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DU
PONT
Lucas Ramond
Sommaire.
• Avant-propos. p.6
• Conception du designer-pont. p.14
• Je est nous et nous sommes je. p.26
Prologue : Je vis. p.29
Chapitre 1 : Vers une dé-surspécialisation. p.35
Non-éducation, réforme scolaire, saturation, premières impressions.
Premier Interlude : Ode au vaisseau. p.59
Saturation, glissement de terrain, leçons de conduite du vaisseau spatial
Chapitre 2 : Harmoniser l’environnement humain. p.69
Nouveau départ, brainwashing, départ de nouveau.
Second Interlude : Cogito amus. p.91
La force du savoir; les fondements de l’hypercortex.
Chapitre 3 : Le multi. p.107
Prises de conscience, complexe, logique, communication, flux.
Chapitre 4 : Notre espace de travail n’existe pas encore. p.139
• Épilogue p.150
Avant-propos.
« Naturellement lorsque je fis de nouveau surface je me
trouvai face à la marée montante, et je cherchai des yeux
le pont ». 1
La marée montante, c’est ce trafic incessant. Ce flux de
mouvements. Cette profusion d’objets. Cet essaim de langages.
Cette prolifération de données. Ce souffle d’informations. Ce
débordement de paramètres. Ce foisonnement de doctrines.
C’est cette politique du plus rapide. Cette économie du
plus court terme. C’est ce tout dans lequel nous baignons
chaque jour, chaque minute. C’est l’état de notre civilisation
aujourd’hui. L’état de notre monde. La marée monte, et nous
risquons d’être emportés avec elle.
Le pont, c’est le lien. Le pont lie les choses, lie les êtres. Le
pont marque une double direction. Le pont est un outil. Il
rend le flux possible, plus efficace. Le pont c’est l’échange.
Le pont c’est le partage.
Essayons ensemble de faire surface. Prenons du recul sur
ce qui nous entoure. Cherchons des yeux le pont.
Empruntons-le.
Créons-en d’autres, au-dessus de la marée montante.
C’est assez dur de se sentir impuissant face aux choses. De
penser qu’on les maîtrise alors qu’on les subit.
Dans les cours de philosophie, quand on est au lycée, on
comprend que le bonheur, on peut le chercher toute sa vie.
1
Morris, William, News from Nowhere or An Epoch of Rest, 1890,
Nouvelles de nulle part ou une ère de repos, traduit par Victor
Dupont, Paris, L’Altiplano, 2009 p.15
8
Mais n’est-ce pas plus excitant d’essayer de s’en approcher
plutôt que de penser que l’on ne se trouve pas si mal.
Vous n’imaginez pas le potentiel que peut avoir le design.
Je commence à l’entrevoir. Je l’entrevois et juste derrière
au fond dans le coin, j'aperçois une once de bonheur. C’est
cruel de pouvoir le voir mais de ne pas pouvoir l’atteindre.
C’est cruel mais stimulant. Parce que maintenant je sais qu’il
existe vraiment. Je sais qu’il existe et je ne veux pas le
regarder me narguer, je veux l’attraper. Je pense que c’est
le meilleur des moteurs. Même s’il faut essuyer des échecs,
même si je ne parviens jamais à l’agripper, j’ai besoin de
m’en approcher le plus possible. Ce qui nous anime nous
donne une force hors du commun. Ce mémoire est un début.
Un petit pas. Soyez pourtant averti qu’il est écrit avec une
conviction immense.
Dans ce mémoire, j’ai envie de remettre en question le
statut du designer. Sa place et son rôle. Alessandro Mendini
écrit en 1984 ces phrases qui me paraissent d’autant plus
d’actualité aujourd'hui.
« Je me demanderais s’il est encore utile d’utiliser le mot
design pour ce genre de choses, ou bien si ce mot ne tend
pas plutôt à remettre au goût du jour des équivoques
de la période industrielle avancée et des structures de
références aujourd’hui dépassées et schématiques. Pourquoi
n'envisagerais-je pas un design errant qui permettrait une
9
communication culturelle entre les hommes, qui serait le
contraire du design informatique qui étend à l’infini le
Nirvana de son cerveau froid. » 2
Victor Papanek dresse le constat suivant en 1971.
« L’image de demain est peut être celle d’un environnement
techniquement trop développé, ou bien celle d’un monde
étouffant sous un éternel parapluie anti-pollution aux
couleurs ternes. De plus les sciences et les techniques sont
devenues terriblement spécialisées et compartimentées.
Seules des équipes de spécialistes peuvent s’attaquer aux
problèmes très complexes, et ces spécialistes ne savent
souvent que parler leur jargon professionnel. Quand des
designers professionnels font partis de ces équipes, ils
s'aperçoivent fréquemment qu’en plus de leurs fonctions
normales, ils doivent faire office de ponts de communication
entre les différents membres de l’équipe. Le designer est
généralement, par sa formation, le seul à avoir une pratique
des différents jargons, et devient le “ chargé de synthèse de
l’équipe ”, promotion à laquelle il n'accède qu’en raison de
la carence des spécialistes dans les autres disciplines. » 3
Nous sommes en 2017. L’image de demain que se faisait le
designer est de moins en moins une image.
La pratique du design par contre ne semble pas avoir
tellement évolué.
2
Mendini, Alessandro, Cher jeune designer, 1984
Ecrits (architecture, design et projets), traduit par Pierangelo Caramia
et Catherine Geel, Dijon, Les Presses du Réel, 2014
3
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.213
10
Notre monde a considérablement changé. La pratique
du design doit évoluer au même rythme. Nous avons fait
d’énormes progrès techniques et technologiques. Nous
avons aussi commis des erreurs. Nous avons toujours appris
qu’une erreur n’était pas un échec, mais plutôt une phase
logique d’apprentissage. Essayons d’apprendre de nos
erreurs plutôt que de les répèter à l’infini.
Papanek explique que le designer devient un pont, il le
subit en un sens, à cause de la carence due à l’expertise que
demandent d’autres disciplines.
Dans ce mémoire, ce que j’aimerais essayer de montrer,
c’est que le designer aujourd’hui doit être un pont : Le pont.
Face à l’expertise accrue de certaines professions, et à
l’amateurisme dont il peut profiter, le designer peut et doit
jouer un rôle central pour la résolution de problèmes. Pour
cela, il doit s’entourer.
Il faut envisager le designer comme un médiateur :
le designer-pont.
Cette hypothèse sera le fond de ma pensée, et par
conséquent, le fil rouge de la nouvelle qui suivra.
Notre première lecture entreprend une courte définition
du concept du pont associée à la pratique du design. Bien
qu’elle soit succincte, elle pose les bases du concept.
11
Elle nous sera d’une grande utilité afin de mieux nous
projeter dans la suite des écrits. Ces écrits sont une fiction.
Pourtant, toute ressemblance avec des faits réels et actuels
n’est sûrement pas à proscrire.
Nous allons bientôt suivre “ je ” tout au long de sa vie.
Cachés dans un coin de sa tête, nous observerons le monde
à travers les deux orifices qui lui servent d’yeux.
“ je ” ce n’est pas moi. Enfin si, “ je ” c’est moi, “ je ” c’est lui,
“ je ” c’est vous. Et “ je ” c’est peut-être même nous.
“ Je ” moi, ne vous en dis pas plus. Octroyons-nous une
pause, nécessaire, et laissons-nous porter par le courant.
Les océans recouvrent 70% de la surface de notre planète.
Les cours d’eau qui les alimentent représentent 1%
de cette surface.
De tout temps, les océans et les cours d’eau, ont été
bénéfiques aux Hommes. Ils nous lient géographiquement.
L'océan, c’est notre civilisation. Les cours d’eaux, ces 1%
qui l’alimentent, ce pourrait être les designers.
Si vous parvenez à ajouter sensiblement toute les clefs,
vous pourriez être en mesure de vous demander pourquoi
continuons-nous à rester paisiblement stoïques sous le
déluge.
Je ne suis ni pessimiste ni optimiste, mais je m'efforcerais
d’être combatif. 4
4
Stiegler, Bernard, Sortir de la Bétise, Rencontres et Débats
Autrement, 2012 https://www.youtube.com/watch?v=FCf-S8mQSZk
Image : Capture d’écran du clip : A knife in the Ocean, Leif Podhajsky
Performed by The Foals, 2015
12
Conception du designer-pont.
« The designer will be the bridge. »
Victor J. Papanek
Qu’est-ce que le design ? Peut-être faudrait-il commencer
par là. En voici une définition :
Design n.m. : Discipline visant à une harmonisation de
l'environnement humain. 1
Nous aimerions compléter celle-ci avec la définition qu’en
donne Herbert Simon, économiste et sociologue américain
en 1969. Faire du design c’est « mettre au point des lignes
de conduite qui visent à changer des situations existantes en
d’autres préférées. » 2
Maintenant nous voilà d’accord sur la conception du
design dans laquelle le designer serait celui qui vise à
harmoniser notre environnement. Pourquoi alors n’avonsnous
presque jamais la sensation que ce qui nous entoure
est harmonieux ? Nous aurons l’occasion de nous pencher
sur le sujet un peu plus tard.
Si toutefois le designer parvenait enfin à accomplir sa
tâche, à réaliser ce pour quoi il a été formé, il nous paraît
difficile qu’il y soit arrivé seul. Voilà alors où intervient le
concept du “ designer pont ”.
Nous avons défini le design, définissons le pont :
Pont n.m : Ouvrage permettant de franchir une dépression
ou un obstacle. Symbole d’une relation possible entre deux
personnes, deux groupes. 3
1
Dictionnaire Larousse en ligne 2017. http://www.larousse.com/
2
Simon, Herbert A., The Sciences of the Artificial, Third Edition,
Cambridge, The MIT Press,1996
3
Centre Nationnal des Ressources Textuelles et Lexicales,
http://www.cnrtl.fr/
16
Fonctionnement de la démarche du designer.
Fonctionnement de la démarche du designer-pont.
À présent, nous y voyons un peu plus clair. Nous pouvons
à présent définir la notion de “ designer-pont ” .
Designer-pont : Individu qui met en relation des groupes
ou des personnes, qui mettent au point des lignes de
conduite visant à changer des situations existantes en
d’autre préférées, dans le but d’une harmonisation de
l'environnement humain.
Voilà notre trame. Envisager le designer comme un
médiateur, un intermédiaire entre les personnes, les
disciplines, les expertises. Comment une personne pourrait
prétendre pouvoir harmoniser à elle seule le complexe
environnement humain ?
Arrêtez la lecture, levez la tête et, imaginez quelques
secondes que votre métier est de faire en sorte que 7,5
milliards d’individus se sentent bien. Pesant.
Nous nous posons régulièrement cette question. Nous y
sommes obligés puisque cela fait déjà quatre ans que des
personnes qui sont par définition expertes du design nous
enseignent cette pratique. Nous arrivons petit à petit à
la fin de notre formation et nous demandons de plus en
plus comment cela peut fonctionner. Sont-ils surhumains ?
Peuvent-ils se dupliquer ? Se téléporter peut-être ? Se
connecter à une base de données qui recense les pensées de
tous les individus ? Probablement…
18
Nous ne voyons pas d’autres solutions.
Et nous commençons à désespérer de ne pas, nous aussi,
être touchés par ce rayonnement divin.
C’est pour pallier à ces superpouvoirs que nous ne
possèderons sûrement jamais, que nous avons envie de faire
partager à tous ceux qui sont dans notre cas les réflexions
qui vont suivre.
Prenons par exemple la conception d’une chaise.
Peut-être l’objet le plus typique du métier de designer en
tout cas en occident, où la chaise est indispensable, l’objet
essentiel.
Par où commencer ? Son dessin. Si cette chaise permet
d’harmoniser l'environnement humain, il faut d’abord
savoir à quel individu ou groupe d’individus elle est
destinée et bien le prendre en compte. Savoir quelle en est
leur utilité en général. Connaître leur mode de vie. Quelle
hauteur d’assise pour que celle-ci leur permette de s’asseoir
confortablement. Quelle inclinaison de dossier pour que
leur dos se tiennent parfaitement. Dans quel espace s’inscrit
cette chaise ? Comment l’objet que nous allons ajouter à la
planète est vraiment plus intéressant que celui que nous
voulons remplacer ? Qu’allons nous faire de l’objet que nous
avons rendu obsolète ? Et une fois que nous aurons dessiné
cette chaise ?
19
Comment pourrons-nous savoir quelle est la manière la
plus efficace pour la construire ? Les matériaux les plus
adéquats à sa pérennité mais aussi les plus facilement
recyclables si nous nous étions trompés et que nous devions
encore la remplacer ? Et enfin quand elle aura totalement
remplacé l’objet qui la précédait, comment pouvons nous
nous assurer que c’est réellement de cela dont ils avaient
besoin ? Comment pouvons nous savoir que notre travail
est accompli ?
Tant de paramètres à prendre en compte.
Trop nous pensons pour qu’un seul homme soit en mesure
de tous les prendre en compte.
C’est pour cela que, n’ayant pas de pouvoirs supérieurs
aux autres individus, nous déciderions de nous entourer
pour répondre à ces questions.
De créer un groupe multidisciplinaire d’experts dans les
domaines où nous aurons besoin de réponses.
Ainsi, nous sommes sûr de mettre toutes les chances de
notre côté pour résoudre le problème.
En l'occurrence pour ce projet de “chaise” sans doute
aurions-nous demandé de l’aide au moins à un anthropologue
un kinésithérapeute, au panel d’individu qui vont utiliser
l’objet, et pourquoi pas à un ingénieur.
20
« Tant que la télépathie, la faculté d’apprendre en dormant
ou l’extension de la durée de la vie n’auront pas permis
au designer-concepteur de connaître tous les paramètres
du problème, le design des produits et des environnements
destinés à la terre ou à l’espace doit être réalisé par des
équipes interdisciplinaires » 4
Nous aimerions à ce stade vous parler d’un projet plutôt
palpitant qui finira d’illuminer pour vous ce concept.
En 2013 César Harada, jeune designer diplômé du Royal
College of Arts, entame un projet d’envergure mondiale.
Il s’agit de PROTEI.
Un drone marin se déplaçant grâce à la force du vent et des
vagues capable de dépolluer les océans.
Harada le définit comme un “ open hardware shapeshifting
sailing robot ” (un robot naviguant capable de
changer de forme proposé en “ matériel libre ”). Il pense, à
juste titre, que l’Open technology, ou Open hardware, (open
utilisé ici comme “ libre de droits ” sous certaines conditions
préservant la propriété intellectuelle) est un moyen efficace
pour résoudre certaines questions environnementales.
Il utilise internet et la diffusion en open source (libre
de droits) pour maximiser la transparence et l’impact du
projet. Partager la propriété intellectuelle, est dans l'intérêt
des individus, des entreprises, des universités et des
gouvernements.
4
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and
social change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.296
21
Il pense que tout le monde doit travailler ensemble pour la
conception d’un monde meilleur.
Il utilise le principe de “ recherche et développement
social. ” soit une boucle pouvant se résumer à :
designer - fabriquer - tester - partager,
designer encore jusqu'à arriver à aboutir le projet.
Tous les progrès sont documentés et partagés librement
sous la forme de données, de logiciels, ou de matériel.
En diffusant librement la recherche, César Harada
développe ses bateaux entouré d’énormément d’acteurs,
maintenant concernés par le projet. Ingénieurs du monde
entier, chercheurs, navigateurs, codeurs, maquettiste, une
immense équipe s'est formée, dans un but commun, faire
fonctionner un projet de drone marin capable de dépolluer les
océans de l’huile et du plastique, de mesurer la radioactivité,
et peut-être plus encore, dont les plans sont libres d'accès
pour quiconque aura envie de se mouiller pour la survie de
notre planète.
Le designer-pont est donc celui qui s’entoure et sait
s’entourer dans le but de résoudre un problème. Il fait des
liens, crée un réseau.
Nul ne peut avoir la prétention de tout connaître, mais
chaque individu est expert d’une pratique qui lui est propre.
C’est au designer de discerner de quelles expertises il a
besoin, de proposer aux personnes qui ont les compétences
requises de travailler avec lui.
22
Mais comment cela peut-il être possible ?
Par où commencer et jusqu’où pouvons-nous aller ?
Dans une ère ou « savoir se débarrasser des choses prends
le pas sur leurs acquisitions » 5
? Un temps où l’on ne prend
même plus le temps. Où la spécialisation est devenue
systématique et où la discussion n’est presque plus possible.
Une vie « précaire, vécue dans des conditions d’incertitude
constante ». 6
Une existence où le futur n’est rien d’autre qu’un présent
éloigné où notre espèce semble même avoir oublié sa raison
et où les institutions gouvernantes ne semblent pas saisir
les réels enjeux.
5
Bauman, Zygmunt, Liquid Life, 2005. La vie Liquide, traduit par
Christophe Rosson, Paris, Fayard/Pluriel, 2013 p.8
6
ibid
Page suivante : Projet PROTEI, César Harada
http://www.cesarharada.com/tag/protei/
23
Je est nous
et
nous sommes je.
Prologue : Je vis
Imaginez une feuille, une page, de soixante centimètres
de large. Admettons qu’un centimètre corresponde à une
minute. Il nous est impossible de déterminer sa longueur
dans l'immédiat. Impossible puisqu’elle est juste aussi
longue que peut l’être votre vie.
Nous sommes face à une sorte de lamelle. Sa largeur est
connue, normée, une minute par centimètre, une heure
par ligne, une journée sur cette page serait comprise dans
un rectangle de soixante par vingt-quatre centimètres. Le
mystère reste flottant quant à sa longueur. Indéterminable,
flou, vague.
Cela dit, il est inutile d’essayer de l’évaluer, ce serait une
perte de temps. Ce qui nous importe vraiment maintenant,
ce sont les cent soixante-huit premiers centimètres. Cette
semaine. Le futur proche, que l’on arrive facilement à
déterminer malgré quelques inconnus persistants.
Je possède une de ces feuilles. Loin de moi l’idée de vous
rendre jaloux, vous en possédez une vous aussi.
La différence c’est que la mienne vient de m’être offerte,
elle est vierge complètement blanche.
Nous sommes le 29 février 1988, il y a une chance sur
mille quatre cent soixante et un de naître un 29 février.
Apparemment je fais partie de ces chanceux.
30
Il parait que quand on naît, notre tête est vide. Un cerveau
tout neuf, tout blanc. Réinitialisé.
Cette feuille vierge dont je vous parlais, c’est mon cerveau.
Je viens de le mettre en route. Le voilà immaculé. Immense
espace résonnant. Plus les minutes passent moins le bruit se
répercute dans les cavités creuses de cet espace.
Mon cerveau est là, offert. Il m’a été donné de la même
manière qu’il a été donné à tous. Apparemment je ne suis
pas le seul administrateur à y avoir accès.
Il est là, disposé à recevoir toutes les informations que je
reçois ou que l’on me donne.
Dès le premier centimètre de texte sur ma page blanche, il
m’est impossible d’appuyer sur “reset”.
C’est parti ! A partir de cet instant, tout ce que je vais vivre
sera enregistré, analysé, trié, emmagasiné et post-processé.
Il déterminera qui j’étais, qui je suis et qui je peux être.
Nous sommes le 29 février 1988, je vis.
31
Image : Circuit imprimé. Capture d’écran du film
Koyaanisqatsi Godfrey Reggio, 1982
Chapitre 1 :
Vers une dé-surspécialisation.
Non-éducation,
réforme scolaire,
saturation,
premières impressions.
Ma mamie a pour habitude de noter ma taille à chaque fois
que je vais lui rendre visite. Je m’adosse au mur, les pieds
bien collés. Je me tiens droit. Elle fait un trait au stylo. Elle
écrit la date et ma taille à côté. 26 octobre 1996, 1m20.
Cette année, j’ai fait ma rentrée en CE1. Ma mère a décidé
de passer quelques jours à la montagne, chez ses parents.
Moi, je suis content de faire une pause. Cet après-midi, je
suis Billy the Kid, au galop sur mon mustang, je traverse le
Far West en quête de diligence à dépouiller. C’est un drôle de
spectacle pour ma mère qui me surveille à travers la fenêtre.
Elle m’observe en train d’essayer de grimper sur Ikea qui lui
essaie de s’échapper.
« Pourquoi d’ailleurs tu l’as appelé Ikea ce chien papa ?
demande ma mère septique
- Simplement parce que c’est un labrador.
- Et alors que dois-je comprendre ?
- Que comme les meubles Ikea, ce chien est simple, sobre, il
plaît à tout le monde, et comme je l’ai adopté à la SPA, il est
un peu fragile mais ce n’est pas grave puisqu’il ne m’a pas
coûté grand-chose. Ah oui, c’était l’année du I aussi
- Tu es toujours aussi cynique toi, tu es vraiment horrible.
- Ton fils à l’air de l’aimer en tout cas. »
Je regarde vers la maison. Par la fenêtre je vois que mamie
les a rejoint autour de la table. Je n’ai pas le son. Simplement
les images. Drôle de spectacle.
36
La fumée de cigarette des adultes dans la pièce trouble de
plus en plus mon petit théâtre. Je m’allonge par terre pour
regarder passer les nuages. J’adore avoir le temps de faire
ça. Imaginer des histoires entre les formes aléatoires que
créent ensemble le vent et la vapeur.
Depuis la rentrée, c’est la première fois que je m’octroie
ce temps. Le maître nous donne beaucoup de devoirs cette
année. C’est la première fois que je me sens dépassé. Je n’ai
que huit ans mais j’ai l’impression que mon cerveau n’arrive
pas à saisir ce que le maître nous raconte. Tout est condensé
sur ma feuille déjà bien remplie de soixante centimètres de
large. Je songe...
“ A TABLE ! ”
C’est mamie, j’adore quand elle cuisine, elle passe souvent
des heures à faire mijoter ses plats. Le pot-au-feu est servi.
Papi est toujours fier de nous rappeler que tous les légumes
viennent de son potager. En même temps, il faut voir
comme il prend soin de son jardin. Depuis qu’il a arrêté
d’enseigner, il passe son temps à planter des graines, les
arroser, ramasser les mauvaises herbes et cueillir avec soin
les légumes et les fruits de saison.
Ma mamie me demande :
« Alors l’école, ça se passe bien ?
- Bof.
37
- Quoi bof ?
- Bah, c’est dur… je comprends pas trop, puis le maître crie
tout le temps. »
L’os à moelle de mon papi tombe dans son assiette. Il se
lève faisant tomber sa chaise.
« Ah l’éducation nationale comme ils disent. Le voilà le
résultat ! Ça fait déjà quinze ans que Jules Ferry a décidé
de rendre l’école gratuite laïque et obligatoire. Quelle bonne
initiative ! Non sans blague, c’est génial ce qu’il a fait là !
Le problème n’est pas là. Ce qui me chagrine le plus c’est
le modèle d’apprentissage qu’il a décidé d’appliquer dans
ces écoles. Celui créé par les Frères des écoles Chrétiennes.
“ L'enseignement simultané ”. Monsieur l’instituteur détient
tout le savoir. Du haut de son estrade il impose le silence
et l’autorité. Devant sa classe homogène sois disant, il dicte
ces belles palabres que les élèves sont censés tous assimiler,
en même temps, au même rythme, sans trop se poser de
questions, sans devoir comprendre finalement, puisqu’on
leur demande d’apprendre par cœur la leçon, ou la poésie,
ou l’algèbre, puis de tout recracher bêtement le jour de
l’interrogation. Je suis triste de voir que c’est ce système-là
qui a été gardé, quand je vois les énormes avancées dans
les méthodes d’éducation que nous avions fait auparavant.
“ L'enseignement mutuel ”. Arrêtons de rendre nos enfants
passifs, mince ! Ce n’est pas à nous de remplir et de saturer
leur cerveau, avec des paroles qu’ils boivent amorphes et
38
qu’ils prennent pour vérité absolue. Mince alors ! J’ai eu
la chance de pouvoir travailler avec Roger Cousinet. Lui
aussi faisait partie de l’éducation nationale, il a même été
inspecteur. Sauf qu’il s’est rendu compte après la seconde
guerre mondiale, qu’un autre système était possible. Et
même plus efficace encore ! Je le revois dire tout haut :
« les enfants sont capables d’organisation, d’effort, de
persévérance pour des activités qui leur plaisent, comme les
jeux. Pourquoi ne montreraient-ils pas les mêmes qualités
pour des travaux qu’ils seraient à même de choisir et de
conduire par eux-mêmes? » 1
Voilà une solution digne de ce
nom ! L’apprentissage doit passer par la socialisation et par
l’activité. C’est pour ça qu’il faisait travailler les gamins en
groupe. Sur des sujets qui leur plaisaient, à leur rythme.
Il avait même repensé les classes, l’espace de travail. Plus
d’estrade, plus d’autorité. Le maître encadre, aide, et fait
confiance aux enfants. C’est important la confiance. On
voyait dans les faits que les enfants étaient autonomes
beaucoup plus vite, ils avaient « appris à apprendre » 2
comme il disait.
- Papa calme toi, pourquoi tu t’emportes comme ça ? le
coupe ma mère.
- Parce que l’éducation c’est la base. La base d’une société!
Si nos jeunes sont bridés et n’ont plus envie de s’élever,
d’apprendre, plus capables de se développer eux même,
comment veux-tu que notre pays se développe. Je ne me
suis pas battu toutes ces années dans l’enseignement pour
que quarante ans après on en soit encore au même stade.
1
Freinet, Célestin, Oeuvres pédagogiques, tome 2,
Paris, Seuil, 1994, p.385-413
2
ibid p. 385-413
39
Voir pire même. Les classes sont surchargées, ce n’est pas la
faute des enseignants, je pense qu’ils ont tous envie de faire
bien, mais comment veux-tu qu’il y ait un accompagnement
personnel de l’enfant si une personne doit s’occuper de
vingt-sept autres. C’est ce qui arrive à ton fils, et à beaucoup
d’autres d’ailleurs. Et tu ne t’en rends même pas compte. »
J'essaie de comprendre, mais je ne comprends pas. Je me
fais tout petit. Papy c’est énervé parce que j’ai dit « bof ».
C’est une discussion de grands. Je me sens coupable du ton
que prends ce repas. J’ai l’impression que le volume baisse.
Ma mère boit deux gorgées de vin rouge. Elle ne parle plus.
Pourtant il me semble qu’elle a quelque chose à dire.
« Tu penses que j’ai le temps de me rendre compte de tout ?
J'arrête jamais avec mon travail, je n’ai même pas le temps
de faire faire les devoirs à mon fils, je paye quelqu’un pour
ça tous les jours. Je travaille d’arrache-pied pour nous
rendre la vie plus facile, les rares instants que je peux passer
avec lui, j’essaye d’en profiter tu vois. Pas de les passer à
lui faire réciter les lettres de l’alphabet ou je ne sais quelle
poésie de Prévert. Si tu as une solution, monsieur je-saistout,
donne-m’en une alors !
- Freinet.
- Quoi; freiner ? J’aimerais bien !
- Non, Freinet, F-r-e-i-n-e-t, Célestin. Un instituteur qui
s'est appuyé sur la méthode de Cousinet pour créer un autre
type d’école. Tu en a une dans ta ville en plus.
Image : Dans la voiture. Capture d’écran du film
Koyaanisqatsi Godfrey Reggio, 1982
40
- Et ça aiderait mon fils ? demande ma mère au bord des
larmes.
- J’en suis persuadé, la méthode est basée sur l’expression
libre des enfants. Freinet pense que l’école est un moyen de
progrès mais aussi d'émancipation politique et civique. Les
enfants travaillent très souvent en groupe, ils apprennent
presque par eux même. Je pense que mon petit-fils s’y
plairait. »
Les adultes n’ont même pas le temps de finir leur café, que
les vacances étaient déjà finies.
Assis à l’arrière de la voiture, sur le chemin du retour,
j’essaie de saisir le paysage qui défile à toute allure.
Les arbres deviennent des ombres. La ligne pointillée sur
la route se transforme en droite infinie. Je n’ai plus assez
de doigts pour compter les camions qui nous dépassent. Ce
gros bâtiment en tôle bleu et jaune me fait penser au chien
de papy.
Je m’endors.
41
Papy avait raison. Cela va faire maintenant quatre ans
que je suis dans cette nouvelle école. Je me sens bien.
Maintenant que je suis grand, j’arrive à lire et à comprendre
l’affiche dans le couloir avant d’entrer dans ma classe :
« Invariant n°21 : L'enfant n'aime pas le travail de
troupeau auquel l'individu doit se plier comme un robot.
Il aime le travail individuel ou le travail d'équipe au sein
d'une communauté coopérative. » 3
Aujourd’hui, c’est le jour de la ronde. Toute la classe est
réunie, assis par terre au milieu de la cours, la maîtresse
modère le cercle. Chaque enfant à tour de rôle va passer
au milieu. C’est l’occasion pour ces camarades et amis de
dévoiler ce qu’ils ont sur le cœur. Chacun doit lui adresser
une qualité, un défaut et une idée pour s’améliorer.
Je suis le premier à aller au centre. Je n’ai pas le droit de
parler. De toute manière je ne suis pas du genre bavard.
Mon copain commence. Une qualité : « Tu prêtes souvent
tes affaires quand quelqu’un en a besoin ». Un défaut : « Tu
laisses trop faire les autres dans les exposés, des fois on
t’entend même pas ». Une idée pour s’améliorer : « Peut être
que tu peux faire le prochain exposé tout seul. »
En général, on travaille toujours en groupe, mais cette fois
ci, la maîtresse semble être d’accord avec mon ami.
A la fin de la journée, elle vient me voir.
42
« Ce que t’a dit ton camarade pendant la ronde m’a donné
une idée. Je commence à bien te connaître maintenant
depuis le temps que je t’ai dans ma classe, et je te vois
sans cesse dessiner dans ton coin. C’est super ce que tu fais
! Peut-être que tu devrais faire un exposé tout seul pour
expliquer à tes copains ce que tu fais, avec quoi tu dessines,
et ce que tu dessines ! »
L'idée ne m'emballe pas vraiment. J’ai répondu :
« Je n’aime pas que tout le monde regarde mes dessins. »
Là la maîtresse eut une nouvelle idée, elle ouvre son
cartable et en sort un livre. Un livre pour les grands. Je peux
lire la couverture, “Global Tools”. Elle me le tend et me dit :
« Regarde, c’est un livre que je viens de lire. Il y a beaucoup
de photos et un peu de texte, mais tu sais lire comme un
grand toi ! Je te le laisse pour le week-end end si tu veux.
Je te dis ça parce que je pense qu’il pourrait te plaire. Tu me
diras lundi si tu es arrivé à comprendre de quoi il traite mais
surtout s’il t’a plu. »
Je le prends dans les mains je regarde la maîtresse et hoche
la tête. Elle me fait un clin d’œil. Je le mets dans mon sac
à dos. Je vois maman à travers la fenêtre qui attend avec
les autres parents. La maîtresse ouvre la porte. Maman me
sourit. La maîtresse aussi. Je monte dans la voiture. Maman
me demande comment s’est passée la journée, je réponds à
peine.
43
Je suis perdu dans mes pensées. « Peut-être que tu peux
faire le prochain exposé tout seul ». Global Tools 4
… global...
tools… Mais qu’est-ce que ça veut dire ?
Ce soir-là, je me suis enfermé dans ma chambre pour penser
à tout cela. Une fois dans mon lit, je regarde le fameux
livre. Dois-je l’ouvrir ? De toutes façons maman est si
occupée à envoyer des mails qu’elle est comme un fantôme.
Imperturbable. Le temps glisse sur elle, les minutes filent.
J’ai fini par l’ouvrir ce livre. Ma curiosité m’a fait oublier
mes besoins primaires. Je tourne rapidement les pages à la
lumière jaunâtre de ma lampe de chevet. Je m'arrête sur
cette photographie. Noir et blanc.
Un homme assis en tailleur sur le sable, très légèrement
habillé, est en train de faire un feu. Il a l’air de persévérer
mais sait exactement ce qu’il fait. Le soleil écrasant contraste
son ombre qui semble comme se détacher du paysage
désertique. Est-ce un des premiers hommes ?
4
«Dans un sens, «global tools» représente aujourd’hui la forme de
l’économie. Il y a quarante ans c’était une forme de résistance, un retour
aux technologies et aux pratiques archaïques. L’acte radical consistait
à sortir de la ville mécanisée vers un attrait anti-urbain aux racines
agraires.» SALT Research and Programs, Istanbul, 2015.
44
J’ai envie d’en savoir plus. Je reviens en arrière.
* Introduction : Global Tools est un programme d’éducation
expérimentale dispersé initié par un groupe de designer,
d’artistes et d'intellectuels Italiens en 1973. Les designers
Ettore Sottsass Jr., Alessandro Mendini, Andrea Branzi,
Riccardo Dalisi, Remo Buti, Ugo La Pietra, Franco Raggi,
Davide Mosconi, les studio Archizoom, 9999, Superstudio,
UFO, et les artistes et intellectuels Franco Vaccari, Giuseppe
Chiari, Luciano Fabro et Germano Celant, en sont les
fondateurs.
* Les textes en Italiques sont réécrits à partir de plusieurs documents.
Synthèse de «je» l’auteur.
Image : Global Tools Bulletin n°2, Survival Sopravivenza,
Edizioni L’uomo o l’arte, Milan January 1975.
45
Une drôle de photo de classe.
Numéro 7, cette ombre à lunettes me fixe du regard.
Alessandro Mendini. Quelques pages plus loin, je retrouve
son nom.
La quatrième de couverture met en scène une sorte
d’arbalète, un outil pointu, sans doute un outil de combat,
qui nous renvoie à la guerre. Un outil de destruction. La
première de couverture quant à elle est une photographie
d’un marteau. Le marteau de la construction.
Image : Global Tools Bulletin n°1, Edizioni L’uomo o l’arte, Milan January
1974.
46
Sur cette page, Mendini nous rappelle que ces deux notions
sont très liées : destruction - construction.
Ou à l’inverse : construction - destruction.
Une image sur cette page attire encore plus mon attention.
Une chaise prend feu dans ce qui semble être un incendie
volontaire. Cette chaise, pure image fonctionnelle est placée
sur une sorte de piédestal. Elle trône.
Images : Global Tools Bulletin n°1, Edizioni L’uomo o l’arte, Milan
January 1974
47
Sur cette chaise une inscription : LASSÙ, traduction
française: Là-haut. Destruction. Pourquoi brûler cette
chaise ? Pour la reconstruire.
Le marteau de la construction, je comprends un peu mieux.
Global Tools a pour but de proposer une alternative à
l’université et au modèle institutionnel de référence. Il se
caractérise par une série de workshops, divisés en cinq
thèmes: Corps, Communication, Construction, Survie et
Théorie. Ils dureront jusqu’en 1975.
Le but de Global Tools est de fournir un outil pour la
compréhension et la reconstitution d'expériences, en les
plaçant dans un contexte et un réseau plus concret et
plus étendu. Le projet des enseignants est de retrouver un
design primaire à travers des outils primaires (le cerveau et
la main). Revenir à une simplicité tangible, un accès aux
outils, pour libérer les individus.
Les workshops organisés par les professionnels, les
intellectuels et les collaborateurs, s’adressent à tous. Aux
adultes, aux enfants, aux plus pauvres comme aux amateurs.
Le travail se fait de manière horizontale, tout le monde
apprend de chacun et chacun apprend de tout le monde.
Cette école ne connaît d’habitudes ni d’espace ni de temps.
« Une utopie pédagogique s’adressant au monde en son
ensemble » 5
.
5
Global Tools As a ‘War Machine’ for an Ecology of Mind, The Conditions
of a Radical Project: Refusal of Work As a Refusal of Culture. SALT
Research and Programs, Istanbul, 2015.
Image : Alessandro Mendini, LASSÙ, 1974
49
Là des enfants s’amusent sur ce qui ressemble à un
bâtiment en construction. Le cliché est un peu vieux. Ils
doivent avoir mon âge, peut-être un peu plus jeunes. Une
phrase sous l’image m’explique le contexte.
Nous sommes à Naples, dans un quartier appelé Rione
Traiano, un des plus pauvres de la ville. Riccardo Dalisi
encadre un workshop avec les enfants du quartier.
Il expérimente ce qu’il nomme « la pédagogie spontanée
des groupes ».
Image : Riccardo Dalisi, Workshop with children in Rione Traiano
Naples, 1971-1975, Archive Riccardo Dalisi
50
La photo fige l’instant. Dalisi, entame une série de
constructions, de jeux, de lieux, de mini-architectures avec
les enfants de Naples. Ils construisent ensemble avec les
matériaux qu’ils trouvent sur place, souvent des “ déchets ”,
des choses laissées là, sans âme, sans vie.
Ils ont l’air heureux ces enfants, peut-être même plus
heureux que moi.
Pourtant, le contexte dans lequel ils ont grandi ne doit pas
être des plus tendres.
J’ai l’impression que ce monsieur là, Riccardo Dalisi, leur a
apporté quelque chose de bien plus important pour eux que
l’argent ou le confort.
Je continue l’introduction.
L’éducation doit être en réel accord avec la vie.
« L’enseignement et l’échange d’expériences autour de thèmes
comme le travail du fer et du bois, de la céramique, de la
musique, la gymnastique, le chant et la danse, la gastronomie,
la photographie et le film constituent une approche du point
idéal où l’éducation coïncide avec la vie elle-même. » 6
Bien
que cette école ne dura que trois ans, les échanges entre
individus d’horizons et d'âges différents furent d’un apport
considérable pour chacun, et la perspective d’un autre
système pédagogique centré sur le partage du savoir et la
reconnexion à notre « vaisseau spatial » 7
fût par la suite plus
facilement envisageable.
6
Global Tools As a ‘War Machine’ for an Ecology of Mind, The Conditions
of a Radical Project: Refusal of Work As a Refusal of Culture.
SALT Research and Programs, Istanbul, 2015.
7
Terme emprunté à Richard Buckminster Fuller in Manuel d’instruction
pour le vaisseau spatial “Terre” 1969
51
Waouh… Je n’ai vraiment pas compris grand-chose à ce
livre. Pourtant je me pose beaucoup de questions.
Quelque chose la dedans a stimulé mon circuit imprimé.
Design ? Mais qu’est-ce que cela veut dire au final. La
reconnexion à notre “ vaisseau spatial ”. Incompréhensible.
C’est un livre de science-fiction ou quoi ? Global Tools, c’est
surement une autre planète.
J’ai la tête retournée. Il est déjà trois heures du matin. Il
n’y a plus de bruit dans la maison depuis déjà un moment.
Maman s’est sûrement endormie sur son ordinateur.
J’étais tellement concentré sur ma lecture que je n’ai
même pas bougé. Tools, design, “ vaisseau spatial ”, global,
connexion, ma tête tourne. Je ferme les yeux. Le lit finit par
m’aspirer. Je m’enfonce dans mon sommeil et mes rêves.
Image : Alessandro Mendini, Milan, 1975, Archive Casabella
52
Le soleil est apparemment resté allumé toute la nuit. Je le
sens réchauffer mon visage. J’entends le clocher jouer sa
mélodie périodique.
Treize heures. Je ne me rappelle même plus la dernière fois
où j’ai réussi à dormir aussi longtemps.
J’entends la voix de mon oncle et sa femme qui discutent
avec ma mère. J’avais complètement oublié qu’ils venaient
déjeuner.
« Et bien tu es là toi ! » me dit mon oncle.
« On pensait que tu étais mort ! »
J’ai eu envie de lui répondre :
« Franchement j’aurais préféré. » Mais j’ai juste dit « oui »
Ma mère interrompt la discussion « Le repas est prêt ». Nous
nous asseyons autour de la table du salon.
« Tu rêvais de quoi tout ce temps alors ? » reprends mon
oncle.
- Je me demandais ce que pouvait bien vouloir dire le mot
design, qu’est-ce que c’est un designer, et si ça avait un lien
avec les vaisseaux spatiaux.
- Aha, Qu’est-ce qu’un designer ? Je vais te l’expliquer !
C’est un homme un peu fou, qui dessine des chaises et des
lampes “ de style moderne ” et qui les vend assez cher, à
des gens qui ont assez d’argent pour s’offrir un intérieur
“ design ” sophistiqué et tape-à-l’oeil. Pour qu’ils puissent
montrer à leurs amis combien leur “ bon goût ” est fin, ils
organisent des apéros dinatoires afin qu’ils puissent montrer
les objets qu’ils ont acquis.
53
Ces mêmes amis pourront très naturellement passer
d’assises en assises puisque les quinze minutes passées sur
la chaise leur aura rappelé que ce qui est “ beau ” n’est pas
toujours confortable. Oui ils ont un lien avec les vaisseaux
spatiaux les designers, puisqu’ils sont des extra-terrestres
pour moi. Ils passent leur temps à dessiner et produire des
choses que personne ne comprends et que de toute façon
personne ne pourra s’acheter. Ils vivent sur une autre
planète que la nôtre ces gens là !
- Ah... Vraiment ? Pourquoi des individus voudraient faire
ce métier alors ?
- Pour l’argent et la gloire, bien sûr ! Il n’y a que ça qui
compte aujourd’hui ! »
Je reste muet. Sceptique. Les personnes dont parle le livre
ne semblent pas faire ce qu’ils font pour l’argent et la gloire.
En réalité, j’ai plutôt l’impression qu’ils proposent des
ateliers pour les hommes et la simplicité. Qu’ils veulent
aider.
Pourquoi donc mon oncle les déteste tant. Pourquoi donc
la maîtresse m’a prêté ce livre.
La seule chose dont je suis sûr, c’est que beaucoup de
choses sont en train de s’écrire sur ma feuille blanche, que
les minutes passent et qu’elle se remplit de plus en plus. Que
les jours se suivent et que j’apprends et comprends de plus
en plus de choses.
54
J’ai déjà vécu dans deux siècles et deux millénaires
différents. J’ai officiellement dix-sept ans, officieusement
j’en ai quatre si je devais le fêter uniquement le 29 février.
J’ai l’impression que le temps passe plus vite que ce qu’il ne
devrait. Il file entre mes phalanges. Il nous est clairement
impossible de prendre une pause. Le temps ne nous attend
pas. Courez courez. J’aurais préféré avoir vraiment quatre
ans pour comprendre moins de choses.
Je commence à me noyer.
Stop.
Page suivante : Explosion TV. Capture d’écran du film
Zabriskie Point, Michelangelo Antonioni, 1970
55
Premier Interlude :
Ode au vaisseau.
Saturation, glissement de terrain, leçons de conduite du vaisseau spatial
Nous gravitons, nous glissons, nous flottons, nous sommes
liquides. Les liquides ne peuvent pas conserver leurs formes
quand ils sont contraints, poussés ou pressés par une force
extérieure. Nous sommes, précipités par le courant, avalés
par le torrent.
Le rapide en question, c’est celui de notre nouvelle
modernité. La modernité liquide 1
. Cette réalité où tout coule
très vite; où l’on a peur de ne pas tout saisir; de laisser
passer devant nous des opportunités. «Peur de ne pas tenir le
rythme des évènements en mouvements constants, de se faire
distancer, de laisser passer la date limite de consommation,
d’avoir sur les bras des biens qui ne sont plus désirables.» 2
Mais surtout, peur d’être laissé derrière, peur de ne pas avoir
été assez réactif.
Peur ou confort ? Cette existence souvent étouffante frôle
les problèmes évidents mais jamais ne les touche. Effleure
les esprits mais rarement ne s’en sert. Caresse des idéaux
mais jamais ne les matérialise.
Pourtant tout glisse. Tout glisse sur notre peau. Des écailles
commencent à y pousser tellement nous nous sommes bien
habitués.
A quel moment allons-nous tenter d’ouvrir les yeux sous
cette écume ?
Assis dans l’herbe de notre espace de nature privé, nous
écoutons parler entre eux les oiseaux.
1
Bauman, Zygmunt, Liquid Life, 2005
La vie Liquide, traduit par Christophe Rosson, Paris, Fayard / Pluriel, 2013
2
ibid p.8
60
Le bruit sourd incessant des sirènes couvre leurs dialogues.
Nous entendons l'autoradio d’une personne qui fait la queue
à la station-service d’à côté. Nous écoutons, entre deux
grésillements : “ sous-marin ” grzzz “ Président Donald J.
Tr ” grzzz “ côtes Coréennes ” grzzz. Nous essayons de nous
concentrer à nouveau sur le bruit du vent qui vient se casser
sur l’immense pylône électrique devant la maison.
Brzz. Le Monde nous envoie une notification. Attentat
à Manchester. Glisser-Effacer. Les dix mètres cubes de
goudron de la terrasse du voisin commencent à fondre.
Un vieux bout de journal près du barbecue s’est envolé.
Nous le ramassons. « Quelles sont les mesures prises à La
COP 21 ». Nous le jettons à la poubelle jaune.
Nous prenons notre goûter. Nous ouvrons ce fameux
paquet de financiers aux amandes. Nous en prenons un.
Nous commençons à ouvrir son deuxième emballage. Blob.
Notification Facebook. Le message d’un pote : « WTF : La
France va interdire la vaisselle en plastique pour lutter
contre le changement climatique ». Nous rions.
Nous mangeons notre financier. Huile végétale d’Indonésie
20% minimum. D’un coup nous sursautons.
Cri de joie du voisin d’en face, Marine LePen arrive en
deuxième place du premier tour des élections présidentielles
avec 7 679 493 voies.
61
Nous mettons notre casque. Nous regardons tourner avec
grâce la WIND 1000 sur le toit, cette fameuse éolienne,
bijou de marketing concrétisé par Philippe Starck.
Nous refermeons les yeux et retenons notre respiration.
“ Another Brick In The Wall, [Part Two] ” nous appuyons
sur play.
C’est très compliqué de s'arrêter une minute pour respirer.
Cela demande beaucoup plus de courage que de se laisser
couler. Nous croulons sous les informations et il est très
difficile d’en faire le tri. De trouver un ordre dans les
priorités, ou même parfois de se sentir concerné. En réalité,
nous ne peux pouvons pas mentir, monter le son de Pink
Floyd dans le casque en fermant les yeux et se laisser porter
est tellement plus simple que d’essayer d’analyser notre
environnement, de se demander quel est le but à notre vie
et comment nous allons participer à la navigation de notre
grand « vaisseau spatial Terre ».
Encore ce fameux vaisseau spatial. Le vaisseau spatial
terre. Celui sur lequel nous vivons.
L’expression est belle, elle nous vient de Buckminster
Fuller. Né en 1895, il fut architecte, designer, géomètre,
cartographe, philosophe, futurologue, inventeur du dôme
géodésique et sûrement l’un des plus grands penseurs de
son temps.
62
En 1969, il publie son célèbre Manuel d’instruction pour le
vaisseau spatial “ Terre ”.
Dans cet ouvrage Fuller présente une synthèse de sa vision
du monde. Il donne aussi des conseils pour la navigation du
«vaisseau» comme il le nomme. Ce vaisseau si brillamment
conçu, que l'omission d’un manuel d’utilisation ne peut être
que volontaire.
Le vaisseau spatial Terre est un immense complexe où
l’action de chaque Homme l’habitant est répercutée quelque
part (et ce, de plus en plus rapidement). C’est un écosystème.
Ses ressources sont suffisantes pour prendre soin des 100%
de l’humanité.
Il faut le piloter avec soin et penser que notre génération
n'a pas été la première à en profiter et ne doit en aucun
cas être la dernière. Chaque être humain est une partie de
l’engrenage, mais il ne doit pas le subir. Il doit réfléchir.
En quoi vais-je faire un mouvement qui dirigera un peu
plus la Terre vers une trajectoire intéressante ? Intéressante
pour moi, mais aussi pour les 7,3 milliards d’Hommes qui
vivent avec moi, et l’infinie population qui y vivra après.
Cela implique une immense force. Chacun doit avoir un
petit peu de recul et prendre en main sa manette. Lourde à
déplacer seul, un peu moins lourde en groupe. Si plusieurs
manettes tournent vers une direction, vous comprenez bien
que le vaisseau prendra plus rapidement cette trajectoire.
63
Il faut penser à une globalité, sur une grande échelle de
temps.
La modernité que nous sommes en train de vivre ne
s’est pas installée en deux ans. Non, c’est le résultat de
plusieurs années de combats mais aussi de lâchers prises.
De tournants historiques, politiques, économiques. D’un
Alzheimer précoce des citoyens généré par des pouvoirs
paraissant indétrônables.
D’un oubli de choses indispensables à notre existence
au profit de télévisions manipulatrices. De découvertes
incroyables mises au service de l’économie sans même avoir
étés étudiées en profondeur.
Si un tel système a réussi à se mettre en place, pourquoi
une autre tendance ne pourrait pas être insufflée ? Nous
devons nous reconnecter. Il n’y a plus de place au mode
offline. Nous devons hiérarchiser les problèmes à prendre en
compte du plus pressant au plus important.
Le plus dur à encaisser c’est que ces priorités nous sommes
une grande majorité à en être conscient, depuis plusieurs
années, et nous les laissons se gangrener.
Voilà une liste non exhaustive. Changement climatique,
disparition des espèces, ressources énergétiques, particules
fines, accès aux soins, gaspillage des ressources, traitement
des déchets, distribution des richesses, fonctionnement
de l’économie, accès à la nourriture, qualité des aliments,
qualité de vie, pollution des sols, accès à l’éducation, accès à
64
la culture, accès à l’eau potable, partage du travail, pollution
des océans, guerres, migrations, accès à une terre, accès à
un logement décent, montée des eaux, liberté et égalité…
Chacun doit apporter de ses capacités et de son expertise
dans les domaines par lesquels il semble être animé. Vous
voyez bien avec cette courte liste à quel point nous nous
sommes déconnectés de la réalité de notre vaisseau. Ce sont
des problèmes que nous laissons loin derrière jusqu’à ce
qu’il soit trop tard pour inverser la tendance.
Comment pouvons-nous imaginer qu’avec 7,3 milliards de
cerveaux pensant il est aujourd’hui plus évident de savoir
si oui ou non Ivanka Trump aurait dû porter cette tenue
pendant sa visite au Vatican que de manger un produit noncancérigène.
Soyons concrets. Connectons-nous. Faisons virer de
bord ce vaisseau. Certains ont déjà baissés les bras à force
d’entendre que “ de toute façon c’est trop tard ”. Ce n’est
pas perdu d’avance. Si vous êtes persuadés qu’il n’y a pas
d’espoir, alors c’est sûr qu’il n’y en aura pas. 3
Fuller croyait en l’Homme et était persuadé que son
intelligence allait finir par inverser la tendance. Victor
Papanek en parle comme un exemple « Il y aura toujours des
Hommes comme Buckminster Fuller qui passent cent pour
cent de leur temps à designer pour les besoins de l’humanité.
La plupart d’entre nous ne peuvent pas faire aussi bien, mais
3
Chomsky, Noam.
65
je pense que même le designer qui connaît le plus grand
succès peut se permettre de consacrer un dixième de son
temps aux besoins des Hommes. » 4
Fuller était l’Homme le plus connecté que notre temps ait
connu. Il consacra sa vie, dans le plus grand des espoirs, à
théoriser et concrétiser la résolution des grands problèmes
de l’Humanité.
Il avait compris comment fonctionnait notre société, qui
tend plus à enfouir les problèmes sous la mer plutôt qu’à
trouver un dénouement heureux sur le long terme.
Pourtant, il faut bien commencer quelque part, par de
petites choses. Et toujours penser que nous sommes tous
interconnectés, que nous naviguons ensemble. Que chaque
petit geste a un écho quelque part.
Re-connectons nous au monde, re-connectons nous entre
nous. Re-pensons les priorités. Trouvons la force et la
générosité.
« Mettons même en jeu notre propre perdition, notre
crédibilité, notre isolement, car toute nouvelle époque exige
un engagement récurrent, souvent même sans possibilités
de retour. » 5
4
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.134
5
Mendini, Alessandro, Cher jeune designer, 1984 Ecrits, traduit par
Pierangelo Caramia et Catherine Geel, Dijon, Les Presses du Réel, 2014
Page suivante : Couverture du livre Liquid Life, Bauman, Sigmunt,
Polity Press, Cambridge, 2005
66
Chapitre 2 :
Harmoniser l’environnement humain.
Nouveau départ, brainwashing, départ de nouveau.
« Lorsque des jeunes gens sont plus capables de
construire un casino sur la planète Mars que
de décrire les conditions de vie
dans une ferme au Sud des Appalaches,
c’est que quelque chose ne tourne pas rond. »
Victor J. Papanek
Madame Martin m’avait ouvert les yeux. Mon institutrice
m’avait donné le bon livre au bon moment. Ma feuille
blanche du début déjà bien noircie par les signes et les
figures du passé s’est comme rétrécie. Elle semble plus
étroite. Mais elle défile mieux. Ou plus vite du moins.
Voilà, j’ai réussi le concours. Ça fait deux ans maintenant.
J’ai intégré une école de design. Spécialité design de
produits. J’ai beaucoup appris déjà. Mes connaissances
théoriques sur l’histoire de cette discipline ne manquent pas.
Mes cours d’histoire de design, de philosophie et d’histoire
de l’art m’ont permis de me faire une idée de ce qui a été fait
dans le passé. Conséquence de leur temps. Ils ont tenté d’en
résoudre les problèmes.
Le seul problème que je n’ai pas résolu encore c’est de
savoir à quand remonte cette discipline.
Sur cette question, chacun à son mot à dire, sa manière de
le justifier. Ils ont tous raison. Tous tort. Personnellement
je dirais que le design est né quand l’Homme tailla la
première pierre. Autrement dit, quand il inventa un outil lui
permettant de résoudre son problème.
Ça y est, je recommence à m'emporter, à divaguer. Je suis
curieux. Je me pose énormément de questions. Je cherche
des réponses
Je pense que la spécialité du designer est peut-être là. Sa
curiosité. Sa soif de réponses.
70
Son côté un peu pluridisciplinaire en somme.
Enfin soyons objectifs, il peut s'intéresser vraiment à tout
ce qu’il veut ! Rares sont les métiers où vous pouvez faire
de la physique un jour, de l’ébénisterie le lendemain, de
l'ingénierie électrique le surlendemain et finir la semaine
en pensant une scénographie de vitrine d’un grand magasin
pour la période hivernale.
Je me lève, heureux d’avoir trouvé ma voie. Je vais à
l’école.
Aujourd’hui les professeurs lancent un nouveau sujet. Il
durera un mois. “ Tabouret moulé ”
Wahou trop chouette ! Ma première assise ! « Le siège est
la signature du designer. » 1
Bon on n’en est pas encore au
siège, mais le tabouret, c’est un bon début !
Je flâne sur l’infini défilé des propositions de Google
Images. Scroller, scroller, il n’y a rien à voir ici. Je regarde
mon collègue d’en face répéter le même schéma. C’est
marrant, celui de gauche utilise Pinterest, elles sont sympa
les images. Quel futé !
J’ai écopé les 28 premières pages de google images, je vais
prendre une pause cigarette. Là je discute du sujet avec cet
étudiant. Un plus vieux.
Il s’y connait super bien en moulage, il m’explique un peu
les possibilités qu’on a à l’école.
1
Formule lancée par la revue Interiors, 1940.
71
C’est pas mal tout ce qu’on peut faire !
Je descends à l’atelier bois pour continuer un autre projet.
Je passe à l’atelier prototypage-rapide vérifier où en est
l’impression 3D que j’ai lancée hier. Je remonte ce long
escalier jusqu’à ma salle. Je découpe un peu de carton.
J’essaye de faire tenir une maquette. Ciseaux, cutter, scalpel,
colle, scotch, feutre, crayon, règle, compas. J’allume mon
logiciel de modélisation 3D. Il faut revoir le diamètre.
Les heures passent, la journée s'étend.
L'aluminium, la voilà la solution ! Solide, brillant, léger,
ne s’oxyde pas. Peut se mouler. Cancérigène ? Qui dit ça ?
D’où il vient l'aluminium ? Bon il n’est pas là le sujet !
L'aluminium c’est parfait !
La journée dure maintenant depuis trois jours.
Je prends le temps de manger un plat surgelé. Je retourne
à l’atelier. Mes projets sont de plus en plus propres ! J’ai
fini mon vide poche en bois aggloméré par de la résine.
Superbe. Je me considère presque ébéniste face à ce travail
si bien réussi ! Mes premiers essais en aluminium coulé sont
eux aussi très prometteurs. L’impression 3D me permet de
faire de beaux objets en plastique PVC sans trop me fatiguer
avec des questions d’assemblage. La machine travaille. Je la
laisse travailler.
Ce jour qui en faisait trois aura duré quasiment deux
semaines.
72
Sans pause. Mais j’aurais été productif dans ma production.
Je m’assois à mon bureau. Cette planche sur deux tréteaux
trop bas accompagnée de ce repose fesses sans dossier trop
haut pour la table.
J’observe mes objets. Qu’avons-nous là. Un vide poche en
médium, son négatif en silicone et sa copie conforme en
résine. De toute beauté. Mes essais d’aluminium coulé. Ce
n’est pas encore parfait. Deux petits bols en terre cuite que
j’ai essayé de tourner moi-même. Ce n’est pas une réussite
encore. Les livres que j’ai emprunté à la médiathèque pour
les feuilleter. Des planches tendances aux couleurs pastels,
collages d’images Google, Pinterest, Instagram, et autres
vendeurs de filtres fantaisistes et de rêves bariolés. Plusieurs
gobelets vides provenant de la machine à café.
Tous ces éléments s’assemblent sous l’influence de mon
regard en un tableau de formes et de couleurs plus ou moins
harmonieuses.
Le designer est une personne curieuse (ou une curieuse
personne) un fin observateur, un interrogateur, un
investigateur insolite et un singulier fouineur. Sa passion et
sa conviction ainsi que son expérience concrète le poussent
à apprendre de plus en plus de choses, de la manière la plus
élargie possible.
C’est en cela que malgré le fait que le designer soit
évidemment un spécialiste, on pourrait le considérer aussi
comme un amateur.
73
Parce que l’amateur c’est celui qui fait par amour de la
discipline, celui qui s'intéresse, celui que la passion pousse.
L’amateur est un passionné, qui apprend chaque jour un peu
plus par amour de la discipline.
Pourtant, bien souvent, sans s’en rendre compte, l’avidité
du designer le pousse à jouer des rôles qui ne sont pas
forcément les siens. Sa curiosité d’amateur se sent parfois
supérieure et elle l’aveugle. Il est plutôt un bricoleur qu’un
réel expert dans les domaines qu’il questionne.
Ce qui n’est pas du tout calamiteux puisque son expertise
ne réside pas là.
Je rentre fatigué de ma semaine. Mon dos me fait mal.
Ma tête aussi. Ce trajet de 56 minutes en bus me parait
interminable. Pourtant j’en ai l’habitude deux fois par jour.
Mais ce soir, il ne finit pas. Je regarde toutes ces voitures
agglomérées quittant l’agglomération. Tout paraît gris.
Alignement de boîtes de conserves motorisées glissant
simultanément sur l’asphalte gris. Collées les unes aux autres
elles toussent leur fumée grise de particules fines de plus en
plus épaisses. S’élevant dans le ciel gris où les nuages gris
commencent à pleurer une nouvelle fois leurs larmes grises.
De grandes flaques aux reflets gris commencent à se former
sur l’asphalte. Eternel recommencement.
Je n’arrive pas à me décider sur le morceau que je pourrais
jouer dans mes écouteurs pour accompagner ce morne
spectacle.
74
Enfin arrivé. Je pousse la porte de mon appartement.
Trente mètres carrés biscornus que l’on partage à deux.
Mon colocataire est sur le canapé. La télévision est allumée.
Les publicités défilent.
Terreau 100% naturel enrichi en fumiers et engrais. Je
viens de me rendre compte qu’on pouvait acheter de la terre.
Je le savais, mais là c’est différent. Un être humain fait du
business avec de la terre. De la terre.
Arrêtez-moi si je me trompe mais, notre Terre toute entière
qui est censée nous appartenir à tous n’est-elle pas en terre ?
Serait-ce devenu une matière noble ? En voie de disparition
peut-être.
Ensevelie sous les couches de ciment et de goudrons, seuls
quelques privilégiés y auraient accès ?
75
« Tu vas bien ? me surprend mon coloc.
- Euh, oui oui désolé, je suis fatigué. »
76
J’étais resté bloqué.
On nous vend de la terre, et on l’achète.
D’accord. Kein problem. J’ai faim. Nouilles instantanée.
Solution rapide et nourrissante. Parfait.
Je m’enferme dans ma chambre.
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Pourquoi tout me paraît si fade ce soir ?
J’ajoute un peu de piment dans mes nouilles. Je me sers un
verre de nectar multifruit trop sucré.
J’allume la télé.
Je zappe.
Fausse info sur faux divertissement sur faux documentaire.
Plus belle la vie, élections de miss France, élections
présidentielles. J’ai la tête qui tourne. J'éteins.
Je ferme enfin les yeux.
Je rêve.
Image : Capture d’écran du film Playtime, Jacques Tati, 1967
77
Une forme, ou plutôt une ombre, renversée,
comme si elle s’approchait en marchant sur la tête.
« Suis-moi ! » il me dit !
D’un bond, je me retrouvais à marcher avec mes mains, ma
tête à l’envers suivait cette homme qui me parut ressembler
étrangement à Victor Papanek. Nous volons maintenant,
doucement, la tête en bas au-dessus de la foule qui ne cesse
de courir dans d’énormes flaques montantes.
« Tu vois, ils marchent tous à l’envers, ils sont pressés parce
qu’ils ont peur de l’eau qui monte. Ils ne communiquent
plus. En fait, ils sont pris dans un courant très rapide, une
sorte de force exercée de laquelle on a du mal à sortir. Ils ne
peuvent ni rebrousser chemin, ni s’asseoir 5 minutes. C’est
comme ça que fonctionne la machine aujourd’hui. »
Au loin, je vois un homme à l’envers lui aussi. Il essaye
d’en diriger quelques autres dans une sorte de dôme où la
gravité est inversée.
« Lui, c’est Buckminster Fuller » me lance le sosie de
Papanek. « Il passe sa vie à aider les autres. Il essaie de les
faire sortir de l’eau, de les faire s'arrêter de courrir pour de
bon. D’inverser la machine. »
C’est fou comme ce tableau fonctionne bizarrement avec la
musique de fond que j’entends à peine.
What a wonderful world.
Images : Captures d’écran du film Metropolis, Fritz Lang, 1927
79
Louis Armstrong commence à s'éssoufler dans sa trompette,
comme pour essayer de couvrir cette vision.
Je me lève en sursaut, c'était mon réveil.
« Prêt pour une nouvelle journée au Paradis »
me demande mon enceinte intelligente Google.
« Bien sûr, toujours prêt. »
Je n’arrête pas de repenser à ce rêve aujourd’hui. Il avait
l’air presque réel. Tous ces gens, cette vitesse, pourquoi nous
étions à l’envers ? Ou alors c’est eux qui marchaient sur la
tête.
Je me remémore le tableau de formes colorées que j’ai
produit cette semaine. Le vide poche en résine, l’aggloméré,
le tabouret en aluminium, les bols ratés en céramique. Estce
nécessaire ? Penses-tu qu’avec ce tabouret les personnes
de ton rêve pourraient prendre une pause ? Pourquoi on
continue d'appeler les Apple Watch des objets connectés
alors qu’elles ne sont même pas connectées à nos besoins
réels ? D’ailleurs, quels sont nos besoins réels ? Quel doit être
mon rôle dans cette machine ? Stop. Ma tête bouillonne de
question. Saturation de pensées, voilà que mes pensées sont
saturées.
Si le visage de Victor Papanek me hante jusque dans mes
rêves c’est peut être qu’il m’en veut de ne regarder que son
portrait sur la couverture du livre que j’ai sur la table de
chevet depuis deux mois, plutôt que de l’ouvrir pour en
explorer son contenu.
80
“ Design pour un monde réel ”. Design … pour un … monde
réel. Monde réel. Je rêve encore ?
Apparemment non. Je prends le livre, commence la lecture.
« N’est-ce pas dommage que, si peu de projets de designs, si
peu de produits soient vraiment en relation avec les besoins
de l’humanité ? » 2
Mais oui ! Finalement, le seul but qui régissait alors le
cerveau de notre australopithèque taillant sa pierre était
simplement de trouver une solution à son problème.
Divaguant sur cette modernité flottante, dans le torrent
de la production, des techniques, le roulis des désirs et la
houle de Wall Street, notre paquebot du design a chaviré. Il
a perdu dans son naufrage ce qui faisait sa beauté invisible,
sa voile naturelle de simplicité, son gouvernail toujours
pointé vers le cap déterminé de la solution.
C’est parce que le design bien conçu est invisible en réalité,
que la plupart des personnes ne se rendent pas compte qu’un
designer en est à l’origine. Le design est tellement naturel, et
pourtant si présent, qu’en définitive, il ne se voit pas.
« Une des fonctions la plus importante du design est de
réguler nos comportements, que ce soit en nous indiquant
la bonne direction, ou en nous protégeant d’un danger. Si le
résultat final est bien dessiné, l’expérience d’utilisation sera
si simple et instinctive que nous n’aurons même pas besoin
d’y penser. » 3
2
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.132
3
Rawsthorn, Alice , Hello World, When design meets life, London,
Hamish Hamilton, 2013 p.70
81
En réalité, nos modes de vie sont devenus tellement
déconnectés que la pratique du design a suivi cette voie-là,
prête à répondre aux besoins des hommes qui ressemblent
plus à des caprices ou de brèves envies qu’à des réelles
nécessités.
Du design pour d’autres designers, du design de
consommation pure, sorte de masturbation cérébrale
malsaine et funeste sans réelle ambition.
« Nombreux sont les exemples où le design n’est pas
nécessairement mauvais, mais tellement non inspirés qu’il
n’est pas assez bon. » 4
Le mis-design, c’est ainsi que le qualifie Victor Papanek.
Mis-design où le préfixe mis- indique que l’action est un
raté. Qu’elle a été faite de travers ou mal à propos.
Mais nous ne pouvons pas établir ici un procès trop abusif
des designers. Comme il l’écrit, « la tâche est beaucoup plus
ardue lorsque toute la vie du designer a été conditionnée par
un système tourné vers le marché et axé sur le profit. Il est
difficile de réussir à se dégager complètement, de valeurs
aussi habilement manipulées. » 5
Pourtant le designer détient un grand pouvoir.
Il peut en quelque sorte régir nos comportements, mettre
en forme notre environnement, réguler nos agissements.
4
ibid
5
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.145
82
« Le designer doit être conscient de sa responsabilité
sociale et morale car le design est l’outil le plus efficace
que l’homme ait jamais eu pour modeler ses produits, son
environnement, et par extension sa propre personnalité.
Ainsi armé, le designer doit analyser le passé tout comme
les conséquences prévisibles de ses actes. » 6
Cela peut paraître évidemment un peu prétentieux. Penser
que les designers régissent nos vies, nos pensées, nos envies,
nos besoins. De quel droit ? Moi qui ai toujours pensé être
un homme libre. Pourtant, derrière chaque produit que nous
utilisons, se cache un designer. De nos brosses à dents à nos
voitures, de nos rouleaux de papier toilette à nos ordinateurs.
Depuis nos boîtes de conserve, à nos capsules Nespresso.
Bientôt trois années de désillusion totale.
Je me suis pourtant toujours dit qu’un bon projet de design
permettait de résoudre un problème. Je n’en ai résolu que
très peu. Voire même pas un. Enfin si, j’ai répondu à la
problématique de l’exercice, mais après ? En profondeur ?
Mon objet vaut-il vraiment le coup d’être produit ?
Désillusion.
Comment qualifier alors le bon design ? Je me souviens
vaguement de ce cours d’histoire du design où nous étions
vaguement endormis, je n’avais pris qu’une note :
6
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.145
83
« Jasper Morrison, un designer anglais, et son homologue
japonais Naoto Fukasawa ont inventé le terme super-normal
pour décrire cette approche. Un objet super-normal est utile,
approprié, modeste, robuste, durable, et, pour reprendre
Morrison, doit respirer quelque chose de bon » 7
.
Super-normal, c’est peut être ça ! Une autre normalité.
Le dernier livre que j’ai emprunté mais jamais ouvert
m’interpelle. Alice Rawsthorn, Hello World, 2013. Je regarde
la table des matières. Chapter 4 : What is good design ?
Malgré leurs pratiques différentes et les quarante ans
qui séparent leurs points de vue, Victor et Alice ont des
visions croisées de ce que peut être le bon design. Tous
deux le qualifient par trois grands critères que l’on pourrait
nommer : La fonction, Le beau et L’intégrité.
Mes yeux ne décrochent pas du texte. La page noircie
de mon cerveau se met en stand-by. J’oublie tout ce que
je pensais avoir acquis. Un énorme trait noir vient se
superposer aux signes de ces deux dernières années, rendant
la lecture quasi impossible. Un sens interdit. Ce que je suis
en train de lire s’imprime en caractères gras dans ma tête, à
l’encre permanente 72 pt. J’ai l’impression de découvrir le
monde sous un nouveau sens.
Un sens qui a du sens.
Je marchais jusqu’alors à l’envers, comme tout le monde,
sans m’en rendre compte. Comme si mon sang circulant mal
obstruait mes parties cognitives.
7
Rawsthorn, Alice , Hello World, When design meets life, London,
Hamish Hamilton, 2013 p.50
84
Ce saut périlleux avait tout débloqué. Voilà du sens.
La fonction est primordiale dans toute conception.
L’objet doit répondre justement au problème pour lequel
il a été conçu. « Un principe essentiel de bon design, qui a
existé à travers les âges, est qu’aucun exercice de design ne
peut être considéré nécessaire que s’il remplit sa fonction et
le fait de manière efficace. » 8
Donc le premier objectif à atteindre pour qu’on puisse
considérer appeler cela du design est la fonction de l’objet,
qui se doit d’être remplie de manière efficace.
Le beau.
« Pendant longtemps, la beauté était jugée indispensable au
bon design, au même titre que la fonctionnalité. » 9
Alors le design se doit-il toujours d’être beau ?
En réalité, nous avons appris en traversant les âges que la
beauté est quelque chose de très subjectif, induite souvent
par une tendance.
« Nous savons ce que nous aimons, ce que nous détestons,
et nous nous en tenons là. » 10
Victor Papanek affirmait déjà
dans les années 70 que « L’esthétique ne disposant d’aucune
unité de mesure permettant son analyse, n’est considérée
que comme une expression personnelle chargée de mystère
et entourée de déraison. » 11
Alors nous ne pouvons pas nous permettre de juger si
un dessin est bon ou mauvais suivant s’il est beau ou laid.
8
Rawsthorn, Alice , Hello World, When design meets life, London,
Hamish Hamilton, 2013 p.50
9
ibid p.50
10
Papanek, Victor J., Design for the real world human ecology and social
change, New-York, Pantheon Books, 1972 p.123
11
ibid p.167
85
L’esthétique n’est pas à priori un facteur clé de ce qui fait
un “ bon design ”. Non encore une fois, le design n’existe pas
pour rendre sexy nos objets quotidiens.
L’intégrité 12
.
Voici la troisième et dernière notion qui va nous permettre
de juger si le designer a accompli son rôle. L’intégrité, c’est
pour résumer ce qui définit les objets connectés. Loin des
Apple Watch et des Samsung Gear, les objets connectés sont
des objets sensés. « Des qualités comme honnêteté, clarté,
sincérité, décence, validité, incorruptibilité... A moins qu’il
ait de l’intégrité, aucun projet de design ne peut être considéré
bon, aussi utile et innovant qu’il puisse l’être. » 13
. Victor
Papanek distingue trois sous-catégories. La première sera
nommée la telesis c’est « l’utilisation délibérée, réfléchie, des
processus de la nature et de la société pour parvenir à un but
précis » 14
. En somme c’est l’utilisation de l’époque. Le design
doit répondre aux problèmes réels du temps dans lequel il a
été conçu. La deuxième sous partie c’est le besoin. C’est-àdire
que le design doit répondre à un besoin. Un besoin réel.
« Les réels besoins des êtres humains, sont généralement
plus difficiles et moins avantageux à satisfaire que les
“ exigences ” soigneusement provoquées et manipulées,
nées du snobisme et de la mode. » 15
. La troisième et dernière
sous partie, c’est l’association. « Notre conditionnement
psychologique qui remonte souvent aux premiers souvenirs
d’enfance entre en jeu, et nous dispose favorablement, ou
nous donne l’aversion à l’égard d’une valeur donnée. » 16
12
Emprunté à Alice Rawsthorn in Hello World, 2013
13
ibid p.56
14
op. cit Papanek, Victor J. p.168
15
ibid p.168
16
ibid p.169
86
L’association veut que la forme de l’objet reflète ou nous
rappelle en quelque sorte sa fonction. En d’autres mots, pour
résumer la notion d’intégrité « si vous avez quelque raison
de vous sentir coupable ou même mal à l’aise à propos des
conséquences éthiques ou environnementales d’un projet de
design, celui-ci ne peut pas être considéré comme intègre. » 17
Chaque objet ajouté au monde devra dorénavant réussir le
test. C’est design ou pas ? Si çe n’en est pas, stop.
« Nous avons la responsabilité du monde dans lequel nous
vivons, ce n’est pas un choix, c’est notre métier. » 18
Chaque designer doit prendre le temps et le recul qui lui
sera nécessaire afin d’évaluer si le projet répond aux attentes
du design. Si tous les projets allaient dans ce sens, alors déjà
nous entreverrions l’espoir d’un monde plus connecté. Notre
métier a toujours été de travailler pour et par les personnes.
« Il est clair que chacun doit pouvoir utiliser plus
facilement les compétences du designer et cela implique
une restructuration du rôle du designer, lequel doit devenir
l’homme qui résout les problèmes de la communauté. Sa
seule allégeance sera due aux clients directs, les vrais
utilisateurs des articles, des outils, des produits, et de
l’environnement qu’il aura créé. » 19
Je suis au service de notre environnement et des personnes
qui l’habitent.
Départ de nouveau.
17
op. cit Alice Rawsthorn p.57
18
Moteiro, Mike, How designers destroyed the world, conférence, 2013
https://vimeo.com/68470326
19
op. cit Papanek, Victor J. p.168
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87
Second Interlude :
Cogito amus
La force du savoir; les fondements de l’hypercortex.
«La cité intelligente a pour finalité
sa propre croissance, sa densification,
son extension, son retour sur soi
et son ouverture au monde.» »
Pierre Levy
Dictionnaire universel de poche, page quatre-cent quatrevingt
treize : Homo Sapiens, L’Homme savant : espèce
de primates appartenant à la famille des hominidés. On
l’appelle de manière plus commune “ être humain ”. Et si l’on
veut raccourcir un peu plus, on dira que c’est “ nous ”.
Nous sommes des êtres savants. Tous. Mais par savant,
nous devons entendre bien plus que la seule connaissance
scientifique. « Chaque fois qu’un être humain organise ou
réorganise son rapport à lui-même, à ses semblables, aux
choses, aux signes, au cosmos, il est engagé dans une
activité de connaissance, d’apprentissage » 1
.
Nous sommes tous bel et bien des êtres pensants, des êtres
savants.
Avant d’aller plus loin, nous allons devoir traverser
l’autoroute. Essayer de mieux cerner le sujet que quand
nous étions en classe de première. « Cogito ergo sum » 2
.
Court énoncé. Lourd de sens.
Surement le fondement même de la philosophie. Je pense
donc je suis, cette fameuse maxime de René Descartes
empruntée trop souvent par les enduiseurs de marmelade.
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense.
Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? c’est une chose qui
doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut,
qui ne veut pas , qui imagine aussi, et qui sent » 3
.
1
Levy, Pierre, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du
cyberespace,
Paris, La Découverte, 1994. p.45
2
Descartes, René, Discours de la méthode, La Haye, 1637
3
ibid
92
Cette phrase tricentenaire, permet à Descartes de refonder
la connaissance sur une base solide, absolument certaine.
Nous sommes des êtres pensants puisque nous doutons.
Si nous doutons, nous pensons, puisque nous pensons,
nous existons. Nous sommes des individus. Conscients que
nous sommes. Capable d’émettre un jugement personnel
sur ce qui nous entoure. De mettre en question. Nous nous
permettons de savoir.
Le savoir en fait c’est le fondement même de l’être humain
tel qu’on le connaît aujourd’hui. C’est la base de notre
espèce. À la suite de quoi c’est le pilier de notre société.
Quoique nous avons de plus en plus le sentiment que l’on
pense pour nous. Malins génies ou génies malins, notre
vivre-savoir nous paraît parfois contrôlé.
En théorie tout est beau. Nous pensons, nous sommes.
Nous pensons que nous sommes. Nous sommes ce que nous
pensons. Nous émettons des théories. Nous avons un esprit
qui de plus est critique. Nous connaissons et re-connaissons
ce qui nous entoure. Le savoir s’accumule, ne se perd pas,
n’a pas de limites, ni de temps, ni d’espace. La pensée se
partage. La pensée se développe. La pensée nous développe.
Le savoir est une énergie vertueuse sans semblable nous
faisant accéder à l’individuation 4
. Le fait de se connaître
soi-même. D’être conscient.
4
Emprunté à Stiegler, Bernard, dans Economie Collaborative et
individuation, conférence 2013
https://www.youtube.com/watch?v=Y_aEB6YoJP0
93
Conscient de ses capacités, de ses différences. Se poser
des questions, et tenter d’y répondre. Avoir de la curiosité.
Vouloir en savoir plus. Apprendre. Comprendre. C’est ce
pour quoi nous vivons.
Du moins ce pour quoi nous devons vivre.
Cogito ergo sequor. Je pense donc je suis. Telle est peutêtre
la condition réelle de notre savoir dans la modernité
liquide.
Les flux sont tellement contrôlés, les choses s'enchaînent
tellement rapidement que nous ne prenons pas assez souvent
le temps de penser.
Nous suivons.
Nous suivons ce que l’on nous donne à penser; et notre
opinion n’est souvent que vite copiée sur celle de la majorité
par peur d’être abandonné dans les roulis.
Sommes-nous face à une manigance dans laquelle abétir
la masse permettrait à des entités de mieux gouverner.
Vite vite, pressons le pas avant qu’ils n’aient le temps de
trop réfléchir. Ils risqueraient de comprendre.
Le savoir est une arme puissante s’il est contrôlé.
Le savoir peut être un instrument de pouvoir.
94
Il peut permettre à ceux qui le détiennent de manipuler
d’autres.
L’histoire ne manque pas de nous rappeler que chaque
leader contrôle, transforme, invente, l’information.
Dans tous les régimes totalitaires qui ont existé et existent
encore, le contrôle de l’information et la limitation de la
pensée du peuple ont toujours été les clefs de la réussite.
Des manuels scolaires du troisième Reich à l’encadrement
des chaînes publiques. De la limitation d’accès à internet
aux bloquages des flux migratoires.
« Les pirates appliquèrent aussi cette grande stratégie qui est
de diviser à l’avance pour conquérir plus tard. Cette dernière
stratégie est beaucoup plus efficace que celle qui consiste
à improviser, lors d’une bataille, une méthode pour diviser
l’adversaire. On profite ainsi de l‘effet de surprise. L’ennemi,
dans un tel cas, se croit en position avantageuse, alors qu’il
ne l’est pas. C’est ainsi que les plus grands pirates du monde,
sachant que les pauvres d’esprit étaient inoffensifs, que
seuls les intelligents avaient assez de finesse pour tenter de
leur faire la lutte, se mirent à appliquer la grande stratégie
de diviser à l’avance pour conquérir plus tard » 5
Ces phrases résonnent comme un écho avec l’affaire Aaron
Swartz.
5
Fuller, Buckminster, Operating Manual for Spaceship Earth, 1969.
Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial “Terre” traduit par René
Pelletier et Georges Khal, Baden, Lars Müller Publishers, 2010 p.39-40
95
Aaron Swartz à 24 ans quand il se rend compte que la quasi
totalité des articles scientifiques aux Etats-Unis est accaparée
par l’éditeur privé JSTOR. L’accès à ces documents n’est
donc possible qu’en l’échange de quelques dollars. Aaron,
jeune nerd, qualifié ainsi par des membres du gouvernement
actuel, télécharge frauduleusement 4,8 millions d’articles à
l’aide du réseau interne du MIT; soit la quasi-totalité du
site; avant de se faire surprendre par les autorités. Son but
aurait été de rendre les documents scientifiques publics afin
que tout un chacun puisse y avoir accès. Il sera poursuivi
pour fraude électronique, fraude informatique, accès non
autorisé à un ordinateur. Il est considéré comme un cyberterroriste.
JSTOR n’a pas pris l’initiative de la démarche
judiciaire. C’est Carmen M.Ortiz, procureur des Etats Unis à
l’époque qui engage les poursuites.
Aaron Swartz met fin à son existence en 2013 juste avant
son procès. Il a 26 ans.
Peu après la diffusion des articles scientifiques, un enfant
de 14 ans, ayant eu accès aux articles détenus par JSTOR
grâce à Aaron Swartz, trouve une méthode pour faire des
tests plus précoces afin de détecter le cancer du pancréas et
la soumet à des médecins. En diffusant ces articles, Aaron
a permis à des personnes qui ne pouvaient pas y avoir
accès d’approfondir leurs connaissances et de trouver des
solutions à un problème. L’accès à l’information et au savoir
n’est pas quelque chose que l’on peut contrôler. Et chacun
sait quelque chose que nous ne sovons pas.
Image : Capture d’écran du film
The Internet’s Own Boy: The Story of Aaron Swartz Brian Knappenberger,
2014
97
Wikipédia. Nous nous sommes très souvent entendu dire
beaucoup de mal de cet outil merveilleux.
A l’école le professeur nous disait :
« Vous avez trouvé la réponse sur Wikipédia ou quoi ?
Vous savez que tout le monde peut écrire n’importe quoi
là-dessus ! »
Qui préférez-vous croire ? Des milliers de personnes avides
de connaissance qui n’hésitent pas à faire partager leur
savoir et à apporter leur aide sur des milliers de sujets et qui
mettent à jour chaque minute les informations auxquelles
des milliers d’autres personnes ont accès gratuitement ? Ou
les quelques cerveaux détenteurs de tout le savoir en charge
de réécrire l’encyclopédie une fois par an ?
Wikipédia est un outil révolutionnaire qui a vu le jour
en 2001 grâce à Jimmy Walles et Larry Sanger. C’est une
force contributive productrice d’intelligence. Wikipédia ne
vit que des dons et fonctionne avec 50 salariés en charge de
la maintenance des serveurs et de la modération des articles
publiés. Le site internet paraît ne pas avoir de limites à la
mise en libre service de savoirs (du moins en France). On y
trouve toute les formes de savoir vivre, de savoir faire et de
savoirs conceptuels. Ajoutons à cela que Wikipédia est une
entreprise purement coopérative et non lucrative. Il faudrait
imprimer l’équivalent de 344 volumes de l’Encyclopédia
Britannica pour imprimer la totalité des articles Wikipédia
en Français. C’est à ce jour l’exemple le plus concret de mise
en relation et d’archivage des savoir humains.
98
Évidemment pour ne pas appliquer le Cogito ergo sequor
il ne suffit pas de suivre et de prendre pour vérité absolue
chaque paragraphe. Mais ceci est vrai pour Wikipédia
comme pour chaque savoir que l’on acquiert par le biais
de quelqu’un d’autre. Il faut être curieux et gourmand de
savoir.
La libido sciente. C’est le fondement de chaque Homo
Sapiens. C’est le pilier même de notre espèce. Il ne faut
jamais le perdre de vue, sans quoi dans quelques années
nous évoluerons en Homo stupiditus.
Cela nous rappelle cet entretien : Rire et se taire 6
.
John Cage :
« Disons que nous revenions soudain tous à la raison.
Disons que demain matin, la race humaine toute entière
devienne intelligente. Que pourrions-nous faire ? Comment
pourrions nous résoudre cette situation telle que nous
l’avons produite ?
William Roth :
- C’est trop tard.
John Cage :
- Est-ce trop tard ? (...) La destruction de notre
environnement est un problème désormais très sérieux et,
comme les choses vont en empirant, il deviendra encore
plus sérieux. Disons qu’il devienne très sérieux, peut être
alors les gens reviendront à la raison. »
6
Cage, John, Rire et se taire-sur Marcel Duchamp, Allia, Paris 2014
99
Le but est maintenant d’élargir le “ connais-toi toi-même "
en “ apprenons à nous connaître pour penser ensemble " et
de généraliser le “ je pense donc je suis ” en “ nous formons
une intelligence collective, donc nous existons comme
communauté éminente. ” Passer la frontière où “ Cogito ”
deviendra “ Cogitamus. ”
1980. C’était la mort de John Lennon.
Les paroles d’Imagine résonnent encore dans un coin de
notre tête.
« Imagine no possessions, I wonder if you can. No need
for greed or hunger, a brotherhood for man. Imagine all the
people, sharing all the world. » 7
Nous sommes en plein développement des premiers
Personal Computers.
IBM prend alors contact avec Bill Gates, cofondateur
de la société Microsoft, principalement connue pour
le développement de systèmes d’exploitation. Par leur
collaboration né le système MS-DOS, premier système
d’exploitation du géant Microsoft.
MS-DOS n’est pas modifiable par l’utilisateur, tout est fait
pour que le code ne soit compréhensible que par la machine.
Les droits appartiennent tous à la société de développement.
C’est le début de la légende Bill Gates, aujourd’hui
multimillionnaire, Homme le plus riche du monde.
7
Lennon, John, Imagine, 1971
8
Puttonen, Hannu, Nom de Code : Linux, 2002, Documentaire
100
En 1983, Richard Stallman, hacker aujourd’hui célèbre,
travaille au département de recherche pour l’intelligence
artificielle au MIT.
Il a l’idée de créer un système d’exploitation sous licence
libre. Il le baptise GNU et crée la licence GPL qui stipule
entre autres que « si vous changez ou améliorez le code,
vous devez mettre vos changements et améliorations à la
disposition de tous, gratuitement » 8
. Une communauté de
hackers s’entraide afin que GNU voit le jour sous licence
gratuite.
En 1991 le projet est finalisé, enfin presque. Il ne manque
que le noyau, la pièce centrale d’un système d’exploitation,
le code qui dirige les programmes, les fait tourner, les
synchronise, il dirige. Au même moment, à 6333 kilomètres,
sans être au courant des recherches du MIT, Linus Torvalds,
étudiant finlandais entreprend la création d’un noyau qu’il
publiera sous licence GPL libre lui aussi. Superbe opportunité
pour le groupe GNU qui fusionne avec ce fameux noyau
plus connu aujourd’hui sous le nom de Linux.
Mais cette histoire ne s’arrête pas là, le système
d’exploitation est disponible pour tous, mais le grand intérêt
qu’il présente c’est qu’il est modifiable, par tous les amateurs
de coding. Alors quelques semaines après la sortie de
GNU / LINUX Linus Torvalds et Richard Stallman se rendent
compte que leur système n’est plus modifié simplement
par eux et quelques proches, mais plutôt par eux, quelques
proches et plus de deux cents personnes dont ils ignorent
complètement qui elles sont, et leurs positions sur le globe.
8
Puttonen, Hannu, Nom de Code : Linux, 2002, Documentaire
101
Ces programmeurs anonymes, novices ou experts, font
évoluer la proposition de base de Linus en l’adaptant, la
transformant et la modifiant.
« Aucun autre projet de logiciel n’a fait travailler autant
de personnes réparties à la surface du globe, tous unis
et passionnés. C’est plutôt cela qui est innovant dans ce
système, c’est la machine sociale qui s'est développée
autour. » 9
Linus Torvalds a créé avec Linux un pont.
Un pont entre les hommes, entre les connaissances, les
expertises. Face à un problème il a trouvé une solution.
Linux a été créé pour fonctionner sur du matériel bon
marché et pour résoudre des problèmes courants. L’histoire
de ce système d’exploitation n’est qu’un exemple. Mais
il prouve qu’avec de la volonté et de la passion, une cité
intelligente peut émerger, et bousculer les codes établis.
Des hommes qui ne se connaissent même pas, qui ne sont
pas au même endroit sur terre et qui pourtant réussissent
ensemble à développer une chose qui fera trembler l’un des
hommes les plus influents du monde.
Qui en plus offriront a l’humanité toute entière l’opportunité
d’accéder à un nouvel outil de travail libre de droits tout
en permettant à quiconque d’apporter son expertise afin
d’offrir une évolution en temps réel du logiciel.
9
Puttonen, Hannu, Nom de Code : Linux, 2002, Documentaire
102
Amartya Sen, économiste et Martha Nussbaum, philosophe
ont posé les bases de cette nouvelle ligne de conduite dans
les années 1980. Elles l’ont nommé “ capability approach ” :
« Au lieu de considérer les personnes comme des porteurs
de besoin à satisfaire, il vaut mieux les considérer comme
des sujets actifs, capables d’opérer pour leur propre bienêtre.
» 10
Une des clefs se trouve ici.
Re-devenons des sujets actifs. Apprenons.
Ce Haïku, affiché au-dessus de mon bureau,
se répète en boucle dans ma tête.
«Donnez à un homme un poisson,
et vous le nourrirez pour un jour.
Apprenez à un homme comment
pêcher, et vous le nourrirez
pour la vie entière.»
10
Manzini, Ezio, Design when everybody designs, Cambridge,
The MIT Press, 2015 p.154
Page suivante : Capture d’écran du film documentaire
Nom de Code : Linux, Hannu Puttonen 2002
103
Chapitre 3 :
Le multi
/ Prises de conscience,
/ complexe,
/ logique,
/ communication,
/ flux.
Le temps s’est anéanti. J’ai perdu tous repères. Depuis
combien de temps je dors ? Etais-je conscient ? Je suis perdu
dans ma tête. Dans l’immensité douteuse des signes déjà
existants et la lumière aveuglante de ce qu’il restait à écrire.
Cette lumière stroboscopique forme des formes imprimées
sur ma rétine. Pensée complexe, Edgar Morin.
Pourquoi ce livre dans la bibliothèque fascine tant mes
pupilles. Il faut que je l’ouvre. Première page :
Loin d’être compliqué, le terme complexe lui vient du latin
complexus, qui définit en réalité « ce qui est tissé ensemble,
qui est interconnecté, ou relié ». 1
Merci de l’éclaircissement.
Mais alors, comment faire preuve de pensée complexe
lorsque toute notre vie fut bercée dans un souci de
spécialisation.
Notre cerveau n’est plus aujourd’hui capable d’effectuer une
transition rapide et effective sur le plan des connaissances
globales.
S’il n’a pas été affecté comme tel depuis la naissance, s’il
a été contraint à un mode de pensée simple, alors il y a de
fortes chances pour qu’il soit trop tard.
Que la pensée complexe ne soit qu’une illusion, et qu’une
tentative d’apprentissage approfondi de toutes les disciplines
ne devienne qu’un simple brouillard qui réduit nos chances
d'apercevoir la terre ferme.
1
Morin, Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Point, 2014
108
En résumé, nous sommes arrivés à une ère où les
connaissances sont devenues tellement pointues, que notre
cerveau, amoindri par la restriction, est bien loin d’avoir les
capacités requises d’un apprentissage global.
Il nous faudrait alors disposer de plusieurs vies, ou
peut-être l’amender de prothèses.
Pourtant malgré les progrès fulgurants qu’a amené la
spécialisation, nos experts ne sont pas encore capables de
tels prodiges.
Une chose est certaine, j’ai bientôt fini ce livre par terre à
mes pieds.
Il a dû tomber de mes mains pendant mon sommeil. Il faut
que je le ramasse.
Design pour un monde réel. Je comprends bien mieux le
titre maintenant.
Mon pouce tient le livre ouvert sur ce schéma.
La lumière du soleil traversant la fenêtre lui donne une
lueur quasi divine.
« L’équipe minima de design. »
C’est ça ! Voilà enfin quelque chose qui a du sens !
109
De chasseurs nomades et généralistes, nous sommes
devenus des cultivateurs sédentaires et spécialisés.
Les amateurs deviennent des novices, les novices des
experts, les experts des spécialistes et les spécialistes sont
devenus sur-spécialistes, à tel point nous l’avons vu, que
ce démembrement du savoir a fini par nous déconnecter les
uns avec les autres, et tous avec l’ensemble.
Mais oui !
Pour pallier à l’idée fabriquée du génie solitaire détenant
un cerveau surdéveloppé capable de pensée complexe,
notre solution la plus efficace serait de penser un complexe.
Former une équipe.
C’est à ce moment-là, lorsque le designer décidera de
complexifier sa pensée qu’il devra faire profession de pont.
Quelques pages plus tard, un autre dessin.
Pleins de petits triangles, allant dans tous les sens. Tous
n’ont pas la même couleur.
Schéma F : Représentation schématique du fonctionnement
d’une équipe pluridisciplinaire.
J’ai envie de le décrypter avec vous.
Image : L’équipe minima de design, Victor Papanek,
in Design pour un monde réel, 1972
111
Ok. Numéro 1, ce doit être le designer.
Disons que les traits représentent son idée.
Il l’expose dans le triangle noir sous forme d’une synthèse.
S’il décide de continuer tout droit, c’est à dire de ne pas
diffuser un peu plus ses idées, nous voyons que le schéma
se répète.
Les traits restent les même, par conséquent son idée aussi,
elle ne sera pas enrichie.
Schéma classique des designers aujourd’hui.
Mais quels sont les autres triangles présents autour alors ?
Numéro 4, intervention d’un nouveau triangle qui se dirige
vers la synthèse du designer. Le triangle noir.
C’est la synthèse de l’idée. Il est entouré de plusieurs autres
types de triangles.
Sûrement les membres de l’équipe comme le désigne le
titre, et le groupe client dont Papanek parle si souvent.
On voit que l’idée évolue, se partage, se propage, se déplace
dans d’autres directions.
Plus de chemin mais plus de complexité.
Une issue possible se situe en bout de schéma à droite.
Le numéro 7.
Image : Représentation schématique du fonctionnement d’une équipe
pluridisciplinaire, Victor Papanek, in Design pour un monde réel, 1972
113
Impressionnant. Une superbe solution, qui semble si facile.
Pourquoi n’en avais-je jamais entendu parler. Peut-être
que ce livre n’est pas si légendaire finalement.
Mais je me pose une question en ce qui concerne sa mise
en place.
Comment l’équipe communique si aucun des membres n’a
le même langage ? La sur-spécialisation nous a amené à un
cloisonnement des disciplines mais aussi du langage.
Faut-il réapprendre à parler ensemble ? C’est possible.
J’ai l’impression que notre manière de communiquer
aujourd’hui, n’est plus vraiment en adéquation avec ce
genre de système.
« Écouter soigneusement engendre deux types de
conversations: dialectique et dialogique. » 2
Depuis la cité
Grecque, nous utilisons presque dans tous les cas ce que
l’on appelle la dialectique pour dialoguer.
« La dialectique, traiterait d'une communauté de deux êtres
raisonnables, qui, en tant que tels, pensent ensemble, ce qui,
dès lors qu'ils ne s'accordent pas, comme deux pendules
bien réglées, donne lieu à un débat,
C'est à dire une lutte d'esprit. En tant qu'êtres de raison
pures, les deux individus sont censés s'accorder. » 3
- nous
explique Arthur Schopenhauer.
2
Richard Sennett, Ensemble, pour une éthique de la coopération,
Paris, Albin Michel, 2014 p.17
3
Schopenhauer, Arthur, L’art d’avoir toujours raison, Librio, Paris,
2014
114
Autrement dit, si deux personnes font œuvre de pensées
communes, s'ils dialoguent, s'ils se livrent leurs opinions,
et que la première d'entre elle découvre que l'opinion de la
seconde est différente, diverge, alors son premier acte ne
sera pas de réviser ce qu'elle pense afin de trouver où se
trouve l'erreur, non, notre homme sera certain que l'erreur
vient de l'autre.
En somme, l'homme dans sa nature, veut avoir toujours
raison. C'est ici que réside l'art de la dialectique.
C'est celui qui exprimera le mieux ses opinions, ses idées,
son pseudo-savoir, qui remportera l’acquiescement général,
et qui; par ce biais; même si son raisonnement s'avèrera
plus tard être faux, se verra recevoir la médaille de la vérité
absolue.
C’est vrai que cette pratique a été fondée en même temps
que les bases de la cité dans laquelle nous vivons encore
maintenant, mais avoir toujours raison n'est peut-être pas la
meilleure des logiques afin de construire une conversation
raisonnée.
Ok, alors comment on construit une conversation
raisonnée ?
Et bien en établissant un raisonnement conversé. Dialoguer.
Dia-loguer. Deux logiques. Le terme dialogique désigne
que deux ou plusieurs logiques sont unies, sans que ne se
perde la dualité dans cette union. Edgar Morin et Richard
Sennet nous apportent plus des précisions.
115
La dialogique repose sur la cohabitation de deux idées,
dans un même système.
C’est une méthode de communication plus proche de la
complexité du réel. Il ne s’agit pas ici de savoir qui a raison
et qui a tort.
Toutes les grandes théories de notre temps ont été soitdisant
prouvées, puis fondées, puis remises en question avec
d’autres outils, puis déstabilisées encore. En réalité, tout
notre savoir ne peut pas être entièrement sûr et fondé. Il
peut être faussé par énormément de facteurs.
C’est pour cela que nous ne pouvons pas nous permettre de
n’accepter qu’une seule logique sous prétexte que l’orateur
ait été charismatique.
La science n'a su progresser que grâce au complexe
dialogique entre imagination et vérification, empirisme et
rationalisme.
Lorsque nous entreprenons une discussion dialogique,
nous allons ouvrir une conversation au cours de laquelle se
révèleront des insatisfactions communes. Des convergences
fortes mais aussi des divergences, sûrement le constat d’un
malaise semblable.
Ce genre de conversation révèle des enthousiasmes, des
envies, des aspirations.
Ces moments font ressortir des attentes et aussi des
potentiels inexplorés.
116
Arrêtez-moi si j’ai tort. On bien je n’accepte que ma pensée
et je mets au point des stratagèmes complexes d’élocution
afin de persuader que ma raison est la seule valable, ou
alors je confronte ma pensée avec d’autres tout en acceptant
que toutes puissent être valables voire complémentaires, et
qu’en combinant ces pensées divergentes, nous trouverons,
ensemble, une pensée construite sûrement plus tangible.
Il me semble avoir trouvé une deuxième clef.
La dialogique favorise la compréhension interdisciplinaire
et l’enrichissement mutuel par conséquent, elle favorise le
travail en équipe.
J’ai de plus en plus l’impression que l’idée de travailler en
groupe hétéroclite peut vraiment être une solution palpable.
J’ai pourtant encore un problème.
Comment réussit-on à s’entourer ?
Je veux dire, on rencontre un type intéressant dans la rue,
on lui serre la main et un lui dit :
« Salut, tu veux bosser avec moi ? »
Tout en sachant permtinemment que ce type-là sera
comme les autres sûrement le regard ailleurs, vitreux, et les
jambes se débattant à vive allure pour lui éviter la noyade
dans l’eau qui monte.
117
J’ai besoin d’un peu de musique.
The postal service.
J’adore ce vinyle.
Je me rappelle quand je l’ai trouvé au fond de ce carton.
Je fouillais le grenier de mon père avant son déménagement.
Voici le dernier carton. Mes espoirs devenaient quasi vains.
Je l’ouvre. Je le vois. Le vinyle. Victorieux les cheveux
pleins de poussière, je le brandis comme s’il s’agissait d’une
relique sacrée. Je croise le regard de mon père qui ne me
comprend pas.
- « Pourquoi tu t’obstine à ressortir ces vieilleries alors que
tu peux les avoirs directement sur ton téléphone, en qualité
supérieure, quand tu veux.
- C’est justement pour ça papa. Le son est différent. Le
geste est différent. C’est comme si la musique devenait
quelque chose que l’on peut toucher. Palper. Sentir. »
J’allume le pré-ampli. La vieille chaîne hi-fi de papi qui me
suit dans tous mes déménagements commence à chauffer.
Sans doute la poussière. Je pose le vinyle, ajuste le diamant,
fait descendre la tête de lecture. C’est bête, mais à chaque
fois ça me fait cet effet-là, c’est comme un rituel sacré.
Premiers grésillements, mon oreille me fait un frisson. Nous
y voilà, première chanson.
Nothing Better.
J’aime vraiment cet album. Surtout pour son histoire.
118
Nous sommes en 2003 lorsque les premières notes de
cette première chanson sont écrites. Jimmy Tamborello, le
guitariste du groupe, est seul.
Ben Gibbard, le chanteur, et Jimmy n’arrivent pas à trouver
des dates pour se retrouver et écrire ensemble, ils sont tous
deux occupés, et habitent chacun à un bout de la ville. Alors
Jimmy prit la décision d’écrire seul.
Il composait les instrumentations des chansons, les
enregistrait et les envoyait à Ben grâce au Service Postal
des Etats-Unis.
Ben les écoutait, écrivait des paroles, les enregistrait,
proposait des modifications, et les lui renvoyait.
Ainsi de suite ils écrivirent les dix chansons qui composent
l’album, sans même enregistrer ensemble. The Postal Service
trouva facilement son nom, et sera le premier groupe de
musique à composer un album à distance.
C’est marrant quand même. Utiliser le service postal pour
écrire de la musique quand on ne peut pas se déplacer. C’est
marrant mais c’est presque évident.
Depuis le temps, l’Homme a exploré (a priori) la moindre
surface du globe, le sondant, le cartographiant, le
photographiant. Il prit ses aises de sédentaire. Il ordonna à
certains de se mouiller pendant qu’il attendait paisiblement
leur retour avec ce dont il avait besoin. La plupart des
Hommes aujourd’hui sont des sédentaires. Un peu comme
si nous avions recommencé notre histoire depuis le début.
119
Les premiers Hommes étaient des sédentaires, confinés sur
les espaces de terre ferme, divisés par les eaux, ils profitaient
de leur île en se spécialisant, chasseurs, cueilleurs, ou
veilleur.
« Si l’on remarque que la terre est aux trois quarts recouverte
d’eau, on comprend pourquoi les hommes confinés au quart
de la surface du globe qui est la terre sèche en sont venus
à se spécialiser.A travers toute l’histoire, 99% de l’humanité
n’a occupé que le dixième de la toute la surface de la terre. » 4
Pourtant, un matin, certains voulurent sortir de la caverne,
certains se dirent que derrière les eaux, une autre vie était
possible.
« A force d’expérimentations, certains hommes finirent
par construire des radeaux, des pirogues, des canots. Ils
apprirent à les manœuvrer. C’est ainsi que se sont formés
les premiers hommes à conscience planétaire. » 5
C’est aussi ainsi que l’Homme commença à devenir nomade,
il initia le partage et l’échange. Ces flux d’eau finirent peu
à peu par ne plus avoir de mystère pour les hommes. Ainsi,
les vents, les courants et les marées, jusqu’alors sources
d’angoisses et de difficultés devinrent générateurs de forces
contributives et de dynamismes itinérants. L’Homme devint
nomade, et par le simple fait de se déplacer, il s’ouvrit à
une conscience globale, des phénomènes inexplorés et de
nouvelles connaissances.
4
Fuller, Buckminster, Operating Manual for Spaceship Earth, 1969.
Manuel d’instruction pour le vaisseau spatial “Terre” traduit par
René Pelletier et Georges Khal,Baden, Lars Müller Publishers, 2010 p.28
5
ibid p.28
120
L’ondulation lancinante du savoir l’a poussé à l’eau.
La plupart des Hommes aujourd’hui sont redevenu
sédentaires.
La globalisation qui régit nos modes de vie depuis que
les premiers navigateurs firent la découverte de nouvelles
terres, n’a jamais cessé de s’accélérer. Nous n’avons jamais
été aussi rapides. L’humanité est devenue un vaste océan.
Pourtant, un peu comme ces hommes préhistoriques, les
flux nous dépassent, ils nous effraient et nous inquiètent.
A notre tour maintenant d’apprendre à nous servir de
ces courants. Flux de nourriture, flux d’informations, flux
de données, flux de matières, flux de produits, flux de
personnes, flux d’énergie, flux satellites, flux d’argent, tout
est flux, tout transite.
Les flux qu’il a créés sont une force incommensurable pour
l’Homme, pourtant la plupart sont contrôlés, ou réduits à
une stricte utilisation, alors qu’en réalité, ils ont un potentiel
hors du commun.
Je me concentre sur le vinyle qui tourne encore alors
que l’album est fini. « Aujourd’hui tout le monde peut faire
progresser un projet sans devoir attendre les autres. » 6
Louis XI mit en place le premier service postal en 1477.
400 ans après, c’est l’invention du téléphone. Puis en 1963,
on met en orbite le premier satellite de communication.
6
Tapscott, Don, Williams Anthony D., Wikinomics, Comment l’intelligence
collaborative bouleverse l’économie, Paris,
Pearson Education France, 2007, p.291
121
Internet devient accessible pour tous en 1980. Le téléphone
devint mobile en 1983 et en 2001 on lance le premier
smartphone.
Toutes ces inventions ont ouvert la voie au travail nomade.
Nous vivons aujourd’hui dans un espace spatio-temporel
totalement inédit. «Un temps errant, transversal, indéterminé,
comme celui qui précède les origines». 7
« Ok Google, emmène-moi dans le cyberespace 8
» .
Le cyberespace a totalement métamorphosé les institutions
telles que nous les connaissions jusqu’à présent.
Rendez-vous compte, ces flux permettent à deux personnes,
par exemple, de travailler sur le même projet, dans un lieu et
à une heure complètement différente. Cet espace, paraît très
flou aux anciennes générations. Pas pour celle qui arrive sur
le marché du travail.
Celle qui ne peut imaginer le monde qu’au travers d’un
écran haute définition en verre trempé avec embellisseur
de selfies.
Avec l’arrivée de cette nouvelle génération née avec,
nous pouvons laisser penser que « les nouveaux moyens de
création et de communication pourraient aussi renouveler
profondément les formes du lien social dans le sens d’une
plus grande fraternité, et aider à résoudre les problèmes
dans lesquels se débat aujourd’hui l’humanité. » 9
7
Levy, Pierre, L’Intelligence collective. Pour une anthropologie du
cyberespace, Paris, La Découverte, 1994 p.134
8
Terme utilisé pour la première fois par William Gibson, écrivain de
science fiction Américain. 9
9
op.cit Levy, Pierre Paris, p.178
122
Sûrement qu’à l’image du premier radeau, des Hommes
s’aventureront dans le tumulte des torrents, réussissant à
maîtriser ces forces jusqu’alors contrôlées par le seul Dieu
Capital.
Le nomadisme, c’est le mode de vie que nous allons
devoir retrouver. Un nomadisme nouveau, un nomadisme
à outrance, dans lequel nous pourrions utiliser toutes les
sortes de flux existant afin de travailler ensemble à des
objectifs communs.
Le partage de n’importe quelle information n’a jamais pu
se faire avec une telle efficacité auparavant. Plutôt que de
se laisser divaguer dans le bouillonnement des données et
se laisser submerger par l’écume brumeuse des Big Data,
nous avons la possibilité d’utiliser ces forces contraintes
pour en faire une force affranchie. Jamais les frontières
n’ont été aussi ouvertes, jamais le partage n’aura été aussi
facile, jamais l’échange n’aura été aussi rapide, et jamais les
hommes n’ont été autant bercés par ces flots.
Nous avons entre nos mains l’outil le plus abouti jamais
créé nous permettant d’abolir les séparations, d’abroger
les espaces, et d’annihiler le temps. Le meilleur outil de
communication instantanée de stockage de données, et
d’ailleurs sans doute le meilleur instrument de diffusion
globale qui soit.
Le sourire remonté jusqu’aux oreilles, j’entrevois l’espoir
d’un futur meilleur.
123
Mais au fait, depuis combien de temps suis-je enfermé
dans ma chambre ?
J’ai comme l’impression d’avoir hiberné en solitaire,
tout enmélangeant un coma semi-profond à une réflexion
super-intense.
Je regarde par la fenêtre. Pas de voitures volantes ni de
publicités hologrammes ultra-réalistes.
Je n’ai pas dû dormir si longtemps.
Je sors de ma chambre.
Mon coloc toujours sur le canapé ne semble pas avoir
bougé.
Il a l’air surpris de me voir :
« Mais tu es là ?
- Bien sûr, tu m’as vu rentrer hier ?
- Non je ne t’ai pas vu depuis deux jours.
- Deux jours ?
- Oui oui, j’ai même pensé que tu étais mort »
me lance t’il en rigolant
« Franchement je suis content de ne pas l’être.
- Quoi ?
- Mort. »
Je m’assois sur le canapé à côté de lui.
« Tu regardes quoi ?
- Un documentaire sur les licences libres
- C’est quoi ?
- Justement j’ai pas bien compris, le prof nous en à parlé
en cours de droit aujourd’hui. »
Images : Korben Dallas se réveille en sursaut. Il regarde par la
fenêtre. Captures d’écran du film, Le cinquième élément, Luc Besson,
1997
125
C’est vrai que je ne l’ai pas précisé avant, mon colocataire
fait des études en informatique.
« D’accord.
- T’as d’la chance je viens de le mettre, t’as rien loupé. »
La télévision parle, nous écoutons.
* Le libre accès aux informations et au savoir est un droit.
Certes nous avons l’impression la plupart du temps que les
flux actuels nous donnent accès à énormément de choses
et ce très rapidement. Mais derrière cette certitude erronée,
nous avons souvent du mal à nous rendre compte que
tout cela reste contrôlé. Google sait tout de nous, ce n’est
plus un secret. Nos recherches sont triées en fonction des
précédentes. Des applications comme Pinterest ou Instagram
insufflent sournoisement les dernières tendances. Malgré le
pouvoir de ces multinationales, des Hommes œuvrent à la
mise en place de « matériel libre » nommé plus fréquemment
en anglais « open hardware ». Ils tentent de révolutionner les
codes de la distribution et de la diffusion. Leur but : rendre
leurs droits aux utilisateurs.
Voici Richard Stallman. C’est le président et fondateur de
la Free Software Foundation, il a développé la licence GPL
en même temps que son projet GNU en 1989
« Ah oui ! GNU, c’est l’histoire de LINUX non ?
- Ouais c’est ça. »
* Les textes en Italiques sont réécrits à partir de plusieurs documents.
Synthèse de «je» l’auteur.
126
La General Public Licence abrégée GPL est une licence
logicielle utilisée par les développeurs qui veille aux droits
des auteurs, mais aussi à ceux des utilisateurs. Elle s’appuie
la liberté d’exécuter le logiciel, pour n’importe quel usage;
la liberté d’étudier le fonctionnement d’un programme et de
l’adapter à ses besoins, ce qui passe par l’accès aux codes
sources; la liberté de redistribuer des copies et l’obligation
de faire bénéficier à la communauté des versions modifiées.
Cette licence dérive du Copyleft.
Une petite dose d’humour anglais a permis de fonder la
« gauche d’auteur ». Elle s’attarde tout particulièrement aux
droits des utilisateurs, et vise à préserver la liberté d’utiliser,
d’étudier, de modifier et de diffuser le logiciel et ses versions
dérivées.
Une dernière licence très importante que les penseurs du
copyleft ont insufflée est celle des Creative Commons. Créés
par James Boyle et Lawrence Lessig dans le but de proposer
une alternative légale aux personnes qui souhaitent libérer
leurs œuvres des copyrights classiques trop restrictifs.
La licence est intéressante pour les créatifs puisqu’elle peut
être plus ou moins restrictive selon les critères que l’on va
choisir. Interdiction ou non de profit commercial, obligation
ou non de faire figurer le nom de l’auteur, possibilité ou pas
d’intégrer le projet dans une œuvre composite.
La licence peut être en quelque sorte, mieux adaptée à
chaque projet en choisissant ou cumulant des possibilités
de droits.
127
Ces trois licences protègent aujourd’hui les auteurs et leur
permettent de diffuser beaucoup plus librement leur projet et
ainsi leurs connaissances.
Mon colocataire appuie sur pause.
« Mais, t’avais pas cours cet après midi toi ?
- Si.
- T’y vas pas ?
- Non.
- Tu vas bien ?
- Mieux que jamais. J’ai compris énormément de choses
pendant mon hibernation. Je pense que ton documentaire
finira par boucler la boucle. »
Je me lève pour aller chercher une couverture et quelque
chose à manger.
« C’est bon tu peux relancer ! »
Sur le même principe différents acteurs ont développé
des sites internet dont le but est de mettre en commun des
connaissances. L’univers des Makers a propulsé sur le web
son univers Do It Yourself et l’on voit aujourd’hui éclore des
sites de plus en plus substantiels. Sur le net le libre accès et
la diffusion ont un suffixe : Open.
« Peut-on concevoir du matériel, comme ont conçois
du logiciel? » 10
C’est en se posant cette question que des
étudiants de l’Institute without Boundaries (Toronto) ont
créé la base de données Open Structures.
Image : Creative Commons licences.
10
Site officiel Open Structures openstructures.net
129
Open structure se base sur un système modulaire
préalablement dessiné et calibré, téléchargeable sur le site
gratuitement. A partir de ce système, n’importe qui peut
dessiner une pièce fonctionnelle.
Comme tout ce qui est dessiné se base sur le schéma de
construction précis mis à disposition (et calibré sur les
normes de production de produits semi-finis) chaque
élément peut se combiner. Chaque plan posté sur le réseau
est accessible par tous, et chacun doit partager à son tour sa
réalisation s’il se sert des pièces du réseau.
Jesse Howard était étudiant à la Rietveld Academy. Depuis
son diplôme, il n’a pas cessé d’explorer le potentiel d’Open
Structures. Mettant au point en premier lieu une openbouilloire
accessible à tous.
N’oublions pas que la bouilloire permet à plus de la moitié
des habitants de notre planète de consommer de l’eau
“ propre ”.
Il continua son expérience avec le projet Transparent tools,
une famille d’appareils électroménagers pensée pour « un
scénario futur ou les utilisateurs participent activement à la
création, la réparation et la modification de leurs propres
produits » 11
Ce genre de scénario est apparu évidemment avec
les techniques de production nouvelles et accessibles que
sont l’impression 3D, la découpe CNC et laser. Les plans de
fabrication et d’assemblages électroniques sont disponibles
sur son site.
11
Site officiel de Jesse Howard http://www.jessehoward.net/
Image : Transparent Tools: Openstructures Waterboiler Jesse Howards,
2013
130
« Trop marrant qu’ils parlent de design non ? Je pensais pas
que nos domaines d’études étaient liés.
- Apparemment oui, tout est lié. D’ailleurs ça me fait
penser à un autre projet ton documentaire.
As-tu entendu parlé de Enzo Mari ?
- Non c’est qui ?
132
- Un designer. Il a fait un projet en 1974. Autoprogettazione
ça s’appelle. En gros, il a conçu et dessiné dix neuf objets,
des tables, des chaises, des étagères et des lits. Il a pensé
la conception de ces meubles à l’aide de morceaux de bois
de gabarits standard. L’idée était que les meubles puissent
être construits par n’importe qui possédant des mains et un
marteau. Pour faire court, son idée c’était de transmettre
son savoir et du coup de permettre à tout un chacun d’avoir
accès facilement à une base de confort.
- C’est du design ça ?
- Oui. Appuie sur play s’il te plait. »
Intimement lié à ces nouveaux moyens de production et à
l’idée de proximité le site Opendesk apparaît en 2013.
Il est d’autant plus accessible puisqu’il propose des objets
déjà dessinés. Le principe est simple et pourtant efficace,
une équipe de designers, makers, ingénieurs travaillent à
l’élaboration des plans et des objets. Vous vous connectez
sur leur plateforme, passez de page en page comme sur le
site d’IKEA, mais lorsque vous voyez disons, une chaise
qui vous plaît bien, vous avez deux possibilités : l’acheter,
ou télécharger gratuitement les plans. Si vous décidez de
télécharger les plans; à but non commercial bien sur puisque
les licences protègent les auteurs; vous récupérez le fichier
de découpe CNC ainsi que les plans de montage. Ainsi vous
pouvez courir jusqu’à votre FabLab favori, faire découper
votre chaise dans l’après-midi au technicien, et la récupérer
pour la monter chez vous le soir même.
Image : Enzo Mari, Autoprogettazione 1974
133
Ce système remet la production locale au goût du jour,
mais permet aussi à n’importe qui de découvrir qui sont les
makers, ou de comprendre comment on peut fabriquer telle
ou telle chose.
Je recommence à parler dans ma tête.
Cela permet aussi de se rendre compte que ce n’est peutêtre
pas plus mal parfois de passer par des chemins qui ne
sont pas forcément ceux qu’on a l’habitude de prendre.
C’est vrai, je me rends compte que bien souvent les chemins
que l’on emprunte sont longs et défectueux. Non pas
parce que personne ne les entretiens, ils le sont souvent
volontairement. Cela laisse plus de temps aux autorités qui
les entretiennent de faire du profit.
La voix off du documentaire me fait me reconnecter.
Il y a dix ans, Cameron Sinclair, architecte de formation crée
la plateforme Open Architecture Network. Ayant compris que
l’ONU ne changerait peut-être jamais sa fameuse tente bleue,
Cameron Sinclair pris les devants. Cette plateforme est une
communauté open source en ligne dédiée à l’amélioration des
conditions de vie grâce à un design innovant et durable. Les
concepteurs et designers peuvent partager leurs idées, leurs
plans. Examiner les modèles postés par d’autres. Collaborer
les uns avec les autres, les personnes d’autres professions
et les leaders communautaires, pour répondre à des défis
spécifiques. Gérer les projets du concept à la mise en oeuvre.
Communiquer facilement. Protéger leurs droits de propriété
134
intellectuelle. Et ensemble, construire un avenir plus durable.
Une initiative comme celle-ci, qui en plus est une première
pour l’architecture, ne mérite que d’être saluée. Cameron a
créé un réseau de partage et de diffusion rapide efficace et
tangible, pour pallier à un énorme problème mondial. Avec
cette initiative, les actifs d’Open Architecture Network, ont
pu notamment intervenir très rapidement après l’ouragan
Katrina.
La boucle était bouclée. J’avais fait le tour de la question.
J’ai enfin trouvé le sens. Dans ma vie, et dans ma pratique.
Trop nombreux sont les designers irresponsables qui
créent des vagues dans le simple but de nous noyer plus
rapidement. Lorsque je me rends compte que quarante
ans après les écrits de Papanek, les problèmes qu’il décrit
sont encore plus d’actualité, il me semble que le temps est
peut-être venu d’agir. Le monde réel n’attend pas.
J’entrevois à ce moment un dénouement heureux.
Notre vie et la profession du design sont intimement liées.
Le design est un outil bien plus élastique que ce que l’on a
l’habitude de penser, ou même de nous enseigner.
Lorsqu’on considère que le designer pourrait devenir un
pont, un lien, entre les personnes, les institutions, dans le
but d’oeuvrer à un avenir commun plus harmonieux on se
demande pourquoi cette notion n’a pas été plus impactante
dans notre vie.
135
J’ai scanné et imprimé
cette page du livre de Papanek.
Je l’ai affichée
Au-dessus de mon lit.
Tous les soirs,
avant de me coucher,
je lis.
Dans l’espoir qu’un jour,
ces belles phrases imprimées,
puissent avoir un écho tangible
dans ma vie
et dans mon métier.
136
Chapitre
4
Notre
espace
de
travail
n’existe
pas
encore
Il est 9h, UTC/GMT+1.
Comme chaque matin, je pousse la porte d’entrée du
bureau.
Comme il n’y a pas de réelles cloisons, je peux voir que les
espaces de mes co-opérateurs sont encore vides.
Non vides de sens, mais vides de sang.
Les longues fenêtres me laissent voir ce fameux panorama
que l’on apprécie tous ici. Petit bout de nature semblant
imperturbable. Cette ligne horizontale me paraît comme
toujours inatteignable. Seule notre tumultueuse postmodernité,
stimulante vivacité, vient exciter ce tableau
paisible de ses allers-retours en trois dimensions.
Le monde intérieur a besoin de la rumeur du monde
extérieur. 1
Je rejoins mon bureau. C’est quand la cafetière me fait
savoir qu’elle a accomplie sa tâche que la porte s’ouvre à
nouveau.
Salut, salut, salut, salut, salut, salut, salut. Anthropologue,
Designer-graphique et Ingénieur sont arrivés.
Aujourd’hui, on avait besoin de travailler dans le même
espace. Demain, d’autres viendront. Hier c’était pareil.
Autour de trois cafés et d’un jus de canneberge
1
Aicher, Otl, Le monde comme projet, Paris, B42,
Centre national des arts plastiques, 2015 p.22
140
(Anthropologue ne supporte pas la caféine) nous contemplons
sur le mur de post-it l’avancée du travail jusque là et l’ordre
du jour que nous nous étions fixés.
«Avancer charte graphique du site internet», « Penser les
bureaux », « Penser dialogique », « La musique creuse le ciel
- Baudelaire ».
Chacune des journées est entamée par un morceau.
Aujourd’hui, c’est à mon tour. Je me dirige vers la longue
étagère qui contient notre collection de supports audio.
John Cage 4’33’’. Le préampli est allumé, le vinyle n'a qu’à
tourner.
La grande bibliothèque semble s'illuminer de tous les
savoirs dont elle regorge. Nous y avons mis en commun
nos lectures, nos écrits, nos influences ainsi que des livres
d’histoire, de techniques et de philosophie. Elle est là,
stoïque, forte d’un panel de savoirs archivés déjà acquis par
l’humanité. Elle attend que les curieux viennent à-prendre.
Elle surveille les quelques livres disséminés dans l’espace
qui nous servent à mieux comprendre le sujet sur lequel
nous travaillons en ce moment.
Trop fière elle regarde avec distance la page Wikipédia
d’Enzo Mari ouverte sur mon écran d’ordinateur.
Mon lieu de travail n’existe pas encore 2
. Pourtant il parait
bien réel.
2
op. cit Aicher, Otl, p.24
141
Assis sur une chaise de Hans Christian Mengshoel 3
dont la hauteur d’assise est de 490 millimètres, je peux
commencer à modéliser un plan de travail depuis mon écran
d’ordinateur rehaussé de 2 décimètres sur mon bureau haut
de 72 centimètres.
Des cahiers et du papier de différents grammages, sont
organisés autour du bureau. Les croquis que j’ai entrepris la
veille en discutant avec Anthropologue attendent d’être mis
en espace. Crayons de toutes horizons, stylos, règles, cutters,
ciseaux, colles, sont toujours à portée de main.
A côté, un deuxième plan de travail me permet de travailler
les maquettes debout.
Des étagères permettent d’archiver le travail en cours,
elles sont à la vue de tous. Ils peuvent voir l’avancement
du projet, venir en discuter, apporter leur point de vue,
commenter.
Je n’ai de secrets pour personne. je présume que c’est la
clé d’un climat de travail socialement et psychologiquement
favorable. en séparant et cloisonnant les surfaces de travail,
commencent les rapports de force, les privilèges, le prestige,
la hiérarchie, le pouvoir, l’autorité. le résultat en est un
monde de travail qui fonctionne d’après le principe de la
régulation, le principe militaire, le principe étatique. 3
Aussi, le petit atelier nous permet de réaliser des prototypes
à notre échelle. Il ne s’agit pas de faire une auto-production
mais simplement de vérifier quelques principes.
3
op. cit Aicher, Otl, p.25
142
Zzfff, je reçois, par le tuyau aérien qui relie chaque espace,
des documents enroulés.
La voix de Designer-graphique se fait entendre dans le
téléphone-gobelet :
- « T’en penses quoi ? ».
J’ouvre le tube.
Une nouvelle maquette du site web que nous sommes
en train de développer. C’est un domaine sous licence
copyleft, libre de droits, qui favorise le travail de groupe
multidisciplinaire à distance. Une sorte de combinaison
de Google Docs, Messenger, Skype, Linkedin, Slack,
WeTransfer, Kickstarter ne passant pas par des développeurs
à but lucratif.
Un outil numérique libre et sécurisé d’open source des
idées et de partage d’informations; de financements et de
mise en relation simplifiée avec des institutions publiques
ou privées.
Ce projet, nous sommes plusieurs à travailler dessus.
Puisque chacun doit disposer des ressources dont il a besoin.
Disons que je suis à l’origine de l’idée. Mais pour aller plus
loin, je n’ai pas les compétences de Codeur et Designergraphique.
D’ailleurs, voilà que se met à sonner le télé-hologramme.
J’avais presque oublié la réunion que l’on c’était fixé
ensemble avec Codeur.
143
Il est 15h30 ici UTC/GMT+1.
Au Mexique il est 8h30 UTC/GMT-5.
Codeur travaille à Mexico City en ce moment.
Voilà qu’il apparaît au centre de la pièce, silhouette à la
chair impalpable mais aux idées plus que substantielles.
« Holà ! »
Il m’explique que le travail prends plus de temps que prévu
qu’il a dû se renseigner pour certaines lignes de codes qu’il
ne savait pas écrire, mais qu’il avait rencontré un hackeur
au cyber café là-bas avec qui il a pu résoudre la plupart des
problèmes.
Il me dit aussi qu’il adore l’identité que dessiné Designergraphique
a déssinée et que le travail avançait bien malgré
les difficultés rencontrées.
Il restera deux mois de plus au Mexique puisque son Visa
le lui permet.
Midi et demi, je vois déjà Anthropologue se lever et sortir
le repas du frigo. Il ne rigole pas avec les repas, et ne peut
pas travailler si son ventre lui dit stop.
Alors j’installe des assiettes sur la terrasse, les premiers
rayons du printemps sont tellement ressourçants.
Nous mangeons tous ensemble.
144
Nous aimons nous accorder ce temps, le repas c’est
important, et cela nous permet de discuter un peu plus.
Ingénieur nous rappelle la venue de Chiropracteur cet
après-midi à 16h. Nous devons finir quelques plans et
maquette avant de lui montrer.
Nous sursautons lorsque Designer-graphique jette son
Iphone sur la table.
« Qu’est-ce qui se passe ?
- J’ai ouvert Pinterest. répond-il.
- Tu l’as toujours pas supprimée cette application ?
- Non, mais je suis en train de le faire. »
C’est fou comme tout se ressemble là-dessus, c’est vraiment
le genre de moteur de recherche qui formate les idées des
gens.
Les temps des repas nous permettent aussi de refaire le
monde comme on dit. C’est important.
14h, l’heure du jus de canneberge.
Nous aimons bien écouter un morceau avant de reprendre
l’après-midi. Ingénieur pose le 45 tours de Timmy Thomas
sous le diamant. Why can’t we live together.
Le ventre plein et les idées claires, nous reprenons nos
postes sous les bruits des percussions.
145
Au bureau d'Anthropologue, nous récapitulons : Qu’estce
qu’un bureau dans un espace de travail partagé ? Après
avoir mis au clair nos idées, ingénieur nous appelle.
Je lui avais parlé d’un site internet du nom d’Open
Structures. Une banque de données ouverte accueillant une
foule de projets liés à l’assemblage d’objets semi finis pour
la plupart, permettant de monter des structures simples et
modulables.
Il nous montre quelques pièces qu’il a sélectionnées
pour concevoir la chaise. Nous imprimons les trois qui
nous paraissent les plus adéquates afin de commencer un
prototype.
Il est 16h.
Nous avons préparé les plans, les maquettes, le début du
prototype, quelques dessins et les écrits et notes que nous
avions pris avec Anthropologue en discutant avec les clients.
16h30, Chiropracteur fait son apparition (les médecins ont
souvent du retard non ?) Il nous rejoint autour de la grande
table sur laquelle nous avons l’habitude de faire les réunions
importantes.
Nous lui présentons le projet. C’est la première fois qu’il
participe à un projet de design. Pas étonnant.
Il cerne assez rapidement le propos, même si des mots
comme Open Structures, maquette d’encombrement, tracé
vectoriel ne sont pas réellement dans son vocabulaire, il a
vite compris de quels conseils nous aurions besoins.
146
Il a d’ailleurs emmené quelques documents pour nous
expliquer. Anthropologue, Ingénieur et moi-même ne
sommes pas habitués à ce genre de dessins. Des photocopies
d’anciennes gravures de colonnes vertébrales.
J’adore ce genre de visuels. Ils montrent comment les
recherches de 1850 ont étés prises comme acquises.
Chiropracteur commence à nous expliquer que chaque
colonne vertébrale est différente de par sa taille, il nous
enseigne aussi que la plupart des maux quotidiens sont
souvent liés à un mauvais placement de la colonne ou du
bassin.
Il nous montre quelques gravures de la bonne inclinaison
de la colonne puis commence à faire des schémas pour nous
expliquer le rapport bureau-chaise.
Il dit que ces meubles sont construits selon des normes qui
ont très peu changées au fil du temps. Mais que cependant,
la taille des individus peut remettre en question ces normes.
Si le bureau est trop bas sa colonne est trop courbée, si
la chaise est trop haute, c’est son bassin qui est dans une
mauvaise position.
Nous continuons à parler une heure sur le sujet. Ingénieur
reprend les dessins qui nous intéressent le plus.
Pour m’occuper les mains, j’essaie de faire des petites
maquettes en carton gris.
D’habitude, nous finissons notre journée vers 17h30, nous
aimons bien l’idée de séparer vie privée et vie professionnelle.
147
Ce lieu nous permet de travailler, mais aussi de laisser en
pause le travail pour pouvoir profiter de nos soirées. Parfois,
certains restent plus tard, s’ils estiment qu’ils le doivent.
Mais la plupart du temps, nous essayons de ne pas laisser le
travail nous engloutir.
Ce soir, nous buvions tellement les mots de Chiropracteur
que nous n’avions pas vu l’heure passer.
Il est 18h45.
Designer-graphique est parti vers 18h, il a mis à jour le
tableau de post-it.
Sur son bureau, il avait écrit “ on se voit demain après midi
les gars, le matin je dois bosser sur un autre projet. ”
Il nous a laissé à côté le vinyle de Pink Floyd, sur lequel
une flèche découpée dans du papier coloré nous indiquait
comme un clin d’oeil The Happiest Days Of Our Lives.
Demain Anthropologue ne viendra pas, ingénieur non
plus.
Moi non plus d’ailleurs, je vais sur le terrain avec
Sociologue, rencontrer un groupe client.
Après-demain d’autres viendront.
co-thinking, co-working,
co-doing, co-playing,
co-solving, co-operate,
co-creating, co-corico
148
Épilogue
« Le designer sera le pont » écrivait Victor Papanek en 1972.
Était-il visionnaire ? Je ne pense pas.
D’après moi, il était simplement un fin observateur.
Par conséquent il était un bon designer.
Les problèmes auxquels l’humanité fait face depuis les
dernières décennies sont pour la plupart restés les mêmes.
Dans les années soixante, nous commencions à les
entrevoir, et à les appréhender, et dans une certaine mesure
à les comprendre.
Depuis, la situation s’est accélérée désormais les nouvelles
technologies de l’information et de la communication nous
permettent de prendre conscience de cette dégradation de
manière instantanée.
Allez regarder par curiosité un graphique explicitant la
courbe du réchauffement climatique ces cent dernières
années. Flagrant.
Aujourd’hui nous sommes tous conscients des problèmes.
Nous les avons cernés. Des scénarios existent pour changer
le cours des choses, ou tout du moins l’améliorer.
En effet de plus en plus de choses semblent avoir étés prises
en compte, par des associations, des groupes de personnes,
des instances politiques, voire même économiques.
Pourtant, si l’on pense que l’outil du designer puisse
permettre de résoudre ces problème, comment expliquer que
son implication dans ce type de projets ne soit pas totale ?
152
Je ne pense pas que les designers soient des superhéros
capables d’harmoniser l’environnement et de satisfaire les
7.4 milliards d’êtres humains sur notre planète.
L’heure est grave.
Trop grave pour laisser filer le temps sans agir.
Ce mémoire, ainsi que le paradigme du designer-pont qui
en découle, est une réflexion sur mon apprentissage et notre
civilisation.
La question sous-jacente à ce concept pourrait se résumer
comme cela :
Comment vais-je tirer profit de mon apprentissage dans le
but d’oeuvrer en tant qu’individu au grand objectif commun
qu’est notre civilisation ?
Le designer-pont est une des réponses. S’il y a bien une
chose que l’on ne peut pas remettre en question, c’est qu’en
groupe, nous sommes plus forts.
Peut-être que mon bonheur se trouve là.
La pratique, le temps, les rencontres, confirmeront cela.
Puisque j’ai toujours rêvé d’avoir un groupe.
Page suivante : Capture du clip, Magic Fly, Didier Marouani
Performed by Space, 1977
153
bibliographie
Livres
Aicher, Otl, Le monde comme projet, Paris, B42,
Centre national des arts plastiques, 2015
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2008
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Centre Nationnal des Ressources Textuelles et Lexicale, http://www.cnrtl.fr/
Dictionnaire Le petit Larousse illustré 2018
Dictionnaire Larousse en ligne 2017, http://www.larousse.com/
163
remerciements
Mon premier merci sera destiné à Laurence Mauderli,
tutrice de ce mémoire. Merci de m’avoir apporté les
références théoriques nécessaires à la construction de
cet écrit, de m’avoir écouté, compris et aidé.
Merci à Noémie R. pour m’avoir tenu la main (toutes
ces années) et pour m’avoir encouragé à poser les mots
où il faut.
Merci à Diego V. avec qui j’ai grandi quatre longs
mois d’hiver pendant lesquels j’ai pu partager de
longues conversations dialogiques et dialinguistiques
sur des prises de positions relatives ma pratique.
Merci à ma mère, qui a toujours eu les mots pour me
dire ce qu’il fallait, même si le contexte ne lui est pas
familier.
Merci à mon père, pour sa confiance, et son soutient.
Merci à mes amis pour leurs regards, nos conversations
et leur pierre à l’édifice.
Lucas Ramond
Mémoire écrit dans le cadre du diplôme de desgin objet / espace
DNSEP (grade Master).
ESAD de Reims
Tutrice du mémoire, Laurence Mauderli.
Imprimé en 2017,
sur de papier Cyclus Preprint 80g,
avec la typographie, Rotis Sérif, dessinée par Otl Aicher.