LES PETITS MONDES DE L'ART - La Voix du regard
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<strong>LES</strong> <strong>PETITS</strong> <strong>MON<strong>DE</strong>S</strong><br />
<strong>DE</strong> L’ART<br />
Nathalie <strong>DE</strong>LBARD<br />
«C’est, en effet, dans la faculté de dégager et de<br />
caractériser les variantes fondamentales de l’expérience<br />
sensible que réside le pouvoir propre de l’artiste. »<br />
Edward T. Hall, <strong>La</strong> dimension cachée, 1966. 1<br />
En architecture, il est d’usage de proposer un projet<br />
sous forme de maquette 2 , afin de permettre une première<br />
visualisation de l’espace à venir ; l’arc h i t e c t e ,<br />
le bureau d’études, élaborent en effet à échelle<br />
ré<strong>du</strong>ite ce qui sera (peut-être) édifié à taille réelle. De<br />
ce point de vue, la maquette demeure d’abord informative<br />
et surtout transitoire. Faisant office de tremplin,<br />
de première prise pour celui qui la <strong>regard</strong>e, elle<br />
invite à nous projeter dans un temps et un espace<br />
encore hypothétiques. Ainsi le petit se met-il au service<br />
<strong>du</strong> grand, et permet, dans une logique de réalisation,<br />
d’appréhender un possible, comme une<br />
sorte de promesse, de pari sur l’avenir.<br />
Néanmoins, considérer la maquette à travers cette<br />
seule fonction d’intermédiaire serait sans doute<br />
ironiquement ré<strong>du</strong>cteur ; on sait combien certains<br />
projets non réalisés cristallisent toute la pensée<br />
créatrice de leur auteur, la maquette constituant en<br />
soi une forme artistique des plus accomplies. De ce<br />
fait, en poussant jusqu’à son terme un tel principe<br />
1. Edward T. Hall, <strong>La</strong> dimension cachée, Editions <strong>du</strong> Seuil Paris, 1971 pour la tra<strong>du</strong>ction française, p. 99.<br />
174 <strong>La</strong> voix <strong>du</strong> <strong>regard</strong> N°17 - hiver 2004-2005<br />
d’autonomisation – la maquette considérée non plus<br />
comme projet mais comme finalité – il devient possible<br />
d’envisager un renversement <strong>du</strong> statut traditionnel<br />
<strong>du</strong> modèle ré<strong>du</strong>it, entraînant une modification<br />
de nos modes d’appréhension <strong>du</strong> réel. C’est<br />
notamment ce qu’un certain nombre d’artistes<br />
c o n t e m p o r a i n s 3 ont développé à travers la mise en<br />
œuvre de maquettes dont les enjeux semblent précisément<br />
différer de ceux liés à la notion de projet.<br />
Le travail de Tatiana Trouvé, par exemple, qui réalise<br />
à la fois des mo<strong>du</strong>les de grande taille et des modèles<br />
ré<strong>du</strong>its, illustre bien cette inversion chronologique<br />
<strong>du</strong> petit et <strong>du</strong> grand : fonctionnant de manière<br />
décroissante, l’artiste construit en effet ses Polders<br />
après les mo<strong>du</strong>les, « la maquette qui ordinairement<br />
soutient et matérialise le projet devenant ici m o d è l e<br />
a posteriori, miniaturisation contrôlable, <strong>regard</strong><br />
panoramique concrétisé 4 ». Il s’agirait donc, comme<br />
le suggère Granfranco Maraniello, de resserrer l’attention<br />
non pas sur un projet d’espace, mais sur un<br />
déjà-là que la miniaturisation permettrait d’englober.<br />
<strong>La</strong> maquette, renonçant à toute ambition d’agrandissement<br />
pour mieux se prêter à l’observation<br />
minutieuse, tomberait alors sous le contrôle <strong>du</strong><br />
<strong>regard</strong> – ou tout au moins transformerait-elle l’espace<br />
en un monde accessible parce que rassemblé,<br />
2. Notons à cet égard une évolution des modalités de représentation de la maquette architecturale suivant logiquement l’émergence des nouvelles technologies,<br />
les projets étant désormais réalisés le plus souvent par ordinateur, la pré-visualisation se faisant alors virtuellement grâce aux logiciels 3D.<br />
3. S’il n’est ici question d’aucune ambition exhaustive, il convient de remarquer combien se révèlent être nombreuses les pratiques artistiques liées à la<br />
ré<strong>du</strong>ction. A titre d’exemples, on peut citer Manfred Pernice et ses architectures miniatures en carton, Brigitte Nahon pour ses boîtes en plexiglas, mais<br />
aussi Pierrick Sorin et ses « Petits spectacles virtuels » ou encore Guy Limone et ses figurines minuscules.<br />
4. Granfranco Maraniello, « M o n s i e u r, Madame et Mademoiselle Tatiana Tr o u vé », in P o l d e r s, catalogue de l’exposition, Palais de Tokyo, 7 mai – 16 juin 2002.
synthétisé par la ré<strong>du</strong>ction, et même potentiellement<br />
préhensible. Au prix d’une extériorisation <strong>du</strong> corps<br />
<strong>du</strong> spectateur l’obligeant à tourner autour de la<br />
miniature sans jamais pouvoir s’y intro<strong>du</strong>ire, l’œuvre<br />
se donnerait à voir avec toute l’attention <strong>du</strong> scientifique<br />
penché sur son objet d’étude. Comme l’enfant<br />
attrape ses jouets et les expérimente à son gré, l’artiste<br />
ne ré<strong>du</strong>irait alors les choses que pour mieux les<br />
s a i s i r, et nous les faire saisir.<br />
Lorsque Daniel Chust Peters expose ses maquettes –<br />
qui sont toujours des repro<strong>du</strong>ctions à plus ou moins<br />
grande échelle de son atelier – le spectateur est très<br />
souvent convié à les manipuler. A l’occasion de son<br />
exposition à la Fondation Miro 5 par exemple, l’artiste<br />
proposait au public de s’asseoir devant de grandes<br />
tables blanches et de manier à son aise les différents<br />
objets créés, chacun d’entre eux reprenant fidèlement<br />
la forme en L de son atelier tout en déclinant les matériaux<br />
et les fonctions ludiques. Du casse-tête au<br />
modèle balai-brosse, les maquettes développaient<br />
ainsi un rapport interactif avec le spectateur manipulat<br />
e u r, celui-ci retrouvant dans le jeu un chemin d’accès<br />
à l’œuvre, mais aussi à l’artiste et à la création via l’atelier<br />
miniaturisé. Plus généralement d’ailleurs, le travail<br />
de Daniel Chust Peters vise à assouplir l’écart qui<br />
sépare l’artiste et le public et qui les cantonne encore<br />
trop souvent dans des rôles distincts convenus<br />
d’avance. Au contraire, repro<strong>du</strong>ire et décliner l’atelier<br />
stimule une rencontre, qui tend à inverser l’ascendant<br />
que l’œuvre pourrait prendre sur son <strong>regard</strong>eur.<br />
L’atelier offert comme une maison de poupée ou un<br />
jeu de construction au toucher et à l’appropriation,<br />
c’est en quelque sorte l’artiste démiurge redescen<strong>du</strong><br />
parmi les " m o r t e ls" ; c’est aussi la création mise en<br />
partage à travers l’œuvre 6 , pour laquelle Daniel Chust<br />
5. Daniel Chust Peters, Gira-sol, Fondation Miro, Barcelone, 29 novembre 2001 – 13 janvier 2002.<br />
Peters « fixe des règles que chacun peut rompre ou<br />
c o r r o m p re » 7 . A l’image de Solar 1 8 , sorte de maquette-tableau<br />
sur laquelle on peut à loisir dessiner ou écrire<br />
au feutre, effacer puis recommencer, l’atelier miniature<br />
est un mo<strong>du</strong>le ouvert où peut s’inscrire une<br />
présence à la fois indivi<strong>du</strong>elle et collective. En outre,<br />
reprenant la configuration de l’espace dans lequel il<br />
s’insère - sur chacune de ses faces, les fenêtres et les<br />
murs en pierre <strong>du</strong> lieu d’exposition ont été reportés -<br />
l’objet Solar 1 con<strong>du</strong>it également à bousculer notre<br />
rapport symbolique au réel en mettant à la portée de<br />
chacun ce qui habituellement le contient et le déborde.<br />
Espace de l’art et de vie, le lieu dans lequel expose l’artiste<br />
nous est alors restitué, comme l’est, au moins<br />
symboliquement, notre place de sujet.<br />
A cet égard, il convient d’évoquer le travail de<br />
Barbara Sturm présenté en 2003 chez Air de Paris 9 .<br />
<strong>La</strong> Galerie 1 : 10 conçue par l’artiste comme un<br />
espace d’exposition à l’intérieur d’un autre, s’appuie<br />
sur un principe de mise en abîme <strong>du</strong> White Cube ;<br />
se déplaçant dans divers lieux artistiques 10 , Barbara<br />
Sturm invite en effet des artistes à installer leurs<br />
œuvres dans cette maquette comprenant une pièce<br />
principale, une salle de projection et une réserve. A<br />
chaque présentation, une nouvelle exposition collective<br />
est montée, amenant l’élaboration de pièces<br />
de petite taille spécifiquement destinées au modèle<br />
ré<strong>du</strong>it, qu’il s’agisse de peinture, sculpture, vidéo,<br />
etc. Le public découvre ainsi à l’intérieur d’un lieu<br />
d’art la repro<strong>du</strong>ction d’un autre lieu d’art, contenant<br />
lui-même des œuvres grandes comme <strong>du</strong> mobilier<br />
de poupée mais pourtant signées par de « grands »<br />
artistes… Selon David Ryan, « le principe de miniaturisation<br />
de la Galerie 1 : 10 apporte une distance<br />
critique et opère comme un moyen de questionner<br />
6. Il s’agit ici de distinguer la posture de D. C. Peters de l’esthetique relationnelle conceptualisée et défen<strong>du</strong>e par Nicolas Bourriaud ; si cette dernière<br />
ambitionne de créer <strong>du</strong> lien, ses œuvres mettent souvent le spectateur dans un rapport contraignant, au risque de faire échouer la relation envisagée.<br />
Dand certains cas, comme par exemple chez Rirkrit Tiravanija, elle n’est même effective que lors <strong>du</strong> vernissage, pour un public averti et restreint.<br />
Chez D. C. Peters au contraire, la relation demeure latente et nécessaire à l’œuvre , elle est un proposition ouverte sans obligation de retour.<br />
7. Grazia Quaroni, Gira-sol, novembre 2001, tra<strong>du</strong>it de l’espagnol par Emmanuelle Hamon.<br />
8. Daniel Chust Peters, Solar 1, exposition Crisi d'identitat, Tint, Banyoles, 2001.<br />
9. Barbara Sturm, Galerie 1 : 10, galerie Air de Paris, 13 septembre – 8 novembre 2003, Paris. Avec les œuvres de Stéphane Dafflon, Hans Hemmert,<br />
Mirjam Kuitenbrouwer, Alena Meier, Petra Mrzyk + Jean-François Moriceau.<br />
10. <strong>La</strong> Galerie 1 : 10 a déjà fait l’objet de six expositions différentes (à Berlin, Budapest, etc.).<br />
Échelles indécidables<br />
175
le contexte et le cadre de l’activité sociale – le positionnement<br />
et l’échange – qui se fait quotidiennement<br />
d’une façon invisible et intangible » 11 . Si l’on<br />
suit l’auteur, le fait d’intro<strong>du</strong>ire la maquette mettrait<br />
en exergue et en crise un fonctionnement social<br />
implicite où l’échange se ferait selon un positionnement<br />
-une hiérarchie ?- institué. Il est vrai qu’en<br />
entrant sur le territoire de l’art, le spectateur accepte<br />
de jouer le jeu d’un système où chacun tient sa<br />
place de manière assez convenue, et où la valeur de<br />
l’art se pose très autoritairement. Ici, c’est une<br />
inversion totale des points de vue qu’orchestre<br />
Barbara Sturm : par son corps paradoxalement plus<br />
grand que la galerie, par son œil capable d’embrasser<br />
la globalité de l’espace représenté, le spectateur<br />
domine, tourne autour <strong>du</strong> travail, le scrute, l’approche,<br />
et l’appréhende tout entier. Avec même une<br />
certaine jubilation liée à sa posture de géant, il<br />
semble paradoxalement retrouver un art à sa juste<br />
mesure. Un tel dispositif rend en tout cas l’œuvre<br />
plus accessible, sa modestie physique tendant à<br />
faire rimer pratique artistique et considération pour<br />
le public. Du même coup, parce qu’elle actionne<br />
une mise en abîme des pratiques liées à l’artistique,<br />
la Galerie 1 : 10 souligne la relativité de ce que l’on<br />
nomme « monde de l’art », et qui, à l’image de ce<br />
lieu dans le lieu, n’est qu’un territoire parmi<br />
d’autres… A la suite de la Boîte en valise de Marcel<br />
Duchamp, et plus récemment des repro<strong>du</strong>ctions<br />
des grands musées que Gilbert et Georges<br />
construisent pour y placer leurs œuvres miniatures,<br />
ou encore des Musées Manifesto de Art Orienté<br />
objet dans lesquels figurent également les repro<strong>du</strong>ctions<br />
lilliputiennes de leurs pièces 12 , Barbara<br />
Sturm désacralise finalement notre rapport à<br />
l’œuvre, au musée, à la galerie, en somme à l’art<br />
aujourd’hui tel qu’il se donne dans son ensemble, la<br />
maquette étant dans ce cas enten<strong>du</strong>e comme procédé<br />
de mise à distance critique nécessaire.<br />
11. David Ryan, Barbara Sturm Galerie 1 : 10, communiqué de presse, Air de Paris, 2002.<br />
176 <strong>La</strong> voix <strong>du</strong> <strong>regard</strong> N°17 - hiver 2004-2005<br />
Autre exemple qui mérite attention, le projet Iago 1 3 ,<br />
antérieur au travail de Barbara Sturm, a pour<br />
originalité de soumettre un modèle d’appartement<br />
fabriqué en bois à l’échelle 1/5 à différents artistes, afin<br />
que ceux-ci, en solo ou parfois en <strong>du</strong>o, puissent investir<br />
cet espace en toute liberté, dans les mêmes conditions<br />
que pour une exposition en galerie. <strong>La</strong> maquette,<br />
laissée à l’artiste, est reconstruite à l’identique à<br />
chaque intervention, tel un mo<strong>du</strong>le standard dont seul<br />
le contenu varie et que chacun peut s’approprier<br />
(aucun copyright n’ayant été volontairement dépos<br />
é ) 1 4 . C’est ainsi qu’en exploitant les spécificités de cet<br />
espace ré<strong>du</strong>it, de nombreux artistes, sans nécessairement<br />
réaliser de très petites œuvres, ont successivement<br />
développé des installations se pliant aux contraintes<br />
architecturales de la boîte. Erwin Dries-sens et<br />
Maria Verstappen par exemple, ont ainsi créé et placé<br />
dans la maquette une usine qui pro<strong>du</strong>it en boucle un<br />
objet en cire, dont les étapes de fabrication se voient<br />
filmées par une caméra. Sorte de mythe de Sisyphe<br />
déplacé (l’objet finalisé est détruit puis réintro<strong>du</strong>it dans<br />
le cycle), l’œuvre parvient, par la spécificité de ses<br />
dimensions, à échafauder un espace symbolique, dont<br />
nous pouvons saisir les tenants et aboutissants à travers<br />
une compréhension globale n’excluant aucun<br />
détail, aucune étape dans le processus de pro<strong>du</strong>ction.<br />
Erwin Driessens & Maria Verstappen<br />
The Factory, 1995<br />
photo Studio Rémi Villaggi<br />
Collection Frac Lorraine<br />
12. Claes Oldenburg et son Mouse Museum, mais encore Ben, Annette Messager, Marcel Broodthaers et leurs collections miniatures, pour ne citer<br />
qu’eux, caractérisent ces pratiques de miniaturisation des œuvres ou des musées.<br />
13. Le projet Iago a vu le jour dans les années 80 à l’école des Beaux-Arts de Grenoble, suite à l’initiative d’un groupe d’artistes.<br />
14. Sur ce principe, Grazia Quaroni et David Renaud ont notamment mis en place un cycle d’expositions entre1993 et 1998 où l’unique contrainte résidait<br />
dans le fait de montrer l’œuvre dans un pays qui ne soit pas celui de l’artiste invité. Se greffant à différents évènement artistiques d’envergure, le<br />
mo<strong>du</strong>le à été exposé à Paris, Bruxelles, Bâle, Barcelone et Amsterdam.
Daniel Chust Peters<br />
Gira-sol, 2001-2002<br />
Courtesy Maribel Nadal Jové.<br />
Daniel Chust Peters<br />
Air Liquid, 2003<br />
Carton, papier peint, méthacrylathe, micro camara<br />
40x32,8x10,5 cm<br />
Courtesy Maribel Nadal Jové.<br />
Échelles indécidables<br />
177
Barbara Sturm<br />
« Galerie 1 : 10 », 2003, Courtesy Galerie Air de Paris.<br />
178 <strong>La</strong> voix <strong>du</strong> <strong>regard</strong> N°17 - hiver 2004-2005<br />
Barbara Sturm<br />
« Galerie 1 : 10 », 2003, Courtesy Galerie Air de Paris.
Plus généralement d’ailleurs, et pour revenir sur l’hypothèse<br />
qui est la nôtre – la ré<strong>du</strong>ction pour une<br />
meilleure compréhension sensible de nos espaces de<br />
vie (artistiques ou non) – il semble que la maquette<br />
telle que la fabriquent les artistes puisse amener à une<br />
lecture inédite de notre environnement social et culturel.<br />
Chez Daniel Chust Peters, nous avons vu que<br />
l’atelier miniature pouvait se faire lieu de projection et<br />
de spéculation pour le spectateur, en déplaçant effectivement<br />
son rapport à l’œuvre. Cependant, le travail<br />
génère également un espace spécifique qui renvoie,<br />
comme chez Erwin Driessens et Maria Ve r s t a p p e n ,<br />
hors <strong>du</strong> contexte de l’art, pour questionner davantage<br />
notre lien au réel, à ce d é j à - l à révélé sous un jour<br />
inédit par la réappropriation de l’artiste. Pour son<br />
exposition à la galerie EOF par exemple 1 5 , Daniel<br />
Chust Peters a fabriqué une maquette manipulable en<br />
carton (Air Liquid), dans laquelle il a glissé une microcamera,<br />
l’image de l’intérieur de l’atelier reconstitué<br />
étant retransmise sur un écran externe situé juste à<br />
côté. Ce qui est remarquable dans ce type d’installation,<br />
c’est que le modèle ré<strong>du</strong>it ne constitue plus tout<br />
à fait une fin en soi, puisqu’il permet de créer des<br />
images en s’intro<strong>du</strong>isant à l’intérieur de l’objet.<br />
L’artiste génère par conséquent un autre mode de<br />
représentation, les vues intérieures étant d’autant<br />
plus saisissantes qu’elles pro<strong>du</strong>isent sur le spectateur<br />
un effet de réalité largement supérieur à la maquette<br />
elle-même. En outre, Daniel Chust Peters brouille les<br />
pistes, le <strong>regard</strong> hésite à faire un lien direct entre téléviseur<br />
et maquette, et peine à déterminer l’échelle de<br />
l’espace filmé. Il s’agit de jouer sur une perte de repère<br />
par trompe-l’œil, l’artiste utilisant à la fois les artifices<br />
de certains matériaux (comme le papier peint au<br />
motif mur de pierres), et la sensation de profondeur<br />
et de restitution détaillée des volumes <strong>du</strong>e à l’usage<br />
de la micro-caméra.<br />
On pense alors au troublant travail photographique<br />
de Thomas Demand, qui construit des maquettes en<br />
papier et carton servant uniquement à créer ses<br />
15. Galerie EOF, Carte blanche à Maribel Nadal Jové, 15-26 avril2003.<br />
images. Vues de bureaux ou de lieux d’habitation,<br />
couloirs, bibliothèques, salle de classes ou de<br />
réunion, l’artiste allemand reconstitue nos espaces<br />
de vie et les photographie pour pro<strong>du</strong>ire des images<br />
emblématiques, où la sobriété des maquettes<br />
accompagne l’absence de toute figure humaine. Du<br />
carton découpé avec rigueur au strict respect des<br />
proportions, <strong>du</strong> sens <strong>du</strong> détail à celui de la simplification,<br />
tout se fait avec application et exactitude, et<br />
même le désordre d’un bureau semble répondre à<br />
une logique secrète. Lorsque l’artiste fabrique un<br />
é v i e r, une chambre ou un magasin de photocopies,<br />
il cherche la forme générique qui contiendra toutes<br />
les autres, comme une i d é e d’espace dans laquelle<br />
chacun peut se retrouver. Il dit lui-même : « le papier<br />
que j’utilise étant celui que l’on trouve dans n’importe<br />
quel magasin de fourniture, la gamme chromatique<br />
disponible reflète et correspond toujours à<br />
ce qui se fait à ce moment. (…) Cela m’est très utile<br />
pour créer ce " d é j à - vu", de sorte que l’image nous<br />
apparaît comme une vieille connaissance» 1 6 . A nouveau,<br />
plus que de proposer une utopie, il s’agit de<br />
ramener l’attention aux choses qui nous entourent,<br />
aux espaces que nous habitons, la ré<strong>du</strong>ction mais<br />
aussi la réplication con<strong>du</strong>isant à épurer les formes<br />
pour mieux révéler ce qui fonde notre environnement<br />
familier. Conséquence directe <strong>du</strong> passage au<br />
modèle ré<strong>du</strong>it, toute anecdote, tout parasitage – y<br />
compris celui <strong>du</strong> langage que l’artiste évacue –<br />
n’existent plus, et le monde <strong>du</strong> travail comme celui<br />
de la sphère domestique, d’une manière presque<br />
limpide, dévoilent leur nature aliénante. Comme le<br />
suggère Régis Durand, l’œuvre de Thomas Demand<br />
libère « la vraie nature des intentions, l’inconscient<br />
ou l’impensé des bâtiments en quelque sorte, loin de<br />
tout ce qui peut les dissimuler, l’ornement ou l’activ<br />
i té » 1 7 . Dans sa lumière irréelle, par ses surf a c e s<br />
lisses et uniformes, la vie d’aujourd’hui apparaît bel<br />
et bien « a d m i n i s t r ée» 1 8 , réglée par une logique de<br />
gestion fonctionnelle et anonyme. De l’étagère remplie<br />
d’archives muettes et inaccessibles à la salle de<br />
16. Thomas Demand cité par François Quintin, « there is no innocent room », in Thomas Demand catalogue de l’exposition, Fondation Cartier, Edition<br />
Actes Sud, Paris, 2000, p. 68.<br />
17. Régis Durand, « <strong>La</strong> fin des récits ou “ la vie administrée ” », in Thomas Demand, op. cit., p. 76.<br />
18. Ibid. , p. 83. Régis Durand emprunte ici l’expression à théodore Adorno.<br />
Échelles indécidables<br />
179
conférence déserte, les lieux de vie contemporains<br />
apparaissent dénués d’humanité, et questionnent<br />
par leur silence la place accordée à l’indivi<strong>du</strong>.<br />
A croire que le fait de ré<strong>du</strong>ire les échelles rend sa<br />
lucidité au spectateur, dans le sens où la maquette<br />
éviterait « de glisser dans la profondeur des phénomènes,<br />
de céder à " un certain lien de confiance<br />
entre l’homme et le monde qui l’entoure " » 19 pour<br />
décrypter au contraire les tensions propres à notre<br />
société. C’est d’ailleurs seulement parce que la<br />
diminution in<strong>du</strong>it un processus d’exclusion (il m’est<br />
impossible d’entrer dans un endroit aussi rétréci, je<br />
n’y déambule que fantasmatiquement) que peut<br />
advenir une telle prise de conscience ; le fait que le<br />
<strong>regard</strong>eur soit mis « à la porte » de l’espace représenté,<br />
et donc forcé à la contemplation ou à la<br />
manipulation de l’extérieur des choses, assure le<br />
désir et l’insatisfaction amenant cette fascination<br />
particulière qu’exerce l’univers <strong>du</strong> tout petit. Au<br />
final, par le processus spécifique de mise à distance<br />
que constitue le passage au format ré<strong>du</strong>it, il<br />
s’agit de poser un <strong>regard</strong> critique, de dissoudre le<br />
risque d’une adhésion totale, passive et aveugle à<br />
notre environnement, quitte à accepter le caractère<br />
inhabitable des espaces proposés.<br />
Indirectement, ce sont des préoccupations <strong>du</strong> même<br />
ordre qui habitent les P o l d e r s de Tatiana Trouvé. Car<br />
s’ils ne renvoient pas aussi fidèlement à nos espaces<br />
d’habitation que les photographies de Thomas<br />
Demand, ces petits ensembles en volume rassemblent<br />
des formes et des fonctionnements symptomatiques<br />
de nos comportements les plus intimes, se<br />
prêtant d’autant mieux à la projection et au fantasme.<br />
Plutôt énigmatiques, délicats à déchiffrer, les P o l d e r s<br />
développent cependant une sorte de langage commun<br />
qui nous est familier. Par exemple, ils peuvent se<br />
composer d’objets et de mobiliers métalliques, de<br />
matériel audio ou vidéo miniature (écrans, micros,<br />
fils, caméras, luminaires, etc.), évoquant des espaces<br />
visuels et sonores d’expérimentation et de communication<br />
mais aussi de surveillance et de distanciation.<br />
19. Ibid. , p. 90.<br />
20. Granfranco Maraniello, « Monsieur, Madame et Mademoiselle Tatiana Trouvé », in Polders, op. cit. , p. 32.<br />
21. Ibid., pp.33-34.<br />
180 <strong>La</strong> voix <strong>du</strong> <strong>regard</strong> N°17 - hiver 2004-2005<br />
Ailleurs, un P o l d e r sera constitué de fils de couleur et<br />
de morceaux de tissus enchaînés à un minuscule portant,<br />
de poids circulaires et de tables médicales invitant<br />
à s’allonger, comme pour évoquer un corps en<br />
d e v e n i r, mais déjà contraint par les normes <strong>du</strong><br />
paraître. Pour une autre installation, l’artiste utilisera<br />
<strong>du</strong> savon et <strong>du</strong> chocolat, matières tactiles et odorantes…<br />
En somme, d’une manière plus évocatrice<br />
que véritablement explicite, Tatiana Trouvé ne<br />
s’adresse pas moins à nos sens, interrogeant notre<br />
p e rception <strong>du</strong> réel, évoquant la complexité des systèmes<br />
qui le régissent. A l’origine, les polders sont<br />
des territoires de terre côtière envahis par la mer que<br />
l’homme tente de maintenir au-dessus <strong>du</strong> niveau de<br />
l’eau. Ils « représentent la victoire des terres submergées,<br />
l’affirmation de ce qui était déjà là, disponible<br />
(…). Ils sont une métaphore facile pour un exerc i c e<br />
psychanalytique qui creuse au plus profond afin de<br />
faire surgir ce qui se dérobe à la conscience » 2 0 . <strong>La</strong> clé<br />
de ces étranges petites architectures résideraient<br />
donc dans leur capacité à faire surgir des espaces<br />
invisibles, des zones secrètes ou négligées, des territoires<br />
longtemps délaissés. Tatiana Trouvé, nous diton,<br />
« guide le <strong>regard</strong> <strong>du</strong> visiteur vers les rebuts, vers<br />
le " r e f o u lé ", et comme dans la pratique psychanalytique,<br />
elle cherche des fils, un fil d’Ariane, une mémoire<br />
<strong>du</strong> chemin parcouru, un lien qui dévoile un sens » 2 1 .<br />
De fait, en installant son mobilier minuscule, ses<br />
petits bancs ou lits vacants, ses tuyaux courants le<br />
long des murs sans autre explication, l’artiste élabore<br />
des assemblages intrigants qui redonnent une présence<br />
aux non-dits et aux projections de toute sorte.<br />
N’est-ce pas là précisément cette « d i m e n s i o n<br />
c a c h ée » qu’évoque Edward T. Hall, celle qui se loge<br />
au creux de notre espace social, celle qui sourd et finit<br />
par disparaître à force d’aménagements, d’obligations,<br />
de besoins de conformité en tout genre ?<br />
Au <strong>regard</strong> des quelques exemples évoqués plus haut,<br />
il semble que certains artistes aient indéniablement<br />
quelque chose à souligner à travers la ré<strong>du</strong>ction de
nos lieux de vie. « L’idée qu’il faut apprendre à voir ne<br />
vient jamais à personne. Une fois admise pourtant,<br />
elle est beaucoup plus éclairante que l’ancienne<br />
hypothèse, plus répan<strong>du</strong>e, selon laquelle une réalité<br />
stable et uniforme est enregistrée par un système<br />
récepteur passif » 2 2 . Le monde n’est pas un, il se lit à<br />
travers une multitude de points de vue, d’une extrême<br />
à l’autre, d’une dimension à l’autre. Précisément,<br />
en diminuant nos maisons, nos musées, etc., pour<br />
en faire des maquettes, Barbara Sturm ou les initiateurs<br />
<strong>du</strong> projet Iago, Daniel Chust Peters, Thomas<br />
22. Edward T. Hall, <strong>La</strong> dimension cachée, op. cit. , p. 92.<br />
Demand ou Tatiana Trouvé, nous invitent tous à<br />
apprendre à voir ; les uns vont réfléchir aux territoires<br />
de l’art, les autres vont disséquer notre environnement<br />
architectural et les contraintes qui s’y<br />
déploient, ou encore tenter d’extraire <strong>du</strong> réel ses<br />
zones d’ombre… Finalement, par le renversement de<br />
nos perceptions spatiales consécutif au passage <strong>du</strong><br />
grand au petit, et par la distance féconde qu’il intro<strong>du</strong>it,<br />
l’art propose une autre manière de saisir le<br />
monde, pour faire de nous, peut-être, les acteurs<br />
mieux éclairés de nos propres existences.<br />
Tatiana Trouvé<br />
Black Polder (Chocolate) 2003<br />
Plexiglas, fer, bois, chocolat, savon, skaï, piercing, mousse, élastique 85 x 400 x 400 cm<br />
Vue de l’exposition « Aujourd’hui, hier ou il y a longtemps ? », Capc Musée d’Art Contemporain, Bordeaux / Mars Mai 2003<br />
Courtesy Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, Paris.<br />
Tatiana Trouvé<br />
Polder de rêve, 2003<br />
Échelles indécidables<br />
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