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<strong>Les</strong>ma gni<br />
Anna de Tavera<br />
ma gni<br />
fiq ues
Anna de Tavera<br />
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
Roman
Merci à ma famille.<br />
À Raphaël,<br />
ces instants de vies imaginés, ceux qui, parfois, nous rendent magnifiques<br />
et se rappellent à nous par la mélancolie.
« E quanti personaggi inutili ho indossato io<br />
e la mia persona quanti ne ha subiti »<br />
Franco Battiato, Lode all’inviolato.
titre coura<br />
London Calling<br />
« Démarre ! Démarre, je te dis !!!<br />
– Eh ! On va l’attendre, quand même ! Tu fumes encore ce<br />
cigare ?<br />
– On va rater l’avion avec ses conneries. Déjà Seb, ce matin,<br />
il a fallu sonner dix fois avant qu’il ouvre !<br />
– Ahé, ça va, vous le savez que je ne suis pas du matin ! Le<br />
soleil est même pas encore levé…<br />
– C’était quoi ça, Battì ?!<br />
– Je sais pas, Fred, c’était rien !<br />
– Comment ça rien ?!<br />
– Des chasseurs… T’es jamais tranquille, hein Fred ? »<br />
Un milan tourne au-dessus de leurs têtes. Il décroche d’un<br />
coup, pique en ligne directe et fonce droit sur une proie.<br />
Le village est envahi par l’humidité aurorale, la brume<br />
grise s’étend dans les ruelles. De rares fumées s’échappent des<br />
toits à peine réveillés. Pierre, en retard, claque la porte derrière<br />
lui, descend en courant et saute par-dessus les trois dernières<br />
marches de son perron.<br />
Dans ce matin encore noir, la voiture attend…<br />
Seb est à l’arrière, Battì est au volant et Fred fume un Cohiba<br />
à ses côtés.<br />
Pierre ouvre la portière précipitamment, pose sa valise entre<br />
lui et Seb et s’engouffre dans le véhicule. Il s’adresse à Fred :<br />
« Tu fumes encore ce truc-là ?<br />
9
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
– C’est ce que je lui disais ! »<br />
Battì chasse la fumée d’un geste lourd. Fred, irrité :<br />
« C’est un havane ! Ah, si on vous écoute, toi et Seb, vos<br />
herbes… Vos trucs là, vous croyez que mon cigare est moins bien<br />
que vos herbes, là ?<br />
– … Ahé, cooool. » Seb ricane et frotte ses yeux ensommeillés.<br />
« Ah ouais, ben faut te voir Seb, tu vas bientôt avoir trente ans !<br />
– J’ai vingt-huit ans, pas trente ! Ahé toi, tu es vieux… Nous,<br />
bin, on vit notre jeunesse…<br />
– Aho, ferme-là ! Fred ! C’est pas toi qui vas nous donner des<br />
leçons de vie avec tes fréquentations ! » Pierre donne un coup de<br />
poing sur le dos du siège.<br />
« Quoi ? De quoi tu parles, Petru ?<br />
– De ces serpents avec qui on te voit souvent ces derniers<br />
temps !<br />
– Qu’est-ce que tu veux dire ? De quoi tu parles ? Et toi ? Tu<br />
traînais avec qui encore cette nuit ?<br />
– Ben, tu devrais essayer, ça te ferait du bien, tu penserais<br />
moins à te remplir ! Si tu veux, je te donne son numéro… Mais ça<br />
va pas plaire à Josy !<br />
– Et ta femme ?! Elle en pense quoi ?<br />
– C’est pas ma femme, et elle sait qui je suis ! Que je suis libre,<br />
que je n’appartiens à personne ! Je suis clair, moi, avec les gens !<br />
– Oh ?!... Oh ! Ça va, hein ?! Oh ! Je veux conduire tranquille !<br />
Taisez-vous maintenant, jusqu’à l’aéroport… au moins ! » Battì met<br />
de la musique pour les calmer et, sur l’air de That’s entertainment,<br />
ils voyagent sur la petite route sinueuse, retrouvent le reste de<br />
la délégation corse à l’embarquement, et pérégrinent ensemble<br />
d’Ajaccio jusqu’à Londres.<br />
•••<br />
Elle saute par-dessus une flaque bleue ; l’eau fraîche sur le<br />
sol révèle, dans le mouvement agile, les longues bottes noires.<br />
10
titre coura<br />
Un homme en frac ouvre, en la saluant, le portail magistral du<br />
restaurant.<br />
Une parfaite chorégraphie de petits pas, et le réceptionniste<br />
virevolte vers le comptoir ; il coche le nom de Leria sur l’agenda<br />
des réservations.<br />
« Madam de Laiena ! Madam de Laiena, are you in London<br />
with your family now ?<br />
– No, just me today ! »<br />
Leria le suit jusqu’à la table, libère ses cheveux de son écharpe ;<br />
aux tables enthousiastes, les hommes comme les femmes, à chacun<br />
de ses pas, cessent leurs palabres pour l’admirer.<br />
Elle tend son blouson à l’homme-ballerine ; il s’élance vers le<br />
vestiaire, se retourne vers elle et clame :<br />
« Madam de Laiena, we loove youuuu !<br />
– Ah… Thank you ! We love you toooo ! »<br />
Un rayon de lumière, un des derniers éclats de septembre,<br />
frôle les tentures vertes, traverse les vitres, s’attarde sur les nappes<br />
blanches, s’étend jusqu’à Leria, se reflète sur sa blondeur, se pose<br />
sur ses yeux clairs. Elle croque un morceau de petit pain français.<br />
<strong>Les</strong> discussions enflent par vagues en un brouhaha stimulant ;<br />
parfois quelques rires jaillissent des tables animées.<br />
Il est dix-neuf heures, elle est un peu en avance et il ne va<br />
pas tarder…<br />
•••<br />
Pierre court sur le boulevard, entre les bus rouges à étage,<br />
entre les cabs, noirs, mauves, orange ; il court, il est un peu en<br />
retard. Il court entre les groupes d’amis bras dessus bras dessous ;<br />
court entre leurs chants, entre les cris de joie des touristes, entre<br />
les gens qui s’impatientent devant les théâtres ; entre les arbres du<br />
boulevard. Il enjambe la flaque, salue le portier et s’élance dans<br />
le Delaunay.<br />
11
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
Son impétuosité, soudain, est ralentie par la valse frénétique<br />
des bouteilles de gin, de whisky ; des verres et des assiettes qui<br />
tournent au bout des doigts des serveurs.<br />
Mais surtout par un sourire éclatant au fond de la salle.<br />
Elle est là ! Sublime ! Elle est là pour lui !<br />
« Good evening Leria !<br />
– Good evening Pierre ! »<br />
Il s’assied en face d’elle :<br />
« C’est toi, Leria ?! Cette femme superbe que tu es devenue… »<br />
Il regarde autour de lui. « Je ne pensais pas arriver jusqu’à ta table !<br />
Quel parcours ! Il faut le mériter, non ? Ça fait quoi ? Dix ans ?<br />
– Oui, dix ans ! Je ne sais pas si je t’aurais reconnu… Si en<br />
fait ! » Elle rit et lui tend une coupe de champagne.<br />
« Tu aimes ça ?<br />
– Cet alcool pétillant… comme toi ? Comment pourrais-je ne<br />
pas l’aimer ce soir ? »<br />
Il déplace son assiette et ses couverts pour être à ses côtés sur<br />
le canapé ; et saisit son étonnement : « Si cela ne te gêne pas, je<br />
préfère les discussions plus intimes, sinon j’ai l’impression d’être<br />
à un repas d’affaires. »<br />
Ils commandent des plats similaires, boivent leurs verres en<br />
même temps.<br />
Leria ! Son visage, son corps !<br />
Leria !<br />
Au-dessus de la jupe en cuir, la soie fine couvre sa peau. Sous<br />
la jupe en cuir : des cuissardes enveloppent ses jambes minces,<br />
interminables et laissent apparaître les bas noirs. Sur la soie<br />
blanche : les mèches dorées. Sous les mèches dorées, ses yeux<br />
immenses, son nez petit et ses lèvres parfaitement dessinées qui<br />
sondent le vin rouge. L’alcool avive leurs mots. La voix ronde<br />
de Leria, son ton sensuel l’envoûte, sa poitrine généreuse sous le<br />
tissu léger le trouble.<br />
« Tiens Pierre, goûte ça ! C’est bon comme du café serré, tu<br />
sais, l’italien ! » Il saisit le morceau de chocolat qu’elle lui tend,<br />
12
titre coura<br />
entre ses dents. « Et tiens, goûte avec ça aussi ! » Satisfait de leurs<br />
accords épicuriens, il finit, en la dévisageant, la liqueur qu’elle<br />
vient de lui offrir, sans en laisser une goutte.<br />
•••<br />
La première fois qu’il l’a vue, c’était dans leur village, ils<br />
avaient seize ans.<br />
Elle vivait à Londres et, cette année-là, retrouvait la terre de<br />
ses ancêtres ; elle y avait passé les premiers étés de son enfance.<br />
Pierre, lui, vivait sur le continent, dans la ville de Marseille, et<br />
revenait au village lors des vacances. Ses parents, de petits commerçants,<br />
construisaient une vie stable mais étriquée. Ils s’accommodaient<br />
d’un quotidien tranquille. Ils désiraient donner à leur fils<br />
unique des valeurs, un certain équilibre ; mais cela dans un parfait<br />
déni du monde et surtout de celui dans lequel évoluait Pierre.<br />
Ses parents s’éternisaient le soir dans leur magasin et avaient<br />
convenu que, les cours d’école finis, Pierre aille les attendre dans<br />
le bar de Lili, la sœur de sa mère. Ce café, très fréquenté, était situé<br />
entre l’école et leur appartement, dans le cœur du Panier, un vieux<br />
quartier aux rues étroites, aux escaliers inattendus, aux couleurs<br />
jaune et rose.<br />
Ces fins d’après-midi là, alors qu’il faisait ses devoirs sur une<br />
table, sous le regard attentif de sa tante, la salle se transformait en<br />
un théâtre enfumé et agité.<br />
Son imaginaire d’enfant brimbalait sous les récits des tribulations<br />
épiques des clients désœuvrés. Se dessinaient devant lui<br />
des chevauchées extraordinaires de chevaliers des bitumes, des<br />
désarrois de princesses abandonnées sur le trottoir par des princes<br />
dealeurs. Parfois, il entendait fulminer les fureurs des dragons<br />
avinés du comptoir.<br />
Il apprit très tôt à lire dans le grimoire des âmes, la vie des<br />
autres, la vie de la rue… À mille lieues de celle, idéale, que croyaient<br />
bâtir ses parents.<br />
13
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
•••<br />
Au village, sa maison était juste au-dessus de celle de Leria.<br />
Une maison simple et propre qui bénéficiait d’un petit jardin.<br />
L’été, des torrents de voix criardes, de pleurs, de rires et de piaillements<br />
d’enfants dévalaient les rues. Dans le bar, à trois pas de chez<br />
eux, les chants cacophoniques et les humeurs des villageois, lors<br />
de beuveries mémorables, se répandaient jusqu’à leur perron. Ses<br />
parents écoutaient chacun de ces tressaillements d’âmes et, le soir à<br />
table, en refaisaient l’histoire. Leur route ordinaire se pimentait de<br />
la vie des autres, dont celle, plus privilégiée, de la famille de Leria.<br />
Cet été-là, celui de leurs seize ans, des mélodies s’échappaient<br />
des fenêtres de la belle demeure de Leria. Elles parcouraient leur<br />
jardin jusqu’à la chambre de Pierre. La vivacité du toucher s’infiltrait<br />
dans son cœur jeune. L’énergie fervente de chaque frappe, la<br />
force de chaque double-croche tapissaient ses songes. La vélocité<br />
de Leria sur son piano révélait un tempérament emporté et, en<br />
l’occurrence, en osmose avec le sien. Il rêva de jouer, comme elle,<br />
de cet instrument « trop cher ! » pour ses parents, « trop grand ! »<br />
pour sa maison.<br />
Il prit alors une guitare électrique, moins encombrante, mais<br />
dont chaque vibration faisait écho à son esprit adolescent.<br />
Le reste du temps, il allait et venait dans les ruelles et les<br />
bars du village, se promenait dans les champs avec des copains.<br />
Il découvrit au cours de ses pérégrinations turbulentes une petite<br />
bergerie qui semblait abandonnée et dont il fit son repaire. Il y<br />
venait parfois pour boire, parfois pour jouer de la musique avec<br />
ses amis, parfois pour flirter avec les filles du canton.<br />
Un jour, alors qu’il était assis sur le bord de la fontaine, précisément<br />
ce jour-là, un grincement attira son attention : cela venait<br />
de la maison de Leria. Un vieux volet vert s’ouvrit et il aperçut,<br />
flottant avec la brise, de longs rubans blonds, très clairs. Une jeune<br />
fille se pencha et lui fit un sourire. Son visage était… parfait ! Elle<br />
14
titre coura<br />
avait de grands yeux bleus, une bouche rose et fine, tout était<br />
harmonie des traits. Elle était lumineuse ! Elle irradiait. Il demeura<br />
abasourdi ! Ce fut une révélation violente ; cette finesse, ce teint<br />
pâle, cette chevelure incandescente évoquaient les portraits des<br />
chefs-d’œuvre toscans aperçus dans ses livres de classe.<br />
Elle lui fit signe de la main auquel il répondit, puis elle<br />
disparut.<br />
Il resta interdit, sidéré comme si cela avait été un songe ! Cette<br />
même journée, il guetta son passage dans le village. Il finit par la<br />
voir, assez tard, se promenant à cheval dans les ruelles pavées. Elle<br />
était très belle. Il grava à jamais dans son cœur cette silhouette<br />
féline et ces instants d’émerveillement.<br />
À dix-huit ans, il commença ses études de droit ; plus tard,<br />
il choisit le métier d’avocat. Il était devenu un très bel homme<br />
lorsqu’il rencontra, lors d’une soirée, une jeune femme assez<br />
piquante : Noémie. Il lui envia son assurance et sa facilité à parler<br />
la langue corse. Elle le présenta à ses amis nationalistes. Il sortit<br />
avec elle, copina avec son groupe et s’assortit avec leurs idées<br />
politiques.<br />
Il participa aux réunions du parti de Noémie et gagna la<br />
confiance de ses amis.<br />
Maintenant, lorsqu’il ne travaille pas, il erre de foire en foire,<br />
boit et converse avec tous. Il aime se faire aimer et se vautre volontiers<br />
dans cette vie festive.<br />
Il joue de temps en temps de la guitare avec un groupe<br />
de musiciens et chanteurs corses, les convainc de tenter un<br />
rythme plus rock. Il délaisse son cabinet, travaille de temps à<br />
autre pour un collègue. Doué et efficace, il traite rapidement<br />
quelques dossiers pour renflouer son compte en banque. Ses<br />
indemnités d’élu à l’Assemblée et ses interventions au barreau lui<br />
assurent une vie confortable. Il savoure cet état après des années<br />
de combats, de finesses politiques, de rencontres opportunes, et<br />
d’activités clandestines !<br />
15
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
•••<br />
Et si, ce soir, Leria ébauche une aisance coutumière, pour lui,<br />
c’est un nouveau pas dans un nouveau monde ; et si pour elle, c’est<br />
un moment délicieux, alors pour lui, prêt à tout, c’est une chance<br />
inestimable de la conquérir.<br />
« Comment vont tes parents et tes frères ?<br />
– Ils vieillissent un peu, mais tout le monde tient la route !<br />
C’est une bonne idée de m’avoir appelée…<br />
– Ah, Leria, c’est une excellente idée ! »<br />
Une mèche brune se pose sur ses yeux noirs, il rit et l’égaye<br />
encore en lui racontant l’histoire de la vieille Julia qui, au siècle<br />
dernier, était chargée de sonner l’angélus matinal. C’était une sorte<br />
d’alarme vivante ! Julia se fiait au bruit que faisait le voisin qui<br />
vivait au-dessus, pour connaître l’heure : il allait sur le pot tous<br />
les matins, immuablement à sept heures ; et ce pot se trouvait juste<br />
au-dessus de sa chambre ! C’était ça, le réveil de Julia ! Mais cette<br />
nuit-là, l’homme eut son besoin pressant à trois heures du mat’ !<br />
Julia s’est levée, au beau milieu de la nuit, croyant que c’était<br />
l’heure, qu’il était temps pour le village de se mettre à travailler !<br />
Elle a fait tinter les cloches, à trois heures du mat’ donc ! Tout<br />
le monde s’est réveillé, s’est habillé et est parti aux champs, en<br />
pleine nuit ! Cela, bien que le ciel leur parût encore bien sombre<br />
pour l’aube !<br />
Il se moque aussi de Fred : « Un de mes collègues qui n’a<br />
aucune éducation ! À peine sorti de l’avion, il n’arrête pas de parler<br />
de Pascal Paoli, et à tout bout de champ. Ici ! À Londres ! Parce qu’il<br />
n’a rien d’autre à dire ! Autrefois, c’était un type tout juste bon à<br />
poser des plastics et à faire chanter les gens ! » Et que lui, Pierre,<br />
était obligé de « s’accommoder de types comme ça ! ».<br />
Mais je ne suis pas comme lui ! Eh ! Leria ! Ne va pas croire<br />
que je suis comme ça ! Ça non ! Je ne vais pas te raconter ces<br />
foutues soirées ! Celles passées à marcher dans le noir, à rester<br />
16
titre coura<br />
accroupi dans le maquis, à guetter des heures et des heures, à<br />
attendre dans le froid ! Et entrer dans les maisons vides, fermées<br />
l’hiver, voler les affaires des types qui vivent sur le continent ;<br />
chaparder les bijoux de leur femme, les offrir à une copine d’un<br />
soir ! Où celles à attendre, terrés dans le noir, que le plastic saute,<br />
se boucher les oreilles, et partir en silence… La voiture taiseuse<br />
au ralenti, le cœur battant la chamade… Le cœur fou comme ce<br />
soir quand je vois ce fleuve turquoise sous tes paupières ! Tout<br />
ça maintenant enfoui dans la mémoire. Rideaux ! Basta ! Cette<br />
vie… c’était une autre vie… C’était il y a longtemps… Une de<br />
mes nombreuses vies ! J’étais fougueux, très jeune ! Et j’avais<br />
un idéal, c’était pour la cause ! On se battait pour qu’un soir<br />
comme celui-ci soit possible ! Il ne faut pas croire ce que les gens<br />
racontent… Je ne suis pas un voyou, je ne suis pas Fred ! Mais<br />
ce soir, quand je te vois… tout paraît possible… Tu es belle…<br />
Qu’est-ce que tu es belle !<br />
Leria semble envoûtée et se réjouit à chacune de ses histoires.<br />
Pierre attrape la bouteille de champagne.<br />
« Pour toi, Leria ! » Il remplit leurs verres ; ils trinquent et<br />
Pierre prend un ton railleur : « Dis-moi, ou plutôt ne me dis pas,<br />
que tu es mariée… fiancée ?<br />
– Ah non ! Libre, célibataire ! Et puis je n’ai pas envie, le<br />
mariage… je n’y crois pas trop… Toute une vie avec une seule<br />
personne, je suis trop jeune pour ça. Et toi ?<br />
– Pas de mariage, je n’y crois pas moi non plus ! Je ne suis pas<br />
vraiment célibataire. Je dors de temps en temps avec quelqu’un, je<br />
suis avec elle ou une autre… Comme ça… » Il remue sa main pour<br />
dire à moitié, pas vraiment.<br />
« Elle, elle y tient, moi non !<br />
– … Ah ? »<br />
Pierre voit Leria embarrassée et ajoute :<br />
« Oui… Elle insiste… C’est comme ça, de temps en temps… Je ne<br />
compte pas rester avec elle, ça n’a pas d’importance cette relation,<br />
17
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
je suis libre et elle le sait. » Il désire éluder le sujet de Noémie et, à<br />
nouveau, détaille les raisons de la venue de son groupe à Londres<br />
et celle de leur séjour qui va suivre, à Édimbourg.<br />
« Je suis ici parce que j’ai été élu puis nommé consultant pour<br />
la Culture. J’arrive à jongler entre mon métier d’avocat et mon<br />
poste à l’Assemblée. Nous aimerions établir des contacts avec<br />
l’Angleterre, et surtout avec l’Écosse. Nous allons mettre en place<br />
de nouvelles lignes aériennes. Bientôt, nous relierons la Corse à<br />
Londres ! Tu n’auras pas d’excuses pour ne pas venir ! »<br />
Elle rit encore et, encouragé par l’effet qu’il produit sur elle,<br />
il se redresse ; il est splendide. Son regard vif scrute les réactions<br />
de Leria dans les moindres détails. Ce soir, il est le meilleur de<br />
lui-même.<br />
« Tu étudiais le cinéma ? Ma mère me parle souvent de toi, de<br />
ta famille : les vieux s’ennuient…<br />
– Oui, j’ai commencé par étudier la littérature anglaise, puis<br />
je me suis spécialisée dans le cinéma. Maintenant, je commence<br />
un travail à la BBC, je vais coécrire un scénario avec un auteur de<br />
séries assez connu. Une reprise de Sherlock Holmes.<br />
– Ah ! Voilà comment Shakespeare mène à Sherlock ! Quelle<br />
bonne nouvelle ! Je vais te voir plus souvent ! Il n’y a pas plus<br />
beaux paysages que chez nous pour tourner un film. » Pierre la<br />
dévisage quelques secondes interminables sans rien dire, puis :<br />
« Leria, est-ce que tu aimerais entendre des voix<br />
exceptionnelles ? Veux-tu m’accompagner à l’opéra demain ?<br />
– Tu sais, il faut réserver des mois à l’avance ici.<br />
– J’ai des places ! Roméo et Juliette ! Offertes par la mairie<br />
de Londres ! »<br />
Il pose sa main sur celle de Leria. Il ne détache pas ses yeux<br />
de son visage diaphane. Il désire maintenant ses lèvres, son corps<br />
aux courbes étonnantes. Il apprécie son élégance.<br />
« Ah, très bien, dans ce cas ! » Elle hésite, puis : « C’est très<br />
tentant, mais oui, pourquoi pas ?! » Elle n’a pas retiré sa main<br />
captive ; alors il passe son bras enjôleur autour de ses épaules
titre coura<br />
amènes, lui peint la couleur des nuits sucrées de leur enfance… de<br />
la musique qui filait de la fenêtre quand elle jouait du piano et qui<br />
caressait son cœur. Elle est étonnée, flattée… attirée.<br />
« Je travaille tôt demain matin, je ne vais pas tarder à rentrer.<br />
Mais demain, OK pour Roméo et Juliette !<br />
– On se retrouve à vingt heures devant le Royal Opera. Après,<br />
nous irons dîner ensemble ?<br />
– Oui… oui ! »
titre coura<br />
Trois petits tours, et puis…<br />
D’un souffle, une brise ; de cette brise, un vent violent, puis une<br />
tempête d’idées de libération et de juste reconnaissance.<br />
Enfin, le mouvement politique de Pierre et ses amis finit par<br />
être considéré ; ils furent élus à l’Assemblée, dans un record de<br />
votes historique.<br />
Dans le ballet de leurs ambitions, tout se passa très vite : la<br />
campagne pour les élections, leur succès, l’attribution de leurs<br />
postes et rôles dans cette nouvelle société.<br />
Depuis, Pierre et ses colistiers voguent sur ce qu’ils croyaient<br />
être un bateau de croisière à la route fluide et aisée, mais qui<br />
se révèle une galère fragile, prête à chavirer sous des houles<br />
conflictuelles.<br />
Aujourd’hui, l’aboutissement de leurs anciens combats les<br />
amène à patrouiller sur ce sol britannique. Ils ont rendez-vous ce<br />
matin au Garrick Club pour une réception avec tout ce que compte<br />
le gratin du tourisme britannique.<br />
Pierre retrouve Battì dans le hall de l’hôtel.<br />
« Oh Petru, tu as passé une bonne soirée hier ? Tu aurais dû<br />
venir avec nous, on s’est bien marrés, on a été dans le quartier de<br />
Soho. Pouh ! C’est le quartier de la dépravation ! Seb nous a amenés<br />
dans une boîte dont il avait entendu parler. Ce Seb ! À un moment,<br />
Fred s’est fait draguer par une fille, une djomb ! Tu l’aurais vue !<br />
Il a bu et discuté pendant une heure au moins avec elle ! Il était<br />
complètement bourré ! Je ne sais pas ce qu’il lui racontait parce<br />
21
<strong>Les</strong> <strong>Magnifiques</strong><br />
qu’il parle pas un mot d’anglais ! Mais la nana, sexy ! En portejarretelles<br />
et tutti quanti ! » Battì continue, hilare : « Elle avait l’air<br />
intéressée !<br />
– En porte-jarretelles ? Intéressée… par Fred ?!<br />
– Ouais, tu imagines Fred ?! Bin, en fait, c’était une dragqueen<br />
! Je t’ai envoyé la photo sur ton tel…<br />
– … Non, j’ai rien vu ! » Battì lui tend son mobile.<br />
« Et bien regarde…<br />
– … Ah oui, pas mal !<br />
– Pas mal ? Si je n’étais pas en couple, et hétéro surtout, elle<br />
m’aurait bien plu à moi !<br />
– Ah ! Ah ! Ouais, je vois ! Et à Fred ? Ah ! Ah ! J’aurais bien<br />
aimé voir ça !<br />
– Non, tu penses ! Il a rien pigé ! Il est resté là, à palabrer,<br />
sans rien faire. La fille, enfin la drag-queen, a fini par se tirer. On<br />
a ramené Fred à l’hôtel, complètement ivre, il tenait plus debout !<br />
Après, Seb et moi, on est allés au Lore of the land, un pub à<br />
côté. Alors là, il y avait des filles… des canons ! T’aurais aimé !<br />
Des Anglaises, bah, des filles… pas farouches, les English ! Mais<br />
pas seulement, il y avait des Russes, des étrangères de je sais pas<br />
où… De tout, de partout ! Mais beelles ! On a pris des bières, super<br />
bonnes… On devrait en faire des comme ça chez nous ! Bon, après,<br />
on avait déjà pas mal bu… Alors tout était beau ! » L’enthousiasme<br />
de Battì s’apaise doucement… « Et bon… Et toi ? Ton rendez-vous ?<br />
– Oui très bien. Très beau aussi !<br />
– Euh… Tu fais le mystérieux ?<br />
– Non, c’est une cousine du village ! » Devant l’air malicieux<br />
de son ami, Battì enchaîne.<br />
« Ah ouais ? Ah ! Ah ! Toi ? Une cousine du village ? Bon !<br />
Allez, on prend un taxi ! » Ils sortent sur le boulevard.<br />
« Tiens, là justement… » Pierre hèle un cab noir, large et<br />
confortable.<br />
« From Ajaccio to the Garrick Club !<br />
22