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The Art Newspaper mensuel-avril 2020

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retrouvez toute

l’actualité de l’art

au quotidien sur

daily.artnewspaper.fr

L 18907 - 18 - F: 7,90 € - RD

TAN France SAS, groupe The Art Newspaper. Mensuel. Numéro 18. AVRIL 2020

FRANCE : 7.9 € - DOM : 8.9 € - BEL/LUX : 8.9 € - CH 13.50 FS - CAN : 13.99 $ca

PORT. CONT/ESP/IT : 8.9 € - N. CAL/S : 1150 cfp - POL./S : 1250 cfp - MAR : 92 MAD

sandra patron

La nouvelle directrice du CAPC

à Bordeaux dévoile ses projets

et explique les incidences de la

crise du Covid-19 sur le musée

institutions

PAGES 12-13

Van Eyck

Le musée des Beaux-Arts

de Gand présente la plus

grande exposition jamais

consacrée au maître flamand.

Son propos divise.

EXPOSITION

PAGE 21

Olivier Mosset

L’artiste revient sur son œuvre

depuis 1964 à l’occasion de la

rétrospective que lui consacre

le Mamco, à Genève

entretien

PAGES 24-25

comment le

monde de l’art

gère la crise

sanitaire

La pandémie de coronavirus frappe très durement le monde,

de la Chine à l’Europe et jusqu’aux États-Unis. En France,

le confinement, qui a été instauré à partir du 17 mars à

12 h, bouleverse l’ensemble de la société. Les institutions

culturelles avaient été contraintes de fermer dès le 14 mars,

puisque considérées comme « non indispensables ». Depuis,

de nombreuses institutions ont déployé des trésors d’inventivité

pour continuer à exister à travers des visites virtuelles,

différents projets pour conserver une proximité avec le public.

Le coronavirus affecte aussi de manière inédite le marché de

l’art international : foires – qui ont annoncé leur report en

cascade –, galeries et maisons de ventes. Nos analyses.

Lire page 7

Le Met touché de plein fouet par le Covid-19

Le Metropolitan Museum of Art, à New York, est fermé jusqu’en juillet.

L’institution anticipe des réductions de personnel et un déficit de 100 millions de dollars.

Le Metropolitan Museum of Art a fermé ses

portes le 13 mars en réponse à la pandémie de

coronavirus – et ce, jusqu’au 1 er juillet. « C’est

une période hors du commun pour nous

tous », ont déclaré Daniel Weiss, président

et directeur général du Met, et Max Hollein,

son directeur. Le musée, qui dispose d’un

budget de fonctionnement de 320 millions

de dollars, anticipe un déficit de 60 millions

de dollars au cours de l’exercice se terminant

le 30 juin, puis de 40 millions de dollars supplémentaires

lors de l’exercice suivant. Pour

aider à couvrir ses dépenses de fonctionnement,

le Met est en train de créer un fonds

d’urgence de 50 millions de dollars en puisant

dans les fonds non affectés, des sommes

habituellement utilisées pour des acquisitions,

des expositions et d’autres types de

programmation et dépenses. Certaines expositions

pourraient être annulées ou reprogrammées.

Selon Daniel Weiss, l’institution

ne prévoit pas de puiser dans son fonds de

dotation, qu’il estimait entre 3,3 et 3,4 milliards

de dollars après la chute des bourses

ces dernières semaines. « On ne doit toucher

au capital de la dotation que dans une situation

d’urgence extrême, a-t-il rappelé. Si nous

le faisions, nous amputerions les perspectives

d’avenir de l’institution. »

Les efforts du Met pour faire face à la crise

se dérouleraient en trois phases. Jusqu’au

4 avril, le personnel est payé tout en restant

chez soi. Dans la deuxième phase, du 5 avril

au 30 juin, le musée restera fermé et les

employés pourront être amenés à travailler à

domicile, pendant que le Met envisagera le gel

des dépenses non affectées, imposera un gel

des embauches et reconsidérera le niveau de

ses effectifs. « Nous savons simplement qu’il

devra y avoir des réductions de personnel », a

confirmé Daniel Weiss, se refusant toutefois

à avancer un chiffre sur le pourcentage des

2 200 employés qui pourraient perdre leur

emploi. Enfin, du 1 er juillet au 1 er octobre, le

musée rouvrira ses portes avec une programmation

et des coûts réduits, l’institution s’attendant

à une baisse du nombre des visiteurs.

« Notre hypothèse est que, compte tenu de la

situation mondiale, la fréquentation globale

pour la culture sera moindre jusqu’à la fin

de l’année. Notre plan nous amène jusqu’à

Noël. » L’organisation Americans for the Arts

a publié le 18 mars une enquête nationale aux

États-Unis, qui estime déjà à 3,2 milliards

de dollars les pertes financières des organisations

à but non lucratif dans le secteur des

arts, en raison de la pandémie.

Nancy Kenney

PIERRE-LUC BARTO

LI

L’ÉC

ORCE

23 AVRIL - 13 JUIN

2020

29 rue Mazarine 75006 Paris

contact@galerieguernieri.com

www.galerieguernieri.com


2 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

ÉDITORIAL

L’art en temps de crise

Le monde traverse, avec la pandémie de coronavirus, l’une des plus

graves crises depuis la Seconde Guerre mondiale. Après la Chine,

une bonne partie de la population européenne et américaine a

été contrainte de rester confinée, une mesure inédite de privation

de liberté qui témoigne bien de l’urgence sanitaire à laquelle sont

confrontés de nombreux pays. En France, les annonces successives

du président de la République et du Premier ministre ont conduit

tous les établissements culturels, donc les musées, centres d’art,

Frac, fondations, à fermer peu à peu leurs portes. Les expositions

temporaires ont été suspendues, certaines s’achevant plus tôt que

prévu, d’autres devant ouvrir ou rouvrir plus tard, comme c’est déjà

le cas de musées en Chine, dont le Centre Pompidou ≈ West Bund

Museum Project à Shanghai. Nous avons pris le parti, dans cette

édition, de conserver nos pages « expositions » et de privilégier une

approche analytique des différents événements que vous pourrez

visiter dans quelques jours. Dans le domaine du marché de l’art,

de nombreuses foires ont anticipé en mars des reports, comme

Art Brussels, Art Paris, le PAD Paris, le Salon international du

livre rare et de l’objet d’art, qui devaient initialement avoir toute

Sommaire Avril 2020 – n° 18

4 News

7 Le monde de l’art atteint

par le coronavirus

alexandre crochet

Luxembourg & Belgique

8 suzanne cotter : « Il est

essentiel d’exposer

une fois par an les artistes

originaires du pays »

Entretien par bernard marcelis

Suisse

10 Marc-Olivier Wahler :

« J’aimerais que les gens

viennent au musée pour

autre chose que l’art »

Entretien par lionel decosterd

Maroc

11 Être artiste et femme

au Maroc

Olivier Rachet

Institutions

12 Sandra Patron :

« Positionner l’artiste

au cœur du réacteur

de l’institution »

Entretien par Philippe Régnier

Artistes

14 sarah sze : « Mes médiums

sont peut-être le temps

et l’espace plutôt que

la peinture et la sculpture »

Entretien par Anaël Pigeat

16 Steve McQueen,

l’image à bras-le-corps

stéphane renault

17 Les transgressions

formelles de Billie Zangewa

anaël pigeat

18 Niele Toroni, le peintre

du reste à voir

guitemie maldonado

19 Alexandre Lenoir,

des peintures indirectes

anaël pigeat

Expositions

20 la résurrection de Pompéi

Bérénice Geoffroy-Schneiter

21 Van Eyck à Gand : leçon

magistrale de virtuosité

carole blumenfeld

22 Au commencement était

la peinture

Jean-Marie Durand

23 voyages temporels

raphaël brunel

Grand témoin

24 olivier mosset :

« D’une certaine manière,

je suis l’un des derniers

modernes »

Entretien par

lionel decosterd

Littérature

26 avril

amélie lucas-gary

Livres

28 le livre de pierre

camille viéville

Quand l’art contemporain

passe à la télévision

guitemie maldonado

29 hélas, rien ne dure jamais

pour toujours

camille viéville

Chroniques

30 LA fabrique des lignées

Béatrice Gross

l’art en temps

de confinement

Éric de Chassey

Recherche

31 Ann Hamilton, maintenir

le monde ouvert

pascale saarbach

leur place dans ce numéro – vous retrouverez nos dossiers spéciaux

consacrés à ces événements dans de futures éditions. Dans

le contexte actuel, les galeries sont celles qui souffrent le plus,

structures économiquement fragiles pour beaucoup, qui auront

besoin du soutien des pouvoirs publics mais aussi des collectionneurs

pour surmonter cette période difficile de fermeture forcée.

Évidemment, l’amateur d’art ne se trouve pas totalement démuni

en ces moments particuliers, les musées, lieux patri moniaux et

d’art contemporain faisant preuve de beaucoup d’inventivité pour

offrir au public du contenu virtuel en lien avec leurs collections et

expositions, même si l’image d’une œuvre ne remplacera jamais

le contact avec l’œuvre elle-même.

En cette période de profonds et soudains bouleversements, je

vous invite aussi à consulter notre édition quotidienne, The Art

Newspaper Daily, pour laquelle toutes nos équipes se mobilisent

afin de vous apporter les derniers développements concernant le

monde de l’art.

Philippe Régnier

directeur de la rédaction

Marché

32 Les pépites de la Tefaf

à Maastricht

alexandre crochet

33 Bataille pour la restitution

du Saint François

du « greco »

carole blumenfeld

34 Cyrille Froissart

ou la passion de l’archive

carole blumenfeld

Résidences

35 Flora Moscovici :

« Mon atelier, CE sont

les lieux d’exposition »

stéphane renault

Actualité de l’histoire de l’art

36 vers une réinvention

de l’impressionnisme

carole blumenfeld

Droit

37 Le vetting, outil

d’autorégulation et

de promotion des foires

Alexis Fournol,

avocat à la cour

L’objet de…

38 Erwin Wurm choisit une

de ses vidéos, 59 Stellungen

propos recueillis par

camille viéville

Hors piste

39 Christophe Chassol,

le maître du jeu

julien bordier

The Art Newspaper édition française

est édité par la SAS TAN France,

Société au capital de 1 000 €,

RCS Paris 833 793 466

66, rue Jean-Jacques-Rousseau, 75001 Paris

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Actionnaire principal Gleb Borukhov

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Marché de l’art Alexandre Crochet

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Responsable art ancien Carole Blumenfeld

Belgique Bernard Marcelis

Canada Jérôme Delgado

Suisse Lionel Decosterd

Conseillère littéraire Violaine Huisman

Chroniqueurs Éric de Chassey, Béatrice Gross

Contributeurs Dorian Batycka, Julien

Bordier, Raphaël Brunel, Amélie Com,

Jean-Marie Durand, Alexis Fournol, Bérénice

Geoffroy-Schneiter, Ioanna Gkoumouza,

Charis Kanellopoulou, Nancy Kenney,

Guitemie Maldonado, Olivier Rachet,

Pascale Saarbach, Anne-Lys Thomas,

Camille Viéville, Natacha Wolinski

Secrétaires de rédaction

Julie Houis, David Guérin, Nolwenn Chauvin,

Corten Pérez Houis

Direction artistique Grand Media

Maquette Sylvie Astié

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Directeur marketing Thibaut David

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Prix de vente au numéro : 7,90 €

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Dépôt légal : avril 2020

ISSN 2647-7807

CPPAP 1020 K 87719

© Adagp, Paris, 2019

Imprimeur : Imprimerie Léonce Deprez,

130, rue de Houchin, 62620 Ruitz

Hébergeur : Google Cloud Platform,

Gordon House, Barrow Street,

Dublin 4, Irlande, Tél. +1 844 613 7589

Ce numéro contient un encart Dorotheum

inséré dans la cassure centrale sur tout le tirage

daily.artnewspaper.fr

artnewspaper.fr

The Art Newspaper International

17 Hanover Square,

Londres W1S 1BN,

Royaume-Uni

+ 44 (0) 203 586 8054

Publisher Inna Bazhenova

Chief Executive Russell Toone

Editor Alison Cole

Head Of Sales (UK) Kath Boon

Advertising Sales Director

Henrietta Bentall

Digital Development Director

Mikhail Mendelevich

Compte tenu de la crise du coronavirus,

les dates des expositions indiquées dans

cette édition sont susceptibles d’être

reportées, certaines annulées. Pour suivre

l’actualité des musées, centres d’art et

galeries, consultez leurs sites Internet.

En couverture :

Sandra Patron. © Frédéric Deval

Jan et Hubert van Eyck, L’Adoration

de l’Agneau mystique (détail), 1432,

volets extérieurs, huile sur panneau,

cathédrale Saint-Bavon, Gand.

© lukasweb.be – Art in Flanders

Olivier Mosset, 2019.

© Aline Paley

Le musée d’Orsay, Paris.

© Musée d’Orsay - Patrice Schmidt

The Metropolitan Museum of Art,

New York.

© The Metropolitan Museum of Art


A new summer exhibition in the City of Geneva

sculpturegarden.ch

sculpturegarden

Geneva Biennale

Parc des Eaux-Vives

Parc La Grange

Quai Gustave-Ador

In collaboration with

With the kind support of


4 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

News

Musées et institutions

Plus de 1 million de visiteurs

pour Léonard au Louvre

À sa clôture, le 24 février, l’exposition « Léonard

de Vinci » au Louvre a enregistré 1 071 840 visiteurs.

Il s’agit d’un record pour le musée, dont

le dernier grand succès, la rétrospective consacrée

à Eugène Delacroix en 2018, avait attiré

540 000 personnes. Pour cette exposition

exceptionnelle consacrée au maître florentin et

à ses contemporains, le musée avait dû prendre

des mesures afin de contrôler le flux des visiteurs,

imposant une réservation des billets en

ligne. La fréquentation quotidienne moyenne

s’est établie à 9 783 visiteurs, avec 104 jours

d’ouverture au public, 46 nocturnes supplémentaires

et les trois dernières nuits gratuites.

Ce record reste cependant inférieur à celui de

l’exposition « Toutânkhamon » à La Villette, à

Paris, qui a attiré 1,42 million de personnes de

mars à septembre 2019. Anne-Lys Thomas

Vue de l’exposition « Léonard de Vinci » au

musée du Louvre. © Musée du Louvre/Antoine Mongodin

privés, l’homme d’affaires tunisien Jamel

Mzabi est un collectionneur qui aime autant

l’art islamique – il a créé un musée à Djerba

pour accueillir ses pièces dans ce domaine –

que l’art contemporain. « L’objectif est d’ouvrir

en novembre. Nous souhaitons donner

de la visibilité aux jeunes artistes africains

en dialogue avec des artistes internationaux

confirmés, confie Camille Lévy, directrice de

la programmation. Il y aura un volet pédagogique

: des ateliers en relation notamment avec

les écoles. Notre défi est, dans un quartier plutôt

populaire, de proposer une offre artistique

exigeante tout en s’adressant à tous. » Soit une

alternative au quartier nord, plus bourgeois,

de Tunis, où se concentrent galeries et lieux

d’art, tel le B7L9. Alexandre Crochet

Le futur 32 Bis. © D.R.

Politique culturelle

Le gouvernement officialise

la création de l’Inseac

Annoncée en juin 2019, la création de l’Institut

national supérieur de l’éducation artistique

et culturelle (Inseac) a été officialisée le

19 février 2020 à Paris. Jean-Michel Blanquer,

ministre de l’Éducation nationale, Frédérique

Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur,

de la Recherche et de l’Innovation, et Franck

Riester, ministre de la Culture, ont signé la

convention de création de l’institut, qui doit

structurer au niveau national la formation et la

recherche dans le domaine de l’éducation artistique

et culturelle. Implanté dans l’ancienne

prison de Guingamp (Côtes-d’Armor), l’Inseac

accueillera des enseignants, des artistes, des

étudiants et des médiateurs culturels, sous la

houlette du Conservatoire national des arts et

métiers (Cnam). L’installation dans ses locaux

est programmée pour septembre 2021. A.-L.T.

L’ancienne prison de Guingamp, qui accueillera

l’Inseac en septembre 2021. © D.R.

Nominations

Sam Bardaouil et Till Fellrath

commissaires de la Biennale

de Lyon 2021

La Biennale de Lyon a nommé Sam Bardaouil

et Till Fellrath commissaires de sa prochaine

édition en 2021. Ce 16 e opus se déroulera de

septembre 2021 à janvier 2022. « Je m’intéresse

depuis plusieurs années à l’engagement

profond que Sam Bardaouil et Till Fellrath

savent susciter auprès des publics des grandes

villes à travers le monde, ainsi qu’à la place

centrale qu’ils accordent aux artistes dans

leurs projets, a déclaré Isabelle Bertolotti,

directrice de la Biennale d’art contemporain

depuis 2019. Je suis impatiente de voir se

déployer, dans le cadre de la Biennale et sur

tout le territoire, les multiples projets issus de

leurs expériences collaboratives antérieures.

Leur pratique de commissaires indépendants,

non rattachés à une institution, leur octroie

une grande autonomie d’action dont pourra

bénéficier la Biennale de Lyon. » Les deux

hommes ont fondé en 2009, à New York et

à Munich, Art Reoriented, une plateforme

curatoriale multidisciplinaire. Philippe Régnier

Sam Bardaouil et Till Fellrath.

© Mohamed Somji Seeing Things, courtesy NPUAE

Un don de 20 millions permet

au musée d’Orsay de s’agrandir

Le musée d’Orsay a récemment annoncé

le lancement de son projet de transformation

« Orsay Grand Ouvert » grâce à un don

américain anonyme de 20 millions d’euros.

L’initiative doit permettre la création, en 2023-

2024, d’un « Education Center » de 650 m 2 ,

au 4 e étage du musée, qui proposera des cours

et ateliers aux élèves et aux familles, et d’un

centre de recherche au 29, quai Voltaire.

L’autre pan du projet concerne les collections :

une nouvelle aile de plus de 1 200 m 2 sera aménagée

d’ici 2026 afin de mieux présenter l’ensemble

impressionniste, enrichi d’acquisitions

et de dons récents – Philippe Meyer, Zeïneb

et Jean-Pierre Marcie-Rivière et, surtout, la

donation Hays, de près de 300 œuvres. « Avec

le projet Orsay Grand Ouvert, je ne vise pas

forcément à conquérir de nouveaux territoires,

mais à toucher davantage encore les visiteurs

qui viennent à nous », a déclaré dans un communiqué

Laurence des Cars, présidente des

musées d’Orsay et de l’Orangerie. A.-L.T.

La nef du musée d’Orsay. © Sophie Crépy

Un nouveau centre d’art à Tunis

Un nouveau centre d’art va ouvrir à Tunis.

Sur près de 4 000 m 2 répartis en trois étages

et deux bâtiments, le 32 Bis occupera d’anciennes

usines Philips rue Ben Gedhahem.

Une réhabilitation du site par l’architecte

Memia Taktak est en cours, tandis que l’artiste

Atef Matallah réalise une fresque sur la façade.

À l’origine du projet, financé par des fonds

Le musée national

d’Art contemporain a ouvert

ses portes à Athènes

Plus de vingt ans après sa fondation, l’EMST

– National Museum of Contemporary Art a

enfin accueilli ses premiers visiteurs fin février,

dans l’ancienne brasserie Fix, à Athènes. Le

Premier ministre grec Kiriákos Mitsotákis

doit inaugurer officiellement le musée avant

la Pâque orthodoxe, le 19 avril. Un nouveau

directeur, nommé pour un mandat de

deux ans, sera bientôt désigné par le ministère

de la Culture. L’exposition inaugurale du

musée comprend 172 œuvres d’artistes grecs et

étrangers, issues de la collection permanente,

qui compte environ 1 300 pièces. Si la programmation

future est en cours d’élaboration,

des événements temporaires sont déjà proposés

dans la Project Room. Y est présentée la

vidéo de science- fiction dystopique de Larissa

Sansour In vitro, montrée pour la première

fois dans le Pavillon danois à la 58 e Biennale

de Venise, en 2019. Ioanna Gkomouza et Charis

Kanellopoulou

L’EMST – National Museum of Contemporary Art

à Athènes. © Mathias Voelzke

Marché

Ralentissement du marché

de l’art en 2019

Selon le rapport Art Basel & UBS Global

Art Market, dirigé par l’économiste Clare

McAndrew (Arts Economics) et dévoilé le

5 mars, le marché de l’art a accusé un recul de

5 % en 2019, pour un total de 64,1 milliards

de dollars (57,7 milliards d’euros), retrouvant

le niveau de 2017. Les ventes conclues par les

galeries et marchands dominent, cumulant

36,8 milliards de dollars (en progression de

2 %). Entre 2010 et 2019, la part du chiffre

d’affaires réalisé grâce aux foires est passée

de 30 à 45 %. A contrario, le volume des

ventes aux enchères d’art, d’arts décoratifs et

d’antiquités a chuté de 17 %, soit un total de

24,2 milliards de dollars (21,8 milliards d’euros).

L’épidémie de coronavirus contraignant

à annuler de nombreuses foires devrait chambouler

cet ordre établi pour 2020, d’autant que

le marché chinois a reculé de 10 % en 2019, les

États-Unis occupant 44 % de parts de marché.

A.C.

Rapport Art Basel & UBS Global Art Market 2020.

© UBS

Sam Stourdzé nouveau directeur

de la Villa Médicis

La Villa Médicis, à Rome, a un nouveau

directeur, Sam Stourdzé, qui orchestre les

Rencontres d’Arles depuis 2014. Sa nomination

intervient après dix-huit mois d’intérim

assurés par Stéphane Gaillard, depuis le départ

de Muriel Mayette-Holtz en septembre 2018.

Sam Stourdzé connaît bien les lieux, puisqu’il

a été pensionnaire à l’Académie de France, à

Rome, en 2007. Ne prenant son poste que le

1 er septembre, il assurera donc la direction de

la 51 e édition des Rencontres d’Arles, prévue

cet été. Sous son mandat, la fréquentation du

festival a progressé de près de 70 %, passant de

84 000 visiteurs en 2014 à 145 000 en 2019.

Né en 1973, Sam Stourdzé s’est fait connaître

à travers plusieurs expositions, telles « Chaplin

et les images » ou « Fellini, la Grande Parade »,

au Jeu de Paume, respectivement en 2005

et 2009, avant de diriger le musée de l’Élysée,

à Lausanne (Suisse), de 2010 à 2014. En 2016,

à la demande de Xavier Bertrand, il a mis en

place l’Institut pour la photographie, à Lille.

En 2017, le ministère de la Culture lui avait

confié une mission sur la conservation et la

valorisation des fonds photographiques patrimoniaux.

Natacha Wolinski

Sam Stourdzé. © Lutz Maps


La couleur

au jour le jour

03.04

— 06.09

2020

#normandie

impressionniste

Paul Signac, Le Phare de Gatteville (détail), v. 1934, huile sur carton, Cherbourg-en-Cotentin, Musée Thomas Henry


6 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

News

Biennale de Venise :

une dizaine d’artistes annoncés

Onze noms, dont un duo, ont déjà été annoncés

pour la 59 e Biennale de Venise, pilotée

par Cecilia Alemani et prévue de mai à

novembre 2021. La Nouvelle-Zélande a été la

première à dévoiler son choix : Yuki Kihara,

premier artiste de la région du Pacifique à

représenter le pays à la manifestation. L’artiste

franco-algérienne Zineb Sedira représentera la

France, et Latifa Echakhch, plasticienne franco-marocaine

installée dans le Valais (Suisse),

occupera le Pavillon suisse. La Britannique

afro-caribéenne Sonia Boyce, choisie pour

représenter la Grande-Bretagne, ouvrira donc

l’ère post-Brexit à Venise. Pour l’Autriche, c’est

l’exubérant duo formé par Ashley Hans Scheirl

et Jakob Lena Knebl qui a été sélectionné.

L’artiste et musicien expérimental Marco

Fusinato investira le Pavillon australien, et le

photographe et vidéaste vancouvérois Stan

Douglas, le Pavillon canadien. La vidéaste

et performeuse Pilvi Takala représentera la

Finlande et l’artiste multimédias Sigurour

Guojonsson, l’Islande. Melanie Bonajo a été

retenue par le Mondriaan Fonds pour le pavillon

des Pays-Bas. A.-L.T.

L’Arsenale, à Venise.

© Andrea Avezzù, courtesy Biennale de Venise

Prix

Le prix Hasselblad attribué

à Alfredo Jaar

La Fondation Hasselblad a décerné son

40 e prix de photographie à Alfredo Jaar.

Né en 1956 au Chili, l’artiste vit et travaille

aujourd’hui à New York. Il mêle dans ses

installations des éléments photographiques,

vidéo, architecturaux et théâtraux. En explorant

ce qu’il nomme la « politique des images »,

qui définit la production et la circulation de

celles-ci, il « révèle les implications économiques

et sociales relatives à l’acte de voir,

ainsi que nos responsabilités en tant que regardeurs

d’images », a souligné Thyago Nogueira,

président du jury du prix. À Göteborg, en

Suède, le Hasselblad Center consacrera en

octobre une exposition à l’artiste, qui bénéficiera

par ailleurs d’une dotation de 1 million de

couronnes suédoises (environ 100 000 euros)

et d’un ouvrage monographique. A.-L.T.

Alfredo Jaar. © Jee Eun Esther Jang

Emma Talbot remporte

le Max Mara Art Prize

Le 8 e Max Mara Art Prize for Women, qui

soutient les artistes britanniques émergentes,

a été attribué à Emma Talbot, née en 1969

et installée à Londres. Son travail associe la

peinture, le dessin, la sculpture et l’installation.

Présidé par Iwona Blazwick, directrice

de la Whitechapel Gallery à Londres, le jury

a choisi la plasticienne pour un projet autour

des représentations de la femme à partir du

tableau Les Trois Âges de la femme de Gustav

Klimt. La lauréate poursuivra ses recherches

à Rome, à Reggio Emilia et en Sicile, pendant

six mois d’une résidence itinérante, qui devait

commencer en avril mais a été reportée en raison

de l’épidémie de Covid-19. Son projet sera

exposé en 2021 à la Whitechapel Gallery et

au sein de la Collezione Maramotti, à Reggio

Emilia. A.-L.T.

Emma Talbot. © Thierry Bal

Yvonne Farrell et

Shelley McNamara

remportent le Prix Pritzker

Le Pritzker Prize 2020 a été attribué aux architectes

irlandaises Yvonne Farrell et Shelley

McNamara, premier tandem féminin récompensé

par le prestigieux prix d’architecture.

Les deux femmes se sont rencontrées pendant

leurs études à la School of Architecture du

University College, à Dublin, et ont cofondé

leur cabinet, Grafton Architects, en 1978. Elles

ont réalisé plusieurs bâtiments universitaires,

notamment l’Università commerciale Luigi

Bocconi, à Milan (2008), le campus UTEC

à Lima, au Pérou (2015) ou, récemment, la

Toulouse School of Economics (2019) et le

campus de l’Institut Mines-Télécom de Paris-

Saclay (2019). Elles ont assuré le commissariat

de la 16 e Biennale d’architecture de Venise,

intitulée « Freespace », en 2018. A.-L.T.

Yvonne Farrell et Shelley McNamara. © Alice Clancy

Le prix HSBC pour la photographie

à Louise Honée et Charlotte Mano

Le comité exécutif du prix HSBC pour la photographie

a choisi de distinguer, parmi douze

candidats, Louise Honée pour son projet We

Love Where We Live et Charlotte Mano pour

sa série Thank You Mum. Toutes deux bénéficieront

d’une exposition itinérante, d’une

aide à la production d’œuvres et d’une monographie

aux Éditions Xavier Barral. HSBC

acquerra six œuvres de chacune des artistes.

La photographe néerlandaise Louise Honée

s’est attachée à capturer « les regards mûrs

d’enfants et de jeunes adultes » du comté de

McDowell (Virginie-Occidentale, États-Unis),

une ancienne région minière qui subit une

grave crise économique. Dans cette série, elle

documente en noir et blanc l’espoir de ces

jeunes face à la pauvreté et à l’insécurité. La

Française Charlotte Mano livre quant à elle

un témoignage intime sur la relation qu’elle

entretient avec sa mère atteinte d’une maladie

incurable. Amélie Com

Charlotte Mano, Thank You Mum, 2020.

© Charlotte Mano

Disparitions

Yves Gastou

L’antiquaire Yves Gastou est décédé à l’âge

de 71 ans des suites d’une longue maladie.

Originaire du Sud-Ouest, il avait débuté à

Toulouse avant d’ouvrir, comme beaucoup,

une boutique aux Puces de Saint-Ouen. Puis

il avait accédé au Graal : le quartier de Saint-

Germain-des-Prés, fief des meilleurs marchands.

S’il a touché à l’Art nouveau, sa grande

spécialité, dans sa galerie de la rue Bonaparte,

était le design. Audacieux, il avait même fait

appel à l’illustre Ettore Sottsass pour en créer

la devanture ! De Gio Ponti à Jean Royère,

de Carlo Mollino à Jean Prouvé, il a défendu

le design en commençant à une époque où

celui-ci n’était pas aussi incontournable qu’aujourd’hui.

Il a également soutenu le retour de

créateurs des années 1940, y compris lors de

foires comme le PAD Paris. Ce fou de bagues

d’hommes a exposé sa collection l’an dernier à

l’École des arts joailliers, à Paris. Son fils Victor,

qui travaillait à ses côtés, devrait reprendre le

flambeau. A.C.

Victor et Yves Gastou (à droite).

© D.R.

Yona Friedman

L’architecte et sociologue d’origine hongroise

Yona Friedman s’est éteint à Paris le 21 février.

Né en 1923 à Budapest, il avait d’abord étudié

l’architecture dans cette ville, puis à Haïfa,

en Israël, où il a commencé à travailler, cherchant

à inventer des modèles d’habitat pour

accompagner l’essor de la jeune nation. Il

s’était installé à Paris en 1957. Parfois rattaché

à l’art concret, il a toujours revendiqué

une grande liberté et une démarche iconoclaste.

Cet architecte futuriste a imaginé avec

audace des « villes spatiales », théorisant une

nouvelle organisation urbaine en réseau suspendu.

Si certains de ses projets ont vu le jour,

sa démarche très novatrice l’a classé entre l’art

et l’architecture. Son travail a notamment été

présenté dans l’exposition « Erre, variations

labyrinthiques » au Centre Pompidou-Metz, à

la Biennale d’art contemporain de Lyon, à la

galerie Anne Barrault (Paris), au Centre international

d’art et du paysage à Vassivière ou

chez kamel mennour. A.C.

L’une des « villes spatiales » futuristes

de Yona Friedman. Courtesy Yona Friedman

Ulay

Frank Uwe Laysiepen, dit Ulay, artiste pionnier

de l’art de la performance, est mort le 2 mars,

à l’âge de 76 ans, à Ljubljana (Slovénie), des

suites d’un lymphome. Il a longtemps collaboré

avec Marina Abramovic, avec qui il a réalisé

ses performances les plus célèbres. Cette

dernière a été sa compagne de 1976, année

de leur rencontre, à 1988. Ils ont symboliquement

mis fin à leur relation en marchant l’un

vers l’autre sur la Grande Muraille de Chine,

parcourant chacun la moitié de ses 6 000 kilomètres.

Ulay était également un photographe

passionné, qui travaillait avec des Polaroid. En

novembre 2019, il avait ouvert une fondation à

Ljubljana. Une rétrospective lui sera consacrée

de novembre 2020 à avril 2021 au Stedelijk

Museum d’Amsterdam. Dorian Batycka

Ulay. © dpa picture alliance/Alamy Stock Photo


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

7

News

Le monde de l’art atteint

par le coronavirus

La pandémie paralyse galeries, maisons de ventes et foires,

contraintes de faire le gros dos. État des lieux et perspectives.

1. Les foires touchées

de plein fouet

La Chine tousse et, quelques mois

plus tard, c’est le marché de l’art

mondial qui est grippé. Sans être

pour l’instant aussi meurtrier que

la grippe espagnole voici un siècle

(50 millions de morts), le coronavirus

bouleverse avec une ampleur

inédite le marché de l’art. Et en premier

lieu les foires, qui ont annoncé

leur report en cascade. « L’Armory

Show à New York est passé entre

les gouttes à une semaine près. La

Tefaf Maastricht, l’interdiction lui

pendait au nez, donc tout le monde

est reparti au milieu de la foire »,

observe un organisateur. La fermeture

de la Tefaf plus tôt que prévu

a semé le trouble. À mesure que le

gouvernement français abaissait le

seuil du nombre de personnes autorisées

à se réunir – jusqu’au couperet

des 100 –, chacun voyait fondre

la possibilité de maintenir son

événement. Sans même parler du

contexte, peu propice aux affaires !

« En réalité, quand un événement

est “annulé”, il s’agit toujours d’une

interdiction officielle d’exploitation,

comme pour un match de foot ou un

spectacle. Sinon, il faudrait rembourser

entre autres le loueur des

lieux, par exemple le Grand Palais.

Personne ne pourrait ! » explique un

organisateur.

2. Le problème des assurances

Les foires s’assurent chaque année

en cas d’annulation contre un incendie,

une grève du personnel ou un

cas de force majeure. Des événements

exceptionnels tels qu’un

attentat ou une pandémie en sont

exclus. Pour se protéger, l’organisateur

peut néanmoins racheter

le risque en payant une surprime.

Selon certaines sources, les sociétés

d’assurances, informées dès janvier

des menaces de progression

du coronavirus, auraient refusé

ce rachat… que peu de gens effectuent,

étant donné la rareté de ce

type d’événements. De son côté, Art

Basel Hong Kong a certainement

dû puiser dans son trésor de guerre

pour faire face à l’annulation de son

édition 2020. D’après nos informations,

en outre, ses équipes seraient

en partie atteintes par le coronavirus.

L’organisateur de Salons

MCH Group, qui a déjà dû annuler

le Salon d’horlogerie Baselworld fin

février, a retenu 25 % des montants

de réservation des stands pour Art

Basel Hong Kong. « L’annulation

précoce d’Art Basel à Hong Kong a

permis d’économiser des coûts pour

Le stand fermé d’un marchand,

absent de la Tefaf Maastricht 2020,

signe annonciateur de la « tempête »

advenue depuis. © A.C.

MCH Group et pour les clients. MCH

Group a fait valoir ses droits auprès

de la compagnie d’assurances »,

indiquait la société le 6 mars, afin de

rassurer après ces déboires. « J’étais

très heureux de cette décision, car la

Foire doit aussi payer des frais de

personnel, de marketing, une grosse

équipe sur place à l’année. C’est donc

généreux de la part de l’organisateur…

», confie le marchand parisien

Franck Prazan, qui avait réglé

93 000 dollars pour son stand à Art

Basel Hong Kong.

Les foires s’assurent

en cas d’annulation

contre un incendie,

une grève du personnel

ou un cas de force

majeure. Des événements

exceptionnels tels qu’un

attentat ou une pandémie

en sont exclus.

3. Le casse-tête des reports

Reporter ou passer son tour ? Si

Thomas Hug, directeur d’artmonte-carlo,

proche de la frontière

italienne, a dû décaler à 2021

l’édition prévue début mai – « tous

nos exposants ont déjà resigné avec

enthousiasme », confie-t-il –, la plupart

des organisateurs de foires ont

reporté à une autre date, en 2020.

Avec quelle marge de manœuvre ?

« Marchands et galeristes ont préparé

un catalogue, travaillé plusieurs

mois pour réunir les œuvres,

il ne faut pas que ce travail parte

en fumée », note un professionnel.

Un casse-tête pour les organisateurs

et les exposants. Première en

France à annoncer son report, Art

Paris a sollicité un autre créneau

au Grand Palais dès que la limitation

à 5 000 personnes a été énoncée.

La scène parisienne se trouve

donc saturée, avec le PAD Paris

(12-17 mai) puis, simultanément fin

mai, Art Paris, le Salon du dessin

et Drawing Now. L’espoir est d’enjamber

le coronavirus et la période

d’interdiction des rassemblements

prévue jusqu’au 15 avril. Mais ces

nouvelles dates en plein week-end

de la Pentecôte ne font pas l’unanimité…

Et que se passera-t-il si le

délai d’interdiction est prolongé ?

Face aux incertitudes, Art Cologne

a quant à elle opté pour un report

plus tardif… en novembre.

4. maisons de ventes en attente

À l’heure où nous publions, les maisons

de ventes en France ont dû fermer

leurs portes et reporter sine die

leurs vacations de mars et d’avril,

attendant parfois confirmation des

Salons pour s’inscrire dans leur

écosystème. Certaines réfléchissent

à réaliser des ventes online only ou

à huis clos. L’absence de ventes, et

donc de rentrées d’argent à court

terme, aura des conséquences sur

la vie de ces entreprises. Les milliardaires

à la tête de Sotheby’s et

de Christie’s mettront-ils la main à

la poche en attendant la sortie du

tunnel ? « Le coronavirus pourrait

accélérer les réformes en cours, avec

des mesures d’économies sur certains

départements, et les conduire

à chercher des solutions passant par

une hausse des opérations privées »,

estime un spécialiste.

5. Les galeries sur un fil

Privées des foires, qui ont représenté

45 % du chiffre d’affaires des galeristes

et marchands en 2019 selon

le rapport Art Basel & UBS Global

Art Market paru en mars, les galeries

s’inquiètent, à raison. Art Basel

Hong Kong a lancé en mars, via

ses « Viewing Rooms », une plateforme

– ersatz numérique de la

Foire – réunissant 2 000 œuvres

de 233 galeries. Une solution de

repli, car rien ne remplace, pour les

œuvres importantes, l’appréhension

de visu et les échanges avec les

spécialistes… Cette crise « peut être

l’occasion de repenser le modèle des

foires généralistes, en surnombre,

en privilégiant, parallèlement au

très haut niveau comme Art Basel

et la Tefaf, des événements plus

restreints et bien ciblés », prône un

professionnel. Les galeries devraient

aussi poursuivre leur évolution vers

le numérique, afin de toucher les

clients à distance.

6. Quelle suite ?

« Moralement moins grave que les

attentats, mais économiquement

pire en raison de la chute des bourses

mondiales, du cours du pétrole et de

la finance, des sociétés au ralenti »,

pointe Hélène Mouradian, organisatrice

du Salon du dessin et de Fine

Arts Paris, le coronavirus immobilise

la France – passée le 14 mars

au stade 3 du dispositif de gestion

de l’épidémie – et donc le marché.

Difficile de prévoir si cela durera un

mois ou davantage. Les prochains

grands rendez-vous pourraient être

touchés : Art Basel en juin et les

ventes du soir de New York en mai.

« C’est maintenant que les maisons

de ventes sécurisent les consignations

auprès de leurs clients. Les

vendeurs sont à juste titre frileux

et demandent certainement des

garanties financières aux maisons.

Il n’est pas difficile d’imaginer que

les tiers garants disposés à financer

des tableaux pour les ventes

de mai doivent se faire rares »,

confie Thomas Seydoux, conseiller

en tableaux impressionnistes et

modernes. Et de conclure : « Il ne

s’agit pas d’être pessimiste ni fataliste,

mais réaliste et responsable.

Dans quelques mois, nous espérons

tous y voir plus clair, et le marché

de l’art peut se mettre en pause ce

temps-là, le monde survivra. »

Alexandre Crochet

Les musées français contraints à la fermeture

Les mesures de limitation des rassemblements, puis de confinement

prises en France ont entraîné la fermeture des musées pour une durée

indéterminée. Face à cette situation inédite, les institutions se sont

mobilisées pour continuer à garder le contact avec le public en mettant

en valeur et en enrichissant leur contenu disponible en ligne. Cette

démarche a été encouragée par le ministère de la Culture, qui a lancé

le 18 mars le hashtag #Culturecheznous. Le site de la Rue de Valois

s’est transformé en plateforme regroupant les initiatives culturelles,

au-delà des arts plastiques : podcasts, concerts en ligne, archives de

la radio et de la télévision, contenus éducatifs pour les enfants, visites

virtuelles d’expositions… Chaque institution a réagi très vite. « Vous ne

pouvez pas venir à Orsay, Orsay vient à vous… », déclare le musée parisien

sur Twitter. Outre son site Internet et les réseaux sociaux, l’établissement

s’appuie aussi sur sa chaîne YouTube, tout comme le Louvre, qui y

propose conférences, focus, dossiers et même des dessins animés pour

les enfants. De son côté, le Centre Pompidou mise sur ses podcasts.

De quoi patienter et se préparer à la réouverture des établissements

culturels après cette période troublée. Ph.R. et A.-L.T.

culture.gouv.fr/#Culturecheznous


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

8

News Luxembourg & Belgique

« Il est essentiel d’exposer

une fois par an les artistes

originaires du pays »

Suzanne Cotter, directrice du Mudam

depuis deux ans, évoque la singularité

du musée luxembourgeois,

par sa collection et ses expositions.

Suzanne Cotter.

© Marion Dessard Mudam

Vous venez du Portugal, où vous

avez dirigé pendant cinq ans

le Museu Serralvès, à Porto. Vous

êtes maintenant au Luxembourg.

Ces deux pays peuvent être

considérés comme périphériques

par rapport aux grands centres

d’art en Europe. Qu’est-ce qui

vous a motivée à proposer

votre candidature pour diriger

le Mudam (musée d’Art moderne

Grand-Duc Jean) ?

Après mon passage à la Solomon

R. Guggenheim Foundation

[New York], ce fut d’abord et avant

tout un retour en Europe et à sa

diversité. L’enjeu est un peu différent,

car, à Porto, j’étais directrice

artistique. Ici, je dirige le musée, j’ai

donc une vue plus globale et plus

cohérente des choses. Une autre raison,

peut-être la principale, est qu’il

m’a été demandé de mettre le musée

en avant en tant qu’emblème culturel

du Luxembourg. Un directeur

de musée aime entendre ce genre

de propos, car on se dit : « Tiens, ce

pays comprend que les musées sont

importants et que la culture contribue

à son identité. » Cela m’a paru

être un contexte à la fois intéressant

et motivant.

Le Luxembourg est un pays

ouvert, dynamique, en pleine évolution,

et qui utilise son privilège

d’être financièrement stable pour

réellement investir dans le futur,

par exemple à travers la mobilité

douce et les transports en commun.

En tant que directrice de musée,

la notion d’un modèle qui pourrait

être exemplaire éveille mon intérêt,

même s’il n’est pas transposable partout.

Cela crée des précédents.

Comment articulez-vous

vos expositions avec les œuvres

de la collection ?

Depuis l’ouverture du musée, il y a

toujours eu beaucoup de connexions

avec la collection, qui est importante.

À mon arrivée, j’ai décidé de

la mettre au centre, comme un fil

rouge. Pour moi, c’est la collection

qui « tient » le musée. La question

devient : qu’est-ce qui distingue

notre collection d’une autre ? Elle

possède un aspect inspirant, réflexif,

par rapport à la programmation en

général. Elle est en dialogue avec

le cycle des expositions. Celles-ci

peuvent aussi servir à nourrir

notre collection, notamment avec

des artistes plus jeunes. Nous voudrions

pouvoir acquérir certaines

des œuvres que nous montrons. En

faire une sorte de mémoire de ce qui

a été exposé ici.

Comment sélectionner tel ou tel

artiste ? Cela dépend du contexte.

Qu’est-ce qui résonne aujourd’hui ?

Quelle pertinence ? Quelle urgence ?

Il y a un équilibre à trouver entre

les artistes renommés et les autres.

C’est notre choix et notre travail de

commissaires d’exposition, même si

le public ne comprend pas toujours

immédiatement.

Je veux aussi ouvrir le musée à

la performance, aux formes d’art

contemporaines. Nos espaces permettent

d’accueillir les meilleurs

artistes du monde.

« C'est la collection qui

“tient” le musée. Elle est

en dialogue avec le cycle

des expositions. Celles-ci

peuvent aussi servir à la

nourrir, notamment avec

des artistes plus jeunes. »

Est-ce une contrainte de disposer

d’une collection qui ne commence

que dans les années 1960 ?

Évidemment, nous n’avons pas

la dimension encyclopédique du

Centre Pompidou [Paris] ou de la

Tate Modern [Londres]. La question

qui se pose est de savoir comment

exploiter notre potentiel,

comment regarder vers le futur.

Disons que la collection débute

avec tous les artistes importants des

avant-gardes des années 1960, ceux

qui ont fait bouger les choses. Nous

devons parvenir à faire toucher, à

faire comprendre ces repères par

notre public.

Nos modèles de compréhension

changent aussi peu à peu, depuis

le moment charnière de 1989 avec

la chute du Mur de Berlin et la fin

de l’apartheid en Afrique du Sud.

Moment où on a commencé à parler

de décolonisation. Ce sont quelques

balises à partir desquelles travailler.

Votre rôle, comme celui

d’autres institutions,

est donc de remettre les choses

en perspective, notamment

grâce à la collection…

Oui, c’est notre rôle et notre inspiration.

Par exemple, pour le moment,

nous la mettons en perspective avec

une installation monumentale de

Thomas Hirschhorn, Flugplatz

Welt/World Airport (présentée à la

Biennale de Venise en 1999) : c’est

l’une des œuvres majeures de notre

collection et elle occupe une salle

entière. Elle constitue le prélude à

notre grande exposition estivale,

« Me, Family », sous le commissariat

de Francesco Bonami [inspirée de la

mythique exposition « The Family of

Man » au Museum of Modern Art, à

New York, en 1955].

Quelle est la place des artistes

luxembourgeois dans le musée ?

Il me semble important de montrer

les artistes luxembourgeois

– même s’ils n’habitent plus toujours

ici – qui ont produit une

véritable œuvre, comme Bert Theis

exposé l’an dernier, ou Jean-Marie

Biwer actuellement. Je suis sensible

à l’identification que peuvent

ressentir nos visiteurs face au travail

de ces artistes, à condition bien

entendu que leur démarche corresponde

à nos critères de sélection.

Il n’est évidemment pas question

de nationalisme ici, mais il est

essentiel d’exposer une fois par an

les artistes originaires du pays et

d’y réfléchir.

Quelle est leur part dans

la collection ?

Elle est d’environ 10 %. En revanche,

la part des femmes n’est que de

29 %, c’est une donnée que je veux

améliorer.

Vous y avez répondu

en programmant plusieurs

femmes artistes.

En effet. Il y a eu Jutta Koether, Etel

Adnan et Nairy Baghramian, bientôt

Leonor Antunes et plus tard Giulia

Genci et Charlotte Posenenske.

À ce propos, quel est votre budget

annuel pour les acquisitions ?

Nous disposons de 600 000 euros.

C’est plutôt bien par rapport à

d’autres institutions en Europe !

Oui, mais cela reste insuffisant et

nous essayons de l’augmenter. Je

suis consciente que c’est quand

même quelque chose. Pour autant,

je m’efforce de faire plus, notamment

à travers les donations.

Un cercle de collectionneurs est en

cours d’organisation. Nous travaillons

avec ambition, mais sans forcer

les choses ni les gens.

L’année prochaine se tiendra la

deuxième édition de la biennale

interdisciplinaire red bridge

project. À quel degré le Mudam

y est-il impliqué ?

Pour 2021, outre une exposition

collective importante et une monographie

dont je ne peux pas encore

dévoiler les noms, nous avons un

ambitieux projet inédit avec William

Kentridge. Ce sera donc une grande

année du point de vue des initiatives.

Il y aura aussi plusieurs collaborations,

toujours autour de

Kentridge, avec le Grand Théâtre

et la Philharmonie. Le Mudam est

en quelque sorte le maître d’œuvre

de cette édition du red bridge project.

Je tiens beaucoup au travail en

commun avec les autres institutions

luxembourgeoises.

Propos recueillis

par Bernard Marcelis

« Robert Morris. The Perceiving

Body/Le Corps perceptif »,

8 février-26 avril 2020 (puis

au musée d’Art moderne et

contemporain de Saint-Étienne

Métropole, 5 juin-27 septembre

2020) ; « Jean-Marie Biwer.

D’après nature », 7 mars-

24 mai 2020 ; « Me, Family »

(y compris l’installation de

Thomas Hirschhorn), 30 mai-

6 septembre 2020. mudam.com

À Bruxelles, le Hangar

devient un centre de photo

Après le succès de la quatrième

édition de son Photo Brussels

Festival (lire The Art Newspaper

édition française, novembre 2019),

la structure privée du Hangar

a décidé de se focaliser désormais

uniquement sur la photographie,

« sans restriction de genres, de

territoires ou de modes opératoires

du médium ». Chaque séquence

se déroule en deux temps :

une exposition principale

dans le vaste bâtiment arrière

(prochainement la rétrospective

consacrée à Ruud van Empel),

pendant que deux expositions

se succèdent dans l’espace situé

côté rue, en commençant par

celle dédiée à Patrick Willocq. B.M.

hangar.art

À Hasselt, Z33 s’offre

un nouveau bâtiment

À Hasselt, chef-lieu de la province

du Limbourg belge, l’institution

Z33 affirme son identité de

Maison d’art actuel, de design et

d’architecture en investissant un

nouvel espace d’exposition. Celui-ci

est dû à l’architecte italienne

Francesca Torzo, qui l’a conçu

comme un puzzle inséré dans le

site historique du Béguinage, dont

il reprend le parement de briques

en losanges. Les deux expositions

inaugurales jumelles, « The Time

of Work » et « The Work of Time »,

explorent, interrogent et défient

les propriétés architecturales

et temporelles du bâtiment. B.M.

z33.be

Une sculpture de Bob

Verschueren à la BNB

Après avoir dévoilé une partie de

sa collection au printemps dernier,

la Banque nationale de Belgique

poursuit son ouverture au public

en inaugurant l’installation d’une

sculpture de Bob Verschueren.

Conçue spécialement pour les

locaux récemment rénovés de

l’Hôtel du Gouverneur, à Bruxelles,

Réseaux est un relief en bronze

de près de 30 mètres de long.

Pour cet artiste familier des œuvres

éphémères, souvent extérieures

et composées d’éléments naturels,

l’événement est d’importance

puisqu’il s’agit d’une de ses rares

sculptures permanentes. B.M.

nbb.be


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

9

MATT

MULLICAN

REPRESENTING

THE WORK

16.02-18.10.20

MAC-S.BE

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Léonard

de vinci

TAN FrANce SAS, groupe The ArT NewSpAper. MeNSuel. Numéro 12. octobre 2019 FrANce : 7.9 € - DoM : 8.9 € - Bel/luX : 8.9 € - ch 13.50 FS - cAN : 13.99 $cA

priX MarceL

dUcHaMp 2019

ida tursic & Wilfried Mille,

Katinka Bock,

éric Baudelaire,

Marguerite Humeau

EXPOSITION

PAGES 20-21

Il y a quelques mois, une famille de

Compiègne (Oise) confie ce qu’elle

considérait comme une icône à la

maison de ventes de Senlis, Actéon.

Cette dernière sollicite alors l’expertise

du Cabinet Turquin, qui

associe aussitôt l’œuvre à deux

panneaux de dimensions semblables,

respectivement conservés

à la Frick Collection, à New York,

et à la National Gallery, à Londres.

Les deux peintures, qui avaient été

réunies en 2006 lors de l’exposition

« Cimabue and Early Italian

Devotional Painting » présentée à

la Frick Collection, sont considérées

comme des éléments du volet

gauche d’un diptyque aujourd’hui

dispersé.

La reconstitution

progressive d’un diptyque

Au-delà des similitudes stylistiques,

leur association avec Le Christ

moqué de Compiègne est étayée par

des détails aussi évidents que la présence

de galeries d’insectes qui correspondent

d’un panneau à l’autre,

les mêmes pointillés ronds exécutés

au poinçon, un fond d’or identique

ou encore des traces similaires de

barbes de la couche picturale qui

Pour le 500 e anniversaire

de sa mort, le louvre

renouvelle notre regard

sur le génie italien

EXPOSITION

PAGES 36-37

Paris Asian

Art Fair

5 e édition asianowparis.com

porT. coNT/eSp/IT : 8.9 € - N. cAl/S : 1150 cFp - pol./S : 1250 cFp - MAr : 92 MAD

kasper könig

de la documenta aux

skulptur Projekte Münster,

le « faiseur d’expositions »

revient sur un demi-siècle

au service de l’art

ENTrETIEN

PAGES 50-51

FIAC :

toujours plus

InternAtIonAle

La Foire internationale d’art contemporain, qui se tient du 17 au

20 octobre au Grand Palais, braque les projecteurs sur Paris. Cette

46 e édition accueille 197 galeries d’art moderne, contemporain et

de design, issues de 29 pays. Durant une effervescente art week,

la capitale redevient l’épicentre annuel d’une grande fête de l’art,

dans les galeries mais aussi au Petit Palais, hors les murs dans le

jardin des Tuileries, place Vendôme, place de la Concorde, sans

oublier les institutions et musées qui proposent pour l’occasion des

expositions d’exception. De Francis Bacon au Centre Pompidou à

Léonard de Vinci au Louvre, d’Henri de Toulouse-Lautrec et Le

Greco au Grand Palais à Edgar Degas au musée d’Orsay, Hans

Hartung au musée d’Art moderne de Paris ou Charlotte Perriand à

la Fondation Louis-Vuitton, les collectionneurs ne bouderont pas

leur plaisir. Fidèle au subtil mélange d’art et d’art de vivre qui fait

depuis toujours sa réputation aux yeux du monde, la Ville Lumière

a recouvré sa splendeur et ne demande qu’à briller.

Lire notre dossier pages 24-34

un CImAbue InédIt réAppArAît en FrAnCe

Le Cabinet Turquin a découvert l’une des trois œuvres connues

de dévotion de Cimabue (1240-1302), le maître de Giotto.

bordait les côtés. En outre, le sujet

lui-même n’est pas une surprise,

puisque lorsque Miklós Boskovits

et Dillian Gordon avaient proposé

de reconstituer le retable en 2011,

ils avaient suggéré de rapprocher

le système d’images de ceux d’un

diptyque plus tardif du Maître de

San Martino alla Palma et du diptyque

vénitien conservé au Virginia

Museum of Fine Arts, à Richmond.

Ainsi, selon toute logique, il ne

manquerait à la séquence iconographique

du volet gauche qu’un

Baiser de Judas, qui prendrait place

en haut à droite, à côté de la Vierge

et l’Enfant en trône, entourés de

deux anges de la National Gallery

et au-dessus de La Flagellation du

Christ de la Frick Collection.

Une telle découverte est capitale

puisque tous les grands musées

espèrent réunir un jour la trilogie

Cimabue-Giotto-Duccio. Dans

un entretien paru dans The Art

Newspaper édition française d’octobre

2018, Michel Laclotte se désolait

que le Metropolitan Museum

of Art, à New York, ait pu acquérir

le Duccio di Buoninsegna qu’il

convoitait pour le musée du Louvre :

« Nous avons la chance d’avoir au

Louvre des œuvres des deux autres

grands, Cimabue et Giotto, Duccio

manquait et manque toujours ! »

Les grandes institutions américaines

sont sans aucun doute déjà sur les

rangs pour la vente qui aura lieu à

Senlis le 27 octobre.

caroLe BLumenfeLd

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10 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

News Suisse

« J’aimerais que les gens viennent

au musée pour autre chose que l’art »

Marc-Olivier Wahler dirige le musée d’Art et d’Histoire de Genève depuis bientôt six mois.

L’occasion de dresser avec lui un premier état des lieux.

Vous avez pris vos fonctions

au MAH le 1 er novembre 2019.

Qu’avez-vous mis en place

depuis ?

J’ai posé certains axes qui

concernent à la fois la collection

du musée et le bâtiment. Le MAH

conserve presque un million d’objets

qui doivent absolument être mis en

valeur. Parmi ceux-ci, les deux tiers

proviennent des collections d’arts

appliqués, d’horlogerie, de numismatique,

d’armures et d’archéologie.

Il s’agit là d’objets qu’il faut réapprendre

à montrer, tant pour leur

valeur d’usage que pour leurs qualités

esthétiques. Ce que la muséographique

du xix e siècle savait très

bien faire. De plus, en raison de ce

patrimoine à notre disposition, et

aussi pour des questions de développement

durable, il devient délicat de

faire venir de très loin et à grands

frais des caisses d’œuvres par avion.

Cela signifie-t-il qu’il n’y

aura plus d’expositions

internationales au MAH ?

Il y aura des exceptions, bien sûr.

Des engagements ont été pris avant

que je n’arrive, et je reste ouvert à

toute proposition. Mais nous avons

également un problème de budget

et de place. Ce type d’expositions est

extrêmement coûteux et nécessite

des espaces qu’il nous est difficile

d’offrir. Le MAH ne dispose actuellement

que de 2 000 m 2 , et il n’est

pas équipé du système de climatisation

correspondant aux standards

muséaux internationaux.

Il y a aussi le musée Rath,

l’antenne du MAH

au cœur de la ville, et qui

est traditionnellement dévolu

aux grandes expositions…

Oui, mais il fait 800 m 2 . Cela dit,

je ne veux pas non plus que l’on

s’interdise de monter des projets

ambitieux au Rath. Il faudra à mon

avis que cela se fasse en partenariat

avec d’autres institutions de la ville ;

ce pourrait être des séries de performances

avec le Grand Théâtre

de Genève, qui se trouve juste à

côté. Je travaille également avec

plusieurs artistes, en collaboration

avec des scientifiques, des historiens,

des écrivains, des cinéastes, dans

la continuité de ce que j’ai fait lors

de mes précédents mandats, mais

ici avec une fabuleuse collection,

qui va de la préhistoire à nos jours.

Comment mettre un tel patrimoine

en lien avec notre présent et notre

futur ? En ce moment, par exemple,

un artiste s’apprête à créer une

œuvre invisible basée sur l’intelligence

artificielle. L’idée serait d’inviter

des spécialistes de toutes les

universités de la région à effectuer

des relevés sismographiques, bactériologiques,

etc., au moment où cette

œuvre sera activée au sein des collections

du musée. Puis d’extraire de

toutes ces données une essence qui

capterait cette atmosphère, et que

nous diffuserions ad vitam aeternam

dans le musée.

Voilà un programme

très contemporain pour

un musée plutôt consacré

aux arts anciens…

Que les gens se rassurent, je ne vais

pas transformer le MAH en musée

d’art contemporain. Mais je ne m’interdis

pas pour autant de poser un

regard contemporain sur un musée

traditionnellement dévolu à l’étude

du passé. Dans tous les musées, les

frontières entre les départements

s’assouplissent de plus en plus. Si

l’on parle de transversalité à propos

des collections, il faut de même

adopter une stratégie résolument

transinstitutionnelle et activer de

manière récurrente des collaborations

avec d’autres institutions

locales, comme le Mamco [musée

d’Art moderne et contemporain]

et le Centre d’art contemporain, ou

encore les musées internationaux

du CICR [de la Croix-Rouge et du

Croissant-Rouge] et de la Réforme,

le musée d’Ethnographie, le musée

Barbier-Mueller, ainsi que tous les

autres musées genevois.

« C’est un privilège

extraordinaire d’être en

mesure d’évoquer le passé

avec des outils du présent.

Et ainsi d’imaginer les

outils du musée du futur. »

Concrètement, comment

se déroule la programmation ?

Jusqu’à la fermeture du MAH dans

quatre ans pour rénovation du

bâtiment, mon programme annuel

se découpera en deux parties.

L’exposition du premier semestre

sera internationale, au sens où j’inviterai

des artistes, des commissaires

d’exposition, des cinéastes,

des scientifiques à mettre en scène

notre collection, comme Jakob Lena

Knebl (qui par ailleurs représentera

l’Autriche à la Biennale de Venise

en 2021) ou Jean-Hubert Martin. La

seconde, plus locale, se fera grâce à

l’implication des équipes du musée.

La première occurrence de ce travail

collectif s’intitulera « Genève 1900 ».

Pendant quatre ans, je vais ainsi tester

la transversalité entre les départements

par le biais de plusieurs

© Keystone

formules. Celle-ci sera ensuite appliquée

de manière plus systématique

lors de la réouverture du musée,

six ans plus tard.

Dans le laps de temps précédant

le début des travaux, qu’allezvous

changer dans le musée ?

De même que la collection, le bâtiment

construit en 1910 par Marc

Camoletti est d’une importance

capitale pour l’identité du musée.

C’est un édifice extraordinaire. S’il

n’est donc pas question de toucher à

son architecture, je propose de supprimer

des cloisons pour lui rendre

sa lumière et sa transparence. Je vais

aussi rouvrir des espaces, en particulier

les Period Rooms, ces salles

historiques fermées depuis un bon

moment. Je pense que ce type d’espaces,

longtemps considéré comme

daté, est en train de revenir au

centre des préoccupations muséographiques

et nous aidera à relever

les défis qui nous attendent ces prochaines

années.

Le cabinet des arts graphiques,

hébergé dans un édifice annexe,

rejoindra l’étage des beaux-arts,

dans le corps principal du musée.

Nous allons également récupérer

l’immeuble qu’occupe actuellement

la Haute école d’art et de design

pour l’intégrer dans l’écosystème

muséal auquel nous réfléchissons.

J’étudie aussi la possibilité de réhabiliter

une partie de l’espace qui se

trouve sous la butte de l’Observatoire,

juste devant l’entrée du MAH.

À terme, mon objectif est de doubler

la surface du musée.

Qu’adviendra-t-il de votre

programme pendant le chantier ?

Si tout se passe bien, l’architecte

chargé de la rénovation sera choisi à

la fin de l’année prochaine. Le chantier

devrait démarrer en 2024. À ce

moment-là, nous nous replierons

au musée Rath, qui fonctionnera

pendant cette période comme un

laboratoire pour tester différents

formats de musées. Qu’est-ce qu’une

collection, une exposition, un public,

un artiste, un musée ? Autant de

questions que nous devons nous

poser. À partir d’aujourd’hui, nous

avons dix ans pour penser le futur

MAH et faire en sorte que, lors de

sa réouverture au public, il ne soit

pas obsolète en termes d’usage. C’est

un privilège extraordinaire d’être en

mesure d’évoquer le passé avec des

outils du présent. Et ainsi d’imaginer

les outils du musée du futur.

Savez-vous déjà à quoi

il ressemblera ?

J’ai une idée assez claire de ce que

doit être le musée de demain, mais

elle va à l’encontre de ce qui s’est fait

jusqu’à présent. Le Guggenheim a

imposé le modèle de l’institution

qui attire le public avec des expositions

blockbusters et une architecture

spectaculaire, et le retient

en fin de parcours grâce à une

boutique. J’ai envie que les gens se

déplacent ici pour autre chose que

l’art. À l’époque où je dirigeais le

Palais de Tokyo [à Paris], les gens

venaient y boire un verre, faire du

skate, acheter une revue à la librairie,

passer un moment pour discuter

ou flirter dans un environnement

propice à la création. À l’occasion, et

au gré de leur curiosité, ils visitaient

aussi les expositions. Le musée en

général souffre d’une image autoritaire

et élitaire. Le défi actuel est

de trouver le moyen de le rendre

moins intimidant, sans bien sûr faire

de concessions sur la qualité de ses

expositions et de ses départements

(en lien avec la recherche, la conservation

et l’éducation), mais aussi en

réfléchissant à tous les services qui

pourraient y figurer. Nous pourrions

très bien imaginer y inclure

certains types d’activités comme

un salon de coiffure, un guichet de

poste, voire une fromagerie, qui

seraient toutes liées par cet esprit

créatif que l’homme cultive depuis

50 000 ans et que le MAH expose

dans ses étages.

propos recueillis par Lionel Decosterd

institutions.ville-geneve.ch

À Lausanne, le musée

cantonal des Beaux-Arts

expose enfin sa collection

Il attendait ce moment depuis

quatre-vingts ans. Grâce

au bâtiment inauguré en

octobre 2019, le musée cantonal

des Beaux-Arts de Lausanne

(mcb-a) peut enfin exposer de

manière permanente sa collection.

Du moins en partie. Les trois

conservatrices du musée ont ainsi

sélectionné 193 œuvres, dont

94 contemporaines, parmi les

11 000 que possède l’institution.

Regroupées en treize thèmes et

présentées dans une douzaine de

salles, elles vont du Trecento à nos

jours et sont principalement issues

des scènes artistiques vaudoise

et suisse. L’accrochage insiste

également sur les importants fonds

monographiques Félix Vallotton,

Louis Soutter, Charles Gleyre,

Pierre Soulages et Giuseppe

Penone, que le musée lausannois

abrite. Afin d’assurer une rotation

des œuvres, la direction du mcb-a

envisage le réaccrochage complet

de ces espaces tous les trois

ou quatre ans. L.D.

mcba.ch

Franz Gertsch fête

ses 90 ans

Comme Pierre Soulages en France,

il appartient à ces artistes vivants

qui possèdent déjà un musée dédié

à leur œuvre. Inauguré en 2002

à Burgdorf, près de Berne, le

musée Franz Gertsch célébrait en

mars le 90 e anniversaire de l’artiste

bernois. Gertsch s’est fait connaître

à la fin des années 1970 par ses

toiles hyperréalistes de grand

format qui dépeignent la jeunesse

rock’n’roll de l’époque. À partir des

années 1980, il se concentre sur les

portraits féminins et les paysages.

Il utilise également la xylogravure

pour réaliser des impressions

géantes, qui représentent le plus

fidèlement possible la réalité. L.D.

museum-franzgertsch.ch


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

11

Maroc News

Être Artiste et femme au Maroc

Symptômes d’une émancipation contrariée, de nombreuses expositions marocaines

pratiquent la discrimination positive en mettant exclusivement des femmes à l’honneur.

Une anecdote est répandue parmi

les architectes marocaines. Lors de

leur premier chantier, il est d’usage

qu’elles commencent par demander

au maître d’ouvrage, souvent un

homme, de casser un mur. Décision

totalement arbitraire qui en dit

long sur les rapports de force qui

continuent à prédominer dans les

relations entre les sexes. Plusieurs

manifestations récentes ont d’ailleurs

choisi ce plus petit dénominateur

commun de l’appartenance

sexuelle pour donner à voir la part

féminine de la création moderne

et contemporaine – part féminine

au sens où Georges Bataille parlait

d’une « part maudite » pour

définir une partie sacrifiée des

échanges. La sous-représentation

des femmes dans les manifestations

d’art contemporain est l’un des

critères qui a conduit Abdelkader

Damani, le commissaire de la première

Biennale de Rabat, à faire

appel, en septembre 2019, à 100 %

d’artistes femmes. Un an auparavant,

le musée Mohammed VI d’Art

moderne et contemporain avait,

sous le titre « Voyage aux sources

de l’art », regroupé trois artistes

femmes – Chaïbia Talal, Fatema

Hassan et Radia Bent Lhoucine – en

raison de leur identité sexuelle et de

leur soi-disant appartenance à un

art qualifié de naïf, car autodidacte ;

ce qui souleva l’ire du milieu artistique.

À l’occasion de la Foire 1-54

à Marrakech (20-23 février 2020),

la 47 Galerie Dar el Bacha réitérait

le pari en regroupant, dans l’exposition

« Soulèvements d’Alter Ego »,

sous la houlette d’Élisa Ganivet,

quatre artistes femmes – Amina

Benbouchta, Deborah Benzaquen,

Soumiya Jalal et Seloua Ejjennane –

dont les univers dialoguaient parfois

difficilement les uns avec les autres.

De la femme objet

au sujet désirant

D’autres manifestations sont plus

convaincantes. L’exposition « Les

Marocaines. Du regard de l’autre

au regard sur soi », organisée du

16 avril au 2 juin 2019 à la Maison

de la photographie de Lille, en

partenariat avec la galerie 127 de

Marrakech, a montré comment

le motif féminin était passé du

stade d’objet de désir, convoitise

du regard, à celui de sujet désirant.

Ainsi de Yasmina Bouziane,

qui se joue des codes orientalistes,

comme le font de façon plus ambiguë

les photographes Lalla Essaydi

ou Yasmina Alaoui, rehaussant leurs

images de signes calligraphiques

arabes dessinés au henné, en héritières

contestataires d’une tradition

dont elles assument aussi la filiation.

Ainsi également de Fatima

Mazmouz ou de Safaa Mazirh,

qui exposent leur propre corps, le

plus souvent dénudé, davantage

afin de subvertir le regard des

spectateurs que de bousculer les

principes moraux. La première

continue à défrayer la chronique,

avec son projet intitulé Super Oum

– Le corps pansant, en exhibant,

non sans provocation, son corps

de femme enceinte ou, plus récemment,

en exposant sa série Bouzbir

– Utérus & Vulve, relative au quartier

des prostituées de Casablanca

à l’époque coloniale. La plupart

ont d’ailleurs signé le manifeste

Face aux enjeux d’une

société marocaine tiraillée

entre conservatisme

et aspiration à plus

d’émancipation,

les artistes femmes

paraissent souvent

moins frileuses que leurs

compères masculins.

des « hors-la-loi » du Collectif 490,

lancé en septembre 2019 par Leïla

Slimani et Sonia Terrab, à l’occasion

de l’emprisonnement pour avortement

illégal et relations sexuelles

hors mariage de la journaliste Hajar

Raissouni. De fait, face aux enjeux

d’une société marocaine tiraillée

entre conservatisme et aspiration

à plus d’émancipation, les artistes

femmes paraissent souvent moins

frileuses que leurs compères masculins.

En témoigne la hardiesse avec

laquelle sont abordées, de façon

parfois métaphorique, les douloureuses

questions de l’avortement

clandestin ou des inégalités sociales.

Pouvoir des métaphores

La plasticienne marocaine Amina

Benbouchta a ainsi fait sensation

lors de la dernière édition de la

1-54, à Marrakech, en présentant

deux installations remarquées :

à Dar Moulay Ali, dans le cadre

de l’exposition « Soulèvements

d’Alter Ego », Le Banquet aborde

la question de l’avortement dans

une mise en scène baroque entièrement

éclairée au néon rouge. Au

Macaal (musée d’Art contemporain

africain Al-Maaden), pour l’exposition

« Have You Seen a Horizon

Lately ?», organisée par Marie-Ann

Yemsi, un lit de néons célèbre, dans

Éternel retour du désir amoureux,

la volonté d’affranchissement du

corps féminin. De la même façon,

la vidéaste et plasticienne Ymane

Fakhir avait profondément marqué

les consciences en 2017 avec

l’exposition « The Lion’s Share »,

présentée à Kulte Gallery, à Rabat,

qui abordait de façon conceptuelle

les inégalités hommes-femmes en

matière d’héritage. Quant à l’œuvre

oxymorique et tout en blanc de

Safaa Erruas, confrontant objets

soyeux et accessoires contondants,

elle exprime à elle seule les douloureuses

contradictions auxquelles

les femmes restent confrontées.

Au Maroc, on ne naît pas artiste

femme, on le devient !

Olivier Rachet

Amina Benbouchta, Le Banquet,

2019-2020, installation, technique

mixte. Courtesy 47 Galerie Dar el Bacha

Yasmina Bouziane, Sans titre n° 6

alias La Signature, 1993-1994,

photographie.

Courtesy de l’artiste et galerie 127

Carte blanche à Yamou

La Fondation de la Caisse

de dépôt et de gestion, à Rabat,

offre sa Carte blanche annuelle

à Abderrahim Yamou, qui a érigé

le végétal en motif pictural.

À partir de ses propres dessins,

le peintre a demandé à quatre

autres artistes de réaliser des

œuvres sur papier sur le thème de

l’inextricable mystère de la nature.

Le peintre Yassine Balbzioui

et l’artiste visuel Hassan Darsi

relèvent le défi en compagnie

de deux adeptes du dessin,

Mariam Abouzid Souali et

Chourouk Hriech. O.R.

Carte blanche à Yamou, marsavril

2020, cdg.ma/fr/fondation-cdg

Delacroix débarque à Rabat

Retour aux sources pour le peintre

français Eugène Delacroix, dont

on connaît l’importance qu’a eue,

dans son œuvre, son séjour de

quelques mois effectué au Maroc

en 1832. Fruit d’une collaboration

entre le Musée national Eugène-

Delacroix (Paris) et la Fondation

nationale des musées au Maroc,

l’exposition « Eugène Delacroix.

Souvenirs d’un voyage au Maroc »,

se tient au musée Mohammed VI

d’Art moderne et contemporain,

à Rabat, sous le double

commissariat de Claire Bessède

et d’Abdelaziz El Idrissi, directeurs

des institutions partenaires. O.R.

« Eugène Delacroix. Souvenirs d’un

voyage au Maroc », 31 mars-1 er juillet

2020, museemohammed6.ma

Rétrospective Bellamine

Le musée Mohammed VI

d’Art moderne et contemporain

de Rabat consacre une ample

rétrospective au peintre marocain

Fouad Bellamine, couvrant

pratiquement cinquante ans

de carrière. Préférant parler

de non-figuration pour définir

son travail, l’artiste explore

le concept de muralité à travers

des compositions abstraites

laissant entrapercevoir dômes,

arches et autres niches. Souvent

issues d’importantes institutions

internationales, les œuvres

exposées seront accompagnées

d’un livre d’entretiens réalisé pour

l’occasion avec Latifa Serghini. O.R.

« Entrée en matière. Fouad

Bellamine », à partir du 14 avril

2020, museemohammed6.ma


12 The Art Newspaper Édition Française

Numéro 18, avril 2020

Institutions

Sandra Patron : « Positionner l’artiste

au cœur du réacteur de l’institution »

La nouvelle directrice du CAPC, à Bordeaux, dévoile ses projets pour ce lieu emblématique de l’art

contemporain en France et explique les incidences de la crise du coronavirus sur le musée.

Vous avez pris vos fonctions

au CAPC de Bordeaux

le 16 septembre. Quels sont

les projets que vous souhaitez

y conduire ?

Je suis arrivée avec deux types de

questionnements, qui ont fini par

s’interpénétrer. Le premier est lié au

lieu lui-même et à son histoire. Lors

de mes expériences antérieures, je

n’ai pas été confrontée à un lieu

chargé d’histoire, avec tout l’aspect

émotionnel que cela peut représenter,

à la fois pour les Bordelais et,

plus largement, pour la scène française.

Je devais avoir 20 ans la première

fois que j’ai vu une exposition

au CAPC – d’Anish Kapoor –, et cela

a été une émotion esthétique fondatrice

pour moi. Ce lieu fait partie

des premières expériences esthétiques

pour toute une génération

d’amoureux de l’art en France. C’est

excitant d’être confronté à cette histoire,

mais cela ne doit pas devenir

un poids. Comment la convoquet-on

sans être écrasé par elle et sans

nostalgie ?

Le deuxième type de questionnement

est plus global et concerne le

moment présent : comment penser

une institution à l’époque particulière

où nous vivons, alors qu’un

ensemble de personnes trop longtemps

minorées interpellent les

pouvoirs en place pour exister dans

le débat public ? En tant qu’institution

artistique, cette préoccupation

nous concerne au premier chef,

dans la mesure où l’art propose

des systèmes de représentation

du monde, et que ces systèmes de

représentation ont indéniablement

privilégié une lecture masculine et

eurocentrée de notre histoire commune.

Nous devons nous interroger

grandement sur les choix qui ont été

opérés et préférer la polyphonie des

voix à l’autorité d’une voix unique.

Comment cela se concrétise-t-il

à Bordeaux ?

Dans un musée, l’histoire se matérialise

via sa collection, par sa

dimension patrimoniale. Cela

rejoint la deuxième question :

quelle histoire nous a été racontée

au CAPC ? Ici comme ailleurs, la

collection est principalement masculine

et européenne, comprenant

des corpus d’œuvres incroyables

de Mario Merz, Sol LeWitt ou

Lawrence Weiner. Il faut continuer

à les valoriser à Bordeaux, dans un

lieu qui, ne l’oublions pas, s’appelait

« Entrepôt réel des denrées coloniales

». Historiquement et commercialement,

cette ville a été en

lien avec l’Afrique, mais aussi avec

l’Asie et l’Amérique latine. C’est une

cité très ouverte vers l’international,

pour le meilleur et pour le pire, mais

la collection ne convoque pas réellement

cette dimension. J’ai d’abord

essayé de renouveler le regard que

nous portons sur cette collection, en

la faisant dialoguer avec un corpus

d’œuvres plus ouvert en termes géographiques

et de genre. Ayant commencé

à travailler avec les équipes

scientifiques du Cnap [Centre national

des arts plastiques], nous allons

recevoir en dépôt un ensemble assez

important de pièces, environ cent

quinze œuvres d’artistes extraeuropéens.

L’exposition, qui devrait

commencer en juin, s’intitulera

« Le Tour du jour en 80 mondes ».

Ce titre, que j’emprunte au poète

Julio Cortázar, assume sa dérive

poétique, car il ne s’agit pas pour

moi d’assigner les artistes à leur

provenance, mais bien de rester

au plus proche de leurs singularités

et surtout, là encore, d’ouvrir

le champ des voix que nous donnons

à entendre aux publics. Nous

renouvellerons l’accrochage de

la collection permanente tous les

dix-huit mois.

Quels sont vos autres objectifs ?

L’autre élément qui me semble

très important est de rendre lisible

l’ADN du CAPC : à la fois musée et

centre d’art contemporain, c’est un

modèle singulier dans le paysage

français, que j’ai envie de porter. Qui

dit musée dit collection, et je souhaite

qu’elle soit présentée en permanence

à travers ce que j’ai appelé

« la collection activée ». Elle sera

toujours en regards, en conversation

avec d’autres collections. En l’occurrence,

pour la première présentation,

c’est avec le Cnap. La collection

n’étant pas encyclopédique, il s’agit à

chaque fois de proposer un point de

vue, une déambulation. « Le Tour du

jour en 80 mondes » est le regard de

la commissaire d’exposition que je

suis et non de l’historienne d’art que

je ne suis pas. Le deuxième aspect

concerne la dimension « centre

d’art ». Un centre d’art, qu’est-ce

que c’est ? C’est positionner l’artiste

au cœur du réacteur de l’institution.

Dit comme ça, cela paraît simple.

Ça l’est un peu moins quand on

considère que le CAPC est en régie

directe, avec quarante ans d’histoire,

une importante équipe et 5 000 m 2

Sandra Patron. © Frédéric Deval

de surface d’exposition. Pour que

cela soit opérant, nous avons plusieurs

programmes, qui seront mis

en place courant 2020.

Quels seront-ils ?

Le premier est une résidence à

l’intérieur même du CAPC, dans

les anciens locaux de la direction.

Jean-Louis Froment [le fondateur

du CAPC] avait fait aménager son

bureau comme une sorte de studio,

avec cuisine et salle de bains. Nous

créons donc un lieu où l’on peut

résider. Nous disposons aussi d’ateliers

de production, qui se situent

latéralement à la nef, équipés de

machines-outils pour le bois ou le

métal. Il y a un menuisier, un ébéniste,

un vidéaste, bref de vraies

compétences en interne en termes

d’outils et de savoir-faire, qui nous

permettent d’avoir des logiques

de production ambitieuses. Cela

nous permet également de mieux

gérer la question des transports

qui, à mes yeux, devient vraiment

problématique et par rapport à

laquelle nous devons nous positionner

en termes éthiques et écologiques.

Le premier programme

s’appelle « Les Furtifs », d’après un

titre de l’auteur de science-fiction

Alain Damasio. Il s’agit pour nous

de renverser la logique d’invitation

qui consiste habituellement à proposer

un modèle circonscrit par

un espace et un temps et à demander

à l’artiste de s’y conformer. Ici,

nous proposerons un budget, et la

question du temps et de l’espace

pourra être distordue, en dialogue

entre l’artiste et l’équipe. Le second

projet consiste à réinvestir l’ancien

espace Project Room, qui devient

« Cosa mentale ». Nous avons beaucoup

discuté avec Alice Motard

[commissaire en chef au CAPC]

de ces moments d’échange avec les

artistes en amont des expositions,

quand ils nous parlent de leurs

références, de leur regard d’artiste

sur d’autres artistes, quel que soit

le champ disciplinaire. L’idée est de

mettre en scène les multiples voies

qui traversent le travail d’un créateur,

qu’il s’agisse de ses aînés ou de

la très jeune création, qu’il s’agisse

d’art, de cinéma ou d’archives. Ainsi,

Eva Kotátková, dont nous présenterons

le travail à l’automne, nous a

proposé de réfléchir sur le cinéma

d’animation tchèque, une référence

qui fait sens quand on connaît son

œuvre. Nous souhaitons transmettre

autrement le travail, mais aussi que

l’artiste projette sa pratique ailleurs.

Quels sont vos projets concernant

le bâtiment lui-même ?

Nous allons engager un chantier sur

l’espace même du musée, concernant

la déambulation, la visibilité

extérieure et intérieure, la signalétique.

Nous sommes accompagnés

par le studio de graphistes Spassky

Fischer, qui conçoit une nouvelle

identité visuelle et réfléchit avec

nous sur la signalétique interne et

externe. Par exemple, le nom du

CAPC n’est actuellement pas inscrit

sur la façade. Après cette première

phase, il y en aura une deuxième

avec le centre d’architecture arc en

rêve, qui est l’autre usager du bâtiment.

Nous espérons mutualiser des

compétences, des idées intelligentes

et des savoir-faire. Enfin, ma feuille

de route prévoit une réflexion sur le

statut juridique du CAPC, qui sera

enclenchée dans les mois à venir.

Allez-vous continuer à enrichir

la collection ?

Le budget est commun à tous les

musées municipaux de la Ville de

Bordeaux. Cela dépendra vraiment

des années mais, de toute façon, les

moyens sont modestes par rapport

à ceux des Frac [Fonds régionaux

d’art contemporain]. Le gala du

CAPC, un moment important dans

la vie du musée, réunit chaque

année tous les mécènes et permet

de disposer d’un budget supplémentaire

pour les acquisitions. Le CAPC

est historiquement l’un des lieux

les plus accompagnés en dehors de

Paris, nous avons la chance d’avoir

un groupe de collectionneurs engagés,

liés pour la plupart au monde

du vin.

L’on parle beaucoup de l’éthique

des mécènes. Quelle est

votre position sur la question ?

C’est un vrai sujet. Il faut que nous

puissions partager des valeurs communes.

Il est certain que l’on n’a pas

envie de projeter l’image du musée

et, à travers lui, celle de la collectivité

sur certaines activités. Après, il y a

des choses que l’on ignore parfois,

cela rend la situation complexe. Aux

États-Unis, il existe aujourd’hui des

cabinets extérieurs qui réalisent des

audits sur les potentiels mécènes.

Nous y viendrons peut-être. En

attendant, il faut être extrêmement

vigilant.

Historiquement, le CAPC

a accueilli des expositions

très importantes des grandes

figures de l’art contemporain

international. Est-ce un axe

que vous poursuivrez ?


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

13

Institutions

L’immense nef du CAPC musée

d’art contemporain de Bordeaux.

© Vincent Monthiers

Il me paraît important de rappeler

deux choses. D’abord le contexte :

à l’époque dont vous parlez, il

n’y avait que quatre lieux pour

l’art contemporain en France.

Ensuite, ces artistes n’étaient pas

tous des stars au moment où ils

ont exposé au CAPC. L’audace de

Jean-Louis Froment a aussi été de

faire des paris sur certains artistes.

J’aimerais rejouer cette idée.

Présenter des artistes peu vus en

France, c’est ce que j’ai essayé de

faire à Sérignan [au musée régional

d’Art contemporain], en organisant

la première exposition personnelle

en musée de Neil Béloufa, Pierre

Leguillon ou Lourdes Castro. Une

exposition au CAPC doit être un

enjeu pour les artistes par rapport

à leur évolution, à la maturité et à

la visibilité de leur travail. Il faut

un projet vraiment construit et

pensé pour le CAPC.

À une époque, beaucoup

d’expositions qui circulaient

faisaient étape au CAPC.

Cela fait-il aussi partie

de vos pistes de réflexion ?

Le lieu est tellement spécifique

que les projets n’y sont souvent pas

reproductibles, mais ils peuvent

s’envisager comme des chapitres,

à l’instar de la rétrospective Irma

Blank, dont chacune des sept occurrences

apparaît comme un chapitre

du livre de son travail.

Votre feuille de route inclut

également la question du local.

Comment allez-vous la traiter ?

C’est très important. Jusqu’à présent,

mon parcours a été lié à ce que l’on

nomme la périphérie : ces lieux et

territoires éloignés des centres artistiques

et économiques. Très naturellement,

j’ai donc énormément

développé la question des réseaux

territoriaux. Lors des premiers mois

passés à Bordeaux, j’ai aménagé

beaucoup de rendez-vous extérieurs,

afin de recréer du lien avec la

scène locale. Avec l’inauguration de

la Méca et celle de la Fabrique Pola,

l’écosystème bordelais évolue dans

le bon sens. Nous travaillons d’ailleurs

sur un projet ambitieux avec le

Frac Nouvelle-Aquitaine, une grande

exposition de nos deux collections

à la base sous-marine en 2021. Le

Frac et le CAPC travailleront ainsi

ensemble pour la première fois, alors

que l’origine de leurs collections est

commune !

Le musée bénéficiera d’une rénovation

avant sa prochaine réouverture.

© Arthur Péquin

Nous vivons actuellement

un moment difficile,

avec la crise du coronavirus.

Comment le CAPC s’est-il

organisé ?

L’organisation du télétravail se met

en place peu à peu, ce n’est jamais

aussi rapide que ce que l’on voudrait.

Nous nous interrogeons en

outre sur la façon d’avancer dans

les prochaines semaines, alors que

notre activité principale consiste à

être sans cesse en interaction avec

l’autre, qu’il s’agisse des artistes ou

des publics ! À titre personnel, je

perçois cette pause forcée comme un

moment qui m’oblige à m’interroger

sur mes méthodes de travail et mes

priorités.

Quels seront les programmes

affectés ?

La fermeture est intervenue au pire

moment pour nous, celui où nous

allions entamer une période intense

de démontages puis de montage

avec, entre les deux, des travaux

de rénovation. Concrètement, cela

signifie que le jour où nous pourrons

réintégrer les lieux, il nous faudra

encore des semaines avant de

pouvoir ouvrir nos portes au public.

Mais si l’on parle de programmes

affectés, on ne peut pas passer sous

silence le fait que les plus affectés

par cette situation seront les

artistes et, par ricochet, les galeries,

mais aussi les renforts en régie ou

en médiation. Nous devons envisager

ces situations dans un esprit

d’intense solidarité : c’est le pan le

plus précaire de la création qui est

en grand danger.

Comment rester en contact

avec le public ?

Nous mettons en place une présence

sur les réseaux sociaux, liée

à des archives que nous allons partager

avec nos publics. Très vite,

j’espère que nous pourrons également

diffuser largement notre

chaîne YouTube, qui propose une

mémoire des conférences et événements

du CAPC. Mais je dois dire

qu’une institution comme la nôtre

est beaucoup moins outillée que les

grands musées parisiens, et que tout

cela reste sans doute très en deçà de

ce que nous pourrions faire avec

davantage de moyens et d’anticipation.

Probablement un chantier

à investir beaucoup plus dans les

années à venir.

Propos recueillis

par Philippe Régnier

CAPC musée d’art contemporain

de Bordeaux, 7, rue Ferrère,

33000 Bordeaux, capc-bordeaux.fr


14 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Artistes

Sarah Sze :

« Mes médiums sont peutêtre

le temps et l’espace

plutôt que la peinture

et la sculpture »

La galerie Gagosian, à Paris, présente des œuvres inédites

de l’une des artistes américaines les plus reconnues, qui a

représenté les États-Unis à la Biennale de Venise en 2013.

Sarah Sze, Plein Air (Times Zero), 2020, installation, technique mixte,

galerie Gagosian, Paris. Courtesy de l’artiste et galerie Gagosian. Photo Thomas Lannes

À la veille de l’annonce par Emmanuel

Macron de la fermeture des

lieux publics en France, Sarah Sze,

dont le voyage a Paris venait d’être

annulé, a répondu par téléphone à

nos questions. Son exposition était

alors en cours de montage à la galerie

Gagosian. Étrange résonance

entre certaines images aux accents

silencieusement apocalyptiques et

celle des Champs-Élysées désertés

pour cause de crise sanitaire.

Avez-vous toujours su que

vous vouliez être artiste ?

Oui, je dessine et je fais des choses

avec mes mains depuis l’enfance.

Mon père est architecte, et son

bureau était dans notre maison.

J’ai grandi entre les dessins et les

maquettes. Les musées sont mes

endroits préférés au monde depuis

toujours : ce sont d’extraordinaires

sanctuaires.

Une œuvre en particulier vous

a-t-elle marquée à vos débuts ?

Il y a eu plusieurs moments dans

ma vie au cours desquels j’ai compris

les différents registres possibles

d’une œuvre d’art. Chez nous, il y

avait un poster de Love de Robert

Indiana : avant de savoir lire, je

croyais que c’était une forme abstraite

! Nous avions aussi un poster

d’une estampe du mont Fuji de

Hiroshige, qui m’a beaucoup inspirée.

C’est un genre qui a un peu

disparu aujourd’hui, mais les posters

d’œuvres d’art célèbres étaient

très répandus dans les années 1970.

Quand on grandit avec une image,

elle brûle dans votre mémoire, et

peut devenir une façon de se souvenir

d’une époque. Plus tard, j’ai vu

une rétrospective Jackson Pollock

au MoMA [Museum of Modern Art,

New York] ; je me souviens avoir eu

l’impression que certains tableaux

étaient plus forts que d’autres, et

je me souviens aussi avoir cherché

à percevoir, devant un ensemble

d’œuvres, les décisions qui avaient

entraîné leur auteur dans différentes

directions.

Cela résonne beaucoup avec mon

exposition à la galerie Gagosian :

la façon dont une idée est générée,

dont elle grandit, se développe dans

le temps, et peut disparaître…

Quand on regarde vos œuvres,

on a l’impression qu’il n’y a pas

de limite entre la peinture,

la sculpture et l’installation.

Absolument ! Même si je n’ai pas

pu venir à Paris en raison de la crise

sanitaire, j’ai préparé l’accrochage

avec beaucoup de soin depuis mon

atelier, selon cet objectif de faire

disparaître toute frontière entre les

médiums, afin qu’ils puissent permuter.

Je voudrais que l’on sorte de

la galerie en repensant un peu différemment

à mon installation après

avoir vu les peintures présentées

dans la salle suivante. C’est l’idée

d’une vision périphérique, presque

une manière filmique de voir les

œuvres : on regarde à la lumière de

ce que l’on a vu auparavant et tout

autour. J’ai voulu faire une première

salle obscure pour désorienter le visiteur,

l’attirer dans un coin de la pièce

afin qu’il regarde Plein Air (Times

Zero) puis l’inviter à se retourner

pour voir une peinture encadrée

par la porte dans l’extraordinaire

lumière naturelle qui baigne le deuxième

espace de la galerie.

« L’expérience qui consiste

à naviguer dans l’œuvre,

à se demander d’où

viennent les choses et

où elles vont m’intéresse

beaucoup. Aujourd’hui,

plutôt que de lire

des mots, on lit souvent

des images. »

En préparant ce parcours, je

pensais (dans une moindre mesure

évidemment !) à ma visite du Taj

Mahal, en Inde : quand on en voit

des photos, on imagine qu’il n’y a pas

de plus bel endroit. Mais il faut être

sur place pour se rendre compte de

la profondeur du lieu, sur le chemin

par lequel on y accède, succession de

vestibules obscurs et de cours créant

un rythme, presque un battement.

On voit un portail au loin, comme

si on regardait dans une lentille

optique et, lorsque l’on sort du dernier

vestibule, il y a un appel d’air

et de lumière : l’espace s’ouvre tout

autour de nous, avec la lumière du

bâtiment blanc qui se reflète dans la

rivière à l’arrière.

Vous avez d’abord reçu

une formation de peintre,

avant de vous consacrer aux

grandes installations qui vous

ont rendue célèbre. Face à vos

tableaux récents, certains parlent

de « retour à la peinture ».

Cependant, même si ce n’est pas

ce qui saute aux yeux d’emblée,

il semble y avoir quelque chose

de très pictural dans votre travail

depuis ses origines…

En effet, je ne crois pas que ce soit

un retour. J’ai toujours peint, et pas

toujours montré mes peintures. Je

suis entrée à l’université comme

peintre. Ma sculpture, au début

assez conceptuelle, vient de ma

peinture, qui est au contraire liée à

la théorie de la couleur, à la figure…

La définition de la peinture peut être

très large mais, à chaque fois que

l’on met une couleur sur une surface,

tout le spectre change. J’essaye

de transcrire ce principe structurel

dans l’espace. En d’autres termes, j’ai

appris la sculpture par la peinture.

La plupart des dessins, estampes et

peintures que j’ai réalisés étaient des

cadeaux, soit pour des proches, soit

pour des ventes caritatives destinées

à des musées et des associations.

C’était une autre façon de produire

des œuvres, comme une pratique

parallèle très intime et intérieure,

sans que j’aie à réfléchir à la manière

dont ces objets s’articulent avec ceux

qui précèdent.

L’installation Plein Air,

réalisée pour l’exposition,

offre aux visiteurs toutes sortes

de narrations possibles.

Cela peut faire penser aux

paysages chinois dans lesquels

on s’aventure, sur des chemins

et dans des forêts, suivant

un itinéraire que l’on se crée.

Est-ce quelque chose qui fait écho

à votre langage plastique ?

Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de

montrer les choses sur un piédestal,

mais de mettre en jeu un principe

d’exploration, et des moments de

découverte ayant une qualité temporelle

singulière. Mes médiums

sont peut-être le temps et l’espace

plutôt que la peinture et la sculpture.

Je m’interroge sur la façon dont on

crée ces lieux et ces instants où on se

révèle à soi-même. C’est précisément

une idée inhérente à la peinture

chinoise, qui s’est par la suite développée

dans la peinture japonaise

marquée par le shintoïsme.

Dans les paysages chinois comme

dans cette exposition, il y a un

moment où on est attiré par une

petite échelle – par exemple les

petites vidéos de l’installation. La

peinture chinoise, davantage que

les estampes japonaises, représente

de vastes paysages avec une présence

humaine minuscule, un tout petit

personnage qui porte un sac… Ce

n’est pas la question de la miniature

qui importe, mais celle d’un changement

d’échelle obligeant à voir

les choses différemment. Un peu

comme à Versailles, où la rigueur,

la symétrie et la hiérarchie déterminent

tout ; puis, quand on atteint

un espace que l’on envisageait dans

une perspective, on ne se souvient

plus comment on y est arrivé. Toute

notre vie est liée à la promenade

et à l’errance, dans la fragilité et le

hasard : la façon dont on naît, dont

on meurt, dont on tombe amoureux…

Nos plus grands moments

sont complètement hors de contrôle.

C’est cela que je veux montrer, à l’inverse

de vitrines dans un musée.

Quand on regarde vos œuvres,

on n’est jamais face à une

seule image, mais devant une

constellation de fragments.

La fragmentation semble être

le sujet même de ces œuvres.

Pour moi, la forme est le sujet ! En

termes de narration, la première

salle est assez nue, avec une installation

et beaucoup de vide ; l’espace

que l’on traverse fait partie de

l’exposition. Puis il y a la révélation

des tableaux dans la lumière. Dans

l’escalier qui conduit à l’étage supérieur

se trouve Double Wishbone,

une sculpture constituée d’un filet de

peinture disposé sur une chaînette

métallique, comme une trace.

Elle fait écho au pendule qui

se trouve dans la grande

installation : une autre image

du temps ou de la gravité ?

C’est aussi un jeu avec l’architecture,

comme un espace en négatif,

un indice qui conduit à l’étage.

Oui, un pendule pour le bâtiment

effectivement. J’aime beaucoup

Piranèse – j’utilise d’ailleurs une

représentation du Colisée dans une

de mes peintures. L’installation

montre la manière dont les images

et la mémoire se développent ou se

dégradent dans nos têtes et nos vies,

un peu comme dans un film.

La circulation des visiteurs

fait écho à celle des images,

que l’on retrouve souvent d’une

œuvre à l’autre dans un effet

comparable à la réverbération

sonore : par exemple,

un petit renard dans la neige

ou un enfant endormi.

Quand on lit un roman pour la

deuxième fois, on comprend différemment

la manière dont les choses

se développent. Quand on voit des

œuvres les unes après les autres,

on les comprend aussi différemment

– comme les personnages

d’un roman. La circulation dans un

espace est évidemment très liée à la

circulation dans le temps. Refaire

à l’envers le chemin d’une exposition,

c’est comme revoir un film à

l’envers !

Vos images résistent beaucoup

à l’interprétation. D’ailleurs,

comme dans un jeu de piste,

on est tenté de chercher d’où

elles proviennent, si vous

les avez trouvées ou fabriquées.

C’est le cas en particulier des

nombreuses projections vidéo.

On peut même jouer avec les rais

de lumière, en les interrompant

d’un geste de la main…

L’expérience qui consiste à naviguer

dans l’œuvre, à se demander d’où

viennent les choses et où elles vont


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

15

Artistes

m’intéresse beaucoup. Je m’interroge

souvent sur l’origine des images,

sur la personne qui les a produites,

sur la manière dont on les utilise au

lieu de l’écriture pour se souvenir

des choses. Aujourd’hui, plutôt que

de lire des mots, on lit souvent des

images.

Dans les œuvres mêmes,

vous montrez les outils

ayant servi à les réaliser :

les emballages des matériaux,

les fils électriques qui relient

les différents éléments…

J’aime l’idée que la sculpture soit

l’outil, et je cherche à donner le sentiment

que la fabrication advient

sous nos yeux. Nous avons parlé du

processus de la découverte. L’une

des autres questions sur lesquelles

je réfléchis depuis quelque temps

concerne la reconnaissance. Dans

les images que je choisis, on peut

identifier quelque chose de familier.

Ce sont des images spécifiques

pour moi, mais qui peuvent l’être

aussi pour vous, que vous auriez pu

prendre avec votre téléphone, qui

pourraient être des souvenirs.

Vos installations sont comme

des lanternes magiques :

des dispositifs qui projettent

des images sur les murs et

jusqu’au plafond. Cela évoque

à la fois des planétariums et

les jeux d’enfants qui consistent

à faire avec les mains des

animaux en ombres chinoises

– d’ailleurs, une des petites vidéos

de l’installation en montre

un exemple. Là aussi, il y a un

phénomène de reconnaissance,

d’apparition magique

des images. On se trouve

en quelque sorte devant

votre propre usine à images !

Cela revient aussi à la définition

du cinéma et de la photographie :

il s’agit de jeux de lumière. Dans

Plein Air, beaucoup d’images qui

paraissent très spectaculaires ne

sont en fait que des détails du quotidien,

saisis avec mon téléphone.

Et si vous voulez montrer un avion

qui décolle, vous pouvez aussi en

acheter une vue sur Internet. C’est

étrange, mais c’est ainsi.

« Toute notre vie est liée

à la promenade et

à l’errance, dans la fragilité

et le hasard. Nos plus

grands moments

sont complètement hors

de contrôle. C’est cela

que je veux montrer,

à l’inverse de vitrines

dans un musée. »

Votre œuvre présente également

un aspect plus sombre :

ces papiers déchirés, ces images

que l’on imagine provenir

d’inondations, d’un incendie,

d’un accident d’avion.

On pourrait penser aux ruines

d’un monde post-apocalypse

– sans que l’on n’assiste jamais

au désastre lui-même.

Il y a une tension dans toutes ces

images, l’idée d’une grande fragilité,

une angoisse constante quant

à ce qui peut se dérouler, le sentiment

qu’à tout moment les choses

peuvent mal tourner. Je ne sais pas

si je conçois tout cela de façon très

sombre. La déchirure est comme

un incident hors de notre contrôle.

La beauté et la terreur qu’elle génère

sont liées au caractère éphémère de

celle-ci, elle ne peut pas être réitérée.

Ce qui est sombre, ce qui s’y cache,

c’est la mortalité. Cela rejoint notre

appréhension du temps.

La littérature, est-ce important

pour vous ?

Chez nous, il y avait des livres

partout. Beaucoup de mes titres

viennent de poèmes ou de morceaux

de musique. Je suis en train de réaliser

une sculpture pour l’aéroport

de LaGuardia à New York, dont

le titre est Shorter Than the Day,

d’après un texte d’Emily Dickinson,

l’une de mes poètes de prédilection :

« Because I could not stop for Death/

He kindly stopped for me/ The

Carriage held but just Ourselves/

And Immortality. » Je suis très sensible

aux changements d’échelle,

aux lumières et aux ombres qui s’inversent

dans ce texte, la structure en

est vraiment le sujet. Pendant que

je créais les peintures pour l’exposition,

je lisais Une éducation de Tara

Westover, un livre très profond sur

la nature de la souffrance et de la

douleur. Quand je pense à une peinture,

je me souviens de ce que je

lisais en la réalisant, la lecture s’imprime

dans un temps donné, un peu

comme la musique. J’essaye de faire

ça en peinture : capter en images

une atmosphère, des sensations, un

silence.

Si vous sollicitez certainement

des collaborations techniques

pour vos installations, il ne

semble pas que vous ayez de

nombreux assistants en peinture.

Je travaille radicalement seule en

peinture, sauf pour déplacer les

châssis ! Je suis même assez extrême

dans ma manière de m’isoler.

Comment concevez-vous

une œuvre après l’autre ?

Quand on a la satisfaction intense

de faire à plein temps ce que l’on

a voulu faire, on peut avoir le sentiment

que l’œuvre se crée d’ellemême.

À un moment, je disais que je

travaillais les œuvres en trois temps :

une première version complètement

différente de ce que je faisais avant,

une deuxième moins neuve mais

plus raffinée, puis une troisième

qui était trop parfaite, donc il fallait

recommencer ! Cette manière de voir

les choses est un peu littérale… Dans

la série de peintures pour l’exposition

parisienne, que j’intitule Times

Zero, et dans l’installation Plein Air,

les images apparaissent libérées de

leur cadre. L’architecture devient la

sculpture. On n’est pas sur un banc

dans un musée en train de regarder

un film – de nombreux artistes

font ça très bien. L’installation est

une sculpture dans laquelle on peut

entrer. Le reflet de la sculpture qui

se trouve derrière est également

important : l’œuvre génère des échos

d’elle-même. Il y a beaucoup d’éclaboussures

et de renversements : une

image de feu qui se cogne dans un

tas de cure-dents puis arrive sur le

mur, une autre image qui voyage à

travers des surfaces et un espace, et

qui se transforme sous nos yeux. Je

ne cherche pas à faire un théâtre,

mais un théâtre pour la vision réelle.

Il en est de même pour la sphère

en cure-dents : une image est

projetée sur le mur et se charge

d’une accumulation de couleurs

et de formes le long du rai

de lumière, comme une existence

humaine enrichie par le temps

qui passe.

Exactement, et l’erreur, ou les restes,

ou la trace deviennent ce qu’il y a de

plus poignant.

Propos recueillis par Anaël Pigeat

« Sarah Sze », dates à définir,

galerie Gagosian, 4, rue de Ponthieu,

75008 Paris, gagosian.com

Une version en ligne de l’exposition

est en préparation à l’heure

où nous bouclons.


16 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Artistes

Steve McQueen,

l’image à

bras-le-corps

À Londres, la Tate Modern consacre

au plasticien et cinéaste Steve McQueen

sa première rétrospective au

Royaume-Uni depuis vingt ans.

Londres. « Il y a un autre monde,

mais il est dans celui-ci. » Cette

citation de Paul Éluard sied comme

un gant au corpus d’œuvres de Steve

McQueen, dont la Tate Modern

expose une sélection couvrant plus

de deux décennies. Vidéaste expérimental

virtuose, couronné par

le Turner Prize en 1999, le plasticien

britannique, qui a représenté

le Royaume-Uni à la Biennale de

Venise en 2009, mène en parallèle

une tout aussi brillante carrière de

réalisateur au cinéma, auteur de

films puissants – Hunger (2008),

Shame (2010) ou le plus hollywoodien

et multiprimé 12 Years a Slave

(2013), qui lui a notamment valu

l’oscar du meilleur film.

Difficile de rester

insensible à la puissance

évocatrice d’un travail

d’une telle exigence et

ambition qui, en saisissant

l’époque, parle avant tout

de notre rapport sensible

au monde.

Une expérience qui engage

tous les sens

Né à Londres en 1969, cet alchimiste

de la forme n’a pas son pareil pour

propulser un sujet ancré dans la

réalité, au traitement documentaire,

dans une dimension narrative et

visuelle dévoilant un monde en soi.

Ses films, et c’est là toute l’ampleur

de son talent, donnent à voir au-delà

de ce qui est montré à l’écran, se

jouant sans cesse des frontières

entre faits et fiction. Des images

chocs, une vision sans compromis

qui sont autant de fulgurances

visuelles, sensuelles, mais aussi

écorchées, engagées. À leur contact,

palpable, physique – celui des corps,

de la matière –, la lecture politique

n’est jamais loin : questions identitaires,

historiques, réflexions sur

la condition noire – plus largement

la condition humaine. Dans

Hunger (caméra d’or au Festival

de Cannes 2008), Steve McQueen

dépeint déjà, sans rien éluder de la

violence et de la détermination des

hommes, la grève de la faim irlandaise

de 1981 et les derniers jours

du leader de l’IRA Bobby Sands.

« Je veux mettre le public dans une

situation où chacun devient très

sensible à lui-même, à son corps, à

sa respiration », déclara-t-il alors.

À sujet radical, basé sur une histoire

vraie, film coup-de-poing. Artiste

intranquille, McQueen filme ses

personnages à hauteur d’homme ;

le plus souvent des êtres en souffrance,

luttant dans des situations

extrêmes. Le cinéma et l’art conçus

comme un sport de combat, un

uppercut. On ne s’étonnera guère

que Raging Bull de Martin Scorsese

soit l’un de ses films favoris.

L’exposition que lui a consacrée

le Schaulager, à Bâle, en 2012-2013,

a laissé à plus d’un le souvenir d’un

moment rare. Le même impact se

dégage de cette rétrospective londonienne.

On y retrouve certaines

des œuvres présentées en Suisse :

Charlotte (2004), gros plan fixe sur

un œil triste de l’actrice Charlotte

Rampling, touché par le doigt de

l’artiste, sous un filtre rouge, ou

Static (2009), séquence hypnotique

tournée depuis un hélicoptère en

rotation autour de la statue de la

Liberté, à New York. S’y ajoute le

sentiment que ces images, spectaculaires

ou intimes, devenues pour

certaines iconiques – comme on le

dit de scènes de films – gagnent avec

le temps, le recul, en densité. Elles

infusent notre inconscient, chaque

fois réactivées, comme sous l’effet

d’une persistance rétinienne. Leurs

dispositifs cinématographiques

tiennent de l’installation. La mise

en scène – un projecteur, partie

intégrante de l’œuvre, des écrans

suspendus sur lesquels les images

sont projetées recto verso – leur

confère une dimension dramatique.

Cet espace dans lequel s’immerge le

regard, comme happé, en fait une

expérience unique, qui engage tous

les sens. Une expérience proprement

physique de l’image. Difficile, en

effet, de rester insensible à la puissance

évocatrice d’un travail d’une

telle exigence et ambition qui, en

saisissant l’époque, parle avant tout

de notre rapport sensible au monde

– un monde parfois cruel, autant

qu’il peut être sublime. À l’heure où

la simplification fait slogan, une telle

complexité impressionne.

La réalité, brute

La Tate Modern réunit quatorze

œuvres de Steve McQueen, de

son premier film très personnel

en super-8, Exodus (1992-1997),

En haut : Steve McQueen,

Charlotte, 2004, capture d’écran.

© Steve McQueen, courtesy Thomas Dane

Gallery/Marian Goodman Gallery

sur l’immigration et le multiculturalisme

à Londres, à End Credits

(2012-en cours), montré pour la

première fois au Royaume-Uni :

un défilé de diapositives des rapports

du FBI (des documents falsifiés)

sur Paul Robeson, chanteur,

acteur et militant des droits civiques

afro-américain placé sous surveillance

dans les années 1950. Dans

7th Nov. 2001, le cousin de l’artiste

raconte le jour tragique où il blessa

mortellement par balle son propre

frère. Autre pièce forte : Girls,

Tricky (2001), dans laquelle le chanteur

de trip-hop à la voix sépulcrale

est saisi sur le vif lors d’une séance

d’enregistrement en studio, torse

nu, en état de transe. Dans Ashes

(2002-2015), un jeune pêcheur à la

beauté solaire, hiératique, est filmé

sur son bateau à La Grenade, dans

les Antilles. Impliqué dans une histoire

de drogue, il sera assassiné

deux mois plus tard. McQueen lui

dresse ici un bouleversant mémorial.

« Conteur d’histoires » autoproclamé,

créateur « d’œuvres plasticiennes

dans un contexte quotidien »

mêlant part de vérité et abstraction,

l’artiste atteint des sommets

avec Western Deep (2002). Chefd’œuvre

présenté à la documenta 11

de Cassel, le film documente au

plus près les conditions de travail

inhumaines dans une mine d’or en

Afrique du Sud. D’emblée, le spectateur

se trouve transporté au milieu

de ces hommes, damnés de la terre,

dans l’exiguïté étouffante, la chaleur,

la poussière… Les moments de répit

alternent avec le bruit assourdissant

des marteaux-piqueurs. D’un

réalisme cru, le reportage prend

par instants des allures d’œuvre

abstraite. L’obscurité laisse transparaître

des points de lumière – les

lampes frontales des mineurs, mystérieuse

constellation souterraine.

Une scène surréelle les montre, par

dizaines, vêtus d’un même et unique

short bleu, soumis à d’éprouvants

exercices physiques, répétés au

rythme d’alarmes, dans une salle à

l’atmosphère carcérale. Vision terrifiante

d’un esclavage moderne…

Sur l’autre rive de la Tamise,

la Tate Britain dévoile le dernier

projet de Steve McQueen, intitulé

« Year 3 ». Les murs du musée sont

couverts de photos de classe encadrées

d’enfants de 7 et 8 ans, élèves

dans les écoles primaires de Londres

et sa banlieue. La génération future.

L’âge choisi est celui de la prise de

conscience du monde extérieur,

en dehors du strict cercle familial ;

celui où s’ouvre le champ des possibles,

où se créent les conditions

Ci-dessus : Static, 2009, capture

d’écran. © Steve McQueen, courtesy

Thomas Dane Gallery/Marian Goodman Gallery

du développement du potentiel de

chacun, où se dessine un avenir.

D’origine caribéenne (ses parents

ont grandi à La Grenade), Steve

McQueen a connu le racisme et la

stigmatisation. Ses professeurs destinaient

cet enfant dyslexique à un

métier manuel. Au lieu de quoi, il

a choisi l’art, comme on monte au

front, jusqu’à étudier au prestigieux

Goldsmiths College, à Londres – et

faire la carrière que l’on sait. Nul

hasard si son œuvre se prête à une

lecture bourdieusienne. En écho à sa

propre expérience, elle interroge le

déterminisme social, scrute au scalpel

les rapports de domination. Un

monde bien réel, sur lequel il porte

un regard implacable, et qui reste sa

meilleure source d’inspiration.

Stéphane Renault

« Steve McQueen », 13 février-

11 mai 2020, Tate Modern, Bankside,

Londres SE1 9TG (exposition

organisée en collaboration avec

Pirelli HangarBicocca, Milan) ;

« Steve McQueen. Year 3 »,

12 novembre 2019-3 mai 2020,

Tate Britain, Millbank,

Londres SW1P 4RG,

Royaume-Uni, tate.org.uk


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

17

Artistes

Les transgressions

formelles de Billie

Zangewa

La galerie Templon, à Paris, expose pour la première fois

les « tableaux » en tissus colorés, découpés et cousus,

de l’artiste malawite.

Paris. Elle savait depuis longtemps

qu’elle serait artiste, depuis le jour

où une camarade de l’école primaire

lui a montré un de ses dessins, et où

elle a ressenti la nécessité de faire

de même. Née au Malawi, Billie

Zangewa a grandi au Zimbabwe,

après une courte période passée au

Botswana. Dans ces univers, l’art et

la création avaient peu de place hors

des groupes de couture de sa mère

sud-africaine, qui ont suffi à lui donner

la passion des tissus, de la broderie

et de la couture. Un peu plus

tard, elle est partie faire des études

d’art à Johannesburg, spécialité gravure.

De retour au Botswana dans

la maison de son père, ne pouvant

pas installer d’atelier, elle a rassemblé

des morceaux de tissu glanés ici

et là, et a tracé son propre chemin :

une pratique singulière mêlant

le côté graphique de l’estampe, le

travail pictural de la couleur et les

volumes de la sculpture.

Billie Zangewa, Soldier of Love,

2020, soie brodée.

Courtesy Templon, Paris/Bruxelles

Un engagement suggéré

Au début, elle fabrique des sacs à

la mode – le magazine Vogue l’a

beaucoup influencée, raconte-telle.

Mais les représentations en

peinture que Paul Cézanne, Vincent

van Gogh et Claude Monet ont

faites du quotidien l’ont marquée

plus encore. Ses premières œuvres

sont des silhouettes d’animaux cousues

sur des bandes de tissu. Puis

elle se met à dépeindre elle aussi des

scènes du quotidien, assez souvent

des autoportraits – avec son bébé

dans les bras, avec une tasse de thé

à la fin d’une journée épuisante –,

ou bien son fils et son mari.

Une pratique singulière

mêlant le côté graphique

de l’estampe, le travail

pictural de la couleur et les

volumes de la sculpture.

Billie Zangewa est très « ancienne

école », comme elle le dit elle-même.

Ses compositions sont en général

inspirées de photographies, mais

elle ne les projette jamais sur la toile

Billie Zangewa, Return to Innocence,

2020, soie brodée.

© Courtesy Templon, Paris/Bruxelles

de fond. Elle commence par dessiner

des patrons sur de vieux journaux,

puis réfléchit aux nuances de

couleurs, aux reflets que différentes

épaisseurs superposées peuvent

produire. Ensuite, elle découpe les

morceaux de différents tissus qu’elle

épingle, avant de les confier à deux

assistantes qui les fixent à la main

– jamais à la machine. Pour elle,

l’acte de création, c’est ce découpage

à vif dans la couleur.

Sur la scène sud-africaine, où

la violence est omniprésente, elle

construit une œuvre engagée

mais dont la dimension politique,

notamment en faveur de la place

des femmes noires marginalisées

et réduites au silence, est simplement

suggérée. « Je ne déteste pas

spécialement les hommes, mais le

régime patriarcal, qui est aussi très

mauvais pour les hommes », dit-elle

clairement. Elle passe ses messages

par des scènes de tendresse ou des

moments graves, plus que par la

représentation d’une souffrance

explicite, soulignant volontiers

que ses origines malawites et le

fait qu’elle soit born free dans les

années 1970 la protègent de l’héritage

quasi exclusif de l’apartheid

que plusieurs générations d’artistes

ont reçu en Afrique du Sud.

Billie Zangewa présente ses

œuvres les plus récentes non pas

encadrées mais punaisées, comme

flottant sur le mur. Ces tissus ont

parfois des découpes surprenantes,

qui évoquent les shaped canvases

– en l’absence de tout châssis. C’est

peut-être la marque de violence

la plus forte que manifeste son

œuvre : une sorte de transgression

formelle qui en évoque d’autres.

En même temps, on s’aperçoit, si

on a vraiment l’œil, que les vides

laissés par certains découpages

correspondent à des silhouettes

utilisées ailleurs : ce sont des fantômes

qui planent sur ces œuvres.

Par exemple, dans son exposition

actuelle à la galerie Templon, la

découpe de la mer dans laquelle

son fils apprend à nager a la forme

de la silhouette de son mari vue

dans une autre œuvre, mise à l’horizontale.

Ses images, en particulier

Cold Shower, au titre évocateur,

portent en elles la difficulté d’être au

monde, mais il en émane aussi un

certain optimisme, une confiance

dans l’attention que les humains se

portent les uns aux autres.

Anaël Pigeat

« Billie Zangewa », 14 mars-

9 mai 2020, galerie Templon,

30, rue Beaubourg, 75003 Paris,

templon.com


18 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Artistes

Niele Toroni, le peintre

du reste à voir

Marian Goodman expose à Paris les empreintes

uniques et répétées du peintre suisse Niele Toroni.

Paris. De la biographie de Niele

Toroni, la littérature ne nous

apprend pas grand-chose, si ce ne

sont les quelques anecdotes qu’il

en livre lui-même dans un texte

à la fois personnel et distancié. Il

y situe son enfance sur les bords

du lac Majeur, dans ce Tessin qui

a vu passer Paul Klee et Mikhaïl

Bakounine. Il s’y décrit pêchant avec

son père, écoutant chanter sa mère,

avant de partir découvrir la vie avec

ses copains et d’enseigner un temps

pour la gagner. Le récit s’achève une

vingtaine d’années après sa naissance,

quand il quitte la Suisse pour

devenir peintre : « En 1959, écrit-il,

je décidai de venir à Paris pour

“faire de la peinture”. Aujourd’hui,

6 décembre 1986, je suis toujours là

et je fais de la peinture. » Un ajout,

rédigé quelques années plus tard,

nous apprend qu’il n’a pas cessé

depuis lors : « Pour mettre à jour

ma biographie, j’ajouterai que le

25 décembre 1993, j’ai fait le père

Noël. À part ça, je continue à essayer

de faire de la peinture. Bien que je

sois de plus en plus convaincu que la

peinture ne se laisse pas faire, elle. »

« Depuis 1966, je me

sers de pinceaux plats,

larges de 5 centimètres,

que j’applique sur

une surface donnée

à intervalles réguliers

de 30 centimètres. »

Laconiques s’il en est, ces mentions

trahissent l’humour, mais aussi

la détermination et la constance de

celui qui, en 1976, a écrit L’Histoire

de Lapin Tur. Cette fable burlesque

et tragique à la fois met en scène

Lapin Tur, persistant dans sa voie

malgré les railleries, mais qui finit

par se pendre au salon et y reste.

Une façon de dire, l’air de rien,

quelle est la situation de la peinture

et les déboires qu’encourt celui qui

s’y engage. Une façon également de

donner un cadre à la radicalité pour

laquelle le peintre a opté, avec sa

méthode de travail invariable, posée

dans cet énoncé aussi descriptif et

neutre que possible : « Depuis 1966,

je me sers de pinceaux plats, larges

de 5 centimètres, que j’applique sur

une surface donnée à intervalles

réguliers de 30 centimètres. »

Niele Toroni, Empreintes de

pinceau n° 50 à intervalles réguliers

de 30 cm, 2016, intervention

murale, acrylique noire.

Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery.

Photo Rebecca Fanuele

La trace de l’empreinte

La suite ne serait que la réitération

de cette décision fondatrice.

Il en découle en effet un « travail/

peinture », dont les outils sont on

ne peut plus accessibles – règle

et niveau pour l’horizontalité des

lignes, compas pour l’espacement

des empreintes et escabeau ou

échelle pour atteindre le haut des

murs, en plus de la peinture et des

pinceaux. Déposées par eux, les

empreintes s’alignent et s’étagent le

plus classiquement du monde, c’està-dire

en quinconce, dans toutes

sortes de lieux, sur toutes sortes

de supports et en différentes couleurs.

Nous voici en présence d’un

peintre qui dit ce qu’il fait (l’énoncé

invariant) et fait ce qu’il dit (les

mises en œuvre successives qui en

résultent) : une position éthique,

voire politique, que l’on rattachera à

la première occurrence publique de

ses Empreintes, en janvier 1967 au

Salon de la Jeune Peinture à Paris,

avec les trois autres membres de

l’éphémère groupe BMPT (Daniel

Buren, Olivier Mosset et Michel

Parmentier). S’étant entendus sur

un « programme minimum d’action

», ils travaillent en public,

pendant la durée du vernissage, à

produire à leur rythme un certain

nombre de peintures – sept pour

Toroni – qui signent leur commune

volonté de tout « recommencer à

zéro, dans la peinture comme dans

la façon de voir ».

Et c’est précisément à ce qu’il qualifie

d’« apprentissage de la vision »

que le peintre s’est depuis lors invariablement

attaché, lui qui déclarait

en 1997 que la peinture est « un instrument

pour regarder autrement,

concevoir de manière différente notre

rapport à l’art et à la réalité ». D’où

l’invitation en trois temps que l’on

peut lire à l’occasion d’une exposition

à Bruxelles, en 1970 : « Sont présentées

les empreintes d’un pinceau

n o 50 répétées à intervalles réguliers

(30 centimètres). Sont visibles

les empreintes […]. Constatez les

empreintes […]. » Amener à voir

n’est pas tant l’aboutissement du

processus que son objectif essentiel

et indépassable.

« Travail/peinture »

C’est même là ce qui donne son

sens à l’énoncé méthodique ; ce qui,

aussi, trace la ligne de partage entre

l’œuvre de Toroni et l’art conceptuel,

auquel on pourrait, par un jugement

trop hâtif, le rattacher. Car, comme

il l’affirme, « il y a toujours quelque

chose qui échappe à l’énoncé », ce que

soulignent les commentateurs en en

évoquant le supplément, l’excédent

ou encore le reste. Quand tout est

dit (dans l’énoncé des principes), il

reste à faire, dans les gestes précis

et réguliers, dans le moment et le

temps de l’exécution, dans la situation

chaque fois singulière induite

par le lieu. Ainsi, l’empreinte n’est

jamais rien d’autre qu’elle-même,

ni idée ni illusion, et n’a rien non

plus à voir avec un ready-made.

Toujours elle doit être faite, à la fois

unique et répétée ou, mieux, unique

parce que répétée et que, comme l’a

résumé René Denizot, « le “travail”

est toujours inattendu ». À chaque

itération, tout est à recommencer :

voilà ce que libère, paradoxalement,

de surprise et de plaisir, la fidélité

sans faille à un choix fait de longue

date. Le peintre le marque dans

un catalogue de 2001, défendant

l’absence d’une énumération des

présentations de son travail par le

fait qu’elle ne renseignerait en rien

sur celui-ci, puisque, en définitive,

pour lui comme pour le spectateur,

du point de vue du faire comme de

celui du voir, tout se joue in situ. Là

réside précisément pour lui la force

de l’empreinte : « Une empreinte de

pinceau ne préexiste pas, n’est pas

visible, explique-t-il, s’il n’y a pas eu

un pinceau n o 50, chargé de peinture,

appliqué sur une surface pour

qu’il y laisse son empreinte. »

De quoi reformuler, au prisme de

la trace, dans l’ici et le maintenant,

toute pensée par la tautologie. Le

rapport à l’énoncé s’en trouve du

même coup singulièrement redéfini,

le travail étant certes « formulable »,

mais n’existant pas à ce titre (René

Denizot). Quel que soit le goût du

peintre pour les mots (que révèlent,

entre autres, les titres de ses différentes

interventions) et quelle que

soit l’élaboration des nombreux

propos que son œuvre déclenche,

elle leur est irréductible. « N’importe

comment, écrit-il, je reste convaincu

que le texte le plus intéressant (qu’il

soit pour ou contre) ne peut rien

ajouter (enlever) au travail/peinture

lui-même. Il peut informer le lecteur,

le rassurer, l’influencer, l’indigner…

Reste à voir. Quoi ? Des empreintes

[…].» Reste à voir, donc.

Guitemie Maldonado

Vue de l’exposition « Niele Toroni.

En passant », galerie Marian

Goodman, Paris, 2016.

Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery.

Photo Rebecca Fanuele

« Niele Toroni. En passant »,

27 mars-16 mai 2020, galerie Marian

Goodman, 79, rue du Temple,

75003 Paris, mariangoodman.com


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

19

Artistes

Alexandre Lenoir, des peintures indirectes

Pour la première fois à Paris, la galerie Almine Rech expose un choix de tableaux

de cet artiste qui compose avec le hasard.

Paris. Il dit que son atelier est près

d’Orly, et l’on pense à La Jetée, à cet

homme filmé par Chris Marker à la

recherche d’un souvenir d’enfance,

qui est celui du jour de sa propre

mort. La plupart des tableaux

d’Alexandre Lenoir ont quelque

chose d’invisible, de fantomatique

presque. Sa peinture nécessite du

temps, le temps des gestes et celui

des éléments. Né d’un père qui s’occupait

d’animaux dans la campagne

avoisinante de Chartres et d’une

mère guadeloupéenne, il peint des

paysages et quelques intérieurs, parfois

peuplés, parfois pas, dans lesquels

l’image joue avec l’abstraction.

Un processus pictural

au long cours

Une série d’autoportraits réalisés

avec des couleurs primaires et

du blanc – pour créer un espace à

part – lui a permis d’entrer à l’École

nationale supérieure des beauxarts,

à Paris. Après son diplôme, il

s’installe un an à Casablanca, où il a

achevé de construire ses outils, dans

l’objectif de peindre le plus indirectement

possible. Il utilise d’abord

la technique du masquage, avec

des morceaux de ruban adhésif qui

s’enfoncent dans la matière avant

d’être retirés et de laisser apparaître

le feuilletage de la couche picturale.

Son geste se produit presque à

l’aveugle, dans une obscurité éclairée

seulement par les rayons d’un

vidéoprojecteur.

Il travaille aussi par arrachage,

quand il appose la face de la toile

contre un mur ou une bâche préalablement

recouverte de peinture

à l’huile ou de white-spirit, qui

remontent à la surface en séchant.

Il lui arrive d’arracher la surface du

tableau ainsi obtenue, à la manière

des affichistes des années 1960, laissant

au hasard le choix de la composition

des couleurs. Il cite volontiers

Marc Couturier et ses rencontres

« épiphaniques » avec des images et

des objets. Selon les cas, il macule le

verso de ses toiles de grandes taches

de couleur, qu’il dispose selon son

souvenir de la composition au recto.

La correspondance entre les deux

faces de l’œuvre laisse une large part

à l’intuition, comme dans une sorte

de translation très maîtrisée dans

son geste, et dont le résultat n’est

pas totalement contrôlé. Lorsque la

toile est retournée, ce procédé pictural

a pour effet de creuser de surprenantes

profondeurs, qui donnent aux

images un mystère diffus.

Ce n’est qu’à la toute fin de ces

longs processus, qui peuvent prendre

plusieurs mois, qu’Alexandre Lenoir

découvre ses peintures, et qu’il

décide de les conserver ou non. Il

faut du temps pour que ces images

apparaissent à nos yeux, un peu à la

manière dont les images photographiques

se révèlent. Elles imposent

chacune la bonne distance à laquelle

les regarder, une distance qui permet

à leurs éléments épars de se cristalliser.

Ce n’est pas autrement que l’on

regarde Eugène Leroy. Les scènes

qui se dessinent dans ces œuvres

sont en général celles dont on devine

qu’elles sont les plus intimes.

Au Maroc, Alexandre Lenoir s’est

confronté à la lumière et à l’espace,

à la tentative de représenter les ciels

de la palmeraie, à force de couches et

de couches de peinture. Ses ciels en

deviennent presque plus solides que

les bâtiments qu’ils surplombent,

dont les murs sont comme des

portes qui s’ouvrent vers de nouvelles

questions picturales. De retour

en France après ce séjour, il a voulu

s’intéresser davantage aux matières

et à la dimension d’objet de sa peinture

– par exemple, avec des traces

de rouille qui surgissent de derrière

la toile.

Lorsque la toile est

retournée, ce procédé

pictural creuse de

surprenantes profondeurs

qui donnent aux images

un mystère diffus.

Même s’il se ménage des instants

de solitude dans l’atelier, Alexandre

Lenoir a souvent des collaborateurs.

Au Maroc, il s’était entouré

d’ouvriers auxquels il a progressivement

laissé une place de plus

importante dans son processus de

création. De retour en France, il a

repris le contrôle de ses toiles, aidé

de quelques assistants – plus classiquement

des étudiants d’écoles d’art.

Une autre bascule s’est produite.

Il dit aujourd’hui se laisser aller

davantage au plaisir de peindre, se

laisser la liberté d’apposer des toiles

enduites de peinture sur la surface

du tableau pour évoquer le drapé

d’un rideau bleu, de faire surgir un

coin de ciel familier dans le feuillage

des arbres d’une forêt touffue, loin

du regard sur les maîtres. De la peinture,

c’est ce qu’il fait.

Anaël Pigeat

« Alexandre Lenoir », 7 mars-

11 avril 2020, Almine Rech,

64, rue de Turenne, 75003 Paris,

alminerech.com

Alexandre Lenoir, Casablanca, 2018,

acrylique et huile sur toile. Courtesy de

l’artiste et Almine Rech. Photo Rebecca Fanuele

Trois questions à…

Almine Rech

Après Paris et Bruxelles, vous

avez ouvert des espaces à

Londres, New York et Shanghai

en juillet dernier. Êtes-vous

satisfaite de ces expériences

et imaginez-vous d’autres

développements internationaux ?

Pour le moment, je ne prévois pas

d’autres ouvertures. Ouvrir un

espace est en général une question

de personnes et de circonstances.

Bruxelles, j’y ai vécu un certain

nombre d’années, et j’ai eu envie

d’y implanter la galerie. Ensuite,

un de mes collaborateurs

déménageait à Londres, et

je voulais continuer à travailler

avec lui. Pour New York et

Shanghai, ça a été la même chose.

Aujourd’hui, il faut voir comment

évolue la situation anglaise,

mais il me semble que pour

le marché de l’art, cela ne va pas

changer grand-chose.

Votre programmation semble

refléter un nouvel élan pour

la peinture.

Je me suis rendu compte qu’il y

avait un dogme, notamment en

France, selon lequel une génération

de critiques et d’écrivains était

anti-peinture – ce qui n’était pas

le cas en Allemagne ni aux États-

Unis. L’art conceptuel était devenu

si fort qu’ils reniaient la peinture

comme quelque chose de passéiste.

Aujourd’hui, cette peur s’est diluée.

Les artistes se sont libérés et

se laissent aller au geste impulsif

et naturel qui est celui du peintre.

Comment avez-vous rencontré

Alexandre Lenoir ?

J’ai eu vent de son travail par

une de mes collaboratrices et

par un collectionneur que j’aime

beaucoup. Je suis allée le voir

dans son atelier – ce que je fais

régulièrement quand on me parle

d’un artiste que je ne connais pas.

Il m’a montré l’évolution

de son travail, de ses œuvres

les plus anciennes à aujourd’hui.

Actuellement, nous parlons

avec lui très sérieusement d’une

collaboration à long terme. N’ayant

pas d’espace libre pour faire une

exposition, nous avons improvisé

en transformant un show-room

en project room – ce que nous

allons développer, car c’est très

dynamisant pour la galerie.

Alexandre Lenoir, Dominique, 2020,

acrylique et huile sur toile. Courtesy de

l’artiste et Almine Rech. Photo Rebecca Fanuele


20 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Expositions

la résurrection

de Pompéi

La cité antique, bientôt à l’honneur

au Grand Palais, à Paris, renaît de ses

cendres grâce à un immense chantier

de mise en sécurité et de restauration

du site. Les archéologues procèdent

à des fouilles d’une ampleur inédite.

Paris. Dominé par la présence obsessionnelle

et vaguement menaçante

du Vésuve, le site archéologique

de Pompéi, inscrit depuis 1997 sur

la Liste du patrimoine mondial de

l’humanité de l’Unesco, offre l’instantané,

quasi photographique,

d’une florissante cité romaine du

i er siècle de notre ère. Sans l’éruption

brutale du volcan qui l’enveloppa, en

l’an 79, d’un manteau de pierres et

figea dans une sidération muette

la totalité de la ville et de ses habitants,

l’imaginaire des ruines chez

les voyageurs et les artistes n’aurait

sans doute pas été le même…

Le site de Pompéi

est extraordinaire dans

la mesure où il nous

permet d’entrer dans

la vie quotidienne

du petit peuple, et pas

seulement des élites

et des classes aisées.

Mais, près de trois siècles après sa

découverte en 1748, sous le règne de

Charles III d’Espagne, force était de

constater que Pompéi « vivait une

seconde mort ». Subissant l’assaut

de près de quatre millions de touristes

par an, les pavés de ses voies

se déchaussaient, les fresques de

ses villas perdaient de leurs couleurs

et s’écaillaient inexorablement…

Aussi, lorsque des pluies

diluviennes provoquèrent, à la fin

de l’année 2010, l’effondrement de

la Schola Armaturarum (Maison

des gladiateurs) et de la Maison du

moraliste, archéologues et scientifiques

s’émurent et lancèrent un

cri d’alarme. Deux ans plus tard

naissait le Grande Progetto Pompei

(Grand Projet Pompéi), doté d’un

budget de 105 millions d’euros

financé par l’État italien et l’Union

européenne.

En cet hiver 2019, nous rencontrons

dans son bureau le professeur

Massimo Osanna, qui occupe,

depuis 2014, le très convoité poste

de directeur général du parc archéologique,

auquel il vient d’être reconduit.

« Des 66 hectares sur lesquels

Portrait d’une figure féminine,

peut-être la maîtresse

de maison, i er siècle, fresque,

Pompéi, Maison au jardin.

© Gedeon Programmes

s’étendait la ville antique, seuls

44 hectares ont été dégagés. Mais

aujourd’hui, notre priorité est de

stabiliser sur une longueur de 3 kilomètres

les talus de 5-6 mètres de

haut qui menacent de s’effondrer sur

les zones déjà mises au jour. Ce sont

donc des problèmes de conservation

du site qui dictent notre programme

de fouilles », explique

ainsi l’archéologue, en réponse aux

critiques de ses détracteurs qui lui

reprochent d’être à l’affût de nouvelles

découvertes.

rechercher pour

mieux découvrir

Il faut dire que Pompéi est un eldorado

inépuisable où les merveilles

affleurent tels des récifs à marée

basse, comme cette fresque exhumée

le long de la via del Vesuvio

représentant l’étreinte sensuelle de

Léda, la reine de Sparte, avec Zeus

métamorphosé pour la bonne cause

en un majestueux cygne blanc.

« Lors de nos travaux de stabilisation

des pentes, un léger éboulement

de lapilli [pierres volcaniques] a

soudain fait surgir le détail d’un

personnage humain. Nous n’avons

pas eu le courage d’interrompre la

fouille, et la fresque de Zeus et de

Léda est apparue dans sa miraculeuse

beauté », raconte avec émotion

l’archéologue.

Conduites de novembre 2017

à avril 2019, dans un périmètre

trapézoïdal de 1000 m 2 donnant

sur la via di Nola, au cœur d’un

quartier encore inexploré baptisé

Regio V, d’autres fouilles ont révélé,

quant à elles, l’existence de deux

vastes demeures : la Maison au jardin,

nommée ainsi en raison de son

bel espace vert et, précédée d’une

habitation plus modeste, la Maison

d’Orion, dans laquelle ont été mises

au jour deux mosaïques exceptionnelles

représentant le héros chasseur.

Il faut voir, là encore, le regard

de Massimo Osanna s’allumer lorsqu’il

explique avec fougue l’iconographie,

totalement inédite, d’un des

deux pavements : « La déesse Gaïa

a envoyé un scorpion pour punir

Orion de s’être vanté de vouloir tuer

tous les animaux de la terre. Mais

on assiste ici à une scène très rare,

qui n’est autre que la transformation

du héros en constellation. Ses

ailes de papillon symbolisent sa

métamorphose. »

Parmi les splendeurs exhumées

à ce jour, l’on découvre une

magnifique fresque représentant

la Néréide Amphitrite qui ornait

vraisemblablement la devanture

d’un thermopolium, sorte de fastfood

du monde romain. Son degré

de raffinement en dit long sur la

richesse de la petite cité vésuvienne !

Brossée d’un trait plus rapide, une

En haut : vue des fouilles en cours

dans la Regio V, Pompéi.

© Gedeon Programmes

Ci-dessus : Vénus sur son char tiré

par des éléphants, i er siècle, fresque,

Parc archéologique de Pompéi.

© Parco archeologico di Pompei,

Amedeo Benestante

autre peinture montre deux gladiateurs

s’affrontant dans un farouche

combat. On reconnaît le vaincu aux

flots de sang qui s’échappent de ses

blessures… « Le site de Pompéi est

extraordinaire dans la mesure où

il nous permet d’entrer dans la vie

quotidienne du petit peuple, et pas

seulement des élites et des classes

aisées. Cette fresque provenait vraisemblablement

d’une échoppe ou

d’une taverne fréquentée par des

gladiateurs ou des amateurs de combats

», suggère Massimo Osanna.

Mais au-delà de ses trésors,

Pompéi s’avère un formidable

« laboratoire de recherche » qui

offre aux archéologues l’occasion

d’expérimenter de nouvelles

méthodologies. « Composée de

soixante personnes, notre équipe est

pluridisciplinaire et comprend des

architectes, des ingénieurs, des topographes,

des géologues, des anthropologues,

des archéozoologues, des

paléobotanistes, des restaurateurs,

des épigraphistes, des informaticiens,

des photographes… C’est en

outre la première fois que l’on peut

conduire une campagne de fouilles

de cette ampleur avec l’apport des

technologies les plus modernes »,

se félicite ainsi Massimo Osanna.

La plus grande fierté de l’archéologue

et de son équipe réside cependant

dans cette inscription, de prime

abord modeste, découverte au cœur

de l’atrium de la Maison au jardin.

Tracée rapidement au fusain,

elle contredit purement et simplement

la date auparavant admise

de l’éruption du Vésuve. La tragédie

se serait en effet produite à la

fin du mois d’octobre de l’an 79, et

non le 24 août comme on le pensait

jusqu’alors…

À grand renfort de projections

immersives et de reconstitutions

3D réalisées par la société Gedeon

Programmes, l’exposition du

Grand Palais invitera ainsi le public

à partager l’émotion de ces toutes

dernières découvertes, scientifiques

et spectaculaires à la fois. Frissons

garantis !

Bérénice Geoffroy-Schneiter

« Pompéi. Promenade immersive.

Trésors archéologiques. Nouvelles

découvertes », 25 mars-8 juin 2020

(programmation sous réserve

en raison de la fermeture des musées

liée à la crise sanitaire due

au Covid-19), Grand Palais,

3, avenue du Général-Eisenhower,

75008 Paris, grandpalais.fr


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

21

Expositions

Van Eyck à Gand : leçon

magistrale de virtuosité

Le musée des Beaux-Arts de Gand présente la plus grande

exposition jamais consacrée à Jan van Eyck et à son temps.

Or, l’événement, pensé pour être un blockbuster, n’est pas

sans soulever de questions.

Le nom du site Internet dédié à

L’Agneau mystique de la cathédrale

Saint-Bavon, à Gand, « Closer

to Van Eyck », a quelque chose

d’ironique quand on songe que,

depuis 2012, le retable n’en finit pas

d’être restauré et que les conditions

de présentation de L’Adoration de

l’Agneau mystique dans l’église ne

changent pas : jusqu’au déménagement

prévu le 8 octobre 2020,

l’épaisse vitre de protection entre le

polyptyque et les visiteurs demeure.

Néanmoins, l’exposition du musée

des Beaux-Arts, qui réunit la moitié

du corpus peint de Jan van Eyck,

permet enfin de voir les huit panneaux

restaurés du retable fermé,

ainsi qu’Adam et Ève, qui le seront

prochainement.

Du jamais vu depuis 1550

La Vierge du chancelier Rolin

du musée du Louvre (Paris) et

Les Époux Arnolfini de la National

Gallery (Londres) n’ont pas fait le

voyage, mais qu’importe. L’œuvre

phare est le polyptyque de L’Agneau

mystique, autour duquel toutes les

sections de l’exposition ont été imaginées.

En 2012, la dizaine de restaurateurs

appelés à travailler sur ce

projet devaient se contenter d’ôter

la couche de vernis du milieu du

xx e siècle, qui obstrue la lecture de

l’œuvre. Découvrant que les importants

repeints (70 % de la surface)

réalisés vers 1550 par Lancelot

Blondeel et Jan van Scorel ont été

apposés sur un vernis suffisamment

épais pour avoir préservé au fil du

temps l’œuvre originale, le comité

scientifique a pris le parti de revenir

à l’état de 1432. Le résultat, spectaculaire,

laisse apparaître des détails

subtils méconnus, comme les pages

du livre du prophète Michée ou les

toiles d’araignée derrière Joos Vijd

(le commanditaire), la transparence

d’une carafe, des sommets enneigés

dans le fond du panneau central, ou

une tour d’Utrecht. Le changement

le plus surprenant concerne les

yeux de l’agneau mystique, celui-ci

ayant jusqu’alors une allure bovine

alors que Van Eyck lui avait donné

un aspect anthropomorphe et un

regard humain.

Si Van Eyck n’a pas inventé

la peinture à l’huile,

il joua certainement

un rôle dans sa diffusion

en Italie, puisque ses

œuvres étaient envoyées

dans toute l’Europe.

Présentés comme des tableaux

autonomes au sein de l’exposition,

les panneaux extérieurs de

L’Agneau mystique scandent le

propos des commissaires, décidés

à présenter Van Eyck comme un

artiste « total » : portraitiste virtuose,

peintre de natures mortes, fin

connaisseur en botanique (soixantequinze

variétés de végétaux sont

peintes sur le retable)… Il est surtout

capable de hisser la peinture à son

plus haut niveau de perfectionnement

dans son Saint François recevant

les stigmates ou le Diptyque

de l’Annonciation (Madrid, Museo

nacional Thyssen-Bornemisza). Ce

dernier est présenté dans la section

dédiée à ses liens avec la sculpture,

qui mérite à elle seule le déplacement,

incitant le visiteur à réfléchir

à la place si particulière que les grisailles

occupent dans l’histoire de la

peinture après Van Eyck.

Jan van Eyck, Saint François recevant

les stigmates, 1440, huile sur vélin

sur panneau, Philadelphia Museum

of Art, John G. Johnson Collection.

Courtesy Philadelphia Museum of Art

Flamands contre Italiens

Antonello de Messine dans l’atelier

de Van Eyck (Bourg-en-Bresse,

musée de Brou), peint par Joseph-

François Ducq, plonge le spectateur

dans l’une des légendes vasariennes.

Dans la Vie d’Antonello de Messine,

Giorgio Vasari consacre un long

passage au secret de la peinture

« si longtemps désiré » et découvert

par « Jean de Bruges, homme habile

dans son art et passionné par l’alchimie

». Voyant à Naples un tableau

à l’huile de Van Eyck que possédait

le roi Alphonse, Messine aurait tout

abandonné pour se rendre dans

les Flandres et gagner la confiance

du maître. Il ne l’aurait pas quitté

sans avoir appris tout ce qu’il désirait

connaître et, après la mort de

Van Eyck, il serait rentré en Italie

avec le précieux secret. Cette rencontre

imaginaire qui ne concorde

pas avec les dates – Van Eyck mourut

alors qu’Antonello n’était pas

adolescent – a nourri, siècle après

siècle, les débats entre savants. Si

Van Eyck n’a pas inventé la peinture

à l’huile, il joua certainement un rôle

dans sa diffusion en Italie, puisque

ses œuvres étaient envoyées dans

toute l’Europe.

La rivalité entre école flamande et

école italienne apparaît chez l’un des

premiers biographes de Van Eyck,

Bartolomeo Fazio, qui le crédite des

mêmes connaissances en géométrie

que ses contemporains florentins

– un point sur lequel les spécialistes

sont sceptiques. Si les commissaires

de l’exposition situent « la révolution

optique de Van Eyck » dans « une

perspective plus large » en exposant

Fra Angelico, Paolo Uccello,

Pisanello, Masaccio, Benozzo

Gozzoli et Domenico Veneziano,

leur intention est de montrer la

supériorité absolue et la précocité

de Van Eyck. Or, les confrontations

d’œuvres ne sont enrichissantes qu’à

condition de comparer ce qui est

comparable, et les peintures choisies

ne rendent pas justice aux artistes

de la péninsule. Manque d’ailleurs

Messine et ses couleurs à l’huile chatoyantes.

À elle seule, La Vierge de

l’Annonciation de Palerme (Galleria

Regionale della Sicilia) aurait peutêtre

permis aux visiteurs de relativiser

quelque peu leurs impressions,

sans rien enlever au « génie » flamand,

et enrichi le dialogue, comme

le font les confrontations avec les

œuvres de Petrus Christus, dont certaines

auraient été peintes vingt ans

après la mort de Van Eyck.

En 1933, Émile Renders publie à

Paris et à Bruges Hubert van Eyck,

personnage de légende, un opuscule

destiné à prouver que ce peintre

aurait été inventé par la ville de

Gand pour s’approprier une partie

de l’aura des Van Eyck, ceux-ci étant

l’une des gloires de Bruges, où Jan

van Eyck passa la dernière décennie

de sa vie. Si l’existence d’Hubert

van Eyck est attestée, aucune

œuvre de sa main n’est aujourd’hui

connue. Hormis le fait qu’il aurait

commencé L’Adoration de l’Agneau

mystique, avant que son cadet ne

prenne le relais à sa disparition,

comme en témoigne le quatrain

inscrit sur l’extérieur des panneaux

latéraux (« Le peintre Hubert

van Eyck, qui n’eut jamais d’égal,

entama cette œuvre. Et son frère Jan,

le deuxième en art, compléta cette

tâche difficile à la demande de Josse

Vijd. Avec ce verset, il vous invite à

voir ce qui a été accompli le 6 mai

[1432] »).

Là encore, les commissaires de

l’exposition laissent le visiteur sur sa

faim. Dans le volumineux ouvrage

publié par Flammarion sur L’Agneau

mystique, Maximiliaan Martens

reconnaît qu’il n’existe « aucune

base fiable autorisant à attribuer

à Hubert la réalisation de certaines

zones de L’Agneau mystique »,

puisque l’on ne connaît pas d’œuvre

de sa main. Ce qui est confirmé dans

Jan et Hubert van Eyck, L’Adoration

de l’Agneau mystique, 1432,

volets extérieurs, huile sur panneau,

cathédrale Saint-Bavon, Gand.

© lukasweb.be – Art in Flanders

le catalogue de l’exposition gantoise :

« Et même à notre époque, à l’heure

où les moyens technologiques les

plus récents nous offrent une vision

à l’échelle microscopique et en dehors

du spectre visuel, et nous permettent

d’analyser la peinture à la fois au

niveau élémentaire et moléculaire,

nous ne sommes pas en mesure de

trouver la main d’Hubert. » Ainsi,

l’examen microscopique des volets

extérieurs n’a pas permis de détecter

d’autres mains que celle de Jan.

Si le chercheur de l’université de

Gand propose d’attribuer à Hubert

van Eyck une large partie des études

préparatoires, aucune attribution

nouvelle n’est émise pour un certain

nombre d’œuvres données à

l’atelier de Van Eyck, notamment

le diptyque Saint Jean-Baptiste

et Vierge à l’Enfant du Louvre ou

l’énigmatique Saint Jérôme dans son

cabinet d’étude (Detroit, Institute of

Arts), alors que les huit années de

recherche effectuées auraient pu

nourrir les connaissances sur les

œuvres prêtées. Le mystère reste

surtout entier pour la Crucifixion du

Museum Boijmans Van Beuningen,

présentée comme « Jan van Eyck et

atelier ».

Carole Blumenfeld

« Van Eyck. Une révolution

optique », 1 er février-30 avril 2020,

musée des Beaux-Arts,

Fernand Scribedreef 1, 9000 Gand,

Belgique, mskgent.be/fr

À lire : Danny Praet et Maximiliaan

Martens (dir.), L’Agneau mystique.

Van Eyck, Paris, Flammarion, 2019


22 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Expositions

Au commencement

était la peinture

Le Museo Guggenheim, à Bilbao, revient sur les évolutions

picturales moins connnues de l’artiste brésilienne Lygia Clark,

dans les années 1950.

Bilbao. De l’œuvre de Lygia Clark

(1920-1988), l’histoire de l’art a

surtout retenu, comme son geste le

plus radical, l’obsession qu’elle avait,

dans les années 1960-1970, d’inventer

des « objets relationnels », libérés

du cadre convenu d’une œuvre

plastique à contempler. À l’instar

des fameux « objets transitionnels »

théorisés par les spécialistes de la

petite enfance, ses objets (sacs plastiques

gonflés d’eau ou d’air, filets à

légumes, pierres…) visaient à éveiller

chez le spectateur des sensations

physiques particulières et, par

cette interaction avec la matière, à

explorer sa subjectivité, à stimuler

l’esthésie. Devenue psychanalyste à

la fin de sa vie, après avoir suivi une

analyse en France avec le psychiatre

Pierre Fédida (lui-même attiré par la

phénoménologie et par l’art), Lygia

Clark s’intéressait à ce qu’elle nommait

« la structuration du soi ».

Sans rien réinventer, elle

absorbait tout, s’inspirait

de tout, captait l’essentiel

des révolutions picturales

des années 1950, des

carrés constructivistes à

l’abstraction géométrique,

de l’art optique au

mouvement néo-concret.

Ses objets n’avaient de sens que

dans cette visée d’un art au service

de la psyché, à l’image de sa célèbre

installation créée pour la Biennale

de Venise en 1968, La maison est

le corps (pénétration, ovulation,

germination, expulsion), constituée

de quatre espaces successifs,

séparés par des murs élastiques

(coussins remplis de sable et de

billes, poches pleines d’eau, tissus,

masques, que le visiteur pouvait

manipuler). Cet art thérapeutique,

où les formes et les objets aident à

mieux se connaître, a fait de Lygia

Clark une figure tutélaire de la

scène culturelle brésilienne. Liée

dès le milieu des années 1960 à des

mouvements artistiques majeurs,

comme le tropicália (tropicalisme)

et la Nova Objetividade, elle fut au

cœur de la vitalité créative du pays.

Quelque peu peu oubliée dans les

années 1980-1990, elle est redécouverte

en Europe depuis une quinzaine

d’années. Une exposition au

musée des Beaux-Arts de Nantes

Lygia Clark, Superfície modulada,

1955, peinture industrielle sur Eucatex,

collection Ana Eliza et Paulo Setúbal.

Courtesy The World of Lygia Clark

en 2005, « Nous sommes le moule.

À vous de donner le souffle », insistait

ainsi sur son impact essentiel, en

particulier sur son art d’impliquer le

spectateur dans ses installations et

ses sculptures.

La nature et

la fonction combinées

Pourtant, si, dans la dernière partie

de sa vie, Lygia Clark considéra sa

démarche comme appartenant au

champ exclusif de la thérapie plutôt

qu’à celui de l’art, elle héritait ellemême

d’un parcours existentiel au

centre duquel la peinture rayonna

en majesté. C’est précisément à

l’émergence et au déploiement de

son tempérament de peintre que

se consacre la belle exposition du

Museo Guggenheim : « Lygia Clark.

La peinture comme champ d’expérimentation,

1948-1958 ». Organisée

par Geaninne Gutiérrez-Guimarães

à l’occasion du centenaire de la

naissance de l’artiste, elle s’attarde

spécifiquement sur ses premiers

élans artistiques, en amont de ses

expérimentations corporelles et de

ses réflexions thérapeutiques, pour

consigner une forme de croyance

spontanée et pleine dans les ressources

de la peinture.

Moins connues que ses peintures

dépliées ou que ses Bîchos (sculptures

faites de plaques de métal),

les compositions qu’elle peignit

de 1948 à 1958 sont la trace de sa

volonté, continuelle et évolutive,

d’étendre son champ. Avant même

de s’extraire du cadre de la toile, elle

Lygia Clark, O Violoncelista, 1951,

huile sur toile, collection particulière.

Courtesy The World of Lygia Clark

cherche, dès ses débuts, à élargir le

cadre de la peinture, à l’intérieur de

la toile. Aux premières figurations

(portraits, intérieurs domestiques)

succède très vite son goût pour

l’abstraction, né probablement de

sa proximité avec Fernand Léger,

dont elle suivit les cours à Paris

entre 1950 et 1952, et dont l’esprit

imprègne une toile comme

Le Violoncelliste (1951).

L’exposition consigne parfaitement

combien Léger ne fut que le

premier des peintres à partir duquel

sa créativité se déploya et se transforma

sans cesse, en un dialogue

constant avec les mouvements de

son époque. Sans rien réinventer,

elle absorbait tout, s’inspirait de

tout, captait l’essentiel des révolutions

picturales des années 1950, des

carrés constructivistes à l’abstraction

géométrique, de l’art optique au

mouvement néo-concret.

Dès 1954, elle rejoignit, à Rio

de Janeiro, le Grupo Frente qui, aux

côtés de Hélio Oiticica, Lygia Pape

ou Ivan Serpa, promut les principes

de la forme pure et de l’objectivité

dans la continuité de l’art concret

européen. Au sein de ce groupe,

Lygia Clark s’essaya à une esthétique

géométrique épurée, jusqu’à vouloir

remettre en question les conventions

spatiales du plan. Elle s’intéressait

déjà aux relations entre art et architecture,

comme le suggèrent ici

trois maquettes d’espaces intérieurs.

Le champ expérimental

Au fil du parcours, structuré en

trois parties chronologiques qui

sont autant d’étapes sur le chemin

de ses explorations, le visiteur se surprend

à deviner tous les peintres en

elle. Comme si Lygia Clark avait eu,

dès l’origine, ce talent de les abriter

secrètement, moins pour les parodier

que pour les parfaire, moins

pour les copier que pour les sublimer.

Des « Premières années, 1948-

1952 » aux « Variations de la forme :

la modulation de l’espace, 1957-

1958 », en passant par l’« Abstraction

géométrique, 1953-1956 », l’on croise

bien des fantômes. La présence spectrale

de quelques grands peintres

de son temps (Josef Albers, Aurelie

Nemours, Piet Mondrian, Robert

Motherwell, Ellsworth Kelly…)

Lygia Clark, Contra relevo, 1959,

peinture industrielle sur bois,

collection Jones Bergamin, Rio de

Janeiro. Courtesy The World of Lygia Clark

souligne combien son approche de

la peinture semble ne se fixer sur

rien d’autre qu’un double principe

d’ouverture et de renouvellement

permanent.

Si cette indétermination peut

donner l’impression d’un geste qui

se cherche, on peut aussi y voir l’indice

d’une créativité infinie. Pour

Lygia Clark, la peinture fut bien

ce « champ expérimental », terme

qu’elle formula dans une conférence

en 1956, préfigurant, à partir

de ce médium primordial, tout ce

qu’elle entreprit dès les années 1960,

au-delà de la peinture, donc. Mais

en abandonnant ce médium, elle lui

resta d’une certaine manière fidèle,

en prolongeant l’existence de son

« champ expérimental », appliqué

par la suite aux objets plutôt qu’aux

traits de pinceau.

Sa magistrale série Superficies

moduladas (Surfaces modulées,

toiles réalisées entre 1955 et 1957)

composée de formes en zigzag,

d’angles aigus et de motifs rythmiques,

mais aussi son magnifique

Contra Relevo (Contre-relief,

1959), qui clôt le parcours en même

temps que sa décennie picturale,

traduisent ici le double mouvement

paradoxal qui caractérise son

œuvre : un accomplissement de la

peinture enchevêtré à l’annonce de

son éclipse. Jouant avec la surface de

la toile de son Contre-relief, l’artiste

annonce qu’une autre dimension

l’attire : celle d’un espace entier, d’un

volume au sein duquel le regardeur

s’agite dans une relation concrète

aux objets.

En explorant les prémices de cette

attraction pour l’espace dans son

amour de la peinture, l’exposition du

Museo Guggenheim documente, en

l’affinant, la compréhension d’une

œuvre majeure du xx e siècle qui,

dans sa variation même, a toujours

cru en la force des formes pour soutenir

les regards fuyants et muscler

les corps inquiets.

Jean-Marie Durand

« Lygia Clark. La pintura como

campo experimental, 1948-1958 »,

6 mars-24 mai 2020,

Museo Guggenheim Bilbao,

2, avenida Abandoibarra,

48009 Bilbao, Espagne,

guggenheim-bilbao.eus


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

23

Expositions

Vue de l’exposition « Fabien Giraud &

Raphaël Siboni. Infantia (1894-7231) »,

Institut d’art contemporain

de Villeurbanne/Rhône-Alpes.

© Thomas Lannes

Voyages temporels

Fabien Giraud et Raphaël Siboni proposent une exposition in situ,

entre faits historiques et dystopie.

Villeurbanne. Avec sa chronologie d’anticipation

au long cours, de 1894 à 7231, The Everted

Capital, la nouvelle saison réalisée par Fabien

Giraud et Raphaël Siboni, dont le prologue

et les deux épisodes inauguraux sont pour la

première fois réunis à l’Institut d’art contemporain

de Villeurbanne/Rhône-Alpes (IAC),

joue la carte de l’uchronie, même si le duo

parlerait probablement plus volontiers de

« narrations spéculatives ». Quoi qu’il en soit,

il s’agit de prendre part, en tant qu’artistes,

à l’écriture de nouveaux imaginaires, de proposer

des récits alternatifs au capitalisme

et au futur de la valeur, à partir d’« objets »

(animaux, végétaux ou minéraux utilisés au

cours des siècles comme monnaie), d’événements

(une communauté fondée par William

Lane, le père du communisme australien) ou

de représentations historiques (le discours de

Richard Nixon, en 1971, sur la fin des accords

de Bretton Woods). Le tout en passant par une

réévaluation des relations de l’homme à son

humanité – sa finitude – et à son biotope (avec,

ou plutôt, sans).

Tentons d’en faire un résumé : en 7231, la

mort touche à nouveau une communauté de

communistes immortels. Ils vivent autour

du Soleil, sur une sphère de Dyson, dont la

mise en fonction a été annoncée en 1971 par

Richard Nixon. La construction de cette

mégastructure aura nécessité le démantèlement

complet de la Terre. Au cours de son allocution,

débute la prise d’otages d’une poignée

d’immortels par un groupe de mortels, ce qui

va durer 3 000 ans et aboutir à la naissance

d’un enfant qui « est plus que la vie ». Lequel,

de la vie, de la mort ou du « plus que la vie »,

ferait la meilleure valeur d’échange ?

Répétitions

Aussi dystopiques que métaphysiques, ces

épisodes sont le résultat de performances filmées.

Une scène d’une heure est ainsi répétée

et travaillée dans ses différences, à vingt-quatre

reprises. À l’IAC, cette structure narrative est

appliquée au reste de l’espace, la réminiscence

et la mise en abîme d’éléments extraits des

films jouant sur une logique d’épuisement.

Dans cette ambiance crépusculaire, les gisants

sont vivants, le sel et la colophane, qui servent

traditionnellement à conserver les corps, se

mêlent à la moisissure, des caméras de télévision

filment des masques qu’un algorithme

mute en bébé crépitant, un tronc d’arbre se

transforme en bureau présidentiel, les murs

suintent, et les rouages d’une mystérieuse

dynamique transpercent l’espace…

Nouvel enjeu dans la pratique de Fabien

Giraud et Raphaël Siboni, l’installation traduit

l’ambition de proposer une expérience totale,

bien que prenant le risque d’être potentiellement

décevante dans sa répétition. Elle envisage

avant tout l’espace d’exposition comme un

corps-machine, un musée-enfant – l’IAC étant

une ancienne école –, à moins qu’il ne s’agisse

d’une matrice, d’un vaisseau-mère dont la

mise en branle des mécanismes annoncerait

une évacuation imminente ou, déjà, une vie

orbitale.

Raphaël Brunel

« Fabien Giraud & Raphaël Siboni.

Infantia (1894-7231) », 21 février-

3 mai 2020, Institut d’art contemporain

de Villeurbanne/Rhône-Alpes,

11, rue Docteur-Dolard, 69100 Villeurbanne,

i-ac.eu

Fabien Giraud & Raphaël Siboni, The Everted

Capital (1971- 4936), saison 2, épisode 2, 2019.

© Fabien Giraud & Raphaël Siboni


24 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Grand témoin

« D’une certaine manière,

je suis l’un des derniers modernes »

À Genève, le Mamco consacre une rétrospective à Olivier Mosset.

Rencontre avec l’auteur du Cercle noir sur fond blanc, dont l’approche

de la peinture n’a presque pas changé depuis ses débuts en 1964.

Votre carrière s’étend sur

près de soixante ans.

Comment avez-vous organisé

cette rétrospective à Genève ?

Je ne m’en suis pas occupé. Ce sont

Lionel Bovier, directeur du Mamco

[musée d’Art moderne et contemporain],

et Paul Bernard, conservateur,

qui ont tout géré en se concentrant

principalement sur mes peintures,

mais aussi en choisissant des œuvres

d’autres artistes avec lesquels j’ai

collaboré. Ils ont réalisé un travail

incroyable en trouvant certaines

pièces que j’avais complètement

oubliées. Je ne sais plus où sont

toutes mes œuvres. En fait, je n’aime

pas parler de tout ça. Je suis vieux,

vous savez, quasiment à la retraite.

Vous dites ne pas aimer parler

de votre travail. Pourtant,

une fois que vous êtes lancé,

vous êtes intarissable.

Je n’aime pas non plus être pris en

photo. Les expositions, par contre,

j’aime beaucoup. C’est un moyen

de voir le travail dans son entier

et de comprendre de quoi il s’agit.

Comment cela ?

Le sens de ma peinture apparaît

après coup. Sur le moment, je ne me

dis pas que répéter des toiles avec

un cercle noir sur un fond blanc traduit

une critique de l’œuvre unique

ou que peindre des toiles rayées

est un moyen de mettre en crise

le principe de la signature. J’ai la

même attitude envers les travaux

des autres. Lorsque je regarde un

Rothko, j’imagine ce qu’il a voulu

faire, mais je me trompe peut-être

sur son intention.

une chèvre avec un pneu autour du

ventre. Je me suis dit : si ça, c’est de

l’art, alors on peut tout faire. C’est

vraiment ce qui m’a poussé à devenir

artiste. Et aussi le fait que le plafond

de ma chambre d’enfant était peint

de scènes de la Bible en grisaille.

J’étais fasciné par Adam et Ève chassés

du paradis. À l’occasion de mon

exposition à la Kunsthalle de Berne

en 2011, quelqu’un avait réussi à

retrouver l’appartement. Le décor

était toujours là. J’en ai reproduit

certains éléments en photographie

pour en faire une édition.

« Pendant six mois, Buren,

Parmentier, Toroni et

moi parlons beaucoup

et théorisons les concepts

de la répétition et de

l’absence de signature. »

À 17 ans aussi, vous décidez

de partir travailler à Paris

chez Jean Tinguely…

Je suis arrivé à Paris en 1963, avec

la ferme intention de faire de l’art.

Dans un café, j’ouvre un annuaire et,

à la rubrique « Artistes », je tombe

sur Jean Tinguely. Il travaillait

impasse Ronsin, où se trouvait aussi

l’atelier de Constantin Brancusi. Je

vais le voir, et il m’engage. Au début,

je devais surtout l’accompagner sur

les chantiers pour aller chercher

de la ferraille. Mais nous parlions

beaucoup. C’est à cette époque que

je fais mes débuts d’artiste. Ma première

pièce ressemblait un peu à

du Rauschenberg. À la suivante, j’ai

intégré des bouteilles cassées et des

cigarettes. On sentait l’influence du

Nouveau Réalisme. C’était aussi le

moment où Niki de Saint Phalle, la

deuxième femme de Tinguely, tirait

à la carabine sur des ballons remplis

de peinture qu’elle accrochait

sur des toiles blanches. Je me disais

qu’avant qu’ils ne soient éclaboussés,

ces tableaux sans rien étaient

très bien aussi. J’ai alors commencé

à créer des pièces blanches. Je peignais

des paquets de cigarettes

blancs qui avaient un petit côté

Donald Judd. J’ignore d’où m’est

venue cette idée. Il n’y avait pas

vraiment de magazine d’art. Kasimir

Malevitch et le Minimal Art, je les

ai découverts plus tard. Sans doute

y avait-il quelque chose dans l’air en

réaction à l’expressionnisme abstrait

américain.

1963, c’est aussi la date de

votre toute première exposition.

Oui, à Neuchâtel, une exposition

d’étudiants. Après avoir travaillé

pour Tinguely, je suis retourné

en Suisse. Mes parents m’avaient

inscrit dans une école privée où je

n’allais presque jamais, car je préférais

passer le plus clair de mon

temps au cinéma. J’ai exposé deux

toiles qui n’existent plus. J’avais

écrit « The End » sur la première et

« R.I.P. » sur la seconde. En 1964,

je retrouve Tinguely à Lausanne,

alors que la Confédération lui a

commandé une grande sculpture

pour l’Exposition nationale suisse.

Il m’embauche pour travailler avec

lui sur cette sculpture, Eureka. En

Suisse, Tinguely n’était pas encore

célèbre. C’est grâce à cette exposition

qu’il est devenu dans son pays

presque l’égal de Picasso. Juste après

avoir passé ma maturité [l’équivalant

suisse du baccalauréat], je

le rejoins à Paris. Je deviens son

apprenti pour des raisons liées à une

assurance-vie que m’a laissée mon

père, décédé quelques années auparavant.

J’assiste également Daniel

Spoerri, et je peins des toiles avec

un « A » majuscule.

En 1966, vous peignez

un cercle noir sur fond blanc.

Quelles ont été les circonstances

de la création de ce motif

devenu iconique ?

J’avais un ami à Neuchâtel qui s’appelait

Jacques Sandoz, qui réalisait

des films. Il m’a demandé une toile

qui pourrait servir dans le décor de

l’appartement où il tournait. Je lui

ai donné ce cercle noir peint sur

une toile blanche de format carré.

C’est dans ce court métrage, intitulé

It’s my life (and I do what I want),

qu’on la voit pour la première fois.

J’en ai ensuite vendu une au critique

Otto Hahn, qui était venu dans mon

atelier à Paris. Quelque temps plus

tard, deux autres, à Yvon Lambert

et à Rudolf Zwirner, le père du galeriste

David Zwirner. Mais c’est à la

galerie Rive Droite [Paris], fin 1968,

que j’expose pour la première fois

une série de cercles noirs.

Yvon Lambert, Otto Hahn,

Rudolf Zwirner… Comment

expliquez-vous le succès auprès

de ce public très connaisseur

d’une toile peinte par un jeune

artiste de 22 ans ?

Je ne sais pas. Il y avait une espèce

d’ouverture. Le fait de répéter ce

cercle évoquait le travail d’Andy

Warhol à New York, même si, en

fait, lui ne répétait pas vraiment. Le

côté boring de ces œuvres intéressait

peut-être les gens.

On a dit aussi qu’elles

représentaient le « O » d’Olivier

ou le degré zéro de la peinture…

Et qu’après le « A », j’avais fait un

« O ». Mais c’est plus compliqué.

En 1966, je n’ai pas encore vu les

peintures de Malevitch, mais je

connais le travail de Jasper Johns, de

Morris Louis et de Kenneth Noland,

que j’ai vu à la Biennale de Venise

de 1964. Avant le cercle, j’ai peint des

Vous avez dit : « L’avantage

de mon métier, c’est que lorsque

je me lève le matin, je sais

de quoi ma journée sera faite. »

Être artiste, ce n’est pas

une profession sérieuse ?

Ah si, la peinture, c’est très sérieux.

Mais, chez moi, cela participe au

départ d’une difficulté à exprimer

les choses au moyen du langage.

Lorsque j’étais au gymnase [l’équivalent

suisse du lycée en France],

je m’intéressais à la littérature et

à la poésie, à des auteurs comme

Stéphane Mallarmé. Puis un jour,

ma mère m’emmène voir une exposition

collective à la Kunsthalle de

Berne, où étaient présentées des

œuvres de Robert Rauschenberg.

J’avais 17 ans et je me souviens de sa

sculpture Monogram, qui représente

Vues de l’exposition « Olivier Mosset »

au Mamco. © Annick Wetter/Mamco


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

25

Grand témoin

toiles avec des points ou juste une

ligne, comme des sortes de Barnett

Newman qui auraient basculé à

l’horizontale. Je me souviens qu’au

moment de l’Exposition nationale

de 1964 avait été organisée au palais

de Rumine, à Lausanne, une exposition

sur l’art dans les collections

suisses. Dans un coin, au milieu des

Picasso et des Renoir, était accroché

un tableau de Piet Mondrian. J’ai

trouvé ça presque subversif. Je crois

que c’est à ce moment-là que je me

suis dit qu’avec la peinture abstraite,

tout est possible.

Salvador Dalí est aussi venu

à votre vernissage à la galerie

Rive Droite. Comment était-il ?

Qu’est-ce qui l’intéressait chez

vous alors que vous ne faisiez pas

exactement la même peinture ?

Il était très généreux et au courant

de ce qui se passait. Il m’a invité à

venir le voir dans la suite qu’il occupait

à l’hôtel Meurice. Un jour, en

passant devant, je suis monté. Nous

avons parlé de ce que je faisais, de

Malcolm Morley dont il connaissait

parfaitement le travail alors que ce

n’était pas encore un artiste très

connu, de Warhol et de Vermeer

bien sûr. Le plus amusant, c’est

qu’en privé, il parlait français sans

aucun accent. C’est lors de ses apparitions

en public qu’il entrait dans

son personnage.

Vous avez aussi rencontré

Marcel Duchamp…

Il est venu à la manifestation que

nous avions organisée, Daniel

Buren, Michel Parmentier, Niele

Toroni et moi-même, au musée des

Arts décoratifs. Mais je ne lui ai

pas vraiment parlé. C’est plus tard,

à l’occasion de son exposition avec

[Raymond] Duchamp-Villon, que

j’ai osé lui adresser la parole. Il se

trouvait seul dans l’exposition. Je

lui ai demandé s’il en était content,

histoire d’engager la conversation.

Il m’a répondu : « Oui, je suis très

content… » Et il a tourné les talons.

Buren, Parmentier et

Toroni justement. Comment

vous êtes-vous rencontrés ?

En 1966, Otto Hahn me dit qu’un

peintre veut me parler. Il s’agit de

Buren, qui a vu mon cercle accroché

chez lui. Il participe alors avec

Parmentier à une exposition collective

à la galerie Jean Fournier.

Ce que j’y vois m’impressionne fortement.

Buren et Parmentier me

présentent ensuite Toroni. Tous

ensemble, nous voulions que les

choses bougent dans l’art. Pendant

six mois, nous parlons beaucoup et

théorisons les concepts de la répétition

et de l’absence de signature.

« John Armleder m’a

“remis” en Suisse. Sans lui,

cette rétrospective au

Mamco n’existerait pas.

Quand j’étais à Paris,

je ne criais pas sur tous

les toits d’où je venais

et, en Suisse, personne

ne savait vraiment

ce que je faisais. »

Puis vous mettez le concept

en pratique. Le « groupe » tient

neuf mois avant de se séparer.

Pourquoi ?

En fait, cela fonctionnait entre nous

tant que nous parlions. Dès que nous

avons appliqué la théorie, revendiquant

mutuellement les toiles des

uns et des autres, les choses se sont

compliquées. Buren se plaint toujours

en disant que le groupe BMPT

n’a jamais existé. Ce qui est en partie

vrai, car le nom est en effet l’invention

d’un journaliste. Reste que nous

avons utilisé le terme « groupe » une

fois, lors de notre séparation : dans

un tract, en 1967, Parmentier écrit

que « le Groupe Buren – Mosset –

Parmentier – Toroni n’existe plus ».

C’est à ce moment-là que nous nous

fâchons un peu. Parmentier arrête

tout. Buren et Toroni exposent à

Lugano, où ils demandent aux visiteurs

de faire les tableaux. Mais je

ne suis pas invité. Après, nous avons

exposé tous les trois une dernière

fois à Lyon.

S’ils n’ont pas réussi avec

Buren, Toroni et Parmentier,

l’échange et la collaboration

fonctionnent bien en revanche

avec Steven Parrino et Cady

Noland. Et surtout, depuis

des années, avec John Armleder,

dont vous êtes très proche.

Comment l’expliquer ?

John Armleder m’a « remis » en

Suisse. Sans lui, cette rétrospective

au Mamco n’existerait pas. Quand

j’étais à Paris, je ne criais pas sur

tous les toits d’où je venais et, en

Suisse, personne ne savait vraiment

ce que je faisais. J’ai rencontré John

à l’époque où il tenait sa petite galerie,

Ecart, à Genève. Je n’étais pas

forcément fan des artistes Fluxus

qu’il exposait et que je ne prenais

pas vraiment au sérieux, mais lui

était passionnant. Notre première

collaboration a été une rampe de

skate que nous avons installée à la

Biennale de Lyon en 1993. Ensuite,

il y a eu les expositions à trois avec

Sylvie Fleury. Nous nous appelions

AMF. Les initiales de nos trois

noms forment aussi l’acronyme

d’American Machine and Foundry,

un fabricant de matériel de bowling

ayant participé à la production de

Harley-Davidson, et sont bien sûr

un clin d’œil ironique à BMPT. John

est un artiste très important. Si,

d’une certaine manière, je suis l’un

des derniers modernes, lui est

l’un des derniers postmodernes.

Il y a eu ensuite Mai-68,

un événement qui vous marquera

durablement. Qu’espériez-vous ?

Que le monde change, comme tout

le monde. Et que l’art change le

monde. Un peu bêtement, j’ai dit à

ce moment-là qu’en 1915, Malevitch

a peint le Carré noir sur fond blanc,

deux ans avant la Révolution russe.

Et que moi, en 1966, je faisais des

cercles noirs sur fond blanc, deux ans

avant Mai-68. J’ai été arrêté, une

seule fois. C’était après les événements,

vers la fin de l’année. J’ai été

interrogé à un assez haut niveau.

Lorsque j’ai demandé le renouvellement

de ma carte de séjour, dans les

années 1970, on me l’a refusé. Je suis

donc revenu en Suisse pour mieux

repartir à New York en 1977. Les

gens parlaient des artistes conceptuels.

C’était là-bas que les choses se

passaient.

Que connaissiez-vous de l’art

contemporain américain ?

Peu de choses. En 1967, j’avais

accompagné Tinguely et Niki à

l’Exposition universelle de Montréal,

où ils ont réalisé Le Paradis fantastique,

un ensemble de sculptures

monumentales installé sur le toit

du Pavillon français. J’en avais profité

pour aller à New York, où j’avais

découvert les peintures de Malevitch

au MoMA [Museum of Modern

Art] et les toiles de Robert Ryman.

Je me souviens avoir trouvé cela

intéressant, mais sans plus. Je me

disais : tiens, d’autres artistes font

comme nous. J’ai aussi rencontré

Andy Warhol pour la première fois.

Qui signera d’ailleurs

une de vos toiles…

Bien plus tard, en 1985. Nous nous

entendions bien, même si c’était

quelqu’un de difficile à saisir. Lors

d’une soirée à laquelle je ne participais

pas, quelqu’un lui a conseillé

d’entamer une collaboration avec

moi. Il a répondu : d’accord, faisons

cela tout de suite. Il a pris un de

mes monochromes jaunes qui était

accroché là, et l’a signé et daté.

À quoi ressemblait la scène

artistique new-yorkaise à la fin

des années 1970 ?

C’était le grand retour de la figuration,

à travers des artistes comme

David Salle, Julian Schnabel, Georg

Baselitz et toute la Trans-avantgarde

italienne. Je me dis qu’un

type comme moi, qui peint de

grandes toiles rouges, aura des problèmes.

C’est pourquoi je m’inscris

en 1980 au département d’art visuel

et d’histoire de l’art à la Columbia

University. Pour une histoire de

visa, mais aussi dans le but de devenir

enseignant. Lorsque j’en sors

diplômé, en 1983, le monde de l’art

est en train de changer. On parle

toujours de Jean-Michel Basquiat et

de Keith Haring, mais le Néo-Géo

est arrivé et la Radical Painting de

Marcia Hafif commence à émerger.

J’ai quand même enseigné, mais très

peu, à New York et à Genève.

La Suisse cultive une longue

tradition de peinture abstraite.

En Suisse romande, en

particulier, des artistes comme

Francis Baudevin, Christian

Floquet ou Stéphane Dafflon ont

bâti l’essentiel de leur carrière en

travaillant sur le monochrome.

Des peintres plus jeunes se

lancent aussi dans cette aventure

– je pense à Frédéric Gabioud

ou à Sylvain Croci-Torti.

Croyez-vous qu’à notre époque

ce genre de peinture soit encore

un sujet, un enjeu de l’art ?

C’est vrai qu’en Suisse romande,

la situation est un peu particulière.

John Armleder, les écoles de

Genève (la HEAD) et de Lausanne

(l’ECAL) et moi, nous avons sans

doute installé une forme de tradition.

Cela dit, dans chaque école

d’art, il y aura toujours un étudiant

qui peindra un monochrome. Parce

que c’est quelque chose de possible.

Et je trouve cela très bien.

La moto est indissociable de

votre identité. Vous vous prenez

en photo dessus. Vous avez

filmé un road-trip de plus

de trois heures, parcourant

la Californie en Harley pour

voir toutes les pièces de land art.

Qu’est-ce qui vous plaît dans

la vie de biker ?

Au début, j’aimais l’objet. J’ai

acheté ma première moto à Paris

4 000 francs. C’était une Harley

que je trouvais très belle. Peu à peu,

je suis entré dans la culture biker.

À New York, je rencontre Indian

Larry, qui réalisait des customs

[personnalisations] incroyables. Je

lui propose d’exposer ses créations

avec mes toiles en me disant que,

s’il y avait des motos posées devant,

les gens regarderaient peut-être

mes tableaux. Indian s’est tué sur

la route, et j’ai oublié cette histoire.

L’exposition a finalement eu lieu

avec les gens qui avaient repris son

garage. Plus tard, je me suis mis en

tête de construire une Harley à partir

de rien. C’était pour l’exposition

en plein air organisée à Môtiers, en

Suisse, tous les cinq ans. La moto

a ensuite été montrée à la Fiac [à

Paris], où elle a été vendue.

Au vernissage de votre

rétrospective, le Mamco a fait

venir le chanteur Christophe

pour mixer vos paroles sur

des sons électroniques. En son

temps, Jacques Higelin avait

composé Le Minimum, une

chanson sur vous. Quel rapport

entretenez-vous avec la musique ?

Dans les années 1960, j’étais un

peu snob. J’écoutais [Karlheinz]

Stockhausen et Pierre Boulez. Il y

avait bien sûr les Beatles, auxquels

il était difficile d’échapper. Même

Paul McCartney est venu voir notre

première exposition, de Buren,

Parmentier, Toroni et moi. Cela

avait excité tout le monde, sauf moi

qui m’en fichais un peu. C’est la

moto qui m’a vraiment ouvert au

rock. Tucson [Arizona] est une

ville de musique, j’y ai produit

des disques avec des groupes du

coin. On a même fait une tournée,

le Cactus Tour, auquel le groupe

Calexico a participé. Christophe,

je ne le connaissais pas avant. Le

Centre d’art de Neuchâtel (CAN)

lui avait demandé de poser de la

musique sur une conversation que

j’avais eue avec les responsables du

lieu. C’est à cette occasion que je l’ai

rencontré. Il est drôle. Il vit la nuit

comme une rock-star dans son studio

d’enregistrement, entouré de ses

guitares et de sa collection de jukebox.

Et il porte un véritable intérêt à

la peinture contemporaine.

Vous résidez à côté de Tucson,

en plein désert. Alors que vous

revendiquez une liberté absolue

dans tout, n’est-ce pas compliqué

de vivre dans un pays où la

politique envers les émigrés et

les étrangers n’a jamais été aussi

dure ? D’autant que vous habitez

littéralement à la frontière

mexicaine…

C’est vrai que ce n’est pas simple

tous les jours. Les États-Unis

restent néanmoins un pays vaguement

démocratique. Si j’étais plus

jeune, peut-être que je partirais.

Cela dit, j’ai un projet artistique à

ce sujet. Je n’en dis pas plus. Depuis

que j’ai été arrêté à Paris, j’ai appris

à me taire…

Propos recueillis par Lionel Decosterd

« Olivier Mosset », 25 février-

21 juin 2020, Mamco, 10, rue

des Vieux-Grenadiers, 1205 Genève,

Suisse, mamco.ch


26 The Art Newspaper Édition Française

Littérature

Numéro 18, avril 2020

Nous publions chaque mois un texte de création littéraire.

Amélie Lucas-Gary nous livre ici un récit inédit. Avril est un extrait

du journal d’un artiste français de 38 ans en avril 2020.

avril

PAR Amélie Lucas-Gary

Courtesy The Floor, Brooklyn

Amélie Lucas-Gary est l’auteure de trois romans :

Grotte (2014), Vierge (2017) et Hic, qui vient

de paraître au Seuil. Entretenant un rapport

étroit et ancien avec les arts visuels, elle est

fréquemment sollicitée par des artistes pour écrire

et accompagner leur travail. Il s’agit toujours

de fictions : elle a ainsi récemment imaginé After,

courte forme théâtrale pour Flora Moscovici,

ou Valériane Valériane, une promenade pour

la monographie de Thomas Lanfranchi.

Lundi 30 mars

J’achète de la mauve pour en manger les feuilles ; je les équeute, les lave et les

cuis comme des épinards, mais à la fin je me coupe le pouce avec le couvercle en

métal d’une conserve de tomates.

La pulpe saigne, d’un rouge trop laiteux, identique à celui des fruits dans la boîte,

comme si une larme de blanc s’était mêlée à mon sang. Je mets un pansement

et ne pense plus aux mauves.

Plus tard, en me couchant, je sens mon cœur battre tout au bout de mon doigt.

Mardi 31 mars

Quitter Mars sans regrets.

Ma résidence débute dans quelques jours. J’achète sur Internet des billets trop

chers pour la Mayenne. Je regarde sur Google Maps le temps que ça prendrait

en voiture, en vélo, à pied. Mes paupières tombent sur l’écran alors que je cours

au milieu d’une forêt de dolmens. Je monte sur le plus gros des mégalithes ;

couché, il devient mon cheval d’arçon. Coupé, casse-noisette, ciseau, dégagé, je

finis par dormir pour de bon, les bras croisés sur mon clavier. Je me réveille au

milieu de l’après-midi avec une marque en travers du visage qui ne s’effacera

qu’à la nuit tombée.

Mercredi 1 er avril

Depuis l’enfance, tous les premiers du mois d’avril, je m’en souviens, c’est l’anniversaire

d’une camarade de classe qui s’appelait Olympia. Si elle vit encore

aujourd’hui, où qu’elle soit, elle a 38 ans.

Jeudi 2 avril

Je passe à l’atelier pour réceptionner une commande de bois. Un artiste avec

lequel je partage l’espace écoute une émission scientifique sur les os : j’apprends

que la moelle change de couleur et de nom quand le corps vieillit. Du jaune elle

passe au gris.

Vendredi 3 avril

Gare Montparnasse, je croise par hasard un type qui porte un sweat que je lui

ai prêté il y a des années, quand nous étions aux Beaux-Arts ; sur le torse est

imprimé en rose le mot anglais « promise ». Il est un peu gêné mais on rit.

Quand j’arrive à Laval, il fait nuit, mon voisin a disparu sans que je l’aie vu

se lever, ou descendre. Une voiture m’attend avec à l’intérieur quelqu’un dont

j’ignore encore le nom : une inconnue maquillée me conduit où je vais.

On traverse ensemble les champs à toute allure. Je ne vois d’abord que les bascôtés

de la route, l’herbe et les fossés éclairés par les phares de la Clio. Un lièvre

s’enfuit, avec, dans le coin de l’œil, un savoir qui me pique, puis je m’inquiète

des points rouges qui clignotent dans ce ciel, ce soir. Ils dessinent à mes yeux la

silhouette d’un immeuble trop grand, dressé dans la campagne. Ses arêtes, de

nombreux étages, des miradors, des antennes, un vaisseau, je dois me concentrer

pour ne plus voir ça, à notre droite, qui nous surplombe, mais plutôt les dizaines

d’éoliennes dont me parle mon chauffeur – ce sont des balises qui clignotent à

leur sommet pour sécuriser la navigation aérienne.

Samedi 4 avril

De la chambre où je me réveille, je vois des collines ; je pense que c’est l’est que je

regarde et que j’attraperai peut-être l’aube par cette fenêtre. Je n’ai aucune idée

de l’heure à laquelle se lève le jour à cette saison. Je règle au hasard le réveil de

mon téléphone à 7 h 28 pour le lendemain.

En face de mon lit, sur le mur blanc, est accrochée une inexplicable affiche d’enfance

: un dragon mauve crache du feu devant un château. Le coin supérieur

gauche de la feuille est déchiré, le papier garde les traces de nombreux plis

anciens. Je tâche d’imaginer qui a pu l’accrocher là ; cette chambre, qui l’a occupée

? Je m’intéresse à la genèse de cette bête, reptile volant, oiseau souterrain.

Qui l’a inventée sans même connaître l’existence et l’allure des dinosaures ? Je me

figure qu’à moi aussi des flammes irriguent les veines, que le foyer de ce feu sans

fin, c’est mon cœur. Les nuits prochaines, en cherchant le sommeil, je regarderai

l’affiche d’enfance, je mesurerai le prestige du dragon à l’aune de celui des sirènes,

de leurs seins, de leurs chants. J’aimerai une sirène. Au réveil, je serai chevalier.

Dimanche 5 avril

Les cloches de l’église voisine ne m’ont pas réveillé, mais leur tintement solennel

a pénétré mon rêve sans échos. Leur son d’airain a gonflé mon sommeil. Je dors

toute la matinée en pensant que le silence et le futur sont des fictions retentissantes.

J’ai mal au crâne au réveil ; je devrais boire plus d’eau.

Je marche pieds nus dans les couloirs déserts du centre d’art. Le dimanche personne

ne vient ; personne ne travaille hormis moi qui pourtant ne travaille pas

vraiment. Le code Wi-Fi qu’on m’a donné ne fonctionne pas. J’hésite à déranger

la directrice chez elle.

Je me douche, l’eau n’est pas assez chaude, j’hésite encore à lui téléphoner et je

regarde par la fenêtre. Assis en tailleur sur mon lit, mal séché, la serviette autour

de la taille, bien que j’ai froid, je ne bouge pas. Je voudrais aller pisser, peut-être

chier, mais j’ai la flemme. Je regarde dehors : le ciel est bleu, l’herbe verte, les couleurs

dures voudraient bien se mêler, l’une à l’autre, et au soleil, mais l’horizon du

matin reste au centre. Plusieurs heures passent comme ça sans que je fasse rien.

L’après-midi, je m’allonge sur un transat : au chaud sous ma couette éclatante, je

découvre des planches gravées d’André Vésale dans un livre d’anatomie.

Lundi 6 avril

J’écoute Nusrat et je pense que le monde a dû commencer en avril, avec des

fleurs comme celles-là aux branches des pommiers. On en discute en prenant un

café avec Margot, la chargée des publics, pour qui ce serait plutôt une question

de saison ; elle me parle de l’hiver. La directrice qui arrive semble absolument

désespérée par notre conversation.

Je feuillette rapidement un vieux hors-série de Connaissance des arts sur le

« paysage mystique » qui traîne dans les bureaux ; j’avais oublié l’effet du vent

sur les peupliers de Monet.

Mardi 7 avril

À pied, je rapporte de l’Intermarché cinq kilos de pommes en promotion. Je n’ai

presque plus de batterie, mais je télécharge une application pour reconnaître les

plantes : il y a justement au bord du chemin de la mauve que je n’avais pas su

identifier tout seul.

Mercredi 8 avril

Le vent d’ouest arrache aux pommiers toutes leurs fleurs. Pour voir, je sors : les

pétales blancs, légèrement rosés, me volent dans la figure. J’ouvre la bouche, un

pétale entre, se pose sur ma langue, je le mâche, je le mange.

Jeudi 9 avril

Six jours que je suis ici ; pas un dolmen.

Vendredi 10 avril

Demain, j’irai en car à Laval pour acheter de la peinture. Cette ville, je l’associe,

forcément, à l’homme compromis qui fut avant-guerre le témoin de mariage de

mes grands-parents.

Dimanche 12 avril

Comme la semaine précédente, je décide de traîner ma couette blanche dans

le jardin pour m’allonger au soleil. Dans le livre d’anatomie qui m’occupe le

dimanche, je trouve un problème posé par le savant irlandais Molyneux au

xviiii e siècle et rapporté par Locke dans son Essai sur l’entendement humain :

imaginons un homme né aveugle qui sait distinguer en les touchant un cube

d’une sphère. S’il guérissait et voyait soudain le monde pour la première fois,

saurait-il reconnaître et différencier les deux formes l’une de l’autre. « Est-ce que

par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et

quel est le cube ? »

Et moi, pourrais-je reconnaître ce que je n’ai jamais vu ?


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

27

Littérature

Lundi 13 avril

Lundi de Pâques. Je prépare des socles à l’atelier. Je me blesse le pouce à l’endroit

où déjà il était entaillé. Du sang se mêle à la peinture blanche encore fraîche.

Mardi 14 avril

Avant que mon train ne démarre, je regarde sur le quai d’en face un sac de voyage

qui ressemble beaucoup à l’un de ceux que j’ai laissés à Paris : c’est un sac noir,

très commun, qui roule, mais arbore une croix jaune énorme sur son dessus. J’ai

préféré pour venir ici en prendre un plus petit qui se porte à l’épaule.

Je regarde ce sac sur le quai en me demandant s’il est possible que ce soit le mien.

Puis soudain tout le monde le regarde aussi : le sac noir esseulé est au centre

du monde. Retentit dans toute la gare un appel pour savoir à qui appartient ce

bagage ; je l’entends par les portes encore ouvertes de la voiture, puis l’annonce

est aussi diffusée à bord.

Après un moment, le quai est évacué, un périmètre de sécurité défini, je me

demande si mon train déjà retardé finira par partir. Puis je songe à ce qu’il y a dans

ce sac, que je n’arrive pas à imaginer. Je me figure d’abord mes propres affaires,

puis un noir intense, je me dis que tout l’extérieur pourrait y être représenté éteint

et sans volume. Je me dis enfin que l’intérieur de ce sac n’existe peut-être pas.

Les démineurs arrivent, je ne reconnais pas leur matériel, j’imagine qu’ils scannent

le contenu du sac. Ils fixent ensuite quelque chose dessus, sur la croix justement,

et puis ils s’éloignent et moi aussi : mon train démarre et je lis Paris Match.

Mercredi 15 avril

Lino et Thành arrivent demain ; ils viennent passer le week-end à la maison.

J’ai peur qu’on se retrouve comme des inconnus. Nous ne nous sommes pas vus

depuis les dernières vacances, il y a deux mois. Ils grandissent et si je les irrite,

c’est simplement parce que je ne suis pas l’artiste qu’ils voudraient pour père.

Je prépare une poule au pot sans savoir si ça leur plaira. Je coupe la viande en

morceaux, la recouvre d’eau, puis j’ajoute une pincée de sel, des feuilles de laurier ;

je laisse mijoter comme ça deux bonnes heures à feu doux. Pendant ce temps, je

modifie la fiche Wikipédia de Juan Branco en fumant trois cigarettes. Je n’avais

pas fumé depuis vingt-et-un jours. J’ajoute ensuite des carottes, des navets et du

céleri dans l’eau.

Jeudi 16 avril

Avec les jumeaux, on passe l’après-midi aux Invalides ; on visite le tombeau de

Napoléon. Le dispositif nous impressionne : on apprend que le corps de l’Empereur

est enchâssé dans six cercueils – le premier en fer-blanc, le second en bois

d’acajou, les deux suivants en plomb, le cinquième en bois d’ébène protégé par

le dernier, en chêne. L’ensemble est contenu dans le tombeau en quartzite rouge

que l’on voit, posé sur un socle de granit vert, au fond d’une crypte inaccessible,

sous le dôme gigantesque.

On apprend aussi que sous la Révolution, avant d’être le tombeau de Napoléon,

cette ancienne chapelle de Louis XIV avait été le temple de Mars.

Dimanche 19 avril

Je reprends le train, content de quitter Paris. C’est Margot qui vient me chercher

et m’annonce, avec un regard un peu flou, que nous sommes invités à dîner le

lendemain chez Carmela T., un « soutien important du centre d’art », qui possède

un manoir dans les environs. Je dis oui ; ça m’amuse ces clichés.

Lundi 20 avril

Je ne sais pas ce que j’ai vu.

Mardi 21 avril

Je n’ai rien pu écrire en rentrant hier. Il faut que je revienne au début, que je

reprenne. Je dînais chez Carmela T. dans un manoir du xviiii e , avec quelques

autres : Margot, la chargée des publics, Anthony, le libraire de la ville voisine et

son compagnon mutique dont je ne parviens pas à retenir le nom, Stéphanie, une

artiste installée dans la région, et Marc, le maire – la directrice malade n’avait

pas pu venir finalement. Notre hôte avait préparé de la lotte à l’armoricaine.

Elle portait un petit pansement, à l’extrémité de l’index, et j’ai deviné pendant le

dîner qu’elle s’était, elle aussi, coupé le doigt avec le couvercle d’une conserve de

tomates. Avant de nous mettre à table, on a pris l’apéritif dans le jardin d’hiver :

une véranda ouverte sur une vallée dont nous ne pouvions rien voir à cette heure.

Carmela a commencé à nous décrire un décor impossible : un paysage d’hiver, tropical,

neigeux. Elle est drôle. On a tous ri, moi nerveusement, puis nous sommes

passés à table.

Après la lotte, le maire, qui connaît bien la maison, m’a proposé une cigarette. On

est sortis sur la terrasse et on a fumé sans dire un mot. On écoutait le silence et

doucement, le silence a changé. Ma cigarette n’a plus émis de fumée, l’extrémité

rougeoyait intensément et, alors que la lune était neuve et la nuit parfaitement

noire, une ombre est passée sur nous.

J’ai levé les yeux : un aplat noir glissait sur le ciel qui, lui, éclaircissait, tournant au

violet. Je ne voyais qu’une partie de la forme, l’orientation des deux seules lignes

que je devinais me laissait imaginer un genre de boomerang ; l’échelle de ce que

je voyais m’échappait. Je pressentais la démesure.

Le maire a levé les yeux aussi, et il a alors eu un sourire que je n’oublierai pas.

C’était ravissant ce moment. On n’osait pas bouger, de peur que tout disparaisse.

Mais les autres sont sortis et rien n’a changé. On avait alors tous le nez en l’air

sur la terrasse ; le libraire riait, plusieurs souriaient, Carmela dansait carrément.

La sombreur de ce qui nous survolait éclairait paradoxalement le paysage, et je

découvrais à droite une peupleraie, bien haute, et quelques rochers étranges que

je n’avais pas vus jusque-là.

La forme est passée doucement au-dessus de nous ; il s’agissait qu’on la voie, et

bien. Puis elle a frôlé la cime des peupliers, et elle a filé si vite que je pourrais dire

qu’elle a disparu.

Nous sommes tous rentrés immédiatement dans la maison. Nos yeux pleuraient.

Personne n’avait envie de parler, nous savions ce que nous avions vu, je crois.

Il fallait profiter des horizons intimes ouverts par cette rencontre, on est restés

comme ça dans les fauteuils en velours du salon jusque tard dans la soirée.

De mon côté, je tâchais d’imaginer l’intérieur du boomerang. Incapable de me

débarrasser de l’impression d’un aplat, j’espérais très fort une profondeur à ce

que j’avais vu.

À vrai dire, je voudrais passer ma vie à imaginer l’intérieur de ce vaisseau, me

représenter ce qui peut couler dans les veines de ses occupants et leur décerner

mille possibles visages.

C’est l’absolu de la fiction et de la forme désirable, les ovnis.

Mercredi 22 avril

Je passe toute la journée sur Instagram. Une artiste poste des photos de chevaux

qui sautent dans les flammes. À San Bartolomé de Pinare, en Espagne, on bénit

la ville en faisant traverser le feu à des centaines de bêtes et leurs cavaliers.

Jeudi 23 avril

C’est une question de forme, et moi je m’accroche encore à des idées.

Vendredi 24 avril

À l’atelier : retour à la figuration.

Samedi 25 avril

Je lis mon horoscope. Je veux entendre des voix.

Dimanche 26 avril

Je ne quitte pas l’atelier.

Lundi 27 avril

Au milieu de la matinée, un homme passe pour l’entretien du chauffe-eau.

Personne ne m’avait prévenu, et je suis gêné par mon odeur enfermée. Je lui dis

que je suis malade, je toussote ; lui ne répond rien, refuse mon café.

Un peu plus tard, du papier d’Arménie brûle dans une coupe, la fenêtre est grande

ouverte, et je regarde son nez. Il m’en rappelle un autre : très droit, long, un peu

trop proche de la bouche. Impossible de toucher le bout du mien avec la langue ;

lui doit pouvoir. Il m’explique comment fonctionne le chauffe-eau. Puis je lui

signale un radiateur bruyant ; on va voir et il dit que c’est de l’air qui s’est infiltré.

Je demande d’où vient cet air ; lui répond de l’eau. Il ouvre alors le robinet du

radiateur et en laisse sortir quelques gouttes : elle est grise, opaque, elle sent le

cuir. Il ignore pourquoi.

Mardi 28 avril

Je rentre à Paris pour des rendez-vous. J’ai peur d’oublier ce que j’ai vu.

Mercredi 29 avril

Après l’amour, Sophie me raconte que deux amis à elle font de la marche nordique

la nuit dans le bois de Vincennes. Elle voudrait les photographier au flash comme

des animaux sauvages surpris dans la forêt noire. Je pense à l’intérieur de la nuit, à

Georges Shiras. Qu’est-ce qu’il y a dans la nuit ? Des amis en costume de nylon qui

marchent trop vite, la bouche entrouverte, s’aidant de bâtons. Des amis marchent

dans la nuit pour mesurer la profondeur de l’ombre.

Jeudi 30 avril

J’apprends que Mary Higgins Clark est morte il y a exactement trois mois, à

Naples, en Floride.


28 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Livres

Le journal d’un fou

La spécialiste de l’art brut Lucienne Peiry sauve de l’oubli

l’Italien Fernando Nannetti, qui passa trente-huit ans

entre les murs d’un asile psychiatrique.

L’une des fonctions des livres, qui

en fait des objets si émouvants, si

aimables, si précieux, est de sauver

de l’oubli leurs personnages, dont la

voix continue de résonner bien après

que les auteurs eux-mêmes se sont

tus. Ainsi en est-il pour Le Livre

de pierre, que Lucienne Peiry, spécialiste

de l’art brut, fait paraître

aux éditions Allia. En évoquant

Fernando Nannetti (1927-1994),

en reproduisant ses œuvres alors

qu’elles ont en grande partie disparu,

elle contribue en effet à sortir

des limbes la destinée solitaire de cet

homme, électricien schizophrène.

C’est heureux.

À la fin des années 1950, interné

à l’hôpital psychiatrique de Volterra,

en Toscane, Nannetti grave les murs

de la promenade des malades avec

pour seul outil le modeste ardillon

de son gilet. Il y inscrit, neuf années

durant et sur 70 mètres de long, une

prose cosmogonique et pacifiste,

ponctuée de figures schématiques.

Nannetti utilise une graphie très

stylisée, manière pour lui de brouiller

la lecture, effet renforcé par l’écriture

en boustrophédon (une ligne de

gauche à droite, une ligne de droite

à gauche). Grâce à un infirmier frais

émoulu d’une école d’art et qui a su

gagner la confiance de l’artiste, ce

texte a toutefois pu être déchiffré et

restitué.

Des photographies

pour seule mémoire

L’analyse de Peiry, redondante

sur l’état mental de Nannetti et

les conditions de création, aurait

gagné à être plus précise quant aux

gravures – quelques citations ne

suffisent pas à traduire la richesse

annoncée de leur contenu – et à

leur organisation spatiale, ainsi

qu’au contexte de leur redécouverte.

Si le rapprochement avec la

poésie futuriste et la qualification

d’avant-gardiste du mélange texte/

dessin (effectif depuis le xix e siècle

chez William Blake ou Victor

Hugo, par exemple) convainquent

peu, ils témoignent efficacement

des contradictions inhérentes à la

notion d’art brut et à son histoire : la

reconnaissance par le milieu culturel

(à l’initiative de Jean Dubuffet,

suivi ensuite de nombreux artistes,

conservateurs et galeristes) d’expressions

marginales ignorant leur

propre devenir artistique.

Au cours des années 1970, l’hôpital

psychiatrique de Volterra est

laissé à l’abandon. Les gravures,

aujourd’hui presque toutes détruites

par les assauts du temps, sont alors

photographiées par le documentariste

Pier Nello Mannoni. Nannetti

est quant à lui transféré dans une

autre institution où, désormais, il

dessinera au stylo-bille sur papier.

Certaines de ces photographies et

une vingtaine de ces dessins, inédits,

ornent l’ouvrage, sauvant, par

leur beauté même, Nannetti de l’oubli,

lui qui, en trente-huit années

d’internement, ne reçut jamais la

moindre visite.

Camille Viéville

Lucienne Peiry, Le Livre de pierre,

Paris, Allia, 2020, 80 pages, 7 euros

ART ET Télévision,

un étrange mariage

Clémence de Montgolfier publie une étude

quasi exhaustive sur la représentation de l’art

à la télévision depuis un demi-siècle.

Depuis une vingtaine d’années,

l’Institut national de l’audiovisuel

(INA) encourage l’étude et la mise

en valeur de son fonds, en ouvrant

ses archives et en récompensant,

voire en finançant des recherches

menées à partir d’elles. Clémence

de Montgolfier a bénéficié de cette

politique, et sa thèse de doctorat

en sciences de l’information et de

la communication, avec laquelle

elle a obtenu le prix de la recherche

de l’InaTHÈQUE en 2018, est

aujourd’hui publié avec le soutien

du Comité professionnel des galeries

d’art. La double formation de

l’auteure, qui a étudié l’art avant de

s’orienter vers l’analyse des médias,

sert assurément son projet de mise

au point sur les représentations de

l’art contemporain telles qu’elles ont

été formulées par et pour la télévision,

depuis la création du ministère

de la Culture, en 1959.

Même si Clémence de Montgolfier

commence par relever une forme

d’inadaptation de l’art au support

télévisuel, qui aboutit à sa présence

réduite ou, en tout cas, à une faible

visibilité dans les programmes, son

champ d’investigation n’en est pas

moins fort vaste : les cinquante

premières années d’expansion du

média, passé le temps des mises au

point techniques. Il lui a ainsi fallu

repérer, visionner, documenter et

Il a fallu repérer,

visionner, documenter

et comprendre près

de huit cents magazines,

documentaires et

émissions de débats…

comprendre les près de huit cents

magazines, documentaires et émissions

de débats qui forment en définitive

son corpus. Et c’est l’un des

grands mérites de l’ouvrage que de

l’avoir identifié et porté à l’attention

des lecteurs, d’en avoir facilité l’accès

par un certain nombre de données

chiffrées et, plus encore, par

des photogrammes qui sont autant

d’invitations à interroger plus avant

ce type d’images.

questions de proportions

On retient, parmi bien d’autres,

ces propos d’Adam Saulnier, journaliste

d’art à l’ORTF et animateur

des émissions L’Amour de l’art ou

Les Expositions : « Sachant que

l’écran de télévision constitue le

cadre à l’intérieur duquel tout se

passe, sachant que ce cadre se présente

sous la forme d’un rectangle,

dont les proportions sont semblables

à celle d’une enveloppe de type dit

commercial, et sachant qu’il faut y

faire entrer des œuvres qui peuvent

n’avoir aucun rapport de proportions

avec ce rectangle, comment

faire sinon jouer avec les détails, les

gros plans, les mouvements éloignés,

les mouvements de toute nature,

c’est-à-dire transposer ? » Que ces

considérations semblent éloignées

de la téléréalité actuelle et de toutes

les stratégies de promotion de soi !

Sur plusieurs décennies, on

mesure ainsi les transformations

de ce moyen de communication qui,

on s’en aperçoit à la lecture, donne

fort peu de prise ; on le scrute à travers

l’angle précis des représentations

croisées : comment l’art est-il

montré à la télévision, et que révèle

celle-ci de l’image que la société s’en

fait ? Quelles images de l’art et de

l’artiste se trouvent ainsi diffusées

au grand public ? Et qu’a à faire la

médiation avec la médiatisation ?

Guitemie Maldonado

Clémence de Montgolfier, Quand

l’art contemporain passe à la

télévision – Représentations, récits

et médiations de 1959 à nos jours,

Paris, Hermann, 300 pages, 24 euros


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

29

Livres

La fuite du temps

selon Alexandre Leger

Roven, éditeur de la revue du même nom, publie aussi

des ouvrages sur le dessin contemporain, comme cette première

monographie consacrée au travail d’Alexandre Leger.

L’univers d’Alexandre Leger (né

en 1977), nourri de cataclysmes

naturels et de désespoirs à la fois

immémoriaux et d’une redoutable

actualité, associe le dessin aux

mots avec une jubilation évidente.

L’artiste récupère des papiers

anciens, registres imprimés et

autres cahiers d’écolier, recouvrant

par couches successives leur

Une œuvre poétique et

ironique sur une humanité

malade, qui n’est pas sans

rappeler, par ses accents

cataclysmiques, les

visions de William Blake

ou de Théophile Bra.

contenu – leçons de géographie

ou d’anatomie, fiches médicales,

etc. – tout en préservant certains

passages laissés lisibles, auxquels

se mêlent des figures inquiétantes

et des fragments textuels imaginés

par lui. Une œuvre poétique et

ironique sur une humanité malade,

qui n’est pas sans rappeler, par

ses accents cataclysmiques, les

visions de William Blake ou de

Théophile Bra. Le livre a été conçu

par Alexandre Leger et le graphiste

Arnaud Roussel, de la reliure pleine

toile grise sérigraphiée en rose, dont

les lettres semblent s’effacer, au

format proche du carnet de notes.

La qualité des reproductions a été

particulièrement soignée afin de

rendre les différentes natures de

support, y compris sur les gardes,

ornées d’aquarelles et de feuillets au

quadrillage chahuté.

Dans un essai éclairé, Vincent

Gille, qui d’ordinaire œuvre comme

commissaire à la Maison de Victor

Hugo (Paris), retrace la genèse du

travail d’Alexandre Leger, son goût

de l’écrit et sa nostalgie extrême

face à l’inexorable fuite du temps.

Un entretien, mené par Johana

Carrier et Marine Pagès, les deux

fondatrices des éditions Roven,

complète ce texte, en donnant

la parole à l’artiste. Ce dernier y

analyse sa pratique de la collecte

et de la série, mais aussi sa passion

pour des écrivains qui entretiennent

un lien fort avec l’image, à l’exemple

d’Antonin Artaud, e.e. cummings,

Pier Paolo Pasolini ou Georges

Perec. Il y aborde également les

mutations contemporaines à l’heure

de la crise environnementale :

« Cette question de l’avenir de la

planète ou de l’état du monde est

tout de même difficile à ignorer. Je

crois qu’elle a toujours existé [...],

mais de manière distante, centrée

sur l’homme, son devenir, comme

un exercice de pensée. Là, c’est réel,

c’est trivial, et j’y perçois une forme

de poésie qui n’y était pas forcément

associée avant, car la nature a très

longtemps été un idéal de beauté. »

Dans le cadre du prix du Club des

partenaires, le musée d’Art moderne

et contemporain de Saint-Étienne

Métropole, coéditeur de l’ouvrage,

expose depuis le 30 novembre 2019

des dessins de l’artiste.

Camille Viéville

Alexandre Leger. Hélas, rien ne

dure jamais pour toujours, Paris,

Roven éditions, Saint-Étienne,

musée d’Art moderne et

contemporain de Saint-Étienne

Métropole, 2019, 178 pages, 23 euros

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30 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Chroniques

La fabrique des lignées

Retour sur les pionnières des vidéos militantes

dans les années 1970-1980.

Comme le rappelle la philosophe

Geneviève Fraisse (La Suite de

l’histoire, Seuil, 2019) après Louise

Bourgeois, « […], il faut savoir

remonter le temps. Remonter le

temps, c’est indiquer des provenances,

des lieux antérieurs,

anciens qui font sens ; ou plutôt

non, qui font signe. Ces lieux ne sont

pas des points d’origine, des lieux

de commencement, simplement des

points de repère nécessaires parce

que pertinents. Désigner la provenance

permet de se fabriquer une

lignée. Ce que j’aime dans l’idée

de lignée, c’est le désir qu’elle porte

de s’adosser à l’Histoire, avec un

sentiment d’appartenance au

monde. » Cette histoire, celle des

arts, des idées, des luttes aussi, peut

parfois se fonder sur une histoire

familiale. Callisto Mc Nulty, réalisatrice

de films documentaires, rend

ainsi hommage à sa grand-mère,

la vidéaste Carole Roussopoulos

(1945-2009), à travers le récit de

son amitié créative avec Delphine

Seyrig (1932-1990).

À la faveur d’un film au montage

acéré, quoique étonnamment

joyeux, est révélé un pan méconnu

Virulentes et drôles,

ces émancipatrices

complices font se croiser

audaces politiques

et expérimentations

esthétiques.

de la carrière de l’actrice. Celle

qui fut dirigée par Jacques Demy,

Alain Resnais, François Truffaut

ou encore Chantal Akerman,

Marguerite Duras et Liliane

de Kermadec, passe de l’autre côté

de la caméra dès 1974. Elle prend

la direction d’œuvres filmées militantes,

notamment dans le cadre

de son engagement aux côtés du

Mouvement de libération des

femmes (MLF). Dans ce portrait

collectif, on apprend également que

Carole Roussopoulos fut une pionnière,

en France, de la technologie

vidéo et de son usage militant. À la

fin des années 1960, elle fait l’acquisition

précoce – juste après Jean-

Luc Godard, acheteur précurseur

de l’Hexagone – du premier modèle

de caméra portative autonome

disponible pour le grand public,

Callisto Mc Nulty, Delphine et Carole,

Insoumuses, 2018, film documentaire.

© Les Films de la Butte/Alva Films/

Centre audiovisuel Simone de Beauvoir

le fameux Portapak de Sony. Elle

anime sans relâche des stages d’apprentissage

destinés à toutes celles

qui le souhaitent, dont Delphine

Seyrig qui s’initie au médium et

rencontre sa future collaboratrice.

En 1982, celles-ci fondent, avec

Ioana Wieder, le Centre audiovisuel

Simone de Beauvoir, toujours

en activité et consacré à la préservation,

la production et la diffusion du

patrimoine audiovisuel des femmes.

Désireuses de prendre la parole

– et de la partager – sans passer par

l’intermédiaire d’un cinéaste, journaliste

ou autre porte-parole, ces

« insoumuses », pour reprendre le

mot-valise choisi par ses membres

afin de désigner leur association

féministe, Roussopoulos et Seyrig

se saisissent du nouvel outil de

communication, aussi maniable

qu’abordable, comme vecteur privilégié

de leurs revendications.

Virulentes et drôles, ces émancipatrices

complices font se croiser

audaces politiques et expérimentations

esthétiques pour mieux lutter

contre les stéréotypes sexistes

au cinéma (Sois belle et tais-toi,

1976-1981), l’aliénation au travail,

quel qu’il soit – elles soutiennent la

cause des ouvrières et des prostituées

–, et les méfaits du patriarcat

en général (Maso et miso vont en

bateau, 1976). Autant de thèmes qui

continuent aujourd’hui de réclamer

notre vigilance à toutes et à tous.

Béatrice Gross

Callisto Mc Nulty, Delphine et Carole,

Insoumuses, 2018, disponible

jusqu’au 2 mai 2020 sur arte.tv

« Insoumuses : Delphine Seyrig et

les collectifs vidéo féministes en

France dans les années 1970-1980 »,

25 septembre 2019-23 mars 2020,

Museo Nacional Centro de

Arte Reina Sofia, Calle Santa

Isabel, 52, 28012 Madrid, Espagne,

museoreinasofia.es

L’ART EN TEMPS DE CONFINEMENT

La distanciation sociale imposée peut-elle nous inciter à mieux partager

les ressources culturelles, richesse de vie au-delà des fonctions vitales ?

Les mesures décidées pour juguler

la pandémie de Covid-19 ont eu,

sur l’ensemble de la planète, des

effets majeurs dans le monde de

l’art, parmi lesquels la fermeture

des musées et autres lieux d’exposition,

des sites patrimoniaux et des

bibliothèques, ainsi que des espaces

de travail collectif. « En temps de

guerre », ces lieux ne sont en effet

« pas indispensables à la vie du

pays » (selon les termes de l’arrêté

gouvernemental du 14 mars 2020

décidant de la fermeture de la plupart

des lieux accueillant du public,

adjoints à ceux du président de la

République française dans son allocution

du 16 mars) ; personne ne le

contredira. À l’égard de ceux d’entre

nous pour qui les arts constituent le

centre de l’existence, il y a donc là

une sorte d’incitation à nous recentrer

sur l’essentiel. Or, particulièrement

en des temps d’inquiétude et

d’angoisse, l’art est essentiel, car il

est le signe par excellence de la vie,

dans la mesure précisément où la

vie ne se réduit pas aux fonctions

vitales.

Questionner nos habitudes

Nous sommes de longue date habitués

à nourrir notre rapport à l’art

par tous les moyens de reproduction

– notamment numériques –,

habitués à nous servir à distance

des importantes ressources numérisées

par les musées, les bibliothèques

et les centres d’archives,

qui constituent désormais un

immense continent d’images et

de textes, une véritable musée-bibliothèque-archive

mondiale. Mais

nous les utilisons généralement en

complément d’un accès direct aux

œuvres et aux sources, sachant par

expérience que toute relation qui ne

comporte pas une dimension matérielle

et concrète est incomplète et

potentiellement trompeuse. Dans

la situation actuelle, ces ressources

sont celles qui devront nous suffire.

En ces temps de globalisation

dont nous voyons souvent les effets

négatifs ou pervers, le caractère

global de la pandémie met un

grand nombre d’entre nous, dans le

monde entier, dans la même situation.

Il nous rapproche en quelque

sorte, au moment où doit s’installer

une « distanciation sociale »,

qui limite nos contacts physiques

à nos seuls proches mais se double

d’une prise de conscience de notre

responsabilité collective (puisque

chacun de nos gestes peut avoir

pour conséquence d’amplifier la

Rien ne doit nous

laisser penser que les

arts ne seraient pas

indispensables à la vie.

diffusion du virus et qu’il nous

appartient de préparer l’aprèspandémie).

Cette situation est à la

fois celle d’une perte – provisoire,

mais qui nous permet peut-être de

faire l’expérience à petite échelle

de ce qui se produit lorsqu’elle est

définitive ou totale – et celle d’un

recentrement – puisque nos activités

quotidiennes, en partie dictées

par des habitudes que nous ne questionnons

plus, sont interrompues ou

fortement transformées. Nous devenons

tous, plus explicitement que

jamais, dépendants des ressources

qui ont été assemblées pour notre

usage par d’autres que nous, et de

celles qu’un mélange de chance et

de travail, voire de privilèges, nous

a permis de constituer, dans nos

mémoires, dans nos ordinateurs ou

sur les rayonnages de nos bibliothèques

privées.

Rien ne doit nous laisser penser

que les arts ne seraient pas indispensables

à la vie. Lorsque nous

nous retrouvons soumis à une

retraite forcée, ils se débarrassent

simplement des oripeaux qui les

accompagnent trop souvent. Dans

leurs ateliers, physiques ou virtuels,

les artistes peuvent d’ailleurs

continuer à créer, d’autant plus que

le confinement n’est en quelque

sorte qu’une généralisation de leur

condition habituelle. Nous attendons

avec une certaine impatience

ce que cette situation inédite les

conduira à faire, les questions nouvelles

qu’elle va leur suggérer, les

solutions peut-être qu’ils lui apporteront.

En tout cas, en tant qu’historien

d’art attaché à questionner sans

relâche cette part essentielle de la

vie que constituent les arts visuels,

ceux qui ne se donnent pleinement

que dans une expérience concrète,

je prends cette situation comme une

invitation à comprendre mieux la

nature de cette expérience concrète

et à en partager mieux la richesse

avec ceux qui n’en ont pas encore,

ou plus, la conscience et la joie.

Comme Jean-Luc Godard le fait

dire à son alter ego dans Sauve qui

peut (la vie), citant à peu près la

Première Élégie de Duino de Rainer

Maria Rilke : « La beauté est le

début de la terreur que nous pouvons

supporter 1 .»

Ce n’est pas par hasard, je crois,

que le retour à la vie, la fin annoncée

de la crise du Covid-19 en Chine, a

pris pour signe, dans de nombreux

médias d’information généralistes,

la réouverture, le 14 mars aussi, de

plusieurs musées à Shanghai.

Éric de Chassey

1 Cette citation est reprise

dans son Livre d’image (2018).


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

31

Recherche

Ann Hamilton, maintenir le monde ouvert

En France, l’œuvre encore peu connue de cette artiste américaine n’a bénéficié à ce jour que

de deux expositions. Une première étude doctorale consacrée à l’ensemble de ses installations

en éclaire les fondements et en révèle les enjeux éthiques et philosophiques.

Renouveler nos modes d’attention,

se réapproprier le temps, réactiver

l’expérience sensible et vivante d’un

monde commun : telles sont les

intentions qui, depuis près de quarante

ans, animent le travail d’Ann

Hamilton. Figure importante de la

pratique de l’installation, l’artiste

américaine (née en 1956 à Lima,

Ohio) s’est fait connaître à la fin des

années 1980 par le caractère monumental,

la dimension performative

et la très grande qualité sensorielle

de ses environnements immersifs.

Souvent composées d’une quantité

surprenante de matières et d’objets

les plus divers, intégrant la présence

de l’homme et de l’animal, ses premières

œuvres plongent littéralement

le spectateur dans un bain

de sons, d’images, d’effluves et de

textures.

Une tonne et demi de crin

de cheval imprégné d’une forte

odeur de fumée (tropos, 1993),

750 000 pièces de 1 cent enduites de

miel (privation and excesses, 1989),

des carcasses de dinde en décomposition

(parallel lines, 1991), une

figure assise occupée pendant des

heures à remplir l’intérieur de sa

bouche avec de la mie de pain pour

en fabriquer l’empreinte (malediction,

1992)… L’excès, le caractère

hypnotique, sensuel ou repoussant

des gestes et des matériaux

placent souvent le public des œuvres

d’Ann Hamilton dans une situation

d’inconfort, de tension, voire

d’embarras, confronté à sa propre

expérience. Notre culture occidentale

nous a rendus craintifs et peu

confiants envers le savoir intuitif

que nous livre le corps et que nous

ne pouvons aisément objectiver par

le langage. Pour l’artiste, tout l’enjeu

consiste à maintenir le visiteur

aussi longtemps que possible dans

l’expérience immédiate, sensible

et non encore nommée : dans ce

moment de flottement, aux franges

de la conscience, où chaque image

mentale s’accompagne d’un halo de

relations implicites qui jouent un

rôle très actif dans la formation de

la pensée et de l’imagination.

Proximité sensible

et désir de présence

Constituées d’un réseau complexe

d’éléments qui s’entrecroisent, les

créations d’Ann Hamilton ont, dès

l’origine, été pensées et façonnées

comme un tissu, une surface enveloppante

fabriquée à la main, dans

le contact intime de la peau et du

matériau. Mais aussi dans l’effort

du labeur partagé entre l’artiste et

les nombreux bénévoles engagés

dans la réalisation de ses installations

souvent hors normes. Il y

malediction, Louver Gallery,

New York, 7 décembre 1991-

4 janvier 1992. © D. James Dee

aurait là presque un paradoxe,

puisque le gigantisme des œuvres

et la profusion qui les a longtemps

caractérisées célèbrent avant tout

l’échelle du corps et la portée du

geste répété – qui donne à chaque

action, si infime soit-elle, une valeur

particulière et le sentiment de sa

contribution au développement d’un

ensemble beaucoup plus vaste. Rien

de commun, à cet égard, entre les

installations de l’artiste américaine

et l’inclination à la démesure et au

sensationnalisme dont témoigne

aujourd’hui une certaine tendance

de l’art contemporain (celle qui

impose au visiteur un spectacle

désespérément vide en voulant

accentuer l’effet de sidération).

Dans les années 1990, qui ont vu

l’art de l’installation s’ériger comme

l’un des standards de la création

contemporaine, le primat qu’accorde

Ann Hamilton à la qualité attentionnelle

de l’expérience la situe d’emblée

à une place à part. Réalisée

in situ, chacune de ses pièces s’emploie

à faire résonner la présence

spécifique du lieu par l’agencement

poétique des matériaux soigneusement

collectés et intimement liés

au site. Dans indigo blue (1991) ou

encore mattering (1997), l’effet de

présence des objets et des matières,

la manière très particulière dont ils

Figure importante de la

pratique de l’installation,

Ann Hamilton s’est

fait connaître à la fin

des années 1980 par

le caractère monumental,

la dimension performative

et la très grande

qualité sensorielle

de ses environnements

immersifs.

appellent littéralement le visiteur

à travers la mémoire et l’histoire

qu’ils révèlent, convoquent chez ce

dernier cette hospitalité de l’écoute,

par laquelle il cesse de se demander

ce qu’ils signifient, pour s’ouvrir à

cette résonance. C’est la qualité d’attention

portée au caractère vague

et confus de ce chaos sensible qui

dévoilera donc la signification profonde

de l’œuvre, et toute la richesse

de l’expérience à laquelle elle invite.

L’espace des possibles

Une telle puissance d’évocation

pourrait du reste se limiter à sa

seule dimension phénoménologique,

si l’œuvre ne sous-tendait

une réflexion plus essentielle sur

le problème d’une perte observable

dans nos manières d’être et d’agir.

Ce, à une époque où nos multiples

prothèses et projections technologiques

ont considérablement

appauvri nos capacités les plus fondamentales

de sentir, de penser et

d’imaginer. Ces dernières années, les

empreintes de la main et les chœurs

physiques d’objets qui composaient

ces installations ont cédé la place

aux gestes plus immatériels de la

lecture, de l’écoute et de la parole.

Il s’agit désormais de produire des

formes, des situations ou des conditions

rapprochant les spectateurs

de leur sens de l’engagement et de

la participation.

Monumentale, l’installation the

event of a thread, présentée au

Park Avenue Armory, à New York,

en 2012, offrait ainsi le cadre

exceptionnel pour une expérience

partagée. Dans le va-et-vient continu

des voix et des quarante-deux balançoires

qui animaient un immense

tissu de soie blanche dont les dimensions

épousaient celles du Drill Hall,

le public était invité à percevoir et

reconfigurer l’espace collectif et le

climat social de l’œuvre. Chacun

pouvait prendre part et contribuer

« seul, ensemble » au changement

de l’espace commun et à l’ouverture

d’un nouveau champ de possibilités.

À l’heure où le geste de réciprocité

entre l’écoute et la parole décline,

où notre sentiment d’être des agents

impliqués dans une dynamique

collective rétrécit, l’œuvre d’Ann

Hamilton, portée par les convictions

pragmatistes de la culture

américaine, ne cesse de nous rappeler

l’importance de notre pouvoir

d’imaginer et de créer, afin de maintenir

le monde ouvert.

Pascale Saarbach

Pascale Saarbach a soutenu en 2019,

à l’université de Strasbourg,

une thèse de doctorat en histoire

de l’art intitulée « Ann Hamilton :

l’expérience ou le champ des

possibles », sous la direction

de Valérie Da Costa.


32 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Marché

Les pépites de la Tefaf

à Maastricht

Si la Foire néerlandaise d’art et d’antiquités a dû fermer

quatre jours avant la fin en raison de la crise sanitaire liée

au coronavirus, les marchands ont joué le jeu en apportant

des pièces de premier plan. En voici quelques-unes.

5.

2.

1.

4.

3.

Louis XIV par

François Girardon

Sur le stand somptueusement

décoré de Christophe de Quénetain,

associé à Marella Rossi, trônait en

majesté cette sculpture équestre

de Louis XIV au prix de 13 millions

d’euros. Cette réduction

par Girardon de sa statue du roi

de France pour la place Vendôme,

mise à bas par la Révolution française,

montre, en s’inspirant du

Marc Aurèle de la place du Capitole

à Rome, le souverain au faîte de sa

gloire. L’auguste commande passée

par le marquis de Louvois, son

ministre, date à l’origine de 1685.

Une institution européenne s’y intéresserait

de près.

1. François Girardon, Portrait équestre

de Louis XIV, vers 1694, bronze.

© Christophe de Quénetain

Un Van Gogh hollandais

Présentée lors de l’exposition « The

Real Van Gogh : The Artist and

His Letters », à la Royal Academy

of Arts, à Londres, en 2010, l’huile

sur toile Paysanne devant une

chaumière était le clou du stand de

la galerie londonienne Dickinson.

Restée dans une collection américaine

depuis 2001, elle a été vendue

par cette enseigne à Maastricht près

de 15 millions d’euros, soit dix fois

son prix obtenu cette année-là aux

enchères chez Sotheby’s, à New York.

C’est aussi presque le double du

record en ventes publiques – 7 millions

d’euros – pour une œuvre de

la période hollandaise (1881-1888),

enregistré par Artcurial en juin 2018

avec Raccommodeuses de filets dans

les dunes.

Une « Crucifixion »

précieuse

Les musées français étaient en

pâmoison devant Crucifixion,

cette toile religieuse de Hendrick

ter Brugghen, exposée par la galerie

new-yorkaise Adam Williams.

« L’artiste est le plus grand caravagesque

nordique, confie le conseiller

parisien en tableaux anciens

Étienne Bréton (Saint Honoré

Art Consulting). C’est une œuvre

impressionnante par ses dimensions

– presque 2 mètres de haut – et ses

effets de lumière étonnants ». Au

vu de toutes ces qualités, son prix,

5,9 millions de dollars, était selon lui

presque raisonnable !

3. Hendrick ter Brugghen, Crucifixion,

vers 1624-1625, huile sur toile.

© Adam Williams Fine Art

Degas entre dans la danse

Sans doute l’œuvre la plus chère

de cette édition de la Tefaf. Ces

danseuses de l’Opéra aux contours

vaporeux étaient affichées à un prix

« supérieur au record de l’artiste

de 37 millions de dollars, obtenu

aux enchères avec un pastel voici

douze ans », explique Howard Shaw,

président-directeur de l’enseigne

new-yorkaise Hammer Galleries.

Cette huile sur toile n’avait pas été

vue sur le marché depuis un demisiècle,

une éternité pour le marché

de l’art.

4. Edgar Degas, Trois danseuses en

jupes jaunes, vers 1891, huile sur toile.

© Hammer Galleries

Un « Pouce » géant

Prémonitoire, ce Pouce géant de

César à 1,4 million d’euros, mis en

avant par la galerie Patrice Trigano,

semblait annoncer aux visiteurs

de la Tefaf que le marché de l’art

allait devoir faire une pause forcée.

« Nous avons eu beaucoup d’intérêt

pour cette œuvre. Patrice Trigano a

attendu quinze ans le règlement de

la succession de l’artiste avec qui il

avait décidé cette édition », confie

Caroline Smulders, commissaire

de l’exposition du galeriste sur le

thème « Corps à corps », d’Alberto

Giacometti à Antony Gormley. Il a

fallu six (coûteuses) heures d’installation

pour lever ce doigt de près de

2 tonnes, en agrandissant la hauteur

du stand.

5. César, Pouce, 2019, bronze.

© galerie Patrice Trigano

2. Vincent van Gogh, Paysanne devant

une chaumière, 1885, huile sur toile.

© Dickinson Gallery

Alexandre Crochet


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

33

Marché

Bataille pour la restitution

du Saint François « du Greco »

Le tableau saisi en mai 2016 dans l’exposition « El Greco in Italia. Metamorfosi di un genio »

à Trévise peut-il encore être retenu sur le sol français dans le cadre de l’« affaire Ruffini » ?

Si la cour d’appel de Milan a repoussé aux

calendes grecques l’extradition de Giuliano

Ruffini (lire The Art Newspaper Daily, 9 mars

2020), celle de Bologne a de son côté rejeté la

demande concernant le peintre Lino Frongia

(lire The Art Newspaper Daily, 2 mars 2020),

notamment parce que l’épais dossier transmis

par le tribunal français en annexe du mandat

d’arrêt européen ne présente « aucun élément

utile pour retenir une présumée infraction », ni

preuve que Lino Frongia serait « le principal

faussaire utilisé par Giuliano Ruffini depuis

plus de vingt ans ». Cela pose la question du

maintien sur le sol français du tableau, propriété

de Lino Frongia, qui en réclame la restitution

depuis 2017. En attendant la décision de

la Cour de cassation, retour sur un casse-tête

scientifique et juridique.

En attendant l’issue de cette

querelle d’experts, la défense de

Lino Frongia espère la restitution

des scellés, arguant du fait

que le tableau n’a jamais été mis

en vente, ni transporté en France.

Emballement médiatique

1 er mai 2016 : deux mois après la saisie

de la « Vénus de Cranach » du prince de

Liechtenstein présentée à l’Hôtel de Caumont

(Aix-en-Provence), un Saint François recevant

les stigmates est saisi à la fin de l’exposition

« El Greco in Italia. Metamorfosi di un genio »

au palais Ca’ dei Carraresi, à Trévise. Dans la

foulée, Tatiana Minciarelli, l’avocate romaine

de Lino Frongia, assure ne pas comprendre

pourquoi la justice française réclame l’œuvre.

Son client est italien et le tableau n’a jamais

quitté la péninsule. Dans l’interview « Artista,

non falsario » [« Artiste, pas faussaire »] parue

le 23 mai 2016 dans la Gazzetta di Reggio, le

sulfureux historien d’art et homme politique

Vittorio Sgarbi s’insurge contre cette « enquête

inacceptable » et défend bec et ongles « le très

doué » Lino Frongia sans le nommer. « Des

copies d’après des œuvres anciennes, il en a

fait, il a d’ailleurs même travaillé pour moi de

façon légale. Maintenant, on voudrait le faire

passer pour un faussaire uniquement parce

qu’il est un excellent copiste ! Mais plaisantet-on

? Affirmer qu’il serait capable de réaliser

une œuvre de Cranach est un grand et beau

compliment : cela reviendrait à dire qu’il est

un faussaire particulièrement habile. Mais

il est préoccupé à juste titre parce qu’il dit

n’avoir pas fait ce tableau. » Reprenant de plus

belle, le critique ironise sur l’hypothèse selon

laquelle Lino Frongia serait aussi l’auteur du

tableau du Greco. « Dommage que cette œuvre

soit absolument authentique. J’étais avec le

peintre quand il l’a achetée à Parme chez un

marchand. »

Une décision de la cour d’appel de Venise,

le 28 avril 2016, répondant à la commission

rogatoire internationale, a permis le séquestre

du Saint François le 1 er mai. Puis la cour de

révision de Trévise a annulé cette décision

le 26 mai, pour défaut de motivation. Or, le

tableau était déjà en France… Devant le tribunal

de Trévise, les arguments de la défense de

Lino Frongia étaient particulièrement fournis.

Outre les défauts de procédure, l’avocate a rappelé

que le tableau avait été reconnu comme

authentique par les organisateurs de l’exposition,

dont le catalogue a été publié sous la

direction de Lionello Puppi, professeur émérite

de l’université Ca’ Foscari, à Venise, ainsi

que par Leticia Ruiz Gómez, conservatrice au

Museo nacional del Prado, à Madrid, et spécialiste

de l’artiste. Jointe au téléphone en 2016,

celle-ci nous avait expliqué n’avoir jamais

douté du caractère autographe de l’œuvre,

même si elle n’avait pu se déplacer pour la voir.

Dans la revue Arbor en novembre 2015, elle le

décrivait comme « un exemple de qualité […]

réalisé dans une subtile gamme de bleus ».

La défense de Lino Frongia a évoqué un

autre argument de poids : le rapport de

38 pages signé le 6 avril 2016 par le laboratoire

CSG Palladio. Cette étude scientifique

du tableau comprend des analyses microstratigraphiques

réalisées à partir de deux

prélèvements : une micro-écaille du nuage

blanc en haut à gauche et une autre de couleur

gris-bleu du ciel à droite du personnage.

L’expert conclut que « tous les pigments identifiés

sont compatibles avec une exécution au

xvi e siècle » et qu’il n’a trouvé « aucun des pigments

utilisés à partir du xviii e siècle (pigments

de zinc, baryum, chrome, cadmium et titane),

ni de liants apparus au xx e siècle (résines vinyliques,

alkydiques et acryliques) ».

L’expertise bayésienne

Si le rapport italien est construit selon une

méthode traditionnelle, il n’en est pas de

même de celui produit à la demande de la

juge française Aude Buresi par Violaine de

Villemereuil, qui n’est ni historienne d’art, ni

restauratrice, mais ingénieur chimiste. Après

dix années à la police technique et scientifique,

elle est depuis 2014, comme l’indique

son profil LinkedIn, « experte judiciaire spécialisée

en sciences forensiques, interprétation

criminalistique, litiges – industries chimie/

pollution, contrefaçons –, faux artistiques,

analyses physico-chimiques : identification,

dosage, analyse et recherche de traces, sciences

du médicament ». Elle a analysé le « Greco »

selon la méthode américaine d’« inférence

bayésienne », inspirée du théorème de Bayes

et développée par l’Institut de recherche criminelle

de la gendarmerie nationale. Cet « outil

d’aide à la décision judiciaire » quantifie la

pertinence des indices selon une approche

statistique. La particularité de ce protocole,

fondé sur un rapport de ressemblance, est que

la décision finale revient au juge et non à l’expert.

Celui-ci peut toutefois utiliser les œuvres

de comparaison ou de référence (en reproduction)

et la documentation qu’il souhaite.

Le rapport de Violaine de Villemereuil n’est

pas qu’une somme de calculs, il contient aussi

Présumé Le Greco, Saint-François recevant

les stigmates. © D.R.

une dose de littérature. On y lit : « Si après

examen visuel et analyses physico-chimiques,

la matière picturale et le revers du support

montrent bien des similitudes avec le travail

du Greco, les multiples particularités signalées

sont trop inhabituelles pour pouvoir faire

correspondre la technique picturale observée à

celles authentifiées comme étant utilisées par le

Greco. » L’experte émet aussi des doutes sur les

traces de laminage dans la découpe du morceau

de cuivre, l’épaisseur « inhabituelle » de

la sous-couche et le réseau de craquelures.

En outre, « le travail d’exécution montre

des approximations (hésitations, retouches,

finitions grossières), ce qui n’est pas habituel

du protocole de travail du Greco ». Mais qui

d’autre qu’un spécialiste de l’artiste peut-il établir

un tel protocole ?

Selon Violaine de Villemereuil, « l’ensemble

des résultats contient au moins un élément

discriminant et une accumulation d’éléments

non concordants. […] Son authenticité est

donc exclue. L’hypothèse la plus probable est

que cette œuvre […] a été volontairement exécutée

de sorte à faire une œuvre à la manière

du Greco en respectant les conventions du

sujet, de composition, de palette, de touche et

d’époque. » Bien qu’étayé, le rapport de l’experte

française n’a pas convaincu les juges de

la cour d’appel de Bologne, qui accordent peu

de crédit aux conclusions de la longue enquête

menée par la juge Aude Buresi.

Comment sortir de cette impasse ? Une

option consisterait à réunir un collège de spécialistes

internationaux pour comparer l’œuvre

à l’authenticité contestée avec d’autres n’ayant

jamais suscité de polémiques et dont les provenances

sont attestées depuis le xvii e siècle…

L’exposition « Greco » au Grand Palais

(16 octobre 2019-10 février 2020) aurait été

le lieu idéal pour confronter le Saint François.

Cela n’a pas été le cas.

En attendant l’issue de cette querelle d’experts,

la défense de Lino Frongia espère la

restitution des scellés, arguant du fait que le

tableau n’a jamais été mis en vente ni transporté

en France. Après le rejet de la requête

par le tribunal de grande instance de Paris le

21 décembre 2017, puis par la cour d’appel de

Paris, la décision est entre les mains de la Cour

de cassation. À moins qu’une autre procédure

ne soit enclenchée dans le même temps.

Carole Blumenfeld


34 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Marché

Cyrille Froissart ou la passion de l’archive

Spécialisé dans les céramiques anciennes, en particulier la porcelaine d’Orléans,

l’expert revient sur son parcours et ses plus belles découvertes.

Depuis 1989, au mois de juin, la

maison de ventes Rouillac organise,

dans la région de Tours, une vente

de prestige dite « garden-party ».

Chaque année, des enchères millionnaires

créent l’événement, dont

notamment un inédit des frères

Le Nain en 2018. Un plat en faïence

de Rouen, autrefois dans les collections

de James de Rothschild et

considéré comme « un des exemples

les plus réussis du style niellé »

(catalogue de l’exposition « Faïences

françaises », Grand Palais, 1980),

sera mis à l’honneur lors de la vente

2020. Cette pièce d’exception est

présentée par Cyrille Froissart,

expert en céramiques anciennes.

« la provenance,

Une plus-value considérable »

Sur les raisons de son choix de se

spécialiser dans la céramique, Cyrille

Froissart répond sans ambages :

« C’est un matériau qui ne s’altère

pas. Nous sommes face à un objet

qui est aujourd’hui tel qu’il a été

créé. Une majolique du xvi e siècle a

conservé ses couleurs originelles, une

porcelaine de Sèvres, ses tons vifs.

Les formes sont aussi originales que

celles de l’argenterie. La céramique

est surtout agréable à toucher, c’est

une matière chaude et douce... »

Après des études de droit et d’histoire

à l’université Paris-Nanterre,

Cyrille Froissart a pourtant hésité

entre la peinture ancienne et la porcelaine

française du xviii e siècle,

avant de trancher pour un sujet

pour le moins hardi : la manufacture

de porcelaine d’Orléans, active

entre 1753 et 1782, dont les réalisations,

bon marché et produites en

grande quantité, étaient inspirées de

la porcelaine de Meissen, ou porcelaine

de Saxe. « C’est un exemple de

manufacture particulière, extrêmement

intéressant et qui permet de

mieux comprendre la politique française

et l’économie de la porcelaine,

celle-ci étant souvent destinée à

l’exportation. J’ai surtout attrapé le

virus de l’archive. » Les archives sont

en effet indissociables de l’étude de

la porcelaine. Si les sites de Meissen

et de Sèvres tiennent le haut du pavé

au xviii e siècle, le Graal est bien une

provenance royale.

« Nous sommes très redevables

de la politique de Louis XV, qui a

eu l’intelligence de faire de nombreux

présents diplomatiques et

d’instiguer un goût international

pour la porcelaine de Sèvres dès le

xviii e siècle. Un goût transmis à une

partie de l’aristocratie anglaise,

© Artcento

puis passé aux Américains. Or, la

magie de la France, c’est de pouvoir,

aujourd’hui encore, trouver

des chefs-d’œuvre perdus qui resurgissent

de manière inopinée. Lors

des ventes révolutionnaires, un

grand nombre de pièces, destinées

à être versées au Muséum national

d’histoire naturelle, furent finalement

cédées. Certaines passèrent

dans les collections du prince de

Galles dans les années 1810, d’autres

demeurent inconnues… » C’est le cas,

par exemple, de deux assiettes dénichées

par Cyrille Froissart dans un

château au nord de Paris. Deux présentoirs

à assiettes verticaux, « dans

lesquels on glisse des assiettes comme

des CDs », renfermaient une quantité

d’objets insignifiants… mais

aussi les plus anciennes assiettes de

Vincennes connues, dont la blancheur

immaculée permet à elle seule

de comprendre les investissements

immodérés de Louis XV dans sa

manufacture de prédilection.

La céramique est un

matériau qui ne s’altère

pas. Nous sommes

face à un objet qui

est aujourd’hui

tel qu’il a été créé.

Autre découverte du spécialiste :

une assiette du « service de Marie-

Antoinette » et de Gustave III,

trouvée en 2003 dans un bahut où

étaient entassées toutes sortes de

faïences sans grand intérêt. Dans ce

palmarès de moments insolites, la

palme revient cependant à une porcelaine

chinoise du xiv e siècle, qui

servait de cendrier à une dame et,

probablement, à tous ses ancêtres

depuis le début du xvii e siècle…

Quelques « services rendus

à l’humanité »

S’il incarne le sérieux, Cyrille

Froissart n’hésite pas à confier ce

que tous les experts se garderaient

bien de dire. « Une des raisons pour

lesquelles je n’ai pas poursuivi dans

le domaine des tableaux anciens,

c’est parce que, alors que j’étais

stagiaire de Florence Grassignoux

chez Tajan, je suis entré un jour

précipitamment dans son bureau,

où il y avait un portemanteau perroquet.

J’ai ouvert la porte un peu

brusquement, le portemanteau a

basculé sur un portrait d’homme

du début du xviii e siècle… Deux

jours plus tard, comme tous les stagiaires,

j’étais à l’accueil, et je reçois

un colis contenant deux tableaux. Je

remplis un document dans lequel je

constate qu’ils sont en bon état. Le

surlendemain, on me demande où se

trouvent les certificats qui les accompagnaient.

Ils avaient été écrits par

un spécialiste mort en 1968 et je

m’étais débarrassé du paquet au

fond duquel ils se trouvaient… Un

responsable de Tajan m’a appelé

pour me dire que ce serait une bonne

chose que je mette fin à mon stage… »

Derrière ce spécialiste de céramiques

anciennes extrêmement

fragiles, se cache aussi un ancien

maladroit : « Dans ma carrière d’expert,

j’ai cassé trois objets en vingt

ans, dont deux statuettes sans aucun

intérêt que j’ai décapitées devant leur

propriétaire. Afin de lui montrer les

marques prouvant qu’il s’agissait

de copies de Meissen, j’ai retourné

les deux statuettes qui se trouvaient

dans chacune de mes mains et les ai

malencontreusement entrechoquées :

les deux têtes se sont décrochées.

C’était très embarrassant, mais

cela fait partie des services rendus

à l’humanité. » Autre forfait : son

téléphone portable qui tombe de la

poche de son costume, directement

sur une faïence du xviii e siècle.

« J’ai aussi évité des gaffes ! La plus

fâcheuse a été cette quinte de toux

provoquée par un café trop serré. Je

me tenais face à Laure de Beauvau-

Craon, chez une personnalité très

célèbre. Je me suis étouffé avec mon

café, menaçant de renverser la tasse

sur l’extraordinaire tapis de la salle

à manger. Laure m’a regardé d’un

air désemparé, mais j’ai réussi de

justesse à déjouer la catastrophe qui

s’annonçait. Depuis, j’ai appris à

être adroit ! »

Le goût Madame de

Pompadour des amateurs

de Harley-Davidson

Une photographie de Louise Lawler,

Pollock and Tureen, Arranged by

Mr. and Mrs. Burton Tremaine,

Connecticut, conservée entre le

Metropolitan Museum of Art

(New York) et le Museum Boijmans

Van Beuningen (Rotterdam),

montre une toile de Jackson

Pollock accrochée au-dessus d’une

porcelaine en faïence française du

xviii e siècle. L’artiste opère ainsi

un clin d’œil à des générations

d’amateurs américains qui ont su

marier les genres et les époques.

En découvrant cette œuvre datée

de 1984, Cyrille Froissart, enthousiaste,

surenchérit immédiatement

en évoquant l’audace tout aussi

surprenante des amateurs actuels.

« Le temps des salles à manger aux

murs couverts d’assiettes suspendues

est presque révolu. Les collectionneurs

considèrent les objets d’une

façon bien différente désormais, en

les faisant sortir des vitrines d’antan.

» Et de citer quelques amateurs

de céramique française, aux profils

pour le moins variés : de Peter

Marino, spécialisé dans la faïence

de Théodore Deck, dont 250 pièces

ont été publiées dans un ouvrage

luxueux, paru aux éditions Phaidon,

à un grand collectionneur japonais

qui conserve chacune de ses pièces,

majoritairement liées aux débuts des

manufactures européennes, dans

une boîte blanche qu’il ouvre une

fois par an. Il y a surtout ce concessionnaire

de Harley-Davidson, résidant

à Honolulu (Hawaï) et biker

passionné par les productions de la

manufacture de Sèvres à l’époque de

Madame de Pompadour.

Le plat de Rouen a tout pour susciter

une certaine agitation dans

ce monde un peu à part. Cyrille

Froissart table sur une concurrence

entre des collectionneurs français

et américains. « D’une manière

générale, la faïence française suscite

l’attention d’un public français

mais, pour une pièce majeure, on

sort du champ strict des collectionneurs

de faïence française. L’œuvre

a un pedigree exceptionnel, ayant

appartenu à James de Rothschild,

puis à Gustave de Rothschild, enfin

à Robert de Rothschild. C’est aussi le

pendant du plat conservé au musée

du Louvre, qui est un des summums

du raffinement de la période de la

Régence : le décor niellé, à fond bleu,

orné de rinceaux ocre niellés sur

la bordure, avec des sujets alternés

en ocre jaune représentant des

amours sur des barriques, buvant à

la bouteille, et des mascarons ornés

de Bacchus et de figures humaines.

Au centre, un grand motif rayonnant

souligné de fleurons bleus, le

médaillon à sujet d’amours… Ce

plat illustre l’âge d’or de la faïence

française. »

Si les enchères records sont souvent

réservées aux marteaux des

maisons de ventes anglo-saxonnes

– la dernière en date, en novembre

dernier, pour la paire de grandes

pyramides en faïence de Delft, issue

de la collection Ribes, expertisée

par Cyrille Froissart, également

consultant chez Sotheby’s, et vendue

1 032 550 euros –, la vente de

juin devrait attirer tous les regards

vers le xvii e siècle rouennais.

Carole Blumenfeld


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

35

Résidences

Flora Moscovici : « Mon atelier,

CE sont les lieux d’exposition »

Dans le cadre du festival Normandie Impressionniste, reporté

jusqu’à nouvel ordre, l’artiste a conçu un projet in situ immersif,

à l’occasion d’une résidence au SHED, Centre d’art contemporain

de Normandie, situé près de Rouen.

Née en 1985, diplômée de l’École

nationale supérieure d’arts de Paris-

Cergy en 2011, Flora Moscovici vit

et travaille à Pantin. Elle enseigne

la couleur et la peinture à l’EESAB

Brest (École européenne supérieure

d’art de Bretagne). Sa pratique

consiste à s’emparer d’espaces pour

créer des environnements de peintures

immersives. Elle a montré son

travail au Cnap (Centre national

des arts plastiques), dans l’exposition

« Do you love me now that I

can dance ? », et dans « Certaines

peintures se promènent » avec les

Ateliers du Plessix-Madeuc (Saint-

Jacut-de-la-Mer) et La Criée centre

d’art contemporain (Rennes)

en 2018. Le festival Normandie

Impressionniste l’a invitée à mener

à bien un projet in situ, qu’elle a

baptisé « Décoration, quelle horreur

! » Pour cette carte blanche – sa

résidence a commencé mi- février

et s’achève début avril –, l’artiste a

investi un ancien hôtel particulier

normand, à Maromme.

« Le choix des couleurs

a été déterminé par celles

déjà existantes, mais aussi

par l’environnement

du lieu. »

Le SHED a été créé par un

groupe d’artistes et de conservateurs

en 2015. Il s’est installé sur le

site originel de Gresland, à Notre-

Dame-de-Bondeville, dans un bâtiment

de 1 400 m 2 appartenant à

cette ancienne usine de mèches de

bougies. Aux ateliers et stockages

s’ajoutent un espace d’exposition de

600 m 2 et un atelier de 200 m 2 où

sont accueillis les artistes en résidence.

Depuis septembre 2018, le

SHED déploie son activité sur deux

lieux distincts : son espace industriel

initial et une extension, au sein

d’un hôtel particulier de la fin du

xvi e siècle, aussi connu sous le nom

de Maison Pélissier. Ainsi est née

L’Académie, qui accueille le projet

de Flora Moscovici, en collaboration

avec la Ville de Maromme.

« Le titre est tiré d’entretiens avec

Francis Bacon, dans lesquels il tient

ce propos : “la décoration, quelle

horreur !”, explique-t-elle. C’est un

sujet dont je voulais parler depuis

longtemps. On reprochait à Henri

Matisse d’être décoratif. Dès qu’il

y a de la couleur, cette question se

pose, a fortiori lorsque l’on peint

sur le mur. J’ai repeint tout l’intérieur

(murs, plafonds et boiseries)

de cette maison à colombages, avec

ses pièces en enfilade. J’utilise un

pistolet à peinture, un outil conçu à

l’origine pour les gros chantiers, que

j’ai appris à maîtriser pour jouer sur

les transparences, les vibrations. Le

choix des couleurs a été déterminé

par celles déjà existantes, mais aussi

par l’environnement du lieu. Ce

nuancier a nourri ma palette. C’est

un ancien moulin à poudre. On y

manipulait le salpêtre, le charbon

de bois, le souffre. J’avais envie qu’il

y ait du jaune quand on entre, de

l’orangé, quelque chose d’explosif, et

aussi le gris du charbon. Dans une

salle, des gestes ont été réalisés avec

de la peinture fluorescente. Elle sera

activée à l’aide de lumière noire le

soir du vernissage. Les gens pourront

danser dans la peinture ! Il y

aura un DJ set de Torrent bouillonnant

(Barbara Quintin et Élie

Gogard), une danseuse va aussi

performer. »

A-t-elle conçu ce projet comme

un écho contemporain aux travaux

des peintres impressionnistes sur

la couleur et la lumière ? « La relation,

c’est peut-être l’observation de

ce qu’il y a autour. L’invention du

tube de peinture leur a permis d’aller

peindre en plein air, d’avoir une

relation non plus distanciée avec le

sujet, mais que ce soit l’atelier qui

s’adapte. Je me retrouve totalement

dans cette démarche. Mon atelier, ce

sont les lieux d’exposition. Chaque

fois que je travaille quelque part, je

m’imprègne du lieu, j’essaye de réfléchir

à une manière de le modifier.

En l’occurrence, c’est monumental,

mais pas spectaculaire. C’est un travail

sur la perception de l’espace, de

la lumière, suivant l’observation

d’un contexte. »

Une expérience qui lui a permis

« d’avoir du temps, de prendre du

recul par rapport à ce que l’on est

en train de faire, comme on le ferait

vis-à-vis d’un tableau. J’ai ainsi pu

aller plus loin, rassembler différents

pans de mon travail. Dans le cadre

de cette résidence, j’ai réalisé en

parallèle, avec le SHED et la galerie

des multiples, une édition sur mon

travail, pour laquelle j’ai invité trois

amis écrivains. »

Stéphane Renault

« Décoration, quelle horreur !

Flora Moscovici », vernissage

initialement prévu le 4 avril, reporté

à une date ultérieure en raison des

mesures gouvernementales prises

contre la propagation du coronavirus

(consulter le site le-shed.com),

jusqu’au 12 juillet 2020, L’Académie,

96, rue des Martyrs-de-la-Résistance,

76150 Maromme

Flora Moscovici en résidence pour

préparer son exposition à L’Académie.

© Alexia Pouget


36 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

Actualité de l’histoire de l’art

Vers une réinvention

de l’impressionnisme

Le public devra attendre quelques semaines supplémentaires avant de découvrir

l’exposition « James Tissot. L’ambigu moderne » au musée d’Orsay, à Paris :

une manifestation qui participe au renouveau des études françaises.

James Tissot, Autoportrait, 1865,

huile sur toile, Fine Arts Museums

of San Francisco, San Francisco.

© Fine Arts Museums of San Francisco

En 2016, « Frédéric Bazille, la jeunesse

de l’impressionnisme » au

musée Fabre, à Montpellier, puis

au musée d’Orsay, avait un parfum

pour le moins juvénile, tragique

aussi. En réunissant un important

appareil documentaire et, surtout,

la quasi-totalité de l’œuvre de l’artiste

arraché à la vie sur le champ de

bataille en 1870, à 28 ans, les commissaires

donnaient un coup de pied

dans la fourmilière, nous obligeant

à repenser notre construction sensible

et intellectuelle de la genèse

de l’impressionnisme. La puissance

manifeste du colocataire d’Auguste

Renoir et de Claude Monet avait

quelque chose de déroutant, alors

que, jusqu’à présent, sa célébrité

lui venait de tableaux desquels il

était le protagoniste et non l’auteur,

L’Atelier de Bazille d’Édouard Manet

(1870) ou Frédéric Bazille peignant

à son chevalet de Renoir (1867).

Résolument impressionniste donc,

Bazille a fait son entrée avec cent

quarante ans de retard dans le panthéon

dominé par ses amis.

Avec James Tissot, le commissaire

associé de l’exposition Bazille,

Paul Perrin, est bien décidé à donner

un nouveau coup de pied dans

une autre fourmilière. Aux côtés

de Marine Kisiel et Cyrille Sciama,

il entend faire oublier les récits de

l’histoire de l’art qui le catégorisent

comme impressionniste manqué.

Car, pour les trois chercheurs français,

Tissot n’était pas un impressionniste

! Pour preuves les sources

d’archives inédites découvertes

dans une collection particulière en

Franche-Comté et l’étude systématique

de la réception critique de

l’artiste. La mise à jour du livre de

raison (de comptes) de Tissot, dont

une copie a été retrouvée par Marine

Kisiel et Paul Perrin, devrait aussi

permettre de tordre le cou à l’idée

selon laquelle Tissot aurait été un

peintre commercial, contrairement

à ses rivaux impressionnistes. Exit

aussi les mauvaises langues qui

colportaient l’idée selon laquelle il

aurait adopté le prénom « James »

par anglophilie à son arrivée à Paris,

puisqu’il se faisait appeler ainsi dès

l’âge de 11 ans. En remettant à plat

tout ce que l’on sait du peintre, les

chercheurs français parviennent à

casser l’image du dandy trop éclectique

pour figurer dans la grande

histoire de l’art. D’après Paul Perrin,

« la variété de sa production ne laisse

pas deviner, pourtant, une certaine

cohérence. De la fin des années 1850

à la fin de la décennie suivante,

Tissot met patiemment au point un

répertoire de sujets et une manière de

peindre qui est aussi une “manière

de voir”, selon les mots d’Alfred de

Lostalot, premier biographe de l’artiste.

» Et Marine Kisiel de renchérir

: « Il semble que Tissot se moque

à bien des égards, en définitive, du

high et du low, de la convenance

académique et des styles nationaux,

des supports nobles et des pratiques

communes, du goût élevé et des ferveurs

populaires. » Ni académique,

ni impressionniste, indépendant

de Paris à Londres et de Londres à

Paris, on vous dit !

« Tissot se moque du

high et du low, de la

convenance académique

et des styles nationaux,

des supports nobles et

des pratiques communes,

du goût élevé et des

ferveurs populaires. »

Les Français à la manœuvre

Longtemps, les recherches sur l’impressionnisme

ont occupé le haut du

pavé des deux côtés de l’Atlantique.

Aujourd’hui, les Américains se font

plus rares, à l’exception de figures

comme George Shackelford ou de

chercheurs plus jeunes, tels André

Dombrowski, Scott Allan, Simon

Kelly – qui travaille sur la ruralité et

le paysage du xix e siècle –, Nicole

Myers – dont les recherches portent

sur le nu chez Gustave Courbet,

mais aussi sur Berthe Morisot – ou

encore Esther Bell, co- commissaire

de l’exposition « Renoir, the Body,

the Senses » à New York l’an dernier.

Une jeune génération de chercheurs

français est aux commandes.

La plupart n’ont pas vu

« Impressionnisme. Les origines

(1859-1869) », présentée par Henri

Loyrette et Gary Tinterow au Grand

Palais (Paris) et au Metropolitan

Museum of Art (New York) en 1994,

mais ont visité « L’Impressionnisme

et la mode » en 2012 au musée d’Orsay,

qui démontrait qu’une autre

histoire de l’impressionnisme est

possible, loin des récits traditionnels

et des monographies. Cette génération,

souvent passée par les classes

de Sylvie Patry à l’École du Louvre

ou celles de Ségolène Le Men, Pierre

Wat, Bertrand Tillier à l’université,

impose de nouveaux paradigmes.

Les études sur la réception critique

des ténors de l’impressionnisme sont

nombreuses : Hadrien Viraben vient

de soutenir sa thèse sur l’historiographie

de l’impressionnisme dans

la première moitié du xx e siècle ;

récemment, Emma Cauvin a présenté

la sienne, intitulée « Monet au

xx e siècle. Légende, magie, désordre

(France, 1900-1931) » ; Olivier

Schuwer travaille sur impressionnisme

et symbolisme ; Matthieu

Leglise a aussi soutenu une thèse

sur la fortune critique de Manet

au xx e siècle. Côté musées, outre la

thèse soutenue par la restauratrice

Bénédicte Trémolières sur la matérialité

des cathédrales de Monet, les

conservateurs ne sont pas en reste,

au musée d’Orsay mais aussi au

musée Marmottan-Monet. La qualité

des échanges lors de récentes

journées d’étude ou de colloques

démontre encore le dynamisme de

l’école française.

Connu, trop connu ?

Si la surabondance des publications

depuis une quarantaine d’années

peut laisser supposer que tous les

pans de l’histoire de l’impressionnisme

ont été étudiés, il n’en est

rien. Lors du débat entre Marianne

Alphant, Hollis Clayson, Richard

Thomson et André Dombrowski

publié dans la revue Perspective

de 2016 – « Impressionnisme(s)

aujourd’hui » –, plusieurs clés

avaient été révélées. Pour Richard

Thomson, de l’université d’Édimbourg,

l’histoire sociale de l’art a

certes approfondi notre compréhension

de l’impressionnisme, mais

elle a eu « ses angles morts, sa propre

terra incognita » : « Est-ce parce

que l’histoire de l’art n’accepte que

certains artistes dans son giron ?

Est-ce dû au fait que la truculence

de Cézanne en tant que peintre en

appelle à d’autres systèmes d’analyse,

ou que l’œuvre de Guillaumin

n’est pas d’une qualité suffisante

pour que l’on s’y intéresse ? Ou bien

l’histoire sociale de l’art requiert-elle

trop de données pour pouvoir considérer

certains projets artistiques,

auquel cas le peu de statistiques

applicables à la production de blé

de Fresselines n’offrirait pas les fondements

nécessaires à l’étude des

toiles de Monet figurant la Creuse ?

Autrement dit, l’histoire sociale de

l’art n’a-t-elle pas été trop exclusive

dans son objet d’étude, ou offre-t-elle

toujours des perspectives intéressantes

aux spécialistes ? »

D’où peut-être le retour nécessaire

des études de style, suggère le

co-commissaire de l’exposition de

2016 au musée d’Orsay, « Splendeurs

et misères. Images de la prostitution,

1850-1910 », qui propose aussi

de prendre du recul : « Voir l’impressionnisme

au prisme des questions

de classe et de genre a été bénéfique

mais s’avère désormais un peu obsolète

; pour les jeunes chercheurs, ces

préoccupations semblent être celles

d’une génération antérieure. Une

nouvelle génération arrivera certainement

avec ses propres préoccupations

idéologiques, et celles-ci

pourraient bien s’avérer être utiles.

James Tissot, On the Thames, 1876,

huile sur toile, The Wakefield

Permanent Art Collection, Wakefield.

© Jerry Hardman-Jones

Il est peut-être trop tôt pour les

identifier mais, si elles ne négligent

ni l’étude attentive des œuvres d’art

ni celle des preuves historiques, et

si elles évitent l’afféterie des modes

intellectuelles, elles seront certainement

intéressantes. »

Quatre ans et quelques soutenances

de thèse plus tard, force

est de constater que ces Français

de la « nouvelle génération » s’apprêtent

à mener la danse, grâce

à la recherche de sources jamais

exploitées, à la mise au jour d’une

autre littérature artistique, mais

aussi en raison de leur rapport

très particulier aux œuvres. Reste

l’énigme Renoir, qui pâtit toujours

d’une mauvaise réputation, due en

partie à son abondante production

artistique, ainsi qu’aux mauvaises

habitudes de prendre pour acquis

les premiers éléments de biographie

sur son œuvre… Il y a fort à parier

qu’un Français relèvera le défi…

Reste enfin le mot même « impressionniste

», qui écrase et oriente la

perception de l’œuvre complète d’un

Tissot ou d’un Caillebotte, et masque

les liens entre les artistes qui en sont

et ceux qui n’en sont pas…

Carole Blumenfeld

« James Tissot. L’ambigu moderne »,

dates à définir, musée d’Orsay,

1, rue de la Légion-d’Honneur,

75007 Paris, musee-orsay.fr


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

37

Droit

Le « vetting », outil d’autorégulation

et de promotion des Foires

Les plus grandes foires d’art ancien s’adossent toutes à un vetting, ou commission

d’admission des œuvres, dont les règles de fonctionnement et les finalités

s’homogénéisent autour de standards communs.

La mondialisation du marché de

l’art se double d’une harmonisation

des pratiques et des attentes de ses

acteurs. Aucune foire ni aucun Salon

de renom dans le second marché ne

s’offrent plus le luxe de se dispenser

d’un vetting, outil tant de validation

que de promotion de tels événements

rassemblant des exposants et

des acheteurs aux exigences accrues

ces dernières décennies. La concurrence

exacerbée entre les principales

foires d’art ancien, afin de s’arroger

les exposants les plus réputés et les

acheteurs les plus fortunés, a permis

de rehausser le niveau qualitatif

de certaines manifestations, dont

la labellisation est essentiellement

assurée par le renforcement de la

légitimité et des pouvoirs de telles

commissions d’admission.

La composition

des vettings

constitue un enjeu

fondamental mobilisant

trois impératifs :

la compétence,

l’indépendance et

la diversité des membres.

Une composition gage

de qualité et de notoriété

La composition des vettings constitue

ainsi un enjeu fondamental

mobilisant trois impératifs : la compétence,

l’indépendance et la diversité

des membres. La compétence

est souvent attestée par la reconnaissance

et la confiance portées, qualités

pouvant résulter de l’appartenance

à telle ou telle compagnie d’experts,

à l’instar de la Biennale Paris, qui

s’appuyait sur la CNE (Compagnie

nationale des experts) et le Sfep

(Syndicat français des experts professionnels

en œuvres d’art et objets

de collection), et de la spécialité

développée dans un domaine particulier.

L’indépendance est double,

vis-à-vis des sociétés organisatrices

des foires et vis-à-vis des exposants,

la règle voulant désormais qu’un

exposant ne puisse participer à la

commission afin d’éviter tout conflit

d’intérêts. Quant à la diversité, il

s’agit ici de tenter de faire dialoguer

plusieurs regards, par le biais de la

collégialité et par celui de la compétence

(restaurateurs, experts, historiens

d’art, conservateurs étrangers

ou français s’ils sont honoraires, etc.).

La réputation des membres d’une

commission rejaillit alors sur celle

de la foire, même si certaines d’entre

elles préfèrent parfois jeter un voile

de discrétion afin de préserver ces

intervenants de toute pression extérieure.

Quoi qu’il en soit, chaque

organisateur aime à communiquer

sur le nombre d’experts sollicités et

de spécialités concernées dans le but

d’asseoir sa légitimité. Ainsi, pour la

Tefaf, cent quatre-vingts experts et

une trentaine de spécialités sont souvent

annoncés, tandis qu’ils seraient

une centaine pour une vingtaine de

spécialités à la Biennale Paris.

Les exposants doivent composer

avec cet acteur indépendant auquel

ils soumettent nécessairement les

objets présentés sur leur stand,

conformément aux règles contractuelles

accompagnant leur participation

à toute foire d’envergure. Tout

objet est alors passé au crible de trois

critères essentiels : sa qualité, son

authenticité et son pedigree. Le premier

est assurément le plus abstrait

des trois et engendre parfois un sentiment

d’arbitraire lorsque le refus

opposé paraît injustifié. L’absence de

« qualité Biennale » ou de « qualité

Tefaf » disqualifiant un objet constitue

souvent une source de crispation,

bien que les règles soient connues de

tous et reprises dans un règlement

édicté par la foire et communiqué

préalablement aux exposants. La

commission peut également émettre

des réserves sur une attribution proposée

par une galerie, solliciter une

correction ou une précision sur la

présentation (datation, restauration,

zone de production, etc.), voire rejeter

une œuvre dès lors qu’un doute

existe ou subsiste. Mais la réalisation

d’une mission de vérification de l’authenticité

d’un objet se concilie rarement

avec les impératifs temporels

attachés à une foire. C’est pourquoi

certains organisateurs, à l’instar de

la Biennale Paris, ont pu mettre

en place un pré-vetting, permettant

de travailler plus sereinement

et en amont sur certains objets.

De même, la plupart des Salons

et foires refusent l’arrivée de tout

nouvel objet au cours de la manifestation.

Enfin, l’attention portée au

pedigree est dorénavant centrale,

tant en raison de sa possible origine

illicite (géographique ou matérielle,

en cas de vol ou de spoliation) que de

l’embellissement parfois opéré d’une

généalogie fantasmée.

Des sanctions

et une responsabilité

La principale sanction infligée par

une commission réside dans le

retrait de l’objet du stand au sein

duquel il devait être présenté. Si de

tels retraits sont rares et toujours

confidentiels, ils n’en demeurent

pas moins parfois spectaculaires,

à l’instar du stand entièrement

fermé de la galerie Lumières à la

Biennale Paris de 2017, après que

la majorité des objets apportés ont

été refusés. Depuis la mise en place

des nouvelles règles d’admission des

objets, la Biennale limite les appels

des décisions de rejet à trois objets

par participant. Fâcheux pour les

exposants, ces retraits permettent

Les deux images : Le vetting de la Tefaf.

Courtesy Tefaf

néanmoins de préserver la réputation

d’une foire et, au-delà, de

toute une profession et d’un secteur

régulièrement décrié pour

son soi-disant manque de transparence.

La saisie particulièrement

médiatisée d’une trentaine d’objets

lors de l’édition 2020 de la Brafa, à

Bruxelles, éclaire ainsi le sérieux du

travail entrepris par la commission,

puisque aucune pièce n’était exposée

sur la Foire, le vetting ayant

considéré qu’au regard du manque

d’information sur les provenances

et les conditions d’importation, leur

présentation était impossible. Le

mécanisme mobilisé par l’ensemble

des foires d’importance participe

bien à une forme d’autorégulation

qui pourrait s’accompagner d’autres

formes de sanctions, telle l’exclusion

temporaire, ou définitive, afin d’en

renforcer la légitimité.

Enfin, les organisateurs tempèrent

régulièrement toute existence

de responsabilité à leur égard.

Si les membres de la commission

semblent préservés, une pareille

affirmation devrait être mesurée

vis-à-vis des sociétés organisatrices.

Dans un autre domaine, le transport

maritime, la notion de vetting renvoie

à l’ensemble des règles et procédures

d’origine privée et facultatives

ayant pour objet d’examiner la qualité

des navires affrétés par le biais

d’une inspection préalable. Et bien

que la démarche soit volontaire, le

non-respect des règles établies par

une société peut engager sa responsabilité,

tant civile que pénale, ainsi

que l’a démontré la chambre criminelle

de la Cour de cassation, par un

arrêt du 25 septembre 2012, dans

l’affaire Erika (du nom du pétrolier

battant pavillon maltais qui, par

son naufrage le 22 décembre 1999,

a provoqué une importante marée

noire le long des côtes bretonnes.

Les sociétés Total, son affréteur, et

Rina, chargée des contrôles, ont

été condamnées). Face à ce risque

éventuel, les foires stipulent régulièrement

dans la documentation

régissant le vetting qu’une telle

commission n’a pas pour vocation

ou pour objet de s’engager sur l’attribution

d’une œuvre, mais uniquement

d’accepter ou de rejeter

l’attribution sur laquelle s’engage

l’exposant.

Pour autant, de pareilles précautions

ne semblent pas nécessairement

exclure de facto toute

responsabilité des organisateurs.

En effet, certains acquéreurs préfèrent

acheter sur le stand d’une

galerie plutôt qu’au sein de ses

locaux, car la réussite du passage en

vetting leur offre une garantie psychologique

et juridique supplémentaire

ainsi qu’un gage de sérieux. En

ce sens, que la commission le veuille

ou non, elle participe inévitablement

à la définition des qualités essentielles

de l’objet. Il convient alors

de veiller avec le plus grand soin à

déterminer les conséquences d’une

mise en jeu conjointe de la responsabilité

de la galerie et de l’organisateur

afin de ciseler au mieux les

recours éventuels en garantie.

Alexis Fourniol, avocat à la cour


38 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020

L’objet de…

Erwin Wurm choisit une

de ses vidéos, 59 Stellungen

À l’occasion de sa rétrospective à la Maison européenne de la photographie, à Paris,

l’artiste autrichien nous révèle l’importance de cette œuvre au sein de son travail.

Erwin Wurm, 2019. © Eva Würdinger

59 Stellungen [59 Positions] (1992)

occupe une place centrale dans

mon parcours. Pour cette pièce, j’ai

demandé à des personnes, des amis

pour la plupart, d’enfiler un pull de

manière inhabituelle, pendant que

je les filmais. Je me suis également

prêté au jeu, car je me sentais

embarrassé d’imposer aux autres

des attitudes qui peuvent paraître

gênantes sans y participer moimême.

Ce qui m’intéressait, c’était

de faire des sculptures à durée

limitée, des sculptures éphémères.

Pour chacune des cinquante-neuf

positions, j’ai prié le modèle de tenir

la pose dix-huit ou vingt secondes.

Ce laps de temps suffit à montrer

qu’il y a une personne sous le

pull, que l’on peut voir bouger

légèrement, respirer. Toutefois,

les visages, les mains demeuraient

invisibles, parce que je ne voulais

pas que l’on perçoive la personnalité

des uns et des autres. L’idée était de

produire une abstraction à partir

du corps humain, en le cachant,

en le couvrant, en le protégeant, en

le faisant disparaître. J’ai ensuite

monté en boucle les différentes

séquences de 59 Stellungen.

L’attention du visiteur, qui reste

très peu de temps devant les vidéos

dans les galeries ou les musées, est

stimulée, car il se passe sans cesse

quelque chose.

Qu’est-ce qu’une sculpture ?

Pour une publication, on m’a

demandé d’extraire des images fixes

du film. Transformer 59 Stellungen

en une série de photographies m’a

beaucoup plu. Cela m’a incité à

reprendre ce médium, que j’avais déjà

pratiqué dans les années 1980, mais

dont je m’étais peu à peu détourné.

Cela m’a en outre inspiré les One

Minute Sculptures, qui sont très

importantes pour moi, aujourd’hui

encore. En somme, 59 Stellungen a

été une matrice. Grâce au vêtement,

j’ai compris que je pouvais inventer

des formes complètement folles,

très rapidement. C’était stimulant.

D’ordinaire, quand vous créez une

œuvre, vous espérez qu’elle durera

éternellement. Moi, cela m’amuse

beaucoup de décider de la fin de

l’œuvre. J’aime qu’elle ait une

existence fugace. L’ensemble de mon

travail tourne autour de la question

« Qu’est-ce qu’une sculpture ? »

Depuis des siècles, une sculpture

est composée de rapports de

59 Stellungen, 1992, 16 tirages couleur.

© Erwin Wurm

masse, de volume, de surface, de

matériau. Ces dernières décennies,

de nombreux artistes – dont moimême

– ont changé cette conception

de la sculpture en la liant à l’action,

à la performance. La photographie

a été un moyen de pérenniser ces

nouvelles formes sculpturales. À

tout cela s’est greffé le recours aux

instructions. J’ai commencé à m’en

servir en 1990, à l’occasion d’une

exposition à la Jack Hanley Gallery.

Le galeriste n’avait pas les moyens

de me payer un billet d’avion jusqu’à

San Francisco. Je l’ai donc invité à

acheter des pulls, le laissant libre

du choix du modèle – la liberté du

commissaire d’exposition ! –, puis

je lui ai faxé un dessin avec des

instructions pour la réalisation de la

pièce. J’ai ensuite repris ce procédé

pour de nombreuses performances.

Cela interroge l’autorité de l’artiste

et la paternité de l’œuvre.

Dans mon travail, le choix des

objets est guidé par des raisons

pragmatiques. Quand j’étais jeune,

je n’avais pas un sou. J’étais donc

contraint d’employer des matériaux

bon marché et accessibles. Par

ailleurs, je n’ai jamais été attiré par

les pièces compliquées à exécuter.

Je voulais des ressources avec

lesquelles il est facile de travailler.

Je me suis rendu compte que je

pouvais faire une sculpture avec un

pull en cinq minutes. J’ai commencé

par piocher dans ma propre garderobe,

mais ça m’a vite causé quelques

difficultés… Par chance, mon atelier

se trouvait alors à côté d’un entrepôt

de fripes ! Je considère le vêtement

comme une seconde peau. Il est lié

à mon attachement à la sculpture,

domaine où, traditionnellement,

la peau, sa représentation sont

des questions essentielles. Ainsi,

une sculpture grecque en bronze,

d’Apollon par exemple, est en

réalité composée d’une fine couche

d’alliage, le reste n’est que du vide.

« Pour chacune des

cinquante-neuf positions,

j’ai prié le modèle de tenir

la pose. L’idée était de

produire une abstraction à

partir du corps humain, en

le cachant, en le couvrant,

en le protégeant, en

le faisant disparaître. »

L’aspect imposant de ce corps

est une illusion, et le bronze fait

véritablement office d’épiderme.

L’utilisation de vêtements et d’objets

du quotidien comme le seau soulève

aussi le problème du vieillissement

des œuvres. Devant une pièce

de Dada ou de Fluxus dans un

musée, je suis souvent déçu. Si le

projet qui prévaut est formidable,

le résultat vieillit mal. Telle chaise

ou tel aspirateur appartiennent

à l’époque de sa production. De

même avec le Porte-bouteilles de

Marcel Duchamp (1914) : de nos

jours, on ne sait plus ce qu’est un

séchoir à bouteilles, la perception

en est donc complètement modifiée.

Quand un musée achète une de mes

œuvres qui contient des vêtements

ou des objets usuels, je demande

aux conservateurs de les renouveler

tous les vingt ans. Ils ne le font

jamais ! C’est oublier que les traces

de transpiration présentes dans la

laine ou le coton attirent les mites :

les œuvres s’autodétruiront de toute

façon [rires].

Dada et Filliou

Les vêtements me fascinent.

Grâce à eux, nous nous mettons

en scène. Ce sont vraiment des

éléments intéressants. Les One

Minute Sculptures ont eu un fort

retentissement dans le monde de

la mode. Raf Simons ou Martin

Margiela s’en sont inspirés. Walter

Van Beirendonck [styliste belge

faisant partie du groupe des Six

d’Anvers] a dessiné des pulls à

partir de mes œuvres, des pulls faits

pour être portés ! C’était incroyable.

J’ai moins aimé la manière avec

laquelle les photographes de mode

se sont emparés de mon travail,

l’ont copié, sans me demander mon

avis ni, bien sûr, me créditer. Je

me suis essayé une fois à la photo

de mode, en 1997. Cela a été un

échec total, un vrai drame ! J’avais

été invité par Palmers, une marque

de lingerie et de homewear très

connue en Autriche, à concevoir

leur campagne de publicité. Elle

avait l’habitude de faire appel à

des photographes célèbres et à

des top-modèles. Le résultat était

« badaboum ». Invariablement : un

regard masculin posé sur des corps

féminins. Je leur ai expliqué que je

souhaitais prendre le contrepied

de ce regard. J’ai dû engager des

modèles venus du porno, car les

mannequins ne voulaient pas

faire ce que je leur demandais,

elles trouvaient les poses stupides.

Évidemment, Palmers a refusé la

campagne. Et voilà ! Notez que c’est

la seule fois où j’ai montré des seins.

C’est délicat de représenter des

corps sexués. Ma série De Profundis

(2012) a pour objet non le corps

féminin des publicités, mais le

corps masculin, nu et vieillissant :

« Des profondeurs, je t’appelle, ô,

Seigneur !» Voilà ce que j’ai à l’esprit

le matin en me voyant dans le miroir

[rires].

Vous ne serez pas surpris

d’apprendre que les sculptures

éphémères, comme celles de

59 Stellungen ou les One Minute

Sculptures, sont nourries de

paradoxe et d’absurde. Il s’agit

moins d’humour que d’incongruité.

Il ne faut pas non plus y déceler un

héritage surréaliste qui, à l’instar

de l’actionnisme viennois, est trop

théâtral : je ne suis guère sensible

au spectaculaire [le directeur

de la Maison européenne de la

photographie, Simon Baker, présent

à l’entretien, précise : « Erwin est

davantage Dada ! »]. Je me sens

plus proche de Dada, oui, ou de

Robert Filliou. J’ai aussi été très

marqué par la lecture de Jean

Genet, de Samuel Beckett, d’Eugène

Ionesco et de Thomas Bernhard.

Observer le monde sous cet angle

de l’absurde permet de voir les

choses différemment. Pas toujours,

et jamais devant une escalope

viennoise [rires], mais parfois, si !

C’est une nécessité, à mon sens.

Propos recueillis par Camille Viéville

« Erwin Wurm. Photographs »,

jusqu’au 7 juin 2020, Maison

européenne de la photographie,

5-7, rue de Fourcy, 75004 Paris,

mep-fr.org


Avril 2020, numéro 18

The Art Newspaper Édition Française

39

Hors piste

© Flavien Prioreau

Christophe Chassol,

le maître du jeu

Le musicien virtuose, connu pour ses harmonisations du réel, signe Ludi,

un album réjouissant inspiré par l’œuvre de Hermann Hesse.

Christophe Chassol vient à peine

de poser ses valises dans son

duplex, niché sous les toits, dans

le 2 e arrondissement de Paris. Le

compositeur rentre de Toulouse où

il donne des cours aux étudiants de

l’Institut supérieur des arts (isdaT).

À son arrivée à la gare, il a fait un

détour par la Fnac. Dans son panier,

les Idées noires de Franquin et la

dernière BD du poilant Édika, Pas

d’panique ! (tous deux chez Fluide

Glacial). En pleine épidémie de

coronavirus, voilà de saines lectures.

À 44 ans, ce sosie de Jean-Michel

Basquiat occupe une place à part

dans le paysage musical français.

Musicien pour Phoenix et Sébastien

Tellier, chef d’orchestre, pianiste,

producteur, auteur de musiques

de film et de publicité… Son CV

est aussi long qu’un solo de Miles

Davis. Signé sur l’anticonformiste

label Tricatel, Chassol est l’un des

artistes français les plus cotés à

l’étranger. Les Américains Frank

Ocean et Solange Knowles (sœur

de Beyoncé) ont fait appel à ses

services sur leurs derniers albums.

Ultrascore

À la croisée de l’underground et

de la pop, à la fois savant et populaire,

artiste et artisan, le virtuose

du piano Fender Rhodes avance

les oreilles grandes ouvertes et sans

œillères. Il collabore régulièrement

avec le monde de l’art contemporain,

dans lequel a gravité sa compagne,

Alexandra Cohen, aujourd’hui à

la tête de la coopérative culturelle

Cuesta, qui mobilise l’art dans le

champ social. Chassol a croisé la

route de Xavier Veilhan, Peter

Klasen, Mohamed Bourouissa,

Sophie Calle… « Cet univers est plus

aventureux et plus libre que celui

de la musique, affirme cet amateur

de Paul Klee et de Gerhard Richter.

Je pense par exemple au mouvement

Fluxus et à la composition

de La Monte Young [pionnier de

la musique minimaliste] : “Tracez

une ligne droite et suivez-la”. Si un

musicien peut jouer à partir de ça,

c’est formidable. »

Formé au Conservatoire de Paris

et au prestigieux Berklee College

of Music, à Boston, le pianiste

règne sur un territoire dont il

a écrit les lois et ne cesse de

redessiner les frontières, et qu’il a

nommé Ultrascore. Son principe

fondateur consiste à traduire en

notes et en accords la parole, les

sons de la nature ou les bruits du

quotidien. Le musicien découpe

la réalité en parcelles musicales

pour en sublimer la poésie. Des

vidéos documentaires piochées sur

YouTube ou qu’il tourne lui-même

constituent la matière première de

ses mélodies. Christophe Chassol

appelle ses expérimentations,

commencées en 2011, des

« harmonisations du réel ». « La

parole est une source inépuisable

de mélodies, avec des rythmiques

et des intervalles que l’on n’aurait

jamais imaginés. Cette technique

est un terrain de jeu fantastique

que Béla Bartók ou Leoš Janáček

ont déjà expérimenté. J’ai vraiment

découvert cette approche avec

l’album Festa dos Deuses (1992)

du Brésilien Hermeto Pascoal.

À la croisée de

l’underground et de

la pop, à la fois savant

et populaire, artiste

et artisan, le virtuose

du piano Fender Rhodes

avance les oreilles

grandes ouvertes

et sans œillères.

Ensuite, j’ai entendu Different

Trains (1988) de Steve Reich [dans

cette pièce musicale, un quatuor

à cordes associe des notes aux

témoignages de survivants de la

Shoah]. » Ses Ultrascores prennent

la forme de films-albums et

s’épanouissent pleinement sur scène

lors de performances où les images

projetées sur l’écran dialoguent avec

la partition. Magique.

Notes de jeu

Christophe Chassol invente une

musique pour et par l’image. « C’est

au cinéma que j’ai connu mes

plus grands chocs visuels. West

Side Story, Le Bon, la Brute et le

Truand, Brian De Palma, Stanley

Kubrick… » Ce passionné de films

d’épouvante est aussi fortement

inspiré par le cinéma documentaire

de Johan van der Keuken,

de Chris Marker ou de Frederick

Wiseman. Ses Ultrascores l’ont

mené à La Nouvelle-Orléans (Nola

Chérie, 2011), en Inde (Indiamore,

2013) ou sur la terre de ses défunts

parents, en Martinique (Big Sun,

2015). Sa dernière création, Ludi,

s’intéresse aux différentes formes du

jeu. À l’origine, il y a l’épiphanie qu’a

instituée la lecture, à 30 ans, du Jeu

des perles de verre (1943). Dans ce

roman utopique de Hermann Hesse

est décrit un jeu extraordinaire réunissant

toutes les sciences et tous

les arts. Ludi (du nom du héros)

s’ouvre avec une citation : « Les

règles, l’écriture figurée et la grammaire

du jeu constituent une sorte

de langue secrète extrêmement perfectionnée

qui participe de plusieurs

sciences et de plusieurs arts, particulièrement

des mathématiques

et de la musique. » On ne pourrait

mieux résumer le syncrétisme de

Christophe Chassol.

Organisé selon la classification

des jeux de Roger Caillois

(compétition, hasard, simulacre,

vertige), Ludi enchaîne une série

de saynètes collectées à travers le

monde. L’enthousiasmant Savana,

Céline, Aya a pour point de départ

une cour de récréation à Puteaux où

« Je compare mes projets

à des maisons dont

je dessine les plans.

Dans mon processus de

création, je me demande

toujours pourquoi

je veux la construire,

ce que je veux dire. »

trois filles tapent dans leurs mains

en annonçant leur prénom. Les

rebonds d’un ballon sur un terrain

de jeux fondent une rythmique

pour un solo de flûte traversière

funky. Le jeu de la phrase pratiqué

par trois choristes (chacun ajoute

un mot à une phrase, puis la

reprend dans son entier) donne

naissance à un jazz saturnien. On

voyage aussi dans une salle de jeux

d’arcade au Japon avant de plonger

d’un grand huit, prétexte à une

cascade de notes décoiffante. Au

fil des écoutes, Ludi s’avère une

inépuisable source d’émotions et

de plaisirs pour l’auditeur.

À l’intérieur de la pochette,

dessinée par l’illustrateur Gaëtan

Brizzi, responsable, avec son frère

Paul, d’une fabuleuse séquence

animée dans Fantasia 2000 des

studios Walt Disney, le compositeur

a reproduit les schémas réalisés

dans son carnet de notes. « Je

compare mes projets à des maisons

dont je dessine les plans. Dans

mon processus de création, je me

demande souvent pourquoi je veux

la construire, ce que je veux dire.

J’aime le suspense, mais pas les faux

mystères. C’est le conseil que je donne

à mes étudiants : dire clairement à

quel point B ils souhaitent arriver.

Si tu offres quelque chose, tu obtiens

toujours autre chose en retour.

Dans ma chronique hebdomadaire

sur France Musique, je dévoile des

techniques que j’ai mis des années

à acquérir. » Humble et généreux,

le philosophe Chassol a fait sienne

la parole de Socrate : « Le savoir est

la seule matière qui s’accroît quand

on le partage. » Pour gagner, il suffit

de jouer le jeu.

Julien Bordier

Chassol, Ludi, Paris, Tricatel, 2020.

Christophe Chassol, Ludi, Le Rocher

de Palmer, Cenon, 14 mars 2020.

© Noémie Villard pour Le Rocher de Palmer


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