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Les troubles du spectre de l'autisme : troubles de genre ? l'autisme comme
défi à la binarité des genres
Iseppi, Clara
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ISEPPI, Clara. Les troubles du spectre de l’autisme : troubles de genre ? l’autisme comme défi à la
binarité des genres. 2020.
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Université de Genève
Faculté des sciences de la société
Master en Études genre
Les troubles du spectre de l’autisme : troubles de genre ?
L’autisme comme défi à la binarité des genres
Clara Iseppi
Août-septembre 2020
Sous la direction de Prof. Delphine Gardey
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Remerciements
En premier lieu, je tiens à remercier Delphine Gardey pour avoir accepté de m’encadrer dans
cette étude, ainsi que pour son aide et ses encouragements pendant la rédaction de ce mémoire.
Merci à Lionel pour son soutien pendant l’écriture de ce travail.
Enfin, merci à ma mère pour sa patience et son aide.
2
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Liste des abréviations
ADI-R : Autism diagnostic interview
ADOS: Autism diagnostic observation scale
APA : American Psychiatric Association
ASD : Autism spectrum disorders
ASSQ : Autism spectrum screening questionnaire
CARS: Childhood autism rating scale
CFTMEA-R : Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent
CHAT/M-CHAT : Modified checklist for autism in toddlers
CIM : Classification Internationale des Maladies Mentales
DSM : Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders
IRM: Imagerie par résonnance magnétique
NCBI : National Center for Biotechnology Information
OMS : Organisation mondiale de la santé
SCQ : Social communication questionnaire
TD : Typically developing
TED : Troubles envahissants du développement
TED-NOS : Troubles envahissants du développement non spécifiés
TSA : Trouble du Spectre de l’Autisme
3
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Résumé
Historiquement considéré comme un trouble majoritairement masculin, l’autisme touche
néanmoins une fraction non négligeable de filles et de femmes. Ce constat a emmené des
chercheurs de divers domaines scientifiques, dont notamment la psychiatrie ou la neuroscience,
à étudier les caractéristiques et les particularités des femmes atteintes de troubles du spectre de
l’autisme. Ce mémoire a pour objet l’autisme à travers le prisme du genre. Une analyse d’un
corpus d’articles biomédicaux de ces dix dernières années sur la question de l’autisme et les
différences entre les sexes, conjuguée à une méthodologie inspirée de la critique féministe des
sciences a ainsi permis de mettre en avant l’état des recherches sur le genre et l’autisme. De
plus, cette analyse met en lumière les négociations qui ont lieux au sein de ces disciplines quand
les notions de sexe et/ou de genre sont chamboulées. Effectivement, les théories genrées
majeures autour de l’autisme permettent de mettre en avant un certain trouble de genre par le
défi que semblent poser les individus autistes au dogme de la binarité des genres. Ces théories
représentent ainsi des moyens de remise en ordre du brouillage apparent de genre qui s’observe.
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
TABLE DES MATIÈRES
LISTE DES ABRÉVIATIONS 3
RÉSUMÉ 4
INTRODUCTION 7
I. TROUBLES DU SPECTRE DE L’AUTISME ET GENRE : QUEL
EST LE PROBLÈME ? 8
1.1. Problématique 8
1.1.1. Les troubles du spectre de l’autisme : brève introduction 8
1.1.2. Question de recherche 14
1.1.3. Enjeux et apports de la recherche 16
1.1.4. Plan de travail 18
2.1. Cadre théorique 19
3.1. Sources et méthodologie 21
3.1.1. Provenance et nature des données 21
3.1.2. Méthode de récolte et d’analyse des données 22
3.1.3. Choix des articles 24
II. LES TROUBLES DU SPECTRE DE L’AUTISME : DES
TROUBLES AU MASCULIN ? 27
2.1. Les troubles du spectre de l’autisme 27
2.1.1. Bref historique 28
2.1.2. Les changements de 1970-1980 : les classifications internationales 30
2.1.3. L’évaluation diagnostique : principaux outils 34
2.1.4. Principales explications étiologiques 35
2.1.5. TSA et la différence sexe/genre : les grandes lignes 37
Étiologie 38
Phénotype féminin unique 39
Influences socio-culturelles 39
2.2. Présentation du corpus et analyse 40
2.3. Les théorisations genrées des TSA 45
2.3.1. Le phénotype autistique féminin 45
Tableau clinique différent 45
Différences dans les symptômes cardinaux 48
2.3.2. La théorie du cerveau masculin extrême 50
2.3.3. La théorie de l’incohérence de genre 53
2.3.4. Génétique 55
III. LES TROUBLES DU SPECTRE DE L’AUTISME : DES
« TROUBLES DE GENRE » ? 57
5
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
3.1. La critique féministe des sciences : outils pour analyser le cas de l’autisme 57
3.1.1. La recherche des différences entre les sexes 58
3.1.2. Le cadre binaire des genres 59
3.1.3. Les notions de sexe et de genre : trouble dans les définitions 61
3.1.4. « L’individu autiste » : création d’un corps intelligible 64
3.2. Le cerveau comme site de la différence des sexes : les apports des Critical neurosciences et
l’application aux troubles du spectre de l’autisme 65
3.2.1. Le dimorphisme sexuel au niveau du cerveau : définitions et théories 65
Brain organization theory 67
La latéralisation cérébrale 69
La connexion interhémisphérique 70
3.2.2. Les Critical neurosciences : outils et concepts 71
Méthodes de comparaison et surestimation des différences 73
La vision essentialiste des différences entre les sexes 74
3.2.3. La primauté de la classification binaire du masculin et du féminin 76
3.3. « Trouble dans le genre » : l’autisme comme défi au paradigme de la binarité des genres 78
3.3.1. Les apports des théories féministes queer 78
3.3.2. Le sexe comme construction : illustration à travers le cas de l’autisme 79
3.3.3. Les troubles du spectre de l’autisme : défi à l’ordre binaire des genres ? 81
CONCLUSIONS 87
SOURCES 90
Ressources en ligne 95
Corpus d’analyse 96
6
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Introduction
La revue scientifique spécialisée Autism publia en 2017 un numéro spécial 1 sur
l’autisme au féminin, s’inscrivant ainsi dans l’intérêt grandissant de la communauté scientifique
pour la présentation des troubles autistiques chez les filles et les femmes. Les troubles du spectre
de l’autisme, historiquement définis comme des troubles affectant de surcroît les hommes, sont
de plus en plus acceptés comme pouvant aussi toucher les femmes. Cependant, l’image d’un
trouble masculin prévaut encore dans une majorité de travaux scientifiques en la matière, et la
présentation féminine est considérée comme une anormalité du tableau clinique classique de
l’autisme. Les outils et les échelles d’évaluation diagnostiques se fondent d’ailleurs quasiexclusivement
sur cette présentation masculine des symptômes. Or la prévalence féminine de
l’autisme, bien que faible, n’est pas nulle, ainsi comment expliquer ce phénomène ? Quelles
causes biologiques, génétiques ou autres peuvent apporter des éclaircissements sur comment
des femmes puissent être atteintes d’un trouble masculin ?
Ces questionnements ont été le commencement d’une analyse plus approfondie des recherches
autour de la prévalence biaisée de l’autisme, notamment telle qu’elle est menée dans le cadre
des neurosciences et de la psychiatrie. Ces problématiques m’ont ainsi emmener à me poser des
questions plus larges sur les notions de sexe et de genre telles qu’elles sont pensées et travaillées
dans ces disciplines scientifiques. Une étude détaillé d’un corpus précis traitant des questions
de sexe et de genre dans le cas de l’autisme m’ont permis de mettre en avant les défis qui
émergent quand on fait face à un trouble qui semble toucher un sexe plus que l’autre. Les
préjugés et les stéréotypes de genre s’insinuent dans les hypothèses mêmes des chercheurs, et
des certitudes semblant aller de soi paraissent ébranlées. Des différences strictes entre les sexes
sont posées comme préambule dans la majorité des recherches traitant de la question de la
prévalence inégale entre hommes et femmes dans l’autisme. Or ceci, dans le cadre d’une
approche féministe qu’est la mienne, appelle à se poser « toutes sortes de questions
dérangeantes » (Butler, 2006 : p.217) sur ce que sont ces différences, mais aussi autour des
notions de sexe ou de genre. Car loin d’être anodines, les caractérisations faites par les
disciplines scientifiques sur les questions de sexe, de genre et des différences entre hommes et
femmes ont des effets tangibles sur les objets qu’ils étudient. Mon mémoire va tenter de mettre
en lumière ces effets dans un contexte spécifique qui est celui de l’autisme : ce trouble
1 Autism. Special Issue on : Women and girls on the autism spectrum. Vol. 21, n.6, Août 2017. En ligne
https://journals.sagepub.com/toc/auta/21/6 (consulté le 11 avril 2020).
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
historiquement défini comme masculin semble poser des problèmes aux disciplines
neuroscientifiques et psychiatriques dans le sens où elles peuvent aussi concerner les femmes.
Des véritables questionnements émergent ainsi dans la communauté scientifique quant aux
causes de ce phénomène, mais aussi sur les effets de ceci sur la « féminité » de ces femmes
(ainsi que sur la « masculinité » des hommes). Un brouillage semble s’opérer dans les
catégories classiques de distinction des sexes. Mon mémoire a ainsi pour sujet précisément ce
brouillage, et la manière dont les différentes disciplines mentionnées négocient avec ces défis.
Commençons donc par introduire plus précisément ce que sont les troubles du spectre de
l’autisme, ainsi que les questionnements qui en émergent du point de vue du genre.
I. Troubles du spectre de l’autisme et genre : quel est le
problème ?
1.1. Problématique
1.1.1. Les troubles du spectre de l’autisme : brève introduction
Les troubles du spectre de l’autisme (TSA) sont des syndromes qui font partie des
troubles envahissants du développement (CIM-10) et des troubles neurodéveloppementaux
(DSM-5). Ils se caractérisent par des difficultés dans les interactions sociales ainsi que des
comportements et des intérêts restreints et stéréotypés. Les TSA ont aussi une forte prévalence
masculine, avec un ratio homme/femme estimé à quatre pour un, mais qui semble varier avec
le quotient intellectuel : ainsi il est de deux pour un chez les individus présentant des troubles
additionnels et/ou une déficience intellectuelle, et de dix pour un chez les individus dits high
functioning ou Asperger et n’ayant pas de déficience intellectuelle. Ce sex ratio fortement biaisé
est au cœur de nombreux questionnements dans la communauté scientifique s’intéressant à
l’autisme, et notamment dans les domaines de la psychologie, de la psychiatrie et des
neurosciences qui travaillent le plus sur ce trouble. Un grand nombre d’articles scientifiques
s’emploient à rechercher les causes de ces différences de prévalence entre hommes et femmes.
Les changements de paradigme qui se sont opérés autour de la définition clinique de l’autisme
et de son diagnostic depuis les premières caractérisations dans les années 1940 ont influencé
les causes supposées expliquer ces différences de sexe dans la prévalence et la présentation de
l’autisme. Le trouble autistique est aujourd’hui considéré comme un trouble
neurodéveloppemental. Ainsi le domaine de la psychologie et de la psychiatrie s’intéressent-t-
8
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
ils à trouver la cause des différences de sexe en les cherchant au niveau du cerveau et en
employant des méthodes de recherche issues des neurosciences. Nous nous trouvons donc dans
un contexte où les théories neuroscientifiques ont un poids de plus en plus important et leurs
théories, pratiques et thérapies influencent à la fois les recherches biomédicales mais aussi la
société dans son ensemble (Ortega, 2009). Le développement de techniques avancées de
recherche, notamment en génétique et en neurologie, crée un terreau propice aux théories du
déterminisme biologique des différences entre hommes et femmes en les ancrant dans le
cerveau et dans les gènes des individus (Vidal, 2013). Les sites de la différence se transposent
ainsi au cerveau et dans les gènes, ce qui offre un socle biologique à priori immuable pour
signifier les différences entre les sexes (Gardey et Löwy, 2000).
Le poids des neurosciences et de leurs méthodes dans les recherches autour des troubles
autistiques est particulièrement notable dans le corpus d’étude que j’ai choisi d’établir, à partir
de recherches ciblées, sur le portail américain PubMed. Ce portail piloté par le National Center
for Biotechnology Information (NCBI)2 propose depuis 1996 une base de données de près de
30 millions d’articles issus des sciences médicales et biomédicales. La majorité des articles
dans les domaines de la biomédecine sont regroupés dans la base bibliographique MEDLINE,
qui est une base de donnée liée à PubMed. Cette base de données permet une recherche par
mots clés ciblés, ainsi que le choix de différents filtres (temporalité, sujets en particulier)
permettant d’orienter plus précisément la recherche.
J’ai choisi de concentrer mon enquête sur des articles parus au cours des dix dernières
années, c’est-à-dire entre 2009 et 2019, et j’ai ainsi pu observer une constante hausse des
articles traitant de sexe et/ou genre en lien avec l’autisme. Après un processus de sélection et
de tri à partir des abstracts et des mots clés, le corpus final se compose de 69 articles que j’ai
analysé plus en détail. La majorité des articles proviennent d’Amérique du Nord et du
Royaume-Uni et la totalité est en langue anglaise. Les disciplines majoritaires sont la
psychologie, la psychiatrie et les neurosciences. A la lecture de ces articles, j’ai pu mettre en
avant quatre thèmes qui sont traités par les documents du corpus, et que je vais présenter
brièvement ici.
Le premier thème présente l’autisme comme une forme extrême de l’intelligence
masculine : il s’agit de la théorie dite « extreme male brain theory » développée par le
2 Informations issues du site PubMed : https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/about/ (consulté le 4 août 2020)
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Mémoire de maîtrise en études genre
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psychiatre anglais Simon Baron-Cohen. C’est une des théories les plus citées dans les articles
du corpus, et elle se base sur des supposées différences cognitives entre hommes et femmes qui
résultent en des « types de cerveaux » distincts. Les femmes auraient plus de capacité
d’empathie (empathizing) et les hommes auraient une grande capacité pour comprendre les
systèmes et les règles qui les soutiennent (systemizing). Les individus autistes sont supposés
présenter un type de cerveau ultra-masculin, c’est-à-dire avec des capacités de systemizing
exacerbées, mais une empathie sous-développée. Ces différences entre les types de cerveau et
les capacités cognitives sont en grande partie attribuées à des influences hormonales,
notamment de la testostérone prénatale, qui causeraient une « hyper-masculinisation » du
cerveau dès la période fœtale, et ceci aurait des conséquences permanentes visibles tout au long
de la vie.
La deuxième théorie importante est nommée la « gender incoherence theory » : à
l’inverse de la théorie précédente, celle-ci présente l’autisme comme une gender defiant
disorder. Dans cette perspective, les individus autistes sont vus comme défiant leur genre, et
ces études observent une « inversion » des genres, où les hommes autistes sont considérés
comme plus « féminins » et les femmes autistes comme plus « masculines »3. Certains postulent
aussi que les individus autistes sont plus androgynes.
Une troisième vision pour expliquer le sex ratio déséquilibré de l’autisme mettent en
avant le fait que les troubles du spectre de l’autisme se présentent différemment entre hommes
et femmes, et qu’il existe ainsi un phénotype féminin d’autisme. Celui-ci serait méconnu et peu
pris en considération car les définitions cliniques de l’autisme se sont basées sur la présentation
masculine du syndrome, et les recherches se sont ainsi faites sur des échantillons
majoritairement ou exclusivement masculins. De ce fait, les particularités féminines de
l’autisme et de sa présentation ne sont pas mesurées par les outils diagnostics courants, ce qui
conduit au sous-diagnostic des filles et femmes et expliquerait ainsi une partie du sex ratio. Par
ailleurs, les filles autistes sont aussi supposées « camoufler » leurs difficultés, notamment dans
le domaine des relations sociales, ce qui rendrait l’observation de leurs troubles moins flagrante
par rapport aux garçons, et le fait qu’elles soient diagnostiquées moins fréquent.
Le quatrième type d’explication des différences de sexe dans l’autisme se base sur des
explications génétiques. Les femmes auraient par exemple besoin d’une plus grande charge de
mutation génétique que les hommes pour manifester des troubles menant à un diagnostic de
3 Il me semble important ici de noter que ces termes sont ceux utilisés par les auteurs eux-mêmes : ainsi je reprends
leurs expressions et catégorisations car il me semble important d’utiliser les catégories mobilisées par les auteurs,
et ne pas altérer la terminologie des chercheurs.
10
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
trouble autistique. De plus, il existerait des mécanismes génétiques conférant une protection
aux femmes vis-à-vis de l’autisme, mais qui augmenterait le risque pour les hommes.
Ces quatre explications témoignent des théorisations genrées des troubles du spectre de
l’autisme existantes aujourd’hui. Comme le note Lesley Rogers (2010), les recherches
biomédicales sur les différences de sexe peuvent se diviser en deux catégories : d’une part les
explications unitaires, qui présentent la différence comme étant uniquement déterminée par les
gènes, mettant donc en avant une vision essentialiste et déterministe des différences (Rogers,
2010). D’autre part, nous trouvons les explications interactives, qui postulent que les
différences résultent de l’interaction de l’expérience et des gènes, c’est-à-dire une vision alliant
le social et le biologique et la façon dont les deux se co-construisent (Rogers, 2010). Ces deux
types d’explication se retrouvent dans le cadre des quatre théorisations genrées autour des TSA
présentées ci-dessus. Ortega (2009) note que les recherches sur l’autisme et son étiologie se
caractérisent par trois démarches majoritaires : la caractérisation du cerveau « autiste », la
recherche d’un génotype autiste et la recherche autour des influences environnementales
(Ortega, 2009). De même, la recherche de l’explication du sex ratio inégal des TSA s’articule
autour de ces trois axes. Effectivement, les recherches s’emploient à trouver le lieu de la
différence entre hommes et femmes atteints d’autisme, en les localisant soit dans les cerveaux
soit dans les gènes, c’est-à-dire dans la biologie. Le dénominateur commun de ces démarches
ainsi que des théories précédemment citées, est la localisation des mécanismes causant la
prédominance masculine dans la biologie et plus précisément dans le « sexe », tout en faisant
une distinction claire et infranchissable avec le social, c’est-à-dire le « genre » (Cheslack-
Postava et Jordan-Young, 2012). Comme nous le verrons dans le chapitre où nous analyserons
plus en détail le corpus, les notions de sexe et de genre restent floues dans le champ des
neurosciences et de la psychologie, et quand ces deux notions se retrouvent dans les recherches
ils sont le plus souvent clairement distingués en tant que « sexe biologique » et « genre social »,
ou encore utilisés comme synonymes. Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect dans
l’analyse des articles scientifiques sélectionnés pour notre corpus.
Les théories genrées sur l’autisme ne sont cependant pas exemptes du contexte social
où elles sont nées : en effet, toute science est ancrée dans un espace-temps qui l’influence et
vice-versa. Comme le montre Ilana Löwy (1995, p.525) :
11
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
« (…) les divisions de genre opèrent à l’intérieur de la science. Cette proposition
repose sur un double constat : celui du poids de la division en genres dans la société et la
culture, celui de l’impossibilité de laisser la science en dehors de la société et de la culture »4.
En effet, notre société se fonde en grande partie sur la bicatégorisation par sexe, où le masculin
et le féminin sont clairement distincts, et où le masculin prédomine et constitue la norme (Kraus,
2000 ; Hammarström et Annandale, 2012). Cette division, en tant qu’elle est supposée ancrée
dans la biologie, n’est pas remise en cause par les chercheurs car elle paraît naturelle et allant
de soi (Kraus, 2000 ; Gardey, 2006). Ainsi, les recherches s’intéressant à des pathologies
montrant une prévalence masculine ou féminine, comme notamment les troubles autistiques,
courent le risque de présenter des interprétations prouvant une différence incommensurable car
les catégories hommes et femmes sont théorisées comme distinctes par nature, en raison du
caractère retenu comme biologique du sexe (Springer, Hankivsky et Bates, 2012). Les
constructions binaires de sexe sont donc bien souvent renforcées mais pas remises en causes
dans ces recherches (Springer, Hankivsky et Bates, 2012 ; Gardey, 2006).
Les articles sur les différences de sexe dans les TSA présentés ici s’inscrivent dans un plus large
contexte de recherches sur les différences. Ces recherches sont intégrées elles-mêmes à une
histoire, à des contextes et des lieux spécifiques. Il me semble ainsi important de présenter
brièvement les recherches sur les différences de sexe dans le cadre des neurosciences
particulièrement, pour montrer comment ce type de recherche s’inscrit, au même titre que tous
les autres types, dans une constellation précise de contexte politique et social d’une époque
donnée. Mon mémoire n’a pas pour but de proposer une analyse historique détaillée, il s’agit
ici proposer un bref survol qui devrait permettre de saisir les grandes lignes de l’histoire dont
sont héritières les recherches qui se font aujourd’hui sur les différences d’un point de vue
biologique entre les hommes et les femmes. En effet, ces recherches de différences, et
notamment au niveau du cerveau, ont souvent été menées en parallèle à un agenda politique ou
sociétal plus large, où il a fallu ré(affirmer) l’ordre social basé sur les différences et la
hiérarchisation des deux sexes. Comme le note Robyn Bluhm en citant Ruth Hubbard
4 LÖWY, Ilana. Le genre dans l'histoire sociale et culturelle des sciences. In : Annales. Histoire, Sciences Sociales.
Cambridge University Press, 1995. p. 523-529.
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
(2012 :p.234) « pour être crus les faits scientifiques doivent coller aux visions du monde de
l’époque »5 .
Robyn Bluhm (2012) met en avant deux périodes importantes dans l’histoire des
neurosciences et les recherches des différences de sexe au niveau cérébral. La première se situe
à la fin du 19ème siècle : dans un contexte de demandes de droits politiques et sociaux dans les
sociétés Américaines et Anglaises, les médecins veulent prouver que les femmes n’ont pas les
capacités intellectuelles pour exercer ces droits qu’elles revendiquent. Les chercheurs
s’emploient à prouver que les femmes ont des cerveaux plus petits que les hommes, et donc que
la taille serait à la base de la capacité intellectuelle des individus (Bluhm, 2012). De plus, on
essaie de prouver que les activités et stimulations intellectuelles trop intensives seraient néfastes
pour les femmes, voire désastreuses pour l’humanité entière car les bébés nées de ces mères
intellectuelles seraient faibles et abîmés (Bluhm, 2012).
La deuxième période importante se situe entre la fin des années 1960 et les années 1980 :
les recherches de ces années se focalisent essentiellement sur l’endocrinologie, et plus
spécifiquement sur l’influence des hormones pendant la période prénatale sur les fœtus et la
constitution du cerveau (Bluhm, 2012). De ces recherches se développera le modèle linéaire du
développement humain et des différences de sexe, qui suppose que les gènes induisent la
production d’hormones qui vont sculpter le cerveau en fonction du sexe : ainsi, des cerveaux
totalement masculins ou féminins seront développés, et qui détermineront de façon permanent
les comportements et les caractéristiques psychologiques des hommes et des femmes (Bluhm,
2012).
Il est ainsi possible ici d’entrevoir les difficultés qui se posent dès lors qu’on se trouve
en présence d’éléments pouvant perturber cette dichotomie à priori immuable. Comment faire
quand des catégories de personnes ne rentrent pas dans cette conceptualisation binaire du sexe
et du genre ? En effet, comme le note Delphine Gardey (2006 ; p. 665) :
« la matrice hétérosexuelle des conceptualisations biologiques du « sexe » (…) ne
semble pas tolérer la diversité ni le continuum »6.
5 Ma traduction de : « to be believed scientific facts must fit the world-view of the times ». Voir BLUHM, Robyn.
Beyond neurosexism: is it possible to defend the female brain? – In BLUHM, Robyn, JAAP JACOBSON, Anne
et MAIBOM, Heidi Lene (Eds), Neurofeminism. Issues at the intersection of feminist theory and cognitive science.
New directions in philosophy and cognitive sciences. Palgrave Macmillan. 2012, p. 230-245.
6 GARDEY, Delphine. Les sciences et la construction des identités sexuées. Une revue critique. In : Annales.
Histoire, sciences sociales. Éditions de l'EHESS, 2006. p. 647-673.
13
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Cependant comme le laissent entendre les théories genrées sur l’autisme, on se trouve
précisément en face d’un potentiel défi à la dichotomie des sexes. Les individus atteints de TSA
sont tantôt présentés comme hyper-masculinisés, tantôt comme androgynes voire même
inverser leur identité de genre, introduisant ainsi un brouillage dans la certitude de la
hiérarchisation et la division sexuée. Or ceci semble clairement problématique au vu de la
prégnance de ce modèle dichotomique dans notre société, où l’ordre social semble basé sur
l’ordre biologique (Vidal, 2013 ; Gardey et Löwy, 2000). Ainsi, l’incertitude et l’ambiguïté
n’ont pas de place dans la matrice de différence des sexes, et encore moins dans la médecine
qui fonde une grande partie de ses paradigmes dans la division des sexes, et qui met en avant
l’importance d’avoir une identité sexuelle claire pour le bien-être des individus (Gardey et
Löwy, 2000). Comment alors réagir face à des cas qui ne semblent pas suivre ces lignes rigides ?
De quelle façon procède la psychologie et les neurosciences face à ces brouillages des genres
dans le cas des TSA ? Un problème semble ainsi se dessiner entre les théories de la dichotomie
du sexe et les observations faites sur les individus TSA.
1.1.2. Question de recherche
Les TSA semblent ainsi introduire des questionnements autour de la validité du cadre
théorique de la dichotomie des genre. En effet, le développement de théories genrées autour de
l’autisme laissent-elles penser que le sexe et le genre sont pensés dans les recherches sur
l’autisme. On peut se demander alors comment les neurosciences et les disciplines qui s’y
rattachent négocient avec ces définitions quand les distinctions classiques sont remises en cause,
et les manières dont les théories genrées autour de l’autisme sont mobilisées par ces savoirs
scientifiques pour rendre compte des brouillages de genre qui se profilent.
Ainsi, mon mémoire va-t-il essayer de répondre à la question suivante : en empruntant
la formulation de Judith Butler7, l’autisme met-il en avant un « trouble dans le genre » ?
Plus précisément, les individus autistes sont-ils un défi à la binarité des genres ?
En effet, les théories tels que la « Extreme male brain theory « ou la « Gender incoherence
theory » postulent des « troubles dans le genre » chez les individus atteints de troubles
autistiques. Dans le cadre théorique de la binarité des sexes, des phénomènes vus comme
7 BUTLER, Judith. Trouble dans le genre: le féminisme et la subversion de l'identité. Paris : Editions La
découverte, 2006.
14
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
atypiques pour les hommes seront considérés comme féminins, et à l’inverse un phénomène
atypique pour les femmes sera vu comme masculin (Jordan-Young et Rumiati, 2012). Les
recherches dans mon corpus montrent comment les sciences médicales essayent de remettre en
ordre la binarité des genres en trouvant l’origine des « anormalités » de la différenciation
sexuelle, que ce soit au niveau cérébral, hormonal ou encore environnemental, pour ainsi
pouvoir rétablir l’ordre des sexes sur lequel se base la majorité des paradigmes de la médicine
et de la psychologie. Les différences hommes-femmes sont de cette façon rétablies et validées
car basées sur des recherches scientifiques.
On peut aussi se demander pour quelle raison des théories telles que la « Extreme male
brain theory » ou la « Gender incoherence theory » sont si largement reprises dans les études
sur l’autisme et les différences de sexe : que nous dit ceci sur l’état et le rapport qu’entretiennent
les neurosciences avec les notions de sexe et de genre ? Mon mémoire va permettre de voir la
relation des neurosciences et des recherches biomédicales avec le sexe et le genre, et comment
ces sciences participent à la construction de définitions qui vont avoir des effets plus larges, et
notamment au niveau du diagnostic et de la prise en charge des troubles autistiques. Tout ceci
met en lumière toute la complexité de penser les notions de sexe et de genre dans le contexte
des sciences dites « dures ». Cela nous permet aussi de nous interroger sur les difficultés à
penser la matérialité (du corps, du cerveau) et les différences construites, sociales, tout ceci en
lien avec l’autisme et le sex ratio inégal qui s’observe.
Outre ces considérations plutôt épistémiques, il est intéressant d’étudier la façon dont
l’autisme est pensé comme un syndrome au masculin. En effet, des articles de mon corpus
mettent en avant comment la version (le « phénotype ») féminine de l’autisme est différente de
celui masculin, presque une variante « anormale » de la présentation classique du trouble
autistique. La norme est ainsi pensée au masculin, comme cela a été le cas pour d’autres
maladies (par exemple les maladies cardio-vasculaires).
L’article de Gillis-Buck et Richardson “Autism as a biomedical platform for sex differences
research” de 2014 m’a servi de base de réflexion pour ma problématique. Dans cet article, les
deux auteures mettent en avant la façon dont la recherche autour des différences de sexe dans
l’autisme devient en réalité un point focal d’où partent d’autres recherches sur les différences
entre hommes et femmes. De cette façon, la prévalence masculine de l’autisme est réduite à des
causes biologiques, qu’elles soient au niveau cérébral ou génétique, tout en mettant dans
l’ombre les causes sociales ainsi que les stéréotypes de genre qui pourraient aussi expliquer la
vision de l’autisme comme un trouble au masculin. Comme le montrent Fausto-Sterling, Coll
15
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
et Lamarre (2012a), une distribution différentielle de la prévalence d’une maladie entre hommes
et femmes peut laisser penser qu’il existe deux normes distinctes, c’est-à-dire une pour les
femmes et une pour les hommes, et qui ne se recoupent pas. Ainsi ces recherches ancrées dans
le cadre binaire des sexes participent-elles simultanément à renforcer ce même cadre (Springer,
Hankivsky et Bates, 2012). Ce phénomène est d’autant plus amplifié qu’il émane d’un projet
scientifique, ce qui lui confère une légitimité sociale accrue car la science est considérée comme
neutre et objective (Löwy, 1995). Or les sciences, et ceux qui font science, sont aussi
influencées par les représentations de genre qui prévalent à un moment et à un lieu donné, et
dans un contexte social et politique, ce qui a un impact sur les théorisations, les méthodes et les
recherches scientifiques (Gardey, 2006 ; Hoffman et Bluhm, 2016). Plus précisément, elles
participent à construire et à (re)modeler les identités sexuelles des individus qu’elle étudie
(Gardey, 2006 ; Gardey et Löwy, 2000), cela même si ces individus ne rentrent pas dans la
bicatégorisation préscrite, comme le mentionne notamment Cynthia Kraus en citant Judith
Butler (2000 ; p.190, souligné par l’auteur) : « (…) le sexe est une catégorie normative qui
produit, circonscrit, régule le corps en permettant ou en interdisant certaines identifications pour
produire un corps sexué, culturellement intelligible ». Ainsi, les sciences s’inscrivent dans un
contexte où les individus ne peuvent être pensés que en appartenant à l’une ou l’autre des
catégories dichotomiques de sexe, et aucun cas intermédiaire n’est toléré sous peine d’être
pathologisé. Même en présence de cas ne rentrant pas clairement dans la dichotomie, il persiste
« l’impératif culturel » (Kraus, 2000 : p. 209) de rétablir cette bicatégorisation en créant des
« (…) identités et des corps sexués clairs et stables, quoique ces mêmes corps soient équivoques
(…) » (Kraus, 2000, p.209, souligné par l’auteur). Nous verrons ainsi par la suite comment ceci
s’applique dans le cas des individus atteints de TSA, et la façon dont ils présentent un défi au
cadre théorique de la dichotomie des genres.
1.1.3. Enjeux et apports de la recherche
Mon mémoire va ainsi mettre en lumière la façon dont sont pensées les notions de sexe
et de genre dans les champs scientifiques s’intéressant aux TSA, et comment ces savoirs
médicaux vont négocier avec le défi que semblent poser les individus atteints de troubles
autistiques au dogme de la binarité de genre. Comme le notent Löwy et Rouch (2003), les
différences de sexes sont influencées, co-crées par les pratiques scientifiques d’un espace-temps
donnée, ainsi que par le développement de nouvelles technologiques médicales. Mon travail va
16
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
s’inscrire dans cette démarche qui consiste à ne pas considérer les notions de sexe et de genre
ainsi que les différences biologiques comme étant des objets stables ; au contraire il s’agira ici
de voir la façon dont ces notions sont inscrites dans le contexte scientifique actuel qui situe de
façon croissante les différences entre les sexes au niveau cérébral.
Étudier les théorisations genrées autour de l’autisme me semble aussi important au vu
des implications plus larges qu’elles engendrent : en effet, ces théorisations, qui sont aussi des
affirmations sur le sexe et le genre, influencent les pratiques cliniques et de diagnostic entourant
l’autisme, ce qui atteint directement les individus concernés par ces troubles. On peut ainsi
penser que ceci peut avoir des conséquences délétères sur ces individus, mais aussi leurs
proches. En cristallisant et essentialisant les différences de sexes entre les individus atteints de
TSA, il existe un risque de véhiculer l’idée que ces différences sont fixes et naturelles, donc
inévitables car « crées » par la nature (Fine, 2012 ; Rippon et al. 2014).
Mon mémoire va aussi permettre de voir comment sont pensés le masculin et le féminin
dans les sciences s’intéressant au cerveau et le lien avec les comportements, et la manière dont
est pensé et négocié la binarité des genres dans un contexte qui semble la défier tel que les TSA.
Delphine Gardey et Ilana Löwy (2000 ; p. 14) notent en effet que « (…), les dichotomies sont
donc entités variables, objets de définitions et de redéfinitions, modes d’interrogation
inévitablement situés et datés mais toujours à l’évidence tributaires d’une pensée du féminin et
du masculin, et de leurs relations. ». Analyser les conceptualisations et les théorisations autour
des différences entre les hommes et les femmes dans le contexte médical me semble d’autant
plus important que, dans nos sociétés biomédicalisées, la voix de la médecine a un fort écho,
d’autant plus quand les explications des différences de sexes semblent résider dans le cerveau
(Kaiser et al., 2009). Comment trouver un meilleur « haut-lieu biologique » que le cerveau ?
Voir comment les sciences médicales et psychologiques sont, au même titre que les autres
sciences, parcourues et traversées par des stéréotypes et des idées préconçues sur le genre (Van
den Wijngaard, 1991), le sexe, le masculin et le féminin devient ainsi plus qu’un simple exercice
de pensée. Il devient essentiel car ces théorisations genrées ont des réels effets sociétaux, ainsi
que cliniques dans le cas de l’autisme (Rippon et al. 2014), mais aussi sur les représentations
sociétales autour de l’autisme et des individus atteints de ce trouble. En analysant un corpus
d’articles publiés sur une période de dix ans, je vais pouvoir proposer une vue d’ensemble sur
l’état des recherches et des pensées autour du sexe et du genre dans le contexte de l’autisme sur
un période déterminée. Ce n’est donc pas une revue de l’état des recherches depuis le début des
travaux sur l’autisme, mais plutôt une fenêtre sur un laps de temps court mais dense en termes
de publications disponibles.
17
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Ce travail va en outre permettre de mettre en évidence la manière dont les sciences
biomédicales participent à définir et à construire les identités sexuées (Gardey, 2006), et de
cette façon justifier et maintenir le cadre de la dichotomie des genres, qui s’inscrit dans notre
société qui se fonde en grande partie sur la stabilité de cette binarité (Kraus, 2000). Face à une
catégorie d’individus qui semble défier cette binarité, les sciences médicales continuent de les
penser en références à deux sexes catégoriquement différents, comme on le voit pour les cas
intersexuels, mais aussi dans les cas de l’autisme (Kraus, 2000). Jordan-Young (2012) montre
dans son travail sur les femmes atteintes d’hyperplasie congénitale des surrénales, un trouble
endocrinien dans lequel les femmes présentent des taux anormalement élevés de testostérone et
sont donc considérées comme « masculinisées », comment ce diagnostic devient un cadre à
travers duquel se définit et se re-définit la sexualité et le genre, et aussi à travers lequel on va
juger et interpréter les traits et les comportements de ces femmes. De même, nous verrons la
manière dont le diagnostic d’autisme peut avoir ces mêmes effets.
En dernier lieu, mon mémoire va aussi proposer une vue d’ensemble sur l’utilisation et
les définitions des notions de sexe et de genre, à travers l’étude des articles de mon corpus. Ceci
va permettre de mettre en lumière la façon dont opère le déterminisme biologique qui semble
s’ancrer de plus en plus dans la médecine d’aujourd’hui, mais aussi les conséquences de
l’utilisation des notions de sexe et de genre comme synonymes, un fait qui s’observe clairement
dans les articles de mon étude (Hammarström et Annandale, 2012).
1.1.4. Plan de travail
Mon mémoire se divise en trois parties. La première partie se compose de l’introduction
aux troubles du spectre de l’autisme proposée ci-dessus. La suite de cette première partie retrace
le cadre théorique et méthodologique, inspiré en grande partie par les critiques féministes des
sciences. Il s’agit ainsi de poser les bases conceptuelles sur lesquelles se construira le restant
de l’argumentation.
Dans la deuxième partie, je propose d’analyser plus en profondeur les troubles du spectre de
l’autisme, en retraçant l’histoire de sa définition depuis l’apparition de l’autisme comme figure
clinique et entité diagnostique. J’aborderais aussi les différents outils diagnostiques. À la suite
de ceci, j’analyserais plus en détail les théories genrées déjà mentionnées brièvement dans cette
première partie. Ceci sera relié avec l’étude du corpus d’articles qui constitue mon terrain
d’analyse pour ce mémoire.
18
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
La troisième partie se veut plus critique : en empruntant des concepts et notions des critiques
féministes des sciences, ainsi que du courant des Critical neurosciences, il s’agit de lire et
analyser les théories genrées de l’autisme d’un point de vue féministe. Cette partie montrera la
façon dont les troubles du spectre de l’autisme se posent, outre qu’un trouble masculin, aussi
en un véritable trouble de genre.
2.1. Cadre théorique
L’étude critique des sciences (Sciences studies) nous donne des outils pour penser la
science non comme un objet naturel et sans histoire, mais plutôt comme une « institution »
(Pestre, 2006 : p.3) où se concentrent « un ensemble de « pratiques et de faire » (ibid). Ainsi,
la science est une entreprise humaine, où agissent des individus et dont les pratiques
scientifiques se rattachent au contexte social et historique dans lequel ils vivent. Dans cette
approche critique, la science est donc « dés-essentialisée » (Pestre, 2006 : p. 7), c’est-à-dire
dépourvue de son aura de discipline neutre et objective, et devient de ce fait un objet d’étude
permettant l’analyse et la critique des manières de faire, des idéologies ou encore des
théorisations qui y ont lieu. Cependant, ces pratiques scientifiques ne se font pas dans un vase
clos, mais bel et bien dans un contexte social donné, et où les deux se co-produisent et
s’influencent mutuellement (Pestre, 2006). En effet, comme le note Dominique Pestre (2006 :
p.48), « la science étant un dispositif qui produit des ordres conceptuels et sociaux multiples
– et non un dispositif qui « dévoilerait » simplement l’ordre caché de la nature - , il est maladroit
de « décontexualiser » ce qu’elle dit et fait. Toujours liés à des porteurs et des lieux, ces dires
et faire sont toujours en passe d’être redéfinis. ». Les savoirs scientifiques sont dont intégrés
dans des lieux précis, ce qui remet en question la prétendue universalité des savoirs des sciences
dites « dures » (Oudshoorn, 1998). Cette approche critique des sciences permet aussi de se
défaire de la vision courante qui représente la science comme une entreprise tendant toujours
vers le progrès, et où les « erreurs » du passé font partie de ce cheminement vers la vérité
scientifique (Gardey, 2006 ; Pestre, 2006 ; Gardey et Löwy, 2000). En adoptant une vision
historique, on peut ainsi dévoiler la manière dont les sciences et leurs pratiques ont toujours été
en lien avec le contexte où elles se font.
Depuis les années 1970, des travaux critiques féministes sont venus compléter et élargir les
concepts des Science studies. Des biologistes et autres scientifiques femmes ont voulu mettre
en avant le caractère sexiste des savoirs des sciences de la vie ou des sciences sociales en
montrant la manière dont ces savoirs naturalisent les différences entre les hommes et les
19
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
femmes, ainsi que les notions de masculinité ou de féminité (Pestre, 2006). Le concept de
« genre » vient alors signifier la distinction entre ce qui est socialement construit (le genre) et
ce qui est biologique (le sexe), pour se défaire des discours naturalisants et essentialistes sur les
différences et les inégalités hommes/femmes (Hammarström et al. 2014 ; Krieger, 2003 ;
Gardey, 2006 ; Löwy et Rouch, 2003 ; Gardey et Löwy, 2000). Cette dichotomie a été remise
en cause dans les années 1980 et 1990, notamment à travers les théories queer, qui pensent le
sexe comme étant lui aussi un fait social, et rompant ainsi la distinction claire entre genre et
sexe proposée par la première vague féministe (Kraus, 2000 ; Kaiser, 2012 ; Kaiser et al., 2009 ;
Gardey, 2006 ; Löwy et Rouch, 2003). Dans ce même contexte, le genre est aussi pensé en
termes relationnels, dans le sens où il est vu comme une catégorie d’analyse et comme un
signifiant de relations de pouvoir et d’inégalité entre les hommes et les femmes (Löwy, 1995 ;
Springer, Hankivsky et Bates, 2012 ; Gardey et Löwy, 2000).
La critique féministe des sciences nous donne ainsi des outils précieux pour prendre en compte
les opinions ordinaires dans les sciences, c’est-à-dire les représentations et images qui sont
produites par ce que Sandra Harding (1989) appelle « science as usual », c’est-à-dire « les
sciences telles qu’elles se font » (Gardey, 2006 : p. 651). Cette approche nous permet de
comprendre la relation entre les images de la masculinité et de la féminité qui prévalent dans
une société à un temps donnée et la production de savoirs scientifiques sur la masculinité et de
la féminité8. On peut ainsi se poser la question de savoir quels sujets sont choisis par les sciences,
et pourquoi tel sujet est-il considéré pertinent.
Regarder les « sciences telles qu’elles se font » permet de rompre avec la vision de l’objectivité
et la neutralité absolue qui est attachée aux sciences naturelles, et de mettre en avant le fait que
toute connaissance est située, c’est-à-dire ancrée dans un contexte social et politique, mais aussi
qu’elle est le fruit d’individus eux-mêmes intégrés dans ce contexte (Gardey, 2006 ; Löwy et
Rouch, 2003 ; Fausto-Sterling, 1986). Dans le cadre des critiques féministes, ceci a permis de
dé-naturaliser des propos sur la différence entre hommes et femmes, ou encore sur la place de
la femme dans la société. Le genre est ainsi un outil d’analyse puissant, et aussi un concept qui
nous permet de comprendre les significations de la masculinité et de la féminité qui sont
8 Ma traduction de : “(…)better understanding about the rela- tion between the social images of masculinity and
femininity and the scientific production of knowledge about masculinity and femininity”. Voir VAN DEN
WIJNGAARD, MARIANNE. The Acceptance of Scientific Theories and Images of Masculinity and
Femininity. Journal of the History of Biology, 1991, vol. 24, no 1, p. 19-49.
20
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
attachées aux catégories d’homme et de femme dans une société (Löwy, 1995). Cet outil, ainsi
que les apports des critiques féministes des sciences fournissent un cadre théorique intéressant
pour étudier les manières multiples dont les sciences participent à (co-)créer les notions de
masculinité et de féminité, ou encore de différences de sexe/genre en les transformant en
phénomènes naturels car ancrés dans la biologie (Gardey, 2006 ; Löwy et Rouch, 2003 ; Gardey
et Löwy, 2000).
3.1. Sources et méthodologie
3.1.1. Provenance et nature des données
Ma recherche se base sur l’analyse d’un corpus d’articles issus de la base de données
américaine PubMed9, qui compte près de 30 millions de références de littérature médicale. J’ai
choisi cette base de données pour le grand nombre de références proposées, ainsi que pour sa
large utilisation dans d’autres articles de recherche se basant sur l’étude de corpus d’articles
médicaux.
Pour étudier la façon dont semble apparaître le « trouble dans le genre » dans l’autisme,
j’ai centré mes recherches autour d’articles traitant des différences de sexe/genre et d’autisme.
Ainsi mon terrain est constitué d’articles scientifiques provenant de différents domaines, dont
notamment les neurosciences, la psychologie ou encore la génétique.
La majorité de mon corpus est constitué d’articles présentant des recherches de
psychologie cliniques, comportant des observations effectuées sur un groupe cible (ici les
individus atteints de TSA) et sur un groupe contrôle (ici des individus dits neurotypiques, donc
non atteints de TSA), ainsi que l’administration de tests psychologiques. Une autre partie des
articles présentent des recherches incluant des mesures et des prélèvements, notamment de sang
pour y mesurer des niveaux d’hormones. De plus, une partie du corpus se constitue de
recherches utilisant des techniques d’imagerie cérébrale comme par exemple l’imagerie par
résonnance magnétique (IRM). Enfin, il me semble important ici de mentionner que certains
articles ne traitent pas d’individus diagnostiqués autistes, mais travaillent sur des individus
sains présentant des traits autistiques. J’ai choisi d’intégrer ces articles dans l’analyse car ils
représentent la vision d’un continuum des traits autistiques qui s’étend dans la population
générale. Cette idée a été développée par la psychiatre Lorna Wing dans les années 1980, qui
9 Disponible sur: https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov (consulté le 8 août 2020)
21
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
met en avant l’idée que des traits qu’on peut caractériser d’autistiques sont présents à des degrés
divers dans toute la population, avec les cas extrêmes étant caractérisés de pathologiques donc
diagnostiqués TSA (Baron-Cohen et Hammer, 1997). Je reviendrai plus en détail sur cette
notion ultérieurement dans mon mémoire.
Ces articles ainsi que les différentes méthodes utilisées seront présentés et analysés plus
en détail dans la deuxième partie de mon travail.
On notera dès à présent que près de 30% des articles proviennent d’Amérique du Nord, et 25%
de Grande-Bretagne. Le reste provient essentiellement d’Europe et d’Australie. Uniquement
trois articles sont non-Occidentaux : un est issu d’Iran, et deux de Chine.
Le protocole suivi pour la sélection des articles (recherche par mots clés dans la fonction
recherche de PubMed) est détaillée dans la prochaine section.
3.1.2. Méthode de récolte et d’analyse des données
Pour effectuer ma recherche dans la base de données PubMed, j’ai appliqué la méthode
présentée dans l’article « Autism as a biomedical platform for sex differences research » de
Gillis-Buck et Richardson (2014). Ainsi, j’ai appliqué leurs termes de recherches, qui me
semblent pertinent au vu de la similitude de nos thèmes de recherche. Mettre en avant
l’évolution des recherches sur les différences de sexe/genre et les troubles du spectre de
l’autisme nous permet de voir la façon dont les recherches sur les différences de sexe/genre se
développent dans les domaines de la médecine et de la psychologie, ainsi que la manière dont
se dessine le « trouble dans le genre » dans et autour des TSA.
J’ai utilisé la fonction de recherche standard proposée par PubMed, pour chercher des
articles, abstracts et mots-clés traitant de différences de sexe/genre et d’autisme (Gillis-Buck et
Richardson, 2014 ; Oertelt-Prigione et al., 2010)10. En amont de cette recherche, j’ai effectué
une première phase exploratoire : en combinant plusieurs mots clés de recherches, sur une
période de 20 ans, j’ai pu constater que la question d’« autisme et genre » a commencé à
émerger comme point d’intérêt à partir des années 2010 11. Pour cette raison j’ai axé ma
recherche finale sur une période de dix ans (2009-2019).
10 Termes de recherche effectué le 8 mars 2019: (autism AND (“sex difference*” OR “gender difference*” OR
“sex specific” OR “gender specific” OR “sexual difference*” OR “sexual dimorph*” OR “sex dependent*” OR
“gender dependent*” OR “sex based” OR “gender based” OR “sex ratio*” OR “sex characteristic*”) . Filtré par:
Article types=Journal articles OR Review Text availability=Abstract OR Full text Publication dates=10 years
Species=Humans
11 gender AND autism 2944 articles. Augmentation depuis 2014
22
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
En utilisant cette méthode de recherche, j’ai obtenu un total de 796 articles et revues de
la littérature avec les termes de recherche, et 335 en rajoutant les filtres.
L’analyse du corpus d’articles sera à la fois quantitative et qualitative. Premièrement,
une analyse quantitative (simple) va permettre de présenter le corpus plus en détail, ainsi que
de mettre en avant la diversité des domaines de recherches et des méthodes utilisées. Ceci
permet aussi de voir la multitude d’acteurs et de disciplines médicales qui s’intéressent aux
TSA.
En deuxième lieu, j’effectuerai une analyse qualitative d’analyse de discours et de contenu,
pour mettre en lumière les différentes théorisations qui existent autour des TSA. En lisant de
façon systématique les articles du corpus, j’ai ainsi pu compléter une grille de lecture pour
mettre en avant les théorisations genrées des TSA, ainsi que les définitions et les constructions
des catégories de sexe et de genre, ce qui permet une vue d’ensemble de la manière dont ces
notions sont effectivement pensées et travaillées dans les sciences biomédicales et
psychologiques qui s’intéressent à l’autisme. Ceci permettra aussi de voir la façon dont ces
sciences négocient avec le trouble dans le genre posé par l’autisme, face au cadre théorique de
la binarité des sexes, en essayant de trouver des explications biologiques pouvant sauver l’ordre
social reposant sur la distinction claire entre hommes et femmes.
Ma méthode se veut féministe en ce sens que je suis les propositions d’Isabelle Clair (2016 :
p.70), qui propose qu’une méthode peut être qualifiée de féministe si : « 1) elle promeut de
penser ensemble théorie et méthode ; 2) elle fonde cette théorie sur une acception que selon
laquelle le genre est une catégorie d’analyse et non un objet ou une « donnée » à observer ; 3)
elle s’appuie sur un corpus bibliographique féministe – entre autres corpus ». Lier méthode et
théorie me semble pertinent dans le cas de mon mémoire, qui va allier analyse d’un corpus
biomédical et critique féministe des sciences. Cette analyse féministe du corpus se fait donc à
travers le prisme du genre, où le genre en tant que catégorie d’analyse (Scott et Varikas, 1988),
fait ressortir les enjeux et les (re)négociations qui ont lieu dans le cas des recherches sur les
TSA et l’apparent trouble de genre qui s’y profile.
women AND autism 506 articles. Augmentation depuis 2014
autism AND gender differences 753 articles. Augmentation constante depuis 2010
autism AND sex ratio 129 articles. Pic en 2016
23
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
3.1.3. Choix des articles
Mon corpus final se compose de 69 articles, qui seront la base de mes analyses. Pour
sélectionner les articles pertinents pour ma recherche, j’ai appliqué les critères de sélection
développés par Oertelt-Prigione et collègues (2010). Ces derniers développent les critères
d’inclusion et d’exclusion pour choisir des articles pertinents à analyser du point de vue des
différences de sexe/genre12 :
Critères d’inclusion :
• Articles décrivant des différences de sexe/genre spécifiques dans l’espèce
analysée
• Articles analysant des données relatives à des différences spécifiques de
sexe/genre
Critères d’exclusion :
• Absence de descriptions de sexe/genre
• Présence d’énoncés généraux ou sans analyse
• Référence à la maladie étudiée uniquement comme co-morbidité
En appliquant cette méthode de filtrage et de sélection, 69 articles remplissaient les conditions
et sont ainsi pertinentes pour mon analyse. Le schéma 1 montre le processus de sélection, et est
inspiré de la méthode utilisée par Loomes, Hull et Mandy (2017).
12 Oertelt-Prigione et al. (2010, p.2)
24
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Articles identifiés à
travers recherche
dans base de
donnée PubMed
(n=796)
• Identification
Application de filtre
de recherche
(n=335)
• Filtrage
Analyse des
abstracts rentrant
dans les critères de
sélection
(n=184)
• Analyse
Articles retenus
pour analyse
(n=69)
Schéma 1 : Processus de sélection et de filtrage des articles du corpus
Le corpus final se compose de 69 articles retenus pour l’analyse. Comme mentionné
plus haut, la majorité des articles proviennent d’Amérique du Nord et du Royaume-Uni. Il ne
ressort pas d’auteur ou de groupe d’auteur majoritaire, ce qui montre que le thème des
différences de sexe/genre dans les TSA est un sujet qui intéresse un grand nombre de chercheurs
divers. Ceci a aussi été observé dans le corpus d’articles étudiés par Gillis-Buck et Richardson
dans leur article (2014). Les domaines majoritaires qui étudient les TSA et le sex ratio
déséquilibré sont la psychologie, la psychiatrie et les neurosciences. Cette diversité permet de
voir la prégnance des questions des différences de sexe/genre dans les TSA, mais aussi plus
largement, comme nous allons le voir plus loin. Les revues de la littérature ne sont pas inclus
dans le corpus, mais seront utilisées pour compléter les analyses car ils constituent des outils
intéressants pour suivre le développement des connaissances scientifiques dans un domaine
(Oertelt-Prigione et al., 2010). Ainsi, le corpus inclut des articles présentant des recherches
cliniques en psychologie, psychiatrie ou encore neurologie. Ce type d’article permet de voir la
façon dont sont conceptualisées les notions de sexe et/ou de genre dans les domaines de la
psychologie et des neurosciences, et comment ceci est intégré aux réflexions autour des TSA.
25
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Ces articles permettent aussi d’analyser les discours autour des concepts de sexe et de genre, et
de mettre en avant comment ces disciplines pensent le genre, notamment en lien avec des
affections qui semblent le troubler, comme les TSA.
Les articles choisis proviennent de journaux scientifiques divers, même si la majorité
des articles ont été publiés dans des revues spécialisées dans les recherches autour des troubles
autistiques. Ainsi, une grande partie des articles publiés en 2017 par exemple ont été publiés
dans un numéro spécial de la revue Autism sur les questions de genre et d’autisme13. Ceci
montre comment les questions des différences de sexe/genre commencent à être des questions
de plus en plus importantes dans les domaines de la médecine et de la psychologie. Le tableau
1 montre les journaux d’où proviennent les articles de mon corpus.
Liste des revues scientifiques
American Journal of Medical Genetics Part B: Neuropsychiatric Genetics (USA)
Archives of Sexual Behavior (USA)
Autism (USA)
Autism research (USA)
Biological Psychology (USA)
Brain (UK)
Disability and health journal (USA)
Journal of abnormal child psychology (USA)
Journal of attention disorders (USA)
Journal of autism and developmental disorders (USA)
Journal of neurophysiology (USA)
Journal of the American Academy of Child & Adolescent Psychiatry (USA)
Laterality: Asymetries of Body, Brain and Cognition (USA)
Molecular autism (UK)
Neuroscience bulletin (Chine)
PLoS One (USA)
Psychiatry Research: Neuroimaging (USA)
Psychoneuroendocrinology (USA)
Research in developmental disabilities (USA)
Social cognitive and affective neuroscience (UK)
The British Journal of Psychiatry (UK)
Tableau 1 : Liste des journaux scientifiques
13 Autism. Special Issue on : Women and girls on the autism spectrum. Vol. 21, n.6, Août 2017. En ligne
https://journals.sagepub.com/toc/auta/21/6 (consulté le 11 avril 2020).
26
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
II.
Les troubles du spectre de l’autisme : des troubles au
masculin ?
2.1. Les troubles du spectre de l’autisme
Cette partie propose un bref historique de la notion d’autisme et de sa définition. Nous nous
intéresserons ensuite aux critères diagnostiques tels qu’ils sont mis en place par les
classifications internationales : la Classification Internationale des Maladies (CIM) et le
Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM), qui sont les références pour
la majorité des travaux de recherche, mais aussi pour poser un diagnostic d’autisme aujourd’hui.
Le DMS sera particulièrement intéressant ici en ce qu’il représente la « Bible de la psychiatrie »
(Bajeux, 2016 : p.18 ; Vuille, 2014), et est donc particulièrement influant dans les pratiques
cliniques et la recherche scientifique. Ce Manuel a la particularité de ne pas proposer d’étiologie
des troubles, mais uniquement les différents critères qui doivent être remplis pour poser un
diagnostic (Bajeux, 2016). Le DSM est édité par l’Association Américaine de Psychiatrie (APA)
qui se compose d’acteurs privés et publics experts dans le domaine de la psychiatrie. Bien que
le DSM soit édité aux États-Unis son influence dépasse largement ses frontières, et il est utilisé
au niveau international comme outil diagnostic mais aussi dans une myriade d’autres fonctions :
effectivement, Marilène Vuille (2014 : p.3) note que « [s]es modes d’exploitation sont
diversifiés : clinique, scientifique, mercantile, idéologique, médico-légal, à des fins de pouvoir,
de remboursement des soins, d’élaboration de politiques publiques (…) ». Ainsi, le DSM se
démarque comme un outil extrêmement influant et puissant dans les domaines de la psychiatrie,
et les spécialités qui s’y rattachent, dont notamment les neurosciences. L’influence d’une
approche neurologique, qui se note particulièrement dans la dernière version du DSM (DSM-
5, APA, 2013) s’inscrit ainsi dans la notion, qui fonde la psychiatrie, selon laquelle les troubles
mentaux sont avant tout des maladies du cerveau (Bajeux, 2016 : p.19). Les troubles autistiques,
comme nous l’évoquerons plus loin, sont ainsi pensés majoritairement comme étant localisés
au niveau cérébral.
Nous le verrons, les troubles autistiques ont subi et subissent des changements de
définition et de caractérisation au cours des différentes versions du Manuel. Commençons ainsi
par présenter l’autisme en proposant un bref survol historique de l’évolution de ce trouble et de
sa caractérisation au cours du temps.
27
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
2.1.1. Bref historique
La notion d’autisme telle qu’elle est pensée aujourd’hui prend ses racines dans les
premières théorisations qui ont été faites à son sujet dans les années 1940. Même s’il est vrai
que les individus qui aujourd’hui auraient été considérés autistes ont été classés de façons
différentes à travers l’histoire (par exemple « l’idiotie » ou « arriération mentale » dans les
débuts du XXème siècle), la définition qui est utilisée aujourd’hui date du milieu des années
1940. Ainsi, le bref historique proposé ici débutera à cette période, même si écrire l’histoire de
l’autisme à travers le prisme du genre me semblerait un projet intéressant, ce n’est néanmoins
pas le propos de mon mémoire14.
Le terme d’autisme a été utilisé la première fois par un psychiatre suisse, Eugen Bleuler,
qui en 1911 l’utilise pour décrire un mécanisme de défense qui survient chez les schizophrènes
adultes, et qui consiste en un repli sur soi et une distanciation en réponse à des difficultés
émotionnelles due au trouble schizophrène (Hochmann, 2009 ; Tardif et Gepner, 2019). Le mot
autisme vient du grec autos et signifie « soi-même ». Ainsi, au début le terme autiste s’applique
à un mécanisme dit secondaire (c’est-à-dire en lien avec une autre pathologie, ici la
schizophrénie), et non à un trouble à proprement parler comme c’est le cas aujourd’hui. Il faut
attendre les années 1943, quand le pédopsychiatre américain Leo Kanner utilise ce même terme
pour décrire « (…) une figure clinique originale » (Hochmann, 2009 : p.246) dans son article
« Autistic disturbances of affective contact » (Kanner, 1943). Kanner y décrit ce qu’il appelle
un « trouble autistique (inné) du contact affectif » (Hochmann, 2009 : p.246), trouble qu’il
nomme autisme infantile précoce. Kanner a effectué des observations sur une cohorte de onze
enfants, soit huit garçons et trois filles, tous âgés de moins de onze ans. Il relève ainsi deux
symptômes centraux de l’autisme qui sont la solitude et l’immuabilité, observant que ces
enfants ne jouent pas avec les autres, ou alors de façon anormale, et qu’ils se focalisent, parfois
jusqu’à l’obsession, sur des détails (Hochmann, 2009). Kanner veut à tout prix différencier
l’autisme de la schizophrénie, notamment en insistant sur le fait que la difficulté fondamentale
de ces enfants autistiques est leur « (…) inaptitude (…) à établir des relations normales avec
les personnes et à réagir normalement aux situations depuis le début de la vie » (Hochmann,
2009 : p.247, italiques de l’auteur). Kanner met donc en avant le caractère inné du trouble
autistique, sans pour autant en proposer une étiologie spécifique. Étant fortement influencé par
14 Pour l’histoire de l’autisme, on peut par exemple se référer à : HOCHMANN, Jacques. Histoire de l’autisme.
Paris : éditions Odile Jacob. 2009.
28
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
la psychanalyse et la psychopathologie 15 , il suggère une possible cause venant de
l’environnement familial qu’il décrit comme étant peu aimant, ainsi que des problèmes dans les
interactions initiales entre les parents et l’enfant, et plus particulièrement du côté de la mère
(Hochmann, 2009 ; Tardi et Gepner, 2019). Ces propos ont notamment inspiré la notion de
« mères réfrigérateur » qui a été longtemps invoqué pour décrire ces mères « froides et
distantes » d’enfants autistes, même si comme le note Jacques Hochmann (2009), les propos de
Kanner ont été déformés au cours du temps. Néanmoins, cette théorie qui met en cause la
relation mère-enfant - aussi appelée hypothèse psychogénétique maternelle - a prévalue
jusqu’aux milieu des années 1970 au moins, comme nous allons le voir plus loin (Hochmann,
2009 ; Tardif et Gepner, 2019).
Presque simultanément à Kanner, une autre théorisation de l’autisme voit le jour : il
s’agit de celle faite par le pédiatre autrichien Hans Asperger, et qu’il publie dans son article
« Les Psychopathes autistiques pendant l’enfance » en 1944, soit un an après Leo Kanner.
Cependant, les deux hommes n’avaient pas connaissance de leurs travaux respectifs, malgré la
quasi simultanéité de leurs articles. De plus, l’article d’Asperger va passer inaperçu à sa
publication, et restera dans l’oubli jusque dans les années 1980, quand la pédopsychiatre
anglaise Lorna Wing traduit et publie cet article16.
A la différence de Kanner, Asperger décrit l’autisme comme un état, c’est-à-dire un
type de personnalité pathologique, plutôt qu’une maladie (Hochmann, 2009). Il base sa
caractérisation sur l’observation de quatre garçons, qu’il suit pendant de nombreuses années
dans la vie quotidienne. Sa description des individus atteint de ce qu’il nomme la
« psychopathie autistique » se rapproche de celle de l’autisme infantile précoce de Kanner car
Asperger note que « l’anomalie principale du psychopathe autistique est une perturbation des
relations vivantes avec l’environnement (…) » (Hochmann, 2009 : p.257). La difficulté dans
les relations et les interactions sociales sont donc, comme chez Kanner au centre du trouble
autistique. Asperger note aussi la difficulté qu’ont ces individus à décoder les émotions d’autrui,
ce qui aujourd’hui est théorisé comme un manque d’empathie, notion que nous aborderons plus
tard. Dans ses observations, Asperger a remarqué la plus forte prévalence masculine de
15 Discipline développée au début du 20ème siècle, qui tente d’expliquer les maladies mentales, notamment en
comprenant les mécanismes psychologiques par lesquels l’organisme réagit à des troubles. Les symptômes des
maladies mentales sont donc vues comme des réactions à des difficultés émanant de l’environnement et de la
relation avec celui-ci de l’individu (Hochmann, 2009)
16 WING, Lorna. Asperger's syndrome: a clinical account. Psychological medicine, 1981a, vol. 11, no 1, p. 115-
129.
29
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
l’autisme, et note que les rares filles atteintes ne présentent qu’une partie des traits de
personnalité qui caractérisent les garçons autistes, et aussi que l’autisme chez ces filles est plutôt
une conséquence d’une encéphalopathie, c’est-à-dire de maladies au niveau du cerveau
(Hochmann, 2009). Asperger va ouvrir la voie à la théorie du « cerveau masculin extrême »
que va développer le psychiatre anglais Simon Baron-Cohen presque 50 ans après, car il évoque
déjà le fait que l’autisme est une forme « hypertrophié » (Hochmann, 2009 : p.263) de
l’intelligence masculine avec des capacités exacerbées pour l’abstraction, alors que
l’intelligence féminine se porterait surtout sur les sentiments, qui selon lui sont absents chez les
autistes. Pour finir, il me semble intéressant de noter qu’Asperger va aussi observer le
développement de la vie sexuelle et sentimental des autistes, où il va noter que ce
développement est « dysharmonieux » (Hochmann, 2009 : p.262), et qu’ils sont à la fois
intéressés et désintéressés à la sexualité, mais qu’ils peuvent montrer des « extravagances »
(ibid) dans ce domaine en montrant par exemple une « attirance homosexuelle » (ibid). Bien
évidemment, quand Asperger parle « d’extravagancces » il faut prendre en compte son ancrage
dans la psychiatrie et la société des années 1940, mais il me semble néanmoins intéressant de
relever ceci car cette notion semble être un précurseur des observations qui sont présentées
notamment dans mon corpus d’articles qui notent des attirances homosexuelles ainsi que
d’autres comportements vus comme non conformes à la matrice hétérosexuelle.
Ainsi, le terme d’autisme tel qu’il a été qualifié par Kanner et Asperger vont marquer
ce que Tardif et Gepner (2019 : p.13) vont décrire comme « (…) une entité complexe, avec un
noyau commun de signes spécifiques, et des frontières relativement floues (…) ». Cette vision
est encore présente aujourd’hui, et s’inscrit dans la caractérisation des maladies mentales
comme formant un continuum, avec des formes d’intensité variables, mais qui comportent des
caractéristiques communes (Tardif et Gepner, 2019).
La notion d’autisme et sa compréhension va être surtout traitée et pensée par la psychanalyse,
et ce jusqu’à la fin des années 1970, où les classifications internationales vont marquer la
définition des maladies mentales ainsi que la discipline de la psychiatrie d’une manière encore
visible aujourd’hui.
2.1.2. Les changements de 1970-1980 : les classifications internationales
L’approche psychopathologique, qui est issue de la psychanalyse, a été utilisée de
manière dominante et quasi-exclusive pour tenter d’expliquer les causes de l’autisme, et ce
30
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
durant une trentaine d’années à la suite des théorisations par Kanner et Asperger dans les années
1940 (Tardif et Gepner, 2019). La psychopathologie fait partie de ce que Jacques Hochmann
(2009 : p.185) qualifie de « révolution doctrinale » dans la psychiatrie au début du 20ème siècle.
Il s’agissait maintenant d’expliquer les maladies mentales, au lieu d’uniquement les classer et
les décrire comme cela se faisait avant. Ce courant a été très inspiré par la psychanalyse, dont
les concepts ont influencés les théorisations de Kanner et d’Asperger. L’autisme est ainsi
considéré comme une psychose infantile, où le concept clé est la défense, c’est-à-dire que les
manifestations symptomatiques de l’autisme sont des mécanismes de défense (des réactions)
en réponse à des problèmes dans l’environnement du bébé ou de l’enfant, et ce principalement
dans la relation avec la mère (Tardif et Gepner, 2019 ; Hochmann, 2009). Cette approche
psychanalytique a été dominante pour expliquer et essayer de traiter l’autisme jusque dans les
années 1970-1980.
La décennie entre 1970 et 1980 va être marquée, surtout dans les pays anglo-saxons, par
les avancées dans le domaine de la psychologie développementale, qui s’emploie à étudier le
développement psychologique des enfants, qu’il soit normal ou pathologique (ibid). Les
approches psychanalytiques, autrefois dominantes, sont maintenant condamnées, et c’est
surtout la notion de psychose infantile qui va être critiquée, notamment à cause de la lourde
responsabilité qu’a fait poser la psychanalyse sur les mères dans le trouble autistique de leur
enfant. De plus, cette période voit une résurgence des approches génétiques en recherche, ainsi
on souhaite proposer une vision plus organiciste et biologique des troubles mentaux, et non pas
comme uniquement dus à l’environnement affectif comme cela était affirmé par la
psychanalyse (Hochmann, 2009). Le changement de dénomination de l’autisme va changer en
1979, quand le Journal of Autism and Childhood Schizophrenia (fondé en 1971 par Leo
Kanner), change de groupe éditorial et ainsi de titre pour devenir le Journal of Autism and
Developemental Disorders, encore actif aujourd’hui (Hochmann, 2009) : l’autisme est
maintenant considéré comme un trouble du développement, et on abandonne la notion de
psychose infantile. Ce changement a été grandement influencé par le contexte sociétal de
l’époque et notamment aux États-Unis, qui a été marqué par la constitution d’associations de
parents d’enfants autistes de plus en plus organisées, et qui ont réussi à exercer une grande
pression pour changer le statut de l’autisme, appuyés par l’acceptation en 1975 du texte de loi
« Developemental Disabilities Act » qui reconnaît désormais l’autisme comme un trouble
affectant le développement et nécessitant des soins et un suivi particulier et lourd (Hochmann,
2009).
31
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
C’est en 1980 aussi que va être publié la troisième version du Diagnostic and statistical
manual of mental disorders (APA, 1980), dans lequel l’autisme va véritablement devenir une
entité diagnostique, et non plus uniquement associés vaguement à la schizophrénie infantile
comme ce fût le cas dans les première et deuxième versions du DSM (Hochmann, 2009). La
publication du DSM-III se fait dans un contexte difficile pour la psychiatrie, et dont les
méthodes ainsi que sa véritable place dans la médecine, sont contestées (ibid). C’est pour cette
raison, note Jacques Hochmann (2009), que la cause des maladies mentales sont rattachées à la
biologie dans le DSM-III, pour ainsi redonner une image de scientificité à la psychiatrie. Le
DSM-III classe ainsi l’autisme dans les troubles globaux du développement, et abandonne la
terminologie de psychose. En 1987, le DSM-III révisé (DSM-III-R, APA) change la définition
et place l’autisme dans les troubles envahissants du développement (TED). Cette terminologie
va rester en place jusque dans les années 2013. Ainsi, le terme TED va rester dans le DSM-IV
(APA, 1994) et dans sa version révisée le DSM-IV-TR (APA, 2000). Ce sont les catégories du
DSM-IV, DSM-IV-TR et du DSM-5 (APA, 2013) qui vont le plus nous intéresser ici car ce
sont principalement elles qui sont utilisées dans les travaux de recherche ainsi que dans les
processus diagnostiques aujourd’hui.
Les troubles envahissants du développement incluent cinq catégories dans le DSM-IV :
autisme, syndrome d’Asperger (qui se caractérise par une absence de retard mental, à la
différence de l’autisme), le syndrome désintégratif de l’enfance, le syndrome de Rett (survient
à cause d’une mutation génétique sur le chromosome X et affecte donc majoritairement les
filles), et les troubles envahissants du développement non spécifiés (TED-NOS). Ces troubles
du développement se caractérisent par l’« altération de plusieurs secteurs de développement –
capacités d’interaction sociale réciproque, capacités de communication – ou par la présence de
comportements, d’intérêts et d’activités stéréotypés » (Hochmann, 2009 : p.454) : on voit ainsi
l’influence de la caractérisation faite par Kanner dans les années 1940.
Les DSM-IV/TR développent la dite triade autistique, longtemps utilisée comme référence
diagnostique. Cette triade, qui présente les critères pour poser un diagnostic d’autisme sont les
suivants (cités dans Tardieu et Gepner, 2019):
a. altérations des interactions sociales réciproques
b. anomalies/particularités de la communication verbale
c. caractère restreint et répétitif des activités et des pôles d’intérêt
32
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
L’autisme est ainsi, et à partir de là, considéré comme un trouble dû à des causes
biologiques et dont les localisations qu’elles soient génétiques ou cérébrales peuvent être
déterminées (Hochmann, 2009).
En 2013 sort la cinquième version du DSM (DSM-5, APA), pour l’instant encore la
version la plus récente. Dans cette version, les catégories des TED du DSM-IV-TR sont
regroupées sous le seul terme des troubles du spectre de l’autisme (TSA), qui eux-mêmes
appartiennent à la rubrique des troubles neurodéveloppementaux. Le préfixe neuro souligne le
fait que l’autisme est désormais vu comme un trouble au niveau cérébral, et que l’étiologie est
à trouver dans la biologie plutôt que l’environnement.
Le DSM-5 privilégie une approche dimensionnelle plutôt que catégorielle, c’est-à-dire
l’évaluation de l’intensité des différents symptômes pour poser un diagnostic, au lieu
d’uniquement donner des critères pour rentrer dans une catégorie diagnostique comme c’était
le cas dans les DSM antérieurs (Tardieu et Gepner, 2019). Ainsi, le DSM-5 établit des niveaux
de sévérité des TSA, plutôt qu’une appartenance à une catégorie d’autisme. La triade autistique
classique utilisée jusque-là est remplacée par une dyade autistique, qui se compose des
altérations de la communication sociale et des comportements restreints et stéréotypés.
L’autisme selon le DSM-5 se définit donc par les caractéristiques suivantes (cités dans
Tardif et Gepner, 2019 : p.33) :
a. Déficits persistants dans communication et interactions sociales dans plusieurs
contextes
b. Comportements, intérêts ou activité restreintes, ou répétitifs, ainsi que troubles de
la perception sensorielle
c. Apparition des symptômes durant la période du développement précoce
d. Symptômes causent déficits cliniquement observables dans les sphères sociales,
occupationnelles ou autres
e. Ces perturbations ne sont pas mieux expliquées par une déficience intellectuelle ou
un retard global du développement
Le nouveau terme de troubles du spectre de l’autisme renvoie à l’idée d’un continuum sur lequel
se distribuent les traits autistiques selon leur gravité et leur diversité, et met en lumière cette
approche dimensionnelle privilégiée désormais par le DSM-5 (Tardif et Gepner, 2019).
33
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Parallèlement aux DSM, l’Organisation Mondiale de la Santé a aussi émis des
classifications nosographiques : ainsi, celle qui est actuellement utilisée, souvent de façon
conjointe avec les DSM-IV-TR ou le DSM-5, est la Classification Internationale des Maladies
(CIM), et plus précisément la CIM-10 qui date de 1993. La CIM-10 utilise encore la notion de
troubles du développement, qui regroupe ici huit catégories : autisme infantile, autisme
atypique, syndrome de Rett, autre trouble désintégratif de l’enfance, hyperactivité associée à
un retard mental et des mouvements stéréotypés, syndrome d’Asperger, autre TED et TED sans
précision (OMS, 2008).
Ces classifications nosologiques représentent des véritables guides diagnostiques à la
disposition des professionnels de la santé. Voyons à présent comment se fait cette évaluation
diagnostique dans le cas de l’autisme.
2.1.3. L’évaluation diagnostique : principaux outils
Le diagnostic de l’autisme, mais aussi les recherches scientifiques autour du trouble
s’appuient principalement sur le DSM-IV-TR ou le DSM-5, le plus souvent conjointement au
CIM-1017. Pour établir le diagnostic, les praticiens utilisent aussi des outils d’évaluation,
notamment pour mesurer la gravité et la manifestation des symptômes et des difficultés dans
différents domaines. Le processus diagnostic fait intervenir un nombre important de spécialistes,
dont des pédopsychiatres, des psychologues ou encore des éducateurs spécialisés. Le diagnostic
est souvent posé avant les trois ans de l’enfant, et trois outils de diagnostic précoce sont
majoritairement utilisés : le CHAT/M-CHAT (Baron-Cohen ; Robins), le questionnaire de
communication sociale SCQ (Rutter, Bailey, Lord) ou le Autism spectrum screening
questionnaire (ASSQ ; Ehlers, Gillberg et Wing). Ces outils se composent le plus souvent
d’observations de l’enfant et de questionnaires remplis par les parents autour du comportement
et du développement de leur enfant.
En complément de ces premiers outils, on trouve aussi des outils développés pour évaluer
l’intensité des troubles de façon quantitative et qualitative (Tardif et Gepner, 2019). Les trois
principaux sont :
17 Il convient de noter que la France est ici un cas à part, et qui a développé sa propre classification, qu’elle
applique majoritairement pour poser les diagnostics : il s’agit de la Classification française des troubles mentaux
de l’enfant et de l’adolescent (CFTMEA-R, 2010). Cette classification est critiquée du fait de son utilisation de la
notion de « psychose » infantile pour caractériser l’autisme, notion qui a été abandonnée par les classifications
internationales du DSM et du CIM.
34
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
1. CARS (échelle d’évaluation de l’autisme infantile), qui comporte des observations des
comportements de l’enfant
2. ADI-R (autism diagnostic interview), un entretien structuré et standardisé avec les
parents pour établir l’histoire développementale de l’enfant
3. ADOS (autism diagnostic observation scale), où on évalue les comportements de
l’enfant dans des situations de jeu filmées.
Il existe d’autres outils et tests psychométriques, mais ceux présentés ici sont les plus utilisés
dans la plupart des évaluations diagnostiques aujourd’hui.
Pour terminer, il me semble important d’ajouter que ces outils d’évaluation ont une forte
composante subjective du fait qu’ils s’appuient sur des observations de comportements ou de
situations de jeux notamment, mais aussi sur les appréciations des parents. Ces derniers peuvent
ainsi, tout comme les professionnels de la santé, avoir des idées et des attentes notamment liées
aux comportements qui serait appropriés ou bien vus comme anormaux chez leurs enfants, et
en particulier des comportements « gender appropriate » c’est-à-dire qui sont considérés
comme normaux pour une fille ou un garçon. De plus, le diagnostic des TSA est
comportemental, c’est-à-dire qu’il est posé uniquement après l’évaluation des types et de la
sévérité des problèmes comportementaux qu’ils engendrent (Tardif et Gepner, 2019). Nous
verrons dans l’analyse du corpus que cette composante est traitée comme un facteur introduisant
un biais dans le processus diagnostique des TSA, en défaveur des filles.
La prochaine section propose une présentation des principales explications étiologiques des
TSA.
2.1.4. Principales explications étiologiques
Les causes de l’autisme sont encore aujourd’hui inconnues, et malgré un nombre
important de travaux de recherches qui ont été menés sur l’étiologie de ce trouble, aucun facteur
ou autre mécanisme n’a été trouvé qui puisse expliquer l’autisme (Tardif et Gepner, 2019). La
communauté scientifique s’intéressant aux TSA s’accorde cependant de plus en plus pour dire
que ces troubles sont « l’expression clinique et psychopathologique de dysfonctionnements
neurodéveloppementaux complexes et d’origine endogène et exogène » (Tardif et Gepner,
2019 : p. 7). Ainsi, les principales causes de l’autisme sont aujourd’hui supposées être localisées
dans le cerveau et les innombrables circuits neuronaux qui le constituent, même si comme nous
35
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
le verrons ultérieurement la localisation précise au niveau anatomique et fonctionnel n’a
toujours pas été trouvée. Les TSA seraient dues à des troubles survenus au cours du
développement du système nerveux, et ceci aurait des origines génétiques et
environnementales 18 (Tardif et Gepner, 2019). L’autisme n’est pas considéré comme une
maladie aujourd’hui mais comme un syndrome, qui représente un ensemble de signes et de
symptômes (ibid) : les TSA sont présentés comme étant des « syndromes d’origine
multigénique et plurifcatorielle » (ibid : p.71). Ainsi, il n’existe pas une cause unique qui
viendrait expliquer l’autisme, mais bien un ensemble de causes impliquant plusieurs gènes et
des facteurs environnementaux divers, et qui perturbent le développement du système nerveux
déjà chez le fœtus. Les principaux travaux de recherches se font donc actuellement dans les
domaines de l’épidémiologie, la génétique et les neurosciences, fait qui se vérifie aussi dans
mon corpus d’articles (ibid).
Outre les causes, les chercheurs ont aussi trouvé des « marqueurs », qui sont des
anomalies souvent trouvées en lien avec l’autisme : ces marqueurs sont plus précisément
neurobiologiques, donc ils sont localisés dans les structures du cerveau (Tardif et Gepner, 2019 :
Hochmann, 2009). Ainsi, les recherches ont essayé de trouver la localisation d’anomalies
anatomiques au niveau cérébral. Plusieurs localisations ont été proposées depuis le début de ce
type de recherche, mais les principales zones qui ont été explorées et qui continuent à l’être
sont les suivantes (Tardif et Gepner, 2019 : p.83) : le cervelet, le cortex temporal (impliqué
dans langage et association des percepts), le cortex frontal (prise de décision et fonctions
exécutives) et le corps calleux (transfert inter-hémisphérique). On voit donc que les structures
anatomiques sont explorées en fonction de leurs implications dans les comportements, et plus
précisément dans des comportements qui font défaut ou qui sont problématiques chez les
individus autistes. Ces recherches sont souvent couplées à des recherches utilisant les
techniques d’imagerie cérébrale, pour pouvoir de cette façon « voir » le fonctionnements de ces
structures cérébrales, et ses éventuelles anomalies, pour ainsi caractériser le « cerveau de
l’autiste » (Hochmann, 2009 : p.464).
Ainsi, le modèle étiologique qui prévaut aujourd’hui dans les recherches sur les TSA
est un modèle linéaire qui se déclinerait de la façon suivante : « gène-cerveau-environnementcomportement
» (Tardif et Gepner, 2019 : p.87). Nous verrons plus en détail ce modèle dans
les prochains chapitres, et notamment les conséquences d’un tel modèle biogénétique (Kreiser
18 L’environnement ici est défini comme étant l’environnement pré- et/ou postnatal, plus précisément
l’environnement intra-utérin, et ensuite l’environnement péri- et postnatal.
36
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
et White, 2014), mettant le biologique comme fondement des comportements, sur le sex ratio
de l’autisme, et sur l’influence de ce modèle sur les théorisations genrées des TSA. A présent,
intéressons-nous au sex ratio et les théories qui existent visant à rendre compte de la plus grande
prévalence masculine dans les TSA.
2.1.5. TSA et la différence sexe/genre : les grandes lignes
Les disciplines scientifiques s’intéressant à l’autisme n’ont que récemment pris en
considération les différences hommes/femmes dans leurs recherches, ou questionné le sex ratio
inégal, souvent postulé comme étant de quatre garçons pour une fille (4:1). Ainsi, ce sex ratio
est repris dans un grand nombre de travaux de recherche sans être remis en question. De même,
les classifications nosographiques du DSM-IV et du DSM-5 se basent sur ce ratio, et ainsi
influence la pose de diagnostic plus récurrente chez les garçons que chez les filles. Les essais
cliniques menés pour construire les critères des troubles autistiques du DSM-IV ont été faits
sur des échantillons composés de quatre garçons pour une fille, suivant ainsi le sex ratio
classique pour les TSA (Kreiser et White, 2014). De plus, ces échantillons étaient composés
d’individus ayant déjà des diagnostics d’autisme au préalable (ce qu’on appelle des clinical
samples), et comme nous le verrons plus tard les échantillons de ce type présentent souvent un
sex ratio plus élevé que des échantillons composés de la population générale (population
samples) et dont les individus n’ont pas de diagnostic préexistant (ibid). Les DSM-IV et DSM-
5 ne proposent par ailleurs pas d’indications particulières pour poser un diagnostic pour les
filles, ni d’informations au sujet de ce ratio inégal entre hommes et femmes au niveau de la
prévalence de l’autisme (ibid).
Devenant un sujet de plus en plus pris en compte, les différences entre hommes et
femmes dans l’autisme suscitent d’avantage d’intérêt de la part des sciences travaillant sur les
TSA. Ainsi, différentes théories ont été proposées pour essayer d’expliquer les mécanismes
causant la forte prévalence masculine dans les TSA. Nous les présenterons brièvement ici, car
ils seront repris plus en détail dans la partie suivante qui analyse le corpus d’article. Ce n’est
pas une liste exhaustive des théories qui existent à ce sujet, mais ce sont celles qui sont le plus
fréquemment mises en avant dans les travaux de recherches actuels sur ce thème.
37
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Étiologie
L’autisme étant un syndrome à forte composante génétique, des mécanismes à ce niveau
sont pensés comme pouvant expliquer la plus forte part de garçons atteins de TSA par rapport
aux filles. Ainsi, les filles seraient au bénéfice de mécanismes de protection biologiques qui les
épargnerait en plus grande partie contre l’autisme : ceci est appelé le female protective effect.
Par des mécanismes liés aux chromosomes X, dont les filles héritent de deux paires, certaines
mutation génétiques qui prédisposent à l’autisme n’ont pas lieu ou sont supprimées 19, leur
conférant ainsi une protection contre l’autisme (Kirkovski, Enticott et Fitzgerald, 2013 ; Lai et
al., 2015 ; Lai et al., 2017 ; Van Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ; Werling et Geschwind,
2013 ; Schaafsma et Pfaff, 2014 ; Davis et Pfaff, 2014 ; Chen et al., 2017). Certains auteurs
pensent que les garçons sont alors plus à risque pour développer des troubles autistiques, du fait
qu’ils n’ont qu’un chromosome X et un chromosome Y : ainsi, certaines mutation génétiques
qui sont supprimées chez les filles du fait de l’inactivation d’une des deux chromosomes X ne
le sont pas chez les garçons les rendant plus vulnérables au développement de troubles types
TSA (Kirkovski, Enticott et Fitzgerald, 2013 ; Lai et al., 2015 ; Lai et al., 2017 ; Van
Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ; Werling et Geschwind, 2013 ; Schaafsma et Pfaff, 2014 ;
Davis et Pfaff, 2014 ; Chen et al., 2017). Cette relative protection génétique qu’ont les filles
suppose cependant que, quand elles sont atteintes de TSA, elles auront des troubles plus sévères
car elles nécessitent un plus grand nombre de mutation génétiques pour atteindre le seuil
nécessaire pour développer un trouble autistique : c’est ce que les chercheurs nomment le
higher liability threshold (Kirkovski, Enticott et Fitzgerald, 2013 ; Lai et al., 2015 ; Van
Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ; Werling et Geschwind, 2013 ; Chen et al., 2017).
Les hormones sexuelles, dont notamment l’hormone androgène de la testostérone sont mis
en avant comme étant des facteurs de risque pour les TSA notamment à cause de leur influence
organisationnelle sur le cerveau et ce dès le stade embryonnaire. Ainsi, une forte concentration
de testostérone a un effet « masculinisant » (voire « hypermasculinisant ») sur le
développement neuronal, causant un cerveau masculin (Kirkovski, Enticott et Fitzgerald, 2013 ;
Lai et al., 2015 ; Lai et al., 2017 ; Van Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ; Werling et
Geschwind, 2013 ; Hull, Mandy et Petrides, 2017 ; Schaafsma et Pfaff, 2014 ; Davis et Pfaff,
2014 ; Chen et al., 2017). L’effet masculinisant sur le cerveau du fœtus aurait de cette façon
19 L’un de la paire des chromosomes X est inactivé au hasard chez les filles
38
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
des implications directes sur les comportements problématiques qui sont rencontrés dans les
TSA, notamment au niveau des capacités d’empathie et de réciprocité sociale (Hull, Mandy et
Petrides, 2017).
Phénotype féminin unique
Certains chercheurs pensent que le sex ratio inégal des TSA s’explique par un phénotype
féminin de l’autisme qui se différencie de celui masculin notamment dans la présentation
clinique des symptômes typiques de l’autisme. Ainsi, il existe des manifestations différentes
entre les hommes et les femmes autistes dans les domaines de la triade autistique : les filles
autistes ont par exemple moins de comportements restreints et stéréotypés par rapports aux
garçons (Young, Oreve et Speranza, 2018 ; Kirkovski, Enticott et Fitzgerald, 2013 ; Kreiser et
White, 2014 ; Lai et al., 2015 ; Van Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ; Loomes, Hull et Mandy,
2017). De plus, les filles autistes sont capables de camoufler leurs difficultés dans les
interactions et relations sociales : c’est la théorie du « camouflaging » (Young, Oreve et
Speranza, 2018 ; Lai et al., 2015). À cause de cette capacité à masquer les difficultés, les
symptômes dans le domaine de la communication peuvent être mal interprétés voire considérés
comme absents lors du diagnostic, ce qui peut expliquer une partie du sous-diagnostic qu’on
observe pour les femmes (Kreiser et White, 2014).
Les hommes et femmes atteints de TSA présenteraient aussi des profils cognitifs
différents, notamment au niveau de certaines capacités psychologiques (Chen et al., 2017). Ceci
serait dû à l’organisation neuronale médiée par la testostérone et qui participe à la création de
profils cognitifs masculinisés, aves des particularités comportementales qui s’y rattachent.
Nous reviendrons sur ce point ultérieurement.
Influences socio-culturelles
Un dernier composant qui peut expliquer le sex ratio inégal sont les influences du
contexte socio-culturel. Les différentes normes sociales peuvent influencer la présentation
clinique et les comportements des individus autistes, mais aussi avoir un impact sur les
représentations que peuvent avoir les parents, les enseignants ou les professionnels de la santé
sur la façon dont devrait se comporter un garçon ou une fille autiste (Young, Oreve et Speranza,
2018 ; Kreiser et White, 2014 ; Lai et al., 2015). Ceci peut introduire un biais diagnostic en
39
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
défaveur des filles autistes, qui ont moins de chance d’être diagnostiquées avec un trouble
autistique (Young, Oreve et Speranza, 2018 ; Kreiser et White, 2014 ; Lai et al., 2015).
Ces attentes différentielles liées au sexe se traduisent aussi dans un biais possible dans
les outils d’évaluation qui sont couramment utilisés pour poser le diagnostic, notamment du fait
qu’ils ont été développés et testés sur des échantillons majoritairement masculins, donc ne
prenant peut-être pas en compte les présentations cliniques spécifiques aux femmes (Young,
Oreve et Speranza, 2018 ; Kreiser et White, 2014 ; Van Wijngaarden-Cremers et al., 2014 ;
Loomes, Hull et Mandy, 2017 ; Chen et al., 2017).
Comment sont appliquées ces théories dans la pratique scientifique s’intéressant aux troubles
autistiques ? La prochaine section propose une présentation et une analyse plus approfondie du
corpus d’articles de recherches composant le terrain d’analyse de mon mémoire.
2.2. Présentation du corpus et analyse
Le corpus d’articles qui m’a servi de terrain d’analyse de l’état des connaissances en
matière d’autisme et la prévalence différente entre hommes et femmes se compose de 69 articles
issus de la base de données PubMed. De ces 69 articles, 42% ont été publiés entre 2016 et 2017,
et on observe une augmentation depuis 2012. On ne peut pas faire ressortir un ou des auteurs
majoritaires, ce qui montre que l’autisme est un sujet qui intéresse une multitude d’acteurs de
domaines scientifiques divers.
Les journaux publiant ces articles sont aussi nombreux : le tableau 1 (voir page 26) liste les
différents journaux scientifiques publiant les articles de mon corpus.
On peut ainsi noter que ce sont des journaux traitant de thématiques liées aux neurosciences, à
la psychiatrie et à la psychologie. Cependant, la majorité des articles ont été publiés dans des
journaux spécifiquement centrés sur l’autisme et d’autres troubles neurodéveloppementaux
associés. Ainsi, près de 65% des articles du corpus ont été publiés dans ces journaux spécialisés
dans l’autisme. Plus spécifiquement, dix-neuf ont été publiés dans le Journal of autism and
developemental disorders20, douze dans le journal Autism21, sept dans Autism research22 et
20 https://www.springer.com/journal/10803 (consulté le 8 mai 2020)
21 https://journals.sagepub.com/home/aut (consulté le 7 mai 2020)
22 https://onlinelibrary.wiley.com/journal/19393806 (consulté le 8 mai 2020)
40
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
enfin sept autres dans le Molecular autism23. Ces quatre journaux se veulent interdisciplinaires
et publient des recherches dans les domaines de la génétique, de la neuroscience, de
l’épidémiologie ou encore de la psychologie. Cette interdisciplinarité est aussi présente dans
les articles du corpus, qui viennent de tous ces domaines. Ces journaux publient aussi des
recherches évaluant les processus et les outils de diagnostic, ainsi que des recherches ayant trait
à la qualité de vie des individus autistes et de leurs familles. Ces revues proposent aussi
d’adopter une approche plutôt développementale dans les recherches autour de l’autisme, ce
qui reflète l’influence de la psychologie développementale dans la compréhension de l’autisme
que nous avons évoqué précédemment. Enfin, il est intéressant de noter que le psychiatre Simon
Baron-Cohen, très influant dans le domaine des recherches sur les TSA, est le rédacteur en chef
du journal Molecular autism, et qu’il siège aussi dans le comité de rédaction du journal Autism.
La majorité des articles du corpus sont publiés dans les domaines de la psychologie, la
psychiatrie et les neurosciences, même s’il est important ici de noter que de nombreux articles
sont co-écrits par des auteurs venant de disciplines différentes. Ainsi, vingt-neuf articles sont
des recherches en psychologie clinique, quinze en psychiatrie, et dix relèvent de la psychologie
ou de la psychiatrie développementale ; dix sont des recherches en neurosciences. Les articles
restants sont du domaine de la génétique, de la linguistique et de l’ergothérapie. Cette
hétérogénéité des disciplines s’intéressant aux questions de différences des sexes et autisme
montre à quel point cette question interroge des acteurs divers, mais aussi le foisonnement
d’explications causales qui tentent de résoudre le « mystère » de la prévalence masculine des
TSA. Cependant, en analysant plus en détail les articles, on peut constater que quatre grands
modèles se dessinent, et qui sont proposés comme pouvant expliquer la plus grande prévalence
masculine dans les TSA : l’existence d’un phénotype féminin unique d’autisme, la théorie du
cerveau masculin extrême, la théorie de l’incohérence de genre, et enfin des modèles génétiques.
Ces théories seront analysées plus en détail dans la prochaine section.
Pour tester ces théories, différentes méthodes et échantillonnages sont utilisées dans les
articles. La méthode majoritairement employée est la psychométrie, qui est utilisée dans près
de 67% des articles. En suivant Gillis-Buck et Richardson (2014), la psychométrie peut se
définir comme des « tests qualitatifs pour mesurer des variables psychologiques telles que
l’intelligence, l’aptitude, le comportement et des traits de personnalité »24. Cette méthode est
ainsi utilisée dans trente articles qui présentent l’existence d’un phénotype féminin d’autisme,
23 https://molecularautism.biomedcentral.com (consulté le 8 mai 2020)
24 Ma traduction de « (…) quantitative tests for the measurement of psychological variables such as intelligence,
aptitude, behavior and personality traits (…)” (Gillis-Buck et Richardson, 2014: p. 15)
41
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
et dans onze qui définissent l’autisme comme une variante extrême du cerveau masculin. Les
deux autres méthodes qui ressortent majoritairement des articles est l’utilisation de l’imagerie
cérébrale et de l’endocrinologie. On peut ainsi voir quelles méthodologies sont privilégiées en
fonction du modèle discuté pour expliquer les différences entre hommes et femmes autistes. La
psychométrie est utilisée majoritairement pour tester l’existence d’un phénotype féminin de
l’autisme, qui serait différent de celui masculin, pour mettre en avant des différences de sexe
supposés dans des variables psychologiques telles que l’intelligence ou les comportements. Les
différences entre hommes et femmes sont donc supposées se situer dans les comportements et
les capacités cognitives.
L’imagerie cérébrale est surtout utilisée pour étudier l’incongruence de genre que présentent
les théories du cerveau masculin extrême et l’incohérence de genre, mais elle est aussi utilisée
dans le cas du phénotype féminin de l’autisme : cette méthode mise donc sur la caractérisation
de variables biologiques et observables situées au niveau cérébral, situant ainsi les différences
au niveau du cerveau.
L’endocrinologie est aussi utilisée pour étudier les théories de l’incongruence des genres, mais
en localisant les différences au niveau des hormones, et comme nous le verrons par la suite,
surtout au niveau des hormones androgènes. Comme pour les domaines, certains articles
emploient des méthodes multiples, ainsi nous avons mis en avant les méthodes qui sont utilisées
en majorité à travers le corpus.
Les recherches sont majoritairement effectuées sur des échantillons cliniques composés
d’enfants ayant déjà un diagnostic TSA : ainsi, quarante recherches sont effectués sur ce type
d’échantillon, et parmi ces quarante, 72.5% sont effectués sur des comparaisons entre enfants
autistes et enfants dits « neurotypiques », c’est-à-dire n’ayant pas de troubles
neurodéveloppementaux. Plus de la moitié de ces quarante articles sont composés
d’échantillons majoritairement masculins, ce qui sera discuté dans le troisième chapitre
notamment.
Ces analyses montrent ainsi que la majorité des recherches sur les différences de sexe
dans les troubles autistiques sont faites sur des échantillons cliniques composés d’enfants
autistes qui sont comparés à des enfants sains ; et que ces recherches sont issues de la
psychologie clinique, appliquant une méthode psychométrique.
L’utilisation des termes « sex » et « gender » me semble aussi importante à
relever, car elle illustre la façon dont ces notions sont pensées et définies au sein des recherches
sur les TSA. Cette analyse permet aussi de rendre compte de la manière dont « être femme »
42
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
ou « être homme » se définit dans les recherches sur l’autisme, et les conséquences que ceci
peut avoir quand ces rôles à priori dichotomiques, sont remis en question.
Le tableau 2 25 résume l’utilisation qui est faite des termes « sex » et « gender », ainsi
que le nombre d’articles qui proposent une définition claire de ces notions. Nous pouvons ainsi
voir que le terme « sex » est utilisé dans 37 % des articles et « gender » dans 24% des articles.
37% des articles utilisent les deux termes de manière simultanée tout au long du texte. Malgré
l’utilisation récurrente de ces termes, très peu d’articles proposent une définition précise des
notions « sex » et « gender », et les utilisent le plus souvent comme des synonymes ou de
manière interchangeable tout au long du texte.
“Sex” est utilisé n=26 (37%)
“Gender” est utilisé n=17 (24%)
“Sex” est défini n=3 (4%)
“Gender” est défini n=4 (5%)
“Sex” et “gender” sont utilisés
simultanément
“Sex” and “gender” sont utilisés comme des
synonymes
Interactions entre “sex” and “gender” sont
pensées
n=26 (37%)
n=36 (52%)
n=16 (23%)
Tableau 2 : utilisation des termes « sex » et « gender »
Les quatre articles qui définissent les termes de sexe et de genre proposent une scission
stricte entre les termes. Trois articles définissent ainsi le sexe comme faisant référence aux traits
ou aux caractéristiques biologiques telles que la génétiques, les hormones ou les organes
génitaux (Dean, Harwood et Kasari, 2017 ; Cooper, Smith et Russell, 2018 ; Parish-Morris et
25 Tableau inspiré par l’article HAMMARSTRÖM, Anne et ANNANDALE, Ellen. A conceptual muddle: an
empirical analysis of the use of ‘sex’and ‘gender’in ‘gender-specific medicine’journals. PLoS One, 2012, vol. 7,
no 4, p. e34193. [En ligne]. Consulté le 6 août 2020. Disponible sur :
https://journals.plos.org/plosone/article?id=10.1371/journal.pone.0034193
43
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
al. 2017). Le genre est défini comme étant un construit socio-culturel, caractérisant les normes
de comportements appropriées pour chaque sexe (ibid). Le quatrième article ne définit pas le
terme sexe, mais définit la notion de genre en termes d’identité de genre, qui se définit comme
le genre auquel la personne se considère appartenir, et de rôle de genre, défini comme étant des
aptitudes associées de façon stéréotypés aux hommes et aux femmes (Bejerot et Eriksson, 2014).
Ces définitions sont en adéquation avec celles proposées par l’Organisation Internationale de
la Santé, qui considère que le « genre est utilisé pour décrire les caractéristiques socialement
construites des femmes et des hommes, alors que le sexe fait référence à celles qui sont
déterminées biologiquement »26. C’est aussi la définition que prône la National Academy of
Medicine (anciennement le Institute of Medicine), qui définit le sexe comme « (…) la
classification des choses vivantes, généralement en tant que mâle ou femelle en accord avec
leurs organes reproductifs et les fonctions assignées par les chromosomes, et le genre comme
étant la représentation de soi d’un individu en mâle ou femelle (…) »27.
Ces définitions strictement dichotomiques du sexe et du genre, polarisant le sexe comme
étant le biologique, et le genre comme étant le social montre comment les recherches dans
l’autisme et la prévalence masculine se tournent de plus en plus vers une « déterminisme
biologique » (Hammarström et Annandale, 2012 : p.6), c’est-à-dire une explication purement
biologique de la prévalence masculine de l’autisme. De plus, dans cette optique, le genre ne
représente plus que des rôles ou des caractères sociaux, et non plus une catégorie d’analyse
précieuse pour comprendre les différences entre les hommes et les femmes, notamment dans le
domaine de la santé (Hammarström et Annandale, 2012).
Enfin, notons que seize articles proposent de penser des interactions possibles entre le sexe et
le genre, et ce notamment en des termes d’influences socio-culturelles sur les comportements
genrés des individus. Ainsi, une fraction des recherches considère que les influences du sexe et
du genre peuvent co-exister, en définissant cette interaction comme étant l’influence réciproque
entre le social et le biologique.
26 Ma traduction de « Gender is used to describe the characteristics of women and men that are socially constructed,
while sex refers to those that are biologically determined.” Du site de l’OMS : http://www.euro.who.int/en/healthtopics/health-determinants/gender/gender-definitions
(consulté le 11 mai 2020).
27 Ma traduction de « sex as the classification of living things, generally as male or female according to their
reproductive organs and functions assigned by the chromosomal complement, and gender as a person’s selfrepresentation
as male or female (…)”. Voir INSTITUTE OF MEDICINE (US). COMMITTEE ON
UNDERSTANDING THE BIOLOGY OF SEX et GENDER DIFFERENCES. Exploring the biological
contributions to human health: Does sex matter?. National Academy Press, 2001.
44
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Ainsi, les articles de recherche présentés ci-dessus tentent d’élucider les causalités et les
mécanismes induisant le sex ratio inégal qui s’observe dans les troubles autistiques. Il en ressort
des théorisation que nous pouvons qualifier de genrées dans le sens où elles tentent de rendre
compte de la prévalence masculine de ce trouble. La prochaine section présente et détaille ces
théorisations.
2.3. Les théorisations genrées des TSA
2.3.1. Le phénotype autistique féminin
L’hypothèse qu’il existe une version féminine de l’autisme est postulée par la théorie
du phénotype féminin de l’autisme. Cette théorie propose d’expliquer le sex ratio de 4:1 des
TSA par le fait que les femmes atteintes d’autisme présentent des symptômes et des
caractéristiques différentes de celles des hommes, et ainsi ne seraient pas diagnostiquées car les
outils actuels sont fondés sur la présentation masculine du trouble, qui a aussi servie de base
pour la construction et la validation de ces outils diagnostiques.
L’analyse du corpus permet de distinguer deux façons dont se caractérise le phénotype féminin
de l’autisme : la première présentation du phénotype féminin se traduit par un ensemble de
symptômes et un tableau clinique différents de celui des hommes. Ces différences peuvent se
situer à différents niveaux, mais se distinguent de la deuxième caractérisation du phénotype
féminin, qui situe les différences au niveau des symptômes cardinaux, c’est-à-dire au niveau de
la triade (ou la dyade) autistique qui est au cœur du diagnostic des TSA. Ces deux manières de
théoriser le phénotype féminin présentent aussi des causes diverses qui pourraient à leur sens
expliquer que l’autisme chez les femmes soit différent de celui des hommes.
Tableau clinique différent
Une caractérisation importante du phénotype féminin de l’autisme, et qui est fréquemment
mentionnée dans le corpus est le phénomène de camouflaging, et qui a déjà été théorisée par la
psychiatre Lorna Wing (1981b) dans les années 1980. Dans ses recherches, Wing note que les
femmes atteintes d’autisme mais ne présentant pas de retards intellectuels ne sont pas
diagnostiquées car elles présentent des meilleures capacités sociales et de communication
(Wing, 1981b ; Hull, Petrides et Mandy, 2020). Ces femmes développent aussi des stratégies
d’adaptation notamment en copiant et en intégrant des comportements appropriés dans des
45
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
situations sociales, en « performant » ainsi un rôle social qui semble « normal » (Hull, Petrides
et Mandy, 2020). Le camouflaging permet de cette façon aux femmes autistes de « paraître
normales » (Lai et al., 2017 : p. 690). Lai et ses collègues (2017) ont défini le camouflaging
comme étant la « différence entre la présentation extérieure de comportements dans des
contextes socio-interpersonnels et la présentation du statut interne (traits, capacités sociales et
cognitives) »28. Le camouflaging est ainsi pensé comme une stratégie ou une capacité de
compensation des difficultés sociales et relationnelles que rencontrent les femmes autistes. Les
femmes autistes paraissent ainsi être normales : comme le notent par exemple Dean, Harwood
et Kasari (2017 : p. 685, souligné par les auteurs) dans leurs observations d’enfants dans la cour
de récréation « de loin, les filles autistes ressemblent aux filles neurotypiques »29. Dans cette
recherche les auteurs notent que les difficultés dans les relations sociales sont plus perceptibles
chez les garçons autistes car elles sont clairement observables notamment par le fait que ces
garçons s’isolent et ne montrent pas d’intérêt à entrer en contact avec leurs pairs (ibid). Les
filles autistes quant à elles semblent avoir plus de motivation à former des amitiés, mêmes si
ces mêmes auteurs notent que quand on observe de plus près elles présentent néanmoins des
difficultés considérables. Le fait que « de loin » les filles autistes puissent paraître « normales »
est ainsi un des obstacles à leur accès à un diagnostic formel, ce qui peut conduire à une errance
diagnostique pour celles-ci. Enfin, il est important de noter que le phénomène de camouflaging
a aussi été trouvé chez des hommes autistes, notamment par Lai et ses collègues (2017), mais
il reste néanmoins majoritairement considéré comme une composante du phénotype féminin
autistique.
La présence du camouflaging chez les filles autistes a poussé des chercheurs à
considérer que pour obtenir un diagnostic de TSA, ces filles doivent présenter des difficultés
additionnelles tels des problèmes de comportements, et un retard intellectuel marqué, c’est-àdire
qu’elles doivent être plus sévèrement atteintes que les garçons pour obtenir un diagnostic
(Dworzynski et al., 2012). Cette hypothèse est ainsi évoquée pour expliquer le fait que le sex
ratio varie avec le quotient intellectuel, et qu’il est moins inégal dans les quotients bas.
28 Ma traduction de « we operational- ized camouflaging as the discrepancy between the person’s ‘external’
behavioural presentation in social–interpersonal contexts and the person’s ‘internal’ status (i.e. dispositional traits
and/or social cognitive capability).” Voir LAI, Meng-Chuan, LOMBARDO, Michael V., RUIGROK, Amber
NV, et al. Quantifying and exploring camouflaging in men and women with autism. Autism, 2017, vol. 21, no 6,
p. 690-702.
29 Ma traduction de « From a distance, girls with ASD looked like TD girls”. Voir DEAN, Michelle, HARWOOD,
Robin, et KASARI, Connie. The art of camouflage: Gender differences in the social behaviors of girls and boys
with autism spectrum disorder. Autism, 2017, vol. 21, no 6, p. 678-689.
46
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Le phénotype féminin impliquerait aussi des différences dans les capacités cognitives
entre les filles et les garçons. Ainsi, des différences ont été trouvées dans la mémoire
autobiographique (Goddard, Dritschel et Howlin, 2014), qui représente les recollections
d’évènements du passé de la vie de l’individu, et où la capacité verbale supposée supérieure des
filles (autistes et neurotypiques) leurs donneraient un avantage par rapport aux garçons autistes,
notamment dans la reconstitution de souvenirs émotionnels. Cette plus grande capacité de
reconnaissance émotionnelle chez les filles, qui est une des difficultés majeures dans l’autisme,
est considérée comme une composante importante caractérisant le phénotype spécifique
féminin : ainsi, Kothari et ses collègues (2013) trouvent dans leur article que les filles ont une
meilleure capacité pour reconnaître des émotions dans un test de reconnaissance émotionnelle.
Les filles atteintes de TSA auraient aussi moins de capacité à percevoir les détails, et se
focaliseraient sur une vue d’ensembles des choses, alors que les garçons autistes ont une plus
grande attention aux détails (Bölte et al., 2011). Ceci serait en accord avec les différences entre
hommes et femmes existant aussi dans la population générale. D’autres différences de genre
dites « typiques » sont trouvées dans la population autistes, comme par exemple au niveau des
comportements de jeu chez les enfants, où on trouve que les filles autistes jouent avec des jouets
« appropriés » tels des poupées ou des dinettes de la même façon que les filles neurotypiques
(Harrop et al., 2017). Ainsi, les filles autistes semblent dans ces cas se rapprocher plus de filles
non-autistes que des garçons autistes, et confirmant de cette façon l’existence d’une variante
féminine de l’autisme.
Ces différences au niveau cognitif s’accompagnent dans certaines recherches de différences
structurelles et anatomiques au niveau cérébral : des techniques d’imagerie cérébrale combinées
à des tests psychométriques permettent aux chercheurs de mettre en avant des différences dans
les capacités cognitives et aussi dans l’anatomie fonctionnelle du cerveau, c’est-à-dire dans les
parties du cerveau qui sont impliquées dans diverses fonctions (Kirkovski et al., 2015 ;
Kirkovski et al, 2016, Coffman et al., 2015). Ainsi, les hommes et les femmes autistes se
distingueraient aussi au niveau cérébral.
Un nombre croissant de recherches considèrent qu’il existe une imbrication entre le
biologique et le social, et que ces deux composantes interagissent et influencent la présentation
clinique de l’autisme. Certains articles parlent d’influences socio-culturelles comme par
exemple les préoccupations pré-diagnostic qu’ont pu avoir les parents d’enfant diagnostiqués
autistes : il a été montré que les préoccupations des parents ont une influence importante sur la
probabilité d’obtenir un diagnostic, notamment à cause de la manière dont ces préoccupation
47
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
sont comprises par les professionnels de la santé. Ainsi, les problèmes au niveau de la
socialisation ou des intérêts restreints évoquent plus d’inquiétude quand ils touchent les garçons,
alors que des problèmes de comportements sont problématiques quand ils sont présentés par
des filles (Duvekot et al., 2017 ; Hiller, Young et Weber, 2016 ; Little et al., 2017 ; Ramsey et
al., 2018). Il est néanmoins intéressant de noter que ces articles ne trouvent pas une différence
significative dans les préoccupations mêmes des parents, mais plutôt dans la probabilité que
ces inquiétudes résultent en un diagnostic. Cette probabilité d’obtenir un diagnostic est plus
faible pour les filles, ce qui a mené des chercheurs à penser qu’il puisse exister des biais genrés
dans les outils et les évaluations diagnostiques. Par conséquent, s’il existe un phénotype féminin
de l’autisme et ainsi une présentation clinique différente, les outils diagnostiques actuels
pourraient ne pas les détecter car ils ont été construits sur la présentation masculine de l’autisme
(Kopp et Gillberg, 2011 ; Wilson et al., 2016).
Différences dans les symptômes cardinaux
Le phénotype féminin de l’autisme se caractérise aussi par des différences dans la
présentation clinique au niveau de la triade/dyade autistique qui sont l’altération des
interactions sociales réciproques, l’altération de la communication et les intérêts restreints et
comportements stéréotypés.
Les filles autistes auraient plus de motivation sociale, c’est-à-dire qu’elles s’intéresseraient
plus à avoir des relations avec leurs pairs, et qu’elles présenteraient aussi moins de difficultés
dans les interactions par rapport aux garçons autistes (Backer van Ommeren et al., 2017 ;
Sedgewick et al., 2016 ; Sun et al., 2014 ; Hiller, Young et Weber, 2014). Ainsi, les filles
autistes paraissent être semblables aux filles neurotypiques, notamment au niveau
comportemental et social, renforçant l’argument d’un phénotype autistique distinct pour les
filles. Ceci a aussi un impact sur le sous-diagnostic observé pour les femmes TSA car leurs
symptômes ne sont pas détectés.
Il existe aussi des différences dans les capacités communicationnelles : les filles et femmes
autistes présenteraient moins de difficultés de communication (Kauschke, Van der Beek et
Kamp-Becker, 2016 ; May, Cornish et Rinehart, 2016 ; Sun et al., 2014 ; Hiller, Young et
Weber, 2014). Les filles autistes démontreraient par exemple une plus grande capacité à
exprimer un langage émotionnel (Kauschke, Van der Beek et Kamp-Becker, 2016), et elles
seraient plus aptes à s’engager dans des conversations par rapport aux garçons autistes (Hiller,
Young et Weber, 2014). Encore une fois, les filles et femmes autistes semblent se distinguer de
48
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
façon considérable des garçons et hommes autistes. La majorité des articles mettent en avant
une causalité à la fois sociale et biologique, en notant d’un côté des compétences innées
supérieures au niveau du langage chez les filles, et de l’autre côté des stéréotypes et des attentes
genrées de la part des parents, des enseignants ou encore des professionnels de santé (May,
Cornish et Rinehart, 2016 ; Hiller, Young et Weber, 2014 ; Moseley, Hitchiner et Kirkby, 2018).
Finalement, les plus grandes différences entre hommes et femmes au niveau des symptômes
cardinaux de l’autisme se situent au niveau des intérêts restreints et les comportements
stéréotypés. Selon Beggiato et ses collègues (2017), les items dans les outils d’évaluation liés
aux intérêts restreints sont les plus discriminants entre hommes et femmes, c’est-à-dire que
présenter ces symptômes était plus probable chez les hommes et qu’il augmentait la probabilité
de recevoir un diagnostic de TSA chez ces derniers. Ces intérêts restreints diffèrent de façon
quantitative (May, Cornish et Rinehart, 2016 ; Wang et al., 2017 ; Sun et al., 2014), mais aussi
qualitative : en effet, certains articles mettent en avant le fait que les filles autistes ont souvent
des intérêts restreints mais qu’ils sont de nature différente de celle des garçons, dont les intérêts
sont considérés comme étant la norme pour un diagnostic de TSA. Ainsi, les filles autistes
présenterait des intérêts qui semblent normaux ou n’interférant pas de manière importante dans
la vie quotidienne comme pour les garçons (Hiller, Young et Weber, 2014) : à la différence des
garçons autistes qui auraient souvent des intérêts liés à des transports ou des séquences (par
exemple la mémorisation des lignes de tram ou des horaires de train, ou encore l’alignement de
jouets), les filles autistes présenteraient des intérêts qui se rapprocheraient plus des intérêts
considérés « appropriés » pour les filles comme par exemple collectionner des crayons ou des
coquillages (entre autres), ou s’intéresser à des animaux (notamment les cheveaux) ou des
caractères de films (Hiller, Young et Weber, 2014 ; Wang et al., 2017).
Ainsi, les intérêts restreints et les comportements stéréotypés étant des critères
diagnostiques centraux notamment dans les DSM, il est aisé de voir qu’une présentation
clinique qui n’entrerait pas dans ces critères pourrait conduire au fait que ces cas soient manqués
et non diagnostiqués, et ceci est notamment le cas pour les femmes et filles autistes. Des
chercheurs pensent aussi que le sous-diagnostic des femmes autistes peut s’aggraver avec les
modifications du DSM-5 que nous avons évoquées plus haut, car il requiert notamment plus de
critères dans les intérêts restreints (Beggiato et al., 2017).
Les hommes autistes seraient donc plus faciles à repérer au niveau clinique, car c’est la
présentation masculine du trouble qui a servi de base dans le développement des outils et des
critères diagnostiques (May, Cornish et Rinehart, 2016 ; Beggiato et al., 2017 ; Hiller, Young
et Weber, 2014 ; Moseley, Hitchiner et Kirkby, 2018).
49
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Finalement, il me semble important de noter que les résultats et les observations faites sur
les différences entre les sexes dans les TSA ne sont pas homogènes : effectivement, certains
articles ne trouvent pas de différences significatives ou spécifiques à l’autisme, et considèrent
que les femmes et les hommes autistes se ressemblent au niveau clinique (May, Cornish et
Rinehart, 2014 ; Mussey, Ginn et Klinger, 2017 ; Andersson, Gillberg et Miniscalco, 2013).
D’autres mettent en avant le fait que les différences entre hommes et femmes autistes pourraient
survenir pendant le développement des enfants, notamment en lien avec la socialisation et les
attentes genrées (Fulton, Paynter et Trembath, 2017 ; Harrop, Gulsrud et Kasari, 2015 ;
Reinhardt et al., 2015). Ainsi, il semble que même les articles ne soutenant pas la présence d’un
phénotype autistique spécifique pour les femmes, soulignent néanmoins le fait que les femmes
et hommes autistes sont différents et que ces différences de genre suivent celles qu’on retrouve
dans la population générale (Moseley, Hitchiner et Kirkby, 2018 ; Hiller, Young et Weber,
2014 ; May, Cornish et Rinehart, 2016 ; Pisula et al., 2017). En suivant cette vision, les hommes
et les femmes autistes diffèrent, mais pas comme une conséquence du trouble en lui-même : ils
sont différents car fondamentalement les sexes seraient distincts, que ce soit dans la population
TSA que dans la population typique.
La prochaine théorie se base aussi sur cette différence essentielle entre les sexes, qui serait ici
localisée dans le cerveau et dans les comportements et les capacités cognitives qui s’ensuivent.
2.3.2. La théorie du cerveau masculin extrême
La théorie du cerveau masculin extrême, ou « Extreme male brain theory » (EMB), est
l’une des théories les plus reprises dans les recherches sur le sex ratio de l’autisme, et dont
l’idée a déjà été formulée par Hans Asperger qui nota en 1944 que « la personnalité autistique
est une variante extrême de l’intelligence masculine »30 (cité dans Baron-Cohen, 2002 : p. 251).
Simon Baron-Cohen, un psychiatre anglais spécialisé dans l’autisme, a commencé à développer
la théorie EMB en 1997 en se basant sur des différences de sexe aux niveaux psychologiques
et cognitifs observés dans la population générale (Baron-Cohen et Hammer, 1997). Ces
différences cognitives sont reflétées dans des différences structurelles et anatomiques
cérébrales qui apparaîtraient au cours de la vie fœtale sous l’influence notamment des hormones
dites androgènes, dont la plus connue est la testostérone (Baron-Cohen et Hammer, 1997 ;
30 Ma traduction de « The autistic personality is an extreme variant of male intelligence” Voir BARON-COHEN,
Simon. The extreme male brain theory of autism. Trends in cognitive sciences, 2002, vol. 6, no 6, p. 248-254.
50
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Baron-Cohen, 2002 ; Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005). Cette influence
endocrinienne prénatale modèle ce que Baron-Cohen et Hammer (1997 : p.6) appellent le « type
cérébral féminin » qui est caractérisé comme étant « social » et le « type cérébral masculin »
qui est plutôt « spatial ». Le cerveau « féminin » serait ainsi caractérisé par des compétences
sociales plus avancées que celles spatiales, et le cerveau « masculin » aurait plus de capacités
spatiales que sociales (Baron-Cohen et Hammer, 1997). Ces mêmes auteurs définissent les
capacités sociales comme étant liées à l’empathie et à la sensibilité aux états mentaux de l’autre
(qui est aussi nommée la théorie de l’esprit, ou theory of mind), et les capacités spatiales sont
mathématiques et géométriques (ibid). Ces différences dans les capacités cognitives se reflètent
dans la théorie de « Empathizing-Systemizing », c’est-à-dire de l’ « empathisation » et de la
« systémisation ». L’empathisation (E) renvoie à la capacité de reconnaître les états mentaux
d’autrui et d’y répondre de façon adéquate, tandis que la systémisation (S) est la capacité
d’analyser et de comprendre les règles qui gouvernent un système comme par exemple un
système informatique ou une partition de musique (Baron-Cohen et Hammer, 1997 ; Baron-
Cohen, 2002 ; Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005). Les « différences de sexe
psychologiques » se définissent ainsi par la différence entre les capacités d’empathisation et de
systémisation (Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005). Plus précisément, cette
différence se caractérise par deux types de cerveau distincts (Baron-Cohen, 2002 ; Baron-
Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005):
• Le type E, aussi appelé cerveau féminin, et qui se caractériserait par une plus
grande capacité d’ « empathisation »
• Le type S, aussi appelé cerveau masculin, et qui se caractériserait par une plus
grande capacité de « systémisation »
Il est intéressant de noter que la théorie EMB telle qu’elle est développée par Baron-Cohen et
Hammer (1997), précise que ces différents types de cerveaux surviennent indépendamment du
sexe biologique, donc qu’un homme pourrait avoir un cerveau de type E ou une femme un
cerveau de type S, mais que statistiquement le type E est surtout présent chez les femmes et le
type S chez les hommes.
S’ajoutera à la théorie de Empathizing-Systemizing, la théorie du cerveau masculin extrême en
lien avec l’autisme. Baron-Cohen et Hammer (1997) fondent cette théorie sur trois observations
principales autour de l’autisme, qui permettent de dire que ce trouble est effectivement une
« variante extrême de l’intelligence masculine » (Baron-Cohen, 2002 : p.10) : l’autisme touche
plus les hommes ; les individus autistes réussissent mieux les tests d’analyse spatiale, qui est
un domaine où les hommes en général sont plus doués ; enfin l’autisme se caractérise par des
51
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
déficits dans les domaines sociaux, où les femmes en général ont plus de capacité. Tout ceci
permet ainsi aux auteurs de dire que les individus autistes ont une intelligence masculine
extrême, et donc un type cérébral masculin extrême (Baron-Cohen et Hammer, 1997). De cette
façon, un cerveau masculin serait un facteur de risque pour développer des troubles de l’autisme,
ce qui signifie que ce type de cerveau extrêmement masculin soit surtout présent chez les
hommes. Cette variante extrême du cerveau masculin n’a pas encore de cause établie dans la
littérature, même si l’effet masculinisant de la testostérone durant la période fœtale ainsi que
des mécanismes génétiques liés aux androgènes sont le plus fréquemment évoqués (Baron-
Cohen et Hammer, 1997 ; Baron-Cohen, 2002 ; Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005).
Les articles du corpus sont nombreux à se référer à cette théorie pour la tester et la
valider, mais ce qui est intéressant est le fait qu’il n’en ressort pas de résultats homogènes. Un
certain nombre d’articles valident la théorie EMB unanimement chez les hommes et les femmes
autistes. Notamment, la théorie d’une hypermasculinisation du cerveau des individus autistes,
qu’ils soient hommes ou femmes, est validée et considérée comme se faisant déjà dans la vie
fœtale et restant stable tout au long de la vie dans deux articles par Bonnie Auyeung et ses
collègues (2009 ; 2012). Ainsi les différences de sexe seraient atténuées entre les hommes et
les femmes autistes, et les deux groupes présentent un cerveau masculin extrême qui s’établit
dès le début de la vie (Auyeung et al., 2009, 2012). Des niveaux élevés de testostérone prénatale
sont considérés être des facteurs de risque pour les TSA car cette hormone masculiniserait le
cerveau des individus autistes et causerait des anormalités aux niveaux structurels et
anatomiques (Vladeanu, Monteith-Hodge et Bourne, 2012 ; Retico et al., 2016 ; Floris et al.,
2018). En ligne avec la théorie EMB telle qu’elle est proposée par Baron-Cohen et ses collègues,
un certain nombre d’articles trouvent une hypermasculinisation surtout chez les hommes
autistes, ce qui valide aussi la prévalence masculine des TSA : notamment, Clare Harrop et ses
collègues (2017) montrent dans une étude sur les comportements de jeux d’enfants autistes et
non-autistes, que les filles autistes jouent avec les mêmes jouets que les filles neurotypiques,
c’est-à-dire des jouets que les auteurs jugent comme « appropriés » à leur genre. Ainsi, selon
ces chercheurs, les différences de sexe chez les individus autistes suivent celles qui sont
observées dans la population générale (Harrop et al., 2017, 2018 ; Mandy et al., 2012).
Finalement, il est intéressant de noter que certains auteurs ne trouvent pas de lien causal clair
entre la testostérone prénatale et des traits autistiques plus tard (Kung et al., 2016 ; Park et al.,
2017 ; Hönekopp, 2012), n’excluant tout de même pas que la testostérone puisse avoir des effets
sur d’autres comportements.
52
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Outre ceci, une partie des articles du corpus semblent trouver des indications qui permettraient
de valider la théorie EMB uniquement pour les femmes autistes, et non pour les hommes. Ceci
semble ainsi contredire la théorisation faite par Baron-Cohen présentée plus haut, même si Lai
et ses collègues (2013) notent que les premières théorisations n’abordent pas le fait que les
femmes et les hommes autistes soient différents, ni que la masculinisation puisse affecter
uniquement un des sexes. Ainsi, il semble résulter de certains articles que ce soient uniquement
les femmes autistes qui soient « masculinisées », et ceci a été montré notamment au niveau
cérébral, où différents auteurs ont mis en évidence une masculinisation neuronale ou
structurelle, c’est-à-dire que ces structures cérébrales chez les femmes autistes ressemblent à
celles des hommes, et seraient donc radicalement différentes de celles des femmes
neurotypiques (Alaerts, Swinnen et Wenderoth, 2016 ; Lai et al., 2013 ; Schneider et al., 2013).
À l’opposé, les hommes autistes seraient plutôt « féminisés » (Alaerts, Swinnen et Wenderoth,
2016 ; Bejerot et al., 2012 ; Lai et al., 2013 ; Schneider et al., 2013). Ainsi, il est pensé que
l’influence de la testostérone soit plus importante pour les femmes autistes que pour les hommes,
ce qui causerait principalement une masculinisation chez les femmes autistes (Alaerts, Swinnen
et Wenderoth, 2016 ; Bejerot et al., 2012 ; Cooper, Smith et Russell, 2018 ; Lai et al., 2013 ;
Whitehouse et al., 2010).
Cette « inversion » des genres qui semble se profiler ici s’inscrit dans ce qui est nommée
la théorie de l’incohérence de genre, que nous allons présenter ci-dessus.
2.3.3. La théorie de l’incohérence de genre
La théorie EMB a été défiée notamment par Susanne Bejerot, une psychiatre suédoise, qui a
développé la théorie de l’incohérence de genre, ou « gender incoherence theory ». Dans son
article « The extreme male brain revisited : gender coherence in adults with autism spectrum
disorder” de 201231, elle observe, à l’aide de mesures anthropométriques et physiologiques, que
plutôt d’être masculinisés, les individus autistes présenteraient une apparence
« incohérente » par rapport à leur genre, voire même que ces individus sont « androgynes ». De
plus, l’influence des niveaux de testostérone prénatale semble être plus importante sur les filles
autistes, et ils auraient un effet masculinisant uniquement chez ces dernières (Bejerot et al.,
2012 ; Strang et al., 2014 ; Lai et al., 2013). Au contraire, les garçons et hommes autistes
31 Voir BEJEROT, Susanne, ERIKSSON, Jonna M., BONDE, Sabina, et al. The extreme male brain revisited:
gender coherence in adults with autism spectrum disorder. The British Journal of Psychiatry, 2012, vol. 201, no
2, p. 116-123.
53
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
seraient plutôt « féminisés » car l’effet masculinisant de la testostérone serait réduit chez les
hommes autistes (Bejerot et al., 2012). Ceci amène Bejerot (2012) à émettre l’hypothèse que
l’autisme pourrait être un trouble qui « défie le genre » [gender defiant disorder]. Tout comme
dans la théorie EMB, la testostérone prénatale est ici supposée avoir un effet organisationnel
quasi-permanent sur les structures cérébrales et aussi sur les comportements des individus tout
au long de leur vie, et selon Susanne Bejerot et Jonna Eriksson (2014) cet effet pourrait aussi
s’observer sur les comportements liés à la sexualité et à l’identité de genre. Cependant, Bejerot
et Eriksson (2014 : p.8) observent ce qu’elles nomment une identité de genre « démasculinsée
», c’est-à-dire que les hommes et les femmes autistes n’expriment pas un rôle de
genre ni une identité sexuelle typiquement masculine comme le prédirait la théorie EMB.
Certaines caractéristiques, comme par exemple les comportements genrés pendant l’enfance,
seraient masculinisées chez les femmes autistes mais pas chez les hommes (Bejerot et Eriksson,
2014). Ainsi, même s’il semble exister des confusions quant à la nature de cette « inversion »
des genres, qui est tantôt présentée comme une androgynie ou encore comme une incohérence
de genre, l’autisme est dans cette perspective caractérisée par une masculinisation des femmes
et une féminisation des hommes, et ne suit donc pas totalement les prédictions de la théorie
EMB qui suppose qu’une masculinisation a lieu indépendamment du sexe de l’individu.
Cette théorie est de plus en plus appliquée à l’autisme, notamment car il a été observé
que parmi des adolescents consultant pour un trouble de dysphorie de genre, c’est-à-dire qui ne
s’identifient pas à l’identité de genre associée à leur sexe biologique 32 , il existait une
surreprésentation d’adolescents autistes (Strang et al., 2014 ; Bejerot et al., 2012). Il a aussi été
observé que les individus autistes présenteraient une identification de genre (gender
identification) 33 et une confiance en soi genrée (gender self-esteem) 34 plus faibles que les
individus non-autistes (Cooper, Smith et Russel, 2018), ce qui renforce ainsi la vision de
l’autisme comme étant un trouble défiant le genre [gender defiant disorder].
« L’inversion » de genre s’observerait aussi au niveau cérébral, et notamment dans les
fonctions neuronales et structurelles. Ainsi, Meng-Chuan Lai et ses collègues (2013) observent
des différences anatomiques au niveau cérébral entre hommes et femmes autistes, et notamment
32 Selon la définition inspirée de celle du site Le manuel MSD :
https://www.msdmanuals.com/fr/professional/troubles-psychiatriques/sexualité,-dysphorie-de-genre,-etparaphilies/dysphorie-de-genre-et-transsexualisme
(consulté le 25 mai 2020).
33 Définie comme « l’attachement psychologique à un groupe de genre, typiquement « homme » ou femme ». voir
page 3996 de COOPER, Kate, SMITH, Laura GE, et RUSSELL, Ailsa J. Gender identity in autism: Sex
differences in social affiliation with gender groups. Journal of autism and developmental disorders, 2018, vol. 48,
no 12, p. 3995-4006.
34 Défini comme la « Vision positive ou négative que porte un individu sur son groupe de genre » voir page 3996,
ibid
54
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
une masculinisation neuronale chez ces dernières, c’est-à-dire des régions cérébrales qui
présentent un profil masculin et ne suivant pas les « dimorphismes sexuels » observés
habituellement dans la population générale. Les hommes et femmes autistes, notent Lai et
collègues (2013), présentent donc des anormalités neuronales structurelles et anatomiques
différentes. Dans une autre recherche faite sur des hommes autistes, les auteurs observent une
féminisation et une masculinisation qui s’opèrent conjointement dans différentes structures
cérébrales impliquées dans diverses fonctions cognitives (Floris et al., 2018). Notamment, ces
mêmes auteurs notent des anomalies dans les structures impliquées dans la théorie de l’esprit,
avec une masculinisation de ces circuits neuronaux, ce qui expliquerait la difficulté d’empathie
qu’ont les individus autistes (Floris et al., 2018). Ces « inversions » de genre au niveau cérébral
ont aussi été constatées au niveau des connexions neuronales, où les femmes autistes montrent
un profil masculin, et les hommes autistes un profil plutôt féminin (Alaerts, Swinnen et
Wenderoth, 2016).
Pour finir, la prochaine section présente une approche plutôt génétique visant à élucider les
causes de la faible prévalence féminine.
2.3.4. Génétique
La prévalence masculine des TSA est aussi pensée comporter une base génétique, tout
comme l’autisme de manière générale. Différents mécanismes génétiques auraient ainsi des
effets différentiels entre les hommes et les femmes autistes, notamment en conférant une
protection ou un risque de développer des troubles autistiques respectivement aux femmes et
aux hommes.
Cette protection génétique observée chez les femmes est nommée le « female protective
effect ». Bedford et ses collègues (2016) proposent l’existence d’un effet médiateur produit par
le sexe biologique, donnant des facteurs de protection contre l’autisme chez les filles : ceci est
démontré par l’observation chez de très jeunes enfants, où l’expression des comportement
autistes n’est pas différente entre les garçons et les filles, mais qu’uniquement les garçons
recevaient des scores assez élevés dans les différentes échelles pour confirmer un diagnostic
TSA (Bedford et al., 2016). Ceci voudrait dire que les filles, grâce à des mécanismes génétiques
qui n’ont pas encore été élucidés, bénéficieraient d’une protection contre l’autisme, et dans le
cas où elles en seraient atteintes présenteraient une forme moins sévère que les garçons
(Bedford et al., 2016 ; Fulton, Paynter et Trembath, 2017 ; Chawarska et al., 2016). Notamment,
il a été observé que les petites filles posséderaient des capacités sociales plus développées que
55
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
les garçons, et que ceci reposerait sur des bases génétiques, et plus précisément que ces
capacités agissent comme des facteurs de protection contre les TSA, car comme nous l’avons
vu les difficultés sociales sont une des composantes de la triade/dyade autistique (Bedford et
al., 2016 ; Chawarska et al., 2016). La faible présence de comportements et d’intérêts restreints
qui a été observée notamment pour établir l’existence d’un phénotype féminin d’autisme, est
aussi supposée comporter une base génétique, observée en particulier par Peter Szatmari et
collègues (2012).
Cependant, le « female protective effect » n’est pas soutenu par tous les chercheurs. Ainsi,
Alessandra Retico et collègues (2016) ne valident pas l’existence d’un mécanisme de protection
chez les femmes, car ils observent une égale sévérité entre les hommes et les femmes au niveau
du phénotype neurologique de l’autisme : ce qui diffère entre les hommes et les femmes serait
plutôt la diversité de profils phénotypiques qui existeraient chez les femmes autistes, qui
auraient des origines étiologiques diverses pas encore précisées.
Les études épidémiologiques montrant que les femmes sont plus sévèrement atteintes quand
elles obtiennent un diagnostic évoquent aussi une influence génétique pour expliquer ce
phénomène. Notamment, il est supposé que les femmes doivent avoir une charge de mutations
génétiques plus importante pour que l’autisme s’exprime assez pour passer les seuils critiques
des outils d’évaluation pour obtenir un diagnostic : c’est la « multi-threshold liability ». Ceci a
notamment été étudié dans ce qui en génétique est appelé les « multiplex families », c’est-àdire
des familles qui comportement au moins deux enfants atteints d’autisme. Bo Park et
collègues (2017) et Peter Szatmari et collègues (2012) ont par exemple observé que les garçons
autistes ayant une sœur ainée aussi autiste, sont plus sévèrement atteints que les garçons autistes
n’ayant pas d’autres membres de la famille atteints. Ceci démontrerait que les filles autistes
portent une plus grande charge génétique impliquée dans l’autisme, et qui influence ainsi la
présentation symptomatologique chez leurs frères plus jeunes en cas de troubles autistiques. Il
est aussi pensé que ces facteurs génétiques soient liés à certains mécanismes androgéniques
notamment en lien avec la testostérone, ce qui permettrait d’expliquer la plus grande prévalence
masculine dans les TSA (Park et al., 2017).
Les théorisations présentées ci-dessus montrent la façon dont les neurosciences et la
psychiatrie, ainsi que d’autres spécialités qui leurs sont rattachées, tentent de définir et de
caractériser les notions de sexe et de genre. Elles mettent aussi en avant les difficultés qui
émergent dans la négociation avec un trouble qui semble brouiller les distinctions qui paraissent
aller de soi, telles les binarité hommes/femmes ou masculin/féminin. De ce fait, comment
56
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
expliquer que certaines femmes puissent être atteintes d’un trouble « masculin » ? Quels effets
et quelles conséquences peuvent être observés sur leur « qualité » en tant que femme ? De
quelle façon ces disciplines scientifiques vont-elles négocier avec ces éléments qui semblent
former un véritable trouble dans le genre ? Nous allons aborder ces questions dans le dernier
chapitre de ce travail.
III. Les troubles du spectre de l’autisme : des « troubles de
genre » ?
3.1. La critique féministe des sciences : outils pour analyser le cas de l’autisme
Les éléments analytiques issus des critiques féministes des sciences que nous avons vus
dans le premier chapitre nous donnent des outils précieux pour étudier les problématiques qui
émergent des recherches sur les différences des sexes dans le cadre des TSA. Les critiques
féministes s’intéressant aux sciences naturelles et leurs méthodes ont mis en avant notamment
la façon dont les scientifiques créent véritablement des identités sexuées, en définissant ce
qu’est un homme ou une femme, et ce qui les différencient (Gardey, 2006). Ces critiques ont
aussi visé une dénaturalisation des catégories, en mettant en lumière les multiples manières
dont les sciences présentent des observations ou des différences comme étant des faits naturels,
ancrés dans le biologique et donc immuables (Gardey, 2006 ; Löwy et Rouch, 2003 ; Gardey et
Löwy, 2000). En regardant les sciences « telles qu’elles se font » (Gardey, 2006 : p.651), cette
approche critique et féministe permet de dévoiler l’imbrication des sciences et la production de
savoir avec les opinions ordinaires et les stéréotypes genrés qui circulent à travers la société et
s’immiscent dans les pratiques scientifiques elles-mêmes. En pensant la science comme une
institution caractérisée par des pratiques et des manières de faire, tel que nous le suggère
Dominique Pestre (2006 : p.3), on redonne une substance historique et sociale à l’entreprise
scientifique, et on cesse de la considérer comme un objet hors du temps et surtout hors de son
contexte social où il s’inscrit (Pestre, 2006). Ainsi, l’approche féministe des critiques des
sciences permet une dénaturalisation de l’objet même de science, mais aussi des productions
de savoir issues de la recherche scientifique ainsi que des concepts et définitions qui sont
mobilisés dans le travail scientifique.
Dans le cadre de ce mémoire, qui se focalise sur les recherches des différences des sexes
dans la prévalence et la présentation des troubles autistiques, l’approche des critiques féministes
des sciences vont permettre de mettre en lumière un certain nombre de mécanismes intervenant
57
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
dans cette naturalisation des différences, qui s’emmêlent dans les différentes recherches
constituant mon corpus d’analyse.
3.1.1. La recherche des différences entre les sexes
Les différentes théories genrées des TSA étudiées plus haut dans ce mémoire illustrent
les divers point critiques que les approches critiques féministes ont mis en lumière dans le cadre
des sciences médicales notamment. Les articles de recherches de mon corpus s’inscrivent dans
le champ plus vaste des recherches en santé et genre, qui se focalisent sur les différents aspects
genrés de la santé en lien avec des pathologies diverses, ainsi que les impacts de celles-ci sur
les hommes et les femmes, pour mettre en lumière des potentielles inégalités de genre au niveau
de la santé. Ainsi, ce type de recherche se dote d’une « mission » qui est de rendre visibles des
inégalités entre hommes et femmes au niveau de la maladie et de la santé, par exemple en
soulignant un manque de prise en considération des notions de sexe et/ou de genre dans les
recherches en général (Hankivsky, 2012). Un certain nombre d’articles du corpus justifient ainsi
leur recherche sur les différences des sexes de cette manière. Par exemple, Wilson et ses
collègues (2016 : p.809) notent qu’il est important de comprendre comment le « sexe »
influence la présentation de l’autisme pour pouvoir mieux comprendre la « biologie » de
l’autisme chez les hommes et les femmes, et que ceci a une importance dans la prise en charge
et le diagnostic des individus autistes. D’autres déplorent que le « sexe biologique » n’est que
rarement la variable d’analyse principale (Kirkovski et al., 2015 : p.65), alors qu’il est de plus
en plus admis dans la communauté scientifique que le « sexe » constitue une source
d’hétérogénéité dans les pathologies psychiatriques et leurs étiologies (Alaerts, Swinnen et
Wenderoth, 2016 : p.1002). Le psychiatre Simon Baron-Cohen et ses collègues vont même
jusqu’à dire qu’affirmer que les sexes soient différents, notamment aux niveaux cérébral,
cognitif et comportemental n’est pas « politiquement correct » (Baron-Cohen, Knickmeyer et
Belmonte, 2005) dans notre société alors que des travaux prouveraient pourtant l’existence de
ces différences entre hommes et femmes (Baron-Cohen et Hammer, 1997). Les sociologues
Kristen Springer, Olena Hankivsky et Lisa Bates (2012 : p.1661) écrivent à juste titre que ce
type de recherche considère les différences hommes/femmes en termes de santé comme une
donnée allant de soi et si évidente qu’ils privilégient la confirmation de ces différences sans
explorer de possibles similitudes qui pourraient exister entre les sexes. Cette focalisation sur
les différences s’observe aussi dans les articles constituant le corpus : évidemment, ma
recherche s’est orientée sur des articles s’intéressant justement à la différence des sexes, ainsi
58
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
il peut paraître peu surprenant qu’un grand nombre d’articles cherchent à confirmer ces
différences. Cependant, il est intéressant de noter qu’un certain nombre des papiers analysés
trouvent des différences de très faible ampleur, voire nulles, mais choisissent néanmoins de se
concentrer sur ces différences, notamment en expliquant des raisons potentielles qui auraient
pu obscurcir la présence de différences, sans jamais admettre une possible similitude entre les
sexes. Ainsi par exemple, dans la recherche de Michelle Kiep et Annelies Spek (2017) portant
sur les fonctions exécutives35 chez des femmes et hommes adultes atteints de TSA, les auteures
concluent qu’il n’existe pas de différences assez significatives pour pouvoir prouver l’existence
de deux profils cognitifs séparés, un masculin et un féminin. Cependant, ils se focalisent tout
au long de l’article essentiellement sur des petites différences observées au niveau d’un nombre
restreint de fonctions exécutives. Christina Kauschke, Bettina Van der Beek et Inge Kamp-
Becker (2016) titrent leur article « gender differences in narrative competence and internal state
language », alors qu’elles ne trouvent que des différences « subtiles » (p.850). William Mandy
et ses collègues (2012 : p.1310) soulignent aussi l’existence de différences « subtiles mais
potentiellement importantes » entre hommes et femmes atteints de TSA.
3.1.2. Le cadre binaire des genres
Cette importance que semblent accorder les sciences médicales aux différences, même
subtiles, montre ainsi la façon dont ces sciences s’inscrivent dans le « cadre théorique binaire
du dimorphisme sexuel » (Gardey, 2006 : p. 665), au même temps qu’elles viennent le renforcer.
Cependant, dans la mesure où cette binarité des sexes est censée être « un miroir de la nature »
(Kraus, 2000 : p.187), elle n’est pas remise en cause par la société, ni par les chercheurs euxmêmes,
qui ne considèrent ainsi pas cette binarité comme un « classement conventionnel et
arbitraire » (p.187) car « [e]lle paraît « naturelle », en tant qu’elle bénéficie du statut d’évidence
non questionnée, mais également parce qu’elle est supposée être inscrite dans le biologique »
(p.187-188). Cette prégnance du modèle dichotomique des sexes peut notamment être observée
dans la théorie du « camouflaging » que nous avons présentée auparavant, qui rappelons-le
indique la capacité (surtout des femmes autistes) de masquer leurs difficultés et ainsi de
« paraître normales » [Prentend to be Normal] (Willey, 1999 cité dans Lai et al., 2017 : p.690).
La théorie du « camouflaging » repose notamment sur la prétendue différence des sexes au
niveau comportemental et cognitif, se traduisant par exemple en une plus grande capacité
35 Kiep et Spek (2017) définissent les fonctions exécutives comme les processus mentaux nécessaires pour
atteindre des buts personnels dans un environnement en constant changement.
59
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
verbale chez les filles, ou des meilleures capacités en mathématiques chez les garçons
(capacités que nous le verrons dans la prochaine partie, sont loin d’être unanimement acceptée).
Ainsi, en pouvant classifier certains comportements (qui posent problème dans le cas des TSA),
comme féminins ou masculins, on peut voir la référence à un cadre binaire de dimorphisme
sexuel au niveau des comportements.
La théorie du cerveau masculin extrême (EMB) s’inscrit également dans ce cadre binaire en
postulant un dimorphisme sexuel au niveau des capacités d’ empathie et de « systémisation »,
et qui sont à la base de types cérébraux différents. Il est notamment intéressant de noter que la
formulation originale, proposée par Simon Baron-Cohen, mentionne que le « type cérébral
masculin » peut être présent chez les femmes, et celui « féminin » chez les hommes (Baron-
Cohen, 2002 : p.249 ; Baron-Cohen et Hammer, 1997). Cependant, Baron-Cohen et Hammer
(1997) notent qu’il aurait été possible de nommer les types de cerveaux par d’autres
dénominations, comme par exemple Type 1 et Type 2, mais qu’ils ont renoncé à cette idée car
« ceci ignore le fait que si vous êtes biologiquement un homme ou une femme, vous avez une
plus grande chance d’avoir un type de cerveau par rapport à l’autre » (p.6, en note de bas de
page dans l’article). Il est ainsi intéressant de noter que les auteurs eux-mêmes admettent que
les typologies de cerveaux qu’ils nomment cerveaux masculin ou féminin ne sont pas des
catégories totalement imperméables, tout en renforçant finalement la binarité masculin-féminin
en insistant sur l’indéniable dimorphisme sexuel du cerveau. Pour conclure leur papier, Baron-
Cohen et Hammer (1997 : p.29) notent : « Une analyse détaillée du modèle [des types de
cerveaux] devrait amener le lecteur à tirer des conclusions basées sur les types de cerveaux des
individus plutôt que sur leur sexe »36. Cette conclusion me semble intéressante à souligner,
alors que l’article avait pour but de présenter des types cérébraux féminins et masculins, et qu’il
met en avant l’existence de preuves « convaincantes » [compelling] d’un dimorphisme sexuel
dans le cerveau, les capacités cognitives ainsi que dans les comportements, selon ces mêmes
auteurs (Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005 : p.819). Il paraît ainsi difficile d’oublier
le sexe dans le cadre de cette théorie, car il est omniprésent dans sa formulation même. Ceci
illustre ainsi le propos suivant de Cynthia Kraus (2000 : p.213, souligné par l’auteur) quand elle
note que « (…) loin de découvrir la différence sexuelle, la pratique scientifique la fabrique en
sexuant le biologique de façon dichotomique et selon les oppositions traditionnelles de genre ».
L’hyper-masculinisation des individus autistes telle qu’elle est présentée par la théorie
EMB montre aussi la binarité masculin-féminin comme cadre de réflexion dominant : par
36 Ma traduction de « A detailed reading of the model should lead the reader to draw conclusions based on
individuals' brain type rather than their sex” (p.29)
60
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
exemple, dans l’article de Auyeung et ses collègues (2009) traitant des différences dans
l’ « empathisation » et la « systémisation » chez les enfants autistes et non-autistes, les auteures
concluent à une différence de sexe atténuée entre les garçons et filles autistes, ainsi qu’une
tendance de ces mêmes enfants à montrer un profil hyper-masculinisé « indépendamment du
sexe » (p.1516). La référence à une binarité des sexes comme cadre d’analyse, où le masculin
semble être la norme (Kraus, 2000) apparaît ici clairement, dans le sens où en dépit de
différences de sexe « atténuées » et des profils « indépendants du sexe », la dichotomie
masculin/féminin reste néanmoins le prisme à travers duquel les résultats sont interprétés, et ce
même en présence d’éléments qui pourraient ouvrir la voie à un autre modèle que celui de la
binarité.
Au niveau génétique, cette stricte distinction entre le masculin et le féminin semble aussi être
maintenue : en effet concernant l’autisme, il semble que ce soit la présence d’un chromosome
Y (c’est-à-dire le chromosome du « masculin ») qui représente finalement un élément de risque
pour le développement d’un trouble autistique, et qui expliquerait ainsi la plus grande
prévalence masculine de l’autisme. Cependant, plusieurs travaux de critiques féministes ont
montré qu’il n’est pas si aisé de distinguer les hommes et les femmes en fonction de leur sexe
chromosomique, c’est-à-dire à partir de la présence de chromosomes X ou Y (Kraus, 2000 ;
Fausto-Sterling, 1992, 2000). Effectivement, il existe des cas intermédiaires où des femmes
peuvent avoir des chromosomes Y et les hommes des chromosomes X, rendant ainsi cette
distinction basée sur la composition chromosomique plus compliqué qu’il n’y paraît (Kraus,
2000 ; Fausto-Sterling, 1992, 2000). En notant des mécanismes liés aux chromosomes Y et X
qui confèreraient des facteurs de risque ou de protection pour l’autisme en fonction du sexe,
montre ainsi comment les scientifiques distinguent encore les hommes et les femmes en
fonction du sexe chromosomique, malgré les résultats qui remettent en cause la distinction
basée sur ces critères (Kraus, 2000).
3.1.3. Les notions de sexe et de genre : trouble dans les définitions
La binarité comme modèle théorique et méthodologique met en opposition bien d’autres
termes que homme/femme ou masculin/féminin : elle oppose aussi à certains moments les
notions de sexe et de genre, et non seulement dans la littérature biomédicale. En effet, les débats
autour des définitions et de l’utilisation des notions de sexe et de genre telles que nous les
pensons aujourd’hui sont rattachés à l’histoire des critiques féministes des sciences et plus
61
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
largement aux mouvements féministes du XXè siècle. En effet, la volonté des féministes des
années 1970 de rompre le déterminisme biologique qui constituait un des arguments clés pour
justifier les inégalités et les places différentielles dans la société entre hommes et femmes, fût
à l’origine de la dichotomie entre le sexe et le genre (Hammarström et al., 2014 ; Krieger, 2003 ;
Gardey, 2006 ; Löwy et Rouch, 20003 ; Gardey et Löwy, 2000) : le sexe était considéré comme
étant le biologique, alors que le genre venait à signifier la partie construite socialement de
l’identité sexuée. Comme le note Fausto-Sterling (2000 : p.4), le sexe représenterait ainsi
l’anatomie et les mécanismes physiologiques, et le genre se définirait comme étant les forces
sociales qui façonnent les comportements. Ainsi, la distinction entre sexe biologique et sexe
social (soit le genre) permet de souligner le fait que les identités ne sont pas des objets naturels,
mais qu’elles ont une histoire (Gaudillière, 2003). Cependant, cette dichotomie sexe/genre
limite aussi l’analyse féministe (Fausto-Sterling, 2000 : p.21-22), car elle obscure « (…) le fait
que les identités de genre ont été au cœur des processus matériels, cognitifs et sociaux qui ont
« fait » les savoirs du sexe » (Gaudillière, 2003 : p.57-58). Effectivement, les croyances sur le
genre de la part des scientifiques influencent les productions de savoir sur le sexe (Fausto-
Sterling, 2000 : p.3). Le corps devient ainsi une construction à son tour, un « effet bien réel des
régulations sociales et des assignations normatives » (introduction de Fassin dans Butler, 2006),
et où le sexe et le genre sont constitués et matérialisés par des relations de pouvoir : le genre est
ainsi performatif en ce sens où il constitue la matrice à travers laquelle les corps et aussi le sexe,
par la répétition des normes, acquièrent une matérialité et une réalité (Butler, 1993 ; Butler,
2006). Le genre cesse ici d’être un composant de l’identité, mais il « constitue l’identité qu’il
est censé être » (Butler, 2006 : p.96).
Le sexe et le genre ne peuvent donc pas, dans cette vision, être aisément séparés comme
des entités représentant respectivement la nature et la culture, car tout discours sur le sexe
contient des significations déjà genrées (Butler, 2006 ; Gardey, 2006). Il est aussi important de
noter que cette dichotomie entre nature et culture comporte une dimension hiérarchique (Butler,
2006 : p.116), où la nature représenterait un réceptacle passif pour les significations culturelles,
qui peuvent donc lui être imposées : on devine ici le parallèle qu’on peut faire avec les
conceptualisation de féminin et de masculin en tant que passif et actif.
Cependant, la distinction entre le sexe biologique et le genre social reste une composante
peu critiquée dans les recherches scientifiques, et pensée comme allant de soi (Hankivsky,
2012 ; Springer, Hankivksy et Bates, 2012 ; Fausto-Sterling, 2000 ; Butler, 2006). Les
définitions recommandées par des organes scientifiques de grande importance, comme
62
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
notamment la National academy of medicine37 (anciennement Institute of Medecine) ne font
que renforcer cette binarité : en effet, dans un rapport se demandant « Does sex matter » dans
la santé entre hommes et femmes, la National academy of medicine (2001 : p. 1, ma traduction)
définissent le sexe comme « la classification des êtres vivant, généralement en mâle ou femelle
en fonction de leurs organes reproductifs » et le genre comme « la représentation de soi d’un
individu en tant que mâle ou femelle, ou la réponse des institutions sociales vis-à-vis d’un
individu en fonction de sa présentation de genre », en rajoutant que le genre (mais non le sexe)
est façonné par l’environnement et l’expérience. Cette définition, qui établit d’une part
uniquement deux identités possibles (le masculin ou le féminin), entérine d’autre part la stricte
opposition entre le sexe et le genre, en les apposant respectivement à la nature et au social.
Ce cadre d’analyse est dominant dans les articles du corpus, car c’est cette définition
(qui est aussi celle de l’OMS : voir la partie 2.2.), qui prévaut. Ainsi, dans un article sur les
différences dans les capacités linguistiques entre garçons et filles autistes, Parish-Morris et ses
collègues (2017 : p.10) constatent que la présence de « biais genrés » dans les attentes des
comportements « appropriés » pour filles et garçons, combinées avec la présence de «
réelles différences de sexes biologiques » compliquent le diagnostic d’un trouble autistique. On
voit ici clairement la distinction qui est faite entre le genre qui se situe du côté des constructions
et des attentes sociales, et du sexe qui est considéré comme un fait biologique et donc « vrai »
(Fausto-Sterling, 2000). Le biologique est vu comme un garant de la vérité (des différences
entre les sexes), à tel point que Baron-Cohen et Hammer (1997 : p.3) affirment que la différence
biologique entre les sexes est « non-controversée » [uncontroversial].
Ces dichotomies entre la nature et le social, entre le sexe et le genre participent aussi à placer
le féminin du côté du particulier, le masculin devenant le général, la norme (Fraisse, 1998 citée
dans Gardey et Löwy, 2000). Affirmer la présence d’un phénotype spécifiquement féminin dans
le cas de l’autisme s’inscrit ainsi dans cette dynamique qui rend la norme égale au masculin et
l’atypique au féminin, tout en venant (ré)affirmer la stricte binarité des sexes. En effet, ce n’est
que dans le cas des femmes qu’il est question du phénotype féminin d’autisme, alors qu’en
parlant des hommes il n’est fait utilisation uniquement du terme autisme. Ces partages strictes
entre ces différentes composantes sont d’autant plus forts qu’elles sont « transformées en
37 La National academy of medicine est une organisation privée américaine de promotion de recherche dans les
domaines scientifiques et technologiques. Elle se compose de chercheurs proéminents dans leurs champs
disciplinaires. En ligne : http://www.nasonline.org/about-nas/mission/ (consulté le 5 août 2020)
63
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
descriptions neutres élaborées par des chercheurs objectifs et désintéressés » (Löwy, 1995 :
p.528).
3.1.4. « L’individu autiste » : création d’un corps intelligible
Ces postulats forts, affirmant qu’il existe une « vraie » différence participent ainsi à
créer cette matrice de genre (Butler, 1993, 2006) à l’intérieur de laquelle les normes de genre
produisent des corps intelligibles du point de vue de sexe. La théorie du « camouflaging » agit
ainsi comme explication pour montrer comment des femmes peuvent être atteintes d’un trouble
tel que l’autisme, qui est considéré comme affectant surtout les hommes, tout en s’assurant
qu’elles « restent des femmes » : effectivement, les filles et femmes autistes peuvent sembler
pareilles à leurs pairs non-autistes, comme le remarquent Dean, Harwood et Kasari (2017 :
p.685, souligné par les atueurs) « from a distance, girls with ASD looked like TD girls ». En
« camouflant » leurs comportements autistiques, considérés comme « masculins », les femmes
autistes conservent en quelque sorte une présentation féminine en se conformant à ce qu’est
attendu d’une femme, autiste ou non. Ce phénomène est aussi présent, selon certains chercheurs,
dans le cas des intérêts restreints et stéréotypés, qui seraient moins marqués chez les filles
autistes car elles manifesteraient des intérêts plus « typiques » ou « communs » par rapport aux
garçons, se rapprochant ainsi des intérêts « normaux » des filles neurotypiqes (Hiller, Young et
Weber, 2016 ; Wilson et al., 2016 ; Kiep et Spek, 2017). Un autre article s’intéressant aux
comportements de jeu genrés chez des enfants autistes et non-autistes notent aussi cette
ressemblance entre les filles autistes et non-autistes, en disant que l’utilisation des jouets
« genrés » [gender-typical] est « préservée » chez les filles autistes (Harrop et al., 2017 : p.48).
On voit ainsi comment le genre devient un effet des normes de genre comme le
mentionne Eric Fassin dans son introduction au livre de Judith Butler Trouble dans le genre
(2006 : p.14), mais aussi comment les discours mêmes des chercheurs, ainsi que leur hypothèses
et leurs résultats, sont teintés de considérations sur le genre (et le sexe) qui semblent structurés
« (…) par des présupposés culturels concernant le statut relatif des hommes et des femmes, et
par le rapport binaire qu’est le genre lui-même » (Butler, 2006 : p.220). C’est le sexe qui devient
ainsi le constituant de l’identité des individus dans le sens où le sexe vient à dire le genre
(Gardey, 2006 : p.655).
Les discours scientifiques ne sont donc pas exempts des stéréotypes et des influences sociales
(Gardey, 2006 ; Fausto-Sterling, 2000 ; Butler, 2006), malgré l’objectivité qui leur semble
64
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
rattachée. Les pratiques scientifiques et les technologies médicales qui se développent et se
complexifient influencent aussi les conceptualisations des différences des sexes (Löwy et
Rouch, 2003). Ainsi, dans le contexte des différences des sexes et l’autisme, on peut penser que
par exemple le développement de techniques d’imagerie cérébrale de plus en plus poussées
puissent avoir un impact sur la compréhension des différences entre hommes et femmes,
notamment en essayant de prouver la localisation de ces différences dans le cerveau. La
neuroscientifique Melissa Kirkovski et ses collègues (2015 : p.70) soulignent qu’il est
« impératif » d’explorer les effets du « sexe biologique » sur les anomalies cérébrales en lien
avec l’autisme. Les différents outils de plus en plus perfectionnés, tel que l’imagerie par
résonance magnétique fonctionnelle sont considérés comme étant des outils « robustes » (Floris
et al., 2018 : p.2) pour capturer des différences de sexes dans les structures et fonctions
cérébrales. La « présence du sexe dans le corps » (Gardey, 2006 : p.656) semble donc
s’exprimer au niveau du cerveau, lieu ultime pour prouver l’ancrage solidement biologique des
différences entre hommes et femmes. Les neurosciences prennent une place de plus en plus
importante dans les recherches biomédicales, et notamment dans le champ de l’autisme. Nous
allons voir les critiques et questionnements qui émergent de ce « tournant neuronal » (Vuille,
2014, p.9), en particulier en lien avec l’autisme.
3.2. Le cerveau comme site de la différence des sexes : les apports des Critical
neurosciences et l’application aux troubles du spectre de l’autisme
3.2.1. Le dimorphisme sexuel au niveau du cerveau : définitions et théories
« We aren’t unisex, and every cell in the brain of every man and every woman knows it
» écrit le neurobiologiste américain Larry Cahill dans son article “Equal ≠ the same: sex
differences in the human brain” (2014: p.8). Les différences entre hommes et femmes sont
biologiquement ancrées, selon un « bio-déterminisme » (Vidal, 2013 : p. 447) qui semble
localiser le site de la différence (Gardey, 2006) dans le cerveau, qui lui-même devient la
métaphore qui décrit les individus dans leur ensemble (Vidal, 2013). Les comportements,
émotions ou encore les croyances des individus sont pensés en termes cérébraux, c’est-à-dire
se réduisant au cerveau et étant produit par différentes compositions neurochimiques (Ortega,
2009). L’influence grandissante de la discipline des neurosciences participe à la légitimation de
la recherche des différences des sexes dans le cerveau (Vidal, 2013 ; Ortega, 2009). Ces
différences des sexes sont recherchées aussi dans le cadre de troubles ou maladies ayant une
65
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
composante neurologique, tel les TSA (Kirkvoski et al., 2016). Les affections présentant des
ratios hommes-femmes inégaux posent un défi théorique aux chercheurs, car d’une part il remet
en question l’existence d’une norme supposée universelle au niveau de la physiologie humaine,
et d’autre part ce ratio pourrait laisser croire à la présence de deux normes distinctes, une pour
les hommes et l’autre pour les femmes (Fausto-Sterling, Coll et Lamarre, 2012a, 2012b). La
première partie du dilemme est utilisée comme argument en faveur des recherches de
différences des sexes, en mettant en avant le fait que la majorité des recherches biomédicales
ont été faites sur des échantillons mâles, et ainsi que la physiologie masculine a été utilisée
comme la norme à partir de laquelle les chercheurs infèrent des conclusions pour les femmes.
Ainsi, le neurobiologiste Larry Cahill publie un article intitulé « Why sex matters for
neuroscience » (2006) pour pointer du doigt le manque d’études faites sur les femmes et la
physiologie féminine. Cependant, ce type de discours court le risque de tomber dans le
déterminisme biologique des différences entre hommes et femmes (Vidal, 2013), et aussi de
renforcer la deuxième partie du dilemme noté plus haut, à savoir qu’il existerait deux normes
distinctes entre hommes et femmes, polarisant ainsi encore un peu plus la matrice binaire des
genres. Effectivement, dans le même article de 2006, Cahill note qu’il n’existe que deux
« mosaïques complexes » (p.7) de cerveaux : une féminine et l’autre masculine. Dans cette
optique, les cerveaux sont « sexuellement dimorphes », c’est-à-dire qu’il n’y a que deux formes
possibles et admises, et qui sont radicalement distinctes (McCarthy et Konkle, 2005 ; Hoffman
et Bluhm, 2016). La prémisse initiale qu’il n’existe que deux sexes sert ainsi de base pour les
recherches sur les différences entre hommes et femmes, en supposant que ces deux groupes
sont clairement distincts (Schmitz et Höppner, 2014).
Les théorisations autour du dimorphisme sexuel au niveau cérébral datent d’au moins
50 ans, période pendant laquelle de nombreuses recherches et résultats ont émergé pour tenter
de prouver la différence incommensurable entre les cerveaux des hommes et des femmes. Ces
résultats serviraient ainsi de preuve de l’existence d’un socle biologique incontestable pour
fixer les différences des sexes de manière définitive.
J’aborderais ici trois théories qui ont été avancées pour décrire les différences entre les
hommes et les femmes aux niveaux cognitif et comportemental, et qui situent ces différences
dans les structures et fonctions cérébrales. Ces trois théories sont aussi pertinentes dans le cadre
des troubles autistiques, car comme nous le verrons ces théories émergent, même implicitement,
dans les recherches constituant mon corpus, et sont aussi à la base des différentes théorisations
genrées autour de l’autisme.
66
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Brain organization theory
La première théorie importante est celle de l’« organisation cérébrale » [brain
organization theory], proposée à la fin des années 1950 par le groupe de recherche composé de
Charles Phoenix et ses collègues au département d’anatomie de l’université de Kansas aux
États-Unis (Van den Wijngaard, 1991). Cette théorie de l’organisation fût développée à partir
d’observations sur les comportements de reproduction chez des cochons d’Inde, et se concentre
sur les effets des hormones dans la différenciation sexuelle (Van den Wijngaard, 1991 ; Fausto-
Sterling, 2000). Plus précisément, cette théorie distingue l’effet organisationnel [organizational]
des hormones sur le cerveau juste avant la naissance, de l’effet d’activation [activtional] de ces
mêmes hormones sur les mécanismes neurologiques chez l’animal adulte (Van den Wijngaard,
1991 ; Fausto-Sterling, 2000 ; Jordan-Young et Rumiati, 2012 ; McCarthy et Konkle, 2005).
Ce sont spécifiquement les hormones dites androgènes qui exercent ces effets, et cette
hypothèse se fonde sur le paradigme de la différenciation sexuelle développée par le chercheur
Alfred Jost dans les années 1950 : selon le modèle de Jost, le phénotype mâle ne peut se
développer qu’en présence d’un taux minimal d’hormones androgènes, dont notamment la
testostérone (Van den Wijngaard, 1991 ; Fausto-Sterling, 2000 ; Jordan-Young et Rumiati,
2012 ; Kraus, 2000). Ainsi, le féminin est considéré comme étant l’état par défaut, le masculin
ne pouvant émerger que grâce à l’action de « la merveilleuse molécule » (Fausto-Sterling, 1992 :
p.268) qu’est la testostérone. Certains chercheurs nomment ce mécanisme « le principe
d’Adam » qui signifie que quelque chose doit être ajouté pour différencier un mâle » (Van den
Wijngaard, 1991 : p.24).
Cette théorisation de Jost était appliquée premièrement en embryologie, pour expliquer les
mécanismes de la différenciation sexuelle du fœtus, mais il fût repris notamment par Phoenix
et ses collègues pour décrire les différences entre les sexes au niveau cérébral et finalement au
niveau comportemental (Van den Wijngaard, 1991). La théorie de l’organisation cérébrale a
ainsi permis de créer un nouvel objet de recherche, à savoir l’effet des hormones prénatales sur
le développement du cerveau, et ultérieurement d’expliquer les différences dans les
comportements supposés être l’expression directe de l’organisation du cerveau (Van den
Wijngaard, 1991 ; McCarthy et Konkle, 2005). Fausto-Sterling (1992 : p.224) note ainsi que
les hormones ne définissent plus uniquement les gonades, mais également le cerveau, qui luimême
définit in fine l’homme ou la femme. Cette théorie permit aussi de prouver l’ancrage
biologique et ainsi permanent des différences des sexes, qui sont mises en place déjà avant la
naissance, et sous l’influence des hormones (Van den Wijngaard, 1991). Avant ces recherches,
67
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
il n’existait pas de théorie scientifique pouvant prouver que les différences résident dans la
structure même du cerveau, (Van den Wijngaard, 1991). Initialement utilisée pour l’observation
sur les animaux, cette théorie sera appliquée sur les humains à la fin des années 1960 par les
psychiatres américains John Money et Anke Ehrhardt, connus notamment pour leurs travaux
sur les enfants intersexes (Van den Wijngaard, 1991). Ils ont en particulier étudié les effets de
l’exposition à la testostérone chez des filles atteintes d’hyperplasie congénitale des surrénales,
où ils observèrent des comportements de « garçon manqué » chez ces filles, dû à la production
anormalement élevée de testostérone par les glandes surrénales avant la naissance (Van den
Wijngaard, 1991 ; Jordan-Young, 2012).
Malgré de nombreuses critiques à l’encontre de cette théorie, qui ne fait pas l’unanimité dans
la communauté scientifique 38, elle continue néanmoins à se glisser dans et à inspirer des
recherches actuelles (Vidal, 2012 ; Bluhm, 2013b ; Dussauge et Kaiser, 2012a). Dans le cadre
des TSA, la théorie du cerveau masculin extrême représente clairement l’application de la
théorie de l’organisation dans les recherches actuelles en neurosciences et psychologie. En effet,
la théorie du cerveau masculin extrême postule que les différences cognitives entre hommes et
femmes résultent de différences biologiques liées au développement cérébral, ce dernier étant
influencé par des facteurs génétiques et endocriniens qui diffèrent entre les sexes (Baron-Cohen
et Hammer, 1997). Comme nous l’avons vu précédemment, les niveaux d’androgènes (et
surtout de la testostérone) pendant la vie prénatale créeraient des « types cérébraux » féminins
ou masculins, qui se traduiraient en différentes capacités cognitives jusque dans la vie adulte
(Baron-Cohen et Hammer, 1997 ; Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005 ; Baron-Cohen,
2002 ; Cheslack-Postava et Jordan-Young, 2012). Baron-Cohen et Hammer (1997) notent ainsi
que la testostérone a un « effet causal » (p.19) sur le développement cérébral du fœtus résultant
en des différences de sexes claires à la naissance. Ces mêmes auteurs lient cette théorie à
l’autisme, en notant que les garçons autistes ont des meilleures capacités spatiales que leurs
pairs non-autistes, et qu’ils ont des grandes difficultés dans les capacités sociales et
empathiques (Baron-Cohen et Hammer, 1997). La testostérone est donc supposée jouer un rôle
38 Pour une histoire plus détaillée des controverses autour de cette théorie voir notamment :
VAN DEN WIJNGAARD, MARIANNE. The Acceptance of Scientific Theories and Images of Masculinity and
Femininity. Journal of the History of Biology, 1991, vol. 24, no 1, p. 19-49.
FAUSTO-STERLING, Anne. Myths of gender. Biological theories about women and men (2ème édition). Basic
Books. 1992.
FAUSTO-STERLING, Anne. Sexing the body. Gender politics and the construction of sexuality. Basic Books.
2000.
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
clé dans l’explication de la forte prévalence masculine des TSA, car elle a un effet hypermasculinisant
sur les hommes autistes. On peut donc clairement apercevoir ici l’influence de la
théorie de l’organisation cérébrale, mais aussi des théorisations de Jost que nous venons de
présenter, selon lesquelles la testostérone est l’hormone clé différenciant les hommes et les
femmes (Van den Wijngaard, 1991 ; Fausto-Sterling, 2000 ; Jordan-Young et Rumiati, 2012 ;
Kraus, 2000). Le rôle de la testostérone dans le cas de l’autisme est aussi une composante dans
la théorie de l’inversion de genre [gender incoherence theory] : en effet, Bejerot et ses collègues
montrent dans deux articles (2012 ; 2014) que la testostérone a un effet masculinisant mais
uniquement sur les femmes autistes, et non pas les hommes comme postulé par la théorie de
Baron-Cohen. Il reste néanmoins que les hormones dites androgènes possèderaient cette
capacité de masculiniser le corps, et même un corps de femme.
La latéralisation cérébrale
Une deuxième théorie qui est présente dans les recherches sur l’autisme est celle de la
latéralisation cérébrale, qui est supposée différente entre les hommes et les femmes. La
latéralisation est liée à la spécialisation des deux hémisphères du cerveau, et concernent
notamment les capacités verbales, spatiales et mathématiques (Vidal, 2012 ; Fausto-Sterling,
1992). Il est pensé que les femmes sont moins latéralisées au niveau de ces capacités par rapport
aux hommes, c’est-à-dire que chez les femmes les régions liées au langage ou aux capacités
spatiales et mathématiques sont localisées dans les deux hémisphères, alors que chez les
hommes les hémisphères sont spécialisés dans l’une ou l’autre capacité, et donc qu’ils sont
fortement latéralisés (Fausto-Sterling, 1992 ; Kaiser et al., 2009 ; Fine, 2012 ; Schmitz, 2010).
Selon les chercheurs soutenant cette théorie, la différence dans la spécialisation et l’activation
hémisphérique s’illustre dans les comportements chez les femmes et les hommes, où les
femmes sont supposées avoir une approche cognitive plus relationnelle et les hommes sont plus
analytiques et focalisés (Kaiser et al., 2009). La question de la latéralisation est aussi étudiée
dans le cas des TSA : ainsi il est pensé qu’une latéralisation anormale soit un trait autistique
(Vladeanu et al., 2012). Les recherches autour de la latéralisation et ses implications dans
l’autisme supposent aussi un lien avec l’influence de la testostérone pendant la vie pré-natale.
Ainsi, Baron-Cohen et ses collègues (2005) supposent que la testostérone, avec son effet hypermasculinisant,
latéralise à l’extrême le cerveau autistique, et que ceci explique la grande
capacité des hommes autistes dans les disciplines scientifiques telles les mathématiques. À
l’inverse, la faible latéralisation et le fonctionnement plutôt interhémisphérique observés chez
69
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
les femmes expliqueraient leur plus grande capacité émotionnelle et empathique (Baron-Cohen,
Knickmeyer et Belmonte, 2005 ; Fine, 2010). Dans une étude sur les capacités des individus
autistes à reconnaître des émotions en fonction des expressions faciales, Matei Vladeanu et ses
collègues (2010) trouvent aussi une plus forte latéralisation chez les hommes autistes, chez
lesquels uniquement l’hémisphère droit est impliqué dans l’interprétation d’expressions
faciales. Les auteurs concluent aussi a une possible influence de la testostérone qui hypermasculinise
le cerveau en le rendant notamment d’avantage latéralisé.
La connexion interhémisphérique
La théorie de la latéralisation est aussi liée aux théories autour de la connexion
interhémisphérique, qui se fait notamment au niveau du corps calleux, une région fibreuse
importante qui relie les deux hémisphères droit et gauche (Fausto-Sterling, 1992 ; Fine, 2010 ;
Schmitz, 2010). Les femmes auraient un corps calleux plus important dû au fait que leurs
hémisphères sont plus interconnectés que les hommes (Fine, 2010 ; Schmitz, 2010). Malgré la
prolifération de recherches autour des différences dans le corps calleux, aucun résultat
concluant n’a été trouvé (Fausto-Sterling, 1992) : cette théorie reste néanmoins présente, et
notamment dans certaines recherches sur les différences des sexes dans le cas des TSA. Baron-
Cohen, Knickmeyer et Belmonte (2005 : p.821) notent que la plus grande connectivité chez les
femmes leurs donnent des avantages dans les capacités émotionnelles car cette activité s’appuie
sur des signaux venant de régions cérébrales multiples. À l’inverse, la connectivité plus
concentrée et locale permettrait aux hommes d’être plus doués pour des disciplines scientifiques,
en particulier les mathématiques (Baron-Cohen, Knickmeyer et Belmonte, 2005). Les hommes
autistes ont donc des capacités émotionnelles anormalement faibles, dû à la testostérone
prénatale qui influence cette connectivité à courte distance (ibid). Une autre recherche, menée
par Dorothea Floris et ses collègues (2018), conclue aussi à une connectivité altérée dans le
cerveau des individus autistes : les chercheurs constatent notamment des « changements-versmasculinité
» [shift-towards-maleness] ou des « changements-vers-féminité » [shift-towardsfemaleness]
dans certaines régions, c’est-à-dire que certains réseaux neuronaux ne sont pas
connectés de façon considérée « typique » pour un cerveau d’homme ou de femme, démontrant
ainsi que l’autisme représenterait un trouble de genre, voire d’inversion de genre. Le groupe de
recherche de Kaat Alaerts (2016) trouvent aussi cette inversion de genre, en notant des
connectivités atypiques pour les hommes et femmes autistes.
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Ces différentes théories prennent de plus en plus de place dans les recherches
neuroscientifiques ou psychologiques, en particulier pour trouver des preuves d’une différence
biologique entre hommes et femmes ancrée dans le cerveau même des individus. Le cerveau
devient un « organe sexué » (Kaiser et al., 2009 : p.50), jouant un rôle important dans la
recherche et la conceptualisation des différences entre les sexes. Cependant, cette
« cerebralization of the self » (Ortega, 2009 : p.426), ainsi que l’importance grandissante que
prend l’approche neuroscientifique dans les recherches médicales plus larges (Ortega, 2009 ;
Vidal, 2012, 2013 ; Schmitz et Höppner, 2014), ont été et continuent à être sujettes à des
critiques, et notamment féministes.
3.2.2. Les Critical neurosciences : outils et concepts
La critique féministe des neurosciences nous donne des outils intéressant pour analyser les
articles du corpus, notamment en mettant en avant les problématiques qui émergent dans les
recherches s’intéressant à établir des différences des sexes au niveau du cerveau en lien avec
l’autisme. Un courant critique des neurosciences, appelé aussi Critical neurosciences, s’est déjà
développé dans les années 2010, notamment en raison de la place grandissante de l’approche
neuroscientifique dans les recherches autour des capacités cognitives et comportementales, et
la légitimité importante octroyée à cette discipline dans le monde scientifique, mais aussi dans
la société plus largement (Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 ; Vidal, 2012, 2013 ; Ortega, 2009).
Dans ce contexte, certains aspects subjectifs relevant de l’individualité même se transforment
en « brain facts » (Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 : p. 64) réductibles au cerveau (Vidal,
2002, 2009 citée dans Choudhury, Nagel et Slaby, 2009 : p.66). Isabelle Dussauge et Anelis
Kaiser (2012b: p.124-125) notent ainsi que:
« Vivre dans l’ère du cerveau signifie que les individus, leurs maladies ou leurs capacités
cognitives, mais aussi les identités, les religions, les émotions, les expériences de vie et les
relations sociales, sont pensées comme étant localisées dans le cerveau – et pouvant
potentiellement être visualisées grâce à l’imagerie cérébrale »39
39 Ma traduction de: « Living in the era of the brain means that not only people, their diseases or cognitive abilities,
but also identities, religions, feelings, lived experiences, and social relations, are believed to be localizable in the
brain – and potentially neuroimaged as such” (Dussauge et Kaiser, 2012b: p.124-125).
71
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Ces Critical neurosciences se veulent ainsi une pratique réflexive, tout en rapprochant les
disciplines des sciences sociales étudiant les neurosciences avec les neurosciences empiriques
elles-mêmes (Choudhury, Nagel et Slaby, 2009). Il s’agit ainsi de critiquer le statut culturel
dominant des neurosciences actuellement, et aussi l’accaparement que font les neurosciences
d’objets de recherches relevant traditionnellement des sciences sociales et humaines (Dussauge
et Kaiser, 2012a).
L’approche réflexive est aussi à la base de la branche « féministe » des Critical
neurosciences (Schmitz et Höppner, 2014) : les neurosciences féministes intègrent ainsi la
composante de genre dans leurs analyses, à la manière des critiques féministes des sciences. En
effet, les Critical neurosciences n’incluent pas l’analyse des catégories telles que le genre
(Dussauge et Kaiser, 2012a). L’approche féministe, appliquée plus spécifiquement aux
recherches ayant trait au cérébral, permet de mettre en lumière la façon dont les neurosciences
créent et modèlent les notions de sexe et/ou de genre, à travers leurs pratiques, méthodes et
hypothèses de travail (Schmitz et Höppner, 2014). La psychologue Cordelia Fine, qui est une
figure importante dans le courant des critiques féministes des neurosciences, parle de
neurosexisme pour désigner la manière dont les discours des neurosciences autour des
différences des sexes s’appuient sur des stéréotypes quant aux rôles traditionnels de genre, et
ainsi comment les neurosciences participent à renforcer et à légitimer ces rôles traditionnels
(Fine, 2014, 2013). Comme nous le verrons, les recherches autour des différences des sexes
dans le cerveau sont loin d’être concluantes et comme le note Fausto-Sterling (2000 : p.118) le
cerveau reste « une vaste inconnue » sur laquelle « projeter, même inconsciemment, des
présomptions de genre ». Les critiques féministes des neurosciences ont en effet mis en lumière
les problèmes méthodologiques dans les recherches neuroscientifiques sur les différences
hommes-femmes, qui sont aussi présents dans le corpus d’analyse sur l’autisme.
L’approche critique proposée par les neurosciences féministes est donc pertinente pour
analyser les recherches s’intéressant aux dimensions genrées de l’autisme, car ce dernier est
aujourd’hui considéré comme un trouble neurodéveloppemental (APA, 2013), et est donc
étudié sous l’angle de la neurobiologie. Mon mémoire n’a pas pour objet une critique
méthodologique des articles du corpus, mais il me semble néanmoins intéressant de noter
quelques critiques qui sont adressées aux recherches sur les différences des sexes et notamment
concernant leurs méthodologies.
72
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Méthodes de comparaison et surestimation des différences
Les critiques féministes des neurosciences mettent en avant les problèmes liés aux
méthodes de comparaison entre les échantillons, qui ont tendance à surestimer les différences
entre hommes et femmes (Rogers, 2010 ; Kaiser, 2012 ; Kaiser et al., 2009 ; Fine, 2010). En
effet, ce sont souvent des moyennes qui sont comparées, permettant de trouver le plus souvent
uniquement des différences de faible amplitude (Rogers, 2010 ; Eliot, 2011 ; Young et Balaban,
2006). Les échantillons analysés sont souvent de petite taille, c’est-à-dire avec moins de vingt
participants, qui est le minimum recommandé pour des recherches en neurosciences (Fine,
2013). Un échantillon trop petit court ainsi le risque de produire des résultats peu fiables : les
différences observées entre les groupes peuvent être surestimées, car plus l’échantillon est
grand plus les différences ont tendance à s’atténuer et devenir faibles (Fine, 2013 ; Vidal, 2012).
De plus, il est indispensable d’avoir des échantillons de même taille pour effectuer des
comparaisons entre hommes et femmes (Kaiser et al., 2009). Or, ceci n’est souvent pas le cas,
et notamment dans les recherches autour de l’autisme et les différences des sexes :
effectivement, seulement dix-sept articles sur les soixante-neuf composant le corpus,
comportaient des échantillons hommes-femmes de taille égale, alors que leur but même était
de mettre en lumière les différences entre ces deux groupes dans le contexte des TSA. De
nombreux articles justifient ces échantillons inégaux soit en notant qu’ils reflètent le sex ratio
couramment accepté de 4:1 dans les TSA, soit en mentionnant la difficulté de recruter des
femmes simplement car elles sont moins atteintes d’autisme et donc ne sont pas repérées à
travers les échantillons cliniques.
Cependant, le principe même de comparaison entre deux groupes est aussi problématique,
notamment car certaines recherches effectuent des observation séparées sur chaque groupe,
pour inférer ensuite la présence ou non de différences entre les groupes (Bluhm, 2013a ; Fine,
2013 ; Rippon et al., 2014). Plus précisément dans le cadre des travaux en neurosciences ceci
implique le fait d’observer une activation cérébrale lors d’une activité dans un groupe, mais pas
dans l’autre groupe, et à partir de ceci conclure à une différence significative entre les deux
groupes (Fine, 2013). Ces types d’observations séparées est présente dans les articles du corpus,
où notamment le groupe de chercheurs autour de Meng-Chuan Lai (2013 : p.2800), une voix
influente dans les recherches sur les différences des sexes dans les TSA, prônent la séparation
des observations entre hommes et femmes pour mieux saisir les différents tableaux cliniques.
Cependant, cette séparation en deux entités distinctes, hommes et femmes, reflètent les attentes
et les stéréotypes implicites autour des différences des sexes traversant les recherches
73
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
neuroscientifiques, et la croyance en des fonctionnements cérébraux radicalement différents
entre hommes et femmes qui permetteraient d’identifier des cerveaux féminins et masculins
(Rippon et al, 2014). Les techniques d’imagerie cérébrale, telle l’imagerie par résonance
magnétique fonctionnelle, de plus en plus avancées permettent d’avoir une fenêtre par laquelle
observer l’intérieur du cerveau et son activité de façon non-invasive, et ainsi tenter de visualiser
d’éventuelles différences entre les sexes. Cependant, les images issues de ces techniques
d’imagerie ne sont pas le reflet de la « nature telle qu’elle est » (Schmitz et Höppner, 2014 :
p.3-4), mais des constructions, issues de différentes étapes de manipulation et de sélection faites
par les techniciens et les chercheurs autour des éléments qu’ils souhaitent ou non mettre en
avant (Meynell, 2012). Combinés avec les éléments notés au-dessus, nous pouvons voir
comment des hypothèses basées sur des stéréotypes et croyances liées aux différences des sexes
peuvent s’insinuer dans les différentes étapes de recherche (Rippon et al., 2014).
La vision essentialiste des différences entre les sexes
Ainsi, les recherches neuroscientifiques semblent admettre une vision essentialiste des
différences entre les sexes, où hommes et femmes sont les deux extrêmes d’un continuum
unique, et possèdant des profils neurologiques distincts (Rippon et al., 2014 : p.1). De cette
façon, l’hypothèse de l’unicité du système binaire des sexes sert de fondement à une approche
orientée vers l’étude des différences, en laissant dans l’ombre d’éventuelles similitudes
(Schmitz et Höppner, 2014 ; Rippon et al., 2014). Ces recherches s’effectuent donc à l’intérieur
d’une « matrice des différences » (Kaiser, 2012 : p.132) où des stéréotypes de genre sont
projetés sur des composantes du comportements supposés différentes entre hommes et femmes
(Dussauge et Kaiser, 2012b : p.137). Les recherches autour de l’autisme sont un terrain
particulièrement propice à ce type de problématique, et ceci est particulièrement apparent au
sein des différentes théories genrées présentées précédemment. En effet, les théories du cerveau
masculin extrême, de l’incohérence de genre ou du phénotype féminin, présentent toutes cette
matrice des différences comme base conceptuelle de leur formulations. Ces théories genrées de
l’autisme participent à l’ancrage de cette dichotomie masculin/féminin dans le biologique, en
proposant une explication « unitaire » selon laquelle les différences entre les sexes sont
déterminées par les hormones sexuelles, qui sont déterminées par les gènes (Rogers, 2010 : p.
S5). Ces différences seraient donc biologiques car génétiques, en laissant ainsi peu de place aux
explications prenant en compte l’influence de l’environnement social des individus (Rogers,
2010 ; Hoffman et Bluhm, 2016 ; Vidal, 2012 ; Jordan-Young et Rumiati, 2012).
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
L’influence hormonale, notamment de la testostérone, supposée avoir des effets
organisationnels permanents sur le cerveau des individus, est questionnée par les critiques
féministes des neurosciences. En effet, de plus en plus de chercheurs dans la communauté
scientifique acceptent l’idée de la plasticité du cerveau, qui veut que le cerveau et les
connexions neuronales se modifient avec l’expérience tout au long de la vie des individus
(Hoffman et Bluhm, 2016 ; Vidal, 2012). Cependant, les théories se basant sur le pouvoir
organisationnel permanent de la testostérone continuent d’être utilisées dans les recherches sur
les différences entre hommes et femmes, et notamment dans le cas de l’autisme comme nous
l’avons déjà observé, et ce malgré les problèmes méthodologiques et scientifiques qui émergent
de ce type de théorie. En effet, la neurobiologiste féministe Catherine Vidal (2013) note que ce
type de recherche, utilisant ces théories, manquent souvent de « rigueur et d’objectivité » (p.447)
et « [q]u’il s’agisse de psychologie cognitive, d’études en imagerie cérébrale ou de génétique,
les données expérimentales sont souvent sans commune mesure avec leur exploitation
idéologique (…) Car, au-delà, se profile toujours l’idée que l’ordre social est le reflet d’un ordre
biologique. » (p.447).
Les neurosciences ne sont pas explicitement sexistes, et n’utilisent souvent pas leurs résultats
pour justifier les inégalités hommes/femmes (Bluhm, 2013a). Néanmoins, ces résultats sont
utilisés pour affirmer que les hommes et les femmes sont essentiellement différents, et donc
que les inégalités sont en réalité dû à des fait biologiques qui ne peuvent pas être modifiés
(Bluhm, 2013a ; Rogers, 2010). En particulier, la théorie de l’ « empathisation » et de la
« systémisation », qui est à la base de la théorie du cerveau extrême masculin de l’autisme,
affirme que les différences dans les capacités cognitives entre hommes et femmes prennent leur
source dans des différences au niveau biologique, et notamment dans les niveaux de
testostérone prénatale. Cependant, des neuroféministes telle Giordana Grossi et Cordelia Fine
(2012) critiquent la construction même de cette théorie, en pointant notamment du doigt le
manque de définitions claires des notions de « empathizing » et « systemizing ». Ces mêmes
chercheuses montrent aussi comment l’environnement expérimental qui est utilisé pour
mesures les différences dans ces capacités influence les résultats, et peuvent augmenter ou
diminuer les différences entre les sexes (Grossi et Fine, 2012) : elles notent ainsi que les
différences sont atténuées quand le caractère genré de l’exercice à réaliser est effacé ou quand
les participants ne doivent pas noter leur sexe dans le questionnaire.
Malgré ces lacunes méthodologiques et théoriques, un grand nombre de recherches sur les
différences entre les sexes se basent sur ces théories qui biologisent les différences. Dans le
cadre de l’autisme, ces approches ont un grand poids comme nous le montre les citations
75
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
fréquentes des théories genrées tel le cerveau masculin extrême ou encore l’incohérence de
genre.
3.2.3. La primauté de la classification binaire du masculin et du féminin
Cependant, ces théories courent le risque de rendre pathologique les comportements et
désirs de genre considérés comme « atypiques » (Jordan-Young et Rumiati, 2012).
Effectivement, ces théories reposent sur l’acceptation du cadre dichotomique de genre
(Dussauge et Kaiser, 2012b ; Jordan-Young et Rumiati, 2012 ; Joel, 2011 ; Fine, 2014), où
hommes et femmes sont radicalement séparés et pensés en tant que catégories monolithiques
(Dussauge et Kaiser, 2012b : p.139). Or, ce dimorphisme sexuel, qui implique qu’il ne peut
exister que deux formes totalement distinctes l’une de l’autre, est remis en cause par les
critiques féministes des neurosciences. Essayer de sortir de ce modèle binaire est un des plus
grands défis pour les neurosciences (Fine, 2014), alors même que la grande majorité des
recherches ne remettent pas en cause cette dichotomie et intègrent donc celle-ci dans leur
recherche ainsi que dans l’interprétation qu’ils font de leurs résultats (Dussauge et Kaiser,
2012b). Le sexe et le genre sont considérés comme des propriétés individuelles, restant fixes et
stables tout au long de la vie, et n’étant que marginalement influencées par les expériences et
environnements de vie des individus (Dussauge et Kaiser, 2012b ; Rippon et al., 2014 ; Fine,
2013 ; Jordan-Young et Rumiati, 2012). Or la classification binaire, et le dimorphisme sexuel
qui en découle, sont contestés par les approches féministes car ils ne sont pas des entités
naturelles mais bel et bien des « systèmes de significations » (Dussauge et Kaiser, 2012a : p.211)
construits par les pratiques scientifiques elles-mêmes.
Cependant, les recherches neuroscientifiques s’intéressant aux différences entre les sexes ne
remettent que rarement en cause cette classification binaire des individus et procèdent de telle
manière à ranger les individus dans des catégories mâle ou femelle bien distinctes et
mutuellement exclusives (Hofmann et Bluhm, 2016). Ainsi, cette approche est utilisée pour
prouver l’existence de phénotypes neurologiques clairement dissimilaires entre hommes et
femmes (Fine, 2013, 2014 ; Joel et al., 2015 ; Rippon et al., 2014 ; Joel, 2011). De même, dans
le cas de l’autisme, les chercheurs s’intéressent à trouver les signatures neurologiques
permettant de différencier les hommes et les femmes autistes, et ainsi construire des phénotypes
autistiques distincts entre les deux. Les « dimorphismes sexuels attendus » [expected sexual
dimorphisms] (Kirkovski et al, 2016 : p.960) servent de base théorique pour étudier les
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
différences entre les sexes dans le contexte des TSA : ceci montre ainsi toute la prégnance des
théories sur les différences qui ont été présentées précédemment.
Néanmoins, les approches féministes des neurosciences ne soutiennent pas cette vision
dichotomique, et des chercheurs comme Daphne Joel (2011, 2015) défendent l’argument du
« cerveau unisexe », qui présenterait une mosaïque de régions masculines et féminines au sein
des cerveaux de tous les individus. Cette approche veut que la variabilité interindividuelle est
plus élevée que les différences entre les hommes et les femmes au niveau cérébral, et ne soutient
donc pas la vision de deux types de cerveaux « masculin » et « féminin » (Joel, 2011 ; Joel et
al., 2015 ; Fine, 2014 ; Rippon et al., 2014). Malgré ceci, les techniques mêmes d’exploration
cérébrale sont utilisées de manière à pouvoir mettre en avant des différences nettes entre
hommes et femmes. Ainsi, Cordelia Fine (2013, 2014) montre comment l’utilisation d’une
approche d’image « instantanée » [snap-shot] garantit de ne pas trouver de résultats pouvant
défier l’hypothèse centrale de l’existance de deux phénotypes distincts mâle et femelle (Fine,
2013 : p.399). De cette façon, l’influence de l’environnement social est réduite au minimum,
laissant ainsi la place aux uniques explications biologiques comme pouvant rendre compte des
différences entre les sexes (Dussauge et Kaiser, 2012b ; Fine, 2013, 2014 ; Rippon et al., 2014 ;
Jordan-Young et Rumiati, 2012). De plus, certaines critiques féministes avancent l’argument
que le cerveau, dans les hypothèses initiales des chercheurs, est déjà pensé comme étant
masculin à la base et non pas unisexe (Schmitz et Höppner, 2014), ce qui encore une fois
influence les méthodes et l’interprétation des résultats. S’ajoute à ceci le prisme du cadre binaire
à travers lequel se structurent les travaux scientifiques en la matière et qui implique d’interpréter
des caractéristiques « non typiques pour les hommes » comme étant féminines, et celles « non
typiques pour les femmes » comme étant masculines (Jordan-Young, 2012 : p. 306). Ainsi, les
neurosciences en viennent selon certains critiques, à devoir questionner tout ce qui sort de la
norme binaire et hétérosexuelle (Bagemihl, 1999 et Roughgarden, 2004 cités dans Dussauge et
Kaiser, 2012b : p.123). Effectivement, les recherches neuroscientifiques tentent de trouver des
causes innées et biologiques pour expliquer les comportements ou les identités genrées dites
« non-conformes » (ibid, p.135). Dès lors, comment se manifeste ceci dans le cas des TSA ?
Que nous dit l’utilisation des différentes théories genrées sur l’autisme sur la position des
neuroscience face à des cas où les dimorphismes sexuels typiques ne sont pas totalement
observés, voire où ils sont remis en cause ? Sommes-nous face à un « trouble dans le genre »
comme le suggèrent Isabelle Dussauge et Anelis Kaiser (2012b : p.121) ?
77
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
3.3. « Trouble dans le genre » : l’autisme comme défi au paradigme de la
binarité des genres
3.3.1. Les apports des théories féministes queer
Les concepts théoriques des approches féministes et queer des années 1990 et en avant
apportent des éléments précieux pour penser de façon nouvelle le sexe et le genre, en proposant
notamment un essai pour sortir de la stricte binarité entre ces éléments. Si les conceptualisations
des féministes des années 1970 mettaient en avant une distinction entre le sexe (entendu comme
biologique) et le genre (entendu comme social), et plus loin une séparation nature/culture,
l’approche queer refuse ces dichotomie en argumentant pour le caractère construit de ces
éléments (Kraus, 2000 ; Dussauge et Kaiser, 2012b ; Fausto-Sterling, 2000 ; Butler, 1993,
2006). Il n’est plus question d’un « noyau dur » (Gardey et Löwy, 2000 : p.17) biologique et
fixe, qui serait incarné par le sexe et totalement distinct du produit social que serait le genre.
Avec l’introduction des idées notamment de la philosophe féministe Judith Butler, le sexe
devient une construction au même titre que le genre (Butler, 2006 ; Kraus, 2000). Effectivement,
pour Butler (1993), ce n’est pas le social qui apposerait sa signification sur le réceptacle passif
que serait le sexe : au contraire, ce dernier est lui-même à la fois une norme et un élément de
pratiques de régulation produisant des corps genrés (Butler, 1993). En ce sens, le genre et le
sexe sont performatifs, c’est-à-dire qu’ils agissent et sont construits à l’intérieur d’un ensemble
de normes, pratiques et discours eux-mêmes genrés (Butler, 1993, 2006 : Dussauge et Kaiser,
2012b). Le sexe et le genre ne sont donc pas des qualités propres aux individus, ni une
description de ce qu’est une personne, mais plutôt des normes qui produisent et rendent
socialement vivables les individus (Butler, 1993 : p.2-3).
Le sexe est ainsi matérialisé, dans les termes de Butler (1993), et ce qui semble être
naturel en termes de genre ou de sexualité est en réalité une construction normative opérant à
l’intérieur d’une matrice des différences, polarisant le féminin et le masculin de façon radicale
(Dussage et Kaiser, 2012b). C’est en suivant cette logique qu’il est possible de comprendre le
caractère construit du sexe ainsi que du genre, et constitue ainsi un essai de renversement de la
pensée dichotomique qui prévaut dans les sciences dites « dures », mais aussi dans les
approches féministes elles-mêmes.
Dans cette vision refusant la dichotomie, il n’est plus possible de séparer le sexe du
genre, ou la nature du social : les deux entités se co-construisent, et agissent l’une sur l’autre
78
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
pour produire ce qui sera défini comme masculin et féminin. La biologiste féministe Anne
Fausto-Sterling note en effet que le sexe n’est pas une catégorie physique simple (2000 : p.4),
mais que les éléments corporels, anatomiques ou physiologiques qui sont définis comme étant
masculins ou féminins sont déjà infusés de présupposés genrés (2000 : p.4). Ainsi, catégoriser
un individu de mâle ou de femelle n’est pas un acte issu de la nature, mais une « décision
sociale » (Fausto-Sterling, 2000 : p.3). Les catégories sexuées et genrées sont dénaturalisées
dans cette approche (Dussauge et Kaiser, 2012b), ce qui permet de mettre en lumière la manière
dont les corps des individus sont produits, catégorisés voire régulés de telle façon à être
acceptables dans notre société.
En effet, ce ne sont pas tous les corps qui ont leur place dans ce contexte : il importe qu’il soient
culturellement intelligibles (Kraus, 2000 ; Butler, 1993, 2006), c’est-à-dire qu’ils correspondent
aux normes d’hétérosexualité et de binarité qui prévalent. Cependant, l’intelligibilité de certains
corps suppose l’existence de groupes qui ne sont pas considérés acceptables, c’est-à-dire des
corps « non imaginables, abjects, invivables » (Butler, 1993 : p.x-xii). Néanmoins, Butler
souligne que ces corps abjects ne doivent pas être pensés comme des opposés aux corps
intelligibles, mais plutôt comme des « spectres » (p.xii) réfléchissant les limites de l’acceptable,
représentant ainsi l’altérité, l’Autre.
Ces approches queer proposent donc une déconstruction et une dénaturalisation des catégories
qui semblent aller de soi, tel le sexe, le genre ou la sexualité. Elles pourraient ainsi sembler
inadéquates pour l’analyse de propos émanant des sciences biologiques et médicales :
cependant, elles permettent une vision différente et critique sur ces mêmes propos, et elles
mettent en lumière ce que suggère Thomas Laqueur que « presque tout ce qu’on peut vouloir
dire sur le sexe – de quelque façon qu’on le comprenne – contient déjà une affirmation sur le
genre » (Laqueur, 1992 cité dans Kraus, 2000 : p.211). Le concept de sexe n’est donc pas une
entité naturelle allant de soi, et qui existerait de lui-même tel un élément originel (Kraus, 2000 ;
Butler, 1993, 2006), mais il est au contraire construit et traversé par des controverses et des
contestations autour des critères qui seront décisifs pour différencier les deux sexes (Butler,
1993 : p.5). Ainsi, « le sexe devient indication inaltérable de la nature du corps et source de la
définition de l’identité des sujets » (Gardey, 2006 : p.655).
3.3.2. Le sexe comme construction : illustration à travers le cas de l’autisme
Le sexe, et sa scission en deux entités masculin et féminin, devient de cette façon le principe
même de la dichotomie qui organise nos société et pensées. C’est cette binarité qui fonde aussi
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
une majorité des hypothèses dans les recherches scientifiques autour des questions de sexe,
genre et les différences entre les hommes et les femmes. En effet, si nous reprenons les éléments
qui fondent la théorie de l’organisation et de l’activation par les hormones sexuelles, dont la
principale est la testostérone, le cadre binaire ressort clairement comme le socle sur lequel
repose toute l’argumentation et l’application de cette théorie. De plus cette recherche de
déterminants biologiques de la différence entre les sexes prend racine dans une historie de
tentatives de localiser les sites des différences : ainsi l’historienne Delphine Gardey (2006)
montre comment ces sites ont varié au cours de l’histoire, de l’utérus jusqu’au milieu du XIXème
siècle, aux ovaires à la fin du XIXème siècle, et dans les hormones au XXème siècle, pour se situer
aujourd’hui dans les gènes (p.656).
Le cerveau est aussi devenu un site primordial pour étudier les différences entre les sexes,
notamment car il contrôle, mais est aussi influencé par, les molécules hormonales, ce qui
emmène Fausto-Sterling a noter que les « substances chimiques infusent le corps, de la tête aux
pieds, avec des significations genrées » (2000 : p.147). La théorie de l’organisation, qui postule
une action organisationnelle permanente de la testostérone sur les structures et fonctions
cérébrales, et plus loin sur les comportements, illustre à mon sens cette infusion de signifiants
genrés sur les corps en question. L’application qui est faite de cette théorie au cas de l’autisme,
par le biais de la théorie du cerveau masculin extrême et la théorie de l’inversion des genres,
permet de montrer cette construction de corps sexués (et intelligibles) qui se fait sur la base
d’un cadre dichotomique des sexes. En effet, nous l’avons vu, la testostérone joue le rôle
principal dans ces théorisations, et elle a la capacité de littéralement transformer les corps des
individus, en les dotant de caractéristiques anatomiques, physiologiques et même cognitivocomportementales
qui divergent entre les hommes et les femmes. Ainsi, pour rappel, des hauts
niveaux de testostérone prénatal masculinisent le fœtus, alors que des niveaux bas le féminisent.
Ceci se traduirait ensuite en des « dimorphismes sexuels » structurels et fonctionnels dans le
cerveau, et ainsi finalement aussi dans les comportements et les capacités cognitives. La théorie
du cerveau masculin extrême postule des capacités d’empathie plus développées chez les
femmes, dû à leurs faibles niveaux de testostérone, et des capacités de systémisation fortes chez
les hommes à cause des niveaux élevés de la même hormone. Même si les chercheurs à l’origine
de cette théorie mentionnent qu’ils ne souhaitent pas qu’elle soit utilisée pour justifier les
inégalités et les stéréotypes de genre (Baron-Cohen et Hammer, 1997), il ressort néanmoins que
les différences entre hommes et femmes sont considérées comme étant biologiquement
déterminées, et ainsi que les inégalités qui pourraient en découler sont le fait de ces mêmes
différences invariables car naturelles. Fausto-Sterling (2000 : p.115) note que les scientifiques
80
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
mobilisent des « vérités » venant du monde social et des relations qui les traversent pour
« structurer, lire et interpréter » le naturel. Il n’est donc pas un hasard que Baron-Cohen et ses
collègues postulent que les femmes soient plus douées d’empathie et que les hommes soient
plus rigoureux et analytiques, car ces capacités se greffent parfaitement sur les présupposés
genrés qui existent déjà dans le sens commun autour des hommes et des femmes. La
testostérone devient donc un des moyens, en reprenant les mots de Judith Butler (1993, 2006)
par lesquels ces corps sexués sont matérialisés et rendus intelligibles. Les discours qui sont faits
ici sur le sexe sont traversés par des considérations sur le genre.
Une autre des grandes théories genrées de l’autisme que nous avons présentée plus haut essaie
de démontrer l’existence d’un phénotype spécifiquement féminin du trouble, en argumentant
pour la présence de signes cliniques distincts pour les femmes et les hommes. Un élément
important de cette théorie est le phénomène de « camouflage » [camouflaging], majoritairement
présent chez les femmes atteintes d’autisme, et qui arrivent à « cacher » leurs difficultés
sociales, relationnelles et/ou émotionnelles malgré le fait qu’elles souffrent d’un trouble
autistique. Cette capacité, qui est pour certains chercheurs même considéré un avantage, atténue
la visibilité des signes autistiques à tel point que les filles autistes ressemblent aux filles nonautistes
(Dean, Harwood et Kasari, 2017 ; Parish-Morris et al., 2017). Ce type d’explication
permet à mon sens de (ré)affirmer la dichotomie du genre dans un cas où des femmes sont
atteintes d’un trouble vu comme essentiellement masculin. Effectivement, le camouflaging des
filles autistes les « confirment » en tant que filles car elles se comportement comme des
« vraies » filles malgré leur trouble autistique, créant ainsi des corps intelligibles (Butler, 1993)
rentrant dans la binarité de genre.
3.3.3. Les troubles du spectre de l’autisme : défi à l’ordre binaire des genres ?
Les TSA semblent en effet poser un problème à la binarité du fait du « trouble dans le genre »
(Butler, 2006) qu’ils emmènent, et notamment chez les femmes. Celles-ci constituent un défi à
la division stricte entre hommes et femmes dans la mesure où elles sont atteintes d’un trouble
pensé essentiellement comme masculin, ce qui emmène les chercheurs à se poser la question
sur l’effet qu’a ceci sur leur féminité, voir leur qualité en tant que « vraies » femmes. En effet,
à l’instar d’Emily White et ses collègues (2017) les recherches sur l’autisme se doivent de
trouver les « vraies différences phénotypiques » (p.3) entre les hommes et les femmes autistes,
traduisant l’importance de rétablir voire de réaffirmer la binarité qui semble défiée. Ce procédé
relève ainsi de la pathologisation qui est faite des comportements qui ne rentrent pas dans les
81
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
stéréotypes de genre (Jordan-Young et Rumiati, 2012). La fille autiste est alors définie comme
étant « très déterminée, évitant les demandes, peu soucieuse de son apparence » (Kopp et
Gillberg, 2011 : p.2886), ce qui semble ne pas correspondre à la présentation « typique » d’une
petite fille. Cependant, ces mêmes auteurs tentent de rétablir la différence entre les filles et les
garçons, en notant que les comportements de jeux restent « typiquement genrés » [gendertypical]
pour les filles autistes et qu’elles ont plus de possibilités de se joindre à des groupes de
pairs par rapport aux garçons autistes (p.2885).
Le défi à l’ordre dichotomique de genre s’illustre aussi dans les théories du cerveau masculin
et de l’inversion de genre. Les femmes autistes seraient ainsi « masculinisées » dû à leur
exposition à des taux anormalement élevés de testostérone durant la vie fœtale, et dans le cas
de l’inversion de genre, les hommes seraient « féminisés ». Comment faire face à ce cas, qui à
certains égard pose les mêmes problèmes au monde médical qu’ont pu, et que continuent à,
faire les individus intersexes ? Cynthia Kraus (2000) note ainsi que la bicatégorisation par sexe
répond à un « impératif culturel » (p.209) qui veut que les corps soient définis de façon
« claire et stable » (p.209), même si ces mêmes corps sont ambigus et ne permettent pas cette
classification. Ainsi, la femme autiste « masculinisée » dans la théorie du cerveau masculin
extrême reste néanmoins moins masculine que l’homme autiste qui jouit du statut
d’hypermasculin. De cette façon, les différences entre hommes et femmes restent tout de même
affirmées, et le cadre binaire n’est pas remis en cause. Dans une méta-analyse effectuée par la
chercheuse en psychologie et neurosciences Rachel Moseley et ses collègues (2018), les
chercheurs trouvent que même si les femmes autistes se rapprochent de la présentation
« androcentrée » (p.7), les similitudes pourraient être « artificiellement exagérées » (p.7). Ceci
est dû en partie selon les chercheurs aux outils diagnostics qui ne prennent en compte que le
tableau clinique masculin de l’autisme : cependant, cette interprétation laisse aussi entrevoir la
nécessité qui existe de réaffirmer la différence qui prime sur la similitude. Une autre recherche,
s’intéressant cette fois strictement à la théorie du cerveau masculin extrême, trouve des
différences entre les sexes atténuées chez les individus, tout en insistant plus loin que ces profils
tendent vers une présentation hyper-masculinisée « indépendamment du sexe » (Auyeung et
al., 2009 : p.1516). Il est en effet intéressant de noter comment la norme du cadre binaire des
genres reste en place, ainsi que l’affirmation du masculin comme la référence. La théorisation
originale de Simon Baron-Cohen et ses collègues insiste aussi sur le fait que les différents types
de cerveaux peuvent s’appliquer aux individus indépendamment du sexe, tout en basant ces
types sur des profils cognitifs supposés distincts entre hommes et femmes, et pouvant être
82
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
classifiés sur un continuum masculin-féminin (Baron-Cohen et Hammer, 1997 ; Baron-Cohen,
Knickmeyer et Belmonte, 2005 ; Baron-Cohen, 2002).
Alors même que les résultats et les observations proposés par les chercheurs pourraient remettre
en cause la binarité comme unique système de pensée, ce dernier continue malgré tout d’être
réaffirmé et renforcé par les interprétations mêmes faites par les chercheurs. Ceci rejoint les
observations qui ont été faite par des critiques féministes autour notamment de la question de
la sexuation du corps, c’est-à-dire les définitions qui sont utilisées pour assigner le sexe à un
individu (Kraus, 2000 ; Fausto-Sterling, 1992, 2000 ; Gardey et Löwy, 2000). En effet, les
tentatives pour caractériser les différents niveaux de sexe, allant du sexe anatomique aux
niveaux plus chromosomiques ou génétiques, n’ont fait que augmenter l’ambiguïté et
questionner la stricte binarité du « sexe biologique » (Gardey et Löwy, 2000 ; Kraus, 2000).
Cependant, ceci n’a pas pour autant donné lieu à une sérieuse remise en question de cette
classification chez les chercheurs en sciences médicales et biologiques (Kraus, 2000 ; Gardey,
2006). La dichotomie des sexes reste ainsi toujours le cadre de référence majeur, malgré les
résultats hétérogènes produits par les chercheurs eux-mêmes.
Cette référence reste stable aussi dans le cas de la théorie sur l’incohérence de genre, qui est en
réalité une variante de la théorie du cerveau masculin extrême, car elle repose aussi sur le
postulat de l’action d’organisation de la testostérone. Ici, ce sont uniquement les femmes
autistes qui sont « masculinisées », et les hommes sont à l’inverse plutôt « féminisés ». Il y’a
un véritable trouble dans le genre chez les individus autistes dans cette approche. Cette
théorisation se base sur la notion de dysphorie de genre [gender dysphoria], qui désigne un
trouble reconnu par le DSM et qui consiste en un mal-être induit par une incohérence entre le
sentiment d’ « identité de genre » et le « sexe biologique » (Cooper, Smith et Russell, 2018).
Ces définitions se basent sur les travaux des sexologues et psychologues John Money et Anke
Ehrhardt qui distinguaient le sexe et le genre en deux catégories distinctes : le sexe est un
élément physique, défini anatomiquement et physiologiquement, alors que le genre renvoie au
sentiment intérieur d’appartenance à l’un ou l’autre sexe (Fausto-Sterling, 2000 : p.3). Le genre
devient ainsi le « signe permettant l’assignation à tel ou tel sexe » (Gardey, 2006 ; p.667-668),
ancrant donc finalement les deux dans le biologique. Les chercheurs défendant la théorie de
l’incohérence de genre se questionnent sur l’apparence « androgyne des deux genres » (Bejerot
et al., 2012 : p.116) chez les individus autistes, tout en mettant en avant l’inversion de genre
qui est finalement observée. Il est ainsi intéressant de voir comment la référence au cadre
masculin/féminin reste présent, même quand les chercheurs eux-mêmes utilisent des notions
83
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
telle l’androgynie qui par définition caractérise plutôt des individus ne s’inscrivant pas dans les
cases strictes du masculin ou du féminin. Le cadre binaire se trouve ainsi réaffirmé, notamment
par les mesures proposées pour quantifier le masculin et le féminin. Effectivement, Susanne
Bejerot et ses collègues (2012) effectuent des mesures anthropométriques et prennent des
photographies des participants, qui sont ensuite visionnées par un groupe extérieur qui doit ainsi
juger de la « masculinité » ou de la « féminité » des individus autistes. Le masculin et le féminin
sont donc pensés comme étant littéralement inscrits sur et dans les corps, pouvant être
interprétés et lus par les autres. Ceci rejoint ainsi les notions de performativité du genre
proposées par Judith Butler (1993, 2006), et donne un exemple concret du pouvoir normatif du
genre. En effet, c’est bel et bien grâce à ce pouvoir normatif que possède le genre, et par là le
sexe, qu’il est possible pour ce groupe extérieur de juger de la masculinité ou de la féminité des
individus photographiés.
Le genre et le sexe agissent ainsi comme des constructions, et non pas comme des entités
naturelles dépourvues de toute influence extérieure. C’est par ce processus normatif que les
corps intelligibles, dans le sens de Butler (1993), sont construits, et par conséquence également
les corps inintelligibles. Les individus autistes n’entrent pas dans la bicatégorisation de genre
classique, et défient donc l’ordre des choses : les chercheurs eux-mêmes utilisent le terme de
gender defiant (Bejerot et al., 2012 ; Schneider et al, 2013 ; Bejerot et Eriksson, 2014). Les
hommes autistes sont féminisés, défiant ainsi la norme du masculin. Ainsi, il est intéressant de
noter que l’article de Bejerot et ses collègues (2012 : p.5) utilisent les termes de « démasculinisation
» et « a-masculin » en parlant des rôles de genre, mais n’utilisent que très peu
le terme « féminisé ». Le masculin reste de cette façon la norme et la référence à partir de
laquelle les résultats sont interprétés. Le brouillage du genre semble en effet maximal quand on
analyse la phrase suivante : « Cette étude soutient l’observation d’un rôle de genre démasculinisé
indépendamment du sexe dans la population TSA. Les caractéristiques de rôle de
genre typiquement associées à une sexualité masculine sont rarement exprimés dans les TSA,
mais les groupes TSA ne sont cependant pas particulièrement féminins, et il est commun
d’observer un comportement de garçon manqué chez les femmes »40 (Bejerot et al., 2012 : p.8,
souligné par nous). Les mêmes auteurs notent plus loin encore que les individus autistes
expriment un trouble de genre [gender defiant] (p.8), tout en ayant des caractéristiques
40 Ma traduction de “This study lends support to a de-masculinised gender role independent of sex in the ASD
population. The typical gender role characteristics associated with masculinised sexuality are rarely expressed in
ASD, nor are ASD groups particularly feminine, with tomboyism common among women” (Bejerot et al., 2012:
p.8)
84
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
androgynes (p.8). Le masculin apparaît ainsi ici comme référence unique : bien que les hommes
soient vus comme plus féminins, il est noté qu’ils sont « dé-masculinisés » ou « a-masculins »,
montrant qu’ils sont peut-être « moins hommes » mais tout de même pas des femmes. Comme
le note Cynthia Kraus, l’extrême masculin du spectre ne s’oppose plus « au femelle standard
mais à l’une de ses variantes faiblement masculinisées » (2000 : p.205).
La désignation des femmes comme étant des « garçons manqués » [tomboy] se réfère aussi au
masculin, et semble être accepté par les scientifiques comme étant un indice de masculinité
(Bleier, 1986 citée dans Grossi et Fine, 2012 in Bluhm…).
Les chercheurs tentent néanmoins de « remettre de l’ordre » dans le genre, en rendant
pathologique ce trouble de genre. Ainsi, la recherche de Karla Schneider et ses collègues (2013)
sur les caractéristiques neurales des hommes et femmes autistes, mesurées lors de tests sur
l’empathie, montre cette pathologisation des trouble de genre. En effet, les chercheurs montrent
que les femmes autistes souffrent de déficience [impairment] dans les régions affectives du
cerveau, et les hommes ont des anomalies dans les régions cognitives (Schneider et al., 2013 :
p.517). Comme nous l’avons vu avant, les femmes sont typiquement considérées comme étant
plus émotionnelles et les hommes plus rationnels. Ainsi, ces « anomalies » sont considérées
comme pathologiques car elles touchent des domaines comportementaux qui sont fortement
genrés, et qui sont largement acceptés comme tels dans la communauté scientifique. Un autre
article soutient ainsi que les profils cérébraux « optimaux » sont dépendants du sexe (Alaerts et
al., 2016 : p.1013), et donc que toute altération qui « masculiniserait » les femmes ou
« féminiserait » les hommes est problématique, voire pathologique.
Il devient ainsi clair qu’il ne semble pas envisageable pour ces chercheurs de sortir de
la dichotomie de genre, même si leurs observations et résultats le permettraient. Ceci a aussi
été observé dans d’autres contextes, par exemple au sujet des ambiguïtés introduites par les
recherches sur les différents niveaux de sexe, allant du sexe anatomique à celui génétique ou
hormonal : plus les recherches ont avancé dans ce domaine plus il semble que le simple
classement homme-femme ne fonctionne plus (Kraus, 2000 ; Fausto-Sterling, 1992, 2000 ;
Löwy et Rouch, 2003 ; Butler, 2006).
Cependant, le cadre binaire a une raison sociale et historique de persister, notamment à
cause de son pouvoir structurant sur nos sociétés (Kraus, 2000). Il ne s’agit pas, pour ces
chercheurs, de savoir si cette catégorisation binaire est valable ou si une alternative puisse être
proposée, car ce « cadre théorique refuse dès le début d’envisager que ces individus puissent
implicitement mettre en cause la force descriptive des catégories de sexe existantes » (Butler,
85
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
2006 : p.220). Ce cadre peut ainsi agir comme un « cadre d’interprétation », qui est un concept
appliqué par Rebecca Jordan-Young (2012 : p.39) dans le cadre des femmes atteintes
d’hyperplasie congénitale surrénales. Dans son travail, Jordan-Young montre comment la
théorie hormonale qui confère un pouvoir masculinisant à la testostérone agit comme un « cadre
d’interprétation » [interpretative frame] à travers lequel le corps médical, mais aussi les
patientes et leurs familles, construisent l’identité de ces femmes atteintes de cette maladie. Ce
cadre a donc selon Jordan-Young le pouvoir de modeler et d’influencer la façon même dont se
perçoivent ces femmes, et la manière dont elles sont perçues par le corps médical, notamment
en ce qui concerne leur « masculinisation ».
Il me semble que cette approche peut se faire dans le cas de l’autisme : effectivement, il est
possible que l’image même qui est construite autour de la « figure de l’autiste » influence la
présentation et l’image de soi des individus autistes, et en particulier des femmes, mais aussi la
représentation qu’en fait le corps médical et les scientifiques. On peut ainsi penser que les outils
diagnostiques se basant sur des questionnaires remplis par les parents puissent être influencés
par la vision qu’ils ont de l’autisme, et par le type de comportements qu’ils vont juger
problématiques en fonction du sexe de leur enfant. Ainsi, des comportements jugés trop
« masculins » pour une fille peuvent être interprétés comme pathologiques et être considérés
comme particulièrement problématiques pour les familles.
Les recherches autour de la théorie de l’incohérence de genre présentent un autre exemple dans
lequel peut opérer ce cadre d’interprétation : l’utilisation de photographies et de mesures
anthropométriques telle qu’elle a été faite dans l’article de Bejerot et ses collègues (2012)
montre comment les chercheurs s’attendent à un effet genré de la testostérone, et que cet effet
puisse être mesuré physiquement et objectivement. L’autisme ayant historiquement été présenté
comme un trouble masculin, voire une forme extrême de l’intelligence masculine selon
Asperger, on peut penser que ceci a influencé la prise en charge et la définition qui a été faite
de ce trouble, et que ceci continue d’être le cas actuellement. Les recherches qui s’emploient à
trouver les causes du sex ratio inégal, ou encore voulant trouver un phénotype féminin
particulier de l’autisme, montrent à quel point la conjugaison au masculin de l’autisme sculpte
les recherches elles-mêmes. Les théories genrées tentent d’expliquer pourquoi des femmes sont
atteintes de ce trouble majoritairement masculin, mais illustrent aussi un certain malaise qui
surgit quand le cadre binaire de genre est remis en question. Cependant, ces théories réussissent
tant bien que mal à remettre de l’ordre dans ce désordre, en gardant les frontières entre hommes
et femmes, et le masculin et le féminin, et le cas échéant de pathologiser les écarts qui peuvent
être observés.
86
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
Conclusions
Les troubles du spectre de l’autisme sont une entité clinique complexe à plusieurs égards.
Aucune étiologie claire n’a encore été démontrée, malgré une abondante littérature scientifique
qui existe à ce sujet depuis plusieurs décennies. Si les chercheurs s’accordent pour dire que ces
troubles se basent sur des causes génétiques ainsi que des troubles au niveau développemental,
et notamment au niveau du système nerveux, aucune explication définitive n’émerge des
recherches. L’autisme reste aussi un mystère quant à sa prévalence masculine qui, bien qu’elle
varie en fonction du type d’autisme et du niveau intellectuel notamment, reste étonnamment
stable à travers la littérature scientifique. Depuis sa caractérisation dans les années 1940, faite
de façon quasi-simultanée par les deux chercheurs inconnus l’un de l’autre Kanner et Asperger,
l’autisme a été pensé comme un trouble majoritairement voire exclusivement masculin. Ceci a
de fait influencé les recherches qui ont été menées ultérieurement sur l’autisme, ainsi que les
processus de développement de différents outils et échelles diagnostiques qui se sont dès lors
concentrés sur des cas masculins.
Cependant, des filles et des femmes peuvent aussi être atteintes de ce trouble « masculin ». Ceci
a longtemps été ignoré dans les recherches mais aussi dans la pratique clinique, où la
présentation masculine de l’autisme a été, et continue en partie, d’être la norme. Ainsi les
femmes autistes subissent-elles un sous-diagnostic et de difficultés à faire reconnaître leurs
difficultés et souffrances. La communauté scientifique s’attèle à élucider la présentation
« féminine » de ce trouble, et propose ainsi un certain nombre de théories pour expliquer ce
sous-diagnostic féminin.
Cependant, nous l’avons vu tout au long de ce mémoire, les femmes autistes ne sont pas
uniquement un défi à cause de la faible prévalence féminine du trouble : elles semblent aussi
représenter un défi au dogme de la binarité des genres, et ce pour plusieurs raisons. En un
premier lieu, elles sont atteintes d’un trouble masculin ainsi leur féminité pourrait-elle être
remise en cause. Outre ceci, certaines théories postulent une hyper-masculinisation des
individus autistes, ce qui est problématique si cela touchait également les femmes. La théorie
de l’incohérence de genre va plus loin en brouillant encore plus la binarité classique, en
argumentant que les hommes aussi défient le genre en présentant un profil plus féminin. Tout
ceci permet ainsi de conclure à un trouble dans le genre se dessinant dans les troubles du spectre
de l’autisme. L’importance culturelle, sociétale et historique que revêt le cadre théorique de la
binarité des genres ne rend pas ces présentations « défiantes » acceptables : effectivement, ces
théories genrées agissent aussi comme des moyens de remise en ordre dans le sens où elles
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
proposent des explications biologiques à ces troubles de genres. Ainsi, des causes hormonales,
génétiques, neurologiques ou bien développementales sont mises en avant pour tenter de donner
une base biologique à ces troubles, ce qui laisse entrevoir la possibilité que ces troubles de genre
peuvent être soignés car ils résultent de mécanismes biologiques. Avec le développement et
l’avènement des neurosciences comme discipline royale, le cerveau devient le haut-lieu des
différences entre les sexes. Effectivement, les hommes et les femmes seraient différents jusque
dans le cerveau, ce qui par voie de fait impliquerait que le reste de la biologie et de la
physiologie humaine diffère aussi selon le sexe. Peu de place est finalement accordée à des
explications plutôt sociétales ou socio-culturelles, où l’influence de l’environnement des
individus peut avoir un rôle dans le développement et la présentation clinique de l’autisme. La
cadre d’interprétation à travers lequel sont perçus et pensés les individus autistes, mais à travers
lequel ces derniers se définissent aussi, n’est pas pris en compte dans les recherches
biomédicales autour des troubles autistiques. L’importance de réaffirmer l’ordre des choses,
c’est-à-dire les strictes binarités hommes/femmes ou masculin/féminin semble primer, même
si les résultats mêmes des chercheurs pourraient ouvrir la voie à d’autres caractérisations. Ce
qui ne rentre pas dans ce paradigme de la binarité est ainsi pathologisé, en essayant de mettre
en avant des causalités biologiques qui pourraient être éventuellement soignées par des
traitements.
Finalement, il me semble que peu de voix est laissée aux principaux acteurs, qui sont
les individus atteints de troubles du spectre de l’autisme. Depuis les années 1990, et les
différents projets de recherches en neurosciences voulant percer les mystères du cerveau, des
voix s’élèvent pour revendiquer d’autres façons de penser les troubles neurodéveloppementaux,
tel l’autisme. Ces voix viennent « d’en bas », c’est-à-dire des individus atteints de ces troubles.
Une des revendications qui prend de l’ampleur est celle de la neurodiversité (Ortega, 2009).
Ces individus ne considèrent pas l’autisme comme une maladie ni un trouble, mais comme une
façon différente d’être, conséquence d’un cerveau atypique fonctionnant sur un modèle
différent de ceux n’ayant pas de troubles neurodéveloppementaux. En guise de conclusion, et
aussi d’ouverture, il me semble que la prise en considération de ces voix et de leurs
revendications mériteraient un travail plus approfondi, et notamment du point de vue du genre.
En effet, le sexe et le genre sont des catégories pensées par les disciplines telles les
neurosciences ou la psychiatrie, mais qu’en est-il chez les individus autistes eux-mêmes ? Sontelles
des catégories aussi fortement symboliques également pour eux ? Comment les individus
autistes, et en particulier les femmes vivent-elles ce diagnostic ainsi que les questionnements
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Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
qui émergent sur leur prétendue masculinisation ou féminisation ? Il me semble que ces
questions peuvent légitimement se poser car nous l’avons vu, ces éléments forment un cadre
d’interprétation à travers lequel les individus autistes se perçoivent et se construisent, mais aussi
par lequel la famille et le corps médical les définissent. Ainsi donner une voix « aux marges »
et au subjectif s’inscrit-il aussi dans le travail féministe.
89
Mémoire de maîtrise en études genre
Clara Iseppi
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