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L'Art et l'inceste : Sarabande d'Ingmar Bergman Art and Incest ...

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L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324<br />

Littérature<br />

L’<strong>Art</strong> <strong>et</strong> l’inceste : <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> d’Ingmar <strong>Bergman</strong> ☆<br />

<strong>Art</strong> <strong>and</strong> <strong>Incest</strong>: Ingmar <strong>Bergman</strong>’s Sarab<strong>and</strong><br />

Nancy Blake *<br />

http://france.elsevier.com/direct/EVOPSY/<br />

Professeur, University of Illinois, 707 South Mathews, Urbana, IL 61801, États-Unis<br />

Reçu le 14 janvier 2007 ; accepté le 2 avril 2007<br />

Disponible sur intern<strong>et</strong> le 22 mai 2007<br />

Résumé<br />

Le dernier film de <strong>Bergman</strong>, <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, perm<strong>et</strong> de dégager une problématique, l’inceste père–fille,<br />

qui est présente à travers toute la longue carrière du cinéaste sans avoir été résolue. La confrontation du<br />

texte de c<strong>et</strong> ultime scénario d’un des auteurs majeurs du XX e siècle, avec la prime de signification<br />

apportée ensuite par sa mise en images, perm<strong>et</strong> de découvrir des éléments de la structure familiale <strong>et</strong> en<br />

particulier, celle du père pervers, qu’il est difficile d’élucider dans la clinique. C<strong>et</strong>te étude compare les<br />

écrits de <strong>Bergman</strong>, autant les textes autobiographiques, que littéraires, aux travaux sur la théorie psychanalytique<br />

<strong>et</strong> des cas cliniques. Le but de c<strong>et</strong>te étude est de contribuer à une meilleure compréhension de<br />

l’inceste dans le cadre de la perversion. <strong>Bergman</strong> nous suggère aussi que l’échec du lien parent–enfant<br />

pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l’enfant, de l’ordre de l’autisme, aussi bien que pour<br />

le parent, l’angoisse. Le déficit dans la mise en place de l’image de soi se révèle être déterminant dans<br />

le rapport à la Loi de la structure perverse.<br />

© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.<br />

Abstract<br />

<strong>Bergman</strong>’s final film, <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, allows us to define the question of father-daughter incest, a problem<br />

that is present in his work throughout his long career <strong>and</strong> which has never found a satisfactory<br />

resolution. The comparison of this last screenplay by one of the major authors of the twenti<strong>et</strong>h century,<br />

with the additional information that the translation into images contributes, permits us to uncover several<br />

elements of the familial structure, especially that of the pervert father, which are difficult to clarify in a<br />

clinical s<strong>et</strong>ting. This study confronts <strong>Bergman</strong>’s texts, both autobiographical <strong>and</strong> literary, with psycho-<br />

☆<br />

Toute référence à c<strong>et</strong> article doit porter mention : Blake N. L’<strong>Art</strong> <strong>et</strong> l’inceste : <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> d’Ingmar <strong>Bergman</strong>. Evol<br />

Psychiatr 2007;72.<br />

* Auteur correspondant. (N. Blake).<br />

Adresse e-mail : nblake@uiuc.edu (N. Blake).<br />

0014-3855/$ - see front matter © 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.<br />

doi:10.1016/j.evopsy.2007.04.006


314<br />

analytic theory <strong>and</strong> case studies. This paper hopes to propose a contribution to our underst<strong>and</strong>ing of<br />

incest in the general framework of perversion. <strong>Bergman</strong> suggests that the failure of the parent-child relationship<br />

can have disastrous consequences for the child, on the model of autism, as well as provoking<br />

anxi<strong>et</strong>y in the adult. The deficit in the elaboration of a self image will be seen to be a d<strong>et</strong>ermining factor<br />

in the relationship to the Law for the perverse structure.<br />

© 2007 Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés.<br />

Mots clés : <strong>Incest</strong>e ; Film ; Filiation ; Paternité ; Narcissisme ; <strong>Bergman</strong><br />

Keywords: <strong>Incest</strong>; Film; Filiation; Paternity; Narcissism; <strong>Bergman</strong><br />

<strong>Bergman</strong> a souvent répété que ses scénarios partaient d’une image qu’il ne comprenait pas<br />

<strong>et</strong> cherchait à s’expliquer. Il en va de même pour nous qu<strong>and</strong> nous nous sentons appelés à<br />

nous engager dans l’écoute analytique d’un film structuré par une image qui dérange sans<br />

qu’on arrive à s’expliquer clairement en quoi. Si l’image obsédante correspond si souvent à<br />

un trou noir du côté de la compréhension, voire la symbolisation du langage, c’est sans doute<br />

qu’elle a à voir avec l’interdit, la répression, le non-advenu au dire. Or, comme on le sait,<br />

l’interdit le plus universel est celui de l’inceste.<br />

Déjà Persona (1966) avait parlé de la tentation de ressembler à l’autre ou de ne chercher en<br />

lui que son propre refl<strong>et</strong>. C’est c<strong>et</strong>te problématique de l’immuable identité qui peut nous aider<br />

à aborder la question de l’inceste 1 .<br />

1. <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong><br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324<br />

« Chaque film est mon dernier film » avait déclaré <strong>Bergman</strong> en 1966 ([2], p. 88), c’est-àdire<br />

juste après Persona l’œuvre qui lui donna une réputation mondiale. Plus tard, lors d’une<br />

conférence de presse au Festival de Venise pour Fanny <strong>et</strong> Alex<strong>and</strong>re (1982), <strong>Bergman</strong> annonçait<br />

celui-ci comme son dernier film. Enfin, dans un entr<strong>et</strong>ien de 2002, <strong>Bergman</strong> raconte comment,<br />

à l’été 2001, il se sentit « comme Sarah dans la Bible <strong>et</strong> à son gr<strong>and</strong> étonnement, gros<br />

d’une nouvelle œuvre à un âge avancé » [3]. Auparavant il avait avoué : « C’est chaque fois le<br />

même vieux film, les mêmes acteurs, les mêmes scènes, les mêmes problèmes. Seulement à<br />

présent nous sommes plus âgés » [4].<br />

<strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> démontre que, pour <strong>Bergman</strong>, certaines images ne sont pas encore épuisées. La<br />

critique qui a accueilli <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> a inévitablement rappelé Scènes de la Vie Conjugale (1973)<br />

où les mêmes acteurs principaux, Liv Ullmann <strong>et</strong> Erl<strong>and</strong> Josephson, se déchiraient, il y a plus<br />

de 30 ans. Mais pour moi, le film de <strong>Bergman</strong> auquel <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> fait écho c’est plutôt Sonate<br />

d’automne (1978) pour son histoire de la haine entre parent <strong>et</strong> enfant <strong>et</strong> aussi pour l’évocation<br />

de l’autisme d’une autre enfant comme réponse au déficit d’amour de sa mère.<br />

Le film, <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, s’organise en un prologue à un seul personnage, puis dix scènes ou<br />

chapitres développant chaque fois un dialogue entre deux des quatre protagonistes, suivis<br />

d’un épilogue avec, de nouveau, le monologue de l’actrice du début, mais comportant c<strong>et</strong>te<br />

1 De sa relation avec <strong>Bergman</strong>, Liv Ullmann a pu écrire : « Nous nous ressemblions tellement. Tout ce qu’il avait<br />

ignoré en lui-même, il commença de le voir en moi — comme dans un miroir — bien que je sois une femme <strong>et</strong> beaucoup<br />

plus jeune que lui. Il vit en moi sa propre vulnérabilité <strong>et</strong> sa propre rage. Et qu<strong>and</strong> elles lui furent réfléchies, il<br />

commença de guérir. Mais comme un miroir, j’étais toujours là pour les lui rappeler » ([1], p. 159).


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fois un flash-back où paraît une cinquième personne. Et celle-ci, in extremis, change tout de<br />

notre compréhension du film.<br />

Entre l’Agnès de Cris <strong>et</strong> Chuchotements, la Lena de Sonate d’Automne, la tante Elsa de<br />

Fanny <strong>et</strong> Alex<strong>and</strong>re se dessine c<strong>et</strong>te effrayante figure de la sœur terriblement malade <strong>et</strong> la<br />

figure de Martha surgit à la fin de <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> pour affirmer que c<strong>et</strong>te image ne s’est pas encore<br />

éteinte pour <strong>Bergman</strong>.<br />

Le film ouvre sur Liv Ullman (Marianne) qui avoue que, avec les années, elle <strong>et</strong> son ancien<br />

époux Johann s’étaient perdus de vue. De même, leurs deux filles se sont effacées de leurs vies.<br />

L’une vit loin, en Australie ; l’autre, <strong>et</strong> là Marianne trahit un malaise, Martha, est dans une institution.<br />

Si Marianne lui rend visite, sa fille ne la reconnaît pas. Brusquement, sans qu’elle sache<br />

bien pourquoi, Marianne s’est sentie obligée d’aller revoir Johann. Arrivée chez lui, elle r<strong>et</strong>rouvera<br />

Henrik, le fils de Johann d’un premier mariage, ainsi que Karin, la fille de Henrik. Immédiatement,<br />

il est clair que Johann hait son fils <strong>et</strong>, s’il croit aimer sa p<strong>et</strong>ite-fille, c’est plutôt dans<br />

le but de l’arracher à Henrik. Johann, ancien universitaire, est devenu très riche, suite à un héritage.<br />

Henrik est un professeur raté <strong>et</strong> end<strong>et</strong>té vis-à-vis de son père. Peu à peu, Marianne va<br />

découvrir la nature incestueuse du lien entre Henrik <strong>et</strong> Karin. Avec une économie merveilleuse,<br />

<strong>Bergman</strong> établit une structure où l’enfant (soit le fils, Henrik, soit la fille, Martha) est situé à une<br />

trop gr<strong>and</strong>e distance, ou bien la fille (Karin) est placée dans une position de trop gr<strong>and</strong>e proximité.<br />

Si on la sent prête à défendre Karin contre son père <strong>et</strong> son gr<strong>and</strong>-père, nous voyons, en<br />

même temps que Marianne reconnaît le danger de suicide pour Henrik, s’il doit renoncer à sa<br />

fille, seul être qui lui renvoie une image favorable depuis le décès de sa femme.<br />

Ce schéma a le mérite de souligner les générations, d’insister sur le fait que Marianne, exépouse<br />

de Johann, est plutôt de la génération de son fils Henrik, <strong>et</strong> aussi que Karin <strong>et</strong> Martha<br />

sont toutes deux des enfants mises à la place du produit ambigu de l’accouplement, voué à être<br />

sacrifié.<br />

<strong>Bergman</strong> poursuit ici son choix d’un cinéma intime, « cinéma de chambre » à l’instar du<br />

théâtre de chambre de Strindberg dont il est imprégné <strong>et</strong> qu’il a si souvent mis en scène pendant<br />

sa longue carrière. Lors de ses monologues, Liv Ullmann nous regarde, elle sait donc que<br />

nous sommes là, elle s’adresse aux spectateurs dans la pure tradition du théâtre shakespearien.<br />

Dans les dialogues, deux personnes s’affrontent au moyen de la parole <strong>et</strong> au plus près d’un<br />

langage des corps. Ils sont tout près l’un de l’autre, soit côte à côte, soit, plus souvent, adoptant<br />

une position face à face sur des chaises droites avec les genoux qui se touchent, voire avec<br />

les genoux qui s’emboîtent, ou encore, dans le cas du père <strong>et</strong> de la fille, face à face avec des<br />

violoncelles entre les jambes dans une pose très subtilement indécente.<br />

Si, avec <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, <strong>Bergman</strong> se répète, qu’est-ce qui est répété au juste ? Les mêmes<br />

acteurs Liv Ullman <strong>et</strong> Erl<strong>and</strong> Josephson jouaient les mêmes personnages, Marianne <strong>et</strong> Johann<br />

dans Scènes de la Vie Conjugale (1973) <strong>et</strong> qu<strong>and</strong> ils se r<strong>et</strong>rouvent ici, ils disent qu’ils ne se<br />

sont pas vus depuis 32 ans. On peut penser, <strong>et</strong> la critique a vite fait de l’annoncer comme tel,<br />

que le film est la continuation de ce débat passionnel entre les époux. Mais très vite, avec la


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référence à un fils de Johann, que Marianne connaît à peine <strong>et</strong> qui habite le chal<strong>et</strong> du lac, nous<br />

commençons à soupçonner que nous nous sommes trompés, car l’accent de haine emprunté<br />

par le vieillard pour parler de son fils est trop puissant pour ne pas constituer le centre du<br />

film. Deuxième hypothèse, après tout, Persona <strong>et</strong> Sonate d’Automne, entre autres, avaient<br />

déjà dit la monstruosité du fait d’engendrer, mais cela plutôt du point de vue de la mère. Or,<br />

l’image qui me saisit dans ce film, ce n’est ni l’impossible de l’amour conjugal, ni l’impossible<br />

de l’amour d’un père pour son fils, mais plutôt l’autre face de ce rej<strong>et</strong>, l’amour maudit de Henrik,<br />

fils h<strong>and</strong>icapé par la haine de son propre père <strong>et</strong> qui se tourne vers sa fille pour y chercher<br />

le soutien qui lui manque.<br />

Il n’y a pas que pour Phèdre qu’inceste rime avec funeste. L’inceste figure dans plusieurs<br />

films de <strong>Bergman</strong>. Dans la trilogie, par exemple, on le voit deux fois sous la forme de l’attrait<br />

du semblable : la sœur qui séduit son frère dans A Travers le Miroir, oulasœur amoureuse de<br />

sa sœur dans Le Silence. Dans ce dernier film cependant, je suis moins convaincue, <strong>et</strong> donc<br />

moins émue, par le désir d’Ester pour Anna que par tout le jeu de séduction mis en place par<br />

celle-ci envers son jeune fils. C’est bien c<strong>et</strong> abus de l’enfant qui dérange ici avant de se métamorphoser<br />

en ab<strong>and</strong>on du fils par la mère (c’est le même enfant, Jörgen Lindström, qui joue le<br />

fils) dans Persona 2 .<br />

Comme <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, À Travers le Miroir est un film de chambre à quatre personnages : le<br />

père, sa fille, belle <strong>et</strong> schizophrène, <strong>et</strong> son fils adolescent <strong>et</strong> puis le mari de la fille, si désemparé<br />

devant la maladie de son épouse qu’on le sent tenté de partager sa folie. Le père ressemble<br />

à Henrik <strong>et</strong> à Johann en tant qu’artiste (écrivain, peut-être raté) incapable d’assumer<br />

la paternité, <strong>et</strong> suicidaire. L’inceste entre frère <strong>et</strong> sœur est placé sous le signe de la maladie<br />

mentale. Même genre de références malsaines dans Le Silence où les sœurs sont à la dérive<br />

depuis la mort de leur père : Ester alcoolique, Anna nymphomane. On devine qu’Ester, <strong>et</strong><br />

peut-être sa sœur aussi, fut endommagée par une relation incestueuse au père. Quoi qu’il en<br />

soit, il est clair lorsqu’elle s’ab<strong>and</strong>onne à son amour possessif pour Anna, qu’Ester se détruit<br />

tout comme elle le fait en s’adonnant à la boisson <strong>et</strong> à la cigar<strong>et</strong>te alors qu’elle semble être sur<br />

le point de mourir de la tuberculose. La tentation de l’inceste, c’est d’abord l’attrait du miroir,<br />

la confusion narcissique. Mais parents <strong>et</strong> enfants, couples, frères <strong>et</strong> sœurs, qui sont attirés par<br />

leur propre refl<strong>et</strong>, doivent se séparer pour apprendre à parler. La parole n’est pas possible avec<br />

un refl<strong>et</strong>, un double, un obj<strong>et</strong> dénué d’altérité. Le double fantasmatique, l’épouse ou l’amante<br />

idéale des Romantiques, <strong>et</strong> de tant de films de <strong>Bergman</strong>, se révèlent ici comme ce qu’ils sont<br />

en vérité : indice de la mort. Parler n’est pas réciter, ni répéter ; la référence théâtrale n’est<br />

jamais loin dans l’univers de <strong>Bergman</strong> <strong>et</strong> l’actrice qui choisit le silence dans Persona, comme<br />

tant d’autres êtres mu<strong>et</strong>s ou aphasiques dans son œuvre, sont là pour nous faire sentir la violence<br />

qui est impliquée dans le choix de ne jamais engager l’autre dans la parole. Refuser la<br />

parole, c’est refuser la reconnaissance en tant qu’autre, <strong>et</strong>, qu<strong>and</strong> il s’agit de son enfant, peut<br />

mener celui-ci à l’ab<strong>and</strong>on de la parole, l’autisme.<br />

L’advenu à la parole dans un film de <strong>Bergman</strong> est proche de ce qu’elle est dans la relation<br />

analytique. Or, dans <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, Henrik dit de sa femme Anna, morte depuis deux ans d’un can-<br />

2 Dans un des premiers films de <strong>Bergman</strong>, Prison (1949), une jeune fille est prostituée par un homme qui est très<br />

évidemment une figure paternelle <strong>et</strong> aussi très probablement le père de son bébé qu’il va supprimer dans la cave.<br />

Qu<strong>and</strong> enfin la jeune fille trouve un sauveur dans un jeune amant, elle le quitte de façon inexplicable pour se rem<strong>et</strong>tre<br />

à la merci de sa figure parentale. Le fait que le père sadique est également l’amant de la fille souligne l’imbrication<br />

des sentiments filiaux <strong>et</strong> érotiques. L’association de la douleur à l’humiliation est aussi une constante dans beaucoup<br />

des films de <strong>Bergman</strong>. Voir par exemple La Nuit des Forains (1953).


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cer, qu’elle ne parlait pas beaucoup, qu’elle n’avait pas besoin de paroles. Et sa fille Karin répète<br />

que sa mère n’avait pas besoin de mots ; entre les membres de la famille, on s’entendait sans se<br />

parler. <strong>Bergman</strong>, par ailleurs, a laissé entendre que pour lui, derrière Anna, c’est l’image de sa<br />

dernière épouse, Ingrid, à qui le film est dédié, morte elle aussi d’un cancer, <strong>et</strong> dont il n’arrive<br />

pas à faire le deuil. C<strong>et</strong>te relation qui semble transcender la parole est donc à lire comme positive<br />

pour l’auteur, au moins au niveau conscient. Et je pense que le spectateur le reçoit d’abord<br />

de c<strong>et</strong>te manière, car nous avons tous la nostalgie d’un rapport fusionnel qui se passerait du<br />

langage : celui-ci n’étant, après tout que l’invention qui reconnaît <strong>et</strong> consacre la séparation. En<br />

fait, ce n’est que lorsque nous voyons les mêmes références à la parole surgir entre père <strong>et</strong> fille<br />

qu’elles prennent une autre tournure. Qu<strong>and</strong> Karin voudrait déclarer son envie de partir, d’ab<strong>and</strong>onner<br />

le cocon incestueux, Henrik lui dit : « Nous n’avons pas besoin de parler. Toi <strong>et</strong> moi,<br />

nous savons tout ce qu’il en est. Il n’y a donc rien à apprendre ou à analyser » ([5], p. 47). En<br />

revanche, pour remplacer la parole, ils jouent ensemble la musique. Comme dit Johann au tout<br />

début du film : « Ils passent toutes leurs journées dans le chal<strong>et</strong>, chacun son violoncelle entre les<br />

genoux » ([5], p. 25). La musique, en dépit de sa très gr<strong>and</strong>e beauté, fournit enfin l’image de la<br />

plus cruelle des conséquences du rej<strong>et</strong> de la parole. Vers la fin du film, Henrik revient d’Uppsala<br />

avec l’idée d’un concert qu’il donnerait avec sa fille, une musique trop difficile pour elle, mais<br />

qu’ils joueraient « ensemble » : « Comme un dialogue. Nous prenons place sur l’estrade, exactement<br />

comme ça, l’un en face de l’autre. Tu prends ce qui est à ta portée <strong>et</strong> je prends le reste…<br />

Ce sera magnifique ma p<strong>et</strong>ite Kajsa » ([5], p. 86) 3 . La beauté de la fusion parfaite.<br />

Pour Freud l’obj<strong>et</strong> d’amour incestueux est premier, <strong>et</strong> cela universellement <strong>et</strong> normalement ;<br />

ce n’est qu’après ce moment initial qu’une opposition à ce choix se fait sentir qui n’est pas à<br />

situer dans la psychologie de l’individu. Pendant la plus gr<strong>and</strong>e partie du XX e siècle, une règle<br />

culturelle, le tabou contre l’inceste a été accepté. C<strong>et</strong>te supposition reposait sur l’idée que les<br />

animaux <strong>et</strong> les hominoïdes préculturels pratiquaient l’inceste. C’est ainsi que Freud avait tiré<br />

une conclusion logique qu<strong>and</strong> il a proposé que l’inhibition du désir incestueux a dû donner<br />

lieu à une névrose universelle qu’il a appelé le complexe d’Œdipe. Dans la continuation de<br />

l’œuvre de Freud, Claude Lévi-Strauss faisait de la prohibition de l’inceste « la démarche fondamentale<br />

dans laquelle s’accomplit le passage de la nature à la culture » ([7], p. 9).<br />

Selon le schéma freudien classique, ce serait au père d’interdire le désir qui circule entre<br />

mère <strong>et</strong> enfant. L’intrigue de <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> opérerait donc un déplacement dans la mesure où<br />

c’est une l<strong>et</strong>tre de sa mère, Anna, trouvée par hasard par sa fille, qui prononce la prohibition<br />

des rapports entre père <strong>et</strong> fille. Quel est l’eff<strong>et</strong> de ce déplacement ? Peut-être la consécration<br />

d’un phantasme : Anna comme mère phallique. Karin est abasourdie à la lecture de la l<strong>et</strong>tre,<br />

« Maman savait ». C’est-à-dire, sa mère avait prévu qu’après sa mort, sa fille serait installée à<br />

sa place vis-à-vis de son mari défaillant. La menace (de la castration) qu<strong>and</strong> elle est perçue<br />

comme émanant du père a, selon Freud, l’eff<strong>et</strong> d’une prohibition de l’inceste. Or, si la loi<br />

s’origine dans la mère, son eff<strong>et</strong> est radicalement autre : car c<strong>et</strong>te loi a pour eff<strong>et</strong>, non seulement<br />

de perm<strong>et</strong>tre l’inceste, mais quasiment de le rendre obligatoire <strong>et</strong> d’en assurer le succès.<br />

Anna était toute amour ; être comme Anna, ce serait donc aimer son père comme il a tant<br />

besoin d’être aimé. La l<strong>et</strong>tre d’Anna prend eff<strong>et</strong> donc comme un véritable constat du manque<br />

qui caractérise son mari. De manière masochiste <strong>et</strong> triomphale, Henrik proclame sa propre cas-<br />

3 <strong>Bergman</strong> nous donne maints exemples de l’amour trop parfait <strong>et</strong> donc létal. Un des plus saisissants, <strong>et</strong> proprement<br />

insoutenables, est Les Deux Bienheureux (1986) où, pour mieux comprendre sa femme qu’il aime <strong>et</strong> qui a une vue<br />

très déficiente, l’homme se crève un œil. Il ne leur restera plus qu’à se suicider de concert. Voir le commentaire de<br />

Jacques Aumont ([6], p. 42-3).


318<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324<br />

tration, allant jusqu’à tenter de se suicider, comme s’il s’agissait de payer le prix de la jouissance<br />

suprême qui serait la fusion avec la femme phallique <strong>et</strong> idéale, Anna, <strong>et</strong> avec sa fille, qui<br />

lui ressemble tant <strong>et</strong> qui est aussi l’incarnation de la transcendance parfaite : la musique 4 .<br />

2. Évolution des idées concernant l’interdit de l’inceste<br />

Aujourd’hui, en ce début du XXI e siècle, il faut avouer que, si le tabou de l’inceste trouve<br />

encore un écho dans certaines branches du savoir, en sciences il est totalement ab<strong>and</strong>onné.<br />

Edward Westermarck, un <strong>et</strong>hnologue finl<strong>and</strong>ais, contemporain de Freud, présentait une hypothèse<br />

radicalement différente de celle du père de la psychanalyse qu<strong>and</strong> il énonçait en 1895 :<br />

« il existe une absence remarquable de réactions érotiques entre des humains qui vivent<br />

ensemble dès l’enfance » ([8], p. 80). En Darwinien convaincu, Westermarck estimait que la<br />

sélection naturelle aurait favorisé l’acquisition d’une aversion pour l’inceste.<br />

Ce ne fut que vers la dernière moitié du XX e siècle qu’on commença à étudier l’inceste<br />

chez les animaux pour trouver, d’abord avec étonnement, qu’il est effectivement très rare,<br />

non seulement chez les primates, mais chez d’autres mammifères, chez les oiseaux, amphibiens,<br />

<strong>et</strong> même les insectes [9] 5 .<br />

Par ailleurs, une révolution dans le monde de la psychiatrie a eu lieu au cours des années<br />

1980. Toute une catégorie de patients, dont la plupart étaient des femmes, présentaient des<br />

symptômes qui posaient un défi à tout essai de diagnostic. Vers la même époque, des études<br />

montrèrent que l’inceste était bien plus rép<strong>and</strong>u qu’on ne l’avait cru. Ensuite, il n’a fallu que<br />

peu de temps avant d’énumérer toute une liste d’eff<strong>et</strong>s néfastes de l’inceste. À lire les transcriptions<br />

de ces cas cliniques aujourd’hui, on peut se dem<strong>and</strong>er si c’est proprement l’existence<br />

de l’inceste, ou bien l’histoire, souvent associée à celui-ci, d’une part d’ab<strong>and</strong>on <strong>et</strong><br />

d’autre part d’abus physique <strong>et</strong> sexuel, qui prédisposaient ces suj<strong>et</strong>s à des problèmes de l’ordre<br />

du syndrome de stress post-traumatique : la dépression chronique, l’alcoolisme <strong>et</strong> la toxicomanie,<br />

mais aussi la scarification, les tentatives de suicide, la personnalité borderline, des états<br />

limites, l’angoisse, des maladies psychosomatiques, la boulimie nerveuse <strong>et</strong> la dissociation 6 .<br />

Grâce à l’hypothèse de l’inceste dont elles furent victimes, des patients qui ne comprenaient<br />

rien à leur malaise, en ont trouvé une explication. Curieusement, pratiquement au même<br />

moment où l’on découvrit la prévalence de l’inceste parmi les humains, les biologistes trouvèrent<br />

que l’inceste chez les animaux, en dehors de l’intervention humaine, est rarissime. Qui<br />

plus est, les <strong>et</strong>hnologues démontrèrent de façon convaincante que l’évolution avait doté les<br />

humains d’une puissante tendance à éviter l’inceste. Ce que Freud <strong>et</strong> Lévi-Strauss ont appelé<br />

le tabou de l’inceste n’est nullement inné, mais dépend d’une très gr<strong>and</strong>e proximité dans les<br />

tout premiers stades du développement, jusqu’à l’âge d’environ trois ans chez les humains.<br />

La tendance à éviter l’inceste est donc susceptible de troubles. Un frère <strong>et</strong> sa sœur, séparés<br />

dès la naissance <strong>et</strong> élevés séparément ne ressentent pas le fameux tabou, malgré le poids de<br />

4 Dans la photo d’Anna qu’on voit à plusieurs reprises, on aperçoit un crucifix en or porté autour du cou. Chaque<br />

fois que nous voyons Karin, elle porte ce même collier, souvenir de sa mère sans doute, mais qui ajoute à notre<br />

inquiétude une fois que nous nous apercevons du rôle qu’Henrik réserve à sa fille.<br />

5 Voir le travail d’<strong>Art</strong>hur P. Wolf sur les cas des enfants élevés ensemble dans les Kibbutzim israéliens <strong>et</strong> les<br />

mariages dits « mineurs » (où l’épouse est élevée depuis l’enfance dans la famille de son futur époux) à Taiwan [10].<br />

6 De façon analogue les examens médicaux d’enfants nés d’incestes révèlent une forte mortalité–morbidité. Mais<br />

l’analyse de ces maladies démontre que les altérations organiques sont attribuables à des troubles relationnels (déshydratation,<br />

dénutrition, infections, accidents) plutôt qu’à des maladies transmises génétiquement.


la culture. Chez toutes les espèces, y compris les humains, l’inceste devient beaucoup plus prévalent<br />

qu<strong>and</strong> la proximité précoce est interrompue 7 .<br />

3. <strong>Incest</strong>e <strong>et</strong> problématique de la perversion<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324 319<br />

Pourquoi évoquer ce changement d’optique sur l’inceste dans le cadre d’une étude de la<br />

structure de la perversion ? S’agit-il d’un simple déplacement faisant que, au lieu de tracer la<br />

ligne entre humain <strong>et</strong> animal en terme de nature contre culture, (alors qu’on sait désormais que<br />

la notion même de nature est culturelle), on m<strong>et</strong>trait en avant une réponse programmée génétiquement.<br />

C’est, je crois, passer à côté d’une distinction radicale. Si la plupart des espèces évitent<br />

l’inceste, en dehors de l’intervention de l’homme (domestication, élevage), quelquefois des individus<br />

animaux le comm<strong>et</strong>tent, mais dans ce cas, l’inceste n’est certes pas perçu comme un<br />

crime.<br />

Chez l’homme, en revanche, c’est le statut de crime qui est souvent revendiqué. Toute la<br />

clinique de l’inceste est là pour fournir l’exemple de l’individu qui proclame que le tabou<br />

contre l’inceste n’est qu’une règle de la société qu’il peut choisir de transgresser, en assumant<br />

les risques, au nom parfois de la liberté ou d’autres catégories de l’ordre de l’éthique. On<br />

connaît les développements de Sade à ce suj<strong>et</strong>. Qu<strong>and</strong> on sait, en revanche, que l’évitement<br />

de l’inceste n’est pas tant un produit de la culture, qu’une programmation d’ordre biologique<br />

chez l’animal, alors l’inceste, en tant que perversion, prend la forme d’un défi, certes adressé à<br />

l’ordre symbolique, mais au-delà visant le réel. Il s’agit de la différence entre la transgression<br />

d’une règle, <strong>et</strong> le défi de la loi.<br />

C<strong>et</strong>te réflexion me perm<strong>et</strong> de situer l’incestueux dans la catégorie de la perversion. La perversion<br />

peut être définie selon deux axes différents, mais complémentaires. Le pervers ne<br />

semble pas vouloir, (pouvoir ?) saisir la différence de poids entre la règle, culturelle, <strong>et</strong> la<br />

Loi, relevant du réel. Il est vrai qu’on a l’habitude d’assimiler le terme Loi au registre Symbolique.<br />

Toutefois, les développements de Lacan autour du nœud borroméen sont là pour nous<br />

rappeler à quel point ces registres sont interdépendants. Si l’on détache un registre, tout le système<br />

sombre dans la confusion, dans l’indifférenciation. Nous proposons, d’après l’étude de<br />

c<strong>et</strong> exemple de l’inceste, que le pervers invente une catégorie, celle de la règle, qu’il peut<br />

s’octroyer la possibilité de détourner, pour se perm<strong>et</strong>tre d’ignorer les impératifs incontournables<br />

pour tout un chacun de la Loi, comprise ici comme touchant au registre du Réel.<br />

Par ailleurs, le pervers, en général, est celui qui est fonctionnellement dépourvu d’empathie :<br />

il n’éprouve que son propre monde mental. Il peut donc jouir de son obj<strong>et</strong> sans se poser de question<br />

quant à des troubles infligés à lui. Vers le milieu de son film, <strong>Bergman</strong> situe une scène entre<br />

Marianne <strong>et</strong> Henrik dans l’église du village, où celui-ci se montre d’abord gentil <strong>et</strong> sympathique,<br />

mais ensuite cruel <strong>et</strong> vulgaire, avant de laisser Marianne seule, abasourdie devant tant de haine.<br />

C’est alors que Marianne se r<strong>et</strong>ourne, interpellée par un soudain rayon de soleil très bergmanien.<br />

Nous voyons le grossier r<strong>et</strong>able polychrome de c<strong>et</strong>te église de campagne, comportant une cène<br />

avec un disciple très enfantin, (il ne peut s’agir que de Jean – Johann) blotti dans le giron d’un<br />

Christ tout paternel. L’image présente un commentaire, un peu plus ironique, du rapport si hostile<br />

entre Johann <strong>et</strong> son fils Henrik. Henrik est joué par Börje Ahlstedt qui fut l’oncle Carl dans<br />

7 Les travaux de Françoise Héritier <strong>et</strong> sa définition de l’inceste de deuxième type sont tout à fait pertinents dans le<br />

contexte de notre discussion de la notion de proximité. Selon la théorie de c<strong>et</strong> auteur, la confusion dans le choix de<br />

l’obj<strong>et</strong>, ainsi que le danger, ressentis par l’humain de manque de la différentiation, seraient à la base de l’horreur<br />

qu’évoquent ces cas d’inceste [11].


320<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324<br />

Fanny <strong>et</strong> Alex<strong>and</strong>re <strong>et</strong> Carl Akerblom dans En présence d’un clown où la critique l’a trouvé stupéfiant<br />

d’impudeur. Johann dit de son fils que même p<strong>et</strong>it, il l’horrifiait : « son amour me répugnait,<br />

comme celui d’un chien. Je lui aurais donné des coups de pied » ([5], p. 98). L’acteur<br />

arrive à incarner l’asservissement du fils face à la haine du père 8 . Alors qu’il est adulte, Henrik<br />

se maintient dans une position abjecte de dépendance financière vis-à-vis du père. Par ailleurs, il<br />

le hait au point de souhaiter, dit-il à Marianne, le voir mourir d’une longue maladie douloureuse.<br />

Ces fantasmes de meurtre ne sont peut-être que le verso d’une figure dont l’Un de l’inceste<br />

serait le recto. L’Un ou la mort… Quant à sa fille, on n’imagine guère Henrik se doutant qu’il<br />

lui fait du tort. Le pervers est incapable de concevoir son obj<strong>et</strong> comme un autre habité par des<br />

sentiments <strong>et</strong> des émotions qui le dépassent.<br />

Le fonctionnement infantile des pères incestueux est un constat frappant de la clinique des<br />

perversions. Tous savaient que l’inceste ne pouvait pas durer <strong>et</strong> qu’ils finiraient par se faire<br />

arrêter <strong>et</strong> punir. Incapables d’y m<strong>et</strong>tre eux-mêmes un terme, ils attendaient confusément<br />

qu’un tiers vienne le faire à leur place ([13], p. 98-9). Dans la scène où nous découvrons<br />

que, dans le chal<strong>et</strong> du lac, Henrik <strong>et</strong> sa fille Karin dorment dans le même lit, Henrik dit qu’il<br />

a souvent l’impression qu’une punition terrible l’attend. Chez ce genre de suj<strong>et</strong>, il semble qu’il<br />

n’y ait pas eu d’accès à une suffisante estime de soi pour reconnaître des limites à son désir. Il<br />

faut un minimum d’amour de soi pour ne pas imposer à l’autre son besoin de complétude.<br />

C<strong>et</strong>te bonne image de lui-même semble avoir toujours fait défaut à Henrik, comme à d’autres<br />

pères pervers de ce type. Il a de lui-même une représentation à la fois gr<strong>and</strong>iose (artiste, interprète<br />

de Bach, <strong>et</strong> écrivain) <strong>et</strong> totalement dévalorisée qui l’oblige à l’étayage anaclitique de<br />

l’inceste avec sa fille, qui, elle, sera un jour reconnue comme musicienne extraordinaire.<br />

Johann dit ne pas comprendre comment Anna a pu aimer Henrik. Et l’on sent très n<strong>et</strong>tement<br />

une jalousie de type œdipienne où le couple Henrik–Anna est placé en instance parentale<br />

<strong>et</strong> où Johann serait le fils. Les termes que Johann emploie pour dire qu’il était « mis de côté »<br />

de l’amour entre Anna <strong>et</strong> Henrik sont exactement les mêmes qui sont employés par sa p<strong>et</strong>itefille<br />

Karin qui se plaint qu’elle-même était « mise de côté » à cause du rapport fusionnel entre<br />

ses parents, rapport si parfait qu’il n’y manquait rien, <strong>et</strong>, par conséquence, ne laissait pas de<br />

place pour elle.<br />

Or, Henrik rapporte visiblement sur sa femme toute sa hantise de l’ab<strong>and</strong>on vécu dans son<br />

non-rapport à son père. La relation entre Henrik, <strong>et</strong> Anna, sa femme, est déjà une relation<br />

incestueuse dans la mesure où, visiblement, il l’aime comme une mère 9 . Sa fille Karin assume<br />

la place de sa mère dès la disparition d’Anna. Qu<strong>and</strong> la mère <strong>et</strong> la fille commencent à jouer le<br />

même rôle, nul ne peut dire où cela s’arrêtera ([14], p. 15).<br />

Pour Henrik, son enfant, parce qu’elle est issue de sa chair, vient réveiller la blessure narcissique<br />

initiale <strong>et</strong> le besoin de réparation. C’est dans la famille que ça se passe <strong>et</strong> nul autre<br />

que son enfant, identifié comme son semblable <strong>et</strong> porteur de la même blessure que lui ne pourrait<br />

émouvoir ce père incestueux. En outre, c’est sa façon de rester fidèle à sa femme disparue.<br />

Ce qui se passe à l’extérieur ne le touche pas. Henrik a quitté son poste à l’Université, dem<strong>and</strong>ant<br />

une r<strong>et</strong>raite anticipée. De même, il a été démis de ses responsabilités dans l’orchestre<br />

8 Claude Balier souligne la fréquence des fantasmes matricides chez les pères incestueux ([12], p. 116). Plusieurs<br />

cliniciens ont insisté sur la mère absente ou refusante. <strong>Bergman</strong> remplace la mère par le père dans ce film.<br />

9 Dans Les Fraises sauvages, le vieillard voit ses parents apparaître au loin, <strong>et</strong> pourtant tout près, dans la douce<br />

lumière de l’au-delà. Dans <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, Henrik rêve d’Anna : « C’est un jour d’automne brumeux, sans un souffle de<br />

vent, absolument silencieux. Alors, je vois quelqu’un qui arrive là-bas à la grille. Elle vient vers moi… C’est alors<br />

que je comprends que je suis mort » ([5], p. 61). Voir Aumont, ([6], p. 27).


qu’il avait fondé. C<strong>et</strong> échec professionnel le touche, ravivant le rej<strong>et</strong> de son père, mais il se<br />

persuade qu’il pourra ainsi se consacrer entièrement à l’éducation musicale de sa fille.<br />

À la fin, Karin quitte son père pour partir en Allemagne faire une formation de musicien<br />

d’orchestre, renonçant ainsi au proj<strong>et</strong> de devenir virtuose que son père <strong>et</strong> son gr<strong>and</strong>-père avaient<br />

rêvé pour elle. En leur disant « non » elle fait sans doute un gr<strong>and</strong> pas vers l’indépendance.<br />

Cependant, on pourrait peut-être entendre dans son explication de ce choix des séquelles de son<br />

histoire familiale. Elle ne veut pas rester seule sur une estrade ; elle souhaite se fondre dans un<br />

effort commun, faire partie d’un ensemble. Toujours ainsi la nostalgie de la fusion.<br />

4. Bach<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324 321<br />

Passé ses premiers films, <strong>Bergman</strong> n’a jamais utilisé sa gr<strong>and</strong>e culture musicale pour illustrer<br />

ses œuvres. Il choisit donc de renoncer à la manipulation du public car, dans le cinéma de<br />

la maturité, la b<strong>and</strong>e-son ne comporte aucun élément musical étudié pour nous influencer sans<br />

qu’on y prenne garde. En revanche, tout événement musical est un élément du sens. Un prélude<br />

de Chopin est exécuté deux fois de suite, d’abord par la fille amateur, puis par la mère<br />

professionnelle, dans Sonate d’Automne. Comme le monologue répété de Persona, la double<br />

interprétation accentue le caractère si éperdument séduisant de la musique, art de la temporalité<br />

par excellence : la musique nous prom<strong>et</strong> une échappatoire du temps, mais elle ne tient pas ses<br />

promesses 10 .<br />

Or, s’il refuse la facilité d’un accompagnement musical insidieux pour ses films, rien n’est<br />

plus important pour <strong>Bergman</strong> que la gr<strong>and</strong>e musique : Mozart, bien entendu, mais surtout<br />

Bach. En 1962, la presse avait révélé que <strong>Bergman</strong> annonçait son intention de se r<strong>et</strong>irer du<br />

cinéma pendant toute une année afin de se consacrer entièrement à un livre sur la vie <strong>et</strong><br />

l’œuvre de Bach. « Au moins une fois dans une vie, aurait-il dit, il faut essayer de réaliser<br />

son rêve <strong>et</strong> tourner le dos aux corvées du quotidien ». Son épouse de c<strong>et</strong>te époque, la pianiste<br />

Kabi Lorentie devait l’aider dans c<strong>et</strong>te recherche. Il ne paraît pas avoir mené à bien c<strong>et</strong>te entreprise<br />

([15], p. 210). Dans <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, c’est Henrik, le vieux fils raté, qui se r<strong>et</strong>ire de son poste<br />

universitaire pour écrire un livre sur Bach, nous donnant ainsi à penser que <strong>Bergman</strong> s’identifie<br />

à ce personnage pitoyable, même répugnant.<br />

L’art chez <strong>Bergman</strong>, est-il toujours quelque chose de positif ? Henrik écrit sur La Passion<br />

selon Saint Jean de Bach <strong>et</strong> dit à Marianne que la musique de Bach lui donne une idée de la<br />

vie après la mort. Dans L’Œuf du Serpent, cependant, nous trouvons un personnage, Edvard,<br />

qui, comme dans les anecdotes sur les officiers SS, joue divinement du Bach après avoir torturé.<br />

L’art n’est donc nullement garanti contre le démon dans l’homme 11 .<br />

Dans Le Silence, deux sœurs <strong>et</strong> le fils d’une d’elles voyagent <strong>et</strong> font escale dans une ville<br />

étrangère où la langue est entièrement incompréhensible. Une seule occasion de<br />

communication : un poste de radio joue de la musique <strong>et</strong> le vieil employé d’hôtel dit Bach t<strong>and</strong>is<br />

qu’Ester ravie le seconde, « Bach ». Dans Persona, un drame radiophonique suscite la<br />

10 C<strong>et</strong>te scène est interprétée autrement par Aumont, ([6], p. 131).<br />

11 Il y a déjà un certain temps, Robin Wood faisait remarquer que les références au Vi<strong>et</strong>nam <strong>et</strong> à l’Holocauste dans<br />

Persona colorent les rapports de sadisme <strong>et</strong> de manipulation entre les deux protagonistes féminins. La racine de<br />

l’horreur est inéluctablement présente dans le psychisme. De même Godard défendait Les Carabiniers en disant que<br />

le film sur les camps de concentration dont on avait besoin qui ne serait probablement jamais tourné, serait un film,<br />

non sur les victimes, mais sur les gardes. Dans plusieurs de ses films, y compris <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, <strong>Bergman</strong> explore l’identité<br />

des deux rôles.


322<br />

condamnation sans paroles de l’actrice désormais mu<strong>et</strong>te, mais qu<strong>and</strong> on change de fréquence,<br />

la musique de Bach semble transformer son visage <strong>et</strong> elle paraît au bord de la parole. Dehors<br />

le jour tombe, mais le visage de Liv Ullman, au fur <strong>et</strong> à mesure que la lumière diminue,<br />

semble s’éclairer de l’intérieur. C’est comme si le soupçon qui pèse sur le langage s’avérait<br />

infondé qu<strong>and</strong> il s’agit de la musique. Doit-on conclure que l’art de <strong>Bergman</strong> préférerait<br />

aborder les questions majeures qu’il se pose de façon abstraite comme le fait la musique de<br />

Bach 12 ?<br />

Kierkegaard avançait une hypothèse qui ne cesse de hanter l’univers de <strong>Bergman</strong> : « Si le<br />

démoniaque est un destin, il peut alors arriver à tout le monde. » ([17], p. 124). La référence<br />

au philosophe est explicite dans une scène centrale de <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>. Henrik va voir son père<br />

qu’il trouve dans sa bibliothèque, lieu assez surréaliste où le vieil homme semble déjà dans<br />

l’au-delà, enseveli dans un tombeau tapissé de livres. Assis à une table surélevée comme un<br />

autel, il lit Kierkegaard, Ou bien…ou bien. Dans l’œuvre de <strong>Bergman</strong>, le pessimisme sartrien<br />

est marié à celui de Kierkegaard : l’homme est prédestiné, c’est-à-dire agi, comme une marionn<strong>et</strong>te.<br />

5. Liens de parenté<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324<br />

Dans Les Fraises sauvages (1957), le protagoniste est un vieil homme qui après avoir rendu<br />

visite à sa mère presque centenaire, se rend compte qu’il a été incapable d’amour en raison de<br />

sa culpabilité envers c<strong>et</strong>te femme indifférente <strong>et</strong> incapable d’amour elle-même. La froideur <strong>et</strong><br />

le détachement de la mère ont empoisonné la vie du fils ; même s’il a pu avoir un gr<strong>and</strong> succès<br />

dans sa profession, il n’a jamais réussi ses rapports affectifs. La crainte que lui inspire c<strong>et</strong>te<br />

mère terrifiante d’indifférence est compensée par sa cruauté quasi inconsciente envers toutes<br />

les autres femmes de sa vie. Tout se passe comme si, en raison de sa peur d’elle ou de son<br />

besoin d’elle, le fils avait réprimé la colère que sa mère lui inspire. En revanche, une identification<br />

à sa froideur <strong>et</strong> son obsession s’est mise en place. Devenu adulte, le fils s’est comporté<br />

envers toutes les femmes de sa vie comme si elles étaient sa mère pour qui les relations intimes<br />

étaient impensables, à la fois répugnantes <strong>et</strong> menaçantes.<br />

Le Johann de <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> ressemble d’une certaine manière au héros Les Fraises sauvages.<br />

On est frappé par le fait que <strong>Bergman</strong> revient à c<strong>et</strong>te figure de l’homme si âgé, une cinquantaine<br />

d’années plus tard qu<strong>and</strong> il a lui-même l’âge de son protagoniste. Visiblement, c<strong>et</strong>te image ne le<br />

lâche pas. Johann était homme à femmes, à plusieurs femmes, à au moins deux, l’épouse <strong>et</strong> la<br />

maîtresse, mais ces dyades étaient temporaires <strong>et</strong> se succédaient. (On résiste mal à la tentation<br />

de penser à la biographie de <strong>Bergman</strong> avec ses six mariages, nombreuses liaisons longues <strong>et</strong><br />

neuf enfants) 13 . Marianne, se confie à Karin qui lui dem<strong>and</strong>e quelle sorte d’homme était son<br />

gr<strong>and</strong>-père ; plus de 30 ans après, c<strong>et</strong>te épouse blessée est encore outrée au souvenir de ses trahisons<br />

avec des « traînées ». Freud aurait pu lui expliquer l’impératif qu’éprouve c<strong>et</strong>te structure<br />

masculine de dissocier l’érotique de la tendresse. Au tout début du film, Johann rapporte à<br />

Marianne le mot de son ami pasteur qui définit une bonne relation comme faite de deux<br />

paramètres : « une bonne camaraderie <strong>et</strong> une solide sexualité, » <strong>et</strong> il ajoute « Personne ne peut<br />

contredire le fait que toi <strong>et</strong> moi avons été bons camarades » ([5], p. 29). Autant dire que la<br />

12<br />

L’argument fait écho à celui de Simon, ([16], p. 253).<br />

13<br />

«J’ai plusieurs enfants que je connais à peine ou pas du tout. Mes échecs humains sont remarquables » ([18], p.<br />

29).


sexualité s’était évanouie dans leur relation. On peut deviner d’après l’analyse de Freud que dès<br />

que Marianne devint la mère de ses enfants, l’horreur de l’inceste la barra pour Johann comme<br />

obj<strong>et</strong> de désir. Freud insiste que pour accepter sa vie amoureuse dans le mariage, l’homme doit<br />

«s’être familiarisé » avec la représentation de l’inceste [19]. Comment entendre c<strong>et</strong>te<br />

« familiarité », sinon comme une façon d’accéder au fantasme de la scène primitive ? Il devient<br />

clair que la problématique de l’inceste colore tous les rapports du film. Et pourtant, de bien de<br />

points de vue, les personnages du film ne sont que des gens ordinaires. <strong>Bergman</strong> nous montre<br />

ainsi que la perversion, structure qui fait horreur à la plupart d’entre nous, nous côtoie en fait<br />

de très près.<br />

Il y a très longtemps, <strong>Bergman</strong> avait recomm<strong>and</strong>é, pour comprendre ses films, la lecture du<br />

P<strong>et</strong>it Catéchisme de Martin Luther (1529). Il s’ouvre par le « Premier point fondamental, les<br />

dix Comm<strong>and</strong>ements ou le Décalogue tels qu’un père de famille doit les présenter <strong>et</strong> les enseigner<br />

avec simplicité à ses enfants <strong>et</strong> à ses serviteurs ». Le premier comm<strong>and</strong>ement conclut<br />

ainsi : « Je suis l’Éternel ton Dieu, le Dieu fort <strong>et</strong> jaloux, qui punit l’iniquité des pères sur les<br />

enfants jusqu’à la troisième <strong>et</strong> quatrième génération de ceux qui me haïssent, <strong>et</strong> qui fait miséricorde<br />

jusqu’à mille générations à ceux qui m’aiment <strong>et</strong> qui gardent mes comm<strong>and</strong>ements »<br />

([20], p. 80). Si l’intertexte protestant s’est en apparence estompé chez <strong>Bergman</strong> après la fin<br />

des années 1960, il n’en reste pas moins présent en tant qu’élément de la structure profonde.<br />

<strong>Bergman</strong> est toujours imprégné de sa Bible <strong>et</strong> <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> aussi contient plusieurs références<br />

bibliques, mais son auteur les comprend peut-être autrement à présent. Cependant, le caractère<br />

héréditaire du mal est toujours absolu, car l’image peut-être la plus saisissante du film est celle<br />

de la contagion de la haine incarnée par le gr<strong>and</strong>-père mais agissant avec une espèce de fatalité<br />

chez tous ceux qui le côtoient.<br />

6. Le Cinéma : conclusion<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324 323<br />

« Je trouve humiliant de voir mon œuvre critiquée comme si elle était un livre alors qu’elle<br />

est un film. Cela revient à appeler oiseau un poisson, à confondre le feu <strong>et</strong> l’eau, » écrit <strong>Bergman</strong><br />

en 1962, ([21], p. 14).<br />

Ce qui est dit dans un film de <strong>Bergman</strong>, n’est jamais dit. Ca se voit. <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong> s’ouvre sur<br />

un gr<strong>and</strong> rectangle clair aux proportions d’un écran de cinéma sur fond noir : il s’agit d’une<br />

table filmée d’en haut <strong>et</strong> complètement recouverte de photographies en noir <strong>et</strong> blanc. Puis la<br />

caméra descend pour prendre sa position habituelle par rapport à la pièce <strong>et</strong> le personnage de<br />

Liv Ullmann entre pour s’asseoir devant la table. La photo, comme le film, est un moyen de<br />

transformer la vie en obj<strong>et</strong>, de nier le temps qu’on n’arrête pas <strong>et</strong> l’altérité. Mais, par ailleurs,<br />

photo <strong>et</strong> film font voir ce qui, sans eux, resterait invisible. Parfois, ils peuvent aussi se substituer<br />

à la relation de parole. Le pasteur des Communiants rej<strong>et</strong>te cruellement son ancienne maîtresse<br />

en lui préférant la photo de sa femme morte qui, pourtant, lui ressemble beaucoup. Dans <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>,<br />

la photo d’Anna, semble avoir le même poids d’icône pour tous les personnages. C’est<br />

toujours la même photo qu’on voit aux mains de chacun d’eux. Pour Johann, le gr<strong>and</strong>-père qui<br />

se dem<strong>and</strong>e s’il n’est pas déjà mort, c’est l’image obsédante de la mère idéale <strong>et</strong> il n’arrive pas<br />

plus à en faire le deuil que son fils ou sa p<strong>et</strong>ite-fille. L’épilogue prouve que c<strong>et</strong>te photo a la<br />

même valeur envoûtante pour Marianne qui n’a jamais connu l’original. Montrée à plusieurs<br />

reprises, la photo en noir <strong>et</strong> blanc, serait-elle là pour pointer la tentation du choix de l’obj<strong>et</strong><br />

idéal <strong>et</strong> inaccessible au prix de l’autre qui est là en face ? C’est, en fin de compte, à ce moment<br />

qu’on prend conscience de l’énormité du déficit de la mise en place de l’image de soi dont souf-


324<br />

frent tous les porte-parole de <strong>Bergman</strong>. Car, il est vrai qu’on n’acquiert une image que grâce au<br />

regard de l’autre, <strong>et</strong> tout d’abord du parent. Ce n’est qu’après sa réflexion mélancolique au suj<strong>et</strong><br />

de l’amour d’Anna, que Liv Ullman raconte sa visite à Martha dans son institution, <strong>et</strong> nous dit,<br />

(avec quelle émotion !) que « pour la première fois de notre vie commune, je comprenais, je sentais,<br />

que j’étais en train de caresser ma fille, mon enfant »([5], p. 107). À ce moment, sans<br />

doute, Marianne est sauvée, car elle sort de la perversion ordinaire, mais il est trop tard pour<br />

Martha.<br />

Pour les spécialistes du cinéma, <strong>Bergman</strong>, c’est un des inventeurs de la forme en cinéma,<br />

au sens où Gilles Deleuze parlait de ce que voudrait dire « avoir une idée en cinéma ». Pour<br />

la critique <strong>et</strong> pour la majorité des spectateurs, c’est l’homme d’un certain nombre d’obsessions<br />

personnelles. Il est évident que sa réputation <strong>et</strong> sa place dans l’histoire de l’art cinématographique<br />

sont dues au mariage de ses thèmes <strong>et</strong> ses techniques. Mais plus essentiellement<br />

encore, chez <strong>Bergman</strong>, l’émotion suscitée par l’image est toujours double : je me reconnais<br />

dans ma propre histoire, comme dans la séance analytique, j’accepte son histoire comme<br />

mienne, (ou autre mais me concernant), en même temps qu’elle me dérange, me désoriente,<br />

<strong>et</strong> que je me dis que jamais je n’aurai pu l’imaginer.<br />

Finalement, qu<strong>and</strong> il s’agit d’un film de <strong>Bergman</strong>, il n’est jamais question de nous perm<strong>et</strong>tre<br />

d’apprendre dans la douceur du flou artistique. L’auteur ne ménage ni son public, ni ses<br />

collaborateurs. Dans les compléments du DVD vendu en France on voit une réunion de travail<br />

du m<strong>et</strong>teur en scène avec son équipe. Il leur dit qu’il leur dem<strong>and</strong>era beaucoup, comme il<br />

dem<strong>and</strong>e beaucoup à lui-même, <strong>et</strong> il ajoute : « Je ne suis loyal qu’envers mon œuvre » 14 .<br />

Références<br />

[1] Ullmann L. Devenir. Paris: Stock; 1977 [Trad. Par N. Godneff].<br />

[2] Kaminsky S, Hill J, editors. Ingmar <strong>Bergman</strong> Essays in Criticism. London: Oxford UP; 1975.<br />

[3] Björkman S. Entr<strong>et</strong>ien avec Ingmar <strong>Bergman</strong>. Sight <strong>and</strong> Sound; septembre 2002.<br />

[4] Cowie P. Swedish Cinema. Stockhom: Swedish Institute; 1985.<br />

[5] <strong>Bergman</strong> I. <strong>Sarab<strong>and</strong>e</strong>, scénario. Paris: Cahiers du cinéma; 2003.<br />

[6] Aumont J. Ingmar <strong>Bergman</strong> : « Mes films sont l’explication de mes images ». Paris: Cahiers du cinema; 2003.<br />

[7] Lévi-Strauss C. Les structures élémentaires de la parenté. Paris: PUF; 1949.<br />

[8] Westermarck E. A Short History of Human Marriage. London: Macmillan <strong>and</strong> Co.; 1926.<br />

[9] Pusey A. Inbreeding Avoidance in Primates. In: Wolf AP, Durham WH, editors. Inbreeding, <strong>Incest</strong>, <strong>and</strong> the<br />

<strong>Incest</strong> Taboo. Stanford, California: Stanford University Press; 2004.<br />

[10] Wolf AP. Explaining the Westermarck Effect. In: Wolf AP, Durham WH, editors. Inbreeding, <strong>Incest</strong>, <strong>and</strong> the<br />

<strong>Incest</strong> Taboo. St<strong>and</strong>ford, California: Stanford University Press; 2004.<br />

[11] Héritier-Augé F. Les deux sœurs <strong>et</strong> leur mère : anthropologie de l’inceste. Paris: Odile Jacob; 1994.<br />

[12] Balier C. Psychanalyse des comportements sexuels violents. Paris: PUF; 1996.<br />

[13] Raimbault G, Ayoun P, Massardier L. Questions d’inceste. Paris: Odile Jacob; 2005.<br />

[14] Héritier F, Cyrulnik B, Naouri A. De l’inceste. Paris: Odile Jacob; 2000.<br />

[15] Cowie P. Ingmar <strong>Bergman</strong>, A Critical Biography. New York: Charles Scribner’s Sons; 1982.<br />

[16] Simon J. Ingmar <strong>Bergman</strong> Directs. New York: Harcourt, Brace <strong>and</strong> Jovanovich; 1972.<br />

[17] Kierkegaard S. Le Concept de l’angoisse (1844). Paris: Gallimard, coll. « Idées »; 1977.<br />

[18] <strong>Bergman</strong> I. Images, (1990). Paris: Gallimard; 1992.<br />

[19] Freud S. Feminity. In: New introductory lectures on psycho-analysis. S.E. Vol XXII. London: The Hogarth<br />

Press; 1964.<br />

[20] Luther M. P<strong>et</strong>it Cathéchisme (1529). Paris-Strasbourg: Éditions Luthériennes; 1946.<br />

[21] <strong>Bergman</strong> I. Œuvres, avec en introduction « Chaque film est mon dernier film ». Paris: Robert Laffont; 1962.<br />

14 Sarab<strong>and</strong> 2 DVD 9 PAL Zone 2 MK2 SA ; 2005.<br />

N. Blake / L’évolution psychiatrique 72 (2007) 313–324

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