The Art Newspaper mensuel-avril 2020
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l’actualité de l’art
au quotidien sur
daily.artnewspaper.fr
L 18907 - 18 - F: 7,90 € - RD
TAN France SAS, groupe The Art Newspaper. Mensuel. Numéro 18. AVRIL 2020
FRANCE : 7.9 € - DOM : 8.9 € - BEL/LUX : 8.9 € - CH 13.50 FS - CAN : 13.99 $ca
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sandra patron
La nouvelle directrice du CAPC
à Bordeaux dévoile ses projets
et explique les incidences de la
crise du Covid-19 sur le musée
institutions
PAGES 12-13
Van Eyck
Le musée des Beaux-Arts
de Gand présente la plus
grande exposition jamais
consacrée au maître flamand.
Son propos divise.
EXPOSITION
PAGE 21
Olivier Mosset
L’artiste revient sur son œuvre
depuis 1964 à l’occasion de la
rétrospective que lui consacre
le Mamco, à Genève
entretien
PAGES 24-25
comment le
monde de l’art
gère la crise
sanitaire
La pandémie de coronavirus frappe très durement le monde,
de la Chine à l’Europe et jusqu’aux États-Unis. En France,
le confinement, qui a été instauré à partir du 17 mars à
12 h, bouleverse l’ensemble de la société. Les institutions
culturelles avaient été contraintes de fermer dès le 14 mars,
puisque considérées comme « non indispensables ». Depuis,
de nombreuses institutions ont déployé des trésors d’inventivité
pour continuer à exister à travers des visites virtuelles,
différents projets pour conserver une proximité avec le public.
Le coronavirus affecte aussi de manière inédite le marché de
l’art international : foires – qui ont annoncé leur report en
cascade –, galeries et maisons de ventes. Nos analyses.
Lire page 7
Le Met touché de plein fouet par le Covid-19
Le Metropolitan Museum of Art, à New York, est fermé jusqu’en juillet.
L’institution anticipe des réductions de personnel et un déficit de 100 millions de dollars.
Le Metropolitan Museum of Art a fermé ses
portes le 13 mars en réponse à la pandémie de
coronavirus – et ce, jusqu’au 1 er juillet. « C’est
une période hors du commun pour nous
tous », ont déclaré Daniel Weiss, président
et directeur général du Met, et Max Hollein,
son directeur. Le musée, qui dispose d’un
budget de fonctionnement de 320 millions
de dollars, anticipe un déficit de 60 millions
de dollars au cours de l’exercice se terminant
le 30 juin, puis de 40 millions de dollars supplémentaires
lors de l’exercice suivant. Pour
aider à couvrir ses dépenses de fonctionnement,
le Met est en train de créer un fonds
d’urgence de 50 millions de dollars en puisant
dans les fonds non affectés, des sommes
habituellement utilisées pour des acquisitions,
des expositions et d’autres types de
programmation et dépenses. Certaines expositions
pourraient être annulées ou reprogrammées.
Selon Daniel Weiss, l’institution
ne prévoit pas de puiser dans son fonds de
dotation, qu’il estimait entre 3,3 et 3,4 milliards
de dollars après la chute des bourses
ces dernières semaines. « On ne doit toucher
au capital de la dotation que dans une situation
d’urgence extrême, a-t-il rappelé. Si nous
le faisions, nous amputerions les perspectives
d’avenir de l’institution. »
Les efforts du Met pour faire face à la crise
se dérouleraient en trois phases. Jusqu’au
4 avril, le personnel est payé tout en restant
chez soi. Dans la deuxième phase, du 5 avril
au 30 juin, le musée restera fermé et les
employés pourront être amenés à travailler à
domicile, pendant que le Met envisagera le gel
des dépenses non affectées, imposera un gel
des embauches et reconsidérera le niveau de
ses effectifs. « Nous savons simplement qu’il
devra y avoir des réductions de personnel », a
confirmé Daniel Weiss, se refusant toutefois
à avancer un chiffre sur le pourcentage des
2 200 employés qui pourraient perdre leur
emploi. Enfin, du 1 er juillet au 1 er octobre, le
musée rouvrira ses portes avec une programmation
et des coûts réduits, l’institution s’attendant
à une baisse du nombre des visiteurs.
« Notre hypothèse est que, compte tenu de la
situation mondiale, la fréquentation globale
pour la culture sera moindre jusqu’à la fin
de l’année. Notre plan nous amène jusqu’à
Noël. » L’organisation Americans for the Arts
a publié le 18 mars une enquête nationale aux
États-Unis, qui estime déjà à 3,2 milliards
de dollars les pertes financières des organisations
à but non lucratif dans le secteur des
arts, en raison de la pandémie.
Nancy Kenney
PIERRE-LUC BARTO
LI
L’ÉC
ORCE
23 AVRIL - 13 JUIN
2020
29 rue Mazarine 75006 Paris
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2 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
ÉDITORIAL
L’art en temps de crise
Le monde traverse, avec la pandémie de coronavirus, l’une des plus
graves crises depuis la Seconde Guerre mondiale. Après la Chine,
une bonne partie de la population européenne et américaine a
été contrainte de rester confinée, une mesure inédite de privation
de liberté qui témoigne bien de l’urgence sanitaire à laquelle sont
confrontés de nombreux pays. En France, les annonces successives
du président de la République et du Premier ministre ont conduit
tous les établissements culturels, donc les musées, centres d’art,
Frac, fondations, à fermer peu à peu leurs portes. Les expositions
temporaires ont été suspendues, certaines s’achevant plus tôt que
prévu, d’autres devant ouvrir ou rouvrir plus tard, comme c’est déjà
le cas de musées en Chine, dont le Centre Pompidou ≈ West Bund
Museum Project à Shanghai. Nous avons pris le parti, dans cette
édition, de conserver nos pages « expositions » et de privilégier une
approche analytique des différents événements que vous pourrez
visiter dans quelques jours. Dans le domaine du marché de l’art,
de nombreuses foires ont anticipé en mars des reports, comme
Art Brussels, Art Paris, le PAD Paris, le Salon international du
livre rare et de l’objet d’art, qui devaient initialement avoir toute
Sommaire Avril 2020 – n° 18
4 News
7 Le monde de l’art atteint
par le coronavirus
alexandre crochet
Luxembourg & Belgique
8 suzanne cotter : « Il est
essentiel d’exposer
une fois par an les artistes
originaires du pays »
Entretien par bernard marcelis
Suisse
10 Marc-Olivier Wahler :
« J’aimerais que les gens
viennent au musée pour
autre chose que l’art »
Entretien par lionel decosterd
Maroc
11 Être artiste et femme
au Maroc
Olivier Rachet
Institutions
12 Sandra Patron :
« Positionner l’artiste
au cœur du réacteur
de l’institution »
Entretien par Philippe Régnier
Artistes
14 sarah sze : « Mes médiums
sont peut-être le temps
et l’espace plutôt que
la peinture et la sculpture »
Entretien par Anaël Pigeat
16 Steve McQueen,
l’image à bras-le-corps
stéphane renault
17 Les transgressions
formelles de Billie Zangewa
anaël pigeat
18 Niele Toroni, le peintre
du reste à voir
guitemie maldonado
19 Alexandre Lenoir,
des peintures indirectes
anaël pigeat
Expositions
20 la résurrection de Pompéi
Bérénice Geoffroy-Schneiter
21 Van Eyck à Gand : leçon
magistrale de virtuosité
carole blumenfeld
22 Au commencement était
la peinture
Jean-Marie Durand
23 voyages temporels
raphaël brunel
Grand témoin
24 olivier mosset :
« D’une certaine manière,
je suis l’un des derniers
modernes »
Entretien par
lionel decosterd
Littérature
26 avril
amélie lucas-gary
Livres
28 le livre de pierre
camille viéville
Quand l’art contemporain
passe à la télévision
guitemie maldonado
29 hélas, rien ne dure jamais
pour toujours
camille viéville
Chroniques
30 LA fabrique des lignées
Béatrice Gross
l’art en temps
de confinement
Éric de Chassey
Recherche
31 Ann Hamilton, maintenir
le monde ouvert
pascale saarbach
leur place dans ce numéro – vous retrouverez nos dossiers spéciaux
consacrés à ces événements dans de futures éditions. Dans
le contexte actuel, les galeries sont celles qui souffrent le plus,
structures économiquement fragiles pour beaucoup, qui auront
besoin du soutien des pouvoirs publics mais aussi des collectionneurs
pour surmonter cette période difficile de fermeture forcée.
Évidemment, l’amateur d’art ne se trouve pas totalement démuni
en ces moments particuliers, les musées, lieux patri moniaux et
d’art contemporain faisant preuve de beaucoup d’inventivité pour
offrir au public du contenu virtuel en lien avec leurs collections et
expositions, même si l’image d’une œuvre ne remplacera jamais
le contact avec l’œuvre elle-même.
En cette période de profonds et soudains bouleversements, je
vous invite aussi à consulter notre édition quotidienne, The Art
Newspaper Daily, pour laquelle toutes nos équipes se mobilisent
afin de vous apporter les derniers développements concernant le
monde de l’art.
Philippe Régnier
directeur de la rédaction
Marché
32 Les pépites de la Tefaf
à Maastricht
alexandre crochet
33 Bataille pour la restitution
du Saint François
du « greco »
carole blumenfeld
34 Cyrille Froissart
ou la passion de l’archive
carole blumenfeld
Résidences
35 Flora Moscovici :
« Mon atelier, CE sont
les lieux d’exposition »
stéphane renault
Actualité de l’histoire de l’art
36 vers une réinvention
de l’impressionnisme
carole blumenfeld
Droit
37 Le vetting, outil
d’autorégulation et
de promotion des foires
Alexis Fournol,
avocat à la cour
L’objet de…
38 Erwin Wurm choisit une
de ses vidéos, 59 Stellungen
propos recueillis par
camille viéville
Hors piste
39 Christophe Chassol,
le maître du jeu
julien bordier
The Art Newspaper édition française
est édité par la SAS TAN France,
Société au capital de 1 000 €,
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Conseillère littéraire Violaine Huisman
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Corten Pérez Houis
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Dépôt légal : avril 2020
ISSN 2647-7807
CPPAP 1020 K 87719
© Adagp, Paris, 2019
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130, rue de Houchin, 62620 Ruitz
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Chief Executive Russell Toone
Editor Alison Cole
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Henrietta Bentall
Digital Development Director
Mikhail Mendelevich
Compte tenu de la crise du coronavirus,
les dates des expositions indiquées dans
cette édition sont susceptibles d’être
reportées, certaines annulées. Pour suivre
l’actualité des musées, centres d’art et
galeries, consultez leurs sites Internet.
En couverture :
Sandra Patron. © Frédéric Deval
Jan et Hubert van Eyck, L’Adoration
de l’Agneau mystique (détail), 1432,
volets extérieurs, huile sur panneau,
cathédrale Saint-Bavon, Gand.
© lukasweb.be – Art in Flanders
Olivier Mosset, 2019.
© Aline Paley
Le musée d’Orsay, Paris.
© Musée d’Orsay - Patrice Schmidt
The Metropolitan Museum of Art,
New York.
© The Metropolitan Museum of Art
A new summer exhibition in the City of Geneva
sculpturegarden.ch
sculpturegarden
Geneva Biennale
Parc des Eaux-Vives
Parc La Grange
Quai Gustave-Ador
In collaboration with
With the kind support of
4 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
News
Musées et institutions
Plus de 1 million de visiteurs
pour Léonard au Louvre
À sa clôture, le 24 février, l’exposition « Léonard
de Vinci » au Louvre a enregistré 1 071 840 visiteurs.
Il s’agit d’un record pour le musée, dont
le dernier grand succès, la rétrospective consacrée
à Eugène Delacroix en 2018, avait attiré
540 000 personnes. Pour cette exposition
exceptionnelle consacrée au maître florentin et
à ses contemporains, le musée avait dû prendre
des mesures afin de contrôler le flux des visiteurs,
imposant une réservation des billets en
ligne. La fréquentation quotidienne moyenne
s’est établie à 9 783 visiteurs, avec 104 jours
d’ouverture au public, 46 nocturnes supplémentaires
et les trois dernières nuits gratuites.
Ce record reste cependant inférieur à celui de
l’exposition « Toutânkhamon » à La Villette, à
Paris, qui a attiré 1,42 million de personnes de
mars à septembre 2019. Anne-Lys Thomas
Vue de l’exposition « Léonard de Vinci » au
musée du Louvre. © Musée du Louvre/Antoine Mongodin
privés, l’homme d’affaires tunisien Jamel
Mzabi est un collectionneur qui aime autant
l’art islamique – il a créé un musée à Djerba
pour accueillir ses pièces dans ce domaine –
que l’art contemporain. « L’objectif est d’ouvrir
en novembre. Nous souhaitons donner
de la visibilité aux jeunes artistes africains
en dialogue avec des artistes internationaux
confirmés, confie Camille Lévy, directrice de
la programmation. Il y aura un volet pédagogique
: des ateliers en relation notamment avec
les écoles. Notre défi est, dans un quartier plutôt
populaire, de proposer une offre artistique
exigeante tout en s’adressant à tous. » Soit une
alternative au quartier nord, plus bourgeois,
de Tunis, où se concentrent galeries et lieux
d’art, tel le B7L9. Alexandre Crochet
Le futur 32 Bis. © D.R.
Politique culturelle
Le gouvernement officialise
la création de l’Inseac
Annoncée en juin 2019, la création de l’Institut
national supérieur de l’éducation artistique
et culturelle (Inseac) a été officialisée le
19 février 2020 à Paris. Jean-Michel Blanquer,
ministre de l’Éducation nationale, Frédérique
Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur,
de la Recherche et de l’Innovation, et Franck
Riester, ministre de la Culture, ont signé la
convention de création de l’institut, qui doit
structurer au niveau national la formation et la
recherche dans le domaine de l’éducation artistique
et culturelle. Implanté dans l’ancienne
prison de Guingamp (Côtes-d’Armor), l’Inseac
accueillera des enseignants, des artistes, des
étudiants et des médiateurs culturels, sous la
houlette du Conservatoire national des arts et
métiers (Cnam). L’installation dans ses locaux
est programmée pour septembre 2021. A.-L.T.
L’ancienne prison de Guingamp, qui accueillera
l’Inseac en septembre 2021. © D.R.
Nominations
Sam Bardaouil et Till Fellrath
commissaires de la Biennale
de Lyon 2021
La Biennale de Lyon a nommé Sam Bardaouil
et Till Fellrath commissaires de sa prochaine
édition en 2021. Ce 16 e opus se déroulera de
septembre 2021 à janvier 2022. « Je m’intéresse
depuis plusieurs années à l’engagement
profond que Sam Bardaouil et Till Fellrath
savent susciter auprès des publics des grandes
villes à travers le monde, ainsi qu’à la place
centrale qu’ils accordent aux artistes dans
leurs projets, a déclaré Isabelle Bertolotti,
directrice de la Biennale d’art contemporain
depuis 2019. Je suis impatiente de voir se
déployer, dans le cadre de la Biennale et sur
tout le territoire, les multiples projets issus de
leurs expériences collaboratives antérieures.
Leur pratique de commissaires indépendants,
non rattachés à une institution, leur octroie
une grande autonomie d’action dont pourra
bénéficier la Biennale de Lyon. » Les deux
hommes ont fondé en 2009, à New York et
à Munich, Art Reoriented, une plateforme
curatoriale multidisciplinaire. Philippe Régnier
Sam Bardaouil et Till Fellrath.
© Mohamed Somji Seeing Things, courtesy NPUAE
Un don de 20 millions permet
au musée d’Orsay de s’agrandir
Le musée d’Orsay a récemment annoncé
le lancement de son projet de transformation
« Orsay Grand Ouvert » grâce à un don
américain anonyme de 20 millions d’euros.
L’initiative doit permettre la création, en 2023-
2024, d’un « Education Center » de 650 m 2 ,
au 4 e étage du musée, qui proposera des cours
et ateliers aux élèves et aux familles, et d’un
centre de recherche au 29, quai Voltaire.
L’autre pan du projet concerne les collections :
une nouvelle aile de plus de 1 200 m 2 sera aménagée
d’ici 2026 afin de mieux présenter l’ensemble
impressionniste, enrichi d’acquisitions
et de dons récents – Philippe Meyer, Zeïneb
et Jean-Pierre Marcie-Rivière et, surtout, la
donation Hays, de près de 300 œuvres. « Avec
le projet Orsay Grand Ouvert, je ne vise pas
forcément à conquérir de nouveaux territoires,
mais à toucher davantage encore les visiteurs
qui viennent à nous », a déclaré dans un communiqué
Laurence des Cars, présidente des
musées d’Orsay et de l’Orangerie. A.-L.T.
La nef du musée d’Orsay. © Sophie Crépy
Un nouveau centre d’art à Tunis
Un nouveau centre d’art va ouvrir à Tunis.
Sur près de 4 000 m 2 répartis en trois étages
et deux bâtiments, le 32 Bis occupera d’anciennes
usines Philips rue Ben Gedhahem.
Une réhabilitation du site par l’architecte
Memia Taktak est en cours, tandis que l’artiste
Atef Matallah réalise une fresque sur la façade.
À l’origine du projet, financé par des fonds
Le musée national
d’Art contemporain a ouvert
ses portes à Athènes
Plus de vingt ans après sa fondation, l’EMST
– National Museum of Contemporary Art a
enfin accueilli ses premiers visiteurs fin février,
dans l’ancienne brasserie Fix, à Athènes. Le
Premier ministre grec Kiriákos Mitsotákis
doit inaugurer officiellement le musée avant
la Pâque orthodoxe, le 19 avril. Un nouveau
directeur, nommé pour un mandat de
deux ans, sera bientôt désigné par le ministère
de la Culture. L’exposition inaugurale du
musée comprend 172 œuvres d’artistes grecs et
étrangers, issues de la collection permanente,
qui compte environ 1 300 pièces. Si la programmation
future est en cours d’élaboration,
des événements temporaires sont déjà proposés
dans la Project Room. Y est présentée la
vidéo de science- fiction dystopique de Larissa
Sansour In vitro, montrée pour la première
fois dans le Pavillon danois à la 58 e Biennale
de Venise, en 2019. Ioanna Gkomouza et Charis
Kanellopoulou
L’EMST – National Museum of Contemporary Art
à Athènes. © Mathias Voelzke
Marché
Ralentissement du marché
de l’art en 2019
Selon le rapport Art Basel & UBS Global
Art Market, dirigé par l’économiste Clare
McAndrew (Arts Economics) et dévoilé le
5 mars, le marché de l’art a accusé un recul de
5 % en 2019, pour un total de 64,1 milliards
de dollars (57,7 milliards d’euros), retrouvant
le niveau de 2017. Les ventes conclues par les
galeries et marchands dominent, cumulant
36,8 milliards de dollars (en progression de
2 %). Entre 2010 et 2019, la part du chiffre
d’affaires réalisé grâce aux foires est passée
de 30 à 45 %. A contrario, le volume des
ventes aux enchères d’art, d’arts décoratifs et
d’antiquités a chuté de 17 %, soit un total de
24,2 milliards de dollars (21,8 milliards d’euros).
L’épidémie de coronavirus contraignant
à annuler de nombreuses foires devrait chambouler
cet ordre établi pour 2020, d’autant que
le marché chinois a reculé de 10 % en 2019, les
États-Unis occupant 44 % de parts de marché.
A.C.
Rapport Art Basel & UBS Global Art Market 2020.
© UBS
Sam Stourdzé nouveau directeur
de la Villa Médicis
La Villa Médicis, à Rome, a un nouveau
directeur, Sam Stourdzé, qui orchestre les
Rencontres d’Arles depuis 2014. Sa nomination
intervient après dix-huit mois d’intérim
assurés par Stéphane Gaillard, depuis le départ
de Muriel Mayette-Holtz en septembre 2018.
Sam Stourdzé connaît bien les lieux, puisqu’il
a été pensionnaire à l’Académie de France, à
Rome, en 2007. Ne prenant son poste que le
1 er septembre, il assurera donc la direction de
la 51 e édition des Rencontres d’Arles, prévue
cet été. Sous son mandat, la fréquentation du
festival a progressé de près de 70 %, passant de
84 000 visiteurs en 2014 à 145 000 en 2019.
Né en 1973, Sam Stourdzé s’est fait connaître
à travers plusieurs expositions, telles « Chaplin
et les images » ou « Fellini, la Grande Parade »,
au Jeu de Paume, respectivement en 2005
et 2009, avant de diriger le musée de l’Élysée,
à Lausanne (Suisse), de 2010 à 2014. En 2016,
à la demande de Xavier Bertrand, il a mis en
place l’Institut pour la photographie, à Lille.
En 2017, le ministère de la Culture lui avait
confié une mission sur la conservation et la
valorisation des fonds photographiques patrimoniaux.
Natacha Wolinski
Sam Stourdzé. © Lutz Maps
La couleur
au jour le jour
03.04
— 06.09
2020
#normandie
impressionniste
Paul Signac, Le Phare de Gatteville (détail), v. 1934, huile sur carton, Cherbourg-en-Cotentin, Musée Thomas Henry
6 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
News
Biennale de Venise :
une dizaine d’artistes annoncés
Onze noms, dont un duo, ont déjà été annoncés
pour la 59 e Biennale de Venise, pilotée
par Cecilia Alemani et prévue de mai à
novembre 2021. La Nouvelle-Zélande a été la
première à dévoiler son choix : Yuki Kihara,
premier artiste de la région du Pacifique à
représenter le pays à la manifestation. L’artiste
franco-algérienne Zineb Sedira représentera la
France, et Latifa Echakhch, plasticienne franco-marocaine
installée dans le Valais (Suisse),
occupera le Pavillon suisse. La Britannique
afro-caribéenne Sonia Boyce, choisie pour
représenter la Grande-Bretagne, ouvrira donc
l’ère post-Brexit à Venise. Pour l’Autriche, c’est
l’exubérant duo formé par Ashley Hans Scheirl
et Jakob Lena Knebl qui a été sélectionné.
L’artiste et musicien expérimental Marco
Fusinato investira le Pavillon australien, et le
photographe et vidéaste vancouvérois Stan
Douglas, le Pavillon canadien. La vidéaste
et performeuse Pilvi Takala représentera la
Finlande et l’artiste multimédias Sigurour
Guojonsson, l’Islande. Melanie Bonajo a été
retenue par le Mondriaan Fonds pour le pavillon
des Pays-Bas. A.-L.T.
L’Arsenale, à Venise.
© Andrea Avezzù, courtesy Biennale de Venise
Prix
Le prix Hasselblad attribué
à Alfredo Jaar
La Fondation Hasselblad a décerné son
40 e prix de photographie à Alfredo Jaar.
Né en 1956 au Chili, l’artiste vit et travaille
aujourd’hui à New York. Il mêle dans ses
installations des éléments photographiques,
vidéo, architecturaux et théâtraux. En explorant
ce qu’il nomme la « politique des images »,
qui définit la production et la circulation de
celles-ci, il « révèle les implications économiques
et sociales relatives à l’acte de voir,
ainsi que nos responsabilités en tant que regardeurs
d’images », a souligné Thyago Nogueira,
président du jury du prix. À Göteborg, en
Suède, le Hasselblad Center consacrera en
octobre une exposition à l’artiste, qui bénéficiera
par ailleurs d’une dotation de 1 million de
couronnes suédoises (environ 100 000 euros)
et d’un ouvrage monographique. A.-L.T.
Alfredo Jaar. © Jee Eun Esther Jang
Emma Talbot remporte
le Max Mara Art Prize
Le 8 e Max Mara Art Prize for Women, qui
soutient les artistes britanniques émergentes,
a été attribué à Emma Talbot, née en 1969
et installée à Londres. Son travail associe la
peinture, le dessin, la sculpture et l’installation.
Présidé par Iwona Blazwick, directrice
de la Whitechapel Gallery à Londres, le jury
a choisi la plasticienne pour un projet autour
des représentations de la femme à partir du
tableau Les Trois Âges de la femme de Gustav
Klimt. La lauréate poursuivra ses recherches
à Rome, à Reggio Emilia et en Sicile, pendant
six mois d’une résidence itinérante, qui devait
commencer en avril mais a été reportée en raison
de l’épidémie de Covid-19. Son projet sera
exposé en 2021 à la Whitechapel Gallery et
au sein de la Collezione Maramotti, à Reggio
Emilia. A.-L.T.
Emma Talbot. © Thierry Bal
Yvonne Farrell et
Shelley McNamara
remportent le Prix Pritzker
Le Pritzker Prize 2020 a été attribué aux architectes
irlandaises Yvonne Farrell et Shelley
McNamara, premier tandem féminin récompensé
par le prestigieux prix d’architecture.
Les deux femmes se sont rencontrées pendant
leurs études à la School of Architecture du
University College, à Dublin, et ont cofondé
leur cabinet, Grafton Architects, en 1978. Elles
ont réalisé plusieurs bâtiments universitaires,
notamment l’Università commerciale Luigi
Bocconi, à Milan (2008), le campus UTEC
à Lima, au Pérou (2015) ou, récemment, la
Toulouse School of Economics (2019) et le
campus de l’Institut Mines-Télécom de Paris-
Saclay (2019). Elles ont assuré le commissariat
de la 16 e Biennale d’architecture de Venise,
intitulée « Freespace », en 2018. A.-L.T.
Yvonne Farrell et Shelley McNamara. © Alice Clancy
Le prix HSBC pour la photographie
à Louise Honée et Charlotte Mano
Le comité exécutif du prix HSBC pour la photographie
a choisi de distinguer, parmi douze
candidats, Louise Honée pour son projet We
Love Where We Live et Charlotte Mano pour
sa série Thank You Mum. Toutes deux bénéficieront
d’une exposition itinérante, d’une
aide à la production d’œuvres et d’une monographie
aux Éditions Xavier Barral. HSBC
acquerra six œuvres de chacune des artistes.
La photographe néerlandaise Louise Honée
s’est attachée à capturer « les regards mûrs
d’enfants et de jeunes adultes » du comté de
McDowell (Virginie-Occidentale, États-Unis),
une ancienne région minière qui subit une
grave crise économique. Dans cette série, elle
documente en noir et blanc l’espoir de ces
jeunes face à la pauvreté et à l’insécurité. La
Française Charlotte Mano livre quant à elle
un témoignage intime sur la relation qu’elle
entretient avec sa mère atteinte d’une maladie
incurable. Amélie Com
Charlotte Mano, Thank You Mum, 2020.
© Charlotte Mano
Disparitions
Yves Gastou
L’antiquaire Yves Gastou est décédé à l’âge
de 71 ans des suites d’une longue maladie.
Originaire du Sud-Ouest, il avait débuté à
Toulouse avant d’ouvrir, comme beaucoup,
une boutique aux Puces de Saint-Ouen. Puis
il avait accédé au Graal : le quartier de Saint-
Germain-des-Prés, fief des meilleurs marchands.
S’il a touché à l’Art nouveau, sa grande
spécialité, dans sa galerie de la rue Bonaparte,
était le design. Audacieux, il avait même fait
appel à l’illustre Ettore Sottsass pour en créer
la devanture ! De Gio Ponti à Jean Royère,
de Carlo Mollino à Jean Prouvé, il a défendu
le design en commençant à une époque où
celui-ci n’était pas aussi incontournable qu’aujourd’hui.
Il a également soutenu le retour de
créateurs des années 1940, y compris lors de
foires comme le PAD Paris. Ce fou de bagues
d’hommes a exposé sa collection l’an dernier à
l’École des arts joailliers, à Paris. Son fils Victor,
qui travaillait à ses côtés, devrait reprendre le
flambeau. A.C.
Victor et Yves Gastou (à droite).
© D.R.
Yona Friedman
L’architecte et sociologue d’origine hongroise
Yona Friedman s’est éteint à Paris le 21 février.
Né en 1923 à Budapest, il avait d’abord étudié
l’architecture dans cette ville, puis à Haïfa,
en Israël, où il a commencé à travailler, cherchant
à inventer des modèles d’habitat pour
accompagner l’essor de la jeune nation. Il
s’était installé à Paris en 1957. Parfois rattaché
à l’art concret, il a toujours revendiqué
une grande liberté et une démarche iconoclaste.
Cet architecte futuriste a imaginé avec
audace des « villes spatiales », théorisant une
nouvelle organisation urbaine en réseau suspendu.
Si certains de ses projets ont vu le jour,
sa démarche très novatrice l’a classé entre l’art
et l’architecture. Son travail a notamment été
présenté dans l’exposition « Erre, variations
labyrinthiques » au Centre Pompidou-Metz, à
la Biennale d’art contemporain de Lyon, à la
galerie Anne Barrault (Paris), au Centre international
d’art et du paysage à Vassivière ou
chez kamel mennour. A.C.
L’une des « villes spatiales » futuristes
de Yona Friedman. Courtesy Yona Friedman
Ulay
Frank Uwe Laysiepen, dit Ulay, artiste pionnier
de l’art de la performance, est mort le 2 mars,
à l’âge de 76 ans, à Ljubljana (Slovénie), des
suites d’un lymphome. Il a longtemps collaboré
avec Marina Abramovic, avec qui il a réalisé
ses performances les plus célèbres. Cette
dernière a été sa compagne de 1976, année
de leur rencontre, à 1988. Ils ont symboliquement
mis fin à leur relation en marchant l’un
vers l’autre sur la Grande Muraille de Chine,
parcourant chacun la moitié de ses 6 000 kilomètres.
Ulay était également un photographe
passionné, qui travaillait avec des Polaroid. En
novembre 2019, il avait ouvert une fondation à
Ljubljana. Une rétrospective lui sera consacrée
de novembre 2020 à avril 2021 au Stedelijk
Museum d’Amsterdam. Dorian Batycka
Ulay. © dpa picture alliance/Alamy Stock Photo
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
7
News
Le monde de l’art atteint
par le coronavirus
La pandémie paralyse galeries, maisons de ventes et foires,
contraintes de faire le gros dos. État des lieux et perspectives.
1. Les foires touchées
de plein fouet
La Chine tousse et, quelques mois
plus tard, c’est le marché de l’art
mondial qui est grippé. Sans être
pour l’instant aussi meurtrier que
la grippe espagnole voici un siècle
(50 millions de morts), le coronavirus
bouleverse avec une ampleur
inédite le marché de l’art. Et en premier
lieu les foires, qui ont annoncé
leur report en cascade. « L’Armory
Show à New York est passé entre
les gouttes à une semaine près. La
Tefaf Maastricht, l’interdiction lui
pendait au nez, donc tout le monde
est reparti au milieu de la foire »,
observe un organisateur. La fermeture
de la Tefaf plus tôt que prévu
a semé le trouble. À mesure que le
gouvernement français abaissait le
seuil du nombre de personnes autorisées
à se réunir – jusqu’au couperet
des 100 –, chacun voyait fondre
la possibilité de maintenir son
événement. Sans même parler du
contexte, peu propice aux affaires !
« En réalité, quand un événement
est “annulé”, il s’agit toujours d’une
interdiction officielle d’exploitation,
comme pour un match de foot ou un
spectacle. Sinon, il faudrait rembourser
entre autres le loueur des
lieux, par exemple le Grand Palais.
Personne ne pourrait ! » explique un
organisateur.
2. Le problème des assurances
Les foires s’assurent chaque année
en cas d’annulation contre un incendie,
une grève du personnel ou un
cas de force majeure. Des événements
exceptionnels tels qu’un
attentat ou une pandémie en sont
exclus. Pour se protéger, l’organisateur
peut néanmoins racheter
le risque en payant une surprime.
Selon certaines sources, les sociétés
d’assurances, informées dès janvier
des menaces de progression
du coronavirus, auraient refusé
ce rachat… que peu de gens effectuent,
étant donné la rareté de ce
type d’événements. De son côté, Art
Basel Hong Kong a certainement
dû puiser dans son trésor de guerre
pour faire face à l’annulation de son
édition 2020. D’après nos informations,
en outre, ses équipes seraient
en partie atteintes par le coronavirus.
L’organisateur de Salons
MCH Group, qui a déjà dû annuler
le Salon d’horlogerie Baselworld fin
février, a retenu 25 % des montants
de réservation des stands pour Art
Basel Hong Kong. « L’annulation
précoce d’Art Basel à Hong Kong a
permis d’économiser des coûts pour
Le stand fermé d’un marchand,
absent de la Tefaf Maastricht 2020,
signe annonciateur de la « tempête »
advenue depuis. © A.C.
MCH Group et pour les clients. MCH
Group a fait valoir ses droits auprès
de la compagnie d’assurances »,
indiquait la société le 6 mars, afin de
rassurer après ces déboires. « J’étais
très heureux de cette décision, car la
Foire doit aussi payer des frais de
personnel, de marketing, une grosse
équipe sur place à l’année. C’est donc
généreux de la part de l’organisateur…
», confie le marchand parisien
Franck Prazan, qui avait réglé
93 000 dollars pour son stand à Art
Basel Hong Kong.
Les foires s’assurent
en cas d’annulation
contre un incendie,
une grève du personnel
ou un cas de force
majeure. Des événements
exceptionnels tels qu’un
attentat ou une pandémie
en sont exclus.
3. Le casse-tête des reports
Reporter ou passer son tour ? Si
Thomas Hug, directeur d’artmonte-carlo,
proche de la frontière
italienne, a dû décaler à 2021
l’édition prévue début mai – « tous
nos exposants ont déjà resigné avec
enthousiasme », confie-t-il –, la plupart
des organisateurs de foires ont
reporté à une autre date, en 2020.
Avec quelle marge de manœuvre ?
« Marchands et galeristes ont préparé
un catalogue, travaillé plusieurs
mois pour réunir les œuvres,
il ne faut pas que ce travail parte
en fumée », note un professionnel.
Un casse-tête pour les organisateurs
et les exposants. Première en
France à annoncer son report, Art
Paris a sollicité un autre créneau
au Grand Palais dès que la limitation
à 5 000 personnes a été énoncée.
La scène parisienne se trouve
donc saturée, avec le PAD Paris
(12-17 mai) puis, simultanément fin
mai, Art Paris, le Salon du dessin
et Drawing Now. L’espoir est d’enjamber
le coronavirus et la période
d’interdiction des rassemblements
prévue jusqu’au 15 avril. Mais ces
nouvelles dates en plein week-end
de la Pentecôte ne font pas l’unanimité…
Et que se passera-t-il si le
délai d’interdiction est prolongé ?
Face aux incertitudes, Art Cologne
a quant à elle opté pour un report
plus tardif… en novembre.
4. maisons de ventes en attente
À l’heure où nous publions, les maisons
de ventes en France ont dû fermer
leurs portes et reporter sine die
leurs vacations de mars et d’avril,
attendant parfois confirmation des
Salons pour s’inscrire dans leur
écosystème. Certaines réfléchissent
à réaliser des ventes online only ou
à huis clos. L’absence de ventes, et
donc de rentrées d’argent à court
terme, aura des conséquences sur
la vie de ces entreprises. Les milliardaires
à la tête de Sotheby’s et
de Christie’s mettront-ils la main à
la poche en attendant la sortie du
tunnel ? « Le coronavirus pourrait
accélérer les réformes en cours, avec
des mesures d’économies sur certains
départements, et les conduire
à chercher des solutions passant par
une hausse des opérations privées »,
estime un spécialiste.
5. Les galeries sur un fil
Privées des foires, qui ont représenté
45 % du chiffre d’affaires des galeristes
et marchands en 2019 selon
le rapport Art Basel & UBS Global
Art Market paru en mars, les galeries
s’inquiètent, à raison. Art Basel
Hong Kong a lancé en mars, via
ses « Viewing Rooms », une plateforme
– ersatz numérique de la
Foire – réunissant 2 000 œuvres
de 233 galeries. Une solution de
repli, car rien ne remplace, pour les
œuvres importantes, l’appréhension
de visu et les échanges avec les
spécialistes… Cette crise « peut être
l’occasion de repenser le modèle des
foires généralistes, en surnombre,
en privilégiant, parallèlement au
très haut niveau comme Art Basel
et la Tefaf, des événements plus
restreints et bien ciblés », prône un
professionnel. Les galeries devraient
aussi poursuivre leur évolution vers
le numérique, afin de toucher les
clients à distance.
6. Quelle suite ?
« Moralement moins grave que les
attentats, mais économiquement
pire en raison de la chute des bourses
mondiales, du cours du pétrole et de
la finance, des sociétés au ralenti »,
pointe Hélène Mouradian, organisatrice
du Salon du dessin et de Fine
Arts Paris, le coronavirus immobilise
la France – passée le 14 mars
au stade 3 du dispositif de gestion
de l’épidémie – et donc le marché.
Difficile de prévoir si cela durera un
mois ou davantage. Les prochains
grands rendez-vous pourraient être
touchés : Art Basel en juin et les
ventes du soir de New York en mai.
« C’est maintenant que les maisons
de ventes sécurisent les consignations
auprès de leurs clients. Les
vendeurs sont à juste titre frileux
et demandent certainement des
garanties financières aux maisons.
Il n’est pas difficile d’imaginer que
les tiers garants disposés à financer
des tableaux pour les ventes
de mai doivent se faire rares »,
confie Thomas Seydoux, conseiller
en tableaux impressionnistes et
modernes. Et de conclure : « Il ne
s’agit pas d’être pessimiste ni fataliste,
mais réaliste et responsable.
Dans quelques mois, nous espérons
tous y voir plus clair, et le marché
de l’art peut se mettre en pause ce
temps-là, le monde survivra. »
Alexandre Crochet
Les musées français contraints à la fermeture
Les mesures de limitation des rassemblements, puis de confinement
prises en France ont entraîné la fermeture des musées pour une durée
indéterminée. Face à cette situation inédite, les institutions se sont
mobilisées pour continuer à garder le contact avec le public en mettant
en valeur et en enrichissant leur contenu disponible en ligne. Cette
démarche a été encouragée par le ministère de la Culture, qui a lancé
le 18 mars le hashtag #Culturecheznous. Le site de la Rue de Valois
s’est transformé en plateforme regroupant les initiatives culturelles,
au-delà des arts plastiques : podcasts, concerts en ligne, archives de
la radio et de la télévision, contenus éducatifs pour les enfants, visites
virtuelles d’expositions… Chaque institution a réagi très vite. « Vous ne
pouvez pas venir à Orsay, Orsay vient à vous… », déclare le musée parisien
sur Twitter. Outre son site Internet et les réseaux sociaux, l’établissement
s’appuie aussi sur sa chaîne YouTube, tout comme le Louvre, qui y
propose conférences, focus, dossiers et même des dessins animés pour
les enfants. De son côté, le Centre Pompidou mise sur ses podcasts.
De quoi patienter et se préparer à la réouverture des établissements
culturels après cette période troublée. Ph.R. et A.-L.T.
culture.gouv.fr/#Culturecheznous
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
8
News Luxembourg & Belgique
« Il est essentiel d’exposer
une fois par an les artistes
originaires du pays »
Suzanne Cotter, directrice du Mudam
depuis deux ans, évoque la singularité
du musée luxembourgeois,
par sa collection et ses expositions.
Suzanne Cotter.
© Marion Dessard Mudam
Vous venez du Portugal, où vous
avez dirigé pendant cinq ans
le Museu Serralvès, à Porto. Vous
êtes maintenant au Luxembourg.
Ces deux pays peuvent être
considérés comme périphériques
par rapport aux grands centres
d’art en Europe. Qu’est-ce qui
vous a motivée à proposer
votre candidature pour diriger
le Mudam (musée d’Art moderne
Grand-Duc Jean) ?
Après mon passage à la Solomon
R. Guggenheim Foundation
[New York], ce fut d’abord et avant
tout un retour en Europe et à sa
diversité. L’enjeu est un peu différent,
car, à Porto, j’étais directrice
artistique. Ici, je dirige le musée, j’ai
donc une vue plus globale et plus
cohérente des choses. Une autre raison,
peut-être la principale, est qu’il
m’a été demandé de mettre le musée
en avant en tant qu’emblème culturel
du Luxembourg. Un directeur
de musée aime entendre ce genre
de propos, car on se dit : « Tiens, ce
pays comprend que les musées sont
importants et que la culture contribue
à son identité. » Cela m’a paru
être un contexte à la fois intéressant
et motivant.
Le Luxembourg est un pays
ouvert, dynamique, en pleine évolution,
et qui utilise son privilège
d’être financièrement stable pour
réellement investir dans le futur,
par exemple à travers la mobilité
douce et les transports en commun.
En tant que directrice de musée,
la notion d’un modèle qui pourrait
être exemplaire éveille mon intérêt,
même s’il n’est pas transposable partout.
Cela crée des précédents.
Comment articulez-vous
vos expositions avec les œuvres
de la collection ?
Depuis l’ouverture du musée, il y a
toujours eu beaucoup de connexions
avec la collection, qui est importante.
À mon arrivée, j’ai décidé de
la mettre au centre, comme un fil
rouge. Pour moi, c’est la collection
qui « tient » le musée. La question
devient : qu’est-ce qui distingue
notre collection d’une autre ? Elle
possède un aspect inspirant, réflexif,
par rapport à la programmation en
général. Elle est en dialogue avec
le cycle des expositions. Celles-ci
peuvent aussi servir à nourrir
notre collection, notamment avec
des artistes plus jeunes. Nous voudrions
pouvoir acquérir certaines
des œuvres que nous montrons. En
faire une sorte de mémoire de ce qui
a été exposé ici.
Comment sélectionner tel ou tel
artiste ? Cela dépend du contexte.
Qu’est-ce qui résonne aujourd’hui ?
Quelle pertinence ? Quelle urgence ?
Il y a un équilibre à trouver entre
les artistes renommés et les autres.
C’est notre choix et notre travail de
commissaires d’exposition, même si
le public ne comprend pas toujours
immédiatement.
Je veux aussi ouvrir le musée à
la performance, aux formes d’art
contemporaines. Nos espaces permettent
d’accueillir les meilleurs
artistes du monde.
« C'est la collection qui
“tient” le musée. Elle est
en dialogue avec le cycle
des expositions. Celles-ci
peuvent aussi servir à la
nourrir, notamment avec
des artistes plus jeunes. »
Est-ce une contrainte de disposer
d’une collection qui ne commence
que dans les années 1960 ?
Évidemment, nous n’avons pas
la dimension encyclopédique du
Centre Pompidou [Paris] ou de la
Tate Modern [Londres]. La question
qui se pose est de savoir comment
exploiter notre potentiel,
comment regarder vers le futur.
Disons que la collection débute
avec tous les artistes importants des
avant-gardes des années 1960, ceux
qui ont fait bouger les choses. Nous
devons parvenir à faire toucher, à
faire comprendre ces repères par
notre public.
Nos modèles de compréhension
changent aussi peu à peu, depuis
le moment charnière de 1989 avec
la chute du Mur de Berlin et la fin
de l’apartheid en Afrique du Sud.
Moment où on a commencé à parler
de décolonisation. Ce sont quelques
balises à partir desquelles travailler.
Votre rôle, comme celui
d’autres institutions,
est donc de remettre les choses
en perspective, notamment
grâce à la collection…
Oui, c’est notre rôle et notre inspiration.
Par exemple, pour le moment,
nous la mettons en perspective avec
une installation monumentale de
Thomas Hirschhorn, Flugplatz
Welt/World Airport (présentée à la
Biennale de Venise en 1999) : c’est
l’une des œuvres majeures de notre
collection et elle occupe une salle
entière. Elle constitue le prélude à
notre grande exposition estivale,
« Me, Family », sous le commissariat
de Francesco Bonami [inspirée de la
mythique exposition « The Family of
Man » au Museum of Modern Art, à
New York, en 1955].
Quelle est la place des artistes
luxembourgeois dans le musée ?
Il me semble important de montrer
les artistes luxembourgeois
– même s’ils n’habitent plus toujours
ici – qui ont produit une
véritable œuvre, comme Bert Theis
exposé l’an dernier, ou Jean-Marie
Biwer actuellement. Je suis sensible
à l’identification que peuvent
ressentir nos visiteurs face au travail
de ces artistes, à condition bien
entendu que leur démarche corresponde
à nos critères de sélection.
Il n’est évidemment pas question
de nationalisme ici, mais il est
essentiel d’exposer une fois par an
les artistes originaires du pays et
d’y réfléchir.
Quelle est leur part dans
la collection ?
Elle est d’environ 10 %. En revanche,
la part des femmes n’est que de
29 %, c’est une donnée que je veux
améliorer.
Vous y avez répondu
en programmant plusieurs
femmes artistes.
En effet. Il y a eu Jutta Koether, Etel
Adnan et Nairy Baghramian, bientôt
Leonor Antunes et plus tard Giulia
Genci et Charlotte Posenenske.
À ce propos, quel est votre budget
annuel pour les acquisitions ?
Nous disposons de 600 000 euros.
C’est plutôt bien par rapport à
d’autres institutions en Europe !
Oui, mais cela reste insuffisant et
nous essayons de l’augmenter. Je
suis consciente que c’est quand
même quelque chose. Pour autant,
je m’efforce de faire plus, notamment
à travers les donations.
Un cercle de collectionneurs est en
cours d’organisation. Nous travaillons
avec ambition, mais sans forcer
les choses ni les gens.
L’année prochaine se tiendra la
deuxième édition de la biennale
interdisciplinaire red bridge
project. À quel degré le Mudam
y est-il impliqué ?
Pour 2021, outre une exposition
collective importante et une monographie
dont je ne peux pas encore
dévoiler les noms, nous avons un
ambitieux projet inédit avec William
Kentridge. Ce sera donc une grande
année du point de vue des initiatives.
Il y aura aussi plusieurs collaborations,
toujours autour de
Kentridge, avec le Grand Théâtre
et la Philharmonie. Le Mudam est
en quelque sorte le maître d’œuvre
de cette édition du red bridge project.
Je tiens beaucoup au travail en
commun avec les autres institutions
luxembourgeoises.
Propos recueillis
par Bernard Marcelis
« Robert Morris. The Perceiving
Body/Le Corps perceptif »,
8 février-26 avril 2020 (puis
au musée d’Art moderne et
contemporain de Saint-Étienne
Métropole, 5 juin-27 septembre
2020) ; « Jean-Marie Biwer.
D’après nature », 7 mars-
24 mai 2020 ; « Me, Family »
(y compris l’installation de
Thomas Hirschhorn), 30 mai-
6 septembre 2020. mudam.com
À Bruxelles, le Hangar
devient un centre de photo
Après le succès de la quatrième
édition de son Photo Brussels
Festival (lire The Art Newspaper
édition française, novembre 2019),
la structure privée du Hangar
a décidé de se focaliser désormais
uniquement sur la photographie,
« sans restriction de genres, de
territoires ou de modes opératoires
du médium ». Chaque séquence
se déroule en deux temps :
une exposition principale
dans le vaste bâtiment arrière
(prochainement la rétrospective
consacrée à Ruud van Empel),
pendant que deux expositions
se succèdent dans l’espace situé
côté rue, en commençant par
celle dédiée à Patrick Willocq. B.M.
hangar.art
À Hasselt, Z33 s’offre
un nouveau bâtiment
À Hasselt, chef-lieu de la province
du Limbourg belge, l’institution
Z33 affirme son identité de
Maison d’art actuel, de design et
d’architecture en investissant un
nouvel espace d’exposition. Celui-ci
est dû à l’architecte italienne
Francesca Torzo, qui l’a conçu
comme un puzzle inséré dans le
site historique du Béguinage, dont
il reprend le parement de briques
en losanges. Les deux expositions
inaugurales jumelles, « The Time
of Work » et « The Work of Time »,
explorent, interrogent et défient
les propriétés architecturales
et temporelles du bâtiment. B.M.
z33.be
Une sculpture de Bob
Verschueren à la BNB
Après avoir dévoilé une partie de
sa collection au printemps dernier,
la Banque nationale de Belgique
poursuit son ouverture au public
en inaugurant l’installation d’une
sculpture de Bob Verschueren.
Conçue spécialement pour les
locaux récemment rénovés de
l’Hôtel du Gouverneur, à Bruxelles,
Réseaux est un relief en bronze
de près de 30 mètres de long.
Pour cet artiste familier des œuvres
éphémères, souvent extérieures
et composées d’éléments naturels,
l’événement est d’importance
puisqu’il s’agit d’une de ses rares
sculptures permanentes. B.M.
nbb.be
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
9
MATT
MULLICAN
REPRESENTING
THE WORK
16.02-18.10.20
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Léonard
de vinci
TAN FrANce SAS, groupe The ArT NewSpAper. MeNSuel. Numéro 12. octobre 2019 FrANce : 7.9 € - DoM : 8.9 € - Bel/luX : 8.9 € - ch 13.50 FS - cAN : 13.99 $cA
priX MarceL
dUcHaMp 2019
ida tursic & Wilfried Mille,
Katinka Bock,
éric Baudelaire,
Marguerite Humeau
EXPOSITION
PAGES 20-21
Il y a quelques mois, une famille de
Compiègne (Oise) confie ce qu’elle
considérait comme une icône à la
maison de ventes de Senlis, Actéon.
Cette dernière sollicite alors l’expertise
du Cabinet Turquin, qui
associe aussitôt l’œuvre à deux
panneaux de dimensions semblables,
respectivement conservés
à la Frick Collection, à New York,
et à la National Gallery, à Londres.
Les deux peintures, qui avaient été
réunies en 2006 lors de l’exposition
« Cimabue and Early Italian
Devotional Painting » présentée à
la Frick Collection, sont considérées
comme des éléments du volet
gauche d’un diptyque aujourd’hui
dispersé.
La reconstitution
progressive d’un diptyque
Au-delà des similitudes stylistiques,
leur association avec Le Christ
moqué de Compiègne est étayée par
des détails aussi évidents que la présence
de galeries d’insectes qui correspondent
d’un panneau à l’autre,
les mêmes pointillés ronds exécutés
au poinçon, un fond d’or identique
ou encore des traces similaires de
barbes de la couche picturale qui
Pour le 500 e anniversaire
de sa mort, le louvre
renouvelle notre regard
sur le génie italien
EXPOSITION
PAGES 36-37
Paris Asian
Art Fair
5 e édition asianowparis.com
porT. coNT/eSp/IT : 8.9 € - N. cAl/S : 1150 cFp - pol./S : 1250 cFp - MAr : 92 MAD
kasper könig
de la documenta aux
skulptur Projekte Münster,
le « faiseur d’expositions »
revient sur un demi-siècle
au service de l’art
ENTrETIEN
PAGES 50-51
FIAC :
toujours plus
InternAtIonAle
La Foire internationale d’art contemporain, qui se tient du 17 au
20 octobre au Grand Palais, braque les projecteurs sur Paris. Cette
46 e édition accueille 197 galeries d’art moderne, contemporain et
de design, issues de 29 pays. Durant une effervescente art week,
la capitale redevient l’épicentre annuel d’une grande fête de l’art,
dans les galeries mais aussi au Petit Palais, hors les murs dans le
jardin des Tuileries, place Vendôme, place de la Concorde, sans
oublier les institutions et musées qui proposent pour l’occasion des
expositions d’exception. De Francis Bacon au Centre Pompidou à
Léonard de Vinci au Louvre, d’Henri de Toulouse-Lautrec et Le
Greco au Grand Palais à Edgar Degas au musée d’Orsay, Hans
Hartung au musée d’Art moderne de Paris ou Charlotte Perriand à
la Fondation Louis-Vuitton, les collectionneurs ne bouderont pas
leur plaisir. Fidèle au subtil mélange d’art et d’art de vivre qui fait
depuis toujours sa réputation aux yeux du monde, la Ville Lumière
a recouvré sa splendeur et ne demande qu’à briller.
Lire notre dossier pages 24-34
un CImAbue InédIt réAppArAît en FrAnCe
Le Cabinet Turquin a découvert l’une des trois œuvres connues
de dévotion de Cimabue (1240-1302), le maître de Giotto.
bordait les côtés. En outre, le sujet
lui-même n’est pas une surprise,
puisque lorsque Miklós Boskovits
et Dillian Gordon avaient proposé
de reconstituer le retable en 2011,
ils avaient suggéré de rapprocher
le système d’images de ceux d’un
diptyque plus tardif du Maître de
San Martino alla Palma et du diptyque
vénitien conservé au Virginia
Museum of Fine Arts, à Richmond.
Ainsi, selon toute logique, il ne
manquerait à la séquence iconographique
du volet gauche qu’un
Baiser de Judas, qui prendrait place
en haut à droite, à côté de la Vierge
et l’Enfant en trône, entourés de
deux anges de la National Gallery
et au-dessus de La Flagellation du
Christ de la Frick Collection.
Une telle découverte est capitale
puisque tous les grands musées
espèrent réunir un jour la trilogie
Cimabue-Giotto-Duccio. Dans
un entretien paru dans The Art
Newspaper édition française d’octobre
2018, Michel Laclotte se désolait
que le Metropolitan Museum
of Art, à New York, ait pu acquérir
le Duccio di Buoninsegna qu’il
convoitait pour le musée du Louvre :
« Nous avons la chance d’avoir au
Louvre des œuvres des deux autres
grands, Cimabue et Giotto, Duccio
manquait et manque toujours ! »
Les grandes institutions américaines
sont sans aucun doute déjà sur les
rangs pour la vente qui aura lieu à
Senlis le 27 octobre.
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16–20 octobre 2019
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10 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
News Suisse
« J’aimerais que les gens viennent
au musée pour autre chose que l’art »
Marc-Olivier Wahler dirige le musée d’Art et d’Histoire de Genève depuis bientôt six mois.
L’occasion de dresser avec lui un premier état des lieux.
Vous avez pris vos fonctions
au MAH le 1 er novembre 2019.
Qu’avez-vous mis en place
depuis ?
J’ai posé certains axes qui
concernent à la fois la collection
du musée et le bâtiment. Le MAH
conserve presque un million d’objets
qui doivent absolument être mis en
valeur. Parmi ceux-ci, les deux tiers
proviennent des collections d’arts
appliqués, d’horlogerie, de numismatique,
d’armures et d’archéologie.
Il s’agit là d’objets qu’il faut réapprendre
à montrer, tant pour leur
valeur d’usage que pour leurs qualités
esthétiques. Ce que la muséographique
du xix e siècle savait très
bien faire. De plus, en raison de ce
patrimoine à notre disposition, et
aussi pour des questions de développement
durable, il devient délicat de
faire venir de très loin et à grands
frais des caisses d’œuvres par avion.
Cela signifie-t-il qu’il n’y
aura plus d’expositions
internationales au MAH ?
Il y aura des exceptions, bien sûr.
Des engagements ont été pris avant
que je n’arrive, et je reste ouvert à
toute proposition. Mais nous avons
également un problème de budget
et de place. Ce type d’expositions est
extrêmement coûteux et nécessite
des espaces qu’il nous est difficile
d’offrir. Le MAH ne dispose actuellement
que de 2 000 m 2 , et il n’est
pas équipé du système de climatisation
correspondant aux standards
muséaux internationaux.
Il y a aussi le musée Rath,
l’antenne du MAH
au cœur de la ville, et qui
est traditionnellement dévolu
aux grandes expositions…
Oui, mais il fait 800 m 2 . Cela dit,
je ne veux pas non plus que l’on
s’interdise de monter des projets
ambitieux au Rath. Il faudra à mon
avis que cela se fasse en partenariat
avec d’autres institutions de la ville ;
ce pourrait être des séries de performances
avec le Grand Théâtre
de Genève, qui se trouve juste à
côté. Je travaille également avec
plusieurs artistes, en collaboration
avec des scientifiques, des historiens,
des écrivains, des cinéastes, dans
la continuité de ce que j’ai fait lors
de mes précédents mandats, mais
ici avec une fabuleuse collection,
qui va de la préhistoire à nos jours.
Comment mettre un tel patrimoine
en lien avec notre présent et notre
futur ? En ce moment, par exemple,
un artiste s’apprête à créer une
œuvre invisible basée sur l’intelligence
artificielle. L’idée serait d’inviter
des spécialistes de toutes les
universités de la région à effectuer
des relevés sismographiques, bactériologiques,
etc., au moment où cette
œuvre sera activée au sein des collections
du musée. Puis d’extraire de
toutes ces données une essence qui
capterait cette atmosphère, et que
nous diffuserions ad vitam aeternam
dans le musée.
Voilà un programme
très contemporain pour
un musée plutôt consacré
aux arts anciens…
Que les gens se rassurent, je ne vais
pas transformer le MAH en musée
d’art contemporain. Mais je ne m’interdis
pas pour autant de poser un
regard contemporain sur un musée
traditionnellement dévolu à l’étude
du passé. Dans tous les musées, les
frontières entre les départements
s’assouplissent de plus en plus. Si
l’on parle de transversalité à propos
des collections, il faut de même
adopter une stratégie résolument
transinstitutionnelle et activer de
manière récurrente des collaborations
avec d’autres institutions
locales, comme le Mamco [musée
d’Art moderne et contemporain]
et le Centre d’art contemporain, ou
encore les musées internationaux
du CICR [de la Croix-Rouge et du
Croissant-Rouge] et de la Réforme,
le musée d’Ethnographie, le musée
Barbier-Mueller, ainsi que tous les
autres musées genevois.
« C’est un privilège
extraordinaire d’être en
mesure d’évoquer le passé
avec des outils du présent.
Et ainsi d’imaginer les
outils du musée du futur. »
Concrètement, comment
se déroule la programmation ?
Jusqu’à la fermeture du MAH dans
quatre ans pour rénovation du
bâtiment, mon programme annuel
se découpera en deux parties.
L’exposition du premier semestre
sera internationale, au sens où j’inviterai
des artistes, des commissaires
d’exposition, des cinéastes,
des scientifiques à mettre en scène
notre collection, comme Jakob Lena
Knebl (qui par ailleurs représentera
l’Autriche à la Biennale de Venise
en 2021) ou Jean-Hubert Martin. La
seconde, plus locale, se fera grâce à
l’implication des équipes du musée.
La première occurrence de ce travail
collectif s’intitulera « Genève 1900 ».
Pendant quatre ans, je vais ainsi tester
la transversalité entre les départements
par le biais de plusieurs
© Keystone
formules. Celle-ci sera ensuite appliquée
de manière plus systématique
lors de la réouverture du musée,
six ans plus tard.
Dans le laps de temps précédant
le début des travaux, qu’allezvous
changer dans le musée ?
De même que la collection, le bâtiment
construit en 1910 par Marc
Camoletti est d’une importance
capitale pour l’identité du musée.
C’est un édifice extraordinaire. S’il
n’est donc pas question de toucher à
son architecture, je propose de supprimer
des cloisons pour lui rendre
sa lumière et sa transparence. Je vais
aussi rouvrir des espaces, en particulier
les Period Rooms, ces salles
historiques fermées depuis un bon
moment. Je pense que ce type d’espaces,
longtemps considéré comme
daté, est en train de revenir au
centre des préoccupations muséographiques
et nous aidera à relever
les défis qui nous attendent ces prochaines
années.
Le cabinet des arts graphiques,
hébergé dans un édifice annexe,
rejoindra l’étage des beaux-arts,
dans le corps principal du musée.
Nous allons également récupérer
l’immeuble qu’occupe actuellement
la Haute école d’art et de design
pour l’intégrer dans l’écosystème
muséal auquel nous réfléchissons.
J’étudie aussi la possibilité de réhabiliter
une partie de l’espace qui se
trouve sous la butte de l’Observatoire,
juste devant l’entrée du MAH.
À terme, mon objectif est de doubler
la surface du musée.
Qu’adviendra-t-il de votre
programme pendant le chantier ?
Si tout se passe bien, l’architecte
chargé de la rénovation sera choisi à
la fin de l’année prochaine. Le chantier
devrait démarrer en 2024. À ce
moment-là, nous nous replierons
au musée Rath, qui fonctionnera
pendant cette période comme un
laboratoire pour tester différents
formats de musées. Qu’est-ce qu’une
collection, une exposition, un public,
un artiste, un musée ? Autant de
questions que nous devons nous
poser. À partir d’aujourd’hui, nous
avons dix ans pour penser le futur
MAH et faire en sorte que, lors de
sa réouverture au public, il ne soit
pas obsolète en termes d’usage. C’est
un privilège extraordinaire d’être en
mesure d’évoquer le passé avec des
outils du présent. Et ainsi d’imaginer
les outils du musée du futur.
Savez-vous déjà à quoi
il ressemblera ?
J’ai une idée assez claire de ce que
doit être le musée de demain, mais
elle va à l’encontre de ce qui s’est fait
jusqu’à présent. Le Guggenheim a
imposé le modèle de l’institution
qui attire le public avec des expositions
blockbusters et une architecture
spectaculaire, et le retient
en fin de parcours grâce à une
boutique. J’ai envie que les gens se
déplacent ici pour autre chose que
l’art. À l’époque où je dirigeais le
Palais de Tokyo [à Paris], les gens
venaient y boire un verre, faire du
skate, acheter une revue à la librairie,
passer un moment pour discuter
ou flirter dans un environnement
propice à la création. À l’occasion, et
au gré de leur curiosité, ils visitaient
aussi les expositions. Le musée en
général souffre d’une image autoritaire
et élitaire. Le défi actuel est
de trouver le moyen de le rendre
moins intimidant, sans bien sûr faire
de concessions sur la qualité de ses
expositions et de ses départements
(en lien avec la recherche, la conservation
et l’éducation), mais aussi en
réfléchissant à tous les services qui
pourraient y figurer. Nous pourrions
très bien imaginer y inclure
certains types d’activités comme
un salon de coiffure, un guichet de
poste, voire une fromagerie, qui
seraient toutes liées par cet esprit
créatif que l’homme cultive depuis
50 000 ans et que le MAH expose
dans ses étages.
propos recueillis par Lionel Decosterd
institutions.ville-geneve.ch
À Lausanne, le musée
cantonal des Beaux-Arts
expose enfin sa collection
Il attendait ce moment depuis
quatre-vingts ans. Grâce
au bâtiment inauguré en
octobre 2019, le musée cantonal
des Beaux-Arts de Lausanne
(mcb-a) peut enfin exposer de
manière permanente sa collection.
Du moins en partie. Les trois
conservatrices du musée ont ainsi
sélectionné 193 œuvres, dont
94 contemporaines, parmi les
11 000 que possède l’institution.
Regroupées en treize thèmes et
présentées dans une douzaine de
salles, elles vont du Trecento à nos
jours et sont principalement issues
des scènes artistiques vaudoise
et suisse. L’accrochage insiste
également sur les importants fonds
monographiques Félix Vallotton,
Louis Soutter, Charles Gleyre,
Pierre Soulages et Giuseppe
Penone, que le musée lausannois
abrite. Afin d’assurer une rotation
des œuvres, la direction du mcb-a
envisage le réaccrochage complet
de ces espaces tous les trois
ou quatre ans. L.D.
mcba.ch
Franz Gertsch fête
ses 90 ans
Comme Pierre Soulages en France,
il appartient à ces artistes vivants
qui possèdent déjà un musée dédié
à leur œuvre. Inauguré en 2002
à Burgdorf, près de Berne, le
musée Franz Gertsch célébrait en
mars le 90 e anniversaire de l’artiste
bernois. Gertsch s’est fait connaître
à la fin des années 1970 par ses
toiles hyperréalistes de grand
format qui dépeignent la jeunesse
rock’n’roll de l’époque. À partir des
années 1980, il se concentre sur les
portraits féminins et les paysages.
Il utilise également la xylogravure
pour réaliser des impressions
géantes, qui représentent le plus
fidèlement possible la réalité. L.D.
museum-franzgertsch.ch
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
11
Maroc News
Être Artiste et femme au Maroc
Symptômes d’une émancipation contrariée, de nombreuses expositions marocaines
pratiquent la discrimination positive en mettant exclusivement des femmes à l’honneur.
Une anecdote est répandue parmi
les architectes marocaines. Lors de
leur premier chantier, il est d’usage
qu’elles commencent par demander
au maître d’ouvrage, souvent un
homme, de casser un mur. Décision
totalement arbitraire qui en dit
long sur les rapports de force qui
continuent à prédominer dans les
relations entre les sexes. Plusieurs
manifestations récentes ont d’ailleurs
choisi ce plus petit dénominateur
commun de l’appartenance
sexuelle pour donner à voir la part
féminine de la création moderne
et contemporaine – part féminine
au sens où Georges Bataille parlait
d’une « part maudite » pour
définir une partie sacrifiée des
échanges. La sous-représentation
des femmes dans les manifestations
d’art contemporain est l’un des
critères qui a conduit Abdelkader
Damani, le commissaire de la première
Biennale de Rabat, à faire
appel, en septembre 2019, à 100 %
d’artistes femmes. Un an auparavant,
le musée Mohammed VI d’Art
moderne et contemporain avait,
sous le titre « Voyage aux sources
de l’art », regroupé trois artistes
femmes – Chaïbia Talal, Fatema
Hassan et Radia Bent Lhoucine – en
raison de leur identité sexuelle et de
leur soi-disant appartenance à un
art qualifié de naïf, car autodidacte ;
ce qui souleva l’ire du milieu artistique.
À l’occasion de la Foire 1-54
à Marrakech (20-23 février 2020),
la 47 Galerie Dar el Bacha réitérait
le pari en regroupant, dans l’exposition
« Soulèvements d’Alter Ego »,
sous la houlette d’Élisa Ganivet,
quatre artistes femmes – Amina
Benbouchta, Deborah Benzaquen,
Soumiya Jalal et Seloua Ejjennane –
dont les univers dialoguaient parfois
difficilement les uns avec les autres.
De la femme objet
au sujet désirant
D’autres manifestations sont plus
convaincantes. L’exposition « Les
Marocaines. Du regard de l’autre
au regard sur soi », organisée du
16 avril au 2 juin 2019 à la Maison
de la photographie de Lille, en
partenariat avec la galerie 127 de
Marrakech, a montré comment
le motif féminin était passé du
stade d’objet de désir, convoitise
du regard, à celui de sujet désirant.
Ainsi de Yasmina Bouziane,
qui se joue des codes orientalistes,
comme le font de façon plus ambiguë
les photographes Lalla Essaydi
ou Yasmina Alaoui, rehaussant leurs
images de signes calligraphiques
arabes dessinés au henné, en héritières
contestataires d’une tradition
dont elles assument aussi la filiation.
Ainsi également de Fatima
Mazmouz ou de Safaa Mazirh,
qui exposent leur propre corps, le
plus souvent dénudé, davantage
afin de subvertir le regard des
spectateurs que de bousculer les
principes moraux. La première
continue à défrayer la chronique,
avec son projet intitulé Super Oum
– Le corps pansant, en exhibant,
non sans provocation, son corps
de femme enceinte ou, plus récemment,
en exposant sa série Bouzbir
– Utérus & Vulve, relative au quartier
des prostituées de Casablanca
à l’époque coloniale. La plupart
ont d’ailleurs signé le manifeste
Face aux enjeux d’une
société marocaine tiraillée
entre conservatisme
et aspiration à plus
d’émancipation,
les artistes femmes
paraissent souvent
moins frileuses que leurs
compères masculins.
des « hors-la-loi » du Collectif 490,
lancé en septembre 2019 par Leïla
Slimani et Sonia Terrab, à l’occasion
de l’emprisonnement pour avortement
illégal et relations sexuelles
hors mariage de la journaliste Hajar
Raissouni. De fait, face aux enjeux
d’une société marocaine tiraillée
entre conservatisme et aspiration
à plus d’émancipation, les artistes
femmes paraissent souvent moins
frileuses que leurs compères masculins.
En témoigne la hardiesse avec
laquelle sont abordées, de façon
parfois métaphorique, les douloureuses
questions de l’avortement
clandestin ou des inégalités sociales.
Pouvoir des métaphores
La plasticienne marocaine Amina
Benbouchta a ainsi fait sensation
lors de la dernière édition de la
1-54, à Marrakech, en présentant
deux installations remarquées :
à Dar Moulay Ali, dans le cadre
de l’exposition « Soulèvements
d’Alter Ego », Le Banquet aborde
la question de l’avortement dans
une mise en scène baroque entièrement
éclairée au néon rouge. Au
Macaal (musée d’Art contemporain
africain Al-Maaden), pour l’exposition
« Have You Seen a Horizon
Lately ?», organisée par Marie-Ann
Yemsi, un lit de néons célèbre, dans
Éternel retour du désir amoureux,
la volonté d’affranchissement du
corps féminin. De la même façon,
la vidéaste et plasticienne Ymane
Fakhir avait profondément marqué
les consciences en 2017 avec
l’exposition « The Lion’s Share »,
présentée à Kulte Gallery, à Rabat,
qui abordait de façon conceptuelle
les inégalités hommes-femmes en
matière d’héritage. Quant à l’œuvre
oxymorique et tout en blanc de
Safaa Erruas, confrontant objets
soyeux et accessoires contondants,
elle exprime à elle seule les douloureuses
contradictions auxquelles
les femmes restent confrontées.
Au Maroc, on ne naît pas artiste
femme, on le devient !
Olivier Rachet
Amina Benbouchta, Le Banquet,
2019-2020, installation, technique
mixte. Courtesy 47 Galerie Dar el Bacha
Yasmina Bouziane, Sans titre n° 6
alias La Signature, 1993-1994,
photographie.
Courtesy de l’artiste et galerie 127
Carte blanche à Yamou
La Fondation de la Caisse
de dépôt et de gestion, à Rabat,
offre sa Carte blanche annuelle
à Abderrahim Yamou, qui a érigé
le végétal en motif pictural.
À partir de ses propres dessins,
le peintre a demandé à quatre
autres artistes de réaliser des
œuvres sur papier sur le thème de
l’inextricable mystère de la nature.
Le peintre Yassine Balbzioui
et l’artiste visuel Hassan Darsi
relèvent le défi en compagnie
de deux adeptes du dessin,
Mariam Abouzid Souali et
Chourouk Hriech. O.R.
Carte blanche à Yamou, marsavril
2020, cdg.ma/fr/fondation-cdg
Delacroix débarque à Rabat
Retour aux sources pour le peintre
français Eugène Delacroix, dont
on connaît l’importance qu’a eue,
dans son œuvre, son séjour de
quelques mois effectué au Maroc
en 1832. Fruit d’une collaboration
entre le Musée national Eugène-
Delacroix (Paris) et la Fondation
nationale des musées au Maroc,
l’exposition « Eugène Delacroix.
Souvenirs d’un voyage au Maroc »,
se tient au musée Mohammed VI
d’Art moderne et contemporain,
à Rabat, sous le double
commissariat de Claire Bessède
et d’Abdelaziz El Idrissi, directeurs
des institutions partenaires. O.R.
« Eugène Delacroix. Souvenirs d’un
voyage au Maroc », 31 mars-1 er juillet
2020, museemohammed6.ma
Rétrospective Bellamine
Le musée Mohammed VI
d’Art moderne et contemporain
de Rabat consacre une ample
rétrospective au peintre marocain
Fouad Bellamine, couvrant
pratiquement cinquante ans
de carrière. Préférant parler
de non-figuration pour définir
son travail, l’artiste explore
le concept de muralité à travers
des compositions abstraites
laissant entrapercevoir dômes,
arches et autres niches. Souvent
issues d’importantes institutions
internationales, les œuvres
exposées seront accompagnées
d’un livre d’entretiens réalisé pour
l’occasion avec Latifa Serghini. O.R.
« Entrée en matière. Fouad
Bellamine », à partir du 14 avril
2020, museemohammed6.ma
12 The Art Newspaper Édition Française
Numéro 18, avril 2020
Institutions
Sandra Patron : « Positionner l’artiste
au cœur du réacteur de l’institution »
La nouvelle directrice du CAPC, à Bordeaux, dévoile ses projets pour ce lieu emblématique de l’art
contemporain en France et explique les incidences de la crise du coronavirus sur le musée.
Vous avez pris vos fonctions
au CAPC de Bordeaux
le 16 septembre. Quels sont
les projets que vous souhaitez
y conduire ?
Je suis arrivée avec deux types de
questionnements, qui ont fini par
s’interpénétrer. Le premier est lié au
lieu lui-même et à son histoire. Lors
de mes expériences antérieures, je
n’ai pas été confrontée à un lieu
chargé d’histoire, avec tout l’aspect
émotionnel que cela peut représenter,
à la fois pour les Bordelais et,
plus largement, pour la scène française.
Je devais avoir 20 ans la première
fois que j’ai vu une exposition
au CAPC – d’Anish Kapoor –, et cela
a été une émotion esthétique fondatrice
pour moi. Ce lieu fait partie
des premières expériences esthétiques
pour toute une génération
d’amoureux de l’art en France. C’est
excitant d’être confronté à cette histoire,
mais cela ne doit pas devenir
un poids. Comment la convoquet-on
sans être écrasé par elle et sans
nostalgie ?
Le deuxième type de questionnement
est plus global et concerne le
moment présent : comment penser
une institution à l’époque particulière
où nous vivons, alors qu’un
ensemble de personnes trop longtemps
minorées interpellent les
pouvoirs en place pour exister dans
le débat public ? En tant qu’institution
artistique, cette préoccupation
nous concerne au premier chef,
dans la mesure où l’art propose
des systèmes de représentation
du monde, et que ces systèmes de
représentation ont indéniablement
privilégié une lecture masculine et
eurocentrée de notre histoire commune.
Nous devons nous interroger
grandement sur les choix qui ont été
opérés et préférer la polyphonie des
voix à l’autorité d’une voix unique.
Comment cela se concrétise-t-il
à Bordeaux ?
Dans un musée, l’histoire se matérialise
via sa collection, par sa
dimension patrimoniale. Cela
rejoint la deuxième question :
quelle histoire nous a été racontée
au CAPC ? Ici comme ailleurs, la
collection est principalement masculine
et européenne, comprenant
des corpus d’œuvres incroyables
de Mario Merz, Sol LeWitt ou
Lawrence Weiner. Il faut continuer
à les valoriser à Bordeaux, dans un
lieu qui, ne l’oublions pas, s’appelait
« Entrepôt réel des denrées coloniales
». Historiquement et commercialement,
cette ville a été en
lien avec l’Afrique, mais aussi avec
l’Asie et l’Amérique latine. C’est une
cité très ouverte vers l’international,
pour le meilleur et pour le pire, mais
la collection ne convoque pas réellement
cette dimension. J’ai d’abord
essayé de renouveler le regard que
nous portons sur cette collection, en
la faisant dialoguer avec un corpus
d’œuvres plus ouvert en termes géographiques
et de genre. Ayant commencé
à travailler avec les équipes
scientifiques du Cnap [Centre national
des arts plastiques], nous allons
recevoir en dépôt un ensemble assez
important de pièces, environ cent
quinze œuvres d’artistes extraeuropéens.
L’exposition, qui devrait
commencer en juin, s’intitulera
« Le Tour du jour en 80 mondes ».
Ce titre, que j’emprunte au poète
Julio Cortázar, assume sa dérive
poétique, car il ne s’agit pas pour
moi d’assigner les artistes à leur
provenance, mais bien de rester
au plus proche de leurs singularités
et surtout, là encore, d’ouvrir
le champ des voix que nous donnons
à entendre aux publics. Nous
renouvellerons l’accrochage de
la collection permanente tous les
dix-huit mois.
Quels sont vos autres objectifs ?
L’autre élément qui me semble
très important est de rendre lisible
l’ADN du CAPC : à la fois musée et
centre d’art contemporain, c’est un
modèle singulier dans le paysage
français, que j’ai envie de porter. Qui
dit musée dit collection, et je souhaite
qu’elle soit présentée en permanence
à travers ce que j’ai appelé
« la collection activée ». Elle sera
toujours en regards, en conversation
avec d’autres collections. En l’occurrence,
pour la première présentation,
c’est avec le Cnap. La collection
n’étant pas encyclopédique, il s’agit à
chaque fois de proposer un point de
vue, une déambulation. « Le Tour du
jour en 80 mondes » est le regard de
la commissaire d’exposition que je
suis et non de l’historienne d’art que
je ne suis pas. Le deuxième aspect
concerne la dimension « centre
d’art ». Un centre d’art, qu’est-ce
que c’est ? C’est positionner l’artiste
au cœur du réacteur de l’institution.
Dit comme ça, cela paraît simple.
Ça l’est un peu moins quand on
considère que le CAPC est en régie
directe, avec quarante ans d’histoire,
une importante équipe et 5 000 m 2
Sandra Patron. © Frédéric Deval
de surface d’exposition. Pour que
cela soit opérant, nous avons plusieurs
programmes, qui seront mis
en place courant 2020.
Quels seront-ils ?
Le premier est une résidence à
l’intérieur même du CAPC, dans
les anciens locaux de la direction.
Jean-Louis Froment [le fondateur
du CAPC] avait fait aménager son
bureau comme une sorte de studio,
avec cuisine et salle de bains. Nous
créons donc un lieu où l’on peut
résider. Nous disposons aussi d’ateliers
de production, qui se situent
latéralement à la nef, équipés de
machines-outils pour le bois ou le
métal. Il y a un menuisier, un ébéniste,
un vidéaste, bref de vraies
compétences en interne en termes
d’outils et de savoir-faire, qui nous
permettent d’avoir des logiques
de production ambitieuses. Cela
nous permet également de mieux
gérer la question des transports
qui, à mes yeux, devient vraiment
problématique et par rapport à
laquelle nous devons nous positionner
en termes éthiques et écologiques.
Le premier programme
s’appelle « Les Furtifs », d’après un
titre de l’auteur de science-fiction
Alain Damasio. Il s’agit pour nous
de renverser la logique d’invitation
qui consiste habituellement à proposer
un modèle circonscrit par
un espace et un temps et à demander
à l’artiste de s’y conformer. Ici,
nous proposerons un budget, et la
question du temps et de l’espace
pourra être distordue, en dialogue
entre l’artiste et l’équipe. Le second
projet consiste à réinvestir l’ancien
espace Project Room, qui devient
« Cosa mentale ». Nous avons beaucoup
discuté avec Alice Motard
[commissaire en chef au CAPC]
de ces moments d’échange avec les
artistes en amont des expositions,
quand ils nous parlent de leurs
références, de leur regard d’artiste
sur d’autres artistes, quel que soit
le champ disciplinaire. L’idée est de
mettre en scène les multiples voies
qui traversent le travail d’un créateur,
qu’il s’agisse de ses aînés ou de
la très jeune création, qu’il s’agisse
d’art, de cinéma ou d’archives. Ainsi,
Eva Kotátková, dont nous présenterons
le travail à l’automne, nous a
proposé de réfléchir sur le cinéma
d’animation tchèque, une référence
qui fait sens quand on connaît son
œuvre. Nous souhaitons transmettre
autrement le travail, mais aussi que
l’artiste projette sa pratique ailleurs.
Quels sont vos projets concernant
le bâtiment lui-même ?
Nous allons engager un chantier sur
l’espace même du musée, concernant
la déambulation, la visibilité
extérieure et intérieure, la signalétique.
Nous sommes accompagnés
par le studio de graphistes Spassky
Fischer, qui conçoit une nouvelle
identité visuelle et réfléchit avec
nous sur la signalétique interne et
externe. Par exemple, le nom du
CAPC n’est actuellement pas inscrit
sur la façade. Après cette première
phase, il y en aura une deuxième
avec le centre d’architecture arc en
rêve, qui est l’autre usager du bâtiment.
Nous espérons mutualiser des
compétences, des idées intelligentes
et des savoir-faire. Enfin, ma feuille
de route prévoit une réflexion sur le
statut juridique du CAPC, qui sera
enclenchée dans les mois à venir.
Allez-vous continuer à enrichir
la collection ?
Le budget est commun à tous les
musées municipaux de la Ville de
Bordeaux. Cela dépendra vraiment
des années mais, de toute façon, les
moyens sont modestes par rapport
à ceux des Frac [Fonds régionaux
d’art contemporain]. Le gala du
CAPC, un moment important dans
la vie du musée, réunit chaque
année tous les mécènes et permet
de disposer d’un budget supplémentaire
pour les acquisitions. Le CAPC
est historiquement l’un des lieux
les plus accompagnés en dehors de
Paris, nous avons la chance d’avoir
un groupe de collectionneurs engagés,
liés pour la plupart au monde
du vin.
L’on parle beaucoup de l’éthique
des mécènes. Quelle est
votre position sur la question ?
C’est un vrai sujet. Il faut que nous
puissions partager des valeurs communes.
Il est certain que l’on n’a pas
envie de projeter l’image du musée
et, à travers lui, celle de la collectivité
sur certaines activités. Après, il y a
des choses que l’on ignore parfois,
cela rend la situation complexe. Aux
États-Unis, il existe aujourd’hui des
cabinets extérieurs qui réalisent des
audits sur les potentiels mécènes.
Nous y viendrons peut-être. En
attendant, il faut être extrêmement
vigilant.
Historiquement, le CAPC
a accueilli des expositions
très importantes des grandes
figures de l’art contemporain
international. Est-ce un axe
que vous poursuivrez ?
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
13
Institutions
L’immense nef du CAPC musée
d’art contemporain de Bordeaux.
© Vincent Monthiers
Il me paraît important de rappeler
deux choses. D’abord le contexte :
à l’époque dont vous parlez, il
n’y avait que quatre lieux pour
l’art contemporain en France.
Ensuite, ces artistes n’étaient pas
tous des stars au moment où ils
ont exposé au CAPC. L’audace de
Jean-Louis Froment a aussi été de
faire des paris sur certains artistes.
J’aimerais rejouer cette idée.
Présenter des artistes peu vus en
France, c’est ce que j’ai essayé de
faire à Sérignan [au musée régional
d’Art contemporain], en organisant
la première exposition personnelle
en musée de Neil Béloufa, Pierre
Leguillon ou Lourdes Castro. Une
exposition au CAPC doit être un
enjeu pour les artistes par rapport
à leur évolution, à la maturité et à
la visibilité de leur travail. Il faut
un projet vraiment construit et
pensé pour le CAPC.
À une époque, beaucoup
d’expositions qui circulaient
faisaient étape au CAPC.
Cela fait-il aussi partie
de vos pistes de réflexion ?
Le lieu est tellement spécifique
que les projets n’y sont souvent pas
reproductibles, mais ils peuvent
s’envisager comme des chapitres,
à l’instar de la rétrospective Irma
Blank, dont chacune des sept occurrences
apparaît comme un chapitre
du livre de son travail.
Votre feuille de route inclut
également la question du local.
Comment allez-vous la traiter ?
C’est très important. Jusqu’à présent,
mon parcours a été lié à ce que l’on
nomme la périphérie : ces lieux et
territoires éloignés des centres artistiques
et économiques. Très naturellement,
j’ai donc énormément
développé la question des réseaux
territoriaux. Lors des premiers mois
passés à Bordeaux, j’ai aménagé
beaucoup de rendez-vous extérieurs,
afin de recréer du lien avec la
scène locale. Avec l’inauguration de
la Méca et celle de la Fabrique Pola,
l’écosystème bordelais évolue dans
le bon sens. Nous travaillons d’ailleurs
sur un projet ambitieux avec le
Frac Nouvelle-Aquitaine, une grande
exposition de nos deux collections
à la base sous-marine en 2021. Le
Frac et le CAPC travailleront ainsi
ensemble pour la première fois, alors
que l’origine de leurs collections est
commune !
Le musée bénéficiera d’une rénovation
avant sa prochaine réouverture.
© Arthur Péquin
Nous vivons actuellement
un moment difficile,
avec la crise du coronavirus.
Comment le CAPC s’est-il
organisé ?
L’organisation du télétravail se met
en place peu à peu, ce n’est jamais
aussi rapide que ce que l’on voudrait.
Nous nous interrogeons en
outre sur la façon d’avancer dans
les prochaines semaines, alors que
notre activité principale consiste à
être sans cesse en interaction avec
l’autre, qu’il s’agisse des artistes ou
des publics ! À titre personnel, je
perçois cette pause forcée comme un
moment qui m’oblige à m’interroger
sur mes méthodes de travail et mes
priorités.
Quels seront les programmes
affectés ?
La fermeture est intervenue au pire
moment pour nous, celui où nous
allions entamer une période intense
de démontages puis de montage
avec, entre les deux, des travaux
de rénovation. Concrètement, cela
signifie que le jour où nous pourrons
réintégrer les lieux, il nous faudra
encore des semaines avant de
pouvoir ouvrir nos portes au public.
Mais si l’on parle de programmes
affectés, on ne peut pas passer sous
silence le fait que les plus affectés
par cette situation seront les
artistes et, par ricochet, les galeries,
mais aussi les renforts en régie ou
en médiation. Nous devons envisager
ces situations dans un esprit
d’intense solidarité : c’est le pan le
plus précaire de la création qui est
en grand danger.
Comment rester en contact
avec le public ?
Nous mettons en place une présence
sur les réseaux sociaux, liée
à des archives que nous allons partager
avec nos publics. Très vite,
j’espère que nous pourrons également
diffuser largement notre
chaîne YouTube, qui propose une
mémoire des conférences et événements
du CAPC. Mais je dois dire
qu’une institution comme la nôtre
est beaucoup moins outillée que les
grands musées parisiens, et que tout
cela reste sans doute très en deçà de
ce que nous pourrions faire avec
davantage de moyens et d’anticipation.
Probablement un chantier
à investir beaucoup plus dans les
années à venir.
Propos recueillis
par Philippe Régnier
CAPC musée d’art contemporain
de Bordeaux, 7, rue Ferrère,
33000 Bordeaux, capc-bordeaux.fr
14 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Artistes
Sarah Sze :
« Mes médiums sont peutêtre
le temps et l’espace
plutôt que la peinture
et la sculpture »
La galerie Gagosian, à Paris, présente des œuvres inédites
de l’une des artistes américaines les plus reconnues, qui a
représenté les États-Unis à la Biennale de Venise en 2013.
Sarah Sze, Plein Air (Times Zero), 2020, installation, technique mixte,
galerie Gagosian, Paris. Courtesy de l’artiste et galerie Gagosian. Photo Thomas Lannes
À la veille de l’annonce par Emmanuel
Macron de la fermeture des
lieux publics en France, Sarah Sze,
dont le voyage a Paris venait d’être
annulé, a répondu par téléphone à
nos questions. Son exposition était
alors en cours de montage à la galerie
Gagosian. Étrange résonance
entre certaines images aux accents
silencieusement apocalyptiques et
celle des Champs-Élysées désertés
pour cause de crise sanitaire.
Avez-vous toujours su que
vous vouliez être artiste ?
Oui, je dessine et je fais des choses
avec mes mains depuis l’enfance.
Mon père est architecte, et son
bureau était dans notre maison.
J’ai grandi entre les dessins et les
maquettes. Les musées sont mes
endroits préférés au monde depuis
toujours : ce sont d’extraordinaires
sanctuaires.
Une œuvre en particulier vous
a-t-elle marquée à vos débuts ?
Il y a eu plusieurs moments dans
ma vie au cours desquels j’ai compris
les différents registres possibles
d’une œuvre d’art. Chez nous, il y
avait un poster de Love de Robert
Indiana : avant de savoir lire, je
croyais que c’était une forme abstraite
! Nous avions aussi un poster
d’une estampe du mont Fuji de
Hiroshige, qui m’a beaucoup inspirée.
C’est un genre qui a un peu
disparu aujourd’hui, mais les posters
d’œuvres d’art célèbres étaient
très répandus dans les années 1970.
Quand on grandit avec une image,
elle brûle dans votre mémoire, et
peut devenir une façon de se souvenir
d’une époque. Plus tard, j’ai vu
une rétrospective Jackson Pollock
au MoMA [Museum of Modern Art,
New York] ; je me souviens avoir eu
l’impression que certains tableaux
étaient plus forts que d’autres, et
je me souviens aussi avoir cherché
à percevoir, devant un ensemble
d’œuvres, les décisions qui avaient
entraîné leur auteur dans différentes
directions.
Cela résonne beaucoup avec mon
exposition à la galerie Gagosian :
la façon dont une idée est générée,
dont elle grandit, se développe dans
le temps, et peut disparaître…
Quand on regarde vos œuvres,
on a l’impression qu’il n’y a pas
de limite entre la peinture,
la sculpture et l’installation.
Absolument ! Même si je n’ai pas
pu venir à Paris en raison de la crise
sanitaire, j’ai préparé l’accrochage
avec beaucoup de soin depuis mon
atelier, selon cet objectif de faire
disparaître toute frontière entre les
médiums, afin qu’ils puissent permuter.
Je voudrais que l’on sorte de
la galerie en repensant un peu différemment
à mon installation après
avoir vu les peintures présentées
dans la salle suivante. C’est l’idée
d’une vision périphérique, presque
une manière filmique de voir les
œuvres : on regarde à la lumière de
ce que l’on a vu auparavant et tout
autour. J’ai voulu faire une première
salle obscure pour désorienter le visiteur,
l’attirer dans un coin de la pièce
afin qu’il regarde Plein Air (Times
Zero) puis l’inviter à se retourner
pour voir une peinture encadrée
par la porte dans l’extraordinaire
lumière naturelle qui baigne le deuxième
espace de la galerie.
« L’expérience qui consiste
à naviguer dans l’œuvre,
à se demander d’où
viennent les choses et
où elles vont m’intéresse
beaucoup. Aujourd’hui,
plutôt que de lire
des mots, on lit souvent
des images. »
En préparant ce parcours, je
pensais (dans une moindre mesure
évidemment !) à ma visite du Taj
Mahal, en Inde : quand on en voit
des photos, on imagine qu’il n’y a pas
de plus bel endroit. Mais il faut être
sur place pour se rendre compte de
la profondeur du lieu, sur le chemin
par lequel on y accède, succession de
vestibules obscurs et de cours créant
un rythme, presque un battement.
On voit un portail au loin, comme
si on regardait dans une lentille
optique et, lorsque l’on sort du dernier
vestibule, il y a un appel d’air
et de lumière : l’espace s’ouvre tout
autour de nous, avec la lumière du
bâtiment blanc qui se reflète dans la
rivière à l’arrière.
Vous avez d’abord reçu
une formation de peintre,
avant de vous consacrer aux
grandes installations qui vous
ont rendue célèbre. Face à vos
tableaux récents, certains parlent
de « retour à la peinture ».
Cependant, même si ce n’est pas
ce qui saute aux yeux d’emblée,
il semble y avoir quelque chose
de très pictural dans votre travail
depuis ses origines…
En effet, je ne crois pas que ce soit
un retour. J’ai toujours peint, et pas
toujours montré mes peintures. Je
suis entrée à l’université comme
peintre. Ma sculpture, au début
assez conceptuelle, vient de ma
peinture, qui est au contraire liée à
la théorie de la couleur, à la figure…
La définition de la peinture peut être
très large mais, à chaque fois que
l’on met une couleur sur une surface,
tout le spectre change. J’essaye
de transcrire ce principe structurel
dans l’espace. En d’autres termes, j’ai
appris la sculpture par la peinture.
La plupart des dessins, estampes et
peintures que j’ai réalisés étaient des
cadeaux, soit pour des proches, soit
pour des ventes caritatives destinées
à des musées et des associations.
C’était une autre façon de produire
des œuvres, comme une pratique
parallèle très intime et intérieure,
sans que j’aie à réfléchir à la manière
dont ces objets s’articulent avec ceux
qui précèdent.
L’installation Plein Air,
réalisée pour l’exposition,
offre aux visiteurs toutes sortes
de narrations possibles.
Cela peut faire penser aux
paysages chinois dans lesquels
on s’aventure, sur des chemins
et dans des forêts, suivant
un itinéraire que l’on se crée.
Est-ce quelque chose qui fait écho
à votre langage plastique ?
Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de
montrer les choses sur un piédestal,
mais de mettre en jeu un principe
d’exploration, et des moments de
découverte ayant une qualité temporelle
singulière. Mes médiums
sont peut-être le temps et l’espace
plutôt que la peinture et la sculpture.
Je m’interroge sur la façon dont on
crée ces lieux et ces instants où on se
révèle à soi-même. C’est précisément
une idée inhérente à la peinture
chinoise, qui s’est par la suite développée
dans la peinture japonaise
marquée par le shintoïsme.
Dans les paysages chinois comme
dans cette exposition, il y a un
moment où on est attiré par une
petite échelle – par exemple les
petites vidéos de l’installation. La
peinture chinoise, davantage que
les estampes japonaises, représente
de vastes paysages avec une présence
humaine minuscule, un tout petit
personnage qui porte un sac… Ce
n’est pas la question de la miniature
qui importe, mais celle d’un changement
d’échelle obligeant à voir
les choses différemment. Un peu
comme à Versailles, où la rigueur,
la symétrie et la hiérarchie déterminent
tout ; puis, quand on atteint
un espace que l’on envisageait dans
une perspective, on ne se souvient
plus comment on y est arrivé. Toute
notre vie est liée à la promenade
et à l’errance, dans la fragilité et le
hasard : la façon dont on naît, dont
on meurt, dont on tombe amoureux…
Nos plus grands moments
sont complètement hors de contrôle.
C’est cela que je veux montrer, à l’inverse
de vitrines dans un musée.
Quand on regarde vos œuvres,
on n’est jamais face à une
seule image, mais devant une
constellation de fragments.
La fragmentation semble être
le sujet même de ces œuvres.
Pour moi, la forme est le sujet ! En
termes de narration, la première
salle est assez nue, avec une installation
et beaucoup de vide ; l’espace
que l’on traverse fait partie de
l’exposition. Puis il y a la révélation
des tableaux dans la lumière. Dans
l’escalier qui conduit à l’étage supérieur
se trouve Double Wishbone,
une sculpture constituée d’un filet de
peinture disposé sur une chaînette
métallique, comme une trace.
Elle fait écho au pendule qui
se trouve dans la grande
installation : une autre image
du temps ou de la gravité ?
C’est aussi un jeu avec l’architecture,
comme un espace en négatif,
un indice qui conduit à l’étage.
Oui, un pendule pour le bâtiment
effectivement. J’aime beaucoup
Piranèse – j’utilise d’ailleurs une
représentation du Colisée dans une
de mes peintures. L’installation
montre la manière dont les images
et la mémoire se développent ou se
dégradent dans nos têtes et nos vies,
un peu comme dans un film.
La circulation des visiteurs
fait écho à celle des images,
que l’on retrouve souvent d’une
œuvre à l’autre dans un effet
comparable à la réverbération
sonore : par exemple,
un petit renard dans la neige
ou un enfant endormi.
Quand on lit un roman pour la
deuxième fois, on comprend différemment
la manière dont les choses
se développent. Quand on voit des
œuvres les unes après les autres,
on les comprend aussi différemment
– comme les personnages
d’un roman. La circulation dans un
espace est évidemment très liée à la
circulation dans le temps. Refaire
à l’envers le chemin d’une exposition,
c’est comme revoir un film à
l’envers !
Vos images résistent beaucoup
à l’interprétation. D’ailleurs,
comme dans un jeu de piste,
on est tenté de chercher d’où
elles proviennent, si vous
les avez trouvées ou fabriquées.
C’est le cas en particulier des
nombreuses projections vidéo.
On peut même jouer avec les rais
de lumière, en les interrompant
d’un geste de la main…
L’expérience qui consiste à naviguer
dans l’œuvre, à se demander d’où
viennent les choses et où elles vont
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
15
Artistes
m’intéresse beaucoup. Je m’interroge
souvent sur l’origine des images,
sur la personne qui les a produites,
sur la manière dont on les utilise au
lieu de l’écriture pour se souvenir
des choses. Aujourd’hui, plutôt que
de lire des mots, on lit souvent des
images.
Dans les œuvres mêmes,
vous montrez les outils
ayant servi à les réaliser :
les emballages des matériaux,
les fils électriques qui relient
les différents éléments…
J’aime l’idée que la sculpture soit
l’outil, et je cherche à donner le sentiment
que la fabrication advient
sous nos yeux. Nous avons parlé du
processus de la découverte. L’une
des autres questions sur lesquelles
je réfléchis depuis quelque temps
concerne la reconnaissance. Dans
les images que je choisis, on peut
identifier quelque chose de familier.
Ce sont des images spécifiques
pour moi, mais qui peuvent l’être
aussi pour vous, que vous auriez pu
prendre avec votre téléphone, qui
pourraient être des souvenirs.
Vos installations sont comme
des lanternes magiques :
des dispositifs qui projettent
des images sur les murs et
jusqu’au plafond. Cela évoque
à la fois des planétariums et
les jeux d’enfants qui consistent
à faire avec les mains des
animaux en ombres chinoises
– d’ailleurs, une des petites vidéos
de l’installation en montre
un exemple. Là aussi, il y a un
phénomène de reconnaissance,
d’apparition magique
des images. On se trouve
en quelque sorte devant
votre propre usine à images !
Cela revient aussi à la définition
du cinéma et de la photographie :
il s’agit de jeux de lumière. Dans
Plein Air, beaucoup d’images qui
paraissent très spectaculaires ne
sont en fait que des détails du quotidien,
saisis avec mon téléphone.
Et si vous voulez montrer un avion
qui décolle, vous pouvez aussi en
acheter une vue sur Internet. C’est
étrange, mais c’est ainsi.
« Toute notre vie est liée
à la promenade et
à l’errance, dans la fragilité
et le hasard. Nos plus
grands moments
sont complètement hors
de contrôle. C’est cela
que je veux montrer,
à l’inverse de vitrines
dans un musée. »
Votre œuvre présente également
un aspect plus sombre :
ces papiers déchirés, ces images
que l’on imagine provenir
d’inondations, d’un incendie,
d’un accident d’avion.
On pourrait penser aux ruines
d’un monde post-apocalypse
– sans que l’on n’assiste jamais
au désastre lui-même.
Il y a une tension dans toutes ces
images, l’idée d’une grande fragilité,
une angoisse constante quant
à ce qui peut se dérouler, le sentiment
qu’à tout moment les choses
peuvent mal tourner. Je ne sais pas
si je conçois tout cela de façon très
sombre. La déchirure est comme
un incident hors de notre contrôle.
La beauté et la terreur qu’elle génère
sont liées au caractère éphémère de
celle-ci, elle ne peut pas être réitérée.
Ce qui est sombre, ce qui s’y cache,
c’est la mortalité. Cela rejoint notre
appréhension du temps.
La littérature, est-ce important
pour vous ?
Chez nous, il y avait des livres
partout. Beaucoup de mes titres
viennent de poèmes ou de morceaux
de musique. Je suis en train de réaliser
une sculpture pour l’aéroport
de LaGuardia à New York, dont
le titre est Shorter Than the Day,
d’après un texte d’Emily Dickinson,
l’une de mes poètes de prédilection :
« Because I could not stop for Death/
He kindly stopped for me/ The
Carriage held but just Ourselves/
And Immortality. » Je suis très sensible
aux changements d’échelle,
aux lumières et aux ombres qui s’inversent
dans ce texte, la structure en
est vraiment le sujet. Pendant que
je créais les peintures pour l’exposition,
je lisais Une éducation de Tara
Westover, un livre très profond sur
la nature de la souffrance et de la
douleur. Quand je pense à une peinture,
je me souviens de ce que je
lisais en la réalisant, la lecture s’imprime
dans un temps donné, un peu
comme la musique. J’essaye de faire
ça en peinture : capter en images
une atmosphère, des sensations, un
silence.
Si vous sollicitez certainement
des collaborations techniques
pour vos installations, il ne
semble pas que vous ayez de
nombreux assistants en peinture.
Je travaille radicalement seule en
peinture, sauf pour déplacer les
châssis ! Je suis même assez extrême
dans ma manière de m’isoler.
Comment concevez-vous
une œuvre après l’autre ?
Quand on a la satisfaction intense
de faire à plein temps ce que l’on
a voulu faire, on peut avoir le sentiment
que l’œuvre se crée d’ellemême.
À un moment, je disais que je
travaillais les œuvres en trois temps :
une première version complètement
différente de ce que je faisais avant,
une deuxième moins neuve mais
plus raffinée, puis une troisième
qui était trop parfaite, donc il fallait
recommencer ! Cette manière de voir
les choses est un peu littérale… Dans
la série de peintures pour l’exposition
parisienne, que j’intitule Times
Zero, et dans l’installation Plein Air,
les images apparaissent libérées de
leur cadre. L’architecture devient la
sculpture. On n’est pas sur un banc
dans un musée en train de regarder
un film – de nombreux artistes
font ça très bien. L’installation est
une sculpture dans laquelle on peut
entrer. Le reflet de la sculpture qui
se trouve derrière est également
important : l’œuvre génère des échos
d’elle-même. Il y a beaucoup d’éclaboussures
et de renversements : une
image de feu qui se cogne dans un
tas de cure-dents puis arrive sur le
mur, une autre image qui voyage à
travers des surfaces et un espace, et
qui se transforme sous nos yeux. Je
ne cherche pas à faire un théâtre,
mais un théâtre pour la vision réelle.
Il en est de même pour la sphère
en cure-dents : une image est
projetée sur le mur et se charge
d’une accumulation de couleurs
et de formes le long du rai
de lumière, comme une existence
humaine enrichie par le temps
qui passe.
Exactement, et l’erreur, ou les restes,
ou la trace deviennent ce qu’il y a de
plus poignant.
Propos recueillis par Anaël Pigeat
« Sarah Sze », dates à définir,
galerie Gagosian, 4, rue de Ponthieu,
75008 Paris, gagosian.com
Une version en ligne de l’exposition
est en préparation à l’heure
où nous bouclons.
16 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Artistes
Steve McQueen,
l’image à
bras-le-corps
À Londres, la Tate Modern consacre
au plasticien et cinéaste Steve McQueen
sa première rétrospective au
Royaume-Uni depuis vingt ans.
Londres. « Il y a un autre monde,
mais il est dans celui-ci. » Cette
citation de Paul Éluard sied comme
un gant au corpus d’œuvres de Steve
McQueen, dont la Tate Modern
expose une sélection couvrant plus
de deux décennies. Vidéaste expérimental
virtuose, couronné par
le Turner Prize en 1999, le plasticien
britannique, qui a représenté
le Royaume-Uni à la Biennale de
Venise en 2009, mène en parallèle
une tout aussi brillante carrière de
réalisateur au cinéma, auteur de
films puissants – Hunger (2008),
Shame (2010) ou le plus hollywoodien
et multiprimé 12 Years a Slave
(2013), qui lui a notamment valu
l’oscar du meilleur film.
Difficile de rester
insensible à la puissance
évocatrice d’un travail
d’une telle exigence et
ambition qui, en saisissant
l’époque, parle avant tout
de notre rapport sensible
au monde.
Une expérience qui engage
tous les sens
Né à Londres en 1969, cet alchimiste
de la forme n’a pas son pareil pour
propulser un sujet ancré dans la
réalité, au traitement documentaire,
dans une dimension narrative et
visuelle dévoilant un monde en soi.
Ses films, et c’est là toute l’ampleur
de son talent, donnent à voir au-delà
de ce qui est montré à l’écran, se
jouant sans cesse des frontières
entre faits et fiction. Des images
chocs, une vision sans compromis
qui sont autant de fulgurances
visuelles, sensuelles, mais aussi
écorchées, engagées. À leur contact,
palpable, physique – celui des corps,
de la matière –, la lecture politique
n’est jamais loin : questions identitaires,
historiques, réflexions sur
la condition noire – plus largement
la condition humaine. Dans
Hunger (caméra d’or au Festival
de Cannes 2008), Steve McQueen
dépeint déjà, sans rien éluder de la
violence et de la détermination des
hommes, la grève de la faim irlandaise
de 1981 et les derniers jours
du leader de l’IRA Bobby Sands.
« Je veux mettre le public dans une
situation où chacun devient très
sensible à lui-même, à son corps, à
sa respiration », déclara-t-il alors.
À sujet radical, basé sur une histoire
vraie, film coup-de-poing. Artiste
intranquille, McQueen filme ses
personnages à hauteur d’homme ;
le plus souvent des êtres en souffrance,
luttant dans des situations
extrêmes. Le cinéma et l’art conçus
comme un sport de combat, un
uppercut. On ne s’étonnera guère
que Raging Bull de Martin Scorsese
soit l’un de ses films favoris.
L’exposition que lui a consacrée
le Schaulager, à Bâle, en 2012-2013,
a laissé à plus d’un le souvenir d’un
moment rare. Le même impact se
dégage de cette rétrospective londonienne.
On y retrouve certaines
des œuvres présentées en Suisse :
Charlotte (2004), gros plan fixe sur
un œil triste de l’actrice Charlotte
Rampling, touché par le doigt de
l’artiste, sous un filtre rouge, ou
Static (2009), séquence hypnotique
tournée depuis un hélicoptère en
rotation autour de la statue de la
Liberté, à New York. S’y ajoute le
sentiment que ces images, spectaculaires
ou intimes, devenues pour
certaines iconiques – comme on le
dit de scènes de films – gagnent avec
le temps, le recul, en densité. Elles
infusent notre inconscient, chaque
fois réactivées, comme sous l’effet
d’une persistance rétinienne. Leurs
dispositifs cinématographiques
tiennent de l’installation. La mise
en scène – un projecteur, partie
intégrante de l’œuvre, des écrans
suspendus sur lesquels les images
sont projetées recto verso – leur
confère une dimension dramatique.
Cet espace dans lequel s’immerge le
regard, comme happé, en fait une
expérience unique, qui engage tous
les sens. Une expérience proprement
physique de l’image. Difficile, en
effet, de rester insensible à la puissance
évocatrice d’un travail d’une
telle exigence et ambition qui, en
saisissant l’époque, parle avant tout
de notre rapport sensible au monde
– un monde parfois cruel, autant
qu’il peut être sublime. À l’heure où
la simplification fait slogan, une telle
complexité impressionne.
La réalité, brute
La Tate Modern réunit quatorze
œuvres de Steve McQueen, de
son premier film très personnel
en super-8, Exodus (1992-1997),
En haut : Steve McQueen,
Charlotte, 2004, capture d’écran.
© Steve McQueen, courtesy Thomas Dane
Gallery/Marian Goodman Gallery
sur l’immigration et le multiculturalisme
à Londres, à End Credits
(2012-en cours), montré pour la
première fois au Royaume-Uni :
un défilé de diapositives des rapports
du FBI (des documents falsifiés)
sur Paul Robeson, chanteur,
acteur et militant des droits civiques
afro-américain placé sous surveillance
dans les années 1950. Dans
7th Nov. 2001, le cousin de l’artiste
raconte le jour tragique où il blessa
mortellement par balle son propre
frère. Autre pièce forte : Girls,
Tricky (2001), dans laquelle le chanteur
de trip-hop à la voix sépulcrale
est saisi sur le vif lors d’une séance
d’enregistrement en studio, torse
nu, en état de transe. Dans Ashes
(2002-2015), un jeune pêcheur à la
beauté solaire, hiératique, est filmé
sur son bateau à La Grenade, dans
les Antilles. Impliqué dans une histoire
de drogue, il sera assassiné
deux mois plus tard. McQueen lui
dresse ici un bouleversant mémorial.
« Conteur d’histoires » autoproclamé,
créateur « d’œuvres plasticiennes
dans un contexte quotidien »
mêlant part de vérité et abstraction,
l’artiste atteint des sommets
avec Western Deep (2002). Chefd’œuvre
présenté à la documenta 11
de Cassel, le film documente au
plus près les conditions de travail
inhumaines dans une mine d’or en
Afrique du Sud. D’emblée, le spectateur
se trouve transporté au milieu
de ces hommes, damnés de la terre,
dans l’exiguïté étouffante, la chaleur,
la poussière… Les moments de répit
alternent avec le bruit assourdissant
des marteaux-piqueurs. D’un
réalisme cru, le reportage prend
par instants des allures d’œuvre
abstraite. L’obscurité laisse transparaître
des points de lumière – les
lampes frontales des mineurs, mystérieuse
constellation souterraine.
Une scène surréelle les montre, par
dizaines, vêtus d’un même et unique
short bleu, soumis à d’éprouvants
exercices physiques, répétés au
rythme d’alarmes, dans une salle à
l’atmosphère carcérale. Vision terrifiante
d’un esclavage moderne…
Sur l’autre rive de la Tamise,
la Tate Britain dévoile le dernier
projet de Steve McQueen, intitulé
« Year 3 ». Les murs du musée sont
couverts de photos de classe encadrées
d’enfants de 7 et 8 ans, élèves
dans les écoles primaires de Londres
et sa banlieue. La génération future.
L’âge choisi est celui de la prise de
conscience du monde extérieur,
en dehors du strict cercle familial ;
celui où s’ouvre le champ des possibles,
où se créent les conditions
Ci-dessus : Static, 2009, capture
d’écran. © Steve McQueen, courtesy
Thomas Dane Gallery/Marian Goodman Gallery
du développement du potentiel de
chacun, où se dessine un avenir.
D’origine caribéenne (ses parents
ont grandi à La Grenade), Steve
McQueen a connu le racisme et la
stigmatisation. Ses professeurs destinaient
cet enfant dyslexique à un
métier manuel. Au lieu de quoi, il
a choisi l’art, comme on monte au
front, jusqu’à étudier au prestigieux
Goldsmiths College, à Londres – et
faire la carrière que l’on sait. Nul
hasard si son œuvre se prête à une
lecture bourdieusienne. En écho à sa
propre expérience, elle interroge le
déterminisme social, scrute au scalpel
les rapports de domination. Un
monde bien réel, sur lequel il porte
un regard implacable, et qui reste sa
meilleure source d’inspiration.
Stéphane Renault
« Steve McQueen », 13 février-
11 mai 2020, Tate Modern, Bankside,
Londres SE1 9TG (exposition
organisée en collaboration avec
Pirelli HangarBicocca, Milan) ;
« Steve McQueen. Year 3 »,
12 novembre 2019-3 mai 2020,
Tate Britain, Millbank,
Londres SW1P 4RG,
Royaume-Uni, tate.org.uk
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
17
Artistes
Les transgressions
formelles de Billie
Zangewa
La galerie Templon, à Paris, expose pour la première fois
les « tableaux » en tissus colorés, découpés et cousus,
de l’artiste malawite.
Paris. Elle savait depuis longtemps
qu’elle serait artiste, depuis le jour
où une camarade de l’école primaire
lui a montré un de ses dessins, et où
elle a ressenti la nécessité de faire
de même. Née au Malawi, Billie
Zangewa a grandi au Zimbabwe,
après une courte période passée au
Botswana. Dans ces univers, l’art et
la création avaient peu de place hors
des groupes de couture de sa mère
sud-africaine, qui ont suffi à lui donner
la passion des tissus, de la broderie
et de la couture. Un peu plus
tard, elle est partie faire des études
d’art à Johannesburg, spécialité gravure.
De retour au Botswana dans
la maison de son père, ne pouvant
pas installer d’atelier, elle a rassemblé
des morceaux de tissu glanés ici
et là, et a tracé son propre chemin :
une pratique singulière mêlant
le côté graphique de l’estampe, le
travail pictural de la couleur et les
volumes de la sculpture.
Billie Zangewa, Soldier of Love,
2020, soie brodée.
Courtesy Templon, Paris/Bruxelles
Un engagement suggéré
Au début, elle fabrique des sacs à
la mode – le magazine Vogue l’a
beaucoup influencée, raconte-telle.
Mais les représentations en
peinture que Paul Cézanne, Vincent
van Gogh et Claude Monet ont
faites du quotidien l’ont marquée
plus encore. Ses premières œuvres
sont des silhouettes d’animaux cousues
sur des bandes de tissu. Puis
elle se met à dépeindre elle aussi des
scènes du quotidien, assez souvent
des autoportraits – avec son bébé
dans les bras, avec une tasse de thé
à la fin d’une journée épuisante –,
ou bien son fils et son mari.
Une pratique singulière
mêlant le côté graphique
de l’estampe, le travail
pictural de la couleur et les
volumes de la sculpture.
Billie Zangewa est très « ancienne
école », comme elle le dit elle-même.
Ses compositions sont en général
inspirées de photographies, mais
elle ne les projette jamais sur la toile
Billie Zangewa, Return to Innocence,
2020, soie brodée.
© Courtesy Templon, Paris/Bruxelles
de fond. Elle commence par dessiner
des patrons sur de vieux journaux,
puis réfléchit aux nuances de
couleurs, aux reflets que différentes
épaisseurs superposées peuvent
produire. Ensuite, elle découpe les
morceaux de différents tissus qu’elle
épingle, avant de les confier à deux
assistantes qui les fixent à la main
– jamais à la machine. Pour elle,
l’acte de création, c’est ce découpage
à vif dans la couleur.
Sur la scène sud-africaine, où
la violence est omniprésente, elle
construit une œuvre engagée
mais dont la dimension politique,
notamment en faveur de la place
des femmes noires marginalisées
et réduites au silence, est simplement
suggérée. « Je ne déteste pas
spécialement les hommes, mais le
régime patriarcal, qui est aussi très
mauvais pour les hommes », dit-elle
clairement. Elle passe ses messages
par des scènes de tendresse ou des
moments graves, plus que par la
représentation d’une souffrance
explicite, soulignant volontiers
que ses origines malawites et le
fait qu’elle soit born free dans les
années 1970 la protègent de l’héritage
quasi exclusif de l’apartheid
que plusieurs générations d’artistes
ont reçu en Afrique du Sud.
Billie Zangewa présente ses
œuvres les plus récentes non pas
encadrées mais punaisées, comme
flottant sur le mur. Ces tissus ont
parfois des découpes surprenantes,
qui évoquent les shaped canvases
– en l’absence de tout châssis. C’est
peut-être la marque de violence
la plus forte que manifeste son
œuvre : une sorte de transgression
formelle qui en évoque d’autres.
En même temps, on s’aperçoit, si
on a vraiment l’œil, que les vides
laissés par certains découpages
correspondent à des silhouettes
utilisées ailleurs : ce sont des fantômes
qui planent sur ces œuvres.
Par exemple, dans son exposition
actuelle à la galerie Templon, la
découpe de la mer dans laquelle
son fils apprend à nager a la forme
de la silhouette de son mari vue
dans une autre œuvre, mise à l’horizontale.
Ses images, en particulier
Cold Shower, au titre évocateur,
portent en elles la difficulté d’être au
monde, mais il en émane aussi un
certain optimisme, une confiance
dans l’attention que les humains se
portent les uns aux autres.
Anaël Pigeat
« Billie Zangewa », 14 mars-
9 mai 2020, galerie Templon,
30, rue Beaubourg, 75003 Paris,
templon.com
18 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Artistes
Niele Toroni, le peintre
du reste à voir
Marian Goodman expose à Paris les empreintes
uniques et répétées du peintre suisse Niele Toroni.
Paris. De la biographie de Niele
Toroni, la littérature ne nous
apprend pas grand-chose, si ce ne
sont les quelques anecdotes qu’il
en livre lui-même dans un texte
à la fois personnel et distancié. Il
y situe son enfance sur les bords
du lac Majeur, dans ce Tessin qui
a vu passer Paul Klee et Mikhaïl
Bakounine. Il s’y décrit pêchant avec
son père, écoutant chanter sa mère,
avant de partir découvrir la vie avec
ses copains et d’enseigner un temps
pour la gagner. Le récit s’achève une
vingtaine d’années après sa naissance,
quand il quitte la Suisse pour
devenir peintre : « En 1959, écrit-il,
je décidai de venir à Paris pour
“faire de la peinture”. Aujourd’hui,
6 décembre 1986, je suis toujours là
et je fais de la peinture. » Un ajout,
rédigé quelques années plus tard,
nous apprend qu’il n’a pas cessé
depuis lors : « Pour mettre à jour
ma biographie, j’ajouterai que le
25 décembre 1993, j’ai fait le père
Noël. À part ça, je continue à essayer
de faire de la peinture. Bien que je
sois de plus en plus convaincu que la
peinture ne se laisse pas faire, elle. »
« Depuis 1966, je me
sers de pinceaux plats,
larges de 5 centimètres,
que j’applique sur
une surface donnée
à intervalles réguliers
de 30 centimètres. »
Laconiques s’il en est, ces mentions
trahissent l’humour, mais aussi
la détermination et la constance de
celui qui, en 1976, a écrit L’Histoire
de Lapin Tur. Cette fable burlesque
et tragique à la fois met en scène
Lapin Tur, persistant dans sa voie
malgré les railleries, mais qui finit
par se pendre au salon et y reste.
Une façon de dire, l’air de rien,
quelle est la situation de la peinture
et les déboires qu’encourt celui qui
s’y engage. Une façon également de
donner un cadre à la radicalité pour
laquelle le peintre a opté, avec sa
méthode de travail invariable, posée
dans cet énoncé aussi descriptif et
neutre que possible : « Depuis 1966,
je me sers de pinceaux plats, larges
de 5 centimètres, que j’applique sur
une surface donnée à intervalles
réguliers de 30 centimètres. »
Niele Toroni, Empreintes de
pinceau n° 50 à intervalles réguliers
de 30 cm, 2016, intervention
murale, acrylique noire.
Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery.
Photo Rebecca Fanuele
La trace de l’empreinte
La suite ne serait que la réitération
de cette décision fondatrice.
Il en découle en effet un « travail/
peinture », dont les outils sont on
ne peut plus accessibles – règle
et niveau pour l’horizontalité des
lignes, compas pour l’espacement
des empreintes et escabeau ou
échelle pour atteindre le haut des
murs, en plus de la peinture et des
pinceaux. Déposées par eux, les
empreintes s’alignent et s’étagent le
plus classiquement du monde, c’està-dire
en quinconce, dans toutes
sortes de lieux, sur toutes sortes
de supports et en différentes couleurs.
Nous voici en présence d’un
peintre qui dit ce qu’il fait (l’énoncé
invariant) et fait ce qu’il dit (les
mises en œuvre successives qui en
résultent) : une position éthique,
voire politique, que l’on rattachera à
la première occurrence publique de
ses Empreintes, en janvier 1967 au
Salon de la Jeune Peinture à Paris,
avec les trois autres membres de
l’éphémère groupe BMPT (Daniel
Buren, Olivier Mosset et Michel
Parmentier). S’étant entendus sur
un « programme minimum d’action
», ils travaillent en public,
pendant la durée du vernissage, à
produire à leur rythme un certain
nombre de peintures – sept pour
Toroni – qui signent leur commune
volonté de tout « recommencer à
zéro, dans la peinture comme dans
la façon de voir ».
Et c’est précisément à ce qu’il qualifie
d’« apprentissage de la vision »
que le peintre s’est depuis lors invariablement
attaché, lui qui déclarait
en 1997 que la peinture est « un instrument
pour regarder autrement,
concevoir de manière différente notre
rapport à l’art et à la réalité ». D’où
l’invitation en trois temps que l’on
peut lire à l’occasion d’une exposition
à Bruxelles, en 1970 : « Sont présentées
les empreintes d’un pinceau
n o 50 répétées à intervalles réguliers
(30 centimètres). Sont visibles
les empreintes […]. Constatez les
empreintes […]. » Amener à voir
n’est pas tant l’aboutissement du
processus que son objectif essentiel
et indépassable.
« Travail/peinture »
C’est même là ce qui donne son
sens à l’énoncé méthodique ; ce qui,
aussi, trace la ligne de partage entre
l’œuvre de Toroni et l’art conceptuel,
auquel on pourrait, par un jugement
trop hâtif, le rattacher. Car, comme
il l’affirme, « il y a toujours quelque
chose qui échappe à l’énoncé », ce que
soulignent les commentateurs en en
évoquant le supplément, l’excédent
ou encore le reste. Quand tout est
dit (dans l’énoncé des principes), il
reste à faire, dans les gestes précis
et réguliers, dans le moment et le
temps de l’exécution, dans la situation
chaque fois singulière induite
par le lieu. Ainsi, l’empreinte n’est
jamais rien d’autre qu’elle-même,
ni idée ni illusion, et n’a rien non
plus à voir avec un ready-made.
Toujours elle doit être faite, à la fois
unique et répétée ou, mieux, unique
parce que répétée et que, comme l’a
résumé René Denizot, « le “travail”
est toujours inattendu ». À chaque
itération, tout est à recommencer :
voilà ce que libère, paradoxalement,
de surprise et de plaisir, la fidélité
sans faille à un choix fait de longue
date. Le peintre le marque dans
un catalogue de 2001, défendant
l’absence d’une énumération des
présentations de son travail par le
fait qu’elle ne renseignerait en rien
sur celui-ci, puisque, en définitive,
pour lui comme pour le spectateur,
du point de vue du faire comme de
celui du voir, tout se joue in situ. Là
réside précisément pour lui la force
de l’empreinte : « Une empreinte de
pinceau ne préexiste pas, n’est pas
visible, explique-t-il, s’il n’y a pas eu
un pinceau n o 50, chargé de peinture,
appliqué sur une surface pour
qu’il y laisse son empreinte. »
De quoi reformuler, au prisme de
la trace, dans l’ici et le maintenant,
toute pensée par la tautologie. Le
rapport à l’énoncé s’en trouve du
même coup singulièrement redéfini,
le travail étant certes « formulable »,
mais n’existant pas à ce titre (René
Denizot). Quel que soit le goût du
peintre pour les mots (que révèlent,
entre autres, les titres de ses différentes
interventions) et quelle que
soit l’élaboration des nombreux
propos que son œuvre déclenche,
elle leur est irréductible. « N’importe
comment, écrit-il, je reste convaincu
que le texte le plus intéressant (qu’il
soit pour ou contre) ne peut rien
ajouter (enlever) au travail/peinture
lui-même. Il peut informer le lecteur,
le rassurer, l’influencer, l’indigner…
Reste à voir. Quoi ? Des empreintes
[…].» Reste à voir, donc.
Guitemie Maldonado
Vue de l’exposition « Niele Toroni.
En passant », galerie Marian
Goodman, Paris, 2016.
Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery.
Photo Rebecca Fanuele
« Niele Toroni. En passant »,
27 mars-16 mai 2020, galerie Marian
Goodman, 79, rue du Temple,
75003 Paris, mariangoodman.com
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
19
Artistes
Alexandre Lenoir, des peintures indirectes
Pour la première fois à Paris, la galerie Almine Rech expose un choix de tableaux
de cet artiste qui compose avec le hasard.
Paris. Il dit que son atelier est près
d’Orly, et l’on pense à La Jetée, à cet
homme filmé par Chris Marker à la
recherche d’un souvenir d’enfance,
qui est celui du jour de sa propre
mort. La plupart des tableaux
d’Alexandre Lenoir ont quelque
chose d’invisible, de fantomatique
presque. Sa peinture nécessite du
temps, le temps des gestes et celui
des éléments. Né d’un père qui s’occupait
d’animaux dans la campagne
avoisinante de Chartres et d’une
mère guadeloupéenne, il peint des
paysages et quelques intérieurs, parfois
peuplés, parfois pas, dans lesquels
l’image joue avec l’abstraction.
Un processus pictural
au long cours
Une série d’autoportraits réalisés
avec des couleurs primaires et
du blanc – pour créer un espace à
part – lui a permis d’entrer à l’École
nationale supérieure des beauxarts,
à Paris. Après son diplôme, il
s’installe un an à Casablanca, où il a
achevé de construire ses outils, dans
l’objectif de peindre le plus indirectement
possible. Il utilise d’abord
la technique du masquage, avec
des morceaux de ruban adhésif qui
s’enfoncent dans la matière avant
d’être retirés et de laisser apparaître
le feuilletage de la couche picturale.
Son geste se produit presque à
l’aveugle, dans une obscurité éclairée
seulement par les rayons d’un
vidéoprojecteur.
Il travaille aussi par arrachage,
quand il appose la face de la toile
contre un mur ou une bâche préalablement
recouverte de peinture
à l’huile ou de white-spirit, qui
remontent à la surface en séchant.
Il lui arrive d’arracher la surface du
tableau ainsi obtenue, à la manière
des affichistes des années 1960, laissant
au hasard le choix de la composition
des couleurs. Il cite volontiers
Marc Couturier et ses rencontres
« épiphaniques » avec des images et
des objets. Selon les cas, il macule le
verso de ses toiles de grandes taches
de couleur, qu’il dispose selon son
souvenir de la composition au recto.
La correspondance entre les deux
faces de l’œuvre laisse une large part
à l’intuition, comme dans une sorte
de translation très maîtrisée dans
son geste, et dont le résultat n’est
pas totalement contrôlé. Lorsque la
toile est retournée, ce procédé pictural
a pour effet de creuser de surprenantes
profondeurs, qui donnent aux
images un mystère diffus.
Ce n’est qu’à la toute fin de ces
longs processus, qui peuvent prendre
plusieurs mois, qu’Alexandre Lenoir
découvre ses peintures, et qu’il
décide de les conserver ou non. Il
faut du temps pour que ces images
apparaissent à nos yeux, un peu à la
manière dont les images photographiques
se révèlent. Elles imposent
chacune la bonne distance à laquelle
les regarder, une distance qui permet
à leurs éléments épars de se cristalliser.
Ce n’est pas autrement que l’on
regarde Eugène Leroy. Les scènes
qui se dessinent dans ces œuvres
sont en général celles dont on devine
qu’elles sont les plus intimes.
Au Maroc, Alexandre Lenoir s’est
confronté à la lumière et à l’espace,
à la tentative de représenter les ciels
de la palmeraie, à force de couches et
de couches de peinture. Ses ciels en
deviennent presque plus solides que
les bâtiments qu’ils surplombent,
dont les murs sont comme des
portes qui s’ouvrent vers de nouvelles
questions picturales. De retour
en France après ce séjour, il a voulu
s’intéresser davantage aux matières
et à la dimension d’objet de sa peinture
– par exemple, avec des traces
de rouille qui surgissent de derrière
la toile.
Lorsque la toile est
retournée, ce procédé
pictural creuse de
surprenantes profondeurs
qui donnent aux images
un mystère diffus.
Même s’il se ménage des instants
de solitude dans l’atelier, Alexandre
Lenoir a souvent des collaborateurs.
Au Maroc, il s’était entouré
d’ouvriers auxquels il a progressivement
laissé une place de plus
importante dans son processus de
création. De retour en France, il a
repris le contrôle de ses toiles, aidé
de quelques assistants – plus classiquement
des étudiants d’écoles d’art.
Une autre bascule s’est produite.
Il dit aujourd’hui se laisser aller
davantage au plaisir de peindre, se
laisser la liberté d’apposer des toiles
enduites de peinture sur la surface
du tableau pour évoquer le drapé
d’un rideau bleu, de faire surgir un
coin de ciel familier dans le feuillage
des arbres d’une forêt touffue, loin
du regard sur les maîtres. De la peinture,
c’est ce qu’il fait.
Anaël Pigeat
« Alexandre Lenoir », 7 mars-
11 avril 2020, Almine Rech,
64, rue de Turenne, 75003 Paris,
alminerech.com
Alexandre Lenoir, Casablanca, 2018,
acrylique et huile sur toile. Courtesy de
l’artiste et Almine Rech. Photo Rebecca Fanuele
Trois questions à…
Almine Rech
Après Paris et Bruxelles, vous
avez ouvert des espaces à
Londres, New York et Shanghai
en juillet dernier. Êtes-vous
satisfaite de ces expériences
et imaginez-vous d’autres
développements internationaux ?
Pour le moment, je ne prévois pas
d’autres ouvertures. Ouvrir un
espace est en général une question
de personnes et de circonstances.
Bruxelles, j’y ai vécu un certain
nombre d’années, et j’ai eu envie
d’y implanter la galerie. Ensuite,
un de mes collaborateurs
déménageait à Londres, et
je voulais continuer à travailler
avec lui. Pour New York et
Shanghai, ça a été la même chose.
Aujourd’hui, il faut voir comment
évolue la situation anglaise,
mais il me semble que pour
le marché de l’art, cela ne va pas
changer grand-chose.
Votre programmation semble
refléter un nouvel élan pour
la peinture.
Je me suis rendu compte qu’il y
avait un dogme, notamment en
France, selon lequel une génération
de critiques et d’écrivains était
anti-peinture – ce qui n’était pas
le cas en Allemagne ni aux États-
Unis. L’art conceptuel était devenu
si fort qu’ils reniaient la peinture
comme quelque chose de passéiste.
Aujourd’hui, cette peur s’est diluée.
Les artistes se sont libérés et
se laissent aller au geste impulsif
et naturel qui est celui du peintre.
Comment avez-vous rencontré
Alexandre Lenoir ?
J’ai eu vent de son travail par
une de mes collaboratrices et
par un collectionneur que j’aime
beaucoup. Je suis allée le voir
dans son atelier – ce que je fais
régulièrement quand on me parle
d’un artiste que je ne connais pas.
Il m’a montré l’évolution
de son travail, de ses œuvres
les plus anciennes à aujourd’hui.
Actuellement, nous parlons
avec lui très sérieusement d’une
collaboration à long terme. N’ayant
pas d’espace libre pour faire une
exposition, nous avons improvisé
en transformant un show-room
en project room – ce que nous
allons développer, car c’est très
dynamisant pour la galerie.
Alexandre Lenoir, Dominique, 2020,
acrylique et huile sur toile. Courtesy de
l’artiste et Almine Rech. Photo Rebecca Fanuele
20 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Expositions
la résurrection
de Pompéi
La cité antique, bientôt à l’honneur
au Grand Palais, à Paris, renaît de ses
cendres grâce à un immense chantier
de mise en sécurité et de restauration
du site. Les archéologues procèdent
à des fouilles d’une ampleur inédite.
Paris. Dominé par la présence obsessionnelle
et vaguement menaçante
du Vésuve, le site archéologique
de Pompéi, inscrit depuis 1997 sur
la Liste du patrimoine mondial de
l’humanité de l’Unesco, offre l’instantané,
quasi photographique,
d’une florissante cité romaine du
i er siècle de notre ère. Sans l’éruption
brutale du volcan qui l’enveloppa, en
l’an 79, d’un manteau de pierres et
figea dans une sidération muette
la totalité de la ville et de ses habitants,
l’imaginaire des ruines chez
les voyageurs et les artistes n’aurait
sans doute pas été le même…
Le site de Pompéi
est extraordinaire dans
la mesure où il nous
permet d’entrer dans
la vie quotidienne
du petit peuple, et pas
seulement des élites
et des classes aisées.
Mais, près de trois siècles après sa
découverte en 1748, sous le règne de
Charles III d’Espagne, force était de
constater que Pompéi « vivait une
seconde mort ». Subissant l’assaut
de près de quatre millions de touristes
par an, les pavés de ses voies
se déchaussaient, les fresques de
ses villas perdaient de leurs couleurs
et s’écaillaient inexorablement…
Aussi, lorsque des pluies
diluviennes provoquèrent, à la fin
de l’année 2010, l’effondrement de
la Schola Armaturarum (Maison
des gladiateurs) et de la Maison du
moraliste, archéologues et scientifiques
s’émurent et lancèrent un
cri d’alarme. Deux ans plus tard
naissait le Grande Progetto Pompei
(Grand Projet Pompéi), doté d’un
budget de 105 millions d’euros
financé par l’État italien et l’Union
européenne.
En cet hiver 2019, nous rencontrons
dans son bureau le professeur
Massimo Osanna, qui occupe,
depuis 2014, le très convoité poste
de directeur général du parc archéologique,
auquel il vient d’être reconduit.
« Des 66 hectares sur lesquels
Portrait d’une figure féminine,
peut-être la maîtresse
de maison, i er siècle, fresque,
Pompéi, Maison au jardin.
© Gedeon Programmes
s’étendait la ville antique, seuls
44 hectares ont été dégagés. Mais
aujourd’hui, notre priorité est de
stabiliser sur une longueur de 3 kilomètres
les talus de 5-6 mètres de
haut qui menacent de s’effondrer sur
les zones déjà mises au jour. Ce sont
donc des problèmes de conservation
du site qui dictent notre programme
de fouilles », explique
ainsi l’archéologue, en réponse aux
critiques de ses détracteurs qui lui
reprochent d’être à l’affût de nouvelles
découvertes.
rechercher pour
mieux découvrir
Il faut dire que Pompéi est un eldorado
inépuisable où les merveilles
affleurent tels des récifs à marée
basse, comme cette fresque exhumée
le long de la via del Vesuvio
représentant l’étreinte sensuelle de
Léda, la reine de Sparte, avec Zeus
métamorphosé pour la bonne cause
en un majestueux cygne blanc.
« Lors de nos travaux de stabilisation
des pentes, un léger éboulement
de lapilli [pierres volcaniques] a
soudain fait surgir le détail d’un
personnage humain. Nous n’avons
pas eu le courage d’interrompre la
fouille, et la fresque de Zeus et de
Léda est apparue dans sa miraculeuse
beauté », raconte avec émotion
l’archéologue.
Conduites de novembre 2017
à avril 2019, dans un périmètre
trapézoïdal de 1000 m 2 donnant
sur la via di Nola, au cœur d’un
quartier encore inexploré baptisé
Regio V, d’autres fouilles ont révélé,
quant à elles, l’existence de deux
vastes demeures : la Maison au jardin,
nommée ainsi en raison de son
bel espace vert et, précédée d’une
habitation plus modeste, la Maison
d’Orion, dans laquelle ont été mises
au jour deux mosaïques exceptionnelles
représentant le héros chasseur.
Il faut voir, là encore, le regard
de Massimo Osanna s’allumer lorsqu’il
explique avec fougue l’iconographie,
totalement inédite, d’un des
deux pavements : « La déesse Gaïa
a envoyé un scorpion pour punir
Orion de s’être vanté de vouloir tuer
tous les animaux de la terre. Mais
on assiste ici à une scène très rare,
qui n’est autre que la transformation
du héros en constellation. Ses
ailes de papillon symbolisent sa
métamorphose. »
Parmi les splendeurs exhumées
à ce jour, l’on découvre une
magnifique fresque représentant
la Néréide Amphitrite qui ornait
vraisemblablement la devanture
d’un thermopolium, sorte de fastfood
du monde romain. Son degré
de raffinement en dit long sur la
richesse de la petite cité vésuvienne !
Brossée d’un trait plus rapide, une
En haut : vue des fouilles en cours
dans la Regio V, Pompéi.
© Gedeon Programmes
Ci-dessus : Vénus sur son char tiré
par des éléphants, i er siècle, fresque,
Parc archéologique de Pompéi.
© Parco archeologico di Pompei,
Amedeo Benestante
autre peinture montre deux gladiateurs
s’affrontant dans un farouche
combat. On reconnaît le vaincu aux
flots de sang qui s’échappent de ses
blessures… « Le site de Pompéi est
extraordinaire dans la mesure où
il nous permet d’entrer dans la vie
quotidienne du petit peuple, et pas
seulement des élites et des classes
aisées. Cette fresque provenait vraisemblablement
d’une échoppe ou
d’une taverne fréquentée par des
gladiateurs ou des amateurs de combats
», suggère Massimo Osanna.
Mais au-delà de ses trésors,
Pompéi s’avère un formidable
« laboratoire de recherche » qui
offre aux archéologues l’occasion
d’expérimenter de nouvelles
méthodologies. « Composée de
soixante personnes, notre équipe est
pluridisciplinaire et comprend des
architectes, des ingénieurs, des topographes,
des géologues, des anthropologues,
des archéozoologues, des
paléobotanistes, des restaurateurs,
des épigraphistes, des informaticiens,
des photographes… C’est en
outre la première fois que l’on peut
conduire une campagne de fouilles
de cette ampleur avec l’apport des
technologies les plus modernes »,
se félicite ainsi Massimo Osanna.
La plus grande fierté de l’archéologue
et de son équipe réside cependant
dans cette inscription, de prime
abord modeste, découverte au cœur
de l’atrium de la Maison au jardin.
Tracée rapidement au fusain,
elle contredit purement et simplement
la date auparavant admise
de l’éruption du Vésuve. La tragédie
se serait en effet produite à la
fin du mois d’octobre de l’an 79, et
non le 24 août comme on le pensait
jusqu’alors…
À grand renfort de projections
immersives et de reconstitutions
3D réalisées par la société Gedeon
Programmes, l’exposition du
Grand Palais invitera ainsi le public
à partager l’émotion de ces toutes
dernières découvertes, scientifiques
et spectaculaires à la fois. Frissons
garantis !
Bérénice Geoffroy-Schneiter
« Pompéi. Promenade immersive.
Trésors archéologiques. Nouvelles
découvertes », 25 mars-8 juin 2020
(programmation sous réserve
en raison de la fermeture des musées
liée à la crise sanitaire due
au Covid-19), Grand Palais,
3, avenue du Général-Eisenhower,
75008 Paris, grandpalais.fr
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
21
Expositions
Van Eyck à Gand : leçon
magistrale de virtuosité
Le musée des Beaux-Arts de Gand présente la plus grande
exposition jamais consacrée à Jan van Eyck et à son temps.
Or, l’événement, pensé pour être un blockbuster, n’est pas
sans soulever de questions.
Le nom du site Internet dédié à
L’Agneau mystique de la cathédrale
Saint-Bavon, à Gand, « Closer
to Van Eyck », a quelque chose
d’ironique quand on songe que,
depuis 2012, le retable n’en finit pas
d’être restauré et que les conditions
de présentation de L’Adoration de
l’Agneau mystique dans l’église ne
changent pas : jusqu’au déménagement
prévu le 8 octobre 2020,
l’épaisse vitre de protection entre le
polyptyque et les visiteurs demeure.
Néanmoins, l’exposition du musée
des Beaux-Arts, qui réunit la moitié
du corpus peint de Jan van Eyck,
permet enfin de voir les huit panneaux
restaurés du retable fermé,
ainsi qu’Adam et Ève, qui le seront
prochainement.
Du jamais vu depuis 1550
La Vierge du chancelier Rolin
du musée du Louvre (Paris) et
Les Époux Arnolfini de la National
Gallery (Londres) n’ont pas fait le
voyage, mais qu’importe. L’œuvre
phare est le polyptyque de L’Agneau
mystique, autour duquel toutes les
sections de l’exposition ont été imaginées.
En 2012, la dizaine de restaurateurs
appelés à travailler sur ce
projet devaient se contenter d’ôter
la couche de vernis du milieu du
xx e siècle, qui obstrue la lecture de
l’œuvre. Découvrant que les importants
repeints (70 % de la surface)
réalisés vers 1550 par Lancelot
Blondeel et Jan van Scorel ont été
apposés sur un vernis suffisamment
épais pour avoir préservé au fil du
temps l’œuvre originale, le comité
scientifique a pris le parti de revenir
à l’état de 1432. Le résultat, spectaculaire,
laisse apparaître des détails
subtils méconnus, comme les pages
du livre du prophète Michée ou les
toiles d’araignée derrière Joos Vijd
(le commanditaire), la transparence
d’une carafe, des sommets enneigés
dans le fond du panneau central, ou
une tour d’Utrecht. Le changement
le plus surprenant concerne les
yeux de l’agneau mystique, celui-ci
ayant jusqu’alors une allure bovine
alors que Van Eyck lui avait donné
un aspect anthropomorphe et un
regard humain.
Si Van Eyck n’a pas inventé
la peinture à l’huile,
il joua certainement
un rôle dans sa diffusion
en Italie, puisque ses
œuvres étaient envoyées
dans toute l’Europe.
Présentés comme des tableaux
autonomes au sein de l’exposition,
les panneaux extérieurs de
L’Agneau mystique scandent le
propos des commissaires, décidés
à présenter Van Eyck comme un
artiste « total » : portraitiste virtuose,
peintre de natures mortes, fin
connaisseur en botanique (soixantequinze
variétés de végétaux sont
peintes sur le retable)… Il est surtout
capable de hisser la peinture à son
plus haut niveau de perfectionnement
dans son Saint François recevant
les stigmates ou le Diptyque
de l’Annonciation (Madrid, Museo
nacional Thyssen-Bornemisza). Ce
dernier est présenté dans la section
dédiée à ses liens avec la sculpture,
qui mérite à elle seule le déplacement,
incitant le visiteur à réfléchir
à la place si particulière que les grisailles
occupent dans l’histoire de la
peinture après Van Eyck.
Jan van Eyck, Saint François recevant
les stigmates, 1440, huile sur vélin
sur panneau, Philadelphia Museum
of Art, John G. Johnson Collection.
Courtesy Philadelphia Museum of Art
Flamands contre Italiens
Antonello de Messine dans l’atelier
de Van Eyck (Bourg-en-Bresse,
musée de Brou), peint par Joseph-
François Ducq, plonge le spectateur
dans l’une des légendes vasariennes.
Dans la Vie d’Antonello de Messine,
Giorgio Vasari consacre un long
passage au secret de la peinture
« si longtemps désiré » et découvert
par « Jean de Bruges, homme habile
dans son art et passionné par l’alchimie
». Voyant à Naples un tableau
à l’huile de Van Eyck que possédait
le roi Alphonse, Messine aurait tout
abandonné pour se rendre dans
les Flandres et gagner la confiance
du maître. Il ne l’aurait pas quitté
sans avoir appris tout ce qu’il désirait
connaître et, après la mort de
Van Eyck, il serait rentré en Italie
avec le précieux secret. Cette rencontre
imaginaire qui ne concorde
pas avec les dates – Van Eyck mourut
alors qu’Antonello n’était pas
adolescent – a nourri, siècle après
siècle, les débats entre savants. Si
Van Eyck n’a pas inventé la peinture
à l’huile, il joua certainement un rôle
dans sa diffusion en Italie, puisque
ses œuvres étaient envoyées dans
toute l’Europe.
La rivalité entre école flamande et
école italienne apparaît chez l’un des
premiers biographes de Van Eyck,
Bartolomeo Fazio, qui le crédite des
mêmes connaissances en géométrie
que ses contemporains florentins
– un point sur lequel les spécialistes
sont sceptiques. Si les commissaires
de l’exposition situent « la révolution
optique de Van Eyck » dans « une
perspective plus large » en exposant
Fra Angelico, Paolo Uccello,
Pisanello, Masaccio, Benozzo
Gozzoli et Domenico Veneziano,
leur intention est de montrer la
supériorité absolue et la précocité
de Van Eyck. Or, les confrontations
d’œuvres ne sont enrichissantes qu’à
condition de comparer ce qui est
comparable, et les peintures choisies
ne rendent pas justice aux artistes
de la péninsule. Manque d’ailleurs
Messine et ses couleurs à l’huile chatoyantes.
À elle seule, La Vierge de
l’Annonciation de Palerme (Galleria
Regionale della Sicilia) aurait peutêtre
permis aux visiteurs de relativiser
quelque peu leurs impressions,
sans rien enlever au « génie » flamand,
et enrichi le dialogue, comme
le font les confrontations avec les
œuvres de Petrus Christus, dont certaines
auraient été peintes vingt ans
après la mort de Van Eyck.
En 1933, Émile Renders publie à
Paris et à Bruges Hubert van Eyck,
personnage de légende, un opuscule
destiné à prouver que ce peintre
aurait été inventé par la ville de
Gand pour s’approprier une partie
de l’aura des Van Eyck, ceux-ci étant
l’une des gloires de Bruges, où Jan
van Eyck passa la dernière décennie
de sa vie. Si l’existence d’Hubert
van Eyck est attestée, aucune
œuvre de sa main n’est aujourd’hui
connue. Hormis le fait qu’il aurait
commencé L’Adoration de l’Agneau
mystique, avant que son cadet ne
prenne le relais à sa disparition,
comme en témoigne le quatrain
inscrit sur l’extérieur des panneaux
latéraux (« Le peintre Hubert
van Eyck, qui n’eut jamais d’égal,
entama cette œuvre. Et son frère Jan,
le deuxième en art, compléta cette
tâche difficile à la demande de Josse
Vijd. Avec ce verset, il vous invite à
voir ce qui a été accompli le 6 mai
[1432] »).
Là encore, les commissaires de
l’exposition laissent le visiteur sur sa
faim. Dans le volumineux ouvrage
publié par Flammarion sur L’Agneau
mystique, Maximiliaan Martens
reconnaît qu’il n’existe « aucune
base fiable autorisant à attribuer
à Hubert la réalisation de certaines
zones de L’Agneau mystique »,
puisque l’on ne connaît pas d’œuvre
de sa main. Ce qui est confirmé dans
Jan et Hubert van Eyck, L’Adoration
de l’Agneau mystique, 1432,
volets extérieurs, huile sur panneau,
cathédrale Saint-Bavon, Gand.
© lukasweb.be – Art in Flanders
le catalogue de l’exposition gantoise :
« Et même à notre époque, à l’heure
où les moyens technologiques les
plus récents nous offrent une vision
à l’échelle microscopique et en dehors
du spectre visuel, et nous permettent
d’analyser la peinture à la fois au
niveau élémentaire et moléculaire,
nous ne sommes pas en mesure de
trouver la main d’Hubert. » Ainsi,
l’examen microscopique des volets
extérieurs n’a pas permis de détecter
d’autres mains que celle de Jan.
Si le chercheur de l’université de
Gand propose d’attribuer à Hubert
van Eyck une large partie des études
préparatoires, aucune attribution
nouvelle n’est émise pour un certain
nombre d’œuvres données à
l’atelier de Van Eyck, notamment
le diptyque Saint Jean-Baptiste
et Vierge à l’Enfant du Louvre ou
l’énigmatique Saint Jérôme dans son
cabinet d’étude (Detroit, Institute of
Arts), alors que les huit années de
recherche effectuées auraient pu
nourrir les connaissances sur les
œuvres prêtées. Le mystère reste
surtout entier pour la Crucifixion du
Museum Boijmans Van Beuningen,
présentée comme « Jan van Eyck et
atelier ».
Carole Blumenfeld
« Van Eyck. Une révolution
optique », 1 er février-30 avril 2020,
musée des Beaux-Arts,
Fernand Scribedreef 1, 9000 Gand,
Belgique, mskgent.be/fr
À lire : Danny Praet et Maximiliaan
Martens (dir.), L’Agneau mystique.
Van Eyck, Paris, Flammarion, 2019
22 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Expositions
Au commencement
était la peinture
Le Museo Guggenheim, à Bilbao, revient sur les évolutions
picturales moins connnues de l’artiste brésilienne Lygia Clark,
dans les années 1950.
Bilbao. De l’œuvre de Lygia Clark
(1920-1988), l’histoire de l’art a
surtout retenu, comme son geste le
plus radical, l’obsession qu’elle avait,
dans les années 1960-1970, d’inventer
des « objets relationnels », libérés
du cadre convenu d’une œuvre
plastique à contempler. À l’instar
des fameux « objets transitionnels »
théorisés par les spécialistes de la
petite enfance, ses objets (sacs plastiques
gonflés d’eau ou d’air, filets à
légumes, pierres…) visaient à éveiller
chez le spectateur des sensations
physiques particulières et, par
cette interaction avec la matière, à
explorer sa subjectivité, à stimuler
l’esthésie. Devenue psychanalyste à
la fin de sa vie, après avoir suivi une
analyse en France avec le psychiatre
Pierre Fédida (lui-même attiré par la
phénoménologie et par l’art), Lygia
Clark s’intéressait à ce qu’elle nommait
« la structuration du soi ».
Sans rien réinventer, elle
absorbait tout, s’inspirait
de tout, captait l’essentiel
des révolutions picturales
des années 1950, des
carrés constructivistes à
l’abstraction géométrique,
de l’art optique au
mouvement néo-concret.
Ses objets n’avaient de sens que
dans cette visée d’un art au service
de la psyché, à l’image de sa célèbre
installation créée pour la Biennale
de Venise en 1968, La maison est
le corps (pénétration, ovulation,
germination, expulsion), constituée
de quatre espaces successifs,
séparés par des murs élastiques
(coussins remplis de sable et de
billes, poches pleines d’eau, tissus,
masques, que le visiteur pouvait
manipuler). Cet art thérapeutique,
où les formes et les objets aident à
mieux se connaître, a fait de Lygia
Clark une figure tutélaire de la
scène culturelle brésilienne. Liée
dès le milieu des années 1960 à des
mouvements artistiques majeurs,
comme le tropicália (tropicalisme)
et la Nova Objetividade, elle fut au
cœur de la vitalité créative du pays.
Quelque peu peu oubliée dans les
années 1980-1990, elle est redécouverte
en Europe depuis une quinzaine
d’années. Une exposition au
musée des Beaux-Arts de Nantes
Lygia Clark, Superfície modulada,
1955, peinture industrielle sur Eucatex,
collection Ana Eliza et Paulo Setúbal.
Courtesy The World of Lygia Clark
en 2005, « Nous sommes le moule.
À vous de donner le souffle », insistait
ainsi sur son impact essentiel, en
particulier sur son art d’impliquer le
spectateur dans ses installations et
ses sculptures.
La nature et
la fonction combinées
Pourtant, si, dans la dernière partie
de sa vie, Lygia Clark considéra sa
démarche comme appartenant au
champ exclusif de la thérapie plutôt
qu’à celui de l’art, elle héritait ellemême
d’un parcours existentiel au
centre duquel la peinture rayonna
en majesté. C’est précisément à
l’émergence et au déploiement de
son tempérament de peintre que
se consacre la belle exposition du
Museo Guggenheim : « Lygia Clark.
La peinture comme champ d’expérimentation,
1948-1958 ». Organisée
par Geaninne Gutiérrez-Guimarães
à l’occasion du centenaire de la
naissance de l’artiste, elle s’attarde
spécifiquement sur ses premiers
élans artistiques, en amont de ses
expérimentations corporelles et de
ses réflexions thérapeutiques, pour
consigner une forme de croyance
spontanée et pleine dans les ressources
de la peinture.
Moins connues que ses peintures
dépliées ou que ses Bîchos (sculptures
faites de plaques de métal),
les compositions qu’elle peignit
de 1948 à 1958 sont la trace de sa
volonté, continuelle et évolutive,
d’étendre son champ. Avant même
de s’extraire du cadre de la toile, elle
Lygia Clark, O Violoncelista, 1951,
huile sur toile, collection particulière.
Courtesy The World of Lygia Clark
cherche, dès ses débuts, à élargir le
cadre de la peinture, à l’intérieur de
la toile. Aux premières figurations
(portraits, intérieurs domestiques)
succède très vite son goût pour
l’abstraction, né probablement de
sa proximité avec Fernand Léger,
dont elle suivit les cours à Paris
entre 1950 et 1952, et dont l’esprit
imprègne une toile comme
Le Violoncelliste (1951).
L’exposition consigne parfaitement
combien Léger ne fut que le
premier des peintres à partir duquel
sa créativité se déploya et se transforma
sans cesse, en un dialogue
constant avec les mouvements de
son époque. Sans rien réinventer,
elle absorbait tout, s’inspirait de
tout, captait l’essentiel des révolutions
picturales des années 1950, des
carrés constructivistes à l’abstraction
géométrique, de l’art optique au
mouvement néo-concret.
Dès 1954, elle rejoignit, à Rio
de Janeiro, le Grupo Frente qui, aux
côtés de Hélio Oiticica, Lygia Pape
ou Ivan Serpa, promut les principes
de la forme pure et de l’objectivité
dans la continuité de l’art concret
européen. Au sein de ce groupe,
Lygia Clark s’essaya à une esthétique
géométrique épurée, jusqu’à vouloir
remettre en question les conventions
spatiales du plan. Elle s’intéressait
déjà aux relations entre art et architecture,
comme le suggèrent ici
trois maquettes d’espaces intérieurs.
Le champ expérimental
Au fil du parcours, structuré en
trois parties chronologiques qui
sont autant d’étapes sur le chemin
de ses explorations, le visiteur se surprend
à deviner tous les peintres en
elle. Comme si Lygia Clark avait eu,
dès l’origine, ce talent de les abriter
secrètement, moins pour les parodier
que pour les parfaire, moins
pour les copier que pour les sublimer.
Des « Premières années, 1948-
1952 » aux « Variations de la forme :
la modulation de l’espace, 1957-
1958 », en passant par l’« Abstraction
géométrique, 1953-1956 », l’on croise
bien des fantômes. La présence spectrale
de quelques grands peintres
de son temps (Josef Albers, Aurelie
Nemours, Piet Mondrian, Robert
Motherwell, Ellsworth Kelly…)
Lygia Clark, Contra relevo, 1959,
peinture industrielle sur bois,
collection Jones Bergamin, Rio de
Janeiro. Courtesy The World of Lygia Clark
souligne combien son approche de
la peinture semble ne se fixer sur
rien d’autre qu’un double principe
d’ouverture et de renouvellement
permanent.
Si cette indétermination peut
donner l’impression d’un geste qui
se cherche, on peut aussi y voir l’indice
d’une créativité infinie. Pour
Lygia Clark, la peinture fut bien
ce « champ expérimental », terme
qu’elle formula dans une conférence
en 1956, préfigurant, à partir
de ce médium primordial, tout ce
qu’elle entreprit dès les années 1960,
au-delà de la peinture, donc. Mais
en abandonnant ce médium, elle lui
resta d’une certaine manière fidèle,
en prolongeant l’existence de son
« champ expérimental », appliqué
par la suite aux objets plutôt qu’aux
traits de pinceau.
Sa magistrale série Superficies
moduladas (Surfaces modulées,
toiles réalisées entre 1955 et 1957)
composée de formes en zigzag,
d’angles aigus et de motifs rythmiques,
mais aussi son magnifique
Contra Relevo (Contre-relief,
1959), qui clôt le parcours en même
temps que sa décennie picturale,
traduisent ici le double mouvement
paradoxal qui caractérise son
œuvre : un accomplissement de la
peinture enchevêtré à l’annonce de
son éclipse. Jouant avec la surface de
la toile de son Contre-relief, l’artiste
annonce qu’une autre dimension
l’attire : celle d’un espace entier, d’un
volume au sein duquel le regardeur
s’agite dans une relation concrète
aux objets.
En explorant les prémices de cette
attraction pour l’espace dans son
amour de la peinture, l’exposition du
Museo Guggenheim documente, en
l’affinant, la compréhension d’une
œuvre majeure du xx e siècle qui,
dans sa variation même, a toujours
cru en la force des formes pour soutenir
les regards fuyants et muscler
les corps inquiets.
Jean-Marie Durand
« Lygia Clark. La pintura como
campo experimental, 1948-1958 »,
6 mars-24 mai 2020,
Museo Guggenheim Bilbao,
2, avenida Abandoibarra,
48009 Bilbao, Espagne,
guggenheim-bilbao.eus
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
23
Expositions
Vue de l’exposition « Fabien Giraud &
Raphaël Siboni. Infantia (1894-7231) »,
Institut d’art contemporain
de Villeurbanne/Rhône-Alpes.
© Thomas Lannes
Voyages temporels
Fabien Giraud et Raphaël Siboni proposent une exposition in situ,
entre faits historiques et dystopie.
Villeurbanne. Avec sa chronologie d’anticipation
au long cours, de 1894 à 7231, The Everted
Capital, la nouvelle saison réalisée par Fabien
Giraud et Raphaël Siboni, dont le prologue
et les deux épisodes inauguraux sont pour la
première fois réunis à l’Institut d’art contemporain
de Villeurbanne/Rhône-Alpes (IAC),
joue la carte de l’uchronie, même si le duo
parlerait probablement plus volontiers de
« narrations spéculatives ». Quoi qu’il en soit,
il s’agit de prendre part, en tant qu’artistes,
à l’écriture de nouveaux imaginaires, de proposer
des récits alternatifs au capitalisme
et au futur de la valeur, à partir d’« objets »
(animaux, végétaux ou minéraux utilisés au
cours des siècles comme monnaie), d’événements
(une communauté fondée par William
Lane, le père du communisme australien) ou
de représentations historiques (le discours de
Richard Nixon, en 1971, sur la fin des accords
de Bretton Woods). Le tout en passant par une
réévaluation des relations de l’homme à son
humanité – sa finitude – et à son biotope (avec,
ou plutôt, sans).
Tentons d’en faire un résumé : en 7231, la
mort touche à nouveau une communauté de
communistes immortels. Ils vivent autour
du Soleil, sur une sphère de Dyson, dont la
mise en fonction a été annoncée en 1971 par
Richard Nixon. La construction de cette
mégastructure aura nécessité le démantèlement
complet de la Terre. Au cours de son allocution,
débute la prise d’otages d’une poignée
d’immortels par un groupe de mortels, ce qui
va durer 3 000 ans et aboutir à la naissance
d’un enfant qui « est plus que la vie ». Lequel,
de la vie, de la mort ou du « plus que la vie »,
ferait la meilleure valeur d’échange ?
Répétitions
Aussi dystopiques que métaphysiques, ces
épisodes sont le résultat de performances filmées.
Une scène d’une heure est ainsi répétée
et travaillée dans ses différences, à vingt-quatre
reprises. À l’IAC, cette structure narrative est
appliquée au reste de l’espace, la réminiscence
et la mise en abîme d’éléments extraits des
films jouant sur une logique d’épuisement.
Dans cette ambiance crépusculaire, les gisants
sont vivants, le sel et la colophane, qui servent
traditionnellement à conserver les corps, se
mêlent à la moisissure, des caméras de télévision
filment des masques qu’un algorithme
mute en bébé crépitant, un tronc d’arbre se
transforme en bureau présidentiel, les murs
suintent, et les rouages d’une mystérieuse
dynamique transpercent l’espace…
Nouvel enjeu dans la pratique de Fabien
Giraud et Raphaël Siboni, l’installation traduit
l’ambition de proposer une expérience totale,
bien que prenant le risque d’être potentiellement
décevante dans sa répétition. Elle envisage
avant tout l’espace d’exposition comme un
corps-machine, un musée-enfant – l’IAC étant
une ancienne école –, à moins qu’il ne s’agisse
d’une matrice, d’un vaisseau-mère dont la
mise en branle des mécanismes annoncerait
une évacuation imminente ou, déjà, une vie
orbitale.
Raphaël Brunel
« Fabien Giraud & Raphaël Siboni.
Infantia (1894-7231) », 21 février-
3 mai 2020, Institut d’art contemporain
de Villeurbanne/Rhône-Alpes,
11, rue Docteur-Dolard, 69100 Villeurbanne,
i-ac.eu
Fabien Giraud & Raphaël Siboni, The Everted
Capital (1971- 4936), saison 2, épisode 2, 2019.
© Fabien Giraud & Raphaël Siboni
24 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Grand témoin
« D’une certaine manière,
je suis l’un des derniers modernes »
À Genève, le Mamco consacre une rétrospective à Olivier Mosset.
Rencontre avec l’auteur du Cercle noir sur fond blanc, dont l’approche
de la peinture n’a presque pas changé depuis ses débuts en 1964.
Votre carrière s’étend sur
près de soixante ans.
Comment avez-vous organisé
cette rétrospective à Genève ?
Je ne m’en suis pas occupé. Ce sont
Lionel Bovier, directeur du Mamco
[musée d’Art moderne et contemporain],
et Paul Bernard, conservateur,
qui ont tout géré en se concentrant
principalement sur mes peintures,
mais aussi en choisissant des œuvres
d’autres artistes avec lesquels j’ai
collaboré. Ils ont réalisé un travail
incroyable en trouvant certaines
pièces que j’avais complètement
oubliées. Je ne sais plus où sont
toutes mes œuvres. En fait, je n’aime
pas parler de tout ça. Je suis vieux,
vous savez, quasiment à la retraite.
Vous dites ne pas aimer parler
de votre travail. Pourtant,
une fois que vous êtes lancé,
vous êtes intarissable.
Je n’aime pas non plus être pris en
photo. Les expositions, par contre,
j’aime beaucoup. C’est un moyen
de voir le travail dans son entier
et de comprendre de quoi il s’agit.
Comment cela ?
Le sens de ma peinture apparaît
après coup. Sur le moment, je ne me
dis pas que répéter des toiles avec
un cercle noir sur un fond blanc traduit
une critique de l’œuvre unique
ou que peindre des toiles rayées
est un moyen de mettre en crise
le principe de la signature. J’ai la
même attitude envers les travaux
des autres. Lorsque je regarde un
Rothko, j’imagine ce qu’il a voulu
faire, mais je me trompe peut-être
sur son intention.
une chèvre avec un pneu autour du
ventre. Je me suis dit : si ça, c’est de
l’art, alors on peut tout faire. C’est
vraiment ce qui m’a poussé à devenir
artiste. Et aussi le fait que le plafond
de ma chambre d’enfant était peint
de scènes de la Bible en grisaille.
J’étais fasciné par Adam et Ève chassés
du paradis. À l’occasion de mon
exposition à la Kunsthalle de Berne
en 2011, quelqu’un avait réussi à
retrouver l’appartement. Le décor
était toujours là. J’en ai reproduit
certains éléments en photographie
pour en faire une édition.
« Pendant six mois, Buren,
Parmentier, Toroni et
moi parlons beaucoup
et théorisons les concepts
de la répétition et de
l’absence de signature. »
À 17 ans aussi, vous décidez
de partir travailler à Paris
chez Jean Tinguely…
Je suis arrivé à Paris en 1963, avec
la ferme intention de faire de l’art.
Dans un café, j’ouvre un annuaire et,
à la rubrique « Artistes », je tombe
sur Jean Tinguely. Il travaillait
impasse Ronsin, où se trouvait aussi
l’atelier de Constantin Brancusi. Je
vais le voir, et il m’engage. Au début,
je devais surtout l’accompagner sur
les chantiers pour aller chercher
de la ferraille. Mais nous parlions
beaucoup. C’est à cette époque que
je fais mes débuts d’artiste. Ma première
pièce ressemblait un peu à
du Rauschenberg. À la suivante, j’ai
intégré des bouteilles cassées et des
cigarettes. On sentait l’influence du
Nouveau Réalisme. C’était aussi le
moment où Niki de Saint Phalle, la
deuxième femme de Tinguely, tirait
à la carabine sur des ballons remplis
de peinture qu’elle accrochait
sur des toiles blanches. Je me disais
qu’avant qu’ils ne soient éclaboussés,
ces tableaux sans rien étaient
très bien aussi. J’ai alors commencé
à créer des pièces blanches. Je peignais
des paquets de cigarettes
blancs qui avaient un petit côté
Donald Judd. J’ignore d’où m’est
venue cette idée. Il n’y avait pas
vraiment de magazine d’art. Kasimir
Malevitch et le Minimal Art, je les
ai découverts plus tard. Sans doute
y avait-il quelque chose dans l’air en
réaction à l’expressionnisme abstrait
américain.
1963, c’est aussi la date de
votre toute première exposition.
Oui, à Neuchâtel, une exposition
d’étudiants. Après avoir travaillé
pour Tinguely, je suis retourné
en Suisse. Mes parents m’avaient
inscrit dans une école privée où je
n’allais presque jamais, car je préférais
passer le plus clair de mon
temps au cinéma. J’ai exposé deux
toiles qui n’existent plus. J’avais
écrit « The End » sur la première et
« R.I.P. » sur la seconde. En 1964,
je retrouve Tinguely à Lausanne,
alors que la Confédération lui a
commandé une grande sculpture
pour l’Exposition nationale suisse.
Il m’embauche pour travailler avec
lui sur cette sculpture, Eureka. En
Suisse, Tinguely n’était pas encore
célèbre. C’est grâce à cette exposition
qu’il est devenu dans son pays
presque l’égal de Picasso. Juste après
avoir passé ma maturité [l’équivalant
suisse du baccalauréat], je
le rejoins à Paris. Je deviens son
apprenti pour des raisons liées à une
assurance-vie que m’a laissée mon
père, décédé quelques années auparavant.
J’assiste également Daniel
Spoerri, et je peins des toiles avec
un « A » majuscule.
En 1966, vous peignez
un cercle noir sur fond blanc.
Quelles ont été les circonstances
de la création de ce motif
devenu iconique ?
J’avais un ami à Neuchâtel qui s’appelait
Jacques Sandoz, qui réalisait
des films. Il m’a demandé une toile
qui pourrait servir dans le décor de
l’appartement où il tournait. Je lui
ai donné ce cercle noir peint sur
une toile blanche de format carré.
C’est dans ce court métrage, intitulé
It’s my life (and I do what I want),
qu’on la voit pour la première fois.
J’en ai ensuite vendu une au critique
Otto Hahn, qui était venu dans mon
atelier à Paris. Quelque temps plus
tard, deux autres, à Yvon Lambert
et à Rudolf Zwirner, le père du galeriste
David Zwirner. Mais c’est à la
galerie Rive Droite [Paris], fin 1968,
que j’expose pour la première fois
une série de cercles noirs.
Yvon Lambert, Otto Hahn,
Rudolf Zwirner… Comment
expliquez-vous le succès auprès
de ce public très connaisseur
d’une toile peinte par un jeune
artiste de 22 ans ?
Je ne sais pas. Il y avait une espèce
d’ouverture. Le fait de répéter ce
cercle évoquait le travail d’Andy
Warhol à New York, même si, en
fait, lui ne répétait pas vraiment. Le
côté boring de ces œuvres intéressait
peut-être les gens.
On a dit aussi qu’elles
représentaient le « O » d’Olivier
ou le degré zéro de la peinture…
Et qu’après le « A », j’avais fait un
« O ». Mais c’est plus compliqué.
En 1966, je n’ai pas encore vu les
peintures de Malevitch, mais je
connais le travail de Jasper Johns, de
Morris Louis et de Kenneth Noland,
que j’ai vu à la Biennale de Venise
de 1964. Avant le cercle, j’ai peint des
Vous avez dit : « L’avantage
de mon métier, c’est que lorsque
je me lève le matin, je sais
de quoi ma journée sera faite. »
Être artiste, ce n’est pas
une profession sérieuse ?
Ah si, la peinture, c’est très sérieux.
Mais, chez moi, cela participe au
départ d’une difficulté à exprimer
les choses au moyen du langage.
Lorsque j’étais au gymnase [l’équivalent
suisse du lycée en France],
je m’intéressais à la littérature et
à la poésie, à des auteurs comme
Stéphane Mallarmé. Puis un jour,
ma mère m’emmène voir une exposition
collective à la Kunsthalle de
Berne, où étaient présentées des
œuvres de Robert Rauschenberg.
J’avais 17 ans et je me souviens de sa
sculpture Monogram, qui représente
Vues de l’exposition « Olivier Mosset »
au Mamco. © Annick Wetter/Mamco
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
25
Grand témoin
toiles avec des points ou juste une
ligne, comme des sortes de Barnett
Newman qui auraient basculé à
l’horizontale. Je me souviens qu’au
moment de l’Exposition nationale
de 1964 avait été organisée au palais
de Rumine, à Lausanne, une exposition
sur l’art dans les collections
suisses. Dans un coin, au milieu des
Picasso et des Renoir, était accroché
un tableau de Piet Mondrian. J’ai
trouvé ça presque subversif. Je crois
que c’est à ce moment-là que je me
suis dit qu’avec la peinture abstraite,
tout est possible.
Salvador Dalí est aussi venu
à votre vernissage à la galerie
Rive Droite. Comment était-il ?
Qu’est-ce qui l’intéressait chez
vous alors que vous ne faisiez pas
exactement la même peinture ?
Il était très généreux et au courant
de ce qui se passait. Il m’a invité à
venir le voir dans la suite qu’il occupait
à l’hôtel Meurice. Un jour, en
passant devant, je suis monté. Nous
avons parlé de ce que je faisais, de
Malcolm Morley dont il connaissait
parfaitement le travail alors que ce
n’était pas encore un artiste très
connu, de Warhol et de Vermeer
bien sûr. Le plus amusant, c’est
qu’en privé, il parlait français sans
aucun accent. C’est lors de ses apparitions
en public qu’il entrait dans
son personnage.
Vous avez aussi rencontré
Marcel Duchamp…
Il est venu à la manifestation que
nous avions organisée, Daniel
Buren, Michel Parmentier, Niele
Toroni et moi-même, au musée des
Arts décoratifs. Mais je ne lui ai
pas vraiment parlé. C’est plus tard,
à l’occasion de son exposition avec
[Raymond] Duchamp-Villon, que
j’ai osé lui adresser la parole. Il se
trouvait seul dans l’exposition. Je
lui ai demandé s’il en était content,
histoire d’engager la conversation.
Il m’a répondu : « Oui, je suis très
content… » Et il a tourné les talons.
Buren, Parmentier et
Toroni justement. Comment
vous êtes-vous rencontrés ?
En 1966, Otto Hahn me dit qu’un
peintre veut me parler. Il s’agit de
Buren, qui a vu mon cercle accroché
chez lui. Il participe alors avec
Parmentier à une exposition collective
à la galerie Jean Fournier.
Ce que j’y vois m’impressionne fortement.
Buren et Parmentier me
présentent ensuite Toroni. Tous
ensemble, nous voulions que les
choses bougent dans l’art. Pendant
six mois, nous parlons beaucoup et
théorisons les concepts de la répétition
et de l’absence de signature.
« John Armleder m’a
“remis” en Suisse. Sans lui,
cette rétrospective au
Mamco n’existerait pas.
Quand j’étais à Paris,
je ne criais pas sur tous
les toits d’où je venais
et, en Suisse, personne
ne savait vraiment
ce que je faisais. »
Puis vous mettez le concept
en pratique. Le « groupe » tient
neuf mois avant de se séparer.
Pourquoi ?
En fait, cela fonctionnait entre nous
tant que nous parlions. Dès que nous
avons appliqué la théorie, revendiquant
mutuellement les toiles des
uns et des autres, les choses se sont
compliquées. Buren se plaint toujours
en disant que le groupe BMPT
n’a jamais existé. Ce qui est en partie
vrai, car le nom est en effet l’invention
d’un journaliste. Reste que nous
avons utilisé le terme « groupe » une
fois, lors de notre séparation : dans
un tract, en 1967, Parmentier écrit
que « le Groupe Buren – Mosset –
Parmentier – Toroni n’existe plus ».
C’est à ce moment-là que nous nous
fâchons un peu. Parmentier arrête
tout. Buren et Toroni exposent à
Lugano, où ils demandent aux visiteurs
de faire les tableaux. Mais je
ne suis pas invité. Après, nous avons
exposé tous les trois une dernière
fois à Lyon.
S’ils n’ont pas réussi avec
Buren, Toroni et Parmentier,
l’échange et la collaboration
fonctionnent bien en revanche
avec Steven Parrino et Cady
Noland. Et surtout, depuis
des années, avec John Armleder,
dont vous êtes très proche.
Comment l’expliquer ?
John Armleder m’a « remis » en
Suisse. Sans lui, cette rétrospective
au Mamco n’existerait pas. Quand
j’étais à Paris, je ne criais pas sur
tous les toits d’où je venais et, en
Suisse, personne ne savait vraiment
ce que je faisais. J’ai rencontré John
à l’époque où il tenait sa petite galerie,
Ecart, à Genève. Je n’étais pas
forcément fan des artistes Fluxus
qu’il exposait et que je ne prenais
pas vraiment au sérieux, mais lui
était passionnant. Notre première
collaboration a été une rampe de
skate que nous avons installée à la
Biennale de Lyon en 1993. Ensuite,
il y a eu les expositions à trois avec
Sylvie Fleury. Nous nous appelions
AMF. Les initiales de nos trois
noms forment aussi l’acronyme
d’American Machine and Foundry,
un fabricant de matériel de bowling
ayant participé à la production de
Harley-Davidson, et sont bien sûr
un clin d’œil ironique à BMPT. John
est un artiste très important. Si,
d’une certaine manière, je suis l’un
des derniers modernes, lui est
l’un des derniers postmodernes.
Il y a eu ensuite Mai-68,
un événement qui vous marquera
durablement. Qu’espériez-vous ?
Que le monde change, comme tout
le monde. Et que l’art change le
monde. Un peu bêtement, j’ai dit à
ce moment-là qu’en 1915, Malevitch
a peint le Carré noir sur fond blanc,
deux ans avant la Révolution russe.
Et que moi, en 1966, je faisais des
cercles noirs sur fond blanc, deux ans
avant Mai-68. J’ai été arrêté, une
seule fois. C’était après les événements,
vers la fin de l’année. J’ai été
interrogé à un assez haut niveau.
Lorsque j’ai demandé le renouvellement
de ma carte de séjour, dans les
années 1970, on me l’a refusé. Je suis
donc revenu en Suisse pour mieux
repartir à New York en 1977. Les
gens parlaient des artistes conceptuels.
C’était là-bas que les choses se
passaient.
Que connaissiez-vous de l’art
contemporain américain ?
Peu de choses. En 1967, j’avais
accompagné Tinguely et Niki à
l’Exposition universelle de Montréal,
où ils ont réalisé Le Paradis fantastique,
un ensemble de sculptures
monumentales installé sur le toit
du Pavillon français. J’en avais profité
pour aller à New York, où j’avais
découvert les peintures de Malevitch
au MoMA [Museum of Modern
Art] et les toiles de Robert Ryman.
Je me souviens avoir trouvé cela
intéressant, mais sans plus. Je me
disais : tiens, d’autres artistes font
comme nous. J’ai aussi rencontré
Andy Warhol pour la première fois.
Qui signera d’ailleurs
une de vos toiles…
Bien plus tard, en 1985. Nous nous
entendions bien, même si c’était
quelqu’un de difficile à saisir. Lors
d’une soirée à laquelle je ne participais
pas, quelqu’un lui a conseillé
d’entamer une collaboration avec
moi. Il a répondu : d’accord, faisons
cela tout de suite. Il a pris un de
mes monochromes jaunes qui était
accroché là, et l’a signé et daté.
À quoi ressemblait la scène
artistique new-yorkaise à la fin
des années 1970 ?
C’était le grand retour de la figuration,
à travers des artistes comme
David Salle, Julian Schnabel, Georg
Baselitz et toute la Trans-avantgarde
italienne. Je me dis qu’un
type comme moi, qui peint de
grandes toiles rouges, aura des problèmes.
C’est pourquoi je m’inscris
en 1980 au département d’art visuel
et d’histoire de l’art à la Columbia
University. Pour une histoire de
visa, mais aussi dans le but de devenir
enseignant. Lorsque j’en sors
diplômé, en 1983, le monde de l’art
est en train de changer. On parle
toujours de Jean-Michel Basquiat et
de Keith Haring, mais le Néo-Géo
est arrivé et la Radical Painting de
Marcia Hafif commence à émerger.
J’ai quand même enseigné, mais très
peu, à New York et à Genève.
La Suisse cultive une longue
tradition de peinture abstraite.
En Suisse romande, en
particulier, des artistes comme
Francis Baudevin, Christian
Floquet ou Stéphane Dafflon ont
bâti l’essentiel de leur carrière en
travaillant sur le monochrome.
Des peintres plus jeunes se
lancent aussi dans cette aventure
– je pense à Frédéric Gabioud
ou à Sylvain Croci-Torti.
Croyez-vous qu’à notre époque
ce genre de peinture soit encore
un sujet, un enjeu de l’art ?
C’est vrai qu’en Suisse romande,
la situation est un peu particulière.
John Armleder, les écoles de
Genève (la HEAD) et de Lausanne
(l’ECAL) et moi, nous avons sans
doute installé une forme de tradition.
Cela dit, dans chaque école
d’art, il y aura toujours un étudiant
qui peindra un monochrome. Parce
que c’est quelque chose de possible.
Et je trouve cela très bien.
La moto est indissociable de
votre identité. Vous vous prenez
en photo dessus. Vous avez
filmé un road-trip de plus
de trois heures, parcourant
la Californie en Harley pour
voir toutes les pièces de land art.
Qu’est-ce qui vous plaît dans
la vie de biker ?
Au début, j’aimais l’objet. J’ai
acheté ma première moto à Paris
4 000 francs. C’était une Harley
que je trouvais très belle. Peu à peu,
je suis entré dans la culture biker.
À New York, je rencontre Indian
Larry, qui réalisait des customs
[personnalisations] incroyables. Je
lui propose d’exposer ses créations
avec mes toiles en me disant que,
s’il y avait des motos posées devant,
les gens regarderaient peut-être
mes tableaux. Indian s’est tué sur
la route, et j’ai oublié cette histoire.
L’exposition a finalement eu lieu
avec les gens qui avaient repris son
garage. Plus tard, je me suis mis en
tête de construire une Harley à partir
de rien. C’était pour l’exposition
en plein air organisée à Môtiers, en
Suisse, tous les cinq ans. La moto
a ensuite été montrée à la Fiac [à
Paris], où elle a été vendue.
Au vernissage de votre
rétrospective, le Mamco a fait
venir le chanteur Christophe
pour mixer vos paroles sur
des sons électroniques. En son
temps, Jacques Higelin avait
composé Le Minimum, une
chanson sur vous. Quel rapport
entretenez-vous avec la musique ?
Dans les années 1960, j’étais un
peu snob. J’écoutais [Karlheinz]
Stockhausen et Pierre Boulez. Il y
avait bien sûr les Beatles, auxquels
il était difficile d’échapper. Même
Paul McCartney est venu voir notre
première exposition, de Buren,
Parmentier, Toroni et moi. Cela
avait excité tout le monde, sauf moi
qui m’en fichais un peu. C’est la
moto qui m’a vraiment ouvert au
rock. Tucson [Arizona] est une
ville de musique, j’y ai produit
des disques avec des groupes du
coin. On a même fait une tournée,
le Cactus Tour, auquel le groupe
Calexico a participé. Christophe,
je ne le connaissais pas avant. Le
Centre d’art de Neuchâtel (CAN)
lui avait demandé de poser de la
musique sur une conversation que
j’avais eue avec les responsables du
lieu. C’est à cette occasion que je l’ai
rencontré. Il est drôle. Il vit la nuit
comme une rock-star dans son studio
d’enregistrement, entouré de ses
guitares et de sa collection de jukebox.
Et il porte un véritable intérêt à
la peinture contemporaine.
Vous résidez à côté de Tucson,
en plein désert. Alors que vous
revendiquez une liberté absolue
dans tout, n’est-ce pas compliqué
de vivre dans un pays où la
politique envers les émigrés et
les étrangers n’a jamais été aussi
dure ? D’autant que vous habitez
littéralement à la frontière
mexicaine…
C’est vrai que ce n’est pas simple
tous les jours. Les États-Unis
restent néanmoins un pays vaguement
démocratique. Si j’étais plus
jeune, peut-être que je partirais.
Cela dit, j’ai un projet artistique à
ce sujet. Je n’en dis pas plus. Depuis
que j’ai été arrêté à Paris, j’ai appris
à me taire…
Propos recueillis par Lionel Decosterd
« Olivier Mosset », 25 février-
21 juin 2020, Mamco, 10, rue
des Vieux-Grenadiers, 1205 Genève,
Suisse, mamco.ch
26 The Art Newspaper Édition Française
Littérature
Numéro 18, avril 2020
Nous publions chaque mois un texte de création littéraire.
Amélie Lucas-Gary nous livre ici un récit inédit. Avril est un extrait
du journal d’un artiste français de 38 ans en avril 2020.
avril
PAR Amélie Lucas-Gary
Courtesy The Floor, Brooklyn
Amélie Lucas-Gary est l’auteure de trois romans :
Grotte (2014), Vierge (2017) et Hic, qui vient
de paraître au Seuil. Entretenant un rapport
étroit et ancien avec les arts visuels, elle est
fréquemment sollicitée par des artistes pour écrire
et accompagner leur travail. Il s’agit toujours
de fictions : elle a ainsi récemment imaginé After,
courte forme théâtrale pour Flora Moscovici,
ou Valériane Valériane, une promenade pour
la monographie de Thomas Lanfranchi.
Lundi 30 mars
J’achète de la mauve pour en manger les feuilles ; je les équeute, les lave et les
cuis comme des épinards, mais à la fin je me coupe le pouce avec le couvercle en
métal d’une conserve de tomates.
La pulpe saigne, d’un rouge trop laiteux, identique à celui des fruits dans la boîte,
comme si une larme de blanc s’était mêlée à mon sang. Je mets un pansement
et ne pense plus aux mauves.
Plus tard, en me couchant, je sens mon cœur battre tout au bout de mon doigt.
Mardi 31 mars
Quitter Mars sans regrets.
Ma résidence débute dans quelques jours. J’achète sur Internet des billets trop
chers pour la Mayenne. Je regarde sur Google Maps le temps que ça prendrait
en voiture, en vélo, à pied. Mes paupières tombent sur l’écran alors que je cours
au milieu d’une forêt de dolmens. Je monte sur le plus gros des mégalithes ;
couché, il devient mon cheval d’arçon. Coupé, casse-noisette, ciseau, dégagé, je
finis par dormir pour de bon, les bras croisés sur mon clavier. Je me réveille au
milieu de l’après-midi avec une marque en travers du visage qui ne s’effacera
qu’à la nuit tombée.
Mercredi 1 er avril
Depuis l’enfance, tous les premiers du mois d’avril, je m’en souviens, c’est l’anniversaire
d’une camarade de classe qui s’appelait Olympia. Si elle vit encore
aujourd’hui, où qu’elle soit, elle a 38 ans.
Jeudi 2 avril
Je passe à l’atelier pour réceptionner une commande de bois. Un artiste avec
lequel je partage l’espace écoute une émission scientifique sur les os : j’apprends
que la moelle change de couleur et de nom quand le corps vieillit. Du jaune elle
passe au gris.
Vendredi 3 avril
Gare Montparnasse, je croise par hasard un type qui porte un sweat que je lui
ai prêté il y a des années, quand nous étions aux Beaux-Arts ; sur le torse est
imprimé en rose le mot anglais « promise ». Il est un peu gêné mais on rit.
Quand j’arrive à Laval, il fait nuit, mon voisin a disparu sans que je l’aie vu
se lever, ou descendre. Une voiture m’attend avec à l’intérieur quelqu’un dont
j’ignore encore le nom : une inconnue maquillée me conduit où je vais.
On traverse ensemble les champs à toute allure. Je ne vois d’abord que les bascôtés
de la route, l’herbe et les fossés éclairés par les phares de la Clio. Un lièvre
s’enfuit, avec, dans le coin de l’œil, un savoir qui me pique, puis je m’inquiète
des points rouges qui clignotent dans ce ciel, ce soir. Ils dessinent à mes yeux la
silhouette d’un immeuble trop grand, dressé dans la campagne. Ses arêtes, de
nombreux étages, des miradors, des antennes, un vaisseau, je dois me concentrer
pour ne plus voir ça, à notre droite, qui nous surplombe, mais plutôt les dizaines
d’éoliennes dont me parle mon chauffeur – ce sont des balises qui clignotent à
leur sommet pour sécuriser la navigation aérienne.
Samedi 4 avril
De la chambre où je me réveille, je vois des collines ; je pense que c’est l’est que je
regarde et que j’attraperai peut-être l’aube par cette fenêtre. Je n’ai aucune idée
de l’heure à laquelle se lève le jour à cette saison. Je règle au hasard le réveil de
mon téléphone à 7 h 28 pour le lendemain.
En face de mon lit, sur le mur blanc, est accrochée une inexplicable affiche d’enfance
: un dragon mauve crache du feu devant un château. Le coin supérieur
gauche de la feuille est déchiré, le papier garde les traces de nombreux plis
anciens. Je tâche d’imaginer qui a pu l’accrocher là ; cette chambre, qui l’a occupée
? Je m’intéresse à la genèse de cette bête, reptile volant, oiseau souterrain.
Qui l’a inventée sans même connaître l’existence et l’allure des dinosaures ? Je me
figure qu’à moi aussi des flammes irriguent les veines, que le foyer de ce feu sans
fin, c’est mon cœur. Les nuits prochaines, en cherchant le sommeil, je regarderai
l’affiche d’enfance, je mesurerai le prestige du dragon à l’aune de celui des sirènes,
de leurs seins, de leurs chants. J’aimerai une sirène. Au réveil, je serai chevalier.
Dimanche 5 avril
Les cloches de l’église voisine ne m’ont pas réveillé, mais leur tintement solennel
a pénétré mon rêve sans échos. Leur son d’airain a gonflé mon sommeil. Je dors
toute la matinée en pensant que le silence et le futur sont des fictions retentissantes.
J’ai mal au crâne au réveil ; je devrais boire plus d’eau.
Je marche pieds nus dans les couloirs déserts du centre d’art. Le dimanche personne
ne vient ; personne ne travaille hormis moi qui pourtant ne travaille pas
vraiment. Le code Wi-Fi qu’on m’a donné ne fonctionne pas. J’hésite à déranger
la directrice chez elle.
Je me douche, l’eau n’est pas assez chaude, j’hésite encore à lui téléphoner et je
regarde par la fenêtre. Assis en tailleur sur mon lit, mal séché, la serviette autour
de la taille, bien que j’ai froid, je ne bouge pas. Je voudrais aller pisser, peut-être
chier, mais j’ai la flemme. Je regarde dehors : le ciel est bleu, l’herbe verte, les couleurs
dures voudraient bien se mêler, l’une à l’autre, et au soleil, mais l’horizon du
matin reste au centre. Plusieurs heures passent comme ça sans que je fasse rien.
L’après-midi, je m’allonge sur un transat : au chaud sous ma couette éclatante, je
découvre des planches gravées d’André Vésale dans un livre d’anatomie.
Lundi 6 avril
J’écoute Nusrat et je pense que le monde a dû commencer en avril, avec des
fleurs comme celles-là aux branches des pommiers. On en discute en prenant un
café avec Margot, la chargée des publics, pour qui ce serait plutôt une question
de saison ; elle me parle de l’hiver. La directrice qui arrive semble absolument
désespérée par notre conversation.
Je feuillette rapidement un vieux hors-série de Connaissance des arts sur le
« paysage mystique » qui traîne dans les bureaux ; j’avais oublié l’effet du vent
sur les peupliers de Monet.
Mardi 7 avril
À pied, je rapporte de l’Intermarché cinq kilos de pommes en promotion. Je n’ai
presque plus de batterie, mais je télécharge une application pour reconnaître les
plantes : il y a justement au bord du chemin de la mauve que je n’avais pas su
identifier tout seul.
Mercredi 8 avril
Le vent d’ouest arrache aux pommiers toutes leurs fleurs. Pour voir, je sors : les
pétales blancs, légèrement rosés, me volent dans la figure. J’ouvre la bouche, un
pétale entre, se pose sur ma langue, je le mâche, je le mange.
Jeudi 9 avril
Six jours que je suis ici ; pas un dolmen.
Vendredi 10 avril
Demain, j’irai en car à Laval pour acheter de la peinture. Cette ville, je l’associe,
forcément, à l’homme compromis qui fut avant-guerre le témoin de mariage de
mes grands-parents.
Dimanche 12 avril
Comme la semaine précédente, je décide de traîner ma couette blanche dans
le jardin pour m’allonger au soleil. Dans le livre d’anatomie qui m’occupe le
dimanche, je trouve un problème posé par le savant irlandais Molyneux au
xviiii e siècle et rapporté par Locke dans son Essai sur l’entendement humain :
imaginons un homme né aveugle qui sait distinguer en les touchant un cube
d’une sphère. S’il guérissait et voyait soudain le monde pour la première fois,
saurait-il reconnaître et différencier les deux formes l’une de l’autre. « Est-ce que
par la vue, avant de les toucher, il pourra distinguer et dire quel est le globe et
quel est le cube ? »
Et moi, pourrais-je reconnaître ce que je n’ai jamais vu ?
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
27
Littérature
Lundi 13 avril
Lundi de Pâques. Je prépare des socles à l’atelier. Je me blesse le pouce à l’endroit
où déjà il était entaillé. Du sang se mêle à la peinture blanche encore fraîche.
Mardi 14 avril
Avant que mon train ne démarre, je regarde sur le quai d’en face un sac de voyage
qui ressemble beaucoup à l’un de ceux que j’ai laissés à Paris : c’est un sac noir,
très commun, qui roule, mais arbore une croix jaune énorme sur son dessus. J’ai
préféré pour venir ici en prendre un plus petit qui se porte à l’épaule.
Je regarde ce sac sur le quai en me demandant s’il est possible que ce soit le mien.
Puis soudain tout le monde le regarde aussi : le sac noir esseulé est au centre
du monde. Retentit dans toute la gare un appel pour savoir à qui appartient ce
bagage ; je l’entends par les portes encore ouvertes de la voiture, puis l’annonce
est aussi diffusée à bord.
Après un moment, le quai est évacué, un périmètre de sécurité défini, je me
demande si mon train déjà retardé finira par partir. Puis je songe à ce qu’il y a dans
ce sac, que je n’arrive pas à imaginer. Je me figure d’abord mes propres affaires,
puis un noir intense, je me dis que tout l’extérieur pourrait y être représenté éteint
et sans volume. Je me dis enfin que l’intérieur de ce sac n’existe peut-être pas.
Les démineurs arrivent, je ne reconnais pas leur matériel, j’imagine qu’ils scannent
le contenu du sac. Ils fixent ensuite quelque chose dessus, sur la croix justement,
et puis ils s’éloignent et moi aussi : mon train démarre et je lis Paris Match.
Mercredi 15 avril
Lino et Thành arrivent demain ; ils viennent passer le week-end à la maison.
J’ai peur qu’on se retrouve comme des inconnus. Nous ne nous sommes pas vus
depuis les dernières vacances, il y a deux mois. Ils grandissent et si je les irrite,
c’est simplement parce que je ne suis pas l’artiste qu’ils voudraient pour père.
Je prépare une poule au pot sans savoir si ça leur plaira. Je coupe la viande en
morceaux, la recouvre d’eau, puis j’ajoute une pincée de sel, des feuilles de laurier ;
je laisse mijoter comme ça deux bonnes heures à feu doux. Pendant ce temps, je
modifie la fiche Wikipédia de Juan Branco en fumant trois cigarettes. Je n’avais
pas fumé depuis vingt-et-un jours. J’ajoute ensuite des carottes, des navets et du
céleri dans l’eau.
Jeudi 16 avril
Avec les jumeaux, on passe l’après-midi aux Invalides ; on visite le tombeau de
Napoléon. Le dispositif nous impressionne : on apprend que le corps de l’Empereur
est enchâssé dans six cercueils – le premier en fer-blanc, le second en bois
d’acajou, les deux suivants en plomb, le cinquième en bois d’ébène protégé par
le dernier, en chêne. L’ensemble est contenu dans le tombeau en quartzite rouge
que l’on voit, posé sur un socle de granit vert, au fond d’une crypte inaccessible,
sous le dôme gigantesque.
On apprend aussi que sous la Révolution, avant d’être le tombeau de Napoléon,
cette ancienne chapelle de Louis XIV avait été le temple de Mars.
Dimanche 19 avril
Je reprends le train, content de quitter Paris. C’est Margot qui vient me chercher
et m’annonce, avec un regard un peu flou, que nous sommes invités à dîner le
lendemain chez Carmela T., un « soutien important du centre d’art », qui possède
un manoir dans les environs. Je dis oui ; ça m’amuse ces clichés.
Lundi 20 avril
Je ne sais pas ce que j’ai vu.
Mardi 21 avril
Je n’ai rien pu écrire en rentrant hier. Il faut que je revienne au début, que je
reprenne. Je dînais chez Carmela T. dans un manoir du xviiii e , avec quelques
autres : Margot, la chargée des publics, Anthony, le libraire de la ville voisine et
son compagnon mutique dont je ne parviens pas à retenir le nom, Stéphanie, une
artiste installée dans la région, et Marc, le maire – la directrice malade n’avait
pas pu venir finalement. Notre hôte avait préparé de la lotte à l’armoricaine.
Elle portait un petit pansement, à l’extrémité de l’index, et j’ai deviné pendant le
dîner qu’elle s’était, elle aussi, coupé le doigt avec le couvercle d’une conserve de
tomates. Avant de nous mettre à table, on a pris l’apéritif dans le jardin d’hiver :
une véranda ouverte sur une vallée dont nous ne pouvions rien voir à cette heure.
Carmela a commencé à nous décrire un décor impossible : un paysage d’hiver, tropical,
neigeux. Elle est drôle. On a tous ri, moi nerveusement, puis nous sommes
passés à table.
Après la lotte, le maire, qui connaît bien la maison, m’a proposé une cigarette. On
est sortis sur la terrasse et on a fumé sans dire un mot. On écoutait le silence et
doucement, le silence a changé. Ma cigarette n’a plus émis de fumée, l’extrémité
rougeoyait intensément et, alors que la lune était neuve et la nuit parfaitement
noire, une ombre est passée sur nous.
J’ai levé les yeux : un aplat noir glissait sur le ciel qui, lui, éclaircissait, tournant au
violet. Je ne voyais qu’une partie de la forme, l’orientation des deux seules lignes
que je devinais me laissait imaginer un genre de boomerang ; l’échelle de ce que
je voyais m’échappait. Je pressentais la démesure.
Le maire a levé les yeux aussi, et il a alors eu un sourire que je n’oublierai pas.
C’était ravissant ce moment. On n’osait pas bouger, de peur que tout disparaisse.
Mais les autres sont sortis et rien n’a changé. On avait alors tous le nez en l’air
sur la terrasse ; le libraire riait, plusieurs souriaient, Carmela dansait carrément.
La sombreur de ce qui nous survolait éclairait paradoxalement le paysage, et je
découvrais à droite une peupleraie, bien haute, et quelques rochers étranges que
je n’avais pas vus jusque-là.
La forme est passée doucement au-dessus de nous ; il s’agissait qu’on la voie, et
bien. Puis elle a frôlé la cime des peupliers, et elle a filé si vite que je pourrais dire
qu’elle a disparu.
Nous sommes tous rentrés immédiatement dans la maison. Nos yeux pleuraient.
Personne n’avait envie de parler, nous savions ce que nous avions vu, je crois.
Il fallait profiter des horizons intimes ouverts par cette rencontre, on est restés
comme ça dans les fauteuils en velours du salon jusque tard dans la soirée.
De mon côté, je tâchais d’imaginer l’intérieur du boomerang. Incapable de me
débarrasser de l’impression d’un aplat, j’espérais très fort une profondeur à ce
que j’avais vu.
À vrai dire, je voudrais passer ma vie à imaginer l’intérieur de ce vaisseau, me
représenter ce qui peut couler dans les veines de ses occupants et leur décerner
mille possibles visages.
C’est l’absolu de la fiction et de la forme désirable, les ovnis.
Mercredi 22 avril
Je passe toute la journée sur Instagram. Une artiste poste des photos de chevaux
qui sautent dans les flammes. À San Bartolomé de Pinare, en Espagne, on bénit
la ville en faisant traverser le feu à des centaines de bêtes et leurs cavaliers.
Jeudi 23 avril
C’est une question de forme, et moi je m’accroche encore à des idées.
Vendredi 24 avril
À l’atelier : retour à la figuration.
Samedi 25 avril
Je lis mon horoscope. Je veux entendre des voix.
Dimanche 26 avril
Je ne quitte pas l’atelier.
Lundi 27 avril
Au milieu de la matinée, un homme passe pour l’entretien du chauffe-eau.
Personne ne m’avait prévenu, et je suis gêné par mon odeur enfermée. Je lui dis
que je suis malade, je toussote ; lui ne répond rien, refuse mon café.
Un peu plus tard, du papier d’Arménie brûle dans une coupe, la fenêtre est grande
ouverte, et je regarde son nez. Il m’en rappelle un autre : très droit, long, un peu
trop proche de la bouche. Impossible de toucher le bout du mien avec la langue ;
lui doit pouvoir. Il m’explique comment fonctionne le chauffe-eau. Puis je lui
signale un radiateur bruyant ; on va voir et il dit que c’est de l’air qui s’est infiltré.
Je demande d’où vient cet air ; lui répond de l’eau. Il ouvre alors le robinet du
radiateur et en laisse sortir quelques gouttes : elle est grise, opaque, elle sent le
cuir. Il ignore pourquoi.
Mardi 28 avril
Je rentre à Paris pour des rendez-vous. J’ai peur d’oublier ce que j’ai vu.
Mercredi 29 avril
Après l’amour, Sophie me raconte que deux amis à elle font de la marche nordique
la nuit dans le bois de Vincennes. Elle voudrait les photographier au flash comme
des animaux sauvages surpris dans la forêt noire. Je pense à l’intérieur de la nuit, à
Georges Shiras. Qu’est-ce qu’il y a dans la nuit ? Des amis en costume de nylon qui
marchent trop vite, la bouche entrouverte, s’aidant de bâtons. Des amis marchent
dans la nuit pour mesurer la profondeur de l’ombre.
Jeudi 30 avril
J’apprends que Mary Higgins Clark est morte il y a exactement trois mois, à
Naples, en Floride.
28 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Livres
Le journal d’un fou
La spécialiste de l’art brut Lucienne Peiry sauve de l’oubli
l’Italien Fernando Nannetti, qui passa trente-huit ans
entre les murs d’un asile psychiatrique.
L’une des fonctions des livres, qui
en fait des objets si émouvants, si
aimables, si précieux, est de sauver
de l’oubli leurs personnages, dont la
voix continue de résonner bien après
que les auteurs eux-mêmes se sont
tus. Ainsi en est-il pour Le Livre
de pierre, que Lucienne Peiry, spécialiste
de l’art brut, fait paraître
aux éditions Allia. En évoquant
Fernando Nannetti (1927-1994),
en reproduisant ses œuvres alors
qu’elles ont en grande partie disparu,
elle contribue en effet à sortir
des limbes la destinée solitaire de cet
homme, électricien schizophrène.
C’est heureux.
À la fin des années 1950, interné
à l’hôpital psychiatrique de Volterra,
en Toscane, Nannetti grave les murs
de la promenade des malades avec
pour seul outil le modeste ardillon
de son gilet. Il y inscrit, neuf années
durant et sur 70 mètres de long, une
prose cosmogonique et pacifiste,
ponctuée de figures schématiques.
Nannetti utilise une graphie très
stylisée, manière pour lui de brouiller
la lecture, effet renforcé par l’écriture
en boustrophédon (une ligne de
gauche à droite, une ligne de droite
à gauche). Grâce à un infirmier frais
émoulu d’une école d’art et qui a su
gagner la confiance de l’artiste, ce
texte a toutefois pu être déchiffré et
restitué.
Des photographies
pour seule mémoire
L’analyse de Peiry, redondante
sur l’état mental de Nannetti et
les conditions de création, aurait
gagné à être plus précise quant aux
gravures – quelques citations ne
suffisent pas à traduire la richesse
annoncée de leur contenu – et à
leur organisation spatiale, ainsi
qu’au contexte de leur redécouverte.
Si le rapprochement avec la
poésie futuriste et la qualification
d’avant-gardiste du mélange texte/
dessin (effectif depuis le xix e siècle
chez William Blake ou Victor
Hugo, par exemple) convainquent
peu, ils témoignent efficacement
des contradictions inhérentes à la
notion d’art brut et à son histoire : la
reconnaissance par le milieu culturel
(à l’initiative de Jean Dubuffet,
suivi ensuite de nombreux artistes,
conservateurs et galeristes) d’expressions
marginales ignorant leur
propre devenir artistique.
Au cours des années 1970, l’hôpital
psychiatrique de Volterra est
laissé à l’abandon. Les gravures,
aujourd’hui presque toutes détruites
par les assauts du temps, sont alors
photographiées par le documentariste
Pier Nello Mannoni. Nannetti
est quant à lui transféré dans une
autre institution où, désormais, il
dessinera au stylo-bille sur papier.
Certaines de ces photographies et
une vingtaine de ces dessins, inédits,
ornent l’ouvrage, sauvant, par
leur beauté même, Nannetti de l’oubli,
lui qui, en trente-huit années
d’internement, ne reçut jamais la
moindre visite.
Camille Viéville
Lucienne Peiry, Le Livre de pierre,
Paris, Allia, 2020, 80 pages, 7 euros
ART ET Télévision,
un étrange mariage
Clémence de Montgolfier publie une étude
quasi exhaustive sur la représentation de l’art
à la télévision depuis un demi-siècle.
Depuis une vingtaine d’années,
l’Institut national de l’audiovisuel
(INA) encourage l’étude et la mise
en valeur de son fonds, en ouvrant
ses archives et en récompensant,
voire en finançant des recherches
menées à partir d’elles. Clémence
de Montgolfier a bénéficié de cette
politique, et sa thèse de doctorat
en sciences de l’information et de
la communication, avec laquelle
elle a obtenu le prix de la recherche
de l’InaTHÈQUE en 2018, est
aujourd’hui publié avec le soutien
du Comité professionnel des galeries
d’art. La double formation de
l’auteure, qui a étudié l’art avant de
s’orienter vers l’analyse des médias,
sert assurément son projet de mise
au point sur les représentations de
l’art contemporain telles qu’elles ont
été formulées par et pour la télévision,
depuis la création du ministère
de la Culture, en 1959.
Même si Clémence de Montgolfier
commence par relever une forme
d’inadaptation de l’art au support
télévisuel, qui aboutit à sa présence
réduite ou, en tout cas, à une faible
visibilité dans les programmes, son
champ d’investigation n’en est pas
moins fort vaste : les cinquante
premières années d’expansion du
média, passé le temps des mises au
point techniques. Il lui a ainsi fallu
repérer, visionner, documenter et
Il a fallu repérer,
visionner, documenter
et comprendre près
de huit cents magazines,
documentaires et
émissions de débats…
comprendre les près de huit cents
magazines, documentaires et émissions
de débats qui forment en définitive
son corpus. Et c’est l’un des
grands mérites de l’ouvrage que de
l’avoir identifié et porté à l’attention
des lecteurs, d’en avoir facilité l’accès
par un certain nombre de données
chiffrées et, plus encore, par
des photogrammes qui sont autant
d’invitations à interroger plus avant
ce type d’images.
questions de proportions
On retient, parmi bien d’autres,
ces propos d’Adam Saulnier, journaliste
d’art à l’ORTF et animateur
des émissions L’Amour de l’art ou
Les Expositions : « Sachant que
l’écran de télévision constitue le
cadre à l’intérieur duquel tout se
passe, sachant que ce cadre se présente
sous la forme d’un rectangle,
dont les proportions sont semblables
à celle d’une enveloppe de type dit
commercial, et sachant qu’il faut y
faire entrer des œuvres qui peuvent
n’avoir aucun rapport de proportions
avec ce rectangle, comment
faire sinon jouer avec les détails, les
gros plans, les mouvements éloignés,
les mouvements de toute nature,
c’est-à-dire transposer ? » Que ces
considérations semblent éloignées
de la téléréalité actuelle et de toutes
les stratégies de promotion de soi !
Sur plusieurs décennies, on
mesure ainsi les transformations
de ce moyen de communication qui,
on s’en aperçoit à la lecture, donne
fort peu de prise ; on le scrute à travers
l’angle précis des représentations
croisées : comment l’art est-il
montré à la télévision, et que révèle
celle-ci de l’image que la société s’en
fait ? Quelles images de l’art et de
l’artiste se trouvent ainsi diffusées
au grand public ? Et qu’a à faire la
médiation avec la médiatisation ?
Guitemie Maldonado
Clémence de Montgolfier, Quand
l’art contemporain passe à la
télévision – Représentations, récits
et médiations de 1959 à nos jours,
Paris, Hermann, 300 pages, 24 euros
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
29
Livres
La fuite du temps
selon Alexandre Leger
Roven, éditeur de la revue du même nom, publie aussi
des ouvrages sur le dessin contemporain, comme cette première
monographie consacrée au travail d’Alexandre Leger.
L’univers d’Alexandre Leger (né
en 1977), nourri de cataclysmes
naturels et de désespoirs à la fois
immémoriaux et d’une redoutable
actualité, associe le dessin aux
mots avec une jubilation évidente.
L’artiste récupère des papiers
anciens, registres imprimés et
autres cahiers d’écolier, recouvrant
par couches successives leur
Une œuvre poétique et
ironique sur une humanité
malade, qui n’est pas sans
rappeler, par ses accents
cataclysmiques, les
visions de William Blake
ou de Théophile Bra.
contenu – leçons de géographie
ou d’anatomie, fiches médicales,
etc. – tout en préservant certains
passages laissés lisibles, auxquels
se mêlent des figures inquiétantes
et des fragments textuels imaginés
par lui. Une œuvre poétique et
ironique sur une humanité malade,
qui n’est pas sans rappeler, par
ses accents cataclysmiques, les
visions de William Blake ou de
Théophile Bra. Le livre a été conçu
par Alexandre Leger et le graphiste
Arnaud Roussel, de la reliure pleine
toile grise sérigraphiée en rose, dont
les lettres semblent s’effacer, au
format proche du carnet de notes.
La qualité des reproductions a été
particulièrement soignée afin de
rendre les différentes natures de
support, y compris sur les gardes,
ornées d’aquarelles et de feuillets au
quadrillage chahuté.
Dans un essai éclairé, Vincent
Gille, qui d’ordinaire œuvre comme
commissaire à la Maison de Victor
Hugo (Paris), retrace la genèse du
travail d’Alexandre Leger, son goût
de l’écrit et sa nostalgie extrême
face à l’inexorable fuite du temps.
Un entretien, mené par Johana
Carrier et Marine Pagès, les deux
fondatrices des éditions Roven,
complète ce texte, en donnant
la parole à l’artiste. Ce dernier y
analyse sa pratique de la collecte
et de la série, mais aussi sa passion
pour des écrivains qui entretiennent
un lien fort avec l’image, à l’exemple
d’Antonin Artaud, e.e. cummings,
Pier Paolo Pasolini ou Georges
Perec. Il y aborde également les
mutations contemporaines à l’heure
de la crise environnementale :
« Cette question de l’avenir de la
planète ou de l’état du monde est
tout de même difficile à ignorer. Je
crois qu’elle a toujours existé [...],
mais de manière distante, centrée
sur l’homme, son devenir, comme
un exercice de pensée. Là, c’est réel,
c’est trivial, et j’y perçois une forme
de poésie qui n’y était pas forcément
associée avant, car la nature a très
longtemps été un idéal de beauté. »
Dans le cadre du prix du Club des
partenaires, le musée d’Art moderne
et contemporain de Saint-Étienne
Métropole, coéditeur de l’ouvrage,
expose depuis le 30 novembre 2019
des dessins de l’artiste.
Camille Viéville
Alexandre Leger. Hélas, rien ne
dure jamais pour toujours, Paris,
Roven éditions, Saint-Étienne,
musée d’Art moderne et
contemporain de Saint-Étienne
Métropole, 2019, 178 pages, 23 euros
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30 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Chroniques
La fabrique des lignées
Retour sur les pionnières des vidéos militantes
dans les années 1970-1980.
Comme le rappelle la philosophe
Geneviève Fraisse (La Suite de
l’histoire, Seuil, 2019) après Louise
Bourgeois, « […], il faut savoir
remonter le temps. Remonter le
temps, c’est indiquer des provenances,
des lieux antérieurs,
anciens qui font sens ; ou plutôt
non, qui font signe. Ces lieux ne sont
pas des points d’origine, des lieux
de commencement, simplement des
points de repère nécessaires parce
que pertinents. Désigner la provenance
permet de se fabriquer une
lignée. Ce que j’aime dans l’idée
de lignée, c’est le désir qu’elle porte
de s’adosser à l’Histoire, avec un
sentiment d’appartenance au
monde. » Cette histoire, celle des
arts, des idées, des luttes aussi, peut
parfois se fonder sur une histoire
familiale. Callisto Mc Nulty, réalisatrice
de films documentaires, rend
ainsi hommage à sa grand-mère,
la vidéaste Carole Roussopoulos
(1945-2009), à travers le récit de
son amitié créative avec Delphine
Seyrig (1932-1990).
À la faveur d’un film au montage
acéré, quoique étonnamment
joyeux, est révélé un pan méconnu
Virulentes et drôles,
ces émancipatrices
complices font se croiser
audaces politiques
et expérimentations
esthétiques.
de la carrière de l’actrice. Celle
qui fut dirigée par Jacques Demy,
Alain Resnais, François Truffaut
ou encore Chantal Akerman,
Marguerite Duras et Liliane
de Kermadec, passe de l’autre côté
de la caméra dès 1974. Elle prend
la direction d’œuvres filmées militantes,
notamment dans le cadre
de son engagement aux côtés du
Mouvement de libération des
femmes (MLF). Dans ce portrait
collectif, on apprend également que
Carole Roussopoulos fut une pionnière,
en France, de la technologie
vidéo et de son usage militant. À la
fin des années 1960, elle fait l’acquisition
précoce – juste après Jean-
Luc Godard, acheteur précurseur
de l’Hexagone – du premier modèle
de caméra portative autonome
disponible pour le grand public,
Callisto Mc Nulty, Delphine et Carole,
Insoumuses, 2018, film documentaire.
© Les Films de la Butte/Alva Films/
Centre audiovisuel Simone de Beauvoir
le fameux Portapak de Sony. Elle
anime sans relâche des stages d’apprentissage
destinés à toutes celles
qui le souhaitent, dont Delphine
Seyrig qui s’initie au médium et
rencontre sa future collaboratrice.
En 1982, celles-ci fondent, avec
Ioana Wieder, le Centre audiovisuel
Simone de Beauvoir, toujours
en activité et consacré à la préservation,
la production et la diffusion du
patrimoine audiovisuel des femmes.
Désireuses de prendre la parole
– et de la partager – sans passer par
l’intermédiaire d’un cinéaste, journaliste
ou autre porte-parole, ces
« insoumuses », pour reprendre le
mot-valise choisi par ses membres
afin de désigner leur association
féministe, Roussopoulos et Seyrig
se saisissent du nouvel outil de
communication, aussi maniable
qu’abordable, comme vecteur privilégié
de leurs revendications.
Virulentes et drôles, ces émancipatrices
complices font se croiser
audaces politiques et expérimentations
esthétiques pour mieux lutter
contre les stéréotypes sexistes
au cinéma (Sois belle et tais-toi,
1976-1981), l’aliénation au travail,
quel qu’il soit – elles soutiennent la
cause des ouvrières et des prostituées
–, et les méfaits du patriarcat
en général (Maso et miso vont en
bateau, 1976). Autant de thèmes qui
continuent aujourd’hui de réclamer
notre vigilance à toutes et à tous.
Béatrice Gross
Callisto Mc Nulty, Delphine et Carole,
Insoumuses, 2018, disponible
jusqu’au 2 mai 2020 sur arte.tv
« Insoumuses : Delphine Seyrig et
les collectifs vidéo féministes en
France dans les années 1970-1980 »,
25 septembre 2019-23 mars 2020,
Museo Nacional Centro de
Arte Reina Sofia, Calle Santa
Isabel, 52, 28012 Madrid, Espagne,
museoreinasofia.es
L’ART EN TEMPS DE CONFINEMENT
La distanciation sociale imposée peut-elle nous inciter à mieux partager
les ressources culturelles, richesse de vie au-delà des fonctions vitales ?
Les mesures décidées pour juguler
la pandémie de Covid-19 ont eu,
sur l’ensemble de la planète, des
effets majeurs dans le monde de
l’art, parmi lesquels la fermeture
des musées et autres lieux d’exposition,
des sites patrimoniaux et des
bibliothèques, ainsi que des espaces
de travail collectif. « En temps de
guerre », ces lieux ne sont en effet
« pas indispensables à la vie du
pays » (selon les termes de l’arrêté
gouvernemental du 14 mars 2020
décidant de la fermeture de la plupart
des lieux accueillant du public,
adjoints à ceux du président de la
République française dans son allocution
du 16 mars) ; personne ne le
contredira. À l’égard de ceux d’entre
nous pour qui les arts constituent le
centre de l’existence, il y a donc là
une sorte d’incitation à nous recentrer
sur l’essentiel. Or, particulièrement
en des temps d’inquiétude et
d’angoisse, l’art est essentiel, car il
est le signe par excellence de la vie,
dans la mesure précisément où la
vie ne se réduit pas aux fonctions
vitales.
Questionner nos habitudes
Nous sommes de longue date habitués
à nourrir notre rapport à l’art
par tous les moyens de reproduction
– notamment numériques –,
habitués à nous servir à distance
des importantes ressources numérisées
par les musées, les bibliothèques
et les centres d’archives,
qui constituent désormais un
immense continent d’images et
de textes, une véritable musée-bibliothèque-archive
mondiale. Mais
nous les utilisons généralement en
complément d’un accès direct aux
œuvres et aux sources, sachant par
expérience que toute relation qui ne
comporte pas une dimension matérielle
et concrète est incomplète et
potentiellement trompeuse. Dans
la situation actuelle, ces ressources
sont celles qui devront nous suffire.
En ces temps de globalisation
dont nous voyons souvent les effets
négatifs ou pervers, le caractère
global de la pandémie met un
grand nombre d’entre nous, dans le
monde entier, dans la même situation.
Il nous rapproche en quelque
sorte, au moment où doit s’installer
une « distanciation sociale »,
qui limite nos contacts physiques
à nos seuls proches mais se double
d’une prise de conscience de notre
responsabilité collective (puisque
chacun de nos gestes peut avoir
pour conséquence d’amplifier la
Rien ne doit nous
laisser penser que les
arts ne seraient pas
indispensables à la vie.
diffusion du virus et qu’il nous
appartient de préparer l’aprèspandémie).
Cette situation est à la
fois celle d’une perte – provisoire,
mais qui nous permet peut-être de
faire l’expérience à petite échelle
de ce qui se produit lorsqu’elle est
définitive ou totale – et celle d’un
recentrement – puisque nos activités
quotidiennes, en partie dictées
par des habitudes que nous ne questionnons
plus, sont interrompues ou
fortement transformées. Nous devenons
tous, plus explicitement que
jamais, dépendants des ressources
qui ont été assemblées pour notre
usage par d’autres que nous, et de
celles qu’un mélange de chance et
de travail, voire de privilèges, nous
a permis de constituer, dans nos
mémoires, dans nos ordinateurs ou
sur les rayonnages de nos bibliothèques
privées.
Rien ne doit nous laisser penser
que les arts ne seraient pas indispensables
à la vie. Lorsque nous
nous retrouvons soumis à une
retraite forcée, ils se débarrassent
simplement des oripeaux qui les
accompagnent trop souvent. Dans
leurs ateliers, physiques ou virtuels,
les artistes peuvent d’ailleurs
continuer à créer, d’autant plus que
le confinement n’est en quelque
sorte qu’une généralisation de leur
condition habituelle. Nous attendons
avec une certaine impatience
ce que cette situation inédite les
conduira à faire, les questions nouvelles
qu’elle va leur suggérer, les
solutions peut-être qu’ils lui apporteront.
En tout cas, en tant qu’historien
d’art attaché à questionner sans
relâche cette part essentielle de la
vie que constituent les arts visuels,
ceux qui ne se donnent pleinement
que dans une expérience concrète,
je prends cette situation comme une
invitation à comprendre mieux la
nature de cette expérience concrète
et à en partager mieux la richesse
avec ceux qui n’en ont pas encore,
ou plus, la conscience et la joie.
Comme Jean-Luc Godard le fait
dire à son alter ego dans Sauve qui
peut (la vie), citant à peu près la
Première Élégie de Duino de Rainer
Maria Rilke : « La beauté est le
début de la terreur que nous pouvons
supporter 1 .»
Ce n’est pas par hasard, je crois,
que le retour à la vie, la fin annoncée
de la crise du Covid-19 en Chine, a
pris pour signe, dans de nombreux
médias d’information généralistes,
la réouverture, le 14 mars aussi, de
plusieurs musées à Shanghai.
Éric de Chassey
1 Cette citation est reprise
dans son Livre d’image (2018).
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
31
Recherche
Ann Hamilton, maintenir le monde ouvert
En France, l’œuvre encore peu connue de cette artiste américaine n’a bénéficié à ce jour que
de deux expositions. Une première étude doctorale consacrée à l’ensemble de ses installations
en éclaire les fondements et en révèle les enjeux éthiques et philosophiques.
Renouveler nos modes d’attention,
se réapproprier le temps, réactiver
l’expérience sensible et vivante d’un
monde commun : telles sont les
intentions qui, depuis près de quarante
ans, animent le travail d’Ann
Hamilton. Figure importante de la
pratique de l’installation, l’artiste
américaine (née en 1956 à Lima,
Ohio) s’est fait connaître à la fin des
années 1980 par le caractère monumental,
la dimension performative
et la très grande qualité sensorielle
de ses environnements immersifs.
Souvent composées d’une quantité
surprenante de matières et d’objets
les plus divers, intégrant la présence
de l’homme et de l’animal, ses premières
œuvres plongent littéralement
le spectateur dans un bain
de sons, d’images, d’effluves et de
textures.
Une tonne et demi de crin
de cheval imprégné d’une forte
odeur de fumée (tropos, 1993),
750 000 pièces de 1 cent enduites de
miel (privation and excesses, 1989),
des carcasses de dinde en décomposition
(parallel lines, 1991), une
figure assise occupée pendant des
heures à remplir l’intérieur de sa
bouche avec de la mie de pain pour
en fabriquer l’empreinte (malediction,
1992)… L’excès, le caractère
hypnotique, sensuel ou repoussant
des gestes et des matériaux
placent souvent le public des œuvres
d’Ann Hamilton dans une situation
d’inconfort, de tension, voire
d’embarras, confronté à sa propre
expérience. Notre culture occidentale
nous a rendus craintifs et peu
confiants envers le savoir intuitif
que nous livre le corps et que nous
ne pouvons aisément objectiver par
le langage. Pour l’artiste, tout l’enjeu
consiste à maintenir le visiteur
aussi longtemps que possible dans
l’expérience immédiate, sensible
et non encore nommée : dans ce
moment de flottement, aux franges
de la conscience, où chaque image
mentale s’accompagne d’un halo de
relations implicites qui jouent un
rôle très actif dans la formation de
la pensée et de l’imagination.
Proximité sensible
et désir de présence
Constituées d’un réseau complexe
d’éléments qui s’entrecroisent, les
créations d’Ann Hamilton ont, dès
l’origine, été pensées et façonnées
comme un tissu, une surface enveloppante
fabriquée à la main, dans
le contact intime de la peau et du
matériau. Mais aussi dans l’effort
du labeur partagé entre l’artiste et
les nombreux bénévoles engagés
dans la réalisation de ses installations
souvent hors normes. Il y
malediction, Louver Gallery,
New York, 7 décembre 1991-
4 janvier 1992. © D. James Dee
aurait là presque un paradoxe,
puisque le gigantisme des œuvres
et la profusion qui les a longtemps
caractérisées célèbrent avant tout
l’échelle du corps et la portée du
geste répété – qui donne à chaque
action, si infime soit-elle, une valeur
particulière et le sentiment de sa
contribution au développement d’un
ensemble beaucoup plus vaste. Rien
de commun, à cet égard, entre les
installations de l’artiste américaine
et l’inclination à la démesure et au
sensationnalisme dont témoigne
aujourd’hui une certaine tendance
de l’art contemporain (celle qui
impose au visiteur un spectacle
désespérément vide en voulant
accentuer l’effet de sidération).
Dans les années 1990, qui ont vu
l’art de l’installation s’ériger comme
l’un des standards de la création
contemporaine, le primat qu’accorde
Ann Hamilton à la qualité attentionnelle
de l’expérience la situe d’emblée
à une place à part. Réalisée
in situ, chacune de ses pièces s’emploie
à faire résonner la présence
spécifique du lieu par l’agencement
poétique des matériaux soigneusement
collectés et intimement liés
au site. Dans indigo blue (1991) ou
encore mattering (1997), l’effet de
présence des objets et des matières,
la manière très particulière dont ils
Figure importante de la
pratique de l’installation,
Ann Hamilton s’est
fait connaître à la fin
des années 1980 par
le caractère monumental,
la dimension performative
et la très grande
qualité sensorielle
de ses environnements
immersifs.
appellent littéralement le visiteur
à travers la mémoire et l’histoire
qu’ils révèlent, convoquent chez ce
dernier cette hospitalité de l’écoute,
par laquelle il cesse de se demander
ce qu’ils signifient, pour s’ouvrir à
cette résonance. C’est la qualité d’attention
portée au caractère vague
et confus de ce chaos sensible qui
dévoilera donc la signification profonde
de l’œuvre, et toute la richesse
de l’expérience à laquelle elle invite.
L’espace des possibles
Une telle puissance d’évocation
pourrait du reste se limiter à sa
seule dimension phénoménologique,
si l’œuvre ne sous-tendait
une réflexion plus essentielle sur
le problème d’une perte observable
dans nos manières d’être et d’agir.
Ce, à une époque où nos multiples
prothèses et projections technologiques
ont considérablement
appauvri nos capacités les plus fondamentales
de sentir, de penser et
d’imaginer. Ces dernières années, les
empreintes de la main et les chœurs
physiques d’objets qui composaient
ces installations ont cédé la place
aux gestes plus immatériels de la
lecture, de l’écoute et de la parole.
Il s’agit désormais de produire des
formes, des situations ou des conditions
rapprochant les spectateurs
de leur sens de l’engagement et de
la participation.
Monumentale, l’installation the
event of a thread, présentée au
Park Avenue Armory, à New York,
en 2012, offrait ainsi le cadre
exceptionnel pour une expérience
partagée. Dans le va-et-vient continu
des voix et des quarante-deux balançoires
qui animaient un immense
tissu de soie blanche dont les dimensions
épousaient celles du Drill Hall,
le public était invité à percevoir et
reconfigurer l’espace collectif et le
climat social de l’œuvre. Chacun
pouvait prendre part et contribuer
« seul, ensemble » au changement
de l’espace commun et à l’ouverture
d’un nouveau champ de possibilités.
À l’heure où le geste de réciprocité
entre l’écoute et la parole décline,
où notre sentiment d’être des agents
impliqués dans une dynamique
collective rétrécit, l’œuvre d’Ann
Hamilton, portée par les convictions
pragmatistes de la culture
américaine, ne cesse de nous rappeler
l’importance de notre pouvoir
d’imaginer et de créer, afin de maintenir
le monde ouvert.
Pascale Saarbach
Pascale Saarbach a soutenu en 2019,
à l’université de Strasbourg,
une thèse de doctorat en histoire
de l’art intitulée « Ann Hamilton :
l’expérience ou le champ des
possibles », sous la direction
de Valérie Da Costa.
32 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Marché
Les pépites de la Tefaf
à Maastricht
Si la Foire néerlandaise d’art et d’antiquités a dû fermer
quatre jours avant la fin en raison de la crise sanitaire liée
au coronavirus, les marchands ont joué le jeu en apportant
des pièces de premier plan. En voici quelques-unes.
5.
2.
1.
4.
3.
Louis XIV par
François Girardon
Sur le stand somptueusement
décoré de Christophe de Quénetain,
associé à Marella Rossi, trônait en
majesté cette sculpture équestre
de Louis XIV au prix de 13 millions
d’euros. Cette réduction
par Girardon de sa statue du roi
de France pour la place Vendôme,
mise à bas par la Révolution française,
montre, en s’inspirant du
Marc Aurèle de la place du Capitole
à Rome, le souverain au faîte de sa
gloire. L’auguste commande passée
par le marquis de Louvois, son
ministre, date à l’origine de 1685.
Une institution européenne s’y intéresserait
de près.
1. François Girardon, Portrait équestre
de Louis XIV, vers 1694, bronze.
© Christophe de Quénetain
Un Van Gogh hollandais
Présentée lors de l’exposition « The
Real Van Gogh : The Artist and
His Letters », à la Royal Academy
of Arts, à Londres, en 2010, l’huile
sur toile Paysanne devant une
chaumière était le clou du stand de
la galerie londonienne Dickinson.
Restée dans une collection américaine
depuis 2001, elle a été vendue
par cette enseigne à Maastricht près
de 15 millions d’euros, soit dix fois
son prix obtenu cette année-là aux
enchères chez Sotheby’s, à New York.
C’est aussi presque le double du
record en ventes publiques – 7 millions
d’euros – pour une œuvre de
la période hollandaise (1881-1888),
enregistré par Artcurial en juin 2018
avec Raccommodeuses de filets dans
les dunes.
Une « Crucifixion »
précieuse
Les musées français étaient en
pâmoison devant Crucifixion,
cette toile religieuse de Hendrick
ter Brugghen, exposée par la galerie
new-yorkaise Adam Williams.
« L’artiste est le plus grand caravagesque
nordique, confie le conseiller
parisien en tableaux anciens
Étienne Bréton (Saint Honoré
Art Consulting). C’est une œuvre
impressionnante par ses dimensions
– presque 2 mètres de haut – et ses
effets de lumière étonnants ». Au
vu de toutes ces qualités, son prix,
5,9 millions de dollars, était selon lui
presque raisonnable !
3. Hendrick ter Brugghen, Crucifixion,
vers 1624-1625, huile sur toile.
© Adam Williams Fine Art
Degas entre dans la danse
Sans doute l’œuvre la plus chère
de cette édition de la Tefaf. Ces
danseuses de l’Opéra aux contours
vaporeux étaient affichées à un prix
« supérieur au record de l’artiste
de 37 millions de dollars, obtenu
aux enchères avec un pastel voici
douze ans », explique Howard Shaw,
président-directeur de l’enseigne
new-yorkaise Hammer Galleries.
Cette huile sur toile n’avait pas été
vue sur le marché depuis un demisiècle,
une éternité pour le marché
de l’art.
4. Edgar Degas, Trois danseuses en
jupes jaunes, vers 1891, huile sur toile.
© Hammer Galleries
Un « Pouce » géant
Prémonitoire, ce Pouce géant de
César à 1,4 million d’euros, mis en
avant par la galerie Patrice Trigano,
semblait annoncer aux visiteurs
de la Tefaf que le marché de l’art
allait devoir faire une pause forcée.
« Nous avons eu beaucoup d’intérêt
pour cette œuvre. Patrice Trigano a
attendu quinze ans le règlement de
la succession de l’artiste avec qui il
avait décidé cette édition », confie
Caroline Smulders, commissaire
de l’exposition du galeriste sur le
thème « Corps à corps », d’Alberto
Giacometti à Antony Gormley. Il a
fallu six (coûteuses) heures d’installation
pour lever ce doigt de près de
2 tonnes, en agrandissant la hauteur
du stand.
5. César, Pouce, 2019, bronze.
© galerie Patrice Trigano
2. Vincent van Gogh, Paysanne devant
une chaumière, 1885, huile sur toile.
© Dickinson Gallery
Alexandre Crochet
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
33
Marché
Bataille pour la restitution
du Saint François « du Greco »
Le tableau saisi en mai 2016 dans l’exposition « El Greco in Italia. Metamorfosi di un genio »
à Trévise peut-il encore être retenu sur le sol français dans le cadre de l’« affaire Ruffini » ?
Si la cour d’appel de Milan a repoussé aux
calendes grecques l’extradition de Giuliano
Ruffini (lire The Art Newspaper Daily, 9 mars
2020), celle de Bologne a de son côté rejeté la
demande concernant le peintre Lino Frongia
(lire The Art Newspaper Daily, 2 mars 2020),
notamment parce que l’épais dossier transmis
par le tribunal français en annexe du mandat
d’arrêt européen ne présente « aucun élément
utile pour retenir une présumée infraction », ni
preuve que Lino Frongia serait « le principal
faussaire utilisé par Giuliano Ruffini depuis
plus de vingt ans ». Cela pose la question du
maintien sur le sol français du tableau, propriété
de Lino Frongia, qui en réclame la restitution
depuis 2017. En attendant la décision de
la Cour de cassation, retour sur un casse-tête
scientifique et juridique.
En attendant l’issue de cette
querelle d’experts, la défense de
Lino Frongia espère la restitution
des scellés, arguant du fait
que le tableau n’a jamais été mis
en vente, ni transporté en France.
Emballement médiatique
1 er mai 2016 : deux mois après la saisie
de la « Vénus de Cranach » du prince de
Liechtenstein présentée à l’Hôtel de Caumont
(Aix-en-Provence), un Saint François recevant
les stigmates est saisi à la fin de l’exposition
« El Greco in Italia. Metamorfosi di un genio »
au palais Ca’ dei Carraresi, à Trévise. Dans la
foulée, Tatiana Minciarelli, l’avocate romaine
de Lino Frongia, assure ne pas comprendre
pourquoi la justice française réclame l’œuvre.
Son client est italien et le tableau n’a jamais
quitté la péninsule. Dans l’interview « Artista,
non falsario » [« Artiste, pas faussaire »] parue
le 23 mai 2016 dans la Gazzetta di Reggio, le
sulfureux historien d’art et homme politique
Vittorio Sgarbi s’insurge contre cette « enquête
inacceptable » et défend bec et ongles « le très
doué » Lino Frongia sans le nommer. « Des
copies d’après des œuvres anciennes, il en a
fait, il a d’ailleurs même travaillé pour moi de
façon légale. Maintenant, on voudrait le faire
passer pour un faussaire uniquement parce
qu’il est un excellent copiste ! Mais plaisantet-on
? Affirmer qu’il serait capable de réaliser
une œuvre de Cranach est un grand et beau
compliment : cela reviendrait à dire qu’il est
un faussaire particulièrement habile. Mais
il est préoccupé à juste titre parce qu’il dit
n’avoir pas fait ce tableau. » Reprenant de plus
belle, le critique ironise sur l’hypothèse selon
laquelle Lino Frongia serait aussi l’auteur du
tableau du Greco. « Dommage que cette œuvre
soit absolument authentique. J’étais avec le
peintre quand il l’a achetée à Parme chez un
marchand. »
Une décision de la cour d’appel de Venise,
le 28 avril 2016, répondant à la commission
rogatoire internationale, a permis le séquestre
du Saint François le 1 er mai. Puis la cour de
révision de Trévise a annulé cette décision
le 26 mai, pour défaut de motivation. Or, le
tableau était déjà en France… Devant le tribunal
de Trévise, les arguments de la défense de
Lino Frongia étaient particulièrement fournis.
Outre les défauts de procédure, l’avocate a rappelé
que le tableau avait été reconnu comme
authentique par les organisateurs de l’exposition,
dont le catalogue a été publié sous la
direction de Lionello Puppi, professeur émérite
de l’université Ca’ Foscari, à Venise, ainsi
que par Leticia Ruiz Gómez, conservatrice au
Museo nacional del Prado, à Madrid, et spécialiste
de l’artiste. Jointe au téléphone en 2016,
celle-ci nous avait expliqué n’avoir jamais
douté du caractère autographe de l’œuvre,
même si elle n’avait pu se déplacer pour la voir.
Dans la revue Arbor en novembre 2015, elle le
décrivait comme « un exemple de qualité […]
réalisé dans une subtile gamme de bleus ».
La défense de Lino Frongia a évoqué un
autre argument de poids : le rapport de
38 pages signé le 6 avril 2016 par le laboratoire
CSG Palladio. Cette étude scientifique
du tableau comprend des analyses microstratigraphiques
réalisées à partir de deux
prélèvements : une micro-écaille du nuage
blanc en haut à gauche et une autre de couleur
gris-bleu du ciel à droite du personnage.
L’expert conclut que « tous les pigments identifiés
sont compatibles avec une exécution au
xvi e siècle » et qu’il n’a trouvé « aucun des pigments
utilisés à partir du xviii e siècle (pigments
de zinc, baryum, chrome, cadmium et titane),
ni de liants apparus au xx e siècle (résines vinyliques,
alkydiques et acryliques) ».
L’expertise bayésienne
Si le rapport italien est construit selon une
méthode traditionnelle, il n’en est pas de
même de celui produit à la demande de la
juge française Aude Buresi par Violaine de
Villemereuil, qui n’est ni historienne d’art, ni
restauratrice, mais ingénieur chimiste. Après
dix années à la police technique et scientifique,
elle est depuis 2014, comme l’indique
son profil LinkedIn, « experte judiciaire spécialisée
en sciences forensiques, interprétation
criminalistique, litiges – industries chimie/
pollution, contrefaçons –, faux artistiques,
analyses physico-chimiques : identification,
dosage, analyse et recherche de traces, sciences
du médicament ». Elle a analysé le « Greco »
selon la méthode américaine d’« inférence
bayésienne », inspirée du théorème de Bayes
et développée par l’Institut de recherche criminelle
de la gendarmerie nationale. Cet « outil
d’aide à la décision judiciaire » quantifie la
pertinence des indices selon une approche
statistique. La particularité de ce protocole,
fondé sur un rapport de ressemblance, est que
la décision finale revient au juge et non à l’expert.
Celui-ci peut toutefois utiliser les œuvres
de comparaison ou de référence (en reproduction)
et la documentation qu’il souhaite.
Le rapport de Violaine de Villemereuil n’est
pas qu’une somme de calculs, il contient aussi
Présumé Le Greco, Saint-François recevant
les stigmates. © D.R.
une dose de littérature. On y lit : « Si après
examen visuel et analyses physico-chimiques,
la matière picturale et le revers du support
montrent bien des similitudes avec le travail
du Greco, les multiples particularités signalées
sont trop inhabituelles pour pouvoir faire
correspondre la technique picturale observée à
celles authentifiées comme étant utilisées par le
Greco. » L’experte émet aussi des doutes sur les
traces de laminage dans la découpe du morceau
de cuivre, l’épaisseur « inhabituelle » de
la sous-couche et le réseau de craquelures.
En outre, « le travail d’exécution montre
des approximations (hésitations, retouches,
finitions grossières), ce qui n’est pas habituel
du protocole de travail du Greco ». Mais qui
d’autre qu’un spécialiste de l’artiste peut-il établir
un tel protocole ?
Selon Violaine de Villemereuil, « l’ensemble
des résultats contient au moins un élément
discriminant et une accumulation d’éléments
non concordants. […] Son authenticité est
donc exclue. L’hypothèse la plus probable est
que cette œuvre […] a été volontairement exécutée
de sorte à faire une œuvre à la manière
du Greco en respectant les conventions du
sujet, de composition, de palette, de touche et
d’époque. » Bien qu’étayé, le rapport de l’experte
française n’a pas convaincu les juges de
la cour d’appel de Bologne, qui accordent peu
de crédit aux conclusions de la longue enquête
menée par la juge Aude Buresi.
Comment sortir de cette impasse ? Une
option consisterait à réunir un collège de spécialistes
internationaux pour comparer l’œuvre
à l’authenticité contestée avec d’autres n’ayant
jamais suscité de polémiques et dont les provenances
sont attestées depuis le xvii e siècle…
L’exposition « Greco » au Grand Palais
(16 octobre 2019-10 février 2020) aurait été
le lieu idéal pour confronter le Saint François.
Cela n’a pas été le cas.
En attendant l’issue de cette querelle d’experts,
la défense de Lino Frongia espère la
restitution des scellés, arguant du fait que le
tableau n’a jamais été mis en vente ni transporté
en France. Après le rejet de la requête
par le tribunal de grande instance de Paris le
21 décembre 2017, puis par la cour d’appel de
Paris, la décision est entre les mains de la Cour
de cassation. À moins qu’une autre procédure
ne soit enclenchée dans le même temps.
Carole Blumenfeld
34 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Marché
Cyrille Froissart ou la passion de l’archive
Spécialisé dans les céramiques anciennes, en particulier la porcelaine d’Orléans,
l’expert revient sur son parcours et ses plus belles découvertes.
Depuis 1989, au mois de juin, la
maison de ventes Rouillac organise,
dans la région de Tours, une vente
de prestige dite « garden-party ».
Chaque année, des enchères millionnaires
créent l’événement, dont
notamment un inédit des frères
Le Nain en 2018. Un plat en faïence
de Rouen, autrefois dans les collections
de James de Rothschild et
considéré comme « un des exemples
les plus réussis du style niellé »
(catalogue de l’exposition « Faïences
françaises », Grand Palais, 1980),
sera mis à l’honneur lors de la vente
2020. Cette pièce d’exception est
présentée par Cyrille Froissart,
expert en céramiques anciennes.
« la provenance,
Une plus-value considérable »
Sur les raisons de son choix de se
spécialiser dans la céramique, Cyrille
Froissart répond sans ambages :
« C’est un matériau qui ne s’altère
pas. Nous sommes face à un objet
qui est aujourd’hui tel qu’il a été
créé. Une majolique du xvi e siècle a
conservé ses couleurs originelles, une
porcelaine de Sèvres, ses tons vifs.
Les formes sont aussi originales que
celles de l’argenterie. La céramique
est surtout agréable à toucher, c’est
une matière chaude et douce... »
Après des études de droit et d’histoire
à l’université Paris-Nanterre,
Cyrille Froissart a pourtant hésité
entre la peinture ancienne et la porcelaine
française du xviii e siècle,
avant de trancher pour un sujet
pour le moins hardi : la manufacture
de porcelaine d’Orléans, active
entre 1753 et 1782, dont les réalisations,
bon marché et produites en
grande quantité, étaient inspirées de
la porcelaine de Meissen, ou porcelaine
de Saxe. « C’est un exemple de
manufacture particulière, extrêmement
intéressant et qui permet de
mieux comprendre la politique française
et l’économie de la porcelaine,
celle-ci étant souvent destinée à
l’exportation. J’ai surtout attrapé le
virus de l’archive. » Les archives sont
en effet indissociables de l’étude de
la porcelaine. Si les sites de Meissen
et de Sèvres tiennent le haut du pavé
au xviii e siècle, le Graal est bien une
provenance royale.
« Nous sommes très redevables
de la politique de Louis XV, qui a
eu l’intelligence de faire de nombreux
présents diplomatiques et
d’instiguer un goût international
pour la porcelaine de Sèvres dès le
xviii e siècle. Un goût transmis à une
partie de l’aristocratie anglaise,
© Artcento
puis passé aux Américains. Or, la
magie de la France, c’est de pouvoir,
aujourd’hui encore, trouver
des chefs-d’œuvre perdus qui resurgissent
de manière inopinée. Lors
des ventes révolutionnaires, un
grand nombre de pièces, destinées
à être versées au Muséum national
d’histoire naturelle, furent finalement
cédées. Certaines passèrent
dans les collections du prince de
Galles dans les années 1810, d’autres
demeurent inconnues… » C’est le cas,
par exemple, de deux assiettes dénichées
par Cyrille Froissart dans un
château au nord de Paris. Deux présentoirs
à assiettes verticaux, « dans
lesquels on glisse des assiettes comme
des CDs », renfermaient une quantité
d’objets insignifiants… mais
aussi les plus anciennes assiettes de
Vincennes connues, dont la blancheur
immaculée permet à elle seule
de comprendre les investissements
immodérés de Louis XV dans sa
manufacture de prédilection.
La céramique est un
matériau qui ne s’altère
pas. Nous sommes
face à un objet qui
est aujourd’hui
tel qu’il a été créé.
Autre découverte du spécialiste :
une assiette du « service de Marie-
Antoinette » et de Gustave III,
trouvée en 2003 dans un bahut où
étaient entassées toutes sortes de
faïences sans grand intérêt. Dans ce
palmarès de moments insolites, la
palme revient cependant à une porcelaine
chinoise du xiv e siècle, qui
servait de cendrier à une dame et,
probablement, à tous ses ancêtres
depuis le début du xvii e siècle…
Quelques « services rendus
à l’humanité »
S’il incarne le sérieux, Cyrille
Froissart n’hésite pas à confier ce
que tous les experts se garderaient
bien de dire. « Une des raisons pour
lesquelles je n’ai pas poursuivi dans
le domaine des tableaux anciens,
c’est parce que, alors que j’étais
stagiaire de Florence Grassignoux
chez Tajan, je suis entré un jour
précipitamment dans son bureau,
où il y avait un portemanteau perroquet.
J’ai ouvert la porte un peu
brusquement, le portemanteau a
basculé sur un portrait d’homme
du début du xviii e siècle… Deux
jours plus tard, comme tous les stagiaires,
j’étais à l’accueil, et je reçois
un colis contenant deux tableaux. Je
remplis un document dans lequel je
constate qu’ils sont en bon état. Le
surlendemain, on me demande où se
trouvent les certificats qui les accompagnaient.
Ils avaient été écrits par
un spécialiste mort en 1968 et je
m’étais débarrassé du paquet au
fond duquel ils se trouvaient… Un
responsable de Tajan m’a appelé
pour me dire que ce serait une bonne
chose que je mette fin à mon stage… »
Derrière ce spécialiste de céramiques
anciennes extrêmement
fragiles, se cache aussi un ancien
maladroit : « Dans ma carrière d’expert,
j’ai cassé trois objets en vingt
ans, dont deux statuettes sans aucun
intérêt que j’ai décapitées devant leur
propriétaire. Afin de lui montrer les
marques prouvant qu’il s’agissait
de copies de Meissen, j’ai retourné
les deux statuettes qui se trouvaient
dans chacune de mes mains et les ai
malencontreusement entrechoquées :
les deux têtes se sont décrochées.
C’était très embarrassant, mais
cela fait partie des services rendus
à l’humanité. » Autre forfait : son
téléphone portable qui tombe de la
poche de son costume, directement
sur une faïence du xviii e siècle.
« J’ai aussi évité des gaffes ! La plus
fâcheuse a été cette quinte de toux
provoquée par un café trop serré. Je
me tenais face à Laure de Beauvau-
Craon, chez une personnalité très
célèbre. Je me suis étouffé avec mon
café, menaçant de renverser la tasse
sur l’extraordinaire tapis de la salle
à manger. Laure m’a regardé d’un
air désemparé, mais j’ai réussi de
justesse à déjouer la catastrophe qui
s’annonçait. Depuis, j’ai appris à
être adroit ! »
Le goût Madame de
Pompadour des amateurs
de Harley-Davidson
Une photographie de Louise Lawler,
Pollock and Tureen, Arranged by
Mr. and Mrs. Burton Tremaine,
Connecticut, conservée entre le
Metropolitan Museum of Art
(New York) et le Museum Boijmans
Van Beuningen (Rotterdam),
montre une toile de Jackson
Pollock accrochée au-dessus d’une
porcelaine en faïence française du
xviii e siècle. L’artiste opère ainsi
un clin d’œil à des générations
d’amateurs américains qui ont su
marier les genres et les époques.
En découvrant cette œuvre datée
de 1984, Cyrille Froissart, enthousiaste,
surenchérit immédiatement
en évoquant l’audace tout aussi
surprenante des amateurs actuels.
« Le temps des salles à manger aux
murs couverts d’assiettes suspendues
est presque révolu. Les collectionneurs
considèrent les objets d’une
façon bien différente désormais, en
les faisant sortir des vitrines d’antan.
» Et de citer quelques amateurs
de céramique française, aux profils
pour le moins variés : de Peter
Marino, spécialisé dans la faïence
de Théodore Deck, dont 250 pièces
ont été publiées dans un ouvrage
luxueux, paru aux éditions Phaidon,
à un grand collectionneur japonais
qui conserve chacune de ses pièces,
majoritairement liées aux débuts des
manufactures européennes, dans
une boîte blanche qu’il ouvre une
fois par an. Il y a surtout ce concessionnaire
de Harley-Davidson, résidant
à Honolulu (Hawaï) et biker
passionné par les productions de la
manufacture de Sèvres à l’époque de
Madame de Pompadour.
Le plat de Rouen a tout pour susciter
une certaine agitation dans
ce monde un peu à part. Cyrille
Froissart table sur une concurrence
entre des collectionneurs français
et américains. « D’une manière
générale, la faïence française suscite
l’attention d’un public français
mais, pour une pièce majeure, on
sort du champ strict des collectionneurs
de faïence française. L’œuvre
a un pedigree exceptionnel, ayant
appartenu à James de Rothschild,
puis à Gustave de Rothschild, enfin
à Robert de Rothschild. C’est aussi le
pendant du plat conservé au musée
du Louvre, qui est un des summums
du raffinement de la période de la
Régence : le décor niellé, à fond bleu,
orné de rinceaux ocre niellés sur
la bordure, avec des sujets alternés
en ocre jaune représentant des
amours sur des barriques, buvant à
la bouteille, et des mascarons ornés
de Bacchus et de figures humaines.
Au centre, un grand motif rayonnant
souligné de fleurons bleus, le
médaillon à sujet d’amours… Ce
plat illustre l’âge d’or de la faïence
française. »
Si les enchères records sont souvent
réservées aux marteaux des
maisons de ventes anglo-saxonnes
– la dernière en date, en novembre
dernier, pour la paire de grandes
pyramides en faïence de Delft, issue
de la collection Ribes, expertisée
par Cyrille Froissart, également
consultant chez Sotheby’s, et vendue
1 032 550 euros –, la vente de
juin devrait attirer tous les regards
vers le xvii e siècle rouennais.
Carole Blumenfeld
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
35
Résidences
Flora Moscovici : « Mon atelier,
CE sont les lieux d’exposition »
Dans le cadre du festival Normandie Impressionniste, reporté
jusqu’à nouvel ordre, l’artiste a conçu un projet in situ immersif,
à l’occasion d’une résidence au SHED, Centre d’art contemporain
de Normandie, situé près de Rouen.
Née en 1985, diplômée de l’École
nationale supérieure d’arts de Paris-
Cergy en 2011, Flora Moscovici vit
et travaille à Pantin. Elle enseigne
la couleur et la peinture à l’EESAB
Brest (École européenne supérieure
d’art de Bretagne). Sa pratique
consiste à s’emparer d’espaces pour
créer des environnements de peintures
immersives. Elle a montré son
travail au Cnap (Centre national
des arts plastiques), dans l’exposition
« Do you love me now that I
can dance ? », et dans « Certaines
peintures se promènent » avec les
Ateliers du Plessix-Madeuc (Saint-
Jacut-de-la-Mer) et La Criée centre
d’art contemporain (Rennes)
en 2018. Le festival Normandie
Impressionniste l’a invitée à mener
à bien un projet in situ, qu’elle a
baptisé « Décoration, quelle horreur
! » Pour cette carte blanche – sa
résidence a commencé mi- février
et s’achève début avril –, l’artiste a
investi un ancien hôtel particulier
normand, à Maromme.
« Le choix des couleurs
a été déterminé par celles
déjà existantes, mais aussi
par l’environnement
du lieu. »
Le SHED a été créé par un
groupe d’artistes et de conservateurs
en 2015. Il s’est installé sur le
site originel de Gresland, à Notre-
Dame-de-Bondeville, dans un bâtiment
de 1 400 m 2 appartenant à
cette ancienne usine de mèches de
bougies. Aux ateliers et stockages
s’ajoutent un espace d’exposition de
600 m 2 et un atelier de 200 m 2 où
sont accueillis les artistes en résidence.
Depuis septembre 2018, le
SHED déploie son activité sur deux
lieux distincts : son espace industriel
initial et une extension, au sein
d’un hôtel particulier de la fin du
xvi e siècle, aussi connu sous le nom
de Maison Pélissier. Ainsi est née
L’Académie, qui accueille le projet
de Flora Moscovici, en collaboration
avec la Ville de Maromme.
« Le titre est tiré d’entretiens avec
Francis Bacon, dans lesquels il tient
ce propos : “la décoration, quelle
horreur !”, explique-t-elle. C’est un
sujet dont je voulais parler depuis
longtemps. On reprochait à Henri
Matisse d’être décoratif. Dès qu’il
y a de la couleur, cette question se
pose, a fortiori lorsque l’on peint
sur le mur. J’ai repeint tout l’intérieur
(murs, plafonds et boiseries)
de cette maison à colombages, avec
ses pièces en enfilade. J’utilise un
pistolet à peinture, un outil conçu à
l’origine pour les gros chantiers, que
j’ai appris à maîtriser pour jouer sur
les transparences, les vibrations. Le
choix des couleurs a été déterminé
par celles déjà existantes, mais aussi
par l’environnement du lieu. Ce
nuancier a nourri ma palette. C’est
un ancien moulin à poudre. On y
manipulait le salpêtre, le charbon
de bois, le souffre. J’avais envie qu’il
y ait du jaune quand on entre, de
l’orangé, quelque chose d’explosif, et
aussi le gris du charbon. Dans une
salle, des gestes ont été réalisés avec
de la peinture fluorescente. Elle sera
activée à l’aide de lumière noire le
soir du vernissage. Les gens pourront
danser dans la peinture ! Il y
aura un DJ set de Torrent bouillonnant
(Barbara Quintin et Élie
Gogard), une danseuse va aussi
performer. »
A-t-elle conçu ce projet comme
un écho contemporain aux travaux
des peintres impressionnistes sur
la couleur et la lumière ? « La relation,
c’est peut-être l’observation de
ce qu’il y a autour. L’invention du
tube de peinture leur a permis d’aller
peindre en plein air, d’avoir une
relation non plus distanciée avec le
sujet, mais que ce soit l’atelier qui
s’adapte. Je me retrouve totalement
dans cette démarche. Mon atelier, ce
sont les lieux d’exposition. Chaque
fois que je travaille quelque part, je
m’imprègne du lieu, j’essaye de réfléchir
à une manière de le modifier.
En l’occurrence, c’est monumental,
mais pas spectaculaire. C’est un travail
sur la perception de l’espace, de
la lumière, suivant l’observation
d’un contexte. »
Une expérience qui lui a permis
« d’avoir du temps, de prendre du
recul par rapport à ce que l’on est
en train de faire, comme on le ferait
vis-à-vis d’un tableau. J’ai ainsi pu
aller plus loin, rassembler différents
pans de mon travail. Dans le cadre
de cette résidence, j’ai réalisé en
parallèle, avec le SHED et la galerie
des multiples, une édition sur mon
travail, pour laquelle j’ai invité trois
amis écrivains. »
Stéphane Renault
« Décoration, quelle horreur !
Flora Moscovici », vernissage
initialement prévu le 4 avril, reporté
à une date ultérieure en raison des
mesures gouvernementales prises
contre la propagation du coronavirus
(consulter le site le-shed.com),
jusqu’au 12 juillet 2020, L’Académie,
96, rue des Martyrs-de-la-Résistance,
76150 Maromme
Flora Moscovici en résidence pour
préparer son exposition à L’Académie.
© Alexia Pouget
36 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
Actualité de l’histoire de l’art
Vers une réinvention
de l’impressionnisme
Le public devra attendre quelques semaines supplémentaires avant de découvrir
l’exposition « James Tissot. L’ambigu moderne » au musée d’Orsay, à Paris :
une manifestation qui participe au renouveau des études françaises.
James Tissot, Autoportrait, 1865,
huile sur toile, Fine Arts Museums
of San Francisco, San Francisco.
© Fine Arts Museums of San Francisco
En 2016, « Frédéric Bazille, la jeunesse
de l’impressionnisme » au
musée Fabre, à Montpellier, puis
au musée d’Orsay, avait un parfum
pour le moins juvénile, tragique
aussi. En réunissant un important
appareil documentaire et, surtout,
la quasi-totalité de l’œuvre de l’artiste
arraché à la vie sur le champ de
bataille en 1870, à 28 ans, les commissaires
donnaient un coup de pied
dans la fourmilière, nous obligeant
à repenser notre construction sensible
et intellectuelle de la genèse
de l’impressionnisme. La puissance
manifeste du colocataire d’Auguste
Renoir et de Claude Monet avait
quelque chose de déroutant, alors
que, jusqu’à présent, sa célébrité
lui venait de tableaux desquels il
était le protagoniste et non l’auteur,
L’Atelier de Bazille d’Édouard Manet
(1870) ou Frédéric Bazille peignant
à son chevalet de Renoir (1867).
Résolument impressionniste donc,
Bazille a fait son entrée avec cent
quarante ans de retard dans le panthéon
dominé par ses amis.
Avec James Tissot, le commissaire
associé de l’exposition Bazille,
Paul Perrin, est bien décidé à donner
un nouveau coup de pied dans
une autre fourmilière. Aux côtés
de Marine Kisiel et Cyrille Sciama,
il entend faire oublier les récits de
l’histoire de l’art qui le catégorisent
comme impressionniste manqué.
Car, pour les trois chercheurs français,
Tissot n’était pas un impressionniste
! Pour preuves les sources
d’archives inédites découvertes
dans une collection particulière en
Franche-Comté et l’étude systématique
de la réception critique de
l’artiste. La mise à jour du livre de
raison (de comptes) de Tissot, dont
une copie a été retrouvée par Marine
Kisiel et Paul Perrin, devrait aussi
permettre de tordre le cou à l’idée
selon laquelle Tissot aurait été un
peintre commercial, contrairement
à ses rivaux impressionnistes. Exit
aussi les mauvaises langues qui
colportaient l’idée selon laquelle il
aurait adopté le prénom « James »
par anglophilie à son arrivée à Paris,
puisqu’il se faisait appeler ainsi dès
l’âge de 11 ans. En remettant à plat
tout ce que l’on sait du peintre, les
chercheurs français parviennent à
casser l’image du dandy trop éclectique
pour figurer dans la grande
histoire de l’art. D’après Paul Perrin,
« la variété de sa production ne laisse
pas deviner, pourtant, une certaine
cohérence. De la fin des années 1850
à la fin de la décennie suivante,
Tissot met patiemment au point un
répertoire de sujets et une manière de
peindre qui est aussi une “manière
de voir”, selon les mots d’Alfred de
Lostalot, premier biographe de l’artiste.
» Et Marine Kisiel de renchérir
: « Il semble que Tissot se moque
à bien des égards, en définitive, du
high et du low, de la convenance
académique et des styles nationaux,
des supports nobles et des pratiques
communes, du goût élevé et des ferveurs
populaires. » Ni académique,
ni impressionniste, indépendant
de Paris à Londres et de Londres à
Paris, on vous dit !
« Tissot se moque du
high et du low, de la
convenance académique
et des styles nationaux,
des supports nobles et
des pratiques communes,
du goût élevé et des
ferveurs populaires. »
Les Français à la manœuvre
Longtemps, les recherches sur l’impressionnisme
ont occupé le haut du
pavé des deux côtés de l’Atlantique.
Aujourd’hui, les Américains se font
plus rares, à l’exception de figures
comme George Shackelford ou de
chercheurs plus jeunes, tels André
Dombrowski, Scott Allan, Simon
Kelly – qui travaille sur la ruralité et
le paysage du xix e siècle –, Nicole
Myers – dont les recherches portent
sur le nu chez Gustave Courbet,
mais aussi sur Berthe Morisot – ou
encore Esther Bell, co- commissaire
de l’exposition « Renoir, the Body,
the Senses » à New York l’an dernier.
Une jeune génération de chercheurs
français est aux commandes.
La plupart n’ont pas vu
« Impressionnisme. Les origines
(1859-1869) », présentée par Henri
Loyrette et Gary Tinterow au Grand
Palais (Paris) et au Metropolitan
Museum of Art (New York) en 1994,
mais ont visité « L’Impressionnisme
et la mode » en 2012 au musée d’Orsay,
qui démontrait qu’une autre
histoire de l’impressionnisme est
possible, loin des récits traditionnels
et des monographies. Cette génération,
souvent passée par les classes
de Sylvie Patry à l’École du Louvre
ou celles de Ségolène Le Men, Pierre
Wat, Bertrand Tillier à l’université,
impose de nouveaux paradigmes.
Les études sur la réception critique
des ténors de l’impressionnisme sont
nombreuses : Hadrien Viraben vient
de soutenir sa thèse sur l’historiographie
de l’impressionnisme dans
la première moitié du xx e siècle ;
récemment, Emma Cauvin a présenté
la sienne, intitulée « Monet au
xx e siècle. Légende, magie, désordre
(France, 1900-1931) » ; Olivier
Schuwer travaille sur impressionnisme
et symbolisme ; Matthieu
Leglise a aussi soutenu une thèse
sur la fortune critique de Manet
au xx e siècle. Côté musées, outre la
thèse soutenue par la restauratrice
Bénédicte Trémolières sur la matérialité
des cathédrales de Monet, les
conservateurs ne sont pas en reste,
au musée d’Orsay mais aussi au
musée Marmottan-Monet. La qualité
des échanges lors de récentes
journées d’étude ou de colloques
démontre encore le dynamisme de
l’école française.
Connu, trop connu ?
Si la surabondance des publications
depuis une quarantaine d’années
peut laisser supposer que tous les
pans de l’histoire de l’impressionnisme
ont été étudiés, il n’en est
rien. Lors du débat entre Marianne
Alphant, Hollis Clayson, Richard
Thomson et André Dombrowski
publié dans la revue Perspective
de 2016 – « Impressionnisme(s)
aujourd’hui » –, plusieurs clés
avaient été révélées. Pour Richard
Thomson, de l’université d’Édimbourg,
l’histoire sociale de l’art a
certes approfondi notre compréhension
de l’impressionnisme, mais
elle a eu « ses angles morts, sa propre
terra incognita » : « Est-ce parce
que l’histoire de l’art n’accepte que
certains artistes dans son giron ?
Est-ce dû au fait que la truculence
de Cézanne en tant que peintre en
appelle à d’autres systèmes d’analyse,
ou que l’œuvre de Guillaumin
n’est pas d’une qualité suffisante
pour que l’on s’y intéresse ? Ou bien
l’histoire sociale de l’art requiert-elle
trop de données pour pouvoir considérer
certains projets artistiques,
auquel cas le peu de statistiques
applicables à la production de blé
de Fresselines n’offrirait pas les fondements
nécessaires à l’étude des
toiles de Monet figurant la Creuse ?
Autrement dit, l’histoire sociale de
l’art n’a-t-elle pas été trop exclusive
dans son objet d’étude, ou offre-t-elle
toujours des perspectives intéressantes
aux spécialistes ? »
D’où peut-être le retour nécessaire
des études de style, suggère le
co-commissaire de l’exposition de
2016 au musée d’Orsay, « Splendeurs
et misères. Images de la prostitution,
1850-1910 », qui propose aussi
de prendre du recul : « Voir l’impressionnisme
au prisme des questions
de classe et de genre a été bénéfique
mais s’avère désormais un peu obsolète
; pour les jeunes chercheurs, ces
préoccupations semblent être celles
d’une génération antérieure. Une
nouvelle génération arrivera certainement
avec ses propres préoccupations
idéologiques, et celles-ci
pourraient bien s’avérer être utiles.
James Tissot, On the Thames, 1876,
huile sur toile, The Wakefield
Permanent Art Collection, Wakefield.
© Jerry Hardman-Jones
Il est peut-être trop tôt pour les
identifier mais, si elles ne négligent
ni l’étude attentive des œuvres d’art
ni celle des preuves historiques, et
si elles évitent l’afféterie des modes
intellectuelles, elles seront certainement
intéressantes. »
Quatre ans et quelques soutenances
de thèse plus tard, force
est de constater que ces Français
de la « nouvelle génération » s’apprêtent
à mener la danse, grâce
à la recherche de sources jamais
exploitées, à la mise au jour d’une
autre littérature artistique, mais
aussi en raison de leur rapport
très particulier aux œuvres. Reste
l’énigme Renoir, qui pâtit toujours
d’une mauvaise réputation, due en
partie à son abondante production
artistique, ainsi qu’aux mauvaises
habitudes de prendre pour acquis
les premiers éléments de biographie
sur son œuvre… Il y a fort à parier
qu’un Français relèvera le défi…
Reste enfin le mot même « impressionniste
», qui écrase et oriente la
perception de l’œuvre complète d’un
Tissot ou d’un Caillebotte, et masque
les liens entre les artistes qui en sont
et ceux qui n’en sont pas…
Carole Blumenfeld
« James Tissot. L’ambigu moderne »,
dates à définir, musée d’Orsay,
1, rue de la Légion-d’Honneur,
75007 Paris, musee-orsay.fr
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
37
Droit
Le « vetting », outil d’autorégulation
et de promotion des Foires
Les plus grandes foires d’art ancien s’adossent toutes à un vetting, ou commission
d’admission des œuvres, dont les règles de fonctionnement et les finalités
s’homogénéisent autour de standards communs.
La mondialisation du marché de
l’art se double d’une harmonisation
des pratiques et des attentes de ses
acteurs. Aucune foire ni aucun Salon
de renom dans le second marché ne
s’offrent plus le luxe de se dispenser
d’un vetting, outil tant de validation
que de promotion de tels événements
rassemblant des exposants et
des acheteurs aux exigences accrues
ces dernières décennies. La concurrence
exacerbée entre les principales
foires d’art ancien, afin de s’arroger
les exposants les plus réputés et les
acheteurs les plus fortunés, a permis
de rehausser le niveau qualitatif
de certaines manifestations, dont
la labellisation est essentiellement
assurée par le renforcement de la
légitimité et des pouvoirs de telles
commissions d’admission.
La composition
des vettings
constitue un enjeu
fondamental mobilisant
trois impératifs :
la compétence,
l’indépendance et
la diversité des membres.
Une composition gage
de qualité et de notoriété
La composition des vettings constitue
ainsi un enjeu fondamental
mobilisant trois impératifs : la compétence,
l’indépendance et la diversité
des membres. La compétence
est souvent attestée par la reconnaissance
et la confiance portées, qualités
pouvant résulter de l’appartenance
à telle ou telle compagnie d’experts,
à l’instar de la Biennale Paris, qui
s’appuyait sur la CNE (Compagnie
nationale des experts) et le Sfep
(Syndicat français des experts professionnels
en œuvres d’art et objets
de collection), et de la spécialité
développée dans un domaine particulier.
L’indépendance est double,
vis-à-vis des sociétés organisatrices
des foires et vis-à-vis des exposants,
la règle voulant désormais qu’un
exposant ne puisse participer à la
commission afin d’éviter tout conflit
d’intérêts. Quant à la diversité, il
s’agit ici de tenter de faire dialoguer
plusieurs regards, par le biais de la
collégialité et par celui de la compétence
(restaurateurs, experts, historiens
d’art, conservateurs étrangers
ou français s’ils sont honoraires, etc.).
La réputation des membres d’une
commission rejaillit alors sur celle
de la foire, même si certaines d’entre
elles préfèrent parfois jeter un voile
de discrétion afin de préserver ces
intervenants de toute pression extérieure.
Quoi qu’il en soit, chaque
organisateur aime à communiquer
sur le nombre d’experts sollicités et
de spécialités concernées dans le but
d’asseoir sa légitimité. Ainsi, pour la
Tefaf, cent quatre-vingts experts et
une trentaine de spécialités sont souvent
annoncés, tandis qu’ils seraient
une centaine pour une vingtaine de
spécialités à la Biennale Paris.
Les exposants doivent composer
avec cet acteur indépendant auquel
ils soumettent nécessairement les
objets présentés sur leur stand,
conformément aux règles contractuelles
accompagnant leur participation
à toute foire d’envergure. Tout
objet est alors passé au crible de trois
critères essentiels : sa qualité, son
authenticité et son pedigree. Le premier
est assurément le plus abstrait
des trois et engendre parfois un sentiment
d’arbitraire lorsque le refus
opposé paraît injustifié. L’absence de
« qualité Biennale » ou de « qualité
Tefaf » disqualifiant un objet constitue
souvent une source de crispation,
bien que les règles soient connues de
tous et reprises dans un règlement
édicté par la foire et communiqué
préalablement aux exposants. La
commission peut également émettre
des réserves sur une attribution proposée
par une galerie, solliciter une
correction ou une précision sur la
présentation (datation, restauration,
zone de production, etc.), voire rejeter
une œuvre dès lors qu’un doute
existe ou subsiste. Mais la réalisation
d’une mission de vérification de l’authenticité
d’un objet se concilie rarement
avec les impératifs temporels
attachés à une foire. C’est pourquoi
certains organisateurs, à l’instar de
la Biennale Paris, ont pu mettre
en place un pré-vetting, permettant
de travailler plus sereinement
et en amont sur certains objets.
De même, la plupart des Salons
et foires refusent l’arrivée de tout
nouvel objet au cours de la manifestation.
Enfin, l’attention portée au
pedigree est dorénavant centrale,
tant en raison de sa possible origine
illicite (géographique ou matérielle,
en cas de vol ou de spoliation) que de
l’embellissement parfois opéré d’une
généalogie fantasmée.
Des sanctions
et une responsabilité
La principale sanction infligée par
une commission réside dans le
retrait de l’objet du stand au sein
duquel il devait être présenté. Si de
tels retraits sont rares et toujours
confidentiels, ils n’en demeurent
pas moins parfois spectaculaires,
à l’instar du stand entièrement
fermé de la galerie Lumières à la
Biennale Paris de 2017, après que
la majorité des objets apportés ont
été refusés. Depuis la mise en place
des nouvelles règles d’admission des
objets, la Biennale limite les appels
des décisions de rejet à trois objets
par participant. Fâcheux pour les
exposants, ces retraits permettent
Les deux images : Le vetting de la Tefaf.
Courtesy Tefaf
néanmoins de préserver la réputation
d’une foire et, au-delà, de
toute une profession et d’un secteur
régulièrement décrié pour
son soi-disant manque de transparence.
La saisie particulièrement
médiatisée d’une trentaine d’objets
lors de l’édition 2020 de la Brafa, à
Bruxelles, éclaire ainsi le sérieux du
travail entrepris par la commission,
puisque aucune pièce n’était exposée
sur la Foire, le vetting ayant
considéré qu’au regard du manque
d’information sur les provenances
et les conditions d’importation, leur
présentation était impossible. Le
mécanisme mobilisé par l’ensemble
des foires d’importance participe
bien à une forme d’autorégulation
qui pourrait s’accompagner d’autres
formes de sanctions, telle l’exclusion
temporaire, ou définitive, afin d’en
renforcer la légitimité.
Enfin, les organisateurs tempèrent
régulièrement toute existence
de responsabilité à leur égard.
Si les membres de la commission
semblent préservés, une pareille
affirmation devrait être mesurée
vis-à-vis des sociétés organisatrices.
Dans un autre domaine, le transport
maritime, la notion de vetting renvoie
à l’ensemble des règles et procédures
d’origine privée et facultatives
ayant pour objet d’examiner la qualité
des navires affrétés par le biais
d’une inspection préalable. Et bien
que la démarche soit volontaire, le
non-respect des règles établies par
une société peut engager sa responsabilité,
tant civile que pénale, ainsi
que l’a démontré la chambre criminelle
de la Cour de cassation, par un
arrêt du 25 septembre 2012, dans
l’affaire Erika (du nom du pétrolier
battant pavillon maltais qui, par
son naufrage le 22 décembre 1999,
a provoqué une importante marée
noire le long des côtes bretonnes.
Les sociétés Total, son affréteur, et
Rina, chargée des contrôles, ont
été condamnées). Face à ce risque
éventuel, les foires stipulent régulièrement
dans la documentation
régissant le vetting qu’une telle
commission n’a pas pour vocation
ou pour objet de s’engager sur l’attribution
d’une œuvre, mais uniquement
d’accepter ou de rejeter
l’attribution sur laquelle s’engage
l’exposant.
Pour autant, de pareilles précautions
ne semblent pas nécessairement
exclure de facto toute
responsabilité des organisateurs.
En effet, certains acquéreurs préfèrent
acheter sur le stand d’une
galerie plutôt qu’au sein de ses
locaux, car la réussite du passage en
vetting leur offre une garantie psychologique
et juridique supplémentaire
ainsi qu’un gage de sérieux. En
ce sens, que la commission le veuille
ou non, elle participe inévitablement
à la définition des qualités essentielles
de l’objet. Il convient alors
de veiller avec le plus grand soin à
déterminer les conséquences d’une
mise en jeu conjointe de la responsabilité
de la galerie et de l’organisateur
afin de ciseler au mieux les
recours éventuels en garantie.
Alexis Fourniol, avocat à la cour
38 The Art Newspaper Édition Française Numéro 18, avril 2020
L’objet de…
Erwin Wurm choisit une
de ses vidéos, 59 Stellungen
À l’occasion de sa rétrospective à la Maison européenne de la photographie, à Paris,
l’artiste autrichien nous révèle l’importance de cette œuvre au sein de son travail.
Erwin Wurm, 2019. © Eva Würdinger
59 Stellungen [59 Positions] (1992)
occupe une place centrale dans
mon parcours. Pour cette pièce, j’ai
demandé à des personnes, des amis
pour la plupart, d’enfiler un pull de
manière inhabituelle, pendant que
je les filmais. Je me suis également
prêté au jeu, car je me sentais
embarrassé d’imposer aux autres
des attitudes qui peuvent paraître
gênantes sans y participer moimême.
Ce qui m’intéressait, c’était
de faire des sculptures à durée
limitée, des sculptures éphémères.
Pour chacune des cinquante-neuf
positions, j’ai prié le modèle de tenir
la pose dix-huit ou vingt secondes.
Ce laps de temps suffit à montrer
qu’il y a une personne sous le
pull, que l’on peut voir bouger
légèrement, respirer. Toutefois,
les visages, les mains demeuraient
invisibles, parce que je ne voulais
pas que l’on perçoive la personnalité
des uns et des autres. L’idée était de
produire une abstraction à partir
du corps humain, en le cachant,
en le couvrant, en le protégeant, en
le faisant disparaître. J’ai ensuite
monté en boucle les différentes
séquences de 59 Stellungen.
L’attention du visiteur, qui reste
très peu de temps devant les vidéos
dans les galeries ou les musées, est
stimulée, car il se passe sans cesse
quelque chose.
Qu’est-ce qu’une sculpture ?
Pour une publication, on m’a
demandé d’extraire des images fixes
du film. Transformer 59 Stellungen
en une série de photographies m’a
beaucoup plu. Cela m’a incité à
reprendre ce médium, que j’avais déjà
pratiqué dans les années 1980, mais
dont je m’étais peu à peu détourné.
Cela m’a en outre inspiré les One
Minute Sculptures, qui sont très
importantes pour moi, aujourd’hui
encore. En somme, 59 Stellungen a
été une matrice. Grâce au vêtement,
j’ai compris que je pouvais inventer
des formes complètement folles,
très rapidement. C’était stimulant.
D’ordinaire, quand vous créez une
œuvre, vous espérez qu’elle durera
éternellement. Moi, cela m’amuse
beaucoup de décider de la fin de
l’œuvre. J’aime qu’elle ait une
existence fugace. L’ensemble de mon
travail tourne autour de la question
« Qu’est-ce qu’une sculpture ? »
Depuis des siècles, une sculpture
est composée de rapports de
59 Stellungen, 1992, 16 tirages couleur.
© Erwin Wurm
masse, de volume, de surface, de
matériau. Ces dernières décennies,
de nombreux artistes – dont moimême
– ont changé cette conception
de la sculpture en la liant à l’action,
à la performance. La photographie
a été un moyen de pérenniser ces
nouvelles formes sculpturales. À
tout cela s’est greffé le recours aux
instructions. J’ai commencé à m’en
servir en 1990, à l’occasion d’une
exposition à la Jack Hanley Gallery.
Le galeriste n’avait pas les moyens
de me payer un billet d’avion jusqu’à
San Francisco. Je l’ai donc invité à
acheter des pulls, le laissant libre
du choix du modèle – la liberté du
commissaire d’exposition ! –, puis
je lui ai faxé un dessin avec des
instructions pour la réalisation de la
pièce. J’ai ensuite repris ce procédé
pour de nombreuses performances.
Cela interroge l’autorité de l’artiste
et la paternité de l’œuvre.
Dans mon travail, le choix des
objets est guidé par des raisons
pragmatiques. Quand j’étais jeune,
je n’avais pas un sou. J’étais donc
contraint d’employer des matériaux
bon marché et accessibles. Par
ailleurs, je n’ai jamais été attiré par
les pièces compliquées à exécuter.
Je voulais des ressources avec
lesquelles il est facile de travailler.
Je me suis rendu compte que je
pouvais faire une sculpture avec un
pull en cinq minutes. J’ai commencé
par piocher dans ma propre garderobe,
mais ça m’a vite causé quelques
difficultés… Par chance, mon atelier
se trouvait alors à côté d’un entrepôt
de fripes ! Je considère le vêtement
comme une seconde peau. Il est lié
à mon attachement à la sculpture,
domaine où, traditionnellement,
la peau, sa représentation sont
des questions essentielles. Ainsi,
une sculpture grecque en bronze,
d’Apollon par exemple, est en
réalité composée d’une fine couche
d’alliage, le reste n’est que du vide.
« Pour chacune des
cinquante-neuf positions,
j’ai prié le modèle de tenir
la pose. L’idée était de
produire une abstraction à
partir du corps humain, en
le cachant, en le couvrant,
en le protégeant, en
le faisant disparaître. »
L’aspect imposant de ce corps
est une illusion, et le bronze fait
véritablement office d’épiderme.
L’utilisation de vêtements et d’objets
du quotidien comme le seau soulève
aussi le problème du vieillissement
des œuvres. Devant une pièce
de Dada ou de Fluxus dans un
musée, je suis souvent déçu. Si le
projet qui prévaut est formidable,
le résultat vieillit mal. Telle chaise
ou tel aspirateur appartiennent
à l’époque de sa production. De
même avec le Porte-bouteilles de
Marcel Duchamp (1914) : de nos
jours, on ne sait plus ce qu’est un
séchoir à bouteilles, la perception
en est donc complètement modifiée.
Quand un musée achète une de mes
œuvres qui contient des vêtements
ou des objets usuels, je demande
aux conservateurs de les renouveler
tous les vingt ans. Ils ne le font
jamais ! C’est oublier que les traces
de transpiration présentes dans la
laine ou le coton attirent les mites :
les œuvres s’autodétruiront de toute
façon [rires].
Dada et Filliou
Les vêtements me fascinent.
Grâce à eux, nous nous mettons
en scène. Ce sont vraiment des
éléments intéressants. Les One
Minute Sculptures ont eu un fort
retentissement dans le monde de
la mode. Raf Simons ou Martin
Margiela s’en sont inspirés. Walter
Van Beirendonck [styliste belge
faisant partie du groupe des Six
d’Anvers] a dessiné des pulls à
partir de mes œuvres, des pulls faits
pour être portés ! C’était incroyable.
J’ai moins aimé la manière avec
laquelle les photographes de mode
se sont emparés de mon travail,
l’ont copié, sans me demander mon
avis ni, bien sûr, me créditer. Je
me suis essayé une fois à la photo
de mode, en 1997. Cela a été un
échec total, un vrai drame ! J’avais
été invité par Palmers, une marque
de lingerie et de homewear très
connue en Autriche, à concevoir
leur campagne de publicité. Elle
avait l’habitude de faire appel à
des photographes célèbres et à
des top-modèles. Le résultat était
« badaboum ». Invariablement : un
regard masculin posé sur des corps
féminins. Je leur ai expliqué que je
souhaitais prendre le contrepied
de ce regard. J’ai dû engager des
modèles venus du porno, car les
mannequins ne voulaient pas
faire ce que je leur demandais,
elles trouvaient les poses stupides.
Évidemment, Palmers a refusé la
campagne. Et voilà ! Notez que c’est
la seule fois où j’ai montré des seins.
C’est délicat de représenter des
corps sexués. Ma série De Profundis
(2012) a pour objet non le corps
féminin des publicités, mais le
corps masculin, nu et vieillissant :
« Des profondeurs, je t’appelle, ô,
Seigneur !» Voilà ce que j’ai à l’esprit
le matin en me voyant dans le miroir
[rires].
Vous ne serez pas surpris
d’apprendre que les sculptures
éphémères, comme celles de
59 Stellungen ou les One Minute
Sculptures, sont nourries de
paradoxe et d’absurde. Il s’agit
moins d’humour que d’incongruité.
Il ne faut pas non plus y déceler un
héritage surréaliste qui, à l’instar
de l’actionnisme viennois, est trop
théâtral : je ne suis guère sensible
au spectaculaire [le directeur
de la Maison européenne de la
photographie, Simon Baker, présent
à l’entretien, précise : « Erwin est
davantage Dada ! »]. Je me sens
plus proche de Dada, oui, ou de
Robert Filliou. J’ai aussi été très
marqué par la lecture de Jean
Genet, de Samuel Beckett, d’Eugène
Ionesco et de Thomas Bernhard.
Observer le monde sous cet angle
de l’absurde permet de voir les
choses différemment. Pas toujours,
et jamais devant une escalope
viennoise [rires], mais parfois, si !
C’est une nécessité, à mon sens.
Propos recueillis par Camille Viéville
« Erwin Wurm. Photographs »,
jusqu’au 7 juin 2020, Maison
européenne de la photographie,
5-7, rue de Fourcy, 75004 Paris,
mep-fr.org
Avril 2020, numéro 18
The Art Newspaper Édition Française
39
Hors piste
© Flavien Prioreau
Christophe Chassol,
le maître du jeu
Le musicien virtuose, connu pour ses harmonisations du réel, signe Ludi,
un album réjouissant inspiré par l’œuvre de Hermann Hesse.
Christophe Chassol vient à peine
de poser ses valises dans son
duplex, niché sous les toits, dans
le 2 e arrondissement de Paris. Le
compositeur rentre de Toulouse où
il donne des cours aux étudiants de
l’Institut supérieur des arts (isdaT).
À son arrivée à la gare, il a fait un
détour par la Fnac. Dans son panier,
les Idées noires de Franquin et la
dernière BD du poilant Édika, Pas
d’panique ! (tous deux chez Fluide
Glacial). En pleine épidémie de
coronavirus, voilà de saines lectures.
À 44 ans, ce sosie de Jean-Michel
Basquiat occupe une place à part
dans le paysage musical français.
Musicien pour Phoenix et Sébastien
Tellier, chef d’orchestre, pianiste,
producteur, auteur de musiques
de film et de publicité… Son CV
est aussi long qu’un solo de Miles
Davis. Signé sur l’anticonformiste
label Tricatel, Chassol est l’un des
artistes français les plus cotés à
l’étranger. Les Américains Frank
Ocean et Solange Knowles (sœur
de Beyoncé) ont fait appel à ses
services sur leurs derniers albums.
Ultrascore
À la croisée de l’underground et
de la pop, à la fois savant et populaire,
artiste et artisan, le virtuose
du piano Fender Rhodes avance
les oreilles grandes ouvertes et sans
œillères. Il collabore régulièrement
avec le monde de l’art contemporain,
dans lequel a gravité sa compagne,
Alexandra Cohen, aujourd’hui à
la tête de la coopérative culturelle
Cuesta, qui mobilise l’art dans le
champ social. Chassol a croisé la
route de Xavier Veilhan, Peter
Klasen, Mohamed Bourouissa,
Sophie Calle… « Cet univers est plus
aventureux et plus libre que celui
de la musique, affirme cet amateur
de Paul Klee et de Gerhard Richter.
Je pense par exemple au mouvement
Fluxus et à la composition
de La Monte Young [pionnier de
la musique minimaliste] : “Tracez
une ligne droite et suivez-la”. Si un
musicien peut jouer à partir de ça,
c’est formidable. »
Formé au Conservatoire de Paris
et au prestigieux Berklee College
of Music, à Boston, le pianiste
règne sur un territoire dont il
a écrit les lois et ne cesse de
redessiner les frontières, et qu’il a
nommé Ultrascore. Son principe
fondateur consiste à traduire en
notes et en accords la parole, les
sons de la nature ou les bruits du
quotidien. Le musicien découpe
la réalité en parcelles musicales
pour en sublimer la poésie. Des
vidéos documentaires piochées sur
YouTube ou qu’il tourne lui-même
constituent la matière première de
ses mélodies. Christophe Chassol
appelle ses expérimentations,
commencées en 2011, des
« harmonisations du réel ». « La
parole est une source inépuisable
de mélodies, avec des rythmiques
et des intervalles que l’on n’aurait
jamais imaginés. Cette technique
est un terrain de jeu fantastique
que Béla Bartók ou Leoš Janáček
ont déjà expérimenté. J’ai vraiment
découvert cette approche avec
l’album Festa dos Deuses (1992)
du Brésilien Hermeto Pascoal.
À la croisée de
l’underground et de
la pop, à la fois savant
et populaire, artiste
et artisan, le virtuose
du piano Fender Rhodes
avance les oreilles
grandes ouvertes
et sans œillères.
Ensuite, j’ai entendu Different
Trains (1988) de Steve Reich [dans
cette pièce musicale, un quatuor
à cordes associe des notes aux
témoignages de survivants de la
Shoah]. » Ses Ultrascores prennent
la forme de films-albums et
s’épanouissent pleinement sur scène
lors de performances où les images
projetées sur l’écran dialoguent avec
la partition. Magique.
Notes de jeu
Christophe Chassol invente une
musique pour et par l’image. « C’est
au cinéma que j’ai connu mes
plus grands chocs visuels. West
Side Story, Le Bon, la Brute et le
Truand, Brian De Palma, Stanley
Kubrick… » Ce passionné de films
d’épouvante est aussi fortement
inspiré par le cinéma documentaire
de Johan van der Keuken,
de Chris Marker ou de Frederick
Wiseman. Ses Ultrascores l’ont
mené à La Nouvelle-Orléans (Nola
Chérie, 2011), en Inde (Indiamore,
2013) ou sur la terre de ses défunts
parents, en Martinique (Big Sun,
2015). Sa dernière création, Ludi,
s’intéresse aux différentes formes du
jeu. À l’origine, il y a l’épiphanie qu’a
instituée la lecture, à 30 ans, du Jeu
des perles de verre (1943). Dans ce
roman utopique de Hermann Hesse
est décrit un jeu extraordinaire réunissant
toutes les sciences et tous
les arts. Ludi (du nom du héros)
s’ouvre avec une citation : « Les
règles, l’écriture figurée et la grammaire
du jeu constituent une sorte
de langue secrète extrêmement perfectionnée
qui participe de plusieurs
sciences et de plusieurs arts, particulièrement
des mathématiques
et de la musique. » On ne pourrait
mieux résumer le syncrétisme de
Christophe Chassol.
Organisé selon la classification
des jeux de Roger Caillois
(compétition, hasard, simulacre,
vertige), Ludi enchaîne une série
de saynètes collectées à travers le
monde. L’enthousiasmant Savana,
Céline, Aya a pour point de départ
une cour de récréation à Puteaux où
« Je compare mes projets
à des maisons dont
je dessine les plans.
Dans mon processus de
création, je me demande
toujours pourquoi
je veux la construire,
ce que je veux dire. »
trois filles tapent dans leurs mains
en annonçant leur prénom. Les
rebonds d’un ballon sur un terrain
de jeux fondent une rythmique
pour un solo de flûte traversière
funky. Le jeu de la phrase pratiqué
par trois choristes (chacun ajoute
un mot à une phrase, puis la
reprend dans son entier) donne
naissance à un jazz saturnien. On
voyage aussi dans une salle de jeux
d’arcade au Japon avant de plonger
d’un grand huit, prétexte à une
cascade de notes décoiffante. Au
fil des écoutes, Ludi s’avère une
inépuisable source d’émotions et
de plaisirs pour l’auditeur.
À l’intérieur de la pochette,
dessinée par l’illustrateur Gaëtan
Brizzi, responsable, avec son frère
Paul, d’une fabuleuse séquence
animée dans Fantasia 2000 des
studios Walt Disney, le compositeur
a reproduit les schémas réalisés
dans son carnet de notes. « Je
compare mes projets à des maisons
dont je dessine les plans. Dans
mon processus de création, je me
demande souvent pourquoi je veux
la construire, ce que je veux dire.
J’aime le suspense, mais pas les faux
mystères. C’est le conseil que je donne
à mes étudiants : dire clairement à
quel point B ils souhaitent arriver.
Si tu offres quelque chose, tu obtiens
toujours autre chose en retour.
Dans ma chronique hebdomadaire
sur France Musique, je dévoile des
techniques que j’ai mis des années
à acquérir. » Humble et généreux,
le philosophe Chassol a fait sienne
la parole de Socrate : « Le savoir est
la seule matière qui s’accroît quand
on le partage. » Pour gagner, il suffit
de jouer le jeu.
Julien Bordier
Chassol, Ludi, Paris, Tricatel, 2020.
Christophe Chassol, Ludi, Le Rocher
de Palmer, Cenon, 14 mars 2020.
© Noémie Villard pour Le Rocher de Palmer