressément que « les ministres sont, après le chef de l’État,

les premiers dignitaires du royaume ».

28. Conformément aux dispositions de l’article 20 de la Constitution.

29. Selon les dispositions de l’article 33 de la Constitution.

30. Article 20 déjà cité.

31. L’article 32 de la Constitution prévoit l’adoption de lois pour organiser les

ministères. L’article 34 détermine la responsabilité des ministres envers le gouvernement.

32. En vertu de l’article 44 de la Constitution, les membres du conseil suprême sont

de l’ordre de 60.

33. Conformément aux dispositions de l’article 45 de la Constitution.


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 83

dent du Conseil sont choisis par le chef de l’État « parmi les membres

les plus capables 34 ».

Les prérogatives du Conseil sont multiples. Certaines de ces prérogatives

sont de nature législative. Ainsi, le Conseil peut avoir l’initiative

des lois. Il peut délibérer quand les deux tiers de ses membres sont

présents. Dans ce cas, il peut voter à la majorité des voix et, en cas de

vote sans majorité, la voix du Président est décisive 35 .

Quand la proposition de loi est adoptée par le Chef de l’État en

conseil des ministres, elle est alors promulguée officiellement comme

loi du royaume. Cependant, le Conseil suprême peut « s’opposer à la

promulgation des lois qui seraient contraires ou qui porteraient atteinte

aux principes de la loi, à l’égalité des habitants devant la loi et au

principe de l’inamovibilité de la magistrature, excepté dans le cas de

destitution pour un crime avéré devant le tribunal 36 ».

Le budget de l’État tel qu’il est arrêté par le chef de l’État avec le

concours du Premier ministre et du ministre des Finances doit être

soumis à l’approbation et au contrôle du Conseil suprême 37 .

Toute loi approuvée par le chef de l’État doit être renvoyée au

Conseil suprême pour être enregistrée et conservée dans les archives,

après qu’il en aura été donné une copie au ministre chargé de son

exécution, étant entendu que le palais où siège le Conseil suprême est

en même temps le lieu de dépôt de l’original des lois 38 .

D’un autre côté, le chef de l’État peut prendre des décrets et

règlements pour l’exécution des lois, comme il peut, par voie de décrets

spéciaux pris sur avis du Conseil suprême, autoriser des virements d’un

chapitre à l’autre du budget au cours de l’année.

D’autres prérogatives se rapportent au contrôle de la constitutionnalité

des lois : l’article 60 de la Constitution attribue au Conseil suprême la

mission de veiller au respect du Pacte fondamental et des lois. C’est « le

gardien du Pacte fondamental et des lois 39 ». À ce titre, il peut s’opposer

à la promulgation de lois, toute nouvelle loi nécessitant son examen par

le Conseil suprême 40 . De même, le Conseil peut examiner, sur la base de

pétitions envoyées par « les sujets du royaume tunisien », toutes les

infractions au Pacte fondamental et aux lois, codes et règlements

promulgués par le chef de l’État conformément au Pacte fondamental 41 .

34. C’est là une expression retenue dans l’article 57 de la Constitution.

35. Selon les dispositions de l’article 53 de la Constitution.

36. Selon les termes de l’article 60 de la Constitution.

37. Voir à ce propos les articles 64 et 76 de la Constitution.

38. Selon les dispositions de l’article 69 de la Constitution.

39. Voir à cet effet, l’article 60 de la Constitution.

40. Selon les dispositions de l’article 63 de la Constitution.

41. L’article 87 de la Constitution stipule que « tous les sujets, sans exception, ont le


84

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Enfin, d’autres compétences du Conseil suprême sont de nature juridictionnelle.

Le Conseil exerce ici quatre types de compétences. Il peut

siéger en tant que cour de cassation pour les recours contre les arrêts

rendus par le tribunal de révision en matière criminelle, et vérifier si la

loi a été bien appliquée. Sa décision est définitive 42 . Il peut se

transformer en haute cour de justice pour statuer dans le cas où le chef

de l’État contreviendrait aux lois 43 ou les invoquerait pour sauvegarder

ses droits. Il peut exercer des fonctions relevant de la compétence du

tribunal administratif lorsqu’un agent du gouvernement autre que les

ministres est l’objet de plaintes pour des faits relatifs à ses fonctions et

que ces plaintes ont déjà été portées devant le ministre compétent 44 . Il

peut enfin agir en tant que cour des comptes puisqu’il est appelé à

contrôler les dépenses de chaque ministère. Tous ces comptes doivent

être présentés au Conseil suprême par le Premier ministre.

Le pouvoir judicaire

Avant 1861, il y avait surtout une justice traditionnelle marquée par

la coexistence d’une justice religieuse, d’une justice séculière et d’une

justice capitulaire. Le Bey rendait la justice personnellement, en

l’absence de toutes règles préétablies, et pouvait déléguer de façon

permanente la mission de rendre la justice, aux autorités caïdales dans

les provinces et les tribus, aux cheikhs dans les bourgs. La justice

religieuse du Madjles char‘i avait bénéficié d’une compétence

illimitée, mais, dès 1856, son domaine de compétence se réduira au

statut personnel et aux affaires immobilières.

Avec la promulgation de la Constitution, les tribunaux se voient

organisés en vertu du chapitre III intitulé « De l’organisation des

ministères, du Conseil suprême et des tribunaux ». Les tribunaux sont

alors spécialisés : tribunal de police correctionnelle, tribunal civil et

militaire, tribunal de révision, tribunal de commerce, conseil de guerre,

etc. Tous ces tribunaux agissent selon des principes définis par la

Constitution et le Pacte fondamental.

droit de veiller au maintien du Pacte fondamental et à l’application des lois, codes et règlements

promulgués par le chef de l’État, conformément au Pacte fondamental. À cet effet,

ils peuvent tous prendre connaissance des lois, codes et règlements susmentionnés et

dénoncer au Conseil suprême, par voie de pétition, toutes les infractions dont ils auraient

connaissance, quand bien même ces infractions ne léseraient que les intérêts d’un tiers ».

42. Conformément aux dispositions des articles 60, alinéas 2 et 61 de la

Constitution. Le tribunal de révision est un tribunal chargé des recours contre les jugements

rendus par le tribunal civil et militaire et le tribunal de commerce (article 24 de la

Constitution).

43. Selon les dispositions de l’article 11 de la Constitution.

44. Selon les dispositions de l’article 71 de la Constitution.


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 85

Le premier principe est celui de l’inamovibilité des magistrats. Ce

principe est fondamental pour la garantie de l’indépendance de la

magistrature puisqu’il donne à toute personne investie d’une fonction

judiciaire l’assurance de ne pas être révoquée, suspendue, déplacée ou

mise à la retraite prématurément. En vertu de l’article 28 de la

Constitution, les magistrats nommés à ces fonctions « ne seront

destitués que pour cause de crime établi devant le tribunal ».

Le second principe est celui de la hiérarchie juridictionnelle. À

l’exception du conseil de guerre, les décisions des autres juridictions

sont susceptibles d’appel devant le tribunal de révision siégeant à

Tunis 45 . En matière criminelle, des recours en cassation sont rendus

possibles contre les arrêts rendus par le tribunal de révision 46 .

Le troisième principe est celui de l’égalité devant la loi. Ce principe

comprend l’égalité de tous les justiciables, qu’ils soient Tunisiens ou

étrangers, devant le juge. L’article 114 de la Constitution stipule à cet

effet que « les créatures de Dieu devant être égales devant la loi sans

distinction, du fait de leur origine, de leur religion ou de leur rang, les

sujets étrangers établis dans nos États et qui sont appelés à jouir des

mêmes droits et avantages que nos propres sujets, devront être soumis,

comme ceux-ci, à la juridiction des divers tribunaux que nous avons

institués à cet effet. Les plus grandes garanties sont données à tous, soit

par le choix des juges, soit par la précision des codes d’après lesquels

les magistrats doivent juger, soit par les divers degrés de la juridiction.

Pourtant, afin de donner une sécurité plus grande, nous avons établi

dans le Code civil et criminel que les consuls ou leurs délégués seront

présents devant tous nos tribunaux dans les causes ou procès de leurs

administrés… »

Que retenir de cette présentation ?

Il est incontestable que la Constitution tunisienne de 1861 est d’inspiration

occidentale, que ce soit dans sa forme ou dans son contenu.

Mais la question se pose de savoir si elle a respecté tous les principes

du constitutionnalisme.

D’ores et déjà, on ne peut que constater que l’organisation des

différents pouvoirs, même si elle repose sur leur séparation organique,

n’est pas pour autant une véritable application du principe de la

séparation des pouvoirs, surtout du point de vue fonctionnel. Ces

pouvoirs ne sont pas réellement indépendants les uns des autres,

puisque l’autorité centrale reste le Conseil suprême auquel est

subordonné l’exécutif.

45. Selon les termes de l’article 24 de la Constitution.

46. Conformément aux dispositions des articles 60, alinéas 2 et 61 de la

Constitution.


86

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Contrairement aux régimes monarchiques constitutionnels

européens, où le souverain est largement devenu irresponsable politiquement,

le chef de l’État en Tunisie est en effet responsable devant le

Conseil suprême, et les ministres sont responsables aussi bien devant le

chef de l’État que devant le Conseil suprême qui peut engager leur

responsabilité civile et pénale. Conscient de sa faiblesse, le Bey pense

trouver un moyen de sauvegarder ses prérogatives en encourageant le

renforcement de la fonction de Premier ministre. Peu à peu, les

différents pouvoirs vont être confisqués par les Mamelouks,

notamment le Conseil suprême et le gouvernement. En effet, sur les

vingt membres du Conseil suprême choisis par le Bey, trois seulement

n’appartiennent pas aux Mamelouks. Le Conseil suprême va

rapidement accaparer tous les pouvoirs.

Une autre question mérite aussi d’être posée. Quelle sorte d’État a

vu le jour avec la promulgation de la Constitution en Tunisie ? À aucun

moment il n’est précisé s’il s’agit d’un État religieux ou d’un État

laïque. Certes, les institutions créées par le Pacte et la Constitution sont

en apparence similaires aux institutions françaises, sauf que ces institutions

peuvent difficilement garantir l’application des principes de la

démocratie occidentale tels qu’une réelle séparation des pouvoirs, le

régime représentatif, les élections et la laïcité.

Par ailleurs, certains indices suggèrent que le souci des rédacteurs

de la Constitution tunisienne et des réformistes de l’époque a toujours

été la recherche d’un fondement religieux ou de trouver une forme de

conciliation entre les principes du constitutionnalisme et ceux de la

religion. Nous retrouvons cette idée dans les écrits d’Ahmed ibn Abi

Dhiaf et d’Ahmed Kheireddine [Ben Hammed, 2004 ; Ibn Abi Dhiaf,

2004, p. 222 et suiv.], qui se sont évertués à débusquer la compatibilité

supposée des réformes adoptées avec les principes du droit musulman,

comme s’ils voulaient rassurer les ulémas et les rallier au mouvement

réformiste. Pour Ibn Abi Dhiaf, les réformes et la limitation des

pouvoirs sont dictées par la raison et la chari‘a, comme s’il ne pouvait

« se représenter les idées modernes qu’en les versant dans les moules

anciens » [Abdessalam, 1973, p. 121].

Mais, malgré ces efforts, la Constitution fut confrontée aux soulèvements

populaires à Tunis contre les privilèges accordés par le Bey aux

juifs, en application des dispositions du Pacte fondamental, et à la

position hostile de certains ulémas de la grande mosquée de la Zitouna.

Après la promulgation de la Constitution, une véritable campagne de

protestation fut déclenchée à Tunis, aggravée par la situation

économique et sociale du pays. La répression ne suffit alors pas à

éteindre le feu. Car le fossé était grand entre les notables privilégiés par


LES SOURCES D’INSPIRATION DE LA CONSTITUTION TUNISIENNE DE 1861 87

le système, qu’ils soient tunisiens ou non, et les populations locales, et

les réformes ne correspondaient pas toujours aux aspirations d’une

société constamment exclue de toutes les nouvelles instances de

pouvoir et très peu concernée par les réformes. Tous les incidents qui

eurent lieu à cette occasion « ont mis à nu les contradictions du régime

et ont révélé que le Pacte fondamental et la Constitution ne prenaient

pas en considération les aspirations populaires et se contentaient, sous

le couvert d’un libéralisme fictif et d’un constitutionnalisme de façade,

de consolider les situations acquises et… de lever les obstacles

juridico-religieux qui freinaient la pénétration européenne… tout en

sauvegardant l’absolutisme du pouvoir » [Chater, 1975, p. 243 et suiv.]

Toutefois, la suspension de la Constitution, en 1864, et l’installation

du protectorat, en 1881, vont apporter leur lot de changement dans les

représentations, puisque, dès la création en 1920 du Parti libéral constitutionnaliste

tunisien, le rétablissement de la Constitution devint une

revendication populaire mise en avant par les forces nationalistes.

Celles-ci réclamèrent la création d’un parlement tunisien élu au

suffrage universel, dans le cadre d’une monarchie husseinite tunisienne

souveraine 47 . Après l’avoir considérée comme un artifice destiné à

garantir la domination européenne et l’absolutisme, la population

s’était alors à son tour emparée de l’idée constitutionnelle.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ABDESSALAM A. (1973), traduction de l’ouvrage d’Ahmed ibn Abi Dhiaf Athaf ahl

Ezzame, in Les Historiens tunisiens des XVII e , XVIII e et XIX e siècles. Essai sur

l’histoire culturelle, Librairie Klincksieck, Tunis.

AMOR A. (1975), « La constitution de 1861 », Servir, n° 15, Tunis.

— (1990), « Les États arabes et le constitutionnalisme », Revue tunisienne de

droit, Tunis.

BEN HAMMED M. R. (1994), « La limitation du pouvoir politique chez

Kheireddine », Mélanges Hareth M’zioudet, Orbis impression, Tunis.

— (2004), « Le constitutionnalisme dans la pensée politique de Kheireddine »,

Mélanges Belaïd, CPU, Tunis.

CHATER K. (avril 1975), « Le constitutionnalisme en Tunisie au XIX e siècle »,

Revue tunisienne des sciences sociales, Tunis.

— (1984), Dépendance et mutations précoloniales. La régence de Tunis de 1815

à 1857, Publications de l’université de Tunis, Tunis.

EL MOKHTAR BEY (1968), Du rôle de la dynastie husseinite dans la naissance et

le développement de la Tunisie husseinite (10 juillet 1705-12 mai 1881),

thèse de doctorat, droit, 5 volumes, Paris.

— (2002), Les Beys de Tunis. 1705-1957, Tunis (texte édité à compte d’auteur).

47. Dès la création en 1920 du Parti libéral et constitutionnaliste tunisien, une consultation

fut demandée (1921) à deux juristes français, Joseph Barthélémy et André Weiss,

sur la valeur juridique de la Constitution de 1861 et la compatibilité de son rétablissement

avec le régime du protectorat.


88

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

IBN ABI DHIAF A. (1990), Athaf ahl ezzaman fi akhbar muluk Tunis wa ahd el

aman, 2 e éd., Maison tunisienne de l’édition, Tunis.

— (2004), Mélanges Belaïd, CPU, Tunis.

HAZGUI E. (1993-1994), Le Pacte fondamental de 1857, mémoire pour le DEA en

droit public interne, Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis.

JEGHAM H. (1975), La Constitution tunisienne de 1861, mémoire pour le diplôme

d’études supérieures de droit public, Faculté de droit et des sciences politiques

et économiques de Tunis.

KHEIREDDINE A. (1867), Akwam el massalek fi maarifati ahwal el mamalek, traduit

en français en 1868 sous le titre Les Réformes nécessaires aux États

musulmans, P. Dupont, Paris.

LARGUÈCHE A. (1990), Abolition de l’esclavage en Tunisie à travers les archives

1841-1846, Alif, Tunis.

MABROUK. M. (1971), « Administration et personnel administratif de la Tunisie

précoloniale », Études et documents, n° 6, ENA, Tunis.

MZALI M. S. (1968), L’Hérédité dans la dynastie husseinite. Évolution et violations,

Maison tunisienne de l’édition, Tunis.

PACTET P. (2003), Institutions politiques et droit constitutionnel, 22 e éd., Armand

Colin, Paris.

RAYMOND A. (1964), « La France, la Grande-Bretagne et le problème de la

réforme à Tunis, 1855-1857 », Études maghrébines, Mélanges Charles-André

Julien, PUF, Paris.

BELAÏD SADOK (1991), « Essai d’une théorie des mutations des systèmes juridiques

arabes », Revue tunisienne de droit.

SLAMA B. (1967), L’Insurrection de 1864 en Tunisie, Maison tunisienne de l’édition,

Tunis.

SMIDA Mohamed (1970), Kheireddine. Ministre réformateur, 1873-1877, Maison

tunisienne de l’édition, Tunis.

www.archives. nat. tn/pdf_doc/894300


4

La politique coloniale de Jules Ferry en Algérie

et en Tunisie

Pierre-Jean Luizard

La politique coloniale de Jules Ferry fut-elle un « paradoxe » ou

même une « trahison » des valeurs républicaines comme on le dit

souvent aujourd’hui ? Le fait que le chantre de la colonisation et de la

mission civilisatrice de la France soit aussi le père de notre école laïque

trouve cependant sa cohérence dans le contexte et les idéaux de

l’époque. Jules Ferry a mené sa politique coloniale avec la violence et

la bonne conscience propres à ses contemporains. Comme la

Révolution française, qui apporta aux peuples d’Europe la liberté et les

Lumières par le glaive et la conquête, il a pris une part importante au

partage du monde entre les puissances européennes à la fin du XIX e

siècle, au nom de la grandeur de la France et des devoirs des « races

supérieures » à civiliser les « peuples inférieurs ». Il en concevait

d’ailleurs, et ne s’en cachait pas, une profonde fierté.

Jules Ferry n’a pas eu de discours spécifique sur l’islam. Mais,

partisan acharné de la colonisation et adepte d’une approche indigènophile

en Algérie et en Tunisie, les deux pays musulmans qu’il eut à

gérer lorsqu’il était au pouvoir, il a intégré sa vision de l’islam dans

celle, plus globale, de conceptions coloniales où l’on retrouve les

principaux ressorts de son attitude envers la religion.

JULES FERRY, UN HOMME DE SON TEMPS

On reconnaît habituellement le rôle de Ferry comme fondateur du

second empire colonial de la France. C’est en effet sous son égide que

l’expansion coloniale fut reprise, avec la première poussée outre-mer

de la III e République : établissement du protectorat français en Tunisie

(1881) et en Annam (1883), conquêtes du Tonkin (1883-1885), du


90

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Congo (1879-1885) et de Madagascar. Jules Ferry a dirigé à deux

reprises le gouvernement, de 1880 à 1881, époque du protectorat

français sur la Tunisie, puis de 1882 à 1885, où il a lancé la conquête

du Tonkin au nord du Vietnam. A-t-il eu la main forcée par Gambetta

pour la Tunisie ? Si l’on considère son engagement et les risques qu’il

prit pour la mise en œuvre de l’expédition de Tunisie, il semble difficile

de le présenter comme un « conquérant malgré lui » (comme l’en

accusaient paradoxalement les adversaires de sa politique coloniale,

notamment Clemenceau).

Affaiblie par le désastre de Sedan (1870), isolée en Europe par

l’hégémonie allemande sur le continent, la France des années 1870

panse silencieusement ses plaies. La défaite de 1870 a été payée au prix

fort : perte de l’Alsace-Lorraine, lourde indemnité de guerre, effacement

diplomatique (c’est la politique du « recueillement »). La III e République

succède à l’Empire. À leur arrivée au pouvoir en 1880, les Républicains

affirment leur intention de poursuivre la politique de « recueillement ».

Pourtant, quelques mois après, le cabinet Ferry va donc décider l’expédition

de Tunisie. Ce changement radical ouvre un nouveau cours, dont

Ferry sera le symbole et l’acteur principal. Il est alors confronté à une

vive contestation de sa politique coloniale, avec Clemenceau, le chef des

radicaux, en tête, mais l’essentiel de l’opposition à l’aventure coloniale

vient alors, il faut le rappeler, des différentes droites, notamment des

monarchistes (la colonisation coûte trop cher).

En tant que groupe parlementaire, le parti colonial naît le 15 juin

1892. S’étendant à toutes les tendances politiques, depuis les monarchistes

jusqu’à l’extrême gauche, la grande majorité est toutefois

constituée de républicains modérés. Les républicains coloniaux,

presque tous des francs-maçons partisans de la « Plus grande France »

(par mimétisme avec la Greater-Britain), sont la base solide sur

laquelle Ferry se repose dans sa politique coloniale (Jules Ferry avait

lui-même intégré la franc-maçonnerie en 1875). À partir de 1890, il

siège au Conseil supérieur des colonies. L’originalité de Jules Ferry est

d’avoir été le premier à réussir l’installation de la France sur des terres

lointaines dans un système parlementaire, tributaire d’une Assemblée,

et d’avoir lancé le nouveau régime politique de la III e République dans

la voie de la colonisation. La politique qu’il a entreprise entre 1881 et

1885 sera poursuivie jusqu’en 1914 par tous les gouvernements républicains

[Ageron, 2005, p. 183-197].


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 91

Les sources d’inspiration de sa politique coloniale

Lecteur assidu du Journal des débats, du Temps, de La Revue des

Deux Mondes et des grandes revues britanniques, où abondent les

articles sur la colonisation, Jules Ferry y puisera son inspiration pour

définir sa politique coloniale. Il reprend en particulier les thèmes de

Charles Lavollée, notamment « la mission civilisatrice ». Ce dernier,

moins célèbre que son continuateur, Paul Lerroy-Beaulieu, avait écrit en

février 1863 dans la Revue des Deux Mondes un classique de la colonisation

libérale : « De la colonisation moderne ». Avant lui, Tocqueville,

alors député de l’opposition de gauche, avait fait son premier voyage en

Algérie en mai-juin 1841, et il avait déclaré à son retour que la France

ne peut se passer de l’Algérie et que la même loi ne peut s’appliquer aux

Européens et aux « barbares ». Ferry a indéniablement été marqué par la

pensée des théoriciens de la colonisation, surtout Paul Leroy-Beaulieu,

l’auteur de La colonisation chez les peuples modernes (1874), pour qui

la colonisation fait partie intégrante de cette « mission civilisatrice »

dont l’Europe pense alors être chargée aux quatre coins du monde.

Sensible au protestantisme libéral, Ferry voit dans la colonisation le

triomphe de la liberté par l’éducation des peuples.

Sous l’influence d’Émile Masqueray et de Paul Leroy-Beaulieu,

Ferry se rapprochera ensuite des points de vue de la Société française

pour la Protection des Indigènes des Colonies. Le livre de Leroy-

Beaulieu L’Algérie et la Tunisie (1887) devait retenir toute son attention.

Par ailleurs, comment Ferry aurait-il pu ignorer que Gambetta, chef

occulte de la République, avait définitivement choisi en 1878 le parti

colonial d’expansion ? La plupart des Républicains se rallient alors à

Gambetta. L’indifférence générale de l’opinion, liée à l’état d’esprit

colonial de la majorité des élites, fait que la remise en cause de la colonisation

est très minoritaire, comme l’illustre Victor Hugo, qui ne

dénonça jamais la colonisation de l’Algérie ni l’expédition de Tunisie.

Comment a-t-il exposé sa politique coloniale ?

Jules Ferry s’est-il intéressé aux colonies avant janvier 1882, où il

a écrit, de façon anonyme, la préface au livre signé par son ami et collaborateur

Alfred Rambaud sur Les Affaires de Tunisie ? C’est la

première ébauche de justification d’une politique de colonisation alors

limitée à la Tunisie et au Tonkin. Il ne pouvait ignorer ni l’intérêt de la

classe politique pour les colonies ni la tradition procoloniale du parti

républicain. Ceux qui défendent la vision coloniale libérale de Ferry

argumentent qu’il n’a pas été converti au colonialisme brusquement et


92

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qu’il était déjà colonialiste avant 1882. D’autres, au contraire, ont

reproché à Jules Ferry une politique sans principe (Clemenceau).

Jules Ferry savait la colonisation impopulaire dans le pays comme à

la Chambre et qu’il valait mieux ne pas exposer sa politique en la

matière. Bien que son action, entre février 1883 et mars 1885, ait été en

grande partie consacrée à la colonisation, il attendra donc d’avoir été

chassé du pouvoir pour justifier ouvertement sa politique coloniale.

Ainsi, c’est en cachant ses objectifs et en trompant la Chambre pour avoir

des crédits qu’il avait mené l’expédition de Tunisie, présentée comme

une simple opération de police. Trois mois après sa chute, redevenu

simple député des Vosges, il déchaîne la tempête en montant à la tribune

le 28 juillet 1885 pour défendre le président du Conseil, Brisson, qui

demande à nouveau des crédits pour Madagascar. Devant la Chambre, il

expose alors ses vues coloniales et dresse une vaste fresque, inspirée des

théories de Charles Lavollée et Paul Leroy-Beaulieu, pour montrer que

la colonisation ouvre des marchés, stimule les échanges, étend la civilisation

industrielle à la surface du globe. Son discours est une véritable

apologie de la colonisation où il décline les raisons de la politique

coloniale : économiques, civilisationnelles et patriotiques.

En 1890, il expose le besoin d’expansion de l’Europe et justifie sa

politique tonkinoise dans son introduction au livre de Léon Sentupéry

Le Tonkin et la mère-patrie.

Puis, dans son célèbre rapport au Sénat du 27 octobre 1892, Le

Gouvernement de l’Algérie, après la mission qu’il vient d’effectuer en

Algérie au sein de la Commission sénatoriale dite des Dix-huit, il

exprime son désarroi devant la réalité d’une colonisation à laquelle il

ne s’attendait pas. Enfin, dans ses nombreuses lettres et notes

conservées à Saint-Dié dans le Fonds Ferry, et à Épinal, se complète le

tableau d’un homme qui ne renie pas ses convictions coloniales, tout en

cherchant à mieux les rattacher à ses principes républicains.

Quelques mois avant sa mort 1 , en septembre 1892, il rédige encore

une longue préface pour l’ouvrage de Narcisse Faucon, La Tunisie

avant et depuis l’occupation française, qui sera publié en 1893.

Le 28 juillet 1885, donc, face à la Chambre, Jules Ferry avait

déclaré : « On peut rattacher le système [d’expansion coloniale] à trois

ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation

[…], à des idées d’ordre politique et patriotique… »

Nous commencerons par les arguments patriotiques, probablement

les plus déterminants, les seuls où il n’eut pas besoin d’aller chercher

une source d’inspiration.

1. Jules Ferry est mort le 17 mars 1893.


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 93

Un prolongement du patriotisme

Pour Jules Ferry, la puissance coloniale est une composante du

prestige national et l’avenir de la République est colonial. La

République peut exporter victorieusement le drapeau de la France aux

quatre coins du globe sans guerres insensées, comme le fit Napoléon

III. S’il s’acharne à défendre la colonisation, c’est donc pour mieux

enraciner la légitimité nationale de la République. Les citoyens auront

alors l’orgueil d’une France entreprenante et civilisatrice sur le drapeau

de laquelle le soleil ne se couche jamais [Gaillard, 1989, p. 547-548].

Il ne cessera ses comparaisons entre une royauté qui a sacrifié les

colonies (Canada, Antilles, Indes) et une République qui, par

l’expansion coloniale, fera la grandeur de la France, et entre un Empire

qui nous a fait perdre deux provinces (Louisiane et Saint-Domingue) et

la République qui nous a donné plusieurs colonies (Tunisie, Annam et

Tonkin, Congo et Madagascar).

Après les désastres de l’Empire, la République est le régime du

redressement national. Fierté donc et bonne conscience d’un homme

d’État qui a voulu détourner son pays, hypnotisé par la ligne bleue des

Vosges, de la contemplation de ses malheurs. L’obstination coloniale de

Ferry, qui a bravé les oppositions déchaînées du monde politique et l’indifférence

sourdement hostile de la majorité des Français, est motivée par

sa volonté de rivaliser avec la Grande-Bretagne et doter la France d’un

empire.

L’Empire a dégoûté notre pays des aventures. Les désastres d’une guerre

insensée, entreprise sans alliances et sans préparation, ont développé dans les

masses profondes de la nation ce culte obstiné de la paix que les républicains

de l’époque chevaleresque reprochaient si amèrement à la bourgeoisie de

1830 [Robiquet, t. V, p. 522].

Lors de son intervention du 28 juillet 1885 à la Chambre, il

insiste :

Il n’y a pas de compensation […] pour les désastres que nous avons subis.

[…] [Mais] est-ce que le recueillement qui s’impose aux nations éprouvées par

de grands malheurs doit se résoudre en abdication ? Et parce qu’une politique

détestable, visionnaire et aveugle a jeté la France où vous savez, est-ce que les

gouvernements qui ont hérité de cette situation malheureuse se condamneront à

ne plus avoir aucune politique européenne ? Est-ce que, absorbés par la contemplation

de cette blessure qui saignera toujours, ils laisseront tout faire autour

d’eux, est-ce qu’ils laisseront aller les choses, est-ce qu’ils laisseront d’autres

que nous s’établir en Tunisie, d’autres que nous faire la police à l’embouchure

du Fleuve Rouge ? […] Est-ce qu’ils laisseront d’autres se disputer les régions

de l’Afrique équatoriale ? Laisseront-ils aussi régler par d’autres les affaires

égyptiennes qui, par tant de côtés, sont des affaires vraiment françaises?


94

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Je dis que la politique coloniale de la France, que la politique d’expansion

coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l’Empire, à Saïgon, en Cochinchine,

celle qui nous a conduit en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar, je

dis que cette politique d’expansion coloniale s’est inspirée d’une vérité sur

laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu’une

marine comme la nôtre ne peut se passer, sur la surface des mers, d’abris

solides, de défenses, de centres de ravitaillement […] Messieurs, dans l’Europe

telle qu’elle est faite, dans cette concurrence de tant de rivaux que nous voyons

grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou

maritimes, les autres par le développement prodigieux d’une population incessamment

croissante ; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la

politique de recueillement ou d’abstention, c’est tout simplement le grand

chemin de la décadence. La France doit répondre à cette influence sur le

monde, et porter partout où elle le peut sa langue, ses mœurs, son génie.

Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à

l’écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège,

comme une aventure toute expansion vers l’Afrique ou vers l’Orient, vivre de

cette sorte, pour une grande nation, croyez-le bien, c’est abdiquer, et, dans un

temps plus court que vous ne pouvez le croire, c’est descendre du premier

rang au troisième et au quatrième [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

En 1882, dans sa préface anonyme, déjà, il affirmait:

Un grand pays que sa position géographique, ses intérêts, ses espérances

mêlent nécessairement à tout le mouvement européen, une puissance qui n’est

pas seulement continentale, mais méditerranéenne, ne saurait se renfermer

dans un isolement périlleux, dans une inaction systématique […] La France ne

se résignerait pas de gaieté de cœur à jouer dans le monde le rôle d’une grande

Belgique. Ne se mêler de rien est pour elle aussi mauvais que de se mêler de

tout. L’étranger ne prendra jamais le recueillement de la France pour de l’indifférence,

et la solitude orgueilleuse ou timide qu’elle s’imposerait au milieu

de l’Europe la rendrait aisément suspecte à ses voisins. C’est qu’en réalité rien

de ce qui se passe en Europe ne saurait la laisser froide. Est-ce au règlement

de la question d’Orient, aux conséquences territoriales, aux contrecoups

politiques et moraux des démembrements successifs de l’Empire ottoman que

la France pourrait demeurer sérieusement indifférente, elle qui tient sous son

pouvoir une partie si importante et si remuante du monde musulman?

Maîtresse de plus de cinq cents lieues de côtes dans le bassin de la

Méditerranée, est-ce qu’il ne lui importe pas de savoir en quelles mains

peuvent tomber un jour Constantinople et les détroits ? Lui est-il égal que

l’Égypte, où tant d’intérêts français sont engagés, demeure sous le protectorat

économique et l’action civilisatrice de la France et de l’Angleterre cordialement

unies, ou qu’elle redevienne un foyer d’anarchie barbare et de fanatisme

religieux ? Tout cela était naguère l’A.B.C. de la politique française […] Que

le drapeau français, par exemple, se retire du Tonkin, comme plusieurs le

conseillent, et l’Allemagne ou l’Espagne nous y remplaceront sur l’heure

[Robiquet, t. V, p. 524-525].

S’appuyant sur le modèle anglais de colonisation, l’ancien président

du Conseil veut montrer en 1890 la nature profonde de « ce mouvement


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 95

irrésistible qui emporte les grandes nations européennes à la conquête

de terres nouvelles » [Robiquet, t. V, p. 555].

Le régime républicain est donc l’héritier de la grandeur nationale.

En renforçant la position de la France en Europe, et en l’enrichissant,

la colonisation permettra de développer le progrès, les libertés et les

réformes en France.

Si l’état d’esprit colonial pouvait alors être considéré comme un

patriotisme élargi, Ferry fut bien un colonialiste par patriotisme.

La fille de la politique industrielle

Pour Jules Ferry, la montée irrésistible du protectionnisme va peu à

peu tarir les marchés et ceux qui n’auront pas su préparer l’avenir, ceux

qui n’auront pas voulu pénétrer ces terres vierges et commencer à s’y installer,

seront alors pris au dépourvu et dépassés par leurs concurrents plus

aguerris à ces pratiques. S’adressant aux milieux industriels, il affirme :

La politique coloniale est fille de la politique industrielle. Pour les États

riches, où les capitaux abondent et s’accumulent rapidement, où le régime

manufacturier est en voie de croissance continue, attirant à lui la partie sinon la

plus nombreuse, du moins la plus éveillée et la plus remuante de la population

qui vit du travail de ses bras — où la culture de la terre elle-même est

condamnée pour se soutenir à s’industrialiser —, l’exportation est un facteur

essentiel de la prospérité publique, et le champ d’emploi des capitaux, comme

la demande du travail, se mesure à l’étendue du marché étranger. S’il avait pu

s’établir entre les nations manufacturières quelque chose comme une division

du travail industriel, une répartition méthodique et rationnelle des industries,

selon les aptitudes, les conditions économiques, naturelles et sociales des

différents pays producteurs, cantonnant ici l’industrie cotonnière et là la

métallurgie, réservant à l’un les alcools et les sucres, à l’autre les lainages et les

soieries, l’Europe eût pu ne pas chercher en dehors de ses propres limites les

débouchés de sa production. C’est à cet idéal que tendaient les traités de 1860.

Mais tout le monde aujourd’hui veut filer, et tisser, forger et distiller. Toute

l’Europe fabrique le sucre à outrance et prétend l’exporter. L’entrée en scène des

derniers venus de la grande industrie : les États-Unis, d’une part, l’Allemagne,

de l’autre, l’avènement des petits États, des peuples endormis ou épuisés, de

l’Italie régénérée, de l’Espagne, enrichie par les capitaux français, de la Suisse,

si entreprenante et si avisée, à la vie industrielle, sous toutes ses formes, ont

engagé l’Occident tout entier, en attendant la Russie, qui s’apprête et qui

grandit, sur une pente que l’on ne remontera pas [Robiquet, t. V, p. 557-559].

De l’autre côté des Vosges, comme au-delà de l’Atlantique, le régime protecteur

a multiplié les manufactures, supprimé les anciens débouchés, jeté sur

le marché de l’Europe de redoutables concurrences. Se défendre à son tour en

relevant les barrières, c’est quelque chose, mais ce n’est pas assez. M. Torrens

a fort bien démontré, dans son beau livre sur la colonisation de l’Australie,

qu’un accroissement du capital manufacturier, s’il n’était pas accompagné

d’une extension proportionnelle des débouchés à l’étranger, tendrait à


96

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

produire, par le seul effet de la concurrence intérieure, une baisse générale des

prix, des profits et des salaires.

Le système protecteur est une machine à vapeur sans soupape de sûreté,

s’il n’a pas pour correctif et pour auxiliaire une saine et sérieuse politique

coloniale. La pléthore des capitaux engagés dans l’industrie ne tend pas

seulement à diminuer les profits du capital : elle arrête la hausse des salaires,

qui est pourtant la loi naturelle et bienfaisante des sociétés modernes. Et ce

n’est pas là une loi abstraite, mais un phénomène fait de chair et d’os, de

passion et de volonté, qui se remue, se plaint, se défend. La paix sociale est,

dans l’âge industriel de l’humanité, une question de débouchés. La crise

économique qui a si lourdement pesé sur l’Europe laborieuse, depuis 1876 ou

1877, le malaise qui s’en est suivi, et dont des grèves fréquentes, longues,

malavisées souvent, mais toujours redoutables, sont le plus douloureux

symptôme, a coïncidé en France, en Allemagne, en Angleterre même, avec

une réduction notable et persistante du chiffre des exportations. L’Europe peut

être considérée comme une maison de commerce qui voit depuis un certain

nombre d’années décroître son chiffre d’affaires. La consommation

européenne est saturée : il faut faire surgir des autres parties du globe de

nouvelles couches de consommateurs, sous peine de mettre la société

moderne en faillite, et de préparer, pour l’aurore du XX e siècle, une liquidation

sociale par voie de cataclysme, dont on ne saurait calculer les conséquences.

C’est pour avoir, la première, entrevu ces lointains horizons, que

l’Angleterre a pris la tête du mouvement industriel moderne. C’est en vue des

mécomptes que pourrait, quelque jour, réserver à son hégémonie industrielle

le détachement de l’Australie et des Indes, après la séparation des États-Unis

de l’Amérique du Nord, qu’elle fait le siège de l’Afrique sur quatre faces : au

sud, par le plateau du Cap et le Bechuana ; à l’ouest, par le Niger et le Congo ;

au nord-est, par la vallée du Nil ; à l’Orient, par Souakim, la côte des Somalis

et le bassin des grands lacs équatoriaux. C’est pour empêcher le génie

britannique d’accaparer à son profit exclusif les débouchés nouveaux qui

s’ouvrent pour les produits de l’Occident, que l’Allemagne oppose à

l’Angleterre, sur tous les points du globe, sa rivalité incommode autant

qu’inattendue. La politique coloniale est une manifestation internationale des

lois éternelles de la concurrence [Robiquet, t. V, p. 557-559].

Ce qui manque à notre grande industrie, que les traités de 1860 ont irrévocablement

dirigée dans la voie de l’exportation, ce qui lui manque de plus en

plus, ce sont les débouchés […] Il n’y a rien de plus sérieux, il n’y a pas de

problème social plus grave ; or, ce programme est intimement lié à la politique

coloniale […] Il faut chercher des débouchés [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

Dans sa préface au livre Le Tonkin et la mère-patrie, il annonce :

« Aujourd’hui, ce sont des continents que l’on annexe, c’est

l’immensité que l’on partage » [Ferry, 1890, p. 95].

Y a-t-il eu une doctrine ferryste de l’impéralisme économique ?

Charles-André Julien a qualifié le discours justificatif du 28 juillet

1885 de « premier manifeste impérialiste qui ait été porté à la tribune».

En fait, Jules Ferry n’a alors rien dit d’original, ne faisant que puiser

dans l’étonnant florilège d’arguments coloniaux : on le voit insister,


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 97

mais pas plus que ses prédécesseurs libéraux, sur le grand argument

mercantisliste, à savoir que le commerce colonial, seul, offrirait des

débouchés assurés. Ferry pensait surtout à la grandeur de la France

dans le monde et il n’était pas aussi sensible aux arguments

économiques qu’il l’était pour ceux du patriotisme.

La mission civilisatrice

Lors de son discours à la Chambre, en 1885, Ferry invoque enfin

l’argument de la civilisation :

Il y a un second point que je dois aborder : c’est le côté humanitaire et civilisateur

de la question […] Les races supérieures ont un droit vis-à-vis des

races inférieures. Je dis qu’il y a pour elles un droit parce qu’il y a un devoir

pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures.

Ces devoirs ont été souvent méconnus dans l’histoire des siècles

précédents, et certainement quand les soldats et les explorateurs espagnols

introduisaient l’esclavage dans l’Amérique centrale, ils n’accomplissaient pas

leur devoir d’hommes de race supérieure. Mais de nos jours, je soutiens que

les nations européennes s’acquittent avec largeur, avec grandeur et honnêteté

de ces devoirs supérieurs de la civilisation [Robiquet, t. VII, p. 8-9].

L’invocation de la race divise les Républicains : les uns, emmenés

par Ferry, sont convaincus de l’inégalité des races, mais ils croient en

l’éducation et en l’amélioration des races « inférieures », non pour en

faire des égaux mais, par un travail de plusieurs siècles, pour les rapprocher

de leur modèle, sans qu’aucune perspective ne soit cependant

ouverte quant à leur intégration à la communauté nationale. D’autres

(Paul Bert, Ferdinand Buisson) postulent l’éducabilité des indigènes

sur le modèle scolaire et tracent une perspective, certes lointaine, mais

égalitariste. Mais la réponse la plus cinglante vient de Clemenceau :

Races supérieures ! races inférieures ! c’est bientôt dit. Pour ma part, j’en

rabats singulièrement depuis que j’ai vu des savants allemands démontrer

scientifiquement que la France devait être vaincue dans la guerre francoallemande,

parce que le Français est d’une race inférieure à l’Allemand.

Quant au prétendu devoir de civilisation, « n’essayons pas de revêtir

la violence du masque hypocrite de la civilisation » [discours du 31

juillet 1885].

Bien que peu soutenu à la Chambre, Jules Ferry ne se décourage

pas. Cette vision ne passionne guère ses contemporains. Mais il veut se

justifier de son action. Il entend « faire l’éducation de la démocratie

dans la politique étrangère comme dans la politique intérieure […] On

a converti l’immense majorité des citoyens à la république ; pourquoi,

par les mêmes moyens, par la seule force de la libre discussion et de la


98

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

propagande, n’apprendrait-on pas à ces mêmes citoyens quels sont les

devoirs d’un grand peuple dans la politique des peuples ? » [Reinach.,

1884, p. 381]

L’ALGÉRIE, DU RATTACHEMENT À LA CONDAMNATION

DE LA POLITIQUE D’ASSIMILATION

Décidée par Charles X, pour redorer le blason d’un règne finissant,

poursuivie ensuite par Louis-Philippe qui a conduit, jusqu’à la reddition

d’Abdelkader le 23 décembre 1847, une guerre mobilisant des

moyens considérables, cette conquête avait été l’œuvre de la monarchie

et critiquée alors par les républicains pour son coût et ses méthodes.

Entre 1848 et 1870, l’Algérie avait connu une succession de

politiques contradictoires. Les colons se proclamèrent républicains par

haine de la politique indigène arabophile de Napoléon III. À deux

reprises, des civils, puis des militaires l’emportèrent, la victoire

revenant finalement aux civils, ce qui signifiait aussi la victoire des

colons. Le souci de favoriser les colons l’emportera en effet presque

toujours sur la politique indigène. L’instauration du régime civil et l’effondrement

de l’Empire permirent le triomphe de conceptions chères

aux colons. Avec l’avènement de la III e République, l’Algérie était

assimilée à la France (1870), les musulmans non citoyens furent privés

de leurs droits et de leurs institutions. Même ceux qui, parmi quelques

rares musulmans, étaient devenus citoyens français, demeureront

soumis à un régime spécial, à un Code de l’Indigénat, instauré en 1881,

puis à des tribunaux spéciaux.

C’est le Second Empire qui avait établi en droit la différence

juridique entre Européens et indigènes qui restera en vigueur jusqu’en

1946. Selon le senatus-consulte du 14 juillet 1865 :

L’indigène musulman est français ; néanmoins, il continuera à être régi par

la loi musulmane. Il peut être admis à servir dans les armées de terre et de mer.

Il peut être appelé à des fonctions et emplois civils en Algérie. Il peut, sur sa

demande, être admis à jouir des droits des citoyens français ; dans ce cas, il est

régi par les lois civiles et politiques de la France (article 1).

Jusqu’en 1870, il n’y eut pas plus de 200 demandes musulmanes de

naturalisation et 152 pour les juifs, les uns comme les autres étant peu

enclins à abandonner leur statut personnel régi par leur loi religieuse

respective. Le 27 décembre 1866, quatre collèges municipaux étaient

élus : français, musulman, juif et étrangers européens. Les Français y

disposaient des deux tiers des sièges. En 1870, le décret de 1865 fut


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 99

modifié par le décret Crémieux qui accordait la citoyenneté aux juifs des

trois départements, mais pas aux musulmans. Parallèlement, la poursuite

de la conquête suscitait le soulèvement de 1871 en Kabylie contre les

confiscations de terres, suivi, en 1881-1882, d’un autre soulèvement

dans le sud Oranais. En 1881, le Code de l’Indigénat confirmait et

précisait la discrimination du senatus-consulte de 1865. En 1889, les

étrangers européens obtinrent à leur tour la citoyenneté française, en

même temps que leur naturalisation 2 . Juifs et étrangers européens

devenus citoyens français, seuls les musulmans resteront donc à l’écart

de la citoyenneté. L’islam devenait la religion du colonisé.

En même temps qu’il s’engageait dans une politique coloniale

active, Ferry a mis a mis à profit son expérience dans ce domaine pour

réfléchir à la façon dont il convenait d’administrer les colonies. Dans un

premier temps, sa position ne diffère pas de celle de ses amis républicains.

En Algérie, après la politique des « royaumes arabes » chère au

Second Empire, les Républicains pratiquent au contraire une logique

d’assimilation pour que cette colonie particulière devienne un prolongement

de la France. Un décret d’octobre 1870 divise le pays en trois

départements avec chacun son préfet, ses représentants élus par des

citoyens français et l’on s’emploie à franciser l’Algérie. Avec un nouvel

afflux de colons (Alsaciens et Européens espagnols, italiens, maltais)

dans les années 1870, la propriété collective des Douars (groupes de

familles) est abolie en 1873, une partie des terres est prélevée par l’État

et revendue aux colons. Les différents services administratifs de la

colonie sont rattachés aux ministères de la métropole et les juges

musulmans nommés et révoqués à Paris. Les républicains vont donc

installer un régime civil destiné à assimiler les indigènes et à faire

progresser les « idées françaises dans la population arabe ».

Alfred Rambaud, historien et proche collaborateur de Ferry, fait

ainsi l’apologie de l’assimilation républicaine:

La France est presque la seule nation qui se soit approchée de la solution

du problème de l’administration des races étrangères, elle ne les détruit pas

comme ont trop souvent fait les autres peuples ; elle sait mieux que personne

se les assimiler. Elle seule, jusqu’à présent, a osé concevoir la métropole et les

colonies comme formant une seule patrie, et un seul État. Français de France

ou Français d’Afrique, des Antilles, de l’océan Indien, de l’Indochine et, aussi

bien, ceux des Hindous, Sénégalais, Océaniens, Kabyles ou Arabes qui ont été

élevés à la cité française, tous, sous les lois délibérées en commun, ont les

mêmes devoirs et les mêmes droits [Rambaud, 1893, p. 36].

2. Ce fut l’aboutissement des propositions faites en 1885 par Louis Tirman, nommé

Gouverneur général d’Algérie par Gambetta en novembre 1881, et qui symbolisera

jusqu’en 1891 l’apogée de la politique des Rattachements.


100

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Mêmes devoirs et mêmes droits ? Il semble en tout cas le croire.

Même s’il ne les a pas systématisés (sauf dans Le Gouvernement de

l’Algérie), Ferry avait des principes en matière d’administration

coloniale. Dès août 1881, comme président du Conseil 3 , il soutient la

politique des Rattachements visant à centraliser l’Algérie qui entre

ainsi, avec ses départements, dans le système métropolitain d’administration,

dirigé et supervisé depuis Paris. Par le système des

Rattachements, l’Algérie « départementalisée » était entièrement

rattachée à la France. La grande idée de Jules ferry était alors de

conquérir les musulmans par l’école laïque. Mais peu de musulmans

devinrent scolarisés.

L’institution du Gouverneur général, établie par l’ordonnance

royale de 1834, subsiste. Mais ses pouvoirs sont remis en cause. Cette

sorte de vice-roi, à la fois civil et militaire, avait entre ses mains tous

les pouvoirs. Après les décrets de 1881, le Gouverneur général n’est

plus qu’un simple organe de transmission passif et subordonné, comme

un préfet, et il perdra sa raison d’être dès lors que le Rattachement sera

mené à son terme. Pour assimiler, il faut tenir ferme, et ce sont les

organes parisiens, relayés sur place par les préfets qui en ont la charge.

En bonne logique, conformément au dogme assimilationniste du parti

républicain, lors de sa seconde présidence du Conseil, Jules Ferry a

accepté l’extension à l’Algérie de la loi municipale de 1884, autre

façon d’avancer dans la voie de l’assimilation. En Algérie, depuis 1879,

les communes de plein exercice (à population française importante)

avaient été instituées aux côtés des communes mixtes et des communes

indigènes. Cette hiérarchie, destinée à préserver la domination des

colons français sur les collèges d’électeurs et sur les meilleures terres,

se trouvera légitimée par les Rattachements.

Or, huit ans plus tard, au printemps 1892, Jules Ferry fait un voyage

en Algérie à la tête d’une commission sénatoriale. Au cours de ce long

séjour, où il parcourt tout le territoire jusqu’au Tell, il interroge colons

et indigènes et observe les rouages de l’administration. À son retour, il

rédige un rapport de 117 pages qui est édité à la fin de l’année et où il

se démarque avec netteté de la politique d’assimilation chère aux

Républicains, condamnant totalement la politique suivie : c’est le

3. Jules Ferry devient président du Conseil le 25 septembre 1880. Il sera contraint

d’en démissionner l’année suivante, le 10 novembre 1881, alors qu’il demande de

nouveaux crédits pour assurer la présence française au Tonkin. Accusé d’avoir trompé

l’opinion pour son expédition de Tunisie, il doit de plus affronter les accusations de

Clemenceau de collusion entre le gouvernement et les grands intérêts industriels et

bancaires. Il reviendra au pouvoir le 21 février 1883 et sera président du Conseil jusqu’au

30 mars 1885, où il tombera à nouveau victime de sa politique coloniale.


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 101

rapport de Jules Ferry sur L’organisation de l’Algérie, publié en 1892

sous le nom Le Gouvernement de l’Algérie.

Assimiler l’Algérie à la métropole, leur donner à toutes deux les mêmes

institutions, le même régime législatif et politique, leur assurer les mêmes

garanties, les mêmes droits, la même loi, c’est une conception simple et bien

faite pour séduire l’esprit français. Elle a eu sur l’histoire de notre grande

colonie une influence tour à tour bienfaisante et désastreuse. Elle pèse encore

et pèsera toujours sur les esprits qui s’appliquent à ce vaste problème […]

Même aujourd’hui, après nombre d’expériences, il faut quelque courage d’esprit

pour reconnaître que les lois françaises ne se transplantent pas étourdiment

; qu’elles n’ont point la vertu magique de franciser tous les rivages sur

lesquels on les importe ; que les milieux sociaux résistent et se défendent, et

qu’il faut en tout pays que le présent compte grandement avec le passé

[Robiquet, t. VII, p. 291].

Ferry se rend à l’évidence : « Nous avons péché par esprit de

système » reconnaît-il prudemment. Un des membres de la

Commission, le sénateur Isaac, dira à la tribune le 26 mai 1893 :

« Substituant un rêve à un autre rêve, on a tendu à remplacer le royaume

arabe par une petite République française, où l’indigène allait se

trouver comme un élément accessoire, sans place définie et sans avenir

indiqué. »

Ferry se lance alors dans une condamnation sans appel de l’assimilation

et prône désormais une politique résolument indigénophile

[Ageron, 2005, p. 161-182]. Comment dès lors parvenir à gérer correctement

l’Algérie si l’on continue à la considérer comme une terre

française ainsi qu’on l’a fait depuis 1870 en pensant asseoir « sur le roc

l’avenir de cette France d’outre-mer ? » Il faut faire vivre ensemble

272 000 Français, 219 000 étrangers, 3 267 000 indigènes si différents

les uns des autres, alors que les indigènes eux-mêmes — Arabes et

Kabyles, Arabes des villes du Tell, Kabyles des montagnes ou du bord

de mer — forment une véritable mosaïque. Dans une telle situation, « la

conquête la mieux assurée, la soumission la plus passive ne peuvent

rien sur le fond des choses. Nous promulguons nos lois, nous les

appliquons, mais, après dix ans, vingt ans au plus, elles se meurent de

stérilité et d’impuissance, comme des arbres séchés sur pied ».

Propriété individuelle, état civil et refoulement

L’Algérie n’est pas la France et, avant même la Commission des

Dix-huit, Ferry en avait bien conscience, puisqu’il le démontre par de

nombreux exemples, dont celui de la propriété individuelle ou encore

de l’état civil et du refoulement :


102

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Qu’y eut-il jamais de mieux intentionné que la loi du 22 juillet 1873,

destinée à introduire dans le monde arabe la propriété individuelle, ce

véhicule de la civilisation française ? Elle devait avoir promptement raison du

collectivisme oriental, libérer l’homme et le sol, briser la famille et la tribu ?

Un rapport spécial vous fera l’histoire de cette généreuse tentative, dont

l’échec est éclatant et mérite d’être médité. La loi française a bien pu, pour un

temps, arracher à l’indivision familiale des parcelles de la terre arabe ; les

mœurs collectivistes les ont ressaisies à la génération suivante, comme la mer

efface le sillage des grands navires qu’elle a portés. Du Code civil, la famille

arabe n’a retenu, pour son malheur, que l’article 825, la licitation obligatoire,

qui régularise, au profit des spéculateurs, la spoliation des indigènes. Tout le

monde constate, à cette heure, que la loi de 1873 n’a rien fondé, rien assuré,

rien réformé.

Le Conseil supérieur du gouvernement, les conseils généraux d’Algérie,

notamment celui d’Oran, dans un rapport remarquable fait, en réponse au questionnaire

de votre commission, demandent que l’on mette un terme à cette

coûteuse expérience. Le rapport spécial vous indiquera le peu qu’on doit garder.

[…] La loi du 23 mars 1882, tendant à constituer l’état civil chez les

indigènes, procédait d’une bonne pensée. Ouvrir aux naissances et aux décès

des registres réguliers est un objet des plus louables ; mais entreprendre de

débaptiser et de rebaptiser 3 millions d’indigènes est une œuvre singulièrement

compliquée. On a voulu faire la clarté ; on n’est arrivé qu’à accroître la

confusion et à multiplier sans grand profit le nombre des mécontents

[Robiquet, t. VII, p. 314-315].

Ainsi, Jules Ferry était partisan de renoncer à cette loi, dans laquelle

les musulmans voyaient une volonté de les laïciser et une attaque

contre leurs traditions, mais il dut affronter sur ce sujet l’opposition de

Combes, membre de la Commission des dix-huit et futur artisan de la

séparation des Églises et de l’État en 1905.

En ce qui concerne le refoulement, déjà, dans un discours au Sénat

le 6 mars 1891, Ferry affirmait son opposition à la « la politique du

refoulement […] qui tendait à substituer progressivement le cultivateur

français ou européen au cultivateur arabe, comme une tâche d’huile qui

devait peu à peu pousser devant elle l’Arabe dépossédé».

Le développement de l’instruction publique primaire et supérieure

des musulmans lui paraissait la seule voie possible pour le rapprochement

des deux peuples. Prônant en même temps une politique prudente

et respectueuse des traditions locales, Ferry s’opposera ainsi le 30 juin

1881 aux députés d’Algérie demandant la fermeture des zawiyas (les

lieux de culte des confréries).

La Commission des Dix-huit

Le rapport de Jules Ferry sur L’organisation de l’Algérie, cette

colonie « nécessairement livrée au conflit de deux races rivales, l’euro-


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 103

péenne et l’indigène », est demeuré célèbre. Ce rapport parlementaire,

publié en 1892 sous le titre Le Gouvernement de l’Algérie [A. Colin, 117

pages] avait été rédigé au nom de la Commission sénatoriale d’études des

questions algériennes que Ferry présidait depuis le 17 mars 1891. Cette

Commission extraordinaire fut instituée à la suite d’une véritable mise en

accusation de l’administration algérienne par le rapporteur du Budget de

l’Algérie, le sénateur Pauliat. Ferry, qu’un voyage privé en Algérie en

1887 avait sensibilisé aux affaires algériennes, avait alors obtenu la

constitution d’une Commission. La Commission décida d’envoyer une

délégation en Algérie, conduite par Ferry en personne. Le voyage

d’enquête dura 53 jours, la délégation composée de sept sénateurs (Émile

Combes était donc l’un d’eux) parcourut plus de 4 000 km et recueillit

les avis et doléances des colons et des musulmans dans 102 centres

différents. Les sénateurs entendirent tous ceux qui se présentaient,

conseils élus, djemmas (assemblées) indigènes, notables et simples particuliers.

Les manuscrits de Ferry conservés aux Archives Ferry à Saint-

Dié fournissent un complément utile au rapport.

Jules Ferry était rapidement devenu la bête noire des colons. Le 25

février 1892, La Dépêche algérienne mettait en garde contre « le sentimentalisme

puéril des Burdeau, Ferry et Combes ». La Vigie algérienne

du 13 décembre 1892, un autre journal proche des colons, l’accusait

d’« excessive bienveillance pour les indigènes » et d’être un

« hypocrite restaurateur de la politique du royaume arabe ». Aux injures

traditionnelles, « Ferry Massacre », « Ferry Famine », « Ferry

Tonkin », les colons d’Algérie ajoutèrent le « pseudo-philanthrope » et

« le gâteux du Sénat ».

À son retour, il déclara aux sénateurs : « Les indigènes nous ont

accueillis comme les envoyés de la Providence. Cette enquête était faite

pour eux, nul ne l’ignore. »

Puis, il invoquait les « devoirs » incombant, à ses yeux, aux conquérants

de l’Algérie:

Votre commission conçoit d’une façon plus large et plus haute les devoirs

qu’a imposés à notre race la conquête de l’Algérie. Elle ne se fait aucune

illusion sur les vertus du peuple conquis, mais elle constate qu’il est résigné,

docile et pauvre, et elle ne le croit pas irréconciliable. Avec les années, le

souvenir des luttes sanglantes s’effacerait : ce qui le perpétue, ce sont les

mesures économiques injustes, ou mal conçues, les rigueurs du régime

forestier, l’expropriation des douars indigènes par les communes de plein

exercice, le poids incessamment accru des impôts et l’arbitraire dans la

perception […] [Robiquet, t. V, p. 26].

Aussitôt, il dit qu’il y a un malentendu sur le mot « assimilation » et

il commence son réquisitoire.


104

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

À propos du refoulement :

Le périmètre de refoulement de la race arabe est atteint à peu près partout

et les limites actuelles de la colonisation ne peuvent plus guère être dépassées.

Le refoulement a ses limites naturelles, nous l’avons appris dans la province

de Constantine.

Il y a, en particulier, le régime forestier que Ferry fustige en termes

inoubliables dans son rapport :

En vertu du code forestier de 1827, qui n’a point été fait pour l’Algérie et

qu’il est à la fois inepte et dangereux d’appliquer dans toute sa rigueur à des

populations refoulées par la conquête, à 1 500 000 ou 2 000 000 d’Arabes qui

n’ont pour vivre que leur bétail, on les chasse des bordures de forêts et de

broussailles, des enclaves où, depuis des siècles, ils ont élevé leurs gourbis et

leurs pauvres mosquées.

Le pâturage est pour l’habitant des forêts une des formes du droit de vivre

et la culture primitive à laquelle il se livre […] C’est dans les portions

dénudées du sol forestier, dans les enclaves et dans les clairières qu’il l’exerce,

et il ne peut l’exercer ailleurs. Il n’est pas de plus noir méfait aux yeux de

l’Administration forestière […] L’indigène est toujours en état de délit […]

C’est ainsi que l’Administration forestière détient le gouvernement de fait de

700 000 indigènes. C’est devant elle qu’ils s’agenouillent et qu’ils tremblent.

L’Administration des Forêts a dressé, de 1883 à 1890, 96 750 procèsverbaux

! Combien a-t-elle fait de désespérés ? […] Que peuvent-ils entendre

à cette guerre perpétuelle, faite à toutes les habitudes, à toutes les coutumes, à

tous les droits séculaires qui les font vivre ?

À propos du Code de l’Indigénat, Ferry rejette toutefois la revendication

des citadins musulmans pour sa suppression :

Une juridiction spéciale, inspirée des Commissions disciplinaires, pour

juger les vols de bestiaux, les vols dans les champs et dans les fermes ; une

juridiction simple et rapide dans laquelle pourrait rentrer le code actuel de

l’Indigénat mais avec plus de portée et plus de garanties. Cette juridiction

expéditive était acceptée par les indigènes, ils en demandent le retour.

Rappelons que le Code de l’Indigénat désignait une catégorie d’infractions

spéciales imputables aux seuls indigènes et dont la répression

appartenait soit aux administrateurs de communes mixtes institués juges

de simple police, soit aux maires. Le régime de l’indigénat comprenait

bien d’autres entorses au droit commun, par exemple des « peines

spéciales aux indigènes » (amende collectives, internement, etc.)

Concernant la représentation, Jules Ferry propose de réformer complètement

la commune de plein exercice, de manière à assurer une représentation

sérieuse aux musulmans : « La justice commande de leur donner

une représentation municipale, ainsi que des djema‘as élues ou nommées

sur présentation. » Il écrit à propos des communes de « plein exercice » :


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 105

La commune de plein exercice, c’est l’exploitation de l’indigène à ciel

ouvert ! […] Annexés à la commune française, de par nos lois, en petite

minorité dans le Conseil municipal, les Douars subventionnent les travaux et

les progrès du centre européen sans jamais ressentir des bienfaits de cette civilisation

dont leurs impôts font les frais.

Il prévoit d’augmenter le nombre des assesseurs musulmans près

des conseils généraux et envisage — mais avec un point d’interrogation

— de les faire élire.

En ce qui concerne le rapport entre Algérie et métropole, bien que

Ferry ait été en principe favorable au self-government pour les colonies

de peuplement, il rejette cette hypothèse pour l’Algérie (voir ci-dessous).

Interrogé sur la représentation politique des musulmans, il dit :

Le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos libertés politiques.

Les musulmans n’ont pas la notion du mandat politique, de l’autorité

contractuelle et limitée ; ils n’entendent rien au régime représentatif ni à la

séparation des pouvoirs, mais ils ont, au plus haut degré, l’instinct, le besoin,

l’idéal du pouvoir fort et du pouvoir juste. À leurs yeux, la France est la force ;

il faut surtout désormais qu’elle soit la justice. Mais pour cette tâche, que lui

commandent à la fois la politique et le sentiment, le devoir et la prévoyance,

la métropole ne peut s’en rapporter qu’à elle-même, à ses délégués immédiats

et responsables. C’est la raison décisive pour laquelle, il importe, selon nous,

de placer le gouverneur général de l’Algérie au-dessus des influences locales

et de l’action des corps élus [Robiquet, t. VII, p. 326-327].

Jules Ferry est persuadé que l’attitude des colons implique un fort

engagement de la métropole afin qu’un minimum d’équité vis-à-vis des

indigènes soit assuré et pour que ceux-ci ne soient pas maintenus à

l’écart de l’éducation et de ce qu’il considère comme « la civilisation

progressive de l’indigène par l’école ».

Les notables musulmans interrogés avaient affirmé qu’ils avaient

plus confiance dans le choix de l’autorité que dans le suffrage. Ferry en

tire la conclusion que « le peuple arabe apprécierait peu les droits

politiques » [notes, Fonds Ferry, Saint-Dié, carton XIX], ou, comme on

l’a vu, que « le peuple arabe ne nous demande pas de l’associer à nos

libertés politiques ». En fait, les mêmes musulmans qui demandaient à

participer à l’élection des maires, revendiquaient l’extension générale

des droits de représentation.

Dans la seconde partie de son exposé, Ferry présente à ses collègues

ce qu’ont été, selon lui, l’attitude et les revendications des musulmans.

Après avoir noté qu’il appartiendrait à la Commission de veiller à ce

que l’élan de confiance qu’ils avaient manifesté (« ils sont pleins de

confiance en nous ! ») ne soit pas déçu, qu’il « fallait y répondre par des

satisfactions positives », Ferry tient à rassurer les hésitants : « J’ai lu


106

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quelque part que notre enquête troublerait la colonie ; j’estime au

contraire qu’elle a rassuré et apaisé et qu’elle est un gage de paix », et

de préciser : « Des satisfactions peuvent être données sans nuire à la

colonisation. Il est beaucoup plus facile de contenter les Arabes que les

colons. »

Les musulmans se sont en effet mis d’accord pour présenter leurs revendications

[…] et les réclamations qu’ils ont formulées sont d’ailleurs dans leur

ensemble raisonnables, pratiques et modérées.

Ce qu’ils ne veulent pas ? Ils ne veulent pas être naturalisés en masse, parce

qu’ils craignent la suppression de leur statut personnel, ils ne veulent pas non

plus du service militaire obligatoire, ni de l’école (française) obligatoire. Ils

repoussent la « loi d’état civil », c’est-à-dire qu’ils disent : “Laissez-nous tranquilles

!” D’une manière générale, ils ne se plaignent pas d’être maltraités. Des

milliers d’indigènes que la délégation a entendus — le fait est important — pas

un d’eux ne s’est plaint de mauvais traitement. Mais ils disent très haut qu’ils

sont appauvris et ruinés. Ce qu’ils veulent ? C’est d’abord d’être déchargés du

poids des impôts. Et quand on leur fait remarquer que l’assiette générale de

l’impôt arabe n’a pas changé depuis la domination turque, ils répondent non

sans raison que ces impôts se sont accrus sous le poids d’impôts additionnels

(l’impôt sur les propriétés bâties, impôt des prestations, etc.)

Passant en revue les autres doléances des musulmans, Ferry ne pouvait

manquer de relever « la restauration des cadis ». « Le régime de

l’assimilation s’effrite, écrit-il, à tel point que les Arabes en viennent à

regretter, par exemple, la juridiction décriée mais expéditive des

cadis ». Le décret du 10 septembre 1886 avait singulièrement mutilé la

compétence des cadis réduite aux questions de succession. Les juges de

paix français étaient pratiquement devenus les juges de droit commun

en matière musulmane. Les résistances avaient été telles qu’il avait

fallu prévoir des aménagements (décrets de 1889 et du 25 mai 1892.)

À ce sujet, Ferry se prononçait « pour restituer immédiatement aux

cadis, au moins la juridiction des questions mobilières jusqu’à une

somme de 200 francs » et demandait « la suppression du jury européen

» qui, depuis le décret Crémieux du 24 octobre 1884, connaissait

seul des crimes indigènes. La partialité de ces jurys de colons était

légendaire. Ferry ignorait-il la formidable opposition que les colons

faisaient à la justice musulmane — surtout en matière immobilière qui

les intéressait directement ? Il croyait facile cette restauration qui ne fut

jamais réalisée.

Sur un troisième point, Ferry notait que, tout comme pour les impôts

et la justice, les indigènes étaient unanimes, c’était pour demander que

les conseillers municipaux indigènes participent à la nomination des

maires dans les communes de plein exercice. Là encore, il imaginait

qu’il serait facile de rendre aux musulmans ce droit qu’ils n’avaient


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 107

perdu que depuis 1884 (d’ailleurs sous sa présidence et avec son plein

accord) et qu’ils ne retrouveront en fait qu’en 1919.

L’idéal de l’indirect rule

Ses notes manuscrites se terminent par la recommandation faite à

ses collègues de faire cesser la politique d’assimilation administrative

et le système des Rattachements, cause première de toutes les erreurs

en Algérie. Dès lors qu’il condamnait l’assimilation, et qu’il jugeait

l’assimilation morale des indigènes comme ne pouvant être que

l’œuvre de siècles, il lui fallait nécessairement remettre en valeur la

politique opposée, l’autonomie.

D’une façon générale, Jules Ferry se déclarait certes désormais

favorable à une large autonomie administrative des colonies. À son

maître à penser, John Stuart Mill 4 , il emprunta la formule : « Beaucoup

d’indépendance administrative aux pouvoirs locaux (de la colonie) ; à

ceux-ci la libre-initiative, au pouvoir métropolitain le contrôle. » S’il

n’était tenu qu’à lui, il serait revenu au système de Napoléon III après

1860 : arrêt de la colonisation de peuplement, organisation d’un

pouvoir fort à Alger, civilisation des indigènes par l’école française et

par l’école arabe.

Toutefois, il ajoutait que l’idéal du self-government ne valait que

pour les colonies de peuplement homogène, non pour celles où étaient

« nécessairement en conflit les intérêts du colons et l’intérêt des

indigènes ». Son voyage en Algérie en 1892 achève ainsi de le

convaincre qu’il ne faut pas laisser davantage d’autonomie aux colons.

Dans son rapport au Sénat, Ferry explique : « Outre qu’il ne serait

peut-être pas facile d’en faire accepter le principe par le Parlement, les

colons ne sont peut-être pas arrivés à un état d’éducation politique qui

permette de leur donner l’autonomie. » Ainsi prône-t-il une légère

décentralisation pour rendre l’administration locale plus libre de ses

mouvements et, surtout, reconstituer l’autorité du gouvernement

général selon les termes mêmes du décret du 10 décembre 1860. En

vertu de ce décret, les pouvoirs du Gouverneur général militaire avaient

été augmentés par Napoléon III, touché par les arguments des indigènophiles

qui lui faisaient valoir l’injustice d’un système dominé par les

seuls colons. L’Algérie retournerait donc à un statut colonial plus traditionnel.

Le Gouverneur général aurait sous sa coupe tous les services

civils, notamment le secteur de l’enseignement.

4. John Stuart Mill (1806-1873), philosophe et économiste, a probablement été le

penseur libéral le plus influent du XIX e siècle.


108

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’arbitrage du Gouverneur général devait permettre d’entreprendre

une politique de réformes dont Ferry esquisse les grandes lignes dans

son rapport : arrêter les limites de la colonisation, en mettant un terme

à l’« odieux refoulement » ; réformer la fiscalité ; redéfinir le régime

forestier pour permettre aux Arabes de cultiver les enclaves et d’avoir

le nécessaire droit de pacage ; leur donner une représentation municipale

et des djemmas, assemblées élues ou nommées, pour défendre

leurs intérêts ; rendre aux conseillers municipaux musulmans le droit de

vote pour l’élection du maire et des adjoints français et augmenter le

nombre des assesseurs musulmans dans les conseils généraux ; restituer

une partie de la juridiction aux cadis ; conserver la langue arabe « pour

ne pas faire en Algérie ce que font les Allemands en Alsace-Lorraine ».

Sous l’autorité plus juste et plus généreuse du Gouverneur général,

Ferry veut donc donner satisfaction à un ensemble de revendications

musulmanes.

Le Sénat ratifia certes le rapport de Jules Ferry le 30 mai 1893,

mais il ne fut pas entendu. De l’ensemble des réformes en faveur des

indigènes qu’il préconisait, rien ou presque ne sera réalisé avant la fin

du XIX e siècle : ni la réforme de l’administration communale, ni celle

des impôts arabes, ni la restauration de la justice musulmane, ni l’octroi

de droits de représentation plus étendus aux musulmans. Il faudra

attendre 1896 pour voir mis un terme aux Rattachements. On accordera

alors certes une autonomie administrative à l’Algérie, mais elle gardera

ses députés et ses sénateurs élus, ses départements et ses préfets. Le

gouverneur général redeviendra le chef de l’administration algérienne,

mais il ne sera pas en mesure d’imposer ce « protectorat réformateur »

que Ferry suggérait dans son rapport de 1892, dans les nombreuses

annotations de son Carnet de Voyages et lors de ses interventions au

Sénat. La logique de la colonisation, mise en place depuis 1830, et

accélérée entre 1870 et 1890, le poids des colons, de leurs représentants

élus dans les assemblées, des intérêts commerciaux métropolitains,

les rivalités administratives, tout cet ensemble qui allait aggraver

encore l’extrême inégalité des droits et des charges entre Européens et

indigènes, ne fut point remis en question.

Cependant, son programme de réformes permet de jalonner les

réformes réalisées de 1896 à 1912, de mesurer celles qui ne le furent

que tardivement (1903, loi forestière, 1908, élection des assesseurs

musulmans aux conseils généraux, 1918, suppression des impôts

arabes, 1919, reconstitution des djemmas élues, extension de la représentation

des musulmans) ou jamais (éclatement de la commune de

plein exercice, restauration de la justice musulmane).


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 109

LA TUNISIE, LE MODÈLE DU PROTECTORAT

Régence turque gouvernée par un bey, la Tunisie est dans les préoccupations

françaises depuis la conquête de l’Algérie et la création, en

1868, d’une commission anglo-franco-italienne de la Dette chargée de

gérer la banqueroute de la Régence. Pris dans sa logique d’expansion,

Gambetta encourage Ferry à agir militairement en Tunisie. Fin mars

1881, l’affaire des Kroumirs 5 sert de prétexte à une expédition

française, sans l’aval du Parlement ni sans faire voter les dépenses

qu’elle nécessite par la Chambre. Présentée par Ferry comme une

simple opération de maintien de l’ordre et de sécurisation de la

frontière avec l’Algérie, elle aboutit en fait à l’occupation militaire de

la Tunisie et à l’établissement du protectorat français en Tunisie (traité

du Bardo, le 23 mai 1881). Cette occupation se heurte à une forte

résistance locale à Sfax qui se révolte et est victime d’intenses bombardements.

Ferry déclarera pour justifier son action :

L’expédition de Tunisie, c’est la France qui la faisait, c’est la France qui

la voulait et qui l’a acclamée. Elle l’a acclamée, non pas comme une promesse

de victoires militaires, de ces victoires faciles, du fort contre le faible, mais par

un sentiment plus élevé, comprenant fort bien qu’il y avait là un grand intérêt

national à sauvegarder et qu’en allant en Tunisie, elle faisait un pas de plus

vers l’accomplissement de la tâche glorieuse que ses destinées lui ont confiée :

le triomphe de la civilisation sur la barbarie, la seule forme de l’esprit de

conquête que la morale moderne puisse admettre [Robiquet, t. V, p. 26].

On l’a vu, l’attitude de Ferry vis-à-vis de l’Algérie éclaire un autre

choix, fondamental en matière d’administration des colonies, celui du

protectorat, de l’indirect rule, formule plus souple que celle de

l’annexion et qu’il défendit avec force pour la Tunisie et l’Annam.

Nombreux sont les Républicains qui penchent alors pour une mainmise

plus directe sur les colonies, notamment pour la Tunisie, que l’on

assimile facilement à l’Algérie. Pelletan, l’un des responsables du parti

radical, intervint ainsi à la Chambre le 1 er avril 1884 pour demander au

gouvernement l’annexion pure et simple de la Tunisie. Jules Ferry s’y

opposa et justifia le protectorat qui représentait à ses yeux de très

grands avantages, en particulier celui de dispenser d’installer une administration

française, donc d’imposer au Budget des charges trop

lourdes. Ferry vante le protectorat « parce qu’il sauvegarde la dignité

du vaincu, chose qui a une grande importance en terre arabe» (Journal

officiel, 2 avril 1884). Il en avait surtout saisi les avantages lorsque le

conseil des ministres mit au point, le 13 février 1884, le texte final du

5. Population berbère arabisée vivant aux confins algéro-tunisiens, les Kroumirs sont

accusés de mettre en danger la sécurité de l’Algérie française par leurs incursions incessantes.


110

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

traité de La Marsa. Grâce au protectorat, on peut, dit-il, « surveiller de

haut, gouverner de haut, ne pas assumer malgré nous la responsabilité

de tous les détails de l’administration, de tous les petits faits, de tous les

petits froissements que peut amener le contact de deux civilisations ».

La France a trouvé avec ce régime « le véritable moyen de coloniser, de

coloniser économiquement, au grand profit de la métropole et du pays

protégé ». Le protectorat évite d’avoir à discuter à la Chambre de la

question des territoires d’outre-mer et des choix concernant, entre

autres, les grands équipements. C’est à Tunis de décider « s’il convient

d’employer les excédents budgétaires à faire un port à Tunis ou à

construire des routes dans la régence ». Fidèle à cette conception, Ferry

pourra se féliciter en 1888 de ce système de colonisation qui n’a pas

abouti à faire de la Tunisie une « colonie de fonctionnaires ». Enfin, ce

système facilite les réformes : « Le protectorat de la Tunisie ne doit pas

être un protectorat borné, mais un protectorat réformateur. » Cela

ressemble bien à la « politique des égards » de Jules Cambon, en poste

comme Gouverneur général de l’Algérie de mai 1891 à septembre

1897, et, plus tard, de Lyautey. Ce protectorat, il le conçoit donc avant

tout comme un instrument de réformes et pas seulement comme un

moyen de domination ou une tutelle passive. Comment le progrès

pourrait-il mieux se traduire dans les faits que par l’intermédiaire des

autorités indigènes, en l’occurrence du bey de Tunis :

Les réformes s’y font par le haut, par la grâce du maître obéi, du pouvoir

national et traditionnel, et ce qui descend de ces hauteurs ne se discute pas. Il

devient possible, sous ce sceau respecté, de toucher aux choses fondamentales,

presque sacrées, du monde arabe, à la famille, à la terre, à l’enseignement.

Encore faut-il y mettre une prudence infinie et se garder de compromettre

dans d’imprudentes aventures le prestige du souverain nominal. Le

secret, c’est de procéder par étapes, par adaptations successives, d’éviter les

a-coups et les coups de théâtre, et de savoir sauver les apparences. C’est ce

qu’on a toujours fait en Tunisie, depuis 10 ans, et la civilisation, la renommée

de la France, la prospérité de la régence s’en sont bien trouvés…

M. Cambon 6 n’a eu garde de confisquer les biens habbous de Tunisie,

comme nous l’avons fait il y a quarante-cinq ans en Algérie, au grand

dommage de notre autorité morale, et sans profit durable pour qui que ce soit.

Il les a conservés, réformés, mis à l’abri des fraudes, dans le double intérêt des

services publics et de la colonisation bien entendue.

Je suis du reste sans inquiétude. Ces idées si nouvelles, si contraires, à ce

qu’il semblait, aux habitudes primesautières et impatientes du génie français,

ont pris fortement possession de l’esprit public, et l’on ne trouverait pas, à cette

heure, dix voix dans les deux Chambres pour décréter l’annexion de la Tunisie

à l’Algérie. Il est manifeste que nos conceptions et nos méthodes politiques

6. Paul Cambon, frère aîné de Jules, fut nommé en 1885 premier Résident général en

Tunisie près du bey, après l’établissement du protectorat.


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 111

sont en voie de modification sérieuse et profonde. Nous avons mesuré le vide

des solutions absolues ; nous avons appris à faire de bonne politique avec des

Constitutions imparfaites ; nous savons qu’aucune société, barbare ou civilisée,

n’offre aux expériences des hommes d’État une matière indéfiniment compressible.

C’est ainsi que le Protectorat est devenu le type préféré de nos acquisitions

coloniales. Formule variable, sans doute, qui, elle aussi, a sa part de

relativité, et qui implique, d’ailleurs, un certain nombre de conditions fondamentales

que tous nos protectorats ne réalisent pas. La première, c’est que le

protégé accepte sa protection : ce qui n’est malheureusement pas le cas de

Madagascar… La seconde condition, c’est que le protecteur ait des vues

arrêtées et suivies, et que le système ne change pas aussi souvent que ceux qui

ont charge de l’appliquer, comme il arrive depuis sept ans en Indochine.

Précisément, le régime appliqué à la Tunisie réalise ces conditions et d’autres

encore. Pourquoi en modifierait-on le caractère ? [Robiquet, t. V, p. 529-531].

Lorsqu’il évoquait la Tunisie, Jules Ferry éprouvait visiblement le

sentiment de la pérennité de son œuvre et de l’inéluctable progrès qui

en résulterait pour les indigènes, amenés peu à peu vers la civilisation,

notamment grâce aux « écoles Ferry ». En 1887, au retour d’un voyage

privé en Algérie et en Tunisie, il ne put ainsi cacher sa fierté de la colonisation,

de « sa Tunisie » et de ses « écoles ministérielles » (les « écoles

Ferry »).

FERRY, LES IDÉAUX RÉPUBLICAINS, LA COLONISATION ET L’ISLAM

La contradiction, concrètement vérifiable, entre l’universalisme des

idéaux républicains et la réalité de la colonisation a donc été perçue par

les protagonistes de l’époque, Jules Ferry en tête. Mais ce sont surtout

ceux qui vinrent, après eux, parler au nom de la République, qui durent

affronter le défi : comment justifier ce qui eut malgré tout une cohérence

à ce moment de l’histoire ?

La faute à Gambetta?

Dans l’iconographie de la France républicaine et laïque, Jules Ferry

occupe une place de choix. Il était donc tentant de dédouaner Ferry

pour mieux blanchir la République. Jules Ferry fut-il l’initiateur du

renouveau de la politique d’expansion coloniale ou bien se borna-t-il à

suivre la direction du plus prestigieux chef républicain, et le plus

écouté, Gambetta ? En bref, le véritable penseur de la colonisation étaitil

ainsi Gambetta ? Gabriel Hanotaux (1853-1944) fut le premier

historien à poser la question, affirmant « qu’on attribue généralement à

Ferry en matière de politique coloniale des initiatives qui ne lui

appartiennent pas ». Pour lui, ce serait Gambetta le véritable promoteur


112

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de cette politique et il aurait même forcé la main à Ferry pour l’expédition

de Tunisie en 1881. Mais un Ferry « conquérant malgré lui » ou

« colonisateur sans principe » est peu crédible, autant du fait de l’acharnement

qu’il mit à défendre sa politique coloniale et des risques qu’il

prit pour cela (il est tombé deux fois en 1881 et en 1885 à cause de sa

politique coloniale) que dans le fait qu’il a largement assumé et justifié

ses conceptions coloniales.

Le fit-il en héritage d’une tradition déjà établie ? Ferry souligne en

effet à plusieurs reprises la continuité de la politique française depuis la

monarchie de Juillet jusqu’à la République. Mais c’est bien la

République qui colonise sous son égide et pas la monarchie et cela est

fait au nom des idéaux républicains. Si l’on veut s’en convaincre, il

suffit de lire la lettre qu’il écrivit à son ami Joseph Reinach lors de son

voyage privé en Algérie et en Tunisie, en 1887, où il ne cesse de

s’émerveiller devant l’œuvre française dont il se sent à bien des égards

l’initiateur. D’El Biar, aux portes d’Alger, il lui fait part de ce plaisir

profond qu’il éprouvait à regarder l’Algérie nouvelle :

Ce que j’ai fait pour l’Algérie est difficile à dissimuler. Ici seulement des

facultés (écoles supérieures) qui rivalisent avec celles de Lyon pour l’étude et

l’enseignement, l’observatoire, qui sera le premier du monde, le petit lycée de

Ben Aknoun aussi beau que Lakanal, et les petites et grandes écoles kabyles

que j’ai le droit d’appeler mes filles. Les hommes qui ont été aux affaires

depuis 1879 ont comblé l’Algérie. La civilisation française avance

résolument, heureusement accompagnée par le vignoble, cet exilé de la terre

de France, jusqu’aux confins des Hauts Plateaux. Ce que le génie de la France

a fait de cette terre admirable et barbare en quarante ans, ce que la République

a fait en seize ans (car le grand essor date de 1871) met la puissance colonisatrice

de notre pays au-dessus de toute contestation, au niveau de toute

comparaison. Il y a trente ans, la Mitidja ne produisait que des fèves, des

palmiers nains et des bulbes arabes. À présent, c’est le jardin du monde et une

femme seule pourrait voyager sans péril jusqu’aux confins du Sahara… [lettre

du 11 avril 1887, Fonds Jules Ferry, Saint-Dié, et Ferry, 1914, p. 435-436].

Cependant, il n’est pas complètement aveugle pour autant. On

retiendra cette note griffonnée à l’école « ministérielle » de Djemaa

Saharidji qu’il avait créée comme ministre de l’Education nationale :

« L’institutrice qui mène ses enfants en virago leur pose des questions

de ce genre : “Pourquoi devez-vous aimer la France ?” — “Parce

qu’elle est notre mère”, répond le pauvre petit perroquet », et Ferry

d’ajouter : « Une mère ? Une marâtre, hélas ! » Revenant d’Algérie en

1892, il s’indigne : « Nous les avons vu ces tribus lamentables que la

colonisation refoule, que le séquestre écrase, que le régime forestier

pourchasse et appauvrit […] Il nous a semblé qu’il se passait là quelque

chose qui n’est pas digne de la France, qui n’est ni de bonne justice, ni


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 113

de politique prévoyante. » Jules Ferry semble découvrir les réalités de

la colonisation. Ses propos, venant d’un homme au pouvoir qui ne

pouvait pas ignorer les rigueurs d’une occupation militaire, peuvent

sembler étranges de naïveté. Ils sont pourtant visiblement sincères et

illustrent à quel point l’idéologie, comme on le dit, incite à se mentir à

soi-même. Cela le pousse-t-il à une remise en cause de ses principes

coloniaux ? Bien au contraire. Jules Ferry rêve d’une politique indigènophile

digne de la mission civilisatrice de la France républicaine,

tournée de préférence vers le protectorat. Et s’il faut un bouc émissaire,

il est tout trouvé.

La faute aux colons

Jules Ferry n’a pas été le premier (ni le dernier) à désigner les

colons comme responsables de tout ce que la mission civilisatrice de la

France ne pouvait justifier. Avant lui, le général Lapasset, Frédéric

Lacroix ou Ismaïl Urbain, inspirateurs de Napoléon III et champions

d’une politique d’initiation progressive du monde arabe à la « civilisation

» sous la tutelle de la France, avaient préconisé une politique « des

égards » et désigné les colons comme seuls responsables des erreurs

commises en Algérie. Ferry ne fait, en 1892, qu’inscrire son nom dans

un courant de pensée libéral et indigènophile qui, fort de l’appui de

Napoléon III entre 1860 et 1870, puis minoritaire et discret depuis

1870, n’en avait pas moins continué à s’affirmer.

Jules Ferry avait déjà pointé du doigt les colons comme ceux qui

firent échouer la constitution algérienne de 1870, qui reconnaissait une

représentation musulmane, à condition d’abandonner le statut civil

musulman. Au terme de la Commission des Dix-huit en Algérie, il juge

très sévèrement les Français d’Algérie. Certes, le colon « est souverainement

respectable quand on considère le travail accompli et l’esprit

d’entreprise », mais « il a beaucoup de défauts. Il est particulariste, ne

demande pas mieux que d’exploiter l’indigène et la métropole » et voit

« dans la mère patrie moins une bienfaitrice qu’une obligée […] Son

niveau moral et intellectuel est peu élevé au-dessus de l’horizon

journalier, il est au niveau de la moyenne des paysans français des

montagnes du sud de la Loire (Ardèche, Cévennes et Lozère) ». Ces

jugements figurent dans les notes de voyage de Jules Ferry, mais ils

furent soustraits du rapport final de la Commission.

Dans son rapport au Sénat, il durcit cependant encore le trait,

fustigeant « l’état d’esprit du colon vis-à-vis du peuple conquis […] ».

Ils ne comprennent guère vis-à-vis de ces trois millions d’hommes d’autre

politique que la compression […] Il est difficile de faire entendre au colon


114

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

européen qu’il existe d’autres droits que les siens en pays arabe et que

l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci […] Si la violence

n’est pas dans les actes, elle est dans le langage et dans les sentiments. On sent

qu’il gronde encore, au fond des cœurs, un flot mal apaisé de rancune, de

dédain, et de craintes. Bien rares sont les colons pénétrés de la mission

éducatrice et civilisatrice qui appartient à la race supérieure ; plus rares encore

sont ceux qui croient à une amélioration possible de la race vaincue. Ils la

proclament à l’envi incorrigible et non éducable, sans avoir jamais rien tenté

cependant, depuis trente années, pour l’arracher à sa misère morale et intellectuelle.

Le cri d’indignation universel qui a accueilli, d’un bout à l’autre de la

colonie, les projets d’école indigène que le Parlement français a pris à cœur,

est un curieux témoignage de cet état d’opinion. Ici encore, on cherche l’esprit

public, le point de vue d’ensemble. Les colons n’ont pas de vue générale sur

la conduite à tenir avec les indigènes […] On ne songe pas, sans doute, à les

détruire, on se défend même de vouloir les refouler ; mais on ne se soucie ni

de leurs plaintes, ni de leur nombre qui semble s’accroître avec leur pauvreté ;

on a le sentiment d’un péril possible, mais on ne prend aucune mesure pour le

conjurer [Robiquet, t. VII, p. 325-326-327].

Soixante-seize ans plus tard, Jean-Charles Ageron peut ainsi

conclure : « Son programme (il s’agit de Jules Ferry) […] permet de

rêver aussi à ce qu’une généreuse politique indigène eût pu faire de

l’Algérie » [Ageron, 2005, p. 182]. La République aurait été prise en

otage par ses colons, et Paris n’aurait jamais pu s’imposer face à Alger.

Il ne s’agit pas de nier ici le pouvoir de nuisance des colons qui parvinrent

à bloquer toute velléité de réforme en direction des indigènes.

Car, pas plus en Algérie qu’ailleurs, on ne renonce volontairement à ses

privilèges. Mais s’il n’y avait pas eu de colons en Algérie, la question

de l’application des lois françaises dans ce pays se serait-elle posée ?

La politique indigènophile ou des « égards » n’avait de sens que dans le

contexte d’une colonie de peuplement avec le rapport de force et les

avantages liés au statut de l’occupant. Toutefois, la désignation des

colons comme principaux acteurs de l’échec de la France en Algérie

continuera à alimenter un certain discours républicain dans l’intention

d’exonérer les idéaux républicains de la responsabilité de cet échec.

Y avait-il des républicains anticoloniaux ?

Jusque dans les années 1960, la plupart des manuels scolaires

d’histoire semblaient gênés par la juxtaposition du « Ferry laïque » avec

le « Ferry colonisateur » : le plus souvent, ces deux aspects étaient

traités dans deux chapitres différents, comme s’il ne s’agissait pas du

même personnage, ou pour suggérer qu’il n’y avait aucun lien entre les

deux. Plus récemment, dans de nombreux ouvrages et essais, la

République a été reconnue comme pleinement responsable de la colo-


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 115

nisation, mais, dit-on alors, en trahison des idéaux républicains 7 . La

III e République aurait nié ce que la I e République avait respecté : l’universalité

des droits de l’homme. Clemenceau serait un authentique anticolonial,

républicain et démocrate face à Ferry le colonialiste. Et de

dénoncer que Renan soit, après Tocqueville et Ferry, l’un des

principaux porte-parole de l’idée de l’inégalité des races. Comme si les

droits de l’homme étaient atemporels et qu’ils puissent échapper à tout

contexte historique ! En fait, c’est bien à l’aune d’une vision actuelle de

la colonisation et de ces mêmes droits de l’homme que sont prononcées

ces accusations.

Ainsi, grâce à Clemenceau, les valeurs républicaines sortiraient

indemnes de l’aventure coloniale, puisque la contradiction entre ces

valeurs et la colonisation, telle qu’elle est vue aujourd’hui, ne serait pas

un anachronisme, mais un fait historiquement avéré. La question est

donc de définir s’il y eut véritablement une opposition républicaine à la

colonisation à l’époque de Jules Ferry et, dans l’affirmative, à quelles

motivations elle répondait.

Chef de la gauche radicale, Clemenceau fut un adversaire résolu de

Ferry et de la politique d’expansion coloniale. Fut-il animé par le seul

souci de s’opposer aux Républicains dits opportunistes ou par une

volonté de Revanche après la défaite de 1870 ? Fut-il un doctrinaire de

l’anticolonialisme ou un adversaire tactique du colonialisme, rallié par

l’exercice du pouvoir ? A-t-il ou non participé à la conquête du Maroc

quand il fut au pouvoir d’octobre 1906 à juillet 1909 ?

On l’a vu, Clemenceau s’est opposé de façon virulente à l’expédition

de Tunisie décidée par Ferry. Ce sont ses révélations pour accuser

(le 10 novembre 1881) le gouvernement de Ferry de collusion avec

les grands intérêts industriels et bancaires qui poussèrent Ferry à la

démission. Ferry reviendra au pouvoir en février 1883. En 1885,

Clemenceau dénonçait le discours de Ferry sur les races supérieures et

inférieures dans des termes sans équivoque. Il expliquait face à la

Chambre qu’à ses yeux, l’expansion coloniale est contraire à la démocratie,

aux droits de l’homme et qu’elle vise à détourner des réformes

intérieures. Emporté par son anticléricalisme, il déclarait que la

République laïque doit « refuser toute complicité dans les crimes des

7. On peut notamment citer depuis 2003 : Marc Ferro (2003), Le Livre noir du colonialisme,

Robert Laffont, Paris ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Françoise Vergès

(2003), La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, Paris ; Gilles

Manceron (2003) Marianne et les colonies, La Découverte, Paris ; Olivier Le Cour

Grandmaison (2005), Coloniser, exterminer. Sur la guerre et l’État colonial, Fayard,

Paris ; Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (2005), La Fracture coloniale,

La Découverte, Paris ; Yves Benot (2005), Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, La

Découverte, Paris.


116

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

moines » (une allusion aux missions, un bouc émissaire commode).

Mais peut-on expliquer son combat contre la politique coloniale de

Jules Ferry à la seule aune des idéaux républicains ? Car on ne doit pas

oublier qu’après la défaite de 1870, Clemenceau voulait s’en tenir à la

politique de « recueillement ». L’obsession allemande de Clemenceau

est réelle : pour lui, Tunis ne fera jamais oublier Strasbourg. Si, pour

Jules Ferry, la colonisation était un prolongement du patriotisme, on

peut dire que l’anticolonialisme fut pour Clemenceau l’expression d’un

même patriotisme.

On en aura la preuve quelques années plus tard. Le ralliement des

radicaux à la politique coloniale est un fait avéré au début du XX e siècle

et rares sont alors les dissidents. Parmi eux, toujours, Clemenceau et

Pelletan. Pourtant, opposé aux expéditions coloniales lorsqu’il

s’agissait de la Tunisie de Jules Ferry, Clemenceau dira en 1912, année

de l’établissement du protectorat sur le Maroc, qu’il fait une

« exception » pour le Maroc. Président du conseil de 1906 à 1909, il

reprend à son compte les accords d’Algésiras (1906), qui aboutissent à

l’occupation par la France de la majeure partie du Maroc (1912) et au

traité de Fès (1912-1915) établissant le protectorat français sur le

Maroc. Lyautey (qui ne portait pas Clemenceau en haute estime) y

devient résident général et entreprend la pacification du pays. Or, le

retournement de Clemenceau est dû au fait que ce n’est plus le Maroc

qui est en cause, mais l’équilibre européen, face à une Allemagne qui

s’intéresse au Maroc. Et s’il n’est peut-être pas directement responsable

de l’établissement du protectorat français sur le Maroc, il rejoint bien

alors Jules Ferry dans une vision où la France ne peut laisser à d’autres

l’avantage outre-mer.

Jacobin assimilationniste pour l’Algérie, Clemenceau ne cessa de

batailler pour l’extension de la représentation des musulmans en

Algérie. D’une façon générale, il voulait accorder la citoyenneté

française à ceux qui le voulaient. Mais il en attendait le prix fort:

l’impôt du sang sur les champs de bataille. Le 26 novembre 1915, il

pourra ainsi déclarer : « Il nous faut 500 000 hommes de troupes

indigènes. Je veux que nos colonies nous rendent aujourd’hui le plus

possible de la force que nous leur avons donnée. » Et encore, devant les

sénateurs, le 20 février 1918 : « Les Noirs, nous allons leur apporter la

civilisation. Il faut qu’ils paient pour cela […] J’aime mieux faire tuer

dix Noirs qu’un seul Français bien que je respecte infiniment ces

braves Noirs, parce que je trouve qu’on a fait tuer assez de Français et

qu’il faut en sacrifier le moins possible. » Sortis de leur contexte (la

terrible hécatombe de la Première Guerre mondiale), ces mots font

sursauter, mais ils montrent que Clemenceau reconnaît alors l’impor-


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 117

tance des services rendus par les colonies pendant la guerre, tout en

préconisant une politique indigène plus « libérale ». A-t-il alors renié

ses convictions anticolonialistes ? Non, si l’on considère que son anticolonialisme

était d’abord un prolongement de son patriotisme.

Il semble donc que la contestation républicaine de la politique

coloniale ait revêtu un caractère secondaire. Car s’il y eut bien une

conscience des contradictions entre les idéaux républicains et la colonisation

(d’ailleurs autant chez Ferry que chez Clemenceau), celle-ci

venait loin derrière ce qui apparaît de loin comme le premier ressort

des positions en présence : le patriotisme.

Ferry et la religion : la laïcité au cœur du rapport colonial

« Ferry laïque » s’oppose-t-il à « Ferry le colonisateur » ? Existe-t-il

un rapport entre sa politique coloniale et les lois de laïcisation de l’enseignement

? C’est encore un enjeu de taille dans l’écriture de

l’histoire.

Libre penseur, positiviste, libéral et antijacobin, c’est au nom de la

séparation du spirituel et du temporel que Jules Ferry organise

l’exclusion des congrégations de l’enseignement et qu’il fait

promulguer les lois qui consacrent la séparation de l’Église et de

l’école : il veut interdire en 1879 à tout membre d’une congrégation

l’enseignement privé ou l’enseignement public. Le Sénat s’y oppose au

nom de la liberté. Mais les congrégations non reconnues sont dissoutes

par décret.

Au moment de la campagne de laïcisation de l’enseignement 8 , dans

les années 1880, Jules Ferry est confronté au discours de l’Église. Les

catholiques lui répondent par la bouche de Mgr Freppel, l’énergique

évêque d’Angers. Son intervention à la Chambre, le 21 décembre

1880, annonce les arguments qu’il ne cessera de développer. Pour lui,

ne plus enseigner l’instruction religieuse à l’école, c’est frayer la voie

à la déchristianisation, la neutralité à laquelle prétend la laïcité est une

dangereuse chimère :

On se figure que le silence de l’instituteur sur la religion équivaut de sa

part à un acte de neutralité : c’est là une pure chimère. Ne pas parler de Dieu

à l’enfant pendant sept ans, alors qu’on l’instruit six heures par jour, c’est lui

faire accroire que Dieu n’existe pas, ou qu’on a nul besoin de s’occuper de lui.

8. Jules Ferry est nommé ministre de l’Instruction publique le 4 février 1879. Entre

1879 et 1883, il fait voter une série de réformes : exclusion des congrégations de l’enseignement

(1879), fin du catéchisme à l’école, laïcisation du contenu des manuels scolaires,

école gratuite (1881) et obligatoire (1882), création des écoles normales d’instituteurs

chargées de former le nouvel enseignant laïque.


118

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Expliquer à l’enfant les devoirs de l’homme envers lui-même et envers ses

semblables, et garder un silence profond sur les devoirs de l’homme envers

Dieu, c’est lui insinuer clairement que ces devoirs n’existent pas ou qu’ils

n’ont aucune importance […] L’instituteur se renfermera dans une abstention

complète à l’égard des matières religieuses ! Mais, Messieurs, sur ce point

capital, l’abstention est impossible ; car suivant que l’on croit ou que l’on ne

croit pas à l’existence de Dieu et à l’immortalité de l’âme, la pensée et la vie

humaine prennent un tout autre cours. En pareil cas, et de la part d’un

instituteur, le silence équivaut à la négation [Prost, 1968, p. 216].

L’impossible neutralité de la laïcité. N’est-ce pas ce que faisaient

valoir en contexte colonial, et probablement sans en avoir conscience,

les musulmans d’Algérie lorsqu’ils défendaient leur statut personnel

coranique et refusaient toute idée d’une naturalisation en masse aux

conditions que le décret Crémieux avait imposées pour les juifs ? Les

« écoles Jules-Ferry », censées civiliser les indigènes en les sécularisant,

étaient celles du colonisateur et c’est à ces deux titres

(programmes d’enseignement laïcisés et rapport colonial) qu’elles

seront boudées par les musulmans. Après son retour d’Algérie, voyage

qu’il avait effectué au sein de la Commission présidée par Ferry,

Combes fit des propositions dans son rapport sur l’enseignement

supérieur musulman, les medersas (1894), qui préfigurent bien son

opposition à l’application de la loi de 1905 aux musulmans d’Algérie.

L’État colonial laïque ne pouvait laisser libre l’enseignement religieux

islamique, car il se devait de le contrôler [Bozzo, 2005, p. 17-27].

Ferry se prononçait certes pour une représentation accrue des

indigènes sur le plan politique, mais s’il voulait civiliser les

musulmans, c’était bien aussi leur trop grand attachement à leur

religion qu’il visait (ce qu’il appelle à plusieurs reprises le « fanatisme

religieux »). La civilisation n’était pas pour lui seulement évaluée à

l’aune de la puissance économique et militaire, mais aussi à celle d’une

vision du monde héritée des Lumières, où l’individu se détache des

valeurs religieuses, à l’image de ce qu’il réalisait en France. Le paternalisme

affiché par Ferry en Algérie comme en Tunisie est aussi motivé

par ce qui lui apparaît comme un signe d’arriération : un espace public

où la religion occupe « encore » une place centrale. Pour les musulmans

d’Algérie, le statut personnel était devenu le môle de résistance

religieuse d’une nation en devenir et qui s’identifiait de plus en plus à

l’islam. Si l’islam était bien devenu une ressource de contestation de la

domination coloniale, pourquoi les musulmans auraient-ils accepté de

s’en détacher ? Ils furent confortés dans leur vision de l’islam comme

identité première lorsque le colonisateur accorda sa citoyenneté à tous,

sauf aux musulmans, trop nombreux pour pouvoir passer du côté du


LA POLITIQUE COLONIALE DE JULES FERRY 119

colonisateur, comme ce fut le cas pour la minorité juive d’Algérie.

Certes, si l’on excepte l’enseignement, Jules Ferry ne chercha pas véritablement

à exporter en Algérie ou en Tunisie la campagne de

laïcisation qu’il menait en métropole. Par ailleurs, ni en 1870 (décret

Crémieux, qui était en préparation depuis l’époque de Louis-Philippe)

ni en 1885 et en 1889 (la naturalisation des étrangers européens sur la

proposition de Louis Tirman), Ferry ne fut directement impliqué. Mais

il partageait avec Crémieux, comme lui franc-maçon et un des

fondateurs du Gouvernement de la Défense nationale du 4 septembre

1870, un idéal commun. Et Louis Tirman avait appliqué la politique de

Rattachements qu’il avait couvert, avant qu’il ne la renie.

L’islam devint ainsi manifestement la religion du colonisé et, d’une

certaine façon, les conceptions laïques de Jules Ferry firent figure

d’instrument et de légitimation de la domination coloniale française,

avec toutes ses contradictions. De fait, si une expression qui fait florès

aujourd’hui, les « indigènes de la République », peut avoir un sens, ce

fut à cette époque : c’est bien la République qui assigna ainsi au nom

d’idéaux républicains les musulmans d’Algérie à une identité

religieuse, au nom de laquelle la France républicaine et laïque leur

refusa la citoyenneté française.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Bibliothèque municipale de Saint-Dié (Fonds Jules Ferry) – carton XIX (mission

sénatoriale en Algérie, 15 avril-6 juin 1892) ; cartons XX à XXIV (politique

coloniale) ; lettres de Jules Ferry à divers : VII C 20.

Archives départementales des Vosges à Épinal (Fonds Jules Ferry)

AGERON C.-R. (2005), De l’Algérie « française » à l’Algérie algérienne,

Bouchène, Paris.

BOZZO A. (2005), « 1905 et le paradoxe algérien », in BAUBÉROT J. et WIEVIORKA

M. (dir.) Les Entretiens d’Auxerre, De la séparation des Eglises et de l’État à

l’avenir de la laïcité, Éditions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, p. 17-27.

FAUCON N. (1893), préface de Jules Ferry à son livre La Tunisie avant et depuis

l’occupation française, A. Challamel, Paris, d’abord publiée in Le Temps du 7

octobre 1892.

FERRY J. (1890), introduction au livre de SENTUPÉRY L., Le Tonkin et la mèrepatrie,

Victor-Harvard, Paris.

— (1914), Lettres (publiées par Madame J. Ferry), Calmann Lévy, Paris.

GAILLARD J.-M. (1989), Jules Ferry, Fayard, Paris.

JULIEN C.-A. (1949), Jules Ferry. Les politiques d’expansion impérialiste, PUF,

Paris.

PROST A. (1968), Histoire de l’enseignement en France (1800-1967), A. Colin,

« collection U », Paris.

RAMBAUD A. (1893), La France coloniale, A. Colin, Paris.

— (1903), Jules Ferry, Plon, Paris.


120

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

REINACH. J. (1884), Le Ministère Gambetta. Histoire et doctrine, éd. Charpentier,

Paris.

RUDELLE O. (1996), La République des citoyens pressentie par Jules Ferry,

tome II, Imprimerie nationale, Paris.

ROBIQUET P. (1893-1898), Discours et opinions politiques de Jules Ferry, t. IV

(La Politique extérieure et coloniale, les lois scolaires — fin), t. V (La politique

extérieure et coloniale), t. VI (1879-1885), t. VII (1885-1893), A. Colin,

Paris.


5

La revanche des congrégations ?

Politique anticléricale et présence catholique française

en Palestine au début du XX e siècle *

Dominique Trimbur

Il peut sembler illusoire de poser la question de l’impact de la

législation anticléricale sur la présence tricolore en Terre sainte. De fait,

sur le long terme, une alliance indéfectible caractérise les relations

entre les religieux et les représentants français 1 ; et, en apparence, la

présence française en Palestine n’évolue guère : les positions

hexagonales sont plus affectées par les rivalités étrangères, avant la

Première Guerre mondiale, puis par le souci de Londres d’imposer sa

prédominance dans ce qui devient le mandat anglais, après le conflit,

en lien avec l’accroissement de l’élément juif et sioniste. La politique

française change-t-elle au cours des années considérées, et prend-elle

une tournure qui touche directement à la vie des établissements

catholiques de la région moyen-orientale ? Dans les éphémérides des

communautés religieuses, rares sont les mentions d’une fluctuation des

effectifs, tandis que les dépêches diplomatiques font également peu cas

de ce thème. Si l’on y regarde de plus près, on aboutit toutefois à un

constat différent. Pour retracer cette double constatation, cette présentation

se fera en deux temps : d’une part la mise en avant de l’absence

d’effet, voire d’un effet positif de la législation anticléricale sur la

présence française en Palestine ; d’autre part, l’exposé de ce que, au

contraire, cette législation a bel et bien eu un impact négatif. Il sera

alors possible d’estimer l’influence réelle de cette législation.

* Le présent article est la version remaniée d’un texte paru dans les actes du colloque

Le grand exil des congrégations religieuses françaises (1901-1914), sous la direction de

Patrick Cabanel et Jean-Dominique Durand, Cerf, Paris, 2005.

1. Voir par exemple notre article [Trimbur, 2000, p. 39-69].


122

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’ABSENCE D’IMPACT, OU UN IMPACT POSITIF

Dans l’ensemble, il semble que soit respectée la célèbre formule

attribuée à Gambetta, selon laquelle l’anticléricalisme n’est pas un

article d’exportation. Et même, il est possible d’indiquer que, si la

législation anticléricale a un effet, celui-ci est grosso modo favorable. La

radicalisation de la crise poursuit ainsi une logique contradictoire plus

ancienne : lorsque ce sont les premières mesures anticléricales des

années 1880 qui permettent, nolens volens, le développement d’établissements

religieux français à l’étranger, ce qui vaut en particulier pour la

Terre sainte 2 . C’est le cas de Notre-Dame de France, établissement aux

mains d’une congrégation, les Augustins de l’Assomption, qui subit les

foudres de la République ; mais aussi un établissement qui devient

progressivement emblématique de la présence française en Palestine. Le

phénomène se poursuit au début du XX e siècle, au moment de la radicalisation

de la politique anticléricale. L’accélération, la multiplication et

l’application tatillonne des mesures dirigées contre eux est perçue avec

inquiétude par les congréganistes français : les Assomptionnistes y

voient l’aboutissement logique de la persécution dont ils se sentent les

victimes depuis le procès de 1900 [Multon, 2002, p. 171-183]. Mais audelà

de cette préoccupation, cette persécution semble cantonnée à

l’intérieur des frontières métropolitaines ; tandis que l’on peut être sûr

que va se poursuivre la collaboration entre la République et les congrégations

à l’extérieur. De manière inébranlable, la foi des religieux en la

continuation de cette coopération s’accompagne de la persistance de

leur foi en la vocation catholique de la France. Pour sa part, la

République limite elle-même tout ce qui pourrait affecter la place de la

France, au moment où s’accroissent les rivalités internationales : certes,

des mesures sont prises en France, mais elles ne peuvent avoir d’effet à

l’étranger, ce que le Quai d’Orsay se fait fort de préciser auprès de ses

interlocuteurs et auxiliaires congréganistes.

Comment ce décalage s’explique-t-il ? Partout dans le monde à cette

époque, au Levant en particulier, la France, c’est le catholicisme. En

Palestine, la politique française est incarnée pour la plus grande partie

par les établissements catholiques ; et il n’est pas possible pour Paris de

se passer de cet outil.

Dans les faits, que constate-t-on ? En application du titre III de la loi

du 1 er juillet 1901, les communautés non autorisées sont sommées de

fermer leurs établissements ; et la loi du 7 juillet 1904 conduit à la

suppression de l’enseignement religieux : s’ensuit l’expulsion des

2. Voir les estimations chiffrées de Claude Langlois [2001, p. 219-240].


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 123

congrégations. Ces mesures sont observées de loin par les religieux

établis à Jérusalem, si l’on en croit la rareté des entrées des

éphémérides relatives à cette législation. Mais leur effet, positif, est

enregistré, avec l’accroissement des effectifs des communautés de

Jérusalem. La conséquence logique est un réel développement de la

présence française en Terre sainte ; et, en parallèle, s’accroît la place de

Jérusalem au sein de certaines congrégations.

En pratique, les congréganistes sont soucieux de poursuivre leur

collaboration avec leur patrie, celle qui les persécute n’étant qu’une

France passagère : ils sont certains de ce que celle-ci ne peut effacer la

« vraie France » représentée à Jérusalem. La rencontre qui a lieu au

moment des pèlerinages entre « la France qui passe » et « la France qui

reste » est ainsi significative de ce que ces caravanes ne sont pas

seulement un bref séjour aux Lieux saints, mais aussi le moment

d’intenses prières pour que s’efface le plus rapidement possible l’autre

France. La « vraie » France est, au contraire, favorable aux congrégations

: car s’attaquer aux congrégations, comme le font les gouvernants

du moment, c’est mettre à mal la position de la France en Palestine. À

l’image de la basilique nationale de Sainte-Anne, une réalité persiste :

c’est la constance de la bonne cohabitation quotidienne entre les représentants

français de Palestine et les congréganistes. Ainsi, au moment

même où est en train de se consommer la séparation de l’Église et de

l’État, le consul de France à Jaffa écrit au ministère des Affaires

étrangères : « Il se dégage de la célébration de la fête du 14 juillet à

Jaffa l’impression que la France joue encore un rôle considérable dans

ce pays et que, quoi qu’on en dise, sa politique religieuse n’a nullement

amoindri son prestige, ni l’influence qu’elle y exerce 3 .»

Par ailleurs, la France agit pour la défense des populations

chrétiennes, et les religieux français de Jérusalem lui en savent gré :

Paris fait ainsi croiser le navire de guerre Jules Ferry au large de Jaffa

pour empêcher des massacres de chrétiens, suite à l’affaire de Tunisie.

Et l’élément français de Terre sainte doit faire d’autant plus preuve de

cohésion que les intérêts français sont attaqués. C’est ce qui apparaît à

la suite du voyage de Guillaume II en Orient, en 1898 4 ; ou dans

l’âpreté italienne à obtenir qu’une partie du protectorat des catholiques

d’Orient lui soit cédée [Grange, 1994].

De la part de la France officielle, le souci de limiter l’impact de la

législation anticléricale sur la présence française en Palestine n’est pas

3. Archives du ministère des Affaires étrangères, Paris (par la suite: MAE, Paris), nouvelle

série, protectorat catholique de la France en Orient, 32, dossier général, 1905, lettre

du consulat de France à Jaffa (1) au MAE, 15 juillet 1905, Guès.

4. Voir notre article [Trimbur, 1999, p. 238-256].


124

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

seulement gestion du passé et respect d’une tradition. Certains

éléments montrent qu’il existe une politique volontariste destinée à

contrer les effets pervers de la politique intérieure. Cela se retrouve par

exemple dans la convention établie au sujet de l’église d’Abou Gosh,

dans les alentours de Jérusalem : en vue de l’attribution de la garde d’un

domaine national à une communauté religieuse, la France établit des

pourparlers avec les bénédictins français 5 , congrégation illégale en

vertu de la loi de 1880. Des négociations sont engagées au plus fort de

la discussion relative à la loi sur les associations : pour cette raison, les

pourparlers sont accélérés pour que l’accord soit conclu avant l’entrée

en vigueur de la loi de juillet 1901. Comme l’écrit un diplomate, il faut

agir vite « pour s’éviter des difficultés et des questions embarrassantes

6 ». Dans le même souci de contourner les obstacles législatifs, la

convention signée en Terre sainte le 12 août 1901 l’est entre un

Bénédictin et le consul général de France à Jérusalem, et non pas à

Paris entre la congrégation et le ministère des Affaires étrangères. Cette

combinaison est rendue nécessaire par l’importance du sujet. Ce cas

illustre idéalement le rapport entre mesures anticléricales et accroissement

de la présence française en Terre sainte : comme le remarque un

peu plus tard le marquis de Vogüé, fidèle soutien des institutions

catholiques françaises de cette région, l’implantation bénédictine est le

résultat de la persécution menée en France contre la Pierre qui Vire 7 .

L’exemple d’Abou Gosh est loin d’être une exception, et cette

infraction à la législation illustre le souci de stabiliser le réseau

français. Il est éloquent que date de novembre 1901 l’accord de

Mytilène portant sur le statut des établissements congréganistes

français de l’Empire ottoman, avec règlement définitif de leur position

vis-à-vis de la Sublime Porte, et nette amélioration de leur situation

grâce à l’action de la République française.

Cette politique d’appui aux établissements catholiques français de

Palestine s’illustre régulièrement après 1901, par exemple lors du vote

annuel du budget sur les allocations aux établissements religieux. On

assiste alors à l’explication par le Quai d’Orsay de la nécessité de poursuivre

ce soutien officiel au nom de l’intérêt supérieur de l’État ; et

l’avis de Delcassé est suivi par la Chambre des députés. Dans ce

contexte très délicat, le ministère des Affaires étrangères indique qu’il

5. Nous avons étudié plus avant ce cas à travers deux articles : [Trimbur, 2001, p. 265-

293 ; 2002a, p. 303-352].

6. Archives de la congrégation de Subiaco, Rome (par la suite : Subiaco, Rome),

dossier 207 b, Gerusalemme Abou Gosh, Palestine, Fondations, 1899-1904, mémorandum

sur la fondation de Terre Sainte (pour le chap. provincial de 1901).

7. Jérusalem (publication assomptionniste), n° 91, 24 janvier 1912, « Le protectorat

en Terre sainte. Les congrégations françaises à Jérusalem », p. 18 sq.


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 125

s’agit de « ne rien négliger pour conserver la situation avantageuse que

les écoles françaises ont su conquérir dans tout l’Empire ottoman ;

toute diminution du crédit affecté à l’Orient ne pourrait donc que nous

affaiblir à l’égard de nos rivaux 8 ». C’est aussi ce qui se retrouve après

la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Saint-Siège

et à la veille de la séparation de l’Église et de l’État, lorsque le Quai

d’Orsay écrit :

Quels que soient les changements que puisse amener ultérieurement pour

ce protectorat la rupture de nos relations avec le Saint-Siège, il est à noter que

celui-ci s’est, jusqu’à ce jour, soigneusement abstenu de toute innovation à cet

égard, et de toute modification au statu quo ante. D’un autre côté, on ne doit

pas perdre de vue que, surtout en Orient où les traditions sont si scrupuleusement

observées, la moindre initiative de notre part donnera lieu à des

commentaires que grossira l’imagination orientale, et que des diminutions

d’allocations seront certainement interprétées, dans les circonstances

présentes, comme un commencement d’abandon de nos droits séculaires 9 .

Le même esprit domine lors de la Première Guerre mondiale. En

dépit de la persécution, les religieux français n’ont en rien affaibli leur

ardeur patriotique : mobilisés au début août 1914, ils se précipitent en

France pour contribuer à la défense de la patrie. De son côté, la

République revient sur ses ardeurs anticléricales. La circulaire Malvy

du 2 août 1914 suspend pour la durée de la guerre une partie des effets

de la loi de 1901. En parallèle, on enregistre une poursuite de l’appui

de la République aux établissements religieux de Palestine, même si

leurs occupants en ont été expulsés par les Ottomans. L’Union sacrée

semble ainsi incarner la France idéale que les religieux n’avaient plus

à leur disposition qu’en Terre sainte. La poursuite de l’appui financier

aux établissements catholiques est évidemment intéressée. Comme le

note le Quai d’Orsay, le 25 septembre 1915 : « Il y a un intérêt

politique évident à […] épargner [aux religieux], par des secours

opportuns, la nécessité de se disperser et à […] maintenir [le soutien]

en état et à la portée de rejoindre leurs postes, dès que l’accès de

l’Empire ottoman leur sera réouvert 10 .»

Elle s’inscrit également dans la logique du rapprochement entre

Paris et le Saint-Siège [Waché, 1998, p. 306 sq.], tandis que, persistant

dans leur attachement à la patrie et au maintien d’une présence

8. MAE, Paris, PAAP Doulcet, 4 Protectorat religieux, note pour le rapporteur de la

Commission du budget, 26 novembre 1902.

9. Ibid., note pour le ministre au sujet des allocations aux établissements d’Orient pour

1905, 24 juillet 1905.

10. MAE, Paris, Guerre 1914-1918, Turquie, 961, allocations aux établissements

religieux, 1914-1915, note de la direction politique, Bureau des écoles, au ministre, 25

septembre 1915.


126

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

française forte en Palestine, les religieux français exercent une forte

action de lobbying auprès des autorités.

Après la Première Guerre mondiale, la politique anticléricale est

reléguée à l’arrière-plan : sur fond de reconstruction de la nation, la

participation des religieux aux combats leur fait mériter la reconnaissance

de la Mère patrie. Celle-ci passe par une tolérance manifestée par

des autorisations implicites de retour, mais aussi par la poursuite et le

renforcement de leur collaboration avec la France officielle. Cela passe

encore par des efforts combinés de la part des autorités et des congréganistes,

visant au réinvestissement progressif des établissements

français de Palestine : c’est la nécessité d’y organiser le retour des

religieux, envers et contre le souci britannique d’empêcher l’intrusion

d’éléments exogènes ; ou l’insertion des établissements religieux dans

les préoccupations officielles d’investissement du terrain, lorsque Paris

veut encore penser que la Palestine va tomber dans l’escarcelle de la

France. Dans le même esprit, la France officielle a le souci de relancer

le protectorat catholique. C’est le message que le cardinal Dubois,

archevêque de Rouen, est chargé de faire passer lorsqu’il effectue, à la

demande du ministère des Affaires étrangères, une mission au Levant,

au tournant 1919-1920 11 . C’est aussi ce qui, in fine, est contenu dans la

relance de la présence française en Palestine, par le biais des établissements

religieux, avec leur implication dans la nouvelle diplomatie

culturelle française, véritable institutionnalisation de la collaboration

entre République et congréganistes 12 .

L’IMPACT RÉEL, NÉGATIF DE LA LÉGISLATION ANTICLÉRICALE

Il est possible, à présent, d’enregistrer de très réelles conséquences

de la législation anticléricale sur la présence française en Palestine,

pour leur part résolument négatives.

Notons, tout d’abord, leur effet psychologique. La connaissance que

les rivaux de la France sur le terrain palestinien ont des mesures prises

par le gouvernement de Paris contre les congrégations leur permet

d’utiliser cet argument pour s’attaquer aux positions françaises. C’est ce

qui est au cœur de l’entretien entre Guillaume II et le délégué

apostolique à Constantinople, Bonetti, dès octobre 1898 : l’Empereur

11. Un dossier complet des archives du Quai d’Orsay concerne cette mission (Levant,

1918-1940, Turquie, affaires religieuses, protectorat, 118, voyage Dubois).

12. C’est par exemple l’érection de l’École pratique d’études bibliques des dominicains

au rang d’École biblique et archéologique française (voir notre ouvrage [Trimbur,

2002b]). À ce sujet, voir également notre article [2002c, p. 41-72].


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 127

d’Allemagne conseille ainsi au Saint-Siège de se dégager de sa

dépendance à l’égard de la France, indigne du protectorat catholique du

fait de son anticléricalisme 13 . L’Italie n’agit pas autrement, elle qui se

proclame très catholique (en dépit de la rupture de ses relations avec le

Saint-Siège depuis 1870) et obtient en 1905 la protection des Salésiens,

et ainsi l’exercice de prérogatives auparavant réservées à la France. On

en veut encore pour preuve un article allemand sur l’établissement

français de Sainte-Anne [Lübeck, 1911, p. 801-822]. Analysant en 1911

l’efficacité de cet établissement dans la diffusion de l’esprit français,

l’auteur recommande non seulement de s’en inspirer, mais aussi de

saisir la première occasion pour se substituer à la France : agissant

contre les congrégations, celle-ci affaiblit ses propres positions, comme

celles du catholicisme en général. Dans ces conditions, est-elle encore la

meilleure protectrice des catholiques en Orient ?

La mise à mal de la position de la France catholique n’est pas seulement

due aux menaces et accomplissements de ses rivaux : elle

résulte également de ses propres agissements, avec l’étude par Paris du

remplacement du réseau congréganiste par un équivalent laïque. Il est

intéressant, de ce point de vue, que la Mission laïque française, créée

en 1902, étudie très tôt une implantation en Palestine. C’est dans le

même esprit que la délégation dirigée par l’inspecteur d’académie

Marcel Charlot parcourt l’Orient en 1906. Officiellement chargée

d’inspecter l’enseignement congréganiste, on sait à quel point cette

mission a suscité l’inquiétude des congrégations en charge de ces établissements,

déclenchant de leur part des réactions très vives. Comme

l’écrivent alors les Assomptionnistes : « Le travail du gouvernement

français contre l’Église se poursuit même à l’étranger, où cette œuvre

néfaste se retourne contre l’influence française elle-même 14 .»

Mais, au bout du compte, la MLF, comme le gouvernement français,

n’a guère les moyens, ni peut-être la volonté, de réaliser les projets

considérés alors 15 .

L’impact de législation anticléricale est bien plus grand pour une

autre raison. De fait, très concrètement, le titre III de la loi de 1901

conduit à une situation de non droit, et occasionne une gêne pour la

bonne marche des établissements. Ainsi, comment un établissement

religieux peut-il stabiliser sa situation sans passer par le processus

d’autorisation, lui-même rejeté par les congréganistes ou n’ayant que

13. MAE, Paris, PAAP Doulcet, 3 Protectorat religieux, lettre de l’ambassade de

France à Constantinople (B 77.1) au MAE, 26 octobre 1898, Cambon.

14. Jérusalem, n° 28, 24 octobre 1906, « Le protectorat français en Orient », p. 231 sq.

15. Pour une vue d’ensemble de la faiblesse de l’alternative laïque, voir [Sorrel, 2003,

p. 208-209].


128

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de bien maigres chances d’aboutir ? Dans ces conditions, on assiste à

une véritable quête de sécurité : c’est par exemple celle du P. Lagrange,

soucieux d’obtenir une reconnaissance d’utilité publique pour l’École

biblique 16 . Cette recherche d’assurances découle également de considérations

matérielles : lorsque le climat français est malsain, comment

une congrégation peut-elle bénéficier de fonds exceptionnels, les

allocations habituelles ne suffisant pas à mener à bien sa tâche ? Tout

ceci, quand les mesures anticléricales ne provoquent pas chez les

congréganistes français de Palestine des angoisses existentielles : en

dépit des conventions signées entre la République et les congrégations,

les religieux qui sont en charge d’un domaine national, Bénédictins à

Abou Gosh et Pères Blancs à Sainte-Anne, ne risquent-ils pas d’en être

expulsés ? Dans ces conditions, les congrégations ne doivent-elles pas

retirer de ce contexte une leçon historique, en acquérant plus d’indépendance

à l’égard de leurs autorités politiques de tutelle, qui passe par

la quête d’une rentabilité très terrestre ? Interrogations d’autant plus

impérieuses qu’elles sont, dans un premier temps, sans issue véritable :

ce sont bien ces mêmes autorités françaises qui, au nom du protectorat

et des acquis de droit international (Mytilène), permettent à ces congrégations

françaises d’être en Palestine exonérées de taxe, et donc de

poursuivre leurs activités… 17

L’impact principal de la législation anticléricale française sur la

présence française en Palestine est toutefois ailleurs. On constate, en

effet, assez rapidement une concrétisation de ce que certains diplomates

avaient dès le départ redouté, à savoir la baisse du recrutement des

congrégations présentes en Palestine, conséquence des interdictions qui

leur sont opposées en métropole. Jean Doulcet, rédacteur à la direction

des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères, évoque dès

le début du XX e siècle certaines perspectives redoutables pour le long

terme. Il en va, par exemple, des Franciscains, dont on sait quelle est leur

importance du point de vue français, avec la primauté de la Custodie de

Terre sainte dans le très symbolique gardiennage des Lieux saints :

La suppression des noviciats franciscains [due à l’interdiction française]

entraînerait la disparition dans la Custodie de l’élément français qui y est déjà

si peu représenté et de la langue française qui y est enseignée dans toutes les

écoles. Au point de vue de notre influence politique en Orient, il est essentiel

16. Archives de Saint-Étienne de Jérusalem (par la suite : ASEJ), papiers Lagrange,

Carton n° 4 : 2. Diverses lettres reçues par le P. Lagrange (1 à 30), lettre de M. Leroy-

Beaulieu (École libre des sciences politiques) à Lagrange, 30 octobre 1909 (citée in Une

École française à Jérusalem, op. cit., p. 44).

17. Les arrangements fiscaux bénéficiant aux congrégations accordés par les Ottomans,

compris dans les clauses de Mytilène et Constantinople, sont reconduits par les Anglais.


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 129

que les Commissariats de Terre sainte et leurs noviciats fonctionnent librement

en France 18 .

Cette crainte vaut aussi pour des établissements purement français.

Doulcet note ainsi à propos des Bénédictins qui viennent alors juste de

s’installer en Terre sainte : « La question de nationalité domine ici les

autres, et combien il est indispensable de leur assurer un recrutement en

France, sans aller à l’encontre de l’idée qui a présidé à leur fondation 19 .»

Ces mises en garde sont très rapidement vérifiées. Comme le

remarque une note interne au ministère des Affaires étrangères de

septembre 1912, de 1908 à 1911, le nombre de Franciscains en

Palestine est passé de 70 à 40 pour les Français, tandis qu’au Carmel,

il n’y a plus un seul Français 20 . Pour sa part, l’expulsion des congrégations

est un facteur majeur de désorganisation : ainsi, le recrutement du

prieuré bénédictin d’Abou Gosh, par exemple, est décidément mis à

mal par l’expulsion de la Pierre qui Vire des fils de saint Benoît (1903).

Avant la Première Guerre mondiale, le bilan est implacable. Selon

Louis-Maurice Bompard, à Constantinople, et Jules Cambon, à Berlin,

si la France ne fait rien pour inverser la tendance, elle fonce dans le

mur : les deux diplomates indiquent que la politique intérieure

française constitue la meilleure arme pour les puissances étrangères,

puisque, par là, la politique extérieure française se défait elle-même de

ses meilleurs instruments. Le 28 juin 1914, Bompard produit ainsi une

description qui ressemble à un véritable cri d’alarme, avant le bouleversement

de la Première Guerre mondiale :

Les Supérieurs de nos établissements d’instruction qui avaient conscience

de travailler pour la cause française dans le Levant et jouissaient avec une

fierté patriotique du succès de leurs œuvres, sentent le sol s’effondrer sous

leurs pieds. Ils comprennent que ce magnifique réseau d’écoles qui couvre

l’Empire ottoman, tous ces établissements, ardents foyers d’influence

française, qu’ils ont créés au prix de lourds sacrifices et d’une entière

abnégation, vont insensiblement, par une pente fatale, passer à nos rivaux

pour devenir entre leurs mains des instruments merveilleux de combat contre

ceux-là même qui les ont fondés. Leur douleur est extrême ; c’est une douleur

que tous les bons français [sic] doivent partager avec eux. N’y aurait-il donc

aucun moyen de conjurer un pareil désastre 21 ?

18. MAE, Paris, PAAP, Doulcet, 4 Protectorat religieux 1890-1907, Note manuscrite :

congrégations religieuses fixées en Palestine par ordre d’ancienneté fo 57 sq.

19. Idem.

20. Ibid., NS protectorat, Protectorat catholique de la France en Orient, 36, dossier

général, janvier 1912-mars 1913, note au ministre, 5 septembre 1912.

21. Ibid., 38, 1914-1918, lettre de l’ambassade de France auprès de la Sublime Porte

(407) au MAE, 28 juin 1914, Bompard.


130

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Par ailleurs, l’affaiblissement des effectifs français au sein des

établissements d’obédience française, à l’image de l’ensemble des

congrégations, a une conséquence imprévue. C’est ainsi qu’au cours de

la Première Guerre mondiale, la « rumeur infâme », selon laquelle les

prêtres et religieux ne s’impliquent pas, ou pas assez, dans la défense

de la patrie, s’accompagne d’un élément moins connu : aux yeux de

certains, les ordres et congrégations sont d’autant plus condamnables

qu’ils sont « pénétrés » par des étrangers, et donc inéluctablement au

service de l’Allemagne. Or, cette « pénétration » étrangère est la

conséquence mathématique de leur internationalisation croissante, ellemême

directement issue de l’affaiblissement du recrutement français

faisant suite aux mesures anticléricales 22 .

Au-delà d’une imprégnation étrangère, réelle ou imaginaire,

l’Allemagne produit de nombreux efforts pour mettre à profit l’affaiblissement

de la position française, faisant suite à l’expulsion de

l’Empire ottoman des religieux français. Cet activisme est illustré par

les entreprises du député catholique et émissaire allemand Matthias

Erzberger, qui portent jusqu’à la Palestine ; avec, de la part de

l’Allemagne, outre la mise en cause du protectorat de la France, le

souci de remplacer le personnel français de certains établissements par

des membres allemands des congrégations respectives 23 . Dans cette

situation, la France ne peut que se mobiliser et tenter d’imaginer les

moyens de faire face à cette situation. C’est ce qui pousse Paris à

vouloir un rapprochement avec le Saint-Siège : agir de la sorte, c’est

s’en gagner les faveurs, et obtenir l’assurance à long terme d’une place

privilégiée dans les affaires orientales. Interpellé 24 , le Saint-Siège saisit

cette occasion pour dire son fait à la France : selon le cardinal Gasparri,

si Paris attache tant d’importance à la continuation de son action

catholique et de son rôle de protectrice, la France ne peut assumer ces

fonctions si elle continue à appliquer sa législation anticléricale.

Comme l’indique le prélat à Cochin:

22. On trouve cette accusation notamment à l’encontre des assomptionnistes : MAE,

Paris, Guerre 1914-1918, Turquie 929, protectorat religieux de la France, août-décembre

1915, lettre du ministère de l’Intérieur, Service des renseignements généraux, au MAE, 6

octobre 1915, envoi d’une coupure de presse du Bonnet Rouge, 4 octobre (« Les

Assomptionnistes et l’influence allemande en Turquie »), accusant le gouvernement

français d’avoir financé une congrégation opposée aux intérêts français.

23. Konrad Lübeck développe cette idée dans un article intitulé « Les devoirs des

catholiques allemands dans l’Orient turc » (Aufgaben der deutschen Katholiken im

türkischen Orient) [Lübeck, 1916, p. 1 sq.].

24. C’est la fameuse correspondance entre le député catholique et secrétaire d’État aux

Affaires étrangères Denys Cochin et le secrétaire d’État Gasparri relative à la question du

maintien du protectorat français [Latour, 1996, p. 286-287].


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 131

Qu’il me soit permis d’ajouter que ce serait une illusion de regarder

comme possible et efficace une propagande religieuse quelconque en Orient

sans missionnaires. Or, le nombre des missionnaires français ira nécessairement

en diminuant si l’on maintient en France la législation actuelle contre les

Congrégations religieuses 25 .

Cette logique s’impose dans l’Hexagone même, mais surtout aux

responsables français en poste en Orient après la guerre, une fois que la

France eut obtenu la gestion des affaires en Syrie-Liban, et qu’elle

escompte récupérer la Palestine : occuper cette place, c’est s’en donner

les moyens, et conforter les positions des meilleurs alliés de la France,

à savoir les établissements religieux. Or, ceux-ci ne peuvent assurer

cette fonction : à l’affaiblissement du recrutement sont venus s’ajouter,

d’abord, l’expulsion de la fin de 1914, et, désormais, un difficile retour

en Orient, dû à la mauvaise volonté britannique à l’égard de ces agents

français. Pour corriger cet état de fait, des mesures s’imposent en

faveur des congrégations, dont la première est de permettre leur

recrutement. Cet encouragement émane d’officiels français, qui

s’engagent dans le sens d’une révision de la législation : le général

Gouraud, haut commissaire français en Syrie-Liban, s’entremet ainsi

pour certaines communautés. Évoquant, à l’adresse du ministère des

Affaires étrangères, le cas des Bénédictins du Mont des Oliviers et

d’Abou Gosh, il insiste sur une mesure qui ressortit à la fois de la

justice envers des Français méritants et de la pure logique politique :

Après avoir donné ces preuves d’attachement à leur patrie [participation aux

combats au cours du conflit qui vient de s’achever] et afin de leur permettre d’en

étendre le rayonnement en terre palestinienne, des Pères Bénédictins demandent

en la personne du prieur de Jérusalem […] que le Gouvernement de la

République consente à tolérer et encourager […] deux établissements (de

recrutement) jusqu’au moment où ils pourront être officiellement autorisés.

J’estime que c’est un devoir pour moi d’appeler la bienveillante attention

de Votre Excellence sur cette requête. En l’accueillant, le pays acquitterait une

dette de reconnaissance envers de bons Français qui, après avoir largement

versé leur sang pour lui, s’efforcent en terre lointaine de le mieux faire

connaître et aimer 26 .

Cette position est appuyée par des ecclésiastiques : on retrouve

parmi eux les membres de la mission dirigée par le cardinal Dubois, qui

parcourt le bassin méditerranéen à la demande expresse du ministère

français des Affaires étrangères, afin de faire pièce aux prétentions

25. Archives secrètes vaticanes, Secrétairerie d’État, Affaires ecclésiastiques extraordinaires,

686, 1295, 1917-1921, lettre du cardinal Gasparri à Denys Cochin, 15 février

1918.

26. MAE, Paris, Levant, 1918-1940, Turquie, Affaires religieuses, Établissements

religieux, 122, 1920-1921, lettre de Beyrouth (169) au MAE, 23 avril 1920, Gouraud.


132

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rivales 27 . C’est ce qui apparaît dans le compte rendu qu’en dresse Mgr

Grente, archevêque du Mans : proclamant la nécessité de rétablir la

prépondérance française en Orient, il indique que l’autorisation de

recrutement est bien l’une des solutions, « sans cela, ce seront les

missionnaires étrangers qui l’emporteront ». De fait, l’autorisation

française au recrutement des religieux doit s’effectuer « au nom même

du patriotisme » [Mgr Grente, 1922, p. 194 et 255]. Cette nécessité

est relayée en France même. Elle est ainsi très présente dans les carnets

de Mgr Baudrillart : très tôt informé du cas des Bénédictins, il en tire

la conclusion logique : « … il faudrait que le gouvernement autorisât le

recrutement en France ; sinon, les œuvres passeront à des religieux

étrangers » [Baudrillart, 1994, entrée du 28 janvier 1918, p. 743] ; il va

même jusqu’à en parler directement à Poincaré :

J’aborde la question des congrégations religieuses, du scandale que cause

leur expulsion de France, quand on voit ce qu’elles font et quel esprit français

elles gardent, même après avoir souffert de notre gouvernement. […] Je lui

parle des noviciats en France ; il me dit qu’elles n’ont qu’à en ouvrir ; je lui

montre les difficultés légales ; il affirme que la loi le permet ; mais à quelles

conditions ? Enfin, il convient qu’on peut et doit faire quelque chose en ce

sens [Baudrillart, 1994, p. 990-991].

La thématique suscite également l’intervention de personnalités

intellectuelles et politiques, qui y voient l’occasion de poursuivre une

réflexion et des revendications plus anciennes. Il en est ainsi de

Maurice Barrès. Suite à son éloge de l’Union sacrée [Barrès, 1997], il

publie son Enquête aux pays du Levant, dont le final est un vibrant

appel à la poursuite d’une réconciliation nationale passant par la révision

du statut des congrégations [Barrès, 1923, p. 175-176]. De cette

affaire, Barrès fait son dernier combat. En tant que vice-président de la

commission des Affaires étrangères, il interroge : Faut-il autoriser les

congrégations? Pour lui, la Palestine est bien le lieu où la présence

française a tout à perdre au cas où Paris donnerait une réponse négative

à cette question [Barrès, 1924].

L’esprit qui domine au cours des années suivantes ne peut certes

mener à une révision, voire à une suppression de la législation anticléricale.

Néanmoins, le réchauffement des relations entre la France et le

Saint-Siège, comme la dette de la France à l’égard de religieux

pourchassés, mais qui n’ont pas hésité à la défendre, instaurent une

tolérance envers des retours de facto. Et lorsque le Cartel des gauches

fait mine de relancer la législation anticléricale, la réaction est brutale

27. L’envoi du cardinal Dubois suit et clôt une série de missions étrangères, dirigées

l’une par le cardinal britannique Bourne, l’autre par le cardinal italien Giustini [Minerbi,

1990]. Voir aussi à ce propos notre article [Trimbur, 2005].


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 133

et nette de la part des religieux : le refus proclamé haut et fort par les

hommes de la Ligue du droit des religieux anciens combattants et la

tentative de constitution d’une Fédération nationale catholique sont

suivis avec bienveillance à la fois par les représentants français en Terre

sainte et par leurs administrés locaux que sont les congréganistes

français.

Au bout du compte, et de manière contradictoire, ce n’est pas la

relance velléitaire de la législation anticléricale, mais le réchauffement

des relations entre la France officielle et les congrégations qui affecte

la présence française en Palestine. La victoire permet la rentrée des

congrégations dans le giron français, les religieux ayant combattu pour

leur pays ne jugeant pas utile de repartir, et leurs frères anciennement

exilés rentrant à leur tour. De fait, dans le nouveau contexte bienveillant,

les exils perdent leur valeur de refuge : contre qui s’agit-il

désormais de se protéger ? Et, dans ces conditions, à quoi correspondrait

un nouveau départ ? Cette nouvelle donne mène à la transformation

de la vocation de certains établissements français de Palestine.

Ainsi, dès les lendemains de la Première Guerre mondiale, en lien avec

l’amélioration des relations entre les Augustins de l’Assomption et le

gouvernement français, le vaste bâtiment de Notre-Dame de France

n’accueille plus de novices : à nouveau tolérés en France, les

Assomptionnistes rouvrent des grands séminaires ou maisons d’études

sur le territoire métropolitain, ce qui supprime logiquement la nécessité

de disposer d’un tel établissement en Terre sainte ; Notre-Dame de

France devenant alors un simple centre d’accueil destiné aux pèlerins,

mais surtout aux touristes de passage.

Comme nous avons voulu le montrer, dans le cas de la Palestine, à

l’instar d’autres régions du monde, la législation anticléricale, d’une

part, n’affecte pas véritablement la présence française : au contraire,

dans un domaine où se confondent les qualificatifs « français » et

« catholique », la législation conduit même au renforcement de

l’élément français, avec l’accord des autorités françaises de tutelle.

Néanmoins, par ailleurs, on note tout de même un impact sensible. À

long terme, la législation anticléricale affecte aussi bien l’image de la

France que les éléments qui la composent : le recrutement déficient

entraîne inéluctablement une baisse des effectifs, le remplacement des

congréganistes français par des religieux étrangers, ou une déperdition

de sens pour des établissements conçus sur une base de forte

occupation ; une tendance renforcée par le réchauffement des relations

Église/État pendant et après la Première Guerre mondiale, qui ôte son

sens à des établissements-refuges. Au total, il se confirme, dans le cas

de la Palestine, que l’anticléricalisme n’est certes pas un article d’ex-


134

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

portation ; mais l’anticléricalisme intérieur a bien des effets vers

l’extérieur. Il participe ainsi à la dégradation de la position française à

long terme, après l’âge d’or de la fin du XIX e siècle et du début du XX e

siècle, et contribue à affaiblir un élément qui ne peut guère résister aux

attaques frontales que constituent le mandat britannique et la montée

des nouveaux facteurs, lorsque la Terre sainte chrétienne idéalisée

s’efface pour devenir la Palestine déchirée. La législation anticléricale

est donc un élément parmi d’autres dans la mise à mal de la position

française en Palestine.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Archives de la congrégation de Subiaco, Rome.

Archives du MAE, Paris.

BARRÈS M. (1923), Enquête au pays du Levant, Plon, Paris.

— (1924), Faut-il autoriser les congrégations ? Les Frères des Écoles

chrétiennes, les Pères Blancs, les Missionnaires africains de Lyon, les

missionnaires du Levant, les Franciscains, Plon, Paris.

— (1997, reprise de l’édition de 1917), Les Diverses Familles spirituelles de la

France, Imprimerie nationale, Paris

BAUDRILLART A. (1994), Les Carnets du Cardinal, 1 er

août 1914-31 décembre

1918, texte présenté, établi et annoté par Paul Christophe, Cerf, Paris.

CABANEL P. et DURAND J.-D. (2005), Le Grand Exil des congrégations religieuses

françaises, 1901-1914, Cerf, Paris.

Mgr GRENTE G. (1922), Une Mission dans le Levant, Beauchesne, Paris.

GRANGE D. J. (1994), L’Italie et la Méditerranée (1896-1911). Les fondements

d’une politique étrangère, Collection de l’École française de Rome, 197, 2

volumes, Rome.

LANGLOIS C. (2001), « Les congrégations françaises en Terre sainte au XIX e

siècle », in TRIMBUR D. et AARONSOHN R. (dir.), De Bonaparte à Balfour. La

France, l’Europe occidentale et la Palestine, 1799-1917, collection

« Mélanges » du Centre de recherche français de Jérusalem, vol. 3, CNRS-

Éditions, Paris.

LATOUR F. (1996), La Papauté et les problèmes de la paix pendant la Première

Guerre mondiale, L’Harmattan, Paris.

— (1912), « Le protectorat en Terre sainte. Les congrégations françaises à

Jérusalem », Jérusalem (publication assomptionniste), n° 91, 24 janvier, p. 18 sq.

LÜBECK K. (1911), « Das Werk des Kardinals Lavigerie in Jerusalem »,

Historisch-Politische Blätter, CXLVIII.

— (1916), « Les devoirs des catholiques allemands dans l’Orient turc », Das

Heilige Land, 1. Heft, janvier 1916, « Aufgaben der deutschen Katholiken im

türkischen Orient ».

MINERBI S. I. (1990), The Vatican and Zionism. Conflict in the Holy Land 1895-

1925, Oxford University Press, New York-Oxford.

MULTON H. (2002), « Les assomptionnistes et la loi de 1901 », in LALOUETTE J. et

MACHELON J.-P. (dir.), 1901, les congrégations hors-la-loi ?, Letouzey et Ané,

Paris.


LA REVANCHE DES CONGRÉGATIONS ? 135

SORREL C. (2003), La République contre les congrégations. Histoire d’une

passion française (1899-1904), Cerf, Paris.

TRIMBUR D. (1999), « Intrusion of the “Erbfeind”. French Views on Germans in

Palestine 1898-1910 », in HUMMEL T., HINTLIAN K. et CARMESUND U.,

Patterns of the Past, Prospects for the Future, The Christian Heritage in the

Holy Land, Melisende Press, Londres.

— (2000), « Sainte-Anne : lieu de mémoire et lieu de vie français à Jérusalem »,

Chrétiens et sociétés. XVI e -XX e siècles, Centre André Latreille (université

Lyon/Institut d’histoire du christianisme, université Lyon-III), n° 7.

— (2001), « Religion et politique en Palestine : le cas de la France à Abou Gosh »,

in TRIMBUR D. et AARONSOHN R. (dir.), De Bonaparte à Balfour. La France,

op. cit.

— (2002a), « Vie et mort d’un séminaire syrien-catholique. L’établissement bénédictin

de Jérusalem », Proche-Orient chrétien, n° 3-4.

— (2002b), « Une École française à Jérusalem. De l’École pratique d’études

bibliques des dominicains à l’École biblique et archéologique française de

Jérusalem », Mémoire dominicaine, V, Cerf, Paris.

— (2002c), « L’ambition culturelle de la France en Palestine dans l’entre-deuxguerres

», in TRIMBUR D. (dir.), Entre rayonnement et réciprocité.

Contributions à l’histoire de la diplomatie culturelle, Publications de la

Sorbonne, Paris.

— (2005), « Une appropriation française du Levant : la mission en Orient du

cardinal Dubois, 1919-1920 », à paraître dans les actes du colloque « Une

France en Méditerranée. Écoles, langue et culture française, XIX e -XX e siècles »,

université de Toulouse Le Mirail, mars 2005 (sous la direction de Patrick

Cabanel).

WACHÉ B. (1998), « Aspect des relations France/Saint-Siège durant le premier

conflit mondial », Revue d’histoire diplomatique, 4.



6

Quand la laïcité des francs-maçons

du Grand Orient de France vient aux Jeunes Turcs

Thierry Zarcone

L’ajout par Mustafa Kemal de la laïcité (laiklik), en 1937, à la

Constitution (1924) de la jeune République turque (1923), est l’aboutissement

d’une histoire centenaire qui a commencé, dans les années

1820, avec une première série de mesures de sécularisation qui ont

arraché le contrôle d’une partie de l’éducation aux hommes de religion.

Le processus s’accélère pendant la période de réformes des Tanzimat

(1839-1861) sous l’impulsion de ministres éclairés et d’une première

génération de penseurs réformistes, les Jeunes Ottomans. Il se ralentit

sous le règne autoritaire du sultan Abdülhamid II (règne 1877-1909),

puis reprend, à partir de 1908, avec la deuxième génération de réformateurs,

les Jeunes Turcs, et, après 1923, avec les kémalistes. Les

mouvements jeunes-turcs qui ont émergé, dans les dernières décennies

du XIX e siècle, s’opposent à Abdülhamid II parce que ce dernier a mis

un terme au mouvement des réformes en suspendant, en 1878, la

première Constitution libérale de l’Empire (adoptée un an auparavant).

Poursuivis par le pouvoir, exilés volontaires ou forcés, les Jeunes Turcs

continuent à agir dans l’ombre, à Istanbul, à Salonique, ou depuis

l’étranger (Paris, Londres, Genève, Le Caire) [Berkes, 1964 ;

Hanioğlu,

1995 ; Georgeon, 2004]. Mais le courant jeune-turc n’est pas

homogène et si tous ceux qui s’en réclament sont constitutionnalistes,

plusieurs restent fermement religieux, d’autres sont positivistes et

même athées. C’est principalement dans la mouvance positiviste de ce

courant, qui établit des liens intimes avec les franc-maçonneries

française et italienne, que l’anticléricalisme et l’idéal « laïque »

trouveront un terrain favorable, avant d’être adoptés plus tard par les

kémalistes.


138

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’APPRENTISSAGE DE L’ANTICLÉRICALISME ET DE LA LAÏCITÉ

Dans leur tentative de structurer une opposition au sultan, certains

groupes jeunes-turcs ont recours à la franc-maçonnerie. Les uns

rejoignent les loges française et italienne à Salonique, d’autres

deviennent francs-maçons à Paris. L’idéologie libérale, le positivisme

scientifique de la franc-maçonnerie française et italienne leur

conviennent et son caractère secret protège leurs assemblées 1 . Depuis

les années 1860, ces deux franc-maçonneries sont anticléricales (ce qui

ne signifie pas antireligieuses 2 ) et exigent que l’éducation ne soit plus

contrôlée par les congrégations et qu’elle passe sous le contrôle de

l’État, une position qui se durcit à la fin du XIX e et au début du XX e

siècle. L’ordre est le théâtre, dans la deuxième partie du XIX e siècle, de

vives disputes entre les francs-maçons croyants et une nouvelle

génération d’agnostiques et d’athées. Ce conflit trouve son

dénouement, en France, au convent de 1877, lorsque la décision fut

prise de supprimer du cadre constitutionnel du Grand Orient de France

la croyance en Dieu et en l’immortalité de l’âme, avec en ligne de mire

l’élimination définitive des textes rituels de l’invocation au Grand

Architecte de l’Univers (assimilé à Dieu par ses opposants). Émile

Poulat écrit que l’obédience française opère ainsi sa complète

« laïcisation » [Poulat, 2003, p. 87]. À partir de cette date, le Grand

Orient de France se définit comme une « institution essentiellement

philanthropique, philosophique et progressive » (article I de la

Constitution) et met en avant deux grands principes : la liberté absolue

de conscience et la solidarité humaine [Combes, 1999, p. 142]. Quant

au Grand Orient d’Italie, il est influencé par le Risorgimento et les idées

de la Révolution française. Ses héros sont Garibaldi et Mazzini et son

action politique se manifeste aussi à travers l’anticléricalisme [Viallet,

1978, p. 185]. Les francs-maçons italiens conviennent, comme leurs

frères français, que l’Église est l’ennemie de la démocratie et que le

combat contre elle se fera dans le domaine de l’éducation. De

nombreux francs-maçons français et italiens adhèrent aux cercles de la

libre-pensée, et la Ligue de l’enseignement, fondée par le franc-maçon

français Jean Macé, en 1864, voit des loges françaises entières se rallier

à elle [Halpern, 1999, p. 199-230]. Voici, en substance, la pensée

sociale et politique que les Jeunes Turcs découvrent lorsqu’ils adhèrent

1. Sur la franc-maçonnerie et les sociétés secrètes politiques en Turquie, voir : Koloğlu

O. (1991 a), (1991 b) et (2003) ; Zarcone Th. (1993 et (2002) ; Iacovella A. (1997).

2. Prenons l’exemple d’une des figures emblématiques du Grand Orient de France, le

pasteur Frédéric Desmons, cinq fois président de l’obédience, et partisan d’une laïcisation

du rituel ; cf. Ligou D. (1966).


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 139

à la franc-maçonnerie française et italienne, ou lorsqu’ils fréquentent

les membres de ces deux obédiences latines, à la fin du XIX e et au début

du XX e siècle.

Certes, les Jeunes Turcs n’ont pas découvert la laïcité chez les seuls

francs-maçons. Ils ont pu la lire dans les ouvrages et les revues qui

rentrent illégalement dans l’Empire ottoman, et certains Jeunes Turcs,

réfugiés en France, assistent à l’application des premières mesures

laïques de 1882 et au démantèlement de la puissance catholique, en

particulier celle des congrégations. Ils n’ignorent pas que le Grand

Orient de France est alors le fer de lance de l’anticléricalisme et le plus

ardent défenseur de cette laïcité. De même, en Turquie (à Istanbul, à

Salonique, à Smyrne), les francs-maçons ottomans peuvent suivre, dans

les loges françaises et italiennes, le feuilleton de l’histoire politique de

ces deux obédiences dont ces loges sont souvent le fidèle reflet (il n’y a

pas encore d’obédience turque). Ainsi, dans les loges d’Istanbul, où se

retrouvent toutes les composantes ethniques et religieuses de l’Empire

(musulmans, chrétiens grecs et arméniens, juifs, Levantins et Français)

et certains des plus brillants Jeunes Ottomans (Namık Kemal, Fazıl

Paşa, Ziya Paşa, etc.), la question de la croyance du franc-maçon donne

lieu à des débats passionnés. Louis Amiable, qui deviendra un haut

dignitaire du Grand Orient de France, dirige la loge L’Union de l’Orient

et favorise, en 1866, la réception d’un athée et anticlérical notoire,

Gustave Flourens, rédacteur de deux journaux de langue française en

Turquie. Cette réception, du reste, provoque des remous au sein des

loges françaises comme, en 1877, l’amendement de l’article I de la

constitution du Grand Orient de France avait entraîné des démissions en

chaîne [Zarcone, 1993, p. 280-282].

La franc-maçonnerie italienne, à Istanbul et à Smyrne, elle aussi, est

divisée sur cette question. Elle propage les idéaux du Risorgimento en

Turquie : elle fait l’éloge de Garibaldi, en 1864, et organise une tenue

funèbre à l’occasion de sa mort, en 1883, en présence des autres loges

de la ville d’Istanbul ; elle souscrit aussi à l’édification d’un monument

à la gloire de Mazzini en 1872 [Zarcone, 1993, p. 213-215]. Le jeune

Ottoman Mustafa Fazıl Paşa,

influencé par Mazzini, membre de la loge

L’Union d’Orient, soutenait, dans sa lettre au sultan Abdülaziz, en

1866, que ce n’est pas la religion qui doit régler le droit des peuples.

Sherif Mardin relève, chez ce dernier, une notion inconnue en islam,

celle de « l’éthique laïque » [Mardin, 1962, p. 277]. L’un des francsmaçons

les plus représentatifs du Risorgimento, après Garibaldi et

Mazzini, est le républicain mazzinien Ettore Ferrari, éminent librepenseur

et futur grand maître du Grand Orient d’Italie (1904). Ce

dernier, un artiste, sculpte la statue de Giordano Bruno (1548-1600,


140

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

philosophe, astronome et occultiste italien, exécuté comme hérétique,

il deviendra plus tard un martyr de la cause de la libre-pensée) qui est

élevée à Rome par l’obédience en 1889 et devient le principal symbole

de la laïcité dans la Péninsule. Devenu Grand Maître, Ferrari multiplie

l’activité anticléricale et développe les relations des francs-maçons

avec les libres-penseurs : comme en France, le clergé devient

« l’ennemi du citoyen progressiste » [Isastia, 2003, p. 318-319, 324,

330-331 ; Conti, 2003, p. 227]. Ferrari apporte, à la fin du XIX e siècle,

son total soutien aux Jeunes Turcs et fait même le voyage d’Istanbul,

en 1900, pour activer le réveil et l’engagement politique des loges [Loi,

1987 ; Zarcone, 1993, p. 240-241, p. 247]. Un an plus tard, en 1906,

l’opposition jeune-turque se structure, à Salonique, autour de la loge

italienne de la ville, Macedonia Risorta (créée en 1901), qui est

fréquentée par les futurs hommes forts du régime jeune-turc (Talat

Paşa, Cavid Bey) et où sera initié, entre autres, Hüseyin Cahid Yalçın

(1875-1957, important journaliste politique dans les années 1910-

1930) [Zarcone, 1993, p. 240-247; Iacovella, 1997]. Mais à cette date,

la franc-maçonnerie se concentre tout d’abord sur la lutte contre le

sultan et le rétablissement de la Constitution ; l’anticléricalisme et la

laïcité ne sont pas la priorité [Carasso, 1913 ; Ferrari, 1910].

AHMED RıZA, UN « FRANC-MAÇON SANS TABLIER »

Ahmed Rıza (1859-1930), l’une des principales figures du

mouvement jeune-turc et le leader du groupe le plus influent, n’est pas

franc-maçon, mais plusieurs de ses compagnons le sont, et il a eu, au

cours de son long séjour parisien de vingt ans (1889-1908), des

contacts continus avec des membres du Grand Orient de France

[Hanioğlu,

1989, p. 190-191]. En 1895, il dirige le comité d’opposition

Ittihâd-ı Osmânî/Union ottomane (fondé en Turquie en 1889), qu’il

rebaptise Comité Union et Progrès, et publie la revue Mechveret (Paris,

1895-1908), en langues turque et française, revue qui est considérée

comme la publication officielle du Comité. A. Rıza est un positiviste

convaincu et un élève de Pierre Lafitte ; or le positivisme est le lien

philosophique qui rapproche les Jeunes Turcs des francs-maçons

français autour du culte du progrès, de la raison et de la liberté.

Le cas d’Ahmed Rıza, que tout pousse vers la franc-maçonnerie et

qui, pourtant, quoiqu’il reconnaisse son caractère bénéfique, refuse d’y

adhérer, demande une explication. À une loge du Grand Orient de

France qui voulait l’initier, Ahmed Rıza répond, en 1892, que « la francmaçonnerie

a rendu de grands services à une époque où le cléricalisme


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 141

était puissant et où la liberté de pensée était vue comme une faute »,

mais qu’il ne peut accepter, au nom de ses convictions de positiviste, sa

structure hiérarchique, car elle est contraire à l’égalité [Hanioğlu,

1985,

p. 144-147 ; Zarcone, 1993, p. 297-298]. A. Rıza parle de l’efficacité de

la franc-maçonnerie au passé : faut-il comprendre qu’elle n’a plus alors,

en France, sans doute depuis la proclamation de la III e République, de

rôle à remplir ? En France peut-être, mais pas en Turquie, puisqu’il

écrit, dix ans plus tard, en 1903 — il s’agit justement de l’époque à

laquelle la loge Macedonia Risorta de Salonique commence à

structurer l’opposition jeune-turque — que l’« action maçonnique peut

avoir un effet salutaire pour notre cause », à condition, précise-t-il,

« que les francs-maçons agissent avec circonspection et qu’ils débarrassent,

avant tout, les loges des espions que le sultan y a introduit » [Rıza,

1903]. Ahmed Rıza n’en deviendra pas pour autant franc-maçon, mais

il est clair qu’il soutient leur action. Les francs-maçons français ont

pour usage de qualifier de « franc-maçon sans tablier », les personnes

qui n’appartiennent pas à leur Ordre, mais qui partagent leurs idées et

combattent à leurs côtés pour la défense de la liberté. Ahmed Rıza,

qu’ils n’ont pas réussi à initier, l’était sans contredit.

Le cas d’Ahmed Rıza n’est pas isolé. On trouve, en France et en Italie,

plusieurs francs-maçons et non francs-maçons qui ont loué les principes

philosophiques et l’engagement politique de la franc-maçonnerie, mais

qui ont critiqué ses « cérémonies ridicules » et ses « symboles

archaïques ». On peut citer le médecin suisse Berchtold-Bauprè

(m. 1861), non franc-maçon [Halpern, 1999, p. 103-126], le librepenseur

et franc-maçon Arcangelo Ghisleri [Isastia, 2003, p. 329-330] et

le Jeune Turc Hüseyin Cahit Yalçın, devenu franc-maçon, qui appréciait

les nobles idéaux de l’ordre, mais trouvait ses cérémonies absurdes et

inadaptées à son idéal [Huyugüzel, 1984, p. 26 ; Zarcone, 2002, p. 87-88].

Le modèle que la franc-maçonnerie du Grand Orient de France a pu

représenter pour les Jeunes Turcs apparaît dans une conférence

présentée, en 1908, au siège de l’obédience, par le docteur Nazım, qui

n’est pas franc-maçon, peu après l’installation des Jeunes Turcs au

pouvoir [Dumont, 1991]. Il était accompagné du franc-maçon Cemal

Bey et d’A. Rıza.

Bien que n’ayant pas l’insigne honneur de faire partie de la francmaçonnerie,

nous sommes persuadés cependant d’en avoir, nous, les Jeunes

Turcs, les sentiments supérieurs qui la guident, c’est-à-dire l’amour de la

liberté, l’acheminement progressif vers l’égalité, gage indispensable pour une

fraternité universelle.

Si donc, nous ne pouvons nous dire frères maçons, vous ne nous refuserez

pas le titre de frères en l’humanité.


142

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Et c’est parce que nous sommes conscients de cette communauté dans nos

idées et nos aspirations qu’aussitôt débarqués à Paris, nous nous sommes

rendus au sein de votre grande famille, certains d’y trouver bon accueil.

Nazım ajoute que « des amis que nous avions au sein même de la

maçonnerie française, connaissant nos aspirations, ont bien voulu nous

initier à votre organisation et à sa méthode de travail ».

La Turquie est, dit Nazım, prête à « recevoir la graine utile de l’instruction

obligatoire et de la liberté de conscience ». Le Jeune Turc loue

également la récente « loi de séparation des Églises et de l’État » de 1905.

Nous, Jeunes Turcs, avant d’être mahométans, nous sommes libéraux. La

religion n’entre en aucune façon dans nos préoccupations politiques. Le

Coran, qui est un véritable code de socialisme intégral, le premier en somme,

nous dispense heureusement de nous en préoccuper dans l’établissement de

notre gouvernement futur.

Le positionnement de plusieurs Jeunes Turcs à l’égard de l’anticléricalisme

et de la politique laïque française mérite toute notre attention.

A. Rıza estime que, si l’anticléricalisme s’impose contre le clergé

catholique, il doit être nuancé en revanche, en islam, où les hommes de

religion ne constituent pas une institution organisée sur le modèle de

l’Église qui se place entre les croyants et leur livre saint. Certes, écritil,

la classe des oulémas doit être purgée de ses éléments fanatiques.

Surtout, A. Rıza est ulcéré par les critiques occidentales de l’islam

comme religion ; à l’image de Namık Kemal, il considère que la

religion du Prophète est une religion progressiste, une religion de la

raison [Zarcone, 2004, p. 82-83] : «Le grand principe de l’islamisme est

celui de la continuité, de l’évolution et du progrès dans la religion

même, principe qui n’est point enfermé dans les bornes infranchissables

d’un dogme étroit et immuable » [Rıza, 1897]. En pur laïque,

A. Rıza n’attaque pas la religion, mais uniquement ceux qui la

dévoient, c’est-à-dire les oulémas radicaux : « Comment une doctrine

qui fut un élément si puissant de régénération et de progrès est-elle

devenue aujourd’hui entre les mains de quelques fanatiques ignorants,

hypocrites et malveillants, un instrument d’intolérable tyrannie ?

Question redoutable sur laquelle j’appelle l’attention du khalife actuel

[Abdülhamid II] et dont la solution contribuerait plus que toute autre

réforme au relèvement du monde musulman » [Rıza, 1897].

Dès 1898, A. Rıza veut donner une leçon de laïcité aux Français,

fort de l’expérience libérale ottomane fondée sur la tolérance des

steppes, lorsque Turcs et Mongols constituaient des empires pluriconfessionnels.

Il cite, dans son article « Tolérance musulmane », le sultan

réformateur Mahmud II (règne 1838-1839) : « Je ne veux reconnaître


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 143

désormais les musulmans qu’à la mosquée, les chrétiens qu’à l’église, et

les juifs qu’à la synagogue ». A. Rıza critique surtout la politique

française en Turquie, où elle protège les congrégations, et il exhorte le

gouvernement français à respecter ses principes laïques. C’est un

problème bien connu, comme le note Émile Poulat, qu’à l’étranger, « les

Français ont hésité entre intransigeance et compromis avec les missions

chrétiennes comme avec les traditions locales… » [Poulat, 2003, p. 94].

Conformément à la célèbre formule de Léon Gambetta, « l’anticléricalisme

n’est pas un article d’exportation » (1881), la République

française n’applique pas ses mesures laïques dans ses colonies ni dans

ses ambassades (elle agira de même après la loi de séparation de 1905),

et cela pour au moins deux raisons : pour conserver son contrôle sur les

cultes, sur le culte musulman, par exemple, dans le cas de l’Algérie, afin

de s’en faire un allié ; puis, pour consolider sa mission civilisatrice —

c’est le cas de la Turquie —, mission déjà assurée, depuis plusieurs

siècles, par les congrégations chrétiennes.

Alors que la France « fait chez elle, la guerre aux empiétements du

cléricalisme », A. Rıza se demande « comment cette même France peut

applaudir en Turquie ce qu’elle condamne chez elle ». Il retient que le

gouvernement français « organise dans notre pays un pouvoir à la fois

politique et religieux et qu’il nous montre une France à double face »

[Rıza, 1898, p. 3]. Quelle est la réponse d’Ahmed Rıza :

Nous autres, Jeunes Turcs, plus soucieux qu’elle [la France] de l’avenir de

notre patrie, nous cherchons son relèvement dans une étroite relation avec

cette France laïque et libérale qui, s’exprimant par la bouche d’un de ses

représentants les plus savants (Delbet, député de Seine-et-Marne), a posé le

principe suivant : « respect et liberté à toutes les croyances religieuses ;

tolérance pour tous les cultes qui doivent se suffire à eux-mêmes, sans

subvention de l’État : – lutte à outrance contre le cléricalisme, c’est-à-dire

contre l’invasion de la religion dans la politique, source de tant de maux et de

troubles. – résistance énergique contre les empiétements de la Cour de Rome »

[Rıza, 1898, p. 4].

Ahmed Rıza dénonce nettement la formule de Léon Gambetta qui

légitime la « politique cléricale » de la France hors de ses frontières :

Avec ce mot d’esprit, la France s’est crue, depuis vingt-cinq ans, dispensée

d’avoir une politique en Orient et en Extrême-Orient. Sous le prétexte absurde

que l’anticléricalisme, (c’est-à-dire, au fond, les idées de neutralité religieuse,

l’esprit laïque) ne devait pas s’exporter, on a continué à exporter en masse les

idées cléricales [Rıza, 1899].

En Turquie, à Istanbul en particulier, A. Rıza compte des alliés dans

son combat contre la politique cléricale de cette « France à double

face » ; ce sont les francs-maçons de la nouvelle loge La Renaissance


144

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(créée en 1904) qui, opposés à l’ambassadeur de France Jean-Antoine

Ernest Constans, relaient la politique laïque du Grand Orient de France.

Sur de nombreux points, les inquiétudes d’A. Rıza se reflètent aussi

dans les correspondances que cette loge échange avec l’obédience. Le

soutien apporté par la France et son ambassade aux congrégations, qui

ont trouvé dans la Turquie « une sorte de terre promise » [Rıza, 1901],

concerne principalement leur action éducative. Elles contrôlent en effet

de nombreuses écoles où ne sont pas scolarisés les seuls élèves issus

des communautés chrétiennes de l’Empire, mais aussi des enfants

musulmans. Ahmed Rıza et les francs-maçons de La Renaissance

déplorent que la laïcité soit sacrifiée sur l’autel des intérêts

économiques et commerciaux. L’enjeu est l’éducation et l’école.

A. Rıza précise que la « propagande antimusulmane » des missionnaires

et celle de la presse française affectent les musulmans turcs

[Rıza, 1904, p. 2].

A. Rıza espère faire comprendre à la France que la défense de ses

intérêts en Turquie ne peut, à terme, être assurée par son soutien aux

congrégations, mais par la mise en place d’institutions laïques :

Les institutions laïques seront sans doute plus aptes que les institutions

religieuses à remplir ces conditions [respect, liberté et religion]… nous ne

prétendons pas vouloir dire par là que tous les Français laïques sont scrupuleusement

respectueux des mœurs et de l’organisation sociale des pays où ils

portent leur langue et écoulent les produits de leurs industries. Hélas ! non.

Nous croyons seulement qu’une institution laïque, absolument neutre, où se

donnerait une éducation rationnelle, scientifique, et en grande partie professionnelle,

ne porterait peut-être pas atteinte à la constitution sociale et aux

croyances de ceux qui la recevraient : elle aurait par conséquent moins d’inconvénients

que les établissements fermés des congréganistes qui, en bourrant

la tête des enfants de notions chimériques, jettent le trouble au plus profond

de leur conscience et perpétuent cet antagonisme de race et de religion qui

nous est si funeste à tous égards.

Il est vrai que les institutions laïques ne pourront pas fonctionner, au

début, sans se heurter à des difficultés surtout matérielles, car la séculaire

oppression morale exercée par les religieux sur les catholiques d’Orient les

rend réfractaires et même hostiles à l’enseignement laïque. Mais, en revanche,

elles recruteront leur clientèle non pas parmi les 80 000 catholiques, mais

parmi les 24 millions d’Ottomans ; et comme l’éducation laïque aura pour

objet, nous aimons du moins à le croire, d’établir un lien de sympathie entre

l’Orient et l’Occident, la langue et les idées françaises auront ainsi un champ

de propagande vingt-quatre fois plus vaste, et leur influence se répercutera

même jusqu’aux limites extrêmes du monde musulman [Rıza, 1904, p. 2].

Les francs-maçons français n’ignorent pas et condamnent même la

politique ambiguë que conduit leur pays dans ses colonies et dans ses

ambassades. Et, s’ils souhaitent le rétablissement de la Constitution en


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 145

Turquie, c’est parce qu’elle apporterait l’égalité à toutes les populations

de l’Empire. D’après eux, son rétablissement convaincrait ainsi la

France de « renoncer à entretenir des moines — lesquels souvent ne

sont pas français — [et] qui, sous prétexte de servir notre influence,

s’opposent au contraire à la propagation des idées dont la France est

l’incarnation depuis la Révolution » [Pontet O. p. 205].

Plus grave, pour A. Rıza, l’enseignement assuré par les congrégations

catholiques met en péril l’avenir du pays à travers l’influence

néfaste qu’elles exercent sur les futures élites ottomanes :

Ces jeunes lycéens ont sur notre pays et les Turcs des idées originales

puisées, non pas dans des livres scolaires comme on s’en sert dans les maisons

d’éducation laïque, mais dans des ouvrages spéciaux où l’histoire est

remaniée au gré des professeurs en soutane. Une fois que ces jeunes gens ont

quitté les bancs de l’école, on les voit afficher un dédain superbe pour tout ce

qui est turc […] les voilà prêchant la haine de l’islam et fomentant des

troubles dans l’Empire ottoman [Rıza, 1906, p. 5].

LES FRANCS-MAÇONS PASSENT À L’ATTAQUE

Les membres du Grand Orient de France, à Istanbul, dénoncent, eux

aussi, à la fin du XIX e et au début du XX e siècle, la conduite hypocrite du

gouvernement français qui refuse, par le biais de son ambassade, de

défendre la laïcité et qui soutient les congrégations religieuses et leurs

écoles. Ces francs-maçons, pour la plupart des Grecs et des Arméniens

rejoints par quelques Français, sont regroupés dans la vieille loge

L’Étoile du Bosphore (créée en 1858), qui disparaît en 1904, puis dans

la loge La Renaissance, en activité de 1904 à 1935. Le principal

objectif de ces francs-maçons est de défendre et propager les « idées

françaises ». Pour ce faire, ils s’opposent à la politique « cléricale » de

l’ambassade et aux écoles des congrégations religieuses, requérant

l’aide du Grand Orient de France pour qu’il exerce des pressions sur le

gouvernement français. Mais leur grand idéal, à l’image des francsmaçons

français, depuis le milieu du XIX e siècle, est de fonder une

« école laïque française ». Épisode surprenant, dans le contexte de leur

combat anticlérical passionné, les frères de La Renaissance demandent

au Grand Orient de France, en 1920, l’autorisation d’initier un prélat,

Srineos, archevêque des Dardanelles, et de lui attribuer les trois grades

maçonniques à la fois, en lui évitant certaines formalités, en fait en

passant outre le vote des membres de la loge qui pourrait lui être

défavorable. Le vénérable et quelques officiers de la loge jugent en

effet l’archevêque des Dardanelles digne de devenir franc-maçon. Mais


146

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’obédience française refuse d’accorder cette dérogation… [Corr. R,

août 1920].

La « France à double face » est représentée, à Istanbul, par l’ambassadeur

Jean-Antoine Ernest Constans, en poste de 1898 à 1909 3 , auquel

Ahmed Rıza, depuis Paris, et les francs-maçons de La Renaissance

reprochent d’être « foncièrement clérical » et protecteur des congrégations

(Constans avait donné deux discours en faveur de celles-ci et des

jésuites) [Rıza, 1899, 1900, 1901]. A. Rıza est même étonné de voir

qu’après la séparation de l’Église et de l’État et la « chasse aux congréganistes»,

en 1905, l’ambassadeur Constans a été… un franc-maçon très

actif du Grand Orient de France ; il a dirigé en particulier le convent

maçonnique de 1884 [Combes, 1999, p. 199]. Sa qualité ne le rend pas

plus « fraternel » avec ses confrères et il se tient d’ailleurs à l’écart de la

franc-maçonnerie française de Turquie. En 1901, pour plaire au sultan, il

« donne l’ordre au bureau de la poste française, à Constantinople, de ne

plus recevoir les journaux des Jeunes Turcs » [Rıza, 1901].

En 1896, on trouve déjà, à l’ordre du jour de la réunion de la loge

L’Étoile du Bosphore, une conférence sur le cléricalisme dans laquelle

sont dénoncés les abus des clergés à toutes les époques ; le conférencier

explique que, par le mot « clergé », il entend les prêtres, les rabbins et

les imams [PVEB, 1896]. Après le rétablissement de la Constitution, en

1908, et l’arrivée des Jeunes Turcs au pouvoir, le nombre des loges

maçonniques se multiplie et une obédience nationale est constituée, en

1909 : c’est le Grand Orient ottoman. De même, des loges italiennes,

espagnoles, soutenues par leurs ambassades respectives se constituent.

Quant à la loge française, elle se plaint au Grand Orient de France que

l’ambassade ne lui apporte aucun soutien. Or, les francs-maçons de La

Renaissance savent que la révolution jeune-turque a reçu les encouragements

de la France et des positivistes français, et le président de la

loge confirme au Grand Orient de France que ce pays est son modèle

idéologique : « Je sais mieux que tous à quel point le changement de

régime dans notre pays vous intéresse d’autant plus qu’il est dû aux

idées et à l’éducation laïque françaises » [Corr. R., novembre 1908].

Toutefois, en avril 1909, la jeune Turquie est menacée, dix mois

seulement après le rétablissement de la Constitution, par un

mouvement insurrectionnel à fondement religieux qui provoque la fuite

d’une partie des députés jeunes-turcs. Ahmed Rıza, alors président du

Parlement, est menacé de mort, comme Hüseyin Cahit Yalçın, accusé

par les oulémas d’être un athée, un franc-maçon, et à cause de son

projet d’ouvrir une école de filles. Ce dernier ralliera la franc-

3. Il a été ministre de l’Intérieur de 1889 à 1892 ; voir Bacque-Grammont J.-L. et als

(1991), p. 76.


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 147

maçonnerie à Salonique où il s’est réfugié [Huyugüzel, 1984, p. 25-

26 ; Zarcone, 2004, p. 94-96]. Après que les Jeunes Turcs aient repris

le dessus et écrasé la contre-révolution, les francs-maçons de La

Renaissance font un courrier à l’obédience française dans lequel ils

tirent les conclusions de cet événement.

Nos jeunes officiers livrent un combat réel et sans pitié à la horde des faux

musulmans qui ont fait, entre leurs mains insensées, une arme du fanatisme

musulman. C’est le commencement de l’anticléricalisme musulman, créé

dans nos loges de Salonique, et qui sauvera la Turquie et les Ottomans d’une

perte certaine [Corr. R., 30 avril 1909].

Devant la détermination des oulémas radicaux à vouloir, au nom de

l’islam, rétablir la monarchie autoritaire du sultan Abdülhamid, les

Jeunes Turcs reconsidèrent leur position à l’égard de la religion.

L’anticléricalisme, qui n’était pas à l’ordre du jour, avant 1909, même

chez les francs-maçons musulmans de la loge italienne de Salonique,

les interroge. En datant de cette époque l’émergence d’un « anticléricalisme

musulman », les francs-maçons de La Renaissance pressententils

les prochaines mesures de sécularisation adoptées par le régime

jeune-turc ? Plusieurs mesures laïques sont prises en effet par les Jeunes

Turcs, sous l’influence du durkheimien Ziya Gökalp, entre 1910 et

1916, puis entre 1916 et 1917 : la principale autorité de l’islam

( şeyhülislam)

se voit retirer toutes ses prérogatives dans le domaine

temporel et maintenu dans ses seules fonctions spirituelles ; les

tribunaux islamiques passent sous la juridiction du ministère de la

Justice, et les écoles religieuses (medrese) sont mises sous le contrôle

du ministère de l’Éducation. Quoique s’inscrivant dans la continuité du

mouvement de réformes inauguré sous les Tanzimat, il est probable que

ces mesures ont été accélérées à cause de l’inquiétude provoquée par le

soulèvement de 1909. C’est à cette époque aussi que l’islam se

constitue comme courant politique face au mouvement occidentaliste.

Ces mesures anticipent celles, plus radicales encore, qui seront menées

par Mustafa Kemal en 1924-1925.

Outre l’influence de la franc-maçonnerie du Grand Orient de France

dans la diffusion des idées laïques, celle de penseurs français comme

Émile Durkheim est indéniable. Plusieurs figures importantes de la

nouvelle Turquie s’en réclament : Ziya Gökalp, qui sera l’un des

idéologues de la Turquie républicaine ; le franc-maçon Hüseyin Cahit

Yalçın, qui traduit en turc L’Éducation morale de Durkheim, en 1927

[Durkheim E. (1927)]. Cet ouvrage, qui résulte de plusieurs cours

dispensés à La Sorbonne en 1902-1903, a séduit les Jeunes Turcs. Ses

deux premiers chapitres avaient été traduits, en 1926, par un autre Turc,


148

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Necmettin Sadık Sadak, et publiés dans la revue de la faculté de

théologie de l’université d’Istanbul, sous le titre « Morale laïque,

Éducation laïque » (Laik Ahlak, Laik terbiye) [Durkheim, 1926].

L’ouvrage sera traduit une nouvelle fois, dans son intégralité, par M.F.

Bezirci, en 1938 [Durkheim, 1938].

Nous avons décidé de donner à nos enfants, dans nos écoles, une

éducation morale qui fût purement laïque : par là, il faut entendre une

éducation qui s’interdise tout emprunt aux principes sur lesquels reposent les

religions révélées, qui s’appuie exclusivement sur des idées, des sentiments et

des pratiques justiciables de la seule raison, en un mot une éducation

purement rationaliste [Durkheim, 1934, introduction].

Nous ne disons pas que tous les individus doivent cesser d’avoir des

sentiments religieux, c’est-à-dire nous ne demandons pas à tout le monde d’être

athée (dinsiz), nous n’officialisons ni n’encourageons l’athéisme. Nous disons

seulement qu’aucun individu ne doit se mêler de la religion ou des croyances

d’un autre. Le qualificatif « lâik » ne peut être attribué qu’au gouvernement

(hükûmet). Est « laïque » l’État qui ne mêle pas les affaires de la religion et celles

du monde. Est dit « laïque » l’individu qui désire que l’État adopte une telle

conduite en politique. Un individu peut être laïque tout en restant très religieux

[Hüseyin Cahid, dans le journal Tanin, 1924, cité in (Ergin, 1977, p. 1691)].

L’adjectif « laïque » (lâik) pénètre dans la langue ottomane au début

du XX e siècle, mais c’est sous sa forme substantive, laiklik, que la laïcité

devient constitutionnelle en 1937, les Ottomans n’ayant pas songé à lui

trouver un équivalent en langue turque. Cependant, les détracteurs de la

laïcité assimilent très rapidement celle-ci à l’irréligion et, partant, à

l’athéisme. Un auteur anonyme de la revue religieuse Islâm Mecmûası

écrit par exemple que la séparation de l’État et de l’Église produit un

« État totalement irréligieux — “laïque” » (artık devlet tamamıyla lâ-dinî

« laïque » oluyor) [« Islâmiyet ve Asrî Medeniyet » (1911) ; Ergin, 1977,

p. 1685-1716]. L’amalgame laïcité-athéisme ou franc-maçon-athée est

constant sous la plume des adversaires du régime jeune-turc [Vahdeti,

1909. La confusion est ancienne car le Dictionnaire turc-français de

Samy Bey Frashery (1885) donnait au mot « fârmasûn » les synonymes

d’« athée » et de « libre-penseur ». L’association n’est pas entièrement

fausse, car la franc-maçonnerie n’était pas exempte de frères athées.

Toutefois, le Grand Orient Ottoman ne conserve pas moins, en 1909, l’invocation

au Grand Architecte de l’Univers. Qui plus est, en 1932, un

franc-maçon rappelle, dans la revue Büyük Şark,

organe officiel du

Grand Orient de Turquie, que, si la franc-maçonnerie reconnaît toujours

son éternel ennemi dans les membres du clergé (klerjeler) — entendons

les oulémas — elle n’en est pas moins, contre la croyance commune,

respectueuse de la religion : « Seuls les maçons savent que la maçonnerie


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 149

n’est pas irréligieuse (dinsizlik) ». Et de citer l’opinion des ignorants :

« Chez nous, lorsque nous parlons d’un athée, nous disons : “Tiens, ce

franc-maçon” (farmason) » [Nami, 1932, p. 10]. Cependant, l’idée que

l’État laïque est un État athée reste vivace dans les années 1930.

LE COMBAT POUR L’ÉCOLE : DE « L’ÉCOLE MAÇONNIQUE »

ÀL’« ÉCOLE LAÏQUE »

Depuis le milieu du XIX e siècle, certains Italiens, Grecs, Arméniens et

Levantins de l’Empire ottoman ont pu constater que la politique de sécularisation

dans l’éducation ne se reflétait pas dans leurs communautés

religieuses (millet) où l’école restait sous le contrôle du clergé et des

missionnaires. Cela explique pourquoi plusieurs loges ont constitué ou

tenté de constituer des écoles primaires indépendantes. Les Italiens

d’Istanbul sont les premiers à concevoir et fonder, en juillet 1864, une

« école maçonnique ». L’influence du Risorgimento est décelable, car ce

serait sur les encouragements d’un officier de Garibaldi, Germono

Marchese, membre de la franc-maçonnerie, que des écoles italiennes sont

ouvertes après 1861, donc après l’Unité italienne [Haydaroğlu,

1990,

p. 148]. La loge Italia, à l’origine de cette « école maçonnique loge

allemande Germania — qui ouvrira sa propre école en 1868 [Becker,

1897] — et par la loge française L’Union d’Orient. L’école, installée

dans le rez-de-chaussée du local de la loge, accueille cinquante élèves en

novembre 1864. Le franc-maçon du Grand Orient de France qui

rapporte l’événement écrit : « L’intolérance et la méfiance musulmanes

ont été combattues avec succès et le premier pas est fait en Turquie pour

arracher au clergé fanatique l’éducation de la jeunesse. La maçonnerie

devient ainsi de plus en plus populaire. » [M.M., juillet 1864, p. 154-

155 ; septembre 1864, p. 301 ; nov. 1864, p. 415-516 ; « La Scuole

laiche italiana a Constantinopoli e la R∴L∴Italia risorta », 1890].

Les francs-maçons de Smyrne, qui caressent aussi, en 1866, le projet

de fondation d’une « école maçonnique » ne parviennent pas, toutefois,

à le mener à son terme. Le projet avait pris naissance dans la loge

italienne Stella Ionia, qui avait le soutien des loges française et anglaise

de la ville [M.M., avril 1866, p. 367]. En 1914, l’initiative est reprise à

son compte par la loge Homère du Grand Orient de France ; il s’agit de

créer une « école laïque » à Smyrne. Cependant, le vénérable maître de

la loge, Ernest Bon, délégué de la Mission laïque de laquelle sont aussi

membres plusieurs autres frères, renonce à ce projet à cause de la

concurrence possible des écoles déjà existantes ; les unes « imbues de

nationalisme » ; les autres, « écoles congréganistes ». La loge Homère


150

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

substitue à ce premier projet la fondation d’une « école professionnelle »

(agriculture, commerce, industrie) qui pourrait recevoir les élèves

diplômés des écoles communautaires. Celle-ci ne concurrencerait donc

pas les autres établissements et permettrait aux élèves de quitter l’école,

après trois ou quatre ans, « transformés moralement avec des idées de

tolérance mutuelle, de respect des autres et de soi-même et, enfin, de la

liberté absolue de conscience qui sont les principes de la

FM∴universelle ». Pour réaliser cela, un comité pluriconfessionnel

composé de membres de la loge, deux Grecs orthodoxes, deux

Arméniens orthodoxes, deux musulmans, deux israélites et deux

catholiques, est fondé. C’est le signe que l’école ne scolarise pas les

seuls enfants chrétiens et israélites, mais également des musulmans Le

comité obtient une promesse de subvention du consulat de France et un

soutien actif de la Mission laïque qui envoie un délégué franc-maçon à

Smyrne. Il trouve aussi un terrain pour bâtir l’école. Mais le projet est

stoppé à cause de la Première Guerre mondiale [Bon, 1928, p. 8-10].

Le projet de création d’une école est évoqué, à Istanbul dès 1901, par

la loge L’Étoile de l’Orient, mais il ne prend forme, dans la loge La

Renaissance, qu’en 1921-1923. En 1901, le vénérable maître de la loge

L’Étoile de l’Orient, de Brémond d’Ars, attaché auprès de l’ambassade

de France, propose de fonder une loge maçonnique dont la fonction

première serait de constituer des écoles qui serviraient la diffusion des

« principes de la Révolution française ». Et de Brémond d’Ars de noter

que, chez les Turcs, qui ne « sont pas bêtes » et qui partagent déjà les

« idées de la Révolution française », de telles écoles auraient des

« résultats merveilleux ». Mais de Brémond d’Ars n’a pas le soutien de

l’ambassade et son chef hiérarchique, l’ambassadeur Constans,

s’oppose à ce que son attaché « fasse de la maçonnerie active, car cela

est incompatible avec ses fonctions » [Corr. R., octobre 1901]. Le projet

réapparaît, en 1921, à La Renaissance, parallèlement à sa lutte contre les

congrégations de la ville : il s’agit de créer une « école française » ou,

plus précisément, une « école laïque » et même une « école primaire

supérieure » ; « qu’un enseignement français, purement laïque, soit enfin

donné dans des écoles françaises qu’il appartient au gouvernement

français de créer ou d’encourager par des subventions… » [Corr. R., juin

et août 1921]. Ce choix d’une « école laïque supérieure » est explicité

en 1927 par un membre de la loge qui cite Ferdinand Buisson (m. 1932),

président de la Ligue de l’enseignement, signe que les francs-maçons de

La Renaissance sont bien au fait de la politique laïque française et de

l’opinion de ses théoriciens : « Ce qui a contribué le plus à la prospérité

de l’école, c’est le lendemain de l’école. Le but de l’école n’est pas :

l’instruction de l’enfant, c’est : une instruction de l’enfant qui serve


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 151

l’homme […] un enseignement postscolaire fortement organisé est donc

nécessaire pour compléter l’action de l’école… » [L∴La Renaissance

O∴de Consple. Question B. « Création, Défense et Développement des

œuvres postscolaires et périscolaires », Corr. R., 1927].

Les membres de la loge déclarent au Grand Orient de France que les

champions de ce projet sont des francs-maçons grecs et arméniens « qui

sont venus faire leurs études à Paris, en France, et ont importé en Orient

les idées et les principes républicains et libéraux ». Ce sont « ces mêmes

Grecs et Arméniens [qui] veulent instituer une école laïque à leurs frais

et au grand profit de la propagande de la langue française… ». La loge

espère, hélas sans succès, obtenir une aide financière de l’obédience et

sollicite également la Mission laïque [Corr. R., juillet et août 1921]. Le

projet stagne pendant plus d’une année. En 1923, La Renaissance

demande au Grand Orient de France d’intervenir auprès du gouvernement

français afin que celui-ci envoie en Turquie, « dans des buts de

propagande, des intellectuels imbus de l’idée et des traditions républicaines

et démocratiques… » et qu’il « se décide à créer en Turquie, à

l’instar de ce qui a été fait par le gouvernement italien — des établissements

d’enseignement libre (primaire et secondaire) ou qu’il subventionne,

au point de la rendre viable, l’œuvre de lycées laïques tels les

lycées Devaux et Faure de Constantinople » [Corr. R., avril 1923]. La

compétition pour l’école laïque est le nouveau souci de la loge, irritée

de voir que le pays auquel elle est rattachée, père de l’idée laïque, a été

distancé par d’autres puissances européennes, l’Italie en particulier. Les

deux principaux artisans du projet sont Armand Mossé, vénérable maître

de la loge et professeur au prestigieux lycée de Galatasaray, et

G. Buffaitrille, « chancelier au Consulat de France ». Le second, en

particulier, membre d’une loge d’Étampes, en France, a donné de

nombreuses conférences, « dans les LL∴turques sous l’obédience du

G∴O∴de Turquie », dans le but de créer « un mouvement d’opposition

aux institutions congréganistes en Turquie et de favoriser l’établissement

de fondations scolaires françaises laïques » [Corr. R., avril 1923].

Les francs-maçons entendent éveiller l’intérêt de leurs frères de

l’obédience turque pour leur projet, une action qui est confirmée deux

mois plus tard, par l’envoi d’une lettre circulaire à toutes les loges du

pays, dont celles de l’obédience turque, sur le thème « l’École laïque en

Turquie ». La Renaissance lance un appel « pour la réalisation, en

Turquie, de l’instruction laïque » et dénonce le fait que « la formation de

l’enfance » soit restée « exclusivement le privilège des congrégations

religieuses qui élèvent la jeunesse dans la haine de tous les grands

principes que nous défendons dans nos temples ». La lettre, signée par

Mossé, précise ensuite :


152

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Nous voulons réaliser aujourd’hui nos désirs de longtemps : faire une

place en Turquie, à Constantinople, aux enfants des libres penseurs et des

fr∴maç∴, élargir notre avenir qui est celui de la liberté de conscience, de

l’émancipation, de la raison et de la fraternité humaine […] il faut que cette

manifestation laïque soit celle de toutes les loges, sans exception, sans

distinction d’obédience, de race et de nationalité [Corr. R., juillet 1923].

La Renaissance indique enfin qu’elle a nommé une « commission

chargée d’étudier la réalisation immédiate de cette Œuvre essentiellement

maç », placée sous la présidence de G. Buffaitrille, et qu’elle

invite les loges qui voudraient la rejoindre à nommer des commissions

semblables pour « prêter le cours de ses lumières pour l’étude en

commun d’une prompte réalisation » [ibid.].

Après la proclamation de la République, en octobre 1923, la

situation n’est plus la même. En effet, en mai 1924, les écoles congréganistes

sont fermées et les francs-maçons de La Renaissance estiment,

profitant du caractère trouble de la période, qu’il n’y a pas meilleure

occasion pour « créer ici quelques écoles nouvelles » et pour une action

de la Mission laïque : « Pour aboutir à un accord avec le gouvernement

turc, il faudrait qu’il existe à l’ambassade de France, à Constantinople,

un fonctionnaire qui ait la possibilité de se faire entendre à Angora. »

La loge propose aussi l’envoi d’une « mission officielle, composée de

membres de la Mission laïque et de plus, francs-maçons » : « Ces amis

étudieraient sur place la possibilité de fonder quelques écoles, immédiatement,

en vue de la rentrée prochaine de septembre » [Corr. R., mai

1924]. Au même moment, Mossé, au nom de la loge, se fait l’interprète

des professeurs français du lycée de Galatasaray qui, « défenseurs de

l’idée laïque en Turquie », sont étonnés de voir réduites les subventions

apportées par la France au budget du lycée. Mossé estime qu’il faut

défendre ces « champions de l’idée laïque », peu nombreux à Istanbul,

qui « maintiennent ici le prestige qui s’est toujours attaché à notre

langue, à notre littérature et surtout à la pensée de la France de 1789, la

vraie France » [Corr. R., janvier et décembre 1924]. Il faut reconnaître,

toutefois, que les bouleversements que connaît la Turquie, au cours des

années 1924-1925, avec l’abolition du califat et le vote des grandes lois

de sécularisation, et la méfiance à l’égard des puissances européennes,

ne permettent pas aux francs-maçons de mener à bien leur action. Bien

que l’obédience française, qui soutient le programme de la loge,

affirme, en juillet 1924, qu’elle va agir auprès du ministère des

Affaires étrangères, le projet d’école laïque ne se concrétise pas.

En 1927, la loge fait un constat d’échec. La création d’une « école

laïque française » n’est plus possible compte tenu que « les lois en

vigueur actuellement en Turquie ne permettent pas la fondation d’une


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 153

école étrangère ». La mort dans l’âme, les francs-maçons de La

Renaissance écrivent : « Nous n’avons donc ici rien à protéger et je

dirai plus, rien à créer, tant que la situation actuelle subsistera. » Ils

espèrent toutefois, sans grand espoir, après qu’une loi sur les

groupements étrangers qui est à l’étude à la Grande Assemblée

nationale soit votée, apprendre dans quelle mesure il leur sera possible

de créer une « association de défense laïque ». En conclusion, écriventils,

force est de constater que le gouvernement français persiste à être

« anti-laïque en Turquie », où les prêtres jouissent toujours de

« puissants moyens et de nombreux appuis », et où le gouvernement

turc « paraît vouloir agir seul ». [L∴La Renaissance O∴de Consple.

Question B. « Création, Défense et Développement des œuvres postscolaires

et périscolaires », Corr. R., 1927]. Le fait est que la laïcité

turque est en marche et qu’elle entend se construire, sous l’influence de

penseurs tels que Ziya Gökalp ou Abdullah Cevdet, par imitation de la

France, certes, mais en tenant compte des spécificités du pays, et principalement

de l’islam qu’ils considèrent comme un danger plus grand

que le clergé catholique. [Mert, 1992 ; Zarcone, 2004, p. 137-139].

VERS LA « LAÏCITÉ » TURQUE

Trois grandes dates fondent la laïcité turque après la proclamation

de la République en 1923 :

1924-1925, l’adoption des lois sur l’unification de l’enseignement,

sur la dissolution de la présidence des Affaires religieuses, sur la

fermeture des tribunaux islamiques et sur l’abolition des confréries.

L’islam est placé sous le contrôle de l’État avec la création d’une

nouvelle présidence des Affaires religieuses sous autorité du Premier

ministre ; des écoles d’imams et une faculté de théologie sont ouvertes.

1928 ; suppression de l’article 1 de la Constitution de 1924 : « la

religion de l’État turc est l’islam ».

1937 : introduction de la laïcité (laiklik) dans la Constitution.

Les Turcs, au contraire des Français en 1905, n’hésitent pas à fonder

leur laïcité sur la mise au pas des institutions religieuses et, jusqu’à une

réforme de l’islam, en agissant sur la théologie. Le juriste Zafer Tunaya

écrira, en 1975, que la laïcité est un « principe de guerre » (laiklik bir

savaş

ilkesidir) [Tunaya, 2001, p. 329]. Les Jeunes Turcs et les

kémalistes ont pu, en effet, plusieurs fois, dans le passé, mesurer la

force de la réaction religieuse : en 1909, lorsqu’une insurrection a

menacé le rétablissement de la Constitution ; en 1923-1924, lorsque des

proches de Mustafa Kemal se sont opposés au projet de proclamation


154

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de la République et soutenaient le califat ; puis en 1925, lorsque des

confréries soufies ont mis en péril la jeune République. Il n’était donc

pas question pour les Turcs, en 1924-1925, d’imiter la France de 1905,

et de laisser l’islam libre de ses mouvements.

Quant à la laïcité turque, c’est un concept encore abstrait, mal

défini, comme en France où, écrit Émile Poulat, la « laïcité » est

« encore un néologisme à la veille de 1914 quand, déjà, l’esprit

républicain laïque avait fait son œuvre » [Poulat, 2003, p. 117]. En

Turquie, il y a peu de textes qui la définissent avec précision et les

témoignages de quelques proches de Mustafa Kemal confirment son

caractère abscons. Le vrai débat sur la « laïcité turque » ne

commencera qu’à partir des années 1950, après le vote de plusieurs

mesures qui assouplissent la politique antireligieuse et permettent l’instauration

d’un système politique démocratique propre à favoriser les

échanges et les critiques [Zarcone, 2004, p. 137-139, p. 152-155].

À partir de 1923, le discours des francs-maçons turcs sur leur

institution amorce une mutation graduelle qui ne s’inscrit pas moins

dans la continuité de la franc-maçonnerie du Grand Orient ottoman.

L’idée laïque poursuit son chemin, de même que l’anticléricalisme, mais

l’athéisme y est catégoriquement condamné. Le « révolutionnarisme »

(inkılabçılık), enfant du kémalisme, y trouve sa place dans les années

1930. « Révolutionnarisme » égal, en effet, changement, transformation,

renouvellement (il figurera, aux côtés de la laïcité, dans la Constitution

du pays en 1937). La création d’une loge baptisée Inkilab (Révolution),

en 1932, incarne cette mutation, en accord avec l’esprit de renouveau

lancé par Mustafa Kemal. À l’occasion du discours prononcé lors de son

inauguration, il est rappelé que la franc-maçonnerie n’est ni traditionnelle

(an’aneperverlik), ni conservatrice (muhafazakâlık) [« Inkılâp

Muh∴[terem] Mah∴[fil] inin Tesisi » (1933)]. Ailleurs, la revue

officielle de l’obédience turque (Büyük Şark – Grand Orient) précise

que l’ordre conformera ses règlements aux principes essentiels selon

lesquels se définit le nouveau gouvernement : libre (hür), laïque (lâik),

populaire (halkçı) et national (millî). [M.C. (1934), p. 27] La revue

Büyük Sark met en avant plusieurs fois, entre 1932 et 1935, son

attachement à l’idée laïque, son rejet du cléricalisme et son respect de

toutes les croyances religieuses : « Le Turc est laïque depuis toujours et,

même aux époques où il ne l’était pas, il demeurait profondément

tolérant (müsamaha) » [Halusi-Demirelli F. (1934)] ; « l’esprit laïque

est, à mon avis, un enfant de la maçonnerie » (lâik zihniyet benim

görüşüme göre Mas∴[on] luğun

bir evlâdıdır) [« Bü∴[yük] Üs∴ [stad]

Muavini Mehmet Ali Hasmet B∴[irader] in 25ci Yıl Bayramında Irat

Ettigi Hitâbe », 1934, p. 10]. La revue reproduit même, en 1934, un texte


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 155

en français d’Armand Bédarride, un dignitaire marseillais du Grand

Orient de France, sur le thème : « Laïcisons les vertus théologales, la

foi. » (paru dans Le Symbolisme, n° 188) [Bedarride, 1934] 4 .

La Renaissance maintient de bonnes relations avec les loges turques

et, en 1932, une convention entérinant son inévitable absorption par

l’obédience turque (comme toutes les autres loges étrangères), au

demeurant en accord avec le Grand Orient de France, est signée, pour

prendre effet en 1937. La réunion de La Renaissance au Grand Orient

de Turquie ne se produira jamais car l’obédience turque est contrainte

de se mettre en sommeil en 1935. La Turquie nouvelle décide en effet

de se réserver le monopole du discours social et culturel et écarte, dans

cette intention, tout autre structure alternative, franc-maçonnerie, foyer

turc, etc. La voix de la loge française se fait entendre des francs-maçons

turcs à plusieurs reprises par le biais de Büyük Şark

et, en 1935, Mossé,

propose de réduire le délai de passage de sa loge sous juridiction

turque. À cette occasion, il rappelle quels sont les principes de leur

obédience mère et conclue :

Chez les FF∴ de la Renaissance vous trouverez des Maç véritablement

imbus de l’esprit républicain et laïque, puisé à ce foyer qu’est le Gr∴ O∴ de

France et ce sont ces idées généreuses que nous vous apportons pour

contribuer avec vous à défendre ici les idées démocratiques, républicaines et

laïques qui sont aussi celles de votre grand pays [Mossé, 1935, p. 8].

Ironie de l’histoire, les loges françaises La Renaissance d’Istanbul

et Homère de Smyrne et les francs-maçons italiens de Byzantia Risorta,

disparus avec la mise en sommeil du Grand Orient de Turquie, en 1935,

ne peuvent applaudir au triomphe final de la laïcité en Turquie, en

1937, lorsque celle-ci est intégrée à la Constitution. Le gouvernement

turc, en supprimant les organisations sociales et culturelles qui l’ont

soutenu, absorbe en fait leurs valeurs — c’est du moins ce qu’il

prétend. Les foyers nationalistes (milli ocak) se fondent ainsi dans le

grand nationalisme du pays (le nationalisme, milliyetçilik, est un des six

principes de l’État, les fameuses Six Flèches), de même que la francmaçonnerie

qui lui abandonne ses idées de laïcité et de modernité. La

mise en sommeil forcée de l’obédience est expliquée par une anecdote,

répandue dans les milieux maçonniques. Mustafa Kemal aurait

demandé à un franc-maçon turc de lui exposer quels étaient les

objectifs de son Ordre. Celui-ci lui indiqua que « la maçonnerie est une

organisation révolutionnaire, laïque, moderne, civilisée et matérialiste

» ; à quoi le futur Atatürk répondit : « mais on trouve tout cela dans

4. Sur A. Bédarride, voir [Mainguy, 2005].


156

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le Parti républicain du peuple, il n’est pas nécessaire d’avoir deux organisations

différentes : que l’on ferme donc les loges… » [Yesarî, 1966,

p. 28 — d’après un texte écrit en 1935].

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Abbréviations

B. Ş. = Büyük Şark (Grand Orient), revue du Grand Orient de Turquie.

Corr. E.B. = correspondances de la loge L’Étoile du Bosphore avec le Grand

Orient de France, dossier n° 965 (1901-1914), Bibliothèque du Grand Orient de

France, Paris.

Corr. R = correspondances de la loge La Renaissance avec le Grand Orient de

France, dossier n° 966 (1919-1924), dossier n° 967 (1925-1931), Bibliothèque du

Grand Orient de France, Paris.

Mech = Mechveret, revue jeune-turque, édité par Ahmed Rıza, Paris, 1895-1908.

M.M. = Le Monde maçonnique, revue du Grand Orient de France.

P.V. E. B = « Procès verbaux de la R∴L∴ loge L’Étoile du Bosphore, O∴ de

Constantinople, du 8 janvier 1892 au 18 mars 1896 », Archives de la Grande Loge

de Turquie, Istanbul, 235 p.

Ouvrages cités

BACQUE-GRAMMONT J.-L., KUNERALP S. et HITZEL F. (1991), Représentants

permanents de la France en Turquie (1536-1991) et de la Turquie en France

(1797-1991), Isis, Istanbul.

BEDARRIDE A. (1934), B. Ş., 17, novembre-décembre, p. 25-29.

BECKER (1897) « Ein Beitrag zur Geschichte der deutschen Schule in

Constantinopel », Hamburgische Zirkel. Correspondenz, Grosse Loge von

Hamburg, 30. Jahrgang, n° 152, mai 1897, p. 115-120.

BERKES N. (1964), The Development of Secularism in Turkey, McGill University,

Montréal.

BON E. (1928), La Franc-maçonnerie à Smyrne depuis son réveil en 1909,

historique fait à la L Homère le 7 octobre 1927 par son Vén. Ernest Bon,

publication de la R L Homère, Imp. française L. Mourkidès, Or de Smyrne,

Constantinople.

« Bü ∴[yük] Üs ∴[stad] Muavini Mehmet Ali Haşmet B ∴[irader] in 25ci Yıl

Bayramında Irat Ettiği

Hitâbe », 1934, (Allocution présentée lors de la fête du

25 e anniversaire par le frère Mehmet Ali Hasmet, Grand Maître adjoint), B. Ş.,

17, novembre-décembre 1934, p. 9-16.

CARASSO A. (1913), « La Massoneria in Turchia », Rivista Massonica, année

XLIV, 19-20, décembre 1913, p. 447-450.

COMBES A. (1999), Histoire de la franc-maçonnerie au XIX e siècle, tome 2,

Éditions du Rocher, Monaco.

CONTI F. (2003), « Franc-maçonnerie et pratiques politiques en Italie pendant la

première moitié du XX e siècle », in GAUDIN C. et SAUNIER E. (dir.), Francmaçonnerie

et histoire. Bilan et perspectives, Publications des Universités de

Rouen et du Havre, Rouen, p. 223-241.

DUMONT P. (1991), « Une délégation jeune-turque à Paris », in ELDEM E. (éd.),

Première Rencontre sur l’Empire ottoman et la Turquie moderne, Isis,

Istanbul-Paris.


QUAND LA LAÏCITÉ DES FRANCS-MAÇONS 157

DURKHEIM É. (1926), « Laik Ahlak, Laik Terbiye » (trad. De Necmettin Sadık

Sadak), Darülfünun Ilahiyat Fakültesi Mecmuası, année 1, n° 4, tesrîn-i sânî

1926, Istanbul, p. 247-272.

— (1927), Ahlak Terbiyesi (L’Éducation morale), traduction de Hüseyin Cahit

Yalçın, Maarif Vekâleti Neşriyatı, Devlet Matbaası, Istanbul.

— (1934), L’Éducation morale, Librairie Félix Alcan, Paris.

— (1938), Ahlâksal Terbiye (L’Éducation morale), traduction de M.F. Bezirci,

Acun Basımevi, Istanbul.

ERGIN O. (1977), Türk Maarif Tarihi (Histoire du savoir turc), Eser Mat., Istanbul,

t. IV.

FERRARI E. (1910), « La Massoneria e la Rivoluzione turca », Acacia, octobre

1910, vol. II, p. 121-131.

GEORGEON F. (2004), Abdülhamid II, le sultan calife, Fayard, Paris.

HALPERN A. (1999), The Democratisation of France, 1840-1901 : Sociabilite,

Freemasonry and Radicalism, Minerva Press, Londres.

HANIOĞLU

Ş. (1985), Osmanlï Ittihad ve Terakki Cemiyeti ve Jön Türklük, 1889-

1902 (Le Comité Union et Progrès et le jeune turquisme, 1889-1902), Iletişim

Y., Istanbul.

— (1989), « Notes on the Young Turks and the Freemasons, 1875-1908 », Middle

Eastern Studies, 25, 2, avril.

— (1995), The Young Turks in Opposition, Oxford University Press, New York-

Oxford.

— (2001), Preparation for a Revolution. The Young Turks, 1902-1908, Oxford

University Press, Oxford.

HALUSI-DEMIRELLI F. (1934), « Yirmi Beşinci Yıldönümü Sofrasında » (Au

banquet du 25 e anniversaire), B. Ş., 16 septembre 1934.

HAYDAROGLU I. P. (1990), Osmanlı Imparatorluğu’nda Yabanci Okullar (Les

écoles étrangères dans l’Empire ottoman), Kültür Bak., Ankara.

HAZAREESINGH S. (2003), « Le Grand Orient de France sous le Second Empire et

les débuts de la III e République », in GAUDIN C. et SAUNIER E. (dir.), Francmaçonnerie

et histoire. Bilan et perspectives, Publications des universités de

Rouen et du Havre, Rouen, p. 243-256.

HUYUGÜZEL Ö. F. (1984), Hüseyin Cahit Yalçın’ın Hayatı ve Edebî Eserleri

Üzerinde bir Araştırma (Recherche sur la vie et les écrits littéraires de

Hüseyin Cahit Yalçın), Ege Üniversite Matbaası, Bornova-Izmir.

IACOVELLA A. (1997), Il Triangolo e la mezzaluna. I Giovani Turchi e la

Massoneria Italiana, Instituto Italiano di Cultura di Istanbul, Istanbul.

« Inkılâp Muh ∴[terem] Mah ∴[fil] inin Tesisi », (1933), (Fondation de la

respectable loge Inkılap), B. Ş., 8-9, février.

ISASTIA A.-M. (2003), « Franc-maçonnerie et libre pensée en Italie », in GAUDIN

C. et SAUNIER E. (dir.), Franc-maçonnerie et histoire. Bilan et perspectives,

Publications des universités de Rouen et du Havre, Rouen, p. 315-336.

« Islâmiyet ve Asrî Medeniyet », 1911, Islâm Mecmûası, 5, 52, 1911.

KOLOGLU O. (1991a), Abdülhamit ve Masonlar (Abdülhamid et les maçons), Gür

Y., Istanbul.

— (1991b), Ittihatcılar ve Masonlar (Unionistes et franc-maçons), Gür Y.,

Istanbul.

— (2003), Cumhuriyet Döneminde Masonlar (Les maçons à l’époque républicaine),

Eylül Y., Istanbul.


158

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

« La Scuole laiche italiana a Constantinopoli e la R ∴L ∴Italia risorta », (1890),

Rivista Massonica Italiana, année XXI, août, 11-12, p. 181-182.

LIGOU D. (1966), Frédéric Desmons et la franc-maçonnerie sous la III e

République, Gedalge, Paris.

LOI S. (1987), « La missione di Ettore Ferrari nel Medio Oriente », Hiram, mars,

p. 83-85.

MAINGUY I. (2005) « Un dignitaire symboliste du Grand Orient de France sous la

III e République : Armand Bédarride », communication présentée au colloque

« La franc-maçonnerie à Marseille du siècle des Lumières à l’aube du XX e

siècle », Marseille, 18 juin 2005 (à paraître).

MARDIN S. (1962), The Genesis of Young Ottoman Thought. A Study of

Modernization of Turkish Political Ideas, Princeton University Press, Princeton.

M.C. (1934), « Mas ∴[on] ve Mas ∴[on] luklar », B. Ş., 16, septembre, p. 22-28.

MERT N. (1992), « Early Republican Secularism in Turkey : a Theoretical

Approach », thèse de doctorat, université du Bosphore, Istanbul.

MOSSE A. (1935), « Discours prononcé par le T∴[rès] I∴[llustre] F∴[rère]

Vénérable A. Mossé », B. Ş., 18, janvier-février-mars 1935, p. 6-8.

NAMI K. (1932), « Ictimai Vazifemis ne olmalı » (Que doivent être nos devoirs

sociaux), B. Ş., 17, novembre-décembre 1934, p. 8-11.

PONTET O., « La franc-maçonnerie et la question d’Orient », L’Acacia, I, Paris, p.

195-207.

POULAT E. (2003), Notre laïcité publique, Berg International, Paris.

RIZA A. (1897), La Tolérance musulmane, Clamaron-Graff, Paris.

— (1898), « Le cléricalisme français en Turquie », Mech., 56, 15 mai, p. 3-4.

— (1899), « Le nouvel ambassadeur de la République à Constantinople », Mech.,

70, 1 er janvier, p. 1.

— (1900), « Les visées de M. Constans », Mech., 106, 15 novembre, p. 1.

— (1901), « Les congrégations », Mech., 121, 15 septembre, p. 1.

— (1903), « Une intervention maçonnique », Mech., 137, 1 er février, p. 3.

— (1904), « Laicisation du protectorat », Mech., 158, 1 er décembre, p. 1-2.

— (1906), « Religion ou politique », Mech., 175, 1 er mai, p. 5-6.

SORREL C. (2003), La République contre les congrégations : histoire d’une

passion française (1899-1904), Cerf Histoire, Paris.

TUNAYA T. Z. (2001), Türkiye’de Siyasal Gelismeler. Kanun-ı Esasî ve Meşrutiyet

Dönemi, 1876-1918 (Les développements politiques en Turquie. La Constitution

et la période constitutionnelle, 1876-1918), Bilgi Y., vol. 2, Istanbul.

VAHDETI (1909), « Dindarlık-Dinsislik ve Tarikatler » (Religiosité-irréligiosité et

confréries), Volkan, 5 subat (février) 1909, p. 166-168, réédition sous le titre

Volkan Gazetesi, éd. par M. Ertuğrul Düzga ğ,

Iz Y., Istanbul, 1992.

VIALLET J.-P. (1978), « Anatomie d’une obédience maçonnique : le Grand Orient

d’Italie (1870-1890 circa) », Mélanges de l’École française de Rome, XC, p.

171-237, p. 185.

YESARI M. (1966), Nasıl Mason oldum (Comment je suis devenu maçon), Bedir

Y., Istanbul (texte écrit en 1935).

ZARCONE Th. (1993), Mystiques, philosophes et francs-maçons en Islam, Jean

Maisonneuve Éditeur, Paris.

— (2002), Secret et sociétés secrètes en islam. Turquie, Iran et Asie centrale, XIX e -

XX e siècles, Archè, Milan-Paris.

— (2004), La Turquie moderne et l’islam, Flammarion, Paris.


7

Peuple juif/populations autochtones :

les fondements de la domination britannique

en Palestine

Nadine Picaudou

Une notion centrale domine le discours officiel de la puissance

mandataire britannique dans la Palestine de l’entre-deux-guerres : celle

d’une « double obligation » à laquelle serait soumise cette même

puissance mandataire. Il lui faudrait à la fois soutenir et favoriser la

construction d’un Foyer national juif, conformément aux engagements

pris dans la déclaration Balfour [Friedman, 1973, p. 108], et doter

progressivement le pays de libres institutions de gouvernement dans le

cadre d’une unité politique de la Palestine et dans le respect des

exigences de justice à l’égard de toutes les populations. Les exigences

difficilement conciliables, voire contradictoires, de ce double

engagement permettent d’éclairer les dynamiques et les impasses de la

politique britannique, ainsi que son échec final. Pour en comprendre les

fondements, il convient d’interroger les présupposés qui sous-tendent

l’action britannique à l’égard des deux communautés du pays, juive et

arabe, mais aussi de mettre en lumière les multiples contraintes qui

s’exercent sur les politiques mandataires.

PRÉSUPPOSÉS DE L’ACTION POLITIQUE BRITANNIQUE EN PALESTINE

Les différentes politiques britanniques à l’égard du projet sioniste

sont globalement dictées par un mélange complexe d’engagement

moral et d’intérêts stratégiques. Le patronage initial de Londres sur le

sionisme s’inscrit dans un contexte de clientélisation des nationalismes

orientaux qui n’est pas dissociable de la conjoncture de la guerre.

Lorsque le facteur sioniste entre en scène en 1917, il est mis au service

de l’objectif prioritaire qui reste d’assurer la victoire rapide des armées

de l’Entente. La Grande-Bretagne espère d’abord enlever à


160

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’Allemagne une carte jugée maîtresse de sa politique orientale, car le

sionisme est alors unanimement considéré dans les chancelleries

européennes comme un instrument de l’Allemagne. Il est vrai que les

responsables sionistes sont à peu près tous germanophones et que les

communautés juives d’Europe orientale affichent volontiers leurs

sympathies pour l’Allemagne par haine de la Russie. En 1917, la

rumeur circule d’un éventuel patronage allemand sur les aspirations

sionistes dans le cadre d’une Palestine ottomane 1 . Il n’en faut pas

davantage pour réveiller le vieux fantasme du complot judéo-turcoallemand,

obsession traditionnelle de la chancellerie britannique depuis

la révolution jeune-turque de 1908. Le soutien au projet sioniste

apparaît plus directement encore susceptible de favoriser la victoire de

l’Entente, s’il permet de mobiliser le judaïsme russe contre la minorité

de juifs, bolcheviques et pacifistes, qui pressent le gouvernement de

Petrograd de sortir d’une guerre impérialiste. L’engagement de la

Grande-Bretagne en faveur du sionisme s’appuie enfin sur une dernière

considération diplomatique tout aussi indissociable de la conjoncture

de la guerre : la volonté de mobiliser la communauté juive américaine

en faveur de l’entrée en guerre des États-Unis contre l’Empire ottoman.

Cette prise en compte du facteur sioniste au cours des deux dernières

années de la guerre repose en réalité sur un présupposé aussi tenace que

contestable : celui de la puissance du judaïsme mondial qui en ferait un

élément déterminant des relations internationales. Une conviction qui

relève plus du fantasme que de l’expertise diplomatique et qui confond

volontiers judaïsme et sionisme.

Si le parrainage britannique du projet sioniste est initialement mis

au service de la victoire de l’Entente dans la Première Guerre mondiale,

il ne tarde pas à devenir l’instrument de la mainmise britannique sur la

Palestine. Pour les hommes de l’India Office, ce territoire constitue

depuis longtemps déjà un maillon central dans le réseau des communications

impériales et un important point de jonction entre Égypte et

Mésopotamie (cf. le rapport du secrétaire de l’India Office, le général

Barrow en 1915, cité in [Picaudou, 2003, p. 40]). Mais à l’heure où la

Grande-Bretagne prépare son ultime offensive militaire en Orient, la

Palestine devient l’indispensable glacis protecteur de Suez et ce nouvel

intérêt stratégique rejoint le vieux rêve de la Résidence britannique du

Caire, celui d’un Empire égyptien placé sous le protectorat de Londres,

qui s’étendrait à la Palestine, voire à la Syrie tout entière, faisant ainsi

la jonction avec la Mésopotamie. C’est à la Fédération sioniste de

1. De fait, en juillet 1918, Tal‘at Pacha, invité d’une conférence organisée à Berlin par

E. Carasso, un député juif au Parlement ottoman, approuvera le principe d’une autonomie

juive en Palestine et la création d’une compagnie à charte pour la colonisation du pays.


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 161

Grande-Bretagne que revient, semble-t-il, l’idée d’établir un lien entre

le soutien diplomatique au sionisme et les ambitions territoriales de

Londres sur la Palestine. Son président, Chaïm Weizmann, parviendra,

au terme d’une vigoureuse campagne de lobbying, à convaincre les

autorités britanniques du précieux atout que pourrait représenter le

parrainage du mouvement sioniste dans le cas où Londres envisagerait

d’inclure la Palestine dans une future zone d’influence au Proche-

Orient. À la clientèle cléricale des Français en Terre Sainte,

l’Angleterre pourrait ainsi opposer les aspirations du mouvement

national sioniste.

Au lendemain de la guerre, alors que la Palestine entre dans le

dispositif britannique de défense du Moyen-Orient, le parrainage du

mouvement sioniste viendra à point nommé atténuer la brutalité des

appétits coloniaux. Car la politique des nationalités apporte une

précieuse caution morale à la domination de la vieille Europe, à l’heure

où le socialisme russe brocarde l’impérialisme et où le Président

américain W. Wilson impose au monde le principe nouveau de l’autodétermination

des peuples. Les hommes du Colonial Office de Londres,

dont dépend la Palestine à compter d’avril 1922, ne cesseront d’entretenir

l’idée du lien entre le patronage du sionisme et la domination

britannique sur la Palestine. Ils en useront comme d’une arme contre les

visées rivales des puissances : la France des années 1920, l’Italie de

Mussolini en 1935, au lendemain d’une campagne d’Abyssinie qui lui

permettait de brandir la menace d’un blocus de la mer Rouge.

Pourtant, le patronage du sionisme ne se réduit pas pour les

Britanniques à l’enjeu palestinien, dans la mesure où il touche inévitablement

à la question juive en Europe. En février 1919, Lord Balfour,

conscient de l’hostilité des populations arabes de Palestine à l’idée d’un

Foyer national juif, écrivait à Lloyd Georges : « La justification de notre

politique est que nous considérons la question des Juifs hors de la

Palestine comme une question d’importance mondiale » [Friedman,

1973, p. 325]. La prise en compte de la question juive en Europe n’en

revêt pas moins des formes très diversifiées. Dans les milieux conservateurs,

c’est la hantise du « judéo-bolchevisme » qui domine : la peur

d’une révolution sociale nourrie dans le sein d’un judaïsme oriental

imprégné d’idéal révolutionnaire et dont l’unique antidote serait le

nationalisme sioniste. Cette hantise rejoint du reste les craintes d’une

fraction de la bourgeoisie juive d’Europe occidentale qui redoute une

contagion antisémite susceptible de porter atteinte à sa propre assimilation.

Par ailleurs, la culture bibliste du protestantisme européen

associe spontanément les Juifs à la Palestine et nombreux sont ceux qui

considèrent que le peuple de la Bible dispose d’un droit historique


162

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

légitime à établir un foyer sur son ancienne terre. Pour les cercles

puritains qui développent une théologie de l’Apocalypse, la fin des

temps, qu’ils estiment proche, sera précédée par le retour des Juifs en

Palestine et le messianisme sioniste, fut-il sécularisé, s’inscrit

pleinement dans leur espoir de voir s’accomplir les prophéties

[Hechler, 1882 ; Merkley, 1998]. La préoccupation pour la question

juive européenne peut ainsi relever aussi bien d’un certain antisémitisme

aristocratique que d’un philosémitisme chrétien.

Au sein de la classe politique britannique, les positions à l’égard du

sionisme ne sont pas toujours fondées sur une perception claire de la

nature propre du mouvement et de ses objectifs : s’agit-il d’un simple

mouvement de colonisation voué au peuplement et à la mise en valeur

d’un territoire ou faut-il y voir un authentique mouvement politique ?

Dans ce dernier cas, le projet sioniste vise-t-il la création d’un simple

foyer spirituel et culturel pour les juifs du monde ou l’établissement

d’un État juif souverain ? Les enjeux ne sont pas toujours clairement

perçus sur le long terme. Il reste que le soutien au Foyer national juif

est seul susceptible de conférer une certaine légitimité à la présence

britannique en Palestine.

Avec le temps, un consensus s’imposera au sein de la classe

politique britannique sur le fait que l’État se trouve engagé par une

promesse qu’il se doit d’honorer quel qu’en soit le prix. Il est très

frappant à cet égard de voir un homme comme Winston Churchill,

initialement très réservé à l’égard du sionisme, considérer, alors qu’il

est tout jeune secrétaire d’État aux colonies au début des années 1920,

que, même si le patronage du sionisme constitue une source de

difficultés pour la Grande-Bretagne en Palestine, elle se doit de tenir

ses promesses dans la mesure où c’est l’honneur du pays qui se trouve

engagé [Cohen, 1988]. Ce sera un argument récurrent dans les cercles

du Colonial Office, car la crédibilité de la Grande-Bretagne constitue

un atout majeur de sa politique impériale.

Les présupposés qui orientent l’action britannique en direction des

Arabes de Palestine sont, quant à eux, d’une toute autre nature : ils

reposent sur une vision coloniale classique dans laquelle les Arabes

constituent la figure par excellence de l’autochtone, du « native ».

L’attitude britannique à leur égard peut se résumer dans une formule de

Lord Curzon devant la Conférence impériale en 1923 : « Être juste et

ferme avec les Arabes » [Sheffer, 1988, p. 104], ceci en conformité

avec une éthique coloniale associant domination et protection. Sir

Herbert Samuel, dans une lettre à Ronald Storrs, écrite à la veille de sa

nomination au poste de Haut-Commissaire civil en Palestine, parle de

« traiter la population arabe avec une absolue justice » et « d’adopter


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 163

des mesures actives pour promouvoir son bien-être » (lettre du 30 mai

1920 citée in [Wasserstein, 1991, p. 87]). Cette philosophie de base

s’exprime dans une gestion paternaliste, voire condescendante, des

populations, ceci d’autant plus que, dans la vulgate coloniale

britannique, la population locale, même si elle est qualifiée d’arabe, se

trouve systématiquement opposée aux « purs Arabes » des steppes et

déserts de l’intérieur. Gilbert Clayton, ancien responsable des

Renseignements militaires au Caire et futur secrétaire général du

mandat en Palestine, plutôt bien disposé à l’égard des populations

arabes, écrit ainsi à Gertrude Bell le 17 juin 1918 : « Les présumés

Arabes de Palestine n’ont rien de comparable aux vrais Arabes du

désert ou même des autres districts civilisés de Syrie et de

Mésopotamie » [Wasserstein, 1991, p. 13]. Dans les représentations

coloniales britanniques, les autochtones palestiniens sont à la fois

victimes de l’image du Levantin dégénéré, opposé à l’Arabe de pure

race, et de celle du paysan asservi opposé au libre bédouin. L’identité

palestinienne se trouvera largement enfermée par le regard britannique

dans les stéréotypes d’une culture paysanne, tandis que la

Transjordanie sera, elle, assimilée à la bédouinité, cette double

assignation venant aussi légitimer la séparation entre les deux rives du

Jourdain en 1921. Ce regard ethnographique porté sur les autochtones

de Palestine produit une vision politique qui fait des Arabes locaux une

population qu’il convient de traiter avec équité, dont il faut garantir les

droits, mais sans lui reconnaître la dignité d’un peuple. Aux yeux des

Britanniques, la Palestine reste exclue de la question nationale arabe 2 .

S’il existe bien, parallèlement au patronage du sionisme, un parrainage

britannique sur le nationalisme arabe émergent, le sort de la Terre

Sainte est d’emblée dissocié du destin de l’ensemble syrien 3 .

Cette gestion paternaliste de la population arabe de Palestine se

fonde sur un axiome : la préservation du statu quo à la fois social et

religieux. Afin de garantir le maintien de l’ordre social établi, les

Britanniques feront des notables urbains traditionnels leurs interlocuteurs

légitimes et les intermédiaires naturels avec la population. Il s’agit

moins de leur reconnaître un réel pouvoir, qui reste fondamentalement

aux mains des administrateurs britanniques 4 , que de maintenir, par leur

2. On l’a bien vu en novembre 1918 lorsque Ronald Storrs aurait diffusé en Palestine

« par erreur » une copie de la déclaration franco-britannique qui promettait l’établissement

au Moyen-Orient de gouvernements représentatifs sans citer la Palestine. Sur ce point, voir

[Picaudou, 2003, p. 64].

3. La bibliographie est abondante sur le patronage britannique de l’arabisme au

tournant de la Première Guerre mondiale. Citons notamment : [Fromkin, 1989 ; Kedourie,

1978 ; Tibawi, 1978 ; Picaudou, 1992].

4. Ce point sera développé plus longuement ci-dessous.


164

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

médiation, le contact avec la société arabe ou, plus exactement, avec les

différentes communautés arabes. C’est avec l’appui des Britanniques

que s’organise à Jérusalem, dès novembre 1918, la première

association islamo-chrétienne, destinée à leurs yeux à constituer le

pendant de la commission sioniste, mais qui entérine de fait une vision

communautariste de la société tout en consacrant le rôle politique des

notables. Jusqu’en 1933 au moins, les notabilités arabes seront à la fois

les dirigeants d’un mouvement national palestinien en formation et les

interlocuteurs autorisés des Britanniques et il faudra attendre 1936, la

grève, puis la révolte rurale, pour qu’intervienne une rupture décisive

entre les Britanniques et les élites arabes [Porath, 1977].

En matière religieuse, plus encore qu’en matière sociale, c’est la

préservation du statu quo qui dicte la politique britannique dans une

Palestine pensée alors comme la Terre sainte des trois monothéismes.

Dans sa proclamation aux habitants de Jérusalem, le 11 décembre

1917, le général Allenby ne manque pas de promettre « de respecter les

intérêts de toutes les religions dans la ville sainte » [Wasserstein, 1991,

p. 2]. L’article 14 de la charte du mandat prévoit la mise en place d’une

commission pour « étudier, définir et régler tous les droits et réclamations

concernant les Lieux saints ainsi que les différentes communautés

religieuses en Palestine » [Laurens, 2002, p. 28]. Or la commission n’a

jamais vu le jour en dépit de négociations entre les puissances : en

réalité, la France, qui avait officiellement perdu à San Remo son

protectorat sur les catholiques, entendait s’assurer au moins la

présidence de la sous-commission chargée des Lieux saints chrétiens ;

le Vatican plaidait pour une commission permanente des Lieux saints ;

les Britanniques, quant à eux, n’entendaient pas tolérer une quelconque

forme d’ingérence dans l’administration du mandat. Ils furent de fait

les seuls responsables de la préservation du statu quo ante.

C’est à ce titre qu’ils se trouvent confrontés, en 1928, à la délicate

affaire du Mur des Lamentations (Burâq pour les musulmans), qui sera

à l’origine des émeutes antijuives de 1929. À diverses reprises, au

cours des années précédentes, en 1922, 1923 et 1925, les autorités

religieuses musulmanes ont protesté auprès de l’administration

britannique contre les atteintes au statu quo imputables aux fidèles juifs

qui tentaient de laisser près du Mur, de manière permanente, du

matériel cultuel. Selon le statu quo qui prévaut depuis la période

ottomane, et en l’absence de commission des Lieux saints, le Mur, tout

comme le quartier des Maghrébins qui s’étend à ses pieds, appartient

aux musulmans qui doivent en permettre le libre accès aux fidèles juifs 5 .

5. Il convient de préciser que les musulmans sont alarmés par les diverses tentatives

faites par des juifs ou par des organismes sionistes pour acheter le Mur et la zone qui


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 165

Mais le différend de 1928 révèle les imprécisions du statu quo. Faut-il

considérer qu’il s’incarne dans le règlement de 1912 édicté par le conseil

administratif local qui interdisait de déposer au pied du Mur tout matériel

cultuel permanent, notamment des bancs et des paravents de séparation

entre hommes et femmes ? Ou bien faut-il l’assimiler à un simple usage,

ce qui impliquerait qu’un changement dans les pratiques est susceptible

de constituer un précédent et de devenir créateur de droit ?

L’administration mandataire, en l’absence de consignes claires venues de

Londres, penche pour la première solution. Les Britanniques n’en sont

pas moins conscients que la question du Mur ne se réduit plus désormais

à ces arguties juridiques, mais qu’elle se fait le catalyseur d’autres antagonismes

proprement politiques. Ainsi, le Livre Blanc de L. Amery

conclut-il dès novembre 1928 : « La possibilité que les Juifs puissent

acquérir des droits et des privilèges par arrangement avec les musulmans

a été réduite par le fait que l’opinion publique en Palestine a totalement

retiré la question du registre purement religieux du Harâm (l’Esplanade

des mosquées, le Mont du Temple pour les juifs) et en a fait une question

politique et raciale » [Kolinsky, 1993, p. 37]. Un autre problème vient

approfondir le différend lorsqu’en 1929, le Conseil musulman suprême 6

en charge du Harâm, présidé par le mufti Hâjj Amîn al-Huseynî, fait

entreprendre des travaux à proximité du Mur afin de percer une nouvelle

porte dans l’enceinte de l’Esplanade 7 . Par ailleurs, une commission ad

hoc de la Société des nations, fondée pour l’occasion, confirmera, en juin

1931, la propriété des musulmans sur le Mur et le quartier voisin, mais

avec l’obligation de ne pas construire, démolir ni réparer les biens wakf

adjacents au Mur. On est là au cœur d’un enjeu majeur dans la mesure

où les juifs entendent désormais se voir reconnaître un droit, là où les

musulmans ne sont prêts à leur concéder qu’une tolérance [Kolinsky,

1993, p. 161]. Plus encore, aux yeux des responsables sionistes, l’engagement

britannique en faveur d’un Foyer national doit impliquer des

garanties nouvelles des droits religieux juifs, ce qui vient contredire la

philosophie de Londres gouvernée par le souci de maintenir à tout prix

le statu quo ante entre les religions dans une Palestine investie du statut

symbolique de Terre sainte.

l’entoure : Lord Rotschild avant la Première Guerre mondiale, Weizmann en 1918, puis

l’Exécutif sioniste en 1926.

6. Nous reviendrons ci-dessous sur cet organe communautaire créé par les

Britanniques pour assurer aux musulmans de Palestine la gestion autonome de leurs

affaires religieuses.

7. Outre la protestation des juifs, se posait un autre problème, celui de savoir si la

question relevait du Service des Antiquités, au titre du patrimoine, ou du Conseil

musulman suprême, au titre des affaires religieuses musulmanes. C’est la deuxième

position qui l’emportera.


166

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

CONTRAINTES DE L’ACTION POLITIQUE BRITANNIQUE EN PALESTINE

Au-delà des présupposés qui fondent les attitudes britanniques à

l’égard du projet sioniste, comme à l’égard des droits des Arabes palestiniens,

il existe des contraintes majeures qui pèsent sur la définition

des politiques britanniques. À l’égard des Arabes, la principale

contrainte réside dans le fait de devoir prendre en compte leur hostilité

fondamentale au projet de Foyer national juif, et à devoir désamorcer

les inquiétudes au coup par coup. Les responsables de l’administration

militaire provisoire perçoivent d’emblée cette hostilité au lendemain de

la guerre. Convaincus que le projet sioniste, dans son principe même,

constitue la principale cause d’une tension que l’activisme de la

commission sioniste ne fait qu’aggraver, ils mènent une politique

attentiste, interdisant, jusqu’au début de l’année 1920, immigration et

transferts fonciers. Au cours des années suivantes, la majorité des fonctionnaires

sur place, à la différence des responsables de Londres, est

consciente de cette hostilité et, au lendemain des émeutes de Jaffa de

1921, qui sonnent comme un désaveu de sa politique, Sir Herbert

Samuel s’interroge sur la possibilité d’imposer le projet de Foyer

national juif au risque de créer une « nouvelle Irlande ». Certains

prosionistes convaincus, comme Sir Wyndham Deedes, prennent euxmêmes

conscience, au contact du terrain, de la nécessité de se concilier

les Arabes.

Tout ceci explique que les Britanniques se livrent à un exercice

permanent de réinterprétation de la déclaration Balfour. Au lendemain

même des troubles de Jaffa, Sir Herbert Samuel, dans un discours du

3 juin 1921 prononcé à l’occasion de l’anniversaire du roi, parle par

exemple de « malentendu » quant au contenu de la déclaration qui,

selon lui, « ne signifie pas l’établissement d’un gouvernement juif sur

la majorité islamo-chrétienne », mais implique seulement « que les

Juifs, dispersés à travers le monde, mais dont les cœurs restent tournés

vers la Palestine, pourraient y trouver un foyer et que certains parmi

eux, dans les limites fixées par le nombre et les intérêts de la population

actuelle, viendraient en Palestine pour aider par leurs ressources et

leurs efforts à développer le pays dans l’intérêt de l’ensemble de ses

habitants » [Wasserstein, 1991, p. 110]. De même, dans un

mémorandum du Colonial Office en date du 7 novembre 1921 rédigé

par Sir John Shuckburg, on peut lire que « le but n’est pas d’établir un

État dans lequel les Juifs jouiraient d’une primauté politique, mais un

commonwealth construit sur des fondements démocratiques et organisé

dans le meilleur intérêt de toutes les composantes de la population »

[ibid., p. 117]. Si le thème de l’apport sioniste au développement de la


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 167

Palestine pour le plus grand bien de tous ses habitants n’a rien de très

nouveau, l’abandon explicite de toute idée de majorité politique juive

dans le pays pourrait en revanche remettre en cause l’objectif même du

projet sioniste.

C’est au lendemain des émeutes du Mur de 1929, qui dissipent les

dernières illusions d’une coexistence judéo-arabe, que s’impose avec

une force nouvelle la nécessité de prendre en compte l’hostilité arabe.

La commission d’enquête Shaw, contrairement à ses termes de

référence initiaux qui lui enjoignaient de ne traiter que « des causes

immédiates » des troubles, établit, dans son rapport de mars 1930, un

lien entre le pogrom antijuif et l’accumulation des frustrations arabes

face aux pressions croissantes du sionisme. Dès lors, le hautcommissaire,

Sir John Chancellor, convaincu que la sécurité dépend

des concessions faites aux Arabes, prône un « changement de

politique ». Le rapport Hope-Simpson, commandité pour faire le bilan

de la situation foncière, critique lui aussi une politique qui a porté

atteinte aux intérêts arabes. Il souligne notamment la nécessité de

prendre en compte le chômage arabe pour déterminer « la capacité

d’absorption économique du pays » et se montre préoccupé par le développement

d’une « classe de cultivateurs arabes sans terres ».

L’ensemble des mesures qu’il préconise conduirait en réalité au gel du

Foyer national dans son état de 1930. De fait, le Livre Blanc de Lord

Passfield, en octobre 1930, propose des concessions sur l’immigration

et les ventes de terres.

Nous sommes ici au cœur du dilemme fondamental de la puissance

mandataire en Palestine qui pourrait se formuler de la manière

suivante : si le patronage du sionisme fonde la légitimité de la présence

britannique, c’est bien le consentement de la société arabe qui peut,

seul, en garantir la stabilité, et la hantise de la violence arabe apparaît

comme l’une des contraintes majeures qui pèse sur la politique

britannique.

Face aux velléités des Anglais d’infléchir leur politique, les dirigeants

sionistes répondent par un effort sans précédent de lobbying à Londres

auprès de la classe politique, du Parlement, de la presse. Selon eux, la

politique du Livre Blanc de 1930, en remettant en cause l’engagement

Balfour, porterait atteinte aux fondements du mandat et en menacerait la

légitimité même. Dans un geste délibérément dramatisé, C. Weizmann et

Félix Warburg vont jusqu’à démissionner de la direction de l’Agence

juive, refusant de cette façon de poursuivre leur collaboration avec le

gouvernement britannique dans sa mission de mandataire de la Société

des nations. Par ailleurs, une lettre publiée dans le Times du 4 novembre

1930 interroge la légalité même du Livre Blanc au point de proposer de


168

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le soumettre à l’arbitrage de la Cour Internationale de La Haye (lettre

signée par J. Simon et L. Hailsham, in [Kolinsky, 1993, p. 141]).

L’argumentaire sioniste consiste donc à réduire le mandat à la mise en

œuvre du projet de Foyer national juif. Or cet argumentaire trouve sa

force dans la capacité des dirigeants sionistes à mobiliser la dimension

internationale de la question juive. Ainsi, Weizmann brandit-il une

nouvelle fois en 1930 la menace d’une radicalisation des juifs d’Europe

en cas d’échec du Foyer national. Ce chantage se fonde en réalité sur

l’idée que la déclaration Balfour constitue un engagement à l’égard de la

totalité du peuple juif et pas seulement de « sa petite avant-garde en

Palestine » [Weizmann, 1949, p. 414].

L’administration britannique, pour sa part, s’évertue à l’inverse à ne

prendre en compte que les enjeux locaux. De fait, elle continuera à ne

traiter la question de l’immigration que par rapport au contexte

palestinien et non en fonction de considérations internationales, même

après 1933 et tout au long de la Seconde Guerre mondiale. En dépit

d’intenses pressions sionistes, la Grande-Bretagne se refusera à devenir

la protectrice des juifs d’Europe. Il reste que la mobilisation par les

sionistes de la dimension internationale de la question juive, à laquelle

s’ajoute le souci de respecter les engagements pris, constitue une

contrainte forte qui s’exerce sur la politique britannique en Palestine.

De fait, les pressions sionistes à Londres parviennent, en 1930-1931, à

la création d’un sous-comité ministériel qui contournera le Colonial

Office et proposera le seul « commentaire autorisé » du Livre Blanc de

1930 sous la forme d’une lettre du Premier ministre Ramsay Mac

Donald à Chaïm Weizmann. Dans cette lettre datée du 13 février 1931,

que les Arabes n’appelleront plus que « la lettre noire », il revient sur

les concessions faites aux Arabes en matière d’immigration et de

transferts fonciers.

On ne saurait pour autant se contenter d’opposer une contrainte

d’ordre exclusivement interne — la nécessité de désamorcer la violence

arabe — à une contrainte d’ordre purement externe — la prise en

compte de la dimension internationale de la question juive. Car le rejet

arabe du sionisme ne va pas sans conséquences régionales. Les élites

arabes de Palestine lancent en effet une mobilisation panislamique sur

le thème de la défense des Lieux saints musulmans de Jérusalem

menacés par le sionisme. C’est l’objet de la création, en novembre

1928, d’un comité pour la défense du Burâq al-Sharîf et des Lieux

saints de l’islam. C’est aussi l’un des objets de la réunion à Jérusalem

en 1931, sur l’initiative du mufti, d’un congrès islamique qui constitue

l’une des premières grandes mobilisations anti-impérialistes à tonalité

religieuse islamique et qui est, à ce titre, un événement majeur.


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 169

Toutefois, les capacités de pression des opinions musulmanes sur la

politique britannique restent limitées en dépit des inquiétudes

récurrentes qu’expriment les fonctionnaires de l’India Office. Il en va

différemment, en revanche, des pressions exercées par les États arabes

à compter de 1936-1937. Dès juin 1936, le Gouvernement des Indes

redoute de voir les relations avec « les amis arabes de la Grande-

Bretagne », l’Irak hachémite, l’Arabie Saoudite, le Yémen, affectées

par les troubles de Palestine et s’en inquiète auprès de Londres. En

septembre 1937 surtout, les États arabes réunis à Bludan rejettent le

projet Peel de partage de la Palestine et lancent à la Grande-Bretagne

une mise en garde en forme de chantage : si Londres ne modifie pas sa

politique palestinienne, les gouvernements arabes se rangeront aux

côtés des puissances européennes qui lui sont hostiles. Or la montée des

périls qui s’amorce en Europe impose plus que jamais à la Grande-

Bretagne de consolider ses alliances arabes au Moyen-Orient. Au reste,

depuis la guerre d’Abyssinie de 1935, « ce n’est plus le Colonial Office

qui détermine la politique palestinienne, mais le Foreign Office, l’India

Office et l’État-Major » [Sheffer, 1988, p. 125]. Un signe que les

intérêts impériaux de la Grande-Bretagne ont définitivement pris le pas

sur les enjeux internes à la Palestine que le Colonial Office cherchait à

administrer en l’isolant de son environnement régional. À l’inverse, le

département Moyen-Orient du Foreign Office qui a en charge

l’ensemble de la région 8 , considère « qu’il est dangereux de traiter de

la question de Palestine de façon isolée » et que « continuer à regarder

le problème palestinien à la lumière de nos prétendues promesses aux

Juifs d’Europe centrale en refusant de le considérer à la lumière de nos

intérêts impériaux vitaux dans les pays arabes voisins et le Moyen-

Orient dans son ensemble, ne peut que conduire à la catastrophe »

[Klieman, 1988, p. 133]. Une véritable bataille des memoranda oppose

d’ailleurs Colonial Office et Foreign Office en 1937 sur la question du

plan de partage prôné par le rapport Peel. Le premier y voit une

trahison à l’égard des juifs, mais considère qu’au vu de la conjoncture

interne en Palestine, c’est l’unique solution promise à quelque succès.

Pour le second, il s’agit d’une trahison à l’égard des Arabes et la

conjoncture internationale impose de le rejeter. C’est dans le même

contexte qu’il faut comprendre la conférence de Saint James de février

1939 qui associe les États arabes aux pourparlers anglo-judéo-arabes et

la teneur du Livre Blanc de mai 1939 qui infléchit, radicalement cette

fois, la politique britannique en Palestine en s’orientant vers un gel du

8. C’est Anthony Eden qui est alors à la tête du Foreign Office dont le département

Moyen-Orient est dirigé par Georges Rendel.


170

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Foyer national : réglementation sévère des ventes de terres ; limitation

de l’immigration à 75 000 dans les cinq ans à venir et perspective d’indépendance

d’une Palestine unifiée judéo-arabe dans les dix ans. Ainsi,

les choix décisifs se font-ils finalement à la veille de la guerre sur la

base de considérations politiques externes dictées par la nécessité de

s’assurer la neutralité des États arabes dans le conflit mondial qui

s’annonce. C’est par ce jeu complexe de contraintes, internes et

externes, sionistes et arabes, que s’éclairent les dynamiques et les

impasses de l’action britannique en Palestine.

UNE POLITIQUE DE COMMUNAUTARISATION QUI EXACERBE

LE CLIVAGE JUDÉO-ARABE

Nombreux sont les historiens qui font de la politique de communautarisation

menée par le mandataire britannique la conséquence de

l’échec initial de Sir Herbert Samuel à construire en Palestine une

entité unique. Ce serait le désaveu infligé à sa politique initiale par les

émeutes de Jaffa de mai 1921 qui l’aurait conduit à se résigner à une

politique d’équilibre entre Juifs et Arabes, cherchant à donner satisfaction

à chacun des deux camps indépendamment de l’autre. En réalité,

l’action d’Herbert Samuel et de ses successeurs a cherché à combiner

une logique de représentation politique des groupes dans un cadre

unitaire palestinien et une logique communautaire présidant au développement

de la vie religieuse et culturelle de chaque communauté.

Dans les faits, pourtant, le partage entre registre politique et registre

culturel fut moins tranché. À l’égard des sionistes, l’administration

mandataire a cautionné les dynamiques politiques internes au yichouv 9

et entériné la naissance d’organes proprement politiques de gestion de

la communauté et ceci dès avant les émeutes de 1921 et en dépit des

réticences de Sir Herbert Samuel à voir se mettre en place des

« assemblées communautaires ». En octobre 1920, il autorise ainsi le

yichouv à réunir une assemblée, la Knesset, de laquelle émanera un

conseil national permanent, le Vaad Leumi, qui prend la succession de

la commission sioniste et fera office de quasi-gouvernement de la

communauté juive. En marge de l’administration britannique, le

yichouv développe un syndicat, la Histadrout, une milice d’autodéfense,

la Haganah, mais aussi son propre système bancaire, ses écoles,

ses services de santé. En 1927, le haut-commissaire Lord Plumer édicte

un statut de la communauté juive qui prévoit des conseils rabbiniques

9. La communauté juive de Palestine.


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 171

et des organes communautaires locaux, mais reconnaît également

l’ensemble des structures politiques d’organisation dont s’est graduellement

doté le yichouv.

Côté arabe, les évolutions sont différentes. C’est largement sur l’initiative

des Britanniques que se développe un processus de communautarisation

des musulmans de Palestine. En janvier 1922, un organisme

religieux, le Conseil musulman suprême, élu pour quatre ans et financé

par le Haut-Commissariat, se voit confier le contrôle des wakf, la tutelle

des tribunaux religieux et la nomination du personnel judiciaire. À sa

tête, Hâjj Amîn al-Huseynî, devenu mufti de Palestine 10 l’année

précédente avec l’appui des Britanniques, et qui apparaît dès lors

comme le chef de la « communauté musulmane » de Palestine avec la

bénédiction du Haut-Commissariat. Les motivations britanniques sont

claires : il s’agit d’abord de s’assurer du calme dans le pays lors des

fêtes religieuses musulmanes, occasion de vastes mobilisations

populaires et source d’inquiétude majeure des Britanniques. Amîn al-

Huseynî, pour prix de son amnistie après les émeutes du Nabi Mousa

de 1920, garantira désormais le calme lors des célébrations du

pèlerinage annuel au tombeau de Moïse. Il s’agit également de mettre

fin à une situation aussi délicate qu’exceptionnelle dans la gestion des

questions religieuses musulmanes. Depuis l’effondrement de l’Empire

ottoman, tribunaux religieux et wakf dépendaient respectivement du

secrétariat juridique et du secrétariat financier du gouvernement

mandataire, ce qui plaçait l’islam palestinien sous la tutelle d’un

pouvoir chrétien. Mais, en créant un Conseil musulman suprême

désormais chargé de la gestion des affaires islamiques, les Britanniques

procédaient à une communautarisation inédite des musulmans dans une

région où seuls les non-musulmans, chrétiens et juifs, étaient jusque-là

organisés sur des bases communautaires, donnant naissance à une

manière de « millet » musulman. En abandonnant aux dignitaires

10. À la mort de Kamel al-Huseynî en mars 1921, des élections sont organisées selon

la procédure ottomane qui prévoyait que le mufti devait être élu par un collège composé

des principaux ulémas, ainsi que des membres du conseil municipal et du conseil administratif

central, même si ce dernier n’existait plus. Ce collège procédait au classement des

candidats et le mufti était généralement choisi parmi les trois premiers classés. La

campagne de 1921 se déroule dans une grande tension et oppose les partisans du Cheikh

Jarallah, parmi lesquels la famille Nachachibi, à ceux d’Amîn al-Huseynî, le demi-frère de

Kamel. Pour les uns, Amîn n’étant pas un savant religieux diplômé d’une prestigieuse

université théologique ne saurait prétendre à la charge de mufti. Pour les autres, la

candidature de Jarallah est un « complot sioniste » qu’il faut déjouer. Arrivé en tête du

scrutin, Jarallah sera convaincu de se retirer au profit d’Amîn al-Huseynî qui, récemment

amnistié après sa participation aux émeutes d’avril 1920, apparaît comme le candidat du

Haut-Commissariat auquel il a donné des assurances quant au déroulement dans le calme

des fêtes du Nabi Mousa.


172

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

religieux musulmans la gestion des affaires de la communauté, les

Britanniques offraient en réalité aux notables palestiniens une

alternative à une collaboration politique directe que ces derniers

refusaient afin de ne pas cautionner la déclaration Balfour. Désormais,

l’espace communautaire musulman se substituait au champ politique et

ce d’autant plus aisément que le pouvoir mandataire échouait dans le

même temps à mettre en place des institutions politiques représentatives

de la population dans son ensemble.

L’ÉCHEC DES POLITIQUES DE « LIBRE GOUVERNEMENT »

Le suivi événementiel de l’histoire du mandat ferait apparaître une

longue série de tentatives infructueuses pour mettre en place des institutions

de « libre gouvernement » (self government) : échec, dès 1923,

d’un premier projet de conseil législatif élu qui se heurte au boycott

arabe du vote, puis d’un conseil législatif nommé et enfin d’une Agence

arabe susceptible de faire pendant à l’Agence juive. Il faudra ensuite

attendre 1935 pour que Sir A. Wauchope remette en chantier un projet

de conseil législatif, au moment où la Grande-Bretagne prend la mesure

du risque nouveau de voir les notables, ses interlocuteurs traditionnels,

débordés par leurs extrémistes depuis les troubles de l’automne 1933,

qui ont pour la première fois pris pour cible les Britanniques et leur

collusion avec les sionistes (sur les mesures de S. A. Wauchope, voir

notamment [Laurens, 2002, p. 222]). Dans l’intervalle, les

Britanniques avaient adopté une stratégie gradualiste fondée sur une

représentation politique à l’échelon local, conçue comme une étape

vers une participation future au niveau national. C’est dans cet esprit

que furent organisées les élections municipales de 1927 et 1934 11 .

L’échec de ces tentatives successives tient à plusieurs facteurs.

D’abord aux exigences sionistes d’une parité politique, le temps que la

population juive devienne majoritaire. Ensuite aux réticences arabes à

entrer dans le jeu institutionnel du mandat, afin de ne pas entériner le

projet de Foyer national juif. Lorsque les Britanniques proposent de

créer une Agence arabe afin d’équilibrer les institutions du yichouv et

d’ouvrir aux Arabes la voie d’une participation politique, les élites

arabes rétorquent qu’accepter cette égalité de statut reviendrait à

admettre que le pays n’est pas arabe [Porath, 1974, 1977]. Mais l’échec

de la politique de « libre gouvernement » est aussi imputable aux

Britanniques et seul cet aspect nous intéresse ici.

11. C’est aussi dans ce cadre que se place la proposition de Wauchope d’organiser des

conseils consultatifs dans les deux communautés comme préalable à la réunion d’un futur


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 173

L’établissement d’institutions de libre gouvernement constitue la

deuxième obligation du pouvoir mandataire au même titre que le développement

du Foyer national juif, mais l’administration britannique

l’envisage officiellement comme un processus dynamique et donc

graduel. Il est toutefois permis de se demander si le mandataire était

prêt à accepter des institutions qui soient à la fois représentatives de la

majorité arabe de la population et dotées de réels pouvoirs de

législation. À examiner les propositions britanniques dans le détail, il

apparaît qu’elles ont constamment oscillé entre la création d’une

instance représentative, mais exclusivement consultative, et l’établissement

d’une instance pleinement législative, mais partiellement

nommée. Comme si le Colonial Office, sur la base d’une vision

coloniale classique, se refusait à reconnaître des institutions de libre

gouvernement représentatives de la majorité arabe.

De fait, les Britanniques ont tenté de compenser cette absence d’institutions

représentatives dans un cadre politique unitaire par une

intégration des élites locales, juives et arabes, à l’administration du

mandat, en s’attachant à respecter à la fois une parité entre les deux

communautés et un équilibre interne entre clans et confessions 12 .

Aucune personnalité locale, qu’elle soit juive ou arabe, ne sera

toutefois nommée aux plus hautes responsabilités, qu’il s’agisse de la

direction d’un central department de l’administration ou du poste de

district commissioner à la tête d’une province. Tout au plus, un chrétien

orthodoxe arabe comme Georges Antonius accédera-t-il au poste de

directeur adjoint de l’Éducation 13 et le grand notable musulman Rûhî

Bey al-Khâlidî à celui de district officer puis de secrétaire adjoint de

Jérusalem, la position administrative la plus élevée atteinte par un

Arabe sous le mandat. C’est en plaidant l’exceptionnalité de la situation

palestinienne et en invoquant « les passions raciales et religieuses »

(Deedes au Colonial Office, 2 juin 1922, cité in [Wasserstein, 1991,

p. 168]) que les Britanniques conserveront, jusqu’à la fin de la période

mandataire, une emprise directe, et sans équivalent dans la gestion du

reste de l’Empire, sur la haute administration en Palestine.

conseil consultatif national. Cette initiative s’inscrivait toutefois aussi dans le souci de

réconcilier les deux communautés au lendemain des émeutes de 1929.

12. Même si juifs et chrétiens resteront surreprésentés en dépit de protestations

récurrentes des milieux musulmans.

13. Mais il faut préciser que l’administration mandataire gère de fait le seul secteur

éducatif arabe dans la mesure où l’éducation des milieux juifs est largement prise en

charge par les institutions du yichouv. Antonius, qui a obtenu ce poste en 1921, le perdra

toutefois dès 1927 au profit du Britannique James Farell et en concevra une profonde

amertume [Wasserstein, 1991, p. 187].


174

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La participation arabe à l’administration du mandat apparaît de

surcroît comme une nouvelle version bureaucratisée de la vieille

politique des notables, toujours préférée à la politique des partis. Il

s’agit moins en réalité d’associer les élites arabes au pouvoir que de

mener une politique de patronage destinée à garder le contact avec la

société arabe en l’absence d’institutions représentatives. Les fonctionnaires

arabes semblent, du reste, avoir intégré ce rôle si l’on en croit par

exemple la pétition qui circule en 1936 sur l’initiative de Mûsa al-

Alamî, avocat du gouvernement britannique, dans laquelle les

signataires se reconnaissent précisément la mission d’assurer ce lien

entre le gouvernement et la population arabe [Laurens, 2002, p. 313].

Mais en période de crise, les fonctionnaires des deux camps sont le plus

souvent conduits à faire prévaloir la loyauté à leur communauté sur

l’allégeance au gouvernement central, au risque de mettre ainsi en péril

l’unité politique du pays.

DES OBLIGATIONS INCOMPATIBLES ?

C’est le rapport de la commission royale d’enquête présidée par

Lord Peel en 1937 qui, le premier, fait voler en éclats le thème de la

double obligation du mandataire, élément central du discours officiel

britannique, en soulignant le caractère structurellement irréconciliable

des deux obligations. Selon les termes mêmes du rapport, ce caractère

irréconciliable tient d’une part à la nature de la domination coloniale

britannique, qui rend impossible toute véritable allégeance de la

population à l’État, et d’autre part aux antagonismes communautaires

qui ne permettent pas de créer un gouvernement représentatif.

Cette incompatibilité a maintes fois été soulignée dans l’historiographie

de la Palestine mandataire, qu’il s’agisse d’une historiographie

favorable aux thèses sionistes qui dénonce les politiques d’apaisement

menées à l’égard des Arabes et crie à la trahison des promesses faites

aux Juifs, ou à l’inverse d’une historiographie plutôt favorable aux

positions des Arabes palestiniens qui s’attache à démontrer la collusion

structurelle entre intérêts britanniques et intérêts sionistes.

L’historiographie la plus soucieuse d’offrir une version équilibrée des

enjeux reconnaît quant à elle la difficulté constante des Britanniques à

hiérarchiser les deux obligations 14 . Mais si l’on ne se contente pas de

noter le caractère irréconciliable des deux obligations du mandataire et

que l’on cherche à l’expliquer, il convient de prendre en compte le

14. Sur les différents courants historiographiques, voir notamment [Sheffer 1988, p.

108-109].


PEUPLE JUIF/POPULATIONS AUTOCHTONES 175

décalage qui existe dans la nature des politiques menées à l’égard des

deux communautés nationales en Palestine, en fonction d’un jeu

complexe de présupposés et de contraintes. Ainsi, la deuxième

obligation du mandataire consistait, nous l’avons dit, à doter le pays de

libres institutions de gouvernement dans le cadre d’une unité politique

et dans le respect des exigences de justice à l’égard de toutes les

populations. Or la nature de ces exigences de justice était comprise très

différemment selon les groupes concernés. À l’égard de la communauté

juive, il s’agissait d’appuyer le processus de construction nationale et

cette obligation conditionnait la légitimité même de la présence

britannique en Palestine. À l’égard des populations arabes autochtones,

il s’agissait seulement de garantir leur protection et de préserver leurs

droits, politique qui conditionnait la stabilité de la domination

britannique. C’est dans ce décalage, aggravé par la prise en compte des

dimensions internationales du problème de la Palestine, que réside

finalement la principale cause de l’absence de consensus dans la classe

politique britannique sur le meilleur moyen de pérenniser sa

domination sur le pays, ce qui reste l’objectif ultime de Londres.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

COHEN M. J. (1988), « Churchill and the Balfour Declaration. The Interpretation

1920-1922 », in DANN U. [éd.] (1988), The Great Powers in the Middle East

1919-1939, Holmes and Meier, New York-Londres.

DANN U. [éd.] (1988), The Great Powers in the Middle East 1919-1939, Holmes

and Meier, New York-Londres.

FRIEDMAN I. (1973), The Question of Palestine 1914-1918, British-Jewish-Arab

Relations, Routledge and Kegan, Londres.

FROMKIN D. (1989), A Peace to End all Peace. Creating the modern Middle East,

1914-1922, Henry Holt, New York.

HECHLER W. (ouvrage initialement publié en allemand en 1882), La Restauration

des Juifs en Palestine selon les Prophéties.

KEDOURIE E. (2 e éd. 1978), England and the Middle East : The Destruction of the

Ottoman Empire, 1914-1922, The Harvester Press Limited, New York-

Londres.

KLIEMAN A (1988), « Bureaucratic Politics at Whitehall in the Partitioning of

Palestine, 1937 », in DANN U. [éd.] (1988), The Great Powers in the Middle

East 1919-1939, Holmes and Meier, New York-Londres.

KOLINSKY M. (1993), Law, Order and Riots in Mandatory Palestine, 1928-1935,

St Martin’s Press, New York.

LAURENS H. (2002), La Question de Palestine 1922-1947. Une mission sacrée de

civilisation, Fayard, Paris.

MERKLEY P. C. (1998), The Politics of Christian Zionism, 1891-1948, Frank

Cass, Londres.

PICAUDOU N. (1992), La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient, 1914-1923,

Complexe, Bruxelles.


176

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

—(2 e éd. mise à jour 2003), Les Palestiniens. Un siècle d’histoire, Complexe,

Bruxelles.

PORATH Y. (1974), The Emergence of the Palestinian Arab National Movement

1918-1929, Frank Cass, Londres.

— (1977), The Palestinian Arab National Movement 1929-1939. From Riots to

Rebellion 1929-1939, Frank Cass, Londres.

SHEFFER G. (1988), « Principles of Pragmatism : A Reevaluation of British

Policies towards Palestine in the 1930’s », in DANN U. [éd.] (1988), The Great

Powers in the Middle East 1919-1939, Holmes and Meier, New York-

Londres.

TIBAWI A. (1978), Anglo-Arab Relations and the Question of Palestine, 1914-

1921, Luzac and Co, Londres.

WASSERSTEIN B. (2 e éd. 1991), The British in Palestine. The Mandatory

Government and the Arab-Jewish Conflict 1917-1929, Basil Blackwell,

Oxford.

WEIZMANN C. (1949), Triol and Error, Hamish Hamilton, Londres.




8

Les enjeux de la naturalisation des Juifs d’Algérie :

du dhimmi au citoyen

Joëlle Allouche-Benayoun

« Une généalogie judéo franco maghrébine n’éclaire pas tout…

Mais être franco-maghrébin, l’être comme moi, ce n’est pas un

surcroît ou une richesse d’identités, d’attributs ou de noms. Cela

trahirait plutôt, d’abord, un trouble de l’identité. »

J. Derrida.

Juillet 1830 : les premiers Juifs rencontrés par l’armée française

près d’Alger « fuient apeurés » à son approche. Juillet 1962 : plus de

90 % des Français d’Algérie de confession juive quittent définitivement

l’Algérie pour la France.

Entre ces deux dates, les Juifs d’Algérie ont progressivement

refoulé leur identité berbéro-arabe, identité d’homme humilié et

infériorisé, pour adopter l’identité française, symbole de celle

d’homme libre et libéré qui coexistera avec leur identité religieuse, de

plus en plus cantonnée à la sphère privée.

Aujourd’hui, en France, la mémoire de ceux qui parlent fait revivre

leurs identités plurielles : citoyens français, ils revendiquent leur

judéité, inscrite dans la sphère séfarade, imprégnée de culture berbéroarabe

(qui leur fait aimer et perpétuer en France la cuisine, la musique,

les danses de leur pays natal), et partagent avec les pieds-noirs leurs

émotions pour l’Algérie idéalisée du passé.

La transformation de plus en plus souhaitée et revendiquée des juifs

indigènes en citoyens français sera l’aboutissement d’un processus qui

débuta dès la conquête de 1830, et le résultat d’enjeux multiples:

politiques, juridiques, idéologiques, de la part du colonisateur, mais

aussi de la part des élites juives de France et d’Algérie. Spectateurs,

d’abord fatalistes, de leur devenir, objets de multiples enquêtes de la

part des gouvernements, recensés, enregistrés obligatoirement à l’état


180

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

civil, dotés de Consistoires sur le modèle français, les juifs d’Algérie,

progressivement sécularisés par l’école française, où vont filles et

garçons, et par l’armée, mis en contact avec la société française, vont

rapidement être des acteurs conscients de leur propre acculturation.

ASPECTS HISTORIQUES

Les origines des communautés juives en Afrique du Nord remontent

à la plus haute antiquité, probablement au moment de la fondation de

Carthage, au VIII e siècle avant notre ère. Des Juifs vivaient là, certainement

déjà deux siècles avant notre ère. Des Judéens s’installèrent au

Maghreb, chassés par les Ptolémées, puis par les Romains, après la

destruction du Temple (70 ap. J.-C.). À l’époque romaine, les Juifs du

Maghreb convertissent des tribus berbères : la plus célèbre d’entre

elles, celle des Djeraoua, avec leur reine, la Kahena, opposa dans les

Aurès, selon le récit d’Ibn Khaldoun, une vive et ultime résistance à la

conquête arabe de l’Afrique du Nord. Véritable héroïne africaine, objet

de multiples légendes, la Déborah berbère ne nous est connue, nous dit

Charles-André Julien, que par « ce nom, son prestige et sa farouche

résistance à l’envahisseur, nourrie, semble-t-il, de patriotisme berbère

et de foi hébraïque 1 » [Julien, 1975, p. 21]. Légende ou réalité, la

Kahena (féminin de Cohen : le prêtre) nourrit l’imaginaire des Juifs du

Maghreb.

Populations d’origine judéenne, puis berbère, avant d’absorber au

XIII e siècle, puis au XV e siècle, une partie des Juifs expulsés de France,

puis d’Espagne, ces communautés juives, depuis que les Arabes et

l’islam ont conquis le Maghreb au VII e siècle, vivent sous le statut

discriminatoire de dhimmi, c’est-à-dire « protégées » ou, plus

exactement tolérées par le pouvoir, à condition que tout marque leur

infériorité par rapport aux musulmans : ce sont « des sujets de seconde

zone, puisque le statut du dhimmi était à la fois un statut de protection,

sans comparaison avec celui, à la même époque, des minorités

religieuses de l’Europe chrétienne, et un statut inégalitaire » [Manceron

et Remaoun, 1993]. Les périodes de tolérance alternent avec les

périodes de persécution, et le seul côté protecteur de leur statut résidait

dans le fait qu’ils étaient soumis à leurs juridictions propres pour toutes

les affaires relevant de leur seule communauté.

1. Cf. chapitre VII « Vues d’ensemble » (p. 303) : « C’est le judaïsme, en supposant que

la Kahina fût juive, qui sur le plan doctrinal s’est heurté à la religion nouvelle et lui a victorieusement

résisté, puisque les communautés juives autochtones ont subsisté jusqu’à nos

jours, alors que les chrétientés autochtones finissaient de disparaître à la fin du XII e siècle. »


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 181

Lorsque l’armée française débarque près d’Alger en juillet 1830,

les Juifs sont entre 15 000 et 16 000 (sur 2 millions de musulmans),

implantés surtout dans quatre villes : Alger, Oran, Constantine,

Tlemcen, constitués en « nations juives » autonomes les unes par

rapport aux autres. Chaque communauté était sous la responsabilité

d’un « chef de la nation » (moqaddem), lui-même responsable devant

les autorités. Chargé de lever les impôts pour le compte du pouvoir, il

administrait ses coreligionnaires avec l’aide des tribunaux rabbiniques

qui rendaient la justice pour tout ce qui concernait les litiges entre Juifs.

Mais lorsque les plaignants étaient juifs et musulmans, le jugement

relevait des cadis avec, dans ce cas, quelle que soit la situation, la

condamnation du Juif.

À côté de quelques familles de riches négociants, les Bacri, les

Busnach, proches, à leurs risques et périls, du pouvoir turc local, la

population juive d’Algérie, dans l’ensemble très pauvre, est méprisée et

humiliée quotidiennement, comme en attestent tous les récits de

voyageurs, d’ambassadeurs, qui se succèdent dans ces contrées aux

XVIII e et XIX e siècles. Julien souligne « le mépris dans lequel les tenaient

tous les autres groupements et les avanies dont ils étaient sans cesse

victimes qui les amenèrent à une résignation qui n’avait d’autres

compensations que la confiance en Dieu et l’espérance de jours

meilleurs » [Julien, 1964, p 13] 2 . Assujettis aux musulmans, tant sous le

pouvoir des Arabes que sous celui des Turcs, ils étaient couverts

d’impôts spécifiques, interdits de posséder une terre, de porter des

armes, de monter à cheval, d’avoir des vêtements de couleur verte (ce

qui aurait offensé les Arabes) ou rouge (ce qui aurait offensé les Turcs),

c’était eux qui devaient dépendre les pendus, porter sur leurs épaules les

riches musulmans lorsque la pluie rendait boueux les chemins, protéger

jour et nuit les jardins des puissants lors des invasions de sauterelles, etc.

L’ÉVOLUTION DE LA JUDAÏCITÉ ALGÉRIENNE

C’est dans ce contexte global d’humiliation et d’oppression qu’il

faut aussi appréhender l’histoire des relations des Juifs d’Algérie et de

la France. Ces Juifs dhimmis comprirent vite que l’influence et la

pénétration européennes signifiaient un affaiblissement des normes

islamiques traditionnelles de la société et ne pouvaient donc qu’améliorer

leur propre situation.

2. Le même poursuit : « L’isolement des communautés juives d’Algérie et l’ignorance

de la plupart de leurs membres entraînèrent une dégradation, sinon de la piété, du moins

des croyances contaminées par les superstitions locales. »


182

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Pour les quelques grandes familles juives d’Alger qui ont fait

fortune dans le commerce international, Marseille est, dès le XVIII e

siècle, un relais important dans le commerce du blé. Ces négociants

juifs servent d’intermédiaires dans le rachat des captifs chrétiens,

parlent français, envoient leurs fils en France et en Italie. Les contacts

se multiplient, y compris au niveau diplomatique, avec le consulat de

France : certains sont sous sa protection. Après les pogroms d’Alger, en

1805, plusieurs familles juives d’Algérie s’installent à Marseille. En

contact avec les Juifs de France, émancipés depuis la Révolution

française (1791), soit quarante années auparavant, ces Juifs d’Algérie

subissent leur influence et aspirent à la même condition. Aussi accueilleront-ils

favorablement l’arrivée de la France en Algérie.

Pour comprendre l’ascendant de la France sur la grande masse des

Juifs d’alors, peut-être faut-il aussi, comme le rappelle Richard Ayoun,

insister sur ce qu’il nomme leur « rencontre sentimentale ». Le profond

mysticisme des Juifs d’Algérie leur fait réinterpréter la venue des

Français à la lumière de la sentence du grand rabbin Ribach (lui-même

expulsé d’Espagne, après que sa famille l’ait été du Languedoc, auquel

elle resta très attachée), prononcée quatre siècles auparavant : « le verbe

de Dieu arrive de France ». Malgré les appréhensions des débuts de la

colonisation, serait-elle une providence pour « Israël » ? Serait-ce un

dessein de Dieu qui les libérerait tant du joug des musulmans (aux

Arabes étaient venus s’ajouter les Turcs) que de la terreur espagnole,

permanente dans les villes côtières ?

D’autant que, dès l’acte de capitulation d’Alger de juillet 1830, la

France proclame l’égalité de tous les indigènes, et garantit leur liberté

de culte et de travail : pour la première fois de leur histoire, les Juifs

d’Algérie étaient traités sur un pied d’égalité avec les musulmans, qui

les avaient tolérés comme minorité parmi eux, mais à condition qu’ils

leur soient inférieurs.

La France, qui avait reconnu l’existence d’une nation juive en

Algérie, ne pouvait maintenir ce paradoxe, alors que le processus de

l’émancipation des Juifs en métropole reposait sur la négation même du

concept de nation pour les Juifs. Rappelons que les Juifs, en France,

n’avaient pas été insérés sur une base communautaire, mais bien sur le

credo en l’intégration individuelle. Pendant la Révolution française,

c’est le comte de Clermont-Tonnerre qui proclamait : « Il faut tout

refuser aux Juifs en tant que nation, et tout accorder aux Juifs en tant

qu’individus. Il faut méconnaître leurs juges, ils ne doivent avoir que

les nôtres… il faut qu’ils soient individuellement citoyens. »

Tels sont, en résumé, les principes et l’idéologie de l’émancipation

des Juifs de France. Or, ces communautés dont hérite la France


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 183

lorsqu’elle conquiert l’Algérie posent à nouveau aux gouvernements de

l’époque, mais aussi aux citoyens juifs de France, la question de la

place des Juifs dans la nation française, dans des termes quasiment

semblables à ceux posés par les révolutionnaires. À nouveau, ces

communautés apparaissent comme autant de foyers de particularismes

qu’il faut éradiquer : si les Juifs en France sont devenus individuellement

des citoyens de confession juive, comment d’autres Juifs sous

administration française pouvaient-ils rester collectivement membres

d’une « nation », autrement dit d’un peuple ?

L’évolution de la judaïcité algérienne s’inscrit dans ce contexte

politique. Particularité de la colonisation pour les Juifs d’Algérie, elle

fut l’œuvre conjointe des gouvernements de l’époque et des Juifs de

France, citoyens français depuis 1791. Ces derniers se souviennent

encore de leur lutte pour l’émancipation, de l’état d’« arriération » et

d’étrangeté qui caractérisait en particulier les Juifs d’Alsace et de

Lorraine qui parlaient mal ou pas le français, qui dépendaient

étroitement de leurs rabbins, qui semblaient loin de toute modernité. En

1830 déjà, les Juifs de France vivent les effets positifs de l’émancipation

politique qui s’est accompagnée pour eux d’une profonde mutation

sociale : ils ont envoyé leurs enfants à l’école, ils ont abandonné leurs

langues pour le français, ils se sont conformés pour tout à la législation

française. Ils ont accepté de renoncer aux dispositions particulières

concernant leur statut personnel pour devenir citoyens. Le résultat est

là : la jeune génération s’intègre rapidement à la société française. Une

nouvelle bourgeoisie, composée de membres de professions libérales et

de fonctionnaires, émerge ; certains participent activement à la vie

politique. Aussi vont-ils reprendre, à l’égard de leurs coreligionnaires

d’Algérie, le discours sur la « régénération » dont eux-mêmes avaient

été l’objet. C’est maintenant à eux de regarder avec pitié et condescendance

ces populations d’« arriérés », et de publier articles, libelles et

autres déclarations « sur l’état des Juifs d’Algérie, et sur les moyens de

les tirer de l’abjection dans lesquels ils sont tombés ».

La conquête par la France d’un territoire comportant une population

juive ne pouvait les laisser indifférents. Ressentaient-ils cette annexion

d’une judaïcité encore traditionnelle, « à demi sauvage 3 », comme une

menace latente pour leurs positions sociopolitiques à peine acquises?

S’étaient-ils intégrés à la société française au point d’avoir intériorisé

l’idéologie civilisatrice qui sous-tendait en partie les conquêtes

coloniales ? Le fait est qu’ils se chargèrent de transformer cette

judaïcité selon leur propre modèle.

3. Rapport Altaras/Cohen in [Schwarzfuchs, 1981].


184

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Respectueuse dans un premier temps de l’acte de capitulation,

l’autorité militaire nomme dès novembre 1830 un « chef de la nation »

juive, responsable devant elle. Choisi pour un an sur une liste de

notables, il est privé du droit de récolter l’impôt et dépend pour tout de

l’autorité militaire en charge de la colonie. Très vite, les populations

juives seront de moins en moins soumises à leurs notables traditionnels

: dès 1831 et jusqu’en 1845, des adjoints juifs aux maires des

grandes villes sont nommés par le gouvernement militaire (2 à Alger,

pour 9 adjoints musulmans), et à partir de 1836, c’est l’adjoint juif au

maire d’Alger qui est chargé des fonctions de « Chef de la nation » (il

est investi de la fonction de police et de surveillance des Juifs de sa

ville). Tout cela sous le contrôle étroit des autorités militaires, dont

certains seront, comme Bugeaud, violemment antisémites. Face aux

multiples questions posées par l’administration militaire, le gouvernement

s’adressa au représentant légal des Juifs en France, à savoir le

Consistoire central 4 . Des questionnaires à l’intention des Juifs

d’Algérie, sur le modèle de ceux préparés sous Napoléon I er , furent

élaborés et portaient, comme alors, sur l’opinion de cette population

quant au rôle des rabbins, à la polygamie, à la répudiation, aux

mariages mixtes, à l’instruction, à l’usure, à la fraternité avec les

Français.

Le changement le plus notable se fit lors de la réforme des tribunaux

rabbiniques [Schwarzfuchs, 1981]. En Algérie, à cette époque, les

rabbins sont d’abord et, surtout, des dayanim, des juges religieux et, au

début de la conquête, le pouvoir confirme les attributions de ces

tribunaux qui jugent toutes les causes, civiles et criminelles entre Juifs.

Mais, dès 1832 les prévenus peuvent faire appel devant les autorités

françaises. Dès 1842, les rabbins n’exercent plus « aucune juridiction

sur leurs coreligionnaires, lesquels sont exclusivement justiciables des

tribunaux français ». Deux exceptions sont prévues en ce qui concerne :

1) les contestations relatives à l’état civil, aux mariages et aux répudiations

et 2) « les infractions religieuses aux lois de Moïse », pour

lesquels les tribunaux français sont, de fait, incompétents. Les rabbins

sont réduits de plus en plus au seul rôle d’experts religieux.

L’administration française va estimer que le modèle consistorial

doit s’imposer. « Mais restait le problème épineux de l’état civil des

Juifs : ces derniers déclaraient naissances et décès, mais que faire dans

le cas d’un mariage polygame ou d’un divorce (à un moment où il avait

été supprimé en France…), d’une union conclue devant le maire et

4. Lui-même, par ailleurs, déjà possesseur de renseignements sur cette population par

les officiers et soldats juifs qui servaient dans l’armée d’Afrique, par les voyageurs qui

commençaient à sillonner le pays.


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 185

dissoute par le rabbin, ou des mariages uniquement célébrés par

l’autorité religieuse ? Faudrait-il en venir à un état civil réservé aux

seuls Juifs ? » [Schwarzfuchs, 2003, p. 73-90]

Une mission d’enquête est diligentée par le Consistoire central de

France 5 au printemps 1842, et son rapport déposé au ministère de la

Guerre dès novembre de la même année. Les deux enquêteurs, le

président du Consistoire de Marseille et un avocat, qui soulignent que

le processus de francisation est amorcé, ne sont pas tendres pour leurs

coreligionnaires, encore moins pour le rabbinat local. Ils proposent

toute une série de mesures pour accélérer l’intégration, de l’interdiction

du costume traditionnel au service dans la milice, en passant par la

scolarisation des filles et des garçons, la participation à la colonisation

rurale, la suppression des tribunaux rabbiniques, la nomination de

rabbins formés en France. Ils soulignent l’intérêt politique que représenterait

pour la France l’accélération de la mutation de la judaïcité

d’Algérie : la France émancipatrice ne peut traiter différemment les

différents Juifs qui vivent sous son autorité, et surtout l’exemple de

l’émancipation des Juifs d’Algérie sera un exemple pour l’ensemble

des indigènes, les deux groupes d’indigènes, Juifs et musulmans, étant

en contact permanent pour leurs affaires et par leur mode de vie.

Dès 1845-1847, la création d’un Consistoire algérien, siégeant à

Alger, Oran et Constantine sur le modèle du Consistoire créé par

Napoléon, entraîne la suppression de ce qui reste des institutions traditionnelles

de la judaïcité algérienne et la notion de « nation juive » est

remplacée par celle de « culte israélite » : les membres du Consistoire,

laïcs et rabbins, tous juifs de nationalité française et originaires

d’Alsace/Lorraine, nommés par le ministère de la Guerre, doivent

prêter serment devant le gouverneur général de l’Algérie ou son représentant,

en jurant fidélité au roi des Français et obéissance aux lois de

son gouvernement. Ils sont non seulement chargés de l’organisation du

culte, mais encore et surtout d’une mission « civilisatrice » : le

Consistoire d’Algérie doit maintenir l’ordre à l’intérieur des

synagogues 6 , veiller à la scolarisation des enfants 7 , encourager les

5. Voir note 4.

6. À Alger, une douzaine de petites synagogues sont détruites : outre la réorganisation

de la ville, l’idée est de limiter les lieux de culte juifs pour mieux surveiller les fidèles et

contrôler les recettes du culte.

7. Des écoles sont créées pour les filles et les garçons où, à côté d’un enseignement

religieux juif, doit être développée l’étude de la langue française. Dès 1834, tous les observateurs

soulignent la présence d’enfants juifs à l’école. En 1836, on trouvera 140 garçons

juifs et 90 fillettes juives scolarisés et seulement 40 garçons musulmans. Les débuts de la

scolarisation avaient été confiés aussi à des congrégations religieuses : face aux tentatives

de conversion, les parents retirèrent leurs enfants de ces écoles.


186

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Israélites à l’exercice de professions utiles et plus particulièrement des

travaux agricoles, gérer le budget 8 .

ABANDON DU STATUT PERSONNEL, ACQUISITION DE LA NATIONALITÉ

FRANÇAISE : UN PROCESSUS PAR ÉTAPES

Dès 1848, la II e République fait étudier un projet d’accès à la

citoyenneté des Juifs d’Algérie qui restera sans suite. En 1851, Jacques

Cohen, un des deux rédacteurs du rapport de 1842, écrira « à cette date,

les Israélites algériens n’avaient conservé de leur législation nationale

que les dispositions relatives au statut personnel. Sur toutes les autres

matières, ils avaient été, contrairement aux musulmans, entièrement

assimilés aux Français d’origine » [Winock, 2004, p. 68]. Ultime étape

de la mainmise des Juifs de France sur ceux d’Algérie, le Consistoire

algérien fut placé dès 1862 sous la surveillance du Consistoire de

France qui se transforma en Consistoire de France et d’Algérie.

L’ordonnance de 1845, qui réduit la religion juive au culte

synagogal et ouvre la voie aux transformations majeures qui suivront,

reste muette sur l’acquisition de la citoyenneté alors que son

application accélère le processus qui y conduira.

Malgré l’hostilité de certains militaires 9 et de plus en plus de

colons 10 , c’est ce processus engagé alors qui aboutira, en 1870, à la

naturalisation collective de cette judaïcité : soutenue par les nouvelles

élites francisées de la judaïcité algérienne et par les Juifs de France,

soutenue progressivement par les libéraux, les francs-maçons et les

républicains en métropole et en Algérie, une campagne pour l’émancipation

des Juifs d’Algérie, par l’acquisition de la citoyenneté française,

s’engage en France autour d’arguments-force mêlant psychoethnologie

sommaire et pragmatisme : les musulmans demeuraient

hostiles à la France alors que les Juifs l’avaient accueillie comme

libératrice, en tant que citoyens ils renforceraient la présence française

en Algérie, et « leur aptitude admirable à assimiler les principes de la

civilisation qu’on leur apporte » [Abitbol, 1999, p. 156-158] leur ferait

accepter la perte de leur statut personnel à laquelle étaient opposés

8. Voir note 4.

9. « Les soldats et les officiers de l’armée d’Afrique ne se rendirent pas compte de quel

poids pesaient sur eux des siècles d’oppression et d’avilissement ; et la littérature militaire

est beaucoup plus dure, à tout le moins plus méprisante à l’égard des Juifs que des Arabes »

[Julien, 1975, p. 13].

10. Ces derniers méprisaient généralement les « indigènes », tous les indigènes. Et

donner la nationalité française à une partie d’entre eux, qui plus est la plus méprisée,

pouvait préfigurer d’étendre ce droit à tous : ce qu’ils refusaient.


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 187

leurs rabbins, ce à quoi se refusaient farouchement les musulmans. À

nouveau, les Juifs de France étaient présentés comme modèle : lors de

leur émancipation, ils avaient, eux, trouvé la solution à ce dilemme en

s’appuyant sur l’adage talmudique « Dina de malkhuta dina » : la loi du

pays est la Loi.

De fait, les différentes ordonnances édictées par la France rendent

matériellement inextricable la situation administrative des Juifs :

« ayant perdu leurs instances juridiques traditionnelles, contrairement

aux musulmans, les Juifs sont devenus justiciables devant les tribunaux

français, mais comme ils sont restés indigènes, rien ne les empêchait,

en principe, de pratiquer la polygamie, le lévirat, le divorce et autres

coutumes conformes à la tradition juive, mais non reconnues par le

droit français auxquels ils sont tenus désormais de se soumettre. Ce qui

donne lieu à d’innombrables recours juridiques 11 dont certains seront

plaidés par l’avocat Adolphe Crémieux » [Abitbol, 1999, p. 162]

Ce dernier, homme de gauche, républicain, avocat, est emblématique

de la trajectoire de ces Juifs de France émancipés par la

Révolution. Membre des gouvernements provisoires de la II e (1848-

1851), puis de la III e République (1870-1871) 12 , proche de Gambetta

dont il sera le ministre de la Justice dans le gouvernement provisoire, il

est chargé de l’élaboration de réformes pour l’Algérie par le Second

Empire (1858). Il sera toute sa vie à la pointe des combats pour la

défense des opprimés : farouchement engagé dans la lutte pour

l’abolition de l’esclavage (il signera le décret d’abolition en 1848), il

défendra les Juifs accusés de meurtre rituel à Damas en 1840, se

mobilisera au moment de l’affaire Mortara (1858) contre les

conversions forcées. Avec d’autres, il sera à l’origine de l’Alliance

israélite universelle, dont le but est de diffuser auprès des populations

juives les plus misérables à travers le monde, la culture et les valeurs

républicaines françaises.

La population juive d’Algérie poursuit, quant à elle, sa « Marche

vers l’Occident » [Chouraqui, 1952]. L’instruction « donnée en français

dans les écoles israélites sous la surveillance des Consistoires ne cesse

de moderniser les nouvelles générations, en dépit parfois de leurs

familles et des rabbins, tandis que des progrès notables dans leurs

conditions de vie, le développement de la médecine ont permis leur

essor démographique : renforcés par des émigrants du Maroc et de la

Tunisie, ils sont 28 000 en 1861, presque 34 000 au recensement de

11. Les Juifs étaient tiraillés entre statut personnel et statut civil, les affaires qui les

divisaient quant aux successions, aux mariages etc. encombraient les juridictions civiles

puisque les tribunaux rabbiniques ne pouvaient plus les traiter tout en continuant à le faire.

12. Il fait partie de ces « hommes de Gambetta, juifs venus du sud » [Cabanel, 2004].


188

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1866, sur une population totale de 2 650 000 musulmans et de 226 000

Européens » [Winock, 2004, p. 68-69]. Ces mutations ne se firent pas

sans heurts. Alors que les Juifs de France les regardaient avec condescendance,

les Juifs d’Algérie acceptaient fort mal leur emprise. Et plus

d’un rabbin formé en France a dû abandonner son poste, las du rejet des

fidèles et de leurs préférences pour les rabbins locaux. Les conflits

furent fréquents et la population manifestait peu de sympathie pour ces

Juifs qui leur semblaient si peu juifs et qui se permettaient de leur

donner des leçons. Pour les Juifs d’Algérie, la France, entité abstraite

et idéalisée, les avait libérés et ils l’aimaient. Leurs rapports avec leurs

coreligionnaires de France qui s’étaient donnés pour mission de les

« civiliser » furent, eux, plus ambivalents 13 .

Le processus vers la citoyenneté pleine et entière s’accélère après la

visite de Napoléon III en Algérie en 1860. Le senatus-consulte de 1865

ouvre la possibilité d’acquérir la nationalité française à tous les

indigènes, musulmans et Juifs. « Sujets » français, les uns et les autres

restent exclus de l’exercice des droits civils et politiques réservés aux

citoyens. Sans leur accorder collectivement la citoyenneté française, la

loi permet de la solliciter individuellement, mais à condition de

renoncer à son statut personnel. Concrètement, le maintien et la reconnaissance

du statut personnel (mariages, divorces, polygamie, lévirat,

héritages) portaient de fait la reconnaissance juridique d’une

communauté et d’individus définis juridiquement et politiquement par

leur appartenance religieuse, dans un système juridique français qui

n’entend connaître en principe que l’individualisme républicain : cette

politique était une façon d’exclure de la citoyenneté 14 . Le statut

personnel était un marqueur de la différence entre les colonisateurs,

citoyens, et les colonisés, en l’occurrence les Juifs, sujets d’une

communauté religieuse. Et la situation coloniale faisait émerger à

nouveau cette notion ambiguë de « communauté juive », que les révolutionnaires

avaient abolie.

La loi n’eût guère de succès : seuls 144 Juifs acquirent alors la

citoyenneté française entre 1865 et 1870. De fait, la procédure est

longue et compliquée pour cette population qui, dans son ensemble,

malgré l’amélioration notable de ses conditions de vie, est loin d’être

encore alphabétisée en français. En outre, comme le souligne Michel

Abitbol, « contrairement à leurs coreligionnaires de France qui

n’avaient pu bénéficier de la liberté de culte qu’après leur émancipation,

eux-mêmes en avaient toujours joui », et la nouvelle loi allait

13. Cf. [Schwarzfuchs, 1981], et témoignages dans notre ouvrage.

14. Citoyenneté dont seront de facto exclus les musulmans que l’on ne reconnaîtra

qu’à travers leur statut religieux.


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 189

plutôt dans le sens d’une restriction accrue de leurs droits en la

matière 15 .

À vrai dire, comme les musulmans eux-mêmes, les Juifs ne

désiraient pas exécuter une démarche personnelle qui aurait passé à

leurs yeux, et plus encore à ceux de leurs coreligionnaires, comme une

forme d’apostasie, une renonciation à la loi mosaïque 16 .

Pourtant, la naturalisation collective est à nouveau revendiquée par

les milieux républicains de gauche, par les notables juifs de France et

d’Algérie. Émile Ollivier, ministre de la Justice du dernier gouvernement

de l’Empire, se montre favorable, dès mars 1870, à un décret de

naturalisation collective, impliquant l’abandon du statut personnel (ou

de ce qu’il en reste), mais en laissant durant un an la possibilité à tout

naturalisé de ne pas accepter personnellement la mesure. Crémieux, qui

était conscient de la force de la résistance religieuse de cette

population, s’exclama devant la Chambre des députés : « Ne leur dites

pas : soyez français si vous le voulez, car volontairement ils n’abandonneront

pas la Loi de Dieu » [Julien, 1964, p. 467]. Il fallait donc leur

imposer la citoyenneté par une loi.

En septembre 1870, Gambetta proclame la République, et le

gouvernement de la Défense nationale réfugié à Tours charge son

ministre de la Justice, Adolphe Crémieux, de promulguer les décrets

renforçant les pouvoirs civils et assimilant l’Algérie à la France. Ces

décrets, datés du 24 octobre 1870, qui vont dans le sens de ce que

réclament les colons (la fin du régime militaire) ne satisfont pas plus

ces derniers que les Arabes qui craignent, avec raison, d’être livrés sans

limite à l’appétit des premiers (expropriation des terres, etc.). Parmi ces

décrets, le dernier concerne la naturalisation collective des Juifs

d’Algérie :

Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés

citoyens français : en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel

seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi

française ; tous droits acquis jusqu’à ce jour restent inviolables. Fait à Tours le

24 octobre 1870.

Le décret est signé dans l’ordre par A. Crémieux, L. Gambetta,

A. Glais-Bizoin, L. Fourichon [Abitbol, 1990, p. 196-220] 17 .

15. Par exemple, en ce qui concernait la polygamie, la répudiation, les héritages.

16. Il y avait alors plus de 2 millions de musulmans qui ne réclament pas alors de

bénéficier d’un décret comme celui d’octobre 1870, trop dangereux à leurs yeux pour leur

religion : « Loin de jalouser le sort des israélites, les musulmans ont eu la crainte de le

partager » souligne Charles-André Julien [1964].

17. C’est ce décret qui, malgré les quatre signatures qu’il porte, sera connu sous le seul

nom de Crémieux.


190

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce à quoi avaient pensé et travaillé tout au long des quarante années

depuis la conquête les différents gouvernements sous la royauté (Louis

Philippe), la République (1848), l’Empire (Napoléon III), fut donc

réalisé par le premier gouvernement de la III e République, par une

équipe de républicains de gauche. Au total, 34 574 Juifs sont devenus

citoyens français 18 . Au recensement de 1866, ils représentent 13,5 % de

la population non musulmane du pays. Ce recensement dénombrait

alors 226 000 Européens, dont 140 300 Français et 85 700 Espagnols,

Italiens, Maltais, plus quelques Allemands et Suisses 19 . Présents surtout

dans les villes, les Juifs représentaient là en moyenne 20 % de

l’électorat non musulman, et leur poids électoral pouvait faire changer

les majorités et renforcer le camp républicain. S’il y eut quelques

défections, surtout de familles de l’arrière-pays qui préférèrent passer

en Tunisie ou au Maroc par peur d’une déjudaïsation entraînée par les

lois françaises, il y eut aussi installation en Algérie de familles juives

de ces deux pays voisins.

Quelles auraient été les conséquences du refus collectif éventuel des

Juifs d’Algérie d’abandonner leur statut personnel ? De toute façon, on

ne leur demanda pas leur avis. Et si certains protestèrent en quittant le

pays, le plus grand nombre resta sur place, subit les nouvelles lois avant

de les accepter pleinement. Ne bénéficiant pas, jusque-là, des droits

politiques et civiques, alors que leurs propres droits religieux étaient

chaque jour un peu plus réduits à la portion congrue, de « sujets français »

ou « Français indigènes », c’est-à-dire Français de seconde zone, le décret

les fit passer au statut de citoyen, responsables devant la loi civile

française.

Mais le décret Crémieux « fit » des Français aussi pour augmenter la

présence française en Algérie 20 , à un moment où la France, en plein

chaos, ne pouvait se permettre de dégarnir ses troupes sur le sol

national pour les envoyer dans la colonie également en proie à des

désordres sociopolitiques. La puissance coloniale avait besoin de

soldats sur place et la République naissante avait besoin d’un électorat

qu’elle supposait favorable. Toutefois, le décret faillit être abrogé dix

mois après sa promulgation par le gouvernement Thiers, sous la

pression conjuguée d’une partie de l’armée qui craignait les effets du

18. En 1791, 40 000 Juifs l’étaient devenus en France

19. Ces immigrés européens seront automatiquement naturalisés à partir de 1889.

20. Ce décret fut suivi, en 1889, de décrets de naturalisations collectives, qui « firent »

français pour des raisons démographiques et politiques (les étrangers étaient aussi

nombreux dans la colonie que les Français) quelques milliers de Maltais, Espagnols,

Italiens et autres migrants. Ces naturalisations, pourtant plus importantes en nombre

(environ 100 000), ne provoquèrent ni émoi particulier, ni rejet de la part des colons, qui

avaient estimé, eux, et eux surtout, la « fierté musulmane » bafouée par le décret Crémieux.


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 191

décret sur les masses arabes et des mouvements antijuifs dont ce sera

désormais le principal cheval de bataille. Maintenu, il fut — concession

à ces mouvements — assorti de la clause de l’indigénat qui excluait de

son bénéfice les Juifs venus des pays limitrophes.

CONCLUSIONS

C’est donc au terme d’un processus qui avait commencé dès 1830

et qui s’inscrit pleinement dans les mouvements d’émancipation du

XIX e siècle que les Juifs d’Algérie devinrent citoyens français.

Après avoir été pendant des siècles des sujets dominés par les

Arabes et les Turcs, tout en leur étant proches par leurs mœurs,

citoyens, ils se trouvaient désormais dans une communauté de destin

avec les pieds-noirs, ces colons venus de France, mais aussi d’Europe

du Sud, qui pour la plupart les haïssaient. Plus nombreux au moment

du décret (environ 35 000) que « les Maltais (10 600), et les Italiens

(16 600), moins nombreux que les Espagnols (58 500), ils formaient un

groupe à part, à base ethnique et religieuse, socialement hétérogène et

décidément convaincu que son avenir était lié à celui de la patrie

française. Ils étaient en butte à l’hostilité des divers groupes de

l’Algérie coloniale aussi bien que de la communauté musulmane »

[Stora, 2003, p. 17-29], le décret Crémieux ne cessera de leur être

contesté par les colons antisémites 21 qui surent, à plusieurs reprises,

utiliser les frustrations des masses musulmanes contre eux (par

exemple, en 1934, au moment du pogrom de Constantine). Mais aucun,

parmi eux, qui affectaient de considérer le décret Crémieux « injuste »

envers les musulmans, ne réclama jamais d’étendre les bénéfices de la

citoyenneté à ces mêmes musulmans dans un but de justice, alors que,

de fait, de 1870 à l’entre-deux-guerres, « les Algériens musulmans ont

reproché aux Français de n’avoir pas étendu le décret Crémieux à

l’ensemble de la population indigène » [Stora et Daoud, 1995].

Accusés d’être « des capitalistes opprimant le peuple, […]

l’écrasante majorité d’entre eux est pourtant très pauvre : il y a, à la fin

du XIX e siècle en Algérie, 53 000 Juifs dont environ 11 000 sont des

prolétaires subvenant aux besoins de 33 000 personnes, soit environ

44 000 Juifs dans l’indigence 22 » [Stora, 2003,]. L’antisémitisme

21. Cf. L’Algérianiste, n° 84, 1998 : « C’est à Paris et non à Alger que s’est toujours

décidée la politique algérienne, à commencer par ce décret inique, énorme de maladresses,

très lourd de conséquences : le décret Crémieux. » (c’est nous qui soulignons). Cent vingthuit

ans après sa promulgation, trente-six ans après l’indépendance de l’Algérie, les piedsnoirs

ne désarment pas dans leur rejet du décret Crémieux.

22. Voir note 21.


192

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

constant, souvent violent, des pieds-noirs, qui culminera avec Vichy, ne

pourra faire obstacle « à leur développement, social, économique,

politique, permis par la France, d’abord, par la colonisation qui les

avait émancipés des Arabes, ensuite, par l’acquisition de la citoyenneté

française qui les élevait au même rang que les Juifs de la métropole »

[Winock, 2004, p. 80-81].

Assimilés sur les plans juridique et politique, les Juifs d’Algérie,

malgré les efforts déployés par leurs coreligionnaires de la métropole,

rabbins et notables consistoriaux, évolueront culturellement et religieusement

plus progressivement : un décret ne modifie pas les coutumes,

les modes de vie, les croyances marquées par de longs siècles de

coexistence judéo-berbéro-arabe. Leur acculturation est sélective. Et

pourtant spectaculaire, probablement sous l’effet de l’école où les

enfants, filles et garçons, seront largement scolarisés dès 1882 (lois

Ferry) : abandons progressifs des anciens quartiers juifs, du costume

traditionnel, de la langue (le judéo-arabe), choix de prénoms français

pour les enfants qui remplacent les prénoms juifs ou judéo-arabes 23 .

Mais maintien, malgré leur exotisme, des noms de famille.

Ils sont Français et proclament leur patriotisme, mais restent profondément

juifs dans l’organisation de leur vie familiale, dans leurs

pratiques religieuses, leurs réseaux de socialité, dans leur vécu au

quotidien. Des ruptures s’amorcent, qui ne seront consommées qu’une

fois installés en France. Car dans la société coloniale, malgré leur

accession à la citoyenneté, ils constituent un groupe spécifique qui, tout

en se francisant chaque jour davantage, sait conserver sur le plan

religieux les traits essentiels de son identité.

Le décret Crémieux, « qui n’a nullement été un instrument de

domination des musulmans par les Juifs d’Algérie, mais un moyen de

libération de ces derniers, les plus opprimés des opprimés »

(R. Badinter), leur a permis de devenir des citoyens engagés

socialement et politiquement dès la fin du XIX e siècle en Algérie. Ils

seront soldats au même titre que les autres citoyens lors de la Grande

Guerre (2 000 mourront sur les champs de bataille) et, en 1939-1940,

ils seront résistants à Londres et à Alger ou engagés volontaires à

Dakar, dans la Première Armée, alors que le décret Crémieux est aboli

par Vichy dès octobre 1940 24 , puis abrogé une seconde fois par le

23. Cf. notre ouvrage.

24. L’abrogation du décret Crémieux, en 1940, entraîna son cortège d’exclusions de

l’école, de l’université, d’un certain nombre de professions, du statut de fonctionnaire et

le retour au statut d’« indigène ». Traumatisme durable pour les juifs d’Algérie qui virent

la France, sous la pression de groupes antisémites, leur reprendre la citoyenneté qu’elle

leur avait donnée, pour laquelle ils s’étaient battus, elle fut tout autant un choc pour les


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 193

général Giraud en mars 1943 25 . Et ils feront partie des soldats de cette

Première Armée commandée par de Lattre de Tassigny, qui débarque

en Provence en 1944 pour libérer la France occupée.

Non-dits de la puissance coloniale, les Juifs d’Algérie ont été dans

un premier temps instrumentalisés par celle-ci, qui avait besoin de leurs

votes, et par les Juifs de France, à qui ils rappelaient un passé honni

trop proche. Mais ils se sont progressivement transformés,

abandonnant sans regret leur statut de dhimmis méprisés et humiliés en

terre d’islam. Ils ont passionnément épousé la France, se considérant

« Français à part entière », alors qu’ils n’étaient peut-être pas

considérés comme des Français tout à fait légitimes par des groupes

entiers des pouvoirs en place 26 .

La francisation accélérée qu’ils ont subie d’abord, ils l’ont

fièrement revendiquée après. Tout cela a fait d’eux des êtres « dedans

et dehors ». Un peu comme se sont définis Albert Memmi au début de

La Statue de sel, qui parle de malaise existentiel 27 , ou Jacques Derrida

qui, dans le Monolinguisme de l’autre, évoque un « trouble de

l’identité 28 ».

Et contrairement à certains Juifs ashkénazes, ou certains Juifs

originaires de Tunisie ou du Maroc, il n’y a pas chez eux de nostalgie

des racines qui s’exprimerait à travers la recherche d’une identité

« judéo-algérienne ». Ils sont Français, et Français malgré tout. Ils ont

vécu la perte de la nationalité française entre 1940 et 1943 comme une

amputation, une Injustice majeure. Et, pourtant, malgré l’antisémitisme

ambiant, malgré Pétain, malgré tout, les Juifs d’Algérie continueront de

musulmans qui en conclurent que l’on ne pouvait faire confiance à un pays qui pouvait

trahir ceux qui l’avaient suivi.

25. Giraud abrogea à nouveau le décret pour ne pas « rallumer les dissensions parmi

les indigènes, l’Arabe sur sa terre, le Juif dans son échoppe » et de Gaulle ne le rétablit

qu’au bout d’un an, sous la pression conjuguée des résistants, des notables juifs de France

et des Juifs américains.

26. Pour preuve ? L’abrogation du décret Crémieux, qui leur ôte leurs droits (et

devoirs) de citoyen, soixante-dix ans après les avoir acquis, et ce, sans émotion particulière

des « forces vives de la nation ». Pour preuve encore ? Les projets, avortés, du général

de Gaulle et de certains de ses conseillers, en 1960-1962, de les empêcher de s’installer en

France après l’indépendance de l’Algérie, soit en les maintenant sur place, afin qu’ils

servent d’intermédiaires entre les Français et les Algériens, soit en facilitant leur installation

en… Argentine [Peyrefitte, 1994].

27. « Je suis de culture française, mais Tunisien, je suis tunisien, mais juif, c’est-à-dire

politiquement, socialement exclu, parlant la langue du pays avec un accent particulier, mal

accordé passionnellement à ce qui émeut les musulmans ; juif, mais ayant rompu avec la

religion juive et le ghetto, ignorant la culture juive » [cité par Hagège et Zarka, 2001, p. 26].

28. « J’étais très jeune à ce moment-là (en 1943), je ne comprenais sans doute pas très

bien ce que veulent dire la citoyenneté et la perte de la citoyenneté. Mais je ne doute pas

que l’exclusion de l’école, assurée, elle, aux jeunes français, puisse avoir un rapport avec

ce trouble de l’identité » [Derrida, 1996].


194

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

faire confiance à « leur France », celle du progrès social, celle du Front

populaire pour qui ils semblent avoir voté massivement, celle des

idéaux de la Révolution française, celle qui les avait libérés de

l’oppression 29 : plus de 90 % d’entre eux (110 000 sur 130 000 environ)

opteront pour la France en 1962.

Pour la première fois dans l’histoire juive, des Juifs ont quitté

massivement un pays non pas parce qu’ils y étaient persécutés en tant

que tels, mais parce qu’ils avaient profondément intériorisé leur francité

et qu’ils considéraient leur destin lié à celui des Français qui partaient.

Pendant la guerre d’Algérie, une minorité rejoignit le FLN, une

minorité rejoignit l’OAS. Mais la majorité, inquiète, déchirée entre le

refus des injustices faites aux Algériens et le désir du maintien de la

France en Algérie subissait les « événements ». C’est en tant que

Français rapatriés qu’ils seront accueillis en France, partageant alors

avec l’ensemble des rapatriés d’Algérie l’incompréhension, le désaveu,

les qualificatifs de « colonialistes » et l’étiquette de pied-noir.

Situés au milieu de l’affrontement entre deux nationalismes

radicaux, les Juifs d’Algérie ne peuvent alors qu’être des deux côtés

l’objet de tous les fantasmes de trahison. Les Européens leur rappellent

tout ce qu’ils doivent à la civilisation occidentale, et les Algériens

musulmans leur reprochent d’avoir oublié qu’ils sont des enfants de la

terre algérienne [Stora, 2003, p. 24-26].

Algériens 30 et Israéliens se mettront d’accord une seule fois : pour

condamner les Juifs d’Algérie qui, en 1965, seront considérés et jugés

comme « traîtres » en Israël par un « tribunal » de personnalités (intellectuels,

journalistes) réunies pour condamner la conduite de cette

diaspora qui n’avait pas choisi l’alya.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ABITBOL M. (1990), « La citoyenneté imposée. Du décret Crémieux à la

Libération », in BIRNBAUM P. (éd.), Histoire politique des Juifs de France,

Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, Paris.

ABITBOL M. (1999), Le Passé d’une discorde. Juifs et Arabes depuis le VII e siècle,

Perrin, Paris.

AGERON C.-R. (1964, éd. revue 1999), Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF,

Paris.

ALLOUCHE-BENAYOUN J. avec Doris BENSIMON (1998), Les Juifs d’Algérie.

Mémoires et identités plurielles, Stavit/Cerf, Paris.

29. Les Juifs devenus Français se singularisèrent par leur appui constant aux partis de

gauche et aux tentatives visant à égaliser le statut des musulmans.

30. Certains de ces derniers, dans des publications universitaires parues en 1999 en

Algérie, continuent d’entonner le chant de la trahison des Juifs d’Algérie qui choisirent la

France laïque plutôt que l’Algérie musulmane en 1962 [Mana, 1999 ; Chenouf, 1999].


LES ENJEUX DE LA NATURALISATION DES JUIFS D’ALGÉRIE 195

ALLOUCHE-BENAYOUN J. (2002), « L’antisémitisme dans l’Algérie coloniale : un

fait de société. Le pogrom du 5 août 1934 à Constantine », Kesher, n° 31, p.

12-15, Boulogne.

— (2003), « Le rôle des femmes dans le devenir français des Juifs d’Algérie.

Ancrages traditionnels et désirs de modernité », in TRIGANO S. (éd.), L’Identité

des juifs d’Algérie. Une expérience originale de la modernité, AIU, Éditions

du Nadir, Paris.

ANSKY M. (1950), Les Juifs d’Algérie. Du décret Crémieux à la Libération,

Éditions du Centre, Paris.

ATTAL R. (2002), Les Émeutes de Constantine. 5 août 1934, Romillat, Paris.

AYOUN R. et COHEN B. (1982), Les Juifs d’Algérie, 2000 ans d’histoire, J.-C.

Lattès, Paris.

CABANEL P. (2004), Juifs et Protestants, les affinités électives, Fayard, Paris.

CHENOUF A. (1999), Les Juifs d’Algérie, 2 000 ans d’existence, El Maarifa, Alger.

CHOURAQUI A. (1952), La Marche vers l’Occident, les Juifs d’Afrique du Nord,

PUF, Paris.

DERRIDA J. (1996), Le Monolinguisme de l’autre, Galilée, Paris.

HAGEGE C. et ZARKA B. (oct.-déc. 2001), « Les Juifs et la France en Tunisie. Les

bénéfices d’une relation triangulaire », Le Mouvement social, n° 197, p. 9-

28, Paris.

JULIEN C.-A. (1964), Histoire de l’Algérie contemporaine. La conquête et les

débuts de la colonisation (1827-1871), PUF, Paris.

— (1975), Histoire de l’Afrique du Nord. Tunisie, Algérie, Maroc, tome 1 : Des

origines à la conquête arabe, tome II : De la conquête arabe à 1830, Payot,

Paris.

LASKIER M. (1994), North African Jewry in the Twentieth Century. The Jews of

Morocco, Tunisia and Algeria, New York University Press, New York.

LECA J. et VATIN J.-C. (1983), L’Algérie politique. Histoire et société, Presses de

la Fondation nationale des sciences politiques (2 e édition), Paris.

MANA M. (juin 1999), « Algerian, Moslem-Jewish Relations : A Historical

Overview », El Tawassol, Revue des sciences sociales, Université de Annaba-

Algérie, n° 4, p. 20-27.

MANCERON G. et REMAOUN H. (1993), D’une rive à l’autre. La guerre d’Algérie,

de la mémoire à l’histoire, Syros, Paris.

PEYREFITTE A. (1994), C’était de Gaulle, Fallois, Fayard, Paris.

RÉMOND R. (1988), Notre siècle. Histoire de France, tome 6, Fayard, Paris (en

particulier chap. XXIII « De Gaulle et l’Algérie », p. 587-614).

SCHWARZFUCHS S. (1981), Les Juifs d’Algérie et la France (1830-1855), Institut

Ben-Zvi, Jérusalem.

— (2003), « Le modèle consistorial en Algérie. La réforme de la religion », in

TRIGANO S., L’Identité des juifs d’Algérie, Éditions du Nadir, Alliance israélite

universelle, Paris.

STORA B. et DAOUD Z. (1995), Ferhat Abbas, une utopie algérienne, Denoël,

Paris.

STORA B. (2003), « Exils multiples des juifs d’Algérie », in TRIGANO S., L’Identité

des juifs d’Algérie, Éditions du Nadir, Alliance israélite universelle, Paris.

TURIN Y. (1971), Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. Écoles,

médecine, religion 1830-1880, Maspero, Paris.

WINOCK M. (2004), La France et les juifs, de 1789 à nos jours, Seuil, Paris.



9

Islam et citoyenneté en Algérie

sous la III e République :

logiques d’émancipation et contradictions coloniales

(l’exemple des lois de 1901 et 1905)

Anna Bozzo

L’ALGÉRIE COLONIALE : UNE SPHÈRE RELIGIEUSE

EN VOIE DE SÉCULARISATION. ACTEURS ET ENJEUX

Dans une analyse comparative de la politique religieuse des

puissances coloniales dans les pays musulmans, où la domination

européenne s’est exercée à différents titres et à différentes époques, le

cas de l’Algérie apparaît emblématique : moins parce que la présence

effective de la France y a été particulièrement prolongée et qu’elle s’est

soldée par une décolonisation difficile, au prix d’une guerre d’indépendance

meurtrière, que par la complexité et la profondeur de cette

relation coloniale dont les conséquences sont toujours d’actualité.

En réalité, au cours des 132 ans qu’aura duré cette présence de la

France sur le sol algérien, plusieurs régimes politiques se sont succédés

dans la « Mère patrie » et chacun a voulu façonner à sa manière la

relation franco-algérienne et laisser son empreinte, notamment en

matière religieuse.

C’est sous la III e République que l’organisation de l’encadrement

de la colonie a atteint son sommet, au point que l’Algérie était alors

considérée, à juste titre, comme un laboratoire de la politique coloniale,

que la France pourrait exporter vers d’autres colonies et dans les

protectorats voisins. L’Algérie devint ainsi un passage obligé pour des

fonctionnaires qui, y ayant fait leurs preuves, étaient destinés, ailleurs,

à un avenir prometteur 1 .

1. La fréquentation du Centre des Archives d’outre-mer (aujourd’hui CAOM) et des

Archives nationales de la rue des Francs-Bourgeois à Paris est à cet égard édifiante sur la

carrière de ceux qui passèrent par l’Algérie.


198

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

C’est à travers cette domination coloniale, qui a connu bien des

transformations successives et qui a encadré, surtout pendant la période

républicaine, l’ensemble de la société algérienne, favorisant un développement

inégal, que s’est opéré l’accès à la modernité de l’Algérie,

au moins d’une partie de l’Algérie.

Un peu partout en Algérie, la période coloniale correspond au

progrès de la modernité avec pour référence l’Occident. Cette marche

vers la modernité apparaît inexorable et irréversible, même si elle se

fait à différentes vitesses et avec des contradictions flagrantes.

Néanmoins, si le contact direct avec la population d’origine européenne

peut expliquer certaines transformations dans les modes de vie de la

population autochtone dans le sens de cette modernité, il n’explique pas

tout. Le système de valeurs allogène qui régit alors la vie publique et

qui se présente comme le seul gage de réussite sociale, constitue sans

doute un attrait pour une partie de l’élite. Mais comment arrive-t-il à

s’imposer ?

En particulier, quel impact la laïcité républicaine a-t-elle eu en

Algérie ? Dans notre exploration, nous suivrons une double piste : d’un

côté, on cherchera à établir si, à travers la présence d’une population

d’origine française ou naturalisée française, l’idée de laïcité a pu être

introduite et intériorisée en Algérie, et s’il existe un lien direct entre

colonisation et processus de sécularisation dans ce pays ; d’un autre

côté, une analyse de la politique religieuse de la III e République

permettra de mettre en évidence les caractéristiques et les « non-dits »

de cette politique.

Une nouvelle configuration de l’espace public a pris forme en

Algérie, dont la France était seule à dicter les règles, conçues principalement

en fonction du peuplement d’origine européenne. Les relations

entre les différents groupes à caractère ethnique ou religieux, européens

de différentes provenances et « indigènes » (arabes et kabyles, de

religion musulmane ou juive), ruraux et citadins, se définissent à partir

de cet espace ; ces groupes sont ainsi conditionnés dans la mise en place

de leurs stratégies de survie ou d’ascension sociale. Le dilemme de l’intégration

d’une majorité musulmane dans ce système colonial

omniprésent et fondé sur la reconnaissance de clivages très marqués,

surdétermine, c’est notre hypothèse, l’appartenance religieuse en tant

que principal marqueur identitaire, et renforce les logiques communautaires

pour l’ensemble de la société, y compris celles des groupes minoritaires,

si bien que les relations interreligieuses s’en trouvent, elles

aussi, affectées.

Cette quête identitaire, dont les enjeux sont avant tout politiques,

devient incontournable aussi bien chez les vainqueurs que chez les


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 199

vaincus, y compris au sein de la petite minorité juive qui se retrouve

coincée entre les deux. Ceci, alors que, en même temps, le processus de

sécularisation est à l’œuvre dans l’ensemble de la société coloniale et

n’épargne aucun des univers religieux en présence.

C’est évidemment surtout en milieu urbain que la société

musulmane traditionnelle a été confrontée aux comportements et aux

pratiques des étrangers résidant à différents titres dans le pays. Une

population d’origine européenne, qui était arrivée par vagues

successives et à différentes époques, devient, avec l’avènement de la

III e République, de plus en plus nombreuse grâce aux facilités qui lui

sont faites pour s’établir dans les centres de colonisations et dans les

villes. Après la fin du régime militaire, de nouveaux colons sont

encouragés à tenter l’aventure algérienne. Encadrés par des institutions

républicaines qui arborent le drapeau tricolore, ils se sentent chez eux

sur le sol algérien, que la loi définit comme « territoire français ». La

colonisation triomphante semble là à son apothéose.

Or, cette catégorie de « Français d’Algérie » recouvre un univers

extrêmement varié d’éléments d’origine européenne. Les Français de

souche ne sont parmi eux qu’un petit groupe, descendants d’insoumis

et de proscrits que la « Mère patrie » a obligé à s’expatrier, et qui sont

arrivés en Algérie à chaque changement de régime en métropole.

Italiens, Espagnols et Maltais, poussés vers le sol algérien par la

pauvreté endémique de leurs régions d’origine, sont venus les rejoindre

par vagues successives. La plupart se feront naturaliser 2 et ceux qui

auraient préféré garder leur nationalité d’origine subiront les effets de

la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers 3 . La naturalisation

n’a pas pour autant effacé chez eux les traditions et les croyances

des terroirs d’origine. On aurait pu s’attendre à ce que, chez les colons,

y compris ceux de la première heure, en provenance de pays où la sécularisation

était en cours, la sphère religieuse soit, sinon absente, comme

c’était le cas chez certains républicains laïcs intransigeants de 1848 ou

de 1870, ou qu’elle soit largement réduite à un christianisme ou à un

judaïsme limités à la sphère privée. Or, il n’en est rien. On découvre,

au contraire, que ces Européens vivant en terre d’islam, même

lorsqu’ils se proclament athées, ne sont pas prêts à renoncer à une

2. Avant la loi républicaine qui a naturalisé automatiquement les fils d’étrangers nés

en Algérie, la politique à l’égard des étrangers avait été fluctuante, voire contradictoire,

entre la volonté d’empêcher qu’ils fassent concurrence aux Français et le désir de renforcer

les assises de la colonisation [Verdès-Leroux, 2001, p. 204-205].

3. Avec la loi du 24 juin 1889 sur la naturalisation des étrangers, ils devinrent français

en deux générations, car leurs enfants nés en Algérie obtinrent automatiquement la

citoyenneté française.


200

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

appartenance religieuse qui les range, bien que minoritaires, du côté

des plus forts 4 . Cette identité religieuse est niée ou affichée selon les

cas, les périodes et le contexte [Verdès-Leroux, 2001]. Néanmoins,

chrétiens et juifs seront amenés, notamment à partir de 1907, à

reconnaître certaines règles introduites dans l’espace public par la loi

de séparation des Églises et de l’État. Comment s’affirme alors la

notion de laïcité ? D’abord, c’est une manière d’être et de vivre de

certaines notabilités françaises proches du gouvernement de la colonie.

Sous cet angle, la laïcité, comme mode de vie, joue aussi incontestablement

le rôle d’une marque identitaire, qui en fait une sorte de

« quatrième religion » aux yeux des musulmans 5 .

Bien qu’elle soit ancrée dans un ailleurs métropolitain mythique,

qu’est l’univers religieux judéo-chrétien d’Occident, la façon dont les

colons se réfèrent à leur religion, avec leur pratique (ou absence de

pratique) religieuse, n’est pas sans conséquences sur l’évolution de la

pratique religieuse chez les musulmans algériens, comme elle le fut

avant cela sur celle des juifs d’Algérie, sans pour autant, dans la

majorité des cas, affecter la croyance des uns et des autres. Toutefois,

ce qui semblait s’affirmer était une privatisation progressive de la

pratique religieuse des élites musulmanes. Cela se traduisait parfois

même dans l’adoption de la mode vestimentaire européenne ; car ce

n’était pas dans l’intérêt de ceux qui aspiraient à monter dans l’échelle

sociale d’afficher publiquement une appartenance qui était source de

discrimination, et que, par ailleurs, on continuait de cultiver dans la

sphère domestique, où la femme était chargée de perpétuer les

traditions et d’éduquer les enfants.

Il faut aussi noter qu’en milieu urbain, la position d’infériorité dans

laquelle se sont retrouvés les musulmans après le décret Crémieux du

24 octobre 1870 6 , qui avait permis aux juifs d’obtenir un statut

avantageux, a suscité chez les premiers une prise de conscience aiguë

d’être victimes de discrimination. L’identité musulmane en est sortie

renforcée, en fonction de la manière propre aux musulmans d’inscrire

les événements politiques dans le registre religieux. Et une fois que

l’islam s’est trouvé confronté aux stratégies de survie du judaïsme

« indigène » algérien, les musulmans algériens qui ont opté pour la

revendication des droits civils et politiques, ont préféré le faire dans le

4. Henry Laurens [2004] parvient à la même conclusion pour le Moyen-Orient.

5. Nous avons développé cette question dans notre « Musulmans, juifs et chrétiens

d’Algérie dans les années trente. Regards croisés, crispations, convergences au miroir de

la relation coloniale » in A. CHARFI, L’Islam dans l’histoire, Tunis, 1998.

6. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume « Les enjeux de la

naturalisation des Juifs d’Algérie : du dhimmi au citoyen ».


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 201

cadre du maintien du statut coranique. Les notables des deux

communautés étaient en contact permanent, notamment à Constantine

et à Alger : l’information circulait entre eux et leurs discussions sont

très éclairantes 7 ; et, pourtant, ces deux mondes semblent s’ignorer réciproquement

dans les travaux de mémoire que les deux communautés

n’ont jamais cessé de produire, et ce encore de nos jours.

C’est pourquoi, à notre avis, si l’on veut comprendre le processus de

sécularisation alors en cours en Algérie, on doit se placer sur le terrain

religieux, même si la scène devient alors très complexe. Car voilà alors

que surgit une multitude d’acteurs et d’enjeux qui doivent être pris en

compte dans leur ensemble, alors que, jusqu’à présent, on a trop souvent

considéré le seul aspect politique de la confrontation bilatérale France-

Islam. Celui-ci est sans doute important, mais il ne faut pas oublier que

seul l’islam d’obédience réformiste a su fédérer les différentes options

et sensibilités qui coexistaient dans un mouvement national très

composite, et qui arriva à maturité dans l’entre-deux-guerres dans l’affirmation

de son opposition à la colonisation française. Il faut aussi

remarquer que l’organisation de la résistance culturelle intervient dans

un contexte sécularisé : en effet, l’Association des ulémas réformistes,

qui se voulait « apolitique », et qui était loin d’avoir le leadership

politique du mouvement national, lui aura, néanmoins, fourni un

fondement culturel qui se voulait différent de celui que proposait la III e

République. En un mot : une identité enracinée dans l’islam.

Une analyse plus complète de cette relation coloniale sous l’angle

de l’histoire des religions, que nous poursuivons actuellement dans nos

recherches et que nous ne pouvons ici qu’effleurer, éclairerait ce qu’a

pu être, dans la durée, la politique religieuse de la France en Algérie, de

même qu’elle permettrait de définir ses répercussions à long terme, y

compris dans la société française actuelle, où une grande partie de la

population musulmane issue de l’émigration est d’origine algérienne.

LE TRAITEMENT DES QUESTIONS RELIGIEUSES :

UNE APPROCHE SÉCURITAIRE

Nous nous limiterons ici à la III e République, période la plus riche

en législations et où la contradiction coloniale a atteint son apogée. Ce

qui ne dispense évidemment pas de retours en arrière sur la période

précédente.

7. La question, très intéressante et où les sources abondent, dépasse le cadre de cet

article. En font état, par exemple, les comptes rendus des réunions du Comité juif d’études

sociales dans les années 1930 et 1940 (archives privées que nous avons pu consulter).


202

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En ce qui concerne la gestion des cultes, le principe qui inspire tout

le système administratif de la France en Algérie est celui-ci : la

progressive assimilation juridique de la colonie, condition préalable et

seul moyen envisagé pour pouvoir exercer la souveraineté française sur

le pays. On sait que la centralisation dans l’Hexagone était, depuis les

rois de France, considérée comme une nécessité (pas toujours efficace)

pour l’intégration des différentes régions. En Algérie, la volonté du

législateur, depuis la II e République (1848-1851), de transférer dans

les départements algériens la législation en vigueur en France, se heurte

à chaque fois à une réalité algérienne inassimilable. Sans surprise donc,

on constate que cette volonté, et la logique qui la sous-tend, trouvent

rarement leur traduction effective au sud de la Méditerranée 8 .

Sous la République, la gestion de l’islam, en tant que « culte » parmi

d’autres cultes minoritaires « reconnus », se conçoit essentiellement à

travers une approche sécuritaire qui remonte d’ailleurs aux temps de la

conquête. L’islam est perçu comme une menace permanente pour la

minorité d’origine européenne, d’où l’adoption de toute une série d’exceptions

et de dérogations sur les lois en vigueur, qui nient dans les faits

l’égalitarisme républicain et multiplient les mesures discriminatoires à

l’égard de la religion du plus grand nombre [Bozzo, 2005]. Cette

approche nécessitait un pouvoir fort et centralisé à même d’exercer un

contrôle effectif sur la population musulmane, dans toutes ses

pratiques, cultuelles, culturelles et autres.

Il ne s’agit pas ici de décrire les détails du fonctionnement des

services préposés à cet effet, mais de mettre en lumière la logique à la

base de cette approche, les objectifs poursuivis par les autorités

coloniales, en nous limitant aux mesures les plus importantes, qui ont

laissé des traces, et dont les conséquences pèsent encore aujourd’hui.

Il s’agit aussi de mettre en perspective le caractère évolutif et les

contradictions de cette politique avec celles des régimes qui ont

précédé et suivi la III e République.

Dans un premier temps, on s’était consacré à mettre en place et à

perfectionner, autant que possible, la fonctionnarisation de tous les

cultes, pour les contrôler. Et voilà que, à partir de 1905, on se voyait

contraint, égalité républicaine oblige, d’appliquer à l’Algérie la loi de

séparation, ce qui voulait dire, en quelque sorte, défaire le travail

accompli. Les non-dits de la politique religieuse sécuritaire, il faut ici

8. Dans un seul cas, elles la trouveront, mais portée à son extrême, lors de la mise en

place du système dit « des rattachements » administratifs, en vigueur de 1881 à 1896

(voir infra). Mais ce système, qui reliait chaque service préfectoral au ministère compétent,

sera assez rapidement abandonné pour un retour à la centralisation des pouvoirs entre

les mains du Gouverneur général.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 203

les imputer moins aux acteurs qu’aux historiens. Car, dans notre cas,

l’histoire de la relation entre la France et l’Algérie est parsemée de

tabous majeurs et d’embûches idéologiques résistantes. Une incursion

dans l’historiographie nous montre que le travail des historiens a

rencontré bien des impasses, même s’il ne s’est jamais arrêté.

UN RAPPEL HISTORIOGRAPHIQUE UTILE

Malgré l’existence d’œuvres d’histoire solides et rigoureuses, dont

les auteurs ont enquêté de manière approfondie sur les institutions de

l’Algérie, et ont analysé leur impact sur la société algérienne, le débat

historiographique sur la nature, le rôle, les méthodes, les finalités du

système colonial est resté le fait des spécialistes. C’est un fait : en

France, le colonialisme, tout en étant, au niveau de la recherche, un

important sujet de réflexion, n’a concerné l’opinion publique que tout

dernièrement. Alors qu’ailleurs, on cultive les post-colonial studies,

très développées dans certaines ex-métropoles coloniales comme

Londres, même si elles sont l’objet d’une attention récente comme en

Italie, ou le fait de pays anciennement colonisés, comme l’Inde, on

constate que le colonialisme français est mal connu en France, où il

suscite aussitôt la surenchère idéologique. Et, pourtant, tout a été dit, ou

presque, sur ce système de gouvernement, sur les politiques que les

différents régimes au pouvoir en France ont voulu élaborer pour

l’Algérie, chacun ayant à résoudre les problèmes hérités du régime

précédent, souvent difficiles. Cependant, le débat sur le colonialisme,

que les spécialistes mènent depuis trente ans, est resté trop longtemps

occulté et inaccessible aux non-spécialistes, si bien qu’il semble utile

d’apporter ici un certain nombre d’éléments d’information. Car il est

temps de relancer les interrogations, avec la distanciation que permet

une approche historique et en présence, cette fois-ci, d’une nouvelle

sensibilité du public sur ce thème [Blanchard, Bancel et Lemaire,

2005]. De cette façon, les problèmes que pose la laïcité française dans

son rapport au religieux, notamment à l’islam, peuvent trouver un

éclairage nouveau 9 .

En effet, les difficultés que rencontre aujourd’hui l’application de la

loi de 1905 aux musulmans de l’hexagone ont de quoi rendre perplexe :

à quoi bon tout ce travail des historiens, car c’est à peine si l’on se

souvient aujourd’hui que cette loi de 1905 a déjà été confrontée à l’islam,

9. Cela a paru évident lors des entretiens d’Auxerre de novembre 2004. Cf. les Actes

du colloque in [Baubérot et Wiewiorka, 2005].


204

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

lors de son application à l’Algérie, malgré une série de restrictions, de

dérogations, de discriminations par rapport aux autres cultes. Les

musulmans algériens ont cru à cette loi, l’ont revendiquée trois décennies

durant et l’ont transformée dans une ressource de contestation 10 .

J’ai personnellement eu la chance, depuis le début des années 1970,

d’assister et, plus tard, de contribuer à cet effort de réécriture de

l’histoire algérienne qu’avaient mis en route, dix ans auparavant, les

grands pionniers de l’histoire et des engagements de la première heure,

parmi lesquels Charles-André Julien, Yves Lacoste, André Nouschi. À

leur suite, d’autres ont travaillé dans un climat désormais plus apaisé, à

partir de la fin des années 1960, comme Charles-Robert Ageron et

Jacques Berque, et dans la décennie suivante, il faut citer Mohammed

Harbi, Gilbert Meynier, Fanny Colonna, Annie Rey-Goldzeiguer. Or,

cette dernière génération, n’a pas, hélas, fait école, car les historiens,

géographes et anthropologues de ma génération, français et algériens,

sont fort rares et ils ne semblent pas avoir beaucoup de successeurs.

Après eux, il y a une sorte de trou. Les historiens ont néanmoins

continué à travailler avec ténacité, souvent dans l’indifférence générale

et l’incompréhension, dans le but de « décoloniser » le lourd héritage

des idées reçues, où se mêlent l’ignorance entretenue à dessein, les

avatars de l’idéologie coloniale fondée sur la mission civilisatrice de la

France et son contraire, l’idéologie nationaliste bornée et aveugle. Mais

c’est le mouvement national algérien, son long chemin vers l’indépendance,

qui a été privilégié comme objet d’études. Celles-ci ont pour

trait commun de ne présenter l’islam que comme soubassement

idéologique et identitaire des acteurs politiques. Et les aspects

politiques, toujours mis en avant par une actualité brûlante, étaient les

seuls à être pris en compte.

Par la suite, nous avons lu les récits exposant la mémoire des

rapatriés, traumatisés par le silence qui a entouré la catastrophe

humanitaire que fut pour eux le retour en métropole. Ils ont alors pris

leur revanche après des années d’indifférence et d’oubli 11 ; les piedsnoirs

et les juifs d’Algérie naturalisés français, laminés par les

« événements » et l’exode, évincés du nouveau projet de société issu de

l’insurrection de novembre 1954, se sont lancés, chacun de son côté et

deux décennies après l’indépendance, dans un effort de mémoire,

parfois nostalgique et à sens unique, qui visait principalement à faire

revivre, par les souvenirs, une patrie perdue, mythique et idéalisée.

10. À commencer par la pétition de l’émir Khaled en 1924. Cf. l’article de Raberh

Achi dans ce même volume « Les apories d’une projection républicaine en situation coloniale

: la dépolitisation de la séparation du culte musulman et de l’État en Algérie ».

11. Cf. l’article de Joëlle Allouche-Benayoun dans ce même volume.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 205

Mais on peut constater qu’ils ont trop souvent ignoré, voire censuré,

tout ce qui concernait les relations avec l’Autre, comme par ailleurs

l’avait fait à leur égard l’historiographie nationaliste officielle en noir

et blanc des ténors du nouvel État algérien indépendant.

La tendance historiographique actuelle nous invite à combler cette

lacune : par de nouvelles recherches, en « revisitant » au besoin cette

historiographie si abondante et riche, souvent oubliée ou ignorée, et en

dévoilant ses non-dits 12 .

Il faut dire que la société coloniale franco-algérienne représente,

dans l’histoire contemporaine, un exemple unique parmi toutes les

typologies coloniales connues : ni simple colonie d’exploitation, ni

colonie de peuplement seulement, l’Algérie est tout cela à la fois. Il

s’agit pour l’historien de démonter les mécanismes de domination sur

les esprits que les différents pouvoirs ont su créer et entretenir, avec la

soumission passive chez les plus démunis, les stratégies d’ascension

sociale individuelle parmi les couches qui ont su profiter de la présence

française, un état d’esprit « subversif » chez la majorité de la population,

ce qui a alimenté le cercle vicieux de la contestation et de la

répression.

Il conviendrait maintenant d’étudier la société coloniale dans son

ensemble, les dynamiques d’intégration et d’acculturation qui l’ont

traversée, les relations qui se sont nouées dans le quotidien entre les

individus et les groupes, les compromis qui se sont installés au sein

d’une même famille entre deux modes de vie diamétralement opposés,

les réactions des autochtones face aux institutions que les maîtres du

pays ont mis en place, aménagées, transformées, selon les besoins de

l’heure. On sait que le premier objectif a été d’encadrer la population

d’origine européenne et de favoriser son essor, après avoir créé les

conditions de son emprise sur les meilleures terres et, en général, sur les

ressources du pays, qu’elle avait pu accaparer et exploiter grâce à une

législation faite sur mesure pour elle 13 . En second, il s’agissait de

contrôler, de contenir ou de briser la société autochtone, afin de ne pas

compromettre le premier objectif. C’est dans ce contexte qu’a pris

naissance un vigoureux mouvement de résistance, pris en compte depuis

quarante ans par les historiens, et que l’ouverture de certains dossiers de

la guerre d’Algérie — ce qu’on appelait pudiquement les « événements »

— a révélé beaucoup plus tard à l’opinion publique et aux médias.

12. Dans le sens indiqué par François Furet dans son intervention dans un colloque qui

a fait date sur la méthodologie des sources pour une histoire décolonisée [Berque et

Chevallier, 1974].

13. Sous la III e République, les lois foncières de 1873, 1887, 1897, créées pour

impulser la colonisation [Ageron, 1968].


206

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’historien ne peut tomber dans les travers d’une histoire

manichéenne, où il y a les bons (indigènes) et les méchants (européens),

les résistants héroïques et les collaborateurs. Du côté européen, on était

obsédé par le nombre des « indigènes », subversifs par définition, et on

tenta par tous les moyens de les contrôler, y compris à travers le paternalisme

indigènophile des républicains « progressistes » [Ageron,

1978]. Du côté des élites autochtones, tous les moyens étaient bons, y

compris la ruse et la tromperie, pour survivre dans ce système, monter

dans l’échelle sociale, aller s’instruire en métropole, obtenir des

avantages pour soi-même et les siens, réaliser ses objectifs personnels,

revendiquer sa part de droits, de revenus, d’espace public et, plus tard,

quand le vent changera, revendiquer l’indépendance de son pays.

Nous privilégierons dans ce qui suit certains moments-clé de cette

relation entre l’Algérie et la III e République concernant le traitement

de la question religieuse pour en évaluer les conséquences à moyen et

long terme.

LA POLITIQUE « INDIGÈNE »

La législation coloniale française en Algérie nous apprend que la

« souveraineté » française s’est exercée sur des portions de territoire

algérien annexées au fil du temps. On peut donc considérer le commencement

de la conquête comme les débuts de la colonisation. Cette

souveraineté, étendue aux personnes, leur conférait la « nationalité »

française, quelle que soit leur origine. C’est ainsi que, concrètement,

une distinction s’est établie entre les citoyens français, qui jouissaient

de tous les droits civils et politiques, et les autochtones, lesquels, bien

que nationaux français, n’étaient que des sujets de la France, avec un

statut personnel propre, selon qu’ils étaient musulmans ou juifs. Ce

n’est que sous le Second Empire, en 1865, qu’un senatus-consulte de

Napoléon III vint réglementer cette distinction, reconnaissant explicitement

la qualité de français à tous les sujets algériens. Le même texte de

loi prévoyait qu’ils pourraient accéder à la citoyenneté pleine et entière

par voie de naturalisation individuelle, qui, toutefois, impliquait de

satisfaire à certaines conditions, dont le renoncement au statut

personnel musulman ou juif. C’est dans le contexte de ces dispositions

que le plus célèbre des décrets Crémieux établit, le 24 octobre 1870,

une nouvelle distinction entre les nationaux autochtones, conférant

automatiquement le statut de citoyens français « à tous les israélites

indigènes des Départements d’Algérie » [Ageron, 1968, p. 343 et

suivantes].


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 207

Pendant les vingt premières années de l’occupation de l’Algérie par

la France, l’indigence avait été quasi-totale en ce qui concerne le

traitement de la question religieuse, avec une dégradation rapide et sur

tous les plans de la religion musulmane [Bontems, 1976] 14 . La France

a réussi à diviser pour régner. Les confréries furent les premières cibles

de la politique de clientélisation, tandis que d’autres eurent un rôle dans

la résistance à la colonisation. Ce fut le cas de la Rahmâniyya, qui a

combattu la conquête de la Kabylie dans les années 1850, et qui, plus

tard, a animé la grande insurrection de la même Kabylie en 1871.

D’autres, achetées par des prébendes de toutes sortes (y compris la

légion d’honneur pour leurs moqqadems), ont contribué à l’asservissement

de l’Algérie, notamment des bleds éloignés des villes et de

l’influence des ulémas. Elles jouaient pourtant un grand rôle dans la vie

religieuse du pays sous le Second Empire et encore sous la III e

République, entre les deux extrêmes du clergé officiel et des ulémas. Et

ce n’est pas un hasard si ces derniers ont mené une lutte sans merci

contre ces organisations censées avoir introduit dans le culte musulman

des « innovations blâmables » (bid‘a) et des superstitions de toutes

sortes. En réalité, l’hostilité des ulémas aux confréries était aussi

motivée par la concurrence qu’elles représentaient pour le leadership

musulman, surtout dans les zones rurales [Rinn, 1884 ; Depont et

Coppolani, 1897].

Certes, on ne faisait qu’appliquer aux cultes d’Algérie la législation

en vigueur en France, laissant péricliter la religion musulmane,

notamment les établissements d’études religieuses et l’enseignement

coranique qui, auparavant, étaient entretenus grâce aux revenus

provenant des biens habous 15 . Mais la confiscation de ces derniers, au

lendemain de la conquête, avec leur annexion au Domaine et la perte de

leur caractère inaliénable, devait être lourde de conséquences 16 . Elle

rendit nécessaire, — comme elle contredisait la promesse de respecter

la religion des vaincus (selon la Convention de Bourmont en 1830)—,

l’institution de trois établissements musulmans d’enseignement

supérieur (medersas), qui devinrent opérationnels en 1850, sous la

14. À en croire le juriste, cette indifférence aurait en réalité configuré le point

d’équilibre entre des tensions opposées : celles de militants catholiques, qui considéraient

l’Algérie comme terre de conquête d’âmes, qui devait être gagnée à la foi chrétienne, et

celles des libres-penseurs qui s’opposaient aux missionnaires, préfigurant le conflit entre

les deux France des années 1880.

15. Habous, l’équivalent des wakfs au Moyen-Orient : biens érigés en fondations

religieuses, dont la nue-propriété est attribuée à Dieu, soustraits à l’héritage pour être

dévolus à des buts pieux, tels que l’entretien des mosquées, la rétribution des tolbas ou

maîtres coraniques, l’assistance aux pauvres et aux pèlerins à La Mecque, etc.

16. En vertu de l’arrêté du gouverneur du 7 décembre 1830 [Ageron, 1968, t. I, p. 294].


208

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

II e République 17 . Ces medersas, qui dispensaient à titre gratuit l’enseignement

des sciences islamiques traditionnelles (le Coran, le fiqh, la

théologie), mais aussi du français, avec des éléments d’histoire (« nos

ancêtres les Gaulois »), de géographie et d’arithmétique, devaient servir

au recrutement du personnel pour le culte et la justice musulmane, ainsi

que pour d’autres fonctions administratives secondaires. Les medersas

répondaient aussi à une autre préoccupation, celle de façonner des

esprits dociles, reconnaissants à la France pour ses bienfaits [Bontems,

1976]. Dans la même logique, au tout début du Second Empire, en

1851 18 , on procéda à une véritable fonctionnarisation du culte

musulman : muftis, imams, moudarris, mouazzims, hazzabs, jusqu’aux

balayeurs affectés à chaque établissement, constituaient autant

d’échelons administratifs, où chaque fonction était rétribuée proportionnellement

à son importance hiérarchique. Ces emplois furent très

recherchés, surtout pendant la famine de 1865-1867 et durant les

périodes de crise économique. Le recrutement de ces « clercs » se

faisait exclusivement parmi les diplômés des medersas, qui furent réorganisées

à plusieurs reprises, notamment sous la III e République. La

dernière réorganisation fut celle préconisée par Émile Combes en 1894,

dans le cadre de la « Commission sénatoriale chargée d’examiner les

modifications à introduire dans la législation et dans l’organisation des

divers services de l’Algérie », connue comme la « Commission des

Dix-huit ». C’est en tant que membre de cette Commission, voulue et

guidée par Jules Ferry, qu’il se rendit en Algérie en 1893 et, sur la base

de cette expérience, il devint, comme Jules Ferry, un partisan

convaincu de la « mission civilisatrice de la France » à travers

« l’éducation des indigènes ». Les medersas pouvaient devenir, selon

lui, l’instrument d’un régime concordataire : la France devait essayer de

créer un islam gallican, comme elle avait su le faire avec l’Église

catholique romaine 19 .

17. Ce fut, le 30 septembre 1850, l’un des derniers décrets présidentiels de la

République.

18. Bontems [1976, p. 502] fait observer que ce décret du 30 avril 1851, cité par

Ageron [1968, t. I, p. 296], n’a été inséré dans aucun des recueils d’actes législatifs

algériens de l’époque, tandis que la circulaire du 17 mai 1851, portant application de ce

texte, avec le classement des mosquées et le statut du personnel desservant, ne figure que

dans le recueil d’Estoublon-Lefebure, Code de l’Algérie annoté, Paris, 1896, p. 134.

19. À noter qu’Emile Combes, futur architecte de la loi de séparation des Églises et de

l’État, s’opposera à son application à l’Algérie. Il en parle lui même dans ses mémoires

[Sorre, 1956]. Dans le cadre de la Commission, il rédigea deux rapports très détaillés:

L’Instruction primaire des indigènes, P. Mouillot, Paris, 1892, 227 pages ; et, au retour de

la mission, « Rapport Combes sur l’enseignement supérieur musulman, les Médersas », in

Journal officiel de la République française, Documents parlementaires. Sénat. Annexes aux

procès-verbaux des séances. Session ordinaire de 1894, annexe 15, p. 10-60 [Bozzo, 2005].


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 209

Ainsi, la III e République parachevait l’échafaudage institutionnel

initié par la II e République, avec pour finalité de permettre une installation

durable des colons. Une nouvelle période fut inaugurée avec la

répression de la révolte de la Kabylie, qui permit de saisir de nouvelles

terres. Une minorité des gros colons allait désormais occuper des

positions d’importance. Les vingt années qui suivirent la promulgation

des décrets Crémieux peuvent, selon Ageron, être tenues pour

capitales : car c’est alors seulement que s’est forgée l’Algérie française

dans ses caractéristiques essentielles 20 . Entre-temps, on mit en place

l’« appareil juridique de contrainte 21 ». Une reforme communale, en

1879, donna l’avantage à l’extension du territoire civil aux dépens du

territoire sous juridiction militaire, instituant les « Communes de plein

exercice », à côté de « Communes mixtes » et de « Communes

Indigènes » 22 . Dans les premières, encadrées par les sous-préfectures et

les préfectures, le contrôle de la population passait de la garnison de

l’armée à la police d’arrondissement et départementale. Ce changement

est capital. Car le maire et ses adjoints (loi 5 avril 1884) répercutèrent

alors le poids de leur électorat européen, minoritaire en fait, majoritaire

en droit. Dans les Communes mixtes (avec très peu d’Européens) et

indigènes (sans Européens ou presque, pour gérer des institutions à la

française), souvent très étendues, l’Administrateur, qui dépendait

directement du préfet, monopolisait à la fois les fonctions de maire, de

juge et de chef de police 23 , comme c’était le cas autrefois des officiers

des Bureaux arabes [Bontems, 1976].

Par ailleurs, une réforme judiciaire, en 1881, visant à l’extension

progressive du droit français aux dépens des juridictions traditionnelles,

maintint le Code de l’Indigénat, un ensemble de textes, circulaires et

décrets (qui n’ont donc rien à voir avec un vrai code juridique)

énumérant une série d’infractions propres aux « Indigènes » 24 . Et la

création de cours pénales spéciales, en 1902, illustrait une énième

mainmise de l’administration sur la justice [Charnay, 1965].

20. Ageron donne les chiffres suivants : depuis 1861, la population européenne stagne

autour de 200 000 âmes et ne s’accroît que des seules naissances, mais elle augmente après

1871, grâce à l’arrivée de nouveaux colons d’Alsace-Lorraine, pour atteindre le chiffre de

300 000 âmes dix ans plus tard.

21. L’expression est de Jean-Claude Vatin [1983].

22. Le nombre des « Communes de plein exercice » instituées là où le peuplement

européen est suffisant à garantir leur fonctionnement, selon le mode des communes métropolitaines,

double en deux ans et atteint le chiffre de 300 en 1883.

23. Le système des rattachements, en vigueur de 1881 à 1896, ne les concerne que

marginalement, sinon qu’il apporte un surcroît de travail aux préfets (par ailleurs, ce

système ne laissera des traces que dans les archives) ; en 1898, les préfets auront à nouveau

à rendre compte au Gouverneur général.

24. Mis en place à titre provisoire en 1874, modifié en 1890 puis en 1914, le Code de

l’Indigénat fut appliqué jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.


210

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La politique strictement religieuse de gestion des cultes, quant à

elle, n’enregistra pas de modifications majeures, si ce n’est son rattachement

au ministère des Beaux-Arts, à la Direction des Cultes. Les

agents du culte, quelle que soit leur confession, touchaient tous des

rétributions ou des « indemnités de fonction » versées par l’État 25 .

D’autres lois importantes furent également appliquées à l’Algérie,

comme celles sur l’instruction publique (les lois Ferry de 1882 et celles

qui suivirent) ou celle sur la naturalisation des étrangers (1885).

Depuis 1881, en effet, avait commencé à fonctionner dans les trois

départements algériens un système de rattachements administratifs

extrêmement complexe et sophistiqué, qui rendit presque automatique

l’application à l’Algérie des lois métropolitaines. Dans ce système, les

préfets avaient un rôle plus important que le Gouverneur car, pour un

certain nombre de services directement placés sous la responsabilité

des ministères compétents (Cultes, Instruction publique, Justice), ils

étaient en contact direct avec ces derniers. Dès lors, le Gouverneur

général n’était plus qu’une fonction honorifique qui représentait le

gouvernement français au niveau de la colonie. Au bout de dix ans,

l’expérience se soldera par un échec : trop de bureaucratie et trop d’intermédiaires

entre Alger et Paris pour arriver à une décision. Les

colons, qui se sentaient privés de leur influence, s’y opposèrent farouchement.

Par ailleurs, l’affaiblissement de l’autorité du Gouverneur

général entravait l’application des lois républicaines, tellement

nombreuses étaient les dérogations nécessaires pour les adapter à la

situation algérienne. La République fit donc marche arrière. On voit

bien le paradoxe : la République ne pouvait exiger que ses principes

universels soient appliqués automatiquement à l’Algérie sous peine de

voir l’ensemble du système exploser. Nous savons par quels

mécanismes électoraux (il faut rappeler que seuls les Français d’origine

et les naturalisés étaient représentés au Parlement) on a pu occulter une

grande partie de la réalité algérienne : les corps élus, le gouvernement

et l’opinion publique de la métropole pouvaient très bien ignorer « officiellement

» les pratiques qui, dans les départements d’Algérie, contredisaient

les principes républicains. De cette façon, le système colonial

a donc pu se perpétuer en Algérie, malgré toutes ses contradictions.

25. Toutefois, les chrétiens et les juifs reçoivent des indemnités à titre divers, entre

autres la « prime coloniale ». Elles ne seront pas supprimées lors de l’entrée en vigueur de

la loi sur la séparation de 1905, appliquée à l’Algérie en 1907.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 211

ASSIMILATION ET ASSOCIATION

Le débat qui eut lieu en métropole, à la fin du XIX e siècle et dans les

premières décennies du XX e siècle, sur les moyens que la République

aurait dû se donner pour remplir sa mission civilisatrice en Algérie 26 ,

ne sera évoqué ici que rapidement. Ce débat opposait les partisans de

l’assimilation (terme ambigu qui désignait soit l’intégration totale des

territoires algériens à la plus grande France, soit la conquête des

esprits et leur acquisition aux valeurs républicaines) aux partisans de

l’association, même si, dans la pratique, les deux modes de gouvernement

se trouvaient souvent mêlés selon les convenances du moment

définies par les gouverneurs en place. Or, ce débat est de la plus grande

importance pour décrypter les contradictions de la politique religieuse

de la III e République.

Les thèses assimilationnistes prévoyaient comme but ultime l’application

progressive, mais intégrale, de la législation française (selon une

conception qui voyait l’Algérie comme une prolongation de la Mère

patrie, avec un seul parlement — celui de Paris —, un système fiscal

unifié, l’union douanière, dans la perspective d’un seul statut pour toute

la population). Cet objectif devait être atteint à travers l’extension

progressive de l’instruction publique à la masse « indigène » (j’utilise

cet adjectif entre guillemets, l’empruntant aux auteurs et acteurs de

l’époque). Cette vision optimiste des choses était celle de Jules Ferry,

Émile Combes et de la Commission des Dix-huit : il suffisait de

dénoncer le colonat, ses conduites outrancières et ses injustices vis-àvis

des « indigènes », et d’appeler à « travailler au rapprochement, à

l’assimilation du vainqueur et du vaincu ». Pour Combes, le meilleur

moyen d’y parvenir était « une instruction commune qui amène inévitablement

l’union des esprits et des cœurs, par la communauté des idées

et des sentiments » [Combes, 1956, introd. Sorre, p. XI]. Les partisans

de l’assimilation, des républicains progressistes pour la plupart, se

heurtèrent à l’opposition farouche du colonat, toutes tendances

confondues ; ils semblent d’ailleurs ne pas avoir tenu compte de la

présence d’un noyau dur de colons qui n’étaient pas prêts à perdre leurs

privilèges et à se laisser « noyer » dans la masse par l’application de la

loi du nombre. Le chef de file et principal théoricien de cette tendance

était Arthur Girault 27 .

26. Cf. l’article de Pierre-Jean Luizard dans ce même volume « La politique coloniale

de Jules Ferry en Algérie et en Tunisie».

27. Son ouvrage Principes de colonisation et de législation coloniale connut cinq

éditions de 1895 à 1931.


212

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En face, il y avait les partisans de l’association, théorisée par Jules

Harmand [1910] et Albert Sarraut 28 . Les tenants de cette thèse partaient

du constat d’un trop grand décalage entre « colonisateurs » et

« indigènes », tout en partageant avec les partisans de l’assimilation la

conviction de la supériorité de la race française et la nécessité de sa

mission civilisatrice 29 . Après avoir justifié « l’immoralité forcée » de la

conquête, présentée comme un épisode de la lutte darwinienne pour

l’existence, qui laisse survivre le plus fort, Harmand attribuait à celui

qui est en mesure de mettre en valeur le sol le droit d’extraire ses

richesses et soutenait que les colonies, pour être des instruments

efficaces de l’influence française, devaient avoir un encadrement

politico-militaire et, surtout, recevoir de la Mère patrie les capitaux

nécessaires à un développement autonome et autosuffisant. Il

distinguait entre les colonies de peuplement à proprement parler, où la

population indigène n’a pas à jouer un rôle décisif, et celles que les

Britanniques appellent dominions, où la population indigène est

majoritaire, inassimilable, et doit être soumise et contrôlée, par la force

s’il le faut, à travers des institutions locales qui auraient à répondre de

leurs administrés. Les possessions françaises en Afrique du Nord

étaient à mi-chemin entre les deux typologies, mais seule la politique

d’association (chacun à sa place, chacun dans sa fonction) y était, selon

lui, praticable. Cela aurait l’effet, sur la longue durée, de répondre aux

aspirations de la population indigène, qu’on laisserait libre d’évoluer

dans son propre milieu.

Les partisans de l’association pouvaient se targuer de l’échec de

l’assimilation, qui avait été illustrée par la fin des rattachements administratifs.

En privilégiant le remplacement de l’administration directe

par un régime administratif indirect, où la population « indigène »

aurait conservé ses institutions, avec le respect intégral de sa religion et

de son passé, on serait, pensait-il, mieux à même de surveiller et de

contrôler le pays. Jules Harmand poussait sa thèse à l’extrême, jusqu’à

proposer « d’associer les élites à l’œuvre française, d’augmenter la

représentation indigène et de créer un Parlement colonial » [Ageron,

1978, p. 226], avec l’abolition de la représentation au Parlement

métropolitain des Français d’Algérie. Mais, de tout cela, on pouvait

discuter en métropole. Sur place, les colons réussirent toujours à

envoyer leurs représentants au Sénat et à la Chambre, et à faire

28. Gouverneur général en Indochine de 1911 à 1919, ministre des Colonies de 1920

à 1924. Son livre La Mise en valeur des colonies françaises (1922) ne séduisait plus les

élites colonisées, désormais désenchantées, mais était destiné à entretenir le débat.

29. Cette conviction s’est forgée tout au long du XIX e siècle, comme le montre bien

Ageron [1978].


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 213

entendre leur voix comme étant celle de l’Algérie tout entière. Il y eut

toujours une constante dans leurs revendications : l’assimilation, quand

il s’agissait des charges, l’autonomie par rapport à la Mère patrie,

quand il s’agissait des profits.

La réalité est toujours très différente de la théorie. D’ailleurs, les

débats sur l’avenir des colonies à l’Assemblée nationale se déroulaient

souvent devant une assistance modeste, avec une Chambre semidéserte.

Pour compliquer encore les choses, il s’avère que, dans le cas

algérien, ces deux formules, l’assimilation et l’association, avaient été

appliquées tour à tour au gré des intérêts du moment, et qu’elles coexistaient

en fait dans la politique coloniale de la III e République. Le

maintien des territoires sous contrôle militaire aurait satisfait les

partisans de l’association, mais, avec l’arrivée en force de nouveaux

colons après 1871, les généraux des trois divisions (établis dans chaque

chef-lieu de département) se virent contraints de céder des parts

toujours plus importantes de leurs prérogatives à l’administration civile

relevant des trois préfectures, ce qui répondait aux exigences d’encadrement

d’un noyau organisé de population d’origine européenne, si

petit fût-il.

Le conflit latent et la concurrence entre autorités civiles et

militaires, amorcés sous la II e République et qui se poursuivirent sous

le Second Empire, restèrent une constante sous la III e République.

Quoi qu’il en soit, il est clair que les républicains voyaient la colonie

non comme un dominion, mais comme une partie intégrante de la plus

grande France, ne réservant à la population « indigène » qu’un

traitement spécial, comme le montre le maintien du Code de

l’Indigénat jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

LES LOIS DE 1901 ET 1905

Les rattachements avaient été abolis depuis cinq ans, mais il est à

croire que l’administration continuait à fonctionner par habitude, si

bien que la loi de 1901 sur les associations sans but lucratif fut

appliquée intégralement à la colonie dans tous ses articles, sans

soulever de problèmes particuliers 30 . En effet, au moment où cette loi

était promulguée en France, l’acculturation juridique en Algérie, avec

l’avènement de la III e République, était déjà un fait accompli. L’après-

1901, en Algérie comme en France métropolitaine, fut l’occasion de

30. Cette loi fut appliquée à l’ensemble de la population sans affrontements majeurs.

Au contraire, la loi de 1905 suscita de nombreuses discussions et polémiques dans la

presse française métropolitaine et algérienne : quatre années qui auront fait la différence !


214

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

légaliser une pratique déjà courante et de mettre de l’ordre 31 .De

nombreuses associations furent déclarées aux préfectures 32 ; en Algérie,

cette véritable floraison associative illustrait le fait que l’insécurité

ambiante incitait les gens à se regrouper — à l’intérieur de chaque

communauté ou confession religieuse — selon des affinités basées

généralement sur le lieu d’origine, ou la pratique commune d’activités

ou de loisirs, ou encore à partir d’intérêts communs 33 . Les premiers ont

été les Européens. La communauté pied-noire vivait en effet un

complexe d’encerclement, bien qu’elle ait alors joui de tous les droits.

L’investissement de l’espace public par les musulmans se fit quelques

années plus tard, de deux manières.

D’un côté, il y avait les « amicales », nées à l’initiative d’Européens

qui ouvraient (rarement) leurs portes à quelques jeunes notables

« indigènes » considérés comme « évolués » 34 . Les associations de ce

type évoluèrent vers les syndicats et les partis politiques de gauche, qui

ne faisaient pas, au moins en principe, de la discrimination sur une base

ethnique, et s’adressaient de manière transversale à l’ensemble de la

société algérienne.

D’un autre côté, les musulmans se virent offrir des associations sur

mesure au niveau de chaque préfecture. Les muftis et imams des

principales mosquées furent ensuite désignés d’office pour en faire

partie : ce sera le cas notamment des associations cultuelles de la loi

1905. Or, la décision d’appliquer cette loi dans les trois départements

algériens ne vint pas tout de suite, mais fut précédée de discussions et

de polémiques 35 . Ce n’est que vers la fin de 1907 qu’un décret la rendit

finalement applicable à l’Algérie 36 . On sait que la loi de 1905 prévoyait

la privatisation des cultes, avec le transfert des frais de gestion de l’État

vers des associations cultuelles, fort semblables à celles de la loi 1901,

31. Les archives nous apprennent que l’administration coloniale organisa des enquêtes

au niveau des trois préfectures, par exemple en 1904, pour faire le recensement des associations

nouvellement créées.

32. La loi prévoyait que toute association soit déclarée avec le dépôt des statuts en

double exemplaire à la préfecture ; ce qui nous a permis d’en retrouver beaucoup dans les

archives de la wilaya de Constantine.

33. Elles seront une multitude dans l’entre-deux-guerres. Une étude, restée inédite,

que nous avons menée sur la ville de Constantine dans les archives de la wilaya (ancienne

préfecture) a permis d’en recenser des centaines.

34. La toute première étude de Charles-Robert Ageron sur ce mouvement date de

1964 ; elle sera par la suite intégrée et améliorée dans sa thèse [Ageron, 1968].

35. Combes lui-même était de l’avis que cette loi n’était pas applicable à l’islam

algérien, s’étant forgé cette conviction lors de son voyage en Algérie avec la Commission

sénatoriale dite des Dix-huit, en 1893 [Bozzo, 2005].

36. Cf. décret du 9 septembre 1907, portant application à l’Algérie de la loi de

séparation de 1905.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 215

à quelques variantes près, mais avec plus de contraintes. Les associations

cultuelles furent créées sans problèmes majeurs pour les autres

cultes d’Algérie, d’autant plus que le décret en question leur reconnaissait

le droit de toucher des indemnités temporaires. Mais, pour

l’islam, il en allait tout à fait différemment. Nous avons vu que les

musulmans, depuis qu’ils avaient été privés — par séquestre — des

biens habous, destinés, entre autres choses, à l’entretien des mosquées

et à la gestion du culte, ne disposaient pas des ressources nécessaires

pour y pourvoir de manière autonome 37 . C’est ainsi que, pour donner

un semblant d’exécution à une loi inapplicable à l’islam en l’état des

choses, on décida la création de trois associations cultuelles

musulmanes, au niveau des trois préfectures, et sous l’égide du préfet 38 ,

lesquelles, autorisées à collecter des dons, allaient malgré tout

continuer à recevoir les sommes inscrites au budget pour le culte

musulman. Ce tour de passe-passe fit illusion un temps, même si les

plus avertis ne tardèrent pas à s’apercevoir que, de cette manière, le

culte musulman ne bénéficiait d’aucune indépendance et que celle-ci

n’aurait été obtenue que par la restitution des biens habous 39 .

La loi transférait en effet aux associations cultuelles des autres

confessions religieuses la capacité juridique de gérer leurs ressources

pour financer leur culte et les activités qui y étaient rattachées. En

revanche, pour les musulmans, la création d’associations cultuelles

« fictives » devait permettre au gouvernement colonial de continuer à

exercer son contrôle sur l’islam, tout en respectant la lettre de la loi.

Feront alors partie de ces associations les représentants d’une élite,

choisis parmi les « desservants des mosquées » du haut de la hiérarchie

de ce « clergé officiel » qui avait été intégré dans la fonction publique

depuis 1851.

C’est plus tard, grâce à l’apprentissage du fait qu’il était possible de

jouer des contradictions coloniales, que les associations devinrent l’instrument

privilégié des musulmans d’Algérie afin de se soustraire au

contrôle direct des autorités coloniales. L’expérience associative des

« cultuelles musulmanes », où siégeaient des personnalités considérées

comme des « collaborateurs », disqualifiées aux yeux de leurs coreligionnaires,

suscita ensuite par mimétisme une utilisation croissante du

même instrument associatif par leurs adversaires. C’est ainsi que, après

37. Cette mesure fut prise le lendemain de la conquête d’Alger en 1830.

38. À Alger, ce fut le secrétaire de préfecture Michel qui eut la présidence de la

« cultuelle », non sans susciter un scandale.

39. La thèse de Gérard Busson de Janssens, 1950, Contribution à l’étude des habous

publics algériens, Paris, et ses autres travaux commandités par l’Administration, sont

désormais un classique sur le sujet.


216

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la Première Guerre mondiale, une multitude d’associations

musulmanes vit le jour, en concurrence explicite avec les « cultuelles

d’État ». L’exemple le plus célèbre et le plus connu est sans doute

l’Association des ulémas musulmans d’Algérie, enregistrée en mai

1931. Cette association apporta un statut légal à la mouvance

informelle, qu’elle allait remplacer, du mouvement réformiste algérien,

animé depuis 1925 par le cheikh constantinois Ben Badis. Se voulant

rigoureusement apolitique, ce qui ne l’empêcha pas d’être soumise à

toutes sortes de tracasseries administratives, elle réussit à ne pas fournir

à la préfecture de prétexte pour la dissoudre. Son président, Ben Badis,

fut ainsi en mesure de fonder tout un réseau d’écoles privées libres sur

l’ensemble du territoire algérien. Il engagera sur ce sujet un bras de fer

avec l’Administration, mais il sera toujours inattaquable et très à l’aise,

jusqu’à sa mort prématurée en 1940, à la tête de son association,

absolument légale, comptant des ramifications dans toute l’Algérie et

constituant un écran de protection pour ses adeptes vis-à-vis du pouvoir

colonial. Le Cheikh Ben Badis arrivera même à faire appel au Conseil

d’État contre des restrictions administratives à son égard qu’il

considérait injustes.

Les associations de la loi de 1901 deviendront bientôt, dans les années

1930, pour les musulmans exclus des droits civils et politiques et revendiquant

la citoyenneté française, une ressource de contestation à l’égard

de l’État colonial. Le premier à revendiquer une réelle séparation du culte

musulman et de l’État avait été, en 1924, l’émir Khaled, petit-fils de

l’émir Abdelkader, héros de la résistance algérienne à la conquête

française, dans sa pétition au Président de la République Herriot. Après

lui, le mouvement réformiste autour de Ben Badis, malgré son apolitisme

affiché, eut toute la latitude d’inscrire cette revendication dans son

programme. L’invocation généralisée de la loi de séparation de 1905,

devenue un recours pour contester les « cultuelles » aux ordres de la

France, et l’exigence de son application aux musulmans d’Algérie,

auront des conséquences incalculables. Dès lors, chaque association

d’obédience « badisienne » n’aura de cesse de réclamer la séparation,

avec la restitution des biens habous 40 . Des partis et mouvements

politiques firent de même. À la Libération, le nouveau statut de l’Algérie,

octroyé en 1947, ne put éluder la question, et c’est à l’Assemblée

algérienne qu’on s’en remit pour trouver une solution. Mais aucune

solution ne vit jamais le jour, à cause de l’opposition des colons 41 , et,

40. Voir l’article de Raberh Achi dans ce même volume.

41. L’Assemblée algérienne était une sorte de mini-Parlement, où la moitié des membres,

élue par le Premier Collège des citoyens, représentait les colons, l’autre moitié, élue

par le Deuxième Collège, des sujets qui représentaient la majorité de la population sans


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 217

finalement, le début de l’insurrection, en 1954, rendit sans objet la

question même.

La loi de 1901, du fait de son extension précoce à l’Algérie

musulmane, a donc été paradoxalement le « cheval de Troie » d’une

conscience citoyenne musulmane que les architectes du décret d’application

de la loi de 1905 n’avaient sûrement pas prévue. L’essor d’une

véritable « société civile », au sens moderne du terme, constituée autour

de la contestation des pouvoirs en place, a été une première dans un

pays arabe. La non-application de la loi de 1905 aux musulmans aura

finalement conduit l’islam algérien à revendiquer la séparation et,

d’une certaine façon donc, à prendre en compte une vision sécularisée

de la politique et du rapport à l’État (même colonial).

Le développement actuel du phénomène associatif qui caractérise

l’organisation de l’islam en France ne se comprend pas sans ce

précédent qui, en Algérie, ne s’est pas limité aux élites urbaines, mais

a aussi concerné le monde rural. Pendant l’entre-deux-guerres, puis

jusqu’à l’insurrection de novembre 1954, ce mouvement associatif,

dont les objectifs déclarés à la préfecture ne correspondaient souvent

pas à la réalité des intentions de leurs promoteurs, a fourni l’encadrement

à la résistance contre la France coloniale. La régression du

phénomène associatif dans l’Algérie indépendante, sous l’emprise du

parti unique et de la pensée officielle, est un fait indéniable. Toutefois,

elle n’a pas empêché sa reprise et son essor, de façon étonnante, lors de

l’« intermède » démocratique entre 1989 et 1991. Les restrictions

mises à la liberté d’association et de réunion, qu’impose l’état

d’urgence depuis treize ans sous prétexte de lutte contre le terrorisme,

sont durement vécues par l’ensemble d’une société avide d’investir à

nouveau l’espace public.

CONCLUSIONS

Le processus de sécularisation de l’islam en Algérie n’est donc pas

le même que celui que les religions ont connu en métropole : pour ces

dernières, leur pacte avec l’État les a conduites vers une « confessionnalisation

» toujours plus poussée, dans le sens où elles ont abandonné

toute prétention au caractère exclusif de leur message. En même temps,

elles se sont repliées de façon croissante sur la sphère privée et sur la

spiritualité.

avoir la majorité des sièges. Cela explique pourquoi les ulémas algériens ne réussirent

jamais à obtenir une majorité de voix nécessaire pour faire voter leur projet de loi portant

sur l’application de la loi de séparation à l’islam algérien.


218

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’islam a connu une double trajectoire : tandis que la sécularisation

a abouti à ce que la foi soit de plus en plus vécue intérieurement par

chaque individu, s’affirmait de façon croissante dans l’espace public un

islam identitaire et communautaire, devenu une idéologie politique

moderne et globalisante, apte à engager une résistance à la fois

politique et culturelle contre le colonisateur. En revanche, les juifs, en

tant que communauté religieuse, entreprirent sans regret l’aventure de

la francisation, et se retrouvèrent par la force des choses et malgré eux

dans le camp du colonisateur 42 .

L’islam est ainsi devenu le terrain privilégié de la confrontation : le

fait même que, sur le plan du vocabulaire, on opposât « musulmans » à

« français », comme s’ils étaient des antonymes relevant d’un même

registre, est d’ailleurs édifiant à cet égard. Que revêtait cette notion de

« France » pour les musulmans algériens ? Sans doute un système de

valeurs qui voulait s’imposer, qui avait pour lui la force et la réussite

économique, à défaut de la légitimité historique ; un système qui, à un

moment donné, a pu séduire certaines élites urbaines, de telle sorte

qu’en 1930, l’année du Centenaire du débarquement de l’Armée

d’Afrique en Algérie, un pharmacien de Sétif, du nom de Ferhat Abbas,

président fondateur de la Fédération des Élus Musulmans d’Algérie,

élu lui-même au conseil général de la préfecture de Constantine,

pouvait affirmer : « L’Algérie est la France ; la patrie algérienne

n’existe pas ; j’ai interrogé les vivants et les morts, je ne l’ai pas

trouvée… » D’autres, au contraire, face aux mêmes manifestations de

la puissance coloniale française, alors à son apogée, lui rétorquaient,

sous la plume du Cheikh Ben Badis : « L’Algérie n’est pas la France, ne

peut pas être la France, ne veut pas être la France… » [Julien, 1972].

C’est donc avant tout sur le plan civilisationnel que se jouait le drame

franco-algérien, avec plus ou moins d’antagonisme selon les époques,

et avec des réponses plus dures et moins nuancées au fur et à mesure

qu’on s’éloignait des milieux urbains cultivés. Cette France du

Centenaire, qui n’était plus chrétienne, sans être tout à fait laïque, en

tout cas aux yeux des Algériens, se présentait comme un système de

valeurs sans faille, quasiment inattaquable.

Or, la démarche propre à l’islam consiste notamment à percevoir la

dimension religieuse des événements d’ici-bas : même si leur portée

politique n’est pas niée, elle est soumise à une vision religieuse du

monde. D’autre part, la notion d’altérité dans la tradition islamique

n’existe qu’à l’échelle religieuse, le monde se partageant entre ceux qui

ont accepté le Message du Prophète Muhammad et ceux qui l’ont

42. De ce fait, il n’y eut pas de place pour eux dans le projet de l’État national

indépendant, à quelques rares exceptions près. Cela a été le drame des juifs algériens.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 219

refusé, y compris ceux qui sont restés « accrochés » aux religions du

Livre précédentes. Il n’est donc pas étonnant que la relation coloniale

se soit construite en Algérie à travers une surdétermination du

religieux, dans un camp comme dans l’autre.

Depuis la conquête du général de Bourmont, avec sa fameuse

Proclamation de 1830 (que les juristes coloniaux eurent vite fait de

transformer en Convention, pour y faire trop souvent référence), au

républicain Émile Combes, chaque génération de Français des régimes

coloniaux successifs a proclamé sa volonté de respecter les sentiments

religieux de la population soumise. À toutes les époques, la religion du

vaincu a eu une visibilité certaine, même quand elle a commencé à se

séculariser en s’individualisant et en se spiritualisant. Face à cela, le

sentiment religieux des colons ne pouvait demeurer marqué par l’indifférence.

Ce peuple hétérogène et diversifié, qui s’est forgé une identité

propre autour du drapeau français, n’était pas uni dans son rapport à la

religion. Sans doute la pratique religieuse était-elle plus forte chez les

Italiens, Espagnols et Maltais que chez les Français d’origine, souvent

libres-penseurs et républicains intransigeants. Mais ils se retrouvaient

tous d’accord quand il s’agissait de cotiser pour obtenir, notamment

sous le Second Empire, leur Église avec son clocher, non seulement

dans les grandes villes, mais aussi dans les petites, et même dans

chaque village de colonisation 43 .

En ce qui le concerne, l’islam algérien, conséquence du décret de

1851 portant sur la réorganisation du culte musulman, fut l’objet de

profondes transformations. Lentement, mais inexorablement, cette

caste officielle des « desservants des mosquées » (selon le vocabulaire

administratif de l’époque) devint une sorte de clergé, encadrant les

fidèles à partir d’une position confortable, qui leur donnait un certain

prestige, sans pour autant leur accorder des mérites particuliers aux

yeux de leurs coreligionnaires, qui se tournaient de préférence, surtout

dans les campagnes, vers les chefs des confréries. Ces derniers ne

cessèrent de voir affluer à eux de nouveaux adeptes, malgré le fait

qu’ils gravitaient désormais, eux aussi et sauf quelques exceptions,

dans l’orbite française. C’était là le résultat de la politique de proximité

et de prébendes menée par les Bureaux arabes des garnisons de l’armée

dans les territoires moins peuplés par les Européens. Les militaires ne

cessèrent en effet jamais de jouer ce rôle, qui leur fut attribué dès les

débuts de la conquête, d’intermédiaires entre la population « indigène»

et l’État.

43. Les exemples abondent, révélés dans les archives, inépuisables, du CAOM d’Aixen-Provence,

notamment pour le département de Constantine.


220

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Que s’est-il donc passé dans ce contexte avec la loi de séparation,

rendue effective en 1907, mais qui passa inaperçue pour la majorité de la

population, sauf une poignée d’intellectuels francisés ? L’Administration

avait confié à l’« islam officiel » le monopole des mosquées, en

interdisant l’accès aux ulémas « libres », ceux qui n’avaient pas été

formés dans les medersas d’État. Tandis que le clergé reconnu était

encadré par des associations cultuelles censées être indépendantes, mais

qui, en réalité, continuaient à recevoir leurs rétributions sous la forme

d’« indemnités », on a pourchassé et réprimé par toutes sortes de tracasseries

administratives les ulémas réformistes qui, pour la plupart, tenaient

un discours modéré et presque loyaliste à l’égard de la France, tout en se

réclamant de la salafiyya égyptienne. Ils furent obligés de faire leurs

prêches en dehors des mosquées « officielles », dans des salles de réunion

et des clubs privés. Face à cet islam gallican, le mouvement des ulémas

réformistes, revendiquant le libre accès aux mosquées, selon la tradition

musulmane, réussit à gagner le soutien d’une grande partie de la

population qui se détournait désormais des confréries, discréditées par

leur collaboration croissante avec la France.

En Algérie, la politique religieuse de la France n’est qu’un chapitre

de ses politiques coloniales successives. Cette politique a donc suscité à

la fois une sécularisation de l’islam et une réaction anti-coloniale au

nom de l’islam. La politique sécuritaire à l’égard de l’islam a abouti

souvent au résultat inverse de celui que l’on prétendait rechercher : le

réformisme musulman de Ben Badis a trouvé dans le contexte colonial

le meilleur terreau pour se développer en tant qu’idéologie de résistance

à la colonisation. À l’instar de ceux qui revendiquaient un islam séparé

de la politique, les tenants d’un islam anticolonial n’étaient pas

conscients qu’ils s’engageaient résolument sur la voie d’une

sécularisation de leur religion qui semble aujourd’hui irréversible.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ABBAS F. (1981, 1 ère éd. 1931), De la colonie vers la province. Le Jeune Algérien,

Garnier, Paris.

AGERON C.-R. (1964), « Le mouvement Jeune-Algérien de 1900 à 1923 », in aa.

vv., Études maghrébines. Mélanges Charles-André Julien, PUF, Paris, p.

217-243.

— (1968), Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, Paris.

— (1969), Histoire de l’Algérie contemporaine, PUF, coll. « Que sais-je ? », Paris.

— (1972), Politiques coloniales au Maghreb, PUF, Paris.

— (1978), France coloniale ou parti colonial ? PUF, Paris.

BAUBÉROT et WIEVIORKA (dir.), 2005, De la séparation des Églises et de l’État à

l’avenir de la laïcité, Les Entretiens d’Auxerre, L’Aube, La Tour-d’Aigues.


ISLAM ET CITOYENNETÉ EN ALGÉRIE 221

BERNARD A. (1929), L’Algérie, Alcan, Paris.

BERQUE J. (1979), Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris.

BERQUE J. et CHEVALLIER D. (1974), Les Arabes par leurs archives, Éditions du

CNRS, Paris

BONTEMS C. (1976), Manuel des institutions algériennes de la domination turque

à l’indépendance, tome I : La domination turque et le régime militaire 1518-

1870, Cujas, Paris.

BOZZO A. (1981), « L’identità nazionale algerina tra Islam e stato moderno (1900-

1945) », in BAUSANI A. et SCARCIA AMORETTI B. (dir.), Il mondo islamico tra

interazione e acculturazione, Istituto di Studi Islamici, Università di Roma,

Rome, p. 239-289.

— (1983), « Archivi e decolonizzazione : il caso algerino », in DE LUNA G.,

ORTOLEVA P., REVELLI M. et TRANFAGLIA N. (dir.), Gli strumenti della ricerca,

coll. « Il mondo contemporaneo », vol. X, tomo III : Questioni di metodo, La

Nuova Italia, Firenze, p. 1063-1084.

— (1998), « Musulmans, juifs et chrétiens d’Algérie dans les années trente.

Regards croisés, crispations, convergences au miroir de la relation coloniale »,

in CHARFI A. [dir.] (1998), L’Islam dans l’histoire, Tunis.

— (2005a), « 1905 et le paradoxe algérien », in BAUBÉROT J. et WIEVIORKA M.

(dir.), De la séparation des Églises et de l’État à l’avenir de la laïcité, Les

Entretiens d’Auxerre, L’Aube, La Tour-d’Aigues, p. 17-27.

— (2005b), « Islam et politique. Une longue histoire de méfiance », in BLANCHARD

P., BANCEL N. et LEMAIRE S. [dir.] (2005), La Fracture coloniale. La société

française au prisme de l’héritage colonial, La Découverte, Paris, p. 75-82.

CANIAGE J. (1968), L’Expansion coloniale de la France sous la III e République

(1871-1914), Payot, Paris.

CARRE O. (1983), « L’influence de l’Occident sur les sociétés musulmanes :

l’espace arabe », Les régimes islamiques, Pouvoirs, n° 12, p. 33-45.

CHARNAY J.-P. (1965), La Vie musulmane en Algérie d’après la jurisprudence de

la première moitié du XX e siècle, PUF, Paris.

COLLOT C. (1987), Les Institutions de l’Algérie durant la période coloniale

(1830-1962), CNRS, Paris, Office des Publications Universitaires, Alger.

COLLOT C. et HENRY J.-R. (1978), Le Mouvement national algérien. Textes 1912-

1954, L’Harmattan-Office des Presses universitaires, Paris-Alger.

COLONNA F. (1974), « Cultural resistance and religious legitimacy in colonial

Algeria », Economy and Society, n° 3.

— (1975), Instituteurs algériens 1883-1939, Colin, FNSP, Paris.

DEPONT O. et COPPOLANI X. (1897), Les Confréries religieuses musulmanes,

Alger, réédité J. Maisonneuve et P. Geuthner, Paris, 1897.

EL-KENZ A. (1989), L’Algérie et la modernité, CODESRIA, Dakar.

ETIENNE B. (1968), Les Problèmes juridiques des minorités européennes au

Maghreb, Éditions du CNRS, Paris.

ESTOUBLON, R., LEFÉBURE, A. (1896), Algérie : Code de l’Algérie annoté. Recueil

chronologique des lois, ordonnances, décrets, arrêtés, circulaires, etc.,

formant la législation Algérienne actuellement en vigueur avec les travaux

préparatoires et l’indication de la jurisprudence. Suivi d’une table alphabétique

de concordance. Publié par les soins d’une commission instituée par le

gouverneur général de l’Algérie. Suppléments années 1830-1924 et table de

concordance des suppléments 1830-1924, en 21 vol., Jourdan et Soubiron

1896/1930, Alger.


222

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

GIRAULT A. (1931, 1 ère éd. 1895), Principes de colonisation et de législation

coloniale, Paris.

HARMAND J. (1910), Domination et colonisation, Paris.

JULIEN C.-A. (1972, 1 ère éd. 1952), L’Afrique du Nord en marche. Nationalismes

musulmans et souveraineté française, Julliard, Paris.

— (1931), Histoire de l’Afrique du Nord : Tunisie-Algérie-Maroc, Payot, Paris,

XVI, 866 p.

KADDACHE M. (1968), « L’activité politique de l’émir Khaled entre 1919 et

1925 », Revue d’histoire et de civilisation du Maghreb, janvier, p. 19-38.

LACOSTE Y., NOUSCHI A. et PRENANT A. (1960), L’Algérie, passé et présent,

Éditions Sociales, Paris.

LARCHER E. (1923), Traité élémentaire de législation algérienne, 3 e

édition, par

LARCHER E. et RECTENWALD G., Rousseau, Paris, 3 vol. in-8 : I. L’Algérie :

organisation politique et administrative ; II. La Justice. Les Personnes ; III.

Les Biens. Les Actes. Tables.

LAURENS H. (2004), Orientales II. La III e

République et l’islam, CNRS-Éditions,

Paris.

MERAD A. (1967), Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai

d’histoire religieuse et sociale, Mouton, Paris.

MEYNIER G. (1981), L’Algérie révélée. La guerre de 1914-1918 et le premier

quart du XX e siècle, Droz, Genève.

NOUSCHI A. (1964), « Gli europei in Algeria dal 1830 al 1954 », Studi storici, n° 4.

— (1965), « Portrait social de la colonisation », Annales ESC, n° 6.

RECTENWALD G. et LARCHER E. (1931), Traité historique, théorique et pratique

des juridictions répressives musulmanes en Algérie, Carbonel, Alger, VIII-322

p. (Contribution au centenaire de l’Algérie française).

REY-GOLDZEIGUER A. (1977), Le Royaume arabe. La politique algérienne de

Napoléon III, 1861-1870, SNED, Alger.

RINN L. (1884), Marabouts et Khouan : étude sur l’Islam en Algérie, Jourdan,

Alger.

SARRAUT A. (1924), La Mise en valeur des colonies, Paris.

SORRE M. [éd.] (1956), Émile Combes. Mon ministère. Mémoires 1902-1905,

Plon, Paris.

VATIN J.-C. (1983, 2 e

éd. revue et augmentée), L’Algérie politique. Histoire et

société, FNSP, Paris.

VERDÈS-LEROUX J. (2001), Les Français d’Algérie de 1830 à aujourd’hui. Une

page d’histoire déchirée, Fayard, Paris.

VIGNES, K. (1958), Le Gouverneur général Tirman et le système des rattachements,

Larose, Paris.


10

La République et la Mosquée :

genèse et institution(s) de l’Islam en France

Jalila Sbaï

La principale conséquence, en métropole, des politiques

musulmanes menées sous la III e République, notamment celles

concernant les trois pays d’Afrique du Nord, fut l’installation de l’islam

en France. La genèse de l’Institut musulman de la mosquée de Paris et

d’autres structures, plus laïques, telles que les foyers ou l’Hôpital

franco-musulman de Bobigny, s’adressant spécifiquement aux

musulmans d’Afrique du Nord, dévoile que le fait musulman, la

« chose » musulmane, en France, ont commencé à se construire en

réponse à une conjoncture bien particulière. Il s’agissait pour les

pouvoirs publics de concilier plusieurs politiques contradictoires dont

l’islam, en tant que « religion et communauté 1 », constituait l’élément

central. Ceci donna à l’« Islam français » cette double légitimation —

objet de toutes les controverses encore aujourd’hui — à savoir d’être à

la fois islam en France et Islam de France, avec, pour première caractéristique,

la subsidiarité de l’aspect cultuel et religieux.

Construit en double objet dès son origine, « l’Islam français », bien

qu’il intéressât exclusivement les musulmans d’Afrique du Nord,

ambitionnait de concilier les politiques diplomatiques françaises à

l’égard du monde musulman, les politiques coloniales de la France et

les contraintes métropolitaines, concentrant ainsi de nombreuses

contradictions, tout en jouant de leurs interactions.

L’ISLAM DE FRANCE : LE RELIGIEUX AU SERVICE DE LA DIPLOMATIE

C’est au cours de la Première Guerre mondiale que cette construction

du fait musulman dans sa double acception — l’islam en France et

l’Islam de France — voit le jour.

1. À prendre ici dans le sens de pratiques cultuelles et culturelles.


224

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

En 1916, les pouvoirs publics français manifestèrent leur intention

de donner une traduction concrète à l’idée d’utiliser des personnalités

musulmanes originaires de l’empire dans le jeu diplomatique international.

En effet, une double mission, politique et militaire, connue sous

le nom de « mission d’Égypte », était envoyée au Hedjaz auprès du

Chérif de La Mecque. La mission politique était composée

uniquement de personnalités musulmanes d’Afrique du Nord et

d’Afrique Occidentale Française 2 et elle était dirigée par Abdel Kader

Ben Ghabrit 3 . Ses objectifs, définis par le président de la République

lui-même 4 , étaient, par ordre d’importance, d’entrer en relation avec le

Chérif de La Mecque après la Révolte arabe de 1916, afin de lui

manifester le soutien de la France et de ses populations musulmanes

dans sa lutte contre la domination ottomane, de souligner la

magnanimité de la France à l’égard de l’islam et des musulmans, de

répondre à la question sur le califat, si elle était posée, de la manière

suivante :

Vous indiqueriez très nettement que les affaires d’obédience religieuse ne

sont considérées par le gouvernement français que comme étant du domaine

exclusif de la conscience et qu’il est bien résolu à s’en tenir absolument à

l’écart 5 .

Ceci constituait le premier volet des recommandations présidentielles.

Elles entendaient clarifier les positions françaises dans cette

région sur les questions qui l’agitaient : la question du califat arabe

entre autres. La mission elle-même fut un signal fort adressé aux

Anglais, une fois découverte la correspondance Hussein-MacMahon 6 .

Le second volet des recommandations était d’obtenir du Chérif de

La Mecque qu’il autorise l’achat de deux hôtelleries, l’une à La

2. Pour l’Algérie, de l’Agha Sahraoui et Si Mustapha Cherchali, professeur honoraire

à la medersa d’Alger et cadi de Draâ El Mizen ; pour la Tunisie, de Si Chadly Okby, caïd

de la banlieue de Tunis, et de Si Larbi Ben Ech Cheikh, notable de la Régence ; pour le

Maroc, de Si Ahmed Skiridj, inspecteur des habous à Fes-Djedid ; pour l’Afrique

occidentale, du cadi supérieur Abdou Kane.

3. Plus connu sous le nom de Si Kaddour Ben Ghabrit, cet important personnage,

avant sa mission au Hedjaz, avait déjà joué un rôle essentiel dans l’établissement du

protectorat marocain et était devenu un des principaux inspirateurs de la politique

musulmane de la France. Simple drogman au début de sa carrière, il devint consul à Fès,

ministre plénipotentiaire honoraire et recteur de la Mosquée de Paris. Il fut également chef

du protocole du Makhzen marocain et conseiller des sultans Alaouites et ce jusqu’à sa mort

le 24 juin 1954.

4. Lettre en date du 1 er septembre 1916, du ministre des Affaires étrangères à Ben

Ghabrit, dans laquelle les caractères et les objectifs de la mission politique sont définis.

5. Lettre du ministre des Affaires étrangères à Si Kaddour Ben Ghabrit, le 1 er septembre

1916. MAE, série Guerre 1914-1918, sous-série Affaires musulmanes, volume 1685.

6. Voir sur ces questions [Laurens, 1993 ; Picaudou, 1992].


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 225

Mecque, l’autre à Médine, destinées aux pèlerins de l’empire français.

L’achat de ces deux hôtelleries souleva la question de la propriété des

lieux et une association selon la loi de 1901 fut ainsi créée à cet effet.

Elle regroupait tous les membres de la mission politique et prit le nom

de Société des Habous et des Lieux saints de l’islam. Pour qu’elle soit

tout à fait irréprochable aux yeux des musulmans — selon les

croyances des autorités françaises —, elle fut déclarée en 1920 à la

préfecture d’Alger, en terre d’islam. Cette société allait non seulement

s’occuper des biens habous acquis au Hedjaz, mais également

représenter l’Islam de France dans toute sa dimension diplomatique.

Elle joua un rôle particulier dans toutes les négociations d’après-guerre

avec le monde arabe, par l’intermédiaire de son président, Si Kaddour

Ben Ghabrit, l’homme de la politique musulmane de la France.

Le succès de cette mission politique, à qui la presse et les revues

spécialisées avaient fait un large écho, faisait resurgir un vieux projet

indigènophile : la construction d’une mosquée à Paris, symbole de la

France « puissance musulmane ». C’est à partir de ce moment que

l’islam français se construira sous son double aspect, d’Islam de

France et d’islam en France. L’Institut musulman de la Mosquée de

Paris sera le symbole du premier et les autres structures le symbole du

second.

GENÈSE DE LA CONSTRUCTION DE L’ISLAM DE FRANCE :

L’INSTITUT MUSULMAN DE LA MOSQUÉE DE PARIS

Le projet assimilationniste : mosquées et collèges

arabes à Paris et à Marseille

Le projet de construction d’une mosquée à Paris fut, pour la

première fois, clairement énoncé dans les débats de la Société orientale

— société littéraire et scientifique — de mai 1846. En considération

de la complexité de la question et sur proposition de son président, une

commission fut nommée. Le rapport de cette commission fut discuté

lors des séances du 22 mai et 24 juin et le débat porta dès lors sur un

projet beaucoup plus important, celui de la création simultanée, à Paris

et à Marseille, d’une mosquée, d’un collège et d’un cimetière

musulmans.

Ces débats posaient les fondements de tous les débats futurs sur la

question du rapport à l’islam et aux musulmans en France. Ils

contenaient en effet l’ensemble des arguments — qu’ils aient été

favorables ou défavorables à leur vision religieuse et laïque implicite


226

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

— qui perdurèrent jusqu’au milieu des années 1930, sous des formes

ou des terminologies à peine différentes. Ces fondements étaient : 1)

La centralité de la question algérienne. Celle-ci resta un argument

fondamental pour presque tous les projets concernant l’installation des

musulmans en France ; 2°) L’incompatibilité des statuts civils et

religieux : le musulman ne connaît de lois que celle du Coran, et celleci

est incompatible avec les lois françaises ; 3°) L’échec de la logique

de despotisme éclairé dont l’exemple donné est celui de Mohammed

Ali en Égypte. « La France n’a pas d’ennemis plus grands en Égypte

que les jeunes gens qui ont été élevés, instruits au milieu de nous. La

plupart des jeunes gens qui viennent d’Europe ont perdu tout

sentiment religieux, ils deviennent ivrognes et se déconsidèrent aux

yeux de leurs compatriotes ». Principale référence des opposants à

l’enseignement des musulmans en métropole, cette thèse de l’abandon

des jeunes par les autorités françaises, une fois de retour chez eux, se

retrouve également chez le gouverneur d’Algérie et les résidents

généraux au Maroc et en Tunisie, réputés pour leur hostilité à l’instruction

des Nord-Africains en métropole dans l’entre-deux-guerres :

« Ils deviendraient des fauteurs de troubles à l’ordre public, une fois de

retour chez eux. »

Ce rapport, transmis au ministre secrétaire d’État au Culte, le

2 décembre 1846, posait comme préalable à toute tentative d’assimilation

des Algériens musulmans l’assimilation religieuse par la construction,

en premier, de la mosquée et du cimetière, dont l’exécution ne

pouvait rencontrer de problème grâce à : 1°) L’article 5 de la charte

royale qui protège tous les cultes sans exception ; 2°) La ferveur avec

laquelle est vécue la foi musulmane, son respect pour les autres cultes,

la coexistence des musulmans avec tous les autres cultes dans leurs

pays et leur tolérance envers ces cultes.

Cette assimilation religieuse semblait nécessaire aux rédacteurs du

rapport parce que, sans elle, il ne pouvait y avoir de projet civilisateur

visant à long terme l’assimilation des Algériens aux Français. Au début

de 1847, ce rapport fit l’objet d’une correspondance fournie entre le

ministre des Cultes et différents ministères. Mais la capitulation de

l’émir Abdelkader étant alors pratiquement acquise, c’est finalement le

ministre des Affaires étrangères qui mit un terme au projet, qui fut

enseveli pour ne réapparaître qu’en 1894.

La problématique posée dans ce rapport, l’idée de l’assimilation et

de la civilisation des indigènes, devant passer par l’identité religieuse,

conditionnera, et pour longtemps, les rapports entre la France et « ses

musulmans ». La reconnaissance de l’« autre » (plus tard Algérien,

Tunisien, ou Marocain) ne pouvait alors passer que par la reconnais-


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 227

sance de son identité religieuse qui, en retour, devenait un obstacle à

son intégration. La question de l’enseignement, en général, et de l’enseignement

arabe, en particulier, destinés aux musulmans en métropole

fut d’emblée subordonnée à la question religieuse et le resta. Nous

sommes alors sous la Monarchie de Juillet. La France est un pays

catholique et l’idée de la mission civilisatrice se concevait d’abord dans

une dialectique religieuse plutôt que dans une logique profane ou

laïque qui, elle, aurait pu passer par une reconnaissance culturelle

plutôt que religieuse. Or, cette dialectique perdurera, même quand le

projet réapparaîtra en pleine crise sur la question de la séparation de

l’Église et de l’État.

L’expansion coloniale et la Mosquée

Le projet fut relancé auprès du ministère des Affaires étrangères en

1894 par Charles Rouvier, alors résident général à Tunis, et réduit au

simple projet de construction d’une mosquée à Paris, geste qui aurait

témoigné de la bienveillance de la France à l’égard de la religion

musulmane, notamment auprès des Algériens et Tunisiens musulmans.

Le ministre des Affaires étrangères, Hanotaux, soutint le projet

d’autant plus que Rouvier avait, d’emblée, réglé la question du

financement aux moyens de souscriptions algériennes et tunisiennes

qui auraient couvert en grande partie les frais de construction. Charles

Dupuy, président du Conseil et ministre de l’Intérieur, mit l’accent sur

la question algérienne. En effet, au cours de cette même période, il

était question, en Algérie, non seulement de la réforme de l’enseignement

religieux (primaire, medersa et supérieur), mais également de la

gestion du culte musulman, dont le « clergé » était devenu salarié par

l’État.

Le projet trouva son principal soutien au sein du parti colonial de la

métropole, parmi les orientalistes, et chez les sujets ottomans et

égyptiens résidant à Paris. On forma une société du nom d’Agence

nationale, une pétition fut signée et envoyée au ministère de

l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des Cultes, avec le principal

argumentaire suivant : « Si les musulmans fréquentent en si petit

nombre Paris, en particulier, et la France, en général, c’est parce qu’ils

n’ont pas de lieu symbolisant une patrie commune et ce lieu ne peutêtre

que la mosquée. » L’Agence nationale lança même une souscription

et des dons furent recueillis à son siège : 15 rue de la Villel’Évêque

dans le VIII e arrondissement à Paris


228

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La nouvelle provoqua une levée de boucliers dans la presse et des

articles hostiles 7 et xénophobes 8 parurent régulièrement, à partir du

8 mai 1895 et tout au long de l’année suivante.

Le réformisme musulman ne resta pas à l’écart de ce débat francofrançais

et contribua à la polémique par l’intermédiaire du journal

L’Orient, en reprenant des propositions que le sultan ottoman Abdul

Hamid aurait faites aux autorités françaises. En plus de la mosquée, qui

se devait d’être le point de ralliement de tous les musulmans d’Europe,

il plaidait pour la fondation d’une université musulmane qui aurait pris

le pas sur celles des pays orientaux.

L’idée d’écoles religieuses filtra aussi à travers les articles de presse.

Il semblerait que les vingt-cinq membres du Comité de l’œuvre de la

Mosquée se soient servis de la presse pour tester l’opinion française au

sujet d’écoles religieuses musulmanes. Toutefois, le discours de Jules

Cambon, gouverneur de l’Algérie, le 27 juin 1895, lors de l’ouverture

des travaux du Comité, n’élucida pas la question. Il resta vague au sujet

de l’importance d’un centre musulman à Paris et du rôle de la politique

musulmane de la France. Le Comité sollicita une aide du gouvernement

et le principe d’un terrain concédé par l’État fut décidé sur l’intervention

d’Émile Combes au conseil des ministres du 8 janvier 1896. Mais

le massacre des Arméniens en Anatolie, l’instabilité politique en

Algérie et le bras de fer qui s’engagea entre les républicains et les

catholiques à la suite de l’affaire Dreyfus (1894-1906), écartèrent

momentanément le projet de la scène politique française.

En 1905, en plein débat parlementaire sur la séparation de l’Église

et de l’État, le projet est relancé du Caire par les journaux européens et

égyptiens annonçant la construction imminente d’une mosquée à Paris.

Cette œuvre pieuse est même mise sous le patronage de réformateurs

égyptiens tels que Mohammed Abdou, mufti du Caire, Abdel Rahman

El Chirbini, un grand Cheikh d’Al-Azhar, et d’un autre cheikh d’Al-

7. Ainsi, dans le Provincial du 11 mai 1895 : « Les orientalistes français sont des

observateurs d’une extraordinaire perspicacité. Ils ont remarqué que les musulmans

fréquentent peu Paris et, naturellement, ils se sont posé la question : pourquoi les

musulmans ne viennent-ils pas, comme tout le monde, faire la noce à Paris ? L’explication

qu’ils ont trouvée après de longues et laborieuses recherches est assez inattendue. Si les

musulmans montrent un si faible empressement à goûter les joies de la vie parisienne, c’est

parce que notre capitale a beau leur offrir une imitation assez réussie du paradis de

Mahomet, il y manque un accessoire essentiel, la transition indispensable entre les

mélancolies terrestres et les voluptés paradisiaques : la mosquée. » Signé : J. Derriaz.

8. Un autre exemple de l’hostilité que rencontre le projet au lendemain du discours de

Jules Cambon, dans Le Monde illustré du 30 juin 1895 : « Autrefois, les chevaliers de la

France allaient combattre les musulmans en Terre sainte, aujourd’hui, les arrière-petits-fils

des Croisés élèvent une mosquée à Paris pour les arrière-petits-neveux des Sarrasins.

Autres temps, autres mœurs ! »


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 229

Azhar d’origine marocaine, Elach El Kébir El Maleki. L’initiative du

projet est attribuée à une princesse égyptienne, petite-fille du vice-roi

d’Égypte Ibrahim, et des souscriptions sont même lancées.

La correspondance très fournie qui, de juillet à novembre 1905, a

fait suite à cette annonce entre les différents ministères (Affaires

étrangères, Intérieur, Colonies), et le consulat général de France au

Caire, laisse penser qu’il s’agissait finalement d’une intrigue internationale

dont on ne connaissait pas l’origine. Au-delà du caractère

burlesque de l’épisode, il montre néanmoins à quel point l’installation

de l’islam en France était, depuis 1895, un enjeu d’importance qui

n’engageait pas seulement les intérêts français, mais également ceux de

tout le monde arabe et musulman.

L’Institut musulman de la Mosquée de Paris

La loi sur la séparation des Églises et de l’État ne mit pas fin aux

désirs du parti colonial d’avoir une mosquée à Paris. L’idée resurgira

une nouvelle fois en 1916 avec la Première Guerre mondiale dans le

cadre plus large de la nécessité d’une politique musulmane prônée par

les coloniaux. En avril 1916, Paul Bourdarie, membre du Comité

consultatif des Affaires indigènes et directeur de la Revue indigène,

soumet à la Commission interministérielle des Affaires musulmanes

(CIAM) [Sbaï, 1996] un projet de construction d’une mosquée à Paris :

Plus que jamais, la France a besoin d’une politique musulmane nettement

définie et qui se traduise tantôt en gestes de sympathie ou de bienveillance,

tantôt en actes d’équité politique ou administrative. Qu’elle ait obtenu dans la

guerre le concours de plusieurs centaines de mille de musulmans lui crée visà-vis

d’eux des devoirs plus grands. Aussi, en attendant des réformes dont le

Parlement a voté le principe à l’unanimité, le gouvernement doit entourer les

combattants musulmans d’une grande sollicitude et leur donner des satisfactions

morales 9 .

Le succès de la mission politique envoyée au Hedjaz aidant, le 26

octobre 1916, une association « loi de 1901 » fut déclarée à la

préfecture de police sous le nom de Comité de l’Institut musulman à

Paris, se donnant pour mission l’édification d’un centre de réunion 10

pour les musulmans. La CIAM suggéra dans un premier temps de

confier la réalisation du projet à la Société des Habous et des Lieux

saints de l’islam et de faire participer les musulmans de l’empire par

l’intermédiaire de souscriptions. La reprise des débats, au cours de

l’année 1919, mit l’accent sur le fait qu’il s’agissait d’une œuvre

9. Procès-verbaux de la CIAM, série 2MI 102, vol. 6, MAE, Nantes.

10. C’est nous qui soulignons.


230

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

politique et non confessionnelle ; que la demande devait apparaître

comme relevant uniquement de l’initiative musulmane et non dictée

sous la pression des événements. La discussion porta d’abord sur la

dénomination à adopter pour désigner la mosquée. On proposa :

Université musulmane, Institut musulman, Collège musulman,

Fondation musulmane, Cercle musulman.

Augustin Bernard, qui faisait parti de la CIAM, demanda à ce qu’on

évite toute appellation tendant à laisser croire qu’il s’agissait d’une

œuvre d’enseignement : « Un enseignement musulman ne peut ni ne

doit être créé à Paris, les études théologiques ne sauraient êtres suivies

comme le sont celles des universités égyptiennes ou marocaines. »

Lyautey plaida dans le même sens et dit clairement son hostilité au

projet d’un institut musulman :

Vers la fin de la guerre, la France et, surtout, Paris ont éprouvé le légitime

besoin de faire un geste de reconnaissance à l’adresse des soldats musulmans

tombés glorieusement pour la France. […] Il venait tout naturellement à

l’esprit d’honorer la mémoire de ces braves par la construction d’un

monument qui rappelât leur religion à laquelle ils avaient la réputation d’être

rigoureusement fidèles — d’où l’idée de la mosquée, que Paris ne possède pas

encore. Mais c’est dans l’accouplement de ces mots, « Mosquée et Institut

musulman », que réside le danger. Je ne crois pas au danger d’une mosquée à

Paris. Ce sera un édifice public facile à surveiller… Je demande donc

instamment que l’idée et les mots de « création d’un institut musulman à

Paris » soient biffés des projets approuvés par le gouvernement…

La CIAM se prononça finalement pour l’appellation d’Institut

musulman. La Société des Habous et des Lieux saints de l’islam

proposa en arabe : al Ma‘had el islâmi. Il fallut attendre le 30 janvier

1920 pour que le gouvernement présente un projet de loi en vue de la

création à Paris d’un Institut musulman.

Publiquement présenté d’un point de vue culturel, afin de légitimer

la subvention des 500 000 francs accordée à la Société des Habous et

des Lieux saints de l’islam pour la construction de la mosquée,

l’Institut était destiné à être un centre de réunion pour intellectuels

devant servir à mieux faire connaître la culture musulmane. Le projet

fut aussi présenté d’un point de vue moral : la France avait une dette

envers ses soldats musulmans qui avaient combattu pour elle pendant

la Grande Guerre. La construction de la mosquée et de l’Institut ne fut

confiée de façon officielle à la Société des Habous et des Lieux saints

de l’islam que le 19 août 1921. Si Kaddour Ben Ghabrit fut chargé de

recueillir les fonds nécessaires pour la réalisation du projet dans les

pays d’Afrique du Nord, « afin de garder à ces édifices tout leur

caractère d’œuvre française », conformément au vœu de la CIAM.


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 231

La mosquée fut inaugurée le 15 juillet 1926 par le sultan du Maroc,

Moulay Youssef, et par le président de la République, Gaston

Doumergue. Et le 12 août, ce fut le tour de l’Institut, c’est-à-dire la

salle de conférence, de l’être par le bey de Tunis, Mohammed El Habib.

Paris devenait une vitrine de l’islam, avec son édifice religieux réservé

à l’élite musulmane de passage à Paris, sa bibliothèque, son hammam,

son hôtellerie, et l’Institut musulman allait symboliser une ambassade

de l’Islam en France, dont Ben Ghabrit serait l’ambassadeur.

Avec la Mosquée de Paris, le centre de la politique musulmane, dans

son aspect diplomatique, se déplaça du Maroc à Paris. Ben Ghabrit,

figure de proue de cette politique musulmane de la France, veilla très

jalousement sur ce petit royaume, tout en excluant la Mosquée de la

gestion des musulmans en France. Il alla même jusqu’à affirmer que les

œuvres sociales ne relevaient pas de l’Institut musulman de la Mosquée

de Paris. La politique menée envers les musulmans de France devint,

dès lors, une affaire départementale, de contrôle, de gestion et de

surveillance des musulmans en métropole, dont les maîtres d’œuvre

seront la préfecture de la Seine et le conseil municipal de Paris.

L’ISLAM EN FRANCE : CONTRÔLE, GESTION ET SURVEILLANCE

DES MUSULMANS DE LA MÉTROPOLE

L’islam en France se construisit parallèlement, conformément à une

pratique coloniale qui avait cours en Algérie et que le parti colonial

rêvait d’importer en métropole : à défaut du Code de l’Indigénat, les

musulmans d’Afrique du Nord venus travailler en France seront

considérés d’une façon tendant à gommer les différences entre

« sujets » algériens et « protégés » tunisiens ou marocains. L’ensemble

des structures mises en place pour l’accueil et la gestion de cette maind’œuvre

visait à la regrouper et à l’isoler du reste de la société

française. Ces structures étaient de deux ordres, administratives, avec

les Services des affaires indigènes nord-africaines (SAINA), de

protection sociale, avec les foyers, dispensaires, infirmeries, et

l’Hôpital franco-musulman.

Les structures administratives : les Services

des affaires indigènes nord-africaines

Les SAINA ont pour origine les bureaux des Affaires indigènes

créés en 1916 à Paris, Marseille, Lyon, Bordeaux, Bourges, Clermont-

Ferrand. Ces bureaux étaient liés au Service des travailleurs coloniaux


232

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(TC), créé par le ministère de la Guerre en septembre 1916. Les

bureaux des Affaires indigènes avaient pour tâche l’enregistrement des

réclamations, de rendre la justice, embaucher les indigènes sans travail,

et au besoin les rapatrier. Ces bureaux devaient permettre l’homogénéisation

des groupes et leur maintien dans des cadres d’administration

directe. L’encadrement de cette main-d’œuvre nord-africaine était

composé de fonctionnaires détachés d’Algérie, de Tunisie et du Maroc,

chargés de « recréer l’atmosphère du pays d’origine » : cafés maures et

salles de prières commencèrent alors à se répandre en région

parisienne. Ils cessèrent de fonctionner une fois la guerre mondiale

terminée.

À la suite de rixes dont les Nord-Africains auraient été responsables

à Paris, une première proposition en vue de créer un service spécial

pour les indigènes fut émise en 1923 par le conseil municipal de Paris.

Reprise en juillet 1924, elle aboutit à l’arrêté du 10 avril 1925, par

lequel le préfet créa à la préfecture de police une section destinée à la

surveillance et à la protection des indigènes nord-africains en résidence

ou de passage à Paris. En juillet 1925, deux sous-sections, l’une pour

les questions de surveillance et de police, l’autre pour celles de la

protection et de l’assistance, virent le jour.

Le contrôle et la surveillance consistaient en : 1) La recherche et

l’identification des conscrits et réservistes rebelles. 2) La surveillance

préventive des hôtels, cafés, et restaurants. 3) L’identification des

Nord-Africains en métropole et la délivrance de papiers d’identités

aux « sujets » et « protégés » français qui en étaient démunis. 4) Les

mesures de refoulement et d’expulsion des indésirables. Ce service fut

installé 6 rue Lecomte, dans le XVII e arrondissement de Paris, et porta

entre autres dénominations le nom de Bureau Arabe !

L’assistance, que l’on peut aussi bien qualifier de mesures

d’isolement ou de mise à l’écart de la société française, consistait en:

1) Le placement des ouvriers nord-africains et la délivrance des cartes

de chômage. 2) La prise en charge des victimes d’accident de travail et

l’obtention de certaines aides telle que les allocations familiales. 3) Le

règlement des contentieux administratifs et juridiques, surnommé

parfois le bureau des Chikayat à Paris, où « certains plaideurs se

provoquent au serment sur le Qoran, accompagnés d’un inspecteur des

Affaires indigènes de la Mosquée… On ne saurait trop souligner

l’intérêt qu’il y a à voir fonctionner ce service des Chikayat, reproduction

de l’expéditive et paternelle justice du bled » [Ray, 1938, p. 343].

4) L’alphabétisation en français en cours du soir pour adulte. L’idée de

départ avait été de détacher pour cette tâche des instituteurs spécialisés

de l’enseignement indigène, avant qu’elle soit confiée à la Ligue pour


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 233

l’instruction des illettrés. En 1936, 1 500 Nord-Africains étaient

inscrits à ces cours. Notons qu’à la même époque, il y avait 50 000

Nord-Africains dans Paris et sa région et 110 000 dans toute la France.

Restreints au département de la Seine dans un premier temps, des

SAINA furent ensuite créés à Saint-Étienne, Marseille et Bordeaux, par

décret du 27 octobre 1928, et organisés par trois arrêtés du 3

novembre 1928, à la suite d’un vœu émis par la commission interministérielle

des affaires musulmanes.

Les organismes de protection sociale et sanitaire

Les foyers : les premiers foyers pour les musulmans d’Afrique du

Nord, avec salles de prières, furent créés en métropole pendant la

Grande Guerre sous l’impulsion de différentes associations 11 et

comités.

Ce n’est qu’en 1926-1927, et après avoir découvert les taudis de la

banlieue nord-ouest de Paris, qu’un mouvement en faveur de la

création de foyers officiels avait vu le jour. En mars 1926, le conseil

municipal de Paris « invitait l’administration à organiser des foyers

pour les indigènes nord-africains 12 … » En juillet 1926, un Service des

foyers et dispensaires au Service des affaires indigènes fut institué. Le

2 décembre 1927, une délibération approuvait la construction du

premier foyer aux Grésillons, dans la commune de Gennevilliers. Il

n’ouvrit ses portes qu’en 1930 et comptait une centaine de lits, avec

une salle de prière, un café et une salle de cours. Le gérant devait être

français, le tenancier du café et les deux personnes chargés de

l’entretien étaient marocains 13 . Six autres foyers furent ensuite créés

dans la région parisienne entre 1930 et 1936 et fonctionnaient sur le

même mode : Boulogne-Billancourt, Asnières, Saint-Ouen, Charenton,

Colombes et Paris. Cette floraison de foyers était due en partie à la

fondation d’une société dite « Régie des foyers ouvriers nordafricains

», société subventionnée sur la requête du secrétaire général

de l’Institut musulman de la Mosquée de Paris 14 .

11. Parmi celles-ci, Les Amitiés Musulmanes.

12. Délibération du 26 mars 1926.

13. Les conditions d’entrée au foyer étaient : être Nord-Africain, célibataire, être payé

au moins 70 francs par mois [Ray, 1938, p. 346].

14. Le conseil municipal invitait, dans une délibération du 31 décembre 1931, le

préfet de la Seine à solliciter des pouvoirs publics l’autorisation pour la ville de Paris de

procéder à l’émission d’un emprunt de 16 812 500 francs qui seraient mis à la disposition

de la société qui devait se constituer et dans les conditions fixées par une convention

spéciale. La société s’engagea à acquérir, pour le compte de la ville de Paris, vingt terrains

d’environ 900 m 2 , à y construire vingt foyers avec les sommes mises à disposition, à gérer


234

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Dans cette logique de contrôle et de surveillance des musulmans

d’Afrique du Nord, les intellectuels nord-africains furent soumis à des

mesures similaires. Encore une fois, c’est le conseil municipal de la

ville de Paris qui fut à l’origine de deux centres : selon une délibération

du 18 décembre 1931, le conseil « invitait l’administration à créer à

Paris un foyer pour les travailleurs intellectuels nord-africains

indigènes, français ou protégés ». Sa création, son organisation et sa

gestion furent confiées à la Direction de l’Enseignement de la

préfecture de la Seine et non pas à la SAINA de Paris. Le Foyer intellectuel

nord-africain devait fonctionner en collaboration avec le Cercle

intellectuel de la Méditerranée, « composé d’intellectuels indigènes

nord-africains habitant Paris et le département de la Seine et de

Français d’origine à qui leurs tendances, leurs études, leurs travaux,

leur passé ont donné l’expérience de la vie africaine et de l’état d’esprit

musulman ». Le Foyer ouvrit ses portes à la fin de 1932, au 26 de la rue

Gay-Lussac, avec la bénédiction du protectorat marocain et une

subvention de 2 000 francs. La commission interministérielle des

affaires musulmane n’accepta le projet qu’à partir du moment où elle

eut la certitude que seuls les intellectuels nord-africains et français en

feraient partie, à l’exclusion des Syriens, Libanais et Égyptiens vivant

à Paris. Le Foyer ferma ses portes en 1936, soit trois ans après son

ouverture, et le Cercle disparut par la même occasion.

Dispensaires et infirmeries : plusieurs dispensaires réservés

uniquement aux Nord-Africains ont été créés à Paris et dans sa région.

On y parlait l’arabe. Ces structures étaient censées soigner les

infections considérées comme propres aux Maghrébins : maladies héréditaires,

tuberculose, accidents de travail, maladies vénériennes.

C’est une délibération du conseil municipal de Paris qui fonda le

premier dispensaire d’hygiène en novembre 1925, rue Lecomte, dans

les mêmes locaux que la SAINA. Deux autres dispensaires furent créés

peu après à Paris, l’un qui sera attaché au Foyer nord-africain, et un

autre dans le XV e arrondissement. Trois autres virent ensuite le jour à

proximité des foyers de la région parisienne : deux à Gennevilliers,

dont l’un était privé, le troisième à Boulogne-Billancourt.

pendant 45 ans ces foyers, à remettre 40 % du capital sous forme d’actions pour associer

la ville aux bénéfices d’exploitation, à verser à intervalles réguliers les sommes aux

échéances de remboursement de l’emprunt, enfin à remettre les locaux en toute propriété

à la ville de Paris à l’expiration des 45 ans.


LA RÉPUBLIQUE ET LA MOSQUÉE 235

L’Hôpital franco-musulman de Paris : l’autre grande œuvre

L’appel en faveur de l’Hôpital franco-musulman lancé par le comité

de fondation en mars 1927 demeure un modèle du genre. On retrouve

parmi les signataires tous ceux qui avaient cautionné l’appel en faveur

de la construction de la mosquée :

La politique traditionnelle de la France à l’égard du monde de l’islam lui

a valu en Orient et dans tous les pays méditerranéens le privilège de

sympathies profondes. Notre pays se doit de ne pas oublier que cette situation

lui crée aussi des devoirs moraux que, sous aucun prétexte, il ne doit éluder.

Notre protection pacifique et libérale, notre collaboration toujours plus intime,

dont les bienfaits ont été reconnus au cours de leurs récentes visites et par

S. M. le sultan du Maroc et par S. A. le Bey de Tunis, nous ont valu, durant

la guerre, l’appoint de milliers de soldats musulmans venus à la France

comme à une seconde patrie ; elles nous ont procuré, depuis la paix, le

concours utile d’une main-d’œuvre sans cesse plus nombreuse.

Il faut bien convenir que les événements ont ici devancé nos prévisions et

il nous reste encore certaines mesures à prendre sur notre sol même, pour nous

acquitter pleinement de notre mission civilisatrice. La condition actuelle des

musulmans en résidence ou de passage en France doit être améliorée : elle

peut l’être rapidement. L’inauguration d’une mosquée et de l’Institut

musulman a été, dans l’ordre religieux et intellectuel, un geste des plus

heureux. Une œuvre sociale reste à mener à bien, et c’est sa réalisation que se

propose le comité de l’Hôpital franco-musulman de Paris.

L’Hôpital franco-musulman fut avant tout une œuvre départementale

: seuls la ville de Paris et le département de la Seine en avaient

supporté la charge financière et ils entendaient en conserver la

direction. Bien qu’un comité de propagande ait été formé, dont Si

Kaddour Ben Ghabrit était le vice-président, celui-ci n’avait réuni

aucun fonds et n’avait participé à aucune mesure de réalisation.

L’Hôpital franco-musulman aura une organisation adaptée à « la

condition et aux besoins des indigènes nord-africains » selon ses

promoteurs. Les médecins comprenaient l’arabe et avaient connaissance

des mœurs indigènes. La plus grande partie des infirmiers était

des Algériens, comme les médecins détachés des départements

d’Algérie. Une salle de prière et un cimetière avaient été adjoints à

l’Hôpital qui fut inauguré en mars 1937.

À la fois instrument privilégié d’une politique des égards vis-à-vis

du monde musulman, dont l’Institut de la mosquée de Paris fut le

symbole par excellence, et outil d’une politique de gestion et de

contrôle des musulmans vivant sur le sol français, l’islam français ne

renoncera jamais à cette double identité qui lui a été assignée dès son

origine. La politique musulmane dont il est issu n’a pas été une


236

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

politique religieuse consciemment assumée, bien que tenant compte du

fait religieux, dans le sens où il n’a jamais été question, sous la III e

République, de réformer l’islam de l’empire ou de l’unifier d’une

manière ou d’une autre. Bien au contraire, la politique suivie était de le

laisser évoluer dans sa diversité culturelle en prenant bien soin de ne

pas le laisser se réformer.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

LAURENS H. (1993), L’Orient arabe : arabisme et islamisme de 1798 à 1945,

Armand Colin, Paris.

PICAUDOU N. (1992), La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient, 1914-1923,

Complexe, Bruxelles.

RAY J. (1938), Les Marocains en France, Institut des hautes études marocaines,

t. XVIII.

SBAÏ J. (avril-juin 1996), « Organismes et institutions de la politique musulmane »,

Maghreb-Machrek, n° 152.


11

Les apories d’une projection républicaine

en situation coloniale : la dépolitisation

de la séparation du culte musulman

et de l’État en Algérie

Raberh Achi

L’Algérie, épine dorsale de l’empire français, a cristallisé les

nombreuses tensions mises au jour par l’exportation de l’idéologie

républicaine dans les colonies [Cooper et Stoler, 1997]. L’application

de la loi de séparation des Églises et de l’État y révéla les multiples

contradictions du projet colonial français. Ainsi, les artisans de son

extension à l’Algérie, pensée comme un laboratoire du modèle de l’assimilation,

furent contraints par un double registre de justification. Les

tenants de la « mission civilisatrice » voyaient dans la colonisation un

puissant adjuvant du combat républicain [Conklin, 1997]. Ils devaient

donc étendre à ce territoire, sous peine de trahir les fondements mêmes

de leur projet, une loi d’une telle portée symbolique, l’essence même

de la République selon un de ses concepteurs, Aristide Briand [Nicolet,

1982]. Les modalités concrètes de l’exercice de la domination coloniale

incitèrent pourtant l’État français à introduire des dispositifs

d’exception et à mettre en place une pratique administrative en

contrepoint du régime juridique issu de la loi de 1905. Il fut ainsi

possible de perpétuer un contrôle étroit sur l’exercice du culte, tout

particulièrement sur celui de la religion du colonisé, l’islam.

Le régime des cultes en vigueur en Algérie reflétait donc cette

double contrainte, si bien que le culte musulman fut maintenu dans une

situation d’assujettissement aux autorités coloniales. Dès lors, le droit

colonial n’eut de cesse de faire tenir ensemble la proclamation de

principes généraux énonçant la liberté de culte, la neutralité de l’État en

matière religieuse et des mesures variées qui annihilèrent fortement

leur portée. Cette contradiction fut pointée au gré des conjonctures de

rassemblement du mouvement national algérien, alimentant ainsi un

puissant levier de contestation anticoloniale. La revendication de


238

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

« séparer le culte musulman et l’État », le plus souvent éludée par

l’historiographie de l’Algérie, tint en effet une place centrale dans la

construction du nationalisme algérien. Elle permit de renvoyer l’État

colonial à ses principes politiques et juridiques. Les autorités métropolitaines

et coloniales prirent en compte cette exigence, non sans contradictions,

en l’inscrivant au rang des principales réformes politiques à

mettre en œuvre. C’est ainsi qu’elle donna lieu à d’importants débats

au sein de l’Assemblée algérienne, créée en vertu du Statut organique

de l’Algérie adopté en septembre 1947, en réponse aux demandes de

réformes politiques.

Cet élan réformateur se concrétisa par la création, au sein de cette

assemblée, d’une commission ad hoc chargée d’élaborer un statut

juridique global permettant de traduire dans les faits l’indépendance du

culte musulman. Elle fut le lieu d’une controverse sur la compatibilité

de l’islam avec le principe de séparation des Églises et de l’État en

situation coloniale, avatar des nombreuses projections idéologiques de

la métropole à l’égard de cette religion [Balandier, 1951]. Les travaux

de la « Commission spéciale du culte musulman », qui se réunit de 1951

à 1954, présentent à ce titre un double intérêt. Ils permettent d’abord,

en les croisant aux archives ministérielles et à celles du Conseil d’État,

de révéler l’important et ultime travail juridico-politique mené aux

échelles métropolitaine et algérienne afin de résoudre une contradiction

majeure de la politique coloniale à l’égard de l’islam. Il apparut

néanmoins, en filigrane, la nécessité de contourner, voire de bloquer,

toute mesure instaurant un retrait des autorités de la gestion du culte

musulman. En dépit de la duplicité que révélaient autant son fonctionnement

que les résultats auxquels elle aboutit, cette commission

constitua une arène politique privilégiée pour le mouvement national,

rendant audible une exigence restée jusque-là confinée à la nébuleuse

nationaliste. Elle révéla enfin une concurrence entre ses différentes

composantes, les contraignant à prendre position, quoique de façon

contrastée, pour la défense de cette cause auprès de l’administration

coloniale et de la population musulmane.

En envisageant l’épineuse question à laquelle s’attela cette

commission, c’est le système de contraintes entourant le projet colonial

français qui sera discuté. Son rapport ambivalent à l’idéologie républicaine,

à travers l’exception à la loi de séparation, permit la transformation

de la question des rapports entre l’État colonial et l’islam en

problème politique, faisant émerger une cause apte à ébranler les

fondements du colonialisme.


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE

239

UNE EXPORTATION DE LA LAÏCITÉ

SOUMISE À UN RÉGIME D’EXCEPTION

En raison de son statut juridique fortement imbriqué à la métropole,

l’Algérie fut le premier territoire de l’empire à recevoir la loi de

séparation des Églises et de l’État. Les débats préparatoires, à Paris

comme à Alger, et la conception du décret d’application donnèrent lieu

à un compromis débouchant sur un régime d’exception exorbitant.

L’interventionnisme de l’État colonial dans les affaires religieuses

musulmanes se poursuivit, non sans alimenter un discours anticolonialiste.

Le régime juridique des cultes et la domination coloniale

L’élaboration du régime juridique des cultes pour l’Algérie

manifestait pleinement la situation de domination coloniale. Lorsque la

loi de séparation fut débattue, le principe de son application en Algérie

ne suscita aucune opposition importante à l’Assemblée nationale, pas

plus qu’au Sénat. Elle fut interprétée à plusieurs échelles et en fonction

d’objectifs très souvent contradictoires, en vertu de l’article 43 de la loi

du 9 décembre 1905 qui dispose que « des règlements d’administration

publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi

sera applicable en Algérie et aux colonies ». Ce sont le Gouvernement

général d’Algérie, le ministère de l’Intérieur et le Conseil d’État qui en

définirent les modalités d’application en tenant compte des impératifs

de la domination coloniale [Achi, 2004]. Et ce n’est qu’après plusieurs

amendements au projet du gouverneur, demandés par la sous-direction

de l’Algérie du ministère de l’Intérieur et la Haute Assemblée, que le

décret fut promulgué le 27 septembre 1907. Il reproduisait les

principaux articles de la loi de 1905 tout en introduisant un dispositif

d’exception majeur. L’article 11 disposait en effet que « dans les

circonscriptions déterminées par arrêté pris en Conseil de gouvernement,

le Gouverneur général pourra, dans un intérêt public et national,

accorder des indemnités temporaires de fonction aux ministres

désignés par lui et qui exercent le culte public en se conformant aux

prescriptions réglementaires ». L’octroi de ces indemnités aux ministres

du culte, à travers les 95 circonscriptions religieuses que comptait

l’Algérie, fut soumis à une procédure préalable d’agrément auprès du

Gouverneur général. Les associations cultuelles disposaient d’un

pouvoir de présentation des candidats à l’indemnité en vertu de la

circulaire dite « Clemenceau » du 13 juillet 1909. Cette dernière

constituait la principale source juridique précisant le décret et inspirant


240

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la pratique administrative visant le culte musulman 1 . Les quelques

associations cultuelles qui se constituèrent étaient sous le contrôle

indirect de l’administration coloniale. De plus, les principales

mosquées et les fondations pieuses (habous) qui servaient à en financer

l’activité, aliénées par l’État colonial au moment de la conquête,

demeurèrent dans le Domaine de l’État.

Du point de vue des motifs, l’« intérêt public et national » représentait

la principale raison invoquée afin de maintenir l’exception. Bien

qu’utilisée lors de nombreuses séances de ce Conseil au moment des

différentes prorogations de l’article 11 du décret, cette condition ne fut

pourtant pas définie. Elle renvoyait de façon générique à toutes les

situations exceptionnelles, du moins jugées comme telles par le

gouverneur, où étaient en cause la présence et la domination françaises

en Algérie. Elle répondait concrètement au souci de conserver un clergé

catholique « national » et loyal face à la présence de clercs étrangers.

Cette condition s’expliquait en outre par la nécessité de consolider les

contours d’une cléricature qui contribuait à la légitimation religieuse de

l’ordre colonial et, de façon concomitante, à la reconnaissance de la

compétence de l’État à administrer le culte musulman. Ce pouvoir fut

d’ailleurs avalisé par ces clercs, imams et muphtis, en vertu du

principe, adapté à la situation coloniale, selon lequel « la sauvegarde du

culte musulman est inséparable de l’autorité du pouvoir central qui

dispose des moyens propres à maintenir l’ordre 2 ». La seule limitation

apportée à cet édifice juridique fut proposée par le Conseil d’État et

consista à restreindre la durée de l’exception à dix ans, période au-delà

de laquelle les autorités auraient dû adopter une attitude de stricte

neutralité.

Or, les contraintes de la situation coloniale imposaient aux autorités

de faire de l’exception la règle générale à appliquer. Plusieurs

arguments furent avancés pour motiver les prorogations successives

des « tempéraments », expression adoptée par les administrateurs et

juristes coloniaux de l’époque, apportés à la loi de 1905 [Larcher,

1923]. Le Conseil d’État joua à cet égard un rôle de gardien des limites

de l’exception en incitant le Gouvernement général et le ministère de

l’Intérieur, lors de chaque consultation, à la justification précise de la

reconduction des mesures de l’article 11. En dépit d’importantes

réticences formulées par la haute juridiction administrative, pointant

1. Ministère de l’Intérieur (service des affaires algériennes) au Gouvernement général

d’Algérie, circulaire du 13 juillet 1909, « Cultes/Au sujet de la désignation des ministres

du culte musulman », Centre des Archives d’outre-mer (CAOM) d’Aix-en-Provence

81FM 828.

2. Mémoire de l’association cultuelle orthodoxe de Tlemcen sur la question du culte

musulman, 1951, p. 7. CAOM 81FM 830, dossier « La séparation du culte et de l’État ».


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 241

notamment, en 1932, la tonalité concordataire de ce régime juridique,

cet article fut prorogé à trois reprises. Le régime de Vichy, fidèle en

cela à sa politique menée en contexte colonial à l’égard de cette loi

incarnant le régime républicain honni [Jennings, 2004], supprima toute

limite temporelle en promulguant un décret le 19 mai 1941, largement

passé sous silence dans la recension de la production juridique

régissant l’empire [Maunier, 1942]. De l’application de la loi de 1905,

il subsista, paradoxalement, l’exception grâce à laquelle l’État colonial

maintenait, désormais sans contraintes, l’existence d’un « clergé

officiel » par le biais d’associations cultuelles dont l’indépendance

n’était que formelle.

L’octroi des indemnités se traduisit donc par la continuation de la

mainmise sur le culte musulman en vertu du décret d’application de la

loi de séparation. Il se constitua progressivement un corps d’agents du

culte musulman à l’effectif stable — environ 400 jusqu’à l’indépendance

de l’Algérie — dispensant un islam inféodé aux intérêts

politiques du colonisateur. L’objectif de l’État colonial fut en effet de

dépolitiser la sphère religieuse par la présence de ministres du culte

sélectionnés selon leur « loyalisme », leur apolitisme ainsi que le

« degré d’influence sur leurs coreligionnaires », autant de catégories qui

inspirèrent les enquêtes de moralité menées par le service des affaires

indigènes du Gouvernement général afin de juger les candidatures qui

lui étaient présentées. Ils furent d’ailleurs formés, pour certains, dans

les medersas officielles des trois départements et chargés d’officier

notamment dans les mosquées cédées aux rares associations cultuelles

musulmanes créées en vertu du décret. Si bien que l’on assista à la

création d’une cléricature musulmane qui s’opposa à une application

intégrale de la loi de 1905 à l’islam et justifia l’ordre colonial à partir

d’une relecture de la tradition islamique, faisant du souverain légitime,

l’État français, le seul garant de l’organisation du culte.

Les limites de la contestation de l’exception

Plusieurs obstacles d’ordre idéologique et politique obéraient toute

remise en cause théorique ou pratique de ce régime d’exception,

banalisant ainsi l’administration du culte musulman. La majorité des

indigènes aspiraient en effet à la continuation de l’interventionnisme de

l’État colonial à l’égard de l’islam, conformément à l’article 5 de la

Convention de Bourmont réglementant la capitulation du dey d’Alger.

Il exhorta la puissance coloniale au respect de la religion musulmane et

fut interprété comme devant se traduire par un financement du culte

musulman en contrepartie de l’aliénation des fondations pieuses


242

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

(habous) et des principales mosquées. Dès les premières années de

l’application du décret, le Gouverneur général fut assailli de réclamations

quant à son incompatibilité avec l’engagement pris par la

puissance colonisatrice de subvenir aux besoins du culte musulman.

Ensuite, l’élaboration du droit colonial en général et du régime

juridique des cultes en particulier ne permettait pas de formuler une

quelconque critique. L’impossibilité d’intervenir dans les différentes

étapes de la production du droit colonial des cultes, relevant en grande

partie du régime des décrets, fut le principal obstacle pratique. De

surcroît, la limitation de l’expression politique des groupements

indigènes constitua un frein rédhibitoire. Pourtant, l’émir Khaled,

figure de proue et pionnier du mouvement national, mentionna dans

son programme politique la nécessité de l’effectivité de la loi de

séparation au culte musulman. Elle y fut néanmoins reléguée à

l’arrière-plan, après l’exigence de l’abrogation du régime de

l’indigénat et l’aspiration à l’exercice de la citoyenneté [Khaled, 1924].

Par ailleurs, une vision profondément ancrée, faisant de l’islam une

religion inapte à la réforme et incapable de susciter une quelconque

sécularisation, dominait parmi les sphères politiques et intellectuelles

en charge des questions coloniales et religieuses, rendant nulle et non

avenue toute proposition visant à séparer le culte musulman et l’État.

Cette séparation du politique et du religieux apparut d’ailleurs, dans la

rhétorique politique de l’État colonial, comme un des domaines

d’action de la « mission civilisatrice » française à l’égard de l’islam.

Cet objectif, qui était pensé dans le long terme, motiva les artisans du

régime d’exception et le caractère sans cesse différé de l’application

intégrale de la loi de 1905. C’est ainsi que Maurice Viollette, considéré

pourtant comme un Gouverneur général de l’Algérie réformateur,

affirma en 1931 que la « population musulmane algérienne était encore

trop mystique pour concevoir la séparation des Églises et de l’État, et,

plus généralement, la laïcisation de la société » [Viollette, 1931]. Il y

avait surtout un facteur éminemment politique qui expliquait l’ineffectivité

de la loi de séparation en Algérie. Accepter un islam totalement

indépendant des autorités coloniales constituait en effet un risque

potentiel d’opposition. Cet ensemble de facteurs motiva le régime

d’exception à l’égard de l’islam et sa reconduction. Cette politique de

l’État colonial suscita peu de critiques tant en métropole qu’en Algérie.

L’émergence d’un acteur indigène contestataire, l’Association des

oulémas d’Algérie, et les recompositions politiques qu’elle provoqua

rendirent possible la construction d’une cause anticoloniale.


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 243

L’émergence d’une cause anticoloniale :

« la séparation du culte musulman et de l’État »

Les restrictions répétées à la liberté de culte, notamment durant

l’année 1933, et la prédication de l’Association des oulémas d’Algérie

permirent l’émergence de la revendication de la « séparation du culte

musulman et de l’État », qui deviendra un véritable leitmotiv de

l’Association. Ce groupement religieux, fondé en 1931 par Abd El-

Hamid Ben Badis et s’inspirant du réformisme musulman (islâh)

[Merad, 1967], prit part en 1937 au premier rassemblement du

mouvement national algérien dont il revendiqua la paternité, le

Congrès musulman algérien. Il fut pourtant dominé par les discussions

portant sur le projet Blum-Viollette qui prévoyait d’octroyer la

citoyenneté française à une minorité d’indigènes musulmans avec le

maintien du statut personnel de droit musulman [Tostain, 1999].

L’Association soutint ce projet tout en contribuant à inscrire la question

cultuelle dans la charte revendicative finale. À la suite de son échec,

elle se concentra sur la critique des pratiques autoritaires de l’administration

coloniale dans les affaires musulmanes. Cette exigence

s’exprima par le biais de trois motions votées par le Congrès musulman

algérien réclamant l’effectivité de la loi de séparation au culte

musulman, une justice musulmane indépendante de l’État colonial et la

création d’une structure d’enseignement islamique libérée du contrôle

de l’administration [Collot, 1974]. Ces revendications furent pourtant

éclipsées, mais contribuèrent à circonscrire une cause politique

partagée, justifiant une mobilisation. Elle fut en effet reprise par Ferhat

Abbas dans son Rapport au maréchal Pétain en 1941 [Abbas, 1981] et

dans son Manifeste du peuple algérien en 1943. Cela incita

l’Association des oulémas à réinvestir en 1944 cette question en

déposant à la commission des réformes du Gouverneur général

Chataigneau un mémoire revendicatif sur les questions de l’enseignement,

de la justice et du culte.

Ce fut donc à la Libération que cette configuration politique

déboucha sur une annonce de son traitement politique et juridique. Or,

en dépit de l’ordonnance du 7 mars 1944, relative au statut des

Français musulmans, qui entendait abroger toute mesure d’exception

visant les indigènes musulmans, les autorités métropolitaines et

coloniales ne revinrent nullement sur le décret adopté par le régime de

Vichy. Le nouveau contexte propice aux réformes, qui se traduisit par

l’adoption du Statut de l’Algérie (1947), permit néanmoins la popularisation

de cette revendication du mouvement national avec, paradoxalement,

le maintien de l’outil juridique incarnant l’exception.


244

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

L’article 56 du Statut enjoignit en effet l’Assemblée algérienne à la

résolution de cette question :

L’indépendance du culte musulman à l’égard de l’État est assurée, au

même titre que celle des autres cultes, dans le cadre de la loi de 1905 et du

décret de 1907. L’application de ce principe, notamment en ce qui concerne

l’administration des biens habous, fera l’objet de décisions de l’Assemblée

algérienne.

Ces contradictions contraignirent l’État français à la mise en place

d’une structure qui révèle bien la volonté de dépolitiser la revendication

des musulmans, sous prétexte de contraintes administratives, à

quoi s’ajoute un traitement procédurier et dilatoire systématique à

l’égard de l’islam. Ainsi, une commission fut chargée de proposer une

solution juridique définitive à même de réaliser la réforme consistant à

appliquer pleinement la loi de 1905. Cela supposait une institution

religieuse indépendante, susceptible d’administrer le culte musulman

en lieu et place de l’État colonial, préfigurant cet « islam jacobin »

[Berque, 1962], centralisateur et rationalisateur, qui mobilisait les

velléités réformistes en Algérie depuis le milieu des années 1930.

L’ÉTAT COLONIAL FACE À SES CONTRADICTIONS

Les errements de l’administration coloniale débordaient le cadre

strict du régime des cultes. La dépolitisation du statut de l’islam en

Algérie imposa en effet à l’État français un traitement spécifique de la

séparation du culte musulman et de l’État. Elle fut, indirectement, à

l’origine de questionnements sur les pratiques autoritaires en cours.

Cela ne fit que mieux révéler encore les contradictions nées de l’écart

entre l’affirmation d’une application de la loi de séparation à l’islam et

la portée concrète du régime d’exception. Autant de défis qui furent mis

au jour par le travail de la commission et par les nombreuses difficultés

auxquelles elle fut confrontée.

Une commission pour un statut juridique de l’islam

La création d’une commission chargée de statuer sur la question du

culte musulman révéla l’ensemble des ambivalences de l’administration

coloniale et le système de contraintes qui s’imposait au

Gouverneur général et au ministère de l’Intérieur, du fait même des

principes qu’ils avançaient et des engagements qu’ils avaient pris. Le

ministre de l’Intérieur Depreux reconnut d’ailleurs en 1947 le caractère


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 245

impératif d’un règlement définitif de la question du culte musulman en

Algérie. La création de cette commission en fut la principale traduction

politique. Elle fut ainsi perçue comme une réelle avancée pour la

majorité des formations politiques qui réclamèrent l’application

intégrale de la loi de 1905. Elle signifia en fait un maintien de la

domination coloniale dans la mesure où ses réalisations concrètes

restaient à la discrétion des autorités.

Elle permit tout d’abord d’encadrer les revendications émanant des

différents groupements, principalement religieux, en leur offrant une

expression institutionnelle. Plusieurs acteurs, considérés comme représentatifs

de l’islam algérien, furent en effet auditionnés par cette

commission : l’Association des cadis, l’Amicale des agents du culte

musulman d’Algérie, l’Association des oulémas d’Algérie, la

Délégation des chefs de confréries religieuses ainsi que deux personnalités

dont un dissident de l’Association des oulémas, Tayeb El-Okbi.

Elle se réunit pour la première fois le 5 décembre 1951 avec pour

objectif de définir les modalités d’application de l’article 56 du Statut

organique de l’Algérie. Composée d’élus des deux collèges de

l’Assemblée algérienne, elle donna lieu à des travaux jusqu’à la fin de

l’année 1954 afin de sortir enfin de l’impasse. Pour les autorités

coloniales, elle avait pour intérêt d’offrir un espace aux revendications

des « séparatistes » et d’intégrer formellement leurs propositions aux

travaux de l’Assemblée algérienne. L’objectif politique consistait à

rassurer les partisans d’une stricte séparation et à proclamer la volonté

de l’administration coloniale de régler définitivement la question. Pour

autant, la position des autorités coloniales fut pour le moins

ambivalente. D’un côté, l’argument selon lequel le principe de

séparation s’appliquait pleinement, en raison de la légalité du décret

d’application de 1907, était sans cesse invoqué par les autorités

coloniales. De l’autre, elles déclaraient entendre les divers points de vue

exprimant la volonté d’une stricte application du principe de séparation

et prenaient acte de l’intensification des revendications en appelant de

leurs vœux la résolution de ce problème par l’Assemblée algérienne 3 .

Les débats de la commission manifestaient les contradictions de la

politique de l’État français à l’égard de l’islam, révélant par là même le

principal obstacle à l’application intégrale de la loi de 1905. La

question du statut juridique des fondations pieuses et de leur restitution,

conséquence pratique de l’indépendance du culte musulman, fut au

centre des discussions. L’impossibilité de leur inventaire était alors en

effet mise en avant. Le droit colonial algérien avait en fait privé cette

3. Le Gouverneur général de l’Algérie au ministre de l’Intérieur, « Au sujet de l’administration

directe et des questions religieuses », Alger, 2 novembre 1946, CAOM 81FM 830.


246

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

institution de droit musulman de sa caractéristique principale, son

inaliénabilité, au profit de l’État colonial [Busson de Janssens, 1952].

Les multiples transformations des fondations pieuses obéissaient

d’ailleurs à un objectif politique plus général mis en pratique dans de

nombreuses situations coloniales [Powers, 1989], celui de bloquer

toute velléité d’indépendance de l’islam. Les autorités coloniales, par

le biais du commissaire du Gouvernement général, ne cessaient de faire

valoir les difficultés à établir une évaluation précise de leur superficie,

ainsi que du montant de leur usufruit. C’est ce qui orienta les débats

vers une proposition, défendue notamment par les députés de l’Union

démocratique du manifeste algérien (UDMA) 4 membres de la

commission, visant à l’octroi d’une rente perpétuelle par l’État dont le

montant serait fixé par une commission ad hoc composée de membres

de l’administration des Domaines et de personnalités religieuses

qualifiées. Cette solution maintenait pourtant le statu quo en raison de

l’inscription annuelle d’un budget pour le culte musulman, géré par une

institution religieuse dévolue à cette fonction. Une autre solution fut

proposée pour résoudre la question du financement : une indemnité

compensatrice versée par l’État. Or, le principe même de l’aliénation

des fondations pieuses par l’État ne fut nullement remis en cause dans

les débats, si bien que certains membres de la commission, comme le

député du second collège Cadi, estimèrent qu’elles avaient perdu toute

signification du point de vue du droit musulman. L’État colonial éluda

en effet toute possibilité de rétrocession complète de ce qui aurait rendu

probable une indépendance pratique de l’islam.

Les obstacles proclamés à la réforme

Des obstacles d’ordre politique contribuèrent à rendre problématique

un compromis entre les acteurs auditionnés. L’Association des oulémas

d’Algérie dénia le droit aux cadis et aux agents du culte musulman de

participer à un éventuel conseil unique en raison, pour reprendre leur

qualificatif stigmatisant, de leur qualité de « fonctionnaires ».

L’Association des oulémas espérait ainsi détenir une position centrale au

sein d’un éventuel conseil islamique. Elle pointa donc l’impossibilité

pour un acteur religieux rémunéré par l’État de statuer sur la séparation

des Églises et de l’État et, à plus forte raison, de faire partie d’un conseil

indépendant. De leur côté, les agents du culte, farouches détracteurs des

oulémas, refusèrent de débattre de la séparation à cause de son caractère

4. L’UDMA, fondée en 1946 par Ferhat Abbas, revendiquait une amélioration du

statut politique des musulmans dans le cadre de l’Algérie française. Elle évolua vers des

positions plus radicales pour rejoindre le FLN en 1955.


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 247

politique et de la dimension stratégique de la revendication des oulémas.

Ce fut tout le sens de l’audition du mufti de Bône, un des représentants

de l’Amicale des agents du culte d’Algérie, qui argua du caractère

irrecevable de cette exigence de réforme pour mieux affirmer la

compétence exclusive de l’État à administrer le culte musulman. Par

ailleurs, les craintes redoublèrent de voir l’Association des oulémas

s’emparer d’un éventuel organe central de l’islam, en raison du tissu de

« lieux de culte libres » sous son contrôle. C’est ce qui motiva la prise en

compte, dans la proposition de décision du rapporteur, Mesbah, de

l’échelle de l’arrondissement, et non celui du lieu de culte, pour la mise

en place de comités cultuels assistant localement ce conseil.

Les difficultés mises en avant dans le rapport Mesbah ne correspondaient

nullement à celles qui émergèrent durant les débats de la

commission. Selon le rapporteur, toute proposition de réforme se

heurtait fatalement aux deux principales contradictions de la politique

coloniale menée à l’égard de l’islam. L’absence de structure ecclésiale

fut présentée comme un obstacle majeur à une application intégrale de

la loi de 1905 à l’islam alors même qu’une cléricature fut constituée par

l’État colonial. Afin de contourner cet obstacle, la possibilité

d’attribuer à cet organe central la faculté de former des ministres du

culte musulman fut d’ailleurs envisagée. De surcroît, l’absence de

souverain musulman constituait, selon le rapporteur, l’autre obstacle à

toute réalisation d’une indépendance du culte musulman. Ces deux

facteurs cumulés furent présentés comme bloquant une application de

la loi de 1905 à l’islam :

Tous les obstacles de droit ou de fait que rencontrent les divers systèmes

susceptibles de réaliser l’indépendance du culte musulman sont la

conséquence de ces deux absences. Ils ne pourront être franchis qu’en

adaptant certains impératifs juridiques aux particularités de l’islam et en

envisageant la création d’organismes cultuels destinés à suppléer aux lacunes

qui viennent d’être signalées 5 .

Des auditions et du rapport Mesbah se dégagèrent finalement trois

nécessités qui demeurèrent des vœux pieux. L’agrément accordé aux

ministres du culte musulman fut maintenu à la demande de la

commission en dépit d’oppositions multiples. Aux demandes

pressantes d’inventaire des fondations pieuses et d’indemnisation par

l’État, l’administration rétorqua que des obstacles pratiques les

empêchaient d’être mis en œuvre. Enfin, la création d’une instance

centrale chargée de la gestion de l’islam, grâce à la jouissance des lieux

5. « Rapport présenté par M. Mesbah sur l’indépendance du culte musulman à l’égard

de l’État et les biens habous », Journal officiel de l’Algérie, janvier 1953.


248

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de culte et aux revenus compensatoires des fondations pieuses, fut l’un

des rares points de convergence pendant les débats. Elle fut pourtant

interprétée comme contraire à l’esprit général de la loi de séparation en

raison du caractère obligatoire des comités cultuels. Les partisans de

l’effectivité de la séparation se retrouvèrent donc face à cette contradiction

très largement entretenue par l’État colonial : l’instrument

juridique du contrôle du culte musulman s’était construit et banalisé à

partir du décret d’application de la loi de 1905. Condamner l’ingérence

de l’administration dans les affaires du culte musulman revenait paradoxalement,

du point de vue des autorités coloniales, à contester la

législation prônant la séparation des Églises et de l’État.

Contraintes politico-juridiques et paralysie de la commission

Un problème juridique fut soulevé en raison de la nature même du

projet de résolution du rapporteur de la commission. Il tenait à la

question de la légalité, invoquée par les autorités métropolitaines et

coloniales, d’un conseil indépendant et de comités cultuels créés par

l’Assemblée algérienne. En effet, pour le commissaire du

Gouvernement général, les principes de la loi de séparation des Églises

et de l’État et de son décret d’application ne permettaient pas la

création d’un tel conseil. À l’appui de cette affirmation, il invoquait à

la fois l’esprit général de la loi de séparation, c’est-à-dire la neutralité

de l’État, et le fait que l’Assemblée algérienne n’avait pas reçu de

pouvoir législatif en la matière. Ce fut davantage le contournement de

toute réforme radicale, remettant en cause un pan entier du pouvoir du

gouverneur, qui revêtait une importance cruciale aux yeux des

autorités. Le gouverneur de l’époque appuya d’ailleurs à de

nombreuses reprises sa position sur la nécessité d’encadrer les travaux

de la commission. Les conséquences politiques irrémédiables de

l’adoption d’un règlement définitif sur la question de la séparation,

dans le sens d’une indépendance totale du culte musulman, furent au

centre de ses préoccupations :

La solution préconisée [celle d’un conseil supérieur islamique unique]

comporte des dangers très sérieux ; malheureusement elle semble répondre à

un mouvement d’opinion général […]. Il est évident qu’il convient […]

d’orienter la commission vers des solutions moins dangereuses […] mais il ne

faut pas se dissimuler que le problème est techniquement difficile et politiquement

fort délicat 6 .

6. Le Gouverneur général de l’Algérie au ministre de l’Intérieur (sous-direction des

Affaires algériennes), « Culte musulman », Alger, 11 janvier 1952, CAOM 81FM 830

(c’est moi qui souligne).


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 249

Ce fut l’argument qui incita le ministère de l’Intérieur, à la demande

du Gouvernement général d’Algérie et à la suite du rapport Mesbah, à

consulter le Conseil d’État sur la question de savoir si l’article 56 du

Statut de l’Algérie conférait à l’Assemblée algérienne un pouvoir

législatif en la matière et dans quel cadre juridique celui-ci devait

s’inscrire. La réponse du Conseil d’État fut dépourvue de toute

ambiguïté. L’Assemblée algérienne devait respecter le cadre législatif

existant qui ne lui donnait pas le pouvoir de créer des comités cultuels

et a fortiori un organe central susceptible de les fédérer :

L’article 56 du Statut fait obligation à l’Assemblée algérienne d’assurer

l’indépendance du culte musulman dans le cadre de la loi du 9 décembre

1905 et du décret du 27 septembre 1907, et ne lui permet donc pas, sous peine

de porter atteinte au principe même de la séparation des Églises et de l’État,

de créer de sa seule initiative des comités cultuels territoriaux chargés de gérer

les intérêts moraux et matériels du culte, non plus qu’un conseil de l’union

générale des comités cultuels 7 .

L’avis du Conseil d’État ne fit que rappeler les limites juridiques

drastiques de toute réforme, stabilisant le régime d’exception prorogé

par le régime de Vichy en 1941 et confortant les autorités coloniales

dans leur position paradoxale. La critique du décret fut rendue

impossible par une juridiction qui avait, à chacune des prorogations,

émit un avis favorable à la reconduction du pouvoir conféré au

Gouverneur général. Cette décision renforça le catéchisme juridique de

l’administration coloniale consistant à souligner la légalité de la

législation des cultes en vigueur en Algérie. Surtout, elle alimenta une

rhétorique en réponse à l’ensemble des critiques indigènes : l’exception

de l’administration du culte musulman n’avait pas d’autre raison que

juridique.

Une commission disqualifiée : le contournement de l’arène légale

La tonalité générale du rapport Mesbah et l’avis du Conseil d’État

paralysèrent toute reprise des discussions. L’incertitude régna quant à

l’éventualité d’amender le rapport en tenant compte de la position de la

Haute Assemblée. Tout s’était passé comme si le rapporteur de la

commission avait été orienté vers un résultat que les autorités

coloniales savaient incompatible avec les principes généraux de la loi

de 1905. Ce blocage apparut inéluctable en raison du contournement,

7. Avis consultatif du 20 octobre 1953 (Affaire 261 977), « Organisation de l’indépendance

du culte musulman/pouvoirs de l’Assemblée algérienne/Interprétation de

l’article 56 du Statut de 1947 », Archives du Conseil d’État (Centre des archives contemporaines

de Fontainebleau), 990025/297.


250

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

jugé impérieux, de l’application intégrale de la loi au culte musulman.

Un islam indépendant laissait augurer la consécration de l’Association

des oulémas dans l’éventuelle organisation centralisée de l’islam.

Aussi, la sous-direction de l’Algérie du ministère de l’Intérieur rappela

qu’une telle disposition était conforme aux principes républicains, mais

n’en était pas moins dangereuse du point de vue de la domination

coloniale en Algérie :

Sans doute serait-il désirable, dans le cadre d’une politique complète de

laïcisation, d’envisager la possibilité de laisser aux collectivités musulmanes

le soin de rétribuer les agents du culte. Une telle concession serait d’ailleurs

conforme à l’orthodoxie des principes démocratiques dont la loi de 1905

constitue une illustration. Mais une pareille mesure se heurterait fatalement

aux préoccupations impérieuses qui commandent la pérennité de l’unité

française en Algérie 8 .

À aucun moment, exception faite de la position du représentant de

l’Association des oulémas, Bachir Brahimi, l’abrogation du décret

d’application de la loi de 1905 ne fut demandée. Il apparut, dès lors,

impossible de concevoir une quelconque réforme d’envergure en

dehors du cadre fixé par la loi de 1905 et le décret du 27 septembre

1907. La paralysie politique, suscitée par ce paradoxe, entraîna de

nombreuses protestations. L’Association des oulémas déploya de

nombreux efforts en faisant preuve d’une réelle inventivité contestataire.

Elle profita de ce contexte pour tenter d’élargir l’audience de

cette revendication. Elle entreprit ainsi de diffuser une édition bilingue

de son Mémoire sur la séparation du culte et de l’État, déposé à

l’Assemblée algérienne en 1951, afin de sensibiliser les musulmans à

cette question qui, pour reprendre une expression de Bachir Brahimi,

devait permettre « d’ouvrir les portes fermées du colonialisme ». Par

cette action, les oulémas entendaient s’approprier l’exclusivité de l’organisation

de l’islam, faisant de leur association une structure efficace

du combat national algérien [McDougall, 2004]. L’UDMA s’associa à

cette démarche qui ne fut nullement isolée. En effet, elle s’inscrivait

dans l’action du Front algérien pour le respect et la défense de la

liberté, éphémère coalition des mouvements nationaux, qui plaça la

séparation des Églises et de l’État au rang des principales réclamations

adressées à l’État colonial [Collot, 1977]. Le caractère dilatoire de la

commission spéciale du culte musulman ainsi que l’avis du Conseil

d’État incitèrent l’Association à réclamer préalablement à la séparation

du culte musulman et de l’État la « séparation de l’Assemblée

algérienne et de l’administration coloniale ». Bachir Brahimi figura au

8. « Note sur une proposition de résolution invitant au respect de la loi de 1905»,

ministère de l’Intérieur (sous-direction de l’Algérie), non datée, CAOM, 81FM 830.


LES APORIES D’UNE PROJECTION RÉPUBLICAINE EN SITUATION COLONIALE 251

premier plan de la contestation contre ce qui lui apparut comme une

expression concrète du régime colonial, incarnée par le caractère limité

de la proclamation de principes républicains pour l’Algérie. La réforme

fut abandonnée avec le déclenchement de l’insurrection de novembre

1954 et, malgré la relance de la question par le Gouverneur général

Jacques Soustelle en 1955, définitivement enterrée.

À travers les travaux de la commission spéciale du culte musulman,

il y eut de la part des autorités coloniales une volonté de dépolitiser la

question des relations entre l’islam et l’État colonial en proclamant un

objectif de réforme. Ce dernier, dominé par une technicisation des

débats, éluda les questions qui étaient au cœur du problème de l’indépendance

du culte musulman. L’État colonial ne pouvait satisfaire cette

revendication largement défendue par le mouvement national sans

entamer le contrôle étroit exercé sur le culte musulman. Au total, la

politique à l’égard de l’islam en Algérie ne fut que la continuation de

l’exercice de la domination coloniale par d’autres moyens, s’inscrivant

dans la continuité des contradictions de la III e République à son endroit

[Laurens, 2004]. Bien que l’application de la loi de séparation fut sans

cesse proclamée, l’exception, inscrite dans le droit, en neutralisa les

dispositifs centraux. Elle fut toujours placée sous le règne du différé si

bien que le régime des cultes en vigueur en Algérie s’avéra être un

puissant moyen permettant de domestiquer la population musulmane

par le biais d’un « clergé officiel » et de prévenir, sans succès, toute

forme de protestation émanant de la sphère religieuse.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ABBAS F. (1981), De la colonie vers la province. Le jeune Algérien (1930),

Éditions Garnier Frères, Paris.

ACHI R. (2004), « La séparation des Églises et de l’État à l’épreuve de la situation

coloniale. Les usages de la dérogation dans l’administration du culte

musulman en Algérie (1905-1959) », Politix, dossier « L’État colonial »,

volume 17, n° 66, p. 81-106.

BALANDIER G. (1951), « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers

internationaux de sociologie, n° 11.

BERQUE J. (1962), Le Maghreb entre deux guerres, Seuil, Paris.

BUSSON de JANSSENS G. (1952), « Le sort des habous publics algériens », Recueil

général de jurisprudence, de doctrine et de législation d’outre-mer, n° 596-

597, p. 1-29.

COLLOT C. (1974), « Le Congrès musulman algérien (1937-1938) », Revue

algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, volume 11, n°

4, p. 71-161.

— (1977), « Le Front algérien pour la défense et le respect de la liberté », Revue

algérienne des sciences juridiques, économiques et politiques, volume 11,

n° 2, p. 355-431.


252

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

CONKLIN A. (1997), A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in

France and West Africa (1895-1930), Stanford University Press, Stanford.

COOPER F. et STOLER A. [dir.] (1997), Tensions of Empire. Colonial Cultures in a

Bourgeois World, University of California Press, Berkeley.

JENNINGS E. (2004), Vichy sous les tropiques : la Révolution nationale à

Madagascar, en Guadeloupe et en Indochine (1940-1944), Grasset, Paris.

KHALED E. (1924), La Situation des musulmans d’Algérie, Éditions du Trait

d’union, Alger.

LARCHER E. (1923), Traité élémentaire de législation algérienne, Librairie Arthur

Rousseau, tome I, Paris.

LAURENS H. (2004), Orientales II. La III e

République et l’islam, Éditions du

CNRS, Paris.

MAUNIER R. (1942), Les Lois de l’Empire (1940-1942), Les Éditions Domat-

Montchrestien, Paris.

MCDOUGALL J. (2004), « S’écrire un destin : l’Association des “ulama” dans la

révolution algérienne », Bulletin de l’IHTP, dossier « Répression, contrôle et

encadrement dans le monde colonial au XX e siècle », n° 83.

MERAD A. (1967), Le Réformisme musulman en Algérie de 1925 à 1940. Essai

d’histoire religieuse et sociale, Mouton & Cie, Paris-La Haye.

NICOLET C. (1982), L’Idée républicaine en France. Essai d’histoire critique

(1789-1924), Gallimard, Paris.

POWERS D. (1989), « Orientalism, Colonialism and Legal History : The Attack on

Muslim Family Endowments in Algeria and India », Comparative Studies in

Society and History, volume 31, n° 3, p. 535-571.

TOSTAIN F. (1999), « The Popular Front and the Blum-Viollette Plan », in Tony

CHAFER et Amanda SACKUR (dir.), French Colonial Empire and the Popular

Front, Macmillan Press, Londres, p. 218-229.

VIOLLETTE M. (1931), L’Algérie vivra-t-elle ? Notes d’un ancien Gouverneur

général, Librairie Félix Alcan, Paris.




12

Quelques propos sur la politique musulmane

de Lyautey au Maroc (1912-1925)

Daniel Rivet

Trois remarques préalables…

Introduisons en premier lieu quelques données signalétiques sur

Lyautey pour entrer dans le vif du sujet. On rappellera que ce grand

lord colonial de la III e République fut certainement le personnage en

politique le plus romanesque de son temps. Ce fut pour l’essentiel un

homme de théâtre, jouant avec toute une panoplie de rôles : le grand

seigneur épris d’ordre social et nostalgique de l’Ancien Régime,

l’officier non conformiste et, presque, l’intellectuel en uniforme,

l’esthète posant en dandy, sorte de « Swan à épaulettes » [Guillaume de

Tarde, 1959] regardant le Maghreb à travers les lunettes de Delacroix

et Fromentin, mais aussi le réalisateur à l’américaine et le colonisateur

inquiet, conscient d’entrer dans la phase du commencement de la fin

des empires 1 . Cela conduisit Lyautey à contre-courant de cette France

radicale omniprésente sur la scène sociale et politique et dénoncée par

Barrès en 1908 et à regarder avec insistance du côté des Anglais aux

Indes ou des Hollandais en Indonésie. Réfractaire à la laïcité érigée en

culte civique de la République, ce « reverent agnostic » des grandes

religions monothéistes et asiatiques affiche sans fard sa préférence pour

la manière anglo-saxonne de séculariser l’État et la société, en douceur

et sans guerre civile rampante.

Constatons que le protectorat appliqué à la façon Lyautey échappe

à toute définition a priori. Ce n’est pas une formule politique pensée

une fois pour toute, mais une expérience de domination subreptice d’un

peuple par un autre devant s’éprouver par le mouvement. Ses contem-

1. D’une bibliographie fleuve consacrée au maréchal, détachons les deux dernières

mises au point : celle, fouillée, mais classique, d’André Le Révérend chez Fayard, 1984,

et surtout celle, plus décapante et fort suggestive, d’Arnaud Teyssier chez Perrin, 2004.


256

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

porains conçoivent le protectorat comme le maximum qu’on doive

concéder pour des raisons de politique étrangère (tenant au « concert

des nations » européennes dont la Grande-Bretagne est encore, pour

peu, l’arbitre suprême) et un terminus intangible pour maintenir auprès

du peuple colonisé l’illusion d’une façade d’indépendance. Pour

Lyautey, le protectorat n’est pas un aboutissement, mais un commencement,

et son objectif est de déboucher à terme sur l’autonomie et même

l’indépendance [Rivet, 1988, t. 3, p. 227-252]. C’est un pont jeté entre

deux États et deux peuples séparés, moins par une barrière de civilisation

que par une asymétrie dans l’évolution historique. L’État le plus

avancé a pour dessein de pratiquer une transfusion de modernité dans

le corps ankylosé de son partenaire pour le réveiller et le réintroduire

dans le courant de l’histoire mondiale dont il s’était détourné 2 . Ce

transfert de savoir-faire technique et culturel doit être ménagé de sorte

à ne pas avoir d’effets dévastateurs et s’opère essentiellement en

direction des élites. Car, alors qu’à l’époque, aux États-Unis, joue

encore à plein l’adage « Keep the negro in his place », on pourrait

transposer mot à mot cet adage peu reluisant au Maroc : « Keep the

people in his place… » Une fois tracée cette limitation du champ d’application

de l’expérience lyautéenne du protectorat, notons le décalage

des approches entre le premier résident général de France au Maroc et

ses contemporains. À ses yeux, les Marocains ne constituent point un

peuple inférieur aux Français, mais une société différenciée par une

histoire qui leur est propre et mérite considération. L’islam n’est pas

une version appauvrie et déformée du monothéisme sémitique, mais

une des plus hautes élaborations de l’esprit humain en quête de transcendance

absolue.

Soulignons l’importance, en tant qu’expérience fondatrice, de l’apprentissage

à chaud du Maroc en 1912 par Lyautey. Le traité de

protectorat arraché au sultan Moulay Hafid le 30 mars 1912 déclenche

l’indignation de l’opinion marocaine, qui reproche, non sans quelque

raison, au souverain d’avoir vendu le pays à l’étranger. Trois soulèvements

successifs témoignent de ce refus d’entrer en servitude coloniale.

D’abord la révolte des troupes chérifiennes au lendemain du traité fait

long feu, même si elle est relayée par un puissant, mais sporadique,

soubresaut du peuple de Fès. Puis, ce sont les tribus du Moyen Atlas et

du pré-Rif qui descendent sur Fès à la fin mai et la submergent, alors que

Lyautey vient d’être nommé en catastrophe résident général par le

conseil des ministres présidé par Poincaré. Enfin, et surtout, survient

2. Sur ce programme civilisateur, voir le bel essai d’Henry Laurens consacré au

Royaume impossible. Genèse de la politique arabe de la France, A. Colin, 1991.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 257

l’insurrection du Sud profond déclenchée par un shaykh sahraoui,

Ahmed al-Hiba, qui fait figure de mahdî. La Hibaiyya, c’est, comme la

Mahdiyya au Soudan à l’orée des années 1880, une réitération de la

fondation de l’islam et donc une révolution anti-alaouite se proposant de

mettre à bas une dynastie qui a fait faillite. Les Marocains, qui ne

peuvent se passer d’un « amir al-muminîn » (Prince des croyants) qui

leur soit propre, disposent dès lors d’un Commandeur des croyants de

rechange. Et ce mouvement antidynastique revêt une dimension sociale

explosive : remettre à l’endroit la société minée par l’injustice sociale et

non seulement menacée par le « rûmî » (le Romain, le chrétien).

Les contemporains de Lyautey réagissent comme des bourgeois

civilisateurs face à cette levée en masse inspirée par un patriotisme

confessionnel spécifique, enté sur une terre et ancré dans une histoire

singulière. Ce mouvement leur apparaît comme une fronde coalisant

tous les privilégiés menacés par la révolution du « 4 août indigène »

qu’introduira nécessairement la république impériale : tous égaux dans

la soumission à l’ordre nouveau. Cette contre-révolution (le protectorat

est une « révolution tranquille » selon ces Sieyès coloniaux) est armée

par un islam rétrograde, non renouvelé par l’islam des Lumières que le

contact avec la France républicaine est susceptible d’introduire à la

longue. Joue alors à fond l’ingrédient rhétorique sur le « fanatisme

musulman » très en vogue à l’époque.

Lyautey réagit aux antipodes. Il perçoit ce que ce soulèvement

contre l’intrusion de la France, coagulant une société très fragmentée,

comporte certes de terreur religieuse, mais aussi de peur sociale et de

passion patriotique. Un marxiste dirait qu’il diagnostique lucidement

un mouvement réactionnaire national religieux. Deux références

historiques assiègent son imaginaire politique frémissant en juin-juillet

1912 : la Vendée s’insurgeant pour délivrer son roi captif des Bleus

républicains et l’Espagne noire vomissant en 1808 les « afrancesados »

(les partisans de Joseph, frère de Napoléon) missionnaires bottés de

l’évangile de l’égalité civile. Et c’est un fait que la reprise de Fès,

investie par les insurgés en avril 1912, évoque irrésistiblement le « Dos

de Mayo » à Saragosse, bien plus encore que la reconquête de Paris par

les Versaillais. Des réflexes de Croisés républicains submergent les

Français, civils et militaires, avant l’arrivée en sauveur de Lyautey au

Maroc.

Ce dernier, immédiatement, cherche à ressaisir l’élite lettrée et

marchande citadine, celle qui actionne le makhzen (le mécanisme

étatique marocain) et régule, à partir des cités de l’intérieur, la société

jusque dans ses plis intérieurs les plus éloignés des villes impériales. À

ces grands notables, il s’empresse de tenir un discours non pas civilisa-


258

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

teur, comme ses prédécesseurs, mais restaurateur. Il s’agira pour le

protectorat de rétablir l’ordre ancien menacé de rupture par l’infiltration,

dégénérant en inflation non contrôlée, de la modernité. Maintenir

les hiérarchies précoloniales, sauvegarder l’islam en tant que principe

législateur de la cité et renflouer une dynastie peut-être en perdition,

mais qui ne sent pas la jacquerie comme ce mahdî issu d’un Sahara

« machine à produire des saints déguenillés », vecteurs de revanche

pour tous les déshérités tenus à la marge du Maroc opulent : tel est le

pacte scellé en juin 1912 par Lyautey avec la khâssa (l’élite du

pouvoir) de Fès et de Rabat. À partir de l’exposé de ces préliminaires,

on comprend mieux comment s’élabora la politique musulmane de

Lyautey, quelles en furent les lignes de force.

L’ISLAM COMME CONSERVATOIRE D’UN CADRE

DE CIVILISATION MATÉRIELLE

Lyautey ressentait avec acuité que l’Européen était au Maroc un

homme en trop, presque un profanateur, troublant par sa seule présence

l’ordre civique existant. Joua ici à fond son expérience de l’Algérie, le

contre-modèle. Dès son premier contact avec Alger en 1882, il avait

déploré l’enlaidissement de la Casbah par les Européens et la perte par

les indigènes de leur dernier asile : la médina. Par là, il se rattachait et

s’abreuvait au courant orientaliste illustré de Fromentin à Loti par l’expression

du même lamento sur l’avilissement des musulmans au

contact des Européens. À partir de cette impression visuelle acérée, il

va s’employer à rendre la figure du colonisateur la moins visible

possible dans la cité musulmane au propre et au figuré. Il comprend que

l’islam génère une civilisation matérielle propre et que celle-ci ménage

un asile pour les colonisés humiliés par leur défaite historique. Il fallait

donc que les Marocains aient la certitude (l’illusion, diront certains)

d’être chez eux dans leur cité et non pas d’être des émigrés de

l’intérieur comme l’avait donné à voir avec une perspicacité inégalée

Eugène Fromentin dans Une saison au Sahel et Isabelle Eberhardt, une

outlaw convertie à l’islam, dont l’expérience des confréries mystiques

du sud oranais et la connaissance de l’intérieur de la condition indigène

impressionnèrent vivement Lyautey, alors commandant la subdivision

d’Aïn Sefra.

Concevant, à l’instar de Louis Massignon (dont il s’inspire moins

qu’il ne l’influence en aîné prestigieux), que la ville musulmane est le

lieu où le témoignage se fait architecture, il pose trois crans d’arrêt pour

éviter son naufrage.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 259

D’abord, bâtir des villes à distance des vieilles cités. Au risque que

le couple médina/ville nouvelle ne se métamorphose en dualisme

ségrégué : ville indigène/ville européenne. Ensuite, sauvegarder le bâti

monumental de la ville ancienne par une législation d’avant-garde

jouant sur l’érection de zones de protection artistique et de zones non

aedificandi à proximité des murailles et des mosquées. Ici, pas de

braderie de ces biens de mainmorte (habous) qui huilent le mécanisme

de la ville disposée comme une ruche, où chacun se trouve et se tient à

sa juste place : même les cimetières sont soigneusement conservés

comme des écrins de végétation arborescente autour des villes. Enfin

une grande attention est prêtée au monde de l’artisanat et de l’échoppe

et aux moules reproducteurs de ce dispositif mainteneur de l’équilibre

social dans la cité ancestrale : en particulier, les corps de métier

conservés, voire restaurés, d’après le référent des corporations de la ville

en Occident médiéval. Au risque de muséifier la ville, de figer les

hommes dans un passé reconstruit, en un mot de les « retraditionaliser ».

Conserver aux hommes leur intégrité, aux femmes leur intimité

L’emploi du terme de « politique indigène » chez Lyautey est presque

interchangeable avec celui de « politique musulmane ». Les termes sont

quasi synonymes et visent tous deux à définir un projet politique voulant

épargner aux Marocains ce que Lyautey nomme tantôt le « chancre de la

civilisation », tantôt, mais toujours sur un mode sarcastique, le

« tracassin européen ». C’est qu’à ses yeux, un musulman européanisé

(un « Jeune Turc ») n’est plus un musulman, mais un déraciné coupé des

siens et condamné à être une force perdue et pour la cité indigène et pour

la puissance protectrice. En somme, c’est, pour reprendre un qualificatif

du temps qui résonne Action Française, un « métèque ». Et cette préoccupation

chez notre « maréchal de l’Islam », se mue en phobie du

métissage au fil de son éclatante, mais inquiétante chevauchée à travers

le Maroc. Il faut que chacun reste à sa place et que se multiplient entre

indigènes et colonisateurs des associations d’intérêts, voire se noue une

intimité affective, mais nullement que ne se tisse une interpénétration

consentie, à la fois charnelle et spirituelle : surtout pas de créolisation. Il

est saisissant de constater combien Lyautey, féru de « dominion » sur le

mode anglo-saxon, exècre l’expérience coloniale ibérique et ignore son

avatar latino-américain.

La perte de soi, de son authenticité (comme on dira dans le courant

des années 1960) est le plus grave désordre introduit dans la cité

coloniale. Dès lors, on s’emploie à inoculer aux Marocains l’idée qu’ils

sont les meilleurs élèves de la classe des indigènes, parce qu’ils restent


260

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à part dans la république impériale, qu’ils continuent à porter beau

marocain et à se comporter non seulement, quand il s’agit du patriciat

citadin, en « native gentlemen », mais, pour les tirailleurs et les travailleurs

désencapsulés de leurs tribus, à s’exhiber en pieux musulmans

assumant leur foi avec fierté. C’est pourquoi on persuade les Marocains

de continuer à s’habiller à la manière du cru : seroual et djellaba. On

fabrique de toutes pièces un costume particulier pour les spahis, les

tirailleurs et les goumiers, de même qu’on impose aux adolescents des

collèges musulmans de Fès et de Rabat le burnous et la chéchia dont ils

ne peuvent mais et qu’ils s’empresseront de troquer contre des

pantalons de golf et des vestons au drapé non flottant, mais ajusté au

plus près, dans les années 1930. L’obsession de Lyautey que les

Marocains restent fidèles à leurs us et coutumes fait penser à ces

tentatives des derniers gentilshommes de province pour folkloriser

leurs fermiers et métayers à la même époque. Mais, au Maroc, cela

prend, tant sévit la hantise d’être « algérisés », c’est-à-dire de flotter

dans une vêture, au sens propre et figuré, ni locale, ni étrangère, mais

hybride, par conséquent monstrueuse pour des croyants selon lesquels

ce qui relève de l’islam doit être départagé sans équivoque de ce qui

appartient au dâr al-kufr (territoire de l’incroyance).

Ce ne sont pas seulement les hommes à qui il s’agit de ménager une

retraite stratégique pour continuer à pratiquer l’exercice d’eux-mêmes.

Les femmes ressortent de la même consignation dans un espace harâm,

c’est-à-dire préservé. Implicitement, elles sont assignées au rôle de

vestales d’un territoire sacré, où agit une représentation de l’ordo

mundi fondée chez Lyautey sur la conscience d’une double perte : celle

de la chrétienté historique et celle du matriarcat familial en tant que

nœud chaud de relations fondées sur l’ordre, non de la loi, mais de la

grâce 3 . De même que le catholique incrédule, fasciné par la clameur

cosmique s’élevant des mosquées à l’heure de la prière, transparaît

dans la définition d’un ordre urbain voulant contrarier le processus de

la sécularisation, ressort ici l’homophile inavoué conservant la

nostalgie de l’univers féminin matriciel dans lequel baigna son

enfance. Épousant le conservatisme des mœurs propres aux

Maghrébins cuirassés par les valeurs misogynes d’une société

patriarcale, Lyautey fait tout pour que la cité coloniale contourne la

société des femmes indigènes, perçue comme une île à part dans le

monde marocain. Pas de femmes dans les réceptions officielles à la

Résidence quand il s’y trouve des musulmans ! Précautions à n’en plus

finir pour éviter de froisser la susceptibilité des hommes désireux de

3. Sur la petite enfance de Lyautey baignant dans un univers exclusivement féminin,

cf. André Le Révérend, Lyautey écrivain, Gap, Ophrys, 1976.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 261

soustraire leurs femmes au regard incongru des Européens ! Un

exemple parmi une flopée : on fait précéder par une matrone (la ‘arîfa)

tout détachement de serviteurs du pacha usant du droit de perquisition

domiciliaire, en particulier lorsqu’il s’agit de vérifier la conformité des

lieux à la réglementation d’inspiration hygiéniste qui assainit la ville.

Autre précaution convergente : on vaccine à domicile les femmes de la

bonne société pour leur éviter toute promiscuité. Les femmes du

peuple, elles, sont vaccinées dans des lieux publics : dispensaires,

medersas, placettes ou ruelles fermées en la circonstance.

Ce faisant, Lyautey ne fait pas figure d’innovateur radical. Il

applique le point de vue défini depuis des décennies par les orientalistes

ou les indigènophiles les plus perspicaces qui, eux également,

relient la revendication d’interdire aux Européens l’accès à la mosquée

à l’injonction faite à l’étranger de respecter le gynécée. Laissons parler

ici Fromentin maître à (res) sentir plus qu’à penser de Lyautey :

Peut-être m’eut-il été possible d’entrer dans la mosquée ; mais je ne

l’essayai point. Pénétrer plus avant qu’il n’est permis dans la vie arabe, me

semble d’une curiosité mal entendue. Il faut regarder ce peuple à la distance

où il lui convient de se montrer : les hommes de près, les femmes de loin ; la

chambre à coucher et la mosquée jamais. Décrire un appartement de femmes

ou peindre les cérémonies du culte arabe, est à mon avis plus grave qu’une

fraude : c’est commettre, sous le rapport de l’art, une erreur de point de vue

[Fromentin, 1984, p. 176].

Si respectable soit l’intention qui commande cette non-immixtion

dans l’espace du privé, contigu en l’occasion à l’espace du sacré, se

pose la question : une telle politique, qui renforce le cloisonnement

entre la sphère masculine et la société des femmes et qui capture les

forces du sacré pour définir l’espace où elles se dilatent, ne risque-t-elle

pas, sous prétexte d’amortir la guerre des incultures, d’enfermer

l’indigène, homme et femme, dans son indigénat ?

Laisser s’écouler la profusion de sacré

dans l’intérieur de la société

Lyautey, ici, se situe sur la lancée du marquis de Castries, un

catholique passéiste retrouvant « dans l’ombre chaude de l’islam » l’atmosphère

mentale de feu la chrétienté. Il est agi par l’intuition, très

forte, qu’un sacré analysé n’est plus du sacré, mais du profane et,

bientôt, du profané.

Dans cette optique, il va vite renoncer, en dépit de son entourage, à

contrôler de près « les battements religieux de l’âme des foules » selon

l’expression d’un conseiller de la Résidence en matière de politique


262

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

berbère, le capitaine Leglay. Il n’y aura pas de police de la pratique des

dévotions, multipliant comme en Algérie les tracasseries administratives

envers les confréries religieuses. Durant un long congé pour

maladie de Lyautey en France, une enquête serrée sur ces dernières est

décidée par Michaux-Bellaire, le meilleur connaisseur du « vieux

Maroc » promu chef de la section sociologique à la direction des

Affaires indigènes (DAI). Dès son retour au Maroc, Lyautey suspend

cette enquête. Il est significatif qu’il décourage les faiseurs de fiche de

renseignement, qui opèrent dans une optique où la volonté de savoir

coïncide exactement avec les besoins du pouvoir. Alors qu’il sollicite et

encourage la grande enquête sur les corporations orchestrée la même

année par Massignon, qui étrenne alors sa chaire au Collège de France.

Parce qu’il se retrouve dans l’optique du grand arabologue fondée sur

une démarche cognitive allant du dehors/dedans, impliquant non de

dévisager l’autre comme un étranger, mais de l’envisager comme un

frère : l’autre comme soi-même, soi comme un autre.

Une telle perspective n’incline pourtant pas Lyautey à suspendre la

mise en fiches des personnages-ressource — pour user du jargon

contemporain — innervant le tissu conjonctif de la société marocaine.

L’œil de la Résidence voit tout et fait se dissiper de plus en plus

l’opacité originelle de la société marocaine aux yeux du colonisateur 4 .

Mais elle l’incite à ne pas exercer un contrôle de nature policière sur les

saints personnages et les petits lettrés tenus a priori en suspicion en

Algérie, où on fabrique de toutes pièces un clergé musulman et un

islam gallican franco-algérien 5 . L’un de ses constats les plus amers, lors

de son commandement à Oran, ce fut d’observer que l’application

tracassière d’une législation scolaire dictée par l’impératif hygiéniste

autorisait l’administration civile à fermer moult écoles coraniques :

pour une question de « pissotière », s’indignait ce proconsul colonial à

la sensibilité à fleur de peau.

Cette politique d’abstention voyante dans le champ du religieux

n’exclut pas en sous-main un interventionnisme discret sur le terrain

institutionnel. La Résidence fait tout ce qui est en son pouvoir pour

consolider, voire réajuster l’œuvre de régularisation et de modernisation

entreprise par deux ministères encore difformes avant 1912 : celui

de la Justice et celui des biens habous.

4. L’ouverture des archives de la direction des Affaires indigènes est susceptible de

réserver bien des surprises et de livrer une image beaucoup plus policière du premier

protectorat : les Autrichiens à Milan plutôt que les Français à Turin pour en rester à une

lecture stendhalienne du mouvement des nationalités en Italie.

5. Voir le tome 2 de la monumentale thèse de Charles-Robert Ageron, Les Algériens

musulmans et la France, 1871-1919, PUF, 1968.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 263

Le nouveau et inusable ouazir ach-chikayat (littéralement « le

ministre des plaintes et griefs »), Si Boucha’ib ed-Doukkali, est un

expert en écritures islamiques de grand format, sachant trouver un point

d’équilibre entre l’exégèse archaïsante des oulémas de l’école de Fès et

la lecture innovante du Coran et du fiqh pratiquée par l’Égyptien

Mohammed Abduh. Ce fut la chance du premier protectorat que de

pouvoir s’appuyer sur un cénacle de lettrés réformistes et d’engager

avec eux des réformes qui s’inspirent des Tanzimat ottomanes et,

surtout, de la codification adoptée en Égypte. Le ministre délégué

(na’ib) à l’instruction publique — Si Mohammed el-Hajjoui — est le

prototype de ce réformiste conciliant le renouveau (tajdîd) et la

tradition citadine (‘âda). Quant au mécanisme compliqué tenant en

ordre la comptabilité des habous et commandant leur répartition/redistribution,

il est remis en marche par un grand notable marchand fassi,

Si Omar Tazi, qui s’avère un virtuose en la matière, requérant astuce

marchande, savoir d’un antiquaire et imprégnation du ‘urf (droit local),

bref l’art de finasser tout respectant le principe d’équité (‘adl).

Mais, ici, le protectorat à la Lyautey finit par être coincé entre les

partisans de réformes à tout crin et les conservateurs crispés. Le débat

porte sur deux points : d’une part, l’épuration des excès auxquels se

livrent les confréries selon les gardiens de la croyance patentés de par

la maîtrise du ‘ilm (savoir acquis sur le Livre et le fiqh), d’autre part, la

réforme de la mosquée-université de Karawîyîn. On n’entrera pas ici

dans ce double débat, sinon pour constater que la Résidence ne dispose

pas de la légitimité pour prendre parti. L’option en faveur des

réformistes va s’amollir à partir de la guerre du Rif. Mais c’est

seulement après le départ de Lyautey que la Résidence s’appuiera

résolument sur les vieux turbans contre les oulémas réformistes et sur

les confréries, ces réceptacles de colères inapaisées canalisant un bouillonnement

d’énergies qui pourrait s’investir dangereusement ailleurs,

au grand dam de l’ordre établi. L’équivoque majeure du temps de

Lyautey réside dans le parti pris de soutenir les oulémas « éclairés » tout

en cherchant à les couper de l’Orient musulman. En Afrique du Nord

coloniale, chaque entité produit sa version d’un islam « national ». À

Alger, on assiste à la mise en place d’un islam officiel franco-indigène

républicain gallican qui sent la main du kâfir (l’infidèle). À Rabat, on

conçoit un islam chérifien, donc monarchien, mais isolationniste,

alvéolé à partir des ressources spirituelles et intellectuelles locales.


264

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Coller au sultan, clé de voûte de la société marocaine

L’emploi à haute dose du sultan Moulay Youssef, fabriqué par la

Résidence après l’abdication, forcée, de Moulay Hafid, ressort d’abord

d’une nécessité purement tactique et, donc, est tributaire des circonstances

dans lesquelles Lyautey a pris en main la charge de résident

général. En 1913, il stipulait que le Maroc n’était en rien comparable à

la Tunisie. Là-bas, le protectorat pouvait bien être une fiction. Ici, il

devait être une réalité tangible et, d’abord, en s’adossant sur le sultan,

point de mire de l’opinion marocaine. « Vis-à-vis de ce peuple

fanatique, si jaloux de son indépendance et dont les deux tiers sont

encore en dissidence, le Chérif couronné a gardé tout son prestige

religieux et c’est une force qu’il faut, jusqu’à nouvel ordre du moins,

sauvegarder provisoirement pour l’utiliser à notre profit », écrit-il au

Quai d’Orsay, son ministère de tutelle 6 . Puis, ce qui au départ était un

stratagème et un leurre devient un jeu, un rôle, une passion. Le

monarchiste Lyautey, ex-cadet du duc de Chambord à Saint-Cyr,

s’éprend du Maroc fleurant si fort l’Ancien Régime et noue une amitié

durable avec ce souverain au premier abord un peu pâlot. Après 1918,

le changement de ton de Lyautey est saisissant. Il écrit à une femme de

salon parisienne :

Cette race marocaine est exquise. Elle est restée le refuge de la politesse,

de la mesure, des façons élégantes, des gestes nobles, du respect des

hiérarchies sociales, de tout ce qui nous ornait au XVIII e siècle 7 .

À Henri de Castries, il fait cet aveu :

La vie devient de plus en plus inepte, non par des musulmans de plus en

plus sympathiques, loyaux et « gentlemen », mais de par l’odieux muflisme du

colon français… Quelle race ! 8

Dans la peau d’un proconsul conquis par sa conquête, Lyautey

s’ingénie, s’acharne même, à faire entrer Moulay Youssef dans son

personnage. Il le met partout au premier rang. Il affecte n’être que le

premier serviteur de Sidna (Notre Seigneur) et lui tient l’étrier lorsqu’il

se hisse sur sa monture ou s’en extrait et ce, avec une noble humilité

qui traduit l’assouvissement d’une passion contrariée dans son pays

natal : servir le roi en grand féal. Il l’associe au plus près à la conduite

6. Lettre manuscrite de Lyautey à Stéphane Pichon, ministre des Affaires étrangères,

Marrakech, 13-8-1913, archives du MAE (Paris), Maroc ns 231.

7. Lettre de Lyautey à Mme Godard-Decrais, 1919.

8. Lettre de Lyautey à Henri de Castries, 2-2-1923, Rabat, archives du MDN, dossier

Maréchal Lyautey.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 265

du char de l’État et ne prend jamais une décision sans son aval. Il le

montre, l’expose, l’exhibe auprès de son peuple pour démontrer qu’il

n’est pas le « sultan des Français ». À cet effet, il reconstitue le

cérémonial de cour et le dispositif ordonnant les grandes fêtes

religieuses avec pour référent le temps de Moulay Hassan, le dernier

sultan ayant régi de main de maître son royaume.

Ce sultan, il le perçoit comme un « pontife couronné » oint par le

Très Haut de par son lignage chérifien et non pas comme un saint

guerrier se devant de reconquérir sans cesse son trône en administrant

la preuve que sa baraka est la plus efficiente du pays. Il s’emploie à lui

conserver l’intégralité de son « indépendance religieuse », non

seulement par rapport à la France, mais par rapport à l’élite du pouvoir.

C’est par rapport à ce vicaire de Dieu dont l’immanence transcende la

volonté des croyants qu’il reconstruit l’édifice marocain selon le

principe hiérarchique d’une société à ordres. Gravitant autour du

souverain, la khâssa est spectaculairement mise en exergue et armée du

bagage scolaire pour se pérenniser. Bien en dessous, est contenue,

retenue à sa place la plèbe des boutiquiers et artisans citadins : la

‘amma. Dans l’océan tribal, il distingue et rémunère matériellement et

symboliquement, selon un traitement différencié, une seigneurie ecclésiastique

(les grands dignitaires des ordres confrériques) et laïque (les

grands caïds dotés d’apanages consolidés à cet effet). Il met à part les

montagnards berbères, qui sont d’ailleurs majoritairement en

dissidence (la sîba). À leur demande expresse, il est vrai. Mais non sans

arrière-pensée : ménager, certes, non pas encore un Berbéristan, mais

du moins un contre-feu : en réduisant cette irréductibilité de la

montagne, ne travaille-t-il pas pour le roi de Prusse ?

On discerne bien l’ambiguïté d’une telle politique : sous couvert de

restaurer une monarchie défaillante, ne construit-elle pas de toutes

pièces une monarchie absolue au détriment de cette monarchie contractuelle

qu’aurait été, selon certains auteurs, le sultanat marocain ? Et,

sous prétexte de sauvegarder, ne fige-t-elle point une construction

politique qui était tout, sauf un outil de pouvoir organiquement arrêté ?

À ce dilemme, apporter une réponse tranchée relève de l’exercice

scolastique. La question est toujours en débat de savoir si, avant 1912,

le sultan était au centre d’un réseau de cercles de pouvoirs concentriques

: roi arbitre, arrangeur suprême des conflits qui tenait en équilibre

toujours instable la société marocaine ? Ou bien imam commandeur des

croyants à la tête d’une pyramide de pouvoirs hiérarchisés comme les

barreaux d’une échelle ? Gardé à vue par les croyants au terme d’un

processus électif (la bay‘a) et presque roi-citoyen parce que confondu

avec la frairie des croyants ? Ou détenteur d’une baraka qui le


266

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

surexposait bien au-dessus de ses sujets ? Horizontalité de liens de

fraternité entre croyants abrités sous la transcendance de Dieu

seulement, ou verticalité de liens de sujétion sous la houlette d’un

personnage intermédiaire entre les plans du sacré et du profane ? Sans

aucun doute, la réalité associe dans une synthèse composite et conflictuelle

ces deux lectures de la monarchie marocaine, qui se ressentent

l’une et l’autre de viser à l’idéal-type 9 .

LE MAROC COMME ATOUT POUR DÉCLINER :

UNE POLITIQUE DE GRANDE PUISSANCE MUSULMANE

Cette idée-maîtresse de Lyautey s’affirme après 1918. Il constate

que la France, émasculée par ses pertes humaines, peut, par un

mouvement tournant, résister à l’hégémonie britannique dont il

s’exagère l’importance par anglophobie exaspérée. Car Lyautey le

colonial appartient à la génération giflée par le camouflet de Fachoda.

L’Angleterre est pour lui la référence presque absolue et, pourtant,

reste, malgré l’« entente cordiale », l’« ennemie héréditaire ». Il s’émeut

de voir Londres jouer la carte du Chérif de La Mecque, Hussein, et de

son fils, Fayçal, voué à régner sur un grand royaume arabe. Il songe,

entre 1916 et l’abolition du califat en 1924, à faire proclamer Moulay

Youssef calife des musulmans d’Occident, c’est-à-dire d’un Maghreb

algéro-marocain plongeant le plus loin possible en direction de

l’Afrique de l’Ouest. Cette hypothèse n’est pas prise au sérieux par la

diplomatie française. À Paris, on sourit lorsque Moulay Youssef, en

visite officielle, arbore de son propre chef le titre pompeux de « khalifa

des musulmans d’Afrique ».

Mieux ancré dans la géopolitique tumultueuse des années 1920

s’avère son canevas élaboré pour prendre en tenailles l’Angleterre en

Méditerranée par la conjonction entre le Maroc chérifien et la Turquie

kémaliste. Jusqu’à la proclamation de la république du Rif par l’Émir

Abd el-Krim en 1923, il pousse à établir une relation privilégiée avec

Mustapha Kemal. Et pour matérialiser que le Maroc refait figure d’État

autonome associé à la France, auprès de Paris qui reste de marbre, il

émet deux propositions qui démontrent combien ce proconsul, réactionnaire

par tant de côtés, était en avance sur son temps. Toutes deux

9. Pour aller aux antipodes, Abdallah Laroui est l’exégète le plus talentueux de l’école

marocaine faisant du sultanat une monarchie sacrée où le sujet est écrasé par l’omnipotence

du souverain (Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain. 1830-

1912, Maspero, 1977). Et a contrario, Ernest Gellner, l’interprète le plus inventif d’une

lecture anthropologique du Maroc réduisant le sultan à n’être que le régulateur d’une

société segmentaire plus forte que le makhzen.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 267

devaient concrétiser que le Maroc devenait un État musulman allié de

la France. D’une part, en effet, il émet le souhait que le Maroc soit

associé à la conférence de la Paix en 1919 (« malgré notre présence, à

cause de la discrétion avec laquelle nous y appliquons le protectorat »)

et, en tant que tel, signataire des traités redessinant les entités étatiques

en Europe centrale et en Asie occidentale. Les soldats levés au Maroc,

avance-t-il, n’avaient-ils pas été engagés sur le front européen sous le

drapeau marocain et au nom du sultan ? D’autre part, il propose que le

Maroc entre à la Société des Nations. Sa référence, ici, ne peut être

l’Irak, le premier pays du Moyen-Orient sous contrôle britannique à y

être admis en 1932. Mais ce sont les dominions (Australie, Canada,

Nouvelle Zélande) qui l’incitent à souffler à Paris cette idée qui ne

soulève qu’indifférence narquoise, semble-t-il.

On peut évidemment souligner que Lyautey grossit à dessein la

contribution du Maroc à l’effort de guerre des Alliés et qu’il amplifie

avantageusement l’effet d’impact du protectorat sur ce que la

propagande coloniale appelle au début des années 1920 la

« Renaissance du Maroc ». N’est-ce pas une manière pour lui de rester

dans la cour des Grands dans laquelle il a été fugitivement introduit fin

1916 lorsqu’on était allé le chercher à Rabat pour, en qualité de

ministre de la Guerre, tester une autre approche du conflit armé,

d’autres méthodes pour coordonner les forces alliées ? Par ailleurs,

flatter l’orgueil confessionnel des Marocains, n’est-ce pas aussi une

manière de renforcer le complexe d’insularité d’un peuple jaloux de

son indépendance, un biais pour désamorcer la xénophobie ambiante ?

Pourtant, si on contextualise de près, cette politique musulmane de

Lyautey ne paraît ni anachronique ni machiavélique. Elle procède d’un

réalisme qui souffre aux yeux de ses contemporains d’être énoncé avec

la langue d’un Chateaubriand et non pas à la manière d’un cardinal de

Retz, le ton dont usera de Gaulle, trente ans plus tard, pour décoloniser.

Lyautey et l’islam : partisans, réticents, opposants

La « politique d’association avec les peuples indigènes » préconisée

par Lyautey devient, au cours des années 1920, un article et non plus

un alinéa du credo colonial qui triomphe lors de l’exposition coloniale

de Vincennes. La formule fait florès et succède au mot d’ordre de

« politique indigène ». De Paul Reynaud à Édouard Herriot, tout l’arcen-ciel

du « parti colonial » y souscrit et même une partie significative

de la SFIO. Paradoxalement, la « politique musulmane » dont Lyautey

passe pour être le praticien le plus chevronné ne rencontre pas le même

écho favorable.


268

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Bien sûr, cette manière de mettre l’islam avec soi ou, du moins, d’y

prétendre reçoit l’approbation, admirative, des experts de la

commission interministérielle des Affaires musulmanes créée en 1911,

où Lyautey compte nombre d’inconditionnels, dont Augustin Bernard,

titulaire de la chaire de géographie coloniale en Sorbonne, et Louis

Massignon. Au-delà du cercle des experts, qui sont loin d’être

unanimes — comme on va le voir —, il y a une dimension chimérique

ou, du moins, un parti pris utopique dans le projet de Lyautey de

collaborer avec un islam du juste milieu qui passe difficilement la

rampe. L’islam dont Lyautey recherche le contact est celui qui

assemble des notables pétris d’humanisme dévot (Dieu sensible à la

raison) et des gens du peuple imprégnés par l’observance de la taqwa

(l’obéissance au prescrit divin définissant un être-ensemble musulman

plein de prévenance délicate envers l’autre). Ce qu’il y a de grand dans

ce rêve lyautéen, qui garde pleine actualité, ne touche que des cercles

épars de happy few. Mais n’atteint pas la masse.

Et, de fait, les minorités conductrices de l’opinion restent réticentes,

sinon réfractaires à la manière Lyautey de faire du protectorat en

s’appuyant sur cet islam-croyance à l’efficace sociale impressionnante.

Au Maroc même, la fronde gagne le micro-groupe des spécialistes

des Affaires indigènes. Michaux-Bellaire, déjà cité, écrit au colonel

Huot, qui est à la tête de la DAI en 1922 :

Il ne faut pas que nous soyons dupes de notre rôle de Nation musulmane.

On ne fait pas du Loti en politique. Les chants du Muezzin, les minarets, les

vieilles mosaïques et les femmes voilées, c’est du tourisme, de l’art, de la

poésie, quelquefois même de l’amour ou même du désir, mais ce n’est pas de

l’administration, ni même de l’organisation 10 .

À Alger, comme à Paris, le milieu ultra-colonial s’inquiète de l’indigènophilie

du « maréchal de l’Islam », comme se plaisent à dire les

Marocains. L’idée circule que Lyautey en fait trop pour les indigènes,

que le protectorat n’est qu’une bonne blague et le sultan une

marionnette dont Lyautey tire les ficelles et un paravent pour masquer

son pouvoir proconsulaire discrétionnaire. L’académicien Louis

Bertrand, à l’occasion de la guerre du Rif, oppose l’Algérie, où les

indigènes sont tenus à l’intérieur des brancards de l’ordre colonial, au

Maroc, où on ne les a pas en main, où ils vous glissent entre les doigts.

Cette manière de voir fait tache d’huile au sein de l’armée, dont le

milieu dirigeant est carrément islamophobe. Avant 1914, on établissait

au haut État-Major un amalgame entre pangermanisme et panisla-

10. Édouard Michaux-Bellaire au colonel Houot, Tanger, 20-11-1920, Archives

Nationales, Fonds Lyautey, 559.


QUELQUES PROPOS SUR LA POLITIQUE MUSULMANE DE LYAUTEY 269

misme. Après 1918, on rapproche, pour les confondre parfois, le

bolchevisme de l’islam politique en ébullition du Turkestan au

Maghreb.

À gauche, la sympathie affichée par Lyautey envers l’islam

offusque moins. Après tout, l’islam est une religion sans clergé ni

orthodoxie. Encore que les anticléricaux intransigeants du début du XX e

siècle aient livré bataille en Algérie pour terrasser l’hydre d’un cléricalisme

musulman et, paradoxalement, agi pour que la loi de 1905 ne soit

pas appliquée dans ce prolongement de l’hexagone métropolitain. Ce

qui choque la gauche modérée, coloniale ou métropolitaine, c’est

l’allergie de Lyautey à la religion civique républicaine. N’a-t-il pas

exilé, en 1918, au lycée d’Oujda le directeur de l’Instruction publique

à Rabat, parce qu’il voulait afficher dans tous les établissements

scolaires la déclaration des Droits de l’Homme ? Sous prétexte qu’elle

était incompatible avec les principes théocratiques de la monarchie

marocaine… Ici, ce qui chagrine des esprits de bonne volonté, c’est que

Lyautey soit allergique à l’idéal d’un islam républicain instruit par les

Lumières : le Coran relu par un cerveau néo-kantien.

Aux antipodes de l’extrême droite, l’ultra-gauche englobe uniment

du même rejet l’islam et le lyautéisme. Sans faire dans la nuance. Car

à la droite extrême, l’Action Française cultive une certaine indulgence

pour le personnage de Lyautey et le style monarchique de son

protectorat.

L’insurrection rifaine met fin à un état de grâce prolongé de 1918 à

1922, quand les Marocains voient dans la victoire de la Grande Nation

un décret divin. En février 1922, les oulémas de Fès ne font-ils pas

réciter le ya lâtif (la prière invoquée pour conjurer une menace sur

l’islam) sous les fenêtres du palais de Bou Jeloud où Lyautey est

terrassé par une hépatite foudroyante ? Et lorsque celui-ci a reçu le

maréchalat, les Marocains ne s’attribuent-ils pas cette marque

honorifique, « maréchal de l’islam », une manière de signifier, à travers

le choix de cette expression, qu’ils s’approprient la figure du Résident

général, que Lyautey est à eux et non aux colons, parce qu’il a su les

comprendre et les aimer en tant que tels, c’est-à-dire en qualité de

musulmans. Ici donc, l’adoption tourne à l’annexion : ce Maréchal est

à nous, pas à vous. Mais, faut-il spécifier qu’en 1925, un tiers au moins

du Maroc est irréductiblement en dissidence contre le « makhzen des

Français » et insurgé contre la figure de l’éternel rûmî, toujours rejeté à

la mer et toujours revenant sous un prête-nom de rechange : burtugal,

ingliz, fransi…


270

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AGERON C.-R. (1968), Les Algériens musulmans et la France, 1871-1919, PUF,

Paris.

Archives du MDN, dossier Maréchal Lyautey, Rabat.

Archives nationales, Édouard Michaux-Bellaire au colonel Houot, Tanger, 20

novembre 1920, fonds Lyautey, 559.

FROMENTIN E. (1984), Une Saison au Sahel, Pléiade, Paris.

LAROUI A. (1977), Les Origines sociales et culturelles du nationalisme marocain.

1830-1912, Maspero, Paris.

LAURENS H. (1991), Royaume impossible. Genèse de la politique arabe de la

France, Armand Colin, Paris.

LE RÉVÉREND A. (1976), Lyautey écrivain, Ophrys, Paris.

— (1983), Lyautey, Fayard.

Ministre des Affaires étrangères, Marrakech, 13-8-1913, archives du MAE

(Paris), Maroc ns 231.

RIVET D. (1988), Lyautey et l’institution du protectorat français au Maroc,

L’Harmattan, Paris.

TARDE G. de (1959), Lyautey. Le chef en action, collection « Leurs figures »,

Gallimard, Paris.

TEYSSIER A. (2004), Lyautey : le ciel et les sables sont grands, Perrin, Paris.


13

Politiques musulmanes de la France

en Afrique subsaharienne à l’époque coloniale

Jean-Louis Triaud

Y eut-il une politique musulmane de la France en Afrique subsaharienne

? C’est là une vieille question qui n’a jamais reçu de réponse

claire, si grande fut toujours la distance entre les déclarations de

principe et les pratiques locales. Du moins peut-on distinguer des

tendances, des périodes, des acteurs.

La présence de l’islam, en Afrique de l’Ouest au sud du Sahara,

aussi ancienne fût-elle en certains points, en particulier en Afrique

soudano-sahélienne, a le plus souvent été perçue par l’administration

comme une source potentielle de connivences avec le monde arabe.

Que des lettrés lisent et écrivent dans une langue inconnue, prélèvent

des dons des fidèles et partent en voyage vers d’autres centres

musulmans ou vers le Proche-Orient, cela constituait une menace pour

le contrôle colonial. À l’égard de l’islam, il y a donc d’abord, dans l’administration

coloniale française, des attitudes et des réflexes défensifs.

Les musulmans ne constituaient pas tant, à cet égard, une minorité

religieuse, parfois majoritaire dans certaines zones, qu’une « cinquième

colonne » en puissance, porteuse d’idées potentiellement subversives

venues du monde arabe. La politique musulmane de la France au sud

du Sahara fut donc toujours, peu ou prou, imprégnée par une théorie du

complot. Elle s’accompagna donc de pratiques de surveillance

constantes : surveillance des notables, des leaders, des agitateurs

présumés. Telle est la place qu’occupent les musulmans dans un

système de représentation colonial global et relativement stable.

Il y eut, en même temps, une sorte de transfert invisible des discours

tenus par les républicains contre le cléricalisme catholique en France en

discours du même type contre les clercs musulmans en Afrique de

l’Ouest. On retrouve sur le terrain toute la panoplie du discours


272

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

républicain : lutte contre la superstition des marabouts, lutte contre le

féodalisme des dignitaires religieux, lutte contre l’obscurantisme des

enseignants islamiques. L’école coranique, en particulier, devint,

mutatis mutandis, dans les représentations de cette administration et de

ses fonctionnaires, un substitut local et indigène de cette école congréganiste

qui était dénoncée, en France, à la fin du XIX e siècle, comme un

défi à l’œuvre de progrès, de victoire de la science et d’unification

républicaine.

La comparaison s’impose d’elle-même avec le grand rival colonial

britannique en Afrique. Dans les territoires britanniques (Soudan et

Nigeria principalement), après que les différents pouvoirs musulmans

aient été contraints, de gré ou de force, d’accepter la domination

étrangère au moment de la conquête coloniale, les Britanniques pratiquèrent

volontiers une politique des notables, dite Indirect Rule, moins

coûteuse en encadrement métropolitain, au nom de laquelle ils

déléguèrent, dans les zones musulmanes, des pouvoirs de juridiction

locaux aux autorités islamiques (émirs, chefs de confréries, etc.)

placées sous leur contrôle. L’administration française, pour sa part,

même lorsqu’elle se servit de la médiation des confréries, refusa

toujours d’investir celles-ci d’un pouvoir légal reconnu. Il y a donc bien

eu une spécificité française en matière de politique musulmane. Mais,

plus que le concept de laïcité, c’est le centralisme à la française, mis en

place avant la Révolution et poursuivi ensuite, qui informe ce refus de

déléguer des éléments de la puissance publique à quelque

« communauté », religieuse ou autre, que ce soit.

Enfin, curieux paradoxe qu’il convient tout de même de rappeler, la

période coloniale occupe, dans l’histoire de l’islam en Afrique de

l’Ouest, une place décisive. C’est, à l’échelle du deuxième millénaire,

celle de la plus grande extension du fait musulman. Certes, c’est là, au

moins en partie, le résultat d’effets cumulatifs qui remontent à des

événements et phénomènes antérieurs. Mais cela signifie aussi que la

politique musulmane de la France se déploie dans ce qui est, depuis

longtemps déjà, une « terre de mission » pour l’islam. À la différence

du Maghreb où l’islam est un fait de société général et de longue date,

en Afrique de l’Ouest, petites et grandes enclaves islamisées issues de

la longue durée de l’histoire côtoient des organisations sociales restées

attachées aux religions locales, avec toutes les formes de tensions et de

compromis que cette cohabitation peut générer. C’est aussi cette

marqueterie religieuse que doit gérer l’administration française, tantôt

fascinée par l’entregent, le sens des affaires et le savoir livresque des

notabilités musulmanes, tantôt exaspérée par le fonctionnement de

réseaux dont le contrôle, à son avis, lui échappe.


POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 273

On ajoutera à cette présentation la grande partition géo-culturelle

structurante qui distingue deux vastes zones parallèles, orientées ouestest,

en Afrique de l’Ouest : le monde « soudanais », fait de terres de

Sahel et de savanes, qui, du Sénégal au lac Tchad, est, de longue date,

au contact du commerce transsaharien médiéval et du monde araboberbère,

et qui fut également le berceau d’empires médiévaux partiellement

islamisés, et le monde « guinéen », fait de terres forestières au

climat équatorial, celui du contact avec la côte atlantique et le

commerce européen à partir du XV e siècle — partition que l’on

retrouve encore, en filigrane, parmi plusieurs autres facteurs, dans

l’actuel conflit ivoirien. Les musulmans sont nombreux dans le monde

soudanais même si, autour de 1900, ils sont loin d’y être encore majoritaires.

Ils sont étrangers au monde forestier qui, au mieux, les tolère

comme commerçants. On comprend mieux ainsi à quel point les enjeux

et les rapports de force varient d’une colonie à une autre, et même

d’une région d’une même colonie à une autre, et à quel point, par

conséquent, aucune politique musulmane centralisée, homogène et

stable n’était vraiment réalisable sur un territoire aussi divers.

Il y eut donc des figures multiples de la politique musulmane de la

France en AOF. Dès lors, il ne faudrait surtout pas bâtir, de façon

rétrospective, un schéma trop linéaire dans la définition des objectifs de

la politique musulmane de la France en Afrique subsaharienne — ce

qui est un défaut auquel l’historien est toujours exposé. Toute reconstruction

qui ne tiendrait pas compte des multiples niveaux de décision

et d’exécution dans l’appareil administratif français, et de leurs contradictions

périodiques, risquerait d’être purement artificielle.

Comme l’écrivait, en 1952, sous le pseudonyme de Gouilly, l’administrateur

Mouradian, auteur d’une synthèse sur l’islam ouest-africain

qui fit, un moment, autorité :

La France, non plus que les autres puissances qui ont colonisé en Afrique

occidentale, n’a jamais eu, à proprement parler, de politique musulmane. Des

mesures administratives et politiques, nettement dirigées contre l’islam, ont

été édictées, d’autres ont été prises en sa faveur, parfois sur un même point du

territoire, en même temps, et par une même autorité. Aussi faut-il en pareille

matière se défier des généralisations et des systèmes édictés après coup

[Gouilly, 1952, p. 248-249].

Voici donc une politique musulmane introuvable. Sans doute,

conviendrait-il d’ajouter que, s’il n’y a pas eu de véritable politique

musulmane, ce n’est pas faute d’avoir quand même essayé. Pour y voir

plus clair, il convient maintenant de distinguer les périodes.


274

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LE TEMPS DE LA CONQUÊTE : LE MODÈLE ALGÉRIEN

Dans un premier temps, les conquérants français au sud du Sahara

s’intéressèrent à l’islam. L’Algérie était alors le seul modèle de colonisation

récente disponible et l’on était, avec l’islam, en pays de connaissance

face aux cultures « fétichistes » jugées inquiétantes et barbares 1 .

Faidherbe, pionnier et organisateur de la colonie du Sénégal (1854-

1865), fut, au milieu du XIX e siècle, un bon représentant de cette

tendance : un tribunal musulman, des écoles franco-arabes, un corps de

tirailleurs algériens furent créés sur le modèle algérien. Faidherbe

implanta au Sénégal, où elle n’était pas connue, la tradition arabe de

remise du burnous accordé lors de l’investiture d’un chef indigène. On

reconnaît ainsi aux musulmans des juridictions particulières, parallèlement

à d’autres juridictions dites « coutumières » qui seront mises en

place pour les non-musulmans. Même si les nominations des membres

de ces tribunaux relèvent exclusivement de l’administration française,

les jugements sont prononcés conformément à la jurisprudence

islamique. On quitte, ici, le cadre du droit français moderne et métropolitain

pour une pratique coloniale spécifique qui n’est pas sans

rappeler, au moins dans l’esprit, les aspirations concordataires du

régime napoléonien et sa volonté de « protection des cultes ». Le

concordat passé avec l’Église majoritaire en France trouve sa réplique

coloniale, lointaine et décalée, dans la politique menée par Faidherbe,

selon le modèle algérien, à l’égard de l’islam majoritaire au Sénégal.

Au-delà du Sénégal, on trouve encore d’autres expressions de cette

politique régalienne de protection des cultes appliquée à l’islam. Par

exemple, en Côte-d’Ivoire, en 1904, le gouvernement de la colonie

subventionne la construction d’une mosquée à Tiassalé et d’une autre à

Toumodi, deux carrefours marchands en zone forestière. D’autres

générations d’administrateurs critiqueront plus tard vivement cette

« islamophilie ».

Pour autant, cette bienveillance à l’égard de l’islam s’accompagnait

d’une volonté de démarcation, selon le modèle algérien, entre les

« bonnes » et les « mauvaises » expressions de l’islam. L’administration

1. « Loin de partir en guerre contre l’islam, nous devons nous en servir, nous devons

faire notre profit des progrès sociaux qu’il a apportés parmi les peuplades fétichistes…

L’ennemi, le seul, le vrai, c’est le fétichisme » [Villamur et Richaud, 1903, p. 151]. Cet

ouvrage autorisé exprime clairement le point de vue d’une administration en zone

forestière. Un fonctionnaire du ministère des Colonies systématise un peu plus tard, avec

une rhétorique évolutionniste, cette « préférence » islamique : « La propagande musulmane

est un pas vers la civilisation en Afrique occidentale, et il est universellement reconnu que

les peuples musulmans de ces régions sont supérieurs aux peuplades demeurées fétichistes

pour ce qui concerne l’organisation sociale » [Quellien, 1910, p. 100].


POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 275

française se heurtait, en particulier, dans son expansion vers l’est, vers

la boucle du Niger, à un empire islamique, celui d’al-Hâjj ‘Umar, qui

était l’expression même de l’islam dangereux face auquel il convenait

de constituer un islam de ralliés, ceux que l’on allait trouver,

notamment à partir de la grande ville de Saint-Louis de Sénégal, lieu

carrefour, à la tête de certaines confréries sénégalaises et maures, pour

faciliter la conquête de la Mauritanie voisine et trouver les relais

nécessaires en Sénégambie.

LA MARCHE À LA GUERRE : L’ISLAM SUSPECT

Après la politique volontariste de Faidherbe, le modèle algérien

cesse progressivement d’être pertinent. Le « fétichisme » se révèle

moins redoutable qu’on ne le pensait et certains administrateurs

mettent en évidence les valeurs humaines et culturelles que l’on peut

aussi trouver dans les sociétés animistes. L’islam cesse donc d’être un

partenaire plus rassurant pour devenir un interlocuteur parmi d’autres.

Les priorités sont ainsi renversées. Bien plus, la marche à la guerre met

en vedette le thème dominant du panislamisme. Les revendications

allemandes au Maroc et en d’autres points du continent africain

alimentent la crainte d’une alliance entre le « pangermanisme » et le

« panislamisme » selon les termes en usage à l’époque — crainte que

tous les musulmans d’Afrique se lèvent un jour à l’appel du sultan de

Constantinople, allié à l’Empire allemand. Des combats en Mauritanie

et au Sahara occidental contribuent aussi à alimenter ces peurs.

C’est en même temps l’époque où la séparation des Églises et de

l’État (1905) crée, dans l’administration et dans l’opinion, des ondes de

choc, des débats, des argumentaires dont on a déjà signalé les effets

induits dans la manière de traiter les institutions islamiques. Il y a,

assurément, un mimétisme anticlérical dans le discours français.

Le gouverneur général William Ponty (1907-1915) incarne cette

nouvelle politique et ce nouveau discours, aux antipodes de celui de

Faidherbe. Sa « circulaire sur la surveillance de l’islam », datée du 26

décembre 1912, en est une forte illustration :

La propagande maraboutique, façade hypocrite derrière laquelle s’abritent

les espoirs égoïstes des anciens groupements privilégiés, dernier obstacle au

triomphe complet de notre œuvre civilisatrice, basée sur le respect de la

justice et de la liberté humaine, disparaîtra complètement le jour où tous ses

militants démasqués, étroitement surveillés, ne pourront plus passer à travers

les mailles du vaste réseau qui les environne sur toute l’étendue de notre Ouest

africain.


276

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce ton, emprunté à la rhétorique révolutionnaire et républicaine, fait

des élites musulmanes des équivalents des contre-révolutionnaires et

des prêtres réfractaires du siècle précédent. Ainsi s’opèrent des

transferts subtils dans la désignation des adversaires.

LA RÉCONCILIATION OFFICIELLE

ET LA RECHERCHE D’UN « CONCORDAT »

La Première Guerre mondiale représente l’heure de vérité. Les

musulmans de l’AOF restent étrangers à toute subversion. Les troupes

musulmanes font la preuve de leur courage et de leur loyauté. À travers

toute l’AOF, les notables musulmans dûment sollicités prennent officiellement

position en faveur de l’effort de guerre français et favorisent

le recrutement militaire 2 . Les hiérarchies musulmanes ont été

massivement instrumentalisées. Certaines figures issues de confréries,

et qui vont devenir des interlocuteurs permanents de l’administration,

surgissent à cette époque. On citera notamment, pour le Sénégal, les

noms d’al-Hâjj Malik Sy et de Seydou Nourou Tall, membres de la

confrérie Tijâniyya.

Le Sahara est la seule zone à avoir fait exception à cette ambiance

d’« unité nationale ». Là, un vieil adversaire longtemps fantasmé, la

confrérie Sanûsiyya, devenue un ennemi réel [Triaud, 1995], a mis les

forces françaises à l’épreuve dans le Sahara algérien, à Agadès, au

Niger, et dans le nord du Tchad du début du XX e siècle à la fin de la

Première Guerre mondiale. Absente du paysage ouest-africain, la

Sanûsiyya représente cependant la première grande peur coloniale à

l’horizon de l’espace subsaharien. Son caractère excentré (elle est

basée en Cyrénaïque et relève de l’aire maghrébine) et l’attitude

comparativement conciliante des confréries sénégalaises contribuent à

favoriser l’émergence d’un thème appelé à passer dans le langage

courant : celui de l’« islam noir ».

L’idée selon laquelle un islam purement africain, particularisé et

coupé de ses contacts arabes, pourrait être un partenaire acceptable, fait

son chemin, avant même le déclenchement de la guerre, dans certaines

publications d’Affaires musulmanes. C’est Paul Marty, second titulaire

du service des Affaires musulmanes, auteur, entre 1913 et 1930, de

neuf grandes synthèses régionales sur l’islam en AOF, véritable

fondateur de la « science coloniale » en la matière, qui va donner à cette

2. Voir les lettres de soutien de personnalités musulmanes collectées par l’administration

et publiées dans la Revue du monde musulman (1915) : « Les Musulmans français et

la guerre».


POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 277

politique de l’« islam noir » toute sa dimension. Le premier banc

d’essai, pleinement réussi, de cette nouvelle théorie est l’application

qui en est faite à la confrérie mouride [Marty, 1913 et 1917].

En présentant le mouridisme comme une « sorte de religion

nouvelle née de l’islam » [Marty, 1917, p. 261-262], interprétation au

demeurant discutable, Paul Marty fraie la voie à une réconciliation avec

le leader de cette nouvelle confrérie sénégalaise, longtemps déporté ou

privé de liberté (de 1895 à 1912), d’abord au Gabon, puis en

Mauritanie, puis placé en résidence surveillée. Plusieurs circonstances

et acteurs ont joué un rôle dans le rapprochement, mais c’est Paul

Marty qui a fourni l’argumentaire « théorique » justificatif. Le

mouridisme pourrait bien être, à ses yeux, cette « église musulmane

noire 3 » dont la colonisation avait besoin pour passer accord avec elle.

C’est la thèse de l’islam particulariste qui emporta l’adhésion des

autorités. Ce ralliement des principaux chefs confrériques fut mis en

œuvre, parallèlement, à la même époque, par l’administration française

au Sénégal.

Ces confréries musulmanes, sans véritables équivalents dans le reste

de l’AOF, ont prospéré sur les ruines des anciens royaumes sénégalais

vaincus, devenues dès lors un substitut des anciens encadrements

indigènes locaux. D’une certaine manière, elles sont un produit de la

situation coloniale. Elles vont devenir ces « églises noires » loyalistes,

dans un rapport de clientélisme avec l’administration, que le pouvoir

colonial va utiliser comme partenaire privilégié de ce régime « concordataire

» à la sénégalaise. Le pouvoir français honore ses chefs du titre,

fabriqué pour la circonstance, de « grands marabouts ». Il contrôle

étroitement les successions, distribue les prébendes, finance les édifices

religieux, telle la construction, au long cours, de la mosquée de Touba,

celle des Mourides. Les représentants du gouvernement français sont

présents aux grandes fêtes confrériques, envoient des dons et des

messages. Une situation équivalente prévaut dans l’espace mauritanien

avec des personnages comme Cheikh Sidiyya Bâbâ ou Saad Bouh,

affiliés à la Qâdiriyya. C’est ce que nous avons appelé ailleurs le

« Temps des marabouts » [Robinson et Triaud, 1997].

Cette solidarité s’est nouée pendant la Grande Guerre, lorsque tous

les grands notables prêtent la main au recrutement de troupes et

affichent alors un loyalisme à toute épreuve. Elle se rejoue périodiquement

lorsque des prédicateurs marginaux ou dissidents se risquent à

mettre en cause le concordat colonial. En dehors de quelques figures

3. L’expression est de nous, mais elle illustre bien, nous semble-t-il, les idées et les

tendances d’un tel discours.


278

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mahdistes, en général rapidement écrasées, en différents points de

l’AOF, l’adversaire commun, entre les deux guerres, est le hamallisme,

cette branche de la Tijâniyya fondée par un personnage mystique du

nom de cheikh Hamallah, et dont les partisans s’agitent dans le sud de

la Mauritanie. Dans cette lutte contre le hamallisme, devenu la seconde

grande peur coloniale, en matière d’islam, en Afrique de l’Ouest,

l’appareil colonial et l’establishment islamique se rendent des services

mutuels, la hiérarchie de la Tijâniyya pour éliminer un concurrent et

l’administration pour réduire un leader indépendant. L’une des clauses

implicite d’un tel concordat est l’élimination de toute dissidence et de

toute concurrence. Les confréries sénégalaises et leurs grands

marabouts sont devenus des « Églises établies », au sens anglais de ce

terme. Tout en recevant une reconnaissance et une protection

officielles, l’Église établie est soumise au contrôle de l’État dont elle

devient le relais de transmission.

LA PLURALITÉ DES MODÈLES

Contrairement à une croyance courante, le Sénégal est loin de

représenter l’ensemble de l’Afrique occidentale française 4 . Pas plus que

la laïcité à la façon métropolitaine ne s’exporte en AOF, le système des

« confréries établies », à la façon sénégalaise, ne s’exporte dans le reste

du Gouvernement général. Il n’y a d’ailleurs pas de confréries de la

même importance, véritables mouvements de masse, dans les autres

colonies du groupe 5 , tout au plus des réseaux d’affiliation individuelle

plus ou moins importants et rarement dotés de la même représentativité.

Cette situation, autant que les constants mouvements de balancier

dans la définition d’une politique musulmane, va aider à une relativisation

du modèle sénégalais. Il y a cependant des connivences acquises et

durables. Au Sénégal, les talents arachidiers de la confrérie mouride, qui

rencontrent les demandes et les désirs de l’administration, valent à la

confrérie une quasi-immunité. Ailleurs, au Soudan français, en Haute-

Volta, en Côte-d’Ivoire et en Guinée, les réseaux marchands musulmans,

ceux que l’on appelle jula, grâce au rôle d’intermédiaires qu’ils jouent le

long des chemins de fer et des pistes, bénéficient, eux aussi, de la

4. Sur la politique musulmane française au Sénégal, en Sénégambie et en Mauritanie,

on consultera avec profit Robinson et Tourneux [2004].

5. Nous avons parlé ailleurs d’un « arc maraboutique » qui déborde cependant le

Sénégal et mène de Shaikh Sidiyya Baba, au Trarza (sud-ouest de la Mauritanie) à Shaikh

Fanta Madi, à Kankan (Guinée). Ces deux figures représentent, hors du Sénégal, des pôles

charismatiques du même type.


POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 279

protection d’une administration intéressée. On voit même, sous le Front

populaire, le gouverneur général socialiste de l’AOF, De Coppet, renouer

avec des pratiques « islamophiles » assez proches du style britannique,

autre modèle proche, en assistant personnellement aux grandes fêtes

musulmanes, en subventionnant des institutions islamiques, et en

adressant des instructions en ce sens aux administrateurs.

Cette grande politique musulmane se heurte pourtant, à tous les

niveaux, à la résistance de personnels de l’État imprégnés, depuis la

conquête de l’Algérie, d’une culture diffuse à dominante antiislamique,

et, depuis 1905, à une distinction nette des rôles entre l’État

et les cultes, et à un effacement de ceux-ci de la scène publique.

Lorsqu’elles viennent de haut, ces résistances laissent quelques traces.

C’est, par exemple, le cas, en 1923, du gouverneur général Brévié,

alors gouverneur du Soudan français, avant de devenir, un peu plus

tard, gouverneur général de l’AOF, qui, dans un livre intitulé Islam

contre « naturisme » au Soudan français, publié en 1923, reprend le

langage de William Ponty et renverse l’ordre des valeurs : le

« fétichiste » est jugé perfectible, tandis que le musulman est déclaré

figé « dans une impasse morale ». Brévié dramatise ce qu’il présente

comme l’affrontement séculaire entre l’islam, religion étrangère, et les

cultures africaines traditionnelles, et met même en doute la puissance

et les progrès de l’islam sur le terrain. Sans doute faut-il voir dans

l’ouvrage de Brévié un exercice de style. Cependant, l’idée d’un

« combat séculaire » entre islam et « animisme » fera désormais partie

de l’outillage conceptuel administratif. Ce sont là les derniers feux des

débats flamboyants sur l’islam. Tout, ou presque, a été dit, dans un sens

ou dans l’autre.

Mais la remise en cause des avantages accordés aux élites

musulmanes se joue le plus souvent sur le plan local. Qu’ils fussent

d’extraction catholique ou non, des générations d’administrateurs,

formés à l’école de la sécularisation, se défient de ces faveurs aux

marabouts, dans lesquels ils perçoivent le plus souvent des personnages

ignares et rétrogrades. L’enjeu principal est celui de l’école coranique,

dont les administrateurs décrivent régulièrement l’évolution des

effectifs (statistiques à l’appui) dans leurs rapports mensuels et trimestriels

aux gouverneurs. Soumises à des autorisations d’ouverture et à

des contrôles périodiques, ces écoles concentrent l’attention et la

suspicion des fonctionnaires qui voient dans ces établissements l’exact

opposé d’une école moderne et modernisatrice. Des écoles coraniques

sont régulièrement fermées. Des maîtres jugés incompétents voient

leurs autorisations suspendues. Des familles sont découragées d’y

envoyer leurs enfants. À l’échelle locale, un administrateur peut, dans


280

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

le cadre d’instructions générales de surveillance qui laissent la place à

une grande marge de manœuvre, développer une politique personnelle

de harcèlement qui n’a d’autre fondement qu’une idéologie personnelle,

là même où d’autres, un peu plus loin, pour des raisons contraires, entretiennent

avec les notables musulmans locaux des relations confiantes

fondées sur des échanges de services. La culture laïque et républicaine

des acteurs sur le terrain peut aussi bien mener à une politique de

dénigrement qu’à une politique de tolérance (parfois, même, pour faire

contrepoids aux missions chrétiennes voisines). Les politiques locales

sont donc aussi variées que leurs opérateurs. Pour les uns, un musulman

reste toujours suspect. Pour les autres, un musulman rallié peut être un

auxiliaire précieux. Dans tous les cas de figure, il n’est pas question

qu’un représentant de l’État colonial puisse rester neutre et indifférent

devant le fait musulman. Et chacun, du sommet à la base de l’appareil

administratif, fait preuve, selon les lieux et les périodes, et selon ses

croyances personnelles, de pragmatisme pour conjurer ce qui est perçu,

de toute manière, comme une irréductibilité ou un obstacle à la

modernité. La défiance à l’égard du religieux est finalement la croyance

la plus répandue au sein de l’administration coloniale française, et c’est

là un héritage direct de ces Lumières, revisitées et réinterprétées par les

régimes français successifs, que l’on voudrait bien transmettre, par la

manière forte s’il le faut, aux sociétés africaines.

Comme nous avons essayé de le montrer, le traitement de l’islam

par l’administration française en Afrique de l’Ouest subit les effets

décalés de certains débats et passions propres à la métropole. Il y a

ainsi, au moins sur le plan de la rhétorique, de multiples transferts.

Pour autant, la question de la laïcité n’est pas d’actualité en Afrique

de l’Ouest. L’islam est, au pire une minorité subversive, au mieux un

culte protégé soumis au contrôle et à l’intervention constants de l’administration.

Un office spécial de surveillance, le Service des Affaires

musulmanes, créé au début du XX e siècle à Dakar, est chargé de

s’immiscer constamment dans la vie et l’activité des notables et des

communautés.

Parallèlement, une politique, que nous appellerons « concordataire

», articulée autour de la thématique de l’« islam noir », du

ralliement de chefs confrériques et de la nomination de « grands

marabouts » vise à établir une relation officielle entre l’État colonial et

les hiérarchies musulmanes, selon un modèle plus « napoléonien » que

« républicain ». Un concordat, il est vrai, sans le nom ni l’appareil

juridique, un concordat dans le registre du dit, mais du non écrit, qui

relève d’une adaptation pragmatique aux conditions du terrain, et qui

s’applique surtout au Sénégal.


POLITIQUES MUSULMANES DE LA FRANCE EN AFRIQUE 281

Cette tolérance organisée, qui tient surtout compte des rapports de

force, vise en tout cas à tenir dans une zone réservée, à l’écart des lieux

de décision politiques, les élites religieuses locales.

Au moment des indépendances, ces élites religieuses furent

évincées durablement de la décision politique par les élites formées à

l’école française. C’est le cantonnement des écoles coraniques et la

formation d’« évolués » par le moyen de l’école officielle qui devaient

fournir les instruments de la sécularisation. Souvent réticentes ou

hostiles à l’égard de l’école française, et ne consentant qu’à grandpeine

à y envoyer certains de leurs enfants, les élites islamiques furent

d’autant mieux tenues à l’écart de ce processus. De ce point de vue, la

partie semblait gagnée.

Cependant, dans le cadre d’un ordre colonial prudemment sécularisateur,

les hiérarchies musulmanes ont consolidé leurs positions et

leurs clientèles. Elles ont aussi recruté de nouveaux fidèles dans les

régions animistes. À la veille des indépendances, les services

d’Affaires musulmanes vont prendre acte, avec regret, de leur

impuissance à endiguer ou contrôler ce mouvement d’expansion

[Triaud, 1997, p. 493-519].

L’administration coloniale française a ainsi constamment oscillé

entre une politique de répression ou de protection du culte islamique,

qui a finalement contribué, dans un cas comme dans l’autre, à

renforcer, au sud du Sahara, le prestige des hiérarchies musulmanes et

à fidéliser leurs clientèles.

Ce qui pouvait paraître un détour par un terrain exotique ou lointain,

fait de multiples accommodements locaux, nous renvoie aussi au cœur

de la laïcité à la française — d’une laïcité qui est autant un état d’esprit

qu’un système juridique, d’une laïcité qui est tout sauf neutre, et d’une

laïcité hantée par la distinction introuvable entre bonne et mauvaise

religion — ce dont la lutte contre les « sectes » et l’affaire du voile, quoi

qu’on en pense par ailleurs, sont les derniers avatars. Un détour encore

plus lointain, par l’Indochine française, même là où il y avait fort peu

de musulmans, nous en dirait sans doute encore plus sur cette puissance

manipulatoire de la laïcité à la française — la laïcité comme état

d’esprit —, encore plus à découvert, encore plus visible donc

lorsqu’elle est en situation coloniale.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

GOUILLY A. (1952), L’Islam en Afrique occidentale française, Éditions Larose,

Paris.

MARTY P. (1913), Les Mourides d’Amadou Bamba, Leroux, Paris.

— (1917), Études sur l’islam au Sénégal, Leroux, Paris.


282

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

QUELLIEN A. (1910), La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale

française, Paris.

ROBINSON D. et TOURNEUX H. (2004), Sociétés musulmanes et pouvoir colonial

français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920. Parcours d’accomodation,

Karthala, Paris.

ROBINSON D. et TRIAUD J.-L. (1997), Le Temps des marabouts, Karthala, Paris.

TRIAUD J.-L. (1995), La Légende noire de la Sanûsiyya, Éditions de la Maison des

sciences de l’Homme, IREMAM, Aix-en-Provence.

— (1997), « Le crépuscule des “affaires musulmanes” en AOF, 1950-1956 », in

ROBINSON D. et TRIAUD J.-L., Le Temps des marabouts, Karthala, Paris, p.

493-519.

VILLAMUR R. et RICHAUD L. (1903), Notre colonie de la Côte d’Ivoire,

Challamel, Paris.


14

Résistances africaines aux stratégies musulmanes

de la France en Afrique occidentale

(région soudano-voltaïque)

Danielle Jonckers

La France, forte de son expérience en Afrique du Nord, se lance

dans la conquête et l’administration de l’Afrique de l’Ouest à partir de

1850. Elle s’affirme alors comme puissance musulmane face à ses

rivaux européens dans la compétition coloniale. Si elle obtient la collaboration

de personnalités et de confréries musulmanes sénégalaises,

elle rencontre également des oppositions, et son expansion vers l’est,

relève, elle, de la guerre. Sa domination à l’aide d’auxiliaires

musulmans se heurte à des résistances armées, particulièrement dans

une région correspondant, selon les frontières actuelles, aux confins de

la République du Mali, du Burkina Faso et de la Côte-d’Ivoire où les

non-musulmans sont majoritaires à cette époque. Les résistances de ces

derniers, bien que ne portant pas sur des questions religieuses,

s’avèrent révélatrices de l’usage du religieux dans les stratégies

coloniales de la France. Cette zone se distingue d’un point de vue

politique dans la mesure où le pouvoir, non centralisé, repose sur des

relations d’alliances et d’oppositions qui s’inscrivent dans des rapports

de force modulables au niveau local, régional et par rapport aux grands

États ouest-africains.

Orientalistes et ethnographes vont contribuer à forger des représentations

religieuses qui s’écartent de ces réalités. Elles seront islamophiles

ou non selon les nécessités de l’ordre colonial ou des enjeux

internationaux qui déterminent les options religieuses de la France.

Ma contribution repose sur la mémoire orale des réalités telles

qu’elles furent vécues, récoltée en Afrique, les publications d’historiens

et d’anthropologues et les archives coloniales consultées à Dakar

[ANS], Bamako [ANM] et Vincennes [SHAT].


284

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

PRÉMICES RELIGIEUSES DE LA CONQUÊTE COLONIALE

La France ne s’appuie pas sur les missionnaires catholiques, mais

sur des agents musulmans, contrairement à sa politique dans d’autres

colonies. Elle a des contacts séculaires, liés à la traite des esclaves, avec

des commerçants musulmans du Sénégal et elle a connaissance des

confréries. Les autorités coloniales vont renforcer ou établir le pouvoir

de celles-ci ainsi que celui de personnalités musulmanes, qualifiées de

façon indifférenciée de marabouts. Les réseaux confrériques

deviennent les relais du régime colonial au Sénégal et en Mauritanie et,

en retour, les notables alliés et leurs proches bénéficient du soutien de

l’administration. L’adhésion n’est bien entendu pas totale [Robinson et

Triaud, 1997, Robinson, 2000, trad. 2004].

Des autorités musulmanes usent du réformisme religieux pour

mener la résistance politique. Ainsi, l’empereur al-Hajj Umar Tal

(1797-1864), auquel est confronté le premier gouverneur du Sénégal,

Léon Faidherbe, dès les années 1850, met en garde les musulmans

sénégalais contre l’association (muwalat) avec les Français. Il engage

également ses partisans à s’opposer à l’intrusion française par l’émigration

(hijra) vers l’est. Par ailleurs, à cette époque, il parcourt toute

l’Afrique de l’Ouest pour éradiquer la coexistence religieuse qu’il juge

intolérable. Il impose l’ordre musulman de la Tijâniyya et le rend

incompatible avec d’autres affiliations. Sur cette base, il mobilise des

combattants musulmans pour le djihad, aussi bien contre l’État

bambara de Ségou, majoritairement non-musulman, que contre l’État

musulman du Macina qui soutient son voisin bambara. Il ne fait pas

l’unanimité parmi les musulmans et certains n’hésitent pas à affirmer

qu’il est plus préoccupé de pouvoir que de théologie ou de réformisme

[Robinson, 1985, trad. 1988, Yattara, Salvaing, 2003].

Eugène Mage, envoyé dans le sillage d’al-Hajj Umar par le

gouverneur Léon Faidherbe en quête de traités commerciaux, nous a

laissé le récit de son voyage au Soudan où pointe l’ambiguïté des élites

françaises à l’égard de l’islam [Mage, 1868, 1980]. Cette religion est à

la fois considérée comme une étape vers la civilisation pour les Noirs

et, en même temps, comme contraire à l’influence européenne. Sa

mention, dans les archives coloniales, révèle à la fois les préjugés de

l’époque et le pragmatisme des colonisateurs. L’islam est envisagé

comme marque de civilisation en cas de collaboration entre Français et

musulmans, mais toute résistance sera, au contraire, le signe de la

barbarie imputée à cette religion.


RÉSISTANCES AFRICAINES 285

QUESTIONS RELIGIEUSES EN DIPLOMATIE

L’accord de Berlin, signé en 1885, oblige toute puissance

européenne à des traités d’alliance avant d’occuper militairement une

région d’Afrique et d’être ainsi légitimée à la soustraire aux autres

concurrents européens. Ces traités servent également d’expédients

provisoires à l’égard des États africains. Les premiers temps de l’entreprise

coloniale prennent néanmoins des allures diplomatiques avec

l’envoi d’ambassadeurs français auprès des souverains ouest-africains.

Parmi ces derniers, il y a, dans l’espace soudano-voltaïque, les fils d’al-

Hajj Umar au nord et au sud, Tiéba Traoré de l’État du Kénédugu, à

l’ouest, Samori Touré, au sud-ouest et les Watara de Kong au sud-est,

en Côte-d’Ivoire. Tous sont musulmans, mais leurs motivations à

guerroyer ne sont pas explicitement religieuses, ce qui n’empêche pas

le recours ponctuel à un discours religieux.

Les archives des premières rencontres avec Tiéba [ANS 1890

1G146-1G4 ; 1G146-6], dont la France veut l’alliance contre Samori,

en 1890-91, révèlent des préoccupations religieuses à des fins

politiques. Le commandant du Soudan français, le colonel Archinard,

envoie en ambassadeur le capitaine Quiquandon et lui précise les

termes dans lesquels il doit s’adresser à Tiéba… « s’il veut que notre

amitié soit encore plus grande, qu’il prenne ma religion au lieu de

prendre celle de mes ennemis. Maintenant, ajouterez-vous, si tu veux

savoir quelle est la religion du colonel, c’est la catholique… Si tu veux

que le colonel t’aide, tu n’as qu’à dire que tu n’es plus musulman, le

colonel t’enverra quelqu’un de nos marabouts catholiques… ». Cet

extrait est mentionné dans une publication missionnaire qui note

qu’Archinard, bien que protestant, estime le catholicisme religion

représentative de la France. La même publication lui oppose l’anticléricalisme

qui suivra [Prost, 1941, p. 32].

Dans son rapport de mission, Quiquandon indique que « Tiéba

n’apprécie pas à sa juste valeur le rôle de la religion dans l’affermissement

de la cohésion intérieure de l’État » et rapporte les propos de

Tiéba au sujet de Samori qui procède différemment : « Samory veut

obliger tout le monde à faire salam, il fait couper la tête à ceux qui

refusent. Pourquoi agir ainsi ? Chacun doit être libre chez moi.

Quiconque veut faire salam fait salam ; quiconque veut boire du dolo

(bière de mil, nda) boit du dolo ; moi je n’en bois pas, mais mon frère

en boit et nos frères en buvaient… » [1891, p. 4693]. Il déprécie Tiéba

qui accepte la liberté de culte, mais rapporte ses propos qui font de

Samori un musulman sanguinaire. Ce qui légitime la France à le

combattre.


286

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

GUERRES DES SOUVERAINS MUSULMANS ET CONQUÊTE COLONIALE

La France mène la conquête coloniale dans un contexte de guerres

propice à ses stratégies d’expansion. Elle signe des traités de

protectorat, moyennant la fourniture d’armes aux souverains, pour

ensuite s’approprier les territoires sur lesquels ils exercent leur autorité.

Elle remplace les récalcitrants par un proche sous tutelle, notamment à

Ségou, pris par al-Hajj Umar en 1861, et dont le fils résiste. Elle utilise

Tiéba et, à sa suite, Babemba, pour des expéditions contre les

populations de l’est du Soudan en 1891 [Jonckers, 1987, p. 132],

tandis qu’au sud-est, en Côte-d’Ivoire et en Haute-Volta, elle s’appuie

sur les Watara de Kong qui s’accommodent de la présence française

[Dacher, 1997, p. 115 ; Saul et Royer, 2001]. Elle se heurte à leur rival

Samori [Person, 1968] qui mène une véritable guerre contre l’occupation

française de 1891 à 1898. Samori s’assure également du contrôle

des routes commerciales et s’empare de Kong à cette fin en 1895.

Samori dispose d’une armée de dizaines de milliers d’hommes dont

des cavaliers et des fusiliers équipés en armes européennes modernes,

renseignements que le ministre des Colonies demande au gouverneur

de ne pas divulguer en 1891. Le fusil est présent, en Afrique de l’Ouest,

dès le XVI e siècle. Toutes les armées l’utilisent. Les forgerons locaux

fabriquent des armes à feu, mais seuls ceux de Samori font des fusils à

répétition de douze coups par minute [Person, 1970, p. 909]. Tiéba et

Babemba réclament des fusils à tir rapide dans leurs lettres aux

Français, faisant valoir leur ennemi commun, mais n’en obtiennent que

quelques dizaines. Ils se procurent leurs fusils chez les commerçants

dyula 1 qui s’approvisionnent dans les colonies anglaises et allemandes

[Tymowski, 1987, p. 161-162].

L'état de guerre quasi permanent entretenu par les souverains

africains sur des territoires étendus n’a pas pour but la conquête de

ceux-ci, mais la capture d’esclaves et les razzias sur les produits

agricoles et le bétail. Les esclaves sont échangés contre des fusils et des

chevaux. Les Français prélèvent des taxes sur ce commerce qui

s’élèvent, pour chaque esclave, à un dixième de sa valeur. Babemba

tenta ainsi d’en obtenir l’exonération [Tymowski, 1987, p. 197]. Les

populations aux frontières de ces États esclavagistes sont ponctionnées

1. Le qualificatif dyula s’applique à des marchands ouest-africains, généralement

musulmans, spécialisés dans le commerce caravanier à longue distance, mais aussi à des

guerriers ou des lettrés. Les Dyula, dans leurs déplacements, côtoient Africains, Arabes ou

Européens et contribuent à faire circuler l’information sur le monde. Ils parlent dyula,

idiome véhiculaire en Afrique de l’Ouest. Ils jouent un rôle important dans l’ajustement

aux différents pouvoirs étatiques, esclavagistes ou colonial. Ils peuvent être réellement

associés à la violence de ceux-ci ou en être la représentation.


RÉSISTANCES AFRICAINES 287

par les armées. Elles fuient ou se déplacent, mais elles ne se cantonnent

pas dans une position de victimes. Elles résistent et se livrent, elles

aussi, à la guerre et au pillage. Elles s’inscrivent dans cette économie

politique de guerre, sans en être dépendantes, à la différence des

ensembles étatiques qui, eux, ont des besoins énormes, liés à l’entretien

de l’armée, à l’achat d’armement et à la vie de cour. Elles conservent

une relative autonomie et forment des chefferies guerrières dont les

alliances et les rapports de forces peuvent se modifier. Elles sont, bien

entendu, contraintes par les armées des États qui assurent la capture des

fugitifs, la mise à mort des rebelles, les expéditions punitives contre les

villages et les régions révoltées. Cependant, ces armées permettent

aussi une certaine mobilité sociale. Les jeunes cultivateurs peuvent les

rejoindre pour s’adonner à la guerre en dehors des activités agricoles ou

abandonner celles-ci et faire carrière dans l’armée ou encore se livrer au

brigandage [Jonckers, 1987, p. 128]. Un esclave enrôlé de force peut

s’y distinguer et tout guerrier peut s’emparer du pouvoir. De nombreux

chefs militaires sont d’anciens esclaves [Saul et Royer, 2001, Bazin,

Terray, 1982].

La violence des souverains est inhérente à une économie de guerre

et de prédation qui, alliée au commerce et à la production agricole et

pastorale basée sur le travail des esclaves, fait la prospérité de leurs

États [Meillassoux, 1986]. Ceux-ci permettent l’existence de grands

commerçants, d’hommes politiques, de lettrés, d’artistes et de

religieux. Les stratégies sont politiques et économiques, mais pas explicitement

religieuses, à de rares exceptions près. Samori qui, dans un

premier temps, n’utilise pas la religion, lance en 1884, le mot d’ordre

de guerre sainte. Il prend le titre d’Almami, chef des fidèles, dans la

mesure où il a derrière lui une majorité musulmane. La référence à

l’islam devient le moyen d’étendre la légitimisation de son pouvoir sur

des groupes sociaux autres que l’armée. Il utilise la bannière de l’islam

auprès des populations quand son premier État tombe sous les attaques

françaises (1892-1894). Il se déplace alors vers l’est et, pour motiver

les musulmans à le suivre, avance l’idée du pèlerinage à La Mecque.

L’usage de la menace et de la force à l’égard des non-musulmans vise

essentiellement à obtenir le butin. Même si certains d’entre eux

adhèrent à l’islam pour tenter d’échapper à leur sort, le danger passé,

ils reprennent leurs cultes. Par contre, Tiéba et son successeur Babemba

n’avaient pas la possibilité de renforcer leur pouvoir par l’islam, car la

majorité de la population du Kénédugu n’était pas musulmane.

Les troupes coloniales, dont seuls les officiers sont français, sont

constituées au fur et à mesure de l’avancée au Soudan avec l’appui des

souverains et chefs locaux alliés ou contraints. Nombre de recrues sont


288

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

originaires de la région soudano-voltaïque. Elles forment le corps des

tirailleurs sénégalais, créé en 1857, et seront envoyées sur tous les fronts

dans les guerres coloniales et en Europe. Le recrutement français est

identique à celui des États africains, à la différence que, par souci

d’économie, les soldats permanents sont restreints à quelques centaines

et que la majorité des troupes auxiliaires sont celles des alliés africains

qui les ont à charge. Ce qui permet d’apaiser les craintes de ceux qui, en

métropole, s’émeuvent des guerres coloniales et de faire porter la

responsabilité des massacres aux souverains musulmans. Cela justifiera

également, le moment venu, de les éliminer en se proclamant

libérateurs.

En 1898, Babemba et, ensuite, Samori, sont vaincus par les troupes

coloniales. Dans un premier temps, les populations pensent être

libérées. Dès qu’elles constatent que les exigences des Français

dépassent celles de leurs prédécesseurs, elles se révoltent. D’autant

qu’elles sont désormais en permanence confrontées à des exactions,

alors qu’auparavant, celles-ci se limitaient à des expéditions

ponctuelles. L’histoire orale rappelle cependant cette continuité. Elle

conserve la représentation mythique de conquérants dyula à cheval, que

ceux-ci opèrent pour les États africains ou pour la France, et qualifie

d’« esclaves des Français » les tirailleurs. En revanche, selon la vision

coloniale, il y a ceux que l’on dit faire œuvre de « pacification » sous la

bannière de la France, tandis que ceux qui agissent sous celle de l’islam

seraient « sanguinaires ». Or, les méthodes et, parfois, les hommes, sont

les mêmes, mais les troupes coloniales, dotées d’artillerie, font

davantage de ravages. Comme le note l’administrateur colonial

Maurice Delafosse (1870-1926) :

Nous avons été réduits, au cours d’innombrables colonnes ou opérations de

police, à tuer plus d’hommes, à brûler plus de villages que jamais n’en avaient

tués ou brûlés les al-Hajj Umar, les Ahmadu, les Samori. [Delafosse, 1917].

Ce texte ne sera pas publié, comme le mentionne Alice Conklin

[1998, p. 66], car il va à l’encontre de l’idéologie coloniale qui

entretient le mythe de la France salvatrice d’une Afrique martyrisée par

des tyrans. Idée que Delafosse, lui-même, contribuera à diffuser dans

un texte publié dix ans plus tard et qui, comme le remarque Marc

Michel [1998, p. 87], impute la violence aux musulmans et ne dit rien

sur celle des Européens qui pratiquent la traite des esclaves pendant

quatre siècles :

Cette sorte de curée à laquelle se jetèrent, durant cent ans environ, tant de

conquérants, mettant le fanatisme musulman au service de leurs ambitions

insatiables et cruelles, explique l’état lamentable dans lequel l’occupation


RÉSISTANCES AFRICAINES 289

européenne, à la fin du siècle dernier et au début de celui-ci, trouva tant de

contrées et de populations de l’Afrique tropicale. [Delafosse, 1927, p. 35].

Quoi qu’il en soit des motivations religieuses des souverains

musulmans, tous utilisent la contrainte de l’armée sur le reste de la

population pour capturer des esclaves et exiger des prestations. Leur

but n’est pas de conquérir ou d’administrer des territoires, même si

certains imposent un impôt, et si d’autres envoient un ambassadeur ou

un détachement de soldats. La référence à l’islam, pour affermir

l’autorité de l’État, ne pouvait avoir d’impact que sur les musulmans.

Or, la majorité des populations soudano-voltaïques ne partagent pas la

religion de ces souverains.

Malgré les destructions causées par des armées, dont certaines

brandissent l’idéologie de l’islam, musulmans et non-musulmans

vivent côte à côte depuis des siècles et se déplacent, quelles que soient

leur région d’origine ou leur religion. Des pèlerins, des lettrés, des

commerçants circulent selon des axes transsahariens et de la côte

atlantique vers l’Est et le Moyen-Orient. Ils apportent des nouvelles du

monde. La région soudano-voltaïque, à forte identité non-musulmane,

compte des musulmans. Des lettrés et leurs élèves, venus de l’ouest, de

cités célèbres comme Djenné, ou des commerçants itinérants, s’établissent,

dès le XIV e siècle, le long des voies commerciales, notamment

celle de Kong à Djenné. Des musulmans sont appréciés pour leurs

connaissances occultes : ils exercent la divination, procurent charmes et

amulettes, particulièrement pour mener la guerre ou se protéger.

D’autres, lettrés, rédigent les courriers commerciaux ou diplomatiques

et peuvent être arbitres ou conseillers. Mais il n’y a pas pour autant

conversions massives. Chacun garde ses spécificités religieuses. Les

musulmans peuvent être très nombreux, car un maître se déplace avec

sa famille, ses esclaves et ses élèves qui commercent ou travaillent ses

champs. Ils ne s’installent pas en conquérants : ils sont des hôtes pour

les familles fondatrices de village ou d’autres familles, et ce statut

ménage la liberté des uns et des autres. En cas de conflit, ils font cause

commune avec leur hôte et cela même si les assaillants sont

musulmans. En cas d’occupation par ces derniers, le descendant nonmusulman

des familles fondatrices du village conserve le titre de

maître de la terre et les institutions religieuses demeurent actives. Les

musulmans ne tentent pas de convertir la majorité non-musulmane

[Saul et Royer, 2001, p. 53-57] et leur rigueur religieuse vise essentiellement

les musulmans. Ceux qui sont anciennement établis ne prennent

pas le pouvoir politique et même les souverains musulmans laissent, en

principe, les autorités locales en place. Au XIX e siècle, dans un contexte

de guerres généralisées, les guerriers, quelle que soit leur religion,


290

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

peuvent ravir le pouvoir politique et militaire. Mais ce pouvoir

conjoncturel est éphémère. Les autorités françaises vont institutionnaliser

ces prises de pouvoir par la force, en donnant à ceux qui s’y livrent

le titre de chef de canton. Ils privilégient alors les musulmans

dénommés « Dyula ».

GUERRE OU PAIX COLONIALE SOUS ADMINISTRATION

FRANÇAISE MUSULMANE ?

La résistance armée est immédiate dès l’arrivée de la première

colonne militaire sous commandement français en 1890 où les affrontements

font déjà des milliers de morts dans les deux camps. Elle ne

cesse pas après l’occupation : les villageois tuent les émissaires, se

lancent à l’attaque des garnisons et les massacrent. En 1898, devant le

coût de l’occupation militaire qu’il prévoit durer cinq ans, le

commandant Destenave évoque le rétablissement du recours à l’État de

Babemba :

Il y a sans doute lieu de regretter qu’on n’ait pas cru devoir y conserver

une autorité indigène qui nous aurait été dévouée […]. Il ne serait sans doute

pas trop tard pour rétablir dans ce pays le principe du protectorat […]. Ce

riche pays pourrait largement payer toutes les dépenses du protectorat que

nous lui imposerions […]. [Destenave, 1899].

Il propose également de consolider et d’étendre l’autorité des

anciens chefs de Kong. Cette dernière solution s’applique également

aux ambassadeurs des anciens États de Ségou et de Sikasso, ainsi

qu’aux seigneurs de la guerre qui pactisent avec les autorités

coloniales. Ce qui aboutit à figer les confédérations guerrières en

cantons. Les populations, qui ont réussi à garder une relative

autonomie, même à l’égard des États esclavagistes, se révoltent. Cette

permanence de l’autorité militaire est contraire à leurs systèmes

politiques qui n’envisagent le recours au pouvoir fort que de manière

ponctuelle [Jonckers, 1987, 1997]. L’autorité villageoise est elle-même

pluripartite et limitée par diverses associations de compétences, d’âges

ou de sexes, ainsi que par des confréries religieuses. Tous ces liens

interviennent en politique extérieure, domaine également géré par les

alliances matrimoniales. La résistance armée à la colonisation se

propage selon ces réseaux qui permettent la mise en œuvre de

solidarités guerrières. Les colonnes françaises attaquent au canon les

villages récalcitrants et les rasent complètement. En 1900, le

commandant de cercle de Koutiala ne se déplace pas sans une escorte


RÉSISTANCES AFRICAINES 291

et un canon. Le cercle correspond à une division administrative de taille

importante. À partir de 1901, il est subdivisé en cantons qui assemblent

d’autorité plusieurs villages. Ceux-ci ne se soumettent pas pour autant

et la zone soudano-voltaïque demeure longtemps territoire militaire.

De 1890 à 1920, les rapports politiques mensuels des cercles de

Koutiala ou de Bobo Dioulasso sont autant de bulletins de guérilla

ponctués d’annonces de la pacification ou de son démenti [archives

ANS 1D, 4 D, 2 G, ANM, SHAT 5 H ; Dacher, 1997, p. 121-123]. Ces

alternances ne correspondent pas tant à la réalité qu’au changement

rapide des responsables coloniaux, deux à trois commandants de cercle

se succédant chaque année. Elles révèlent leur désir soit d’obtenir une

promotion, en faisant des économies budgétaires, ou au contraire

d’engager des dépenses militaires pour pouvoir se battre. Pour solliciter

des crédits, on note les révoltes, tandis que, pour soigner son image, on

les masque. Cette dernière option se traduit par l’usage du terme de

« pacification » pour désigner la répression sanglante qui perdure

pendant des décennies d’administration coloniale [Dacher, 1997 ;

Jonckers, 1987 ; Saul et Royer, 2001]. Celle-ci repose sur la force des

seigneurs de guerre institués chefs de cantons à partir de 1900, côté

soudanais, et, en 1906, côté voltaïque. Le personnel français se limite à

cinq ou six personnes par cercle, ce qui laisse aux chefs de cantons

africains une large marge de manœuvre. Ils doublent, triplent ou

décuplent les exigences françaises : impôts, corvées, réquisitions des

biens et des personnes ; ils enlèvent des femmes et des enfants qu’ils

revendent, en prétendant que les Français demandent des captifs

[Dacher, 1997, p. 124-144]. Le mouvement anticolonial s’amplifie : il

s’étend en 1916 dans toute la région soudano-voltaïque, où 112 villages

sont insurgés. Les rebelles peuvent rassembler 30 000 hommes en un

jour, dont 5 000 à 6 000 armés de fusils [Saul et Royer, 2001, p. 162].

Ils maintiennent la pression sans relâche. La mobilisation est

révélatrice de la capacité d’organisation politique et guerrière des

populations non musulmanes qui sont particulièrement méprisées par

les autorités coloniales et leurs agents, pour la plupart musulmans. Bien

que le mouvement anticolonial ne soit pas explicitement religieux, son

efficacité est, en partie, redevable à la religion. Il se propage en effet

rapidement et à longue distance par le biais des cultes non musulmans

qui, malgré leurs spécificités locales et leur autonomie, entretiennent

des relations de proche en proche au-delà de leur région d’origine. Ces

réseaux sont d’autant plus fiables qu’ils reposent sur le secret. En

revanche, de puissantes familles musulmanes soutiennent ouvertement

la répression française, mais les musulmans ne forment pas une unité

politique et certains d’entre eux rejoignent la résistance. Des


292

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

musulmans peuvent également être liés à des familles non musulmanes

dont ils sont les hôtes depuis des générations et avec lesquelles ils font

cause commune, même si les assaillants sont musulmans. Ils ne sont

pas encadrés par les confréries, comme c’est le cas dans les pays

voisins, au Sénégal, en Mauritanie et en Algérie. Leurs orientations

sont soufies, qâdirî et tijânî, mais ils ne suivent pas de chef religieux qui

pourrait leur conseiller un choix politique comme le font des marabouts

du Sénégal, qui entérinent la présence française par des recommandations

publiques.

En 1916, des forces expéditionnaires spéciales, une douzaine

d’officiers français, un régiment et des canons sont acheminés depuis

Dakar, siège du Gouverneur général d’Afrique de l’Ouest. Elles

détruisent plusieurs centaines de villages, emprisonnent et exécutent

les rebelles ou ceux qui les accueillent. Le ramassage des armes est

systématique, mais les forgerons travaillent nuit et jour à réarmer. Dans

un tel contexte, la tension entre les administrateurs civils et militaires

persistera pendant toute la guerre anticoloniale. Plusieurs anthropologues

se sont penchés sur les capacités guerrières de ces populations

[Dacher, 1997, Kambou-Ferrand, 1993, Person, 1970, Bazin, Terray,

1982 ; Tymowski, 1987] et ont mis en évidence la portée politique de

leurs réseaux religieux dans la résistance armée à la colonisation.

[Jonckers, 1995 ; Amselle, 1990, p. 193-200 ; Saul et Royer, 2001].

Le mouvement anticolonial ne se réclame pas des religions. Ce qui

rassemble les gens, c’est la lutte contre l’oppression. Des musulmans se

joignent aux non-musulmans. Ils n’hésitent pas à tuer de nombreux

auxiliaires, de religion musulmane, qui les assujettissent, au nom de la

France : chefs de cantons, interprètes, gardes-cercle, etc. Dacher qualifie

la colonisation de franco-dyula [Dacher, 1997, p. 119-150], comme le

fait également l’administrateur Méker qui n’hésite pas à écrire que ce

colonialisme intérieur fut une solution détestable utilisée par l’administration

[1980, p. 77-85]. Les archives mentionnent peu les abus des

agents. Elles évaluent surtout leur efficacité pour obtenir les prestations,

impôts, conscription, travail forcé, assurant l’autofinancement des

colonies et l’apport de bénéfices à la métropole. Les administrateurs

fixent par village les contingents de militaires pour la guerre de 1914-

1918 et de travailleurs pour les travaux publics ou pour les plantations

de Côte-d’Ivoire. Les recrutements forcés sont comparables à la

déportation ou à la traite des esclaves, ainsi que le constate Méker

[1980, p. 44]. L’histoire orale ne s’y trompe pas qui classe sous le

même terme Faama les chefs des États guerriers et ceux de l’État

colonial. Faama désigne le pouvoir par la force en bamana (bambara),

aujourd’hui seconde langue du Mali [Jonckers, 1997, p. 74-75].


RÉSISTANCES AFRICAINES 293

La plupart des agents de l’administration, de la justice, de l’enseignement

sont musulmans. Cette orientation musulmane est justifiée politiquement

comme une étape africaine vers la civilisation ou comme un

moyen d’écarter les missionnaires. Non sans contradiction car, en même

temps, l’islam est craint comme une force de mobilisation contre la

présence française. Les rapports politiques font état des répressions à la

moindre suspicion. Une surveillance systématique est instituée, à partir

de 1906, par le Bureau des Affaires musulmanes du Gouvernement

général de l’AOF, dans le prolongement des Bureaux arabes de l’Algérie.

Cette politique coloniale ambiguë ne fait d’ailleurs pas l’unanimité parmi

les autorités françaises, ni en métropole ni en Afrique.

La situation mondiale interfère également dans l’orientation de la

politique française en Afrique. Cette politique va ainsi connaître

plusieurs revirements à l’égard des religions, à partir de 1919, à la suite

de la signature par les puissances coloniales européennes, le Japon et

les États-Unis, du protocole de Saint-Germain-en-Laye, qui engage les

signataires et les membres de la Société des Nations à garantir pleine

liberté d’action aux missionnaires, sans distinction de nationalité ou de

culte, dans les colonies. La France remet donc, en principe, en question

ses relais musulmans en région soudano-voltaïque. Mais elle retrace

aussi des frontières dans le but de renforcer son contrôle des

populations révoltées et sur des administrateurs incapables de les

juguler, au point que l’état de guerre avait dû être proclamé [Saul et

Royer, 2001, p. 309]. Elle divise le Haut-Sénégal-Niger en Soudan et

Haute-Volta, en 1919, et se livre à un découpage ethnique qui distingue

les non-musulmans entre eux. Ceux-ci sont, dès lors, susceptibles

d’être évangélisés. Ils le seront, côté voltaïque, où les missionnaires

sont par ailleurs implantés dans le nord du pays. Au Soudan, les

adhésions à l’islam augmentent, non que les musulmans soient

prosélytes, mais sous l’influence de la politique française qui, en dépit

du protocole, continue à favoriser les musulmans qui la soutiennent.

Ainsi, la coïncidence entre la religion musulmane et le pouvoir se

maintient, malgré de rares destitutions de chefs de cantons musulmans.

Cet amalgame entre islam et pouvoir n’existait pas avant la colonisation.

Les cultes non musulmans restent néanmoins majoritaires de part

et d’autre des frontières. À partir de 1903, les missionnaires français se

disent en butte à l’hostilité des administrateurs coloniaux, qualifiés de

représentants des gouvernements anticléricaux de la France. En 1923,

le gouverneur du Niger, Brévié, chef de service des affaires politiques

du Soudan, fort de vingt années d’expérience, publie une critique de la

politique coloniale qui favorise l’islam au détriment des autres

religions en contradiction avec l’idéologie de neutralité religieuse. Il


294

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

s’insurge contre le développement de l’enseignement coranique au

Soudan, à l’initiative de la France qui fonde effectivement des écoles

musulmanes avec des maîtres arabes pour former des jeunes gens aptes

à servir d’intermédiaires dans l’administration. Il comprend mal que

l’État puisse refuser de subventionner les missions catholiques et

protestantes françaises tandis qu’il protège l’enseignement musulman.

Les archives indiquent pour cette période une certaine préférence pour

les enseignements confessionnels car ils ne sont pas à la charge du

budget de la colonie, contrairement aux écoles républicaines qui

demeureront d’ailleurs très rares pour cette raison. Brévié dénonce

également l’organisation judiciaire coloniale inspirée par le Coran et le

droit musulman. Il rappelle le décret de 1912 qui pose le principe de la

représentation des statuts musulmans et non musulmans. Il précise

qu’il n’entend pas par là prendre position en faveur des missionnaires,

mais bien des populations qu’il appelle « fétichistes » [Brévié, 1923].

REPRÉSENTATIONS COLONIALES DE L’ISLAM

EN AFRIQUE SUBSAHARIENNE

Depuis son apparition, l’islam fait partie intégrante de l’histoire de

l’Afrique subsaharienne — y compris en milieu rural non musulman —

ainsi qu’en témoignent les mythologies locales [Jonckers, 1998, p. 23,

Saul, 1997 ; Tamari, 2001]. Mais les représentations coloniales

masquent cette réalité de pluralité religieuse. Dans un premier temps,

elles valorisent l’islam comme signe de civilisation. Ensuite, elles

l’opposent à l’authenticité africaine ou le dégradent par son contact à

celle-ci. Dès lors, il devient une religion étrangère qui n’a pu s’imposer

que par la conquête. L’idée d’un islam dicté de l’extérieur ou d’un

islam spécifique, l’islam noir, persiste aujourd’hui malgré les

recherches qui, depuis 1980, tendent à se démarquer de cette vision.

Celle-ci résulte d’une volonté politique qui vise à séparer l’Afrique

noire du monde musulman par crainte d’un panislamisme au service

d’une mobilisation anticoloniale. Elle apparaît dès 1910 et est

clairement appuyée par Robert Arnaud. Ce premier responsable du

Bureau des Affaires musulmanes du Gouvernement général de l’AOF

affirme que l’islam d’Afrique occidentale « …vit d’une vie qui lui est

propre […] en dehors des idées professées par les transformateurs

sociaux d’Égypte, de Turquie et de Perse. […]. Nous avons un intérêt

considérable à voir se constituer et évoluer en Afrique occidentale un

islam purement africain […]. » [Arnaud, 1912, p. 6 et 128]. Son

successeur, Paul Marty, qualifie la confrérie mouride du Sénégal de


RÉSISTANCES AFRICAINES 295

« vagabondage islamique » [Marty, 1917, p. 262]. Ces constructions,

qui séparent les musulmans noirs de l’ensemble du monde islamique et

qui ethnicisent l’islam, légitiment la création des frontières en Afrique

même, entre le Sénégal, le Soudan et les pays du nord. Elles témoignent

à la fois d’une peur de l’islam et d’une infériorisation de l’Afrique. Le

concept d’islam noir aboutit également à une dépréciation de la

production littéraire arabe du sud du Sahara, ainsi que le relève Jean

Schmitz [1998, p. 116-117], alors qu’une centaine de milliers de

manuscrits sont encore aujourd’hui dans la boucle du Niger [Yattara et

Salvaing, 2003, p. 418, note 40]. Administrateurs et ethnographes vont

renforcer ces idéologies raciales et y ajouter l’étude des cultures non

musulmanes dont on valorise l’oralité et les spécificités ethniques.

Maurice Delafosse a particulièrement contribué à forger ces représentations

dichotomiques disqualifiantes de l’islam d’Afrique noire, alors

qu’il a une solide formation d’orientaliste et d’arabisant. Il connaît les

documents des historiens arabes qui ont noté la présence de l’islam en

Afrique noire dès le IX e siècle et les relations de bon voisinage entre les

religions. Il collabore avec Houdas, son professeur et beau-père, à la

traduction des manuscrits soudanais. C’est d’ailleurs sur la base de

cette littérature en langue arabe, combinée à des enquêtes orales, qu’il

rédige Haut-Sénégal-Niger (1912), qui lui vaudra sa réputation

d’historien officiel de l’Afrique, éclipsant à l’époque Charles Monteil

[Triaud, 1998, p. 226]. Cet ouvrage de commande administrative

réduit, chiffres à l’appui, l’importance de l’islam au Haut-Sénégal-

Niger, qui désigne à l’époque le Soudan français et la future Haute-

Volta. Il a cependant le mérite de contribuer à la reconnaissance d’une

histoire et de civilisations africaines anciennes. Il évoque la splendeur

des empires du Soudan médiéval ouverts sur l’extérieur, en précisant

qu’elle ne devait rien ni au monde musulman ni à celui des Européens.

Dans nombre de ses ouvrages, il défend l’existence d’une « culture

négro-africaine nettement définie […] que l’islamisation, même la plus

reculée, n’a point réussi à modifier profondément… » [1925, p. 25].

Vingt ans plus tôt, il opposait « … les Soudanais anarchistes et païens,

[…] rebelles à l’influence européenne, aux communautés musulmanes

plus civilisées qui connaissant la loi et l’écriture, acceptent plus

facilement l’impôt de capitation et l’ouverture au commerce » [1904,

p. 946]. Un revirement qui témoigne de son implication dans les

stratégies coloniales. Les dimensions politiques et scientifiques

ambiguës des écrits de Delafosse sont finement analysées dans

l’ouvrage collectif dirigé par Amselle et Sibeud [1998].

La mise en évidence des religions non musulmanes amène à

opposer l’islam à ces religions, elles-mêmes désignées par des intitulés


296

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

réducteurs comme « animistes, fétichistes ou naturistes ». Cela

correspond à un changement de politique religieuse qui, d’essentiellement

musulmane, doit composer avec les missions chrétiennes

françaises pour contrer la concurrence des missions étrangères. La

critique de la politique musulmane de l’administration coloniale par

Brévié [1923] relève de cette réorientation. Delafosse préface cet

ouvrage, lui donnant une caution scientifique. Le gouverneur général

William Ponty et ses successeurs, partisans de la manière forte, lui

reprocheront cependant d’avoir des idées trop indépendantes de la

politique suivie en AOF et d’être trop indigéniste. Précisons que Ponty

est franc-maçon, et que ses prédécesseurs, Archinard et Gallieni, étaient

des militaires anticléricaux, alors que Delafosse est catholique

[Conklin 1998 p. 68-69].

Dans les archives coloniales, musulmans et non-musulmans sont

classés en fonction de leurs réactions à l’intrusion coloniale. Les

musulmans qui collaborent sont des interlocuteurs légitimes, tandis que

ceux qui contestent sont vus comme de dangereux réformistes, des

tyrans sanguinaires. Les non-musulmans sont également classés entre

soumis et rebelles, mais il y a en ce qui les concerne davantage de

catégories. Quant aux populations de la région soudano-voltaïque, leur

refus d’obéissance est attribué à une arriération mentale ! Les autorités

françaises ne les créditent pas d’ailleurs d’une quelconque capacité à

concevoir la politique. Elles ne l’envisagent que pour les musulmans.

L’ethnographie française prendra ensuite le pas sur la perspective

orientaliste en Afrique noire [Robinson, 2004, p. 66 et Schmitz, 1998].

Elle va élever les cultures non musulmanes au rang de civilisations

opposées à l’islam. Michel Leiris [(1934), 1996, p. 186], après un

voyage dans la région dans les années 1930, écrit : « Nus et musclés,

avec leurs balafres sur la face, ils ont une noblesse d’allure qu’on ne

rencontre guère que chez les buveurs de dolo et à laquelle n’atteignent

presque jamais les musulmans.»

Ces images des sociétés africaines imprègnent les mémoires du

public et des milieux scientifiques français bien au-delà de la politique

coloniale. Ethnologues et historiens qui hériteront de ces constructions,

auxquelles s’ajoute le découpage ethnique, mettront du temps à s’en

dégager.

Enfin, quand en 1946, la loi sur l’indigénat est abolie grâce à une

majorité de gauche au gouvernement en France, les Africains

deviennent citoyens français 2 . Dès lors, quelles que soient leurs

2. Jusqu’à ce décret, les droits de citoyenneté étaient réservés aux seuls habitants de

quatre communes côtières du Sénégal (Gorée, Saint-Louis, Rufisque et Dakar). Ceux-ci

bénéficiaient, en principe, des droits universels masculins de 1789, bien qu’ils n’aient été


RÉSISTANCES AFRICAINES 297

religions, c’est au sein des partis politiques et des syndicats qu’ils poursuivront

la lutte pour l’indépendance, obtenue en 1960.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Archives

Archives nationales du Sénégal (ANS), 1890 à 1933, en particulier dossiers AOF,

Soudan, Haut-Sénégal-Niger, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire, cercles de Koutiala,

Bobo-Dioulasso, San, rapports d’ensemble, rapports politiques, notices,

référencés 1D, 4 D (affaires et personnels militaires), 2 G (politique et administration),

15 G, 10 G (affaires musulmanes Soudan et Haute-Volta), Dakar.

Archives nationales du Mali (ANM), 1891 à 1937, en particulier Soudan, cercle

de Koutiala, notes, notices, correspondances, Bamako.

Service historique de l’armée de terre (SHAT), 1890 à 1963, en particulier

classeurs 5H, Vincennes.

AMSELLE J.-L. (1990), Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique

et ailleurs, Payot, Paris.

AMSELLE J.-L. et SIBEUD E. [dir.] (1998), Maurice Delafosse Entre orientalisme

et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et

Larose, Paris.

ARNAUD R. (1912), « L’islam et la politique musulmane française en Afrique

occidentale française », Renseignements coloniaux, supplément de l’Afrique

française, 1, p. 3-20 ; 3, p. 115-127, p. 142-154.

BAZIN J. et TERRAY E. [dir.] (1982), Guerres de lignages et guerres d’états en

Afrique, Éd. des Archives contemporaines, Paris.

BRÉVIÉ J. (1923), Islamisme contre « naturisme » au Soudan français. Essai de

psychologie politique coloniale, préface par Maurice Delafosse, Ernest

Leroux, Paris.

CONKLIN A. (1998), « “On a semé la haine” : Maurice Delafosse et la politique du

gouvernement général en AOF, 1915-1936 », in AMSELLE J.-L. et SIBEUD E.

(dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire

d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et Larose, Paris, p. 65-77.

mis en pratique qu’à partir de 1872 avec la III e République, qui s’engagera, par la suite,

dans une politique d’expansion coloniale. Les citoyens de ces communes conserveront

leurs droits. Nombre d’entre eux combinent alors identité musulmane et citoyenneté

française et contribuent, de ce fait, à l’établissement du gouvernement colonial. D’autres,

par la suite, combattent pour étendre les droits de citoyenneté à l’ensemble de l’Afrique

occidentale française. Notamment Blaise Diagne, le premier député africain élu à

l’Assemblée nationale en 1914 [Robinson, 2004, p. 161-192]. Le décret de 1946 supprime

la justice indigène qui relevait de l’administrateur et interdit le recours au travail forcé,

ainsi qu’aux réquisitions de biens dans les colonies, appelées dorénavant Territoires. Ceuxci

sont dotés d’une Assemblé élue au suffrage universel. Mais la citoyenneté n’est

cependant pas intégrale dans la mesure où chaque circonscription électorale a deux

députés, un Africain et un Blanc, alors que, proportionnellement, ce dernier ne représente

que quelques centaines d’élus, appartenant essentiellement à des milieux d’affaires. Rares

sont en effet les Européens établis en Afrique de l’Ouest. Cette dualité raciale ne sera

abolie des collèges électoraux qu’en 1956, lorsque la Constitution déclare les territoires

d’outre-mer partie intégrante de la France. Désormais, chaque territoire disposera d’une

Assemblée dotée d’un pouvoir législatif et d’un gouvernement semi-autonome.


298

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

DACHER M. (1997), Histoire du pays gouin et de ses environs, Sépia-ADDB,

Paris, Ouagadougou.

DELAFOSSE M. (1904), « Islam in West Africa Does it Make for Progress ? Should

its Propagation be Welcomed by European Administration ? », The West

Africain Mail, 30 décembre, p. 946-949.

— (1917) Mémoire manuscrit, 22 septembre 1917, Archives nationales de la

République du Sénégal, 2 G 17-4, n. 3.

— (1925), Les Civilisations négro-africaines, Stock, Paris.

— (1927), Les Nègres, Reider, Paris.

DESTENAVE Cdt (1899), Projet d’organisation politique, administrative et

défensive de l’Afrique occidentale française, Paris, 30 juillet, Archives

SHAT, 5H1 A1, Vincennes.

JONCKERS D. (1987), La Société minyanka du Mali, Connaissances des Hommes,

L’Harmattan, Paris.

— (1995), « Territorialité et politique des sociétés initiatiques (Bamana-

Minyanka, Mali) », in VINCENT J.-F., VERDIER R. et DORY D. (dir.), La

Construction religieuse du territoire, L’Harmattan, Paris, p. 183-196.

— (1997), « Puissance, sacralité et violences des pouvoirs chez les Minyanka », in

de SURGY A. (dir.), Religion et pratiques de puissance, L’Harmattan, Paris, p.

55-80.

— (1998), « “Le temps de prier est venu”. Islamisation et pluralité religieuse dans

le sud du Mali », Journal des africanistes, 68 (1-2), p. 21-45.

KAMBOU-FERRAND J.-M. (1993), Peuples voltaïques et conquête coloniale, 1885-

1914, Burkina Faso, ACTT-L’Harmattan, Paris.

LEIRIS M., (1934), L’Afrique fantôme, Gallimard, Paris.

— (1996), Miroir de l’Afrique, Gallimard, Paris, p. 61-870.

MAGE E. (1980,1868, Hachette), Voyage au Soudan occidental, 1863-1866, introduction

d’Yves Person, Karthala, Paris.

MARTY P. (1917), Études sur l’islam au Sénégal, 2 vol., E. Leroux, Paris.

MEILLASSOUX C. (1986), Anthropologie de l’esclavage. Le ventre de fer et

d’argent, PUF, Paris.

MÉKER M. (1980), Le Temps colonial, Les Nouvelles Éditions africaines-CUM,

Dakar.

MICHEL M. (1998), « Maurice Delafosse et l’invention d’une africanité nègre », in

AMSELLE J.-L. et SIBEUD E. (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et

ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et

Larose, Paris, p. 78-89.

MOLARD Colonel (1916), « Rapport sur les opérations de police dans le bassin de

la Volta », Archives SHAT, Fonds AOF 5 H 196, Vincennes.

OULD CHEIKH A. W., (2004), « Espace confrérique, espace étatique : le

mouridisme, le confrérisme et la frontière mauritano-sénégalaise », in

MARFAING L. et WIPPEL S. (dir.), Les Relations transsahariennes à l’époque

contemporaine. Un espace en constante mutation, Karthala-ZMO, Paris, p.

195-230.

PERSON Y. (1968, 1975), Samori, une révolution dyula, mémoires de l’IFAN, 80

(vol. I et II) ; 89 (vol. III), IFAN, Dakar.

— (1970), Samori : une révolution dyula, IFAN, Dakar, thèse lettres, Paris.

PROST A. (1941), Les Missions des pères blancs en Afrique occidentale avant

1939, Les Pères Blancs, Paris-Ouagadougou.


RÉSISTANCES AFRICAINES 299

QUIQUANDON F. (1891), « Rapport adressé par le capitaine Quiquandon à M. le

lieutenant-colonel, commandant supérieur du Soudan français, sur la mission

auprès de Tiéba, roi du Kénédougou », Journal officiel de la République

française, Paris, 25-29 septembre.

ROBINSON D. (1988 trad., 1985), La Guerre sainte d’al-Hajj Umar : le Soudan

occidental au milieu du XIX e siècle, Karthala, Paris.

— (2004 trad., 2000), Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au

Sénégal et en Mauritanie 1880-1920. Parcours d’accommodation, Karthala,

Paris.

ROBINSON D. et TRIAUD J.-L. [éd.] (1997), Le Temps des marabouts. Itinéraires

et stratégies islamiques en Afrique occidentale française, v. 1880-1960,

Karthala, Paris.

SAUL M. (1997), « Islam et appropriation mimétique comme ressource historique

de la religion bobo », Journal des africanistes, 67, 2, p. 7-24.

SAUL M. et ROYER P. (2001), West African Challenge to Empire, Culture and

History in the Volta-Bani anticolonial War, Western African Studies, Ohio

University Press, Athens, James Currey, Oxford.

SCHMITZ J. (1998), « L’Afrique par défaut ou l’oubli de l’orientalisme », in

AMSELLE J.-L. et SIBEUD E. (dir.), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et

ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926), Maisonneuve et

Larose, Paris, p. 107-121.

TAMARI T. (2001), « Notes sur les représentations cosmogoniques dogon, bambara

et malinké et leurs parallèles avec la pensée antique et islamique », Journal de

la Société des africanistes, 71 (1), p. 93-111.

TRIAUD J.-L. (1998), « Haut-Sénégal-Niger, un modèle “positiviste” ? De la

coutume à l’histoire : Maurice Delafosse et l’invention de l’histoire

africaine », in AMSELLE J.-L. et SIBEUD E. (dir.) (1998), Maurice Delafosse.

Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (1870-1926),

Maisonneuve et Larose, Paris, p. 210-232.

TYMOWSKI M. (1987), L’Armée et la formation des États en Afrique occidentale

au XIX e siècle. Essai de comparaison. L’État de Samori et le Kenedougou,

Rozprawy Uniwersytetu Warszawskiego, Warszawa.

YATTARA A. M. et SALVAING B. (2003), Almamy. L’âge d’homme d’un lettré

malien, Grandvaux, Brinon-sur-Sauldre.





15

Attitudes envers l’islam dans l’Église orthodoxe

hier et aujourd’hui

Alexey Zhuravskiy

Les attitudes envers l’islam en Russie et dans l’Église orthodoxe ont

varié en fonction de l’époque, de la conjoncture historique, de la

situation politique, des différentes couches de la société, allant du refus

total et du rejet à sa reconnaissance comme faisant partie intégrante de

la culture russe.

On écrit et on parle beaucoup de nos jours de l’islam européen. Ce

phénomène est relativement nouveau pour l’Europe. L’« islam russe »,

lui, est une donnée ancienne et traditionnelle pour la Russie. À vrai

dire, les Slaves orientaux ont eu des contacts avec les musulmans bien

avant l’apparition d’une quelconque forme d’État et avant l’adoption

de la religion chrétienne orthodoxe en 988 1 .

Au début, ces contacts étaient de caractère essentiellement

extérieur. Les voisins les plus proches étaient les Khazars qui professaient

non seulement le judaïsme, mais aussi l’islam, les Polovtsy, un

peu plus tard, les Bulgares de la Kama, qui adoptèrent l’islam sunnite

de l’école hanafite en 922. Ils étaient les premiers peuples au contact

desquels la Russie ancienne découvrit le monde de l’islam.

La deuxième étape commence de manière un peu conventionnelle

en 1312, quand le khan Ouzbek déclara tous ses sujets musulmans et

que l’islam s’affirma définitivement au sein de la Horde d’Or. À partir

de ce moment-là, on observe une sorte de symbiose entre la Russie

orthodoxe et la Horde. Une symbiose étrange. La Russie, alors vassale

de la Horde, conserve son indépendance religieuse et la Horde n’aspire

pas vraiment à être une puissance musulmane. La Russie considérait la

1. Nombreux sont ceux que ce fait plonge dans l’embarras encore aujourd’hui, car il

entre en conflit avec le stéréotype d’une Russie orthodoxe dès ses origines.


304

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Horde plutôt comme un cataclysme et ne ressentait pas face à elle ce

frémissement culturel que ressentait l’Europe occidentale du Moyen

Âge face aux musulmans.

L’étape suivante, la plus importante, est l’entrée de l’islam dans

l’État russe et, par-là même, dans la culture russe. Elle commence dans

la moitié du XVI e siècle avec la conquête des khanats de Kazan,

d’Astrakhan et de Sibérie, lorsque les musulmans de ces régions

devinrent des sujets de l’État russe. La colonisation du Caucase et de

l’Asie centrale, qui se déroula bien plus tard, peut néanmoins être

considérée comme le prolongement de cette étape.

Il se trouve que, dans la Russie ancienne, puis dans l’Empire russe,

les premières relations orthodoxes-musulmans étaient envisagées

essentiellement sur un plan politique (sur les plans religieux et culturel,

la Russie se considérait, en tout cas jusqu’à l’époque de Pierre I er ,

comme l’héritière de Byzance, et se suffisant donc à elle-même) ;

deuxièmement, ces relations étaient celles de vassal à seigneur, et ce

jusqu’à la Révolution d’Octobre (pendant la période soviétique aussi

d’ailleurs, mais sous une autre forme). D’abord, les princes de Moscou

avaient été les vassaux de la Horde d’Or, mais, au XVI e siècle, les rôles

s’inversèrent. Cependant, la nature des relations resta la même. C’est

justement pour ces raisons que l’islam en Russie n’était pas considéré

comme complètement autre, comme étranger, mais plutôt comme

étranger de chez nous, ne possédant pas de différence culturelle irrémédiable.

Voilà pourquoi, en pratique, aucune tentative pour comprendre,

pour expliquer l’islam, même de la façon la plus négative, n’a été

entreprise jusqu’au XVIII e siècle. La conscience orthodoxe pouvait être

très hostile aux « infidèles impurs », mais cette hostilité était

uniquement extérieure (les « infidèles » sont une menace pour la vie du

peuple orthodoxe). Il y a eu bien sûr des exceptions. Il faut donc

mentionner avant tout les trois œuvres antimusulmanes, pleines de

tempérament, écrites par Maxime le Grec (XVI e siècle) [Maksim Grek,

1894, partie 2, p. 3-36], mais elles suivaient entièrement la tradition

byzantine de polémique avec l’islam. Et puis, Maxime était Grec, invité

par le tsar et, surtout, il avait étudié en Europe.

Dans son ensemble, la situation en Russie était, sous de nombreux

aspects, opposée à celle qui existait au Moyen Âge dans les relations

entre l’Europe chrétienne et le monde musulman. La rude confrontation

religieuse et militaire n’a pas empêché, et a même peut-être encouragé,

le développement de ce processus que V. Bartol’d a qualifié de

« communication culturelle » et qui a tellement enrichi l’Europe du

Moyen Âge [Bartol’d, 1966, p. 227-228]. La Russie n’avait pas besoin


ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 305

de chercher la sagesse hellénique auprès des musulmans : tout ce qui

lui était indispensable, elle l’avait déjà reçu sous une forme toute prête

de Byzance. Elle n’aurait d’ailleurs pas pu le faire puisqu’elle n’était en

relation qu’avec la « périphérie » du monde islamique.

Quant à son activité missionnaire, dès le début, l’Église orthodoxe

russe n’a pas eu cette indépendance qui donnait un caractère

doublement professionnel à la pratique missionnaire de l’Église

occidentale. Pour l’Occident, la réponse traditionnelle à la question de

savoir comment s’opère la diffusion de l’Église était à peu près la

suivante : par l’intermédiaire d’une organisation missionnaire relevant

de l’ordre monastique pour l’Église catholique, de la société ou du

conseil missionnaire pour les Églises protestantes. Du point de vue

orthodoxe, « l’Église elle-même est déjà la mission » [Spiller, 1963,

p. 197-198]. La mission russe orthodoxe a toujours eu un caractère

avant tout d’État, et elle était donc directement liée à la politique d’État

de colonisation.

Ainsi, le moine Gouri — il fut par la suite canonisé et est considéré

dans la tradition orthodoxe comme le fondateur de l’activité missionnaire

auprès des musulmans —, aussitôt après la conquête du khanat de

Kazan, se rend de Moscou à Kazan, non pas comme un moine solitaire,

mais en habit d’archevêque et accompagné d’une grande suite de

prêtres et de fonctionnaires. Le tsar Ivan IV, en personne, est présent le

jour du départ et le couvre généreusement d’argent et de lettres d’instruction

contenant les principales directives afin de convertir la

population locale à l’orthodoxie.

Jusqu’au milieu du XVIII e siècle, lorsque la Commission de baptême

des musulmans de Kazan et des autres étrangers entra en activité, le

prêtre ne pouvait accepter un hétérodoxe au sein de l’Église orthodoxe

que sur décret du tsar. Après sa création aussi d’ailleurs ; les premières

missions au Caucase, par exemple, étaient entreprises seulement au fur

et à mesure que le Saint Synode recevait les décrets impériaux de

Catherine la Grande. L’observation de S. Echevskij au sujet des

missions dans le Caucase est assez représentative : « Les victoires des

troupes russes ouvraient de nouveaux chemins aux prédicateurs

orthodoxes » [Echevskij, 1870, p. 694].

De plus, la christianisation prenait souvent la forme d’une russification

des peuples non-russes. Dès le XVI e siècle, non seulement au

niveau de l’Église, mais également de l’État, une idée s’affirme : se

convertir à l’orthodoxie signifie en fait devenir Russe, et devenir Russe

signifie « passer de l’état de sauvage national à celui d’être culturel »

[MPMS, 1894, p. 24-25, 31]. Ainsi, le statut de l’étranger (dans le sens

d’un sujet non russe de l’Empire russe) est défini essentiellement par sa


306

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

foi, sa croyance, et non par son appartenance ethnique. En d’autres

mots, l’ethnonyme Russe avait pour synonyme orthodoxe, et, dans

l’autre sens, le mot orthodoxe était, en général, la désignation ethnique

de Russes.

C’est seulement à partir du milieu du XIX e siècle qu’on peut parler

de volonté de l’Église russe d’aller vers une institutionnalisation et une

professionnalisation de l’activité missionnaire auprès des musulmans.

C’est justement à cette époque qu’est fondé, auprès de l’Académie

ecclésiastique de Kazan, le Service missionnaire anti-musulman, puis

la Confrérie Saint Gouri de Kazan et, à Moscou, la Société missionnaire

orthodoxe. Et c’est seulement en 1913 que fut organisé auprès du

Synode, et de façon permanente, le Conseil missionnaire qui créa la

Mission turkmène en Asie centrale, juste avant la guerre.

Dans la deuxième moitié du XIX e siècle, conséquence d’une

certaine stimulation de l’activité missionnaire et grâce, en partie, à l’apparition

d’une littérature orientaliste, on observe, dans l’Église russe, le

besoin d’une interprétation théologique de l’islam. En général, les

approches théologiques de l’islam se faisaient selon les règles de la

polémique traditionnelle, élaborée par les chrétiens de Byzance et

partant du fait que l’islam est a priori une fausse religion, Mahomet un

pseudo-prophète et le Coran une fausse Écriture. L’islam s’était affirmé

uniquement par la violence et la force militaire. Selon le prêtre

Akvilonov, « l’histoire de l’islam, c’est l’histoire de ses guerres, son

chemin est inondé de sang » [Akvilonov, 1904, p. 73]. Le Dieu de

l’islam n’est ni bon, ni miséricordieux, mais despotique, vengeur et

arbitraire. La plus grande attention était surtout portée à la personnalité

du fondateur de l’islam. Trois thèmes dominaient : la perfidie asiatique

et la cruauté satanique de Mahomet, sa dépravation et sa luxure, et

enfin sa maladie psychique (l’épilepsie). Cette dernière thèse, aussi

d’origine byzantine, avait été mise en avant la première fois par

Théophane le Confesseur, un théologien des VIII e -IX e siècles. Au début

du XX e siècle, un polémiste russe, Sinajskij, affirmait que « l’islam est

le fruit du rêve religieux et malade d’un malin trompeur et hypocrite »

[Sinajskij, 1904, p. 49]. Les affirmations que Mahomet n’avait pas pu

être prophète en raison de sa sensibilité et de ses basses qualités

morales, qu’il avait transmises à la religion qu’il avait créée, étaient

très répandues dans la littérature et les discours polémiques orthodoxes

russes. Ajoutons à cela la reprise du stéréotype chrétien du Moyen Âge

selon lequel le prophète des musulmans avait commis le péché de chair

non seulement dans cette vie, mais aussi au paradis.

Il est cependant intéressant de remarquer que, tout en suivant dans

son ensemble les canons polémiques de Byzance, les théologiens


ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 307

russes subissaient l’influence des regards fort peu chrétiens d’Ernest

Renan. Ainsi, affirmant que l’islam est une religion de l’ignorance qui

rejette la science et le progrès, les auteurs orthodoxes reconnaissaient

tout de même les exploits culturels et scientifiques de la culture

musulmane classique. Cependant, tout ce que cette culture avait de

positif ne revenait pas aux Arabes et existait, non pas grâce à la religion

musulmane, mais en dépit d’elle.

En général, les polémiques du XIX e siècle construisaient, avec

quelques variations bien sûr, une double image de l’islam comme

religion ; d’un côté, comparée à la religion chrétienne, l’islam était

présenté comme dépassé, comme ayant fait son temps et, d’un autre

côté, comme une religion fanatique, agressive et s’opposant à la

mission civilisatrice de la culture chrétienne.

Aujourd’hui, nous pouvons difficilement parler d’orientation

précise de l’activité missionnaire orthodoxe auprès des musulmans. Il

vaudrait mieux parler de différentes attitudes vis-à-vis des musulmans

et de différentes approches de l’islam au sein de l’Église orthodoxe. En

simplifiant un peu les choses, certes, je distinguerais trois principales

approches : deux radicales, opposées de par leur orientation,

islamophile et islamophobe, et une troisième, modérée et officielle.

L’approche islamophile a son origine dans le cadre du mouvement

néoeurasien au début des années 1990. L’école eurasienne, qui s’est

formée en tant qu’idéologie au sein de l’émigration russe dans les

années 1920, considérait l’islam comme une « orthodoxie potentielle »

[Bicilli, 1993, p. 283]. L’orthodoxie est non seulement le centre de la

culture russe, mais de toute la culture eurasienne, y compris des

croyances païennes, musulmanes et bouddhistes. Une des positions

centrales des néoeurasiens consiste en l’affirmation de l’union

orthodoxe-musulmane comme condition essentielle à la survie géopolitique

d’une grande et puissante Russie. Dans la première moitié des

années 1990, le journal Le Jour était un des promoteurs de ces idées,

avec sa célèbre rubrique « L’académie slavo-islamique ».

Le courant islamophobe a commencé à prendre de l’importance

dans le milieu orthodoxe au début de la deuxième guerre en

Tchétchénie, à la fin des années 1990. Ses positions sont les suivantes :

84 % de la population de Russie est russe orthodoxe, c’est pourquoi

notre pays est monoethnique et monoconfessionnel ; en mille ans

d’histoire, l’islam n’a laissé aucune trace dans la culture russe ; malgré

cela, nous devons aimer les musulmans comme nos frère cadets à qui

il est autorisé de vivre dans ce pays et de professer l’islam. Bien que,

comme l’a déclaré le père Dmitrij Smirnov lors de son intervention

auprès des prêtres travaillant dans l’armée : « Il y a beaucoup d’excès


308

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chez eux, allant jusqu’à la polygamie, et il leur est interdit d’embrasser

leur compagne dans la rue. Ils ne comprennent pas ce qu’est l’amour,

ils n’ont pas de notion de la liberté » [Smirnov, 2003]. Pour le reste, ces

idéologues orthodoxes répètent, sous une forme extrêmement

simplifiée, les arguments de la polémique traditionnelle, insistant avant

tout sur le caractère agressif de l’islam. Voilà ce que dit, par exemple,

le père Daniil Sysoev :

Les musulmans, pour soutenir leur erreur, n’ont tout simplement pas

d’autre choix que de se battre contre la parole de Dieu par le feu, la terreur et

les exécutions. Non seulement le Coran n’a pas atteint le sommet de la vertu,

mais son niveau moral n’atteint pas souvent celui de la plus élémentaire

honnêteté européenne [Sysoev, 2004].

Comme dans tout courant radical, les antimusulmans ont leur

épouvantail : la Russie serait menacée d’islamisation. Le peuple russe a

su s’immuniser contre les sectes protestantes et contre le césaropapisme

des catholiques et, maintenant, les technocrates et les réformateurs au

pouvoir caressent le rêve de faire de la Russie non plus l’héritière de la

seule Byzance, mais aussi celle de l’islam. D’où leur principal slogan :

« La Russie n’est pas le lieu de la renaissance de l’islam, mais celui de

la renaissance de l’orthodoxie. Pour rien au monde, nous ne donnerons

la Russie aux musulmans » [Savel’ev, 2003].

Du reste, le mouvement islamophobe a son courant « modéré », dont

les représentants considèrent l’islam comme une fausse religion, mais

lui donnent cependant la préférence, en tant que religion historique

traditionnelle de la Russie, sur les « hérésies » que sont le catholicisme

et le protestantisme. Citons, par exemple, le père Rafail dans son livre

Le Secret du salut :

Malgré la distinction de principe entre la mystique orthodoxe de la lumière

divine et l’exaltation artificielle des derviches musulmans, l’islam a conservé

dans son ensemble plus d’éléments d’ascétisme que le catholicisme contemporain,

et encore plus que le protestantisme [Rafail (Karelin), 2001, p. 94].

L’approche modérée dans l’Église russe orthodoxe contemporaine

évite la confrontation ouverte et même toute polémique avec les

musulmans, mais fait nettement la distinction entre un discours « pour

tous » et un autre « pour nous », c’est-à-dire à l’intérieur de l’Église.

Pour tous, on parle de position de dialogue avec l’islam, tout comme

avec les autres religions traditionnelles de Russie. C’est justement dans

ce but qu’a été créé le Conseil interreligieux de Russie, incluant des

représentants des communautés orthodoxe, musulmane, bouddhiste et

juive du pays. Dans ce Conseil, lors de la prise de décision, la règle est

« une religion, une voix ».


ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 309

Dans une récente interview, le coprésident du Conseil, le

métropolite Kirill (aujourd’hui numéro deux dans la hiérarchie ecclésiastique),

à la question sur les relations entre l’orthodoxie et l’islam

en Russie, a répondu : « Pour nos religions, la première tâche qui

s’impose est la renaissance de la piété traditionnelle chacune dans son

propre espace, et il est évident que le refus de tout prosélytisme

mutuel est une des conditions majeures pour une cohabitation de bon

voisinage » [Kirill, 2004, p. 2]. Kirill a également souligné que

« l’islam est la deuxième religion de Russie après l’orthodoxie, non

seulement de par son nombre d’adeptes et de par son influence, mais

aussi du fait de sa contribution à la construction de l’État russe… La

culture musulmane a enrichi le peuple russe et a, pour beaucoup,

contribué à l’éducation de sa tolérance religieuse, ce qui n’était pas

naturel aux peuples européens voisins » [ibid., p. 2]. Mais en même

temps, le métropolite n’a pas manqué de remarquer que « l’Église

russe orthodoxe rassemble la grande majorité des croyants du pays, et

aucune structure musulmane ne peut lui être comparée en taille ou en

influence » [ibid., p. 2].

Qu’on me permette ici une petite digression. Les modérés, eux aussi

parfois, soutiennent aujourd’hui la thèse du caractère monoconfessionnel

de la Russie. La majorité absolue de la population, disent-ils,

déclare qu’elle est orthodoxe. En réalité, c’est le vieux mécanisme

d’identification de son appartenance ethnique à la religion qui continue

à fonctionner. Des enquêtes sociologiques le montrent bien. À la

question : « À quelle religion appartenez-vous ? », environ 70 %

répondent : « Je suis orthodoxe », mais à la question : « Êtes-vous

croyant ? », 55 % de ces 70 % répondent : «Je ne suis pas croyant. »

En ce qui concerne le discours « interne » envers l’islam, la

majorité des modérés continue de considérer l’islam comme une fausse

religion, une pseudo-religion. Je cite seulement deux petits exemples.

Premier exemple : une de mes collègues a été obligée de cesser son

cours sur l’histoire des religions à l’Académie ecclésiastique de

Moscou parce qu’on lui avait demandé de dire, dans ses cours sur

l’islam, que c’était une religion inspirée par le diable. Cela se passe

aujourd’hui, à notre époque ! Deuxième exemple : dans certains

séminaires orthodoxes, il existe un cours d’histoire des religions,

consacrés à l’histoire du judaïsme, du bouddhisme et de l’hindouisme,

mais je ne peux citer qu’un seul séminaire — le séminaire de Smolensk

— où il existe un cours spécialement consacré à l’histoire de l’islam

(moi-même, j’ai assuré deux fois ce cours). Je ne parle, bien entendu,

que des écoles ou des collèges, des séminaires ou des académies qui

dépendent directement du patriarcat. Donc, pour l’Église orthodoxe


310

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dans son ensemble, la position fermée, exclusiviste, basée sur la

certitude inébranlable de détenir le monopole absolu de la vérité et

excluant toute aspiration à comprendre une autre foi, reste la caractéristique

première.

Le courant modéré se caractérise également par son aspiration au

rétablissement des relations traditionnelles entre l’Église et l’État sous

des formes plus ou moins dissimulées. N’oublions pas les racines

réelles, et non pas mythologiques, de Byzance, et, avant tout, le

principe de symphonie emprunté à Byzance et profondément assimilé,

des pouvoirs de l’État et de l’Église. Selon cette doctrine, élaborée au

VI e siècle par l’empereur Justinien et appelée par la suite césaropapisme,

l’empereur et son gouvernement sont responsables de toutes les

questions concernant la vie terrestre de leurs sujets chrétiens.

Et sous le pouvoir communiste, l’Église, formellement séparée de

l’État, restait d’État, dans ce sens où elle était entièrement contrôlée par

le pouvoir athée. Que ce soit sous les empereurs ou sous les

communistes, l’Église avait donc l’habitude d’être une Église d’État,

plus précisément d’être dépendante de l’État — car à partir de Pierre le

Grand, qui a remplacé l’institut du patriarcat par le Saint Synode,

l’empereur déclarait : « Je suis votre patriarche ». L’État s’est également

habitué à cette dépendance, ce qui se reflète aujourd’hui, sous une

forme plus ou moins cachée, dans certaines lois et, sous une forme plus

explicite, dans les déclarations de certains fonctionnaires.

À cet égard, la « Loi sur la liberté de conscience et d’associations

religieuses » de 1997 est significative : d’un côté, il y est déclaré que

toutes les associations religieuses sont séparées de l’État et sont indépendantes

de l’État, mais, de l’autre côté, on mentionne le rôle

particulier de l’orthodoxie dans la formation de la culture et de

l’histoire du peuple russe et, seulement ensuite, on cite les religions

historiques traditionnelles de la Russie (islam, bouddhisme, judaïsme).

On peut donc dire que, sous une forme dissimulée, cette loi distingue

trois catégories de religions : la religion primordiale, les religions

favorisées et les religions indésirables. Exactement comme chez

George Orwell : « Tous les animaux sont égaux, mais certains sont plus

égaux que d’autres. »

Et voici un autre exemple. Dans une lettre de 2003 au ministre de

l’Éducation de la Fédération de Russie, Fillipov (aujourd’hui ancien

ministre), le patriarche Alexei II, le président de l’Académie russe des

sciences, Osipov, le président du Conseil des recteurs des universités de

Russie, le recteur de l’Université de Moscou (MGU), Sadovnitchi,

proposent de créer une formation d’État en théologie. On peut y lire

l’affirmation suivante : « En adoptant la foi orthodoxe, la Russie a


ATTITUDES ENVERS L’ISLAM DANS L’ÉGLISE ORTHODOXE 311

emprunté à Byzance l’image d’une structure d’État chrétienne, une

moralité chrétienne » [Cerkov’, 17 octobre 2004].

Et encore deux autres exemples. En juin 2005, sur la première

chaîne de la télévision russe, la vice-présidente aux Affaires étrangères

du Comité de la Douma, Mme Narotchnitskaya, a déclaré : « La

moralité sans religion, qui plus est sans la religion traditionnelle de

l’État, est impossible… » Et, enfin, dans la Lettre épiscopale du 7

octobre 2004, il est dit : « Pour le bien de l’État et de la société, il est

indispensable de renforcer la présence de l’orthodoxie dans tous les

domaines de la vie sociale » [Cerkov’, 17 octobre 2004].

Et pour conclure. Pendant les trois derniers siècles, l’Église a été

soumise à l’État : avant-hier sous l’Empire russe, hier sous l’URSS et

aujourd’hui avec la Fédération de Russie. La tendance vers une

symphonie entre l’État et l’Église reste dominante. Je ne dis pas qu’il

n’y a aucune contradiction entre le pouvoir de l’État et celui de

l’Église, car ces contradictions existent, mais elles restent très

secondaires. Cette tendance dominante était légitimée avant-hier au

nom de l’orthodoxie comme religion d’État, elle existait sous une

forme déguisée hier avec la religion sous le contrôle de l’État athée, et

elle demeure aujourd’hui sous la forme d’une étatisation non officielle

de la religion, étatisation de facto, mais pas de jure (ne pouvant pas être

de jure aujourd’hui, grâce à Dieu et grâce aux musulmans de Russie).

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AKVILONOV E. (1904), O bo estvenosti xristianstva i o prevosxodstve ego nad buddizmom

i moxammedantsvom (De la divinité du christianisme et de sa supériorité

sur le bouddhisme et le mahométisme), Petrograd.

BARTOL’D V. (1966), Islam i Arabskij xalifat (L’Islam et le califat arabe), en 9

volumes, vol. 6, Moscou.

BICILLI P. (1993), Dva lika evrazijstva, Rossija me du Evropoj i Aziej : evrazijskij

soblazn (Deux images de l’eurasisme, la Russie entre l’Europe et l’Asie : la

tentation de l’eurasisme), Moscou, p. 279-291.

CERKOV’ (17.10.2004), Cerkov’ i gosudarstvo v sovremenoj Rossii : vozroslo li

vlijanije Ruskoj pravoslavnoj cerkvi v na ej strane ? Diskussija na 1 kanale

televidenija (L’Église et l’État dans la Russie contemporaine : l’influence de

l’Église orthodoxe russe dans notre pays s’accroît-elle ?), débat sur TV Canal-

1 du 17.10.2004.

ECHEVSKIJ S. (1870), Missionerstvo v Rossii (Missions en Russie), partie 3,

Moscou.

MAKSIM GREK (1894), Tri slova oblicitel’nyx protiv agarjan (Trois Dits d’accusation

contre les descendants d’Agar), Tvorenija, Kazan, partie 2, p. 3-36.

KIRILL (2004), «Kak strojatsja otnocheniya me du pravoslavijem i islamom v

Rossii »(Comment se forment en Russie les relations entre l’orthodoxie et l’islam),

http://www.pravoslavie-islam.ru/mitr-kirill.htm


312

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

MPMS (1894), « Xristianskoje missionerstvo », Missionerskij protivomusul’manskij

sbornik (Les missions chrétiennes), Recueil missionnaire antimusulman,

fascicule XX, Kazan, p. 5-49.

RAFAIL (2001), Tajna spasenija, Moskva (Le secret du salut), Moscou.

SAVEL’EV A. (2003), « Islamizacija Rossii — polumesjacem po krestu »

(L’islamisation de la Russie — le croissant contre la croix), http://www.russdom.ru/

SINAJSKIJ A. (1904), Magometanstvo v ego istorii i otnochenii k xristianstvu

(kul’turno-istoriceskij ocerk) (Le mahométisme dans l’histoire et son attitude

envers le christianisme — précis historique et culturel), Saint-Pétersbourg.

SYSOEV D. (2004), Mo et li Koran pretendovat’ na to cto on Slovo Boga ? (Le

Coran peut-il prétendre être le Verbe de Dieu ?), http://um-islam.nm.ru/

SMIRNOV D. (2003), Ob otnochenii k musul’manam (De l’attitude envers les

musulmans),// http://www.missioner.ru/

SPILLER V. (1963), « Missionary Aims and the Russian Orthodox Church»,

International Review of Mission, Moscou, n° 52.


16

Les débuts du sionisme (1882-1903)

vus par les consuls de France à Jérusalem

Rina Cohen

Le consulat de France en Palestine est officiellement ouvert en

juillet 1843 par Jean de Lantivy 1 . « Favoriser et étendre notre représentation

» dans cette partie de l’Empire ottoman est l’objectif général fixé

au nouveau consul par le ministre des Affaires étrangères, François

Guizot. Celui-ci précise que le caractère de cette mission est « partiellement

religieux et politique 2 ».

Sur le plan politique, porteur de la « suprématie » de la civilisation

qu’il estime incarner, Lantivy se présente d’emblée comme une sorte

de délégué général colonial auprès du Pacha de Jérusalem. Dans un

même mouvement, avant de rejoindre Jérusalem, Lantivy se rend à

Rome pour coordonner la « mission civilisatrice » de la France,

première « puissance catholique », avec la stratégie spécifique du Saint-

Siège. L’action du consul en faveur de l’Église catholique, écrit-il en

mai 1843 3 , doit servir « l’intérêt français en Palestine » dans une

conjonction d’avantages réciproques. Le consul, doit, par son activité,

« éclairer la marche et les progrès de l’opinion publique en faveur du

catholicisme, c’est-à-dire de l’intérêt français en Palestine, et son rôle

doit consister à couvrir les chrétiens de la protection du gouvernement

du Roi, en les faisant jouir du bénéfice des Capitulations 4 ».

Près de quarante ans plus tard, annonçant en mai 1882 le vote des

subventions en faveur des établissements religieux catholiques en

Palestine — ce qui constitue l’essentiel des dépenses de l’État français

dans cette province ottomane — le département politique du ministère

1. Premier consul de France en Palestine (janvier 1843-juin 1845).

2. Ministère des Affaires étrangères (dorénavant MAE), série Jérusalem, correspondance

politique (cp), n° 2, Paris, 14 mars 1843.

3. MAE, Jérusalem, cp, n° 44, 28 janvier 1844.

4. MAE, Jérusalem, correspondance commerciale (cc), n° 1, Rome, 23 mai 1843.


314

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

des Affaires étrangères souligne que le consul devra veiller « à ce qu’il

en soit fait un usage qui réponde à la pensée patriotique des

Chambres », notamment par l’enseignement du français, car le gouvernement

de la République certes « ne se propose point un but de

propagande religieuse qui serait en contradiction avec les principes qui

guident sa politique », mais « il vise à accroître son influence au sein

des populations qui sont depuis longtemps habituées à aimer et à

respecter le nom de la France 5 ».

LES FONDEMENTS INVARIABLES D’UNE POLITIQUE D’INFLUENCE

L’instrumentalisation de la mission religieuse en Terre sainte et l’affirmation

de la prépondérance historique de la France sont, tout au long

du XIX e et jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale, une

permanence fondamentale de la politique française en Palestine,

devenue le champ clos des rivalités des grandes puissances dans leurs

stratégies expansionnistes respectives. De la Restauration à la

III e République, en passant par le Second Empire, la protection et les

privilèges des Capitulations — dont François I er est considéré comme

l’inventeur avec Suleyman (Soliman) — sont les armes politiques et

diplomatiques privilégiées de Paris en Palestine.

La revendication de la protection sert de prétexte à l’ingérence dans

les affaires locales. Le cas échéant, l’invocation de cette prérogative

devient le moyen de l’intervention, la justification, en quelque sorte,

des dispositions prises en vue de participer au dépeçage de l’Empire

ottoman le moment venu. Elle ne concerne pas uniquement les

chrétiens latins. Dans les années 1830, la représentation consulaire a

vigoureusement agi auprès des autorités de Jérusalem en faveur des

quelques centaines de juifs venus d’Algérie au lendemain du début de

la conquête française. Lantivy et ses successeurs sont allés jusqu’à

ignorer les directives de Paris, qui exigeaient le retour en Algérie de ces

émigrés considérés comme suspects. Pour les consuls, en revanche, il

s’agit de « sujets de la France » dont la protection permet d’étendre

l’« influence française » en Palestine.

Les juifs algériens entrent, de ce fait, dans le champ de l’intervention

consulaire dans les affaires du pachalik. Ils sont à la fois

instrument de ce processus et acteurs pour leurs intérêts propres, essentiellement

vis-à-vis des séfarades autochtones. À partir des années

1850, la notion de protection prend toute sa dimension politique au

5. Non numérotée, non datée, reçue à Jérusalem le 1 er mai 1882.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 315

détriment de celle, principalement juridique, issue des Capitulations.

L’élargissement du concept de protection des personnes à celle des

biens immobiliers devient ainsi le moteur idéologique de l’ambition

coloniale française en Palestine.

La représentation consulaire en Palestine ne parviendra toutefois

pas à placer sous le manteau français les milliers de musulmans

algériens réfugiés en Palestine après la conquête de l’Algérie et dont

nombre suivent l’émir Abdelkader dans son exil. Et pour cause : aucun

d’entre eux n’a demandé la protection française.

L’autre constante de la politique consulaire française en Palestine

est le peu de considération envers les habitants du pays, qui, s’ils ne

sont pas des notables avec lesquels il faut compter, font partie de cette

masse humaine indistincte vivant dans la nuit de l’ignorance et qu’un

jour lointain, la mission civilisatrice de la France viendrait éclairer.

Les rares fois où l’on évoque la population autochtone « arabe »,

c’est pour souligner sa paresse, son ignorance, son absence d’initiative

et le peu de confiance que l’on peut lui accorder. « Ils ne font que

gratter la terre », affirme en 1846 le consul Helouis-Jorelle 6 , et, comme

en écho, le vice-consul de France à Jaffa écrit cinquante ans plus tard

dans son rapport sur la situation économique de la Palestine : « […] le

cultivateur de ce pays est essentiellement routinier et ennemi de tout

labeur qui lui paraît superflu. Il a peu de besoins et, une fois assuré de

récolter de quoi y suffire, il se refuse à un surcroît de travail en vue

d’assurer une réserve pour l’avenir. Les seuls progrès réalisés l’ont été

dans les colonies fondées par des Européens. » Et, ajoute-t-il, « Tels

sont les centres agricoles créés par le baron Edmond de Rothschild en

Samarie (un) 7 et en Palestine (trois) 8 et ceux dus à l’initiative particulière

(trois) 9 , tous habités par des israélites, en majeure partie

originaires de la Russie et devenus sujets ottomans 10 ».

Observons qu’il n’y a aucune colonie française. En revanche, comme

nous l’avons vu plus haut, le gouvernement français subventionne

largement les établissements religieux latins où sont scolarisés à

différents niveaux entre deux et trois mille enfants de toutes confessions.

« La Palestine est, plus que toutes les autres contrées de l’Orient, le

champ de rivalités et des compétitions universelles » écrit en avril

6. Joseph Hélouis Jorelle, 2 e consul de France à Jérusalem (juin 1845-juin 1848),

MAE, Jérusalem, cc, n° 18, 19 juillet 1846.

7. Du nom de Hedera.

8. Petah-Tiqwa, Rishon leZion, Zikhron Ya’aqov.

9. Rehovot, Gedera, et Nes Ziona.

10. Vice-consulat de France à Jaffa (Palestine), 30 juin 1896, rapport annuel

« Situation économique et mouvement maritime et commercial du port de Jaffa de la

Palestine pendant l’année financière turque du 13 mars 1895 au 13 mars 1896 ».


316

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1888 le consul Charles Ledoulx 11 . Certes ajoute-t-il, la France n’y

possède pas d’établissements industriels agricoles ou bancaires. Mais

« les œuvres fécondes de la philanthropie et de la civilisation sont les

seules qui puissent y développer notre influence et s’accordent avec les

instincts généreux et libéraux de notre nation et nous assureront dans

les éventualités qui se préparent peut-être, le rang et les destinées

auxquels nous avons le droit d’aspirer 12 ».

CÉCITÉ POLITIQUE ET INCOMPRÉHENSION D’UNE RÉALITÉ NOUVELLE

À la veille de la première grande immigration juive de 1882 13 , la

Palestine compte à peine un demi-million d’habitants, dont 25 % sont

des citadins. Plus de 85 % de la population est musulmane, 9,5 % sont

des chrétiens et 3 % des juifs. Ces derniers vivent dans les quatre villes

saintes du judaïsme : Jérusalem, Hébron et Tibériade, et Safed en

Galilée [Ben Arieh, 1975, p. 49-69].

Vingt ans plus tard, à l’issue de cette première vague d’immigration,

dite « aliya sioniste », la population juive représente 10 % des habitants

de la Palestine. Cet afflux d’immigrants est, d’une part, la conséquence

des pogroms perpétrés en Russie après l’assassinat du tsar Alexandre II

en 1881 par des anarchistes russes, et, d’autre part, celle des lois

antijuives proclamées en Roumanie, Bucarest ayant refusé de souscrire

au principe d’égalité des droits pour tous proclamé par le Congrès de

Berlin en 1878 [Dubnow, 1966, p. 788].

Plus généralement, ces mouvements de population se situent dans le

grand courant d’émigration d’Est en Ouest, provoqué par la misère et

par le mirage d’un eldorado en Occident où l’industrialisation entraîne

un rapide développement économique. En l’espace d’une trentaine

d’années, près de deux millions de juifs fuient la Russie, s’ajoutant à

plusieurs centaines de milliers venant d’Europe centrale et orientale. La

grande majorité émigre aux États-Unis (1 700 000), 150 000 vont en

Angleterre, 100 000 en Argentine ; la France en accueille 80 000, le

Canada 60 000, l’Afrique du Sud 50 000 [Hersch, 1931, p. 471-520].

Environ 60 000 juifs arrivent en Palestine au cours de cette période.

La moitié d’entre eux repartiront vers d’autres cieux, un phénomène

qui se reproduira régulièrement à l’occasion des vagues d’immigration

qui suivront. La majorité des nouveaux arrivants s’installe dans les

11. Consul à Jérusalem (1885-†1898). À partir de 1893, le consulat est érigé en

consulat général.

12. Adressé à l’ambassadeur de France auprès de la Sublime Porte, le comte de

Montebello, Jérusalem 26 avril 1888.

13. Elle se situe plus précisément entre 1882 et 1903.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 317

villes et leurs périphéries, ce qui provoque régulièrement des récriminations

de la part des autorités locales qui prennent prétexte du nombre

important d’immigrants pour tenter d’arrêter l’afflux.

L’imagerie traditionnelle présente la première aliya comme étant

celle du travail de la terre. En réalité, seule une sorte d’avant-garde de

quelque 5 000 personnes s’installe sur des terres pour les cultiver, en

fondant à peine deux douzaines de colonies agricoles. Ceux qui se sont

installés dans les villes ont joué un rôle non négligeable dans le développement

et la modernisation de ces centres urbains comme

Jérusalem, ou portuaires, à l’instar de Jaffa et de Haïfa.

Les émigrants les plus actifs appartiennent essentiellement au

courant d’associations les « Amants de Sion » (Hibat Zion). À l’origine,

cette tendance, issue de la Haskala (les Lumières juives), se situait à

mi-chemin entre ceux qui préconisent l’intégration et revendiquent la

citoyenneté à part entière dans les pays de résidence et la mouvance

orthodoxe qui prône le repli sur soi. Les pogroms russes ont provoqué

un tournant dans la doctrine des Amants de Sion : la revendication d’intégration

devient irréaliste de leur point de vue, car, de toute façon,

affirment-ils, les juifs suscitent l’antisémitisme du fait de leur existence

même 14 . Il leur faut donc un territoire à eux où ils pourront s’installer,

vivre en paix et construire un avenir 15 .

À la différence de la grande majorité des arrivants qui n’ont en

commun que l’attachement à la pratique religieuse, une petite minorité

(quelques dizaines), les biluim, des lycéens et étudiants de Kharkov et

de Simferopol, se présentent comme le fer de lance du nationalisme.

Inspirés, comme les autres immigrants, par la Haskala, ils préconisent

la rédemption du peuple juif par le travail de la terre et souhaitent

développer un mouvement de masse nationaliste pionnier en vue de la

renaissance du peuple juif sur sa terre originelle en Eretz Israël. Le

projet est d’incarner leur rêve dans une colonie collectiviste où tout

serait mis en commun entre colons aptes aux activités physiques. Quant

au régime du futur État, certains préconisent la monarchie absolue,

d’autre une république présidentielle ou encore une monarchie constitutionnelle.

Malgré leur faible nombre, ce sont pourtant eux qui,

pendant longtemps, inspirent l’image mythique des pionniers de la

première aliya [Salmon, 1981, p. 117-140].

Quelle fut l’attitude des consuls vis-à-vis de cette première

immigration juive d’importance en Palestine ? On est tenté de dire que

c’est l’absence de réaction qui domine face à un phénomène auquel les

14. À titre d’exemple, voir P Smolenskin (1877), Il est temps de planter et L. Pinsker

(1882), Autoémancipation, paru en russe et allemand.

15. Pour l’installation des immigrants de la première aliya, voir [Delmaire, 1999, p. 130].


318

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

consuls français assistent en spectateurs. Ce sont des israélites russes et

roumains, peut-on lire dans plusieurs correspondances qui font

observer que la France n’est donc pas concernée par l’attitude plus ou

moins inamicale des autorités ottomanes ou locales vis-à-vis de cette

immigration.

Cette cécité, face à un phénomène inédit et indépendant de toute

volonté politique, d’une des grandes puissances présentes en Palestine

est la conséquence de l’enfermement idéologique de la doctrine

française concernant la Terre sainte dans le carcan de la rivalité entre

puissances chrétiennes.

Ainsi, au lendemain de la capitulation française en 1870, le consul

de France à Jérusalem s’insurge contre la célébration par son collègue

allemand de la victoire destinée à « frapper les imaginations, montrer

que le rôle exceptionnel que la France joue en Palestine était fini et que,

désormais, la nation puissante, c’était l’Allemagne 16 ».

Son collègue en poste à Damas, Roustan, signale quelques mois

plus tard la fondation d’une colonie allemande en Palestine, en faisant

observer, sans autre forme de commentaire, la « sagacité » du choix du

lieu de l’implantation :

Une colonie allemande composée presque exclusivement de

Wurtembergeois s’est installée à Caïffa depuis quelques années et paraît

destinée à y former le noyau d’une plus grande agglomération. Ce point a été

choisi avec beaucoup de sagacité. Caïffa est peut-être le point de la côte qui

est appelé à prendre la plus grande importance. Dès que des voies de communications

l’auront relié aux riches plaines du Hauran, il deviendra l’échelle de

ce grenier de la Syrie. Déjà, l’on parle de concession d’un chemin de fer qui

relierait Caïffa à Acre, et à Damas. En attendant ce moment, assez éloigné

encore probablement, les Allemands s’efforcent de prendre racine sur le bord

de la mer et au pied du Carmel. Ils ont même déjà essayé d’empiéter sur des

terrains dépendant du couvent 17 .

Deux ans plus tard, c’est toujours la politique expansionniste

allemande qui focalise l’attention du consulat de France. La

nomination du baron de Münchhausen, dont la renommée fait un expert

du Proche-Orient, en est la preuve. L’« influence allemande », avertit le

consul, « grandit constamment, grâce à l’immigration chaque jour plus

nombreuse de colons, d’ouvriers allemands et grâce aussi à la

protection efficace que les agents prussiens exigent des autorités

locales. Des colonies agricoles se sont établies à Caïpha et paraissent

très prospères ».

16. MAE, Jérusalem, cp, n° 68, 18 février 1871.

17. MAE, Beyrouth, cp, n° 53, 10 juin 1872.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 319

À Jaffa, les Allemands achètent des terres incultes, les mettent en rapport,

bâtissent des maisons dans un quartier qui tend à devenir une cité allemande,

avec écoles pour les garçons et les jeunes filles. Une nouvelle colonie

composée d’émigrants allemands venant de Russie, se fonde en ce moment à

Ramleh où elle a acquis une étendue considérable de terres. À Jérusalem

enfin, la banque, le commerce, l’industrie sont entre leurs mains. […] Sans

négliger les moyens que procurent avec le temps les institutions religieuses,

les Prussiens s’attachent plus particulièrement au développement des intérêts

économiques, base solide et qui résiste aux fluctuations de la politique, à ses

revers même. […] Le jour où des complications graves menaceraient

l’existence de l’Empire turc, n’est-il pas à craindre que les nombreux sujets

allemands établis en Palestine et les intérêts qu’ils représenteront ne

paralysent notre liberté d’action, surtout s’il fallait prendre des garanties

contre une solution violente de la question. Le mouvement de décadence de la

Turquie ne paraît-il pas s’accentuer assez fortement dans ces dernières années,

pour que nous soyons en droit d’envisager cette hypothèse ou tout autre qui

nous priverait du fruit de notre politique séculaire.

[…] Nous ne pouvons pas malheureusement lutter avec les Allemands sur

le même terrain et avec les mêmes moyens : nos compatriotes n’émigrent

guère et ceux en nombre insignifiant qui viennent s’établir dans ces pays, le

font avec esprit de retour. Ce n’est qu’avec l’élément catholique indigène que

nous pouvons essayer de contrebalancer les Allemands : mauvais élément, il

est vrai, mais dont les institutions religieuses actuellement existantes n’ont pas

su, à mon avis, tirer tout le parti désirable. La jalousie de l’ordre des

Franciscains, la crainte du patriarcat de mécontenter ces religieux avec

lesquels il a eu tant à lutter, ont empêché jusqu’à présent l’introduction même

de congrégations vouées à l’enseignement, telles que celles des Lazaristes, des

Frères des Écoles chrétiennes.

[…] Pour me résumer, je crois que le moment est venu de faire

comprendre à la Cour de Rome qu’il est urgent de s’opposer à la propagande

protestante allemande en Palestine […] et qu’en tout cas, les intérêts de la

religion catholique réclament une initiative prompte et énergique 18 .

SCLÉROSE D’UNE DOCTRINE OBSOLÈTE

Ainsi, une fois de plus, comme ce fut le cas depuis l’arrivée du

premier consul français en Palestine, corollairement à la rigidité intellectuelle

consistant à ne penser la politique française dans cette province

ottomane qu’en termes de concurrence avec les autres puissances

chrétiennes dans l’optique d’un futur démantèlement de l’empire de

Constantinople, la promotion de l’influence française ne s’entend que

dans le cadre de la propagation religieuse catholique latine.

« Un Italien, le Sieur Ermete Pierotti, se disant architecte ingénieur

honoraire de la Custodie franciscaine se propose de fonder en Palestine

18. MAE, Jérusalem, cp, n° 15, 25 juin 1874.


320

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

des colonies catholiques. Il a obtenu pour son projet l’approbation de la

Congrégation de la Propagande et même la bénédiction du Saint Père.

Le Saint-Siège est préoccupé à juste titre des efforts que tous les

Protestants Allemands déploient pour diriger vers ce pays un courant

considérable d’immigrants et de la nécessité de neutraliser la prépondérance

que le protestantisme tend à y prendre. Cette préoccupation est

légitime et tout ce qui pourra se faire d’utile dans ce sens mérite

assurément le concours et l’appui de la catholicité » peut-on lire dans

une note adressée à Paris en novembre 1876 19 .

Douze ans plus tard, le leitmotiv est toujours le même : l’influence

de la France en Palestine continue à se mesurer à l’aune du nombre et

de l’importance des établissements catholiques bénéficiant d’une aide

gouvernementale française et devant encourager à l’enseignement de la

langue française.

En introduction de son « Rapport annuel sur les établissements

scolaires, hospitaliers et religieux de la Terre sainte » subventionnés par

le gouvernement français, le consul de France à Jérusalem, tout en se

félicitant du fait que « les sacrifices considérables que notre

Gouvernement s’est imposés ont produit des résultats importants »,

constate qu’ils « sont surpassés par ceux qu’ont obtenus, dans la même

période, les établissements similaires étrangers. Les Russes, les

Allemands et les Grecs rivalisent d’activité et de sacrifices et […] leurs

achats et leurs constructions sont poursuivis avec une persistance qui

révèle l’exécution d’un plan déterminé d’envahissement ». Le consul

appelle de ses vœux la création en France « de quelqu’entreprise

analogue à celle qui existe déjà sous le nom de la “Propagation de la

foi” et dont les ressources seraient exclusivement réservées à la Terre

Sainte ». « Nous ne pouvons que nous borner à souhaiter la création

d’une institution de ce genre », ajoute-t-il. Et il conclut que « pour

arriver à ce but, l’appui moral ne suffit pas et la libéralité toujours

croissante dont a fait preuve depuis plusieurs années le Gouvernement

de la République à l’égard de nos établissements religieux de la

Palestine, témoigne de sa légitime sollicitude pour l’influence et

l’avenir de notre nation ». Dans le même temps, à Paris, le Parlement

vote une loi interdisant à tout membre d’une congrégation religieuse

d’exercer la fonction d’instituteur dans les écoles primaires situées en

France. Cette nouvelle pomme de discorde avec la papauté ne semble

nullement empêcher le développement du soutien financier de Paris à

ces congrégations afin de les encourager à développer leurs activités en

Palestine au nom de l’« influence française 20 ».

19. MAE, Jérusalem, cp, n° 60bis, 8 novembre 1876.

20. MAE, Jérusalem, non numérotée, 20 juin 1886.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 321

QUATRE ANS APRÈS LE DÉBUT DE LA PREMIÈRE ALIYA…

La première évocation de « l’importante immigration israélite en

Palestine » dans une correspondance consulaire date d’avril 1886.

L’observation apparaît incidemment dans le rapport annuel sur les

échanges commerciaux de la Palestine évoquant le développement

croissant de colonies de différentes nationalités. « Ce mouvement qui a

pris des proportions telles que le gouvernement ottoman s’en est ému,

n’est que la conséquence des proscriptions et des lois exceptionnelles

que l’antisémitisme a provoquées dans certaines contrées de

l’Europe », constate sans autre commentaire le rapport 21 .

Le ton change l’année suivante. Les autorités ottomanes, affirme-ton,

appliquent aux juifs français les mêmes restrictions d’entrée et

d’installation en Palestine qu’à ceux fuyant la Russie. L’alerte est

lancée en juin 1887 par le nouveau consul de France à Jaffa. Guilloy

écrit que les fonctionnaires ottomans « s’appliqueraient à rendre le

séjour du territoire turc de plus en plus difficile pour les étrangers. Les

privilèges acquis à ces derniers, soit par les Capitulations, soit par les

usages tellement ancrés qu’ils ont, pour ainsi dire, force de loi, seraient

battus en brèche avec un zèle infatigable 22 ».

Le 17 septembre de la même année, dans une correspondance à son

ministre, le consul Ledoulx, résidant à Jérusalem, écrit : « Le nombre

sans cesse croissant des israélites qui viennent s’établir en Palestine

semble avoir inspiré au gouvernement ottoman une inquiétude qui se

traduit par des tentatives intermittentes d’arrêter ce mouvement d’immigration.

Depuis plus de trois ans, un irâdè impérial aurait interdit aux

israélites étrangers de séjourner en Palestine pendant plus d’un mois, et

depuis cette époque, l’administration ottomane refuse de sanctionner les

ventes d’immeubles consenties en faveur des israélites étrangers dont le

nombre tend à s’accroître considérablement 23 . » Rappelant que, jusqu’à

présent, ces mesures n’étaient appliquées qu’aux juifs russes, le consul

affirme que, désormais, elles seraient étendues à « tous les israélites sans

distinction de nationalité », donc également aux Français.

Ceci est inacceptable, s’indigne le consul français, car une telle

mesure entrerait en contradiction avec « les conventions internationales

qui garantissent la liberté de séjour sur le territoire ottoman à tous les

Français, sans distinction de religion ».

21. MAE, Jérusalem, cc, non numéroté, 21 avril 1886.

22. MAE, Jérusalem, cc, n° 1, Jaffa, 2 juin 1887.

23. MAE (Nantes), Jérusalem série A carton 136, 17 septembre 1887.


322

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Le 8 juillet 1891, le consul Ledoulx indique à Paris avoir reçu une

circulaire des autorités locales interdisant le séjour des juifs étrangers

« au-delà du temps nécessaire pour leurs dévotions. Six ans plus tôt, de

telles mesures avaient déjà été annoncées, explique-t-il, mais elles sont

restées sans effet à en juger par l’immigration considérable d’israélites

qui s’est opérée en Palestine depuis cette époque ». Il estime à dix mille

le nombre d’immigrants juifs russes depuis 1885. Et, ajoute-t-il, le

mouvement « tendait à devenir plus important encore depuis le

commencement de 1891 24 ». Il en résulte une flambée des prix de l’immobilier

et une hausse du coût de la vie, constate le consul, qui précise

toutefois qu’il ne s’agit sans doute pas des seules raisons du coup

d’arrêt que souhaitent porter à l’émigration juive les autorités

ottomanes. Ledoulx ne précise pas quelle pourrait être la nature des

autres raisons de l’attitude de Constantinople.

Le 18 janvier 1893, le consul français, faisant état d’une pétition

collective d’une dizaine de notables juifs français de Jaffa, relative à

l’interdiction d’acquisition de propriétés immobilières faite aux juifs

étrangers ou ottomans, prend des distances par rapport à cette discrimination.

Il affirme qu’il ne lui appartenait pas « d’apprécier si elle n’est

point contraire à la lettre et à l’esprit des Capitulations et des rescrits

impériaux, notamment de ceux qui proclament la liberté et l’égalité des

Cultes dans l’Empire ottoman ». Poursuivant dans ce sens, il se range

aux arguments du pacha de Jérusalem en estimant que cette mesure lui

paraît justifiée « par les achats fonciers considérables que des associations

et des capitalistes israélites » ont effectués au cours de la dernière

période. L’afflux d’étrangers et le développement de colonies

inquiètent le gouverneur de Jérusalem, car explique-t-il à Ledoulx,

« cela risque de provoquer le mécontentement des populations

musulmanes contraintes de céder la place ». Le consul indique en outre

au ministère que, selon lui, les juifs français, sont, par « leur petit

nombre, moins atteints que les autres ». Et d’ajouter avec soulagement

que, « bien que Messieurs Rothschild et Erlanger possèdent ici des

propriétés considérables, la loi du 7 Saphar 1284 les assimile, en leur

qualité de propriétaires, aux sujets ottomans et les Colonies qu’ils ont

fondées ne sont peuplées […] que d’israélites non français 25 ».

Cette dernière citation illustre combien le point de vue français reste

enfermé dans le principe de la protection des seuls ressortissant

nationaux, sans qu’il ne soit question, à aucun moment, de s’interroger

sur l’ampleur des acquisitions immobilières et foncières des

24. MAE, Jérusalem, cc, n° 325, 8 juillet 1891.

25. MAE, Jérusalem cc, à l’ambassadeur de France à Constantinople, 18 janvier 1893.


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 323

immigrants ni sur les transformations du paysage sociologique et

politique que cette immigration est susceptible de provoquer.

Les autorités ottomanes, explique le 20 juillet 1898 le consul

général de Jérusalem à l’ambassade de France à Constantinople, ont

décidé d’exiger une caution financière exorbitante, « cinquante

napoléons d’or », des nouveaux arrivants et qui ne leur serait rendue

que s’ils quittent le territoire dans un délai d’un mois. Cette mesure est

illégitime, affirme le consul, puisqu’elle n’a pas été soumise « à l’approbation

préalable des ambassades des puissances intéressées 26 ». Le

24 septembre de la même année, une note verbale de l’ambassade aux

autorités ottomanes semble vouloir mettre en avant un principe

intangible : « La législation française, indique ce document, ne prend

pas en considération les confessions religieuses et reconnaît les mêmes

droits à tous les Français à quelque culte qu’ils appartiennent. » Les

Français ayant, aux termes des conventions en vigueur, le droit de

circuler et de s’établir dans l’Empire Ottoman, « ce droit ne peut être

contesté aux Israélites sujets français 27 ».

Le 25 février 1901, le chargé d’Affaires à Constantinople écrit au

ministre des Affaires étrangères, Delcassé, pour, une fois de plus,

indiquer que la Porte interdit l’acquisition de biens immobiliers par des

juifs étrangers et leur séjour de plus de trois mois en Palestine. Une fois

de plus, le diplomate précise que ceci est contraire au droit de libre

circulation des ressortissants français — quelle que soit leur confession

— sur le territoire ottoman. Et, comme à l’habitude, il indique que ces

mesures ne connaissent pas de réelle application, l’arrivée de juifs en

Palestine s’étant encore accélérée. Il répète aussi que « La France est, il

est vrai, peu intéressée dans la question ; […] nous ne pouvons

rencontrer des difficultés que du fait d’émigrants algériens ; or les

relevés faits à notre vice-consulat à Jaffa montrent que le nombre de ces

derniers est minime ». La réponse de Delcassé conforte l’ambassade

dans son refus d’appliquer les directives impériales, tout en demandant

aux représentations françaises de faire preuve de souplesse en réglant

les éventuels litiges au coup par coup 28 .

Si cette énumération peut paraître fastidieuse, elle permet de mettre

en lumière le caractère routinier de la pratique consulaire concernant

l’immigration juive. Il s’agit ni plus ni moins d’israélites, comme en

d’autres temps il s’agissait de chrétiens latins ou schismatiques. Il

26. MAE (Nantes), Jérusalem, série A carton 136, au chargé d’affaires à

Constantinople, 20 juillet 1898.

27. MAE, Jérusalem, cc, note verbale du chargé d’affaires à Constantinople au consul

de France à Jérusalem, 24 septembre 1898.

28. MAE, Jérusalem, cc, Paris, 25 février 1901.


324

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

apparaît d’ailleurs que la pratique des autres puissances n’est pas très

différente, chacune semblant vouloir profiter de cette aubaine que sont

ces juifs immigrants pour en réclamer la protection. Et si l’on se place

du point de vue, classique lui aussi, du jeu des influences sur les

autorités ottomanes, la France ne peut, en ce qui la concerne,

revendiquer la protection de ces étrangers nouveaux venus.

Fait plus surprenant, ce caractère routinier des rapports consulaires

français se retrouve aussi en ce qui concerne les colonies agricoles

juives. Pour les consuls, il ne s’agit, apparemment, que d’une forme

particulière d’implantation coloniale, dans le sens tel qu’il était utilisé

à l’époque. On pourrait ainsi dire que, comme les moines trappistes en

Algérie, leurs frères en Palestine cultivent la vigne, chacun dans sa

colonie respective…

LE RAPPORT DE 1903

Un long rapport non signé et daté du 13 novembre 1903 dresse un

bilan minutieux de la situation des juifs en Palestine : leur nombre, leur

répartition dans le pays, les ressources (provenance et distribution), les

établissements éducatifs, hospitaliers, sanitaires, religieux, et

immobiliers, le nombre de protégés par État, les colonies (superficies,

nombre d’habitants, cultures, rendements, etc.). Tant par sa forme que

par les commentaires, ce rapport ressemble à s’y méprendre aux notes

réalisées annuellement sur l’état des institutions chrétiennes latines

dans le cadre des demandes de subvention à l’État français.

Cependant, une lecture rapide de l’introduction de ce document

laisse penser que son rédacteur avait conscience que quelque chose de

nouveau se passait en Palestine. Mais, dans le même temps, il faut se

garder de toute interprétation anachronique : il serait largement exagéré

d’imaginer qu’au tout début du XX e siècle, on pouvait réaliser dans les

capitales européennes que pouvait se dessiner en Palestine l’esquisse

d’un futur État juif.

Le rapport débute par le constat de la réalité nouvelle créée par

l’arrivée massive de juifs, une démarche qui innove par rapport aux

diverses correspondances consulaires qui l’ont précédé:

Un fait est certain, c’est que l’émigration a jeté sur le sol de la Palestine

un nombre considérable de juifs. Ils y sont à présent environ 50 000 grâce à

l’arrivée récente de centaines de fugitifs de Russie, de Roumanie et de Galicie

et ce chiffre serait même dépassé à l’heure actuelle si beaucoup des Israélites

venus du dehors n’avait quitté la terre de Judée pour gagner l’Amérique où les

pouvoirs publics n’ont apporté que tout dernièrement des restrictions à l’immi-


LES DÉBUTS DU SIONISME (1882-1903) 325

gration dans leur pays. À Jérusalem principalement, où ils n’étaient, il y a trente

ans, que 10 000, les juifs forment aujourd’hui plus de deux tiers de la population

totale de la ville qu’on évalue à 60 000 âmes. Le Gouvernement ottoman a bien

souvent tenté d’arrêter cet afflux d’étrangers, mais ses fonctionnaires ont de tout

temps trouvé trop d’avantages à le favoriser pour que les mesures prohibitives

décrétées par la Porte aient jamais reçu d’exécution sérieuse.

Le document affirme ensuite :

C’est à Berlin qu’a eu lieu le 19 octobre dernier la réunion des sionistes

modérés qui, abandonnant le rêve de la restauration de l’État juif dans

l’Ouganda ou ailleurs, ont résolu de poursuivre avec la plus grande énergie,

par les voies légales, l’œuvre de colonisation au double point de vue agricole

et industriel de la Palestine et de la Syrie par les Israélites.

La référence à la rencontre de Berlin semble suggérer que l’auteur

du rapport avait conscience des projets sionistes concernant la

Palestine. Toutefois, ce n’est que sous l’angle de la grille traditionnelle

d’analyse fondée sur le rapport de forces entre les puissances que le

rédacteur développe sa vision :

Chacun de ces pays cherche donc à faire tourner pour le profit de son

influence nationale le mouvement juif auquel nous assistons. Le particulier

qui donne son obole pour soulager les misères de ses coreligionnaires sans

distinction ne s’attarde pas toujours aux résultats indirects de l’œuvre de

solidarité à laquelle il est appelé à participer, mais ceux qui réunissent les

fonds, ceux qui les emploient, ceux qui dirigent ou surveillent les institutions

subventionnées, ceux même qui se sont faits peu à peu les auxiliaires de telle

ou telle politique ? Les gouvernements ont compris alors quel parti ils

pourraient tirer de ces positions.

Ce constat n’est donc énoncé que pour démontrer combien,

notamment, l’empereur d’Allemagne, « Guillaume, avait compris que,

malgré son caractère international, le sionisme avec son organisation

allemande, avec le nombre de ses adhérents allemands, était destiné à

rendre des services à l’influence allemande ». Et d’ajouter en mettant

les points sur les i : « Dans cette lutte d’influence notre pays est

demeuré jusqu’ici spectateur. »

Il faut donc que la France, elle aussi, assure l’accroissement de sa

propre clientèle. D’ailleurs, explique le rapport, « l’Alliance israélite

universelle a été fondée à Paris en 1860 par six de nos compatriotes ».

Les différentes sections étrangères de l’Alliance se sont peut-être, en

quelque sorte, « nationalisées » localement en se séparant de l’organisation

fondatrice. Dans le même temps, l’Alliance est « devenue, qu’elle

l’ait voulu ou non, une société réellement française par la propagation

qu’elle fait de notre langue, par la diffusion constante de notre esprit,

de nos idées et de nos méthodes. […] Son comité central siège à Paris :


326

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

il est composé en majorité de nos compatriotes. Le gouvernement de la

République a d’ailleurs reconnu comme d’utilité publique l’École

normale israélite orientale de Paris que l’Alliance a fondée pour la

formation des professeurs de ses établissements à l’étranger. Aux yeux

des autorités turques, l’Alliance israélite n’a pas de nationalité bien

déterminée, mais notre intervention en sa faveur n’a jamais été écartée.

Nous aurions sans doute avantage à accentuer le caractère de cette

protection, en nous faisant plus souvent les intermédiaires entre cette

société et le gouvernement ottoman. »

En conséquence, même si les établissements et colonies juives en

Palestine accueillent essentiellement des juifs non français, le fait

même que les « généreux philanthropes israélites sont français », donne

le droit aux autorités françaises d’exiger de Constantinople l’exercice

de la protection de la France sur les établissements qu’ils financent ou

patronnent.

Il serait dérisoire de cultiver le mythe selon lequel la première alyia

était fondatrice de l’idée nationale juive et le berceau du futur État

d’Israël. Cette vision a posteriori de la réappropriation de la « patrie

perdue » ne fait que brouiller une réalité bien plus essentielle et

porteuse d’avenir. En effet, ce n’est pas tant un projet national que les

dizaines de milliers de femmes et d’hommes sont venues mettre en

œuvre en Palestine à la fin du XIX e siècle que, tout simplement, la

réalisation du rêve de pouvoir vivre et prospérer dans un chez-soi. La

nouveauté se situe dans ce mouvement de population d’une ampleur

inconnue jusque-là en Palestine. Ce fait a créé sa propre dynamique

dont le sens a largement échappé aux consuls français de Palestine.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Archives du ministère des Affaires étrangères (Jérusalem, Beyrouth, Rome).

BEN ARIEH Y. (1975), « The Population of the Large Towns in Palestine During

the First Eighty Years of the Nineteenth Century according to Western

Source », in MA’OZ M. (éd.), Studies on Palestine during the Ottoman Period,

The Magnes Press & The Hebrew University & Institute of Asian and African

Studies & Yad Izhak Ben-Zvi, Jérusalem.

DELMAIRE J.-M. (1999), De Jaffa jusqu’en Galilée, les premiers pionniers juifs

(1882-1904), Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq.

DUBNOW S. (1966), Histoire du peuple juif débuts jusqu’au début de la Seconde

Guerre mondiale (en hébreu), Dvir, 9 e édition, Tel-Aviv.

HERSCH L. (1931), « International Migration of the Jews », in FERENCEZI I. et

WILCOX W. (éd.), International Migration Review, New York.

SALMON J. (1981), « Le mouvement Bilu », in ELIAV M. (éd.), La Première Aliya,

Éditions Ben-Zvi et ministère de la Défense, Jérusalem, volume I, p. 117-140

(en hébreu).


17

Le rôle des missions catholiques

dans la fondation d’un nouveau réseau

d’institutions éducatives au Moyen-Orient arabe

Jérôme Bocquet

« Le passé est la garantie de l’avenir, quand les traditions se

conservent », prévient le supérieur de la province lazariste de Beyrouth.

Or, au Collège de Damas, les traditions sont conservées : « On travaille

pour le bien du pays, pour l’avantage de l’Église, pour l’honneur de la

France » [Triduum, 1930, p. 47] Au temps de la colonisation

triomphante et de l’élan missionnaire, les congrégations jouent en effet

un rôle essentiel dans la diplomatie française dans le bassin oriental de

la Méditerranée. La guerre scolaire qui déchire la métropole n’atteint

pas l’Orient. La France du Levant apparaît même comme le dernier

rempart du catholicisme français contre les lois laïques. « Des hommes,

qui accusent les catholiques d’être plus dévoués à Rome qu’à la France,

ne semblent pas s’apercevoir qu’ils se montrent eux-mêmes libres

penseurs avant d’être Français », écrit en mars 1903 Anatole Leroy-

Beaulieu dans la Revue des Deux Mondes.

Il ne leur semble point répugner de se faire, par haine de l’Église, les

complices des adversaires de la France. […] Ils ne savent donc pas qu’en

Orient comme en Extrême-Orient, ces religieux poursuivis chez nous comme

rétrogrades et comme obscurantistes sont peut-être les meilleurs pionniers de

notre civilisation occidentale ? [Cloarec, 1996, p. 14].

L’afflux des congréganistes au Levant précède même les grandes

vagues anticléricales du tournant du siècle, la loi de 1901 ne faisant

qu’accélérer le mouvement. Autant que le refuge de congrégations

persécutées en métropole, l’Égypte, la Syrie ou la Palestine sont le

cadre tout particulier de l’instrumentalisation d’une réalité religieuse

par la diplomatie d’un régime qui s’affirme anticlérical. Les missions

catholiques sont aussi bien les champions de la mission civilisatrice

que les piliers de la politique d’assistance aux chrétiens d’Orient.


328

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Rome, comme Paris, s’appuie sur les établissements congréganistes

pour solliciter, secourir, relever les minorités, axe majeur de la

politique de latinisation du Saint-Siège et d’expansion du Quai

d’Orsay. Avec l’effondrement de l’Empire ottoman, les missions

figurent même les nouveaux croisés pour les thuriféraires de la France

du Levant [Dupront, 1997, p. 942]. Toutes les élites ottomanes, puis

mandataires, fréquentent les grands établissements congréganistes, si

bien qu’ils deviennent un double enjeu, politique et économique. Le

mythe des écoles françaises si influentes suscite tout particulièrement

la jalousie de l’Allemagne, pourtant bien implantée dans l’Empire

ottoman. Il reste que, s’il y a instrumentalisation, elle n’est pas le

propre des seules congrégations. Le Quai d’Orsay utilise les réseaux de

la Mission laïque française, comme de l’Alliance israélite universelle,

et joue des minorités, dont les enfants sont, en effet, très majoritairement

scolarisés dans des établissements français, catholiques, israélites

ou laïques.

UNE MISSION CIVILISATRICE

« Les fidèles pionniers de la mission civilisatrice de la France

en Orient 1 »

Pour les autorités françaises, civiles comme religieuses, la tâche des

missionnaires reste de diffuser la civilisation. Instruire et soigner

semble être la mission des lazaristes envoyés hors de métropole. Le

consul de France à Damas le reconnaît lui-même, peu avant les émeutes

antichrétiennes de l’été 1860, en vantant « les services rendus à la

religion et à la civilisation 2 ». Présentés comme le rempart de la

chrétienté contre l’islam, les congréganistes installés en Orient, dans

l’Empire ottoman comme en Égypte, « contribuent à établir notre

influence dans le pays ». Pour tous, publicistes, diplomates, religieux,

défenseurs de l’école laïque, la question « d’acheminer la civilisation

aux races inférieures » ne se pose plus dans la seconde moitié du XIX e

siècle [Leroy-Beaulieu, 1874, p. 15]. Les représentants du gouvernement

français et les congréganistes, jésuites, Filles de la Charité ou

Frères des Écoles chrétiennes, perçoivent donc la mission comme le

visage humain de la colonisation [Gadille, 1984, p. 383]. Pour Étienne

1. Dépêche du consul de France à l’ambassadeur de France à Constantinople, 10 juin

1867. Correspondance consulat Damas. C.M. Damas.

2. Dépêche du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 7 mai 1859.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 329

Lamy, chef de la Fédération des groupes catholiques, auteur en 1900 de

La France du Levant, « la victoire de l’islam sur le christianisme n’eût

pas été le triomphe d’une civilisation sur une autre, mais de la barbarie

sur la civilisation » [Cloarec, 1996, p. 10]. La résistance de l’islam à la

civilisation moderne explique ainsi à leurs yeux les soubresauts de

« l’Orient malade ». « La cause de la révolution, c’est la civilisation de

l’Occident qui s’avance à grands pas vers l’Orient corrompu et abruti

pour le régénérer », expliquait ainsi un missionnaire en 1861 3 .

Le premier vecteur de cette mission civilisatrice est l’enseignement.

Dénonçant la médiocrité des kuttâb et des écoles tenues par le clergé

chrétien local, les missions étrangères, latines et protestantes, cherchent

depuis la première moitié du XIX e siècle à relever l’enseignement,

ignorant tout des réformes entreprises par l’État ottoman. Les missionnaires

apparaissent alors comme « les agents les plus utiles, quand ils

ne sont pas les seuls, de la présence française à l’étranger » [Burnichon,

1914, p. 589]. La volonté du Saint-Siège, avec la définition d’une

politique orientale par le pape Léon XIII, de privilégier l’émergence

des chrétientés locales ne légitimait pourtant pas leur désignation

comme les agents exclusifs de la politique impériale française. Au

Levant et en Égypte, les seules écoles françaises demeurent cependant

essentiellement les écoles de mission. Il est vrai que, dans les colonies

de l’empire français, jusqu’au dernier tiers du XIX e siècle, les écoles

officielles étaient le plus souvent tenues par un personnel congréganiste

employé par l’État avant les lois scolaires de 1880-1886 prohibant leur

présence dans les écoles publiques. Dans l’Empire ottoman, les établissements

missionnaires concourent à l’occidentalisation de la société

levantine en répandant la langue française. Maurice Barrès, à

l’occasion de sa visite à Beyrouth durant le printemps 1914, vante ainsi

les « missionnaires de la langue » [Cabanel, 1998, p. 202]. Parti en

Orient au secours des congrégations, l’auteur d’Une enquête au pays du

Levant mêle la France, le catholicisme et la civilisation occidentale

[Gugelot, 1998, p. 94]. « Je viens vous dire quel respect et quel amour

on professe en France pour vos maîtres », proclame-t-il devant tous les

élèves d’un collège missionnaire français. « Ils vous apportent un

trésor. Car, tout en respectant vos traditions, us et coutumes, ils vous

forment suivant des méthodes françaises qui vous font aimer votre pays

et la France, patrie de tout ce qui est noble, de tout ce qui est beau.

Quelle œuvre éminemment bienfaisante et salutaire 4 ! »

3. Lettre du supérieur des lazaristes à Damas à son supérieur général, 21 juin 1861.

Annales de la Congrégation de la mission, t. 26, 1861, p. 536.

4. Cinquantenaire du collège français des lazaristes. Journal du Caire du 20 juin

1914, cahier 1 Artis, p. 1.


330

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce discours explique l’incompréhension et, même l’hostilité, des

congréganistes devant les réussites de l’administration ottomane. Les

congréganistes occultent tous les résultats des Tanzîmât, réformes

conduites par la Porte depuis le milieu du XIX e siècle et dont l’efficacité

commence à apparaître à l’aune du XX e siècle dans les provinces

arabes plus lointaines. « Ni instruction, ni discipline, ni même de bonne

volonté », affirment-ils ainsi 5 . Bien que les diplomates affectent encore

de croire que les établissements français œuvrent au Mont-Liban, en

Syrie et en Anatolie à la régénération de la Turquie, « la grande amie de

la France 6 », les défenseurs des missions soutiennent, en revanche, que

« le concours des clergés et des missionnaires occidentaux est indispensable

pour soutenir le relèvement des Églises orientales qui précédera

la civilisation du Levant » [Cloarec, 1996, p. 10].

Si l’apostolat des congréganistes passe d’abord par l’enseignement,

l’assistance et la charité demeurent un moyen essentiel pour conduire

leur mission. Ils ont diversifié leur action en ouvrant des dispensaires,

en encadrant la jeunesse, souvent contre les hiérarchies ecclésiastiques

orientales. À Alep, les missionnaires ont inauguré de nouvelles formes

de sociabilité et de culture avec des associations mariales visant à

encadrer les populations [Heyberger, 1994, p. 494]. Des congrégations

rassemblent femmes et hommes séparément, lors de réunions hebdomadaires,

le dimanche ou lors d’une retraite annuelle. À Beyrouth, une

association du Sacré Cœur réunit les femmes de la bonne société

parlant français depuis les années 1860, des œuvres de bienfaisance,

comme les conférences de Saint Vincent de Paul, ou des académies,

rassemblent les jeunes gens autour de réunions scientifiques ou

littéraires. Toutes ces œuvres servent à renforcer la tutelle des missionnaires

français sur les chrétiens.

Cherchant à recruter parmi les nombreuses communautés

chrétiennes, les écoles françaises visent donc, d’abord, à former de

bons chrétiens. Entamée au XIX e siècle dans une perspective de latinisation

des chrétiens d’Orient, cette entreprise se poursuivait avant le

début de la Première Guerre mondiale. Dans l’Empire ottoman, comme

en Égypte, ces congrégations ont créé tout un réseau d’écoles

primaires. La clientèle semble identique partout : public chrétien captif,

protégés des Capitulations, petit peuple accueilli dans les écoles de

villages ou des quartiers urbains pauvres. Ces écoles sont tenues le plus

souvent par des religieuses. La priorité est donnée à l’enseignement des

garçons, mais ne compte-t-on pas 95 % de filles analphabètes en

5. Lettre du consul de France à l’ambassadeur de France à Constantinople, 23 juillet

1907.

6. Lettre du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 28 août 1910.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 331

Égypte vers 1900 ? Les missions contribuent néanmoins à la scolarisation

des filles dont la tâche est confiée à des ordres féminins de plus en

plus nombreux en Orient, au Levant comme en Égypte, depuis la

seconde moitié du XIX e siècle. À l’aube du XX e siècle, on peut même

dire que ceux-ci gardent pratiquement l’exclusivité de l’enseignement

des filles, si bien que les établissements missionnaires tendent de plus

en plus à accueillir une clientèle nouvelle devant les demandes

pressantes des notables urbains et souvent de confession musulmane. Il

n’en reste pas moins que les missionnaires cherchent à ouvrir des

écoles gratuites destinées en premier lieu aux populations des quartiers

chrétiens pauvres visées par le projet de latinisation. Jésuites, lazaristes,

maristes dirigent donc tous, avant 1900, de nombreux établissements

accueillant plusieurs milliers d’élèves. À Damas, les lazaristes tiennent

ainsi l’école Saint-Joseph, dirigée par un des leurs, dans le quartier

chrétien de Bâb Tûma à l’intérieur de la vieille ville, et l’école grecquecatholique

concédée à la Congrégation de la mission par le patriarcat

melkite dans le faubourg du Midân en plein quartier musulman. Ces

établissements accueillent alors un public exclusivement chrétien,

composé pour la plupart d’élèves catholiques, alors que la population

de la ville de Damas est majoritairement constituée de musulmans et de

chrétiens orthodoxes. Toutes les minorités, chrétiennes, coptes ou

catholiques, arméniennes, musulmanes, druzes ou alaouites, sont ainsi

reçues en priorité dans ces établissements, un des principaux lieux de

la construction communautaire si forte à la fin de l’Empire ottoman.

Les grandes congrégations, jésuites, lazaristes, frères des écoles

chrétiennes, maristes ou franciscaines, contribuent néanmoins à élargir

un réseau d’écoles secondaires réservé à une élite tant scolaire qu’économique

et politique. Quelques grands établissements se développent

dans les grandes villes sous influence ou occupées par la France et la

Grande-Bretagne : Alexandrie, Le Caire, Damas, Beyrouth, Bagdad,

Jérusalem, Haïfa. Ces collèges deviennent les vecteurs de l’occidentalisation

en contribuant à diffuser les idées et les techniques

européennes. L’imprimerie des jésuites de l’université Saint-Joseph à

Beyrouth en est un exemple précoce et éclairant, moteur à la fois de

l’occidentalisation de la société du Mont-Liban et de la Nahda,

renaissance des lettres arabes à la fin du XIX e siècle. Les missionnaires

contribuent à y répandre les langues européennes, français et anglais en

premier lieu, avec le déclin de l’usage de l’italien en Syrie depuis la fin

du siècle. Ils concourent également à diffuser des modes de pensée et

de vivre européens. Ce sont ainsi les lazaristes de l’hôpital Saint-Louis

qui familiarisent le personnel médical à Damas aux découvertes de

l’hygiénisme et à la révolution pastorienne. Ces quelques grands


332

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

établissements assurent ainsi la suprématie des Latins, très minoritaires

en nombre, mais bénéficiaires, au même titre d’ailleurs que les enfants

de plus en plus nombreux des notables musulmans, d’une éducation

occidentale et moderne. À Beyrouth, comme à Alexandrie, les missionnaires

participent à la formation d’une bourgeoisie levantine, à la fois

orientale et tournée vers l’Occident, dont ils diffusent la culture. Tenu

par des pères français, le collège jésuite de la Sainte-Famille du Caire

est à ce titre un bastion de l’Église catholique et un des champions de

la latinité en Orient. Les Latins ne représentent pourtant que moins

d’un pour cent des chrétiens au Proche-Orient. C’est ce modèle,

cependant, que les missionnaires veulent inculquer à la jeunesse du

Levant et d’Égypte, en dépit des avancées proposées à Rome depuis

l’encyclique Orientalium Dignitas de 1894. Ils travaillent pour faire

avancer l’autorité du pape et les intérêts du Saint-Siège en Orient. Ce

travail des âmes vise à convertir des chrétiens, que les missionnaires

français appellent encore dans les années 1920 les « dissidents »,

appelés à devenir des relais entre la présence européenne qui se

renforce et les populations. Le renforcement des liens avec l’Occident

fait donc de la mission un intermédiaire obligé entre les deux cultures,

en particulier par l’assimilation de la culture occidentale et, d’abord, de

la langue.

Ces collèges, dont le but était à l’origine de former des bons

chrétiens, destinés à servir de modèles pour les familles, sont peu à peu

instrumentalisés par des stratégies familiales souvent éloignées des

objectifs originaux conduits par les maisons mères. Les élèves

assistent néanmoins aux offices, chrétiens, catholiques, orthodoxes ou

même protestants. Les élèves israélites, nombreux, et les musulmans

sont contraints de suivre, moins pour des raisons de prosélytisme que

de discipline et d’ordre pour certains établissements, les offices et les

prières, comme à Beyrouth, où les cours de religion sont dispensés à

tous, bien que les pressions hostiles à ces pratiques soient grandes de

la part des parents, des autorités ottomanes, de la presse et, plus tard,

après 1920, des gouvernements mandataires. Cette formation

religieuse ne suffit toutefois pas à expliquer le succès des écoles

missionnaires. L’élite de la nation envoie en effet ses enfants chez les

missionnaires afin de leur donner l’enseignement des meilleurs

maîtres. Avec la constitution des États sous Mandat, ces écoles

missionnaires accueillent des élèves issus de familles de notables

devenus, ou en instance de devenir les cadres de pays appelés à obtenir

leur indépendance dans un bref délai selon la charte de la Société des

Nations. Fréquentent donc les établissements congréganistes, les

enfants des hauts fonctionnaires du nouvel État, des hommes


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 333

d’affaires, etc., qui sont, à la fois, une caution prestigieuse, et un appui

pour des missionnaires en terre étrangère. Les principaux établissements

scolaires secondaires rentrent dans ce cas de figue. Ces quelques

grands établissements, parmi les plus grands et les plus réputés, sont

tenus par les jésuites, comme au Caire, ou les Frères des écoles du

collège Saint-Marc à Alexandrie. Les résultats obtenus aux examens

officiels, certificat d’études et baccalauréat, sont excellents, ces

établissements suivant les programmes français jusque dans l’entredeux-guerres,

avant les grandes réformes d’arabisation de l’enseignement

entreprises à l’heure des indépendances, après 1945, et du

triomphe du nationalisme arabe. Les bâtiments relativement récents,

car reconstruits après les événements de 1860, de 1882, après

l’incendie d’Alexandrie, ou de 1914-1918, sont grands, se veulent

modernes, imitent les plans des lycées en France, adoptent des préoccupations

hygiénistes avec l’aménagement de cours et d’espaces aérés,

d’éléments de verdure. Déplorant l’état sanitaire des écoles en Syrie

dans les premières années du Mandat, les missionnaires cherchent à

promouvoir un discours de l’hygiène et à favoriser l’enseignement de

la gymnastique. Ces grands établissements payants, donc réservés à

une clientèle aisée en dépit des facilités accordées aux chrétiens,

accueillent donc volontiers des enfants de l’élite sociale et politique

ottomane, puis, nationale, du pays. À la différence du Mont-Liban où

l’enseignement privé s’est développé et où la présence française des

congréganistes est très forte, la Syrie et la ville de Damas, beaucoup

plus qu’Alep, ouverte depuis longtemps à l’influence et à la présence

européennes, n’ont pas encore, à la fin des années 1920, de très grands

établissements scolaires, privés et même publics. Le collège Saint-

Vincent des pères de la Congrégation de la mission, qui a formé des

« milliers d’élèves », reste par conséquent le plus grand établissement

scolaire de la ville jusqu’au début des années 1940.

Cette réussite justifie sans doute les préventions des missionnaires

devant les structures politiques et sociales héritées de l’Empire

ottoman, comme le désir de légitimer la présence de leurs établissements.

Au Levant, les congréganistes cherchent ainsi à occulter auprès

des autorités françaises, si désireuses de collaborer avec des institutions,

françaises ou non, prêtes à dispenser un enseignement de la

langue français, le rôle de toutes les œuvres ottomanes d’enseignement.

À Damas, les lazaristes nient tout l’intérêt qu’il y aurait à travailler

avec le lycée du Maktab ‘Anbar, seul établissement secondaire de la

ville en dehors du collège français. Ouvert en 1893 pour faire

contrepoids aux écoles missionnaires, ce qui deviendra dans les années

1920 le Lycée public, édifié en face de la nouvelle université sur les


334

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rives du Baradâ à l’entrée occidentale de la ville, dispense en langue

turque un enseignement moderne [Commins, 1990, p. 95]. Seule école

secondaire gouvernementale à l’époque ottomane, de nombreux érudits

et d’importants réformistes salafîs fréquentent le Maktab ‘Anbar ou les

cercles d’élèves du principal établissement non congréganiste pour les

élites musulmanes de la ville.

Ceci éclaire les difficultés rencontrées par les missionnaires dans

leur action et les limites de leur apostolat. Ces grands établissements

sont installés dans un environnement majoritairement musulman, dans

des quartiers parfois ouverts depuis peu aux Occidentaux, hormis les

quelques régions chrétiennes soumises à une influence plus ancienne

où les écoles missionnaires sont là de longue date, comme dans la ville

d’Alep et sur le littoral de la Terre sainte. À l’opposé des autres

colonies des empires français et britannique, les missionnaires

semblent conscients de leurs limites en pays musulman. Se souvenant

des persécutions antichrétiennes, obligés de se plier au calendrier

islamique, de respecter les principales pratiques musulmanes ou de

laisser leurs élèves participer aux grandes célébrations, les missionnaires

sont soucieux d’échapper aux accusations de prosélytisme

promptes à resurgir au Levant, comme en Égypte, contre les écoles

missionnaires. Ce contexte ne les empêche nullement d’accueillir des

élèves de confession musulmane. Ils semblent même très envieux

d’attirer des musulmans, mais doivent rester très réservés à leur égard

et ne peuvent pas se permettre le moindre geste explicite de conversion.

Les projets de conversion massive de populations musulmanes sont

abandonnés. Les lazaristes espéraient ainsi, dans les années 1870,

convertir la population musulmane de Damas. Dans l’entre-deuxguerres,

jésuites et lazaristes se disputent encore la clientèle druze au

Liban et en Syrie et revendiquent fièrement la conversion de quelquesuns

des plus illustres représentants de la communauté, comme Kamal

Jumblatt, appelé à devenir le chef de la coalition islamo-progressiste

lors du déclenchement de la guerre civile libanaise en 1975 et ancien

élève du collège des Prêtres de la Mission d’Antoura dans les années

1930. Il faut d’ailleurs que le haut-commissariat intervienne pour

mettre un frein aux velléités prosélytes des jésuites à qui les autorités

avaient confié la direction de l’enseignement dans le sud du Liban.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 335

DES MISSIONNAIRES AU SERVICE DE LA MÉTROPOLE

Le patriotisme des congrégations françaises

Malgré la politique anticléricale conduite en métropole, jamais le

patriotisme des congrégations françaises établies au Levant n’est remis

en cause depuis la fin du XIX e siècle, même après le vote de la loi de

1901. À propos de la Congrégation de la Mission, le consul de France

à Beyrouth évoque même « un ordre chauvin » pour qualifier ces

auxiliaires de la diplomatie française en Orient [Riffier, 2000, p. 70].

Lazaristes, jésuites, capucins, frères des écoles chrétiennes, maristes

s’implantent en Égypte, en Syrie ou en Palestine dans la seconde moitié

du XIX e siècle, contribuant très largement à cet élan missionnaire parti

de France. Ces congrégations restent attachées à leur pays, et leurs

membres sont envoyés dans l’ensemble colonial français, comme dans

l’Empire ottoman que la diplomatie française considère comme un

domaine privilégié. Il semble donc normal que Paris, à l’image de Jules

Ferry envers « cet ordre si français 7 », place les missions au service de

la diplomatie française, alors qu’elles dépendent formellement de la

Propaganda fide à Rome. Les missionnaires aspirent donc à donner à

leurs œuvres « le caractère d’établissements français 8 ». À Damas, à

Alexandrie comme à Beyrouth, le consul de France se met régulièrement

au service de la mission, collabore étroitement au bon fonctionnement

du collège, prend régulièrement l’avis du supérieur de l’établissement

afin d’être tenu au courant de tout ce qui concerne les intérêts

catholiques de la France et, plus simplement, de la situation générale de

la ville.

Ce lien privilégié n’exclut pas des tensions entre congrégations

rivales, selon que le Quai d’Orsay juge leur comportement ou leurs

effectifs plus ou moins français. Alors qu’au Mont-Liban, la diplomatie

française s’appuie sur la Compagnie de Jésus depuis le milieu du XIX e

siècle et l’expédition d’Ismaïl Pacha, celle-ci est ainsi ignorée par le

consulat de France à Damas. Là, la Compagnie de Jésus lui apparaît

davantage comme un ordre italien lié aux intérêts transalpins et

pontificaux. « Si la compagnie de Jésus revêt un caractère international,

l’ordre des lazaristes est purement français », défend le consulat de

France à Beyrouth [Riffier, 2000, p. 70]. Longtemps, les jésuites,

soutenus par la Propaganda fide, poursuivent leur action malgré

7. Lettre de Jules Ferry au supérieur général des lazaristes, 24 décembre 1884. Siria,

Scriture Riferite 3. Archives Propagande.

8. Lettre du Visiteur des pères lazaristes à Beyrouth au supérieur du collège Saint-

Vincent, 1 er novembre 1910. C.M. Damas.


336

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’animosité des autorités françaises qui soutiennent la Congrégation de

la mission, congrégation autorisée en France et dont la maison mère est

installée à Paris. En Égypte, une même rivalité oppose Frères des

écoles chrétiennes et jésuites. La France doit donc arbitrer entre des

congrégations pour la plupart interdites en France, mais également

aider des ordres religieux chassés de métropole et qui sont menacés par

une concurrence scolaire étrangère de plus en plus forte. Ceci justifie le

souci constant des missionnaires de se réclamer de la protection

consulaire française, pleinement conscients du rôle essentiel que joue

cette protection dans l’Empire ottoman. Ils attendent ainsi l’application

et la garantie des Capitulations, surtout en temps de crise, comme en

1886, lorsque l’administration ottomane réclame aux écoles missionnaires

du vilayet de Syrie le firman d’autorisation, c’est-à-dire le

document écrit ayant autorisé l’ouverture des établissements scolaires

étrangers. Ces craintes, comme le souci de la diplomatie française de

s’appuyer sur les établissements congréganistes, expliquent également

la virulence du sentiment antiprotestant.

Déplorant le zèle des missionnaires protestants, coupables des pires

maux à leurs yeux, tous les congréganistes français cherchent à contrecarrer

l’influence des missionnaires anglicans et baptistes dans l’Empire

ottoman. La séquestration des jeunes gens, les conversions forcées sont

autant de thèmes courants de la propagande antiprotestante dans le

catholicisme français de la fin du XIX e siècle, comme l’illustre le roman

d’Alphonse Daudet L’Évangéliste en 1883 [Baubérot, 2000, p. 68]. Le

publiciste Ernest Renauld appelle ainsi, en 1899, dans Le Péril

protestant à « démasquer l’ennemi, le protestant, l’allié juif et francmaçon

contre le catholique, victime aujourd’hui de cette alliance

diabolique avec le protestantisme, une importation allemande, antifrançaise

par conséquent » [Sacquin, 1998, p. 7]. Reprenant le thème du

complot, dénoncé en 1902 par Anatole Leroy-Beaulieu dans son ouvrage

Les Doctrines de la haine : l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, l’anticléricalisme,

les missionnaires s’efforcent de s’opposer aux efforts du

protestantisme pour s’installer en Syrie, terre catholique et française de

prédilection [Baubérot, 2000, p. 225]. La dénonciation des « menées des

missionnaires protestants » au Proche-Orient cache surtout la crainte de

l’Angleterre. « Nous ne saurions laisser sans secours ces centaines de

jeunes âmes que les Anglais, richement dotés, ne demandent qu’à nous

enlever », s’inquiète ainsi le supérieur d’un collège français du Bilâd al-

Shâm 9 . Les ambitions françaises au Levant devant se réaliser par le

catholicisme et la langue française, c’est donc par le protestantisme et la

9. Lettre du supérieur du collège Saint-Vincent au procureur général de la congrégation,

23 octobre 1901. Cahier Artis 1, C.M. Beyrouth.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 337

langue anglaise dispensés dans les écoles anglaises très nombreuses en

Égypte, au Mont-Liban ou en Palestine, que doit répondre très

logiquement la Grande-Bretagne, rivale de la France en Orient.

Propager la langue française

« Si la langue française se parle couramment à Damas », explique

ainsi le supérieur de l’école française, « à la grande surprise des

étrangers de passage, c’est bien, on peut le dire sans crainte d’être

contredit, grâce aux leçons reçues dans nos écoles et dans notre collège

qui, avant la guerre mondiale, était le seul établissement d’enseignement

secondaire dans le quartier de Bâb Tûma 10 ». En Syrie et au Mont-

Liban, vers 1900, lazaristes et jésuites, les deux principales congrégations

enseignantes françaises à dispenser un enseignement moderne,

accueillent plus de 12 000 garçons dans leurs écoles. À la veille de la

guerre, les plus grands établissements secondaires français du Levant

tentent de dispenser le programme des lycées métropolitains. La

difficulté de cet enseignement ferme de facto les portes des meilleures

classes aux élèves médiocres, quelle que soit leur confession, les

empêchant de poursuivre des études longues. Elle justifie la sévérité et

l’usage de la contrainte pour des élèves qui ignorent les rudiments de

la langue française et, surtout, ne la pratiquent pas dans le cercle

familial. Dans les grands établissements du Caire, d’Alexandrie ou de

Damas, le « signal », comme dans les écoles publiques sous la

III e République en Bretagne, punit ceux qui sont surpris à parler arabe

entre eux dans la cour ou dans la classe. Les missionnaires cherchent

en revanche à « stimuler le zèle des études, vu que les parents semblent

se plaindre du peu de progrès de leurs enfants 11 » pour répondre à la

demande pressante d’un public en faveur d’une formation plus

française que chrétienne. Ces parents peuvent ne pas parler la langue

française, mais ne l’ignorent pas dans leur stratégie familiale.

Les missionnaires s’efforcent néanmoins de diffuser la langue

française dans tous les milieux. Son enseignement dans les orphelinats

des Filles de la Charité en Égypte ou au Mont-Liban illustre les efforts

des missionnaires pour pénétrer toutes les couches de la société. Former

des couturières et blanchisseuses, « très recherchées par les industriels et

les familles », c’est former autant de vecteurs de la langue française 12 .

10. Lettre du supérieur du collège Saint-Vincent à l’Agent supérieur de la Compagnie

du canal de Suez à Ismaïlia, 30 novembre 1936. C.M. Beyrouth.

11. 3 janvier 1884. Cahier des conseils domestiques 1868-1902, C.M. Damas.

12. Rapport du consul de France sur les établissements scolaires de Damas adressé à

l’ambassade de France à Constantinople, 29 janvier 1911.


338

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Les Filles de la Charité jouent un rôle tout particulier dans la banalisation

de la pratique courante du français. « C’est grâce, en définitive, à

nos établissements scolaires religieux que le français s’est répandu

dans les familles syriennes, surtout par les jeunes filles qui y sont

élevées depuis 1860 13 ». L’enseignement de la langue française est

aussi le signe d’une socialisation féminine dans les « bonnes familles ».

Grâce à l’entreprise missionnaire, le français a pu supplanter à la fin du

XIX e siècle l’italien, « lingua franca du Levant » et, plus encore, la

langue anglaise des missions protestantes [Hourani, 1991, p. 55].

Dans les écoles françaises de l’Empire ottoman avant la guerre, une

majorité d’élèves catholiques se dessine, beaucoup de chrétiens

orthodoxes et d’israélites, un nombre très variable d’élèves musulmans

selon les établissements, plus au Caire ou à Damas qu’au Mont-Liban.

La clientèle des écoles situées à l’intérieur des terres, comme à Tripoli

ou à Damas, est plus locale que celle des établissements de la côte,

alors que le recrutement de la Compagnie de Jésus ou de la

Congrégation de la Mission à Alexandrie ou au Mont-Liban est

beaucoup plus cosmopolite. S’il est péremptoire d’affirmer que la

clientèle des missionnaires appartient à la « clientèle traditionnelle » de

la France en Orient, cette « clientèle orientale » aux contours bien flous,

ces établissements contribuent à renforcer le lien déjà établi entre la

France et la communauté grecque-catholique, surreprésentée parmi les

élèves [Hajjar, 1979, p. 119]. Ces établissements concourent donc à

décloisonner les millets qui devaient rassembler les minorités, dans

l’Empire ottoman, de manière hermétique, en recrutant des élèves non

seulement dans toutes les communautés chrétiennes, à la notable

exception des protestants, et dans toutes les confessions, depuis les

juifs jusqu’aux musulmans, surtout ces derniers.

Proportion des élèves inscrits dans les écoles françaises

de l’Empire ottoman par confession (1914)

catholique orthodoxe protestante israélite musulmane

Hors écoles de l’AIU 58 29 0,5 4 9

Élèves de toutes les

écoles françaises

44,5 22 0,3 27 6,5

Le choix, pour les congréganistes, est double. En Égypte et en Syrie,

ils ouvrent des écoles destinées à alphabétiser les populations

13. Rapport sur les établissements scolaires de Damas à l’ambassade à

Constantinople, 29 janvier 1911.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 339

catholiques orientales et à les sortir de la misère tant morale que

matérielle qu’ils jugent terrible, mais sans pour autant accepter de

former des déclassés. Le supérieur des lazaristes en Syrie justifie ainsi

le refus d’accueillir à l’internat des familles pauvres du quartier

chrétien de Bâb Tûma par l’inutilité sociale de leur donner un enseignement

de haut niveau : « Même dans leur intérêt, il est préférable de se

borner à leur faire apprendre assez d’arabe pour qu’ils sachent écrire,

bien leur inculquer les principes de la religion et conseiller aux parents

de les placer chez quelqu’un qui leur enseignera un métier » [Thobie,

1981, p. 24]. Les missionnaires cherchent également à développer des

collèges pour une élite ouverte aux musulmans et susceptible

d’engendrer des individus de culture française, auxiliaires de la

pénétration de la France au Levant, ces Levantins qu’on retrouve

ensuite nombreux comme écrivains et poètes. Nombreux sont donc les

anciens élèves des pères dans les cercles littéraires, à Beyrouth, à

Alexandrie ou au Caire, issus d’une bourgeoisie occidentalisée et

francophone. Leurs collèges ont participé pleinement à former une élite

francophone et francophile en Orient, où se recrutera une grande partie

des élites politiques en Égypte ou des classes dirigeantes dans les États

sous Mandat après 1920.

Cette politique est intensifiée par la III e République, au moment où

s’affirment les impérialismes européens. Bien qu’interdits en

métropole, les jésuites semblent se mettre au service de la France,

comme l’ensemble des missionnaires, et former la « France du

dehors ». C’est d’ailleurs à propos de l’université Saint-Joseph de

Beyrouth que Gambetta déclare que « l’anticléricalisme n’est pas un

article d’exportation ». La faculté de médecine dirigée par les jésuites

est ainsi financée par le gouvernement français en vue de former des

médecins appelés à exercer dans les colonies. L’ouverture de l’École de

droit à Beyrouth, en 1914, par la Compagnie de Jésus et l’université de

Lyon, est un autre exemple de cette étroite coopération, bien loin des

discours métropolitains hostiles aux congrégations.

Une politique musulmane

Les établissements missionnaires français accueillent donc un

nombre croissant d’élèves musulmans. Le Quai d’Orsay y voit le

moyen de répandre l’influence française dans les milieux musulmans

ignorés jusque-là. « Le nombre des élèves musulmans dans notre

collège, se félicite ainsi le consul de France en Syrie, est un [moyen]

d’inculquer des sentiments français à des centaines d’enfants

musulmans qui, sauf de très rares exceptions, restent attachés à la


340

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

France 14 ». La diplomatie française cherche en effet à définir une vraie

politique musulmane de la France qui se déclare, depuis la conquête de

l’Algérie, comme une « grande puissance musulmane 15 ». Voici

comment est défini par le consul de France en 1911 ce qui devrait être

la politique musulmane de la France :

Nous n’avons pas cherché à voir qu’en Syrie, à côté des chrétiens, vivait

une population bien plus nombreuse et non moins intéressante, qui pouvait

être reconnaissante des sacrifices que nous nous serions imposés pour elle, et

que cette population, sur laquelle nous avions pu, en notre qualité de grande

puissance musulmane, exercer de l’influence avec le concours de nos émirs,

n’aurait certainement pas mieux demandé que de nous voir nous occuper

d’elle 16 .

Les diplomates sont d’autant mieux disposés à vouloir réviser leur

politique que la métropole envisage l’abandon de la politique

chrétienne traditionnelle de la France dans le contexte anticlérical du

début du XX e siècle. Le ministère des Affaires étrangères n’imagine pas

pour autant une laïcisation de l’enseignement destiné aux populations

musulmanes, malgré l’avis des défenseurs de la Mission laïque, qui

soutiennent que leur « moderne impiété [les] prépare mieux à prendre,

sans trop de maladresse, position sur le terrain brûlant de la dogmatique

musulmane 17 » [Cabanel, 1998, p. 207]. Toutefois, au Mont-Liban,

Georges-Picot, consul de France à Beyrouth, soutient les missionnaires

dans leur rôle auprès des maronites, ceux-ci étant perçus comme le

maillon le plus solide d’une nouvelle politique française à bâtir dans le

Bilâd al-Shâm.

Au Caire comme à Damas, le désir des notables musulmans

d’envoyer leurs enfants vers l’enseignement missionnaire, garantie

d’une bonne éducation, ne se dément pas. Un enfant musulman peut

passer quelques années à l’école coranique ou recevoir les leçons d’un

ouléma à la maison, puis suivre les cours d’un établissement ottoman,

avant de terminer ses études au collège missionnaire afin de maîtriser

la langue française [Commins, 1990, p. 16]. Au consulat de France à

Constantinople, on se convainc que le collège Saint-Vincent des pères

lazaristes a gagné à la France des notables musulmans dans tout le

vilayet de Syrie jusqu’aux druzes du Haurân. Les lazaristes auraient

concouru à « faire pénétrer les idées françaises dans les milieux

musulmans éclairés 18 ». Depuis les petits-enfants de l’émir algérien

14. Lettre du consul de France à Damas à l’ambassade à Constantinople, 22 janvier 1910.

15. Lettre du consul de France à l’ambassade à Constantinople, 27 février 1911.

16. Lettre du consul de France au ministre des Affaires étrangères, 6 février 1911.

17. Questions diplomatiques et coloniales, 1904.

18. Lettre du consul de France à Damas à l’ambassade à Constantinople, 18 juin 1911.


LE RÔLE DES MISSIONS CATHOLIQUES 341

Abdelkader, dont le futur capitaine Khâled, à Kurd ‘Alî, grand

journaliste égyptien et fondateur en 1919 de l’Académie arabe de

Damas, nombreux sont en effet ceux qui peuvent se vanter d’avoir été

initiés à la culture et la littérature françaises par les pères lazaristes.

Puissance laïque et anticléricale au tournant du siècle, puis à

nouveau, au milieu des années 1920, avec le Cartel des gauches, la

France soutient donc en Orient ses missionnaires. Mieux, elle délègue

une grande partie de sa mission civilisatrice aux congrégations enseignantes,

pourtant à peine tolérées ou même interdites en métropole.

Tenue par des missionnaires latins et français dans un pays musulman,

au milieu d’une communauté chrétienne de rite oriental, l’école

congréganiste représente un maillon essentiel du dispositif français

sous l’Empire ottoman, puis sous le régime mandataire. Les années

1930 marquent un véritable tournant au Levant avec un net recul des

œuvres missionnaires et, surtout, de l’adhésion des autorités

mandataires au projet clérical. La France, devant l’exemple de la

Grande-Bretagne qui octroie leur indépendance à l’Égypte et à l’Irak,

se décide à développer l’enseignement officiel. Le haut-commissariat

soutient parallèlement les établissements de la Mission laïque au

Liban, en Syrie, en Égypte.

L’arabisation du personnel et de l’enseignement au moment des

indépendances signifie la fin des écoles françaises, même si des écoles

dites « étrangères » subsistent, en particulier en Égypte ou au Liban. La

tutelle des États, mais également des communautés catholiques uniates,

mieux tolérées par le pouvoir, se renforce. L’arabisation de l’enseignement

étranger n’entraîne pas la désaffection du public, mais au

contraire l’augmentation du nombre d’élèves. Les Frères des écoles

chrétiennes, les jésuites, les lazaristes, les franciscaines de Marie

deviennent les instruments d’une stratégie de reproduction d’une élite

politique ou économique urbaine, en premier lieu des dignitaires des

régimes nassérien, baassiste et autres nationalistes arabes. L’école

catholique des congréganistes a ainsi joué un rôle déterminant dans la

construction de l’identité culturelle des pays du Proche-Orient arabe,

entre une francophonie chère et un modèle culturel arabe dominant.

Si le sort de la francophonie confessionnelle reste très incertain

aujourd’hui, à l’image de ce qui est arrivé en Algérie, la mort des

établissements français n’est pas encore avérée, comme en témoigne la

réussite de ces écoles qui ne désemplissent pas en Égypte, au Liban et

même, à nouveau, en Syrie, trente ans après la nationalisation des

écoles étrangères, ou encore les projets d’université francophone du

Caire ou de réouverture d’une école francophone également à Alep.


342

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BAUBÉROT J. et ZUBER V. (2000), Une Haine oubliée. L’antiprotestantisme avant

le pacte laïque 1870-1905, Albin Michel, Paris.

BURNICHON, J. (1914), La Compagnie de Jésus, histoire d’un siècle (1814-1914),

t. IV, C.J., Paris.

CABANEL P. (1998), « Les deux vocations : catholique ou laïque ? La France, le

Levant et l’islam », in AUDISIO G. (dir.), Religion et identités, Univ. Provence,

Toulouse, p. 199-209.

CLOAREC V. (1996), « La France du Levant ou la spécificité impériale française au

début du XX e siècle », RFHOM, 83, p. 3-32.

COMMINS D.D. (1990), Islamic Reform. Politics and Social Change in Late

Ottoman Syria, Oxford University Press, Oxford.

DUPRONT A. (1997), Le Mythe de croisade, Gallimard, Paris.

GADILLE J. (1984), « Histoire scientifique des missions et formation d’une

nouvelle conscience missionnaire (1900-1960) », Les Réveils missionnaires,

CREDIC, Paris.

GUGELOT F. (1998), La Conversion des intellectuels au catholicisme en France

(1865-1935), CNRS, Paris.

HAJJAR J. (1979), La France, le Vatican et le catholicisme oriental, Beauchesne,

Paris.

HEYBERGER B. (1994), Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme

catholique, EFR, Rome.

HOURANI A. (1991), La Pensée arabe et l’Occident, Naufal, Paris.

LEROY-BEAULIEU P. (1874), De la Colonisation chez les peuples modernes,

Guillaumin, Paris.

Relation sur le triduum des fêtes célébrées à Damas à l’occasion du centenaire

du retour des lazaristes, C. M. Beyrouth, 1930.

RENAULD E. (1899), Le Péril protestant, Tolra, Paris.

RIFFIER J. (2000), Les Œuvres françaises en Syrie (1860-1923), L’Harmattan,

Paris.

SACQUIN M. (1998), Entre Bossuet et Maurras. L’antiprotestantisme en France de

1814 à 1870, H. Champion, Paris.

THOBIE J. (1981), « La France a-t-elle une politique culturelle dans l’Empire

ottoman à la veille de la Première Guerre mondiale ? », Relations internationales,

n° 25, 1981.


18

L’« entité alaouite », une création française

Sabrina Mervin

« La création d’une entité alaouite est propre au mandat », a écrit

l’intellectuel syrien Edmond Rabbath [Rabbath, 1928, p. 151]. Le

démantèlement de l’Empire ottoman et le traçage de frontières par la

France et l’Angleterre, en 1920, entraînèrent en effet la naissance de

quatre « entités » dans la zone sous mandat français : le Grand-Liban,

Damas, Alep, le Territoire des Alaouites, auxquels sera ajouté, un

temps, l’État des Druzes. Robert de Caix, l’idéologue du parti colonial,

s’était appuyé sur ces « entités cohérentes » pour diviser la Syrie, qu’il

voulait voir comme un « agrégat de municipes » autonomes vis-à-vis du

pouvoir administratif, plutôt que comme un État moderne en devenir

[Cloarec, 1998, p. 158]. Dans une lettre qu’il écrivit en avril 1920, les

motivations de sa politique séparatiste apparaissent clairement :

La paix du monde serait en somme mieux assurée s’il y avait en Orient un

certain nombre de petits États dont les relations seraient contrôlées ici par la

France et là par l’Angleterre, qui s’administreraient avec le maximum

d’autonomie intérieure, et qui n’auraient pas les tendances agressives des

grands États nationaux unitaires [Méouchy et Sluglett, 2004, p. 699] 1 .

Ainsi fut créé le Territoire des Alaouites, qui fut ensuite érigé en État

des Alaouites, avec Lattaquieh pour capitale, en 1922. L’autorité

mandataire lui donna successivement différents statuts, jusqu’à son

intégration à l’État syrien indépendant, dont il devint une muhâfaza, en

1937. Délimité par la Méditerranée, à l’Ouest, il s’articulait autour d’un

ensemble de montagnes, le Jabal Ansarieh. Toutefois, comme le note le

géographe Jacques Weulersse, qui lui consacra sa thèse de doctorat, ses

frontières avaient été créées en vue d’un but politique précis, « celui de

1. Ce document fut aimablement fourni par l’historien Gérard Khoury.


344

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

séparer les populations minoritaires alaouites des musulmanes sunnites,

et de créer ainsi un territoire aussi homogène que possible, où les

premières deviendraient la majorité » [Weulersse, t. I, 1940, p. 9-10].

Les Alouites, formant une communauté minoritaire issue de l’islam

chiite, constituaient effectivement environ 70 % de sa population.

Ce n’est pas l’histoire politique et administrative de cette « entité

alaouite » qui va nous intéresser ici. Il s’agit plutôt d’envisager les

soubassements sur lesquels elle fut fondée, à savoir les arguments qui

servirent les visées séparatistes françaises, puis les changements induits

à plus long terme, pour les Alaouites, en tant que communauté

religieuse. Ces bouleversements furent stigmatisés par deux

changements de nom successifs : avant 1920, les Alaouites étaient

appelés nosaïris, ou ansariyyeh (d’où le nom des montagnes qu’ils

habitent) et, par la suite, on le verra, ils se donnèrent le nom de ja‘farites.

C’est dire que l’on va tenter ici de lever un pan de leur histoire

contemporaine — qui reste à écrire — en se focalisant sur la tension qui

s’instaura entre les aspirations de leurs élites religieuses et la mise en

œuvre d’une politique coloniale, entre l’image que les Alaouites

construisaient d’eux-mêmes et les représentations émanant de

l’extérieur. Il faut pour cela revenir quelques décennies en arrière.

ORIENTALISTES, VOYAGEURS ET MISSIONNAIRES

« Les Nosaïris sont un des peuples qui ont eu le privilège d’exciter

au plus haut point la curiosité scientifique de l’Europe », pouvait-on lire

dans le Journal asiatique en 1879 [Huart, p. 190]. La revue des orientalistes

français avait alors publié plusieurs articles sur le sujet ainsi que

des traductions de manuscrits. Les doctrines des nosaïris avaient en

effet piqué la curiosité des savants, pour plusieurs raisons.

En premier lieu, elles étaient secrètes, car transmises presque exclusivement

oralement par des initiés perpétuant ainsi un groupe social

distinct du commun des adeptes, qui demeuraient ignorants en la

matière et se contentaient d’observer des rituels simples et peu contraignants.

Tous respectaient la discipline de l’arcane, tant et si bien que

peu d’informations filtraient sur les croyances et les pratiques des

nosaïris. Aussi, pour les sociétés savantes d’Europe, comme pour les

consulats sur place, chaque découverte de manuscrit était l’occasion de

lever un coin du voile sur les « mystères » des nosaïris. Le Journal

asiatique en publia certains, traduits et commentés, tels ceux trouvés

par Catafago, chancelier du consulat général de Prusse à Beyrouth

[Catafago, 1848]. La pièce maîtresse du corpus ainsi constitué fut un


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 345

ouvrage publié par un certain Sulaymân efendi, un nosaïri d’Adana

converti au judaïsme, puis au protestantisme, sous l’aile protectrice des

missionnaires de Lattakieh et de Beyrouth [Salisbury, 1864] ; il fut

ensuite assassiné par ses anciens coreligionnaires [Massignon, 1920,

p. 273]. Sans vraiment questionner les conditions de rédaction de

l’ouvrage, qui demeurent floues, les orientalistes y appuyèrent leurs

exposés sur la religion nosaïrie, dont les croyances et les pratiques ne

cessaient de les intriguer. Ainsi de René Dussaud, dans un ouvrage

publié en 1900, qui sert encore de base, aujourd’hui, aux études en ce

domaine.

L’aspect archaïque des doctrines, ainsi que leur caractère

syncrétique, alimentaient leur questionnement sur les origines,

religieuses et « ethniques » des nosaïris. C’était là un trait d’époque et

une manière de chercher à quoi rattacher ce groupe isolé dans ses

montagnes. Un rattachement qui pouvait, éventuellement, servir les

missionnaires, comme les politiques. Les croyances et les pratiques

nosaïries avaient en effet des points communs avec le christianisme.

Ainsi, ils vénéraient une trinité : l’essence (ma‘nâ), le nom (ism), et la

porte (bâb) ; ils célébraient des fêtes chrétiennes, et avaient adopté des

saints chrétiens. Par ailleurs, ils avaient une vision cyclique de

l’histoire, comme les ismaéliens, dont ils se rapprochaient par d’autres

aspects, tant et si bien que certains auteurs, tel Volney, les avaient

confondus [Volney, 1959, p. 216]. Enfin, leurs croyances étaient

parcourues d’idées gnostiques, et certaines de leurs pratiques

renvoyaient à l’ancien paganisme local.

Ainsi, René Dussaud y vit un culte d’origine cananéenne ou

phénicienne, qui se teinta ensuite de motifs empruntés aux monothéismes

apparus successivement dans la région, le christianisme, puis

l’islam. Le jésuite belge Henri Lammens critiqua cette théorie de façon

catégorique, dans les premiers écrits qu’il publia sur la question : selon

lui, les nosaïris étaient d’anciens chrétiens. « Nous croyons donc être

dans le vrai en affirmant que la religion nosairie est une déformation

non du dogme coranique, mais de la vérité chrétienne. Les Nosaïris ont

certainement été chrétiens ; ils ont dû le demeurer même après la

conquête musulmane. Privés d’un sacerdoce constitué, ils auront peu à

peu mêlé à leurs croyances primitives, pour les voiler peut-être, des

éléments chiites » [Lammens, 1899, p. 587].

L’intérêt que porta le révérend Samuel Lyde aux nosaïris était, à la

base, plus pratique, puisqu’il avait pour objectif, à long terme, de les

évangéliser. Pour cela, il fallait selon lui leur donner d’abord accès à

l’éducation et fonder des écoles [Lyde, 1856, p. 280-281]. C’est ainsi

que ce missionnaire anglican s’installa dans la région, où il résida


346

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quelques années, et qu’il rédigea une monographie traitant à la fois des

doctrines et de la situation des nosaïris [Lyde, 1860].

Hormis les quelques manuscrits dont ils disposaient, ces érudits se

fondaient, pour écrire l’histoire des doctrines nosaïries, sur l’hérésiographie

sunnite. Or, celle-ci était franchement défavorable aux

intéressés, taxés d’hérésie. L’un des documents de référence en la

matière n’était autre que la fameuse fatwâ du hanbalite Ibn Taymiya

(m. 1328), que publia Stanislas Guyard dans le Journal asiatique, avec

sa traduction [Guyard, 1871]. C’étaient donc des sources extérieures,

hostiles à la communauté, qui la présentaient comme déviante.

De même, les voyageurs qui rapportaient le récit de leur périple au

pays des nosaïris se faisaient souvent l’écho des propos entendus

auprès d’informateurs extérieurs à la communauté. Il n’est que de lire

les approximations et les jugements de valeur qu’ils transmirent pour

s’en convaincre. Volney, qui voyagea dans la région au début des

années 1780, divisa ainsi les nosaïris en trois sectes : « les Chamsié, ou

adorateurs du soleil ; les Kelbié, ou adorateurs du chien ; et les

Qadmousié, qu’on assure rendre un culte particulier à l’organe qui,

dans les femmes, correspond à Priape… » [Volney, 1959, p. 216]. Le

ton était donné. D’abord, l’allégation contient des erreurs qui furent

reprises par d’autres auteurs. Ensuite, elle va dans un sens dépréciatif.

Enfin, par le biais d’un pudique euphémisme, elle fait allusion à des

orgies rituelles, auxquelles aucun auteur ne déclare avoir assisté, mais

qui alimentèrent bien des fantasmes, des projections et des représentations

par la suite. Si certains, comme Félix Dupont, drogman au

consulat de France de Lattaquié, se contentèrent de faire état de ce

qu’on leur avait rapporté [Dupont, 1824, p. 131-132], d’autres, comme

Vital Cuinet, n’hésitèrent pas à blâmer des « mœurs dégoûtantes »

[Cuinet, 1891, p. 124]. Dans toute cette littérature, le nosaïri apparaît

surtout comme « l’autre » qui inquiète et fascine à la fois.

LES BALBUTIEMENTS D’UNE CONSTRUCTION IDENTITAIRE

Le manque de sources nosaïries ne facilite pas la tâche de l’historien

soucieux de confronter la vision des orientalistes à une vision émanant

de l’intérieur. D’une part, les nosaïris avaient une tradition écrite peu

développée et, d’autre part, elle a été peu accessible. Restent les

archives ottomanes et les archives diplomatiques qui viennent

compléter les récits des voyageurs. En outre, des travaux récents,

notamment ceux de Dick Dowes et de Stefan Winter, éclairent la

connaissance que nous avons de la période ottomane.


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 347

Il en ressort que les nosaïris subissaient durement le joug des

Ottomans et que l’insécurité régnait dans leurs régions. De nombreux

récits rapportent les exactions dont ils furent victimes de la part des

collecteurs d’impôts, et les formes d’oppression qui leur étaient

réservées. Les Ottomans, se fondant sur la fatwâ d’Ibn Taymiya, les

rejetaient hors de l’islam, voire les considéraient comme des apostats,

et les traitaient en conséquence. Aussi, ceux du Jabal Ansariyeh

vivaient-ils repliés dans leurs montagnes, isolés. Lorsque certains se

révoltaient, tous étaient susceptibles d’en subir les conséquences

[Hokayem, 1988, passim]. « Tous les paysans ou pasteurs qui sont

rencontrés, quoique innocents et n’ayant jamais appartenu aux arrondissements

révoltés, sont arrêtés, garrottés, jetés dans des cachots

infects ; et le plus souvent, ils sont condamnés au pal, genre de mort qui

est particulièrement réservé aux malheureux Nesseriés » [Dupont,

1824, p. 138]. Lyde rapporte lui aussi les nombreux actes de violence

dont il fut témoin dans les années 1850.

La situation des nosaïris commença à changer avec les réformes

ottomanes, qui visaient à en faire des citoyens de l’Empire et à les

inclure dans le millet des musulmans. Pour la Porte, il s’agissait, aussi,

de mieux les contrôler, de les enrôler dans l’armée, et de barrer la voie

aux missionnaires chrétiens. Si la mise en œuvre de ces réformes dans

la montagne eut un effet limité, un premier pas avait été franchi. Des

gouverneurs cherchèrent à améliorer la situation des nosaïris et, dans

les années 1880, des mosquées et des écoles furent construites

[Douwes, 1999, p. 166-168 ; Mervin, 2000, p. 323]. Certains observateurs

affirmèrent qu’elles restèrent vides et que les efforts déployés par

l’administration ottomane demeurèrent vains. Toutefois, l’historiographie

produite par des membres de la communauté, depuis quelques

années, présente une autre facette de cette période, vue comme les

premiers pas d’un essor dû, aussi, aux efforts des religieux nosaïris

[Jurdî, 1999 ; Hasan, 1998].

À la fin du XIX e siècle, les nosaïris se déclaraient eux-mêmes

musulmans. Cuinet nota « l’ostentation » qu’ils y mettaient, alors que,

selon lui, ils étaient « des idolâtres des pires et plus ignobles

catégories » [1891, p. 123]. Il revint ensuite sur ses affirmations et fit

état de la volonté ottomane de les « convertir » à l’islam en construisant

des écoles et des mosquées. « Ils ne se sont pas montrés insensibles à

tant de sollicitude, ajoutait-il, et déjà, on peut remarquer chez eux de

sérieux progrès intellectuels avec une amélioration appréciable du sens

moral » [Cuinet, 1896, p. 19 et p. 141]. Lammens, de retour d’un

voyage autour de Safita, se montra moins convaincu : « On a réuni les

chefs principaux qui, pour éviter de plus grandes extrémités, ont dit


348

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

amen à toutes les propositions de la Porte… ». Mais, selon lui, « les

Nosaïris ont continué à pratiquer leur religion comme auparavant.

Seuls les cheikhs se sont vus obligés de voiler leurs femmes et de les

enfermer, et de renoncer à boire des spiritueux, au moins en public »

[Lammens, 1900].

En 1903, le même Lammens rendit visite à un chef religieux nosaïri,

dans l’Antiochène, « avec l’intention d’écouter, de faire causer ». Celuici

se plaignit des vexations dont sa communauté était l’objet, et regretta

qu’elle ne bénéficiât d’aucune protection extérieure. « Si vous deveniez

chrétiens ? Cette démarche conférerait aussitôt à la France le droit d’intervenir

en votre faveur », suggéra le jésuite. Devant la réserve de son

interlocuteur, il poursuivit en lui rappelant les projets de la Porte à

l’égard des nosaïris, et lui demanda s’ils préféraient se laisser absorber

par les musulmans. « Jamais ! », répondit le cheikh, qui ajouta : « Nous

détestons les musulmans. Quant aux Turcs, vous savez ce que nous

avons souffert… ». S’ensuivit une conversation sur les croyances des

nosaïris, entrecoupée de citations du Coran, où le chef religieux

engloba tous les chiites, imâmites et autres, parmi ses coreligionnaires.

Ce qui, pour Lammens, fournissait « une présomption favorable » à la

théorie reconnaissant dans les nosaïris une secte chiite [Lammens,

1915, p. 144-147].

L’animosité marquée par le cheikh envers les musulmans ne visait

que les sunnites, ceux-là même qui avaient exclu les nosaïris par leurs

fatwâs, et les Turcs, qui les avaient opprimés. Ils se rattachaient donc

eux-mêmes à l’islam chiite, au sens le plus large, puisque le cheikh cita

à la fois les imâmites de Perse et les Kizilbach d’Anatolie. S’ils étaient

effectivement isolés dans leurs montagnes, les nosaïris établirent en

effet des contacts sporadiques avec des oulémas chiites duodécimains ;

des sources internes font état d’une correspondance de ce type dans la

seconde moitié du XVIII e siècle [Hasan, 1998, vol. 2, p. 58]. Il se

pourrait qu’un travail de recherche systématique, dans les sources

manuscrites, ouvre d’autres perspectives sur la période antérieure au

XX e siècle, pour lequel, seul, on dispose d’écrits imprimés.

La revue al-‘Irfân, publiée à Saïda par des chiites duodécimains du

Jabal ‘Âmil, fut le pilier autour duquel se nouèrent des liens solides et

durables entre des cheikhs nosaïris et des oulémas chiites duodécimains,

et elle rendit compte régulièrement de leurs débats. En 1911, un

petit groupe de nosaïris, dont Sulaymân al-Ahmad (1866-1942) et ‘Abd

al-La fl îf Mirhij (1878-1915), qui allaient être les pionniers de la

réforme au Jabal Ansariyyeh, fit le voyage jusqu’à Saïda où ils rencontrèrent

les animateurs de la revue. Il y avait là son fondateur, ainsi que

des oulémas ‘âmilites comme ‘Abd al-Husayn Charaf al-Dîn, mais


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 349

aussi un clerc irakien, Muhammad Husayn Âl Kâchif al-Ghitâ’.

Ensuite, ils entrèrent en contact avec d’autres Irakiens, ainsi qu’avec

Muhsin al-Amîn, un ‘Âmilite qui résidait à Damas, d’où il exerçait son

magistère. Sulaymân al-Ahmad, afin de resserrer les liens et de

propager la culture dans sa communauté, se chargea de diffuser la revue

al-‘Irfân, dans laquelle il publia lui-même. Il y fit aussi apporter des

ouvrages, par l’intermédiaire de ses amis duodécimains, et fut tout

aussi attaché à y promouvoir l’éducation que la réforme des pratiques

religieuses. Sa renommée franchit les montagnes et dépassa les cercles

chiites : en 1922, il fut nommé membre de l’Académie arabe de Damas

[Mervin, 2000 ; 2002].

Les cheikhs nosaïris du Jabal Ansariyyeh amorçaient, encore très

timidement, un mouvement de réforme religieuse et culturelle au sein

d’une société économiquement et socialement « en retard » par rapport

à leurs coreligionnaires du nord, plus mêlés aux populations voisines,

et qui disposaient d’élites urbaines [Weulersse, 1940, p. 59]. Ainsi, au

même moment, un érudit d’Adana, Muhammad Amîn al-Tawîl, ancien

préfet de police de l’administration ottomane, s’employa de son côté à

faire connaître l’histoire des nosaïris et de leurs doctrines. Son travail

l’ayant fait voyager dans les provinces, où il avait pu glaner sources et

informations, il composa un ouvrage qu’il rédigea, d’abord, en turc.

Lorsque les Français cédèrent la Cilicie aux Turcs, en 1920, il alla

s’installer à Antioche, puis à Lattaquieh, et traduisit le livre en arabe,

en le mettant à jour. Il fut publié en 1924 sous le titre : Histoire des

alawîs [Tawîl, 1966, p. 6-7]. Les nosaïris, entre-temps, avaient officiellement

changé de nom, et des érudits comme Tawîl, qui avaient

d’abord entretenu de bonnes relations avec les Français, n’étaient pas

étrangers à cette affaire. Reste que l’objectif de son ouvrage était de

rattacher les nosaïris aux chiites duodécimains. Il participait ainsi d’une

ouverture des nosaïris sur le monde, et de leur volonté de s’intégrer à

la umma.

COMMENT LES NOSAÏRIS DEVINRENT ALAOUITES

La politique française, quant à elle, s’attachait à défendre les particularismes

locaux. La littérature orientaliste, comme les rapports

produits par les consulats, avaient préparé le terrain en soulignant la

haine que les nosaïris éprouvaient pour les Turcs. Déjà, en 1824, Félix

Dupont, le drogman du consulat de France à Lattaquié, avait adressé un

mémoire à Silvestre de Sacy où il notait que les nosaïris détestaient les

Turcs, dont ils étaient les ennemis jurés, mais qu’ils aimaient assez les


350

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chrétiens et accueillaient les étrangers avec hospitalité. On a vu

l’attitude de Lammens face au chef religieux auquel il rendit visite en

1903. S’il constata que les nosaïris se considéraient comme des

membres de la famille chiite, il n’en insista pas moins sur les emprunts

de leur religion au christianisme, puis se demanda ce qui restait de

l’islam, après ce syncrétisme [Lammens, 1915, p. 150]. Dans un

article sur les nosaïris du Liban, il écrivait : « Qu’adviendra-t-il de ce

peuple, le jour, plus ou moins prochain, où la Syrie sera pleinement

ouverte aux idées européennes ? Nous ne le savons. Mais s’ils se

décident à abandonner leurs anciennes croyances, ce ne sera pas au

profit de l’islam orthodoxe. » Car pour lui, les nosaïris vouaient au

sunnisme une haine entretenue par la mémoire populaire qui gardait le

souvenir des oppressions anciennes [Lammens, 1902, p. 476].

En 1916, les Français commencèrent à s’intéresser de près aux

nosaïris, avec l’objectif de chercher le concours des populations

syriennes, en cas d’intervention militaire. Le lieutenant Trabaud, qui

occupait l’île de Rouad, proche du littoral syrien, établit des contacts

avec eux. Le père Jaussen, basé à Port-Saïd pour les services de renseignements,

fut chargé de rédiger un rapport sur les populations de Syrie,

dont les nosaïris. Il y fit une description du pays et de son histoire, puis

y traita la situation présente. Après avoir souligné la haine que les

nosaïris portaient « à tout ce qui est turc ou mahométan », il notait

« l’absence de famille suffisamment puissante pour lever l’étendard de

la révolte » contre les Turcs, et la désunion régnant entre les clans

nosaïris. Toutefois, selon ses informations, de nombreux déserteurs

étaient repliés dans les montagnes, et il considérait que les circonstances

étaient « très en faveur d’une intervention au Jabal Ansarieh et

dans le Liban » [Kornallis, 1986, p. 284-285]. Au début de 1917, un

émissaire fut envoyé aux États-Unis, afin d’obtenir l’appui du chef de

la communauté nosaïrie émigrée. Celui-ci accepta de coopérer et mit

cinq cents hommes à la disposition des Français [Cloarec, 1998, p.

190]. D’autres rapports, émanant de différents postes, faisaient état des

bonnes dispositions des nosaïris à l’égard des Français, qu’ils étaient

prêts à rejoindre sur le terrain militaire ; ils déploraient seulement la

faiblesse de leurs moyens 2 .

L’armée française débarqua en 1918 et dissout le gouvernement

local lié à Faysal. Les nosaïris n’envoyèrent aucun membre de leur

2. Picard (lieutenant de vaisseau, chef du bureau des Renseignements de la Division

Navale de Syrie), « Deuxième annexe aux renseignements généraux. Note sur les

Ansariehs », Port-Saïd, 1 er juin 1917, 2 p. ; Materne, « Ansarie ou alaoui (du caza

d’Antioche) », Antioche, 15 mars 1919, 8 p. Archives MAE, Syrie-Liban, Fonds

Beyrouth, cabinet politique 1926-1941, carton 568.


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 351

communauté les représenter au Congrès syrien en 1919, et les Français

proclamèrent la création du Territoire des Alaouites en septembre

1920. Il leur fallut néanmoins « pacifier » la région, après le

soulèvement d’un chef tribal, Saleh al-Ali, dans les montagnes ; celuici

fit sa soumission en juin 1922. L’État des Alaouites fut créé.

Les nosaïris avaient donc, officiellement, changé de nom. Les

rapports militaires concordent pour dire que les autorités mandataires

avaient procédé à ce changement pour les revaloriser, le terme nosaïri

étant dépréciatif et « blessant ». En fait, il leur fallait relever l’image de

cette communauté vivant de l’agriculture, dans le dénuement et l’illettrisme,

que la bourgeoisie citadine de la côte, sunnite, avait longtemps

méprisée… et, ce, d’autant plus que ladite bourgeoisie sunnite était

favorable au gouvernement chérifien. La nouvelle dénomination

soutenait surtout l’action française consistant à créer une entité territoriale

et politique autour de cette communauté. Quant aux sunnites,

minoritaires, qui habitaient les villes comme Lattaquieh et Banias, ils

étaient dénommés : « musulmans ».

Le mot alaouite n’était pas une invention française, mais la francisation

de alawî, qui était effectivement utilisé, au moins par une élite,

pour éviter le terme nosaïri. Déjà, dans les années 1850, le révérend

Samule Lyde observait que nosaïri était employé comme un terme de

mépris ; les intéressés avaient adopté le terme fellâh, signifiant paysan

[Lyde, 1853, p. 289-291]. Cinquante ans plus tard, Lammens avait fait

la même remarque, mais avait aussi relevé lors de sa conversation avec

le cheikh que celui-ci englobait ses coreligionnaires sous le vocable

alawîs [1915, p. 140 et p. 146]. Enfin, Muhammad Amîn al-Tawîl, qui

était en contact avec les Français, avait intitulé son ouvrage Histoire

des alawîs. C’était les rattacher à ‘Alî b. Abî Tâlib, cousin et gendre du

Prophète, et, pour tous les groupes chiites, le premier imâm. Les

nosaïris se plaçaient ainsi sous l’ombrelle du chiisme tout en insistant

sur la dévotion particulière qu’ils avaient pour ‘Alî.

Quelques mois avant la création du Territoire des Alaouites, Louis

Massignon, qui avait servi dans l’armée d’Orient, chargé d’enquêter

sur le statut syrien, publiait un article sur les nosaïris. Il y écrivait : « En

ce moment, la question de l’autonomie politique des Noseïris se pose,

presque au même titre que celle des Druses, compliquant ainsi la tâche

des réorganisateurs d’une Syrie vraiment libérée et libre ». Et, plus loin,

il notait : « Les Noseïris se donnent à eux-mêmes aujourd’hui le nom

d’Alawiyoûn, “partisans d’Alî”. C’est en effet une secte chiite

initiatique… » [Massignon, 1920, p. 271-272]. Il ne partageait pas les

vues de Robert de Caix sur l’opportunité de morceler la Syrie. En outre,

alors qu’il disposait des mêmes sources que ses prédécesseurs orienta-


352

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

listes pour étudier les doctrines, il s’appuyait, d’abord, sur le discours

des intéressés pour traiter de leur identité religieuse. Or, on l’a vu,

ceux-ci se comptaient parmi les chiites. Ils allaient bientôt faire un pas

de plus dans la voie du rapprochement avec les duodécimains.

DES ALAOUITES AUX JA‘FARITES

Les Français ayant fondé la création d’un État sur une communauté,

ils devaient en affirmer l’indépendance religieuse : il s’agissait

d’entériner la séparation entre les Alaouites et le reste de la Syrie et de

décourager toute velléité de leur part de se rallier aux panislamistes ou

aux nationalistes. En outre, à la demande des Alaouites eux-mêmes, il

fallait mettre cette indépendance en application.

Ainsi, en septembre 1922, un arrêté du gouverneur de l’État des

Alaouites transforma les juridictions alaouites en organisations d’État

et interdit aux tribunaux sunnites de connaître des affaires relevant de

la compétence de leurs juges. Or, jusque-là, les Alaouites n’avaient pas

recours à un droit islamique propre : ils se référaient à leurs coutumes,

réglaient leurs différends entre eux, au sein de la communauté, et,

parfois, recouraient aux tribunaux hanéfites des villes avoisinantes

[Douwes, 2000, p. 1-4]. En tout cas, ils n’avaient pas de droit

islamique écrit. Or, certains cheikhs alaouites revendiquaient déjà

relever du droit ja‘farite. « Une enquête que nous avons effectuée dans

ces populations, en septembre 1922, rapporta un fonctionnaire

français, nous a permis de constater que leurs tribunaux religieux appliquaient

les dispositions du droit chiite, spécialement l’interprétation

juridique de l’imam Djaffar Sadiq, adoptée d’ailleurs par les chiites de

Tyr et de la région de Saïda ». Ce fonctionnaire avait sans doute

consulté Sulaymân al-Ahmad qui, on l’a vu, entretenait des relations

avec des chiites duodécimains. Comme il fallait former une judicature,

des cadis et des muftis capables d’exercer rapidement des fonctions

officielles, il fut sollicité par les autorités mandataires qui le chargèrent

de mettre cette juridiction en place et de la superviser.

Sulaymân al-Ahmad se tourna vers ses amis duodécimains, tant

pour les consulter sur le processus à suivre que pour leur demander des

ouvrages de référence en droit islamique sur lesquels fonder les

décisions des futurs tribunaux. Des ouvrages furent envoyés de Damas,

du Liban-Sud et d’Irak Ainsi, les Alaouites adoptèrent le droit des

chiites duodécimains, dit ja‘farite. Ce qui n’était pas pour satisfaire les

autorités françaises, précisément soucieuses de distinguer les Alaouites

des musulmans. Le gouverneur convoqua Sulaymân al-Ahmad pour


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 353

l’interroger à ce sujet. Un désaccord s’ensuivit et le cheikh renonça à

ses fonctions en signant sa lettre de démission : Sulaymân al-Ahmad,

grand juge des musulmans alaouites. Pour la première fois, les deux

mots étaient accolés dans un document officiel.

Sulaymân al-Ahmad et quelques clercs alaouites qui semaient la

réforme religieuse et sociale dans les montagnes, avaient aussi des liens

avec les sunnites de Damas et soutenaient l’union avec la Syrie. En 1936,

à la veille de la signature du traité franco-syrien, ils publièrent solennellement

un texte où ils proclamaient à la fois leur arabité et leur adhésion

à l’islam. Ils sollicitèrent d’Amîn al-Husaynî, le mufti de Jérusalem, un

avis sur la question. Celui-ci répondit dans une fatwâ détaillée stipulant

que les Alaouites étaient des musulmans, et qu’ils appartenaient à la

communauté des croyants. Ce fut, certes, une opération politique visant

à contrecarrer la politique mise en place par la France. Cependant, ce fut

aussi un pas décisif dans le rapprochement des Alaouites vers le chiisme

duodécimain et leur incorporation dans la umma.

Ce processus se poursuivit après l’indépendance de la Syrie et l’intégration

définitive de la région des Alaouites dans l’État syrien, en 1943 3 .

Sous l’égide du marja‘ des duodécimains Muhsin al-Hakîm, et avec

l’aide de oulémas libanais, puis irakiens, des mosquées et autres lieux de

culte furent ouverts dans les montagnes et de jeunes Alaouites furent

envoyés à Najaf, afin d’y être formés en sciences religieuses. Les clercs

alaouites s’organisèrent en association afin de promouvoir ce rapprochement

et diffuser l’enseignement religieux. Celle-ci s’appelait : la Société

de bienfaisance islamique ja‘farite. Aux critiques formulées par les

Alaouites qui ne se reconnaissaient plus dans ce mouvement, ses

animateurs répondaient qu’il s’agissait d’un retour au chiisme, dont les

Alaouites avaient été longtemps coupés, parce qu’ils vivaient isolés dans

leurs montagnes. Cette idée est toujours développée, aujourd’hui, dans

certains milieux duodécimains et alaouites [Mervin, 2002].

En 1952, les clercs ja‘farites furent reconnus officiellement par

l’État syrien comme un corps constitué. Ils se mirent à publier des

ouvrages sur leurs doctrines, proches de celles des duodécimains, et à

réagir aux accusations et aux polémiques. ‘Abd al-Rahmân al-Khayyir

(m. 1986) se fit l’idéologue de cette tendance parmi les Alaouites, qui

acquit plus de visibilité et devint en quelque sorte leur religion

officielle après l’arrivée au pouvoir de Hafez al-Asad, lui-même

alaouite, en 1970. Depuis, bien des réseaux et alliances politiques de la

Syrie s’expliquent par cette inscription des « alaouites ja‘farites », qui

ont un accès privilégié aux rouages de l’État, dans l’islam chiite.

3. Sur l’intégration des alaouites à l’État syrien, on pourra bientôt consulter les

chapitres 2 et 3 de l’ouvrage de Joshua Landis [2006].


354

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Si c’est, aujourd’hui, la version officielle de la religion alaouite,

c’est aussi, sans doute, l’arbre qui cache la forêt. On ne sait quasiment

rien des doctrines et des pratiques observées par les Alaouites ayant

refusé de suivre ce mouvement de réforme, qui a engendré une sorte de

schisme interne dans la communauté. En outre, un autre schisme s’est

produit, sous le mandat français. Alors que certains Alaouites voulaient

se moderniser, s’ouvrir vers l’extérieur, et donc se rapprocher de

l’islam, d’autres opéraient un repli communautaire, dans une sorte de

crispation sur les spécificités des doctrines nosaïries, revues et portées

à leurs extrêmes. Le mouvement fut créé par un berger, Sulaymân

Murchid, nouveau prophète qui se déclara dieu, mais ne renonça pas

pour autant à la vie matérielle, ni aux biens de ce monde, ni au pouvoir,

puisqu’il fut aussi député. Au vu de son succès auprès de ses coreligionnaires,

les Français avaient rapidement choisi de s’en faire un allié.

Ils furent d’ailleurs fascinés par ce personnage haut en couleurs, et ont

laissé des écrits en conséquence, dont une sorte de roman de sa vie, un

pavé qui dort, dans les archives. Cette secte, la Murchidiyya, est

aujourd’hui très vivace parmi les Alaouites [Franke, 1994].

QUELQUES REMARQUES PROSPECTIVES : LA PRODUCTION DU SAVOIR

SUR LA QUESTION ALAOUITE

Une réflexion approfondie sur la manière dont la question des

Alaouites a été traitée, depuis les orientalistes du XIX e siècle jusqu’à

aujourd’hui, serait un miroir très révélateur des conditions de la

production du savoir dans le cadre colonial, mais aussi post-colonial, et

pourrait alimenter les débats sur le sujet. On ne fera ici que l’esquisser.

On l’a vu, comme dans d’autres régions, les écrits des orientalistes

ont pu inspirer, nourrir les politiques coloniales. D’un autre côté, le

personnel diplomatique en poste, tout comme les missionnaires, fournissaient

des données et des analyses aux institutions de recherche.

Tous ont contribué à forger une image des Alaouites qui s’est perpétuée

sous le mandat français, celle d’une communauté « à part », mais avec

de sérieuses nuances. Il ne fallait plus les dévaloriser, mais donner une

vision positive de cette vaillante communauté et de son beau pays, que

l’exercice du mandat amenait au progrès. Ainsi, des ouvrages destinés

à un large public, des guides touristiques furent écrits ; une

monographie scientifique, solidement documentée, fut rédigée, par un

géographe [Weulersse, 1940].

La politique séparatiste de la France était clairement assumée. Dans

un avant-propos à un guide touristique, le commandant des troupes du


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 355

Grand Liban et des Alaouites écrivait : « Parmi les États du Levant

placés sous le Mandat de la France, celui des Alaouites constitue, par

rapport au reste de la Syrie, un îlot ethnique et géographique dont les

caractères propres offrent une analogie assez marquée avec ceux de la

Kabylie, comparée au reste du Maghreb » [Jacquot, 1929, p. 7].

Cette politique fit l’objet de critiques tout aussi assumées de la part

des partisans du rapprochement des Alaouites et du chiisme

duodécimain, qui reprochent à « l’étranger » d’avoir tenté de diviser les

musulmans en créant des juridictions spéciales pour les Alaouites, tout

comme il avait tenté de diviser les Arabes et les Berbères, avec l’instauration

du Dâhir, au Maroc [al-Hâshimî, p. 321-322].

Les militaires en place s’intéressaient aussi aux doctrines. Ainsi, le

colonel Nieger, qui administrait le pays alaouite, publia sept manuscrits

nosaïris dans la Revue du Monde Musulman. Dans sa présentation des

documents, Louis Massignon, directeur de la revue, estimait que les

études de Dussaud et de Lammens avaient posé, plutôt que résolu, les

questions fondamentales posées par les Alaouites. « Il est donc urgent,

avant tout, ajoutait-il, d’augmenter notre matériel documentaire, sur ce

curieux syncrétisme oriental, toujours vivant et agissant… » [Nieger,

1922, p. 56]. Sa remarque est toujours aussi pertinente aujourd’hui,

puisqu’on a peu avancé dans la collecte des manuscrits, les travaux

récents consistant plutôt en une relecture des documents disponibles.

Bien plus, Massignon a poursuivi ses travaux sur les doctrines et il

préparait un « Guide de la littérature alaouite » qu’il voulait exhaustif.

Il n’en publia qu’une « esquisse », où il précisa qu’il ne pouvait songer

à achever ce travail sans l’accord des notabilités syriennes, tant dans les

milieux alaouites où il avait déjà obtenu des appuis, que dans les

milieux chiites ja‘farites et dans les milieux sunnites. « Ils savent,

poursuivait-il, que mon dessein n’est pas de pousser à la divulgation de

“livres secrets”, d’ailleurs analysés sommairement depuis quatre-vingts

ans et plus […], mais de publier un manuel de bibliographie»

[Massignon, 1939, p. 913-914]. On voit déjà combien le rapport du

chercheur à son objet avait changé depuis les orientalistes du siècle

dernier. Massignon continua de réfléchir sur la question. Dans un retour

sur sa propre expérience, et avec le recul des années, il formula une

critique acerbe des méthodes d’approche de ses prédécesseurs. Il y

blâmait « l’imparfaite “compassion” apostolique de certains missionnaires

français qui, au bout de vingt ans d’efforts inimaginables, n’ont

su faire de leurs “convertis” nusayris que des “informateurs” pour

“opérations militaires”, finalement évacués sur la Haute-Volta comme

gardes-chiourme des bagnes » [Massignon, 1960, p. 623]. Il regrettait

que Dussaud et Lammens n’aient pas eu « une interprétation psychoso-


356

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ciologique du nusayrisme où l’observateur “transférerait” son “banc

d’essai” mental, par une science de la compassion, une étude des

comportements mentaux, des prières et des actes religieux nusayris ».

Certes, c’est là toute la démarche, très singulière, de Massignon dans

son étude de l’histoire de l’islam, qui transparaît, et toutes ses contradictions

en tant qu’acteur d’une histoire qu’il n’avait pas voulue.

Néanmoins, ses propos sont utiles pour envisager des travaux qui

mêleraient l’histoire sociale, celles des doctrines et la micro-histoire,

avec la sérénité qui s’impose. Les recherches sur les Alaouites ont en

effet pâti, depuis une cinquantaine d’années, de quelques tabous.

D’abord, la discipline de l’arcane est toujours observée par les Alaouites.

En outre, dans les milieux scientifiques spécialisés sur le Moyen-Orient

arabe, prendre les communautés religieuses minoritaires pour objet eut,

un temps, des relents d’orientalisme, alors qu’il fallait s’intéresser à

l’État et à la construction nationale, en recourant aux sciences sociales.

Enfin, le sujet devint sensible après l’accession au pouvoir de Hafez al-

Asad. La circonspection et l’autocensure firent le reste. Si quelques

travaux émanèrent de chercheurs fréquentant le terrain, un bon nombre

fut effectué sur documents uniquement, aux États-Unis ou en Israël, par

des auteurs qui n’avaient pas accès à ce terrain.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

« Les Alaouites et le mandat français » (1934), L’Asie française, n° 319, p. 106-

110.

BAR-ASHER M. et KOFSKY A. (2002), The Nusayri-‘Alawi Religion. An Enquiry

into its Theology and Liturgy, Brill, Jerusalem Studies in religion and Culture,

Leyde.

CATAFAGO J. (1848), « Notice sur les Ansériens », Journal asiatique, 4 e série, t.

11, p. 149-168 ; t. 12, p. 72-78.

CLOAREC V. (1998), La France et la question de Syrie, 1914-1918, CNRS

Éditions, Paris.

CORNWALLIS K (1986), « Jebel Nuseiriyah », The Arab Bulletin, Archive Editions,

II, Londres, p. 280-285.

CUINET V. (1891), La Turquie d’Asie. Géographie administrative, statistique

descriptive et raisonnée, t. II, Ernest Leroux, Paris.

— (1896), Syrie, Liban et Palestine. Géographie administrative, statistique

descriptive et raisonnée, Ernest Leroux, Paris.

DOUWES D. (1993), « Knowledge and Oppression : The Nusayriyya in the Late

Ottoman Period », La Shî‘a nell’ Impero ottomano, Accademia Nazionale dei

Lincei, Fondazione Leone Caetani, Rome, p. 149-169.

DOUWES D. (2000), The Ottomans in Syria : A History of Justice and Oppression,

I.B. Tauris, Londres.

DUPONT F. (1824), « Mémoire sur les mœurs et les cérémonies religieuses des

Nesseriés, connus en Europe sous le nom d’Ansari », Journal asiatique, 5, p.

129-139.


L’« ENTITÉ ALAOUITE », UNE CRÉATION FRANÇAISE 357

DUSSAUD R. (1900), Histoire et religion des Nosairis, librairie Émile Bouillon,

Paris.

FRANKE P. (1994), Göttliche Karriere eines syrischen Hirten : Sulaimân Murchid

(1907-1946) une die Anfänge des Murchidiyya, Klaus Schwarz Verlag,

Islamkundliche Untersuchungen, band 182.

GUYARD M. S. (1871), « Le fetwa d’Ibn Taimiyyah sur les Nosairis » Journal

asiatique, août-sept., vol. 18, p. 158-98.

AL-HASHIMI A. (s.d.), Âyat Allâh al-sayyid Hasan al-Chîrâzî. Fikr wa jihâd,

Qumm.

HASAN D. (1998), A‘lâm min al-madhhab al-ja‘farî (al-‘alawî), vol. 2, Dâr al-

Sâhil li-lturâth, Beyrouth.

HOKAYEM A. (1988), Les Provinces arabes de l’Empire ottoman aux archives du

Ministère des Affaires étrangères de France : 1793-1918, Les Éditions universitaires

du Liban, Beyrouth.

HUART C. Cl. (1879), « La poésie religieuse des Nosaïris », Journal asiatique,

Ernest Leroux, 7 e série, vol. 14, août-sept., Paris, p. 190-261.

JACQUOT P. (1929), L’État des Alaouites terre d’art de souvenirs et de mystère.

Guide touristique, Imprimerie catholique, Beyrouth.

AL-JURDI N. S. (1999), « Al-târîkh al-qarîb li-l-Sâhil al-sûrî. Ittijahân li-l-nada »,

al-Nûr, n° 99, Londres, p. 84-87.

LAMMENS H. (1899-1900), « Au pays des Nosairis », Revue de l’Orient chrétien,

4, p. 572-90, et 5, p. 99-117, p. 303-318, p. 423-444.

— (1899), « Les Nosairis. Note sur leur histoire et leur religion », Études, Paris, p.

461-494.

— (1901), « Les Nosairis furent-ils chrétiens ? À propos d’un livre récent », Revue

de l’Orient chrétien, 6, p. 33-50.

— (1902), « Les Nosairis dans le Liban », Revue de l’Orient chrétien, 7.

LAMMENS H. (1915), « Une visite au shaikh suprême des Nosairis Haidaris »,

Journal asiatique, janv-fév. 1915, p. 145-150.

LANDIS J. (à paraître en 2006), Democracy in Syria, Macmillan, New York.

LYDE S. (1856), A Visit to the Secret Sects of Ansarieh and Ismaelee with a View

to the Establishment of Schools, Hurst and Blackett, Londres.

— (1860), The Asian Mystery, Longman Green, Londres.

MASSIGNON L. (1920), « Les “Noseïris” de Syrie », RMM, 38, p. 271-280.

— (1939), « Esquisse d’une bibliographie nusayrie », Mélanges syriens offerts à

R. Dussaud, t. 2, Geuthner, Paris, p. 9123-922.

— (1960), « Les Nusayris », Opera Minora, vol. 1, p. 619-624.

MEOUCHY N. et SLUGLETT P. (2004), Les Mandats français et anglais dans une

perspective comparative, Brill, Leyde.

MERVIN S. (2000), Un réformisme chiite, Karthala, Paris.

— (2002), « Quelques jalons pour une histoire du rapprochement (taqrîb) des

alaouites vers le chiisme », Islamstudien ohne Ende, Festschrift für Werner

Ende, Deutsche Morgenländische Gesellschaft, Ergon Verlag Würzburg, p.

281-288.

MOOSA M. (1987), Extremist Shiites. The Ghulat Sects, Syracuse, New York.

NIEGER cl. (1922), « Choix de documents sur le territoire des Alaouites », RMM, 19.

RABBATH E. (1928), L’Évolution politique de la Syrie sous mandat, Marcel

Rivière, Paris.

RENAN E. (1874), Mission de Phénicie, Imprimerie nationale, Paris.


358

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

SALISBURY E. (1864), « The book of Syulaimân’s first ripe fruit disclosing the

mysteries of the Nusairian religion », Journal of the American Oriental

Society, vol. VIII, p. 227-308.

AL-TAWÎL M. A. G. (1966), Târîkh al-‘alawiyyîn, Dâr al-andalus, Beyrouth.

VOLNEY (1959), Voyage en Égypte et en Syrie, Mouton, La Hague.

WEULERSSE J. (1940), Le Pays des Alaouites, 2 t., IFD, Tours.

WINTER S. (1999), « La révolte alaouite de 1834 contre l’occupation égyptienne »,

Oriente Moderno, 79/3, p. 60-71.

— (2004), « Les nusayris au regard des administrateurs provinciaux ottomans

d’avant les tanzimat (1804-1834) », Chronos, n° 9, Balamand (Liban), p.

211-233.


19

La réforme des juridictions religieuses en Syrie

et au Liban (1921-1939) : raisons de la puissance

mandataire et raisons des communautés

Nadine Méouchy

L’étude de la réforme des juridictions religieuses et du statut

personnel impose de clarifier en introduction l’articulation entre le

mandat, le fait national et les communautés. En effet, la politique

juridique et religieuse de la France n’est en rien séparée ni séparable de

sa politique mandataire globale. Du point de vue qui nous intéresse, le

cadre général de l’occupation de la France en Syrie et au Liban, entre

1920 et 1946, est triple : tout d’abord, le cadre juridique international

constitué par la Charte du mandat 1 . Le mandat est une forme juridique

de domination alors innovante par rapport à la colonie ou au

protectorat. Le cadre juridique et politique de la tutelle française évolue

dans les années 1930 avec le passage au régime de traité qui caractérise

alors, dans le principe, les rapports entre la puissance mandataire et les

États locaux. Précisément, le second cadre est politique et local, avec la

mise en place de l’État moderne basé sur la légitimité de la représentation

et doté d’un territoire national. Enfin, vient le cadre constitué par

la réalité sociale : la France se trouve face à une société de ‘asabiyyât

au premier rang desquelles la ‘asabiyya 2 communautaire.

Ainsi, donc, parler de la politique religieuse française sous le

mandat, c’est parler d’une politique de gestion de diverses

communautés dans un vaste espace appelé à être scindé en territoires

nationaux. Parmi ces communautés, il y en a une qui est majoritaire et

qui possède une tradition de dominance : ce sont les Sunnites, qui se

trouvent, dans l’ordre mandataire nouveau, « ravalés » au rang de ta’ifa,

alors qu’ils revendiquent leur appartenance à la umma et non pas à une

communauté, synonyme pour eux de minorité.

1. Voir Charte du mandat pour la Syrie et le Liban, Genève, 12 août 1922, promulguée

par la conférence de Londres, reproduite en annexe in [Méouchy, 2002, p. 420-428].

2. Pour les termes arabes, se reporter au glossaire en fin d’article.


360

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La diversité sociologique communautaire est répartie sur un espace

qui est divisé par le général Gouraud, premier haut-commissaire de la

France, en quatre entités politiques (voire cinq entre 1921 et 1924) : le

Grand-Liban, l’État de Syrie (divisé lui-même en deux pendant quatre

ans), l’État des Alaouites et le Gouvernement des Druzes. Ces divisions

accroissent les passerelles entre le politique et le religieux puisque deux

des États correspondent au territoire de communautés et un État est

construit à partir d’une volonté communautaire. Quatre États, mais

deux nationalités reconnues seulement, et deux autres territoires dotés

de l’autonomie (Sandjak d’Alexandrette 3 et Jazirah, gérée comme une

marche militaire). Tout cet ensemble subsiste jusqu’à la signature du

traité de 1936 qui prévoyait la réunion des différents États et

autonomies à l’État syrien. Seule, la république libanaise, instituée en

1926, conserva définitivement son statut séparé.

Ces États sont contrôlés par la puissance mandataire dont le hautcommissaire

est le représentant. De sa résidence beyrouthine, le hautcommissaire

assure la direction unique d’un certain nombre d’administrations

et d’intérêts économiques (relations étrangères, monnaie,

douanes, PTT, sûreté générale, marine marchande, services quarantenaires,

chemin de fer d’intérêt général, concessions de services publics)

pour lesquels il y aura le principe de l’unicité du territoire. Mais, derrière

cette organisation se profile le problème de la détermination de l’autorité

et des compétences entre services fédéraux et gouvernements locaux 4 .

Cet article vise à saisir les différents acteurs, français, libanais et

syriens, dans leurs interactions au niveau de la réforme administrative

et judiciaire des communautés ; autrement dit, dans un champ où il

deviendra de plus en plus difficile de séparer le religieux du politique

parce que le religieux est une dimension structurante de la vie sociale

par le biais des communautés et parce que la puissance mandataire, du

fait de l’existence des États, va traiter de fait ces communautés socioreligieuses

en communautés « nationales ». Si la question du statut

personnel connaît des évolutions différenciées en Syrie et au Liban, il

est à noter que le haut-commissaire les dissocie peu dans sa législation.

Chaque fois que cela est pertinent, la différence de situation entre les

deux pays sera mise en évidence.

Les pages qui suivent sont fondées sur un corpus d’archives, majoritairement

issues du service juridique et du cabinet politique du hautcommissariat,

qui va chronologiquement de 1921 à 1939.

3. Le sandjak est rattaché en 1923 à la Fédération des États de Syrie, constituée des États

de Damas et d’Alep. Il sera annexé en 1939 par la Turquie avec le consentement de la France.

4. Voir notamment CADN, inventaire 20, carton 2961bis, haut-commissaire à

délégués, Aley, 5 septembre 1921, a/s application arrêté 753.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 361

L’ACTION DU POUVOIR MANDATAIRE EN MATIÈRE

DE STATUT ORGANIQUE DES COMMUNAUTÉS

La mise en place du mandat s’accompagne d’une vaste organisation

politique locale (États, Fédération, autonomies) et d’une réorganisation

des services publics (service foncier, justice, par exemple). Il s’agit

d’assurer le contrôle des États et de la puissance mandataire sur

l’ensemble des collectivités. Le cadastrage des terres et l’immatriculation

foncière, qui permettent de rationaliser la gestion économique de

la terre et la fiscalité, sont ainsi mis en place dès 1921-1922 5 , de même

que la réforme de l’administration des wakfs musulmans. Or, la gestion

des wakfs relève des juridictions religieuses de statut personnel. En la

matière, la puissance mandataire voudrait appliquer une politique de

sécularisation, qui restitue au droit commun l’essentiel des domaines

qui sont du ressort des juridictions religieuses. Pour cela, elle se

prévaut de la nécessité d’« assurer l’égalité de traitement entre les

habitants de la Syrie et du Liban 6 », c’est-à-dire d’assurer les droits des

individus, comme des communautés.

État des lieux et cadre juridique de la réforme

Du point de vue du statut personnel, la situation juridique prévalant

à la fin de l’Empire ottoman est ainsi résumée par l’inspecteur du

contrôle général des wakfs du haut-commissariat : « La loi ottomane

fondée sur la loi canonique musulmane, plaçait sous un régime

d’exception les Églises chrétiennes de tous rites et les communautés

israélites. Les rites dissidents de l’islam : chiite, ansarieh, ismaïlieh,

etc., étaient soumis aux lois régissant l’islam sunnite 7 » et n’avaient

aucune existence juridique propre. Ceci étant, ils appliquaient pour

leurs membres leur règle coutumière ou canonique qui concordait en de

nombreux points avec celle du rite musulman hanéfite. Les

communautés chrétiennes et israélites, reconnues par la Porte,

jouissaient en vertu d’ordres souverains (bérats, firmans) de privilèges

administratifs ou juridictionnels, non identiques d’ailleurs ; leurs chefs

bénéficiaient, d’autre part, de diverses immunités politiques ou

fiscales. La compétence des tribunaux chérieh en matière de statut

personnel s’étendait pour tous aux matières suivantes : statut

5. Le système du registre foncier français reprend les principes ottomans en s’inspirant

de la loi Torrens ou Act Torrens [Takla, 2004, p. 98].

6. CADN, inventaire 5, carton 592, Gennardi, note 224 sur les questions relatives au

statut personnel, 24 mai 1934.

7. Ibid.


362

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

matrimonial, filiation, minorité, tutelle à absence, interdiction,

testament, succession, wakf 8 . Les communautés privilégiées récupéraient

pour leurs tribunaux le statut matrimonial et la succession.

Avec la chute de l’ordre ottoman, les communautés non

musulmanes et dissidentes de l’islam ont demandé « d’être soustraites

à la compétence des tribunaux musulmans pour tout ce qui concerne les

matières ressortissant au statut personnel et au wakf 9 ». Ces

communautés constituent les minorités dont le mandataire veut assurer

la protection. La puissance mandataire place toute son action dans un

cadre juridique et la Charte du mandat prévoit, dans ses articles 6, 8 et

9, que les réformes soient effectuées précisément en garantissant la

protection des minorités 10 .

L’objectif de la réforme du statut personnel est d’unifier, de

coordonner et de centraliser des organes dont l’action est supervisée par

le haut-commissariat. Mais cet objectif est instruit par des hommes qui

sont républicains et qui ont une vision française des institutions de

l’État et de la séparation des pouvoirs religieux et civil. Ils vont se

trouver, dans la pratique, dans une contradiction fondamentale,

puisqu’en tant qu’agents du mandat, ils ont pour mission d’assurer à la

fois les droits des individus et les droits des communautés. D’ailleurs,

toutes les constitutions (Constitution libanaise, statuts organiques pour

les différents États de Syrie) promulguées sous le mandat garantissent

les droits religieux des particuliers et les droits des communautés.

Toute la législation relative au statut personnel et aux wakfs est

préparée par le « Contrôle général des wakfs et de l’immatriculation

foncière », dirigé pendant presque toute la durée du mandat par

Philippe Gennardi, arrivé au Levant comme capitaine avec le général

Gouraud, et qui y restera jusqu’en 1940. Il y a donc au niveau de ce

service une continuité « doctrinale » pendant toute la période qui nous

intéresse 11 .

8. Ibid.

9. CADN, inventaire 5, carton 591, note de Gennardi, délégué du HC pour le contrôle

général des wakfs, sur la réforme du statut personnel, exposé des motifs, février 1928, p. 7.

10. La Charte du mandat de la Société des Nations pour la Syrie et le Liban prévoit en

matière religieuse ou communautaire les dispositions suivantes : le mandataire respecte le

statut personnel des « diverses populations » et contrôle l’administration des wakfs (art. 6) ; il

garantit la liberté de conscience et de culte et le droit des communautés à avoir leurs écoles

(art. 8) ; il préserve la direction des communautés religieuses et garantit les immunités

acquises (art. 9). Voir Déclaration de Londres du 24 juillet 1922, Charte du mandat, in op. cit.

11. Philippe Gennardi est le chef des services fonciers auprès de la Fédération des

États de Syrie avant de devenir l’inspecteur du contrôle général des wakfs et de l’immatriculation

foncière du haut-commissariat. Il quittera la Syrie avec le grade de colonel.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 363

La réforme administrative et judiciaire des communautés

dans les années 1920

Ces réformes sont élaborées, dans une certaine mesure, dans la

continuité des dispositions juridiques prévalant du temps de l’Empire

ottoman, selon les dispositions prévues par la Charte du mandat. Mais

les Français observent aussi ce qui se passe dans les pays voisins :

l’exemple turc atteste d’une réforme radicale qui « a consacré la

séparation absolue des Églises musulmanes et non musulmanes et de

l’État 12 » ; l’exemple perse signale une marche vers la laïcisation du

statut personnel. En comparant avec les exemples palestinien, irakien

et égyptien, Philippe Gennardi constate qu’il faut « se rendre compte

que, dans les États intéressés, la réforme du statut personnel a été

accomplie ou entreprise par la sécularisation ou par l’amélioration, la

consolidation et la réglementation du système antérieur 13 ».

Le premier arrêté pris en ce domaine par la puissance mandataire

concerne les wakfs ; l’arrêté 753 du 2 mars 1921 14 crée ainsi le

« Contrôle général des wakfs musulmans, en harmonie avec les dispositions

de la loi chérieh 15 ». Ce contrôle général est conçu « pour

l’ensemble du territoire de Syrie et du Liban » (art. 1) et « jouit de

l’autonomie administrative et budgétaire ; il relève directement du

haut-commissaire de la République française en Syrie et au Liban ou

de son délégué spécial ; il est revêtu de la personnalité morale » (art. 2).

Le contrôle des wakfs est exercé « par un conseil supérieur des wakfs,

par une commission générale des wakfs et par un contrôleur général des

wakfs » (art. 3). La vérification générale de l’administration et de la

gestion des mudirs locaux aura pour point de départ la date du 18

octobre 1918, date de l’occupation militaire interalliée (art. 30).

Les wakfs sont considérés comme des fondations d’un caractère

strictement religieux et particulier à chaque communauté, et comme

représentant le patrimoine religieux des collectivités religieuses (« les

règles juridiques et administratives applicables aux wakfs sont fixées

par la loi religieuse », arrêté 753). Mais le gouvernement est le tuteur

légal des collectivités, et il doit donc exercer son droit de contrôle sur

12. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.

13. Ibid.

14. Il est signé par Robert de Caix, secrétaire général et alors haut-commisssaire par

intérim. De Caix sera ensuite délégué de la France à la Commission des mandats qui siège

à Genève. La question des wakfs intéresse beaucoup certains membres de la commission.

Il convient de noter la concomitance de la date de l’arrêté avec celle de la mise en place

du cadastrage et de l’immatriculation foncière.

15. CADN, inventaire 20, carton 2961 bis, copie de l’arrêté 753 du 2 mars 1921

portant la signature de Robert de Caix, HC p.i.


364

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

les activités de ces collectivités syriennes et libanaises. La France, en

tant que puissance mandataire, a la responsabilité de ces collectivités et

est donc qualifiée pour contrôler les décisions du conseil supérieur des

wakfs. L’arrêté 753 ne concerne que les Sunnites qui se sont retrouvés

sans autorité de tutelle avec la fin de l’Empire (dans lequel les institutions

religieuses sunnites étaient assimilées à un service public). Pour

les autres communautés, l’administration des wakfs est traitée dans les

dispositions relatives au statut personnel.

Ainsi que nous l’avons déjà mentionné, la question du statut

personnel est posée dès le début du mandat, en particulier par les chefs

des communautés chrétiennes. En 1924, un premier projet est présenté

sous l’égide du haut-commissaire, le général Weygand, un projet qui

réalise l’égalité juridictionnelle en réduisant la compétence des tribunaux

confessionnels, y compris les tribunaux chérieh, aux actions relatives au

statut matrimonial, mais en leur laissant toutefois en matière de

succession et de testament un droit de juridiction gracieuse. Ce projet fut

unanimement rejeté par les représentants des communautés 16 . Un nouvel

essai d’unification et de sécularisation fut tenté avec la première codification

en 1926 : l’arrêté 261, pris par Henri de Jouvenel 17 . L’arrêté 261

réduit en fait la compétence des tribunaux confessionnels en matière de

statut personnel. Il transfère la juridiction des tribunaux ecclésiastiques

aux tribunaux de droit commun, sauf en matière de mariage. La réforme

devait être complétée par d’autres mesures 18 .

Si cette réduction de la compétence des tribunaux religieux

correspond en partie au souhait des membres éclairés et modernistes,

juristes ou notables, des diverses communautés, elle soulève la protestation

généralisée de tous les chefs chrétiens et musulmans 19 . Une

commission des chefs religieux demande à l’unanimité l’abrogation de

l’arrêté 261 et, en 1927, la question des juridictions des communautés

religieuses est mise à l’étude du côté français. Mais, rapporte ensuite

Gennardi, « les choses restent en l’état jusqu’en 1934 20 ». Les protestations

ont été telles que « les effets de cet arrêté ont été suspendus par

décision du haut-commissaire, sauf aux Alaouites où il a été

appliqué 21 ». Le haut-commissaire renvoie alors aux États locaux la

responsabilité de la mise en vigueur de la législation.

16. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.

17. Les arrêtés du haut-commissaire ont force de loi.

18. CADN, Inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi, 24 mai 1934.

19. Se reporter aux originaux des mazbatas dans le carton 1541, inventaire 17, CADN.

20. CADN, voir note 224 déjà citée et inventaire 5, carton 591, note de Gennardi,

délégué du HC pour le contrôle général des wakfs, sur la réforme du statut personnel,

exposé des motifs, février 1928, 50 p.

21. CADN, inventaire 5, carton 592, note pour M. l’ambassadeur sur la question du

statut personnel, 15 février 1939.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 365

Ainsi, à la fin des années 1920, le haut-commissariat prend acte que

« l’expérience de sécularisation a échoué dans les États soumis à notre

mandat […] On peut donc en conclure que cette méthode susceptible

d’application dans les États indépendants où le sens national peut être

facilement développé, est impraticable dans les États sous mandat ou

protégés 22 ». Dès le début du mandat, le haut-commissariat peine à

concilier ses exigences de contrôle, de sécularisation et de soutien aux

minorités avec celles des chefs religieux.

Le statut personnel dans les années 1930

Au début des années 1930, le règlement du statut personnel est

toujours en panne, sauf dans le gouvernement de Lattaquié par

application de l’arrêté 261, et au Liban par le décret-loi de 1930 pris par

le gouvernement libanais. En mai 1934, Gennardi constate que « la

doctrine de ce Haut-Commissariat a été, en effet, assez hésitante. Après

avoir, jusqu’en 1926, considéré que l’accomplissement de cette

réforme était œuvre de mandat, on semble depuis cette époque s’être

décidé à laisser aux États le soin de légiférer en cette matière 23 ».

Pourtant, en prévision de la signature d’un traité franco-syrien, la

question du statut personnel est remise à l’ordre du jour : la protection

des minorités et les garanties qui s’ensuivent sont au centre des

discussions entre le ministère français des Affaires étrangères et les

nationalistes syriens pour, nous dit-on, ne pas avoir à « en discuter dans

les pourparlers, et l’on n’aurait plus qu’à se référer, dans les annexes du

traité, à des textes déjà promulgués 24 ».

Durant la préparation d’un second arrêté, Philippe Gennardi, dans

une note de juin 1934 25 , expose les principes devant guider la réforme

du statut personnel :

— la réforme « doit s’appliquer à l’ensemble des minorités confessionnelles,

y compris les chiites, les druzes, les alaouites et les

ismaïlieh. Elle doit permettre, en outre, à toute communauté d’obtenir,

sous des conditions à déterminer, sa reconnaissance légale, et à tout

individu de se soustraire à une loi confessionnelle dans les matières

relatives à son statut personnel » ;

— elle doit garantir l’égalité de traitement des particuliers et des

communautés ; mais précise Gennardi « ces obligations, bien qu’ayant

22. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi sur les questions

relatives au statut personnel, 24 mai 1934.

23. Ibid.

24. CADN, inventaire 5, carton 592, note du 15 février 1939.

25. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 238 de Gennardi à HC, 7 juin 1934.


366

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

un caractère général, visent surtout à protéger les droits des minorités

confessionnelles assujetties jusqu’à ce jour, selon les principes fondamentaux

de la loi musulmane en vigueur dans les États sous mandat, à

un régime d’exception et d’inégalité flagrante 26 »;

— la réforme doit prendre « comme règle fondamentale la

suprématie du pouvoir civil » sur le pouvoir religieux, en particulier

celui des Églises. Elle doit « réviser et unifier les privilèges et

immunités politiques et fiscales » des chefs religieux tout en sauvegardant

« leur autorité spirituelle et morale » ;

— elle doit « laïciser, dans la mesure compatible avec les dispositions

de la loi canonique de chaque communauté, les institutions et la

législation en matière de statut personnel 27 ».

C’est finalement le 13 mars 1936 qu’un texte provisoire est

promulgué : l’arrêté 60, dans la préparation duquel Philippe Gennardi a

joué un rôle important. Dans l’arrêté 60, la puissance mandataire

différencie les communautés historiques, dites à « statut personnel »,

dont la liste est publiée, et les communautés de droit commun. Ces

communautés ne choisissent pas elles-mêmes leur statut, elles sont

soumises à la reconnaissance légale : chaque communauté doit faire

approuver ses propres statuts par le pouvoir civil « qui met en vigueur

ces documents par acte législatif 28 ». Les gouvernements syrien et

libanais ont été consultés dans la préparation de l’arrêté 60, mais de

Martel n’a pas eu le temps de recueillir l’accord des chefs de

communautés. Au début de 1938, dans le cadre de discussions complémentaires

avec le gouvernement syrien sur la question du statut

personnel, un nouveau texte est préparé : ce sera l’arrêté 146, qui

facilite notamment les formalités de conversion au nom de la liberté de

conscience des personnes et qui tient compte des observations des

diverses autorités religieuses. Il est promulgué le 18 novembre 1938.

Le juriste libanais Edmond Rabbath commente ainsi la promulgation

de ces deux arrêtés : « Leur ensemble devait, dans la pensée de ses

auteurs, former la loi organique destinée à régir les communautés

syriennes et libanaises, tant musulmanes que non musulmanes »

[Rabbath, 1982, p. 100] 29 . « Certaines dispositions de cet arrêté (60),

qui heurtaient les principes du droit musulman, ont été abolies par

l’arrêté 146 du 18 novembre 1938, et l’application de la majeure partie

26. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224 de Gennardi sur les questions

relatives au statut personnel, 24 mai 1934.

27. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 238, Gennardi, 7 juin 1934.

28. CADN, inventaire 5, carton 593, note n° 7751, Mazas, conseiller législatif, 4

septembre 1937.

29. La catégorie des « communautés de droit commun est une création originale du

Mandat. Le droit ottoman en ignorait l’existence » p. 101.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 367

de ses dispositions a été suspendue en Syrie ». Le pouvoir mandataire

avait pris soin d’obtenir auparavant des garanties du gouvernement

syrien concernant « la liberté de conscience, ainsi que les droits qui en

découlent, et en particulier à reconnaître aux Chrétiens, en toute

matière, la faculté de récuser les canons et la juridiction coranique 30 ».

En janvier 1939, débute une vaste campagne de protestation par

pétitions des ulémas sunnites contre cet arrêté. Le gouvernement syrien

décide alors d’en suspendre l’exécution. Le haut-commissaire rejette

cette décision en disant que l’arrêté a été pris en accord avec le gouvernement

syrien. L’affaire est assez grave pour être, en février 1939, un

des facteurs de la chute du cabinet de Jamil Mardam bey.

L’écueil sunnite en Syrie

En Syrie, où les sunnites constituent quelque 80 % de la population

et où les ulémas sont dans une alliance objective avec les nationalistes,

les Français ne peuvent pas se permettre d’être confrontés à une

opposition générale sunnite qui risquerait, en outre, d’avoir un écho

néfaste en Afrique du Nord.

Du point de vue de Gennardi, « la communauté musulmane sunnite,

qui est la plus importante par le nombre de ses membres, jouit d’une

situation extrêmement favorisée. Ses institutions religieuses sont au

nombre des services publics. Sa loi canonique forme le droit commun

local. Enfin, le nombre de ses membres lui assure en Syrie, au sein des

organes électifs, une prépondérance telle qu’elle est sans aucun doute à

l’abri des entreprises des gouvernements ou d’une majorité parlementaire

31 ».

Il existe trois points de divergence entre les auteurs de la réforme et

les ulémas sunnites. En premier lieu, la mise à égalité des sunnites avec

les autres communautés. En second lieu, la conversion dont l’arrêté 60

facilite les formalités au nom de la liberté de conscience ; sur ce point,

la position des ulémas s’appuie sur le fait que la chari‘a interdit la

sortie de l’islam et que la conversion du père met en jeu la religion des

enfants : il faut donc retirer au renégat ses enfants, car la volonté du

père n’est pas suffisante pour faire sortir les enfants de la umma. Enfin,

le dernier point de divergence concerne le mariage d’une musulmane

avec un non-musulman.

La position française est la suivante : les dispositions des arrêtés 60

et 146 « sont déjà contenues dans le texte de la Constitution et dans

30. CADN, inventaire 5, carton 592, note sur la question du statut personnel, 17

février 1939.

31. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.


368

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’acte de mandat qui prévoient la liberté de conscience, l’indépendance

et l’égalité de toutes les communautés religieuses et le respect du statut

personnel. La seule règle en matière d’abandon de religion ne pouvait

être que transactionnelle, étant donné que toutes les lois religieuses font

preuve, à cet égard, de la même intransigeance 32 ».

Au Liban, la question sunnite trouve un règlement par la transformation

de fait de toutes les communautés en minorités : au Liban,

« pays de minorités associées », selon la formule célèbre d’un des pères

de la constitution, les sunnites ont été contraints, dans les années 1930,

d’évoluer politiquement et psychologiquement en communauté

libanaise. À partir de là, au moins les communautés dites historiques

sont régies par le décret-loi libanais n° 6 du 3 février 1930 sur le statut

personnel : il laisse « aux tribunaux chérieh, sunnite, chiite et druze, la

plénitude de leur compétence à l’égard de leurs ressortissants, et fixait

par contre la compétence des juridictions des Églises non musulmanes

aux matières ressortissant au statut matrimonial et à la filiation. Il

accordait, en outre, aux chefs religieux des pouvoirs de juridiction

gracieuse et investissait les tribunaux de droit commun de la

compétence à l’égard des non-musulmans en toute autre matière ressortissant

au statut personnel 33 ».

En Syrie, par contre, l’autorité mandataire est bien en mal de régler

la question du statut personnel des sunnites qui sont majoritaires.

Devant l’impasse où elle se trouve dans ce pays, Philippe Gennardi

préconise un système législatif qui s’inspire de celui d’Afrique du

Nord : d’un côté, une loi d’État en matière de statut personnel,

applicable à tous les musulmans : sunnites, shiites, alaouites, druzes,

ismaéliens. De l’autre, un régime différent applicable aux autres

communautés.

OFFENSIVE JURIDIQUE DES COMMUNAUTÉS RELIGIEUSES

ET OCCUPATION DU CHAMP PUBLIC

La réforme du statut personnel soulève du point de vue des

communautés deux questions centrales : tout d’abord, la délimitation de

la compétence des juridictions religieuses par rapport au droit commun.

Et, ensuite, la question des juridictions religieuses face à l’État

national. Nous allons examiner successivement ces deux points.

32. CADN, inventaire 5, carton 592, note pour M. l’ambassadeur, 17 février 1939.

33. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, 24 mai 1934.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 369

Juridictions religieuses et droit commun

Toutes les communautés minoritaires demandent à être reconnues

comme historiques et, donc, à être classées dans les communautés à

statut personnel. Le statut légal n’a pas seulement une portée religieuse,

car il donne aussi droit à une représentation électorale et, de fait, à

l’accès aux postes de hauts fonctionnaires. De plus, le recours à d’autres

tribunaux que les tribunaux communautaires, affaiblit évidemment

l’autorité des chefs religieux. Ainsi, la place des communautés dans

l’espace public est un enjeu religieux et politique, en Syrie comme au

Liban, bien que les données y soient un peu différentes.

La communauté protestante, par exemple, qui était dotée d’un cadi

mazhab à Beyrouth depuis 1931, n’avait pas été classée initialement

comme communauté historique par le haut-commissaire ; elle réussit

finalement, en 1938, à faire valoir ses « droits historiques » : son statut

accordé par le Sultan la plaçait, dit-elle, à égalité avec les autres

communautés chrétiennes 34 .

Les communautés chrétiennes demandent l’égalisation des

compétences juridiques de leurs tribunaux avec ceux des sunnites. Les

communautés dites « dissidentes de l’islam », quant à elles, demandent

les mêmes privilèges juridictionnels que les chrétiens et l’égalité avec les

sunnites. Mais la gestion française de ces revendications sera différente

en Syrie et au Liban pour les raisons que nous avons vues. De plus, les

revendications des communautés minoritaires ne seront pas traitées de la

même façon, suivant qu’il s’agit d’une communauté historique et

« stratégique » du point de vue français (maronite, grecque-catholique,

etc.), ou d’une communauté peu importante sur les plans démographique

et politique (ismaélienne, yézidie, etc.). Toutes les grandes communautés

se considèrent comme des nations et veulent gérer leur patrimoine

humain et matériel sans ingérence du droit commun. Les plus institutionnalisées

d’entre elles, en particulier les communautés chrétiennes,

développent une argumentation sophistiquée.

1. Les enjeux pour les communautés historiques chrétiennes 35

Il s’agit pour elles de préserver les privilèges acquis ab antiquo au

nom des articles 6 et 9 de la Charte du mandat, de les accroître au nom

34. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre de Mufid Abdul Karim, chef religieux et

juge du statut personnel de la communauté protestante, à Président du Conseil libanais, 26

octobre 1937.

35. Le peu de documents relatifs aux communautés israélites (dans les cartons

consultés) n’a pas permis de traiter leur cas de façon séparée comme pour les

communautés chrétiennes ou « dissidentes » de l’islam.


370

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de la protection des minorités, de gérer de façon autonome leur

patrimoine humain et matériel (largement constitué sous forme de

wakfs). En conséquence, les autorités religieuses demandent à rester

maîtresses des domaines qui permettent de contrôler et de préserver ces

deux patrimoines, notamment le mariage, la tutelle, la succession, les

testaments et les wakfs. Elles se mobilisent aussi pour défendre les

privilèges et immunités du haut clergé. Les privilèges des chefs

religieux sont de divers ordres, notamment judiciaires et fiscaux

(exemptions d’impôts des biens immeubles ecclésiastiques, exemptions

des taxes douanières). Le patriarche grec-orthodoxe, qui relève du

patriarcat œcuménique de Constantinople, possède les privilèges juridictionnels

les plus étendus parce qu’il est régi par les dispositions du

droit byzantin. Le haut-commissariat est évidemment opposé à l’idée de

confirmer tous les privilèges acquis, il souhaite uniquement les unifier

et préserver ceux qui lui paraissent indispensables.

Les patriarches se mobilisent d’abord contre l’arrêté 261 qui les

« dépouille de leur compétence plusieurs fois séculaire » ; ensuite, les

patriarches Moghabghab (grec-catholique) et Arida (maronite)

bataillent contre le décret-loi libanais de 1930 (pris sous le ministère

Eddé), qui ne touche pas aux compétences des juridictions cherieh

musulmanes et druze. Le décret-loi libanais reconnaît, par ailleurs, une

certaine compétence aux tribunaux religieux musulmans et chrétiens

pour les wakfs, mais avec des restrictions 36 .

Les autorités chrétiennes considèrent que chaque communauté est

une société à part entière sur laquelle l’Église exerce un triple pouvoir :

législatif, judiciaire et exécutif. Le statut personnel est une loi et un droit

jouant le rôle de constitution de cette société (« la nation maronite »).

Dans sa brochure de 1931, Pierre Hobeika, chorévêque maronite, prend

pour modèle les accords de Latran conclu entre le Saint-Siège et

Mussolini (11 février 1929) par lesquels le gouvernement italien

« reconnut à l’Église le droit souverain d’être indépendante et de

gouverner ses enfants en toute liberté, sans être soumise en quelque

façon que ce soit à des lois contraires à son but » [Hobeika, 1931].

Les communautés chrétiennes s’opposent donc à la soumission du

pouvoir religieux au pouvoir civil et au fait de faciliter les conversions.

Le patriarche grec-orthodoxe, Alexandre III, conteste l’arrêté 60 et

s’insurge en particulier contre les conversions et leurs répercussions

36. CADN, inventaire 5, carton 589, copie de la consultation demandée en septembre

1933, par Paul Boncour, ministre des Affaires étrangères, à Choucri Cardahi (président de

la Cour de cassation au Liban, professeur à l’École française de droit de Beyrouth et à

l’Académie de droit international de La Haye), p. 16.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 371

économiques 37 . Les communautés catholiques mènent l’offensive à

partir de 1936 contre les arrêtés 60, puis 146, en faisant jouer

l’influence de Rome 38 . On voit bien, par ailleurs, comment les chefs

religieux sont conduits à s’opposer aux gouvernements locaux, y

compris lorsqu’ils leur sont favorables, comme celui d’Émile Eddé à

l’égard des Maronites, parce que ces chefs refusent leur soumission au

pouvoir civil.

2. L’aspiration à l’égalité et à la légalité des minorités musulmanes

Les Chiites, les Druzes, les Alaouites (ou Ansarieh), les Ismaéliens

et même les Yézidis en Syrie demandent leur émancipation en matière

de statut personnel et leur autonomie religieuse. Pour ces minorités les

disparités de situation entre le Liban et la Syrie sont les plus

importantes. Au Liban, l’adoption de la Constitution libanaise (1926),

dont l’article 95 prévoit la répartition communautaire des emplois

publics et des postes gouvernementaux, encourage les communautés

non sunnites à chercher la consécration de leur statut organique séparé

et à se rapprocher du centre du pouvoir politique : les communautés

« dissidentes » veulent désormais se rendre visible dans la capitale 39 .

Ainsi, le régime politique favorise la reconnaissance du statut

organique des communautés, notamment des 18 communautés

religieuses reconnues par l’arrêté de 1936.

En Syrie, la puissance mandataire, nous l’avons dit, ne souhaite pas

affronter la majorité sunnite et aggraver ses contentieux avec les nationalistes

syriens. Au début des années 1930, les communautés dites

dissidentes de l’islam n’ont toujours pas « d’existence légale 40 », sauf

dans le territoire des Alaouites et dans le Gouvernement des Druzes

37. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre du patriarche grec-orthodoxe au hautcommissaire,

Damas, 10 septembre 1936.

38. Mgr Rémy Leprêtre, délégué apostolique, remet à Damien de Martel le 13 juin

1938 un projet de statut personnel catholique qui retire toute influence à la France sur les

communautés chrétiennes. Voir CADN, inventaire 5, carton 592. Au ministère des Affaires

étrangères, ce texte est analysé comme cherchant à « soumettre les catholiques, sans

distinction de nationalité (art. 64), donc les Français de rite latin eux-mêmes, à la seule

autorité ecclésiastique, non seulement en matière religieuse, non seulement dans les matières

mixtes, mais en matière civile relative à des questions religieuses » ; il consacre l’autorité du

pape sur les catholiques et la prééminence de l’autorité ecclésiastique sur le pouvoir civil.

Voir inventaire 5, carton 592, annexe à ministre des Affaires étrangères à haut-commissaire,

25 juillet 1938 : note pour M. Lagarde, rédigée par M. Canet, 9 juillet 1938.

39. Voir, par exemple, cette lettre de trente ulémas chiites du 5 août 1940 demandant

à ce que le Sayed Abdul Hussein Charaf Eddine soit nommé Mufti général des Chiites

pour la République libanaise (« à l’instar de nos frères les musulmans sunnites ») et ait son

siège à Beyrouth. CADN, inventaire 20, carton 2958.

40. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, Gennardi sur les questions relatives

au statut personnel, 24 mai 1934.


372

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui, jusqu’en 1937 au moins, bénéficient d’un statut organique séparé

et d’une pratique juridique favorable (tribunaux spécifiques). Les

difficultés existent pour leurs membres hors de ces deux territoires,

c’est-à-dire là où les Druzes et les Alaouites, tout comme les autres

minorités, ne sont pas numériquement importants. Toutefois, en Syrie,

ils commencent à s’inscrire à l’état civil sous leur véritable appartenance

communautaire — ce qui est nouveau — et leurs chefs religieux

gèrent leur statut personnel dont les actes sont ensuite enregistrés par

un cadi sunnite. La communauté druze est sans doute la plus discrète

de toutes car elle a « pu obtenir une sorte de reconnaissance de fait. Elle

jouissait ainsi de certains privilèges juridictionnels ou coutumiers 41 ».

Lorsque les chiites de Damas demandent, en mars 1940, la

désignation d’un cadi chiite, Fauquenot, le Conseiller pour l’intérieur, se

basant sur le fait « que, depuis vingt ans de mandat, tous les gouvernements

locaux successifs n’ont pas tenu à leur voir reconnaître des droits

confessionnels ou politiques distincts des sunnites », juge préférable,

« bien que ce ne soit pas strictement équitable », de ne pas « soulever une

question qui nous donnerait l’apparence de provoquer, parmi les Syriens,

de nouvelles divisions prétendument “superficielles” 42 ».

3) Les sunnites : une tradition de la dominance

Les autorités religieuses sunnites s’opposent à la séparation

juridique et donc organique des communautés dites dissidentes de

l’islam. Elles considèrent que la France fait là acte d’ingérence. La

réponse des autorités françaises est, ici encore, différenciée suivant

qu’il s’agit du Liban ou de la Syrie.

En Syrie, les autorités syriennes, qui épousent le point de vue

sunnite majoritaire, « se sont toujours montrées contraires à toute

mesure qui aurait pour but de détacher de l’islam sunnite, des éléments

qui s’y trouvent actuellement juxtaposés 43 ». La puissance mandataire

ménage donc les sunnites pour les raisons vues précédemment. En

effet, ulémas et notabilités civiles, relayés par les chefs de quartiers

sunnites et appuyés par les nationalistes qui sont au gouvernement à

partir de 1937, n’ont cessé de combattre les réformes mandataires et

demandent en 1939 l’abrogation du statut des communautés 44 .

41. Ibid.

42. CADN, inventaire 20, carton 2958, Fauquenot à Hauteclocque, délégué du HC

auprès de la République syrienne, 29 mars 1940, n° 604/C. I.

43. CADN, inventaire 20, carton 2958, délégué p.i. à Damas à Délégué général du HC

à Beyrouth, Damas le 4 octobre 1932.

44. CADN, inventaire 5, carton 592, information n° 129, 13 mars 1939.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 373

Au Liban, en revanche, la France applique le principe de l’autonomie

de toutes les communautés minoritaires, en rappelant à l’ordre, si besoin

est, les institutions sunnites qui font de la résistance, par exemple en

empêchant les tribunaux chiites de gérer leurs wakfs de façon autonome 45 .

En 1928, il n’y a pas encore de Conseil des wakfs chiites, mais il y a des

tribunaux jaafarites habilités à surveiller et à gérer les wakfs.

Les juridictions religieuses face au territoire national

Au nom de la souveraineté de l’État centralisé sur le territoire

national, les communautés religieuses se trouvent divisées physiquement

entre deux pays au moins ; or, certaines communautés étendent

leurs juridictions religieuses sur des territoires immenses. D’une part,

cette division introduit une rupture dans les juridictions ecclésiastiques

et, d’autre part, elle pose la question de savoir qui représentera la

communauté dans ses rapports avec l’État. Afin de mieux appréhender

l’effet de la complexité créée par le fait national et par la vision

française des relations entre le religieux et le politique, nous allons

prendre trois exemples différents dans les communautés grecquecatholique,

druze et chiite.

Le patriarche grec melkite (c’est-à-dire grec-catholique) est à la tête

d’une juridiction qui s’étend depuis Antioche jusqu’à Alexandrie, en

passant par Jérusalem et dans tout le territoire ottoman. Le patriarche

s’élève contre l’arrêté 1113 du 19 novembre 1921 dont l’application

soumet le jugement rendu par le patriarche ou les tribunaux siégeant

hors des territoires sous mandat à l’exequatur délivré par un tribunal

syrien ou libanais, parce que ce jugement est considéré comme

« étranger ». Pour le patriarche, le jugement émane d’un tribunal qui

relève d’une autorité ayant son siège en Syrie ou au Liban (patriarcat

melkite d’Antioche). Sur ce point, considérant que des tribunaux de

droit commun composés de magistrats nationaux ne pourraient pas

« apprécier exactement et rapidement la régularité, au regard de l’arrêté

1113, d’un jugement rendu par une juridiction canonique, selon le droit

canonique », « le haut-commissaire décida, par l’arrêté n° 43/LR, du

30 mai 1931, que l’exequatur serait en tout cas donné aux jugements

ecclésiastiques par les tribunaux mixtes 46 » (« au prix d’une légère

atteinte aux règles de compétence »). Le patriarche n’est pas satisfait,

car « c’est l’obligation même de demander l’exequatur qui lui paraît

45. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre du secrétaire général du HC, Tétreau, au

contrôleur général des wakfs musulmans, Chafik el-Malek, du 31 juillet 1928.

46. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 6240 de Mazas, conseiller législatif, 28

août 1933.


374

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

porter atteinte » à ses privilèges que la puissance mandataire a le devoir

de respecter, selon lui. Le conseiller législatif du haut-commissariat

considère que « la règle juridique n’a pas changé. Le contenu juridique,

les limites juridiques de la juridiction du patriarche n’ont pas changé.

Ce qui a changé, c’est la limite géographique des États. Le démembrement

de l’Empire ottoman est consacré par les actes internationaux et

la législation promulguée par le Haut-Commissaire y est tout à fait

étrangère 47 ». Le patriarche melkite demande donc, au nom de ses

privilèges ab antiquo, l’extraterritorialité de sa juridiction, ce que la

puissance mandataire refuse au nom du droit constitutionnel moderne.

Le souci de l’adéquation de la juridiction religieuse au fait national

est tel que, quand un patriarche réside à l’étranger (c’est le cas du

patriarche chaldéen catholique qui réside en Irak), ou bien lorsqu’il a

pris une nationalité étrangère, comme le patriarche melkite qui a été

naturalisé égyptien et qui a deux résidences, l’une à Damas, l’autre au

Caire, la puissance mandataire demande qu’il soit représenté sur place

par un vicaire patriarcal 48 .

Traditionnellement, la communauté druze possède trois cadis : le

premier au Mont-Liban, le second à Hasbaya et le troisième à Rachaya.

C’est du cadi mazhab, à Hasbaya, que dépendent les Druzes du Djebel

et de la région de Damas. Mais, du point de vue des Français, la

communauté druze du Liban « forme actuellement un groupe religieux

distinct de la communauté du Djebel Druze 49 ». Le cadi de Hasbaya ne

peut plus être habilité à connaître les affaires des Druzes de Syrie.

Le dernier exemple concerne les chiites : le président de la cour de

cassation chérieh jaafarite, au Liban, s’enquiert en 1930 de savoir qui

contrôle les mutawallis des wakfs chiites de Syrie, notamment à Damas

et dans le territoire des Alaouites 50 . La communauté chiite de Syrie se

voit opposer en 1932 un refus sur sa demande d’institution de tribunaux

de rite jaafarite, parce qu’elle n’est pas assez nombreuse et, aussi, pour

éviter un risque politique lié à la loi électorale.

Il faut bien constater la nécessité de l’adéquation du pouvoir

religieux communautaire au nouveau territoire national libanais ou

syrien et, dans tous les cas, aux frontières du mandat. L’aboutissement

de ce processus est que les communautés minoritaires demandent à se

47. Ibid.

48. CADN, inventaire 5, carton 592, Lettre MAE à de Martel n° 381, 1 er mai 1935.

De même, le haut-commissaire fait savoir en 1940 aux Arméniens catholiques que le

Catholicos qu’ils vont élire devra prendre la nationalité libanaise ou syrienne.

49. CADN, inventaire 20, carton 2960, note n° 101/W du 7 août 1940, du contrôle

des wakfs et de l’immatriculation foncière pour le chef du Cabinet politique.

50. CADN, inventaire 20, carton 2958, lettre de M. Osseiran au délégué du HC pour

le contrôle général des wakfs (traduction), 28 juin 1930.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 375

projeter dans l’espace public et politique avec des élections séparées

par groupe religieux.

En effet, les lois électorales de 1922 pour le Liban et de 1923, sur

les conseils administratifs, pour les États fédérés de Syrie, prévoient

des sièges de députés ou de représentants en fonction de l’importance

numérique de chaque communauté. Cette importance est évaluée à

partir des enregistrements de l’état civil (le premier recensement date

de 1922). L’offensive des communautés pour occuper le champ public

est accompagnée d’une centralisation du pouvoir religieux. La

direction spirituelle d’une communauté assure à son chef le contrôle

des revenus de cette communauté à travers le contrôle des wakfs. Cette

centralisation tend à s’installer dans les lieux du pouvoir politique. En

Syrie, cette centralisation se fait autour de trois villes : Alep, Damas,

Lattaquié. Au Liban, la centralisation se fait dans la capitale, Beyrouth.

Ainsi, la centralisation du pouvoir religieux sunnite dans la capitale

pousse les conseils ulmiés d’une grande ville comme Tripoli, par

exemple, à demander leur inclusion dans des instances siégeant à

Beyrouth. Il y a effectivement lieu d’établir le parallèle entre la centralisation

du pouvoir ecclésiastique à Beyrouth et la centralisation du

pouvoir politique des communautés dans la capitale libanaise.

COMPÉTITIONS ET INSTRUMENTALISATIONS

La période mandataire conjugue trois tentatives de rationalisation

du point de vue de l’État de droit centralisé : le statut personnel, les

wakfs et l’immatriculation foncière. Autrement dit, au-delà des rivalités

confessionnelles sur l’occupation de l’espace public (fêtes,

processions, défilés, etc.) 51 , le pouvoir politique touche là aux

fondements juridiques et économiques de la vie des individus et des

groupes. Ces tentatives de réforme activent donc les compétitions et les

concurrences de toutes sortes entre élites sociales, entre individus et

communautés (sur les questions de statut personnel ; sur la gestion des

wakfs entre mutawallis et institutions communautaires « laïques » ou

non) et entre communautés (chrétiennes notamment).

Les rivalités entre communautés

Ces rivalités ont pour objet de renforcer le patrimoine humain et

matériel de la communauté, de lui permettre de mieux occuper l’espace

51. Voir le carton 589, inventaire 5, CADN.


376

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

public que ses concurrentes et, éventuellement, d’avoir un accès plus

privilégié au pouvoir politique. Ces rivalités commencent entre

communautés chrétiennes pour savoir quelle est celle qui a droit à la

prééminence sur les autres : le patriarche melkite, par exemple, demande

la conservation de ses privilèges, reconnu par le Sultan et par le Pape, que

n’ont pas obtenus les « patriarches des autres Communautés orientales,

telles que les Maronites, les Syriaques (c’est-à-dire les Syriens

catholiques), etc. On leur accordait seulement le titre de Patriarche

d’Antioche. Par conséquent, ils ne peuvent pas prétendre aux mêmes

droits que nous 52 ». Les Maronites, pour leur part, revendiquent d’avoir

été les premiers à s’être constitués en patriarcat et communauté indépendants

: « À leur exemple, les autres communautés chrétiennes se

formèrent en sociétés religieuses autonomes » [Hobeika, 1931].

Aux rivalités pour la prééminence et le prestige s’ajoute une

compétition pour les hautes fonctions de l’État : les autorités religieuses

de tous les groupes communautaires font le compte de leurs membres

qui sont à des postes de responsabilité en Syrie et au Liban. Ainsi, en

1936, le patriarche grec-orthodoxe regrette la « prédilection en faveur

des catholiques » car, constate-t-il, si elle « s’était bornée à la constitution

du ministère syrien, le préjudice serait à la rigueur moins grave,

mais en effet cette distinction injustifiable s’étend à tous les tribunaux

et services gouvernementaux en Syrie et au Liban 53 ». Enfin, la

question des conversions est centrale pour tous, car elle affaiblit des

communautés au profit d’autres, notamment des Catholiques qui ont le

vent en poupe à l’époque du mandat. Mais aussi au profit de l’islam

sunnite dans le cas de particuliers qui souhaitent échapper à leur

juridiction religieuse d’origine, puisque certaines communautés

interdisent le divorce ou le soumettent à conditions financières. Les

sunnites, nous l’avons vu, réitèrent avec force le principe de l’interdiction

de la conversion pour les musulmans.

Les compétitions intracommunautaires pour la direction

des communautés

Avec les lois électorales autorisant la représentation communautaire,

avec l’adéquation croissante du pouvoir religieux au territoire

52. CADN, inventaire 5, carton 592, mémoire juridique du 12 juillet 1933, adressé

par S.B. Cyrille IX Mogabgab, Patriarche des Grecs melkites catholiques, à M. Ponsot,

haut-commissaire. Annexe à note n° 6240, du 28 août 1933, Mazas, conseiller législatif

du haut-commissariat.

53. CADN, inventaire 5, carton 593, lettre d’Alexandre III, patriarche grec-orthodoxe,

au haut-commissaire, Damas, 10 septembre 1936.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 377

national, avec la compétition pour les hautes fonctions de l’État et avec

la réorganisation des wakfs, la centralisation et la direction de la

communauté deviennent un enjeu de taille, en particulier au Liban.

Toutes les communautés sont concernées : on peut citer en exemple la

rivalité entre le grand rabbin de Beyrouth et le grand rabbin de Saïda.

Le rabbin beyrouthin revendique ses attributions pour l’ensemble du

territoire libanais et sur les administrateurs des wakfs. Moïse de Braun,

rabbin de Saïda, demande à être reconnu comme unique chef spirituel

de la communauté israélite de Saïda 54 . Autrement dit, il refuse de passer

sous le contrôle de son collègue de Beyrouth.

De même, les années 1930 voient un conflit entre deux autorités

sunnites autour du pouvoir des muftis et du pouvoir des cadis, qui

relèvent du ministère de la Justice. Les muftis demandent à avoir la

prééminence sur les cadis dans les organes de contrôle des wakfs 55 . Le

contrôle, par le biais des conseils élus, des institutions dirigeantes

religieuses, est aussi l’objet d’une compétition entre « laïques » et

religieux. Là encore, toutes les communautés sont touchées et les

exemples nombreux : ainsi, le collège électoral des Arméniens, qui élit

le Catholicos, permet la prédominance des civils. Pourtant, en 1940, le

parti Tachnag tente de faire pression sur le synode pour augmenter

encore cette majorité 56 .

La reprise en main des wakfs

par les autorités religieuses officielles

La principale préoccupation des autorités religieuses est de

contrôler les ressources économiques de leur communauté. L’autorité

qui contrôle les wakfs est habilitée à les vendre, en obtenant l’autorisation

d’istibdal, et à en gérer les revenus. Les autorités religieuses

doivent donc commencer par contrôler les mutawallis et s’assurer

qu’ils n’ont pas eu l’indélicatesse de profiter du cadastrage pour faire

enregistrer les terres wakfs en biens mulk à leur nom 57 .

54. CADN, inventaire 20, carton 2959, lettre du 11 juin 1936.

55. Au Liban, depuis la décision n° 10 du 27 décembre 1930, du Conseil supérieur

des wakfs musulmans (mise en vigueur par arrêté du haut-commissaire), les wakfs

musulmans sont passés sous l’autorité du plus haut fonctionnaire musulman sunnite et non

plus du plus haut fonctionnaire religieux sunnite. Le cadi des cadis est le plus haut fonctionnaire

musulman de l’État. Voir carton 2961bis, inventaire 20, CADN.

56. CADN, inventaire 5, carton 593, note a/s de l’élection du catholicos arménien,

janvier 1940.

57. Ces « indélicatesses » seraient plus fréquentes dans les communautés musulmanes

car, chez les chrétiens et chez les Israélites, ce sont les chefs religieux eux-mêmes qui

assument les fonctions de mutawalli (patriarches, rabbins, etc.).


378

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

La reprise en main des wakfs et le contrôle des mutawallis constituent

un enjeu particulièrement important et difficile pour toutes les

communautés minoritaires dont les affaires étaient gérées par des

tribunaux sunnites dans le passé. Ainsi, en 1933, Mounir Osseiran,

président de la Cour de cassation chérieh jaafarite, demande que les

wakfs chiites soient enregistrés officiellement, car ils sont plus dispersés

et moins nombreux que ceux des sunnites, avant la création du Conseil

supérieur des wakfs chiites. Il accuse certains administrateurs d’avoir

essayé de faire enregistrer les wakfs en leur nom au registre foncier avec

l’aide du mukhtar. Il dit vouloir faire enregistrer ces wakfs dans les

registres des tribunaux chérieh et dans les registres fonciers. Mais il se

heurterait à des difficultés à cause des mukhtars et de certains cadis

négligents. Il propose donc une procédure qui remet aux tribunaux et aux

cadis la responsabilité de l’enregistrement et de la gestion des wakfs,

avec le soutien des autorités civiles. En effet, en vertu de l’arrêté 753 de

1921, les cadis sont surveillés par le Grand Cadi 58 .

Chez les Maronites, le conflit éclate entre le patriarche et les ordres

monastiques baladites autour du contrôle de leurs wakfs. Les ordres

monastiques, qui finiront par l’emporter, se prévalent du fait qu’ils

dépendent du Vatican pour échapper à l’autorité du patriarche et

disposer de leurs wakfs comme ils l’entendent, c’est-à-dire avoir la

capacité de les vendre.

Protection des minorités et victoire des chefs religieux

La France s’est avancée au Liban et en Syrie au nom de la

protection des minorités pour combattre le nationalisme arabe,

principal adversaire de son occupation. C’est en Syrie que les limites

du principe de la protection des minorités apparaissent le plus

nettement puisque cette protection devient un enjeu majeur du rapport

de forces entre les nationalistes arabes et la puissance mandataire. La

question qui se pose alors est bien celle de l’influence de cette politique

minoritaire sur la politique des nationalistes arabes syriens. Autrement

dit, est-ce que le rejet de la protection des minorités, associée, à

l’époque du mandat, à la division de territoires, n’a pas été dans les

années 1930 une cause du rejet de la réforme du statut personnel par les

nationalistes syriens ?

La politique française, comme les stratégies communautaires, en

matière de statut personnel, apparaissent comme l’illustration d’un

nouvel ordre politique moderne. La puissance mandataire pense en

58. CADN, inventaire 20, carton 2958, Beyrouth, 28 novembre 1933.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 379

termes de sécularisation, d’unification et de centralisation. Mais la

nécessité politique et juridique de protéger les minorités est source de

contradictions et d’ambiguïtés durables. Dans l’entre-deux-guerres, les

communautés minoritaires ne gèrent-elles pas toujours leurs relations

majorité/minorité en fonction d’une culture essentiellement ottomane ?

Encore méfiantes à l’égard du droit et de la constitution, elles se

reposent toujours sur l’arbitrage et l’intervention de l’autorité politique

suprême, c’est-à-dire, ici, la puissance mandataire, justifiant ainsi leur

mise à l’écart politique par les nationalistes arabes, en particulier en

Syrie 59 . Ainsi, les communautés, groupes sociaux issus de la très

longue durée, et celles qui sont minoritaires en particulier, fonctionnent

à la fois dans le combat pour préserver leur différence et dans l’allégeance

au pouvoir du plus puissant, avec une certaine indifférence pour

les valeurs de la modernité sociale et politique. Cette modernité ne fait

sens pour elles que dans les garanties et les privilèges qu’elle assure. La

puissance mandataire, bien que soucieuse à l’origine de protéger à la

fois les droits des individus et ceux des communautés, recule progressivement

par rapport à ses objectifs initiaux devant l’offensive des

communautés : tollé contre tous les arrêtés (261, 60, 146) et difficulté

de gérer la question des conversions. Ce recul s’effectue au détriment

des intérêts des individus. Il s’agit bien d’une victoire des groupes

socioreligieux que constituent les communautés.

Finalement, la politique mandataire est déclinée selon le mode

communautaire parce qu’elle tire sa légitimité de la protection des

minorités pour lesquelles la France a créé des États, et aussi parce qu’il

est plus facile de régner sur des acteurs divisés, envers lesquels la

puissance mandataire se présente comme un arbitre et comme un

conseiller, au nom de valeurs qui sont les siennes, mais qui reçoivent

aussi la bénédiction de la communauté internationale naissante à cette

époque. Ce nouveau droit international, incarné par la Charte du

mandat, légitime la politique minoritaire de la France. Mais cette

légitimité morale et internationale dissimule les véritables raisons de ce

qui est d’abord une occupation.

Pour les communautés, nous l’avons vu, les plus hautes instances

religieuses renforcent leur pouvoir sur chaque communauté dans le

cadre d’une intégration politique et juridique dans l’État national, en

s’opposant, au Liban comme en Syrie, aux moindres efforts de sécula-

59. CADN, inventaire 5, carton 592, note n° 224, Gennardi sur les questions relatives

au statut personnel, 24 mai 1934 : « Tous considèrent généralement que la garantie de leurs

droits doit leur être assurée par un acte de l’autorité de mandat, s’imposant aux États

comme une règle obligatoire et non par l’effet de dispositions constitutionnelles ou de lois

locales, soumises par suite en Syrie au bon vouloir et à la volonté d’une majorité hostile. »


380

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

risation souhaités par certaines élites sociales et politiques, comme par

de nombreux agents français du mandat. L’histoire et la religion, le

droit international, sont instrumentalisés par les chefs religieux pour

obtenir la prééminence du champ religieux sur le champ civil.

Confrontées au modèle européen de l’État-nation moderne, sous

domination étrangère, qui aurait exigé normalement leur affaiblissement,

voire leur disparition, les communautés saisissent l’occasion

historique de leur sortie de l’Empire ottoman pour occuper le champ

public. En concurrence dans cet espace, mais aussi dans leur relation

avec la puissance mandataire, chacune d’entre elles cherche à s’assurer

le meilleur accès au pouvoir politique. Les libertés individuelles, telle

la liberté de conscience, pourraient provoquer leur affaiblissement ou

leur éclatement : c’est pourquoi tous les chefs religieux se sont

employés à réduire, voire à annihiler, les droits des individus

(conversions, mariages, héritage — avec le refus systématique,

notamment, d’une égalité entre les héritiers féminin et masculin).

La puissance mandataire s’était donnée comme principe, en ce qui

concerne les juridictions religieuses et le statut personnel, de garantir

les droits des individus et des communautés, gérés dans un nouveau

cadre national, et d’« assurer l’égalité de traitement entre les habitants

de la Syrie et du Liban », comme l’écrivait Philippe Gennardi en 1934.

Mais, devant les résistances des chefs religieux et des sunnites, relayées

par les nationalistes en Syrie, elle est demeurée en retrait par rapport à

ces principes. Si ceux-ci n’ont pas ou ont été mal appliqués, c’est bien

à cause de leur nature contradictoire et parce que les acteurs locaux ont

été traités différemment par la puissance mandataire. La sécularisation

du droit personnel a buté sur l’exigence de protection des minorités

(certaines minorités étant mieux protégées que d’autres) et, dès lors,

elle n’a plus constitué une priorité pour la puissance mandataire.

Le mandat français n’a donc pas pu abolir le régime communautaire

de Syrie et du Liban, « sauf, peut-être, en réduisant quelque peu les

domaines réservés aux lois et règlements communautaires », alors que,

plus généralement, c’est dans le domaine du droit privé que l’œuvre du

mandat est considérée par les juristes comme étant la plus « bénéfique

et moderniste » [Takla, 2004, p. 100]. Articulée autour de la question

minoritaire, la politique mandataire semble bien avoir favorisé non

seulement la confessionnalisation du système politique moderne, mais

aussi de la vie sociale, au Liban et, dans une moindre mesure, en Syrie.

La question des juridictions religieuses et du statut personnel montre

combien les évolutions de l’époque mandataire ont contribué à

superposer de façon croissante le champ religieux et le champ politique

dans les deux pays, et plus particulièrement au Liban.


LA RÉFORME DES JURIDICTIONS RELIGIEUSES EN SYRIE ET AU LIBAN 381

GLOSSAIRE DES TERMES ARABES

Avertissement : l’orthographe des termes arabes employés tient compte de

celle utilisée dans les documents d’archives français et de l’orthographe courante

en français, lorsqu’elle existe. Elle est proche, dans certains cas, de la translittération

de l’arabe.

‘Asabiyya : esprit de corps entretenu par les liens du sang, réels ou

symboliques.

Cadi : juge

Cadi mazhab : désigne le juge du statut personnel d’une communauté donnée.

Chari‘a : ensemble des règles juridiques émanant du Coran et du droit

musulman.

Chérieh : s’applique à des organes ou des juridictions relevant du droit

musulman (tribunaux par exemple).

Istibdal : (remplacement, substitution) désigne l’acte par lequel une vente peut

être autorisée pour le remplacement d’un bien par un autre.

Mazbata : pétition.

Mazhab : rite religieux, doctrine religieuse.

Mudir : directeur, administrateur, gouverneur.

Mufti : jurisconsulte sunnite habilité à délivrer une fatwa, c’est-à-dire un avis

juridique.

Mukhtar : maire.

Mulk : bien, possession, en propriété privée (par opposition aux biens

domaniaux, aux biens amiri et aux biens wakfs).

Mutawalli : administrateur des wakfs.

Ta’ifa : communauté, confession.

Ulmiés (Conseil ‘Ilmiye) : conseil qui réunit les muftis et les cadis, c’est-à-dire

l’ensemble des autorités religieuses de l’islam sunnite.

Umma : nation, peuple ; pour les musulmans, désigne la communauté des

croyants.

Wakf (« wakouf » dans de nombreux documents français de l’époque) : bien

dont les revenus sont affectés à une institution religieuse (wakf khairi) ; outre le

wakf khairi, il existe plusieurs catégories de wakfs.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

CADN (Centre des archives diplomatiques de Nantes), fonds Beyrouth, Mandat

Syrie-Liban.

Charte du Mandat pour la Syrie et le Liban, Genève 12 août 1922, promulguée

par la conférence de Londres, in [MÉOUCHY, 2002, p. 420-428]

CARDAHI C, (décembre 1934), « La question du statut personnel : son évolution

dans les pays du Proche-Orient », L’Asie française, n° 325, p. 317-326.

DEGUILHEM R. (1994), « Le waqf en Syrie indépendante », in BILICI F. (éd.), Le

Waqf dans le monde musulman contemporain (XIX e -XX e siècles). Fonctions

sociales, économiques et politiques, Actes de la table ronde d’Istanbul, 13-14

novembre 1992, Varia Turcica XXVI, Institut français d’études anatoliennes,

Istanbul, p. 123-144.

— (1995), « Présentation », in DEGUILHEM R. (éd.), Le Waqf dans l’espace

islamique, outil de pouvoir socio-politique, IFEAD, Damas, p. 15-26.


382

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

— (2004), « On the nature of waqf. Pious Foundations in Contemporary Syria : A

Break in the Tradition », in DEGUILHEM R. et HÉNIA A. (dir.), Les Fondations

pieuses (waqf) en Méditerranée. Enjeux de société, enjeux de pouvoir, publié

par la Fondation publique des Awqaf du Koweït, Koweït, p. 395-430.

HOBEIKA P. (Chorévêque) (1931), Du statut personnel dans la république

libanaise – étude juridique, historique, religieuse et sociale (bilingue

français/arabe), Imprimerie catholique, Beyrouth, Liban, in CADN, inventaire

5, carton 591.

MÉOUCHY N. [dir.] (2002), France, Syrie et Liban, 1918-1946. Les ambiguïtés et

les dynamiques de la relation mandataire, IFEAD, Damas.

MÉOUCHY N. et SLUGLETT P. [dir.] (2004), The British and French Mandates in

Comparative Perspectives (Les mandats français et anglais dans une

perspective comparative), Brill, Leiden-Boston.

MERVIN S. (2002), « Quelques jalons pour une histoire du rapprochement (taqrîb)

des alaouites vers le chiisme », Islamstudien ohne Ende, Festschrift für

Werner Ende, Deutsche Morgenländische Gesellschaft, Ergon Verlag

Würzburg, p. 281-288.

RABBATH E. (1982), La Constitution libanaise. Origines, textes et commentaires,

Publications de l’Université libanaise, Beyrouth.

TAKLA Y. S. (2004), « Corpus Juris du mandat français », in MÉOUCHY N. et

SLUGLETT P. [dir.] (2004), The British and French Mandates in Comparative

Perspectives, Brill, Leiden-Boston.


20

Exporter la laïcité républicaine :

la Mission laïque française en Syrie mandataire,

pays multiconfessionnel

Randi Deguilhem 1

« Respectueuse de toutes les croyances et de toutes les opinions,

la neutralité sera rigoureusement notre règle aussi bien au point de vue

religieux que politique ; tout enseignement, toute propagande, toute

attitude de nature à blesser les consciences ou à heurter les convictions

seront sévèrement interdits aux maîtres comme aux élèves. Nous

estimons que favoriser aux dépens des autres une doctrine, une

croyance, ou un parti fortifierait des germes de discorde qui ne sont

déjà que trop puissants. Ainsi, soigneusement tenus à l’écart de tout ce

qui peut les diviser, élevés au contraire dans un idéal commun de

patriotisme et de tolérance, les enfants syriens apprendront chez nous

la solidarité, sans laquelle votre unité nationale ne serait jamais qu’un

vain mot » [prospectus de l’école MLF, Damas, 1925, Maillard et

Scotto d’Abusco, 1982, p. 212, note 5].

Ainsi va le discours de la Mission laïque française en Syrie

mandataire, pays multiconfessionnel, multiethnique, où l’on parle

plusieurs langues. Par cette publicité destinée à recruter des élèves pour

l’ouverture de l’école de la Mission laïque française à Damas, la MLF

promet une neutralité dans ses enseignements quant aux croyances

religieuses et aux opinions politiques afin d’éviter, dit-elle, « des

germes de discorde qui ne sont déjà que trop puissants » en Syrie…

nous sommes ici en 1925, l’année de la Révolte. La MLF se porte donc

garante d’une éducation qui apprendra aux jeunes syriens la notion

d’une unité nationale qui saurait dépasser les clivages communautaires,

politiques et autres, de la société syrienne.

Des non-dits ? À première vue, plutôt le contraire. Plutôt des déclarations

qui affirment clairement les buts de la Mission laïque française

qui, depuis sa création à Paris le 8 juin 1902, se fixe l’objectif

1. J’exprime ici mes sincères remerciements à la MLF pour m’avoir accordé l’autorisation

de travailler dans ses archives, plus particulièrement M. Denis Paliès, qui m’a

apporté une aide importante dans mes recherches.


384

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

d’exporter le modèle de l’école républicaine française, avec ses valeurs

laïques, aux sociétés d’outre-mer, comme l’affirme explicitement le

prospectus de 1925. Or, c’est loin d’une chose anodine. Alors que

l’ambition de la MLF est de dispenser une instruction scientifique

laïque, qui ne s’aligne ni sur telle ou telle tendance religieuse ni sur un

parti politique donné — ni en métropole ni à l’étranger —, son

programme éducatif se décline, dans le fond, dans le façonnement

d’une éducation comportementale dont la finalité vise, somme toute, à

changer le regard de l’élève sur lui-même et sur l’Autre.

Pierre Deschamps, fondateur de la MLF, en est conscient dès le

début et c’est bien cet aspect du projet dont il se méfie. Il comprend

cette dimension à double tranchant de l’entreprise, à savoir implanter

un système de valeurs culturelles dans des régions qui n’en sont pas les

initiatrices. À tous égards, le projet scolaire de la Mission laïque

française peut être considéré parmi les outils interventionnistes de l’entreprise

coloniale, comme le sont alors la majorité des projets éducatifs

occidentaux dans la région. La MLF ne cherche guère à reproduire un

système local de valeurs. Au contraire, elle vise à offrir un système

d’instruction d’outre-mer qui rivalise avec ceux déjà en place et,

comme tout système provenant d’ailleurs, c’est un projet qui s’ingère

dans l’évolution de la géographie culturelle de la société locale

[Bonnemaison, 2004].

LES PREMIERS PAS DE LA MISSION LAÏQUE FRANÇAISE

La Mission laïque française doit sa création à l’initiative et aux

efforts acharnés de Pierre Deschamps (1873-1958) qui, lors de ses

séjours en poste dans l’enseignement dans des territoires sous contrôle

français à la fin du XIX e siècle, conçoit l’idée d’établir un réseau

d’écoles françaises à l’étranger. Face aux carences infrastructurelles

des instances éducatives françaises dans le nord de l’Afrique, à la

Réunion et à Madagascar, l’idée d’organiser une instruction laïque

destinée aux populations d’outre-mer commence à se dessiner chez

Deschamps, tant sur le plan scientifique que moral. Cette initiative

servira également, du reste, à renforcer les assises de la francophilie,

notamment face au défi britannique, mais, à vrai dire, cette préoccupation

n’est pas celle de Deschamps qui se concentre, lui, sur les aspects

éducatifs, puis administratifs du projet. Pour le réaliser, il prend comme

modèle intellectuel et social l’école républicaine de la métropole et,

comme modèle organisationnel, Deschamps regarde vers l’infrastructure

des missions religieuses françaises à l’étranger… choisissant


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 385

même d’appeler d’ailleurs sa nouvelle association, une « Mission »…

car il s’agit, en définitive, de cela [Thévenin, 2002, p. 12-31 ; Maillard

et Scotto d’Abusco, 1982, p. 13-15, 19-21].

Diplômé de l’École normale supérieure de Saint-Cloud, Deschamps

assume ses premières fonctions à 21 ans en tant que jeune enseignant à

l’École normale de Tunis. Il y reste un an, de 1894 à 1895, avant

d’accepter le poste de directeur de l’école primaire à Saint-Denis de la

Réunion, poste qu’il occupera de 1895 à 1898. Durant ces quelques

années en Tunisie et à la Réunion, Deschamps est singulièrement frappé

par l’absence grave d’outils institutionnels censés transmettre une

éducation républicaine française aux élèves sur place. Mais, c’est

surtout pendant son mandat en tant qu’inspecteur des écoles à

Madagascar, de 1898 à 1901, fonction pour laquelle il fut d’ailleurs

recommandé par Pierre Foncin, alors inspecteur général de l’Instruction

publique et président de l’Alliance française… et futur premier

président de la MLF (1902-1903)…, que Deschamps développe les

grandes lignes de son projet pour un enseignement laïque d’outre-mer.

Pragmatique avant tout, Deschamps songe à un cursus qui se

reposerait simultanément sur le savoir enseigné dans les écoles

publiques en métropole, y compris les sujets pratiques et les études

manuelles, jumelé avec une instruction puisée dans les connaissances

locales, sans oublier l’enseignement de la langue et de l’histoire des

régions où s’installeront les nouveaux établissements scolaires.

Autrement dit, Deschamps proposerait ainsi aux élèves un programme

d’études qui offre l’apprentissage d’un double savoir provenant de

deux cultures différentes. Dans l’absolu, il s’agit bien ici d’un associationnisme,

à savoir la combinaison de deux ensembles de savoir, mais,

finalement, dans la pratique, ceci s’avère quasiment impossible dans la

mesure où une culture domine presque toujours l’autre suivant les

inégalités des configurations politiques. Deschamps le sait bien, et il ne

le dissimule pas : une instruction en histoire, en langue et en civilisation

françaises dans les écoles à l’étranger — avec toutes les attirances que

ceci impliquera — exercera « une certaine influence sur la manière de

penser, de sentir, d’agir, de nos élèves » [Thévenin, 2002, p. 16],

laissant donc une empreinte culturelle chez les élèves de ces écoles, qui

les distinguerait, voire les séparerait de leurs compatriotes. En effet,

Deschamps craint qu’une trop forte identification avec des idées

provenant d’ailleurs pourrait même provoquer un déracinement

identitaire aboutissant, chez certains, à une schizophrénie culturelle,

comme on le dirait de nos jours [Shayegan, 1997].

Deschamps exprimait ses craintes ouvertement. Plusieurs adhérents

du comité organisateur de la Mission laïque française, dans ses


386

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

premières années, mirent en avant des préoccupations similaires, sans

toujours y voir un danger pour leur part. Par exemple, lors d’un

discours prononcé en 1904 devant l’assemblée générale de la MLF, soit

deux ans après la réunion constitutive de la Mission, Lucien Hubert, un

des premiers membres de la MLF, fait référence à la MLF comme un

puissant vecteur de « colonisation intellectuelle » à l’étranger, sans

apparemment s’en offusquer quant à son principe. Bien au contraire,

c’est le langage de l’époque, qui dévoile sans ambiguïté les objectifs de

la politique de la Mission [Hubert, 1905].

Concevoir la création d’un réseau d’écoles laïques d’outre-mer est

une chose ; le réaliser en est une autre. Au départ, le projet de

Deschamps ne suscite, il faut le souligner, que peu d’enthousiasme de

la part des responsables français à Madagascar, à commencer par le

général Gallieni, gouverneur de l’île, qui n’y croit guère lorsque

Deschamps lui en parle. Parmi les objections que soulève Gallieni à

l’égard du projet : d’où viendront les missionnaires pour enseigner dans

les écoles de la future Mission ?

La réponse sera trouvée, pendant une dizaine d’années, dans l’École

normale d’enseignement colonial Jules Ferry, qui ouvrira ses portes à

Paris en octobre 1902, quelques mois après l’inauguration constitutive

de la Mission laïque française en juin de la même année. Cette école

formera environ 150 maîtres-instituteurs, hommes et femmes, qui

alimenteront le corps enseignant dans les écoles de la MLF, dont la

première verra le jour en 1906 dans la ville ottomane de Salonique,

ainsi que dans des écoles publiques dans les territoires sous contrôle

français. Le cursus de l’école Jules Ferry, prévu sur dix mois, est

destiné aux personnes déjà formées en tant qu’instituteurs. Les enseignements

de l’école ont la vocation de rajouter aux connaissances déjà

acquises par ailleurs, le savoir culturel et pratique des régions où ces

enseignants sont affectés, les préparant ainsi, selon la formule, à

« fonctionner dans une culture étrangère ». Les résultats sont, dans

l’ensemble, considérés positifs : les élèves des cours Jules Ferry partent

à l’étranger, prennent leurs fonctions et sont appréciés par la hiérarchie

[Thévenin, 2002, p. 40-43]. Or, l’école Jules Ferry, établissement privé

vivant sur un budget précaire, aura une vie assez courte en raison

justement des problèmes financiers. L’école fermera définitivement ses

portes en 1914, faute de subventions, mais aussi à cause du refus de

l’État — c’est le début de la Première Guerre mondiale — d’accorder

des exemptions de service militaire aux étudiants potentiels comme aux

enseignants de l’école.

Mais, revenons à Pierre Deschamps. Une fois rentré de Madagascar,

en 1901, alors âgé de 29 ans, il commence à faire la tournée des


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 387

notabilités les plus influentes de Paris avec l’intention de les solliciter

pour l’aider à réaliser son projet. Deschamps est jeune, c’est vrai, mais

son expérience acquise lors de ses séjours à l’étranger l’avait doté d’une

certaine audace et, surtout, il bouillonne d’idées et de projets.

Avant tout, il prend rendez-vous avec Ferdinand Buisson, directeur

de l’Enseignement primaire au ministère de l’Instruction publique. Ce

qui intéresse Deschamps chez Buisson, c’est son Plan d’instruction

morale pour l’enseignement primaire, que Buisson avait élaboré au

début des années 1880. Ce Plan inspire Deschamps par son image idéale

d’un mélange des valeurs locales croisées avec celles qui sont estimées

« nationales ». Buisson, il faut le rappeler, avait soutenu Deschamps lors

de sa nomination au poste de Madagascar. Mais les objectifs des deux

hommes diffèrent fondamentalement quant à la finalité du Plan d’instruction

morale. Pour Buisson, le Plan est conçu pour former des jeunes

dans le cadre de la nation, chose essentielle à ses yeux car, dans les

années 1880, la culture des élèves à travers la France est loin d’être

homogène, qu’il s’agisse de la langue ou des valeurs. La finalité du Plan

de Buisson est, en fin de compte, l’assimilation culturelle, pour

incorporer le local dans le national, le bas dans le haut. C’est, pour lui,

le rôle de l’école publique. En revanche, pour Deschamps, ce Plan

devait être un instrument pour élaborer, dans les futures écoles laïques

d’outre-mer, un programme d’études qui associerait, de façon parallèle,

des valeurs laïques républicaines aux traditions et aux connaissances

locales des régions concernées d’outre-mer.

Deschamps est encore une fois déçu par le manque de réceptivité à

l’égard de son projet. À l’instar de Gallieni, Buisson ne s’y intéresse

pas, au moins dans un premier temps. Mais, alors que Deschamps

parvient à trouver un certain soutien pour son projet, notamment auprès

de Pierre Foncin, Buisson paraît alors lui trouver une certaine

crédibilité. Les archives concernant la composition des premiers

bureaux d’administration de la MLF montrent que Buisson, député de

la Seine entre 1902 et 1914, puis de 1919 à 1924, figure bien parmi les

membres du comité de patronage de la Mission laïque française

pendant plusieurs années : en 1906, 1909, 1911, 1914 et, peut-être, à

d’autres années également [Revue de l’enseignement colonial].

Malgré un démarrage laborieux, le soutien de Pierre Foncin fut une

véritable aubaine pour Deschamps. Contre toute attente de la part de

Deschamps, Foncin s’est montré enthousiaste dès leur première

rencontre en France en novembre 1901. Fondateur, en 1883, de

l’Alliance française et secrétaire général de celle-ci pendant de longues

années, Foncin apporte son appui personnel non seulement à l’idée de

Deschamps pour fonder un réseau d’écoles laïques d’outre-mer, mais il


388

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’introduit, de surcroît, dans des cercles influents qui vont jouer un rôle

décisif dans la fondation, puis l’administration de la future MLF. Ainsi,

par le biais de Foncin, Deschamps fait la connaissance d’Henri Ferrier

(inspecteur de l’Enseignement primaire de la Seine), de Clotaire

Baudrillard (inspecteur primaire de la Seine), de Marie-Jeanne

Delhomme (Madame Potel), professeur d’anglais à Paris, et d’autres

personnalités importantes dans l’enseignement public en France et qui

adhérent très rapidement à son projet. Une première réunion s’organise,

le 22 décembre 1901 dans les locaux mêmes de l’Alliance française.

Cette réunion propulse soudainement le projet sur le devant de la

scène publique. Des signes d’intérêt se manifestent un peu partout,

notamment parmi les diplômés de l’École normale supérieure de Saint-

Cloud, ainsi que des enseignants du célèbre collège Chaptal. Parmi les

premiers adhérents à la MLF figurera ainsi Edmond Besnard,

professeur-directeur d’études au collège Chaptal et secrétaire général

de la Mission pendant près d’un demi-siècle (de 1906 à 1949). Selon

Pierre Deschamps, c’est Besnard le véritable architecte logistique de la

Mission laïque française.

Ces pionniers de la MLF se mobilisent autour de l’idée de

Deschamps pour trouver un soutien logistique au projet, mais aussi pour

construire des réseaux locaux à travers la France, points d’appui pour la

future Mission (Mémorial de Saint-Cloud, avril 1950). Avec cet afflux

de nouvelles recrues, les interprétations des objectifs de des écoles

laïques d’outre-mer commençaient à varier d’un individu à un autre,

sans être toujours en accord avec l’orientation de Deschamps. À l’instar

de beaucoup d’autres au tournant du XX e siècle, Alphonse Aulard,

inspecteur général de l’Instruction publique, professeur à la Sorbonne

titulaire de la chaire de la Révolution française, créée d’ailleurs spécialement

pour lui, se considère ainsi comme une farouche sentinelle de la

laïcité, qu’il voit comme un étendard devant représenter l’image de la

France dans le monde. Il s’oppose avec la plus grande virulence à la

légitimité des missions catholiques françaises à l’étranger et exige que

toute représentation éducative française à l’étranger suive désormais le

courant laïque [Thévenin, 2002, p. 27-30].

L’ÉTAT ET DES PERSONNALITÉS APPORTENT LEUR SOUTIEN

La Mission laïque française, association fondée en 1902, reçoit la

reconnaissance officielle de l’État en 1907 comme « organisation

d’utilité publique ». La France, notamment le ministère des Colonies,

s’intéresse à la MLF car elle pourrait servir comme une ramification à


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 389

l’étranger du ministère de l’Éducation et être un moyen efficace pour

implanter des écoles républicaines françaises dans des territoires

d’outre-mer. Les nombreux investissements de l’État dans les activités

éducatives de la MLF en sont autant de témoignages.

En 1906, l’année qui suit la séparation de l’Église et de l’État en

France, et trois ans après la décision du parlement de laïciser les enseignements

dans les colonies (un choix qui sera peu suivi d’effets), le

parlement français vote une aide à la MLF de l’ordre de 60 000 francs

pour financer les futures écoles. L’année suivante, la MLF signe une

convention avec l’État qui lui assure un minimum de 18 000 francs par

an sur une période de vingt ans [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p.

416]. Pour beaucoup, la MLF doit constituer l’institution-phare de la

politique culturelle coloniale de la France. Il faut dire que l’appui

financier, autant que politique, de l’État à la MLF n’allait pourtant pas

de soi. Il a fait l’objet des multiples débats à la Chambre des députés

depuis la création de la MLF jusqu’à la Première Guerre mondiale : 24

novembre 1903 ; 25 novembre 1904 ; 19 mars 1906 ; 30 décembre

1907 ; 28 décembre 1909 ; 30 novembre 1912 et 2-3 mars 1914, ainsi

qu’au Sénat : débats des 4 avril 1906 ; 24 décembre 1907 ; 12-13 mars

1908 et 26 mai 1913 [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p. 416].

C’est dans le contexte tendu illustré, entre autres, par l’amendement

Leygues, introduit en 1905 par Georges Leygues à la Chambre de

députés dans le cadre de la séparation de l’Église de l’État et qui

précède le versement, en 1906, à la Mission laïque de la somme de

60 000 francs par le ministère des Affaires étrangères après un vote au

parlement, que la MLF réussit à se doter d’une véritable capacité

d’agir. Entre ceux qui appuient toujours, à la Chambre de députés, les

missions confessionnelles éducatives d’outre-mer — non parce qu’ils

soutiennent le fait religieux dans l’éducation à l’étranger, mais plutôt

en raison du rôle des écoles missionnaires d’outre-mer comme

contrepoids face aux institutions coloniales rivales, celles des

Britanniques surtout (à leur grande consternation, les membres du

Conseil de la MLF apprennent que leur président, Eugène Étienne, a

voté en faveur de l’amendement Leygues, qui permet des dérogations

à la laïcisation de l’enseignement dans les colonies, en invoquant des

nécessités géopolitiques) — et ceux qui y opposent, parfois avec

véhémence, l’utilité de la présence religieuse dans l’espace public, la

Mission laïque française tirera finalement profit d’une situation

conflictuelle et se trouvera sollicitée de toutes parts pour ses projets

d’écoles républicaines laïques à l’étranger.

Sans le concours de personnalités influentes — membres plus la

plupart de la MLF — au sein du gouvernement, les démarches


390

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

entamées par la Mission laïque et ses partisans n’auraient sans doute

pas pu aboutir seules à faire fonctionner le réseau des écoles de la

Mission. La MLF existait, en définitive, particulièrement dans ses

premières décennies, grâce au soutien financier de l’État. Plus tard, des

dons privés se rajouteront aux aides publiques.

Rappelons l’influence des premiers adhérents à la Mission laïque

française, dont les fonctions au sein de l’État leur ont permis une

efficace action de lobbying, en commençant par le premier secrétaire

général de la MLF, Pierre Deschamps (chef de l’Enseignement

colonial), qui deviendra ensuite son premier président de 1902 à 1903,

et Pierre Foncin (inspecteur général de l’Instruction publique). Citons

également plusieurs présidents de la MLF : Eugène Étienne (député,

puis sénateur d’Oran ; ministre de l’Intérieur ; ministre de la Guerre),

qui présida la MLF de 1903 à 1905, Gaston Doumergue (député, puis

sénateur du Gard ; ministre des Colonies ; ministre du Commerce, de

l’Industrie et du Travail ; ministre de l’Instruction publique, des Beaux-

Arts et des Cultes ; ministre de l’Instruction publique et des Beaux-

Arts ; président du Conseil, du Sénat, puis de la République), de 1905

à 1906, Alphonse Aulard, président de la MLF de 1906 à 1912

(professeur d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, il n’est

pas, contrairement à ses confrères au Conseil ou au Comité de la MLF,

un homme politique proprement dit), Jean-Baptiste Bienvenu-Martin

(sénateur de l’Yonne ; ministre de la Justice ; ministre de l’Éducation,

du Travail ; ministre de l’Instruction publique, des Beaux-Arts et des

Cultes), qui fut président de la MLF de 1912 à 1930, Édouard Herriot

(maire de Lyon, député du Rhône, ministre des Travaux publics, des

Transports et du Ravitaillement), président de 1930 à 1957, Léon

Bourgeois (président de la Chambre des députés), Camille Bloch

(inspecteur national des Bibliothèques et des Archives), Fernand

Dubief (député de la Saône-et-Loire ; ministre de l’Intérieur ; ministre

du Commerce, de l’Industrie, des Postes et Télégraphes), Henri Brisson

(député de la Seine, puis des Bouches-du-Rhône ; ministre de la

Justice), Stéphane Pichon (député de la Seine ; sénateur du Jura ;

ministre des Affaires étrangères), Auguste Blanchier (sénateur de la

Charente), Albert Métin (député du Doubs ; ministre du Travail et de la

Prévoyance Sociale ; sous-secrétaire d’État aux Finances), Théodore

Steeg (député, puis sénateur de la Seine ; ministre de l’Instruction

publique et des Beaux-Arts ; ministre de l’Intérieur ; ministre de la

Justice ; ministre des Colonies), et beaucoup d’autres personnages

influents encore, dont la liste, très longue, est aussi très impressionnante.


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 391

LA MLF : LA LAÏCITÉ S’INSCRIT DANS L’ŒUVRE COLONIALE

La Mission laïque française s’inscrit dans l’aventure coloniale.

Organisation non gouvernementale, exportatrice d’une mission civilisationnelle

sous la forme d’établissements scolaires à l’étranger, la

MLF incarne, à bien des égards, le bras culturel de l’entreprise

coloniale de la France au tournant du XX e siècle, moment de l’apogée

de son empire. Certains, toutefois, parmi les dirigeants de la Mission,

refusent catégoriquement l’idée dominante dans la France de cette

époque d’œuvrer à une assimilation à la civilisation française des

cultures des pays conquis ou protégés. On connaît bien les motifs et les

justifications humanistes et politiques de cette tendance [Ferro, 1994],

ainsi que les effets de la culture locale sur les missionnaires et les hauts

fonctionnaires coloniaux confrontés au terrain [Blanchard, 2003 ;

Blanchard et Lemaire, 2004]. Or, Deschamps penche, lui, complètement

vers l’associationnisme, autant dans la théorie que dans la

pratique. Pour Deschamps et pour d’autres présents dans les instances

dirigeantes de la MLF, comme Albert Métin, prôner une politique d’assimilation

est franchement répréhensible : « si la colonisation n’avait en

vue que le bien de la puissance colonisatrice, elle serait une chose

profondément immorale et inconcevable » [Thévenin, 2002, p. 36].

Au contraire, l’approche assimilationniste semble ne pas offusquer

d’autres membres de la Mission. Ainsi, Lucien Hubert, un des premiers

à adhérer à la MLF, ne trouve aucune difficulté à soutenir que le travail

de la Mission laïque française doit se placer dans le cadre de la « colonisation

intellectuelle » et il le dit clairement pendant un discours

prononcé en 1904 devant l’assemblée générale de la MLF [Hubert,

1905]. On est là très loin des idées associationnistes de Deschamps.

Cependant, les deux interprétations, celle de Deschamps et celle de

Hubert, trouvent finalement leur raison d’être dans l’esprit colonial : on

apporte la civilisation occidentale, dans sa manifestation laïque, aux

cultures non européennes qui peuvent, de ce fait, « avancer vers le

progrès ». La Mission laïque française articule clairement son

engagement dans la politique culturelle de la France coloniale, en

établissant à l’étranger un réseau d’écoles, primaires et secondaires,

parfois en créant directement de nouvelles écoles, mais, plus

fréquemment, en réaménageant des écoles déjà existantes, à la

demande des autorités locales, souvent coloniales.

Le réseau se constitue assez rapidement, à partir d’une première

école ouverte en 1906 à Salonique, ville ottomane très cosmopolite : la

composition du public étudiant en est d’ailleurs un fidèle reflet, avec

une représentation importante d’élèves juifs, grecs orthodoxes,


392

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

bulgares orthodoxes, turcs et albanais musulmans, français catholiques

et protestants, italiens catholiques, et autres… (à cette époque, on

comptait les élèves par confession). Des écoles de la MLF, ou qui lui

sont associées, ouvrent ensuite leurs portes ailleurs dans l’Empire

ottoman, chacune nécessitant l’obtention d’un firmân de la Porte :

l’école de Beyrouth en 1909, dirigée dans un premier temps par

Deschamps lui-même ; celles du Caire et d’Alexandrie, toutes deux

également en 1909, ainsi qu’en Afrique, avec un petit établissement

scolaire à Bania, au Congo, en 1910, mais qui ne durera pas longtemps.

La MLF entre aussitôt en concurrence avec de nombreuses écoles

d’obédiences religieuses diverses, et, surtout, avec celles qui sont liées

à l’Église catholique française. Les établissements scolaires de la

Mission se veulent en effet l’alternative moderne aux écoles

catholiques, notamment d’outre-mer. Un exemple illustre bien cette

compétition. Celui des écoles créées et subventionnées par l’Œuvre

d’Orient (fondée en 1855), un projet du Vatican et de l’establishment

catholique français, qui « œuvrent » justement à rectifier le comportement

et les pratiques des catholiques orientaux, en engageant un travail

religieux qui passe par l’éducatif. Pour sa part, la MLF entend

également faire passer son message par le biais des écoles et, à l’instar

des missions religieuses, elle œuvre aussi à modifier la mentalité et le

comportement de ses élèves. Mais la grande différence, aux yeux de la

MLF, est que son message veut dépasser les clivages religieux pour se

présenter comme modèle universel, le seul capable de former une élite

sur les bases d’un enseignement moderne, scientifique, objectif et

surtout laïque.

Sur un autre registre, se sentant investie du même devoir que les

missions religieuses françaises, catholiques et juives, avec notamment

le modèle de l’Alliance israélite universelle [Chouraqui, 1965 ;

Rodrigue, 1989], la Mission laïque française se considère comme un

vecteur privilégié pour répandre l’utilisation du français en dehors de

l’hexagone, afin de renforcer partout la présence culturelle française et

l’influence politique de la France. Pratiquer le français au sein de

l’école, se familiariser avec la littérature et d’autres aspects de la civilisation

française, empreints des principes de l’époque des Lumières,

tout ceci aura l’effet désiré de développer, chez les élèves à l’étranger,

une solidarité culturelle et politique avec la France, en rivalité

constante avec la puissance britannique. Porteuse d’un message

universel, celui de l’égalité politique et de la liberté individuelle pour

tous, la France est ainsi le premier souci des écoles de la MLF.


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 393

Y AVAIT-IL UNE LAÏCITÉ EN SYRIE AVANT LES ÉCOLES DE LA MLF ?

Revenons au prospectus de 1925 cité plus haut, une publicité,

rappelons-le, pour l’école de la Mission laïque française de Damas. Il

s’adresse à une société à laquelle l’idée d’une autonomisation

croissante des sphères politique et religieuse, voire même de réformes

laïcisantes, dans leur version ottomane, n’est pas étrangère. Alors qu’en

France, la laïcité signifie, dans son aspect le plus réducteur, un bannissement

de la religion des domaines publics, dans l’Empire ottoman, des

réformateurs ont lancé le mouvement de réformes des Tanzimat et

visent, entre autres, à diminuer l’emprise de l’islam sur la sphère

législative et juridique. Ceci se traduit, par exemple, par l’établissement

de tribunaux civils nizâmiyya et, en matière d’éducation, domaine

jusqu’alors réservé des religions — qu’il s’agisse des musulmans, des

chrétiens ou des juifs —, par la création des écoles civiles publiques à

partir du milieu du XIX e siècle. Doit-on parler ici d’une forme de

laïcisation ou plutôt d’une simple réduction de l’influence des religions

dans le domaine public ottoman ? Toujours est-il qu’on peut observer

dans le mouvement des réformes ottomanes une démarche vers une

certaine séparation de la religion dominante avec certains domaines

propres à l’État.

Si l’on accepte d’identifier comme un processus de laïcisation le fait

que les aspects religieux n’incarnent plus le seul socle organisateur de

la société, on peut affirmer que des notions de la laïcité commencent à

circuler dans l’Empire ottoman dès les années 1840. Les Tanzimat

permettent une évolution où, notamment, un réseau d’écoles civiles

établies dans tout l’Empire offre aux Ottomans, toutes religions

confondues (ceci dans la théorie, mais dans la pratique, la grande

majorité des élèves dans les écoles civiles ottomanes sont musulmans),

une autre vision du monde que celle organisée autour de la religion.

Ces écoles, destinées aux filles comme aux garçons, se répandent sur

les trois continents du territoire ottoman, et Istanbul, comme les

pouvoirs provinciaux, les utilisent pour former les jeunes de l’Empire

aux nouvelles sciences et aux langues européennes, afin de les rendre

aptes à répondre aux défis du temps.

Ce grand programme éducatif, qui s’appuie sur une première

législation — le Rescrit impérial de 1839 — et qui se voit couronné par

la Régulation de l’Instruction publique de 1869, s’inscrit pleinement dans

le courant des projets de modernisation du XIX e siècle tant dans l’Empire

ottoman qu’en Europe, où les gouvernements se préoccupent prioritairement

de développer des systèmes scolaires publics, signe manifeste de la

modernisation d’un État [Baubérot, 2004, p. 21]. Dans l’Empire


394

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ottoman, les écoles civiles sont censées créer une conscience ottomane

(osmanlik), qui dépasserait les clivages communautaires, linguistiques ou

ethniques de l’Empire. Ceci se poursuit jusqu’aux années hamidiennes

(1876, avènement du sultan Abdulhamid), où les écoles publiques

ottomanes se mettent à refléter une autre politique impériale, post-

Tanzimat, qui se définit de plus en plus par rapport à l’islam [Somel,

2001 ; Fortna, 2000, 2002 ; Deguilhem, 1998, 2000, 2001].

Diffusées par de nombreux journaux, les idées laïques ne sont donc

pas inconnues dans l’Empire ottoman, ni dans le Bilâd al-Shâm (Syrie),

quand la MLF y ouvrira ses premières écoles au moment où s’établit le

mandat français.

LA MISSION EN SYRIE

Durant la décennie qui suit le démembrement de l’Empire ottoman

en 1918, puis la défaite, en 1920, du gouvernement du roi Faysal, la

Mission laïque française va fonder trois écoles en Syrie mandataire. En

1925, elle en établit deux, dites « écoles franco-arabes », dans les deux

villes les plus influentes du pays, l’une à Damas, pour laquelle elle

avait d’ailleurs reçu un firmân d’Istanbul en 1913, alors que la ville

était encore ottomane [Thévenin, 2002, p. 119], et l’autre à Alep

(l’école Weygand). Dix ans plus tard, en 1935, la Mission s’associe

avec une école dans la ville portuaire de Tartous, agglomération de

taille modeste, mais politiquement significative, en raison de sa configuration

démographique, car la région abrite une importante population

chrétienne et alaouite. Contrairement aux écoles de la MLF à Damas et

à Alep, l’école de Tartous n’aura pas une longue vie. Elle ferme ses

portes en 1944, officiellement en raison de difficultés budgétaires. Et

après l’indépendance de la Syrie, en 1946, le nouvel État de Syrie ne la

rouvre pas. En revanche, les écoles de Damas et d’Alep survivent et

deviennent même florissantes pendant les années mandataires et dans

la Syrie indépendante, malgré les importants dégâts matériels qu’elles

subissent pendant la Seconde Guerre mondiale, notamment l’école de

Damas. L’école de Damas et celle d’Alep sont ensuite à nouveau

sérieusement endommagées au moment des manifestations provoquées

par la campagne de Suez en 1956.

Bien que la MLF n’ait pas fait partie officiellement du système

mandataire, les écoles qu’elle fonde à Damas, à Alep, puis à Tartous,

s’insèrent incontestablement dans la politique culturelle de la France

mandatée par la Société des Nations pour conduire la Syrie sur la voie

de l’indépendance et de la modernité. Le budget des écoles de la


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 395

Mission en Syrie dépend largement, à l’époque, de l’État français, qui

donne une grande importance à ses établissements scolaires, presque

considérés comme une ramification de son ministère de l’Instruction

publique. Entre 1906 et 1926, l’État octroie d’ailleurs à la MLF un

minimum de 18 000 francs par an, comme nous l’avons indiqué plus

haut [Maillard et Scotto d’Abusco, 1982, p. 416]. Certains objectifs

des établissements scolaires de la MLF s’harmonisent en effet —

jusqu’à un certain point — avec le programme prévu par les autorités

mandataires pour l’enseignement en Syrie : préparer les jeunes syriens,

garçons et filles, à acquérir un savoir venu principalement d’Occident,

dans un contexte laïque, pour mieux bâtir une nation syrienne moderne

francophone et francophile.

Toutefois, bien que la MLF renforce incontestablement sa présence

en Syrie pendant les années mandataires grâce, surtout, à l’appui du

parlement et de la Chambre des députés en métropole, elle prend soin

de ne pas mélanger ses propres objectifs avec ceux du Haut

Commissariat français. Et, dans les faits, au fur et à mesure que le

mandat perdure, les visions coïncident de moins en moins.

Ainsi, le prospectus mentionné au début de l’article, publié en 1925

par la MLF pour son école à Damas, insiste sur le fait que les études

poursuivies dans l’école tiendraient compte des intérêts nationaux de la

Syrie et qu’une partie importante de l’enseignement aurait lieu en

langue arabe :

Répondant aux vœux longtemps exprimés par les Syriens, la Mission

Laïque Française a décidé d’ouvrir à Damas, capitale intellectuelle et artistique

de la Syrie, un établissement d’instruction secondaire. L’enseignement qui y

sera donné s’efforcera d’être à ses débuts et tendra à devenir complètement par

la suite un enseignement national. Votre belle langue sera étudiée dans les

remarquables monuments littéraires que nous ont transmis au cours des âges

les poètes et les prosateurs arabes. Logiquement elle doit être et elle sera la

base de notre enseignement…

Cette publicité de la MLF souligne également le fait qu’un nombre

important d’heures dans le cursus serait consacré à la littérature arabe

et à la civilisation syrienne, à côté de l’étude des mathématiques et des

sciences physiques et naturelles, afin que les élèves puissent « entrer

dans le secret des découvertes qui font la force des pays d’Occident »

(cf. la citation en tête de l’article). Inutile de dire que les idées associationnistes

exprimées dans ce prospectus ne s’accordent guère avec la

politique menée par le Haut Commissariat français en Syrie.

Ceci est bien illustré par la déception d’Edmond Besnard, secrétaire

général de la Mission laïque française et membre du conseil du Comité

des Droits de l’Homme en France, qui publie un article en novembre


396

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

1925, « Faut-il rester en Syrie ? » [Besnard, 1926]. Dans cet article, il

accuse le mandat de prendre parti pour les Maronites et les Jésuites,

historiquement alliés à la France. Besnard regrette que le mandat en

Syrie n’incarne pas, dans la réalité, les principes laïques et qu’il ne soit

pas neutre dans les conflits locaux, comme l’exigent les recommandations

du mandat définies par la Société des Nations.

Porteuse à la fois des valeurs de la laïcité et d’une mission civilisatrice,

inspirées des bienfaits des Lumières, la politique éducative de la

MLF en Syrie favorise un mélange des religions (et des ethnies) parmi

les élèves. Les élèves des écoles de la Mission en Syrie reflètent cette

mixité religieuse avec, néanmoins, une surreprésentation d’élèves

chrétiens et juifs par rapport à leur poids démographique en Syrie. La

correspondance envoyée au siège de la MLF à Paris en novembre 1928

par les administrateurs de l’école d’Alep déplore ainsi le fait que peu

de familles musulmanes y inscrivent leurs enfants. Le personnel

français sur place constate que la majorité des élèves est de confession

juive et que même les familles chrétiennes alépines évitent d’envoyer

leurs enfants à cette école [Archives de la MLF, Alep, 10 novembre

1928]. Le problème, selon cette correspondance, n’est pas dû à une

difficulté de transport, car un arrêt du nouveau tramway alépin se situe

tout près de l’école ; de plus, l’école dispose d’une voiture privée pour

ramasser les élèves. La difficulté, toujours selon cette correspondance,

n’est pas non plus la mixité des élèves, car les garçons et les filles

disposent des locaux strictement séparés. Les administrateurs finissent

par conclure que le problème réside plutôt dans le fait que l’école se

trouve dans un bâtiment sis à Bariyat al-Maslakh, près du quartier de

Bâb al-Nayrab, où se sont installées des familles bédouines nouvellement

arrivées dans la ville. Comme les administrateurs de la Mission

présument que des familles musulmanes se méfient de ce voisinage, ils

décident de déménager les locaux.

Un regard sur la liste des noms des écoliers inscrits au brevet et au

certificat d’études dans l’école de Damas en juin-juillet 1944 nous

indique que seulement la moitié ou moins de la moitié d’entre eux sont

musulmans, alors qu’ils sont pourtant majoritaires dans le pays.

Quelques élèves français (enfants des diplomates en poste en Syrie)

vont aussi à cette école [Archives de la MLF, juillet 1944]. Mais la

prudence s’impose : il est impossible de généraliser à partir de quelques

exemples, car on manque, pour l’instant, d’une étude approfondie sur

la composition confessionnelle du corps des élèves inscrits dans les

écoles de la MLF en Syrie mandataire. D’autre part, la liste de 1944

correspond à un moment particulier en raison des conflits armés liés à

la guerre mondiale et aux mouvements nationalistes syriens. De plus, il


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 397

y a une présence militaire britannique à Damas depuis déjà plusieurs

années. Quelques pièces dans l’école de la Mission à Damas sont même

occupées par les militaires britanniques depuis octobre 1941, ce qui

précipite le départ ou l’absence de nombre d’élèves. Selon un rapport

rédigé à la mi-août 1944 par le précepteur du lycée de la MLF à Damas,

l’importance de la présence militaire britannique dans les locaux

mêmes de l’école provoque de grandes inquiétudes chez les parents,

ainsi que chez les élèves. Beaucoup d’écoliers ne vont plus à l’école.

D’après la documentation, une soixantaine d’élèves français et douze

enseignants ont alors tout simplement quitté la Syrie [Archives de la

MLF, Damas 10 août 1944].

Les rivalités entre puissances européennes se manifestent aussi dans

le domaine linguistique. Vers la fin du mandat, les archives de la MLF

dévoilent les craintes des dirigeants de la Mission sur le choix de la

langue étrangère enseignée en Syrie, ainsi que sur celui de la langue

d’enseignement utilisée dans les écoles privées. Ce même rapport de

1944, cité ci-dessus, note que Sâtî‘ al-Husrî, personnage célèbre qui

joue un rôle de premier plan dans la révision des programmes

d’éducation en Syrie (et en Irak), soumet une étude au parlement syrien

en 1943, demandant que l’arabe remplace le français comme langue

d’enseignement dans toutes les écoles, publiques et privées. Le rapport

de 1944 révèle également les préoccupations du directeur de l’école de

la MLF de Damas qui s’alarme de ce que cette mesure pourrait aussi

être appliquée aux établissements scolaires de la Mission. Selon le

projet d’al-Husrî, le français ne serait en effet plus du tout enseigné

dans les écoles primaires, même dans les écoles primaires de la Mission

[Freitag, 1995]. En revanche, dans le secondaire, le français serait

mieux traité que l’anglais qui, selon d’al-Husrî, ne devrait être enseigné

que pendant les trois dernières années du lycée, tandis que le français

resterait au programme d’études comme langue étrangère dans toutes

les classes du collège. Le directeur de l’école de la MLF de Damas

ajoute qu’il fera tout pour éviter qu’une telle éventualité ne se produise,

mais qu’il craint la politique syrienne dans ce domaine, car la question

de la langue est, d’après lui, l’arme des Anglo-Saxons contre la

présence française au Levant. Malgré ces avertissements, le rapport

finit par assurer Paris que la majorité des « gens cultivés » en Syrie

parle le français et que ces personnes sont bien conscientes que c’est là

que résident les bases de la civilisation et de la culture française

[Archives de la MLF, Damas 10 août 1944] Est-ce aussi un moyen de

s’assurer du soutien financier de Paris pour les écoles situées en Syrie ?


398

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LA MLF, UNE ENTREPRISE COLONIALE QUI SE VEUT UNIVERSELLE

Tout en étant non gouvernementale, la Mission laïque française est

étroitement liée à l’histoire et à l’environnement politique français. Elle

en fait partie et, à plusieurs égards, notamment du point de vue

financier, elle en dépend, du moins, pendant les quatre premières

décennies de son existence.

Enracinée dans la tendance humaniste du colonialisme français, la

MLF se veut et se croit universelle. Son message, qui transite par la

langue et la civilisation françaises, est destiné aux habitants de l’outremer.

Elle les engage tous à rallier la laïcité. C’est cette vocation à

laïciser les peuples de l’outre-mer qui la définit peut-être le mieux,

mais, on le sait, l’histoire en décide parfois autrement : ce même

universalisme peut être retourné par les colonisés et les populations

sous mandat, qui le traduisent selon leurs propres normes culturelles.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Archives de la Mission laïque française (MLF)

Archives de la MLF, Paris : Carton Damas 012/0001, document 012/001/201,

Damas juillet 1944.

Archives de la Mission laïque française, Paris : Carton Damas 012/0001,

document 012/001/201, Damas 10 août 1944.

Alep

Archives de la MLF, Paris, Carton Alep 014/0001, document 014/001/701, Alep

10 novembre 1928.

Revues

Revue de l’enseignement colonial, numéros de janvier-mars 1905 mai 1906 ; juin

1909 ; avril 1911 ; juillet/août 1914.

Mémorial de Saint-Cloud, avril 1950.

Publications

BAUBÉROT J. (2004), Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Seuil, Paris.

BESNARD E. (10 novembre 1926), « Faut-il rester en Syrie ? », Les Cahiers des

droits de l’homme 21, Paris, p. 492-496.

BLANCHARD P. [dir.] (2003), Culture coloniale : 1871-1931. La France conquise

par son empire, Autrement, Paris.

BLANCHARD P. et LEMAIRE S. [dir.] (2004), Culture impériale 1931-1961 : les

colonies au cœur de la République, Autrement, Paris.

BONNEMAISON J. (2004), établi par LASSEUR M. et THIBAULT C., La Géographie

culturelle : Cours de l’université Paris-IV-Sorbonne, 1994-1997, Éditions du

CTHS (Comité des travaux historiques et scientifiques), Paris.

CHOURAQUI A. (1965), L’Alliance israélite universelle et la renaissance juive

contemporaine (1860-1960), PUF, Paris.


EXPORTER LA LAÏCITÉ RÉPUBLICAINE 399

DEGUILHEM R. (1998), « State education in late Ottoman Damascus : a unifying or

a separating force ? », in PHILIPP T. et SCHAEBLER B. (éd.), The Syrian Land :

Processes of Integration and Fragmentation. Bilâd al-Shâm from the 18 th to

the 20 th Century, Stuttgart, p. 221-250.

— (2000), « Réflexions sur la laïcisation de l’éducation dans l’Empire ottoman au

XIX e siècle : les provinces syriennes », Encyclopédie de la civilisation turcottoman,

Yeni Turkiye, Ankara, p. 662-668.

— (2001), « Une révolution dans l’éducation ? La contribution islamique aux

écoles de l’État ottoman : exemples des provinces syriennes », Actes du

congrès international sur Éducation et enseignement dans le monde ottoman,

12-15 avril 1999, IRCICA (Institut de recherche d’histoire, de culture et de

l’art islamique), Istanbul, 2001, p. 285-295.

FERRO M. (1994), Histoire des colonisations, des conquêtes aux indépendances

XIII e -XX e siècles, Seuil, Paris.

FORTNA B. (2000), « Remapping Ottoman muslim identity in the Hamidian era :

the role of cartographic artifacts », Yearbook of the Sociology of Islam, v. 3, p.

45-56.

— (2002), The Imperial Classroom : Islam, the State, and Education in the Late

Ottoman Empire, Oxford University Press, Oxford/New York.

FREITAG U. (1995), « La vision nationaliste : l’enseignement de l’histoire après

l’indépendance de la Syrie », in CHEVALLIER D. (dir.), Les Arabes et l’histoire

créatrice, Presses universitaires de la Sorbonne, Paris, p. 147-152.

HUBERT L. (janvier-mars 1905), « La colonisation intellectuelle », Revue de l’enseignement

colonial, Paris, p. 1-2.

MAILLARD J.-P. et SCOTTO d’ABUSCO M. (1982), Dialogues n° 45-36-37. Bulletin

de liaison des professeurs français à l’étranger. Éléments pour une histoire

1902-1982, Mission laïque française, Paris.

« Notice sur Edmond », Mémorial de Saint-Cloud, avril 1950, p. 16.

OUZOUF M. (1984), L’École de la France : Essais sur la Révolution, l’utopie et

l’enseignement, Gallimard, Paris.

RODRIGUE A. (1989), De l’instruction à l’émancipation. Les enseignants de

l’Alliance israélite universelle et les Juifs d’Orient, 1860-1939, Calmann-

Lévy, Paris.

SHAYEGAN D. (1997), Cultural Schizophrenia. Islamic Societies Confronting the

West, Presses universitaires de Syracuse, Syracuse.

SOMEL S. A. (2001), The Modernization of Public Education in the Ottoman

Empire 1839-1908. Islamization, Autocracy and Discipline, Brill, Leyde.

THÉVENIN A. (2002), La Mission laïque française à travers son histoire 1902-

2002, Mission laïque française, Paris.



21

Le mandat britannique et la nouvelle citoyenneté

irakienne dans les années 1920

Pierre-Jean Luizard

Pour justifier leur participation actuelle au processus de reconstruction

politique sous le patronage américain, les dirigeants des partis

politiques chiites irakiens mettent en avant une nouvelle vulgate de

l’histoire de l’Irak bien différente de celle qui a été sacralisée par des

générations de chiites du mouvement religieux, la plupart du temps

dans la clandestinité, depuis la fondation de l’État irakien en 1920.

Selon cette nouvelle version, les chiites se seraient sacrifiés pour servir

les intérêts de l’umma et d’autres (les sunnites) en auraient profit ; les

chiites se seraient exclus d’eux-mêmes du système politique irakien en

boycottant les institutions gouvernementales entre 1921 et 1925. En

ligne de mire, l’utilité du recours à la violence contre une armée d’occupation

supérieure en force et les fatwas des grands ayatollahs de

l’époque qui, en 1922, avaient interdit aux musulmans de participer à

quelque élection que ce soit sous le régime d’occupation britannique

[Luizard, 2005]. L’histoire de cette période charnière montre que tout

s’était joué lors de la répression de la révolution de 1920, qui consacra

la défaite militaire du mouvement islamique indépendantiste, alors

sous la direction des chefs religieux chiites. Les années qui suivirent

virent l’édification d’un système politique qui consacrait l’exclusion

des chiites, en tant que communauté, avec l’échec du projet politique

de leurs dirigeants religieux, tandis que la puissance mandataire et des

élites arabes sunnites unissaient leurs efforts pour mettre en place les

institutions du nouvel État. Dans sa conception, celui-ci manifestait la

1. Le projet chérifien était celui du Chérif Hussein de La Mecque qui se lança, avec

l’aide des Britanniques, dans la Révolte arabe en 1916 contre les Ottomans au nom du droit

des Arabes. Le projet chérifien était d’établir un vaste royaume arabe sur les provinces

arrachées à la domination ottomane. Les promesses faites au Chérif de La Mecque par les


402

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

rencontre du projet chérifien 1 , que le roi Faysal tenta d’appliquer en

Irak, avec celui de la puissance mandataire britannique. Le nouveau

système politique avait tous les attributs de la modernité made in

England : un roi, un gouvernement, un parlement composé de deux

chambres, des partis, des syndicats. La nouvelle citoyenneté irakienne,

élaborée en 1924, manifestait cependant clairement que, derrière ces

apparences, le système qui se mettait en place était bien celui d’une

implacable domination confessionnelle. Les lois et les conceptions qui

ont présidé à la définition des citoyennetés au sein des nouveaux États

arabes du Moyen-Orient illustrent en effet, souvent mieux que tout, les

véritables enjeux des politiques mandataires.

En 1920, donc, sur les ruines de l’Empire ottoman, et après que le

mouvement religieux chiite ait été militairement vaincu, la Grande-

Bretagne créa un État en Irak sur le modèle européen de l’État-nation.

Se proclamant « arabe », cet État était fondé sur un nationalisme

ethnique exclusif, une conception alors pratiquement inconnue sur les

rives du Tigre et de l’Euphrate. Car, si la majorité était arabe, l’arabité

y était conçue comme complémentaire de l’islam et non pas en

opposition. En remplaçant progressivement la religion par une identité

ethnique, les Britanniques excluaient les non-Arabes (notamment les

Kurdes à partir de 1925), mais aussi l’immense majorité de la

population chiite qui ne concevait pas l’arabité sans l’islam. Seules des

élites arabes sunnites, peu nombreuses et qui, pour la plupart, avaient

servi dans l’armée chérifienne au Levant, avaient, au contact de

l’Empire ottoman, évolué d’un ottomanisme réformiste à un arabisme

déclaré, où l’islam devait rapidement être réduit à un simple appendice

culturel de l’arabisme. Ces élites passèrent ainsi sans transition du rôle

de relais local du gouvernement ottoman à celui de fonctionnaires du

nouvel État, considérant cet État comme leur propriété exclusive,

tandis qu’elles légitimaient le mandat et l’occupation britanniques. La

non-reconnaissance mutuelle qui avait caractérisé les rapports entre les

Ottomans et les chiites d’Irak s’était accommodée de la faiblesse du

gouvernement de la Porte dans ses provinces mésopotamiennes. Dès

lors que le siège du pouvoir était à Bagdad, et, qui plus est, dans le

cadre d’un État résolument moderne et centralisateur, les chiites

perdirent l’autonomie de fait dont ils avaient bénéficié à l’époque

ottomane. Au confessionnalisme relativement distant de l’État ottoman

Britanniques furent trahies par les accords tenus secrets entre la Grande-Bretagne et la

France, qui découpaient le Moyen-Orient arabe en mini-États sous mandats. En Irak, les

élites chérifiennes étaient surtout composées d’ex-officiers de l’armée ottomane. Ceux-ci

avaient été mis en contact avec les idées nationalistes et laïcisantes dans les académies

militaires d’Istanbul.


LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 403

allaient succéder une rationalisation et une systématisation de la discrimination

confessionnelle [Luizard, 1991 ; 2004] 2 .

Le 9 octobre 1924, la toute nouvelle assemblée constituante

irakienne vota un code de la nationalité irakienne qui résume, à lui seul,

le caractère discriminatoire du système politique fondé par les

Britanniques en Irak en 1920. Selon ce code, seuls les Irakiens qui

avaient eu la nationalité ottomane, ou dont les parents ou les grandsparents

l’avaient eue, étaient considérés comme des citoyens irakiens

de plein droit. En dépit de l’article 6 de la Constitution de 1924, qui

stipule l’égalité de tous les Irakiens devant la loi, un amendement à

l’article 16 avait introduit une distinction qui s’avérera essentielle pour

les droits des uns et des autres :

Les Irakiens sont égaux en droits politiques et civiques et assument à

égalité les droits et devoirs qui leur incombent en tant que citoyens. Mais seuls

les Irakiens authentiques peuvent accéder aux postes de la fonction publique

sans aucune distinction… [Hasanî, 1983, tome 1, p. 243-290].

La même année, le code de la nationalité énonçait clairement les

principes de la discrimination confessionnelle. L’article 3 de la loi n°

42 de 1924 stipule :

La première catégorie se compose des ressortissants de l’ancien État

ottoman établis en Irak et présents sur le territoire irakien le 6 mai 1924. Le

code de la nationalité irakienne considère ces derniers comme des Irakiens à

part entière, et ce en vertu de la loi [Haddawî, 1982, p. 80].

Par Irakiens « authentiques », on entendait donc les Irakiens de

« rattachement ottoman », c’est-à-dire les sunnites. Les Irakiens

« authentiques » reçurent un certificat de nationalité avec la mention

« catégorie A » où il était mentionné qu’untel était le fils d’untel, luimême

citoyen ottoman.

Tous ceux qui n’avaient pu avoir la nationalité irakienne en 1924

durent en faire la « demande » et, pour cela, « prouver » leur « irakité »,

même si leur famille était en Irak depuis des générations. Or, il en était

ainsi de l’immense majorité des chiites, qui constituaient plus des trois

2. En 1924, le code de la nationalité irakienne ne concernait que les provinces de l’Irak

« arabe » (les vilayets de Bagdad et Basra). Le sort du vilayet de Mossoul, où vivait la

majorité de la population kurde, ne fut scellé qu’en 1925 avec la décision de la Société des

Nations de son rattachement à l’Irak. Malgré les recommandations faites par la SDN au

roi Faysal pour que les droits culturels des Kurdes soient respectés, l’arabité de l’État

irakien ne fut pas remise en cause. Entre 1925 et 1991, où ils parvinrent à se soustraire à

l’autorité de Bagdad à la faveur de la seconde guerre du Golfe, les Kurdes d’Irak n’ont

connu que quelques années de paix, tous les gouvernements irakiens, sans exception, leur

ayant fait la guerre.


404

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quarts de la population arabe de l’Irak : ils n’avaient pas eu la

nationalité ottomane, les uns la considérant comme illégitime, parce

qu’attachée au sunnisme, les autres, plus nombreux, parce qu’ils appartenaient

à un monde tribal et rural échappant au contrôle du gouvernement,

opposé au monde des villes, et qu’ils n’avaient souvent même

pas l’idée de ce que pouvait signifier une nationalité. D’autres, enfin,

avaient la nationalité persane, ou un de leurs parents ou grands-parents

était persan. Ceux-là furent considérés comme de « rattachement

iranien ». Parmi ces citoyens irakiens dits de « rattachement iranien », il

y avait des Irakiens d’origine persane, religieux ou non, qui étaient

installés en Irak depuis des siècles, mais la majorité écrasante d’entre

eux était composée d’Arabes qui n’avaient d’autres racines que l’Irak :

religieux et commerçants chiites, pour qui l’Iran demeurait la

protectrice des chiites, ou qui avaient plus simplement opté pour la

nationalité persane afin d’échapper à la conscription ottomane, ou

encore tribus vivant à cheval sur la frontière. Ces derniers durent

également « demander » la nationalité irakienne et, une fois naturalisés,

ils reçurent un certificat de nationalité avec la mention « catégorie B »,

c’est-à-dire de « rattachement iranien ».

Qu’ils aient été sans nationalité — l’immense majorité des chiites

— ou de nationalité persane, beaucoup de ceux qui accédèrent à la

citoyenneté irakienne après cette date fatidique du 6 mai 1924, ainsi

que leur descendance, furent considérés comme des « Irakiens non

authentiques ». Aux yeux des autorités, le « rattachement iranien »

s’imposa rapidement comme une référence implicite englobant sans

distinction tous ceux qui n’avaient pas obtenu la nationalité irakienne

« automatiquement » en 1924. Des milliers de familles, de « rattachement

iranien » ou non, durent entreprendre des démarches invraisemblables

pour prouver qu’elles étaient bien irakiennes. Muhammad al-

Jawâhirî (1899-1997), membre d’une célèbre famille de sayyids chiites

de Najaf, considéré comme le plus grand poète arabe de l’Irak du XX e

siècle, évoque son cas :

J’ai reçu au début de l’année 1927, alors que je résidais à Najaf, une lettre

m’annonçant que je ne pouvais pas postuler pour enseigner dans des lycées en

Irak à cette époque. La condition qui était mentionnée : il fallait être de

nationalité irakienne ! Mais que signifie « être de nationalité irakienne » ? En

effet, ni mon père, ni mon grand-père, ni les ulémas de Najaf, et encore moins

les tribus de l’Euphrate, ne connaissaient la nationalité irakienne ni ce que

l’on pouvait entendre par un pareil terme. Que signifie-t-elle ? Nous n’en

savions rien [Jawâhirî, 1980, tome 1, p. 141].

On me demandait donc, alors que mon père Cheikh Alî, fils du Cheikh

Muhammad al-Jawâhirî, auteur du célèbre traité de théologie Al-Jawâhir et

grand religieux de Najaf, était descendant de sept générations de la première


LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 405

ville sainte d’Irak, de devenir irakien et de faire une requête en vue de

l’obtention de la nationalité irakienne !… J’ai visité la plupart des pays arabes,

ainsi que d’autres pays dans le monde, mais je n’ai trouvé nulle part un tel

scandale, à savoir que des citoyens puissent devenir des étrangers dans leur

propre pays [ibid., p. 145 ; Alawi, 1989, p. 164-171].

Cette discrimination créa des situations aberrantes, puisqu’un Arabe

non irakien, du seul fait qu’il était sunnite, avait davantage de droits

qu’un Arabe chiite installé en Irak depuis des générations. La querelle

entre al-Jawâhirî et al-Husrî, en 1927, est restée célèbre. Le même

Muhammad al-Jawâhirî fut ainsi destitué de son poste d’enseignant de

littérature arabe par Sâti’ al-Husrî, principal théoricien du nationalisme

arabe. Ce dernier, né au Yémen, de nationalité syrienne, avait suivi

Faysal en Irak et il y avait été nommé directeur des établissements

d’enseignement supérieur en 1923. C’est lui qui accusa al-Jawâhirî de

ne pas être Irakien, lui refusant donc le droit d’enseigner. Al-Jawâhirî

lui rétorqua que les écoles irakiennes regorgeaient d’enseignants

syriens et libanais, malgré le nombre important d’Irakiens chiites

qualifiés, et que le gouvernement, apparemment, ne trouvait rien à y

redire [Babakhan, 1994a, p. 79]. Sans parler du roi Faysal, qui était,

lui, Hedjazi, ou à plus forte raison, des Britanniques, qui représentaient

l’autorité suprême dans le pays selon les termes du mandat. Confronté

au veto d’al-Husrî, al-Jawâhirî fut cependant obligé de « demander » la

nationalité irakienne, ce qu’il obtint, mais avec la mention « rattachement

iranien ». On le nomma ensuite non pas dans un établissement

d’enseignement supérieur, mais dans une école primaire. Une semaine

plus tard, al-Husrî accusa al-Jawâhirî d’avoir écrit un poème à la gloire

de l’Iran, ce qui était, déjà à l’époque, considéré comme une

« trahison » de l’Irak [Husrî, 1967, tome 1, p. 589-590]. L’amitié que

lui portait le roi Faysal ne permit pas à al-Jawâhirî d’avoir gain de

cause, et il fut contraint à la démission [Hasanî, 1983, tome 1, p. 591-

602]. La propagande du nouvel État contre les chiites recourut en effet

souvent à l’accusation de shu‘ûbiyya, terme par lequel on dénonçait

sous le règne abbasside ceux qui contestaient la suprématie des Arabes

en terre d’islam. Par ces accusations, des chiites se voyaient contester

non seulement leur « irakité », mais aussi leur « arabité ».

Le code de la nationalité irakienne de 1924 servira, après coup, de

justification à l’exil forcé, en 1923, des dirigeants religieux chiites,

accusés d’être des « étrangers à l’arabisme » et des « Iraniens hostiles à

l’Irak arabe ». Le premier d’entre eux, l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî, qui

n’avait d’autres origines que les campagnes tribales arabes de la

province actuelle de Diyâlâ, fut ainsi présenté contre toute évidence

comme un « Iranien » par le gouvernement irakien, soutenu par les


406

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Britanniques qui avaient ainsi revêtu les habits de meilleurs défenseurs

de l’arabisme [Luizard, 2005]. Comme pour mieux faire mentir la thèse

officielle, ceux qui, parmi les dirigeants religieux chiites, seront ensuite

autorisés à revenir en Irak en 1924 — moyennant un engagement écrit

de ne plus faire de politique — étaient tous d’origine et de nationalité

iraniennes. Le seul à qui il fut refusé toute idée de retour, et qui mourut

en exil en 1925, l’ayatollah al-Khâlisî, était le seul Arabe au sein d’une

direction religieuse où, traditionnellement, les Persans étaient

nombreux. L’ayatollah al-Khâlisî n’avait pas eu de nationalité à

l’époque ottomane. Il termina sa vie en combattant les Britanniques en

Iran sans avoir de nationalité, symbolisant ainsi mieux que tout autre la

nature confessionnelle de la discrimination institutionnalisée en Irak

sous le régime du mandat britannique [Luizard, 2005].

Bien plus tard, le premier régime baassiste (1963), puis le second

(1968), inaugureront leur avènement par une réactivation des

conceptions discriminatoires contenues dans le code de 1924 : dès 1969,

les Irakiens verront à nouveau la mention « rattachement ottoman » et

« rattachement iranien » figurer sur leur certificat de nationalité. Un

Arabe non irakien, parce que sunnite, pourra accéder à la nationalité

irakienne plus facilement que ce ne fut le cas pour les Irakiens de « rattachement

iranien » dans les années 1920. Les campagnes contre les

Irakiens de « rattachement iranien » se succédèrent. On leur reprochait,

comme aux juifs, de monopoliser le commerce, d’occuper des positions

sensibles et d’avoir des stratégies confessionnelles pour placer les leurs,

faisant d’eux une « cinquième colonne » iranienne en Irak. Ces lois

permirent la déportation de communautés entières, considérées comme

« non irakiennes », notamment les Kurdes Faylis (qui cumulent le

double handicap d’être à la fois Kurdes et chiites) et les Persans, qui

furent expulsés vers l’Iran par vagues successives, dès 1969, puis en

1980. Privés de leur citoyenneté, leurs biens furent confisqués et la

majorité des Faylis expulsés vivait encore dans des camps de réfugiés en

Iran [Babakhan, 1994a et b] au moment de la chute du régime de

Saddam Hussein en 2003.

La discrimination confessionnelle et ethnique, visible aux yeux de

tous, n’avait pas empêché la Société des Nations de considérer que la

Grande-Bretagne avait rempli son devoir de mandataire : l’Irak fut officiellement

déclaré indépendant en 1932 et devint membre à part entière

de la SDN. Le code de la nationalité irakienne de 1924 ne représenta

que la partie immergée d’un système de discrimination qui fut ensuite

occulté en tant que tel par le caractère moderne et séculier du système

politique. Mais, dans le contexte irakien, le discours sécularisant des

élites au pouvoir, qui se voulaient les émules de Mustafa Kemal,


LE MANDAT BRITANNIQUE ET LA NOUVELLE CITOYENNETÉ IRAKIENNE 407

cachait mal la haine confessionnelle : il était devenu l’arme privilégiée

des élites arabes sunnites contre les chiites, alors représentés par leurs

dirigeants religieux. Le recours au communautarisme par la puissance

mandataire britannique, pour mieux asseoir sa domination sur l’Irak,

aura conduit à quatre-vingts années de domination confessionnelle, des

sunnites sur les chiites, et ethnique, des Arabes sur les Kurdes. Il a

généré une guerre presque permanente des gouvernements irakiens

successifs contre leur société, la quasi-disparition de communautés

entières (Assyriens, juifs, Persans, Faylis), ainsi que trois guerres

meurtrières depuis 1980 3 .

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ALAWI al- H. (1989, 1 ère édition), Al-Shî‘a wa al-dawla al-qawmiyya fî al-‘Irâq,

1914-1990 (Les chiites et l’État-nation en Irak, 1914-1990), CEDI, Paris.

BABAKHAN A. (1994a), L’Irak : 1970-1990. La déportation des chiites, Paris.

— (1994 b), Les Kurdes d’Irak, Paris.

HADDAWÎ al- H. (1982, 4 e édition), Al-jinsiyya wa markaz al-ajânib wa ahkamiyyâtuhu

fî al-qânûn al-‘irâqî (La nationalité et le statut des étrangers :

dispositions dans la loi irakienne), thèse de doctorat, faculté de droit de l’université

de Bagdad, Bagdad.

HASANÎ al- ‘A.-R. (1983), Târîkh al-‘Irâq al-siyâsî al-hadîth (Histoire politique

de l’Irak moderne), 3 tomes, Éditions Kutub, Beyrouth.

HUSRÎ al- S. (1967), Mudhakkirâtî fî al-‘Irâq (Mes souvenirs d’Irak), tome 1 :

1921-1927, Beyrouth.

JAWÂHIRÎ al- M. M. (1980-1991), Dhikrayâtî (Mes mémoires), 2 volumes,

Éditions Al-Râfidayn, Damas.

LUIZARD P.-J. (1991, réédité en 2002), La Formation de l’Irak contemporain, le

rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au

moment de la création de l’État irakien, CNRS-Éditions, Paris.

— (2004), La Question irakienne, Fayard, Paris.

— (2005) traduction et annotation de, La Vie de l’ayatollah Mahdî al-Khâlisî par

son fils, La Martinière, Paris.

3. À propos de la genèse de la question irakienne et de la façon dont le caractère

confessionnel et ethnique de la discrimination instituée dans les années 1920 s’est

perpétuée et a survécu aux coups d’État et aux révolutions pour aboutir au régime de

Saddam Hussein [Luizard, 2004].



22

Les Britanniques et l’islam

dans le sous-continent indien : pourquoi

l’indépendance a-t-elle correspondu à la Partition ?

Aminah Mohammad-Arif

Pourquoi la décolonisation du sous-continent indien en 1947 s’estelle

accompagnée de sa Partition en deux États, l’Inde et le Pakistan ?

Et, cela, au prix d’une violence inouïe : des centaines de milliers de

morts en quelques mois et quelque quatorze millions de déracinés ;

certaines régions, comme le Pendjab, furent les témoins d’une véritable

purification ethnique avant l’heure. Nous sommes donc face à l’une des

plus grandes tragédies du XX e siècle. Il n’existe pas de réponse

tranchée à cette question, tant les avis sur le sujet divergent, tant les

causalités sont croisées et les responsabilités partagées entre les

principaux protagonistes de l’époque que sont la Ligue musulmane, le

Congrès et les Britanniques. La Partition aura été le résultat d’une

conjonction de facteurs. Nul ne peut dire même si elle aurait pu être

évitée, son inéluctabilité n’étant apparue que très tardivement. Pendant

très longtemps, en effet, personne, ni du côté hindou, ni du côté

musulman, ni même du côté britannique, n’avait envisagé la division

de l’Inde en deux États.

La plupart des historiens (sud-asiatiques et occidentaux)

s’accordent néanmoins sur le point suivant, à savoir que la Partition

aura été par-dessus tout l’aboutissement d’une compétition entre élites

hindoues et élites musulmanes, les Britanniques ayant, pour leur part,

contribué à creuser le fossé entre les communautés et à aggraver les

tensions. Reste à savoir si c’est vraiment la politique « religieuse » de

l’autorité coloniale qui est à l’origine des clivages croissants entre

hindous et musulmans à partir du XIX e siècle.

* Tous mes remerciements les plus vifs vont à Marc Gaborieau pour sa relecture

attentive de mon texte.


410

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Mais, avant de traiter de la période coloniale, il convient d’abord de

faire un détour rapide par l’histoire et d’examiner la place qu’occupait

l’islam dans l’appareil d’État et le sort réservé aux minorités religieuses

avant l’arrivée des Britanniques. Nous verrons ensuite, à travers

notamment la réforme du système judiciaire et l’institutionnalisation

des statuts personnels, si la politique des Britanniques envers l’islam

joua un rôle ou non dans le processus qui mena à la Partition.

LES SOUVERAINS MUSULMANS : ENTRE DOMINATION

ET ACCOMMODATION

La présence des musulmans dans le sous-continent indien remonte au

VIII e siècle, mais c’est quelque cinq siècles plus tard qu’ils y établirent

leur domination : à travers le sultanat de Delhi d’abord (XIII e -XVI e siècles),

puis de l’Empire moghol (XVI e -XVIII e siècles). Ils seront progressivement

supplantés par les Britanniques à partir du XVIII e siècle.

En dépit de leur domination politique, les musulmans demeurèrent

largement en situation de minorité (à peine 20 % de la population totale

à l’arrivée des Anglais 1 ), sultans de Delhi comme empereurs moghols

régnant sur une population qui comprenait essentiellement des hindous,

auxquels s’ajoutaient des jaïns, des bouddhistes, des sikhs, des parsis

(zoroastriens) et, enfin, des chrétiens et quelques juifs. Face à cette

majorité de non-musulmans, les musulmans étaient loin (et ils le sont

aujourd’hui encore) de constituer un bloc homogène : la noblesse incluait

dans ses rangs des Turcs, des Afghans, des Iraniens, et quelques habshi 2 ,

tandis que les dignitaires religieux étaient plutôt d’origine arabe ; surtout,

la population musulmane, dont la majorité se composait de convertis, se

caractérisait par une diversité ethnique plus importante encore, compte

tenu du fait que le processus de conversion avait couvert l’ensemble du

sous-continent. On observait, cependant, de grandes variations selon les

régions : dans certaines, les conversions furent massives (zones

comprenant l’actuel Pakistan et l’actuel Bangladesh, Cachemire,

quelques poches du Kerala), tandis que, dans les autres, elles furent de

bien moindre ampleur. L’hétérogénéité de la population musulmane se

manifestait également par le fait que tous n’appartenaient pas à la même

école de droit : hanafites en grande majorité, les musulmans comprenaient

également quelques shaféites. Ils étaient, en outre, traversés par

des différences sectaires : sunnites pour la plupart, les musulmans

1. D’après le premier recensement effectué en Inde en 1872-1874.

2. Africains que communément on désigne de la sorte en Inde, qu’ils soient ou non

originaires d’Abyssinie.


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 411

incluaient aussi une minorité de chiites, eux-mêmes subdivisés en duodécimains

et en ismaéliens. Enfin, les musulmans en Inde, loin d’être égalitaristes,

reproduisirent le système des castes, en établissant une véritable

hiérarchisation sociale fondée sur l’origine ethnique, les musulmans se

réclamant d’une extraction étrangère formant une noblesse (elle-même

hiérarchisée) opposée aux convertis locaux subdivisés, eux aussi, hiérarchiquement.

Cette réappropriation du système des castes montre, en tout

état de cause, que ces derniers partageaient des conceptions amplement

comparables à celles des hindous sur la vie en société, ce qui met à mal

la théorie des essentialistes sur l’incompatibilité des valeurs entre

hindous et musulmans [Gaborieau, 2003].

Concernant le statut officiel de l’islam pendant le règne des

souverains musulmans, la chari‘a était théoriquement la loi en vigueur

dans l’ensemble du royaume. Des qazi, désignés par les autorités

politiques, étaient chargés de veiller à son application. Mais, dans la

réalité, l’islam occupait une place assez négligeable dans l’appareil

d’État du sultanat tout comme dans celui de l’Empire moghol : l’islam

ne régissait pas la conduite du gouvernement, ce qui laissait une marge

de manœuvre plutôt étroite aux dignitaires religieux, et permettait aux

souverains musulmans de s’accommoder au contexte local [Gaborieau,

1994a et 1994b]. C’est ainsi que chaque communauté relevait de son

propre régime juridique et bénéficiait d’une certaine liberté de culte.

Reste que malgré cette politique d’accommodation et de relative

tolérance, toutes les communautés religieuses n’étaient pas traitées sur

un pied d’égalité : les musulmans jouissaient d’un statut supérieur aux

hindous, qui étaient considérés comme des dhimmi (non-musulmans,

soumis à des mesures discriminatoires dans un État musulman) et donc

tenus de payer la jizya, une taxe discriminatoire. On trouvait, certes,

nombre d’hindous dans l’appareil d’État, mais ces derniers n’en étaient

pas moins écartés des plus hautes fonctions politiques [Gaborieau,

1999, p. 453]. Force est de constater que, lorsque l’hindouisme avait

été la religion dominante, les souverains hindous n’avaient pas prôné

non plus l’égalité des religions. L’hindouisme « faisait figure de

religion d’État » [ibid.] et toutes les communautés religieuses ne bénéficiaient

pas du même traitement : celles qui étaient classées comme

« étrangères » à l’hindouisme étaient infériorisées (taxes discriminatoires,

ostracisme social, etc.). Appelés mleccha (barbares), les nonhindous

étaient en outre considérés comme des êtres aussi impurs, ou

presque, que les intouchables. Souverains musulmans comme hindous

traitaient donc l’Autre comme des sujets de seconde zone, tandis que

des barrières rituelles séparaient les deux communautés (inter-mariages

et échanges de nourriture interdits par les hindous par exemple).


412

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFORME DU SYSTÈME JUDICIAIRE PAR LES BRITANNIQUES ET

INSTITUTIONNALISATION DES STATUTS PERSONNELS

Lorsque les Britanniques arrivèrent en Inde, ils ne bouleversèrent

pas immédiatement les institutions mises en place par les souverains

musulmans. La Compagnie des Indes Orientales n’avait d’abord pour

seul droit que celui de collecter les impôts. Le fonctionnement de la

justice demeurait tel qu’il était sous le règne des Moghols, c’est-à-dire

relevant du droit hanafite et administré, on l’a vu, par les qazi. C’est à

partir de 1772 que la situation commença à évoluer, les Britanniques

renforçant peu à peu leur contrôle sur les institutions : ils commencèrent

par mettre en place un nouveau système judiciaire comprenant une

hiérarchie de tribunaux (dont le plus élevé s’appelait le Privy Council,

sorte de Cour suprême) chargés d’appliquer le droit civil et le droit

criminel. Les qazi ne tardèrent pas à être remplacés par des magistrats

britanniques qui, dans un premier temps, furent assistés dans leurs

tâches par des muftis, jusqu’à ce qu’en 1864, la position de ces derniers

(de même que celle des Pandits, leurs « équivalents » hindous) fût

également abolie : le droit était désormais administré exclusivement par

des juges britanniques ou par des juges indiens (pas nécessairement

musulmans) formés au droit anglais. La chari‘a, bien qu’elle subît des

modifications successives, demeura la base du droit pénal jusqu’en

1862, date à laquelle les reliquats du droit criminel islamique furent

supprimés au profit du Code pénal indien. Une grande partie du droit

civil, de son côté, subit une codification à partir du modèle anglais, les

concepts juridiques britanniques, comme la doctrine du précédent

(1872) et les principes généraux du droit commun anglais et de l’équité

(ce que les Britanniques, reprenant une formule romaine, appellent le

principe de « justice, équité et conscience ») pénétrant progressivement

dans le droit islamique [Schacht, 1966, p. 83-84]. Dans le domaine du

droit familial, en revanche, les Britanniques ne rompirent pas avec la

société traditionnelle moghole, les communautés religieuses

conservant leur propre droit canonique pour régler leurs problèmes

familiaux. C’est ainsi que, dès 1772, ils reconnaissaient aux

musulmans, mais aussi aux hindous, un « statut personnel » (Personal

Law) distinct, mais placé sur le même plan, pour régler les questions

relatives au mariage, au divorce, aux successions, aux donations et aux

fondations pieuses. Autrement dit, le droit fut progressivement

sécularisé, la religion demeurant progressivement confinée au domaine

du droit familial. Le « sécularisme » à l’indienne, soit le traitement de

toutes les religions sur un pied d’égalité, tel qu’il est défini depuis 1950

par la Constitution, plonge ses racines dans ce processus-là.


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 413

Concernant les modalités d’application de la loi, les juges britanniques,

peu familiarisés avec la chari‘a et confrontés, d’une part, à

l’extrême hétérogénéité de la population et, de l’autre, à la difficulté de

définir clairement les termes du droit islamique à partir des textes

arabes qui faisaient autorité, contournèrent le problème en se lançant

dans une politique de codification et d’uniformisation, calquée sur le

mode de fonctionnement de leur propre système juridique.

Conformément à cette logique, les cours coloniales chargées

d’appliquer la loi reposaient en priorité sur un corpus limité de textes.

Ces textes n’étaient, certes, pas dépourvus d’importance aux yeux des

musulmans indiens, mais les Britanniques leur firent endosser une

autorité exclusive et immuable qu’ils n’avaient pas nécessairement.

Deux textes de la tradition hanafite retinrent leur attention : la Hidaya

(texte du XII e siècle produit en Asie centrale 3 ) et les Fatawa ‘Alamgiri

dont la composition fut ordonnée par l’empereur moghol Aurangzeb

(1658-1707) au XVII e siècle [Fyzee, 1964, p. 67]. Il est remarquable

que ce dernier n’avait jamais tenté de les imposer aux musulmans

comme une source de loi incontournable ; elles étaient plutôt destinées

à affirmer le contrôle de l’empereur sur les dignitaires religieux avec

lesquels lui-même et ses prédécesseurs avaient entretenu des relations

teintées de méfiance [Kozlowski, 1985, p. 105]. Le droit chi‘ite étant

appliqué aux duodécimains à partir du XIX e siècle, le Chara‘i ul-Islam,

considéré comme fondamental par les musulmans de cette obédience,

fit l’objet d’une traduction en anglais, tout comme l’avaient été la

Hidaya et une partie des Fatawa ‘Alamgiri. Ces trois textes formèrent

la base de ce que l’on appellera bientôt l’Anglo-Muhammadan Law.

S’y ajoutaient des compilations de fatwas sur les thèmes les plus variés,

classés de façon thématique, et, plus tard, des productions de manuels,

qui, à l’instar de la Hidaya et des Fatawa ‘Alamgiri, avaient force de

codes [Anderson, 1993]. À partir de la deuxième moitié du XIX e siècle,

les Britanniques, se rendant compte, en raison en particulier de

l’exemple du Pendjab, qu’il pouvait exister de vastes écarts entre les

textes classiques sur lesquels ils se basaient et les pratiques

coutumières, cherchèrent à codifier également la coutume qui, en des

circonstances données, aura désormais précédence sur la loi écrite

[Gaborieau, 1993, p. 157].

3. Son auteur est un certain Burhanuddin Marghinani (mort en 1197), originaire de la

région de Farghana, à l’est de l’Ouzbekistan actuel. Cf. A. A. A. Fyzee, 1964, p. 67.


414

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

EFFETS DE LA POLITIQUE BRITANNIQUE

Cette codification tous azimuts des Britanniques ne fut pas sans

conséquence sur la façon dont les musulmans appréhendaient la

chari‘a et sur la perception qu’ils avaient d’eux-mêmes.

La dépendance des Britanniques par rapport à un nombre très

circonscrit de textes commença par transformer la chari‘a en un

ensemble de règles immuables, alors que l’histoire moghole et

l’histoire islamique, par-delà les continents, montrent que plusieurs

interprétations de la chari‘a pouvaient coexister. Elle eut également

pour effet de minimiser les différences doctrinales entre musulmans.

Même la coutume, système pourtant aux contours plus mal définis

encore, fut perçue comme figée (au sein d’une société, elle aussi,

considérée comme statique).

La codification opérée par les Britanniques exerça également un

impact sur les figures de l’autorité religieuse et leur lecture de la

chari‘a. Face à l’importance conférée par les Britanniques à l’autorité

d’un certain nombre de commentateurs des textes sacrés, les oulémas

renforcèrent en effet leur pratique du taqlid (« imitation »), et lui

conférèrent une importance, mais aussi une rigidité, sans précédent. À

partir de quoi, une nouvelle forme de littéralisme fut adoptée par les

oulémas. Le fait que les Britanniques considèrent la loi islamique

comme arbitraire (argument avancé pour justifier la codification) et les

autorités musulmanes chargées de la faire appliquer comme peu

fiables, incitait d’autre part les oulémas à démontrer que, quoi qu’en

dissent les Britanniques, leurs lois étaient tout à fait prévisibles,

certaines et immuables. Il en découla que, par une sorte de choc en

retour, la rhétorique d’une loi immuable incita les oulémas à nourrir

une interprétation de la chari‘a de moins en moins flexible [Zaman,

2002, p. 23-31]. Plus généralement, l’introduction de lois séculières

occidentales dans certains domaines juridiques consolida la position de

la chari‘a dans les affaires qui demeuraient sous son emprise.

L’administration de la loi islamique par un pouvoir colonial nonmusulman

eut pour effet, en dernier lieu, de transformer la chari‘a et le

statut personnel en enjeux politiques majeurs. À la fin du XIX e siècle,

en effet, alors que s’amorçait le mouvement pour l’indépendance de

l’Inde, plusieurs groupes adoptèrent une approche plus scripturaliste de

l’islam, se réapproprièrent un langage islamique et se mobilisèrent

autour d’une identité musulmane par opposition au pouvoir colonial,

d’une part, et aux missionnaires très actifs dans certaines régions de

l’Inde, de l’autre. Il serait cependant erroné de considérer l’émergence

d’une lecture scripturaliste de l’islam comme résultant uniquement de


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 415

la politique des Britanniques. Au tournant des XIX e et XX e siècles, des

dynamiques endogènes étaient également à l’œuvre. C’est, en effet,

l’époque où surgissent des mouvements de réforme socio-religieuse,

tant chez les musulmans que chez les hindous. Ces mouvements

s’étaient fixés comme objectif de réfléchir et de remédier aux causes de

ce que les réformistes, hindous comme musulmans, considéraient

comme le « déclin » de leur communauté. Ils proposaient un remède

similaire, à savoir la purification et l’élimination des influences

extérieures perçues comme responsables de cette « déchéance ». Les

réformistes hindous et musulmans partageaient, comme autre point

commun, la réinterprétation de leur passé et la réinvention de la

Tradition à travers l’idée d’un âge d’or. Mais l’âge d’or des uns n’était

pas celui des autres, et cela d’autant moins que chacun puisait son

inspiration dans ses propres textes et ne partageait pas les mêmes

origines. Le revivalisme chez les hindous se traduisit par une exaltation

de l’âge d’or védique, antérieur à la présence musulmane, et s’accompagna

d’un dénigrement des musulmans, perçus comme responsables

du « déclin » des hindous. Force est de constater que l’idée d’un âge

d’or védique et d’un « déclin » de l’hindouisme provoqué par les

invasions musulmanes s’avérait être essentiellement une construction

orientaliste. Les orientalistes considéraient en effet les hindous comme

les « vrais indigènes » de l’Inde dont la civilisation ancienne, préislamique,

méritait l’attention, mais dont la condition actuelle était

lamentable. Ce discours se trouva réapproprié par les réformistes

hindous qui poussèrent cependant la logique plus loin : les

Britanniques, tout comme les musulmans, étaient responsables de la

déchéance de l’hindouisme ; aussi, les colonisateurs étaient-ils appelés

à quitter l’Inde [van der Veer, 1994, p. 20]. Par voie de conséquence,

le réformisme religieux apparaissait de plus en plus comme un ferment

du nationalisme [Jaffrelot, 1994, p. 543]. Les réformistes musulmans,

de leur côté, appelaient, eux aussi, à la revitalisation d’un l’islam

déchu. Représentés par divers mouvements, dont la célèbre école de

Deoband 4 , ils préconisaient l’élimination de toute influence hindoue

dans les pratiques islamiques et le retour aux textes. Il est intéressant de

constater que les réformistes musulmans ne prônaient pas un retour à

l’islam de la période médiévale (marquée, on l’a vu, par une politique

d’accommodation des souverains musulmans), mais un retour à l’islam

des origines conçu, imaginé comme le remède salvateur face à la

4. Les Deobandi forment la plus importante école d’oulémas sunnites dans le souscontinent

indien. Ils tirent leur nom de la ville de Deoband, située en Inde, où la plus

importante de leurs madrasas fut fondée en 1867 par Muhammad Qasim Nanautawi

(1833-1877) et Rashid Ahmad Gangohi (1829-1905). (cf. Metcalf B., 1982).


416

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dégénérescence interne. En tout état de cause, l’histoire de la période

coloniale montrera que cet islam aura un pouvoir d’unification et de

mobilisation des musulmans, par-delà leurs appartenances sociales,

culturelles, linguistiques, etc. [Hardy, 1972, p. 24]. Réformistes

hindous et musulmans se rejoignaient sur d’autres points : les uns

comme les autres prônaient également la régénérescence de leur

religion par l’éducation. Parmi les musulmans, tous ne préconisaient

pas le même type d’éducation : certains proposaient un enseignement

traditionaliste rénové (Deoband), tandis que d’autres se faisaient les

champions de l’enseignement moderniste, comme à Aligarh, où

prendra corps le concept d’une communauté musulmane représentant

un groupe socialement et politiquement exclusif [Lelyveld, 1978]. Il est

remarquable que ce sont ces derniers qui prôneront plus tard la voie

séparatiste, tandis que les premiers lutteront pour l’indépendance de

l’Inde aux côtés du parti du Congrès. L’idée d’un « déclin » des

musulmans, développée notamment dans l’ouvrage de W. W. Hunter,

The Indian Mussalmans (1871), représentait également une construction

des Britanniques, tandis que l’émergence d’un islam scripturaliste

concordait, on l’a vu, avec la lecture de l’islam, fondée sur un corpus

circonscrit de textes, de l’autorité coloniale. Mais, une fois encore,

cette concordance ne signifie pas que le discours réformiste, chez les

musulmans en particulier, constituait uniquement une réaction à la

présence britannique, d’autres facteurs internes participant également

de ce processus. Il faut, en fait, remonter à une période plus ancienne

où des réformistes, comme Shah Waliullah (1703-1762), avaient

appelé, dès le XVIII e siècle, à établir un lien entre l’affaiblissement

politique et l’affaiblissement « moral » de la communauté musulmane :

il proposait, comme remède, la substitution des coutumes arabes aux

coutumes dites étrangères (c’est-à-dire perçues comme influencées par

l’hindouisme). Au début du XIX e siècle, un autre réformiste, Sayyid

Ahmad Barelwi (1786-1831), préconisa une réforme socio-religieuse

qui remettait en cause la mystique traditionnelle (il se prononçait

notamment pour l’abolition du culte des saints), et s’élevait contre les

coutumes sociales proches de celles des hindous (il encourageait par

exemple le remariage des veuves, alors que les musulmans indiens

tendaient à suivre la coutume hindoue qui s’y oppose). Ces premiers

mouvements s’inscrivaient donc non seulement dans le contexte de la

perte de pouvoir des musulmans en Inde — même si les Britanniques

ne représentaient pas nécessairement les cibles principales —, mais

aussi dans celui d’une réévaluation de l’idéologie et des pratiques

religieuses également manifestée ailleurs en terres d’islam, ces

réformistes subissant notamment l’influence des wahhabites d’Arabie


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 417

[Gaborieau, 1994d]. Reste que la politique des Britanniques contribua

à diffuser une vision scripturaliste de l’islam et à encourager les efforts

des réformistes religieux.

POLITISATION DU STATUT PERSONNEL ET AUTRES MANIPULATIONS

DES SYMBOLES RELIGIEUX

En tout état de cause, la chari‘a fut progressivement perçue, à partir

de la fin du XIX e siècle, comme un élément central dans le maintien,

voire dans la survie, de l’identité musulmane. Son pouvoir symbolique

fut non seulement exploité par les oulémas, mais également par les

dirigeants modernistes et/ou laïques, qui n’hésitèrent pas à l’instrumentaliser

à des fins politiques. L’une des illustrations les plus intéressantes

de ce phénomène est la loi sur les fondations pieuses (wakf). Sans

entrer dans les détails 5 , mentionnons simplement le fait qu’il existait

plusieurs types de fondations pieuses, que les Britanniques, conformément

à leur politique simplificatrice (mais pas forcément intentionnellement),

classèrent en fondations de type « public » et de type « privé ».

Les cours coloniales ne touchèrent pas aux premières (dons à caractère

« charitable » et « religieux 6 » faits à des institutions), mais s’attaquèrent

à celles dont les revenus étaient réservés aux descendants du

fondateur, les considérant comme contraires à (leur interprétation de)

de la loi islamique [Kozlowski, 1985]. En 1894, un juge du Privy

Council finit par les rendre illégales, au grand dam des musulmans

indiens en général, et des élites foncières en particulier. Les années

suivantes, cette question devint le thème autour duquel se rallièrent les

musulmans mécontents. Au terme d’une campagne, Muhammad Ali

Jinnah (1876-1948), le fondateur du Pakistan, avocat de formation

(comme bien des leaders nationalistes de l’époque), fit passer en 1913,

avec le soutien d’importants oulémas de l’époque, le Wakf Validating

Act, qui rendait de nouveau légales les fondations pieuses à caractère

« familial ». Sous prétexte de vouloir rétablir une situation antérieure

censée être plus conforme à la lettre de l’islam, cette loi avait

également pour objectif de protéger les intérêts économiques de

certaines classes foncières. Quoi qu’il en soit, durant son plaidoyer,

Jinnah argua de la nature ancienne et immuable de la loi islamique,

endossant par là-même, sans critique aucune, la vision scripturaliste de

l’islam mise en avant par les Britanniques. Jinnah, pas plus que les

5. Pour une étude détaillée, cf. Kozlowski, 1985, en particulier p. 177-191.

6. C’est-à-dire destinées à financer des mosquées, des sanctuaires de saints, des madrasas.


418

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

autres leaders musulmans de l’époque, ne tenta de montrer que les

cours coloniales interprétaient la chari‘a de façon bien trop rigide, alors

que celle-ci avait largement évolué à travers l’histoire. Comme le

suggère à juste titre Gregory Kozlowski, l’explication de cette

acceptation passive de la redéfinition de la chari‘a réside probablement

dans le fait que ces leaders étaient des avocats formés selon la tradition

britannique : leur connaissance de la chari‘a étant nulle ou presque, ils

n’étaient pas armés pour remettre totalement en cause la façon dont les

Britanniques appréhendaient l’islam [Kozlowski, 1985, p. 153]. Fils

de bourgeois et de fonctionnaires, la plupart d’entre eux n’était pas non

plus originaires de familles au sein desquelles existait une tradition

d’enseignement religieux [idem, p. 195].

Cette affaire permit à Jinnah de remporter sa première victoire

politique majeure. Une autre occasion se présenta à lui grâce au

Chari‘at Application Act de 1937 qui, une fois encore, vit s’imposer

l’influence sur la loi de l’islam scripturaliste. Cette législation mettait

officiellement fin au double système (islamique et coutumier) régissant

le statut personnel musulman au profit de la seule chari‘a [Anderson,

1993]. Elle visait théoriquement à redresser les torts causés aux

femmes en matière d’héritage : dans une région comme le Pendjab, les

femmes étaient en effet exclues du droit de succession, en vertu de la

loi coutumière. Mais cette loi contribua aussi à réaffirmer la nature

ancienne et immuable de la loi islamique. Force est de constater que les

hommes politiques musulmans de l’époque participèrent donc, tout

comme les Britanniques, à la codification et à la rigidification de la loi

islamique, même si pour un personnage aussi « laïque » que Jinnah, le

soutien à cette forme d’islam était purement opportuniste : il s’inscrivait

dans le cadre de son combat nationaliste contre les Britanniques.

Ainsi, au Pendjab, dans les années 1930, les défenseurs de la loi

coutumière se comptaient notamment au sein du Parti unioniste, une

force politique qui regroupait des propriétaires fonciers d’appartenances

religieuses diverses plutôt favorables aux Britanniques, les uns

et les autres partageant des intérêts communs. Le Chari‘at Act de 1937

n’améliora pas dans les faits le droit des femmes de façon significative,

mais il servit de vecteur à l’expression d’une identité musulmane dans

les instances juridiques officielles ; il conforta aussi Jinnah dans son

désir de se revendiquer comme le porte-parole des musulmans en Inde.

Cette législation donna l’occasion au père fondateur du Pakistan

d’acquérir une certaine légitimité religieuse, d’autant plus qu’il

bénéficiait de l’appui de la plupart des oulémas. Par une ironie de

l’histoire, la chari‘a devint donc une arme que les musulmans retournèrent

contre les Britanniques. Les leaders de l’époque comprirent


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 419

qu’un discours politique fondé sur « une foi, une communauté, une loi »

[Kozlowski, 1985, p. 191] permettait de camoufler les discordances

internes et jouissait d’un pouvoir mobilisateur certain.

Ce phénomène était également observable chez les hindous, certains

groupes se servant également de la religion comme vecteur de mobilisation

contre l’autorité coloniale. L’un des exemples les plus intéressants

est celui du mouvement pour la protection de la vache (1880 et

1920). À l’origine, ce mouvement était dirigé contre les Britanniques,

ces derniers refusant d’obtempérer à la demande des hindous

d’interdire l’abattage des vaches. Reste qu’il créa également des

tensions entre hindous et musulmans (il y eut même des émeutes en

1893), car le métier de boucher, et donc d’« abatteur » de vache, était

exercé par ces derniers ; certains musulmans sacrifiaient en outre euxmêmes

des vaches lors de la célébration de l’Id-ul Adha. Les

musulmans et les Britanniques étaient donc considérés par les hindous

comme de barbares « mangeurs de vache », alliés dans une même

sauvagerie, et déterminés à insulter les sentiments les plus profonds des

hindous [van der Veer, 1994, p. 86-92]. Comme le remarque à juste

titre Paul Brass, plusieurs groupes, parmi les élites hindoues et

musulmanes, virent dans ce mouvement un symbole efficace à double

titre : il s’inscrivait dans le cadre de leurs efforts pour construire une

unité interne et possédait la capacité d’amplifier les conflits intercommunautaires.

La vache constituait un symbole que pouvaient

utiliser à la fois les hindous orthodoxes au nom de la défense des

pratiques religieuses traditionnelles, les leaders revivalistes hindous qui

y voyaient une façon de promouvoir une forme spécifiquement hindoue

du nationalisme indien, et enfin les leaders politiques et religieux

musulmans qui craignaient la domination hindoue dans une Inde indépendante,

et voyaient dans le mouvement contre l’abattage des vaches

un signe annonciateur de la façon dont les musulmans seraient

opprimés dans un système où les hindous seraient en majorité [Brass,

1991, p. 78-80]. Force est de constater que le recours au religieux

comme arme de mobilisation eut son utilité dans la lutte pour l’indépendance

(en raison de ses vertus unificatrices et mobilisatrices), mais

il eut aussi pour effet de creuser les différends entre hindous et

musulmans. Certains membres du Parti du Congrès (parti pourtant

d’obédience « séculariste »), à commencer par Gandhi (1869-1948) luimême

(pourtant désireux d’associer les musulmans au mouvement

pour l’indépendance), eurent même recours à un langage religieux dans

leur combat pour l’indépendance.

Une autre grande mobilisation sur des bases religieuses fut

organisée, cette fois à l’initiative du leadership musulman : il s’agit du


420

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mouvement pour la défense du califat de l’Empire ottoman menacé par

les Britanniques (1919-1924). Au cours de ce mouvement, les

musulmans indiens reçurent le soutien de Gandhi, qui y voyait une

excellente occasion d’associer les musulmans au mouvement d’indépendance,

puisque les Britanniques représentaient la cible des manifestants.

Mais ce mouvement provoqua en même temps l’hostilité d’une

fraction des élites hindous qui désapprouvaient cette mobilisation pour

une cause transnationale. Aussi contribua-t-il à envenimer les relations

entre les deux communautés [Minault, 1982].

LES BRITANNIQUES SONT-ILS RESPONSABLES DE LA PARTITION ?

Tout cela étant dit, peut-on faire endosser la responsabilité, même

partielle, de la Partition aux Britanniques ? Si responsabilité il y eut,

celle-ci ne peut pas être attribuée à la politique des Britanniques envers

l’islam. Ces derniers, en sécularisant le droit, ont même contribué, au

contraire, à mettre sur le même plan les communautés musulmane et

hindoue, alors que, précédemment, la communauté détenant le pouvoir

maintenait l(es) Autre(s), on l’a vu, en position d’infériorité. En outre,

la délimitation des identités, aussi fluctuantes soient-elles, entre

hindous et musulmans était antérieure à la présence des Britanniques

(elle est attestée dès le XIII e siècle), les deux communautés s’affrontant

même à partir du XVII e siècle [Gaborieau, 2001, 2003]. La période

précoloniale n’aura donc pas été l’âge d’or où prévalait l’harmonie

communautaire, tel qu’il est décrit par la littérature anticoloniale

[Pandey, 1990]. Mais (re)-précisons toutefois que la fixation des

identités et les affrontements, qui restaient fragmentaires et localisés

[Subrahmanyam, 1996, p. 58], entre hindous et musulmans, ne signifiaient

pas pour autant que ces communautés nourrissaient nécessairement

une hostilité séculaire l’une envers l’autre, qui aurait interdit toute

cohabitation, comme le prétendent les essentialistes.

La part de responsabilité plus directe des Britanniques réside dans

leur politique vis-à-vis non pas de l’islam, mais plutôt des élites

musulmanes. Ou, plutôt, il y eut à un moment donné une collusion

d’intérêts entre élites musulmanes et colonisateurs britanniques, tel que

le suggère l’exemple des recensements : selon certains auteurs, la

formalisation, à partir de la fin du XIX e siècle, par le truchement des

recensements, de catégories séparées entre hindous et musulmans,

contribua à renforcer le nationalisme religieux et à creuser, par voie de

conséquence, le fossé entre communautés [Metcalf, 1995]. Si la colonisation

n’a pas créé les identités en tant que telles, il est vrai qu’elle


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 421

les a cristallisées et figées en systématisant par écrit les catégories de

communautés religieuses et de castes. Mais, force est de constater aussi

que cette formalisation servit à la fois les intérêts de l’autorité coloniale

(énumérer pour mieux dominer) et ceux des élites musulmanes pour

qui l’accession au statut de communauté permettait de conserver des

privilèges et de défendre des intérêts. Rappelons qu’après la révolte des

Cipayes de 1857, les Britanniques commencèrent par regarder les

musulmans avec suspicion, en les considérant comme les principaux

instigateurs des troubles. Mais, à partir des années 1880, l’autorité

coloniale vit progressivement en eux un contrepoids face à la montée

du Parti du Congrès. Or, les musulmans, en raison de leur retard par

rapport aux hindous à s’engager dans les institutions d’enseignement

occidental, se sentaient en position défavorable face aux transformations

politiques en cours [Markovits, 1994a, p. 437]. Aussi, les élites

politiques musulmanes restèrent-elles à l’écart du Congrès lors de sa

création en 1885, parce qu’elles le voyaient comme un parti essentiellement

hindou et non pan-indien et, par voie de conséquence, ne s’y

reconnaissaient pas. L’un des échecs du Congrès réside dans le fait

qu’il ne parvint pas à convaincre du contraire non seulement ces élites

politiques, mais également une grande partie de la population

musulmane. En tout état de cause, les Britanniques, inquiets face aux

revendications nationalistes du Congrès, virent dans les musulmans des

alliés potentiels, tandis que certains parmi ces derniers tendaient à

considérer les Britanniques comme des « protecteurs » face à la

majorité hindoue. L’affaire du mouvement pour la protection de la

vache les conforta dans cette idée que les musulmans avaient besoin de

la protection du pouvoir colonial, et cette affaire fut exploitée comme

telle pour convaincre le reste de la population musulmane.

La collusion d’intérêts entre Britanniques et une partie des élites

musulmanes se manifeste également dans le fait que celles, parmi ces

dernières, qui furent progressivement gagnées par les idées séparatistes,

comprenaient essentiellement des modernistes, comme Jinnah en

tout premier lieu. Pour lui, on l’a vu, la mobilisation autour de l’islam

obéissait à des motivations purement opportunistes. La principale

inquiétude de ces élites résidait dans l’idée de se retrouver sous

domination hindoue dans une Inde indépendante et démocratique, en

vertu de la seule arithmétique électorale, alors que les musulmans

avaient régné six siècles durant sur les hindous. Les Britanniques virent

dans ces inquiétudes une bonne occasion d’appliquer leur politique tant

décriée de « diviser pour mieux régner », en cédant notamment à la

demande de la Ligue musulmane qui, pourtant, ne représentait qu’une

fraction de ces élites, afin de réserver aux musulmans une partie des


422

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

sièges des conseils législatifs : c’est la fameuse loi de 1909, qui établit

des électorats séparés pour les hindous et les musulmans. Cette

décision était lourde de conséquences pour l’avenir, car elle entérinait

la division politique entre les deux communautés. Ce sont donc les

changements institutionnels introduits par les Britanniques qui encouragèrent

la polarisation politique autour d’enjeux religieux, les Indiens

étant encouragés par le système électoral mis en place à voter selon leur

confession.

La Ligue musulmane alla ensuite plus loin en revendiquant, à partir

des années 1940, c’est-à-dire en fin de compte très tardivement, un État

séparé pour les musulmans. Elle s’appuyait sur « la théorie des deux

nations », énoncée par Jinnah, en vertu de laquelle hindous et

musulmans constituaient des civilisations distinctes incapables de

cohabiter l’une avec l’autre. Mais, une fois encore, cette vision essentialiste

répondait à des motivations avant tout politiques. Soulignons

que les Britanniques, en reconnaissant à Jinnah cette prétention à se

poser en représentant de la communauté musulmane tout entière, entérinaient

en quelque sorte le discours séparatiste. Ce sont eux également

qui, en conférant à l’islam scripturaliste une importance qu’il n’avait

pas nécessairement avant leur arrivée, encouragèrent indirectement les

leaders musulmans à s’approprier le langage islamique dans leur lutte

politique et à confessionnaliser en d’autres termes le mouvement pour

l’indépendance, jouant par là-même un rôle d’apprentis sorciers.

Paradoxalement (au moins à première vue), ce n’est donc pas dans

l’esprit des élites religieuses, dont le combat en faveur d’un islam scripturaliste

répondait à des motifs avant tout idéologiques, que germèrent

les idées séparatistes. Pendant le mouvement pour l’indépendance, la

plupart des oulémas, les réformistes de la fameuse école de Deoband en

particulier, défendirent au contraire l’idée d’un nationalisme unitaire

composite, en vertu duquel les hindous et les musulmans formaient une

seule nation (qaum), tout en étant divisés en communautés religieuses

(millat). Aussi recommandèrent-ils aux musulmans de s’allier aux

hindous pour chasser les Britanniques de l’Inde. Cette vision ne

plongeait pas seulement ses racines dans le désir de voir les hindous et

les musulmans lutter ensemble contre l’impérialisme britannique ; elle

reposait également sur une hostilité à l’égard du concept de territoire

séparé pour les musulmans, contraire à la notion de communauté transnationale

des croyants. Outre cette vision panislamique, les oulémas se

méfiaient du projet du très anglicisé Jinnah et de la Ligue musulmane,

qui défendaient l’idée d’un État pour les musulmans, où ces derniers

verraient leurs droits protégés, mais n’envisageaient aucunement l’idée

d’un État islamique. Les oulémas ne s’y trompèrent pas et s’opposèrent


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 423

au mouvement pour le Pakistan [Hardy, 1972, p. 243-244 ; Zaman,

2002, p. 33-37]. Leurs efforts se bornaient à assurer la préservation et

l’autonomie d’un système juridique islamique au sein d’une société

multiconfessionnelle, alors que le séparatisme politique, lui, ne leur

importait guère.

Jusqu’au milieu des années 1940, la polarisation entre les

communautés n’avait pas encore atteint un stade tel qu’elle rendait la

Partition inéluctable. Mais les deux années précédant l’indépendance

virent une escalade de la violence entre hindous et musulmans, tandis

que s’envenimaient les relations entre les principaux leaders des deux

communautés — tout aussi intransigeants les uns que les autres,

jusqu’au point de non-retour qui aboutit à la Partition et à ses horreurs.

Les Britanniques contribuèrent sans nul doute à aggraver les

différends entre hindous et musulmans, mais ils ne souhaitaient pas la

Partition pour autant, pas plus que ne le voulait le Parti du Congrès, ni

même probablement Jinnah qui, selon certains historiens, cherchait

avant tout, en brandissant la menace séparatiste, à obtenir des garanties

concernant l’avenir politique (plutôt que religieux) des musulmans 7 .

Tous les principaux protagonistes de l’époque furent néanmoins responsables,

à des degrés divers, de la Partition et de la façon dont celle-ci se

déroula : Jinnah et sa soif inconsidérée de pouvoir, Mountbatten (1900-

1979), le dernier vice-roi des Indes, qui, s’il avait agi avec moins de

précipitation, aurait pu au moins éviter une Partition aussi sanglante,

Gandhi et sa manipulation des symboles religieux, enfin les leaders du

Congrès, Nehru (1889-1964) et Patel (1875-1950), qui se montrèrent

probablement trop intransigeants vis-à-vis de la Ligue musulmane,

préférant un pouvoir central fort au prix de l’amputation de l’Inde, plutôt

qu’une confédération avec un gouvernement central faible telle que le

voulait Jinnah [Markovits, 1994b, p. 578-582].

Notons, pour conclure, que l’institutionnalisation des statuts

personnels par les Britanniques a continué d’avoir des conséquences

sur les musulmans du sous-continent indien après l’indépendance. Ces

derniers demeurent, en effet, régis par ce statut aujourd’hui encore. Si,

au Pakistan, le statut personnel et familial a été partiellement réformé

en 1961, il est demeuré pratiquement inchangé en Inde : pour les

musulmans indiens, la chari‘a continue d’incarner le symbole de

l’identité musulmane et l’enjeu qu’elle représente est perçu comme

d’autant plus important qu’ils se trouvent en situation minoritaire.

7. C’est notamment la thèse défendue par l’historienne Ayesha Jalal, in Jalal, 1985.


424

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ANDERSON M. (1993), « Islamic Law and the Colonial Encounter in British

India », in ARNOLD D. et ROBB P. (ed.), Institutions and Ideologies, Curzon

Press, Londres, p. 165-185.

BRASS P. (1991), Ethnicity and Nationalism : Theory and Comparison, Sage,

Delhi.

FYZEE A. A. A. (1964, 3 e éd. mise à jour, 1 ère éd. 1949), An Outline of

Muhammadan Law, Oxford University Press, Londres.

GABORIEAU M. (1993), « Islamic Law, Hindu Law and Caste Customs : a

Daughter’s Share of Inheritance in the Indian Subcontinent », Annales

Islamologiques, Institut Français, Le Caire, t. XXVII, p. 157-168.

— (1994a), « Les États indiens : les sultanats », in MARKOVITS C. (dir.), Histoire

de l’Inde moderne, 1480-1950, Fayard, Paris, p. 29-49.

— (1994b), « Akbar et la construction de l’Empire », in MARKOVITS C. (dir.), op.

cit., p. 97-114.

— (1994c), « Société et culture (dans l’empire moghol) », in MARKOVITS C. (dir.),

op. cit., p. 179-205.

— (1994d), « Les transformations culturelles et religieuses (1780-1857) », in

MARKOVITS C. (dir.), op. cit., p. 404-409.

— (1999), « La tolérance des religions dominées dans l’Inde traditionnelle : ses

prolongements modernes au Népal et au Pakistan », in SAUPIN G., FABRE R.

et LAUNAY M., La tolérance. Colloque international de Nantes (mai 1998).

Quatrième centenaire de l’Édit de Nantes, Presses Universitaires de

Rennes/Université de Nantes, p. 451-461.

— (2001), « Identités musulmanes, orientalisme, ethnographie : Faut-il réhabiliter

les auteurs coloniaux ? », in RACINE J.-L. (éd.), La Question identitaire en

Asie du Sud, Éditions de l’EHESS, Paris, p. 71-89 (Collection Purusartha, n°

22).

— (juillet-août 2003), « La partition était-elle inéluctable ? », L’Histoire, n° 278,

(numéro spécial Les mystères de l’Inde. Du Bouddha à Gandhi), p. 84-87.

HARDY P. (1972), The Muslims of British India, Cambridge University Press,

Cambridge.

JAFFRELOT C. (1994), « Réformes socio-religieuses et nationalisme (1870-1948) »,

in MARKOVITS C. (dir.), op. cit., p. 541-547.

JALAL A. (1985), The Sole Spokesman : Jinnah, the Muslim League and the

Demand for Pakistan, Cambridge University Press, Delhi.

KOZLOWSKI G. (1985), Muslim Endowments and Society in British India,

Cambridge University Press, Cambridge.

LELYVELD D. (1978), Aligarh’s first Generation. Muslim Solidarity in British

India,Princeton University Press, Princeton.

MARKOVITS C. (1994a), « L’État colonial et la société indienne (1858-1914) », in

MARKOVITS C. (dir.), op. cit., p. 413-437.

— (1994b), « La fin de l’Empire des Indes. La naissance de l’Union indienne et

du Pakistan (1942-1950) », in MARKOVITS C. (dir.), op. cit., p. 561-589.

METCALF B. (1982), Islamic Revival in British India : Deoband, 1860-1900,

Princeton University Press, Princeton.

METCALF T. (1995), Ideologies of the Raj, Cambridge University Press,

Cambridge.


LES BRITANNIQUES ET L’ISLAM DANS LE SOUS-CONTINENT INDIEN 425

MINAULT G. (1982), The Khilafat Movement, Religious Symbolism and Political

Mobilization in India, Oxford University Press, New York.

PANDEY G. (1990), The Construction of Communalism in Colonial North India,

Oxford University Press, Delhi.

SCHACHT J. (1966), An Introduction to Islamic Law, Clarendon Press, Oxford.

SUBRAHMANYAM S. (1996), « Before the Leviathan : Sectarian Violence and the

State in Pre-Colonial India », in KAUSHIK Basu et Sanjay SUBRAHMANYAM

(ed.), Unravelling the Nation. Sectarian Conflict and India’s Secular Identity,

Penguins Books India (P) Ltd, Delhi, p. 44-80.

VAN DER VEER P. (1994), Religious Nationalism : Hindus and Muslims, University

of California Press, Berkeley.

ZAMAN M. Q. (2002), The Ulama in Contemporary Islam : Custodians of Change,

Princeton University Press, Princeton et Oxford.



23

Les tentatives d’instaurer le mariage civil

au Liban : l’impact des Tanzîmât et

des réformes mandataires

Aïda Kanafani-Zahar

Ce travail s’inscrit dans une réflexion sur le fait religieux au Liban

et, plus particulièrement, sur ce que nous appelons le « religieux institutionnalisé

». Ce religieux, d’une part, relègue la gestion du statut

personnel, c’est-à-dire du droit de la famille — mariage, filiation et

succession — des musulmans, aux autorités religieuses et, d’autre part,

fonde le corps politique libanais par le biais du confessionnalisme

politique, autrement dit un système de répartition des fonctions dans le

gouvernement, la magistrature et l’administration selon l’appartenance

confessionnelle et le poids numérique supposé de chaque communauté.

Dans nos premières analyses des relations interreligieuses entre

Libanais [Kanafani-Zahar, 2000, 2001], nous avons avancé la thèse

selon laquelle le cloisonnement entre Libanais provenait essentiellement

du religieux institutionnalisé. C’est en travaillant sur les

tentatives de sécularisation, notamment sur l’incapacité de l’État à

instaurer un mariage civil facultatif et, comme l’avait prévu l’accord de

Taëf, à former le comité national dont la tâche principale aurait été

d’élaborer des « propositions susceptibles de faire avancer l’abolition

du confessionnalisme », que nous avons effectué le lien entre statut

personnel et confessionnalisme politique [Kanafani-Zahar, 2004a].

L’articulation entre les deux constitue, à notre sens, la spécificité du

corps communautaire libanais, cristallisant les répercussions du

religieux sur les institutions familiale et politique. Ce n’est donc pas

une surprise si les tentatives de réforme du système libanais ont porté

sur les deux dimensions du religieux institutionnalisé.

Avant d’analyser les tentatives mandataires pour instaurer un

mariage civil et pour comprendre la complexité du vécu pluraliste

libanais, il nous paraît essentiel de faire la distinction entre l’identité

religieuse et l’identité communautaire. L’identité religieuse implique


428

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’appartenance à un groupe religieux donné. Ses fondements, un

ensemble de croyances, de pratiques, de prescriptions, relèvent des

libertés élémentaires des droits de l’homme — liberté de conscience et

liberté de culte. L’identité communautaire se réfère à la communauté

comme personne morale de droit privé et public qui, non seulement

encadre et structure l’identité religieuse, mais institutionnalise le critère

religieux dans la vie sociale et politique. Néanmoins, la vie religieuse

reste intimement associée à l’organisation communautaire. Elle lui

donne corps. On imaginerait mal une communauté religieuse fonctionnant

sans fidèles. De même, les Libanais, dont certains athées ou

agnostiques, sont profondément attachés à leur appartenance communautaire,

car elle leur confère une identité constante face aux aléas

d’autres composantes identitaires. Il semble difficile de séparer les

deux de façon stricte, même s’il existe un mouvement de balancier

entre les deux identités qui parfois, sinon souvent, se confondent. Si la

composante religieuse-communautaire est fondamentale dans la

définition identitaire, il n’en reste pas moins qu’elle n’est pas la seule

à façonner les identités. Les professions, les partis politiques, les

syndicats, les associations, participent de cette définition. Dans le

contexte rural, c’est le lien à la terre, exemple d’un sacré séculier par

excellence qui contribue à façonner une identité commune. Des

facteurs non confessionnels, notamment lignagers, jouent un rôle

décisif dans les élections villageoises des mukhtârîn (pluriel de

mukhtâr, représentant gouvernemental et officier de l’état civil) et des

conseils municipaux.

Depuis la proclamation de l’État du Grand Liban par le mandataire

français en 1920, plusieurs projets d’instaurer le mariage civil

provenant de personnalités ou de partis politiques ont vu le jour. Tous,

y compris la dernière tentative de l’ancien président de la République

Elias Hraoui (1998), se sont soldés par un échec. Nous tenterons dans

cet article de définir le rôle des réformes ottomanes, Tanzîmât, puis des

réformes mandataires, sur ces tentatives d’instaurer le mariage civil au

Liban.

L’article 9 de la Constitution de 1926, promulguée quand le Liban

était sous mandat français 1 , et de la Constitution de 1990 2 stipule le

respect de « toutes les confessions et en garantit et protège le libre

1. En application de l’accord Sykes-Picot, conclu en avril-mai 1916, entre la France et

la Grande-Bretagne, le Liban avait été placé sous mandat français. L’indépendance du

Liban advient le 22 novembre 1943 et l’évacuation des dernières troupes françaises le 31

décembre 1946.

2. Issue de l’Accord d’Entente Nationale, plus connu comme l’accord de Taëf, signé

vers la fin de la guerre (1975-1990), le 22 octobre 1989.


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 429

exercice ». Il « garantit également aux populations, à quelque rite

qu’elles appartiennent, le respect de leur statut personnel et de leurs

intérêts religieux ». La gestion du statut personnel par les communautés

religieuses est héritée du modèle d’organisation des non musulmans

qui a trouvé son achèvement dans le système ottoman des millets. Cette

gestion repose, pour une part importante, sur le contrôle des alliances

matrimoniales par chaque communauté religieuse. S’il existe, dans

certaines régions multiconfessionnelles, des démarches volontaires de

la part des acteurs dont l’objectif est de créer des liens par delà les particularismes

religieux (adaptation aux normes rituelles d’une autre

communauté, participation réciproque aux fêtes et rituels commémoratifs,

échanges de nourriture, emprunt des références religieuses, visites

des mêmes saints, etc.), le « non échange des femmes » reste la

principale barrière entre eux [Kanafani-Zahar 2004a].

Les Tanzîmât, édictés dans la deuxième moitié du XIX e siècle sous

la pression des puissances européennes 3 , ont affirmé la liberté de culte,

l’égalité des musulmans et des non musulmans, l’abolition de

l’affermage des impôts, en même temps qu’ils engageaient des

réformes de l’administration, de l’armée et de l’éducation. Des lois

empruntées aux constitutions européennes, elles-mêmes un produit de

la philosophie des Lumières et de la Révolution française, furent

promulguées [Lewis, 1988, ch. IV]. Si le droit commercial et le droit

pénal ont été transférés aux tribunaux mixtes 4 , puis civils, seul le statut

personnel est resté en dehors de cette sécularisation. Ainsi, l’article 2

du Rescrit impérial Hatti Humayoun du 18 février 1856 précise que

« chaque communauté est régie selon son statut personnel » [Basile,

1993, p. 28]. La Constitution ottomane de 1876, produit des Tanzîmât,

a entériné cet état de fait. L’article 11 a proclamé la liberté de culte,

l’égalité civique des non musulmans avec les musulmans, mais les

privilèges religieux accordés aux diverses communautés furent

maintenus : « L’État protège le libre exercice de tous les cultes reconnus

dans l’Empire et maintient les privilèges religieux accordés aux

diverses Communautés. » [Rabbath, 1986, p. 97] Le droit familial,

considéré d’essence sacrée, a donc continué à être régi par la chari‘a

pour les musulmans ; celui des non musulmans par leur propre

juridiction. Ce n’est qu’après le démembrement de l’Empire ottoman et

3. Suite aux défaites successives par les armées autrichienne et russe, causant la perte

de la Crimée et l’érosion constante de l’hégémonie ottomane dans les Balkans [Spagnolo,

1977, p. 11].

4. Dans les tribunaux mixtes, des juges musulmans et non musulmans statuaient en

matière criminelle ou commerciale quand l’une des parties était non musulmane (article

12-13) [Basile, 1993, p. 29]


430

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

la révolution de Mustapha Kemal Ataturk, que le mariage et le divorce

civils furent instaurés en Turquie, en 1926 [Lewis, 1988, p. 237-240].

Au moment où Hatti Humayoun était promulgué, la Montagne

libanaise était prise dans des confrontations entre chrétiens et druzes

qui ont provoqué, en 1860, le massacre de milliers de chrétiens. Dans

le contexte d’une ingérence grandissante des principales puissances

occidentales (France, Angleterre, Autriche, Prusse, Russie) dans les

affaires libanaises, due à l’affaiblissement de l’Empire ottoman, la

gestion du conflit a été placée sous tutelle internationale. Constituée

des représentants du Sultan ottoman et des puissances européennes, la

Commission internationale de Beyrouth (du 21 septembre 1860 au 4

mai 1861) a préparé plusieurs projets de réorganisation de l’administration

de la Montagne. Le texte définitif, connu sous le nom de

« règlement organique », a été adopté par les Ottomans et les représentants

diplomatiques de ces puissances à Istanbul et promulgué par le

Sultan le 9 juin 1861. Le règlement organique de 1861, modifié

quelque peu par celui de 1864, reflétait, par certains aspects, les

principes des Tanzîmât. D’ailleurs, Fuad Pacha, le représentant de la

Porte dans cette Commission, était lui-même un réformateur. L’article

6 préconisait l’égalité de tous devant la loi, l’abolition des privilèges

féodaux et la levée du cadastre [Khair, 1973, p. 55]. C’est avec le

règlement organique que le statut personnel fut rétabli. Il avait en effet

été aboli au début du XIX e siècle par l’émir Béchir Chéhab II 5 , qui avait

prescrit l’application de la chari‘a aux non-musulmans [Aouad, 1933,

p. 59-60 ; Gannagé, 2001, p. 52] 6 . Les circulaires vizirielles du

8 octobre 1868 et du 20 novembre 1874 ont interdit aux cadis de

connaître les affaires de statut personnel des non musulmans et, en

1891, les « Hautes circulaires » ottomanes ont confirmé la compétence

des autorités non musulmanes en la matière [Rondot, 1947, p. 129]. La

succession continua en revanche d’être régie par la loi musulmane.

Le règlement organique a donc institué la confession comme un

principe de gouvernement, d’administration et de justice, reconnu par

les puissances et la Porte. Ainsi, le gouverneur mutassarif, investi du

5. L’émirat du Mont Liban, du temps des princes druzes de la dynastie des Ma’an et

sous le régime ottoman, a acquis une reconnaissance du Sultan à partir de 1516 jusqu’en

1697. Puis, c’est la famille des Chéhab, des musulmans sunnites convertis au christianisme

(rite maronite) qui gouverne l’émirat jusqu’en 1841.

6. Selon Ibrahim Aouad, l’émir Béchir II a « réalisé l’unité des juridictions par la

nomination d’un juge unique pour les chrétiens et un autre pour les Druzes, qui devaient

conformer leurs sentences aux prescriptions du charia, à la condition de respecter les

coutumes locales qui étaient en usage chez les Druzes et les Maronites » [Aouad, 1933, p

59-60]. Consulté par le patriarche Joseph Tyan concernant l’application de la loi

musulmane chez les maronites, le pape donne un avis positif le 7 mai 1803 (ibid. 60).


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 431

pouvoir exécutif, devait être ottoman et chrétien 7 . Le Conseil administratif

central qui l’assistait était constitué de douze membres élus par

les villageois et représentant six communautés (maronite, grecqueorthodoxe,

grecque-catholique, sunnite, druze, chiite) 8 (article 2). La

Montagne elle-même (réorganisée territorialement), a été divisée en six

arrondissements à la tête de chacun desquels a été nommé un agent

choisi dans le « rite dominant ». Un conseil élu par les villageois a été

constitué selon la composition confessionnelle de chaque arrondissement.

Les postes judiciaires ont été également pourvus selon l’appartenance

de leurs titulaires à telle ou telle communauté [Khair, 1973, 1 ère

partie, ch. III ; Rabbath, 1986, p. 226-239]. Enfin, le règlement a

préconisé le recensement de la population par rite.

Le principe confessionnel, avec les premières confrontations entre

druzes et chrétiens en 1842, avait déjà été à la base de la partition territoriale

de la Montagne en une partie druze au sud et une partie

chrétienne au nord. Un Conseil représentant les communautés

mentionnées plus haut avait de surcroît été organisé en 1845 (règlement

de Chékib Effendi) dans chacune des deux parties, dont le rôle était

d’aider l’administrateur en matière de justice et de taxation 9 . Depuis,

les communautés sont devenues, selon l’expression d’Edmond

Rabbath, des « organes moteurs » des institutions publiques [Rabbath,

1986, p. 217].

Ce qui fut plus tard appelé le confessionnalisme politique n’est donc

pas une création mandataire. Il est, pourrions-nous dire, le produit de la

période historique correspondant au conflit entre les Libanais, druzes et

chrétiens, alors sujets du Sultan ottoman, et ayant débouché sur la

disparition de l’émirat des Chéhab, la tutelle ottomane directe et la

mainmise européenne. L’institution du principe confessionnel dans la

vie politique est une responsabilité partagée des grandes puissances et

de la Porte, mais aussi des Libanais eux-mêmes, qui tenaient à leurs

privilèges politiques et religieux. Pour satisfaire cet objectif, ils

cherchaient selon John Spagnolo à être les clients de telle ou telle

puissance qui instrumentalisait leurs dissensions pour ses propres

intérêts [1977, chapitre I]. En outre, la politique de lutte contre la

féodalité de l’émir Béchir Chéhab II ne fut pas étrangère à cette confes-

7. Sur les prérogatives du mutassarif, voir, Khair A. (1973), II e partie, ch. I.

8. Sur les charges de ce Conseil, voir, Khair A. (1973), II e partie, ch. II. Sur son impact

dans l’institutionnalisation du principe communautaire dans le gouvernement, voir,

Rondot P. (1955), p. 245-246 ; Khair A. (1973), III e partie, ch. II et Rabbath R. (1986),

Épilogue.

9. Les deux « cantons » qâïmaqamat étaient gouvernés par un qâïmaqam nommé par

le pacha de Sidon. Sur les fonctions du Conseil, voir Akarli (1993), chapitre I.


432

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

sionnalisation (dépossession et exil des druzes, redistribution de leurs

terres aux chrétiens, recrutement de chrétiens pour réprimer les druzes

du Houran) [Khalaf, 1979].

Le mandat français a constitutionnalisé le principe confessionnel

(article 95) 10 et le Pacte national de 1943 l’a consolidé. Formulé à la

veille de l’indépendance, le Pacte national a concrétisé l’accord des

Libanais, chrétiens et musulmans, sur un ensemble de principes. Après

avoir affirmé la souveraineté du Liban et son appartenance arabe, le Pacte

a conforté l’article 12 de la Constitution (égalité d’accès des citoyens aux

emplois publics), mais aussi l’article 95 (les communautés sont représentées

en proportion à leur volume) [Rabbath, 1986, p. 550] 11 . L’Accord de

Taëf a prévu l’abolition du confessionnalisme politique et la formation

d’un comité national chargé d’élaborer des propositions pour atteindre

cet objectif. Mais ce comité n’a pas vu le jour 12 .

LES RÉFORMES MANDATAIRES

Pendant le mandat français (1920-1943), ont pris place, à côté des

réformes administratives, de la police, de la gendarmerie, de la loi

foncière, de la justice 13 , plusieurs réformes du statut personnel.

À l’instar des Tanzîmât et de la Constitution ottomane, la Charte du

mandat émanant du Conseil de la Société des Nations (réuni à Londres

le 24 juillet 1922) avait requis l’élaboration d’un « système judiciaire

assurant, tant aux indigènes qu’aux étrangers, la garantie complète des

droits » précisant que « le respect du statut personnel des diverses

populations et de leurs intérêts religieux sera entièrement garanti »

(article 6) [Rabbath, 1986, p. 99]. Aussitôt établie au Liban la France

10. « À titre transitoire et conformément aux dispositions de l’article 1 er de la Charte

du mandat et dans une intention de justice et de concorde, les communautés seront équitablement

représentées dans les emplois publics et dans la composition du ministère sans

que cela puisse cependant nuire au bien de l’État. »

11. Le Pacte national repose également sur une gestion d’idéologies politiques

« opposées ». Ainsi, les chrétiens sont-ils invités à renoncer à la protection occidentale et

les musulmans à se dégager de l’aspiration à la création de la Grande Syrie. Les

musulmans acceptent l’entité libanaise et reconnaissent sa pleine indépendance. De leur

côté, les chrétiens acceptent le principe de relations privilégiées avec l’environnement

arabe du Liban. Ce double renoncement a fait dire à Georges Naccache, un journaliste

libanais : « Deux négations ne font pas une nation ».

12. En attendant l’avènement « d’une loi électorale excluant le confessionnalisme, les

sièges parlementaires sont répartis à égalité entre chrétiens et musulmans, proportionnellement

entre les communautés des deux parties et proportionnellement entre les régions »

(Accord de Taëf I. principes généraux et réformes, 2. Les réformes politiques).

13. En février 1934, Henri Ponsot impose un Code Civil de Procédure qui remplace

le Code ottoman de 1911 [Salibi, 1992, p. 275].


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 433

mandataire restitue, par l’arrêté du 7 décembre 1921, aux autorités non

musulmanes la compétence en matière de statut personnel que les

Ottomans avaient abrogée en 1917, quand ils ont institué un code de la

famille basé sur la chari‘a [Rondot, 1947, p. 69].

Un projet de réforme du statut personnel, en 1926, sous la forme de

l’arrêté 261 du 28 avril du Haut Commissaire Henry de Jouvenel,

devait instituer une loi de droit commun sans distinction de confession

et confier aux tribunaux civils les litiges en matière de statut personnel.

Ce projet a également prévu de limiter la compétence des juridictions

confessionnelles aux actions relatives au mariage (formation,

dissolution et pension alimentaire), et de placer la question de la

succession sous une législation civile. Cette réforme devait être

complétée par l’instauration du mariage civil. Devant l’opposition des

autorités chrétiennes et musulmanes, les premières parce que cette

réforme réduisait leurs prérogatives, et les secondes parce qu’elle

plaçait les questions de testament et de succession sous la loi civile,

l’arrêté fut suspendu [Rondot, 1947, p. 64-65].

C'est la première fois que l’instauration du mariage civil est envisagée

et qu’une tentative pour placer le droit successoral sous la loi civile est

amorcée. N’ayant pas réussi à instaurer le mariage civil dans le cadre

d’une loi commune, les autorités mandataires ont opté, dix ans plus tard,

pour la reconnaissance du mariage civil contracté à l’extérieur du Liban

« s’il est conforme à la législation en vigueur de ce pays » (article 25 de

l’arrêté n° 60 du Haut Commissaire du 13 mars 1936, intitulé

« L’organisation des communautés religieuses au Liban », modifié par

l’article 25 de l’arrêté n° 146 du 18 novembre 1938). Cet article

stipulait également que « si la juridiction du statut personnel de l’époux

ne reconnaît pas ce mariage, ni ses effets, comme ils résultent de la loi

dans laquelle le mariage a été contracté, il sera soumis à la loi civile ».

Les autorités musulmanes ayant refusé cette disposition, son application

a été suspendue pour la communauté musulmane par l’arrêté 53 du 30

mars 1939 (« Non application et sa modification pour les musulmans »).

L’arrêté n° 60 a constitué, en matière de statut personnel, la source

de sécularisation de textes législatifs adoptés ultérieurement et la

source d’inspiration de procédures jurisprudentielles. Ainsi, l’article 79

du nouveau Code de procédure civile rend les juridictions civiles seules

compétentes pour connaître les mariages des Libanais non musulmans

conclus à l’étranger. Quant à la jurisprudence, elle en a étendu l’application

aux mariages civils contractés à l’étranger entre musulmans et

non musulmans [Gannagé, 2001, p. 27].

Les autorités musulmanes ne reconnaissent un mariage civil

contracté à l’étranger entre deux personnes musulmanes que comme


434

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

preuve que le mariage a eu lieu. Elles décrètent néanmoins que les

conjoints doivent effectuer un mariage musulman auquel elles

appliquent un effet rétroactif. Alors, les conjoints deviennent soumis à

la législation musulmane (sunnite pour un mariage entre deux sunnites

et chi’ite entre deux chi’ites). S’ils ne souhaitent pas effectuer un

mariage selon la tradition religieuse, le mariage et ses effets sont

néanmoins gérés par le tribunal musulman (char‘i pour les sunnites et

ja‘farite pour les chiites) [article 18 de la « Loi sur l’organisation

judiciaire char‘i sunnite et ja‘farite » du 16 juillet 1992, al-Bîlânî,

1997, p. 35-36]. Dans ce cas, la logique communautaire l’emporte sur

la logique civile choisie par les conjoints.

MARIAGE CIVIL ET DROIT SUCCESSORAL

Jusqu’à l’avènement des réformes françaises, le droit successoral

des non musulmans était régi par la loi musulmane depuis le XIX e

siècle, quand Béchir Chéhab II avait imposé l’application de la chari‘a

aux non musulmans en matière de statut personnel. Il est très difficile à

l’heure actuelle de se faire une opinion sur le droit et la jurisprudence

suivis par les maronites avant leur formalisation progressive,

intervenue sous l’influence de l’Église romaine, à partir du XVII e siècle.

Les affirmations comme celles d’Ibrahim Aouad, que le clergé était

compétent dans toutes les questions de statut personnel et de droit civil

et commercial [Aouad, 1933, p. 21] relèvent, selon Bernard

Heyberger, en grande partie de la mythologie confessionnelle élaborée

au XIX e siècle. La procédure de désignation de l’autorité ecclésiastique,

le lien extrêmement étroit qui unissait le clergé aux familles et aux

réseaux, ne lui permettaient pas de disposer d’une autorité autonome et

légitimement reconnue [Heyberger, 1994, p. 67-94 et sous presse].

D’autre part, toujours selon cet auteur, il ne semble pas que les

maronites aient eu l’usage d’un code juridique complet et facile à

appliquer. La pratique orale devait suppléer souvent à la faiblesse des

références écrites. Pour cet auteur, désigner le « Kitâb al-huda »

(XI e siècle) comme « constitutions », « canons », voire de « législation

maronite » ou de « droit canonique », est abusif et révèle la méconnaissance

de ce texte complexe et de son histoire [Joubeir, 1991].

Quand les Français arrivèrent au Liban, les chrétiens appliquaient la

loi musulmane en matière de succession. Le décret-loi libanais n° 6 du

3 février 1930 sur l’organisation judiciaire a attribué au tribunal civil

la compétence en matière de tutelle légale, testament et succession des

non musulmans uniquement [Rondot, 1947, p. 69]. Depuis 1959, la


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 435

succession et la gestion des biens familiaux des non musulmans sont

régies par la « Loi du 23 juin sur les successions des non

mahométans » 14 . Comme on le voit, cette loi, tout en ne se référant plus

au droit canon et avec l’apparence d’une loi civile, n’est applicable,

comme son intitulé l’indique, qu’à une partie des citoyens libanais.

La question de l’héritage des filles chez les maronites a subi une

évolution intéressante à noter. Une tradition du droit coutumier

spécifiait qu’en présence de fils, les filles ne recevaient aucune part

d’héritage, et qu’en leur absence, elles en recueillaient la totalité. Au

début du XIX e siècle, les filles ont réclamé l’application du droit

musulman, qui leur octroie la moitié de la part des frères. Le droit

coutumier perdura quelque temps, mais le droit musulman fut

finalement appliqué [Aouad, 1933, p. 214]. C’est, bien plus tard, sous

l’impulsion des associations féminines — et plus particulièrement de la

Commission pour l’égalité de l’héritage — que la Chambre des députés

fera voter la loi citée plus haut sur les « successions des non

mahométans » [Rabbath, 1986, p. 121] dont l’article 15 édicte l’égalité

d’héritage entre les deux sexes.

Si, pour les chrétiens, la succession est régie par la loi civile, elle

demeure pour les musulmans la prérogative exclusive des tribunaux

religieux. Quelles conséquences cette disparité a-t-elle sur la question

de l’héritage dans le cadre d’un mariage civil contracté entre deux

personnes de religion différente à l’extérieur du Liban et reconnu par

l’État ? Considérons les deux articles suivants, l’article 587 du « Droit

musulman du statut personnel et des successions suivant le rite

hanafite » — suivi par les sunnites — (dit « Code de Qadri Pacha »,

articles 332-647, traduit en français en 1875), et l’article 9 de « La loi

de l’héritage pour les non-musulmans du 23 juin 1959 ». Le premier

édicte que « la différence de religion ôte tout droit à la succession d’un

musulman à un chrétien, et réciproquement […] » et le deuxième

dispose que « la différence de religion ne met pas obstacle à la

dévolution successorale, à moins que l’héritier ne soit soumis à un

statut lui attachant un tel effet » (article 9) 15 . Concrètement, cela veut

dire que deux Libanais, un chrétien et un sunnite, qui effectuent un

14. La « loi du 2 avril 1951 relative à la compétence des juridictions confessionnelles

des communautés non musulmanes » inclut les fiançailles, le contrat de mariage, la

validité du mariage et sa nullité ; la filiation, l’adoption, la puissance paternelle sur les

enfants, la garde des enfants, la pension alimentaire, la tutelle des mineurs.

15. Dans l’Abrégé de Droit rédigé par Mgr Carali (1720), la différence de religion est

un empêchement à la succession, même testamentaire, « mais si le légataire infidèle, dit

l’Abrégé, devient fidèle avant l’ouverture du testament, il pourra recueillir son legs ; s’il

se convertissait après le partage de la succession, il ne pourrait rien recueillir. » [Aouad,

1933, p. 222-223].


436

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mariage civil à l’extérieur de leur pays ne peuvent hériter l’un de

l’autre ; et qu’une mère chrétienne ne peut faire hériter ses enfants

sunnites par leur père ni une mère sunnite ses enfants chrétiens par leur

père car, au Liban, un enfant suit toujours la religion de son père 16 . Pour

rétablir la vocation successorale réciproque entre époux et la transmission

des biens de la mère aux enfants, la seule issue est de se convertir,

soit à l’islam soit au christianisme. Là aussi, la logique communautaire

l’emporte sur la logique civile que les conjoints cherchaient à appliquer

à leur mariage.

Quand des Libanais optent pour le mariage civil contracté dans un

pays où il existe, c’est en général pour des raisons de conviction

personnelle ou, quand le couple est mixte, pour ne pas recourir à la

conversion. Les droits ecclésiastique et musulman ont strictement

réglementé ou interdit les mariages intercommunautaires. Par exemple,

pour les catholiques qui appliquent le Code des Canons des Églises

Orientales de 1990 17 , le mariage dispar, c’est-à-dire entre une personne

baptisée et une personne non baptisée, est un empêchement dirimant

qui invalide l’union 18 comme le stipule le Can. 803 § 1 : « Le mariage

avec une personne non baptisée ne peut être célébré validement. »

L’empêchement peut néanmoins être levé par une dispense de l’autorité

compétente de l’évêque 19 . En islam, le mariage entre un musulman et

16. Les enfants suivent la confession du père en cas de conversion de l’un ou des deux

conjoints (article 12 de l’arrêté n° 60 du 13 mars 1936 modifié par l’arrêté 146 du 18

novembre 1938), en cas du décès du père, de divorce, de séparation, et même si la garde

revient à la mère [Nuhra, 1986, p. 76].

17. Avant le « Code des Canons des Églises orientales » de 1990, qui groupe les rites

des traditions alexandrine, antiochienne, arménienne, chaldéenne et constantinopolitaine

(Can.28 § 2), l’église catholique orientale, dont l’église maronite, suivait les codes latins

de 1917 et de 1983. Elle appliquait également des Motu proprio, c’est-à-dire des législations

promulguées par le pape sur des questions spécifiques.

18. « L’empêchement dirimant rend la personne incapable de célébrer validement

mariage » (Can. 790 § 1). Pour les maronites, l’Abrégé de Droit avait décrété que le

mariage avec un non-chrétien est nul [Basile, 1993, p. 82]. Le Concile du Mont Liban

(1736) avait listé parmi les quatorze empêchements dirimants du mariage « la différence

de religion » [Aouad, 1933, p. 153].

19. « Pour convalider un mariage invalide à cause d’un empêchement dirimant, il est

requis que cesse l’empêchement ou qu’une dispense en ait été accordée et qu’au moins la

partie consciente de l’empêchement renouvelle son consentement » (Can. 843 § 1). Le

Can. 814 précise les conditions d’obtention d’une permission donnée à une personne

catholique pour épouser une personne chrétienne non catholique, conditions applicables à

la dispense pour un mariage entre une personne catholique et une personne non chrétienne.

Monseigneur Saïd Elias Saïd, vicaire patriarcal maronite en France, précise : « L’Église

considère que les conditions de l’octroi de la dispense revêtent dans le mariage dispar une

plus grande gravité que dans le mariage mixte (entre chrétiens de différents rites). En effet,

lorsque le mariage est mixte, entre des conjoints chrétiens de différents rites, l’un ou

l’autre époux ne peut voir sa foi menacée. Par contre, dans le mariage dispar, un vrai


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 437

une chrétienne n’est pas interdit 20 et il n’est pas nécessaire qu’elle se

convertisse— persiste néanmoins le problème de la succession dont

nous venons de rendre compte. Mais, selon la doctrine admise à partir

du X e siècle par toutes les écoles musulmanes, entérinée par le « Code

de la famille du 25 octobre 1917 » (article 58) et qu’appliquent les

sunnites et les chiites, « le mariage du non-musulman avec une

musulmane est nul ».

Le Tribunal des conflits, créé en 1924 (5 décembre, arrêté n° 2978)

par le général Weygand, avait pour fonction de statuer sur les conflits

de compétence entre les divers tribunaux confessionnels et entre ces

derniers et les tribunaux civils [Rondot, 1955, p. 127]. Si le Tribunal

des conflits, devenu après l’indépendance la Cour de Cassation, a

contribué, comme le dit Pierre Rondot, à promouvoir le principe de

l’égalité des communautés en matière de statut personnel, c’est dans

l’intention d’éviter les luttes entre les diverses confessions, autrement

dit, pour qu’une législation n’empiète pas sur une autre, dans le cas

d’une conversion par exemple. En se convertissant à l’islam, un

chrétien pouvait se soustraire aux obligations contractées antérieurement

sous la loi de sa communauté et une chrétienne faire annuler son

mariage [ibid.].

La réglementation du changement de communauté (arrêté 2851 du

1 er décembre 1924 — article 45-46, modifié par l’arrêté n° 60 déjà

cité, article 11) et la création du Tribunal des conflits avaient été

réalisées quasiment en même temps, puisqu’une partie de ces conflits

était liée à la conversion d’un conjoint pour contourner les juridictions

d’un premier mariage. Pour y remédier, l’article 23 de l’arrêté n° 60 a

stipulé que si, dans un couple marié, un seul conjoint se convertit, le

mariage reste soumis à la juridiction religieuse du mariage précédant la

conversion. Si les deux conjoints effectuent une conversion à la même

religion/ou confession, ils sont alors soumis à la juridiction de leur

nouvelle communauté (article 23 de l’arrêté n° 60).

Au-delà de l’aspect d’une réglementation de la juridiction au sein

d’un mariage, la possibilité est donnée dans l’arrêté n° 60 (article 11)

à chaque personne adulte, chrétienne, musulmane ou juive, de changer

risque d’abandon de la foi et de l’éducation chrétienne existe, surtout quand il s’agit du

mariage d’une femme avec un homme musulman, car c’est la religion du père qui est

appliquée aux enfants. » (Communication personnelle dans le cadre d’un entretien).

20. Le verset 32 de la sourate « La Lumière », XXIV, stipule : « Mariez les célibataires

(vivant) parmi vous, ainsi que ceux de vos esclaves, hommes et femmes, qui sont

honnêtes ! […] », et le verset 7 de la sourate « La Table servie », V : « (Licites sont pour

vous) les muhsana (du nombre) des Croyantes et les muhsana (du nombre) de ceux à qui

l’Écriture a été donnée avant vous […] »


438

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

de communauté et d’intégrer une autre. Selon cet article, une demande

écrite de l’intéressé devait être envoyée au bureau de l’état civil où il

réside, accompagnée d’une attestation d’acceptation de l’autorité

religieuse de la communauté qu’il souhaite intégrer. Les communautés

musulmanes s’opposèrent à cette disposition. L’article 41 de la loi du 7

décembre 1951, qui s’applique à tous les Libanais, stipule que

l’entrevue avec le fonctionnaire de l’état civil est obligatoire comme

l’est la présence des deux témoins. L’attestation d’acceptation du chef

de la nouvelle communauté ne peut suffire [Nuhra, 1986, p. 78-79].

CARACTÈRE AMBIVALENT DES RÉFORMES

Catholique, puis laïque, la double culture française s’est, nous

semble-t-il, reflétée dans les réformes des Hauts Commissaires. La

France est la protectrice des catholiques, une constante historique, au

moins depuis le traité de paix et de commerce dit des Capitulations

entre Soliman le Magnifique et François I er (1536), qui également

octroya aux sujets des deux souverains la liberté de commerce. Elle

devint, selon John Spagnolo, la protectrice des catholiques de l’Empire

ottoman et, au XIX e siècle, l’intermédiaire entre le Saint-Siège et la

Porte. C’est sous cette protection que des missions catholiques purent

se développer [Spagnolo, 1977, p. 5-6]. Cet héritage de protection est

toujours vivant dans de nombreux villages libanais. Même quand ils ne

connaissent presque aucun mot de français, les villageois maronites

considèrent la France comme la « tendre mère ».

Affranchir les chrétiens du tribunal musulman en matière de

succession et « généraliser le régime des communautés », selon l’expression

de Pierre Rondot [Rondot, 1947, p. 62], aux groupes

religieux, tels furent quelques aspects de la réforme politique

mandataire. Cette « généralisation » a notamment eu pour effet, d’une

part, de faire des sunnites une communauté, alors qu’ils étaient dans

l’Empire ottoman, comme le dit cet auteur, « État » et non

« Communauté », et d’autre part, d’appliquer cette communautarisation

aux musulmans non sunnites, comme les chi’ites, qui avaient juridiquement

dépendu du droit sunnite hanafite. En 1926, ils sont devenus une

communauté à statut personnel, appliquant le rite ja‘farite (arrêté 3504

du 30 janvier).

En même temps qu’elle a instauré l’égalité des diverses

communautés, la généralisation du régime a consolidé la charpente

communautaire de la société, qui persiste jusqu’à nos jours. Cette

consolidation est fondée sur le concept de « reconnaissance officielle de


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 439

communautés à statut personnel » que l’article 1 définit comme « les

communautés historiques dont l’organisation, les tribunaux et les législations

ont été délimités par un acte législatif » (l’annexe n° 1 liste ces

communautés) 21 . Cette reconnaissance « a comme conséquence de

donner à cette organisation force de loi et de mettre cette organisation

sous la protection de la loi et le contrôle des autorités publiques »

(article 2 de l’arrêté n° 60) 22 .

C’est également en tant que dépositaire de valeurs séculières que la

France entreprend des réformes en matière de statut personnel. Quand le

Haut Commissaire, le général Weygand, avait tenté d’introduire une

réforme de la succession des non musulmans, c’était pour leur permettre

de « soustraire la dévolution de leurs biens tant à l’empire de la loi

canonique qu’à la juridiction des tribunaux musulmans ». Il fallait

oeuvrer avec « beaucoup de doigté », déclara-t-il, pour éviter d’étendre la

compétence des tribunaux chrétiens aux questions de succession, car ce

serait « augmenter l’importance de ces tribunaux religieux, alors qu’ils

doivent peu à peu diminuer d’importance » [Rondot, 1947, p. 63].

L’arrêté n° 60, que nous avons évoqué plus haut, a renforcé l’organisation

communautaire, mais il a aussi ménagé une possibilité

d’échapper aux communautés religieuses. Ainsi, l’article 10 distingue

entre les « communautés de statut personnel » et les « communautés de

droit commun », lesquelles « organisent et administrent librement leurs

affaires dans les limites de la législation civile » (article 14). Est

également une réalisation mandataire le droit de n’appartenir à aucune

communauté (article 10). Comme les personnes de « droit commun »,

celles qui n’appartiennent à aucune communauté devaient être

soumises à la loi civile en matière de statut personnel. Mais cette loi n’a

pas vu le jour. Sans une appartenance communautaire, écrit Edmond

Rabbath, ces personnes seraient frappées de capitis deminutio

(déchéance des droits civiques) [Rabbath, 1982, p. 91]. En quelque

sorte, les « sans-communautés », tout en échappant aux communautés

religieuses, deviendraient une autre communauté libanaise. De la

même façon, le juriste Pierre Gannagé s’est interrogé sur le fait « de

savoir quel sera le statut civil et politique des personnes sans

21. Ces communautés sont : maronite, grecque-catholique, arménienne-catholique,

syrienne-catholique, chaldéenne, latine ; grecque-orthodoxe, syrienne-orthodoxe

(jacobite), copte-orthodoxe, arménienne-grégorienne, nestorienne et protestante. Les

communautés musulmanes sont constituées par les sunnites, les chiites, les druzes, les

alawîtes et les ismaéliens, et la communauté juive (synagogue d’Alep, de Damas, de

Beyrouth).

22. L’article 16 précise les modalités qu’aurait à suivre un groupe religieux pour être

reconnu (notamment présenter aux organismes étatiques le corpus des principes religieux

et de l’organisation du groupe).


440

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

communauté dans les domaines régis obligatoirement au Liban par les

droits communautaires » et d’ajouter qu’en matière de succession,

d’administration des biens des mineurs, de filiation naturelle (régis

chez les non musulmans par la loi civile), les personnes sans

communauté peuvent être assimilées aux non musulmans et bénéficier

de l’application du statut « civil » (toujours dans une logique communautaire)

[Gannagé, 2001, p. 72-73]. En matière de mariage civil, de

succession, et même dans la perspective de « n’appartenir à aucune

communauté » les réformes mandataires se sont finalement toutes

réalisées dans la logique communautaire.

La tentative d’instaurer le mariage civil reflète aussi ce souci

d’étendre l’influence séculière de la France. Le mariage civil est une

oeuvre de la Convention. Conformément à une décision de

l’Assemblée législative, la Convention avait retiré au clergé (loi du 20

septembre 1792) la tenue des registres de l’état civil, responsabilité

qu’ils avaient depuis les ordonnances de Villers-Cotterêts pour les

baptêmes (1539), et de Blois pour les mariages et les décès (1579) 23 .

Les municipalités en prirent alors la charge. Dès le moment où il y eut

des représentants de la loi et de la République, l’acte de mariage devint

civil.

LA DERNIÈRE TENTATIVE D’INSTAURATION DU MARIAGE CIVIL (1998)

Durant la période du mandat, plusieurs tentatives d’instaurer le

mariage civil au Liban ont vu le jour, dont la première par Émile Eddé,

qui devint président de la République entre 1936 et 1941. Dans la

même période, un député grec-catholique de Beyrouth, Gabriel

Khabbaz, a appelé à une « kémalisation intégrale de la Syrie et du

Liban » et maître Aziz al-Hachem, un homme politique maronite, a

esquissé un projet de réforme constitutionnelle en y inscrivant l’établissement

du mariage civil facultatif [Rondot, 1947, p. 73]. Dans la

période post-indépendance, la première proposition pour une loi civile

en matière de statut personnel avait été présentée par les avocats de

Beyrouth en 1951, en réaction à la publication de la « Loi du 2 avril

relative à la compétence des juridictions confessionnelles des

communautés non musulmanes », qui élargissait les prérogatives

communautaires. D’autres tentatives de partis (par exemple le Parti

démocrate) ou d’hommes politiques (comme le député Raymond

Eddé), ont pris la forme de propositions de loi ou d’initiatives. Elles ont

23. Dictionnaire d’Histoire de France, Perrin, Paris.


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 441

concerné le statut personnel, d’autres ont plus particulièrement ciblé le

mariage civil facultatif. Si le projet de mariage civil facultatif de 1998

n’était pas le premier à être soumis à la société libanaise, c’était en

revanche la première fois que l’initiative provenait du chef de l’État,

mettant ainsi face-à-face la plus haute instance de l’État et les autorités

religieuses. La proposition de loi le concernant fut votée à la majorité

lors d’une séance d’un Conseil des ministres en mars 1998 (21 voix

contre 6 et une abstention). Le premier ministre, Rafîq Harîrî, avait par

contre refusé de la contresigner ; la proposition de loi ne fut pas

soumise au Parlement pour le vote des députés. En outre, le projet

s’était heurté à des résistances communautaires très fortes. Il fut ainsi

« gelé » en avril de la même année.

Par son caractère facultatif 24 , le projet sur le mariage civil n’a pas

été conçu dans la contestation des prérogatives communautaires, mais

dans la pluralité de la gestion du mariage et, en même temps, comme

un moyen de construction séculière de l’État. En donnant aux Libanais

le choix de pouvoir contracter mariage sous une tutelle non religieuse,

en retirant aux prérogatives communautaires leur caractère obligatoire,

la semi-sécularisation du statut personnel introduisait un nouveau lien

État/communauté religieuse/citoyen. Pour l’instigateur du projet, le

président de la République, E. Hraoui, le mariage civil constitue « une

étape de l’abolition du confessionnalisme politique ». L’articulation

entre ce dernier et le statut personnel a toutefois été contestée même par

les partisans du mariage civil facultatif. Au-delà du débat que soulève

cette question, il est possible d’observer que le décalage entre le

discours politique et la pratique n’est pas sans effet sur les multiples

résistances qu’a suscitées le projet d’instaurer le mariage facultatif.

Quelles mesures ont été prises par l’État pour renforcer son discours

sécularisant ? Quelle préparation de la population et quelles concertations

avec les forces en présence, tant politiques que religieuses, ontelles

été effectuées ?

La société civile (ONG, associations de défense des droits de

l’homme 25 , associations féminines 26 , divers mouvements d’étudiants,

syndicats) et certains partis politiques, se sont mobilisés en faveur du

24. Voir notre travail (sous presse).

25. Il ressort d’une enquête effectuée dans les régions libanaises avec des personnes

de 16 à 65 ans et de classes sociales diverses que 16 % des personnes interrogées ont une

participation active dans des organismes de défense des droits de l’homme et des libertés ;

50 % avaient exprimé le souhait de participer dans ces organismes [Kaii, 2002, p. 46].

26. La vie associative est développée au Liban. Entre 1943 (année de l’indépendance

du Liban) et 1979, le nombre d’associations était de 1303. Entre la fin de la guerre civile

et 1999, 1900 associations ont été constituées (soit 190 associations créées annuellement

sur une période de dix ans) [Mhanna, 2002, p. 95-97].


442

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

mariage civil au moment où le projet de E. Hraoui a été proposé,

suscitant par leur action le premier débat socio-politique d’envergure

dans la société libanaise de l’après-guerre civile. Des ONG et des associations

avaient créé des espaces de dialogue entre les institutions et le

citoyen (animation d’ateliers dans différentes régions, publication de

brochures, organisation de colloques), afin d’expliquer le contenu du

mariage civil. Une enquête réalisée au moment où le projet fut présenté

avait montré que près de la moitié des Libanais n’ont pas d’opinion à

son sujet 27 (« Information internationale » in an-Nahâr, 25 mars 1998).

LE STATUT PERSONNEL : DERNIER BASTION DE L’IDENTITÉ MUSULMANE

Le statut personnel est considéré par les autorités religieuses, toutes

confessions confondues, comme un pilier de l’identité religieuse. Si

elles se sont toutes opposées au projet de mariage civil facultatif, les

autorités sunnites en ont été les adversaires les plus farouches et les

plus virulentes. La communauté musulmane s’est voulue, comme a dit

le mufti sunnite de la République, cheikh Muhammad Rachîd Kabbânî,

un « rempart, une forteresse » de la religion. Comment analyser

l’attitude des autorités sunnites ? Est-elle uniquement régie par une

question d’intérêts menacés et une volonté de s’accrocher à des

privilèges traditionnels ?

Les autorités musulmanes ont toujours été hostiles à l’instauration

du mariage civil qu’elles considèrent comme un danger identitaire à

deux niveaux : religieux, d’abord : le droit matrimonial est d’origine

divine ; et politique, ensuite : le statut personnel est un outil de

résistance contre les valeurs laïques de l’Occident. Ces deux niveaux

sont manifestes dans les déclarations du mufti de la République. Le

mariage civil facultatif est une « agression contre la chari‘a », «en

contradiction avec la parole de Dieu ». « Il est une violation catégorique

des enseignements du Coran et de la Tradition. Il n’est permis à aucun

musulman de l’approuver ; s’y conformer est une désobéissance qui

mène à l’apostasie ». En ce qui concerne le rejet de la culture de

l’Occident laïc, il a affirmé, par exemple, qu’il ne permettra pas « aux

laïcs d’introduire le virus du mariage civil au Liban. Nul ne pourra

engager le Liban sur la voie de la laïcité, de l’athéisme et du matérialisme,

qui n’ont apporté au monde que des malheurs, ont dépouillé

l’homme de sa dignité et ont mené à la débauche ».

27. Enquête par âge, sexe, revenu mensuel, région, éducation, confession, menée par

Information internationale sur le mariage civil en octobre 1997 (an-Nahâr, 25 mars 1998).


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 443

Le rejet de la dernière tentative d’instaurer un mariage civil

facultatif par les autorités musulmanes doit être situé dans les relations

qu’elles ont entretenues avec le mandataire français. Durant le mandat,

les autorités musulmanes s’étaient opposés aux réformes de statut

personnel, mais elles ont marqué une évolution vers la construction du

Liban comme entité politique séparée de la Syrie. Avec les grecsorthodoxes,

les musulmans (sunnites, druzes, chiites) s’étaient, dès

1920, opposés au « Grand Liban » (rattachement au Liban par les

Français de la Bekaa et des villes côtières de la mutassarifiyya, régime

instauré après le conflit de 1861). Les musulmans continuèrent à rejeter

la tutelle française au nom du nationalisme arabe, considérant que leur

« incorporation à l’État libanais sous domination chrétienne signifiait

pour eux une séparation permanente du monde musulman arabe 28 ».

C’est donc à maintes reprises que les musulmans, et plus particulièrement

les sunnites, réclamèrent l’union à la Syrie des districts

musulmans nouvellement rattachés au Liban, demande réitérée au

moment de la préparation de la Constitution du Liban et lors des négociations

préliminaires pour le traité franco-syrien en mars 1936 [Salibi,

1992, p. 263-277]. Quand le traité franco-libanais fut approuvé à

l’unanimité par les députés chrétiens et musulmans de la Chambre

libanaise, le 13 novembre 1936, des manifestations et des émeutes

éclatèrent dans plusieurs régions, entraînant dans les localités à

population mixte islamo-chrétienne des heurts qui, à Beyrouth,

causèrent la mort de plusieurs personnes [ibid., p. 281] 29 . Plus tard, la

révolte des Libanais, toutes communautés confondues 30 , contre la

suspension de la Constitution par Helleu, le Délégué Général, et la

gestation du Pacte national, ont définitivement scellé le destin des

musulmans et des chrétiens au sein du Grand Liban.

Si les sunnites ont été le fer de lance de la contestation du mandat,

ils ont néanmoins fini par intégrer et par défendre l’entité libanaise

naissante, tout en n’ayant de cesse de défendre l’autonomie du statut

personnel. L’hostilité exprimée au projet de mariage civil facultatif de

E. Hraoui se situe donc dans une continuité. Elle est autant une

expression de l’attachement aux valeurs religieuses qu’un rejet de

28. D’autant que les Britanniques avaient fait miroiter l’espoir d’un royaume arabe

incluant une partie de la Syrie sous la houlette du chérif Husayn de La Mecque.

29. Voir Kamal Salibi sur l’évolution de la politique sunnite face au mandat français

et du rôle des élites sunnites beyrouthines et non beyrouthines dans cette évolution [Salibi,

1992, p. 263-295]. Voir aussi Nadine Méouchy (2004).

30. Face à la demande d’indépendance, Béchara al-Khouri (maronite), élu président

en septembre 1943, et le premier ministre Riad al-Solh (sunnite), avaient entrepris

d’amender la Constitution pour transférer les pouvoirs législatifs et administratifs aux

Libanais.


444

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

certaines valeurs de l’Occident, comme l’écrit le cheikh Muhammad

Kin‘ân : « Nous n’accepterons pas d’abandonner notre religion, notre

histoire et notre chari‘a, pour embrasser un ramassis des lois de

l’Occident […] » 31 .

Pour les autorités musulmanes, le statut personnel est le dernier

bastion de l’identité religieuse. Il représente ce qui leur « reste de lien à

la religion » [idem]. Son abandon signifierait que le statut personnel ne

se réfère plus à la loi religieuse. Or, ce qui structure la communauté au

Liban est la référence religieuse. Si la communauté ne gère plus le

statut personnel, elle disparaît. Et c’est contre cette disparition que les

autorités religieuses se mobilisent.

Les Tanzîmât et, dans le contexte du Liban, le règlement organique

de 1861, ont été promulgués sous la pression de l’Occident. Le statut

personnel est resté en dehors de ces textes. Tout comme il est resté en

dehors de la pensée de la Nahda (Renaissance des lettres arabes et

émergence d’une pensée politique réformiste). Au Liban, le statut

personnel est resté en dehors des réformes de l’accord de Taëf, dont le

but étaient de renforcer les références communes : adopter une loi

électorale plus représentative des Libanais, abolir le confessionnalisme

politique, « unifier les manuels d’éducation civique et d’histoire du

Liban ». L’article 9 de la Constitution issue de l’accord de Taëf sur la

gestion communautaire du statut personnel est réaffirmé et l’article 19

permet aux communautés d’avoir recours au Conseil constitutionnel en

ce qui concerne le statut personnel (placé au même niveau que la liberté

de conscience et de culte et que la liberté de l’instruction religieuse).

Dans un récent travail sur le « vivre ensemble» au Liban [Kanafani-

Zahar, 2004a, 2005a et b], nous avons identifié des pratiques et des

expériences interreligieuses en nous appuyant sur l’exemple d’une

société rurale en profonde mutation, une société confrontée à une

déstructuration causée par la guerre, à un besoin diffus de mémoire, une

société confrontée de plus en plus avec la ville, dont les caractéristiques

principales sont un exode non définitif, la pratique de la double

résidence et l’injection de valeurs qui ne sont pas sans perturber, sinon

bouleverser, les traditions villageoises, qu’elles soient interreligieuses

ou non. Ce terrain nous a, en outre, permis de voir fonctionner le

« religieux libre » et le religieux institutionnalisé à un niveau restreint.

Si le religieux libre d’attaches institutionnelles a la capacité de

transcender les mondes d’apparence retranchée des identités religieuses

contribuant à créer des liens entre Libanais, le religieux institutionnalisé

produit des restrictions sur les relations matrimoniales et

31. Brochure des étudiants de Dar al-Fatwa (sans date, sans page).


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 445

politiques. Alors que la différence est gérée, à certains moments de la

vie religieuse, elle est confirmée et devient élément de distinction par

le contrôle des choix matrimoniaux et électoraux, en d’autres termes

par la force institutionnelle du religieux.

Si l’État ne produit pas de valeurs proprement citoyennes, comme

la Constitution le prévoit — d’une part, égalité des droits politiques,

égalité devant la loi et égalité d’admission à tous les emplois (articles 7

et 12 de la Constitution) et, d’autre part, liberté absolue de conscience

(article 9), il existe, au-delà du cadre du religieux institutionnel qui

sépare les communautés les unes des autres, des processus mus par des

acteurs civils, associatifs ou autres — syndicats, mouvements

d’étudiants ou d’artistes — pour faire valoir les droits individuels en

matière de mariage civil facultatif. En outre, la revendication pour

l’abolition du confessionnalisme politique est régulièrement formulée.

Depuis la promulgation de la Constitution, en 1926, qui a reconnu la

liberté de culte et de conscience, ainsi que la gestion communautaire du

statut personnel et la représentation confessionnelle des fonctions

publiques, la société libanaise est traversée par une aspiration à la

déconfessionnalisation des institutions, provenant en général d’élites

politiques ou de partis politiques, mais, de plus en plus, relayée par des

acteurs de la société civile. Cette même « société civile » réclame une

alternative au modèle du « régime communautaire », en d’autres

termes, une formule de conciliation entre les deux appartenances que

les Libanais revendiquent : une appartenance religieuse à laquelle ils

sont attachés et une appartenance nationale dans laquelle ils pourront

tous se reconnaître.

La communauté a toujours été au Liban une référence identitaire.

Mais l’absence d’un projet politique, le marasme économique, le

manque d’une réflexion critique sur la guerre ont créé un malaise

profond qui explique en partie l’attachement à la communauté, devenue

une référence identitaire centrale. Par ailleurs, les communautés

fournissent des services parallèles et reposent sur une infrastructure

développée, prodiguant enseignement, moyens d’information, services

médicaux et sociaux. Elles sont ainsi ce que nous appellerons des

« ressource-refuge ». Travail de mémoire, élaboration d’un projet

politique commun, reconstitution du lien social, non seulement entre

les individus, mais entre ces derniers et l’État, sont autant de démarches

nécessaires à la reconstruction de la société libanaise 32 . Des mesures

32. C’est dans le contexte de cette impasse que nous avons récemment situé le blocage

de la réconciliation dans certains villages. Voir, Kanafani-Zahar (sous presse) et le documentaire

Liban : réconciliations d’après-guerre, écrit et co-réalisé par Kanafani-Zahar,

(57’) (Alif Productions).


446

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

peuvent constituer une base pour la consolidation de l’appartenance

nationale : l’égalité des droits politiques des Libanais, l’identification

des intérêts nationaux et non des intérêts privés communautaires, la

valorisation du patriotisme national et non de ce que nous appelons les

patriotismes communautaires, l’instauration d’une éducation citoyenne

axée sur les valeurs d’adhésion à la nation, l’enseignement de l’histoire

religieuse faisant ressortir la richesse des multiples héritages religieux.

Consolider l’appartenance nationale n’est, en aucune façon, la

suppression des particularismes, qu’ils soient religieux ou autres. Au

contraire, les cultures religieuses constituent des patrimoines dans

lesquelles l’appartenance nationale se ressource. La reconnaissance

publique des identités particulières se traduit concrètement par le droit

à la différence et par l’expression de cette différence — libertés de

conscience et de culte. Un projet de réforme et de restructuration sociopolitique

n’est pas en contradiction avec le pluralisme religieux et la

réalité de son vécu, et il devrait faire toute sa place à l’attachement des

individus à leurs groupes d’appartenance, véhicules d’histoire, de

mémoire, de convictions.

Dans notre étude sur le « vivre ensemble au Liban », nous avons

attiré l’attention sur la complexité du fait religieux, en montrant son

utilité dans la création de valeurs communes, à l’instar d’autres

constantes de ce qui, à notre sens, constitue le tronc qui lie les

Libanais : parenté abrahamique, langue arabe, formation du Liban

moderne, traditions alimentaires, musicales, etc. Mais les

communautés se retranchent derrière leur statut personnel et leurs

prérogatives politiques, avec comme conséquence le cloisonnement

des Libanais en fonction de critères religieux. Le Liban qui, après une

guerre dévastatrice, peine à appliquer les accords de Taëf, doit faire

face à une montée des communautarismes. Aux défaillances de l’État

s’ajoute le déficit de travail mémoire sur l’instrumentalisation de la

religion comme arme de guerre, travail indispensable pour la cicatrisation

des plaies [Kanafani-Zahar, 2004b et 2004c]. Ce déficit contribue

à expliquer le renforcement de l’appartenance communautaire et la

résistance de la population à tout projet de changement. Sans ce devoir

de mémoire des conflits du Liban, il est fort à craindre que la société

libanaise ne puisse dégager un avenir.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AKARLI E. D. (1993), The Long Peace : Ottoman Lebanon, 1861-1920, Centre for

Lebanese Studies and I.B., Tauris & Co Lt. Publishers, Londres.

AOUAD I. (1933), Le Droit privé des maronites au temps des émirs Chihab (1697-

1841), Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris.


LES TENTATIVES D’INSTAURER LE MARIAGE CIVIL AU LIBAN 447

BASILE P. B. (1993), Statut personnel et compétence judiciaire des communautés

confessionnelles au Liban, Étude juridique comparée, Bibliothèque de l’université

Saint-Esprit, Kaslik (Liban).

BÎLÂNÎ-AL B. (1997), Qawânîn al-ahwâl as-shakhsiyya fî lubnân, Dâr al-‘ilm lilmalâyîn,

Beyrouth.

Code des Canons des Églises Orientales, texte officiel et traduction française par

EID E. et METZ R. (1997), Librairie éditrice vaticane, Cité du Vatican.

Constitution libanaise, textes et Commentaires et Accord de Taëf (1995), Béchara

M., Éditions L’Orient, Beyrouth.

Le Coran (al-Qor’ân) (1980), traduit de l’arabe par BLACHÈRE R., G.-P.

Maisonneuve et Larose Éditeurs, Paris.

GANNAGÉ P. (2001), Le Pluralisme des statuts personnels dans les états multicommunautaires.

Droit libanais et droits proche-orientaux, Presses de

l’Université Saint-Joseph, Beyrouth.

HEYBERGER B. (1994), Les Chrétiens du Proche-Orient au temps de la Réforme

catholique, Rome.

— (sous presse), « L’autorité cléricale chez les Maronites : mythe politique et

dispositif social », IFPO, Damas.

JOUBEIR A. (1991, 2 e édition), Kitâb al-huda. Essai, Kaslik, Liban.

KAII A. (2002), « La société civile : étude des principes de la citoyenneté » (Almujtama‘

al-mahallî : bahth fî usûl al-madanyya), in Tahawullât al-mujtama‘

al-mahallî, ayyat adwâr madaniyya jadîda ? (Les transformations de la

société civile. Quels nouveaux rôles civils ?) Publications de l’université de

Notre-Dame de Loueizi, actes du Congrès du 22 mars 2002.

KANAFANI-ZAHAR A. (2000), « Pluralisme relationnel entre chrétiens et musulmans

au Liban : l’émergence d’un espace de “laïcité relative” », Archives de sciences

sociales des religions, n° 109 (janvier-mars), p. 119-147.

— (2001), « Une brèche dans le séparatisme confessionnel en Méditerranée:

s’adapter aux contraintes rituelles d’une communauté, l’exemple de Hsoun,

Liban », in DIONIGI ALBERA D., BLOK A. et BROMBERGER C. (dir.),

L’Anthropologie et la Méditerranée, Anthropology of the Mediterranean,

Maisonneuve et Larose, Maison méditerranéenne des sciences de l’homme,

Paris, p. 423-443.

— (2004a), « Liban : le vivre ensemble. Hsoun, 1994-2004 », préface de Jean-Paul

Willaime, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris.

— (2004b), « La réconciliation des druzes et des chrétiens du Mont Liban : retour

sur un code coutumier », Critique internationale, juin, n° 23, p. 55-75.

— (2004c), Liban : réconciliations d’après-guerre (film documentaire, 57

minutes, écrit et coréalisé, Alif Productions).

— (2005a), « Pour une politique du vivre ensemble », Le Monde, édition Proche-

Orient, Tribune libre, 8 juillet.

— (2005b), « Liban : une culture du vivre ensemble », Le Monde, édition Proche-

Orient, Tribune libre, 6 mai.

— (sous presse), « Pourquoi facultatif ? Le projet de mariage civil du président

Elias Hraoui (1998), Liban », Actes du réseau Pluralisme religieux et

citoyenneté, Association française de sociologie, Villetaneuse, 24-26 février

2004.

— (sous presse), « Réflexion sur le blocage des “dernières réconciliations” au

Mont Liban », Actes du colloque international Crises, conflits et guerres et

Méditerranée (XVI e -XX e siècles) : histoire et géostratégie des 17-19 mars 2005,


448

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

université de Nice-Sophia-Antipolis, Cahiers de la Méditerranée, Centre de la

Méditerranée moderne et contemporaine.

KHAIR A. A. (1973), Le Moutaçarrifat du Mont-Liban, Publications de

l’Université libanaise, Section des études juridiques, politiques et administratives,

Beyrouth.

KHALAF S. (1979), Persistence and Change in 19th Century Lebanon, a

Sociological Essay, American University of Beirut, Beyrouth.

LEWIS B. (1988), Islam et laïcité. La naissance de la Turquie moderne, Fayard,

Paris.

MÉOUCHY N. (2004), « Le Pacte national 1943-1946. Les ambiguïtés d’un temps

politique d’exception », in KHOURY G. D. (dir.), Sélim Takla 1895-1945. Une

contribution à l’indépendance du Liban, Karthala, Dar An-Nahar, p. 461-

500.

MHANNA K. (2002), article sans titre, in Tahawullât al-mujtama‘ al-mahallî, ayyat

adwâr madaniyya jadîda ? (Les transformations de la société civile. Quels

nouveaux rôles civils ?) Publications de l’université de Notre-Dame de

Loueizi, actes du Congrès du 22 mars 2002.

NUHRA Y. (1986), Ahkâm al-ahwâl al-shakhsiyya lada jamî‘ al-tawâ’if allubnâniyya

(sans éditeur et sans lieu).

RABBATH E. (1982), La Constitution libanaise. Origines, textes et commentaires,

Publications de l’Université Libanaise, Section des études historiques,

Beyrouth.

— (1986), La Formation historique du Liban politique et constitutionnel, Essai de

synthèse, première édition 1973, Publications de l’Université Libanaise,

Beyrouth.

RONDOT P. (1947), Les Institutions politiques du Liban : des communautés traditionnelles

à l’État moderne, Maisonneuve, Paris.

— (1955), Les Chrétiens d’Orient, J. Peyronnet et Cie, Paris.

ROWLEY A. [dir.] (2002), Dictionnaire d’histoire de France, Perrin, Paris.

SALIBI K. (1992, 2 ème édition), Histoire du Liban du XVII e siècle à nos jours, traduit

de l’anglais par Sylvie Besse, Naufal, Beyrouth.

SPAGNOLO J. P. (1977), France and Ottoman Lebanon, 1861-1914, Ithaca Press

for the Middle East Centre, St. Antony’s College, Oxford, Londres.

Statut personnel. Textes en vigueur au Liban (1970), rassemblés et traduits par

Mahmassani Maher et Ibtissam Messarra, Documents Huvelin, Faculté de

Droit et des Sciences économiques, Beyrouth.




24

La question du califat ottoman

Gilles Veinstein

LE SULTAN-CALIFE

Dans la période actuelle, le monde musulman connaît certes de

multiples leaders de natures diverses et d’envergure variable, mais il ne

connaît pas de chef suprême, même limité à la seule composante

sunnite. Chacun sait qu’il n’en fut pas toujours ainsi, non seulement,

évidemment, du temps du Prophète et de ses successeurs des premiers

siècles, les califes, mais aussi à une époque, beaucoup plus récente,

bien que déjà quelque peu oubliée : au XIX e et au début du XX e siècles.

Le souverain de l’Empire ottoman était alors calife. Il revendiquait ce

titre, non sans paradoxe, puisque la dynastie ottomane était turque,

alors que, selon une majorité de juristes, le califat devait revenir à un

membre de la tribu du Prophète, les Quraychites et donc à un Arabe

[Nallino, 1919 ; Arnold, 1924, p. 47, 163-183]. Aussi, la légitimité du

califat ottoman ne manquait-elle pas de susciter des réticences,

notamment parmi les Arabes. Dans le dernier quart du XIX e siècle,

l’ancienne objection de nature juridico-religieuse ne pouvait qu’être

renforcée par les crises politiques affectant les provinces arabes de

l’Empire et par l’éveil du nationalisme arabe. Un mouvement s’amorce

alors en faveur d’un califat arabe, fortement stimulé par la politique

anglaise, dans la mesure où celle-ci se détache progressivement des

Ottomans. Parmi les divers candidats possibles, le chérif de La

Mecque apparaît comme le plus « naturel » [Kramer, 1986 ; Delanoue,

1994 ; Laurens, 1999]. Au demeurant, cette contestation connaît

certaines limites : le califat des sultans d’Istanbul reste un fait politique

et religieux bien établi, appuyé sur la puissance et l’ancienneté d’un

empire qui, tout « malade » qu’il paraisse aux yeux des Occidentaux,

fait figure de seul recours possible pour les musulmans aux prises avec


452

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

les impérialismes coloniaux. On verra, par exemple, l’ambassadeur

envoyé à Istanbul par Ya‘kub Khan, le souverain de Kachgarie,

recommander à son maître de se déclarer vassal du sultan-calife

[Zarcone, 1998]. Abdulhamid, le plus important des sultans ottomans

du XIX e siècle, fait inscrire sa dignité de calife dans la constitution qu’il

promulgue en 1876 (pour d’ailleurs, comme on sait, la mettre aussitôt

en sommeil). Il est rappelé dans l’article 3 que le sultan ottoman

possède le « califat suprême de l’islam » et, dans l’article 4, que le

sultan ottoman, en tant que calife, est « le protecteur de la religion

musulmane » [Arnold, 1924, p. 173]. Abdulhamid ne manque pas une

occasion de tirer parti de cette dignité, dont il saisit tout l’intérêt, pour

chercher à accroître son influence internationale, avec d’ailleurs des

succès mitigés. À ce titre, il envoie des représentants auprès des

musulmans d’Inde, de Java, d’Afghanistan et d’Afrique du Nord. Lors

de la révolte des Boxers, il intervient auprès des musulmans de Chine

pour leur recommander le calme. De même, il cherche à jouer de cette

influence auprès des musulmans des empires coloniaux russe, anglais

et français, afin d’en faire un moyen de pression sur ses adversaires.

Les consulats ottomans sont particulièrement actifs dans l’Inde sous

domination britannique. À travers le califat, Abdulhamid espère

également faire pièce aux nationalismes montants des musulmans nonturcs

de son empire : Arabes, mais aussi Albanais ou Kurdes [Ortaylı,

1994 ; Georgeon, 2003, p. 192-212].

Après l’éviction de ce sultan en 1908, ses vainqueurs, les Jeunes

Turcs, ne renoncent aucunement à la revendication du califat cession de

la Bosnie-Herzégovine, ils imposent le principe selon lequel le nom du

sultan régnant continuerait à y être invoqué comme calife et le chef des

oulémas bosniaques doit continuer à recevoir une autorisation d’investiture

du cheykh al-islam d’Istanbul. Ils agiront de manière analogue,

lors de la cession de la Libye à l’Italie en 1912, et dans le traité de

Constantinople avec la Bulgarie et la Grèce en 1913 [Arnold, 1924,

p. 177].

Ce double caractère du souverain ottoman, à la fois sultan d’un pays

déterminé et calife de l’ensemble des musulmans, investi d’une autorité

et d’une responsabilité au-delà des limites de son empire, explique que

l’éviction de la monarchie, à l’aube de la Turquie républicaine, ait pu

se faire, en fonction de considérations politiques internes et externes

fort complexes, en deux temps, au demeurant très rapprochés : le 1 er

novembre 1922, la Grande Assemblée nationale d’Ankara dépose le

sultan-calife Mehmed VI Vahideddin et le remplace par son cousin

Abdulmedjid II, qui sera uniquement calife. Le 3 mars 1924, ce dernier

est à son tour évincé, mais pour ne pas être remplacé. Ce faisant,


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 453

Mustafa Kemal et la Grande Assemblée nationale d’Ankara prennent

une décision qui ne concerne pas seulement la Turquie, mais l’ensemble

du monde musulman, puisqu’en agissant ainsi, ils se sont arrogé le droit

d’abolir l’institution du califat [Akgün, s.d. ; Akgün, 1994 ; Bacqué-

Grammont et Bozdemir, 1994]. L’événement, qui semble sonner le glas

d’une institution pluriséculaire, connaît comme il se doit un grand retentissement,

tant en Occident que dans l’ensemble du monde musulman.

Mais les réactions vont dans des sens opposés, de la satisfaction à l’indignation

et à l’inquiétude, quand on ne constate pas une certaine indifférence

au sort d’une institution qui avait fait son temps. Parmi les

souverains musulmans, les ambitions sont attisées et les rivalités se font

jour (principalement entre le chérif Husseyn, devenu roi du Hedjaz, le

roi Fu’ad d’Égypte, et Ibn Sa‘ud d’Arabie [Delanoue, 1994, p. 49-65 ;

Picaudou, 1994]. Politiciens et publicistes occidentaux sont également

très divisés sur les sentiments éprouvés et les conduites à suivre. Les uns

se réjouissent d’une mesure qui leur semble réduire le péril islamique.

Édouard Herriot écrit ainsi dans l’Information : « C’est la fin du panislamisme

ou tout au moins d’un panislamisme dont Constantinople était

le centre désigné. » D’autres s’indignent du traitement réservé par les

kémalistes à Abdulmedjid ou s’inquiètent du vide ainsi créé, mais ils

s’opposent sur la manière de le combler, rivalités internationales et

préoccupations coloniales entrant en ligne de compte [Bacqué-

Grammont, 1982 ; Bacqué-Grammont, 1994 ; Dupont, 2004]. À

l’arrière-plan de toutes ces divergences, on retrouve une opposition

fondamentale entre ceux qui raisonnent sur le calife ottoman en fonction

des conceptions classiques de l’islam sur le califat, et ceux qui déconnectent

au contraire le calife ottoman de ses précédents sacrés, pour y

voir le produit d’une époque, périssable comme elle, et appelé par

conséquent à faire place à de nouveaux avatars.

LA LÉGENDE DE LA TRANSMISSION DES DROITS ABBASSIDES

Quoi qu’il en fût du lien entre les califes d’Istanbul et ceux des

premiers temps de l’islam, personne, ou presque, ne se posait la question

de savoir comment on était, historiquement, passé des uns aux autres.

Sans doute parce que les préoccupations politiques de l’heure l’emportaient

de beaucoup sur le souci d’élucidation historique, mais aussi

parce que cette dernière était bloquée par une pseudo-évidence. Il y

avait en effet à cette question une réponse toute faite, qui constituait une

sorte de version officielle, reprise par les politiques comme par les

historiens, selon laquelle le califat ottoman remontait à la conquête de


454

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’Égypte par le sultan Selîm 1 er Yavuz en 1517. À cette occasion, le

dernier successeur des califes abbassides, présents au Caire depuis le

sac de Bagdad par les Mongols en 1258, aurait transmis ses droits au

sultan et à ses successeurs. Mustafa Kemal lui-même reprend cette thèse

à sa manière, quand il déclare dans son fameux discours fleuve de 1927,

postérieur à l’abolition du califat : « Si Yavuz, le conquérant de l’Égypte

en l’an 923 de l’Hégire, n’avait pas attaché de l’importance à un réfugié

portant le titre de Khalife, nous n’aurions pas eu ce titre en héritage

jusqu’à nos jours » [Bozdemir et Bacqué-Grammont, 1994, p. 87].

Cette tradition est encore présentée aujourd’hui comme une vérité

historique dans nombre d’ouvrages et, notamment, dans des manuels

turcs. Pourtant, sa véracité a été mise en doute aussi tôt qu’en 1912, par

l’orientaliste russe Barthold, et elle peut être définitivement écartée, à

la suite d’une série de travaux qui ont poursuivi dans la même voie

[Barthold, 1912 ; Becker, 1916 ; Asrar, 1972 ; Sümer, 1991 ; Veinstein,

1994]. Je me contenterai de résumer ici les principaux arguments, de

natures diverses, fournis à l’encontre de ce qu’il faut bien considérer

comme un faux.

Lorsque Selîm 1 er envahit et conquit l’empire mamelouk, il y trouva

al-Mutawakkil, le dernier descendant des califes abbassides, réfugiés

auprès de cette dynastie. Il déporta celui-ci à Istanbul, à l’instar de

nombreux Égyptiens, et il ne fut autorisé à regagner l’Égypte qu’en

1521, après l’avènement du successeur de Selîm, Soliman le

Magnifique. Entre-temps, lors d’une cérémonie qui aurait eu lieu au

Caire ou à Istanbul même, dans la mosquée de Sainte-Sophie, al-

Mutawakkil aurait solennellement cédé ses droits au califat à Selîm et

à ses successeurs. Tel aurait été le fondement juridique de la transmission

du califat des Abbassides aux Ottomans. Une première difficulté

tient au fait qu’on n’a pas de mention écrite de cet événement qui soit

antérieure au premier tome de l’ouvrage d’Ignatius Muradjea

d’Ohsson, un interprète arménien de l’ambassade de Suède à

Constantinople, dans son Tableau général de l’Empire othoman paru en

1788. On y lit ceci :

La maison ottomane n’a pas l’avantage d’être du même sang, comme

l’exige la loi canonique, pour avoir droit à l’imameth (un synonyme, comme

nous le verrons de califat). Cependant, selon l’opinion unanime des juristes

modernes, ce droit est acquis aux sultans ottomans, par la renonciation

formelle qu’en fit, l’an 923 (1517), en faveur de cette maison souveraine, dans

la personne de Selim I, Mohammed XII, Ebu Djeafer, dit Mutawakkil al-

Allah. C’est le dernier des califes abbassides, dont le sacerdoce fut détruit du

même coup, qui renversa la puissance des Mamelouks circasses en Égypte

[d’Ohsson, 1788, p. 269-270].


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 455

Les raisons de mettre en doute l’authenticité de cette donation sont

multiples : aucune source contemporaine ne la mentionne, ni

égyptienne (notamment ni Ibn Iyâs, ni Ibn Tûlûn), ni ottomane, ni

européenne. Les sources ottomanes contemporaines ne soufflent mot

de l’existence même d’un calife au Caire. Seul, Haydar Tchelebi, fait

allusion à lui dans son Rûznâme, mais seulement pour dire qu’il fut

envoyé au dernier sultan Mamelouk, Tuman Bay, en compagnie d’un

ambassadeur ottoman et des quatre grands cadis [Sümer, 1991, p. 353,

n. 41]. Du reste, ce dignitaire, entièrement dépendant du sultan

mamelouk et réduit à un rôle de figurant à la cour de ce dernier, n’avait

qu’un prestige très limité, et on voit mal un Selîm en pleine gloire en

attendre quoi que ce soit. Selîm lui aurait, au contraire, manqué

d’égards jusqu’à le faire enfermer un temps, en 1519, à la prison de

Yedikule, sur dénonciation de ses neveux, pour les rapines et les inconvenances

dont il se serait rendu coupable. Argument plus direct à

l’encontre d’une cession de ses droits : son père, al-Mustamsik, le

remplaça comme calife pendant son bannissement à Istanbul et luimême

reprit son titre à son retour au Caire, jusqu’à sa mort en 1538 ou

1543. Il aurait même investi en 1523 comme sultan d’Égypte le

gouverneur ottoman rebelle, Ahmed pacha [Arnold, 1924, p. 142]. Le

chroniqueur Diyarbekrî précise bien qu’il y a un calife au Caire en

1541-1542 [Lellouch, 1999]. En revanche, on ne lui connaît pas de

successeur.

À prendre les choses d’un autre côté, on ne voit pas Selîm se parer

du titre de calife après son retour du Caire. Ce sont d’autres titres qu’il

rapporte de cette expédition capitale : celui de Mu’ayyad min ‘ind Allâh

(« Le secouru par Dieu »), dont Mustafa ‘Ali précise qu’il représente

« le second degré de souveraineté, appliqué à un souverain jamais

défait dans une bataille » [Fleischer, 1992, p. 163] ; et, surtout, celui de

« serviteur des deux saints sanctuaires » de La Mecque et de Médine.

Ce titre, qui remonte aux Ayyoubides et aux Mamelouks, restera

jusqu’à la fin dans la dynastie. Avec ses importantes implications : la

suzeraineté sur les lieux saints, la protection du pèlerinage annuel et de

ses caravanes [Lewis, 1978 ; Farooqhi, 1988]. Comme l’écrit Mustafa

‘Ali, « son zèle fut cause qu’il éleva l’honneur de l’Empire plus haut

qu’il n’était sous ses grands ancêtres et, ajoutant le noble titre de

serviteur des deux cités sacrées, à son illustre khutba, il surpassa tous

les autres en rang… » [Tietze, 1979, p. 51].


456

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LES TRANSFORMATIONS HISTORIQUES DU CALIFAT

Si, donc, nous concluons que le califat ottoman ne remonte pas,

comme on a voulu le faire croire, à 1517, à quand remonte-t-il ? Le seul

moyen de débrouiller l’écheveau est de revenir au sens des mots.

Le terme calife (forme francisée de l’arabe khalifa) signifie

« lieutenant », « délégué », « successeur » [Sourdel, 1978]. Ce fut le titre

donné aux successeurs du Prophète après la mort de ce dernier en 632.

On distingue les quatre premiers califes qui avaient fait partie des

proches de Mahomet, ces califes « bien dirigés » (al-khulafâ alrâshidûn),

qui se succèdent sur une période de trente ans, sont, pour

plusieurs docteurs de l’école hanéfite, les seuls véritablement légitimes

[Arnold, 1924, p. 163].

Ceux qui vinrent ensuite et qui eurent à régir, non plus une simple

communauté de croyants, mais cet immense empire constitué par les

vastes conquêtes des nouveaux croyants, formèrent deux dynasties, les

Omeyyades et les Abbassides. Ce sont les « califes royaux » (mulûkî),

tenus pour moins saints par les sunnites et totalement rejetés par les

chiites qui ne reconnaissent que leurs propres imams. Le calife — on

lui donne également les appellations d’imam ou de « commandeur des

croyants » (amîr al-muminîn) — est à la fois un souverain temporel, un

empereur, et, sans être un chef spirituel à proprement parler (il n’a ni le

pouvoir de la prophétie, ni même celui de l’exégèse religieuse), il est le

protecteur et le garant de l’umma (la communauté des croyants).

Comme l’écrit Ibn Khaldun dans ses Prolégomènes, « Quant au califat,

il consiste à diriger les gens selon la loi divine, afin d’assurer leur

bonheur en ce monde et dans l’autre. Les intérêts temporels se

rattachent à l’autre monde car, selon le Législateur (Mahomet), toutes

les circonstances de ce monde doivent être considérées dans leurs

rapports avec leur valeur pour l’Autre-Monde. De sorte que le calife

est, en réalité, le vicaire de Mahomet, dans la mesure où il sert, comme

lui, à protéger la foi et à gouverner le monde » [Ibn Khaldun, trad.

Monteil, 1967, p. 370].

À l’origine, le pouvoir du calife est exclusif (il n’y a qu’un seul

calife) et exhaustif (il est la source unique de toute autorité). Toutefois,

les réalités ne tarderont pas à contredire cet idéal unitaire. Quelques

califes dissidents apparaissent ici et là (le calife de Cordoue en 928 ; le

calife chiite fatimide, en 909 ; beaucoup plus tard, au XIII e siècle, le

calife hafside de Tunis). Plus grave encore, des chefs de toutes origines

sociales et ethniques parviennent à s’octroyer des pouvoirs de fait et à

vider de tout contenu le pouvoir temporel du calife en place, lui

imposant même une tutelle plus ou moins humiliante : émirs bouyides,


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 457

à partir de 945, puis sultans seldjoukides tiendront ainsi en lisière les

califes abbassides de Bagdad aux X e -XI e siècles. Désormais, le pouvoir

est ainsi désormais fragmenté dans le monde musulman : des califes

conservent l’autorité légitime, mais la réalité du pouvoir est exercée par

des émirs et des sultans qui se multiplient. Que reste-t-il aux califes,

sinon la prérogative exclusive d’investir ces derniers et de conférer

ainsi un fondement légitime à leur pouvoir ? Lorsqu’en 1258, les

armées mongoles mettent Bagdad à sac, les derniers rejetons de la

lignée abbasside n’ont d’autre issue, comme nous l’avons dit, que de se

réfugier au Caire, sous la protection des sultans mamelouks, régnant

alors sur l’Égypte : les califes abbassides poursuivirent ainsi au Caire

une existence politiquement très rabaissée, mais tout en restant, en

droit, les dépositaires de la légitimité. Tant et si bien que les sultans

d’origine plus ou moins obscure et de rang plus ou moins élevé

continuent à rechercher leur investiture. C’est le cas de l’Ottoman

Bâyezîd 1 er qui, selon le chroniqueur Ibn al-Shihna, envoie en 1394 une

ambassade au Caire pour s’y faire reconnaître comme sultan de Rûm.

Khalîl ibn Shâhîn al-Zâhirî écrira encore au siècle suivant : « L’émir des

croyants est le lieutenant de Dieu sur terre… Aucun prince d’Orient ni

d’Occident ne peut se dire sultan à juste titre s’il n’a reçu son

investiture » [Arnold, 1924, p. 101-102].

Par ailleurs, dès le XIII e siècle, en même temps que la position des

califes se dégradait, le sens et l’usage du terme se transformaient :

nombre de souverains, petits et grands, s’attribuaient ou se laissaient

donner par les flatteurs le titre de calife. Il n’était alors plus question

pour eux de prétendre succéder au Prophète ni gouverner l’ensemble de

l’umma, mais le titre signifiait seulement qu’ils étaient des souverains

éclairés par l’inspiration divine, gouvernant selon la justice et la Loi. Ils

n’étaient plus des califes du Prophète, mais des « califes de Dieu »

(khalifat Allah). On reprenait ainsi à leurs propos une formule

coranique appliquée aux prophètes Adam et David et qu’on avait

reproché aux Omeyyades et aux Abbassides de s’être abusivement

appliquée à eux-mêmes [Crone et Hinds, 1986]. On les disait encore

« ombres de Dieu sur terre ». Ce faisant, on donnait à leur propos une

version islamique de la figure platonico-aristotélicienne du

gouverneur-philosophe. C’était le cas chez le chiite Nasreddin Tusi

(1201-1274) ou le juriste chafiite du XV e siècle, al-Dawwani [Arnold,

1924, p. 122-126 ; Farooqhi, 1989, p. 180].

Cet usage plus lâche, voire plus laxiste, du terme de calife, franchissant

aisément la barrière entre idéal et réalité et ouvrant la voie à tous

les excès de l’outrecuidance ou de la flagornerie, favorisa la dissémination

et la dépréciation du titre de calife. On constate combien, dès le


458

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

début du XV e siècle, il est devenu un accessoire obligé de la rhétorique

officielle des souverains de l’islam, même les plus modestes, dès qu’ils

veulent se mettre en valeur : calife et califats deviennent, non plus

comme par le passé, des antonymes de sultan et sultanat, mais de

simples synonymes sur un registre plus noble. Employer ces termes est

un moyen de varier le discours et de le relever.

LES PREMIERS USAGES DU TITRE PAR LES OTTOMANS

Les sultans ottomans, qui commencent à prendre de l’importance,

même si leurs acquisitions restent encore limitées à ces périphéries de

l’islam que sont l’Asie mineure et l’Europe orientale, ne font pas

exception à la pratique générale du temps. Il est inutile d’en donner

pour preuve, comme on le fait souvent, les différentes épîtres de sultans

du XV e siècle se donnant le titre de calife, recueillies par Feridûn dans

ses Munshe’ât-i Selâtîn, puisqu’on pourra toujours contester a priori

l’authenticité des pièces de cette compilation de la fin du XVI e siècle.

Mais il existe, par ailleurs, plusieurs autres références qui, elles, ne sont

pas discutables. Citons, par exemple, cette mention inscrite sur la

première page d’une chronologie dédiée à Mehmed 1 er en 1421, où ce

dernier est, d’ores et déjà, désigné comme « calife de Dieu » [Atsız,

1961, p. 9]. De même, on lira sur l’inscription monumentale d’une

mosquée de Bursa, se référant à l’époque de Mehmed II : « Le constructeur

de cette mosquée bénie est le fondateur du legs pieux, Sinân fils de

Abdullah, esclave affranchi de Mehmed fils de Murad Khan, au temps

de son califat… » [Uzunçarsılı, 1929, p. 79-80].

Bien des éléments du formulaire ottoman du XVI e siècle, qu’on a

tendance à prendre davantage au sérieux parce qu’ils sont employés par

ou pour des souverains ayant acquis un poids bien plus considérable au

sein du monde musulman, ne feront en réalité que s’inscrire dans cette

tradition rhétorique et ne doivent donc pas être investis d’un sens et

d’une portée supérieurs : Istanbul sera, indifféremment, le siège du

sultanat (dâr al-saltanat) ou du califat (makarr-i khilâfet), le palais du

sultan, le refuge du sultanat ou du califat (saltanat ou khilâfet me’âb),

le terme de calife n’étant dans ces contextes qu’une variante des autres

titres exprimant la souveraineté : sultan, mais aussi malik, khan, chah et

surtout pâdichâh. La salutatio (du‘â) de Soliman le Magnifique sera

ainsi, indifféremment : khallada Allah sultânehu ve malikahu, ou bien

khallada khilâfatuhu. Dans la première formulation, on désigne le

sultan et le roi, dans la seconde, le calife. Il n’y a donc pas à chercher

dans de telles expressions de revendication précise, sur les plans


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 459

politique et juridique, de l’institution califale telle qu’elle existait dans

les premiers siècles de l’islam avec les caractères que nous avons

relevés. On notera, d’ailleurs, qu’aucune de ces expressions rhétoriques

intégrant le terme calife ne fait usage des titres autrefois synonymes

d’imam ou de « commandeur des croyants ». Sans doute parce que,

n’ayant pas été galvaudés de la même façon, ils ne pouvaient pas être

utilisés avec la même légèreté.

Il est vrai, néanmoins, que la position effective des Ottomans parmi

les souverains musulmans a changé radicalement entre les XV e et XVI e

siècles.

Ce qui aura donné, entre-temps, le coup de pouce décisif à leur

ascension, ce sont bien les victoires de Selîm 1 er au Moyen-Orient, au

début du XVI e siècle, complétées par celles de son fils Soliman le

Magnifique dans le reste du monde arabe : elles font du sultan

d’Istanbul le successeur des sultans mamelouks qui ont été éliminés ;

les maîtres de ces composantes vénérables entre toutes du monde

musulman que sont la Syrie, l’Égypte et l’Irak, avec des cités aussi

illustres, à des titres divers, dans la mémoire de l’islam, que Damas,

Alep et Jérusalem, Le Caire et Bagdad. Elles lui valent encore la

suzeraineté sur les lieux saints de l’islam en Arabie et, comme nous

l’avons noté, le titre prestigieux de « serviteur des deux saints

sanctuaires », La Mecque et Médine. Au vu de tels acquis, la

supériorité du sultan ottoman sur tous les autres sultans ne peut plus

laisser de doute (elle ne sera disputée de façon sérieuse, mais non

décisive, que par les Grands Moghols de l’Inde, à leur apogée, sous le

sultan Akbar, dans la seconde moitié du XVI e siècle) [Farooqhi, 1989,

p. 173-201]. On peut même parler de suprématie dans la mesure où, de

partout (Inde, Indonésie, Afrique occidentale, pays de la Volga) lui

viennent les hommages assortis de demandes de secours des sultans

menacés par les Infidèles ; dans la mesure, aussi, où certaines de ses

responsabilités religieuses (la libre circulation universelle des pèlerins;

la sécurité des caravanes de La Mecque et des lieux saints) ne

concernent pas seulement ses propres sujets, mais la totalité des

musulmans. Néanmoins, dans le contexte du XVI e siècle, cette

prééminence ne trouve manifestement plus à s’exprimer dans le titre de

calife, un terme décidément trop dévalué, tant par la banalisation qu’il

enregistre depuis plusieurs siècles — nous y avons insisté — que, peutêtre

aussi, par l’image peu brillante qu’en avaient donnée les califes

abbassides du Caire (une des raisons, comme nous l’avons vu, de

mettre en doute une transmission de leurs droits aux Ottomans). Il est

également possible qu’il faille faire une place dans cette réserve à la

position hanéfite que nous avons mentionnée, selon laquelle seuls les


460

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

quatre premiers califes ont été légitimes — conception reprise, au XVI e

siècle, par Ibrâhîm Halabî dans son Multaka’l-Abhur [Arnold, 1924,

p. 163]. Pas plus qu’ils ne revendiquent le titre des Abbassides, les

Ottomans ne cherchent à exercer leur droit d’investiture des autres

souverains musulmans, ni ne sont sollicités de le faire. Ce n’est pas

sans confusion que l’amiral et voyageur Seyyidi ‘Alî Re’îs présente son

maître, le pâdichâh ottoman, en ces termes : « Mon empereur détient

tous les privilèges ; bien davantage que les autres empereurs, c’est-àdire

qu’il peut faire la faveur de désigner des empereurs ayant le droit

de faire prononcer leur nom dans le prône et de battre monnaie ». Il

généralise là abusivement un droit que le sultan ottoman n’exerçait en

réalité que pour quelques vassaux, dont le khan de Crimée [Seyyidî

‘Alî Re’îs, 1999, p. 88].

Si le titre de calife n’est plus adéquat au XVI e siècle pour exprimer

la position prééminente du sultan ottoman, si ce titre omniprésent dans

la rhétorique impériale ne figure pas dans la titulature officielle des

sultans, pas plus qu’il n’est repris sur leurs monnaies, par quel autre le

remplacer ? Plusieurs formules se succéderont, selon les inflexions

idéologiques du moment, ou coexisteront selon les contextes et les

supports. Sans trop entrer dans le détail, mentionnons quelques

formules qui sont apparues fréquemment : Selîm et Soliman dans sa

jeunesse reprennent le titre timouride de Sahibkiran, « le maître de la

conjonction des planètes » (Saturne et Jupiter), promis à la domination

universelle [Fleming, 1987 ; Fleisher, 1992, p. 163-165], mais Soliman

est aussi, pour reprendre les expressions de la titulature (‘unvân) en

usage dans ses épîtres les plus solennelles, le « sultan des sultans » ;

« celui qui distribue des couronnes aux monarques de la terre » ;

« l’ombre de Dieu sur les terres » (un ancien titre califal et sultanien). Il

se présente aussi dans les inscriptions des murailles de Jérusalem

comme « le sultan des Romains, des Arabes et des Persans » [Raymond,

1992, p. 379 et n.17]. À l’instar de ses prédécesseurs, depuis

Mehmed II, il s’intitule même parfois César, se donnant pour le

successeur légitime des empereurs romains.

À vrai dire, il lui arrive tout de même de se désigner comme calife,

mais sans y mettre pour autant le sens qu’avait le titre chez les califes

« royaux » de la période classique. Il est question alors d’une acception

particulière du terme calife, non plus historico-politique, mais

purement juridique, que nous n’avons pas encore mentionnée jusqu’ici.

On la rencontre chez de rares auteurs comme al-Bagdadi et Mawardi au

XI e siècle [Imber, 1992 et 1997, p. 98-111]. Dans cette acception, le

calife est « celui qui ordonne le bien et interdit le mal ». Il est donc celui

qui, parmi les interprétations de la loi canonique proposées par les


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 461

docteurs (en l’occurrence ceux de l’école hanéfite), sait discerner la

bonne et en fait la loi de l’État. Elle est appliquée à Soliman le

Magnifique, par exemple, dans un traité rédigé en 1554 par Lutfi pacha,

un ancien grand vizir de ce sultan, intitulé « Le salut de la communauté

dans le savoir des imams » (Halas al-umma fi’l ma‘rifet al e’imme)

[Gibb, 1962 ; Inalcik, 1970, p. 322]. L’auteur y soutient que, sans avoir

besoin d’être d’ascendance arabe et d’être issu de la tribu du Prophète,

son maître Soliman réunit de toute évidence en sa personne les trois

fonctions constituantes, selon lui, de la souveraineté en islam : il est à

la fois le sultan, l’imam et le calife de son temps. Or il définit chacun

de ces trois termes de la façon suivante : « Qu’entend-on par sultan,

selon la cherî‘a, sinon celui à qui est prêté le serment d’allégeance, qui

détient la puissance conquérante et la force de contraindre ? Qu’entendon

par l’imam, sinon le rôle de celui qui maintient la foi et gouverne le

royaume de l’islam avec équité ? » Et il poursuit par cette formule qui

nous intéresse plus particulièrement ici : « Quant au calife, qui est-il,

sinon celui qui ordonne le bien et interdit le mal ? »

Cette conception du calife comme mujtahid « décisionnel » aura son

heure de gloire sous l’influence de l’illustre cheykh al-islam Ebû Su‘ûd

efendi, qui sera mufti d’Istanbul de 1545 à 1574, sous les règnes de

Soliman le Magnifique et de Selim II. Sa pensée se reflète dans les

titres que s’octroient ces deux sultans dans les préambules de certaines

grandes lois (kanun) qu’ils promulguent : ils s’y désignent tour à tour

comme « calife du messager du Seigneur des mondes » (khalîfe-i resûli

Rabb al-‘alemîn), « héritier du grand califat » (vâris al- khilafa alkubra),

« celui qui prépare la voie pour les préceptes de la cherî‘a

évidente » (mumhid-i kavâ‘id al-shari‘ al-mubîn), ou encore « celui qui

rend manifestes les sublimes paroles de Dieu » (mazhar-i kelimât’illahi

ulyâ), etc. [Inalcik, 1970, p. 321].

Cette conception du souverain, interprète infaillible et metteur en

œuvre de la loi divine, n’aura qu’un temps, et les sultans ultérieurs

laisseront le monopole de cette exégèse aux oulémas jurisconsultes de

leur empire.

DES MÉCANISMES D’IDENTIFICATION ET D’IMITATION

Dans le même temps, le travail d’identification entre le sultan

ottoman et les califes des temps anciens se poursuivra par d’autres

voies. Cette identification présuppose toujours, certes, comme une

condition implicite, la prééminence de fait des Ottomans sur les autres

souverains musulmans, mais elle ne se réduit pas à celle-ci. Elle


462

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

représente autant d’élaborations spécifiques.

Le processus d’identification est d’abord le fait des juristes et des

chroniqueurs leur faisant écho, qui raisonnent par analogie sur les

modes d’accession au trône des sultans ottomans, sur les conditions

qu’ils ont à remplir et les devoirs à accomplir, en se basant sur les

quelques écrits de l’époque classique disponibles sur le califat. Les

hauts dignitaires qui prennent sur eux de résoudre les problèmes

successoraux rencontrés par la dynastie au début du XVII e siècle, seront

ainsi désignés comme « ceux qui lient et qui délient » (ashâb al-hall

wa-l-‘aqd), c’est-à-dire qu’on emploie à leur propos la formule

appliquée à l’époque « classique » à ceux qui participent à l’élection

d’un nouveau calife. De même, encore, c’est en fonction des conditions

d’aptitude au califat, telles qu’elles avaient été définies par Mawardi,

al-Ghazali ou Bakillani que sera justifiée la seconde déposition de

Mustafa 1 er pour « dérèglement mental » en 1623. Voici comment le

chroniqueur Hasan Beyzâde rapporte les considérations auxquelles

eurent recours le grand vizir et les hauts dignitaires civils et religieux

en la circonstance :

Il était manifeste que Sa Majesté Sultan Mustafa avait la tête faible. Il était

non moins net et d’une clarté évidente, pareille à celle du soleil à l’heure de

midi, qu’il n’était en aucun cas en mesure d’exercer le pouvoir ; en sorte que,

petit à petit, les affaires de l’État et de la religion se détérioraient ; que le

contrôle et la conservation du royaume et de l’umma n’étaient plus aussi bien

assurés […] ; que, selon la loi, celui qui était installé au califat devait être en

bonne santé mentale, droit, d’un pieux ascétisme et suivant la juste voie ; qu’il

devait être en mesure de garder les défilés (donnant accès aux) royaumes et

aux pays (musulmans), de gérer les affaires et de résoudre les problèmes des

croyants ; qu’il devait être sans pareil dans l’administration et la gestion ; et

que, dans le cas contraire, il n’était pas besoin de dire qu’il devenait

impossible que les ordres fussent exécutés, que les émirs et les juges fussent

nommés ; que les mariages et unions fussent conclus ; que les veuves et les

orphelins reçoivent leur subsistance. Rester inactif et silencieux devant de

telles questions serait une faute et favoriser la confusion entre l’interdit

(harâm) et le licite (helâl) [Vatin et Veinstein, 2003, p. 193].

Si l’on compare ce texte aux conditions d’aptitude au califat, telles

qu’elles sont définies, par exemple, par Mawardî dans ses Ahkâm

Sultâniyye, on retrouve aisément à quelles conditions le pauvre

Mustafa était accusé de manquer : la première (« l’honorabilité avec

toutes ses exigences ») ; la cinquième, « le jugement nécessaire pour

administrer le peuple et gérer les affaires ») ; la sixième (« la bravoure

et l’énergie nécessaires pour faire respecter le territoire musulman et

pour combattre l’ennemi ») [Mawardi, 1915, p. 7-8]. Un discours

analogue sera tenu par le mufti Karatchelebizâde au sultan Ibrâhîm,


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 463

avant la déposition de ce dernier en 1648 : « Par ton manque

d’attention, tu as mis le monde en ruines », et il concluait : « Ton califat

n’est pas légal » [Vatin et Veinstein, 2003, p. 201].

L’identification ne reste pas limitée au discours extérieur des

juristes, elle est intériorisée par les sultans eux-mêmes qui, jusqu’à un

certain point du moins, imitent dans certaines circonstances solennelles,

particulièrement lors des cérémonies d’avènement, les premiers califes.

Ils se servent à cette fin des reliques qu’ils ont accumulées dans la partie

fermée de leur palais de Topkapı [Hammer, 1837, p. 186-188 ; Öz,

1953]. Ibrâhîm revêt ainsi à son avènement le turban d’Umar. Le

manteau du Prophète (khırqa-i sherîf) est l’objet d’une dévotion particulière

: les sultans ottomans ne vont pas jusqu’à s’en revêtir dans les

grandes cérémonies, comme le faisaient les anciens califes [Sourdel,

1978, p. 973], mais l’un de leurs premiers gestes de souverains est

d’aller « en pèlerinage », rendre des actions de grâce, dans la pièce où il

est conservé, et ils s’en font accompagner en campagne, comme d’une

sorte de palladium. Mehmed III l’avait ainsi emporté, lors de la

campagne d’Eger (Erlau, 1596) et — fait exceptionnel — il était allé

jusqu’à l’endosser au moment le plus critique de la bataille de Keresztes

[Hammer, 1837, p. 186]. Mustafa II, en 1703, face à une insurrection,

le garde à ses côtés. Résigné à abdiquer, il voit dans la relique une sorte

de relais qu’il se déclare prêt à transmettre à son successeur, Ahmed III

[Vatin et Veinstein, 2003, p. 295]. Soulignons que ce n’est jamais chez

les « califes royaux » omeyyades et abbassides que les sultans ottomans

vont alors chercher leur inspiration, mais exclusivement chez les califes

« bien dirigés », les seuls légitimes, répétons-le, aux yeux des juristes

qui font autorité dans leur empire. Le lien qu’ils établissent entre eux et

ces saints modèles reste toutefois du domaine de l’implicite. Il n’est pas

question de le prouver ni de le théoriser. La référence est de l’ordre de

la métaphore et de l’incantation, comme lorsque les princesses de la

dynastie sont comparées aux femmes de la « maison du Prophète » et

honorées comme les Khadidja, les Fatima ou les A’icha de leur temps

(Peirce, 1993, p. 163) ; ou encore lorsque le Grand Moghol Chah

Djahan, s’adressant au sultan Ibrâhîm en 1640, désigne, non sans

complaisance, le prédécesseur de ce dernier, Murâd IV, comme « calife

des quatre califes bien dirigés » [Arnold, 1924, p. 161] ; ou, enfin,

lorsque le chérif de La Mecque s’adresse à Ahmed III en 1729, comme

à « celui qui ressuscite les vertus des premiers califes » [Farooqhi, 1989,

p. 211, n.76]. Sur ce mode, l’idée peut être entretenue, sans aborder de

front les problèmes juridiques, historiques, théologiques posés par la

légitimité des Ottomans, qu’ils sont bien les héritiers les plus vraisemblables

des anciens califes.


464

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Un autre facteur semble par ailleurs venir militer dans le même sens

au cours du XVIII e siècle : la montée en puissance de l’Europe et l’affaiblissement

consécutif de l’islam. Face à cette évolution défavorable, à

la décadence politique, morale et religieuse qui l’accompagne, une

nostalgie pour un passé prestigieux sur tous les plans commence à se

faire jour, en même temps qu’une volonté de réaction. La revivification

d’un califat associé à la grandeur passée devient un objectif à l’ordre du

jour, et les Ottomans, aussi affaiblis qu’ils soient eux-mêmes dans le

déclin général, apparaissent à certains comme les seuls capables de la

mener à bien. C’est sans doute dans ce contexte (qui demanderait à être

plus approfondi) qu’il faut placer la brochure de Musa el-Kudsî al-

Khilvetî, écrite sous le règne de Mahmûd 1 er (soit entre 1730 et 1754),

et intitulée « Le transfert du califat à la famille ottomane » (Hilâfetin ali

‘Osmâna intikâli). Elle ne traite pas précisément du sujet annoncé,

mais elle évoque du moins la prédication du cheykh ‘Abdalgani

Nabulusî, qui annonçait que les Ottomans allaient revivifier l’institution

califale. Vers la même époque, le voyageur anglais J. Hanway

prétendait qu’il était stipulé dans le traité ottomano-persan de 1727 :

« The Grand Signior shall be acknowledged head of the Musselmen

and the true successor of the Caliphs ». Cette allégation n’est

aucunement confirmée par un examen du texte de ce traité, mais elle

reste un témoignage que l’idée était alors bien dans l’air [Hanway,

1762, p. 253 ; Lewis, 1988, p. 135, n. 11].

L’INNOVATION DU TRAITÉ DE KÜÇÜK-KAYNARDJA (1774)

Aucun des processus que nous venons de décrire ne donnait de

fondement juridique au califat ottoman et ne suffisait donc à l’institutionnaliser.

Tout au plus préparaient-ils les esprits à admettre comme

possible une telle officialisation. Celle-ci fut le fait du traité ottomanorusse

de Küçük Kaynardja de 1774. C’est dire que le califat ottoman fut

reconnu en droit international avant de l’avoir jamais été positivement

en droit ottoman (il n’y apparaîtra, comme nous l’avons vu, que plus de

cent après, dans la Constitution de 1876). Cette officialisation ne

répondit pas directement à des raisons internes, mais à des nécessités

d’ordre diplomatique. De celles-ci vint le coup de pouce que les seules

raisons internes n’avaient pas donné : il s’agissait, pour les négociateurs

du traité, les Russes en particulier, de faire accepter au sultan ottoman

l’indépendance de son ancien vassal, le khan de Crimée, laquelle ne

faisait que préluder à l’annexion de la Crimée par la Russie, qui fut en

effet accomplie quelques années après. Cette amputation était quelque


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 465

peu adoucie pour le sultan par le lien de nature purement religieuse

qu’il conservait avec ses anciens sujets tatars en tant que « calife ».

L’article 3 du traité stipulait en effet : « Quant aux cérémonies de

religion, comme les Tartares professent le même culte que les

Musulmans et que S. M. le sultan est regardé comme le souverain calife

de la religion mahométane, ils se conduiront à son égard comme il est

prescrit par les préceptes de leur loi. »

Le califat ottoman était assurément reconnu, mais il apparaissait, en

même temps, que les diplomates chrétiens de Küçük Kaynardja y

avaient imposé leur propre marque et l’avaient taillé sur un patron qui

n’avait pas de précédent dans toute la longue histoire du titre.

L’expression de « souverain calife de la religion mahométane » (en

italien : Supremo Califfo Maomettano et en ottoman : Imam al-

Mu’minin ve halifat al-Muwahhidîn) était en elle-même une

innovation. Le rôle dévolu à ce calife faisait, par exemple, qu’il n’aurait

pas le pouvoir d’investir les futurs khans de Crimée, sur le modèle des

califes abbassides des derniers siècles comme on l’avait compris du

côté ottoman. Il exercerait seulement un droit de regard sur la

nomination des grands oulémas dans le pays. Ce seront des prérogatives

du même ordre qui seront accordées aux sultans califes, dans les

traités du début du XX e siècle concernant les musulmans de Bosnie-

Herzégovine, de Libye, de Grèce et de Bulgarie [Noradounghian, 1897,

p. 322 ; Arnold, 1924, p. 164-170 ; Davison, 1976 ; Lewis 1988, p.

49-50]. La conception du califat née des négociations de 1774 (et

reprise dans les traités ultérieurs), se ressentait du souci des interlocuteurs

chrétiens des Ottomans d’établir un parallélisme, au moins de

façade, entre le droit de regard reconnu alors à la tsarine sur les sujets

orthodoxes de l’Empire ottoman et celui dont disposerait le sultan sur

les musulmans des territoires conquis par la Russie, à commencer par

la Crimée. Plus généralement, elle était marquée par la notion

européenne du partage entre le spirituel et le temporel, faisant du calife

une sorte de pape musulman. D’Ohsson parlait en effet, dans son

Tableau de 1788, d’autorité sacerdotale du calife et désignait ce dernier

comme le « Pontife des musulmans » [Ohsson, 1788, p. 215, 237, 252,

263]. On est tenté d’ailleurs de se demander s’il n’existe pas un lien

entre la reconnaissance du califat ottoman par le traité de Küçük-

Kaynardja et la légende de la transmission des droits du califat, dont

d’Ohsson se fait l’écho quelques années plus tard : ce faux aurait été

destiné à lever d’éventuelles réserves juridiques à l’égard de cette

reconnaissance.

Quoi qu’il en fût de l’interprétation du califat donnée dans le traité

de 1774 et dans les autres traités de l’Empire ottoman avec divers États


466

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

chrétiens qui l’ont suivi, il est certain que les sultans ottomans, ainsi

consacrés, ne s’y sont pas limités. S’appropriant, au contraire, le titre

qui leur était reconnu en droit international, ils ne se sont pas privés de

jouer de tous les sens et de toutes les résonances dont le terme était

porteur pour les populations musulmanes. Ce fut, comme nous l’avons

déjà évoqué, Abdulhamid II (1876-1909) qui poussa le plus loin cette

instrumentalisation dans le cadre du courant panislamiste de son temps.

Le califat, dans ce contexte, représentait assurément bien plus qu’une

autorité purement spirituelle.

En revanche, le califat « sans souveraineté » que Mustafa Kemal

abandonna à Abdulmedjid II, dans la période allant du 1 er novembre

1922 au 3 mars 1924, était bien issu du « califat spirituel » mis en place

à Küçük-Kaynardja. Ce devait d’ailleurs en être le dernier avatar.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

AKGÜN S., Halifeli fi in Kaldırılması ve Laiklik (1914-1928), Turhan Kitabevi,

Ankara.

— (1994), « Opposition to the Abolition of the Caliphate in Turkey », Les Annales

de l’autre islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p. 175-187.

ARNOLD Sir T., The Caliphate, Clarendon Press, Oxford.

ASRAR A. N. (1972), « The myth about the transfer of the Caliphate to the

Ottoman Sutans », Journal of the Regional Cultural Institute, p. 111-120.

ATSıZ Ç.N. (1961), Osmanlı Tarihine ait Takvimler, Istanbul.

BACQUÉ-GRAMMONT J.-L. (1982), « L’abolition du califat vu par la presse

quotidienne de Paris en mars 1924 », Revue des Études islamiques, t. I,

Geuthner, Paris, p. 207-248.

— (1994), « Regards des autorités françaises et de l’opinion parisienne sur le

califat d’Abdülmecid Efendi », Les Annales de l’autre islam, n° 2. La

question du califat, INALCO, Paris, p. 107-172.

BARTHOLD V. V. (1912), « Khalif i Sultan », Mir Islama, I, Saint-Petersbourg, p.

203-226 ; 345-400. Trad. partielle in Der Islam, VI, 1915.

BECKER C. H. (1915), « Barthold’s Studien über Khalif und Islam », Der Islam,

VI, p. 350-412.

BOZDEMIR M. et BACQUÉ-GRAMMONT J.-L. (1994), « Mustafa Kemal et le califat »,

Les Annales de l’autre islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p.

83-105.

CRONE P. et HINDS M. (1986), God’s Caliph : Religious Authority in the first

centuries of Islam, Cambridge Univ. Press, Londres et New York.

DAVISON R. H. (1976), « “Russian Skill and Turkish Imbecility” : The Treaty of

Kutchuk Kainardji Reconsidered », Slavic Review, 35, p. 463-483.

DELANOUE G. (1994), « Les “Ulama” d’Égypte et le Califat (1800-1926) », Les

Annales de l’autre islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p. 37-

65.

DUPONT A.-L., « Des musulmans orphelins de l’Empire ottoman et du Khalifat »,

Vingtième siècle, n° 82, p. 43-56.


LA QUESTION DU CALIFAT OTTOMAN 467

GEORGEON F. (2002), Abdulhamid II. Le sultan-calife, Fayard, Paris.

FAROOQHI N. R. (1988), « Moguls, Ottomans and Pilgrims : Protecting the Routes

to Mecca in the Sixteenth and Seventeenth Centuries », The International

History Review, X, 2, p. 198-220.

— (1989), Mughal-Ottoman Relations (A Study of Political and Diplomatic

Relations between Mughal India and the Ottoman Empire, 1556-1748),

Idarah-i Adabiyat-i Delli, Delhi.

FLEISHER C. H. (1992), « The Lawgiver as Massiah : the making of the Imperial

Image in the Reign of Süleymân » in G. VEINSTEIN dir., Soliman le Magnifique

et son temps, éd. La Documentation française, Paris, p. 159-177.

FLEMING B. (1987), « Sahib-kıran und Mahdi : Türkische Endzeiterwartungen im

ersten Jahrzehnt der Regierung Süleymâns » in György KARA éd., Between the

Danube and the Caucasus, Budapest, p. 43-62.

GIBB H. A. R. (1962), « Lutfi Pasha on the Ottoman Caliphate », Oriens, XV,

1962, p. 287-295.

HAMMER J. de (1837), Histoire de l’Empire ottoman, trad. J.-J. HELLERT, VIII,

Bellizard, Barthès, Dufour et Lowell, Paris.

HANWAY J. (1762), The Revolutions of Persia, II, Londres.

IBN KHALDUN (1967), Discours sur l’histoire universelle (al-Muqaddima), trad. V.

Monteil, Commission internationale pour la traduction des chefs-d’œuvre, I,

Beyrouth.

IMBER C. (1992), « Süleymân as Caliph of the Muslims : Ebû Su‘ûd’s Formulation

of Ottoman Dynastic Ideology » in Soliman le Magnifique et son temps, G.

VEINSTEIN dir., éd. La Documentation française, Paris, p. 179-184.

— (1997), Ebu’s-Su‘ud. The Islamic Legal Tradition, Edinburgh University Press,

Edimbourg.

KRAMER M. (1986), Islam Assembled. The Advent of the Muslim Congresses,

Columbia University Press, New York.

INALCIK H. (1970), « Appendix : the Ottomans and the Caliphate » in The

Cambridge History of Islam, P.M. HOLT, A.K. S. LAMBTON et B. LEWIS (eds.),

vol. 1A, Cambridge University Press, Cambridge, p. 320-323.

LAURENS H. (1999), « La France et le califat », Turcica, t. 31, Peeters, Paris-

Strasbourg, p. 149-183.

LELLOUCH B. (1999), L’Égypte d’un chroniqueur turc du milieu du XVI e

siècle.

La culture historique de ‘Abussamad Diyârbekrî et le tournant de la conquête

ottomane, thèse de l’École des hautes études en sciences sociales, à paraître,

Turcica, Peeters, Paris.

LEWIS B. (1978), « Khâdim al-Haramayn », Encyclopédie de l’Islam, 2 e éd., IV,

Brill, Leyde, p. 932-933.

— (1988), The Political Language of Islam, The Universitry of Chicago Press,

Chicago.

MAWARDI (1915), Les Statuts gouvernementaux, trad. E. Fagnan, Alger.

NALLINO C. (1919), Appunti sulla natura del « Califatto » in genere e sul presento

« Califatto ottomano », Rome.

NORADOUNGHIAN G. E. (1897), Recueil d’actes internationaux de l’Empire

ottoman, I, 1300-1789, Amyot, Paris.

OHSSON, d’ I. M. (1788), Tableau général de l’Empire othoman, I, Paris. Reprint

Isis, Istanbul.

ORTAYLI I. (1994), « Le panislamisme ottoman et le califat », Les Annales de

l’autre islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p. 67-77.


468

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ÖZ T. (1953), Hırka-i Saadet dairesi ve Emanat-i Mukkadese, Istanbul.

PEIRCE L. P. (1993), The Imperial Harem. Women and Sovereignty in the Ottoman

Empire, Oxford University Press, New York-Oxford.

PICAUDOU N. (1994), « Politiques arabes face à l’abolition du califat », Les

Annales de l’autre islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p. 191-

200.

RAYMOND A., « Le sultan Süleymân et l’activité architecturale dans les provinces

arabes de l’Empire (1520-1566) » in G. VEINSTEIN (dir.), Soliman le

Magnifique et son temps, éd. La Documentation française, Paris, p. 371-384.

SEYYIDI ‘Alî Re’îs (1999), Le Miroir des pays. Une anabase ottomane à travers

l’Inde et l’Asie centrale, trad., présentation et notes de J.-L. BACQUE-

GRAMMONT, Sindbad-Actes Sud, Paris.

SÜMER F. (1991), « Yavuz Selim s’est-il proclamé calife ? », Turcica, XXXI-

XXXIII, Mélanges offerts à Irène Mélikoff, Peeters, Paris, p. 343-354.

SOURDEL D. (1978), « Khalifa », Encyclopédie de l’Islam, 2 e éd., IV, Leyde, p.

970-980.

TIETZE A. (1979), Mustafa ‘Alî’s Counsel for Sultans of 1581 (Part I), Verlag der

Österreichi-schen Akademie der Wissenschaft, Vienne.

UZUNÇARSILI I. H. (1929), Kitabeler, II, Istanbul, H1347.

VATIN N. et VEINSTEIN G. (2003), Le Sérail ébranlé. Essai sur les morts,

dépositions et avènements des sultans ottomans (XIV e -XIX e siècle), Fayard,

Paris.

VEINSTEIN G. (1994), « Les origines du califat ottoman », Les Annales de l’autre

islam, n° 2. La question du califat, INALCO, Paris, p. 25-36.

ZARCONE T. (1998), « Political Sufism and the Emirate of Kashgaria (End of the 19th

C.) : the Role of the Ambassador Ya‘qûb Xân Tûran » in Muslim Culture in

Russia and Cental Asia from the 18th to the Early 20th C., II, Berlin, p. 153-166.


25

La France et l’Émir Abdelkader,

histoire d’un malentendu

Bruno Étienne

Alors qu’il a combattu, avec certains succès, l’armée française

pendant quinze ans, l’Émir Abdelkader est devenu, lors de son exil en

France (à Toulon, Pau, puis, dans de meilleures conditions, à Amboise),

une sorte de coqueluche à la mode que le Tout-Paris va visiter pour

s’esbaudir devant cet Arabe qui surprend par sa culture. Et les militaires

ne sont pas les derniers à chanter sa gloire : un si prestigieux ennemi

enfin vaincu les honore ! L’amitié des ecclésiastiques et de certains

lettrés est, elle, plus réelle et l’Émir lancera le premier dialogue islamochrétien.

Napoléon III finit par accepter de le laisser partir (revenir) en

Orient, doté d’une pension conséquente, mais jamais l’Émir

n’acceptera ni de trahir sa parole ni de jouer le jeu de la France au

Machreq. Je vais donc exposer le cas spécifique suivant :

LES PROJETS DE ROYAUME ARABE AU BILÂD AL-SHÂM

Abdelkader, qui se tient très informé de la politique internationale,

écrit de Damas, le 10 juin 1860, au journal L’Aigle de Paris :

Louange à Dieu.

J’ai été ravi de tout ce que vous avez écrit au sujet des États musulmans.

Vous avez en vérité de bons conseils et vous vous seriez fait entendre si vous

aviez parlé à des vivants ; mais c’est à des morts que vous faites appel. Vous

avez basé votre discours sur deux points ; vous auriez pu parler d’un troisième

encore et dire que les souverains véritablement musulmans aiment la conduite

des gens honnêtes et suivent leurs traces dans la justice et dans le mépris des

biens de ce monde, car c’est d’en haut que doit venir l’exemple pour les petits.

Hélas ! nous en sommes loin !

L’état actuel des empires musulmans et chrétiens, tout ce qui arrive

aujourd’hui, a été prédit par le Prophète Muhammad en son temps et c’est ce


470

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui donne tant d’autorité à ses prophéties. Il a annoncé l’anéantissement des

Chosroës et voilà qu’il n’y a plus de Pharaon ni de César. Il a dit aussi que les

rois chrétiens se maintiendraient au pouvoir jusqu’à la fin des siècles et que

les souverains de son peuple seraient abandonnés par Dieu à cause de leur

conduite contraire à Ses lois, de leur injustice et de leur amour des biens de la

terre.

Il a dit enfin que le monde ne finirait que lorsque les chrétiens seraient

devenus la majorité du genre humain.

Et cet événement ne pouvait manquer d’arriver, parce que, comme l’a dit

Muslim, l’un des interprétateurs autorisés de la parole du Prophète, ils ont,

entre tous, quatre qualités qui assurent le succès dans l’avenir : la clémence

dans la victoire, la résistance dans la défaite, l’énergie dans le retour offensif

et la bienfaisance envers les pauvres, les faibles et les orphelins.

J’ajouterai, pour moi, qu’à tous ces dons, ils en joignent un plus grand

encore, c’est de savoir se soustraire, quand il le faut, à l’injustice et à l’oppression

de leurs rois.

Je pleure ô mon Dieu ! sur l’anéantissement de l’islamisme.

Nous sommes à Dieu et nous retournons à Lui !

En ce moment, un désordre épouvantable règne parmi les Druzes et les

Maronites. Partout le mal a des racines profondes. On se tue et on s’égorge en

tous lieux.

Dieu veuille que les choses aient une meilleure fin.

Salut de la part du pauvre devant Dieu le riche.

Cette réflexion précède de quelques jours les massacres de Damas,

au cours desquels l’Émir magnanime va s’illustrer par sa charité

islamique et devenir un véritable héros pour l’Europe. Mais point de

déterminisme dans ces propos ! Simplement une interrogation

lancinante qui parcourt sa vie : quel est le véritable dessein de Dieu ?

Libre arbitre et prédestination vont de pair et sa confrérie, la voie

Qadiriyya, a posé clairement le problème du possible et de l’impossible

: l’acte dont Dieu sait qu’il ne sera peut-être pas dans la

qudra/potentialité de l’homme, est-il possible qu’il se produise?

Allusion à la sourate dite de la Destinée/al-Qadr, (XCVII) et à la Nuit du

mérite ainsi qu’à l’indétermination :

Dieu peut tout, même ce qui est impossible. La faculté laissée à l’homme

par Dieu s’exerce dans le domaine d’un possible, mais Dieu est alors

responsable des actes de l’homme voulus par Lui, pour lui ou pour Lui. Dieu

n’est responsable devant personne…

Alors que les hommes s’agitent, spéculent, font des projets, lui, al-

Insan al-Kamil, l’Homme accompli, sourit par compassion, mais se rit

du royaume mondain, car, seul, le sacré/al-Qods est l’indicatif de

l’Absolu et ce qui fait la qualité royale n’est pas de ce monde. Et

pourtant, le mondain et le séculier interviennent, agressent sans cesse

le Saint et parfois celui-ci doit sortir de sa demeure.


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 471

Abdelkader a compris que l’autre interfère et donc que, sur le plan

mondain, la question d’Orient est avant tout une question d’Occident !

Comment contrôler la route des Indes et faire de la Méditerranée un lac

français sans que la Russie et la Prusse n’y trouvent à redire ? Et, sans

jeu de mots, pour contrôler les voies de la région, comment choisir

entre le chemin de fer allemand, la route anglaise et le canal français ?

En échangeant la non-intervention des uns pour les chasses gardées des

autres ! Laisser les mains libres à la France en Algérie est déjà un gros

gage de la part des Puissances, mais cela ne suffit pas à l’empereur

Napoléon III qui admire le Bonaparte d’Égypte, Muhammad Ali, et qui

est talonné par ses banquiers, de Rothschild à Talabot, ses saintsimoniens,

ses ecclésiastiques et par la Chambre de commerce de

Marseille, sans oublier les sociétés de géographie et les francs-maçons.

Aussi, une curieuse conjuration se fait jour qui va s’exprimer de L’Ami

de la religion à la Revue des Deux Mondes en passant par la Revue de

l’Orient, de l’Algérie et des colonies : pour assurer la paix, il faut créer

un État arabe syrien sous l’égide de la France impériale, qui sera confié

à l’Émir Abdelkader!

Au milieu des événements de l’Orient, l’opinion observe avec curiosité

l’attitude d’Abdelkader qui se fait, parmi ses coreligionnaires, le soldat de la

civilisation et qui rêve peut-être de se faire le Muhammad Ali de la Syrie.

À Dieu ne plaise que nous voulions signaler un projet ou émettre un vœu !

C’est une figure que nous montrons du doigt (L’Ami de la religion, 21

juillet 1860).

Cette idée, qui traîne depuis quelques mois, en particulier dans un

journal maronite de Paris, Byriis Barys, est reprise à peu près dans les

mêmes termes par le Progrès de Lyon, le Constitutionnel et le Courrier

du dimanche, le lendemain ! Mais elle ne tombait pas du ciel ! Depuis

1857 au moins, les rapports des consuls, dont certains sont de futurs

ministres, se ressemblaient étrangement : de Thouvenel à Lesseps, en

passant par Outrey et Bentivoglio, la même analyse arrive sur le bureau

de Walewski : la publication du Hatt-i Humayoun (18 février 1856) et

la conclusion du traité de Paris (30 mars), s’ils faisaient entrer

l’Empire ottoman dans « le concert des nations civilisées » et dans la

modernité, allaient avoir de graves conséquences dans les provinces

syriennes et il était temps de trouver une solution pour celles-ci comme

celle qui avait permis à l’Égypte de Muhammad Ali de s’émanciper

trente ans plus tôt. C’est au moment précis des massacres de Damas et

de l’attitude exemplaire de l’Émir que la question de sa souveraineté

est posée par le général de Martinprey, alors gouverneur de l’Algérie,

dans un rapport confidentiel du 13 juin 1860, à propos de l’émigration

algérienne en Syrie :


472

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

J’acquiers la certitude par tous les indices que je recueille depuis quelques

mois que l’Émir Abdelkader a des intentions de jouer encore un rôle. Je ne

pense pas qu’il se propose de rentrer en scène en Algérie, malgré le prestige

que son nom y conserve. Je crois plutôt que, jugeant l’état précaire de l’Orient,

il a mesuré la place qu’il y pourrait conquérir, avec sa puissance d’intelligence,

d’énergie et d’habileté, secondée par d’intrépides et dévoués

compagnons. C’est l’émigration qui les lui envoie d’Algérie. Ce ne sont pas

les premiers venus qu’elle entraîne, mais bien les hommes les plus vigoureux,

fournis par les tribus guerrières et pourvus de ressources en argent par l’aliénation

de ce qu’ils possédaient […].

Est-il dans les intentions de l’empereur qu’Abdelkader puisse jouer un

rôle en Orient ? Nous devons alors laisser l’émigration suivre son cours. Dans

le cas contraire, il dépend de nous de la modérer.

Quel intérêt aurions-nous à voir restaurer l’islam ?

Curieux renversement lorsqu’on songe au froid qui s’est instauré

entre l’Émir et les consuls français pendant toute cette période, aux

craintes justifiant les ordres de Walewski (le fils de Marie Waleska,

ministre des Affaires étrangère et « neveu » de Napoléon III) et aux

rapports de Bullad, l’interprète de l’Émir, qui est un espion que

Napoléon III a introduit auprès de lui, avant qu’il obtienne son retrait

en 1857. Je n’ai pas, hélas ! trouvé la réponse du ministre, si elle existe !

Mais, de fait, c’est la première fois que la question est ainsi abordée et,

effectivement, Abdelkader pourra agir pendant les émeutes avec ses

compagnons armés au point que l’une des revendications du pouvoir

ottoman, après ces évènements, sera le désarmement des Algériens !

Les rapports des postes, d’Outrey à Damas, de Lesseps à Beyrouth,

arrivent à l’ambassade de Constantinople et, transmis de Thouvenel à

Walewski, insistent pendant toutes ces années (1856-1860) sur le

problème des minorités, sur les agissements des consuls russes et

anglais, Moore, puis Brandt et, surtout, du colonel Churchill. Il est vrai

que ceux-ci jouent un rôle actif dans les pétitions anti-ottomanes qui

déstabilisent le caïmacam (province) chrétien, mais ceci est une autre

histoire…

D’abord, Walewski insiste, dans ses recommandations, pour que

l’Émir évite de créer des difficultés avec les Turcs. Et si, assez

rapidement, Bullad envoie des rapports qui ne laissent aucun doute au

ministre sur la quiétude et la loyauté d’Abdelkader, il insiste aussi, dans

un très long rapport du 30 août 1857, sur le fait que la France ne doit

pas se laisser endormir dans une sécurité qui pourrait être trompeuse,

qu’étant données les nouvelles circonstances, l’Émir pourrait se jeter

dans une nouvelle aventure politique. Bullad demande donc à

l’empereur d’éloigner Abdelkader de Damas. Et, paradoxalement, dans

le même rapport où il accuse en fait Abdelkader de vouloir ressusciter


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 473

en Syrie la « nationalité arabe effective », profitant de l’écroulement de

l’Empire ottoman, Bullad ajoute :

Un jour viendra peut-être où il serait très avantageux pour la France

d’avoir au cœur de la Syrie un homme tel qu’Abdelkader qui puisse, soit

comme instrument, soit comme allié, peser d’un certain poids dans la balance

des destinées de l’Empire ottoman.

On parlera épisodiquement de ce type de projet jusqu’aux

événements de 1860 et, curieusement, des années après encore.

Il existe un puissant parti « kadérien » en France, composé essentiellement

d’anciens prisonniers et d’anciens officiers de l’armée

d’Afrique, admirateurs de l’Émir, auquel se sont joints désormais la

haute finance et les milieux d’affaires, et il y eut incontestablement une

« campagne de presse », très moderne en ce sens, en particulier dans la

Revue des Deux Mondes et plus encore dans la Revue de l’Orient, de

l’Algérie et des colonies (par exemple le numéro de juillet 1858) ou

encore dans L’Ami de la religion. Mais, jusqu’en 1860, les rapports

insistent tous sur l’installation agricole et immobilière de l’Émir, sur

ses dépenses et sur son seul centre d’intérêt : l’étude et l’enseignement.

Le Progrès de Lyon du 21 juillet 1860 s’inquiétera d’ailleurs quelque

peu de cette éventuelle utilisation d’Abdelkader.

Et Bullad rentre en France, plutôt en froid avec l’Émir, tandis que le

consulat continue sa surveillance rapprochée, que les Lesseps et Perthuis

se lancent dans le projet d’une route carrossable entre Beyrouth et

Damas, dont les frais seront couverts par une souscription auprès des

bourgeois damascènes (trois mille actions immédiatement souscrites

entre Damas, Beyrouth, Alep). Du côté français, nous trouvons le groupe

Paulin Talabot, Isaac Pereire que l’Émir recevra plusieurs fois à Damas

et, toujours, les saint-simoniens et autres francs-maçons.

La route est achevée en 1862 et les frères Lesseps s’activent depuis

mars 1859 pour le projet du canal, comme on le verra plus loin. Les

publications de la Société du canal et, en particulier, le Journal de

l’Union des Deux mers 1 , viendront conforter la puissante campagne de

presse du parti « kadérien », en y ajoutant les éventuels bénéfices que

tout le monde pouvait tirer de cette aventure. Lesseps parcourt la

France en faisant des conférences qui sont ensuite publiées et diffusées

par l’Imprimerie centrale des chemins de fer, Chaix et Cie.

1. Je ne crois plus au hasard, je dois cependant avouer que je ne sais pas si les nombreux

Lesseps, qui connaissaient le Maghreb et le Machreq depuis plusieurs générations, savaient

le sens ésotérique de ce titre : en arabe Majma‘ al-Bahrayn (Journal des Deux mers) est le

lieu où Moïse rencontra al-Khidr, l’initiateur vert, et l’Émir, isthme par excellence, raconte

dans un beau poème qu’il fut lui-même « moïsiaque » [Gilis, 1982, p. 29].


474

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Et si, entre-temps, Napoléon III, occupé en Italie, néglige un peu la

Syrie, sa politique est poursuivie par Thouvenel qui, d’ambassadeur

auprès de la Sublime Porte, devint ministre des Affaires étrangères au

début de 1860. Or, rédigeant sa dernière « dépêche-bilan », il insiste sur

le projet du canal pour lequel il vient d’obtenir l’aval des autorités

turques et que l’Émir approuve clairement. Il paraît alors assez cohérent

que le parti « kadérien » français, lié aux intérêts représentés par Lesseps,

reprenne la campagne en faveur du royaume arabe sous l’autorité de

l’Émir Abdelkader. Et peu à peu, d’autres s’y mettront. J’ai trouvé par

exemple cette lettre confidentielle datée du 23 décembre 1863 :

Le colonel O’Reilly, qui était chargé de former un corps de gendarmerie

moderne à Damas, a été appelé à Constantinople […] il se serait livré à des

menées ayant pour objet l’expulsion des Turcs au moyen d’une entente entre

les Bédouins et les Algériens (pour) faire proclamer Abdelkader roi de Syrie.

Les auteurs de ce projet se seraient mis en relation avec le consulat de France

à Damas qui leur aurait donné des encouragements […] un certain appui […]

La politique française ne comporte vis-à-vis de la Turquie ni réticences, ni

menées occultes… 2

Voire… L’ironie de l’Histoire m’oblige à rappeler que, lors de

l’attentat d’Orsini contre Napoléon III (14 janvier 1858), l’orchestre

jouait un air à la mode « Partant pour la Syrie »…et que, dans les mois

qui suivirent, les autorités chrétiennes du Liban et musulmanes arabes

de Syrie apportèrent sans coup férir des témoignages massifs de gratifications

à l’empereur.

Les troubles sont de plus en plus fréquents et le ton monte dans les

dépêches alors qu’il s’exacerbe dans la Montagne libanaise entre les

prélats maronites, les Druzes et les autorités turques. Les consuls des

cinq puissances parlent de guerre civile dès le début de l’année 1860,

de complot turc et d’intervention. L’opinion générale est que, si le

dernier bastion chrétien tombe (la ville de Zahlé), les hordes de Druzes

et de Bédouins s’allieront à la populace musulmane, et que Damas

tombera entre leurs mains… Il est donc temps que l’Europe mette bon

ordre à tout cela en s’appuyant sur « nos fidèles héritiers de l’Orient

chrétien » et, par une exploitation directe de ses richesses, elle permette

à la Syrie de retrouver le souffle d’une renaissance civilisatrice.

L’expédition militaire française est alors envisagée, puis montée, au

nom d’impératifs humanistes (le mot y est !) et, par-delà les affrontements

des intérêts franco-britanniques, présentée comme « expédition

franco-européenne » : confiée au général de Beaufort d’Hautpoul, elle

s’étalera de juillet 1860 à fin 1861. Tandis que Fouad Pacha est chargé

2. Nantes, Archives des Affaires étrangères, registre n° 22, correspondance reçue du

département et de l’ambassade de France.


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 475

de la répression en Syrie — elle sera féroce à Damas — puis de la

remise en ordre du Liban, il devient le candidat des Puissances à la

vice-royauté face aux réticences de l’Émir. Toutefois, ce dernier

concurrent ne sera jamais candidat lui-même. Le Times, repris par

L’Ami de la religion du 19 juillet 1860, écrivait clairement : « Si la

Porte ne peut pas rétablir l’ordre elle-même en Syrie, le temps sera

venu de considérer si les Turcs ne sont pas restés assez longtemps les

maîtres de ces pays et si les nations chrétiennes ne doivent pas tenir

conseil sur l’avenir de ce malheureux pays. »

Les projets foisonnent alors qu’ils sont encore plus explicites : le

comte Édouard de Warren est chargé de faire un mémoire pour

Napoléon III ; il s’appuyait sur les travaux d’un éminent orientaliste,

M. de Saulcy, et tout en insistant sur la nécessité de contrecarrer de

front les projets anglais, il préconisait d’harmoniser les ambitions des

deux puissances maritimes plutôt que d’envisager la confrontation en

Méditerranée orientale et sur la route des Indes par le chemin terrestre

du domaine syro-mésopotamien. Il fallait donc mettre un terme à ce

régime d’autant plus légitimement qu’il aboutissait à l’extermination

des chrétiens. L’intervention de la France et de l’Angleterre se révèle

donc aussi nécessaire que complémentaire : l’Angleterre interviendra

en Mésopotamie et la France au Liban et en Syrie. « Quant à la forme

de cette intervention, le génie anglais a découvert depuis longtemps

celle qui est à la fois la plus simple et la plus praticable : c’est le régime

subsidiaire tel que la Compagnie des Indes l’a appliqué dans tous les

États hindous ou musulmans qui ont dû recourir à la protection anglaise

pour prolonger une existence tombée en décrépitude ».

Warren, fort de ces réflexions introductives, soumet alors

« humblement » à l’empereur la proposition d’un accord avec

l’Angleterre pour l’établissement d’un

double système subsidiaire copié exactement sur celui que les Anglais ont

établi avec un succès constant depuis plus de soixante ans chez tous les

princes protégés de l’Inde, […] une occupation subsidiaire française de la

Syrie, depuis Laddykié ou Tripoli, en comprenant Beyrouth, Damas,

Jérusalem, jusqu’à la frontière égyptienne en dessous du Réfah, […] et une

occupation subsidiaire anglaise de la vallée de l’Euphrate depuis Antakié

jusqu’à Bagdad et Bassorah.

L’administration, au nom de la Turquie, se ferait par des fonctionnaires

européens aidés d’une force militaire en partie européenne et en partie

indigène et serait soldée sur le revenu des contrées qui y seraient soumises 3 .

3. Paris, Archives des Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, vol. 122,

fol. 171 sq.


476

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Ce projet sera mené à bien : la jonction entre Thouvenel, Persigny

(ministre de l’Intérieur à partir de novembre 1860) et Lord Russell

(alors ministre des Affaires étrangères britannique) est constante

pendant toute cette période, comme en témoignent les notes de ce mois

de juillet. Au cours de leur entretien, Persigny et Russell avaient aussi

approuvé un projet d’emprunt élaboré par Lord Rothschild pour régler

la crise financière de la Turquie.

Telle est l’ambiance, sinon la situation, en juillet 1860, lorsque les

protagonistes signent la paix dans la Montagne libanaise et qu’éclatent

à Damas les émeutes qui vont rendre à Abdelkader sa célébrité et

favoriser les spéculations sur son éventuelle royauté, au moment précis

où il vit son ravissement et où il écrit ses plus beaux poèmes mystiques

et métaphysiques.

Dans cet état d’ivresse, d’effacement, de non-être, je parvins là où il n’est

plus, en vérité, ni lieu, ni au-delà […] La verticale et l’horizontale se sont

anéanties. Les couleurs sont revenues à la pure blancheur primordiale. Toute

ambition, toute relation étant abolie, l’état original est rétabli.

Les événements macabres à Damas durèrent, en fait, toute une

semaine. Le premier rapport du consul de France à Damas, Lanusse, au

ministre sur ces « vêpres syriennes » est daté du 17 juillet. Il affirmait

que le soulèvement avait commencé le lundi 9 juillet, à 2 heures de

l’après-midi, et qu’il ne s’était arrêté que le lundi, le 16, « mais que les

trois premiers jours ont été les plus terribles ». Ce rapport du 17 juillet

constitue le couronnement de la correspondance du consulat de Damas.

Mais il ne pouvait plus influencer les décisions de son gouvernement.

À cette date en effet, Thouvenel (nouveau ministre des Affaires

étrangères) s’était déjà activement préoccupé de la question syrienne et

avait commencé les démarches diplomatiques en vue de la solution de

cette crise au niveau européen.

Lanusse semblait toujours convaincu de la réalité d’un complot

programmé et exécuté à l’heure et aux endroits indiqués d’avance. Les

massacres avaient « commencé, sans que les troupes qui gardaient

depuis quelque temps le quartier eussent fait le moindre effort pour

arrêter l’insurrection ». Tout semblait combiné entre les responsables

des troupes régulières et des bandes venues des quartiers les plus

éloignés. Le quartier chrétien avait été entièrement détruit. La perte en

personnes est « chiffrée à environ huit mille personnes de tout sexe et

de tous âges ». Les femmes avaient été, en général, épargnées, « surtout

les plus jeunes, qui étaient emmenées en captivité ou bien subissaient

des traitements plus pénibles que la mort ». Bref, la culpabilité des

autorités locales ne fait point de doute pour l’agent consulaire :


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 477

L’autorité, au lieu de chercher à comprimer l’insurrection, a, au contraire,

fait tout son possible pour encourager les pillards et les incendiaires. Les

soldats eux-mêmes prenaient part au pillage. Et l’on peut dire, sans trop se

tromper, que l’argent comptant et les objets précieux ont été pris par eux et par

les officiers.

Le comportement de l’Émir Abdelkader méritait toutes les

louanges. Il n’était pas resté « inactif avec tout son monde ». Avec une

poignée d’hommes, il avait tenu tête à une populace déchaînée et « plus

encore aux troupes du Grand Seigneur ». On lui devait la vie de onze

mille chrétiens logés soit chez lui ou dans son quartier ou enfin

emmenés en lieu sûr dans la citadelle, « où, contre son gré, Ahmad

Pacha a dû les recevoir ». Lui-même, avec des collègues et les religieux

européens, avait trouvé refuge dans sa maison. Mais des religieux franciscains

avaient été massacrés avant de pouvoir s’échapper du carnage.

Mon royaume n’est pas de ce monde

On sait que l’Émir, prisonnier à Pau, dans son désespoir se mit à

douter de tout et même de Lui. C’est à Amboise qu’Abraham, al-Hanif,

l’ami intime Ibrahim al-Khelil, lui apparut en rêve pour lui dire que

désormais sa tâche était le grand Jihad :

Mon royaume n’est pas de ce monde : l’oblitération, al-mahal, la dissimulation

de la vice-royauté que Dieu destine à l’être humain véritable ne peut pas

s’accommoder d’une royauté mondaine.

Mais les Français ne peuvent savoir cela. Aussi lorsque B. Poujelat

posa la question à l’Émir, le 3 décembre 1860 :

Votre nom a été prononcé dans les journaux français pour être gouverneur

de la Syrie. Ce bruit est-il parvenu jusqu’à vous ?

Abdelkader lui répondit:

Oui et c’est cela, si je ne me trompe, une des causes principales des

vexations des Turcs contre moi. Mais que la Turquie se rassure. Ma carrière

politique est finie. Je n’ambitionne plus rien des hommes et de la gloire de ce

monde. Je veux vivre désormais dans la douce joie de la famille, dans la prière

et dans la paix.

Cependant, les discussions au sujet de l’avenir de la Syrie restaient

à l’ordre du jour de la politique européenne. Non seulement les

commissaires en avaient délibéré, lors de leur séjour à Damas, mais on

en parlait entre Paris et Londres, précisément dans l’alternative connue

des deux principaux candidats en vue, Abdelkader ou Fouad Pacha. Le


478

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

nouvel ambassadeur de l’empereur à Londres, le comte de Flahaut, en

esquissait les éléments, dans sa communication du 12 décembre 1860

à Thouvenel. Le projet du commissaire britannique, Lord Dufferin,

était remis sur le tapis et prenait une dimension sérieuse, tant en Syrie

qu’entre les deux capitales concurrentes. Lord John Russell semblait

entrer dans les vues du commissaire de la reine, tout en présentant des

objections contre Abdelkader :

La seule idée dont Lord John m’a fait part […] serait que Fouad Pacha fut

nommé gouverneur. À ce propos, le secrétaire d’État a prononcé le nom de

Abdelkader, auquel, m’a-t-il dit, les Turcs pourraient opposer qu’il n’est pas

un vrai croyant. Bien que Lord John Russell ne m’ait pas présenté l’objection

comme étant sans réplique, je n’ai pas cru devoir la relever. Et la conversation

en est restée là sur ce point.

À Damas, les deux commissaires, Dufferin et Béclard, en avaient

alors discuté ouvertement, pour la première fois apparemment. Le

consul Outrey avait aussi participé à ce débat. Les agents français

percevaient la véritable dimension du projet du commissaire anglais,

connu jusqu’ici par des allusions et des rumeurs et, donc, partiellement,

sinon faussement. Le même jour, le 14 décembre, Outrey écrivait

confidentiellement à Lavalette, tandis que Béclard en informait systématiquement

Thouvenel.

La communication de Max Outrey s’appliquait à discuter l’idée

d’ensemble et de ses implications sur les relations franco-anglaises dans

le domaine syrien. L’essentiel du débat consistait dans la question de

l’intégrité à sauvegarder de l’Empire ottoman : toute idée de démembrement

devait être écartée. Surtout, il s’agissait de concilier les tentatives

de réorganiser la Montagne libanaise avec le projet général de restructurer

et de réformer toute l’administration de la Syrie. Outrey résumait

le débat animé à ce sujet par cette observation fondamentale : « Les

privilèges de la Montagne et des Maronites doivent-ils se résoudre dans

une solution commune à toute la Syrie ? » On a là les prémices de ce qui

va devenir l’affaire franco-libanaise jusqu’à nos jours.

À noter combien ce projet ressemble furieusement à tous ceux qui

vont suivre jusque et y compris les guerres du Golfe de 1991 et 2004

en passant par les accords Sykes-Picot (1917) et sans oublier les

différents projets de Grand Liban. Je n’aurais pas osé écrire tout cela en

ces termes si je n’avais pas lu de dizaines de lettres, de rapports, de

récits comportant tous les mêmes termes que l’on retrouvera à

l’identique en 1920 au moment de la création du Grand Liban par les

Français. La dénonciation du despotisme comme justification du droit

de coloniser et du devoir d’intervention est pourtant une vieille


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 479

pratique ; la preuve est qu’elle marche toujours encore et partout. S’il y

a complot, dans ce cas précis, c’est bien moins de la part des Ottomans

et des Turcs que du fait des Occidentaux.

Selon son habitude, le consul Outrey s’attachait à discuter ou à

rapporter des points jugés essentiels ou frappants, sans se résoudre à

présenter objectivement les éléments d’un problème ou l’enchaînement

des faits à exposer. Il passait souvent d’un sujet à un autre d’une

manière spontanée et instinctive, diluée et fragmentaire. Il en allait tout

autrement de Béclard, le commissaire de la France pour les affaires

libanaises, si l’on en juge par la netteté et la clarté de ses communications.

Son exposé du problème syrien, tel que l’a présenté officiellement

son collègue Dufferin, fait l’objet de son rapport du 14 décembre

à Thouvenel. Il se référait aux instructions reçues du ministre relatives

aux privilèges de la Montagne. Face à cette position constante de la

France, il constatait que Lord Dufferin envisageait un plan de réorganisation

générale pour toute la Syrie. La conviction de son collègue se

résumait dans un fait fondamental :

L’antagonisme existant entre les chrétiens et les musulmans de ce pays,

qui s’est manifesté par la complicité des autorités turques dans les derniers

événements, résultait en grande partie des privilèges mêmes dont la

possession avait été garantie aux habitants de la Montagne.

Dufferin en tirait des conséquences politiques valables pour toute la

Syrie : d’abord, supprimer les privilèges exclusifs dont la Montagne est

bénéficiaire ; ensuite, séparer la Syrie du système gouvernemental de

l’Empire ottoman, et la doter d’institutions communes et uniformes,

également applicables à toutes les régions de cette province. Établir

ainsi un gouverneur général quasi-indépendant pour la Syrie intégrale,

auquel seraient subordonnés des pachas pour les régions qui en

dépendent. Dans ce cadre général, le Liban chrétien jouirait de son

propre pacha chrétien. Et de nombreux intervenants (Libanais et

Français) précisent sur ce point qu’il ne saurait s’agir de confier le

Liban à Abdelkader.

En rentrant de Damas à Beyrouth, le 10 décembre 1860, Lord

Dufferin avait trouvé des dépêches de son gouvernement qui intégrait

presque intégralement son projet. Aussi, pour mieux clarifier ce projet,

le commissaire anglais remettait-il à son collègue une note précise en

14 points sur ses vues de réorganisation de toute la Syrie. Béclard se

hâtait d’en envoyer une traduction au ministre :

1) intégrité de l’Empire ottoman ;

2) extension des bienfaits de l’intervention européenne à tous les chrétiens

de la Syrie ;


480

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

3) le principe de fusion et non de séparation appliqué aux différentes

sectes et races qui composent la population ;

4) renforcement du gouvernement local de la province ;

5) l’assiette de son administration fiscale, civile et militaire établie sur un

pied différent de celui des autres provinces de l’Empire ;

6) responsabilité personnelle du dépositaire de l’autorité locale vis-à-vis

de l’Europe ;

7) comme conséquence, suprématie de ce personnage sur le territoire

entier pour la tranquillité duquel il est responsable ;

8) assimilation de l’administration de la Montagne à celle des autres

Pachaliks de la province, de telle sorte que le gouverneur responsable ne

puisse se retrancher derrière l’indépendance de l’un de ses lieutenants, en cas

de désordre, ni avoir quelque motif de jalousie qui le porte à fomenter des

intrigues contre cette autorité inférieure et à la paralyser ;

9) assimilation des sujets chrétiens aux sujets musulmans pour ce qui

regarde le droit de propriété, etc. ;

10) une armée mixte recrutée indistinctement, tant parmi les musulmans

que parmi les communautés chrétiennes ;

11) une police constituée de telle manière que le maintien de l’ordre dans

le sein de chaque tribu, secte ou communauté ne soit confié qu’à des coreligionnaires

;

12) une administration municipale fondée en vue du self government pour

toutes les questions civiles, religieuses et non politiques de chaque district,

tribu, secte et communauté ;

13) établissement par les cinq puissances, auprès du gouvernement local

de la Syrie, d’agents politiques munis d’instructions identiques et temporairement

investis du droit de faire des représentations collectives sur les questions

se rattachant à l’administration entière de la province.

Terme de dix ans fixé pour la durée de cette organisation nouvelle.

Les parties ne s’opposaient que sur le nom du titulaire et sur le fait

que le Liban — la Montagne — devait être dissocié de la Syrie.

L’Émir pourtant ne cessait de répéter son refus 4 .

Le 22 septembre 1860, Charles Scheffer 5 remet à l’Émir

Abdelkader le Grand cordon de la légion d’honneur de la part de

Napoléon III alors en Algérie. Curieux personnage que cet ancien

4. On ne peut que rester pantois devant cette histoire dont tous les éléments sont ainsi

fixés dès cette époque et donc porter le jugement le plus sévère sur ceux de nos contemporains

politiques ou journalistes qui ne voient que l’événementiel dans le pseudo

« miracle libanais » et les malheurs des seuls Maronites, alors que les victimes de Damas

sont des Grecs melkites, pour la plupart. Les correspondances (Archives Affaires

étrangères, papiers Thouvenel) montrent clairement que les ministres et les généraux, dans

ce cas très précis, confondent les chrétiens d’Orient et ne font aucune différence entre

l’avenir politique de la Syrie et la réorganisation administrative de la Montagne libanaise !

5. Il existe aux archives des Affaires étrangères un fonds dit « K papiers Scheffer »

tellement Charles a fait de notes et de rapports : il y a là une belle histoire à raconter en

parallèle avec celle du père Cohen qui était son homologue pour l’Arabie aujourd’hui

saoudite.


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 481

drogman en poste à Jérusalem, Damas, Constantinople, homme de

confiance de Thouvenel, traducteur officiel de l’empereur, chargé de

nombreuses missions discrètes, entremetteur né, toujours sur le terrain,

lié au père Lavigerie et prompt à dénoncer l’alliance entre les Anglais

et les familles Joumblatt et Nakkab.

Le même jour, le ministre de la Guerre, le maréchal Randon (celui

qui réduisit la résistance en Kabylie !), répondait au rapport que lui

avait envoyé le général de Beaufort dont il approuvait le plan d’occupation

et de réorganisation de la région. Le ministre posait la question

du rôle d’Abdelkader en des termes précis :

Pensez-vous qu’Abdelkader pourrait exercer le gouvernement de Syrie ?

Pensez-vous que les Puissances qui ont des représentants à Beyrouth aient la

volonté de le désigner ? Je ne cherche pas ce que pour l’avenir nous avons à

souhaiter de ce choix hypothétique, relativement à nos possessions d’Afrique.

Je ne m’arrête qu’au moment présent et à ce qui regarde la pacification

durable de la Syrie. Et dans cet ordre d’idées, Abdelkader me paraît désigné,

par la réputation qu’il s’est acquise en Algérie autant que par sa conduite

courageuse qu’il a tenue dans ces dernières circonstances.

Le projet qui concernait l’Émir, et qui ne lui a peut-être jamais été

communiqué, se trouve dans ce rapport confidentiel du général de

Beaufort du 6 octobre 1860 6 :

Je ne pense pas que les Puissances consentent à accorder le gouvernement

de la Syrie toute entière à Abdelkader et la Turquie ne l’admettrait jamais. On

pourrait tout au plus obtenir pour lui le Pachalik de Damas, le territoire d’Acre

et peut-être la Judée, s’il n’y a pas moyen, au nom de toute l’Europe

chrétienne, de placer à Jérusalem un gouverneur séparé. Plus tard, le pouvoir

d’Abdelkader pourrait s’étendre sur Alep et sur une partie du nord de la Syrie

et former ainsi le noyau d’un empire arabe qui pourrait s’étendre successivement

vers Bagdad et Bassorah […] Le gouvernement de l’Émir aurait pour

limites à l’ouest et au sud du Liban le Leitani, rivière qui a sa source vers

Baalbeck et qui se jette dans la mer entre Saïda et Sour.

Parfois je me suis demandé si je ne rêvais pas en relisant de tels

propos tenus en 1860 ! Bien entendu Abdelkader n’est toujours pas au

courant !

Beaufort continue toujours dans ce même rapport du 6 octobre :

Je n’admettrai pas qu’Abdelkader eût le gouvernement du Liban. Quelque

noble qu’ait été sa conduite dans les derniers événements, quelque prestige

qu’il puisse exercer sur les Arabes, ce n’est à tout prendre qu’un Arabe et, par

6. Tous les rapports de Beaufort sont aux archives du service historique de l’Armée en

cote G4-173 et commentés dans des notes à Thouvenel qui sont, elles, aux archives des

Affaires étrangères, Mémoires et documents, Turquie, 136 et sq.


482

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

qui serait-il remplacé à sa mort, sans parler dans ce qu’il y aurait de choquant

à mettre le Liban, de tout temps indépendant, sous l’autorité directe d’un

musulman ?

On ne saurait mieux dire !

Or c’est à ce moment précis que la candidature de l’Émir va devenir

aléatoire, puis encombrante : les spéculations du parti « kadérien » ne

coïncident plus avec les intérêts strictement impérialistes avant qu’il ne

rejoigne le clan de Lesseps. Le Times suggérait que l’affaire était trop

importante pour que l’on ne la confiât point à un prince européen ou, à

la rigueur, un prince égyptien ! Le nom de l’Émir Chehab commence à

circuler dans les milieux chrétiens à l’initiative de l’abbé Lavigerie,

directeur de l’Œuvre des écoles d’Orient — qui s’illustrera plus tard en

Algérie — alors en mission au Liban. L’idée est reprise à Paris par

l’orientaliste X. Raymond dans une série d’articles qui paraissent en

octobre dans la Revue des Deux Mondes. L’argumentaire était

clairement colonialiste : la Syrie prenait sa place et sa propre dimension

régionale dans l’espace méditerranéen qui était commandé par l’importance

de la mer Rouge et du futur canal de Suez ; il fallait faire en Syrie

comme on avait fait en Algérie et Abdelkader n’était pas à la hauteur

pour mener à bien cette tâche réformatrice.

En Grèce, en Algérie, à Tunis, en Égypte, il s’agissait précisément, comme

aujourd’hui en Syrie, de pays que le sultan ne pouvait plus gouverner et de la

nécessité de créer quelque chose là où son impuissance ne laissait plus que le

vide et l’anarchie. […] Les intérêts européens auraient de la peine à tolérer

(cette anarchie) parce qu’ils ont besoin de la sécurité de la mer Rouge […] Ne

serait-il pas sage d’y penser dès aujourd’hui ? L’Europe peut-elle […] accepter

comme garantie efficace et actuelle de ses intérêts en mer Rouge, le droit légal

qu’elle a de porter ses griefs à Constantinople, qui n’est plus assez riche ni

assez puissante pour assurer la réparation des crimes accomplis, à plus forte

raison pour les prévenir ?

Et M. X. Raymond de conclure logiquement :

Par la suite, la Syrie étant regardée en droit comme un bien tombé en

déshérence, il y a lieu, dans l’intérêt général, d’instituer un prince chrétien et

de race européenne en Syrie malgré les scrupules que peut inspirer la considération

du droit écrit.

C’est alors au tour du général de Beaufort d’atténuer son ardeur et

même de proposer Fouad Pacha avant de se rallier à l’option

chrétienne. Mais il écrit dans son rapport du 3 novembre 1860 :

Si Abdelkader, dans une certaine mesure, pouvait contenir dans sa main

les tribus arabes actuelles abandonnées à elles-mêmes, on trouverait en lui un

agent puissant pour s’opposer, dans l’occasion, à cette brutalité des Turcs, qui,


LA FRANCE ET L’ÉMIR ABDELKADER 483

à en juger par ce qui vient de se passer, ne saurait être combattue par des bras

trop énergiques.

Lors d’un rendez-vous manqué avec l’Émir, le 23 octobre 1860,

face au refus d’Abdelkader de le recevoir et d’entrer dans ces

manœuvres et, surtout dans cette combinaison, Beaufort est bien obligé

de renoncer tout en rusant :

Je regrette de n’avoir pas vu Abdelkader. On me dit qu’il ne désire aucun

pouvoir, qu’il craindrait de compromettre sa situation en présence de

l’hostilité sourde des Turcs et de la haine de musulmans des villes. Je ne me

fie pas entièrement à ce qu’il peut dire. Quoiqu’il en soit, il sera bon de

réclamer à la fois l’indépendance, l’autonomie du Liban et un pouvoir

quelconque pour Abdelkader, afin de réserver l’abandon de cette dernière

question si l’on n’obtient pas de la faire admettre par les autres Puissances.

Cette concession rendrait plus facile l’arrangement relatif au Liban et

Abdelkader, sans pouvoir reconnu, pourrait rendre de grands services, si

certaines circonstances nouvelles se présentaient. Je crois sa reconnaissance et

son dévouement pour l’empereur réels et sincères.

L’avantage des militaires tient au fait qu’ils disent les choses

crûment. Je ne sais pas quel était le niveau intellectuel et spirituel du

général de Beaufort d’Hautpoul à ce moment précis du parcours de

l’Émir.

Celui-ci s’apprêtait à partir pour son dernier pèlerinage, pour la fin

du voyage, fort de cette pensée : « Que la vie immédiate ne vous trompe

pas, que ses vanités ne vous trompent pas au sujet de Dieu. »

Certes, l’Émir resta jusqu’à la fin de sa vie proche du « parti

arabiste » contre les Ottomans au point que les pachas successifs

demandent encore son éloignement, mais son activité essentielle était

la prière, l’étude, l’écriture et l’enseignement, car « les meilleurs restent

là où ils sont ». Son importance politico-religieuse ne doit toutefois pas

être sous-estimée, même à cette époque, quand on sait qu’à l’image de

nombre de ses élèves, la plupart des penseurs de la Nahda (le

mouvement de Renaissance arabe), quelques années plus tard, seront

issus de cette filière qui s’est constituée dans les « salons » de Damas.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

GILIS C.-A. (1982), La Doctrine initiatique du pèlerinage à la maison d’Allah,

L’Œuvre, Paris.



26

Le « panislamisme » existait-il ?

La controverse entre l’État et les réformistes

musulmans de Russie

(autour de la « Commission spéciale » de 1910) 1

Olga Bessmertnaïa

Dans les années 1914, l’un des services du ministère de l’Intérieur

russe, le Département de la presse, interdisait la diffusion d’une

brochure intitulée : « Quelques vers intéressants du Coran, retranscrits

par Chouchouk-ogly » [RGIA 2 , f. 821, o. 133, d. 449, l. 197-207].

Motif de cette interdiction : des affirmations sur Jésus-Christ allant à

l’encontre des fondements même de la religion chrétienne, et pouvant

donc offenser les sentiments des orthodoxes. Il s’agissait, qui plus est,

d’un cas patent de propagande panislamique. L’investigation que devait

faire par la suite un autre service du ministère de l’Intérieur, le

Département des cultes et confessions allogènes, révéla par ailleurs

que, sous le pseudonyme « musulman » de Chouchouk-ogly, se cachait

un certain Stéphane Matveievič

Matvéïev, prêtre orthodoxe, missionnaire

du diocèse d’Oufa. En retranscrivant ces vers coraniques, il

entendait démontrer aux musulmans russes qui, selon lui, connaissaient

mal l’arabe et ne pouvaient donc pas lire les textes originaux, n’ayant

accès qu’aux interprétations tendancieuses de leurs mollahs, que le

Coran considérait bien Jésus-Christ comme un prophète, et qu’il

n’existait ainsi aucun motif sérieux de haine entre chrétiens et

musulmans. L’interdit fut levé…

Il est peu vraisemblable que le missionnaire Matvéïev ait été alors

motivé par l’idée d’une égalité politique ou éthique des religions ; son

entreprise s’inscrivait plus certainement dans un projet général d’évan-

1. L’auteur exprime sa profonde reconnaissance à N. Clayer, S. A. Dudoignon,

V. Fourniau, P.-J. Luizard, L. Thévenot et J.-C. Vatin pour les remarques constructives

qu’ils lui ont faites au cours de ce travail. Les erreurs éventuelles ne relèveraient que de sa

propre responsabilité.

2. Archives historiques d’État Russe. Quand je me réfère à des documents d’archives

russes, je reprends la classification en usage dans les archives de Russie : f. – fonds, o.

(opis) – inventaire, d. (delo) — dossier, l. (list) — feuille.


486

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

gélisation des « hétérodoxes » (inovercy), en les rapprochant des

orthodoxes, donc des Russes, dans l’espoir de leur éventuelle « russification

». Pourtant, cette anecdote n’est pas mentionnée ici dans le but

d’examiner les stratégies des missionnaires ou les relations entre les

autorités religieuses et laïques de Russie. Elle ne fait qu’illustrer

l’attente permanente, et même l’obsession, des fonctionnaires russes,

qui, après 1907-1908, avaient tendance à voir dans la moindre manifestation

d’activité musulmane une preuve de dangereuse « propagande

panislamique ». Elle témoigne également, cependant, du caractère

particulièrement flou, dans l’esprit de ces fonctionnaires, de la nature

même et des manifestations de ce « panislamisme ». On note aussi à cet

égard la grande diversité des définitions données à ce terme, qui varient

même dans les circulaires ministérielles. Une seule chose ne fait

quasiment aucun doute pour personne : c’est le danger du « panislamisme

» (qu’il soit « mouvement » ou « doctrine ») pour l’Empire russe,

où l’on recensait, à l’époque, de 16 à 18 millions de musulmans, et son

caractère foncièrement orienté « contre la raison d’État » (antigosudarstvennyj)

3 .

On considérait alors que les principaux diffuseurs du panislamisme

en Russie étaient les « éléments progressistes », et en premier lieu les

représentants du mouvement réformiste musulman formé dans le

dernier tiers du XIX e siècle, les djadids (les « nouveaux », selon la

traduction qui était aussi en vigueur dans les milieux bureaucratiques) ;

leur nom renvoyait à la « méthode nouvelle » (uşūl-i

djadīd) d’enseignement

dans les écoles confessionnelles musulmanes, dont ils étaient

les tenants 4 . Cette réforme de l’enseignement a, bien évidemment, dès

3. Les notions de « gosudarstvennyj » (d’État) et, partant, d’« antigosudarstvennyj »,

dans le vocabulaire de l’époque pourraient correspondre aux termes français « national »

et « antinational ». Cependant, la spécificité sémantique des notions russes d’État (gosudarstvo)

et de nation me pousse à éviter cette traduction et à utiliser l’expression « raison

d’État » (ainsi, le terme « national » n’était presque jamais employé pour désigner les institutions

« panrusses », étant remplacé par le terme « gosudarstvennyj » ; en revanche, il

s’appliquait souvent pour caractériser les aspirations correspondantes des ethnies de

l’Empire russe ; cf. aussi Blum et Ingerflom, [1994]). La différence entre les types de

nationalisme définis par B. Anderson [1991], comme le nationalisme « officiel » et le

nationalisme « de masse », se reflète ainsi, sans doute, dans l’usage lexical russe.

4. C’est le célèbre Tatar de Crimée Ismail Gaspirali (Gasprinski), qui est considéré

comme le fondateur de la nouvelle méthode d’enseignement de l’alphabet arabe (qu’il a

élaborée et introduite en 1883). Cette réforme entraîna une refonte généralisée des programmes

dans les écoles confessionnelles musulmanes (maktabs et madrasas), y compris

l’introduction des matières « laïques » (les écoles adoptant cette méthode furent aussitôt

surnommées « nouvelle méthode » ou réformées). Il n’en est pas moins vrai que le djadidisme

n’est que « le second réformisme musulman » en Russie : le terrain avait déjà été

préparé dès le second tiers du XVIII e siècle en Asie centrale [Dudoignon, 1996, p. 14-

22, 27 ; Dudoignon, 1997 ; Kemper, 1996] ; dans la région de la Volga, la réforme a débuté

dans le second tiers du XIX e siècle [Dudoignon, 2001, p. 51].


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 487

ses origines, reflété des aspirations beaucoup plus étendues que la

stricte question de l’éducation musulmane. C’était devenu particulièrement

manifeste chez les jeunes générations, apparues sur la scène

sociale à l’aube du XX e siècle, qui avaient souvent reçu, outre leur

éducation musulmane traditionnelle, une formation à l’occidentale, en

Russie ou en Europe, et qui se percevaient comme l’intelligentsia

musulmane [Dudoignon, 2000, 2001 ; Noak, 2001]. C’est précisément

au djadidisme (et aux courants plus radicaux qui devaient suivre) que

les historiens rattachent les idées de modernisation, de sécularisation et

l’élaboration d’une conscience nationale chez les musulmans de

Russie, ainsi que la formulation de leurs aspirations politiques.

Paradoxalement, toutefois, les réformistes musulmans de Russie,

plutôt que d’argumenter au nom du panislamisme, étaient quasiment

unanimes pour en réfuter jusqu’à l’existence même, répétant à longueur

de discours et d’articles que l’idée même en était absurde et n’existait

que dans les cerveaux des bureaucrates russes, qui s’en servaient pour

justifier les représailles antimusulmanes. Il s’agissait, selon les

réformistes, d’un « spectre », d’un « mythe créé de toutes pièces… par

les ennemis de l’Islam 5 ». Et, de fait, des études récentes montrent

qu’en Russie, le panislamisme (et même le panturquisme, avec qui on

le confondait souvent), n’avait rien d’un mouvement organisé ou d’une

théorie largement diffusée 6 . Bien entendu, il y avait parmi les fonctionnaires

des hommes qui comprenaient cette réalité, voire même qui se

permettaient de mettre en doute la réalité de la « menace panislamique »

(ce qui pourtant ne mettait pas un frein aux poursuites engagées contre

la « propagande antigouvernementale » diffusée par cette « dangereuse

doctrine 7 »).

C’est d’autant plus étonnant que le « panislamisme » est devenu

l’une des notions clés des relations entre l’État et les musulmans en

Russie, la plus chargée émotionnellement et symboliquement, un

5. Discours de S. Maksudov, prononcé en 1912 [reproduit in Yamaeva, 1998, p. 193].

6. Cf. l’éventail des opinions à ce sujet présenté par Geracy [2001, p. 277-283]. Ce

que les historiens (sans parler des bureaucrates russes) prenaient pour une manifestation

de panislamisme pouvait n’être qu’un faux-semblant, voire le contraire (cf., par exemple,

l’interprétation de la revue « Musulmanin » par A. Bennigsen et Ch. Lemercier-Quelquejai

[1964] comparée avec [Bessmertnaïa, 2000]), et refléter des rapports de force à l’intérieur

de telle ou telle localité musulmane [Dudoignon, 2000, p. 307-310]. Les tendances les

plus nettement panislamiques et panturques se faisaient jour dans le milieu des émigrés

russes (particulièrement en Turquie), qui avaient quitté leur pays à la suite de la révolution

jeune-turque de 1908 et/ou pour fuir la répression en Russie [Georgeon, 1997 ; Georgeon

et Tamdoğan-Abel,

2005].

7. Cf., par exemple, la lettre du chef de la direction de gendarmerie du gouvernement de

Kazan au gouverneur, datée du 13 janvier 1911 [NART (Archives nationales de la République

de Tatarstan), f. 199, o.1, d.723, l. 10-12]. Pour plus de détails, cf. Vorob’eva, 1999.


488

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

véritable carrefour de toutes les tensions. C’est précisément ce

paradoxe que je me propose d’analyser autour de la controverse entre

fonctionnaires russes et acteurs musulmans. La question que je me pose

n’est donc pas de savoir si le panislamisme était vraiment répandu

parmi les musulmans de Russie mais pour quelles raisons la confrontation

autour de l’image du panislamisme était-elle si violente, quelles en

étaient les significations symboliques pour les deux parties, et, au-delà,

les non-dits des deux côtés à ce sujet ?

Je commencerai toutefois par ce qui a été dit explicitement par

chacune des parties en présence, en me limitant à quelques-unes des

opinions formulées, surtout les plus radicales ; menées jusqu’à leur

aboutissement logique, celles-ci permettent de mieux définir la nature

des enjeux et des représentations, même si elles ne reflètent pas toute

la gamme de jugements souvent contradictoires et conflictuels. Du côté

russe, il s’agira de la vision de fonctionnaires ordinaires du ministère

de l’Intérieur, non d’orientalistes, plus cultivés, et non, par exemple, de

fonctionnaires des Affaires étrangères, plus souples et pragmatiques.

Du côté musulman, je rapporterai les propos de quelques personnalités

tatares de la région Volga-Oural, représentants de l’ethnie la plus

suspectée, nous le verrons, par les bureaucrates russes de la diffusion

du « panislamisme 8 ».

La « Commission spéciale » interministérielle de 1910, consacrée

aux problèmes de politique intérieure musulmane, et, de fait, au

« panislamisme » (j’y reviendrai plus loin), me permettra de confronter

les opinions des parties en présence. Cela ne signifie pas que les points

de vue émis par ailleurs ne seront pas pris en compte.

LA POSITION DES FONCTIONNAIRES RUSSES

La période commençant à la dissolution de la II e Douma d’État, en

1907, est souvent, non sans raison, qualifiée de « réaction stolypinienne

» (malgré la réévaluation, dans l’historiographie des dix ou

quinze dernières années, du rôle de P. Stolypine, chef du gouvernement

et ministre de l’Intérieur en 1906-1911). Le passage, pendant la

révolution de 1905-1907, à la monarchie constitutionnelle et la proclamation

par le tsar Nicolas II de certains droits civiques (liberté de

8. Si je me réfère à cette controverse, je ne voudrais pas pour autant qu’on y voie un

résumé de toute la gamme des relations entre les Russes (ni même l’administration russe)

d’un côté, et les personnalités musulmanes, de l’autre : relations qui étaient en réalité beaucoup

plus complexes, étroites, et quelquefois amicales. À ce sujet, cf. l’exemple de

I. Gasprinski [Lazzerini, 1997].


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 489

conscience 9 , de parole, de réunion, de rassemblement), même limités,

donnaient à la société des raisons d’espérer plus d’égalité pour les

minorités, plus de liberté pour la presse, de créer des partis politiques.

Mais, vers 1907, le pouvoir (et même une partie des milieux libéraux)

était renforcé dans son sentiment que ce changement de régime

politique menaçait les fondements mêmes de l’État. En faisant le choix

de maîtriser le mouvement des réformes, le gouvernement accentuait

dans le même temps sa politique restrictive envers l’opposition. Pour

les musulmans de Russie, cela se traduisit par une nette diminution de

leur représentation à la III e Douma, une surveillance plus stricte de leur

presse (qui s’était sensiblement développée pendant la révolution), la

fermeture de certaines écoles réformées, l’arrestation de quelques

personnalités et enseignants djadids. On peut dire que l’un des

principaux dilemmes auxquels était confronté le gouvernement de

l’époque était de concilier les valeurs relativement libérales sur

lesquelles il était depuis peu censé fonder son action, et la restauration

du projet de transformer l’Empire russe multiethnique en un État

unitaire, un État-nation. Ce projet était fondé sur l’idée de la supériorité

de la culture russe et de l’orthodoxie, de la préséance confessionnelle

et des privilèges législatifs de l’Église orthodoxe (qui n’a été séparée

de l’État qu’en 1918) ; rappelons à cet égard le succès ministériel de

l’entreprise du missionnaire Matvéïev-Chouchouk-ogly 10 . Autrement

9. Les lois sur la liberté de conscience concernaient principalement les problèmes de

conversion à une autre religion et ne bouleversèrent pas la condition réelle des musulmans,

dont le statut avait déjà été fixé : les réformes de Catherine II leur avaient déjà accordé la

« tolérance » (le droit de pratiquer publiquement leur religion en vertu de la législation en

vigueur). Mais ces nouvelles lois revêtaient une grande importance psychologique.

10. Le système de N. Ilminski, même remanié par des interprétations nouvelles, gardait

toute son actualité dans les relations entre le pouvoir laïc d’une part, l’Église et les milieux

missionnaires de l’autre, pour tout ce qui touchait à leur politique « allogène » (inorodčes-

kaja) et, en particulier, musulmane. Ce système avait été élaboré par ce missionnaire dans

les années 1865 comme une alternative au débat direct avec l’islam (il s’adressait toutefois

plus particulièrement aux non-russes déjà baptisés, mais tentés par un retour à l’islam). Son

principe essentiel consistait à promouvoir « l’éducation religieuse et morale des allogènes

(inorodcy) », dispensée dans la langue maternelle de l’ethnie correspondante, par des enseignants

de même origine. Mais, comme il est avéré que ce système favorisait l’émergence

d’une identité « nationale » distincte de l’identité russe, il s’attira à la fois les critiques des

autorités « laïques » et de certains missionnaires, qui lui préféraient l’enseignement en russe.

Il n’en reste pas moins que les deux voies avaient comme but final la russification, que ce

soit par l’instruction en langue russe ou par l’entraînement à « penser à la russe ». Notons, en

même temps, et pour éviter tout simplisme, que les rapports entre le pouvoir « laïc » et les

missionnaires étaient marqués par des divergences notables quant à la vision de la nature de

l’islam et sur la façon concrète de l’influencer. Pour plus de détails, cf. [Werth, 2002 ; Geracy,

2001, surtout p. 223-263 ; Vorob’eva, 1999]. Il n’est pas moins significatif que ce projet de

russification était conçu comme un moyen d’atteindre la « fusion » des allogènes avec les

Russes sans recours à la violence [Geracy, 2001].


490

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dit, la russification des allogènes, leur « communion (priobš čenie)

avec

la culture russe », ou bien leur intégration, était toujours considérée

comme un idéal à atteindre 11 . Dans ce terrain propice, se développe une

crainte du séparatisme politique ou même culturel des musulmans,

provoquée par l’émergence de l’activisme politique des leaders

musulmans pendant la révolution (où ils se rangèrent le plus souvent

aux côtés de l’opposition libérale, le Parti des démocrates constitutionnels),

ainsi que par les répercussions des révolutions de 1908 en

Turquie et en Perse [Noak, 2001, p. 19 ; Vorob’eva, 1999]. C’est dans

ce contexte que (ré) apparaît le « spectre du panislamisme 12 ».

Les définitions que les fonctionnaires russes donnent du panislamisme

se résument de la manière suivante (laissons pour l’instant de

côté les citations les plus surréalistes) : « Le panislamisme est une

doctrine qui s’efforce de rassembler tous les peuples de confession

musulmane en un état islamique unique, une grande puissance

mondiale » [NART, f. 199, o. 1, d. 723, l. 10]. Ou, plus encore : « Le

principe de base du panislamisme est le rassemblement politique et

économique de tout le monde musulman sous l’égide de la Turquie,

avec, pour but final, la création d’une république panturque 13 » (dans

l’usage courant, l’Empire ottoman était appelé Turquie). Cette assimilation,

parmi les fonctionnaires, du panislamisme au panturquisme

s’explique, pour une large part, par le fait que les leaders musulmans

(réformistes ou révolutionnaires) soulignaient souvent, eux-mêmes,

non seulement l’unité religieuse, mais aussi l’unité ethnique turque de

la plupart des peuples musulmans de Russie 14 . Cela ne pouvait que

renforcer, aux yeux des fonctionnaires, l’image foncièrement hostile de

tous ces « panismes » envers l’État russe : rattacher le religieux au

« national » (ethnique) donnait une nouvelle base (fût-elle fictive) à la

solidarité de tous les peuples musulmans du pays, en attachant, qui plus

est, cette masse ainsi solidarisée à l’Empire ottoman, l’ennemi traditionnel

de l’Empire russe.

11. Même si elle commençait à paraître irréalisable à certains hommes d’État. R. Geracy

[2001, p. 262-263] note que c’est précisément les doutes quant à la possibilité d’atteindre cet

idéal qui conduisirent à la recrudescence de mesures coercitives à l’égard des non-russes.

12. Selon Vorob’eva [1999, p. 38, 148], les premières mentions (assez peu fréquentes

d’ailleurs) du « panislamisme » dans les textes administratifs russes (dans la région du

Turkestan), remontent aux dernières années du XIX e siècle.

13. Circulaire du Département de la police, section spéciale, du 18 décembre 1910

[GARF (Archives d’État de la Fédération Russe), f. 102 (DP OO), o. 1910, d. 74-1, l. 142].

14. Depuis Gasprinski, des tentatives avaient même été faites pour élaborer une langue

littéraire turque commune. Toutefois, Noak [2001, p. 22] note que l’enthousiasme du

début pour cette idée dans la région de la Volga était retombé vers cette période ; ce qui

s’explique par un rétrécissement des références ethniques (de « turques », en général, à

« turques du Nord » ou « tatares », etc.) dans la recherche d’identité des musulmans de la

Volga. Cette évolution resta cependant ignoré des fonctionnaires.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 491

La notion de « panislamisme » se basait donc, dans l’esprit des fonctionnaires,

sur l’association de la menace externe avec la menace

interne. Dans sa dimension intérieure, le « panislamisme » focalisait

toutes les craintes liées au séparatisme et à l’isolationnisme musulmans

et c’est lui qui suscita l’apparition, chez les Russes, de l’idée d’un islam

« nationaliste » et « politique ». Le principe du panislamisme, selon une

analyse officielle de la presse musulmane 15 , c’est « la fusion de notions

religieuses et nationales, conférant à l’islam un caractère de doctrine

politique » ; il équivaut au principe d’« insularité » (obosoblennost’)

nationale et au rassemblement des vingt millions de musulmans de

l’Empire en un parti politique unique, autrement dit à l’idée de

détachement (otčuždenie)

de la Russie, non seulement sur un plan

religieux, mais national et politique » (souligné dans le texte original)

[Gol’mstrem, 1987, p. 23, 21]. Cet islam politique cesse en fait d’être

une religion (et n’est donc plus du ressort de la liberté de conscience) et

s’oppose à l’islam véritable (d’ailleurs considéré comme tout aussi

nuisible) : « Les musulmans d’aujourd’hui » se distinguent par « leur

capacité étonnante à appliquer les principes de l’islam à toutes sortes de

besoins pragmatiques », et « dans cette optique propre à rassembler sous

une bannière unique des hommes des courants les plus différents,

l’islam n’est plus que le symbole du nationalisme, dans lequel chacun

met ce qu’il veut » [ibid., p. 23, 24]. Mais la vision unitariste russe a

pour les musulmans un autre projet, fondé sur un tout autre rapport

entre le laïc (le « pragmatique ») et le religieux : « Compte tenu de la

spécificité russe, où les musulmans sont les sujets d’un État chrétien et

doivent donc s’acquitter de leurs obligations civiques et laïques, non pas

en accord avec les principes de l’islam — surtout dans l’interprétation

arbitraire qui en fait une force de rapprochement de tous les musulmans

avec la Turquie, mais dans le respect des exigences de la raison d’État

russe, ce type de doctrine constitue un crime contre l’État équivalent à

la propagande d’un « État dans l’État », au détachement politique d’avec

la Russie, et donc à un crime de haute trahison » [ibid., p. 21].

C’est un lieu commun de rappeler que l’esprit des lois de l’Empire

russe favorisait, depuis le XVII e siècle au moins, le principe confessionnel.

Celui-ci, raffermi par les réformes des années 1780 de

Catherine II, a conforté une certaine autonomie institutionnelle pour les

communautés musulmanes de Russie [Khodarkovsky, 1997 ;

Dudoignon, 1996, 2001 ; Frank, 2001]. Cela ne pouvait que renforcer

15. Ce compte rendu de la presse musulmane pour l’année 1910 a été fait en 1911 pour

le Département de la presse et publiée à Saint-Pétersbourg. Les rapports de ce type étaient

une pratique courante dans la quasi totalité des services du ministère de l’Intérieur chargés

du contrôle du « panislamisme ».


492

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’identité musulmane déjà existante, qui devint encore plus forte et

dominante par rapport aux autres identités au sein de ces communautés

musulmanes régionales. Pendant la révolution de 1905-1907, l’autoidentification

musulmane a traversé les frontières régionales,

s’étendant (du moins dans le discours réformiste) à toute la population

musulmane de Russie [Noak, 2001]. Les craintes de l’administration,

prompte à assimiler cette évolution au « panislamisme », ne pouvaient

que s’en trouver accrues, lorsque la visibilité de ces communautés

semi-autonomes, leurs contours assez nets parmi les autres populations

du pays venaient nourrir les appréhensions du séparatisme musulman.

Il semblerait que, désormais, d’une façon assez paradoxale, l’approche

confessionnelle était associée, dans l’esprit des fonctionnaires, à l’idée

plus séculière d’une religion « pure », c’est-à-dire d’une religion qui se

limiterait au domaine de la foi individuelle et des pratiques cultuelles.

Seule une telle foi (au contraire du « panislamisme ») permettrait aux

hétérodoxes de devenir des « bons citoyens 16 », parfaitement intégrés à

la vie russe. Nous verrons plus loin si cette idée était susceptible de

rencontrer quelque succès.

LA POSITION DES RÉFORMISTES MUSULMANS

Sadri Maksudi (Maksudov dans la transcription russe, 1879-1880-

1957) était un Tatar de Kazan, fils de mollah, disciple de I. Gasprinski,

docteur en droit de la Sorbonne (1906), membre du comité central du

parti Ittifak-al-muslimin (Alliance des musulmans) (1906), député du

gouvernement de Kazan aux II e (20 février-2 juin 1907) et III e

Doumas d’État (1 er novembre 1907-9 juin 1912) et secrétaire du

groupe musulman de la III e Douma. Il dénonçait le fait que les mesures

gouvernementales contre un panislamisme (mythique, bien entendu)

étaient dirigées en fait « premièrement, contre l’islamisme tout court »

(l’islamisme signifiant ici appartenance à l’islam) et « deuxièmement,

contre le mouvement progressiste musulman » [Jamaeva, 1998, p. 190].

Ce « mouvement progressiste » n’est rien d’autre que « la marche en

avant naturelle » de la population musulmane sur le chemin de la

« communion » (priobš čenie)

avec la culture russe et le progrès»

[ibid., p. 192] ou, plus généralement, « l’aspiration à la culture »

[ibid., p. 180] ; aspiration d’ailleurs « seulement naissante » [ibid., p.

193], car les musulmans sont « cullturellement arriérés » et « économiquement

faibles » [ibid., p. 182]. Et c’est ce mouvement culturel que,

16. Pour les notions de citoyenneté, cf. en particulier Yaroshevski, 1997.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 493

sous l’influence de « politicards missionnaires par principe hostiles à

l’islam » [ibid., p. 182], le gouvernement, depuis que la politique

nationaliste de Stolypine a été instaurée, prend pour du panislamisme.

Or, ce sont justement les persécutions contre ce mouvement qui

pourraient bien menacer « l’avenir d’une Russie forte », en laissant les

musulmans — vingt millions de personnes 17 — végéter dans l’arriération

et soumis à l’oppression. Sans parler des réactions « regrettables »,

tant pour le gouvernement que pour les musulmans eux-mêmes, que

pourrait provoquer au sein d’une population jusqu’ici « loyale et

pacifique » cette politique injuste et infondée. Il est de l’intérêt même

du gouvernement de faire en sorte que les musulmans deviennent des

« citoyens à part entière d’un grand et libre Empire russe », ce qui est

précisément l’objectif de leurs leaders [ibid., p. 193].

Maksudi a prononcé ce discours (souvent cité par la presse de

l’époque, puis devenu une référence fréquente des historiens) à la Douma

d’État le 13 mars 1912, à l’occasion des débats sur le budget du

ministère de l’Intérieur. Son argumentation est fondée sur des exemples

précis d’actes de répression 18 , ainsi que sur les documents officiels par

lesquels l’administration la justifie. La plupart sont, apparemment, des

extraits de la «Commission spéciale » déjà mentionnée — officiellement

« Commission spéciale pour l’élaboration de mesures visant à contrecarrer

l’influence des Tataro-musulmans dans la région de la Volga ».

Cette commission s’était réunie en janvier 1910 à l’initiative de

Stolypine 19 , en présence de représentants du ministère de l’Intérieur, du

ministère de l’Instruction publique et de l’Église orthodoxe russe 20 .

Revenons pour le moment à la position des fonctionnaires : ce n’était pas

un hasard si la Commission s’est concentrée sur les Tatars de la Volga.

Car c’est à cette ethnie, « qui n’est pas la plus importante par le nombre »,

que les fonctionnaires attribuaient « une domination culturelle et une

17. Les chiffres de la population musulmane varient souvent en fonction de la position

de celui qui les cite : les musulmans ont tendance à le gonfler jusqu’à 20 millions, ce que

font aussi, d’ailleurs, les fonctionnaires les plus inquiets.

18. L’investigation faite par la suite au ministère de l’Intérieur n’a pas confirmé tous

les cas de répression évoqués par Maksudi [RGIA, f. 821, o. 133, d. 620, l. 34].

19. Cette initiative de Stolypine avait en effet été influencée, comme le dit Maksudi, par

sa correspondance avec des missionnaires [Geracy, 2001, p. 285 ; Vorob’eva, 1999, p. 121-

122]. Mais la convergence de vues entre le gouvernement et les missionnaires n’était cependant

pas totalement manifeste [Geracy, 2001, p. 296-308], et le congrès des missionnaires à

Kazan, dont Maksudi considère les conclusions identiques aux propositions du gouvernement,

s’était en fait tenu quelques mois après la Commission spéciale, en juin.

20. C’est à la suite de cette Commission que la Section spéciale du Département de la

police de Saint-Pétersbourg ouvrit des dossiers consacrés au « panislamisme », promu

ainsi au rang de parti politique d’opposition. En province (par exemple à Kazan), des

enquêtes similaires avaient été ouvertes encore plus tôt.


494

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

influence sans équivalent sur les autres allogènes musulmans de Russie ».

Ils l’expliquaient par « le niveau culturel relativement élevé des Tatars »

par rapport à ces derniers [ ˘Z urnal, 1929, p. 110-111]. Cette différenciation

entre les « allogènes musulmans » était pourtant soumise, comme on

l’a vu plus haut, à la vision « panislamique » adoptée par l’administration

elle-même 21 , et les particularités ethniques des Tatars étaient ainsi

réduites à une propension spécifique au prosélytisme islamique. À la

suite de cette Commission, Stolypine présenta au Conseil des ministres

un rapport (probablement, une autre source de Maksudi 22 ) intitulé

« Mesures destinées à contrecarrer l’influence panislamique et panturque

sur la population musulmane » [RGIA, f. 1276, o. 7, d. 6, l. 92-101].

Outre ses protestations quant à la loyauté de la population

musulmane et à l’absence de tout courant séparatiste (tant qu’on

respecte les droits promulgués à l’époque révolutionnaire), le discours

de Maksudi est particulièrement instructif en ce qui concerne deux

notions qui sont les fondements mêmes de son argumentation. Il s’agit

en premier lieu de la notion de « culture ». C’est en s’y référant que

l’orateur détermine la condition des musulmans (la pauvreté et l’oppression

sont en fait des conséquences de la privation de culture, de

« l’arriération culturelle » : ce sont les entraves au « mouvement

progressiste » musulman — c’est-à-dire à leur « communion avec la

culture » — qui empêchent les musulmans de devenir « des citoyens à

part entière »). Il s’y réfère aussi pour démontrer leur loyauté (« la

“communion” avec la culture russe »). En second lieu, il y a la notion

de « peuple » (narod) ou de « nationalité » (narodnost’) musulman(e)

— et c’est en tant que tels que les musulmans sont visés par la

répression dénoncée par l’orateur («…[ils] s’opposent à nous non

seulement en tant que fidèles d’une religion, mais en tant que

nationalité » [ibid., p. 186]). C’est en fait le droit de ce « peuple

musulman » à une existence « nationale » au sein de l’État russe qui est

le fil conducteur du discours de Maksudi, dont voici la conclusion:

« Rien n’oppose en vérité notre mode de vie national et la raison d’État

russe ; ce sont là deux choses parfaitement compatibles ; du haut des

tribunes publiques, nous continuerons à parler, comme nous l’avons

21. À propos des difficultés qu’engendrait cette vision ambivalente du monde musulman,

à la fois comme un tout, mais aussi comme un « conglomérat » de populations ethniquement

différentes, pour définir une ligne politique concrète envers les musulmans du pays, cf.

[Vorob’eva, 1999, p. 124] ; par contre, selon Geracy [2001, p. 293-294], les fonctionnaires

préféraient bien marquer les différences existant entre les peuples musulmans du pays.

22. Dans son discours, Maksudi se réfère à un texte du gouvernement proposant des

« mesures contre le panislamisme », ce qui peut se rapporter aussi bien au « Journal » de la

Commission spéciale qu’au rapport de Stolypine. Ces textes ne diffèrent pratiquement pas

sur le fond.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 495

toujours fait, en citoyens russes, dont le désir le plus sincère est l’épanouissement

et la grandeur de l’État russe. Mais, Messieurs, laisseznous

vivre au sein de notre famille, de notre peuple, selon les traditions

et les préceptes de nos pères, laissez-nous vivre comme nous

l’entendons, selon les exigences de notre âme nationale, fruit de

plusieurs siècles d’existence » [ibid., p. 194] 23 . Cela signifie-t-il que la

différence entre les positions exprimées par les fonctionnaires russes et

celles de l’orateur musulman pourrait se résumer à un débat du style :

vrai, ils ne sont pas loyaux, ou faux, ils le sont ? Ceci alors que le cœur

du problème (la transformation de l’islam en un symbole du nationalisme

et non pas en une religion « pure ») est considéré par les deux

parties de manière fort symétrique.

Avant de tenter de répondre à la question, il convient d’en poser une

autre. Se pourrait-il que ces protestations de loyauté et que le refus

proclamé de tout séparatisme, avec le renvoi du panislamisme au rang

de fantasme de fonctionnaires, ne servent qu’à camoufler les véritables

intentions des djadids, soumis au contrôle étatique — comme tendaient

précisément à le penser les hommes d’État russes ? Et, de manière plus

générale, jusqu’à quel point les déclarations publiques des djadids

reflètent-elles réellement le climat interne de leur milieu ?

De toute évidence, le discours de S. Maksudi à la Douma n’est pas

exempt de roublardise politique. Il ne s’est d’ailleurs pas vraiment

illustré, tout au long de sa carrière, par une fidélité inébranlable à ses

propres opinions 24 . Certaines de ses vues (développées en particulier

23. Cf. également l’intervention de S. Maksudi à la Douma du 20 février 1910, où il

insiste sur le caractère indissociable du « national » et du religieux chez les musulmans.

24. À la période qui nous intéresse, S. Maksudi a par exemple prôné le contrôle des

écoles confessionnelles musulmanes par des autorités religieuses centralisées [Xabutdinov,

1999, p. 94], ce qui le rapprochait en quelque sorte de l’opinion des traditionalistes (pour l’alternative

moderniste, à savoir, en contexte russe, la gestion privée de ces écoles, cf.

Dudoignon, 1997 ; 2001) ; ces autorités devaient cependant être élues et non désignées par le

gouvernement. En 1917-1918, Maksudi fut l’un des principaux auteurs du projet

d’« autonomie nationale et culturelle des musulmans de Russie intérieure et de Sibérie »

(autrement dit, une autonomie non-territorialisée, projet auquel s’opposa celui de l’État

d’Idel-Oural, sur des bases fédératives et territoriales). Ce projet prévoyait en fait la création,

au sein de l’État russe, d’une entité ethnopolitique autonome, différente des autres

communautés musulmanes du pays, « les musulmans turco-tatars de Russie intérieure et de

Sibérie » [Isxakov, 1999]. Maksudi soumettait ici les autorités religieuses à un contrôle du

pouvoir laïc [Xabutdinov, 1999, p. 99]. Maksudi devait émigrer en 1919 (et participer à la

Conférence de la paix de Paris en 1919) et s’établir en Turquie à partir de 1925, où il se rangea

aux côtés d’Ataturk. Il fut élu à deux reprises membre du Parlement et nommé professeur à

l’université d’Ankara, puis à celle d’Istanbul. Une tentative de présenter les propos et les actes

de Maksudi en faveur de la primauté de l’identité religieuse, turque ou tatare, comme une

évolution logique de sa pensée dans la période qui nous intéresse (jusqu’à 1918), est proposée

par Xabutdinov, 1999. La recherche forcenée d’une identité dominante est d’ailleurs caractéristique

à l’époque de tous les réformistes et progressistes musulmans [Noak, 2001 (y compris

les notices bibliographiques) ; Xabutdinov, 2003 ; Muxametšin,

2003].


496

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

dans les colonnes du célèbre journal de Kazan Joldyz, publié par son

frère aîné Ahmad-Hadi 25 ) provoquèrent à l’époque la réprobation non

seulement des Russes de droite, mais aussi de la communauté tatare. En

1909, déjà, il avait été accusé de rechercher « le compromis avec les

ministres » [Nafigov, 1999, p. 144], et il sera à nouveau montré du

doigt en 1912 au moment où la polémique entre Joldyz et, par exemple,

le journal djadid d’Orenbourg, Waqt sera qualifiée de « guerre » (Waqt

reflétait l’opinion de personnalités plus socialisantes et proturques)

[Xabutdinov, 1999, p. 96 ; à propos de ce journal, cf. Bennigsen et

Lemercier, 1964, p. 72-75]. Tout cela souligne bien l’absence d’unité

idéologique parmi les « nouveaux » musulmans de Russie, contrairement

à ce qu’étaient tentés parfois de croire les milieux gouvernementaux.

Et c’était particulièrement vrai en cette période post-révolutionnaire,

où le djadidisme, pour reprendre l’expression de Ch. Noak, était

en butte aux attaques aussi bien de la droite (les autorités russes et les

conservateurs musulmans) que de la gauche (l’aile la plus radicale des

jeunes générations de musulmans, qui a plus particulièrement soulevé

les questions de nationalisme ethnique, ce qui ne signifie pas pour

autant qu’elle occultait complètement la vision religieuse de l’identité

« musulmane 26 ») [Noak, 2001, p. 21-25]. Ainsi, l’option djadidiste,

même si elle dominait toujours dans le discours public musulman,

pouvait être réduite à un simple stéréotype [Noak, 2001, p. 22 ;

Dudoignon, 2001, p. 54; cf. 1997, p. 220] 27 . Faudrait-il donc

considérer que les propos de notre tribun ne reflètent pas uniquement

sa position personnelle (avec une certaine dose d’opportunisme), mais

qu’elles ne peuvent pas non plus être considérées comme un simple

« rabâchage » mécanique des clichés tautologiques que l’on retrouve

dans les discours à la Douma 28 ou les éditoriaux des journaux

musulmans ?

J’ai découvert, dans les archives de Fatih Karimi (Karimov),

rédacteur en chef du journal Waqt (celui-là même qui avait « ferraillé »

25. Cf. le traitement (en fait un peu simpliste) de ce journal dans Bennigsen et

Lemercier, 1964, p. 67-70.

26. Chacune des unités ainsi construites (religieuse, ethnique, ou unissant les deux à

la fois) pouvait être nommée, en russe, nation, l’équivalent turc le plus fréquent étant

millet (communauté et, partant, nation).

27. Par ailleurs, l’aspect lui-même stéréotypé que revêtent les leitmotivs du discours

djadidiste (que cela concerne les nouvelles méthodes d’enseignement ou la loyauté des

musulmans envers l’État russe) ne peut que témoigner, selon moi, du fait que ces idées

étaient devenues assez répandues et non de leur affaiblissement.

28. À propos du discours déjà évoqué de Maksudi (et de ses autres allocutions à la

Douma), ainsi que des interventions des autres députés musulmans reprenant (au moins pour

la question de la loyauté) la position de Maksudi, cf. [Geracy, 2001, p. 270-272, 284, 293].


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 497

en 1912 avec le Joldyz des frères Maksudi 29 ), un document que son

auteur ne comptait pas publier [NART, f. 1370, o. 1, d. 3, l. 1-30

(recto)]. Ce document est d’autant plus intéressant pour notre propos

qu’il s’agit des annotations faites par l’auteur en marge d’une copie du

Journal de cette même « Commission spéciale », dont nous avons

évoqué la critique publique de S. Maksudi. F. Karimi (1870-1937) est

aussi le fils d’un mollah (imām-khatīb

et mudarris) d’un village de la

Moyenne-Volga (district de Bougoulma), mais son père, Gilman, avait

été l’un des promoteurs des madrasas réformées dans sa région. Fatih

avait fait ses études à la Gali-maktab mulkiya (lycée français)

d’Istanbul (1892-96), et il avait également séjourné en Europe

occidentale (1898) en tant qu’assistant et interprète d’un directeur de

mines d’or Š. Raméïev. Contrairement à Maksudi, qui est un homme

politique, il apparaît plutôt comme un ‘ ālim, ayant commencé son

activité comme enseignant dans les madrasas réformées de Crimée

(une région sous l’influence directe de I. Gasprinski). Souhaitant

étendre le champ de sa « mission civilisatrice », sa famille s’installa à

Orenbourg en 1899 et c’est là que Karimi devait amorcer sa carrière

d’homme de lettres et de publiciste. En 1910, il jouissait déjà d’une

popularité certaine, non seulement comme rédacteur en chef de Waqt

(dont le premier numéro était sorti en 1906), mais aussi en tant

qu’auteur d’ouvrages variés, prônant la modernisation du mode de vie

des communautés musulmanes et le renouvellement des connaissances

traditionnelles. Il sociabilisait alors tout autant avec des représentants

de la haute bourgeoisie tatare (comme les frères Raméïev, les éditeurs

de Waqt), qu’avec des réformistes religieux (comme Riza ad-Din b.

Faxr ad-Din) et des hommes politiques de gauche 30 .

Ses annotations en marge du Journal de la « Commission spéciale »,

personnelles, faites en écriture cursive, reflètent de toute évidence la

réaction karimienne « à chaud » (même s’il comptait s’en servir dans un

texte ultérieur). Malgré les dissemblances entre les deux hommes, on y

retrouve une argumentation du même type justement que chez

29. Les divergences de vues entre S. Maksudi et F. Karimi ne les empêchaient pas pour

autant d’entretenir une correspondance privée et de collaborer assez activement.

S. Maksudi devait d’ailleurs par la suite approuver le rôle de F. Karimi [Gosmanov, 2000,

p. 181-186 ; Nafigov, 1999, p. 143].

30. Contrairement à S. Maksudi, F. Karimi s’est dit en 1917 partisan de la structure

fédérative territoriale de l’État. Après la révolution bolchevique, il resta en Russie,

continua d’écrire et d’enseigner à l’Institut tatar d’éducation populaire, qui s’était

constitué sur la base de la madrasa Husayniyya d’Orenbourg, où il enseignait déjà avant

1917. En 1925, il s’installa à Moscou, où il travailla pour plusieurs maisons d’éditions et

enseigna le turc à l’Institut des études orientales. Pour d’autres informations biographiques

concernant Gilman et Fatih Karimi, cf. en particulier Gosmanov, [2000] ; on y trouvera

aussi [p. 286-287] un bref aperçu des archives de F. Karimi au NART (f. 1370).


498

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Maksudi. C’est, peut-être, la critique du modèle traditionnel

d’éducation musulmane qui est spécialement virulente ici — en

revanche on n’y trouve rien contre la loyauté à l’État russe. Karimi

qualifie l’« insularité » prétendument propre aux aspirations djadidistes

d’« épouvantail à moineaux » ; il exige des « preuves » et des « faits »

capables de démontrer l’existence d’un « séparatisme religieux,

culturel et politique » dans les écoles réformées, comme des « idées

panmusulmanes et panturques » dans la presse musulmane. Et il répond

point par point aux principales thèses qui fondent la discussion sur la

politique musulmane de l’État. La plus importante concerne l’école 31 .

D’un côté, le gouvernement s’efforçait de la maintenir sous son

contrôle et, de l’autre, il s’estimait tenu à une politique de noningérence

dans l’enseignement confessionnel musulman. Car, en effet,

outre les engagements pris en faveur du respect de la « tolérance », et

nonobstant les craintes permanentes de l’administration de favoriser

une « agitation » musulmane, ne pas respecter cette politique serait en

fait revenu à promouvoir une autre religion que l’orthodoxie [cf., par

exemple, RGIA, f. 821, o. 133, d. 449, l. 58, 140-148, 483].

L’introduction, dans les maktabs et madrasas favorables aux méthodes

nouvelles, des matières « non-religieuses » transformait pourtant, aux

yeux de l’administration, ces écoles confessionnelles en établissements

d’enseignement général hors du contrôle de l’État et, qui plus est,

manifestant « une tendance spécifique, nationalo-politique ». Or, c’est

bien l’idée du rapprochement des musulmans et des Russes, du refus de

« l’enfermement de l’esprit de l’islam » (autrement dit, de

l’« insularité »), qui constitue pour Karimi l’un des meilleurs arguments

en faveur de l’introduction de « matières d’enseignement général »

dans les écoles musulmanes et pour la défense des stratégies djadidistes

en général. « On ne peut que le constater, écrit-il, il est indubitable que

les éléments nouveaux dans les madrasas anciennes ont provoqué une

véritable levée de boucliers de la part des conservateurs fanatiques, qui

reprochent précisément aux novateurs d’atténuer les différences entre

les nations, d’introduire l’idée — sacrilège aux yeux des vieux

“barbons” — que giaour (ici au sens de non-musulman) ne signifie pas

31. Les deux autres questions qui ont retenu l’attention de Karimi sont l’Assemblée

spirituelle mahométane d’Orenbourg (nommée d’après sa localisation d’origine, elle était

située à l’époque à Ufa) et la question concomitante de la « tatarisation » de la population

musulmane (ou semi-musulmane) d’origines ethniques différentes : il réfutait l’accusation

selon laquelle cette Assemblée aspirerait à prendre le contrôle de toutes les régions musulmanes

de Russie intérieure et de Sibérie, en y menant une politique unificatrice « tataromusulmane

», autant qu’il réfute la « tatarisation ». Pour plus de détails sur ces impasses

de la politique russe, ainsi que sur le problème de l’école, cf. en particulier Geracy, 1997

et 2001 ; Vorob’eva, 1999.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 499

pour autant irresponsable rebut de l’humanité. Tout le monde sait bien

que les musulmans, et en particulier les mollahs des XVIII e et XIX e

siècles, ne se sont soumis qu’à la force brute, et à contrecœur, en

gardant toujours au fond de l’âme une haine organique et secrète pour

tout ce qui est non-musulman. Et voici que les novateurs se mettent en

tête d’atténuer cette altérité hostile… Dans les madrasas anciennes, cet

esprit d’insularité était si fort que les Tatars finissaient par penser que

l’unique source de lumière était les vérités apprises dans leurs “kitabslivres”.

Un exemple particulièrement typique et frappant en est l’exclamation

sincère d’un certain chakird (étudiant) : “Comment, même en

russe deux et deux font quatre ??? ”… Tout aussi significatif est que les

vieux “barbons” musulmans restés imperméables à l’influence

“délétère”, selon le Journal (de la Commission), des novateurs, croient

sincèrement que “kitabat” ne désigne que le livre musulman (sic), alors

qu’un livre à l’alphabet européen n’est qu’un “livre”. Il n’en reste pas

moins que leur usage même est bien, d’une certaine façon, un signe de

fusion [culturelle] (slijanie)» [ibid., l. 28 recto – 29, 30 recto] 32 .

UNE LUTTE ENTRE DEUX NATIONALISMES ?

Comment expliquer que les fonctionnaires n’aient pas entendu et,

semble-t-il, n’aient pas pu entendre ce type d’arguments ? Le credo

djadidiste ne concordait-il pas, presque mot pour mot, avec leur propre

objectif, la « communion » des musulmans avec la culture russe ?

Bizarrement, le pouvoir russe semblait faire davantage confiance aux

traditionalistes musulmans, une confiance tout de même bien

limitée 33 . Par ailleurs, comme on l’a déjà noté à propos du discours de

S. Maksudi, les fonctionnaires n’avaient pas complètement tort de

déceler, dans ce type de discours, un certain « nationalisme

musulman ». Et, par la même occasion, de soupçonner que, dans la

bouche des djadids, la « communion avec la culture russe » signifiait

tout autre chose que ce qu’ils auraient aimé entendre ou que, plus

simplement, elle était une tromperie : une telle « communion » s’harmonisait

bien mal avec l’opposition catégorique des leaders

musulmans à toute idée de russification. Plus encore, de pareils propos

de la part des musulmans pouvaient laisser entrevoir une aspiration à

32. Selon des travaux récents, cette manière djadidiste d’envisager le conflit avec les

« traditionalistes » (« qadimistes ») est tardive [Frank, 2001, p. 218-223 ; Dudoignon, 1997].

33. On peut malgré tout relever parmi les Russes intéressés quelques interventions en

faveur du mouvement djadid [Geracy, 2001, p. 273-276], mais plus rarement dans le

milieu des fonctionnaires ordinaires.


500

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

un certain type d’autonomie politique, fût-ce à l’intérieur de l’État

russe : s’il n’en était pas encore directement question (même dans des

annotations à usage privé), cette tendance pouvait être perçue de

l’extérieur comme potentielle. Quoi qu’il en soit, l’image d’une

communauté musulmane plus ou moins autonome (mais non isolée !),

déjà formée antérieurement, paraît constituer un des points de départ de

la réflexion des personnalités musulmanes qu’on évoque ici.

Ne serions-nous donc pas en présence d’une situation somme toute

banale, l’incompatibilité politique de deux types de nationalisme : un

nationalisme officiel, voué à disparaître, parce que s’efforçant, ainsi

que l’a démontré B. Anderson [1991], de concilier le modèle national

avec un principe ancien de monarchie dynastique et cherchant à édifier

l’Empire sur cet amalgame, et un nationalisme romantique, « jeune » et

venu « d’en bas » (ou plus exactement de l’intelligentsia et de la

bourgeoisie des minorités opprimées) ? Il suffirait alors de considérer

que c’est précisément le conflit entre ces deux nationalismes qui

transparaît dans la lutte des conservateurs au pouvoir, tenants d’une

politique unificatrice et donc oppressive pour les minorités, et des

libéraux réclamant l’égalité de droits pour les peuples opprimés et le

respect de leur « culture nationale » au sein de l’Empire russe.

Et c’est bien ainsi, avec les précautions d’usage, que nombre d’historiens

actuels ont tendance à décrire la situation de l’époque (sans

parler des générations précédentes, dont l’école d’Alexandre

Bennigsen). Assez paradoxalement (au-delà des différences méthodologiques,

des divergences épistémologiques, idéologiques et éthiques),

ils reprennent fondamentalement les interprétations les plus typiques

des fonctionnaires russes (qui sont proches, d’ailleurs, de celles des

historiens et des idéologues soviétiques ou nationalistes [Frank, 2001,

p. 5-29, p. 218-223]), par exemple, en disant que « les élites

musulmanes » ont formulé « un discours politique… national par sa

forme et son contenu, islamique par son expression » et qu’elles ont

incarné les aspirations à l’« auto-isolation » des communautés

musulmanes (même si elles obéissaient en cela aux nécessités de

conjonctures historiques objectives et poursuivaient une stratégie

défensive) [Noak, 1997, p. 114 ; cf. 2001].

Mais devrait-on pour autant résumer à cela la situation qui nous

intéresse ? L’expression « nationalisme islamique (ou religieux) » n’estelle

pas un peu étrange, surtout si l’on admet, comme l’a fait remarquer

Noak [2001, p. 25], qu’on ne peut se contenter d’assimiler l’« identité

musulmane » à une simple étape de l’« édification nationale » tatare,

comme si elle était une sorte de « proto-nationalisme » ? Et comment

harmoniser cela avec la « communion (ou même la « fusion ») avec la


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 501

« culture russe », la réfutation indignée des accusations d’« isolement »

qui émaillent le discours de nos réformistes musulmans ? Et pourquoi,

d’un autre côté, ce « nationalisme musulman » devrait-il forcément être

assimilé au panislamisme 34 ?

LE PROJET DES LUMIÈRES : LE RELIGIEUX, LE NATIONAL

ET LA NOTION DE « CULTURE »

R. Geraci, se référant aux travaux de M. Rodinson (La Fascination

de l’islam) et d’E. Saïd (Orientalism), explique les rapports entre l’administration

russe et les musulmans à l’époque par la « réincarnation »

de l’image médiévale propre aux Européens, et donc aux Russes, d’un

monde musulman menaçant, politiquement et idéologiquement opposé

à l’Europe. La politique scolaire en particulier — la volonté d’interdire

les matières d’enseignement général dans les écoles confessionnelles

réformées et, parallèlement, l’échec de fait du projet de création d’établissements

publics d’enseignement général destinés aux musulmans

(ce qui, théoriquement, devait leur permettre l’intégration à la « vie

russe »), s’explique en fin de compte, selon Geraci, par la peur de voir

dans les faits s’effacer la frontière même entre ces deux mondes (cette

peur se substituant à l’angoisse d’une « apocalypse musulmane » de la

civilisation européenne 35 ). En dépit des objectifs déclarés, le pouvoir

fondait donc sa politique à cette période sur sa volonté d’empêcher

l’accès des musulmans à l’éducation laïque et de les maintenir isolés de

la société russe [Geracy, 2001, p. 281-283, p. 290-291]. Cette dernière

conclusion me paraît toutefois un peu artificielle : elle confond l’échec

de la politique musulmane officielle (ou plutôt l’absence de stratégie

définie, due aux impasses auxquelles le gouvernement était

confronté 36 ) avec les buts poursuivis. Mais on ne saurait nier que les

stéréotypes de la mémoire historique autour de l’hostilité de ces deux

univers, et même la peur face au monde musulman (réactualisée, en

dépit du sentiment de triomphe de la civilisation européenne), ont eu

une forte influence sur la politique russe envers les musulmans. Il me

semble cependant que cette explication n’est pas suffisante. Voyons

donc sur quelles présomptions se fondaient les parties en présence.

34. Affirmer que les idées de pangermanisme ou de panslavisme en vogue à l’époque

étaient des prototypes du « panislamisme » n’est sans doute pas une explication suffisante.

35. Geracy reprend ici une observation de E. Saïd à propos de l’orientalisme européen

à une période ultérieure : la crise de l’entre-deux-guerres.

36. Certains historiens (par exemple, Vorob’eva, 1999) iront même jusqu’à qualifier

cette politique de non-ingérence dans les affaires musulmanes.


502

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Les discours des djadids tatars frappent par leur maîtrise exceptionnelle

de la langue russe. C’était là une caractéristique des nouvelles

générations de réformistes, dont Karimi et Maksudi 37 . Je ne parle pas

seulement de leur capacité à s’exprimer en langue russe idiomatique,

mais de la conformité — qui semble absolue — des notions utilisées

par les djadids et par les fonctionnaires russes. En effet, si nous

reprenons les textes déjà cités, les uns comme les autres s’appuient tout

autant sur les notions de nation, de nationalité (narodnost’), de progrès,

de culture, et, plus particulièrement, sur l’idée de rapprochement ou

bien de détachement et d’hostilité entre les différentes cultures (on

pourrait encore ajouter à cette énumération des catégories telles que

l’intelligentsia, le peuple, le clergé, la raison d’État, la religion,

l’« accès aux Lumières » (prosveščenie),

au sens d’éduquer, d’éclairer

l’esprit 38 , l’arriération…). La structuration même de ces notions, leurs

corrélations (dont dépend leur contenu sémantique), ce que l’on

pourrait qualifier de « langue culturelle », tout cela paraît semblable

dans le discours propre aux deux camps en présence (bien entendu, je

ne parle pas ici des jugements basés sur telle ou telle notion, qui, ainsi

qu’on l’a déjà vu, peuvent être radicalement opposés) 39 .

L’une des notions de base (à laquelle s’agrègent les autres) dans la

controverse autour du panislamisme est la notion de « culture ». Ce

terme, apparu en Russie dans les années 1830-1860, était généralement

employé parallèlement à la « civilisation » (arrivée à la même époque),

dont il était souvent synonyme (c’est particulièrement vrai de la

période qui nous intéresse, où l’usage en était déjà largement répandu).

La notion de « civilisation » nous est, bien évidemment, venue de

France et était, rappelons-le, indissociable du « projet des Lumières ».

Elle suggérait l’idée d’une Histoire fondée sur des principes universels,

communs à toute l’humanité : c’est la marche inéluctable du progrès,

37. Le père de F. Karimi ne parlait pas russe [Karimullin, 1985, p. 258-259] ; selon

certains témoignages, Fatih lui-même avait été renvoyé de la madrasa (pourtant réformée)

de Zakir Kamali (1804-1893, l’un des représentants les plus influents de la confrérie des

Nakshbandiyya dans la région de la Volga, pour avoir voulu apprendre le russe

[Gosmanov, 2000, p. 137]. Maksudi, lui, a fait du russe à l’âge de 17 ou 18 ans à l’école

normale russo-tatare de Kazan.

38. J’y reviendrai plus loin.

39. Pour plus de détails sur la similitude de ce type de « réseaux de notions » dans les

discours des réformistes musulmans et des Russes (en particulier, de la presse russe), cf.

Bessmertnaïa, 2000. Je voudrais insister sur le fait que cette similitude devient particulièrement

évidente si l’on considère les discours des musulmans faits en russe, ce qui n’a pas

été souvent étudié par les spécialistes de l’Islam en Russie, qui ont privilégié les écrits des

musulmans russes en langue turque. Ces derniers montrent surtout les similitudes avec les

autres parties du monde musulman de l’époque. Je vais m’efforcer de montrer que ces

deux types de similitude ne sont pas incompatibles.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 503

dont la « civilisation » est à la fois le but et le contenu. Dans cette

optique, la « civilisation », comme la « culture », considérée comme la

somme des acquis de l’humanité — y compris les réalisations futures,

présentent, ainsi que le note N. Kopossov, une sorte de société

universelle idéale, l’avenir de l’humanité. Dans le même temps, la

« civilisation », et plus encore la « culture » (liée surtout au romantisme

allemand), sont les termes employés pour décrire l’état actuel de telle

ou telle société concrète (où peuple concret) et ils prennent ici un sens

particulier. Plus encore, dans cette acception étroite, la « culture », c’est

aussi la somme des traditions d’un peuple, la tradition, bref, son passé.

« Culture » et « civilisation » ont donc ici la forme du pluriel. La voie

empruntée pour réconcilier cette pluralité de cultures particulières et

l’universalité de l’Histoire et de la Culture se faisait, en principe, par le

biais d’une conception évolutionniste d’un développement par étapes

de la Culture de l’humanité. Or, c’est bien cette alternative entre la

pluralité ou l’universalité de la « culture » (qui devait aussi devenir un

problème clé, on le sait, pour les sciences sociales), dont découlent les

clivages idéologiques majeurs. Se référer à la Culture universelle, la

« Culture-avenir », était surtout une façon d’affirmer des conceptions

libérales, en particulier celles des « occidentalistes » russes. Insister, au

contraire, sur une culture particulière, la « culture-passé », était plus

typiquement conservateur (par exemple slavophile). C’est d’ailleurs un

schéma propre au nationalisme, en tant que volonté de conservation et

de développement d’une culture pétrie de tradition nationale

[Kopossov, 2005, p. 70-76 ; Asojan et Malafeev, 2001, p. 84-116].

Afin de comprendre comment fonctionnait la notion de culture dans

la polémique sur le panislamisme, il convient encore de faire une

remarque d’ordre général. Dans la perception russe de l’époque, les

frontières (et la spécificité) de telle ou telle culture particulière ne se

définissaient pas uniquement par des critères ethniques, mais aussi par

des différences confessionnelles (rappelons le principe confessionnel

prévalant dans l’édification de l’Empire qui, semble-t-il, n’était pas

exempt, à l’époque, de réinterprétations « culturelles »). La célèbre

devise du nationalisme officiel formulée dans les années 1830 par le

comte Ouvarov, « orthodoxie, autocratie, nationalité (narodnost’)»,

unissait déjà le religieux et le national (comme spécificité nationale) en

un tout quasi indissociable 40 . L’idée d’une culture particulière,

40. La notion de narodnost’ (de narod, « peuple ») englobait à la fois l’esprit et les traditions

populaires (ainsi, la traduction française de « popularité » a même été proposée

dans les années 1830), et la singularité et la globalité nationales (« nationalité »). Chez les

slavophiles aussi, comme pour les milieux officiels, elle était étroitement liée à l’orthodoxie.

Ce concept a joué un rôle clé dans la formation de la notion de « culture », dont il

fut, pour une grande part, le prototype [Asojan et Malafeev, 2001, p. 92-99, surtout p. 93].


504

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

« nationale », supposait donc (ou, en tout cas, pouvait supposer) son

identification à une religion. C’est justement cette transformation de

l’islam en une culture, dans l’esprit des fonctionnaires russes (et de

beaucoup d’autres), qui explique, à mon sens, leur conception de la

« musulmanité 41 » et les impasses de la politique musulmane à la

période qui nous intéresse.

C’est bien parce que l’Islam apparaît comme une culture globale

que, pour les fonctionnaires, les aspects internes et externes du panislamisme

sont si intimement liés : le panislamisme russe ne peut exister

sans un panislamisme mondial, qui est à la fois son explication, son

soutien et bien souvent sa source même (il s’agit de « l’union de toutes

les peuplades musulmanes [du monde] sur la base d’une culture

islamique spécifique » [ ˘Z urnal, 1929, p. 110]). Par ailleurs, un certain

glissement de sens dans la définition des frontières de cette culture ayant

perdu tout contenu ethnique est perceptible, mais il est attribué à la

spécificité même de l’Islam : « Le monde musulman, pris dans sa masse,

forme un milieu cosmopolite… qui paralyse les particularités individuelles

des différentes tribus et les unit en un tout homogène et

solide… ». En conséquence et pour cette raison, « partout, les peuples de

confession musulmane, contrairement aux principes européens de nationalisme

ethnique, mettent en avant le nationalisme religieux » [ibid., p.

116]. La boucle est bouclée : la communauté religieuse, considérée à

travers le prisme de la culture nationale, acquiert sa spécificité par la

« nationalisation » et la « politisation » de son caractère religieux ; la

culture s’explique par la culture. Et comme l’« Islam-culture », par

définition, n’est pas seulement une religion (mais avant tout une

mentalité spécifique), le désir du fonctionnaire de voir dans chaque sujet

russe musulman un « bon citoyen » qui ne différerait des autres que par

sa foi « pure », était donc voué à l’échec : il (le fonctionnaire) se

retrouvait pris au piège de ses propres interprétations.

Certes, on ne peut nier que la partie musulmane entendait, de son

côté, manifester cette culture (ou nation) musulmane 42 . Et il faut

admettre que, même si cette conception identitaire, comme on l’a noté

précédemment, était fortement stimulée par la politique de l’État, le

contraire est également vrai : le fait que les autorités aient perçu les

musulmans comme un « tout » était aussi fondé sur les modes d’auto-

41. Ilminski déjà, dès les années 1860-1880, décrivait l’islam comme une forme de

mentalité spécifique, régissant l’ensemble de son système éducatif.

42. Au contraire, Noak [2001, p. 25], quand il affirme que « the ambiguous semantics

of the “Muslim” (ethno)-confessionism survived the “culturisation” of the identity debate.

Confessional and ethno-cultural aspects remained closely intertwined », oppose de fait

l’« (ethno)-culturel » et le « confessionnel » (religieux).


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 505

représentation propres aux musulmans eux-mêmes 43 . La question était

de savoir quelle forme de spécificité attribuer à cette culture et à son

avenir.

Des deux côtés, les débats tournaient autour du rapport de la culture

musulmane à la culture russe et, plus généralement, européenne, et

donc de l’idée de progrès, symbolisé par la civilisation européenne. Les

fonctionnaires, quand ils parlaient du monde musulman en général,

étaient, semble-t-il, persuadés que, « moralement écrasé par la

puissance de la civilisation européenne », il s’efforçait désormais de

« rejeter l’influence européenne en ravivant l’esprit inhérent à l’Islam »

et de s’unir pour la restauration de sa grandeur passée [ ˘Z urnal, p. 109-

110]. Ce désir d’union était considéré, dans l’acception politique de

l’idée de culture nationale, comme synonyme d’une volonté de fonder

un État-nation, puisque, par sa nature même, le nationalisme ne peut

aspirer à autre chose. La dimension « mondiale » de l’État dont rêvaient

les partisans du nationalisme panmusulman apparaissait donc d’autant

plus exceptionnelle et effrayante. On pourrait penser que l’opinion bien

connue d’Ernest Renan 44 , selon laquelle le monde musulman, sclérosé,

figé, privé de la faculté de renaître, était condamné à s’effacer, opinion

qui est devenue un lieu commun en Russie dans les discussions sur

l’Islam, était désormais remplacée par l’idée d’un réveil du monde

musulman. Mais une telle résurgence ne pouvait se faire que « sous la

direction de leaders éduqués à l’européenne » [ ˘Z urnal, p. 110] — ce qui

n’a rien d’étonnant, la « culture musulmane » restant étrangère à tout

élan créateur intrinsèque (ces leaders pouvaient être des renégats venus

de l’Europe elle-même 45 , des émissaires turcs ayant reçu une éducation

43. Même depuis une période antérieure à celle qui nous occupe ici. A. Frank, dans son

analyse de la formation dans la région Volga-Oural, à partir de la fin de XVIII e siècle, de

« l’identité musulmane régionale » remontant au royaume de Bulgar, démontre que l’aspect

essentiel en était bien l’affirmation d’une appartenance à l’islam, et donc à la communauté

musulmane globale, ce que Noak semble avoir ignoré [Frank, 1998, 2001 ; Noak, 2001].

44. Je pense en particulier à sa fameuse conférence sur L’Islamisme et la science

(1883) ; cf. également son De la part des peuples sémitiques dans l’histoire de la civilisation

(Discours d’ouverture des cours de langue hébraïque, chaldaïque et syriaque au

Collège de France, 1862).

45. Le récit fantastique sur l’origine de la « ligue panislamique » est édifiant : elle

serait née en Afrique « entre l’Abyssinie et le Soudan, dans la ville de Metaeme

(Matama) ». Et pourtant, « l’instigateur de cette ligue était un certain Chekh-Omer-Edjel-

Rubiny-Meidi, un catholique français d’origine algérienne, homme de grand talent,

occidental parfaitement éduqué et cultivé, parlant plusieurs langues étrangères ; ce chef

religieux, politique et militaire est actuellement à la tête d’une population de cinq millions

de Câfres de la tribu guerrière des “Danakils” » [GARF, f. 102 (OO), o. 1910, d. 74.1, l.

162-176]. Le « panislamisme » est donc né d’un mélange de sauvagerie guerrière et de

barbarie africaines, d’étrangeté musulmane hostile, à quoi il faut ajouter toutes les facultés

d’invention de la civilisation française.


506

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

européenne ou « nos propres » musulmans russes cultivés). Autrement

dit, le « réveil » du monde musulman ne signifiait pas son ouverture au

progrès : bien au contraire, il restait toujours à l’antipode de la civilisation

européenne. Il ne pouvait donc s’agir que d’un réveil des forces du

passé, menaçant le progrès et l’avenir même de l’humanité, la Culture.

Paradoxalement, les fonctionnaires conservateurs russes, en s’opposant

eux-mêmes (et l’État qu’ils représentaient) au monde musulman, qui,

du fait de la dimension externe de la menace panislamique, est alors

placé sur l’échiquier mondial, se voyaient, en dépit de leur conservatisme,

en missionnaires de la civilisation européenne et disaient

s’inspirer des idéaux de la « culture-avenir », assimilant au contraire le

nationalisme musulman à la « culture-passé ».

Cela signifiait, entre autres, qu’une véritable « communion »

musulmane avec la culture russe n’était absolument pas possible et que

donner aux musulmans une éducation « à l’européenne » était potentiellement

dangereux ; la connaissance même de la langue russe pouvait

« favoriser la pénétration des idées révolutionnaires dans les esprits

musulmans 46 ». La contradiction de la politique musulmane russe de

l’époque, d’une volonté d’instruire les populations musulmanes à une

« non-ingérence » — ou à l’absence d’action constructive — avec la

préférence accordée aux milieux conservateurs musulmans, s’explique

en fin de compte par les contradictions mêmes du système de référence

des fonctionnaires ordinaires : une culture nationale (et donc la

« culture musulmane »), par sa nature, est vouée à rester spécifique,

« propre et pure » (elle ne se transforme pas en profondeur), et les

éléments de progrès venus de l’extérieur ne font donc qu’exacerber le

potentiel délétère propre à la culture musulmane. Pris entre la

résistance aux « éléments progressistes » à l’intérieur du pays et son

propre attachement au progrès à l’échelle européenne, le fonctionnaire

russe ne pouvait que mettre en doute la loyauté des djadids quant à leur

désir de « rapprochement » avec les Russes. D’autres facteurs, en

provenance de la partie musulmane, contribuaient d’ailleurs à rendre la

situation encore plus inextricable.

Le « panislamisme » (tel qu’il était imaginé par les fonctionnaires)

privait donc l’Islam de tout avenir. Bien évidemment, les djadids

46. Telle était l’opinion des participants à une commission officielle ultérieure sur la

« question musulmane » (1914). Cependant, on peut la faire remonter à 1885, quand

Ilminski écrivait qu’« un fanatique étranger à la langue et à l’éducation russes est somme

toute préférable à un Tatar civilisé à la russe ». Cf. les propos de S. Čičerina

en 1910 : « La

connaissance du russe ne contribue pas au rapprochement, mais accentue au contraire l’insularité

[des musulmans], en leur donnant la possibilité d’introduire dans leurs écoles les

meilleures méthodes, en les élevant culturellement, elle leur donne de meilleures armes ».

Cité d’après [Vorob’eva, 1999, p. 92, 133, 145]


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 507

avaient une conception radicalement différente des rapports du monde

musulman au progrès. Le rassemblement des musulmans était

nécessaire, selon eux, pour combler leur retard culturel, c’est-à-dire

précisément au nom du progrès. C’est dans ce même but qu’ils

prônaient la « communion » avec la culture russe et surtout européenne,

dont ils admettaient le triomphe (du moins temporaire). Ainsi, le monde

était présenté ici comme une sorte d’échelle du progrès, dont les

degrés, précisément selon l’idée évolutionniste, correspondaient aux

étapes de développement de la Culture, représentant la progression des

cultures particulières vers un avenir universel. Le degré supérieur était

occupé par l’Europe, la Russie occupant la deuxième marche, et les

musulmans la troisième. Les djadids semblaient ainsi partager

totalement les idéaux de la « culture-avenir ». Et si, pour les fonctionnaires,

le monde était divisé en deux pôles (le monde musulman et la

civilisation européenne s’opposant comme deux symboles du passé et

de l’avenir), pour les acteurs musulmans réformistes, il formait une

unité, bien que composée d’une mosaïque de « nations » diverses.

Cependant, ce processus n’était pas aussi simple : dans leur marche

commune vers la culture, ces « nations » pouvaient entrer en lutte

culturelle entre elles, une lutte des cultures. C’était aussi, d’ailleurs,

une représentation typique des fonctionnaires russes de l’époque (et qui

semble s’inscrire d’une manière beaucoup plus naturelle dans leur

vision du monde), à cette nuance près que, pour leurs opposants

musulmans, le problème de l’« arriération » restait toujours crucial : « Il

ne fait bien entendu aucun doute…, écrit l’auteur du Journal de la

Commission spéciale, que ce type de phénomènes (c’est-à-dire « le

nationalisme religieux » des musulmans) représente une menace

sérieuse pour l’État russe. Il est certain qu’un rassemblement de toutes

les ethnies musulmanes de Russie… va entraîner notre pays… dans une

véritable lutte culturelle, dont l’issue pourrait se révéler défavorable à

notre État. » F. Karimi répond : « La lutte culturelle n’est dangereuse

que pour les cultures faibles. L’auteur de ce passage est un bien

mauvais patriote, s’il envisage la possibilité de la victoire d’une autre

culture sur l’Europe » [NART, f. 1370, o. 1, d. 3, l. 6 ; Žurnal,

1929,

p. 116]. Cet extrait de leur polémique résume en fait la nature même

des deux visions du destin de la « culture musulmane » : la conception

« bipolaire » (des autorités russes) et la vision « progressiste » (des

réformistes musulmans), deux visions qui s’inscrivent pourtant dans un

même système de référence. S’agirait-il donc toujours de la confrontation

de deux nationalismes ou du débat du style « vrai ou faux » à

propos de la loyauté des musulmans ?


508

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Relevons ici une certaine contradiction. Les réformistes musulmans

combattaient à la fois pour le progrès (et donc pour la « communion »

avec la culture européenne) et pour le maintien d’une « culture

nationale musulmane » (souvenons-nous de la conclusion du discours

de S. Maksudi). La référence à la Culture, vue comme société future

universelle et idéale, pouvait donc soudain devenir une référence à une

culture particulière traditionnelle, une « culture-passé », et les djadids,

de progressistes, pouvaient se métamorphoser en conservateurs. En

principe, ce type d’alternance n’a rien d’extraordinaire : on a vu que les

fonctionnaires oscillaient aussi entre ces deux orientations au gré du

contexte de leur réflexion sur le monde musulman. Les auteurs

musulmans étaient d’ailleurs conscients de cette contradiction. Ainsi,

S. Maksudi se rangeait aux côtés de ceux qui proposaient de distinguer

le « nationalisme progressiste » des peuples opprimés et le « nationalisme

réactionnaire » des nations dominantes, assimilé à la politique

d’État [Muhametšin,

2003] (Cette conception, développée aussi par

Lénine, a par la suite longtemps dominé dans le traitement soviétique

du nationalisme). Mais la façon dont les djadids reliaient leur culture

particulière à la Culture universelle a malgré tout quelque chose

d’étrange : faire de la « communion » avec une culture étrangère un

moyen de développement de sa culture nationale (même si ce développement

ne se limitait pas à cette seule voie), rend cette « communion »

pour le moins bien spécifique et paradoxale.

D’un côté, la « culture musulmane » était indubitablement

considérée comme singulière. Notons que, pour la désigner dans le

discours déjà évoqué, Maksudi évite même le mot « culture » et

emploie des termes comme « nationalité », « notre mode de vie (bytie)

national », « notre âme nationale ». Il s’agit bien dans son esprit de

« culture nationale » : outre que cela semble évident si ces mots sont

replacés dans leur contexte, ce sont aussi les mots employés comme

prototypes de la notion de culture à l’époque de la formation de cette

notion dans le discours russe (1830-1860) [Asojan et Malafeev, 2001,

p. 89-107] 47 . Ce que Maksudi entend par « culture », quand il emploie

ce mot, c’est justement la culture européenne (russe), la Culture

universelle, bien différenciée ainsi de la « culture musulmane ». Mais

d’un autre côté, la « communion » des musulmans avec la culture

européenne ne se résumait pas pour les djadids à l’adoption superficielle

de ses acquis, comme l’emprunt de techniques nouvelles, aux

« armes » qu’elle pouvait offrir (comme la partie russe avait tendance à

47. Pourquoi Maksudi emprunte-t-il ces termes un peu datés à l’époque ? C’est une

question que l’on peut se poser. Il semble cependant manifeste que les écrits russes de la

période où s’est formée la notion de culture étaient pour lui très importants.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 509

le croire), mais elle supposait une métamorphose radicale de cette

culture musulmane particulière. L’importance d’une telle métamorphose

devient encore plus évidente lorsqu’on considère que cette

« communion » passait par l’accès de musulmans aux Lumières

(prosveščenie),

en opposition à l’« ignorance » et à l’« arriération ». Les

« Lumières » ne se limitent pas à l’« instruction » ou à l’« éducation »,

mais supposent aussi un degré spirituel élevé de l’homme et de la

société : ce mot avait en russe (comme en français) une connotation

sacrée, de même que celui de Culture. Le mot Lumières avait d’ailleurs

été utilisé comme la traduction russe précise du terme « culture » quand

ce dernier était encore étranger en langue russe [Asojan et Malafeev,

2001, p. 69-88]). Selon le modèle djadidiste, il n’y avait donc aucune

contradiction entre ces deux notions de culture, la culture comme

spécificité « nationale » et la Culture universelle, la singularité

musulmane devant demeurer intacte en dépit de sa transformation

radicale par la culture européenne. Une telle vision du développement

de la culture nationale, un tel rapport du particulier à l’universel ne

s’inscrivent pas aisément dans la logique habituelle de la pensée russe :

car cette vision et ce rapport ignorent la dichotomie propre à cette

logique 48 . La « communion » avec la culture russe n’entraîne pas donc,

dans l’esprit des djadids, la destruction des frontières de la

communauté musulmane autonome, au contraire, elle les fortifie. En ce

sens paradoxal, on pourrait dire que ceux qui, du côté russe, affirmaient

qu’une éducation européenne ne pouvait que favoriser « l’insularité »

des musulmans, avaient quelque raison pour réagir ainsi. Pourtant,

toutes ces nuances de la logique d’une pensée étrangère demeuraient

sans doute indéchiffrables pour les fonctionnaires russes : il leur était

toujours beaucoup plus naturel de considérer l’idée musulmane de la

« communion » avec la culture russe comme une absurdité ou une

tromperie (car une telle « communion » ne signifiait, pour eux, que la

dissolution de la culture « communiée », sa russification).

Comment expliquer ce paradoxe dans les réflexions des djadids ?

Serait-ce qu’en profondeur, à la base de leurs théories, on ne trouvait

pas le projet européen des Lumières, mais une autre histoire intellectuelle

? Une histoire qui se retrouvait dans l’usage qu’ils faisaient de la

« langue culturelle russe » et qui, en dépit de notre première impression,

en détruisait la logique ?

48. À quoi est-il possible de comparer les idées des djadids ? Peut-être seulement à

certaines conceptions philosophico-religieuses russes très complexes, comme celles de

V. Soloviev qui, comme L. Tolstoï, d’ailleurs, était assez populaire parmi les musulmans

russes cultivés de l’époque.


510

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

LE « BILINGUISME CULTUREL »

Voir dans l’idée de l’unité « culturelle » ou « nationale » musulmane

une réactualisation de l’idéal de la communauté islamique, la umma,

semble banal. Peut-être, le paradoxe que nous avons mis en lumière

peut-il s’expliquer par une autre hypothèse. Les propos tenus par les

djadids sur la culture ne seraient-ils pas une sorte d’adaptation (ou de

« traduction » très approximative) dans la « langue culturelle russe » de

l’un des leitmotive du discours islamique de la région Volga-Oural 49 , à

savoir l’idée d’un renouveau de l’islam par le retour aux sources ?

Cette idée, tout comme le discours des musulmans sur la Culture et les

cultures, ne se caractérise-t-elle pas par une absence étrange de

dichotomie entre deux concepts, telle qu’elle existe dans le système de

pensée russe (et européen) : le « neuf » et l’« originel » ? L’adoption

d’un savoir nouveau ne conforte-elle pas, selon les concepts d’un tel

renouveau, la purification de l’islam (et inversement) ? Et la pureté de

la religion islamique et de la foi en l’islam n’apparaît-elle pas décrire

l’état de la communauté musulmane d’une manière aussi exhaustive

que la notion de « culture » ? Souvenons-nous que, même s’il avait

tendance à accentuer les aspects ethniques de l’unité musulmane,

F. Karimi, quand il insistait sur la nécessité d’introduire des « matières

d’enseignement général » dans les écoles confessionnelles et

« d’atténuer les différences entre les nations », fondait avant tout cette

nécessité sur les exigences de l’« esprit de l’islam » (en ce sens, les

« matières d’enseignement général » ne sont aucunement considérées

comme « laïques », ce qui nous renvoie aussi à la conception traditionnelle

du savoir). La « communion » (ou « la fusion ») avec la culture

européenne, il la conçoit à travers l’éducation confessionnelle, à travers

l’islam. Les débats autour de la nécessité de débarrasser l’islam des

innovations apportées par les interprétations juridiques traditionnelles

(le taklīd) — ce qui devait conduire à son renouveau, le tadjdīd 50 , et de

l’obligation de rouvrir à cet effet la porte de l’idjtihād

(c’est-à-dire

49. A. Frank, en développant la conception de M. Kemper (Sufis und Gelehrte in

Tatarien und Baschkirien, 1789-1889 : Der islamische Diskurs unter russischer

Herrschaft, Berlin, 1998), définit le « discours islamique » de la façon suivante : « The cultural

idiom of Islamic culture as a whole, to which the Volga-Ural ‘ulama were trained in,

and consciously made reference to. In this context, “Islamic” is not simply a synonym for

Muslim, rather it is a reference to a shared body of traditions and canons and genres common

to the Islamic world as a whole » [Frank, 2001, p. 2 ; cf. également Frank, 1998].

Remarquons que la nécessité d’introduire cette nouvelle expression s’explique par la dévalorisation

de la notion de « culture » telle qu’elle était utilisée, par exemple, par les fonctionnaires

russes.

50. Les associations entre les mots de même racine, « tadjdīd » et « djadīd », ainsi

qu’avec le terme de « mudjaddid » (rénovateur), sont inévitables.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 511

d’autoriser un large exercice du raisonnement et du jugement

personnels en religion) étaient courants dans le milieu des réformistes

musulmans de Russie, comme un peu partout dans le monde musulman

alors [Zarcone, 1996]. Mais il était impossible de traduire littéralement

ces débats en « langue culturelle russe ». Cette logique — faire du neuf

avec du vieux en « retournant aux sources » — est, semble-t-il, toujours

difficile à comprendre pour un esprit européen : bien que ce principe ait

déjà été amplement analysé, on a toujours tendance à y voir la preuve

d’un fondamentalisme comme alternative au courant moderniste 51 .

On pourrait dire ainsi que les djadids du début de XX e siècle, tout en

maîtrisant parfaitement le langage de la société russe, la langue de la

pensée européenne, n’avaient pas pour autant oublié leur propre

« langue culturelle ». L’« idiome culturel islamique », auquel se référait

le discours islamique caractéristique des ‘ulamā

traditionnels (dont

A. Frank souligne le rôle dans la vie de la communauté), avait donc

forcément influencé, ne serait-ce que d’une manière implicite, la vision

des djadids — même s’ils étaient visiblement parfaitement sécularisés

et réfractaires à toute idée traditionaliste 52 . Or, ces deux espaces

discursifs, « l’islamique » et « le russe », n’étaient absolument pas

symétriques ni dans le contenu des notions utilisées, ni dans les outils

logiques nécessaires pour relier ces notions — ils n’étaient pas

entièrement « traduisibles » l’un vers l’autre et ne pouvaient donc pas

« fusionner » en un champ unique. En ce sens, on peut probablement

parler d’une sorte de bilinguisme culturel du milieu des réformistes

musulmans de l’époque.

Le fait de posséder parfaitement la « langue culturelle » russe

montre que, tout en conservant leur autonomie, les djadids faisaient, en

même temps, partie intégrante, non seulement de la vie politique de la

société russe, mais aussi de sa vie « spirituelle » — en fin de compte,

c’était bien là « la communion avec la culture russe » à laquelle aspirait,

chacune à sa manière, les deux parties en présence dans la controverse

qui nous occupe. Par ailleurs, il est évident que l’adoption de notions

telles que la « nation », la « culture » et le « progrès » — et de la

« langue culturelle russe » dans son ensemble — s’est révélée

51. Il semble même qu’à une période bien antérieure, au XVI e siècle, la Réforme

chrétienne (avec laquelle les historiens, mais aussi la presse musulmane de l’époque,

devaient parfois comparer le mouvement djadid), en tentant de revenir aux sources du

dogme, ne se proposait pas du tout de renouveler la religion ; lorsque, plus tard, elle fut

perçue comme un renouveau, on cessa de la considérer comme un simple retour aux sources.

Bien entendu, cette observation demande à être confirmée par les spécialistes en ce domaine.

52. Plus tard, pour souligner la fragilité de l’opposition entre traditionalistes et

réformistes, Frank [2002] démontrera que les idées habituellement attribuées à l’un ou à

l’autre camp, peuvent en fait être défendues par une seule et même personne.


512

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

nécessaire pour les djadids afin de riposter au « choc de l’Occident » :

on ne saurait « répondre » à « l’Autre » si l’on ignore sa langue (et la

controverse décrite ici en est un exemple). Or, le « bilinguisme

culturel » de l’élite intellectuelle musulmane, ainsi identifié, avait des

conséquences ambivalentes. D’une part, il élargissait l’espace de la

communication, apportant à cette élite la possibilité (certes, pas

toujours mise en pratique) de prendre part à tous les domaines de la vie

sociale russe, par une aptitude fascinante à choisir leur langage en

fonction du contexte et de la personnalité de l’interlocuteur. D’un autre

côté, il pouvait aussi provoquer une certaine duplicité, et même des

déviances du comportement, car un « bilingue culturel » peut avoir une

propension à se couler dans le moule de l’Autre, tel un caméléon

[Bessmertnaïa, 2000]. Le fonctionnement de ce « bilinguisme »

pourrait faire l’objet d’une étude propre. Mais, comme on l’a vu, il ne

facilitait pas toujours les échanges entre les musulmans et les fonctionnaires

russes (et, plus généralement, évidemment, avec le grand public

russe). Le fait que les djadids possèdent la « langue culturelle » de leurs

interlocuteurs (qui, eux, ne parlaient généralement qu’une langue : la

leur), ne faisait sans doute qu’induire ces derniers en erreur. La

controverse autour du panislamisme était ainsi fondée sur une double

asymétrie : l’inadéquation des présupposés politiques des deux parties

et des présomptions attribuées à l’autre par chacune d’elles, manifestation

de deux nationalismes divergents en lutte l’un contre l’autre, et

l’inadéquation des espaces intellectuels où sont nés ces présupposés.

On ne saurait donc donner une réponse unique à la question posée

dans le titre de cet article. Les fonctionnaires russes ne pouvaient, en

quelque sorte, que voir dans le réformisme musulman une manifestation

de « nationalisme religieux », donc, une menace panislamique. Les

réformistes musulmans, de leur côté, ne pouvaient que réfuter

l’existence de ce « panislamisme », car il les assignait, à leurs yeux

(comme l’atteste finalement S. Maksudi), à un refus de voir l’islam

renouvelé et régénéré.

« Le détachement de la Russie et de l’univers russe est un véritable

leitmotiv pour toute la littérature tatare », pouvait ainsi noter un fonctionnaire

russe [Gol’mstrem, 1987, p. 15]. Bien que réinterprétée dans

un contexte politique, idéologique et psychologique complètement

différent, c’est finalement la même configuration qui encadrera, plus

tard, les motivations des différentes politiques du pouvoir soviétique.

F. Karimi, comme beaucoup d’autres, devait être fusillé à l’époque des

purges staliniennes sur une accusation d’espionnage au profit de la

Turquie. Le même sort attendait un autre djadid, H. Atlassi (accusé de

conspiration dans le but de fonder un État indépendant turco-tatar), qui


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 513

avait dit un jour : « Notre patrie n’est pas Boukhara, c’est la Russie, où

existent des lois équitables pour le châtiment de chaque criminel. »

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

ANDERSON B. (1991), Imagined Communities : Reflections on the Origin and

Spread of Nationalism, Verso, Londres, New York.

ASOJAN JU. et MALAFEEV B. (2001), Otkrytie idei kultury : Opyt russkoi kulturologii

serediny XIX i načala

XX vekov (La découverte de l’idée de la culture :

l’expérience de la culturologie russe dans la seconde moitié du XIX e et au

début du XX e siècle), OGI, Moscou.

BENNIGSEN A. et LEMERCIER-QUELQUEJAY CH. (1964), La Presse et le mouvement

national chez les musulmans de Russie avant 1920, Mouton, Paris.

BESSMERTNAÏA O. (2000), « Russkaja kultura v svete musulmanstva : tekst i

postupok » (La culture russe dans la vision musulmane : le texte et l’action),

in JURAVSKIJ A. (dir.), Xristiane i musulmane : problemy dialoga (Chrétiens et

musulmans : les problèmes du dialogue), BBI, Moscou, p. 469-529.

BLUM A. et INGERFLOM C. S. (1994), « Oublier l’État pour comprendre la Russie »,

Revue des études slaves, t. LXVI, n° 1, Paris, p. 125-145.

DUDOIGNON S. A. (1996), « Djadidisme, mirasisme, islamisme », in DUDOIGNON S.

A. et GEORGEON F. (dir.), Le Réformisme musulman en Asie centrale : du

premier renouveau à la soviétisation, 1788-1937, Cahiers du monde russe, t.

XXXVII n o 1-2, EHESS, Paris, p. 13-40.

— (1997), « Qu’est-ce que la “quadimiya” ? Éléments de sociologie du traditionalisme

musulman, en Islam de Russie et en Transoxiane… », in DUDOIGNON S.

A. et al. (dir.), L’Islam de Russie : conscience communautaire et autonomie

politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural depuis le XVIII e siècle,

Maisonneuve et Larose, Paris, p. 207-225.

— (2000), « Un islam périphérique ? Quelques réflexions sur la presse musulmane

de Sibérie à la veille de la Première Guerre mondiale », in DUDOIGNON S. A.

(dir.), En islam sibérien, Cahiers du monde russe, t. 41, n o 2-3, EHESS, Paris.

— (2001), « Status, strategies and discourses of a muslim “clergy” under a

Christian law : polemics about the Zakât in late imperial Russia », in

DUDOIGNON S. A. et KOMATSU H. (éd.), Islam in Politics in Russia and Central

Asia (Early XVIII to Late XX Centuries), Kegan Paul, Londres, p. 43-73.

FRANK A. (1998), Islamic Historiography and “Bulghar” Identity among the

Tatars and Bashkirs of Russia, Brill, Leiden.

— (2001), Muslim Religious Institutions in Imperial Russia : The Islamic World

of Novouzensk District and the Kazakh Inner Horde, 1780-1910, Brill, Leyde.

— (2002), « Muslim sacred history and the 1905 Revolution in a Sufi history of

Astrakhan », in De WEESE D. (éd.), Studies on Central Asian History in Honor

of Yuri Bregel, Indiana University, Bloomington.

GEORGEON F. (1997), « Le “modèle” tatar dans l’Empire ottoman et la Turquie républicaine

», in DUDOIGNON S. A. et al. (éd.), L’Islam de Russie : conscience

communautaire et autonomie politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural

depuis le XVIII e siècle, Maisonneuve et Larose, Paris, p. 249-257.

GEORGEON F. et TAMDOGAN-ABEL I. (2005), trad. et annot., « Présentation »,

ABDURRECHID IBRAHIM, Un Tatar au Japon. Voyage en Asie, 1908-1910,

Sindbad, Actes Sud, Paris, p. 9-45.


514

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

GERACY R. (1997), « Conference on Islam », in BROWER D. R. et LAZZERINI E. J.

(éd.), Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917,

Indiana University, Bloomington, p. 138-161.

— (2001), Window on the East : National and Imperial Identities in Late Tsarist

Russia, Cornell University, Ithaca Londres.

GOL’MSTREM V. (dir.) (1987), Musul’manskaja pečat’ Rossii v 1910 godu (La

presse musulmane de Russie en 1910), Society for Central Asian Studies,

Reprint series n o 12, Oxford.

GOSMANOV M. (dir.) (2000), Fatih Karimi: Naučno-biografičeskij sbornik (Fatih

Karimi: Recueil scientifique et biographique), Ruhijat, Kazan.

ISXAKOV D.I. (1999), « Pervaja tatarskaja konstitucija » (La première constitution

tatare), in SADRI MAKSUDI, Nasledie i sovremennost’ (L’héritage et la

modernité), Institut istorii AN Tatarstana, Kazan, p. 56-66.

JAMAEVA L.A. (1998), composition et annot., Musulmanskie deputaty

Gosudarstvennoj dumy Rossii, 1906-1917 : Sbornik documentov i materialov

(Les députés musulmans de la Douma d’État russe, 1906-1917 : recueil de

documents et matériaux), Kitap, Ufa.

KARIMULLIN A. (1985), Knigi i ljudi (Les livres et les personnes), Tatarskoe

kni˘z

noe iwdatel’stvo, Kazan.

KEMPER M. (1996), « Entre Boukhara et la Moyenne Volga : ‘Abd an-Naşir al-

Qûrşâwî (1776-1812) en conflit avec les oulémas traditionalistes », in

DUDOIGNON S. A. et GEORGEON F. (éd.), Le Réformisme musulman en Asie

centrale : du premier renouveau à la soviétisation, 1788-1937, Cahiers du

monde russe, t. XXXVII n o 1-2, EHESS, Paris, p. 41-51.

KHODARKOVSKY M. (1997) « “Ignoble savages and unfaithful subjects” : constructing

non-christian identities in early modern Russia », in BROWER et LAZZERINI

(éd.), Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917,

Indiana University, Bloomington, p. 9-26.

KOPOSSOV N. (2005), Hvatit ubivat’ košek

: kritika social’nyh nauk (Le massacre

des chats, ça suffit : Critique des sciences sociales), OGI, Moscou.

LAZZERINI E. J. (1997), « Local accommodation and resistance to colonialism in

nineteenth-century Crimea », in BROWER, LAZZERNI, Russia’s Orient :

Imperial Borderlands and Peoples, 1700-1917, Indiana University,

Bloomington, p. 169-187.

MUHAMETSHIN R. (2003), « Problema identičnosti tatar v načale XX v. glazami

nacional’noj intelligencii : etno-nacional’nye i političeskie aspekty » (Le

problème de l’identité tatare au début du XX e siècle à travers les yeux de l’intelligentsia

nationale : les aspects ethno-nationaux et politiques), in

MACUZATO K. (dir.), Novaja volna v izučenii etnopolitičeskoj istorii Volgo-

Ural’skogo regiona (La nouvelle vague des études dans l’histoire ethnopolitique

de la région Volga-Ural), Hokkaido University, Sapporo.

NAFIGOV T.I. (1999), « Sadri Maksudi na stranicax dorevolyucionnoj pečati »

(Sadri Maksudi dans la presse pré-révolutionnaire), in SADRI MAKSUDI,

Nasledie i sovremennost’ (l’héritage et la modernité), Institut istorii AN

Tatarstana, Kazan, p. 142-148.

NOAK CH. (1997), « Les musulmans de la région Volga-Oural au XIX e siècle :

l’arrière-plan économique, social et culturel du mouvement d’émancipation »,

in DUDOIGNON S. A. et al. (éd.), L’Islam de Russie : conscience communautaire

et autonomie politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural depuis

le XVIII e siècle, Maisonneuve et Larose, Paris, p. 89-114.


LE « PANISLAMISME » EXISTAIT-IL ? 515

— (2001), « State policy and its impact on the formation of a muslim identity in

the Volga-Urals », in DUDOIGNON S. A. et KOMATSU H. (éd.), Islam in Politics

in Russia and Central Asia (Early XVIII to Late XX Centuries), Kegan Paul,

Londres, p. 3-26.

VOROB’EVA E. I. (1999), Musul’manskij vopros v imperskoj politike rossijskogo

samoder˘z

avija : vtoraja polovina XIX v.-1917 (La question musulmane dans

la politique impériale de l’autocratie russe : 2 e moitié du XIX s. – 1917), thèse

de doctorat en sciences historiques, Institut de l’histoire russe, AS de Russie,

Saint-Pétersbourg.

WERTH P. (2002), At the Margins of Orthodoxy : Mission, Governance, and

Confessional Politics in Russia’s Volga-Kama Region, 1827-1905. Cornell

University, Ithaca et Londres.

XABUTDINOV A. JU. (1999), « Sadri Maksudi o mexanizme organizacii vlasti v

tatarskom obščestve » (Sadri Maksudi sur les mécanismes de structuration du

pouvoir dans la société tatare), in SADRI MAKSUDI, Nasledie i sovremennost’

(L’héritage et la modernité), Institut istorii AN Tatarstana, Kazan, p. 90-100.

— (2003), « Koncepcija millet u tatar na rube˘z

e XIX-XX vv. » (La conception du

millet chez les Tatars à l’aube du XX e siècle), in STEPANJANC M. T. (dir.),

Religija i identičnost’ v Rossii, (La religion et l’identité en Russie), Vostočnaja

Literatura, Moscou.

YAROSHEVSKI D. (1997), « Empire and Citezenship », in BROWER D. R. et

LAZZERINI E. J. (éd.), Russia’s Orient : Imperial Borderlands and Peoples,

1700-1917, Indiana University, Bloomington, p. 58-79.

ZARCONE Th. (1996), « Philosophie et théologie chez les djadids : la question du

˘Z

raisonnement indépendant (iğtihâd) », in DUDOIGNON S. A. et GEORGEON F.

(dir.), Le Réformisme musulman en Asie centrale : du premier renouveau à la

soviétisation, 1788-1937, Cahiers du monde russe, t. XXXVII n o 1-2, EHESS,

Paris, p. 53-64.

URNAL (1929), « Iz istorii nacional’noi politiki carizma » (De l’histoire de la

politique nationale du tsarisme), Krasnyj Arhiv, t. IY, V, Moscou, p. 107-127,

61-83.



27

Réformisme musulman et islam politique :

continuité ou rupture ? 1

Maher Charif

Y a-t-il rupture ou continuité entre l’islam politique et le

mouvement du réformisme musulman ? Plusieurs islamologues arabes

et occidentaux voient dans l’islam politique un prolongement du

réformisme musulman. L’égyptien Mohammad ‘Amâra, par exemple,

pense que le courant musulman « de résurrection et de renouveau » de

Jamâl al-Dîn al-Afghâni et Mohammad ‘Abduh se poursuit dans

l’école du Manâr, dirigée par Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ, pour

aboutir à l’association des Frères musulmans, fondée par Hassan al-

Bannâ, et celle-ci est, pour lui, la première organisation de masse à

exprimer les idées du courant musulman « de résurrection et de

renouveau » [‘Amâra, 1995, p. 18].

Nous faisons l’hypothèse contraire, à savoir que l’islam politique,

incarné par l’association des Frères musulmans et les mouvements qui

en dérivent, a rompu avec le réformisme musulman d’al-Afghâni et

‘Abduh ; selon nous, le Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ, en répudiant

à la fin de sa vie les idées de ses maîtres, a préparé cette rupture,

détruisant ainsi tous les espoirs de changement que portait ce courant

majeur de la pensée de la Nahda (Renaissance) qu’était le réformisme,

et provoquant la régression des Lumières dans la pensée arabe.

LE RÔLE DES RÉFORMISTES MUSULMANS

DANS LA MODERNISATION CULTURELLE

Le réformisme musulman, à l’origine, est étroitement lié aux projets

de réforme sociale et politique élaborés au XIX e siècle dans trois centres

du monde arabe, l’Égypte, le Bilâd al-Shâm (la Syrie) et la Tunisie. Ce

1. Je tiens à remercier ici mon collègue Michel Burési qui a relu mon article en français.


518

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

processus avait été favorisé par l’orientation réformatrice du pouvoir

central ottoman depuis le XVIII e siècle, et il s’est renforcé avec la

politique des Tanzimat réformatrices, dans laquelle s’est engagé l’État

ottoman au XIX e siècle sous la pression des États européens. La

naissance du réformisme musulman est aussi liée à l’apparition du

personnage de « l’intellectuel éclairé moderne », entre autres chez les

hommes de religion. Cette apparition est une conséquence de la

confrontation avec l’Occident et sa « civilisation » et de l’irruption des

idées européennes dans les pays arabes, en particulier grâce aux

missions scientifiques et aux voyages en Europe, à la création d’écoles

modernes, à l’essor de la traduction et à la fondation de bibliothèques

[Najm, 1967, p. 23-81].

Si l’on se réfère aux œuvres de Sayyid Jamâl al-Dîn (1839-1897),

de l’imam Mohammad ‘Abduh (1849-1905) et du cheikh aleppin ‘Abd

al-Rahman al-Kawâkibi (1855-1902), le réformisme musulman part de

l’idée que les sociétés islamiques traversent une période de décadence

et de léthargie dont elles ne pourront sortir sans une réforme profonde

dont le levier serait un islam rationnel, ouvert aux sciences et à la

modernité.

Pour permettre à un tel islam d’exister, Jamâl al-Dîn s’efforce

d’abord de combler le fossé creusé, après l’autodafé des œuvres

d’Averroès, entre islam et philosophie. Selon lui, l’islam est la religion

du raisonnement et du débat ; la foi véritable s’appuie sur l’argument et

la démonstration rationnels. Jamâl al-Dîn accepte que religion et

philosophie aient chacune leur champ propre et il estime que le conflit

entre le dogme et la libre recherche durera autant que l’humanité ; mais

il a l’ambition de créer un pont entre l’islam et la philosophie. Il appelle

à revoir la conception des idées religieuses du point de vue de la raison

et avec l’esprit du temps : la religion musulmane ne doit pas contester

les vérités scientifiques ; cela ne pourrait que lui porter préjudice. Il faut

en revenir à l’exégèse du Coran à chaque fois qu’une incompatibilité

semble apparaître. Selon ce que rapporte Mohammad al-Makhzûmi, il

aurait déclaré :

L’ignorance s’est généralisée, l’apathie s’est propagée parmi ceux qui

arborent le vêtement des savants, au point qu’ils déforment le Coran et le

mettent en contradiction avec les vérités scientifiques certaines ; mais le Coran

n’est pas responsable de leurs erreurs. La science a prouvé que la terre était

ronde et tournait autour du soleil ; que le soleil était fixe et tournait sur son

axe ; ces vérités, comme les autres vérités scientifiques du même genre,

doivent nécessairement concorder avec le Coran. Et si nous ne trouvons pas

dans le Coran [de textes] clairement en accord avec la science, contentonsnous

des signes qui s’y trouvent et reprenons-en l’exégèse. Il est impossible,

en effet, que les sciences et les inventions soient formulées dans le Coran de


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 519

façon claire et explicite puisqu’au temps de la Révélation, les hommes les

ignoraient et que, cachées et latentes, elles n’étaient pas parvenues au champ

de l’existence [Al-Makhzûmi, 1931, p. 161].

Pour ouvrir la voie à la raison dans une recherche et une pensée

libres, face « au trouble des superstitions et à la rouille des illusions »,

Jamâl al-Dîn, entièrement acquis au principe d’évolution, met l’accent

sur l’importance de l’ijtihâd dans la religion, et cela contre tous ceux

qui déclarent fermée la porte de l’ijtihâd.

Que signifie l’affirmation que la porte de l’ijtihâd est fermée ? Dans quel

texte a-t-elle été fermée ? Quel imam a décrété : « Aucun musulman ne doit

plus, après moi, recourir à l’ijtihâd pour mieux comprendre la religion et

suivre la voie du Coran et des hadiths authentiques, [… pour aboutir à] des

conclusions qui, sans être contraires à l’essence du texte, s’accordent avec les

sciences modernes, avec les nécessités et les préceptes de [notre] époque?»

Si le Coran a été révélé, c’est pour être compris, pour que l’homme utilise sa

raison afin d’en dégager le sens et d’en suivre les préceptes et les exigences

[ibid., p. 176-179].

Mohammad ‘Abduh, qui était un disciple de Jamâl al-Dîn, établit

une distinction entre islam véritable et islam falsifié ; il affirme que le

premier peut être le fondement d’une société moderne, parce qu’il

exalte l’importance de la raison ; son avènement a fait une place

importante à la science et l’a encouragée. L’islam, selon l’imam

égyptien, est venu affranchir la pensée du poids de la tradition et libérer

la raison de toutes ses chaînes pour la ramener dans son royaume « où

elle régnera par son jugement et sa sagesse, ne se soumettant en cela

qu’à Dieu seul ». Le musulman a reçu, dans sa religion, deux immenses

faveurs grâce auxquelles s’accomplit son humanité : « l’indépendance

de la volonté et l’indépendance de l’opinion et de la pensée » [‘Abduh,

1361 h., p. 181-184] ; la civilisation en Europe s’est construite sur ces

deux principes ; s’ils s’y conforment à nouveau, les musulmans

ouvriront au monde islamique la voie de la modernité. De fait, comme

le note ‘Ali Zay‘ûr, la notion d’homme libre est au cœur de la pensée

de Mohammad ‘Abduh. C’est pourquoi celui-ci encourage l’ijtihad

fondé sur la raison et permet de renouveler l’exégèse de la chari‘a

islamique en fonction du principe d’intérêt. Il rejette ainsi la confiscation

des textes et la monopolisation de leur commentaire par un groupe

unique. Désormais, la doctrine peut être abordée à partir de points de

vue multiples aux horizons ouverts [Zay‘ûr, 1988, p. 21-22].

Dans son énumération des fondements de l’islam, lors du fameux

débat qui l’opposa au penseur laïc de la Nahda, Farah Antûn, ‘Abduh

déclare qu’en vertu du troisième fondement, il faut se garder de crier

trop vite à l’impiété : « Si l’on trouve dans les propos d’un homme cent


520

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

indices de son impiété et un seul indice de sa foi, on doit retenir [ce

dernier], à l’exclusion de tous les autres. » L’islam ne donne à personne,

sinon à Dieu et à son Prophète, d’autorité sur les croyances d’autrui ni

de droit de regard sur sa foi ; personne ne doit espionner son voisin, car

« le livre de Dieu et la sunna du Prophète sont les seules sources de la

foi d’un musulman et des principes de ses actes », sans aucune

médiation des anciens ni des contemporains [‘Abduh, 1341 h., p. 55,

59-60]. Selon ‘Abduh, l’ignorance des fondements de l’islam véritable

tient au zèle des musulmans « à dénoncer l’impiété et la débauche, à

accuser Zaïd d’hérésie et ‘Amr d’athéisme » ; parce que les musulmans

se laissent gouverner par « les ignorants », « l’outrance » est apparue

dans la religion et n’importe qui a pu « accuser autrui d’apostasie pour

les raisons les plus viles » [ibid., p. 147]. À l’encontre de ces

« ignorants », l’imam réformiste certifie que, non seulement l’islam

garantit la liberté de pensée et d’opinion, appelle à « la concorde avec

les non musulmans » et interdit « l’outrance dans la religion », mais

aussi qu’il garantit la liberté d’expression ; cela, parce qu’« un homme

n’est pas vraiment un homme tant que sa langue n’est pas libre et qu’il

ne peut être le porte-parole de sa conscience s’il s’arroge le droit de

juger sur tout sujet » ; les nations occidentales ont joui de cette liberté

seulement « après qu’une lutte ait opposé, des siècles durant, leurs

âmes aux armées des ténèbres ».

Tandis que l’imam Mohammad ‘Abduh mettait l’accent sur les

libertés individuelles (de croyance, de pensée et d’expression), le

Cheikh ‘Abd al-Rahman al-Kawâkibi s’intéresse surtout à la liberté

politique. Il voit dans le despotisme la cause majeure du retard des

sociétés islamiques et l’origine de toutes les corruptions : « Le

despotisme corrompt la raison en l’écrasant, la religion en l’instrumentalisant,

la science en la combattant, la gloire en l’avilissant et en y

substituant la flatterie. » [Al-Kawâkibi, 1931a, p. 31] Sous un gouvernement

despotique, tout le devient, et c’est là que réside le danger : le

gouvernement despotique est « despotique dans toutes ses ramifications,

depuis le despote suprême jusqu’au balayeur des rues, en passant

par le policier et le planton » [ibid., p. 41]. Al-Kawâkibi établit un lien

étroit entre le despotisme et l’ignorance. Il pense que « nulle servitude,

nulle oppression ne seraient possibles sans la naïveté des sujets qui

errent dans les ténèbres de l’ignorance et dans un égarement aveugle ».

La masse « est la proie du despote qui y puise sa force. Il l’opprime et

se sert d’elle pour opprimer autrui » [ibid., p. 25 et 27].

De même, al-Kawâkibi s’arrête longuement sur les conséquences

morales et sociales du despotisme : « Les hommes sont acculés au

mensonge, à la ruse, à la fourberie, à la duplicité, à la bassesse ; il leur


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 521

faut contraindre leurs sentiments, tuer leur âme » ; sous l’influence du

despotisme, la umma voit « son penchant naturel à chercher les

sommets se convertir en recherche des bas-fonds au point que, si on la

pousse à s’élever, elle s’y refuse » [ibid., p. 59-60, 80 et 90-91]. À

partir de cette analyse, al-Kawâkibi examine la question de la liberté

politique et montre l’importance qu’il y a à réformer le régime

politique. Il incite les musulmans à adopter le modèle des gouvernements

constitutionnels, fondés sur la séparation des pouvoirs et garantissant

l’autonomie personnelle. Le plus utile des progrès accomplis par

le genre humain n’est-il pas « d’avoir maîtrisé les principes du gouvernement

constitutionnel et dressé, face au despotisme, un barrage

inébranlable ; alors, les hommes ont placé la loi au-dessus de la force,

nulle autorité ne prévalant sur la sienne », de telle sorte que « le sultan

et le vagabond soient égaux devant des tribunaux, qui, par leur équité,

s’apparentent au tribunal suprême de Dieu » [ibid., p. 108-112].

Al-Kawâkibi lie étroitement réforme politique et réforme religieuse.

Il dénonce les relations entre les hommes au pouvoir et ceux qu’il

nomme « les escrocs et les ignorants enturbannés ». Ces derniers sont

hostiles à toute participation populaire, à toute réforme politique

constitutionnelle ; ils persuadent les princes « qu’ils doivent s’en tenir à

leur opinion personnelle, fût-elle néfaste ; refuser le principe de la

chûrâ, la consultation, même s’il fait partie de la sunna ; maintenir le

statu quo, si mauvais soit-il. Si la nation participe à la gestion des

affaires et si on lui donne la liberté de critiquer, cela met en cause

l’autorité des princes et nuit à leur politique illégitime. » Al-Kawâkibi

s’en prend ensuite aux gouvernants musulmans qui, forts des

arguments spécieux fournis par les ulémas, se dérobent à l’accomplissement

des réformes constitutionnelles nécessaires ; « ils trouvent dans

ces arguments les armes qui leur permettent, croient-ils, d’affronter les

États étrangers hostiles à leur politique : les règles de la religion

musulmane, peuvent-ils dire, sont incompatibles avec le principe de la

consultation (chûrâ) et sont contraires aux principes d’ordre et de

promotion civique ; de plus, ils se sentent obligés de veiller à la religion

de leurs sujets en suivant le courant de l’opinion publique » [Al-

Kawâkibi, 1931b, p. 42]. Pour éradiquer l’ignorance, en particulier

l’ignorance dans la religion, puisqu’elle perpétue cet état de fait, le

Cheikh al-Kawâkibi lance l’idée d’une réforme à réaliser dans toutes

les religions et tous les dogmes dominants en Orient. On a besoin, ditil,

d’ulémas pleins de sagesse, capables de mener à bien cette tâche

« sans se soucier du tapage des ulémas ignares et stupides et des chefs

cruels et ignorants. Ils renouvelleront l’interprétation de la religion,

redonnant vie à ce qu’on a oublié, rejetant ce qu’on a ajouté, comme on


522

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

l’a fait dans toutes les religions anciennes qui attendaient d’être

réformées » [Al-Kawâkibi, 1931a, p. 74].

‘Abduh insistait déjà — en particulier dans son débat avec le

ministre et historien français Gabriel Hanotaux — sur le caractère

séculier du pouvoir au sein des sociétés musulmanes et sur la

distinction entre le sultan, détenteur de l’autorité politique et chargé des

affaires intérieures et extérieures du pays, et les cadis et cheikhs

veillant sur les préceptes de la chari‘a. Il montrait que les lois civiles

pouvaient coexister avec les préceptes de la chari‘a. Mais al-Kawâkibi

va plus loin : il appelle explicitement à la séparation entre la religion,

d’une part, l’État et la politique, de l’autre, et, à l’intérieur du champ

religieux, à unifier « la religion pour les riches » et « la religion pour les

pauvres ». Il estime que le gouvernement ne doit avoir aucun pouvoir

sur les croyances et les consciences, mettant l’accent sur la nécessité de

séparer les autorités politiques, les instances religieuses et le corps

enseignant « pour empêcher tout abus de pouvoir » [ibid., p. 120-121].

MOHAMMAD RACHÎD RIDÂ : REVIREMENT ET RUPTURE

La pensée du Cheikh Mohammad Rachîd Ridâ (1865-1935) passe

par deux étapes. Pendant la première, qui commence avec la parution au

Caire de la revue Al-Manâr en 1898 et s’achève en gros à la fin de la

première décennie du XX e siècle, Ridâ reste fidèle, pour l’essentiel, à

l’enseignement et aux idées de son maître, l’imam Mohammad ‘Abduh.

La seconde étape débute après 1910 et s’achève à la mort de Ridâ en

1935. Alors, se manifestent les divergences importantes entre le disciple

et le maître, surtout quand le premier, prenant son indépendance, affirme

sa propre personnalité intellectuelle et se met à prêcher un islam marqué

par la fermeture, le conservatisme et l’intransigeance. Deux facteurs

principaux interviennent dans la genèse de la pensée de Mohammad

Rachîd Ridâ. Le premier réside dans sa formation : comme le note

Mohammad Sâleh al-Marâkichi [Al-Marâkichî, 1985], le directeur du

Manâr est un intellectuel traditionnel ; s’il possède de vastes connaissances

dans le domaine des sciences religieuses, il ne sait rien, en

contrepartie, de la culture européenne humaniste et moderne. Il rompt

avec l’héritage rationnel de la philosophie arabe islamique sans avoir

jamais eu de contact direct avec la civilisation occidentale, ni appris de

langues européennes. Le second facteur est lié au contexte politique à

partir de 1910 : l’extension de l’offensive colonialiste de l’Occident

dans les pays arabes et musulmans, la dislocation de l’Empire ottoman,

la disparition du califat et la création d’un état laïc en Turquie.


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 523

La rupture qu’opère Mohammad Rachîd Ridâ dans la trajectoire du

réformisme religieux n’est donc pas brutale, mais c’est un long

processus qui débute à la mort de l’imam ‘Abduh en 1905. Les premiers

volumes de la revue Al-Manâr portent l’empreinte de ‘Abduh, dans le

choix des sujets comme dans la teneur des articles : l’orientation et le

contenu des trois articles sur le « fanatisme » (Vol. I et IX) ne se

distinguent en rien des articles que la revue Al-’Urwa al-wuthqa avait

publiés à Paris sur le même sujet. On y lit que l’islam interdit formellement

l’outrance ou le zèle en religion, c’est-à-dire « ce que l’on appelle

de nos jours le fanatisme » ; les musulmans ont toujours respecté ceux

qui n’avaient pas la même religion qu’eux, que ce soit au début de

l’islam ou à l’apogée de leur puissance ; ils les considéraient comme

leurs égaux en droit. C’est l’Europe, et non l’islam, précise le Manâr,

qui, par sa politique, est responsable du fanatisme que l’on a vu surgir

dans les pays musulmans ; tout en défendant avec acharnement, mais

« dans les limites de la justice », le lien religieux qui les unit, les

musulmans sont disposés à garantir la concorde et l’union entre eux et

les Européens, à condition que ceux-ci renoncent à imposer leur

hégémonie, en abusant de leur force et en accaparant toutes les

ressources et tous les profits 2 . Qui plus est, entre mai et juillet 1907,

plusieurs articles du Manâr insistent sur les bénéfices que les

musulmans trouveraient « à fréquenter les Européens, à établir des

relations avec eux, à leur emprunter la science, à se tenir informés de

leur situation et de leurs affaires ». Ils assimileraient ainsi « les méthodes

de la recherche et du raisonnement par induction et déduction ; ils respireraient

l’air de l’indépendance et éprouveraient l’exigence de la

perfection » ; ayant ainsi appris, au contact des Européens, l’importance

d’une pensée et d’une volonté indépendantes, les musulmans découvriront

alors comment sortir du despotisme, en « substituant à l’absolutisme

un pouvoir régi par la consultation et la loi ». Le Manâr note que

si les musulmans n’avaient pas connu la situation européenne, ils ne se

seraient jamais souvenus que « c’était là un principe de l’islam ». Par

ailleurs, les musulmans verront l’importance des associations ; celles-ci

sont « à l’origine de tout progrès », elles ont été l’instrument qui a

permis en Europe de faire progresser les doctrines, les mœurs et les

gouvernements, ainsi que les sciences et les arts 3 .

2. Cf. « Al-ta‘assub » (Le fanatisme), Al-Manâr, I, 26 et 27, Le Caire, 1316 hég., p.

483-493 et p. 504-516 ; et aussi « Al-ta‘assub wa ’Urûba wa-l-’islâm » (Le fanatisme,

l’Europe et l’islam) ; Al-Manâr, IX, 6, 1906, p. 427-428.

3. « Manâfi‘ al-Urubiyyîn wa-madâruhum fî-l-charq » (Bienfaits et méfaits des

Européens en Orient), Al-Manâr, X, 3, 4 et 5, 1907, p. 192-199, 279-284 et 340-344.


524

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Plus significatif encore : un article de 1900, « L’Europe et le

réformisme musulman », montre qu’on trouve dans l’histoire

européenne les diverses situations que connaissent alors les

musulmans. Pour réformer la religion, il a fallu « dresser des barrières

de fer face aux livres emplis de superstitions qui corrompaient les

esprits, qui enchaînaient les mains et empêchaient de travailler, qui

entravaient les jambes et empêchaient d’avancer, et qui confiaient aux

chefs religieux les rênes de la volonté populaire ». Comment les

musulmans, dont le passé est « supérieur à tout ce que les chrétiens ont

pu connaître », ont-ils pu « rejeter la science à cause de la religion et

bloquer toute réforme en son nom ? » Comment les ulémas ont-ils été

assez bornés pour croire qu’apprendre les sciences naturelles et les

mathématiques, ou bien étudier l’histoire et la géographie, représentait

un danger pour la religion et qu’inviter à le faire manifestait la volonté

d’écarter les musulmans des sciences religieuses ? 4

Cette attitude rationaliste, ouverte et tolérante, du directeur du

Manâr, se manifeste plus nettement encore après l’été 1908 et l’arrivée

au pouvoir à Istanbul des Unionistes, dont le programme veut redonner

vie à la constitution ottomane. Dans un discours prononcé à Beyrouth,

au cours de son premier voyage dans le Bilâd al-Shâm, Mohammad

Rachîd Ridâ expose les conditions nécessaires pour réaliser la Nahda

dans la nation ottomane : elle doit se fonder sur la science et le travail

et, avant tout, sur la liberté personnelle et l’indépendance de la pensée.

« La nation n’avancera pas d’un pouce si nous ne donnons pas libre

cours aux grandes idées, dans tous les domaines d’expression, à l’écrit

comme à l’oral, si nous ne supprimons pas pressions et interdictions,

qu’il s’agisse de questions religieuses, sociales, politiques ou autres » ;

seul « celui qui n’a pas confiance en sa religion » redoute pour elle la

liberté de recherche, en vertu de quoi, le directeur du Manâr insiste sur

la nécessité de respecter ceux qui pensent autrement et de reconnaître

la légitimité de la différence. En effet, « le succès dépend de

l’émergence de la vérité, qui dépend elle-même de l’indépendance des

idées et de la liberté de chercher, d’écrire et de parler » 5 .

Mais la pensée de Mohammad Rachîd Ridâ se mit à évoluer après

l’offensive de l’Italie en Tripolitaine en 1911 et quand s’affirma l’orientation

laïque des Unionistes turcs. L’agression italienne démasquait

l’Europe et ses intentions cachées : soumettre les musulmans et se

partager leurs pays. Par ailleurs, dès 1910, le directeur du Manâr avait

mis en garde contre les dangers de la politique des Unionistes à l’égard

4. Al-Manâr, III, 11, 1900, p. 241-245.

5. « Al-hurriyya wa-istiqlâl al-fikr » (La liberté et l’indépendance de la pensée), Al-

Manâr, XII, 2, 1909, pp. 113-117.


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 525

des Arabes. Au début de 1913, après la défaite ottomane dans la guerre

des Balkans, il accusa les Jeunes Turcs de combattre l’islam, de bafouer

le panislamisme et la dignité du calife. Par la suite, le Manâr va mener

une campagne contre les « européanisés », les mutafarnijîn, propagateurs

des valeurs européennes dans l’Empire ottoman, armée intérieure plus

dangereuse que « l’armée extérieure des agents de la chrétienté ». Leur

but n’est-il pas de détruire la religion et d’altérer les fondements de la

chari‘a ? Car ils appellent à unifier la magistrature, à adopter des lois

civiles, à séparer la religion et l’État, et ils incitent la femme à « la

débauche » sous prétexte d’émancipation 6 . En même temps, le Manâr

s’attaque aux « athées », en Turquie et en Égypte en particulier. À en

croire la revue, ils disposeraient d’appuis au cœur même d’al-Azhar ;

« ceux qui aspirent à la réforme » doivent leur résister et se lancer contre

eux dans « un nouveau jihâd », plus acharné que celui mené contre les

superstitieux et les traditionalistes.

Cette offensive contre les « européanisés » et les « athées » prend

une dimension nouvelle avec les bouleversements que connaît la

Turquie à la fin de la Première Guerre mondiale : suppression du califat

et constitution d’un gouvernement républicain fondé sur la séparation

complète de la religion et de l’État. Le directeur du Manâr lance alors

une attaque virulente contre le livre de ‘Ali ‘Abd al-Râzeq, Al-islâm wa

usûl al-hukm (L’Islam et les fondements du pouvoir) et contre celui de

Taha Hussein, Fî al-chi‘r al-jâhilî (De la poésie antéislamique). Là,

apparaît pleinement le revirement du Cheikh Ridâ : il renie non

seulement les idées de ses maîtres, mais aussi les siennes propres.

Notons d’abord que le directeur du Manâr, qui avait violemment

critiqué la décision de Mustafa Kemal de supprimer le califat et voulait

voir restaurer celui-ci, défendait l’idée d’en confier la fonction au roi

d’Égypte. Aussi joua-t-il un rôle actif dans la préparation du congrès

islamique qui se tint au Caire en mai 1926 avec l’appui du roi Ahmad

Fu’âd pour étudier le projet. Auparavant, il avait été le premier parmi

les ulémas en Égypte à passer à l’offensive contre L’Islam et les

fondements du pouvoir et ce, avant même d’avoir lu le livre. Dans le

commentaire que sa revue publie le 21 juin 1925, il estime que les

professeurs d’al-Azhar ne peuvent garder le silence ; ils doivent faire

connaître le « jugement de l’islam » sur ce livre qui « détruit l’autorité

de l’islam, sape les bases de sa légitimité et divise sa communauté 7 ».

6. « Mafâsid al-mutafarnijîn fî ’amr al-ijtimâ‘ wa-l-dîn » (Action corruptrice des occidentalisés

en matière de société et de religion), Al-Manâr, XVII, 2, 1914, p. 156-160.

7. « Al-’islâm wa-usûl al-hukm : bahth fî l-khilâfa wa-l-hukûma fî l-’islâm, aw da‘wa

jadîda ’ilâ nasf binâ’ihâ wa-tadlîl ’abnâ’ihâ ? » (L’islam et les fondements du pouvoir : un

essai sur le califat et le gouvernement en islam, ou bien plutôt une nouvelle invitation à

détruire ses fondements et à égarer ses enfants ?), Al-Manâr, XXVI, 2, 1925, p. 100-104.


526

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

Pendant plus d’un an (1925-1926), le Manâr publie une série d’articles

où Ridâ mène une violente campagne contre ‘Ali ‘Abd al-Râzeq. Il

l’accuse d’avoir écrit un ouvrage « pire que tous ceux qu’ont jamais

écrits les ennemis de l’islam pour détruire la religion et démanteler la

communauté religieuse et civile ». À ceux qui y voient l’expression de

la liberté d’opinion dans l’islam, Ridâ rétorque que l’homme qui

conteste des textes indiscutables et le consensus le mieux établi ne

remplit pas les conditions pour jouir de cette liberté. Il applaudit au

jugement rendu par un comité de grands ulémas qui exclut ‘Ali ‘Abd

al-Râzeq de la communauté d’al-Azhar et lui interdit tout emploi

public, qu’il soit ou non religieux. C’est là, dit Ridâ, « une victoire

éclatante des hommes de religion sur les hommes sans religion 8 ». Un

article publié par le Manâr le 5 décembre 1926 va jusqu’à accuser ce

cadi et cheikh d’al-Azhar qu’est ‘Ali ‘Abd al-Râzeq, de prêcher

l’athéisme et de propager « l’européanisation corruptrice ». D’après

Ridâ, l’islam ne perdra rien en excluant un homme comme lui, parce

que « presque tous ces athées sont corrompus et impudents ; ce sont des

ivrognes et des joueurs ; aucun d’entre eux n’a de valeur morale 9 ».

Quant à l’attaque tout aussi virulente que Mohammad Rachîd Ridâ

lance contre l’ouvrage De la poésie antéislamique, publié en 1926 par

Taha Hussein (1889-1973), alors que ce dernier était professeur de

littérature arabe à la Faculté de Lettres, elle prend place dans une vaste

campagne qui vise les représentants les plus éminents de la pensée libre

en Égypte, ainsi que l’université égyptienne : le Manâr décrit celle-ci

comme un « jardin » où germent « les graines de l’impiété et de la

licence » semées en Égypte par « les écoles modernes ». L’offensive

vise, entre autres, l’écrivain Salâma Mûssa, le professeur de

philosophie islamique Mustafa ‘Abd al-Râzeq et le ministre de

l’Éducation Ahmad Lutfî al-Sayyed.

Pour ce qui est du livre De la Poésie antéislamique, les commentaires

du Manâr accusent Taha Hussein de combattre l’islam, de

« prêcher l’hérésie et l’athéisme », de contredire « Dieu, Son Prophète

et les hommes les meilleurs après eux, à savoir les califes al-râchidîn

et les imams de la science et de la religion » ; en effet, l’auteur substitue

à leurs paroles des théories ou « des aberrations imaginées par les

athées européens et les apologistes du christianisme qui ont appris dès

l’enfance à attaquer l’islam ». Selon Ridâ, il serait dangereux de traiter

l’ouvrage de Taha Hussein comme un cas isolé ; c’est, « comme pour le

8. Idem, p. 383-387.

9. Al-Misy A. (1926), « ‘Abd ar-Râziq yanza‘ al-‘amâma wa-yuwaddi‘uhâ wa-yaftarî

‘alâ al-ustadh al-Imâm wa-‘alay-nâ » (Monsieur Ali Abd al-Râzeq jette son turban aux orties

et nous diffame, l’imam [M. Abduh] et moi-même), Al-Manâr, XXVII, 9, 1926, p. 715-717.


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 527

Cheikh ‘Ali ‘Abd al-Râzeq », la manifestation de l’affrontement entre

la religion musulmane et l’athéisme déclaré. Ainsi, l’acquittement de

Taha Hussein apparaîtrait à tous, en Orient comme en Occident,

« comme une victoire de l’impiété sur la foi ». Alors que selon son

maître, nous l’avons vu, « toute accusation d’impiété » était exclue dans

l’islam, Mohammad Rachîd Ridâ, pour sa part, continuera à dénoncer

l’impiété de Taha Hussein, même après que celui-ci eut fait publiquement

profession de sa foi. Ridâ accuse Taha Hussein de suivre les

philosophes occidentaux ; comme eux, il doute et fait douter : c’est là

« un avatar de l’école antique des sophistes » ; ainsi, Taha Hussein

ignore sciemment la vérité qu’il n’existe « pas de religion sans

certitude » et que la foi consiste « à croire avec certitude tout en

obéissant 10 ».

L’ÉMERGENCE DE L’IDÉOLOGIE DE L’ISLAM POLITIQUE

Les prises de position rétrogrades de Mohammad Rachîd Ridâ

seront un pilier du discours de Hassan al-Bannâ (1906-1949), le

fondateur de l’Association des Frères musulmans. Celui-ci était un

lecteur fidèle d’al-Manâr et avait subi l’influence intellectuelle directe

de son directeur. Il commence à prêcher à Ismaïlia en 1928, puis au

Caire à partir de 1936. À la même époque, sur le plan international, une

grave crise économique éclate, les mouvements fascistes ou nazis

s’affirment, les musulmans, dans la plupart des pays, ont le sentiment

d’une provocation croissante à leur égard ; sur le plan régional, la

situation politique s’aggrave, notamment en Palestine, qui connaît, en

1936, une grève générale de six mois, suivie d’une révolte armée ; sur

le plan local égyptien, les problèmes économiques et sociaux

redoublent, l’expérience parlementaire s’enlise, tandis que s’exacerbe

le conflit entre les partisans de la civilisation moderne et de la

séparation de la religion et de l’État, d’une part, et les partisans d’une

application stricte de la chari‘a islamique, de l’autre.

10. « Al-’ilhâd fî al-jâmi‘a al-masriyya. Kitâb fî al-chi‘r al-jâhilî wa-ra’y lajnat

‘ulamâ’ al-’Azhar fîhi » (L’athéisme à l’université égyptienne. Le livre sur la poésie antéislamique

: opinion de la commission des savants d’Al-Azhar à son sujet), Al-Manâr,

XXVII, 2, 1926, p. 128-132 ; « Al-da‘wa ’ilâ l-’ilhâd bi-l-tashkîk fî al-dîn : kitâb fî al-chi‘r

al-jâhilî » (L’invitation à l’athéisme en jetant le doute sur la religion : le livre sur la poésie

anté-islamique), Al-Manâr, XXVII, 8, 1926, p. 619-630 ; « Kitâb fî al-chi‘r al-jâhilî di‘âya

’ilâ l-ilhâd wa-l-zandaqa wa-l-ta‘n fî al-’islâm » (Le livre sur la poésie antéislamique est

une incitation à l’athéisme, à l’incroyance et à la destruction de l’islam), Al-Manâr, XXVII,

9, 1926, p. 678-687.


528

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

C’est dans ce contexte que Hassan al-Bannâ s’engage dans la voie

du fanatisme et rejette la légitimité de la différence. Intellectuel traditionnel,

religieux, il est resté coupé de l’héritage rationaliste de la

philosophie arabe islamique et de la pensée européenne des Lumières.

Tandis que les pionniers du réformisme musulman distinguaient dans la

civilisation occidentale un aspect positif, avec la science, le rationalisme,

l’amour du travail, l’aspiration à la liberté et à la justice, et un

autre négatif, représenté par le colonialisme et quelques coutumes

condamnables, pour Hassan al-Bannâ, on ne peut trouver dans la civilisation

occidentale moderne qu’athéisme, agnosticisme, négation de

l’âme, libertinage et hédonisme, tout cela engendrant corruption des

âmes, fragilisation des mœurs et développement de principes

pernicieux. Certes, la civilisation occidentale a pu « un temps, s’enorgueillir

de la beauté de ses sciences qui lui ont permis de soumettre le

monde entier » ; mais elle n’a pas tardé à « péricliter », et ses

fondements politiques, économiques et sociaux à s’affaisser. Dès lors,

il suffit « que l’Orient étende une main ferme à l’ombre du drapeau de

Dieu, en brandissant l’étendard du Coran et en s’appuyant sur une

armée de soldats dotés d’une foi ferme et inébranlable, pour que

prospère un monde devenu musulman » [Al-Bannâ, 1965, p. 168-169].

Fort de cette conviction, al-Bannâ invite les musulmans à diffuser

une nouvelle civilisation universelle, avec pour modèle le premier état

islamique. La nation musulmane, qui a pour mission d’« enseigner » au

monde, devrait chasser la civilisation occidentale, civilisation « du

matérialisme, des plaisirs et des jouissances », et l’envahir jusqu’au

cœur de son aire. Mais, auparavant, il fallait réformer la situation

interne des musulmans et résister à « l’invasion » de la civilisation

occidentale, ressusciter la pensée et les coutumes musulmanes dans la

vie sociale et extirper les coutumes occidentales dans tous les

domaines : « formules de salutation, langue, histoire, costumes,

mobilier, horaires de travail et de repos, nourriture, boisson, arrivée et

départ, peine et joie. » On devait aussi boycotter toutes les institutions

empruntées à l’Occident, en particulier dans les domaines de la justice

et de l’enseignement, puis les supprimer et unifier la justice en se

fondant sur la chari‘a, « unique source de la législation », et fonder

l’enseignement selon les principes de « l’éducation islamique » [ibid.,

p. 23]. H. al-Bannâ souhaite aussi une réforme sociale et, pour la

réaliser, il invite à « prendre en compte la da‘wat al-hisba — l’appel à

respecter le bien public islamique — et à blâmer ceux qui s’obstinent à

contester n’importe quel point de l’enseignement de l’islam ». Sur le

plan politique, il dénonce les dangers du pluralisme pour « l’unité de la

nation », qui est « inséparable de la foi » ; il appelle les Égyptiens à


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 529

abandonner l’esprit partisan pour l’esprit de corps et à œuvrer au

rassemblement des forces du peuple en un parti unique [ibid., p. 196,

372-376].

L’idéologie des Frères musulmans se fait encore plus fanatique et

fermée avec Sayyid Qutb (1906-1966). Celui-ci adhère à l’association

au printemps 1953, avant d’en devenir l’un des principaux dirigeants.

À la différence d’al-Bannâ, c’est un intellectuel moderne ; titulaire

d’une licence de lettres, il sera enseignant, puis inspecteur au ministère

de l’Éducation. Il séjourne deux ans aux États-Unis pour étudier les

méthodes modernes d’enseignement. Pendant les années qu’il passe en

prison sous Nasser, avant d’être exécuté, Qutb élabore une pensée

islamique originale qui deviendra une référence du « courant radical et

jihadiste ». De façon très consciente, il théorise la rupture entre l’islam

et la philosophie. Pour ce qui est de l’interaction entre l’islam et

l’Occident, il distingue les sciences exactes et leurs applications

pratiques, d’une part, les sciences humaines et sociales, de l’autre.

Selon lui, s’il est juste de dire que la culture ne connaît « ni patrie, ni

race, ni religion », quand il s’agit des sciences exactes et de leurs applications

pratiques, il ne faut pas s’aventurer « dans des commentaires

philosophiques et métaphysiques sur les effets de ces sciences, ni dans

des considérations philosophiques sur l’âme, l’action et l’histoire

humaines, ni dans l’art, la littérature ou toutes formes d’expression des

sentiments ». En effet, hors du domaine des sciences exactes et de leurs

applications pratiques, il y a deux sortes de cultures : la culture

« islamique », fondée sur « une vision islamique du monde », et la

culture « jâhilie » (de l’ignorance) avec « des lignes directrices

diverses, mais qui ont toutes le même principe : la déification de la

pensée humaine, sans aucune référence à Dieu ». Qui plus est, si les

musulmans ont le droit d’emprunter les sciences exactes aux non

musulmans, tant que leur société ne peut répondre par elle-même à ses

besoins dans un domaine, il faut cependant agir avec prudence de façon

à écarter « toute ombre de philosophie qui s’y attacherait, car la

philosophie est hostile à toute vision religieuse du monde, en particulier

la vision musulmane : la moindre parcelle de philosophie suffirait à

empoisonner la source pure de l’islam » [Qutb, 1964, p. 126-135 ;

1958, p. 243-244].

D’ailleurs, Sayyid Qutb ne se contente pas de rejeter la philosophie

occidentale et ses méthodes ; il condamne aussi tout ce qu’il appelle la

« philosophie islamique », y compris le kalâm (théologie musulmane).

Ainsi, il s’oppose radicalement à l’attitude rationaliste de Mohammad

‘Abduh. Dans ses Khasâ’is al-tasawwur al-islâmî wa muqawwimâtuhu,

(Caractéristiques et composantes de la vision musulmane du


530

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

monde), Qutb déclare que la quête des vérités propres à « la vision

musulmane » ne vise pas une simple connaissance culturelle ni à ouvrir

un nouveau domaine qui viendrait s’ajouter « à ce que l’on dénomme

philosophie islamique » ; ce serait là un but « dérisoire et sans valeur »

[Qutb, 1962, p. 8]. Il ajoute que, si Mohammad ‘Abduh a eu le mérite

de lutter contre la sclérose intellectuelle de l’Orient et contre les

« séductions factices » de la raison en Occident, il a eu tort de placer la

raison humaine au même niveau que la Révélation pour la guidance

morale de l’homme et de nier les contradictions entre ce que comprend

la raison et ce que dit la Révélation. Un musulman, affirme Qutb, ne

peut admettre la position de ‘Abduh lorsqu’il écrit dans sa Risâlat altawhîd

: « La Révélation du message divin est l’un des signes que Dieu

a laissés dans le monde, la raison humaine en est un autre. Les signes

de Dieu doivent nécessairement être en harmonie, et non se contredire

les uns les autres.» Cette équivalence établie entre la Révélation et la

raison est inacceptable, car « la première est plus grande et plus

complète que la seconde, elle est venue pour être la source à laquelle se

réfère la seconde ». De plus, vouloir, comme le soutient ‘Abduh,

légitimer l’exégèse des textes pour les faire concorder avec ce que

comprend la raison et avec le principe d’intérêt, constitue pour Qutb un

grand « danger » pour le dogme musulman : « Parler de raison, écrit

Qutb, c’est renvoyer à quelque chose d’irréel ; il y a ma raison, ta

raison, la raison de X ou Y, mais pas de raison absolue, exempte de

faiblesse, de caprice, de convoitise, d’ignorance ; or, celle-là seule

serait capable de référer le texte coranique à ses propres commandements.

Si nous demandons à l’exégèse d’établir un accord entre le texte

et des raisons multiples, nous aboutissons au chaos. » [ibid., p. 18-21]

De fait, l’attaque menée par Sayyid Qutb contre la philosophie,

l’ijtihâd et l’exégèse est étroitement liée à son refus de légitimer la

différence, avec les conséquences qui en découlent : débarrasser la

raison de ses chaînes, permettre la pensée libre et indépendante,

accepter la pluralité et considérer la vérité comme relative. Une fois

établie la coupure entre « islam » et « jâhiliyya », « foi » et « impiété »,

Qutb s’efforce de consacrer le principe d’unité : il n’y a, selon lui,

qu’une méthode de réflexion, qu’un parti, qu’une religion, qu’une

vérité absolue. Face à toutes les méthodes de réflexion humaine, Qutb

invoque ce qu’il appelle « la méthode de Dieu ». Les hommes sont

placés devant une alternative : vivre selon cette méthode, et « ils sont

alors musulmans », ou vivre selon une autre méthode, nécessairement

d’origine humaine, et alors « ils font partie de la jâhiliyya ». Ce que les

musulmans croient être la « culture islamique », la « philosophie

islamique » et la « pensée islamique » n’est en réalité qu’invention


RÉFORMISME MUSULMAN ET ISLAM POLITIQUE 531

d’une jâhiliyya plus sombre encore que celle qu’a dû affronter l’islam

primitif. Cette ignorance touche toutes les sociétés, même celles qui

« se prétendent » musulmanes. Qutb affirme que l’islam a été révélé à

l’humanité pour la rassembler en un parti unique et indivisible, le

« parti de Dieu » ; « tous les autres partis procèdent de Satan et du

Démon » ; il n’existe qu’une demeure, le Dâr al-islâm où règne l’État

musulman ; tout le reste est « le domaine de la guerre » (Dâr al-harb)

[Qutb, 1964, p. 136-137]. Quant à la vérité absolue et unique,

l’« avant-garde » des croyants est seule à la détenir, elle qui vit selon la

« méthode de Dieu » et considère comme « jâhili » et apostat quiconque

la contredit dans la foi. Pour que renaisse l’islam, cette avant-garde doit

avant tout s’élever au-dessus de la « société jâhilie », de ses valeurs et

de ses conceptions fallacieuses, et refuser tout compromis avec elle, car

« le conflit entre les croyants et leurs adversaires est dans son essence

un conflit de doctrine, et rien d’autre. L’impiété ou la foi, la jâhiliyya

ou l’islam » [ibid., p. 188].

Toutes ces données confirment, nous semble-t-il, notre hypothèse de

départ. L’islam politique, incarné par l’Association des Frères

musulmans et ceux qui sont apparus ensuite dans leur sillage, n’est pas

un prolongement du réformisme musulman ; il s’est constitué en

rupture avec lui, une rupture qu’a préparée Mohammad Rachîd Ridâ

quand il a renié les idées de Jamâl al-Dîn al-Afghâni et Mohammad

‘Abduh à la fin de sa vie.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Revue Al-Manâr (Le Phare), III, IX, X, XII, XVII, XXVI, XXVII, Le Caire.

‘ABDUH M. (1341 hégire, 3 e édition), Al-Islâm wa-l-nasrâniyya ma‘a al-‘ilm wal-madaniyya

(L’islam et le christianisme face à la science et à la civilisation),

Matba‘at al-Manâr, Le Caire, p. 55 et 59-60.

— (1361 hégire, 10 e édition), Risâlat al-tawhîd (Lettre sur l’unicité [de Dieu]),

Dâr al-Manâr, Le Caire, p. 181-184.

‘AMÂRA M. (12 janvier 1995) : « Tayyâr al-marja‘iyya al-’islâmiyya fî namûzij

al-taqaddum » (Le courant islamique dans le modèle du progrès), Al-Hayat,

Londres, p. 18.

AL-BANNÂ H. (1965), Al-Rasâ’il al-thalâthu (Les trois épîtres), Dâr al-’Andalus,

Beyrouth, p. 168-169.

AL-KAWÂKIBI A. (1931a), Tabâ’i‘ al-istibdâd wa masâri‘ al-isti‘bâd

(Caractéristiques du despotisme et points faibles de l’esclavage), Matba‘at alumma,

Le Caire, p. 31.

— (1931b), Umm al-qurâ (La mère des villages), Al-Maktaba al-charqiyya, Le

Caire, p. 42.

AL-MARÂKICHI M. S. (1895), Tafkîr Muhammad Ridâ min khilâl majallat al

Manâr, 1898-1935 (La pensée de Mohammad Rachid Rida à travers la revue

Al-Manâr, 1898-1935), Al-Dâr al-tûnisiyya li-l-nashr, Tunis.


532

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

AL-MAKHZÛMI M. (1931), Khâtirât Jamâl al-dîn al-’Afghânî al-Husaynî (Idées

de Jamaleddin al-Afghâni al-Hussayni), al-Matba‘a al-‘ilmiyya li-Yûsef

Sâdir, Beyrouth, p. 161.

NAJM M. Y. (1967), « Al-‘awâmil al-fa’’âla fî takwîn al-fikr al-‘arabî al-hadith »

(Les facteurs agissant dans la formation de la pensée arabe moderne), in Fu’âd

Sarûf (éd.), Al-fikr al-‘arabî fi miyat sana (Cent ans de pensée arabe),

Publications de l’Université Américaine, Beyrouth, p. 23-81.

QUTB S. (1958, 5 e édition), Al-‘Adâla al-ijtimâ‘iyya fî al-’islâm (La justice sociale

dans l’islam), Dâr ’ihyâ’ al-kutub al-‘arabiyya, Le Caire, p. 243-244.

— (1962), Khasâ’is al-tasawwur al-’islâm wa-muqawwimâtuhu (Caractéristiques

et composantes de la vision musulmane du monde), Dâr ’ihyâ’ al-kutub al-

‘arabiyya, Le Caire, p. 8.

— (1964), Ma‘âlim fî al-tarîq (Signes de piste), Maktabat wahba, Le Caire, p.

126-135.

ZAY‘ÛR A. (1988), Al-khitâb al-tarbawî wa-l-falsafî ‘inda Muhammad ‘Abduh (Le

discours éducatif et philosophique chez Muhammad Abduh), Dâr al-tâli‘a,

Beyrouth, p. 21-22.


28

Les réformes de l’université d’al-Azhar

en Égypte : une entreprise de sécularisation ?

Malika Zeghal

Abd al-Rahman al-Jabarti rapportait dans ses Merveilles biographiques

un épisode souvent repris par la suite de manière récurrente par les

oulémas, les docteurs de l’institution al-Azhar en Égypte : la

profanation d’al-Azhar par les soldats de Napoléon Bonaparte, qui

pénétrèrent en octobre 1798, avec leurs chevaux dans l’enceinte sacrée

de la mosquée d’al-Azhar.

Dans la nuit, (les Français) entrèrent par bandes dans la ville et la parcoururent

dans tous les sens ; ils démolirent toutes les barricades qu’ils rencontrèrent

et s’assurèrent de la complète tranquillité des habitants. Ils entrèrent

ensuite dans la mosquée d’El-Azhar avec leurs chevaux qu’ils attachèrent au

kéblah ; ils brisèrent les lampes, les veilleuses et les pupitres des étudiants ; ils

pillèrent tout ce qu’ils trouvèrent dans les armoires, ils jetèrent sur le sol les

livres et le Coran et marchèrent dessus avec leurs bottes. Ils urinèrent et

crachèrent dans cette mosquée, ils y burent du vin, y cassèrent des bouteilles,

qu’ils jetèrent dans tous les coins [al-Jabarti, 1888, tome VI, p. 57].

Né en 1754 dans une famille d’oulémas, lui-même formé à al-Azhar,

témoin de l’histoire de l’Égypte entre la fin du XVIII e siècle et le début

du XIX e , Abd al-Rahman al-Jabarti réagit dans ses écrits à l’occupation

française qui dure trois années, de 1798 à 1801. Pour la première fois,

une armée européenne, « dotée de techniques militaires, industrielles et

administratives déjà très supérieures à ce que les Égyptiens connaissaient

» pénètre en Égypte pour y séjourner et l’occuper, accompagnée

d’un groupe de savants et de scientifiques [Delanoue, 1982, p. 68]. Les

historiens datent généralement les débuts de l’époque moderne au

Moyen-Orient de l’expédition de Bonaparte en Égypte, posent la

question de son influence, et plus largement, des effets des entreprises

colonisatrices qui l’ont suivie, en Égypte et ailleurs. Quels furent les

effets de cette rencontre et de cette hybridation entre deux mondes ? Il


534

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

est certain que le choc de l’intervention européenne eut pour conséquences

des débats internes. Mais faut-il attribuer les changements de

fond de la société égyptienne, à partir du XIX e siècle, à cette variable

exogène ? Quel poids lui attribuer ? Ces questions mêmes peuvent-elles

être résolues et ont-elles une légitimité autre que celle d’être le reflet de

notre regard — lié aux questions et aux positionnements géographiques

et politiques de notre temps — sur l’histoire ? Il n’est pas question de

répondre ici à ces questions, qui sont l’objet de controverses pour les

historiens et les sociologues, mais de montrer la complexité des facteurs

à l’œuvre dans ces processus de changement à travers l’histoire récente

d’une institution religieuse qui occupe une place centrale dans

l’économie religieuse de l’Égypte : al-Azhar.

Le regard des observateurs sur l’histoire récente de l’islam est en

effet lié à la question de la sécularisation, elle-même rapportée à une

comparaison explicite ou implicite au modèle occidental. Pour les

sociologues de la modernisation, l’histoire des sociétés arabes se lisait,

encore il y a peu, jusqu’aux années 1970, de manière linéaire :

l’émergence d’un système modernisé (occidentalisé) d’éducation, et la

modernisation des États et des technologies devaient mener à une

convergence des sociétés musulmanes avec les sociétés occidentales.

En particulier, un processus de sécularisation était à prévoir et même

déjà observable. Ce processus de sécularisation était défini implicitement

comme un affaissement des pratiques religieuses et un rétrécissement

de la sphère religieuse représentée par les institutions islamiques

traditionnelles au profit des institutions productrices d’élites, de savoir

et de technologie « modernes ». Lorsque Jacques Berque publiait en

1967 Égypte, Impérialisme et Révolution, il soulignait le délabrement

des études et de la vie intellectuelle à al-Azhar, dans « un tel état

d’usure, que l’expression même lui fait défaut. Prise entre l’amplification

verbeuse et le laconisme hermétique des Abrégés, l’Azhari est un

homme qui se ferme. Du reste, qu’aurait-il à dire ? Son raisonnement

est aussi vétuste que son propos. […] Quant aux réformes, on en parle

souvent, et bien. Mais une opposition furieuse fait ajourner celles que

propose le cheikh Abdouh » [Berque, 1967, p. 104-105]. La

description qu’offrait alors Jacques Berque évacuait l’importance des

institutions religieuses, mais aussi de l’islam politique. Les Frères

Musulmans, association islamiste fondée par Hassan al-Banna en 1928,

qui alliaient islamisme et nationalisme pour fonder leur idéal de société

et de l’État sur l’islam, ne méritaient mention de la part de Jacques

Berque que dans une courte note de bas de page. Dix ans plus tard, le

développement de l’islamisme sur la scène politique permettait de

remettre en question, dans les années 1980, l’idée d’une marginalisa-


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 535

tion de l’islam dans la vie politique [Kepel, 1984]. L’émergence d’intellectuels

religieux, produits de la modernisation du système

d’éducation, marginalisait à nouveau les vieilles institutions du savoir

religieux comme al-Azhar. Un peu plus tard encore, le paysage

religieux et politique se complexifiait : ces institutions dites « traditionnelles

» revenaient sur le devant de la scène politique [Zeghal, 1996 et

1999a] et montraient que l’hypothèse de la sécularisation doit, non

seulement être révisée, mais que le « religieux » se partage entre acteurs

et institutions dont les identités sont anciennes et bien plus complexes

qu’on pouvait le croire. Point de « retour » du religieux, donc, mais une

évolution à analyser plutôt dans le long terme, où les institutions et les

acteurs religieux continuent d’être présents et où leurs rôles se

modifient et se recomposent selon les opportunités qu’ils peuvent

trouver dans chaque contexte historique, un contexte en grande partie

modelé, notamment à partir des années 1950, par la présence d’un État

autoritaire [Zeghal, 1999b]. Le concept même de sécularisation est

complexe. Le terme peut désigner un affaiblissement des pratiques

religieuses, ce qui pour l’Égypte reste, comme dans la plupart des pays

musulmans, faute de statistiques ou d’observations fiables sur

l’ensemble du XX e siècle, difficile à vérifier, et est contredit pour les

trente dernières années du XX e siècle. Deux autres sens du terme sécularisation

peuvent contribuer à la compréhension des mécanismes de

changement religieux en Égypte. Le concept fait référence à un

processus d’appropriation par l’État des fonctions traditionnellement

exercées par le clergé, notamment l’éducation dans le cas d’al-Azhar

[Casanova, 1994, p. 13]. S’il n’y a pas de clergé dans la doctrine de

l’islam sunnite, al-Azhar et ses oulémas définissent bien cependant un

corps d’appartenance bien délimité, qui donne lieu à des chaînes

d’autorité, certes flexibles, mais reconnaissables dans une identité

azharie [Zeghal, 1996]. Le processus à travers lequel l’éducation se

modernise sous l’égide de l’État et marginalise al-Azhar, est bien, en ce

sens, un moment de sécularisation, où cependant la marginalisation

d’al-Azhar reste incomplète, puisque celle-ci continue de dispenser,

jusqu’à nos jours, une éducation doublement religieuse et moderne,

passée explicitement, en 1961, sous le contrôle de l’administration de

l’État militaire. Celui-ci pousse encore plus loin que ses prédécesseurs

au pouvoir le processus d’appropriation du religieux par l’État. En ce

sens, le régime de la révolution de 1952 nationalise l’islam et crée un

islam étatique, ou public, qui confirme l’absence de toute séparation

entre État et religion. S’il y a sécularisation, c’est bien dans le sens

d’une appropriation, et non d’une différenciation entre État et islam. Ce

processus se rattache aussi, ce qui nous amène ici au troisième sens du


536

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

terme sécularisation, à un phénomène de différenciation entre le

séculier et le religieux, puisque les oulémas perdent nombre de leurs

fonctions (en particulier sur les plans économique, juridique et

éducatif), et que les multiples rôles que joue leur institution se

retrouvent circonscrits à certains domaines, dont les limites sont

redéfinies, rétrécissant leur sphère d’intervention. Les oulémas, en

résistant à ce processus de sécularisation, conséquence de l’intervention

de plus en plus importante de l’État égyptien, s’efforcent pourtant,

depuis les années 1970, de repousser ces limites et de redéfinir les

domaines au sein desquels ils peuvent intervenir, que ce soit dans la

société égyptienne ou au-delà, par l’intermédiaire de réseaux transnationaux

[Gaborieau et Zeghal, 2004].

L’HISTORIOGRAPHIE D’AL-AZHAR : UNE INSTITUTION EN DÉCLIN

AU XIX e SIÈCLE ?

Liée au système éducatif, à l’énonciation de la norme juridique,

ainsi qu’à la gestion par les oulémas des fondations pieuses (les wakfs),

en relation étroite et changeante avec le pouvoir politique, l’institution

religieuse d’al-Azhar est ainsi au cœur d’un processus de sécularisation

qui prend pied dans les changements importants qui se mettent en place

dans l’Égypte du XIX e siècle. Comment, du point de vue des historiens,

al-Azhar et ses oulémas participent-ils et réagissent-ils à deux grands

processus qui semblent se renforcer l’un l’autre : l’impact venu de

l’Occident aux niveaux matériel et intellectuel, ainsi que la domination

politique qui l’accompagne, d’une part, la sécularisation de la société

égyptienne — au double sens défini ci-dessus d’appropriation et de

différenciation — d’autre part ?

L’histoire d’al-Azhar, entre les XIX e et XX e siècles, a généralement

pour arrière-plan une hypothèse de travail forte : l’incapacité des

oulémas à innover intellectuellement face à une compétition issue de

l’émergence de nouveaux acteurs. La modernisation de l’enseignement,

notamment, à partir du début du XIX e siècle, marginalise progressivement

les élites religieuses, jusque-là représentatives des élites intellectuelles.

Les oulémas, qui deviennent alors, selon certains historiens,

des élites « traditionnelles », perdent leur centralité, notamment leur

statut politique et social. Les historiens dessinent ainsi les cycles de

l’influence d’al-Azhar sur la société égyptienne en évaluant les

capacités d’innovation intellectuelle et d’intervention politique de

l’institution. Afaf Sayyid Marsot et Daniel Crecelius s’accordent pour

souligner que le XVIII e siècle définit les derniers moments de l’« âge


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 537

d’or » des oulémas [Marsot, 1972 ; Crecelius, 1972]. Au XVIII e siècle,

les oulémas sont les principaux intermédiaires entre la masse illettrée

des Égyptiens et les dirigeants : l’élite militaire mamelouke et, plus

distant, le pouvoir ottoman. Les cheikhs les plus importants, donc liés

par des réseaux de clientèle avec les représentants du pouvoir politique,

peuvent jouir d’une certaine indépendance politique et économique qui

leur vient par exemple de leur rôle de multazim 1 ou encore d’administrateurs

des fondations pieuses qu’ils gèrent. Ils dépendent aussi

largement des faveurs que peuvent leur attribuer les émirs, et négocient

parfois la paix civile entre ceux-ci et la populace. Si Jabarti jette parfois

sur les oulémas un regard ironique et sans complaisance, il n’empêche

qu’il les classe, dans sa hiérarchie des groupes sociaux, avant les rois

et gouvernants, et juste après les prophètes. Napoléon les considère

aussi comme faisant partie de l’élite, puisqu’il propose aux plus

importants d’entre eux d’occuper les plus hautes places dans les diwâns

successifs qu’il met en place. Mais les oulémas n’ont pas de force

militaire pour les soutenir, simplement, pour les mieux placés d’entre

eux, des rapports de clientèle avec les puissants. Ils ont essentiellement

des fonctions de conseillers qui peuvent faire parfois pencher le

pouvoir politique dans un sens ou dans un autre, grâce à leur pouvoir

de sanction morale et religieuse, associé à leur fonction de conseil ou

de nasîha. Ils refuseront d’ailleurs les postes de direction offerts par

Bonaparte et se cantonneront à ceux de conseillers [Jabarti, 1888, vol

VI, p. 23]. Les oulémas favorisent ainsi l’accès au pouvoir de

Mohammed Ali en 1805, mais les tensions entre le Pacha d’Égypte et

les cheikhs, sur la question des impôts notamment, brise une entente de

courte durée. Mohammed Ali divise les oulémas, abolit les iltizâms, et

confisque les wakfs agricoles, une politique qui affaiblit l’institution

religieuse [Crecelius, 1972, p. 184]. Mettant en place son projet

modernisateur, Mohammed Ali développe les écoles qui doivent

produire les corps professionnels servant un État centralisé et moderne

et une politique impérialiste : ingénieurs, officiers et médecins. De cette

manière, Mohammed Ali contourne le monde des oulémas, et néglige

leur sphère d’influence, en construisant du nouveau en dehors d’al-

Azhar, dans une sorte d’assertion implicite de l’incompatibilité entre

l’institution d’al-Azhar et le changement [Crecelius, 1972]. Privés

1. Au XVIII e siècle, l’iltizâm est une propriété offerte par l’intermédiaire d’un bureau

gouvernemental pour une durée d’un an ou plus, au cours d’une enchère ou d’un

arrangement privé. Le multazim reçoit un acte de bail contre le paiement d’une année

d’impôts sur les revenus de cette propriété, qu’il ne possède pas et sur laquelle des paysans

travaillent. Il jouit de son usufruit mais les privilèges du multazim sont proches de ceux de

la propriété privée.


538

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

progressivement de leur indépendance économique et de leur rôle

éducatif, les oulémas perdent alors, à partir du XIX e siècle, leur pouvoir

et leur statut. À la fin du XIX e siècle, l’institution d’al-Azhar, mosquée,

centre d’enseignement et de transmission du savoir, se trouve reléguée

aux marges de la modernité. Alors que Mohammed Ali avait soigneusement

évité de toucher à al-Azhar, le Khédive Ismail (1864-1879), en

revanche, s’attaque à la réforme de l’institution directement et tente

d’imposer le changement aux oulémas, qui résistent dans leur

ensemble, mais de manière silencieuse, par la pratique de l’obstruction

aux réformes. On pourrait ainsi croire qu’une dichotomie s’installe

entre élites « traditionnelles », liées à la transmission du savoir religieux

et à l’interprétation du droit coranique, et qui se définiraient par leur

conservatisme, et élites « modernes », formées aux savoirs importés

d’Occident. Les efforts de quelques oulémas réformistes pour mettre en

accord al-Azhar avec son temps ne feraient ainsi que mettre en

évidence le conservatisme et la fermeture de la grande majorité des

oulémas. Cette opposition entre « tradition » et « modernité », qui

marginalise le rôle qu’ont joué et que jouent pourtant encore les

oulémas égyptiens aujourd’hui, mérite d’être révisée, non seulement

pour le XIX e siècle, mais aussi pour la période plus récente. En effet, les

historiens d’al-Azhar à l’époque moderne présentent rarement l’institution

religieuse dans toute sa complexité.

Gilbert Delanoue montre, contrairement à ces approches, qu’au XIX e

siècle, l’opposition entre oulémas et élites produites par les écoles

modernes n’est pas si tranchée. Les frontières entre ces deux mondes

ne sont pas étanches, et les passerelles qui les relient sont fréquentes :

les élèves des écoles coraniques fournissent aux écoles modernes

nombre de leurs étudiants, et certains de leurs professeurs ne sont pas

nécessairement fermés au savoir moderne. On assiste donc plutôt, à

cette époque, à une recomposition des relations entre types de savoirs

et de références dans la société égyptienne, plutôt qu’à une victoire

totale de l’un sur l’autre : au XIX e siècle, nous dit Delanoue, « les

penseurs du type “moderne” ne sont certes pas légion […] On

s’aperçoit qu’ils ne sont pas aussi simplement et purement

« modernes » qu’on l’avait cru ; qu’ils n’ont nullement perdu le contact

fraternel avec les intellectuels du type traditionnel » [Delanoue, 1982,

p. XII]. Et plus loin : « Le paysage égyptien […] offrait les conquêtes de

Mohammed Ali, la fondation de son imposant empire, […] des

fabriques, des écoles, une armée à l’européenne, le canal de Suez, et sur

tout cela, la prédication en faveur de la « civilisation », tamaddun,

lancée par les dirigeants du système scolaire nouveau et reprise à l’envi

par toutes les bouches officielles. Mais il […] offrait aussi, et par


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 539

grandes masses, des écoles coraniques, des mosquées, des zâwiyas, des

tombeaux de saints, des réunions de dhikr, des miracles à foison, des

commentaires et des gloses grammaticales, théologiques et juridiques et

des recueils de fatwâs et des vies de saints. Les ingénieurs, officiers,

banquiers et pachas avaient pour contemporains des docteurs d’al-Azhar

[…] et des soufis de villages. Opposition, conflit entre les uns et les

autres, entre deux conceptions du monde ? Bien sûr ; mais […] pouvaient

tout aussi bien se découvrir de subtiles ententes, connivences ou

complicités » [Delanoue, 1982, p. XIII]. Cette recomposition des rapports

entre porteurs de tarbouches et de turbans se retrouve au sein même d’al-

Azhar et du monde sociologiquement très diversifié de ses oulémas. La

stratégie du pouvoir politique est alors de jouer sur deux fronts en

utilisant ces ambivalences, notamment la présence de réformateurs au

sein du monde des oulémas : création de structures de formations liées à

la religion pour les oulémas à l’extérieur même d’al-Azhar qu’ils ont du

mal à transformer — fondation de Dar al-Ulum en 1872 ou de l’école des

Cadis en 1907 par exemple —, mais aussi, à partir de 1872, des lois de

réforme administrative qui s’imposent très difficilement et progressivement

à l’institution éducative d’al-Azhar — et le plus souvent qui ne sont

pas appliquées — ; réorganisation du corps enseignant, rationalisation

des études, examens, contrôles et systématisation des règles qui imposent

de nouvelles structures à un mode d’apprentissage qui restait informel.

Les réformes des contenus des programmes, qui veulent intégrer les

matières modernes à al-Azhar, et transformer les modes de transmission

du savoir religieux ne seront en revanche jamais véritablement

appliquées. Il faudra pour cela attendre les années 1930, avec les projets

de Cheikh Maraghi, et surtout la grande réforme nassérienne de 1961,

imposée de manière autoritaire par le régime militaire, et qui doit donc se

lire en continuité avec cette longue histoire de programmes de transformations

de la structure et des contenus transmis à al-Azhar.

Sociologiquement, al-Azhar est diversifiée. On ne peut en lire

l’histoire simplement à travers ses réformes et ses publications

officielles. Loin d’être un corps d’appartenance homogène, on y trouve

la masse des étudiants venus des villages d’Égypte, du Delta ou du Sud.

Les mugâwirîn, qui vivent autour des riwâqs — les quartiers des

étudiants, dortoirs et salles de cours —, organisés par appartenance

régionale, viennent chercher le savoir au Caire, mais ne sont pas aussi

quiétistes politiquement que leurs aînés. Ils se révoltent souvent contre

leurs mauvaises conditions de vie, et participent aussi à la fin du XIX e

siècle aux révoltes nationalistes [Isa, 1987, p. 183-185]. Les

mugâwirîn contrastent avec l’aristocratie des grands oulémas d’al-

Azhar. Ce sont eux qui appellent à la révolte, le 21 octobre 1798, face


540

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

à l’invasion française. Une fois la mosquée d’al-Azhar bombardée et la

résistance affaiblie, Bonaparte fera mettre à mort des oulémas d’extraction

sociale modeste. Ces mugâwirîn forment la grande masse des

étudiants d’al-Azhar et l’on sait peu de choses sur leur supposé

« conservatisme ». La célèbre autobiographie de Taha Husayn retrace le

parcours de certains de ces jeunes villageois qui peuvent expérimenter

une mobilité sociale ascendante à travers leur passage à al-Azhar. On y

retrouve les modes d’apprentissage déjà vécus au village, au kuttâb, au

début du XX e siècle : le Coran est appris par cœur, sous la menace du

cheikh, et sans rien comprendre, tout comme le texte de l’Alfiyya d’Ibn

Malik et d’autres abrégés. Pour Taha Husayn, le passage au Caire à la

prestigieuse al-Azhar déçoit notre futur ministre de l’Éducation

nationale, mais il nous parle aussi des réformistes qui attirent une

jeunesse qui ironise sur les cheikhs conservateurs d’al-Azhar. Le

conservatisme, réel, de beaucoup des grands oulémas n’est donc pas

suffisant pour décrire une institution en plein changement.

Crecelius date le moment du retrait politique d’al-Azhar de la

sphère nationaliste de la révolution de 1919. Le nationalisme devient en

effet le fait d’élites laïques et formées dans les écoles non azharies.

Pourtant, l’islam continue de former le fondement d’une réflexion sur

la société et sur les moyens de la structurer. Les oulémas d’al-Azhar

ont, en particulier, de nombreuses affinités avec le mouvement des

Frères musulmans, et si ces affinités ne sont pas toujours visibles publiquement,

on peut aujourd’hui les retrouver par un travail minutieux

d’après les écrits des années 1930. Ainsi, pour ne fournir qu’un

exemple, le Cheikh Muhib al-Din al-Khatib, figure importante à al-

Azhar, participa activement aux débats intellectuels et politiques des

années 1930, à travers son journal al-Fath, faisant médiation entre le

premier mouvement réformateur égyptien de la salafiyya et sa version

plus tardive, plus politisée et proche des idées de Rachid Rida [Mayeur-

Jaouen, 2002]. Les oulémas d’al-Azhar, à cette époque, ne sont pas

indifférents aux courants politiques de l’islamisme, notamment

l’Association des Frères musulmans, dont la direction est, comme nous

le verrons un peu plus loin, extrêmement critique vis-à-vis du rôle institutionnel

d’al-Azhar, mais qui attire, même de façon informelle,

nombre de jeunes étudiants d’al-Azhar. Sous le rectorat de Cheikh

Maraghi, entre avril 1935 et février 1942, il y eut même des contacts

étroits entre al-Azhar et les Frères, ce grand imam restant longtemps

une figure respectée parmi eux [Mitchell, 1969, p. 212]. Les oulémas

sont bien sûr loin d’être à l’avant-garde de ces courants, mais dire

qu’ils y sont insensibles serait tout à fait inexact. L’opposition des

oulémas aux réformes de leur institution n’est donc peut-être pas néces-


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 541

sairement le signe d’une incapacité à innover intellectuellement et de

comprendre les défis du moment, puisqu’ils participent d’une façon ou

d’une autre aux débats importants de l’époque. On peut dire que leur

attitude participe d’une volonté de sauvegarder l’existence de leur

institution, d’une part, et d’un désir de résistance face aux interventions

de l’État modernisateur, d’autre part.

UNE POLITIQUE COLONIALE MUSULMANE ?

Quel rôle joue alors la puissance britannique dans ces tentatives de

réformes de la fin du XIX e siècle ? Peut-on parler d’une politique

« musulmane » de la Grande-Bretagne dans ce processus de modernisation,

à l’instar de ce que la France mit en place au Maghreb ? Le rapport

que les Britanniques construisent avec al-Azhar consiste dans une

stratégie de contournement, plutôt que d’une véritable politique vis-àvis

de l’institution et de ses membres. Sur ce point, les khédives ont une

certaine marge de manœuvre, et on assiste plus à une relation triangulaire

qui se recompose au gré des circonstances — comme le montre

l’évolution des relations entre Mohammed Abdouh et les Anglais, qui

finiront par soutenir ses projets de réforme à la toute fin du XIX e siècle

— qu’à une relation d’opposition entre deux camps antagonistes.

S’il n’y a pas de grande politique « musulmane », on voit se

développer, en revanche, dans les dernières années de l’occupation

britannique, c’est-à-dire les dernières années de Lord Cromer, puis sous

Gorst et Kitchener, une politique éducative. Elle n’est pas directement

liée à la volonté de transformer al-Azhar, mais elle a pour effet de marginaliser

encore davantage la sphère de l’enseignement religieux

musulman. En ce sens, on peut parler d’une continuité avec ce qui fut

entrepris à partir du règne de Mohammed Ali. Mais les Anglais, à cause

de leur expérience indienne, furent très prudents dans leur politique de

développement d’une éducation moderne en Égypte [Starret, 1998].

Cromer écrit dans sa correspondance : « Quoi que nous fassions,

l’éducation produira ses conséquences naturelles, et l’une de ces conséquences,

en Inde comme en Égypte, sera le désir de se débarrasser de

l’étranger. » [Tignor, 1966, p. 320]. Cromer tente donc de limiter

l’éducation de type moderne qui peut être offerte aux Égyptiens, et de la

restreindre dans la mesure du possible à la seule production de fonctionnaires

nécessaires au bon fonctionnement de la bureaucratie et de

professions comme les médecins ou les avocats. C’est en 1902 que

Cromer décrit son programme éducatif pour l’Égypte [Tignor, 1966,

p. 322]. L’enseignement primaire doit être dispensé aux élèves en arabe


542

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

au plus grand nombre possible dans les kuttâbs. Le système d’écoles

modernes doit être amélioré pour pouvoir créer une administration

efficace. Mais il faut aussi en limiter l’accès, pour ne pas gonfler le

nombre de diplômés. Le but est de simplement permettre à la machine

administrative de fonctionner. La dichotomie entre un système d’écoles

modernes compétitif d’un côté, et de l’autre, un système d’éducation

religieuse non performant, mène, au début du XX e siècle, à une véritable

bataille corporatiste où les étudiants et diplômés azharis se battent

continuellement pour un accès égal aux opportunités offertes par le

marché du travail [Costet-Tardieu, 2002, p. 171]. Cette dichotomie

pose un problème fondamental pour les oulémas aux options réformatrices,

qui ne s’opposent pas au savoir moderne et qui comprennent son

importance, mais qui, plutôt que de voir le fossé se creuser encore plus

entre al-Azhar et l’enseignement moderne, préféreraient transformer

al-Azhar en une grande université où l’on enseignerait à la fois les

sciences religieuses et les savoirs profanes. La création de l’université

du Caire en 1908 viendra remettre en question l’idée d’une université

d’al-Azhar dispensant un savoir complet et universel, mais il est

important de souligner que cet idéal — qui faisait partie des projets de

Mohammed Abdouh [Rida, 1931, tome 1, p. 11 et 567] — se verra

repris par l’État nassérien pour penser la réforme d’al-Azhar de 1961.

Il convient maintenant de mettre en évidence les continuités et les

ruptures qui marquent l’intervention du régime issu de la révolution

dans la sphère religieuse.

LA POLITIQUE NASSÉRIENNE : COLONISER L’ISLAM ?

Les oulémas d’al-Azhar présentent la loi de 1961 comme un véritable

traumatisme, une réforme qui aurait été mise en place par un régime

socialiste et anti-islamique, avec pour principal objectif d’affaiblir leur

corps d’appartenance [Zeghal, 1996]. S’il n’est pas question de remettre

en question cette perception telle qu’elle est explicitée par de nombreux

oulémas, il est nécessaire d’en nuancer la portée en examinant de plus

près les justifications qui furent données de cette réforme, d’une part, et

ses conséquences à long terme, d’autre part.

Examinons d’abord le contenu de la réforme de 1961. Alors que

Nasser a unifié les cours de justice, d’une part, et nationalisé les

fondations pieuses, d’autre part, au cours des années 1950, il impose

ensuite la loi de réforme d’al-Azhar en 1961. Celle-ci fait d’al-Azhar

une institution d’État dont le cheikh — que l’on appelle aussi le Grand

Imam — est directement nommé par le président de la République et a


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 543

rang de ministre. L’institution est donc directement financée par le

budget de l’État et ses membres, professeurs ou administratifs, intégrés

comme pour les autres universités dans la fonction publique. Au niveau

des études, les instituts primaires et secondaires d’al-Azhar devront se

développer et intégrer un double programme composé de matières

religieuses et modernes dans un même cursus scolaire, pour préparer

les élèves à leur vocation universelle. C’est cette vocation qui est mise

en avant pour attirer les étudiants à l’université d’al-Azhar, dans l’une

de ses trois facultés religieuses (théologie, langue arabe et charî‘a) ou

dans ses nouvelles facultés enseignant les matières modernes : biologie,

ingénierie, pharmacie, médecine, langues, etc. L’idée est donc

d’imposer les savoirs modernes aux oulémas pour les mettre

directement en contact avec les sciences rationnelles ou modernes.

Puisque les oulémas, pour le régime, refusent de se moderniser, les

sciences modernes seront directement incluses dans leur propre sphère

de transmission du savoir, qui intègre à présent les sciences de ce

monde et les sciences religieuses. Ce sont finalement les vieilles idées

réformistes, comme celles de l’imam Mohammed Abdouh, qui trouvent

ici leur application. Le régime issu de la révolution fait par ailleurs

directement référence, dans le préambule de la loi n° 103 de 1961, à

une idée qui fut elle-même largement développée par les Frères

musulmans : celle d’une réunion entre la religion et le monde ici-bas,

dîn et dunya, où l’utilité sociale de la religion, pour le régime qui vient

de mettre au point les lois socialistes, recouvre tout son sens : « Al-

Azhar n’a pas su trouver le chemin qui l’aiderait à participer au

mouvement de renouveau qui le mette en accord avec son siècle […].

Ses diplômés sont encore aujourd’hui […] des hommes de religion

(rigâl dîn), qui ne manifestent pas un intérêt marqué pour les sciences

de ce monde (dunya). L’islam, dans sa réalité première, ne fait pas de

différence entre la science de la religion (dîn) et la science de ce monde

(dunya). L’islam est en effet une religion sociale […]. Chaque

musulman doit être à la fois un homme de religion et un homme du

monde » (Loi 103, 1961).

Les oulémas ne peuvent qu’acquiescer à cette description de l’universalité

de la vocation d’al-Azhar, même si cette nouvelle mainmise

de l’État sur leur institution les dérange profondément, tout comme sa

politique qu’ils perçoivent, dans le fond, comme profondément sécularisatrice.

Dans nombre de leurs écrits dans les années 1950, ils

critiquent l’enseignement moderne public qui différencie le religieux et

les matières séculières qui sont transmises sans références au divin. Le

débat qu’initie, en 1955, Taha Husayn sur l’unification de l’enseignement

mobilise intensément les oulémas. Pour Taha Husayn, l’enseigne-


544

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

ment religieux du primaire au secondaire, à travers kuttâbs et instituts

d’al-Azhar, doit disparaître. Seule, devrait subsister une faculté de

théologie au sein de l’université moderne du Caire, en tant que cursus

spécialisé. Alors que ce modèle sera repris ailleurs, en Tunisie

notamment, il n’est pas retenu par le régime des Officiers libres

égyptiens. Al-Azhar représente, en effet, une ressource symbolique de

taille, qui permet au régime de se situer au nom de l’islam face au centre

islamique représenté par l’Arabie Saoudite, d’une part, mais aussi de

faire contrepoids à la puissante association des Frères musulmans que

Nasser réprime de façon violente à plusieurs reprises dans les années

1950 et 1960, utilisant alors al-Azhar pour légitimer cette répression.

Dans les discours officiels, al-Azhar devient la citadelle (hisn) de

l’islam, d’un islam que de nombreux oulémas, comme les islamistes,

voient comme approprié, défini et contrôlé par l’État des militaires.

Cette mise en avant par le régime nassérien de l’institution

religieuse, comme centre de légitimation d’un islam qui veut montrer

sa compatibilité avec l’arabisme et le socialisme, n’empêche pas, dans

le même temps, la diffusion publique d’une propagande anti-oulémas.

Celle-ci puise dans un registre que l’on retrouvait, par exemple, dans la

critique que faisaient plus tôt les Frères musulmans de l’engourdissement

des oulémas d’al-Azhar, une institution qu’ils percevaient comme

inefficace dans la défense d’un islam profondément affaibli par

l’intrusion d’idées et de valeurs étrangères. Comme l’avait écrit Hassan

al-Banna, visant alors davantage l’institution que les oulémas dans leur

ensemble, dont certains pouvaient être proches de l’Association, les

oulémas « voyaient, observaient et entendaient, mais ne faisaient rien ».

Ces « oulémas-fonctionnaires » s’étaient « endormis », et « la

communauté musulmane les avait suivis ». Ils avaient failli dans leur

mission de guides spirituels et d’animateurs de la résistance à l’impérialisme

étranger qu’ils avaient accepté de servir [Mitchell 1969, p.

212-213]. Le célèbre Cheikh Mohammed al-Ghazali, compagnon de

route des Frères, n’hésitait pas à critiquer ses collègues d’al-Azhar :

« Parmi les cheikhs d’al-Azhar, je connais des hommes qui vivent de

l’islam comme les parasites de la bilharziose vivent du sang des

misérables paysans » [Mitchell, 1969, p. 213].

Cette critique des oulémas est aussi utilisée par le régime : dans les

années 1950 et 1960, alors que la répression contre les Frères

musulmans s’intensifie et que l’État requiert des fatwâs légitimant sa

politique contre les militants islamistes, il n’est pas rare, dans la

littérature et les médias officiels, de trouver des diatribes très violentes

à l’encontre des oulémas d’al-Azhar, dont beaucoup répugnent à se

laisser instrumentaliser contre les Frères musulmans. « Corrompus »,


LES RÉFORMES DE L’UNIVERSITÉ D’AL-AZHAR 545

« pétris de dévotions soufies », alliés aux « féodaux », ils auraient ainsi

recours au « charlatanisme » pour tromper la populace.

Ce double fondement de la politique nassérienne vis-à-vis d’al-

Azhar (justification de la réforme par l’union du religieux et du séculier

et par une description négative des oulémas) donne aux réformes d’al-

Azhar mises en application après la révolution un caractère profondément

ambigu. Le régime des Officiers libres développe dans ses médias

une critique caustique des oulémas, les présentant comme des Tartuffes

ignorants, irrationnels et corrompus. S’il est devenu nécessaire de leur

imposer la réforme d’al-Azhar de manière autoritaire, dit-on, c’est

qu’ils n’en ont jamais voulu. Mais, dans le même temps, al-Azhar

devient le modèle de l’école et de l’université universelles pour les

musulmans, où les savoirs religieux et séculier ne seront pas

différenciés 2 .

Ainsi, le régime nassérien a institutionnalisé une véritable politique

musulmane, légitimée par la réforme d’al-Azhar, qu’il utilise pour

promouvoir ses propres conceptions de l’islam, un islam public, dans

un contexte politique autoritaire. Les conséquences de cette entreprise

de « colonisation de l’islam » par le régime nationaliste [Malik, 1996]

sont multiples, mais s’il faut en retenir une, c’est bien la transformation

d’al-Azhar en institution religieuse d’État où s’opère une fusion du

religieux et du politique [Zeghal, 1999b]. Al-Azhar est transformée en

tribune religieuse officielle, ce qui lui donnera, dans le dernier quart du

XX e siècle, l’espace et les ressources nécessaires pour revenir au cœur

de l’arène politique. À partir des années 1970, en effet, dans un paysage

religieux en voie de diversification croissante, al-Azhar occupe une

place de plus en plus importante, prouvant que la marginalisation des

élites religieuses n’était probablement qu’une parenthèse historique,

alors que les oulémas prouvent aujourd’hui leur aptitude à participer

pleinement à l’élaboration d’une modernité religieuse.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

BERQUE J. (1967), L’Égypte. Impérialisme et révolution, Gallimard, Paris.

CASANOVA J. (1994), Public Religions in the Modern World, Chicago, University

of Chicago Press, Chicago.

COSTET-TARDIEU F. (2002), « Un projet de réforme pour l’Université d’al-Azhar

en 1928 » in DUPONT A.-L. et MAYEUR-JAOUEN C., « Débats intellectuels au

Moyen-Orient dans l’entre-deux-guerres », Revue des Mondes Musulmans et

de la Méditerranée, 95-96-97-98, p. 169-188.

2. Dans les faits, cette réunion des savoirs de types religieux et séculier ne sera jamais

véritablement réussie [Zeghal, 1999a].


546

LE CHOC COLONIAL ET L’ISLAM

CRECELIUS D. (1972), « Nonideological Responses of the Egyptian ‘ulama to

Modernization », in KEDDIE N. R. (ed.), Scholars, Saints and Sufis : Muslim

Religious Institutions in the Middle East since 1500, University of California

Press, Berkeley.

DELANOUE G. (1982), Moralistes et politiques musulmans dans l’Égypte du XIX e

siècle, Institut Français d’Archéologie Orientale, Le Caire.

GABORIEAU M. et ZEGHAL M. (éd.) (2004), « Autorités Religieuses en Islam »,

Archives des Sciences Sociales des Religions, 125, 49 e année, janvier-mars.

ISA S. (1987), Al-Kânitha allatî tuhaddidunâ (La catastrophe qui nous menace),

Maktabat Madbouli, Le Caire.

AL-JABARTI A. (1888), Merveilles biographiques et historiques, traduit de l’arabe

par Chefik Mansour Bey, Khelil Bey et Iskender Ammoun Effendi,

Imprimerie nationale, Le Caire.

KEPEL G. (1984), Le Prophète et le Pharaon, La Découverte, Paris.

MALIK J. (1996), Colonialization of Islam. Dissolution of Traditional Institutions

in Pakistan, Manohar, New Delhi.

MARSOT A. (1972), « The Ulama of Cairo in the 18 th and the 19 th century », in

KEDDIE N. R., Scholars, Saints and Sufis : Muslim Religious Institutions in the

Middle East since 1500, University of California Press, Berkeley.

MAYEUR-JAOUEN C. (2002), « Les débuts d’une revue néo-salafiste : Muhibb al-

Dîn al-Khatîb et al-Fath de 1926 à 1928 » in DUPONT A.-L. et MAYEUR-

JAOUEN C. (éd.), « Débats intellectuels au Moyen-Orient dans l’entre-deuxguerres

», Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, 95-96-97-98.

MITCHELL R. P. (1969), The Society of the Muslim Brothers, Oxford University

Press, Londres.

RIDA R. (1931), Târîkh al-ustâdh al-imâm al-shaykh Muhammad Abduh

(Biographie de l’Imam le Cheikh Muhammad ‘Abduh), tome 1, Imprimerie

du Manar, Le Caire.

STARRET G. (1998), Putting Islam to Work. Education, Politics, and Religious

Transformation in Egypt, University of California Press, Berkeley.

TIGNOR R. (1966), Modernization and British Colonial Rule in Egypt, 1882-1914,

Princeton University Press, Princeton.

ZEGHAL M. (1996), Gardiens de l’Islam. Les oulémas d’al-Azhar dans l’Égypte

contemporaine, Presses de Sciences Po, Paris.

ZEGHAL M. (1999a), « Religion and Politics in Egypt : The ‘ulama of al-Azhar,

Radical Islam, and the State (1952-1994) », International Journal of Middle

East Studies, volume 31, n° 3, août, p. 371-399.

ZEGHAL M. (1999b), « État et marché des biens religieux. Les voies égyptienne et

tunisienne », Critique Internationale, n° 5, octobre, p. 75-95.


Liste des auteur-e-s

Raberh ACHI

Joëlle ALLOUCHE-BENAYOUN

Olga BESSMERTNAÏA

Jérôme BOCQUET

Anna BOZZO

Maher CHARIF

Hafidha CHEKIR

Rina COHEN

Randi DEGUILHEM

Bruno ÉTIENNE

Aïda KANAFANI-ZAHAR

Danielle JONCKERS

Henry LAURENS

politologue, IEP, Aix-en-Provence.

sociologue, Groupe sociétés, religions,

laïcités (GSRL/CNRS/EPHE) et université

de Paris-XII-Val-de-Marne.

historienne, Université d’État russe des

sciences humaines (RGGU), Moscou.

historien, université de Paris-I/Institut

d’études de l’islam et des sociétés du

monde musulman (IISMM/EHESS), Paris.

historienne, Università di Roma Tre.

historien, Institut français du Proche-

Orient (IFPO Amman, Beyrouth, Damas),

Damas.

juriste, université de Tunis.

historienne, université Charles-de-Gaulle,

Lille-3.

historienne, Institut de recherches et

d’études sur le monde arabe et musulman

(IREMAM), Aix-en-Provence.

politologue, IEP et IUF, Aix-en-Provence.

anthropologue, Groupe sociétés, religions,

laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.

anthropologue, Groupe sociétés, religions,

laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.

historien, Collège de France, Paris.


Pierre-Jean LUIZARD historien, Groupe sociétés, religions,

laïcités (GSRL/CNRS/EPHE), Paris.

Nadine MEOUCHY historienne, Groupe de recherche et

d’études sur la Méditerranée et le Moyen-

Orient (GREMMO), Lyon.

Sabrina MERVIN historienne, Institut français du Proche-

Orient (IFPO Amman, Beyrouth, Damas),

Beyrouth.

historienne, Centre d’études de l’Inde et de

l’Asie du Sud (CEIAS/CNRS/EHESS),

Paris.

Nadine PICAUDOU historienne, Institut national des langues et

civilisations orientales (INALCO), Paris.

Philippe REGNIER littérature française du XIX e siècle,

Littérature, idéologie, représentations aux

XVIII e et XIX e siècles (LIRE/CNRS), Lyon-

Grenoble-Saint-Étienne.

Daniel RIVET historien, université de Paris-I/Institut

d’études de l’islam et des sociétés du

monde musulman (IISMM/EHESS), Paris.

Jalila SBAÏ historienne, Institut national des langues et

civilisations orientales (INALCO), Paris.

Jean-Louis TRIAUD historien, université Aix-Marseille-I.

Dominique TRIMBUR historien, Centre de recherche français de

Jérusalem.

Gilles VEINSTEIN historien, Collège de France, Paris.

Thierry ZARCONE historien, Asian and African Area Studies

(ASAFAS/CNRS), université de Kyoto.

Malika ZEGHAL politologue, université de Chicago.

Alexey ZHURAVSKIY historien, Université d’État russe des

sciences humaines (RGGU), Moscou.

Aminah MOHAMMAD-ARIF

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!