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18 <strong>ORSON</strong> <strong>WEST</strong> <strong>ORSON</strong> <strong>WEST</strong> 19<br />
Fran Ruvira<br />
Je suis né dans un petit village situé<br />
à la frontière qui sépare les provinces<br />
d’Alicante et de Murcie, dans le sud de<br />
l’Espagne, où les terrains secs balayés par<br />
les vents forment un paysage aride qui rappelle<br />
les terres de l’Ouest américain.<br />
Pour les enfants de ma génération, c’était<br />
un décor parfait pour inventer des histoires<br />
d’Indiens, de cow-boys, de hors-la-loi... Je<br />
me rappelle qu’un jour, à cette époque-là,<br />
j’entendis un voisin parler de la venue d’un<br />
réalisateur de cinéma dans notre village,<br />
qui avait eu l’intention d’y tourner un western.<br />
Moi, j’avais toujours pensé que c’était<br />
une de ces légendes qu’on raconte aux enfants<br />
pour les distraire, jusqu’à ce que quelques<br />
années plus tard, j’aie découvert un<br />
article de cinéma qui relatait les mésaventures<br />
d’Orson Welles pendant son séjour<br />
en Espagne, lorsque celui-ci avait vainement<br />
tenté d’y tourner un western.<br />
Mais en fait, le but de ce film n’est pas de<br />
raconter l’histoire d’Orson Welles, mais<br />
celle du territoire où le cinéaste américain<br />
comptait réaliser un western. La caméra<br />
embrasse les lieux de mon enfance afin de<br />
mettre en relief la poésie cinématographique<br />
qui naît de l’union du cinéma et de la<br />
nature, de la confrontation entre l’individu<br />
et son environnement, el déracinement...<br />
Cette communion avec le paysage nous<br />
ramènera vers cette époque où Orson<br />
Welles promenait son ombre sur ces terres<br />
frontalières.<br />
Cette barrière géographique est transposée<br />
sur le plan cinématographique pour<br />
composer un récit situé à la frontière<br />
de deux réalités qui s’opposent l’une à<br />
l’autre: un cinéma qui suggère vs. un cinéma<br />
qui raconte, recours aux techniques<br />
du documentaire vs. cinéma de genre,<br />
acteurs non professionnels vs. méthodes<br />
d’acteurs professionnels... Le spectateur<br />
se trouve au milieu d’un « no man’s land »,<br />
où tout est possible, où tout reste à faire.<br />
C’est l’endroit idéal pour réaliser un film<br />
dont chaque jour de tournage est pensé<br />
comme une exploration, avec son lot de<br />
surprises, d’encombrements, de changements<br />
d’itinéraire ou de moments de doute.<br />
De cette façon, le film se dévoile peu à<br />
peu, à mesure que le tournage avance,<br />
tandis que la narration devient finalement<br />
le témoignage d’une recherche. L’œuvre<br />
adopte la forme du croquis ou d’un récit<br />
schématique, un trait encore plus marqué<br />
lorsqu’elle évoque les projets inachevés<br />
de Welles ou tous ces souvenirs personnels<br />
qui n’ont pas encore été enterrés.<br />
Dans cette optique, et avec l’aide du cinéaste<br />
Joaquim Jordà, j’ai commencé à<br />
écrire un scénario mêlant faits réels, récits<br />
épiques et mythologie, comme dans tout<br />
bon western qui se respecte.<br />
Du côté des acteurs, c’est Sonia Almarcha<br />
qui tient le haut de l’affiche, une<br />
comédienne au long parcours que l’on a<br />
vue dans La solitude, de Jaime Rosales<br />
(2007), et qui est justement née dans la<br />
région où a été tourné le film. Une fois<br />
encore, la frontière entre fiction et réalité,<br />
actrice et personnage, s’évapore dans un<br />
jeu de (ré)interprétation en faveur du film.<br />
Pour elle, ce tournage sera à la fois un voyage<br />
et un retour au pays natal, au cours<br />
duquel d’anciens souvenirs remonteront à<br />
la surface et feront ressortir ses conflits intérieurs.<br />
Incapable de s’ancrer et de tisser<br />
des liens, Sonia tente de conquérir des<br />
territoires fort reculés : le temps qu’on ne<br />
peut plus rattraper, l’amour perdu, les in-<br />
quiétudes... Les frontières sont aussi des<br />
barrières invisibles qui s’interposent dans<br />
les rapports personnels.<br />
Nous avons tenu à mélanger acteurs professionnels<br />
et non professionnels dans le<br />
souci de rechercher la naturalité du geste<br />
et de dépeindre, à la manière d’un ethnologue,<br />
certains aspects de la région, comme<br />
le dialecte parlé par les habitants, leurs<br />
coutumes... C’est dans cette idée que<br />
quelques gamins du coin vont devenir, le<br />
temps du film, des observateurs assidus<br />
du monde du cinéma. Le regard vierge de<br />
ces enfants, qui ne sont pas des acteurs,<br />
nous aidera à retrouver cette innocence<br />
perdue et la naïveté du premier visionnage<br />
afin de faire écho à ce vieil adage qui<br />
dit que les westerns contribuent à combler<br />
l’innocence perdue du spectateur adulte.<br />
Enfin, moi-même, en tant que réalisateur<br />
du film, « j’apparais » devant la caméra<br />
pour enquêter de près sur ce western qui<br />
ne vit jamais le jour. Ainsi, nous invitons<br />
le spectateur à nous accompagner dans<br />
notre récit et de partir à la recherche du<br />
fantôme d’Orson et de son film inachevé.<br />
La vie et les projets avortés d’Orson Welles<br />
sont entourés d’un voile confus et de<br />
légendes, ce qui empêche de faire la part<br />
des choses entre le mythe et la réalité.<br />
Cette quête est donc, dès le début, vouée<br />
à l’échec. Mais comme disait John Ford:<br />
“S’il faut choisir entre la vérité et le mythe,<br />
moi, je choisis le mythe”.<br />
En bref, en réalisant Orson West, nous<br />
avons voulu continuer à explorer de<br />
nouveaux territoires cinématographiques<br />
où les genres, les matériaux, la fiction,<br />
le documentaire... se trouvent mêlés les<br />
uns aux autres, en faveur d’un cinéma<br />
conçu en tant qu’art impur. Mais avant<br />
tout, Orson West est un film réaliste,<br />
intime et poétique qui aspire à retrouver<br />
cette (fausse) innocence du cinéma.