La colère des peuples gronde en Asie centrale - Bat aide cdmt 21
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8 GROS PLAN<br />
LA LIBERTÉ<br />
MERCREDI 18 MAI 2005<br />
CRISE EN OUZBÉKISTAN.<br />
LA COLÈRE GRONDE EN ASIE CENTRALE<br />
Les viol<strong>en</strong>ces dans l’est de l’Ouzbékistan ont provoqué <strong>en</strong>tre 169 morts, selon les autorités, et 745 morts selon<br />
l’opposition. Mais au-delà de cette bouffée de chaleur, c’est toute la région qui pourrait s’échauffer. Analyse.<br />
LES FAITS DU JOUR<br />
Les Américains ont haussé le ton<br />
> Un calme relatif est rev<strong>en</strong>u sur Andijan, la quatrième ville d’Ouzbekistan, après<br />
plusieurs jours de troubles. C’est l’heure du bilan. Selon l’opposition, plus de 745 personnes<br />
ont été abattues par les forces de sécurité. «Les soldats parcourai<strong>en</strong>t les<br />
rues et tirai<strong>en</strong>t sur <strong>des</strong> civils innoc<strong>en</strong>ts», a déclaré Nigara Khidoïatova, présid<strong>en</strong>te du<br />
Parti <strong>des</strong> paysans libres. «<strong>La</strong> plupart <strong>des</strong> victimes ont été tuées d’une balle derrière<br />
la tête. Le décompte n’est pas terminé et ce bilan va augm<strong>en</strong>ter.»<br />
> Faux, rétorqu<strong>en</strong>t les autorités ouzbèkes, qui ont compté 169 cadavres, dont ceux<br />
de 32 soldats. «Les autres sont <strong>des</strong> terroristes», a expliqué hier le procureur général<br />
Rachid Kadirov. Une cinquantaine d’islamistes étrangers aurai<strong>en</strong>t <strong>en</strong> outre participé<br />
aux affrontem<strong>en</strong>t et 81 suspects ont été arrêtés.<br />
> Au niveau international, les USA ont haussé le ton. «Nous sommes troublés par<br />
les informations selon lesquelles les autorités ont fait tirer sur <strong>des</strong> manifestants.<br />
Nous condamnons l’usage indiscriminé de la force contre <strong>des</strong> civils», a déclaré un<br />
porte-parole du départem<strong>en</strong>t d’Etat. <strong>La</strong> France et l’Union europé<strong>en</strong>ne <strong>en</strong> appell<strong>en</strong>t<br />
au dialogue politique. ATS/AP/PV<br />
NINA BACHKATOV, MOSCOU<br />
<strong>La</strong> crise <strong>en</strong> Ouzbékistan peutelle<br />
<strong>en</strong>flammer l’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale?<br />
Oui, si le régime du présid<strong>en</strong>t<br />
Islam Karimov tombe. Et ceci<br />
explique la mollesse <strong>des</strong> réactions<br />
occid<strong>en</strong>tales. Elles se<br />
cont<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t à appeler au «dialogue<br />
politique» et à déplorer la<br />
brutalité <strong>des</strong> forces de l’ordre<br />
contre les manifestants désarmés<br />
d’Andijan.<br />
<strong>La</strong> méthode<br />
Karimov a<br />
<strong>en</strong>core une fois<br />
payé…<br />
Reste que c’est précisém<strong>en</strong>t<br />
cette viol<strong>en</strong>te répression, avec<br />
son lot de morts et d’arrestations,<br />
qui a permis de circonscrire<br />
les troubles et de conserver<br />
un caractère régional aux<br />
derniers événem<strong>en</strong>ts. <strong>La</strong> méthode<br />
Karimov a donc <strong>en</strong>core<br />
une fois payé. A part lui, il n’y a<br />
personne. Et la théorie <strong>des</strong><br />
«vagues démocratiques», si<br />
chère aux Occid<strong>en</strong>taux, n’a aucun<br />
s<strong>en</strong>s dans son pays, ni dans<br />
cette partie du monde.<br />
Il le sait. Les événem<strong>en</strong>ts<br />
d’Ukraine, cet hiver, et plus <strong>en</strong>core<br />
ceux du Kirghizistan <strong>en</strong><br />
mars et avril derniers, avai<strong>en</strong>t<br />
d’ailleurs conforté sa conviction<br />
que, dans une situation<br />
t<strong>en</strong>due socialem<strong>en</strong>t et politiquem<strong>en</strong>t,<br />
le moindre signe de<br />
faiblesse était un appel aux<br />
forces adverses.<br />
Pas homme à fuir<br />
Karimov n’est d’ailleurs<br />
pas homme à fuir comme le<br />
présid<strong>en</strong>t kirghize Askar<br />
Akaïev et il peut compter sur la<br />
loyauté <strong>des</strong> services de sécurité<br />
et de l’armée. En outre,<br />
contrairem<strong>en</strong>t au Kirghizistan,<br />
où le pouvoir avait laissé<br />
se développer quelques partis<br />
politiques et <strong>des</strong> organisations<br />
sociales, la répression a détruit<br />
toute opposition laïque <strong>en</strong><br />
Ouzbékistan.<br />
Aujourd’hui, Karimov a<br />
donc raison de rejeter l’idée selon<br />
laquelle la pauvreté est à<br />
l’origine de la révolte. <strong>La</strong> pauvreté<br />
r<strong>en</strong>d la population apolitique,<br />
même si elle peut occasionnellem<strong>en</strong>t<br />
exploser si on<br />
lui fournit un prétexte. Comme<br />
cela a été le cas à Andijan ce<br />
week-<strong>en</strong>d.<br />
<strong>La</strong> peur <strong>des</strong> islamistes<br />
Reste que le présid<strong>en</strong>t ouzbek<br />
a appris à jouer avec la<br />
peur <strong>des</strong> Occid<strong>en</strong>taux qui sav<strong>en</strong>t<br />
combi<strong>en</strong> l’instabilité dans<br />
son pays est un danger, sans<br />
commune mesure avec celle<br />
d’un petit pays comme le Kirghizistan.<br />
Si le pays le plus<br />
peuplé d’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale sombre<br />
dans le chaos, c’est toute la région<br />
qui bascule dans un<br />
conflit long et sanglant.<br />
Pas étonnant dès lors que<br />
Karimov insiste tellem<strong>en</strong>t sur<br />
l’implication <strong>des</strong> terroristes<br />
musulmans. Il s’agit moins de<br />
justifier la répression interne<br />
que de calmer les Occid<strong>en</strong>taux<br />
qui ne ti<strong>en</strong>n<strong>en</strong>t pas à voir <strong>des</strong><br />
Talibans s’installer <strong>en</strong> <strong>Asie</strong><br />
c<strong>en</strong>trale.<br />
Dans le même temps, tous<br />
les spécialistes de cette partie<br />
du monde considèr<strong>en</strong>t comme<br />
une illusion dangereuse la<br />
théorie occid<strong>en</strong>tale selon laquelle<br />
la démocratisation de<br />
l’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale se fera par le<br />
biais de partis politiques<br />
classiques.<br />
Car pour un temps <strong>en</strong>core,<br />
dans ces sociétés traditionnelles,<br />
la loyauté <strong>des</strong><br />
g<strong>en</strong>s n’est pas <strong>en</strong>vers un parti<br />
ni un mouvem<strong>en</strong>t politique<br />
mais <strong>en</strong>vers une personne ou<br />
un clan. Pour le Kirghizistan<br />
<strong>en</strong> revanche, ce qui se passe<br />
<strong>en</strong> Ouzbékistan est un scénario<br />
catastrophe. Les Ouzbeks<br />
constitu<strong>en</strong>t une minorité importante<br />
dans le sud du pays.<br />
Ils pass<strong>en</strong>t pour avoir la tête<br />
plus près du bonnet que les<br />
paisibles kirghiz et la<br />
coexist<strong>en</strong>ce a toujours été<br />
difficile.<br />
Le risque de déstabilisation<br />
par les c<strong>en</strong>taines de réfugiés<br />
v<strong>en</strong>ant de l’Ouzbékistan<br />
est d’autant plus réelle qu’ils<br />
afflu<strong>en</strong>t dans le sud du Kirghizistan.<br />
Et c’est justem<strong>en</strong>t<br />
de là qu’est partie la révolte<br />
qui a emporté le régime du<br />
présid<strong>en</strong>t Akaev le mois<br />
dernier. I<br />
MOHAMMED-REZA DJALILI<br />
«Des raisons avant tout économiques et sociales…»<br />
PROPOS RECUEILLIS PAR<br />
PATRICK VALLÉLIAN<br />
Les événem<strong>en</strong>ts ouzbeks vont-ils faire<br />
tache d’huile <strong>en</strong> <strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale? Qui se cache<br />
derrière cette poussée de viol<strong>en</strong>ce? Les<br />
USA? Les Russes? Les Chinois? Le point de la<br />
situation avec Mohammed-Reza Djalili,<br />
professeur aux Instituts <strong>des</strong> Hautes étu<strong>des</strong><br />
internationales et <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> au développem<strong>en</strong>t<br />
à G<strong>en</strong>ève.<br />
Comm<strong>en</strong>t expliquer l’explosion de viol<strong>en</strong>ce que<br />
vit l’Ouzbékistan?<br />
Mohammed-Reza Djalili. – Ce sont avant<br />
tout <strong>des</strong> raisons économiques et sociales<br />
qui ont provoqué cette révolte. Les conditions<br />
de vie de la population se sont détériorées<br />
ces dernières années. Le chômage<br />
est très élevé. Et les perspectives d’av<strong>en</strong>ir<br />
sont maigres pour les Ouzbeks qui vivai<strong>en</strong>t<br />
relativem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong> à l’époque soviétique. En<br />
outre, le pouvoir totalitaire est très répressif.<br />
Les prisons sont pleines.<br />
Mais pourquoi maint<strong>en</strong>ant?<br />
Les Ouzbeks ont suivi le r<strong>en</strong>versem<strong>en</strong>t du<br />
pouvoir kirghiz <strong>en</strong> mars. Mais aussi les événem<strong>en</strong>ts<br />
<strong>en</strong> Ukraine. Forcém<strong>en</strong>t, cela leur<br />
a donné <strong>des</strong> <strong>en</strong>vies.<br />
400 km<br />
KAZAKHSTAN<br />
MER<br />
D'ARAL<br />
TURKMÉNISTAN<br />
A qui profite la révolte? Les islamistes?<br />
Des mouvem<strong>en</strong>ts exist<strong>en</strong>t. Mais ils sont<br />
faibles. Reste qu’ils vont profiter de la situation<br />
et du massacre de manifestants<br />
sans arme pour recruter <strong>des</strong> membres.<br />
Y a-t-il eu un complot d’un autre pays?<br />
Je ne crois pas. Personne n’a intérêt à ce<br />
que l’Ouzbékistan sombre dans un conflit.<br />
Les USA par exemple s’<strong>en</strong> serv<strong>en</strong>t comme<br />
base arrière dans leur lutte contre le terrorisme,<br />
notamm<strong>en</strong>t <strong>en</strong> Afghanistan. Les<br />
Russes s’appui<strong>en</strong>t sur le présid<strong>en</strong>t Karimov<br />
pour leur politique <strong>en</strong> <strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale.<br />
TACHKENT KIRG.<br />
IRAN AFGHANISTAN<br />
SGN - AB OUZBÉKISTAN<br />
Mohammad-Reza Djalili. VINCENT MURITH<br />
Andijan<br />
TADJIK.<br />
Combi<strong>en</strong> de morts seront <strong>en</strong>terrés ces prochains jours dans l’est de l’Ouzbékistan après les troubles de ce<br />
week-<strong>en</strong>d? Plus de 700 selon l’opposition. Cinq fois moins d’après les autorités. KEYSTONE<br />
Autant dire que la carte du danger islamiste<br />
brandi par le présid<strong>en</strong>t Karimov est la bonne…<br />
Effectivem<strong>en</strong>t. Elle inquiète tout le monde.<br />
Les Russes, comme les Américains et les<br />
Chinois qui ont aussi affaire à <strong>des</strong> séparatistes<br />
musulmans dans l’ouest du pays. Karimov<br />
gagne sur tous les tableaux.<br />
D’où la mollesse <strong>des</strong> protestations internationales<br />
après l’interv<strong>en</strong>tion musclée d’Andijan?<br />
L’Ouzbékistan est au c<strong>en</strong>tre de l’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale.<br />
Il a <strong>des</strong> frontières avec tous les autres<br />
pays de la zone. Ceci explique cela.<br />
Et la suite <strong>des</strong> événem<strong>en</strong>ts?<br />
S’il n’y a pas de véritables réformes et une<br />
ouverture politique, les rancunes vont s’attiser.<br />
Cela vaut d’ailleurs pour les autres<br />
pays d’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale où les élites soviétiques<br />
sont restées au pouvoir. A terme,<br />
elles devront partir.<br />
On n’a donc pas fini de parler d’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale…<br />
Cette région passait pour très stable. On se<br />
r<strong>en</strong>d compte depuis quelques semaines<br />
que ce n’est pas le cas. <strong>La</strong> <strong>colère</strong> <strong>gronde</strong>. I<br />
Mohammed-Reza Djalili et ThierryKellner,<br />
«Géopolitique de la nouvelle <strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale», 2003,<br />
Presses universitaires de France.<br />
GRAND JEU II EN ASIE CENTRALE<br />
«Quand tout le monde sera mort, le<br />
Grand Jeu sera fini. Pas avant», écrivait<br />
Rudyard Kipling <strong>en</strong> 1901 pour évoquer la<br />
lutte feutrée que se livrai<strong>en</strong>t alors la Russie<br />
et la Grande-Bretagne pour le contrôle de<br />
l’<strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale. Boris Eis<strong>en</strong>baum, spécialiste<br />
du monde postsoviétique, part de<br />
cette période pour expliquer pourquoi et<br />
comm<strong>en</strong>t, un siècle plus tard, on assiste à<br />
une répétition de ce Grand Jeu dans la<br />
région, r<strong>en</strong>due <strong>en</strong>core plus complexe par la<br />
multiplication <strong>des</strong> acteurs mais aussi la<br />
diversification <strong>des</strong> <strong>en</strong>jeux.<br />
Aujourd’hui, on retrouve la Russie mais<br />
aussi et surtout les Etats-Unis. Le 11 septembre, la lutte<br />
contre le terrorisme et la traque aux membres d’al-<br />
Qaïda ont permis à Washington d’ouvrir <strong>des</strong> bases <strong>en</strong><br />
Ouzbékistan, <strong>en</strong> Géorgie et au Kirghizistan.<br />
Les Américains vont-ils s’y installer pour faire basculer<br />
toute la région dans leur sphère d’influ<strong>en</strong>ce et mettre la<br />
main sur ses richesses pétrolières? Ils trouveront alors<br />
sur leur chemin la Russie mais aussi l’Iran, la Turquie, la<br />
Chine, l’Inde et le Pakistan. Tous ces pays ont <strong>des</strong> intérêts<br />
à déf<strong>en</strong>dre et l’exploitation du pétrole dont cette<br />
région est fort riche attise aussi leurs convoitises. Pour<br />
Boris Eis<strong>en</strong>baum, «nous assistons désormais à une<br />
succession de conflits jusqu’ici restés locaux, mais dont<br />
la puissance géostratégique est aujourd’hui sans équival<strong>en</strong>t».<br />
MAG<br />
Boris Eis<strong>en</strong>baum, «Guerres <strong>en</strong> <strong>Asie</strong> c<strong>en</strong>trale. Luttes d’influ<strong>en</strong>ce, pétrole,<br />
islamisme et mafias, 1850-2004», Ed. Grasset.