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Têtes rondes et têtes pointues. Brecht. Extrait n°1. NANNA CALLAS ...

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<strong>Têtes</strong> <strong>rondes</strong> <strong>et</strong> <strong>têtes</strong> <strong>pointues</strong>. <strong>Brecht</strong>. <strong>Extrait</strong> <strong>n°1.</strong><br />

<strong>NANNA</strong> <strong>CALLAS</strong>, sortant du café de madame Cornamontis, une l<strong>et</strong>tre à la main :<br />

Monsieur de Guzman vient juste de descendre la rue. Il fait sa promenade apéritive <strong>et</strong> il ne va<br />

pas tarder à repasser. Il faut que je lui parle. Ma mère m’écrit qu’une fois de plus mon père<br />

n’a pas pu payer son fermage, <strong>et</strong> qu’il file un mauvais coton. IL a rejoint les rangs de la<br />

Faucille, qui prépare une révolte armée de tous les paysans. Je préfère encore demander à<br />

monsieur de Guzman de lui faire grâce du fermage ! J’espère qu’il a gardé assez d’affection<br />

pour moi, <strong>et</strong> qu’il acceptera de m’écouter. Notre liaison remonte à près de trois ans<br />

maintenant. Ce fut mon premier amant <strong>et</strong> c’est au fond à cause de lui que, simple fille de<br />

fermier, je me suis r<strong>et</strong>rouvée dans l’établissement florissant de madame Cornamontis. A<br />

l’époque, ma famille avait su en tirer quelque avantage. Ça ne m’est pas agréable d’avoir à<br />

lui demander encore quelque chose. Mais ce n’est qu’un mauvais moment à passer.<br />

Elle chante :<br />

CHANSON DE <strong>NANNA</strong><br />

1.<br />

Au marché de l’amour, messieurs,<br />

A seize ans je fus menée.<br />

Et j’ai vite ouvert de grands yeux !<br />

C’était dur, ma foi<br />

Mais c’était la loi…<br />

Tout n’est pas facile à pardonner.<br />

(Je suis un être humain après tout)<br />

Dieu merci, tout ça ne dure qu’un temps,<br />

Même l’amour, <strong>et</strong> même le chagrin.<br />

Où sont donc les larmes d’hier matin ?<br />

Mais où sont les neiges d’antan ?<br />

2.<br />

A la longue, on s’accoutume<br />

A ce marché de l’amour.<br />

Sans grand mal, on les allume.<br />

Mais les sentiments<br />

J<strong>et</strong>és à tous vents<br />

Deviennent plus froids de jour en jour.<br />

(Aucune réserve n’est inépuisable après tout.)<br />

Dieu merci, tout ça ne dure qu’un temps,<br />

Même l’amour, <strong>et</strong> même le chagrin.<br />

Où sont donc les larmes d’hier matin ?<br />

Mais où sont les neiges d’antan ?<br />

3.<br />

Quand, dans ce commerce,<br />

On n’a plus rien à apprendre<br />

L’argent ne pleut pas à verse.<br />

Il faut le gagner,<br />

Et sans rechigner…<br />

On peut dire adieu à l’âge tendre.<br />

(On n’a pas toujours seize ans, après tout.)<br />

Dieu merci, tout ça ne dure qu’un temps,<br />

Même l’amour, <strong>et</strong> même le chagrin.<br />

Où sont donc les larmes d’hier matin ?<br />

Mais où sont les neiges d’antan ?<br />

<strong>NANNA</strong> : Le voici. Malheureusement, il est avec trois messieurs, dont le riche monsieur<br />

Peruiner. Je ne peux guère aller lui parler.


Elle fait signe à monsieur de Guzman, qui s’avance vers elle. Ses trois amis s’arrêtent <strong>et</strong><br />

l’attendent.<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Bonjour, Nanna.<br />

<strong>NANNA</strong> : Il faut que je vous parle. Venez-là, dans l’entrée de c<strong>et</strong>te maison. (Guzman la<br />

suit.) Mon père m’écrit qu’une fois encore il ne peut vous payer le fermage.<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Mais c<strong>et</strong>te fois, c’est indispensable. Ma sœur entre au<br />

couvent de San Barabas <strong>et</strong> il lui faut une dot.<br />

<strong>NANNA</strong> : Vous ne voudriez tout de même pas que mes parents meurent de faim à cause<br />

de ça !<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Ma chère Nanna, ma sœur s’apprête à entrer chez les<br />

Sœurs des pauvres de San Barabas pour y mener une vie de vertu. Cela ne devrait pas vous<br />

laisser indifférente, même vous. Car, s’il n’est pas souhaitable que toutes les jeunes filles<br />

pratiquent la chast<strong>et</strong>é, il est bon, néanmoins, qu’elles en aient toutes une haute idée.<br />

<strong>NANNA</strong> : Si vous lui aviez donné un amant, à c<strong>et</strong>te jeunesse, au lieu de lui coller un<br />

arbre généalogique en guise d’époux, elle ne songerait pas à entrer au couvent. Seulement<br />

voilà, ce ne sont pas des hommes <strong>et</strong> des femmes que vous mariez, ce sont des terres !<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Tu as bien changé, Nanna, <strong>et</strong> pas à ton avantage, je ne te<br />

reconnais plus.<br />

<strong>NANNA</strong> : Alors ça n’est même pas la peine que je vous dise pourquoi ma famille ne peut<br />

plus vous payer : c’est qu’il lui faut absolument un cheval, parce que le village est trop loin de<br />

la gare.<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Ils n’ont qu’à en emprunter un au château.<br />

<strong>NANNA</strong> : Mais alors ça leur coûtera de l’argent.<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : C’est comme ça, dans la vie. A moi aussi, mes chevaux<br />

coûtent de l’argent.<br />

<strong>NANNA</strong> : Tu ne m’aimes donc vraiment plus, Emanuele !<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Cela n’a rien à voir avec nous deux. Je viendrais te voir c<strong>et</strong><br />

après-midi ; tu verras que mes sentiments n’ont pas changé.<br />

<strong>NANNA</strong> : Attendez un instant. Voilà des gens qui pourraient vous ennuyer, en tant que<br />

Tchiche.<br />

Les trois T.C. descendent la rue.<br />

PREMIER T.C. : On ne pouvait pas faire un pas sans marcher sur un Tchiche. Et voilà<br />

brusquement qu’on n’en voit plus un seul.<br />

DEUXIEME T.C. : Il ne faut surtout pas désespérer !<br />

<strong>NANNA</strong> : Si je réfléchis bien, Emanuele, tu m’as toujours traitée comme moins que rien.<br />

Tu pourrais bien faire un effort <strong>et</strong> réparer un peu tout le mal que tu m’as fait !<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Pour l’amour du ciel, tiens-toi tranquille !<br />

<strong>NANNA</strong> : Alors tu ne veux pas réparer ?<br />

TROISIEME T.C. : J’entends quelque chose.<br />

<strong>NANNA</strong> : Si je demandais leur avis à ces messieurs, ils me donneraient sûrement<br />

raison. Cela n’a rien d’abusif ce que je te demande là.<br />

PREMIER T.C. : J’entends parler dans ce coin.<br />

<strong>NANNA</strong> : Messieurs, qu’en dites-vous ? Est-ce qu’une pauvre fille qui a été entrainée sur<br />

la mauvaise pente peut espérer de la reconnaissance de la part de son séducteur ? Ou estce<br />

trop demander ?<br />

MONSIEUR DE GUZMAN : Nanna, je n’aurais jamais cru ça de toi !<br />

<strong>NANNA</strong> : Vous l’avez voulu !


<strong>Têtes</strong> <strong>rondes</strong> <strong>et</strong> <strong>têtes</strong> <strong>pointues</strong>. <strong>Brecht</strong>. <strong>Extrait</strong> n°2.<br />

Le vice-roi <strong>et</strong> son conseiller Missena sont assis dans la chambre du vice-roi, devant des<br />

journaux <strong>et</strong> des bouteilles de champagne. Ils n’ont pas dormi. Le conseiller coche au crayon<br />

rouge les passages particulièrement désagréables pour le vice-roi. Dans l’antichambre<br />

attenante, un scribe en haillons est assis près d’une bougie, face à un homme qui tourne le<br />

dos aux spectateurs.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Il suffit, Missena.<br />

C’est bientôt le matin <strong>et</strong> tous nos beaux calculs,<br />

De haut en bas, de bas en haut, en diagonale,<br />

Nous amènent toujours au même résultat :<br />

C’est une vérité dont nous ne voulons pas<br />

Et qui pourtant éclaterait à tous les coups<br />

Même si nous comptions pendant des lunes :<br />

L’Etat se désagrège <strong>et</strong> c’est la décadence.<br />

MISSENA :<br />

Il ne faut pas dire ça !<br />

LE VICE-ROI :<br />

Et c’est la banqueroute.<br />

Il y faudrait des mains plus fortes que les miennes.<br />

Missena ne répond pas.<br />

LE VICE-ROI j<strong>et</strong>ant un coup d’œil aux journaux :<br />

Leurs chiffres sont peut-être faux.<br />

MISSENA :<br />

Pas si faux que ça.<br />

LE VICE-ROI :<br />

De temps en temps je lis volontiers les journaux.<br />

Car enfin j’y apprends comment va le pays.<br />

MISSENA :<br />

Seigneur, c’est l’abondance qui nous tue.<br />

Ce beau pays Yahoo vit en eff<strong>et</strong> du blé,<br />

Mais il peut en mourir : <strong>et</strong> c’est ce qui se passe.<br />

Abondance de biens peut nuire <strong>et</strong> c’est ce qui se passe.<br />

Nos champs ont tant produit que la récolte étouffe<br />

Ceux qu’elles devraient nourrir. Les prix ont tant baissé<br />

Qu’ils ne couvrent plus les frais de transport.<br />

Et la moisson ne paye pas les moissonneurs.<br />

La récolte était bonne, mais pas pour les hommes.<br />

L’abondance a causé la misère. Les fermiers<br />

Ont refusé de payer leurs fermages. L’Etat<br />

A tremblé sur ses bases. Les grands propriétaires<br />

Demandent à grands cris que l’Etat intervienne<br />

Pour faire rentrer leurs fermages, dont chacun brandit<br />

Le bail. Et les fermiers du sud se réunissent<br />

Sous un drapeau frappé d’une grande faucille :<br />

C’est l’emblème de la révolte paysanne.<br />

Et notre Etat s’effondre.<br />

Le vice-roi soupire. Missena a su toucher la corde sensible : le vice-roi est lui même<br />

grand propriétaire foncier.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Si nous hypothéquions les chemins de fer ?<br />

MISSENA :<br />

Ils sont déjà hypothéqués. Deux fois.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Les douanes ?<br />

MISSENA :<br />

Elles le sont aussi.<br />

LE VICE-ROI :


Peut-être alors que les Cinq Grands nous prêteraient<br />

De quoi nous dépanner ? A eux cinq, ils possèdent<br />

Plus du tiers des bonnes terres à blé.<br />

Ils pourraient bien faire ça.<br />

MISSENA :<br />

Ils pourraient. Seulement<br />

Ils exigent d’abord que nous venions à bout<br />

De c<strong>et</strong>te rébellion de la Faucille,<br />

Qui m<strong>et</strong> tous les fermages en danger.<br />

LE VICE-ROI :<br />

C’est une bonne idée.<br />

MISSENA :<br />

Mais les Cinq Grands<br />

Sont contre nous. Ils sont déçus, ils sont furieux,<br />

Ils nous trouvent trop mous en matière de fermages.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Ils n’ont plus la moindre confiance en moi.<br />

MISSENA :<br />

Oui, mais n’oublions pas qu’en fin de compte<br />

C’est vous notre plus grand propriétaire.<br />

Le mot est lâché.<br />

LE VICE-ROI s’animant :<br />

Eh oui !<br />

Et je ne pourrais plus avoir confiance en moi.<br />

Comme propriétaire, aujourd’hui, je dois dire<br />

Au vice-roi : l’ami, tu n’auras plus un sou.<br />

MISSENA :<br />

Il y aurait bien une solution,<br />

Seulement elle serait sanglante, <strong>et</strong> périlleuse…<br />

LE VICE-ROI :<br />

Il n’en est pas question ! Je ne veux pas l’entendre !<br />

MISSENA :<br />

Personne ici ne nous entend. La guerre<br />

Pourrait nous procurer des marchés nouveaux pour<br />

Ce terrible trop-plein de blé, <strong>et</strong> nous donner<br />

Ce qui manque au pays.<br />

LE VICE-ROI, fait non de tout son corps :<br />

La guerre ? C’est impossible.<br />

Au premier tank dans les rues de Louma,<br />

Nous aurions une telle émeute…<br />

MISSENA :<br />

C’est l’ennemi de l’intérieur qui nous empêche<br />

De nous en prendre à l’ennemi de l’extérieur.<br />

Quelle situation ! Celui qui porte un casque<br />

Doit se cacher comme la pire des racailles.<br />

Un général ne peut plus sortir en plein jour !<br />

Il est traité comme le serait un assassin.<br />

Ah, sans c<strong>et</strong>te faucille, on n’en serait pas là !<br />

LE VICE-ROI :<br />

Mais enfin elle existe.<br />

MISSENA :<br />

On peut l’anéantir.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Qui le peut ? J’en suis bien incapable. Mais si, toi,<br />

Tu découvrais quelqu’un qui puisse s’en charger,<br />

Je serai prêt à lui donner les pleins pouvoirs.<br />

MISSENA :<br />

Je connais bien quelqu’un.<br />

LE VICE-ROI avec force :<br />

Lui ? Non ; je n’en veux pas.


Une fois pour toutes, je n’en veux pas.<br />

Un temps.<br />

Tu exagères l’importance de la Faucille !<br />

MISSENA :<br />

Je crains de vous avoir froissé. Peut-être<br />

Souhaitez-vous être seul. Peut-être, une fois seul,<br />

Aurez-vous une idée pour sauver le pays.<br />

LE VICE-ROI :<br />

A demain donc…<br />

MISSENA, prenant congé :<br />

Vous n’êtes pas froissé, j’espère.<br />

Au spectateur :<br />

Puisqu’il s’obstine encore dans son aveuglement,<br />

Je vais être obligé de lui faire un dessin.<br />

Il s’arrête près de la porte <strong>et</strong>, à la hâte, trace quelque chose au crayon rouge sur le mur.<br />

Qu’est-ce que c’est que ça ?<br />

LE VICE-ROI :<br />

Qu’y a-t-il ?<br />

MISSENA :<br />

Rien, rien.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Qu’est-ce qui te fait peur ?<br />

MISSENA :<br />

Peur, moi ?<br />

LE VICE-ROI :<br />

Oui, tu as eu peur.<br />

MISSENA :<br />

Ne vous dérangez pas. Il n’y a rien du tout.<br />

Le vice-roi va vers lui.<br />

LE VICE-ROI :<br />

Ecarte-toi !<br />

Il va prendre une lampe sur la table.<br />

MISSENA :<br />

Seigneur, je ne vois vraiment pas<br />

Qui a bien pu tracer ce signe sur le mur !<br />

Effrayé, le vice-roi aperçoit sur le mur une grande faucille.<br />

LE VICE-ROI :<br />

C’est à ce point déjà. Ils ont des gens ici…<br />

Un temps.<br />

J’aimerais bien rentrer dans l’ombre quelque temps<br />

Pour réfléchir à tout cela…<br />

Soudain :<br />

Je donne pleins pouvoirs.


Le café de madame Cornamontis.<br />

<strong>Têtes</strong> <strong>rondes</strong> <strong>et</strong> <strong>têtes</strong> <strong>pointues</strong>. <strong>Brecht</strong>. <strong>Extrait</strong> n°3.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Ne me dites pas votre nom, mon enfant, <strong>et</strong> interrogez-moi<br />

avec la même franchise que vous auriez avec un confesseur.<br />

ISABELLA : Sachez donc que la vie de mon frère dépend d’une visite que je dois faire à<br />

un monsieur haut placé, sur lequel il paraît que j’ai produit une forte impression. Je ne sais<br />

pas quelle attitude adopter, <strong>et</strong> j’ignore si c<strong>et</strong>te façon de donner l’amour <strong>et</strong> de l’exiger est<br />

chose courante.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Tout à fait.<br />

ISABELLA : Oh !<br />

MADAME CORNAMONTIS : Continuez.<br />

ISABELLA : Est-ce qu’un homme qu’une étreinte aura déçu ne risque pas de se<br />

soustraire aux obligations qu’il avait acceptées, <strong>et</strong> de revenir sur les promesses qu’il a<br />

faites ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : C’est bien possible.<br />

ISABELLA : Quel est le moyen d’empêcher cela ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : Ils reviennent tous sur leurs promesses, <strong>et</strong> il n’existe aucun<br />

moyen de les en empêcher. Le désir de nouvelles étreintes est la seule chose qui les<br />

r<strong>et</strong>ienne de se livrer aux pires brutalités.<br />

ISABELLA : Puisque tant de choses dépendent du succès de ma démarche : ce<br />

vêtement que je porte n’est certainement guère favorable.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Très favorable.<br />

ISABELLA : C’est la robe des novices.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Justement.<br />

ISABELLA : Excusez mon étonnement, mais toute c<strong>et</strong>te toile de lin, si froide ?...<br />

MADAME CORNAMONTIS : Le plus de lin possible. Très bon, le lin.<br />

ISABELLA : Une allure aussi froide ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : La plus froide possible.<br />

ISABELLA : Ah, vous ne croyez pas que la maladresse puisse être fatale ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : Pas du tout.<br />

ISABELLA : Mais je suis sans doute plus ignorante que vous ne l’imaginez.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Il y a moins à savoir que vous le croyez, mon enfant ! C’est<br />

bien ce qu’il y a de triste. Ce n’est pas la pratique qui donne à ces choses une sorte de<br />

charme ; ce sont les dispositions naturelles, <strong>et</strong> elles sont rares. Mais soyez sans crainte :<br />

même sans charme, on vous prendra. Pour ces plaisirs frustes, presque toutes les femmes<br />

font l’affaire.<br />

ISABELLA : En somme, rien ne s’oppose à ce que je vide ce calice ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : Rien. (Un temps.) Si. Une chose.<br />

ISABELLA : Quoi ? Dites-moi ! Parlez, je vous en prie !<br />

MADAME CORNAMONTIS : Votre argent, ma belle ! C’est même une objection grave.<br />

Pourquoi, dans votre position, devriez-vous consentir un sacrifice ? Pourquoi vous imposer le<br />

moindre geste, si vous n’en avez pas envie ? Je vous le demande, serait-il convenable que<br />

vous, pour qui d’autres gens moins sensibles gagnent de l’argent au prix d’efforts pénibles,<br />

vous fassiez un effort qui ferait jaser ces mêmes gens sur votre compte ? Ce serait<br />

choquant ! Que diriez-vous si un beau jour la pluie se m<strong>et</strong>tait à tomber de bas en haut ? Vous<br />

trouveriez que c’est choquant, <strong>et</strong> vous auriez raison. Non, vous ne ferez pas une chose<br />

pareille.<br />

ISABELLA : Mais une personne haut placée l’exige de moi.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Et c<strong>et</strong>te personne a raison, cela ne fait pas de doute.<br />

Pourquoi ne l’exigerait-elle pas, puisqu’elle est haut placée ? Et pourquoi n’obtiendrait-elle<br />

pas ce qu’elle exige ? Mais vous, en quoi cela vous regarde-t-il ? N’êtes-vous pas haut<br />

placée, vous aussi ? Ne disposez-vous pas de moyens qui vous perm<strong>et</strong>tent de faire rentrer<br />

les choses dans l’ordre, en y ajoutant de surcroît un certain chic, un « je ne sais quoi »… ?<br />

ISABELLA : A quoi songez-vous ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : A nous, naturellement. A qui d’autre ! Laissez donc<br />

s’abaisser les p<strong>et</strong>its, <strong>et</strong> s’humilier les humbles ; ils sont là pour ça. Regardez-moi c<strong>et</strong>te


feignante, trop engourdie pour cligner des yeux, alors que nous sommes en train de parler de<br />

son travail ! La meilleure de mes filles ira à votre place.<br />

ISABELLA : C’est impossible, vous ne savez pas de qui il s’agit.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Qui que ce soit, il n’y verra que du feu.<br />

ISABELLA : C’est le directeur de Sainte-Croix.<br />

MADAME CORNAMONTIS : Bien. Elle prendra vos vêtements <strong>et</strong> imitera votre allure.<br />

Mais elle aura plus de succès que vous n’auriez pu en avoir. Votre frère sera libre. Et la pluie<br />

continuera à tomber de haut en bas. Ça vous coûtera mille pesos.<br />

ISABELLA : Mais est-ce qu’elle voudra y aller, pour de l’argent ?<br />

MADAME CORNAMONTIS : Elle ira même avec plaisir. L’argent les rend amoureuses.<br />

Elle chante à Isabella une chanson d’entrem<strong>et</strong>teuse.<br />

CHANSON D’ENTREMETTEUSE<br />

1.<br />

On prétend qu’un clair de lune sur l’eau<br />

Et les bras d’un homme séduisant<br />

Font tourner la tête aux jeunes filles…<br />

Moi, je trouve ça très amusant.<br />

Libre à vous de croire à ce merveilles,<br />

Je crois à la sainte Oseille.<br />

En eff<strong>et</strong>, il est manifeste<br />

Qu’en n’offrant que des broutilles<br />

On ne saurait plaire aux filles.<br />

Mais pour peu qu’on ait un geste,<br />

Il n’y aura pas plus gentilles.<br />

L’argent les rend amoureuses,<br />

Croyez-en l’entrem<strong>et</strong>teuse.<br />

2.<br />

On se moque bien du clair de lune,<br />

Quand on est fauché comme les blés.<br />

Soyez aussi beaux que vous voulez,<br />

Que faire quand on n’a pas une thune ?<br />

Libre à vous de croire à ces merveilles,<br />

Moi, je crois à sainte Oseille.<br />

Fiez-vous à mon expérience :<br />

La femme est, tout comme l’homme,<br />

Incapable de confiance<br />

Et d’amour quand il ne reste<br />

Rien à croquer, que la pomme.<br />

L’argent fait les amoureuses,<br />

Croyez-en l’entrem<strong>et</strong>teuse.<br />

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