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Association <strong>Décadrages</strong><br />

CP 30 – CH - 1000 Lausanne 9<br />

www.decadrages.ch<br />

<strong>Décadrages</strong><br />

Cinéma, à travers champs<br />

Automne 2003<br />

Parution semestriel<strong>le</strong><br />

Editorial<br />

Décadrage : notion constituée extérieurement et antérieurement au champ du<br />

cinéma, mais qui peut être relancée et rejouée par celui-ci.<br />

Notion susceptib<strong>le</strong> d’être encore réinvestie en deçà (peinture, gravure, photo) ou<br />

au-delà (télévision, nouvel<strong>le</strong>s images).<br />

Le décadrage est cette opération métaphorique qui met au jour des relations inédites<br />

en « décadrant » <strong>le</strong> point de vue.<br />

<strong>Décadrages</strong> : autour du noyau qu’est <strong>le</strong> cinéma, matrice ou point de convergence<br />

de réf<strong>le</strong>xions diverses, gravitent des conceptions élargies du terme, des pratiques<br />

esthétiques ou culturel<strong>le</strong>s similaires, des outils théoriques qui permettent de <strong>le</strong><br />

considérer à travers champs.<br />

Le pluriel renvoie à la multipl<strong>ici</strong>té des ang<strong>le</strong>s d’attaque, à une diversité des écritures<br />

et des moyens d’expression qui est notamment manifeste dans ce <strong>numéro</strong><br />

1-2 à travers <strong>le</strong>s gravures et <strong>le</strong> texte « Plans de chutes » de la partie « hors-cadre ».<br />

La formu<strong>le</strong> retenue pour l’organisation des <strong>numéro</strong>s de <strong>Décadrages</strong> est cel<strong>le</strong> du<br />

dossier, ce qui nous permettra aussi bien de partir du cinéma que de passer par<br />

lui pour envisager d’autres phénomènes (audiovisuels ou non). Pour ce premier<br />

<strong>numéro</strong>, nous avons opté pour une problématique large et ouverte, <strong>le</strong> « horschamp<br />

», qui permet de décliner différentes acceptions du terme : technique,<br />

esthétique, métaphorique, etc. La comp<strong>le</strong>xité de cette notion souvent discutée<br />

dans <strong>le</strong>s écrits sur <strong>le</strong> cinéma (dernièrement chez Louis Seguin dont nous commentons<br />

l’ouvrage et auquel nous donnons la paro<strong>le</strong>) a induit un registre d’écriture<br />

dont <strong>le</strong> caractère théorique ne sera pas forcément aussi présent dans <strong>le</strong>s dossiers<br />

à venir qui pourront porter sur un corpus de films, voire sur un seul film (ainsi<br />

de Fenêtre sur cour dans <strong>le</strong> n o 3).<br />

Dans tous <strong>le</strong>s cas, nous ne prétendrons pas dresser un état des lieux de l’objet<br />

retenu, mais nous servir de celui-ci comme d’un point de départ pour parcourir<br />

différents champs.<br />

Avec sa rubrique intitulée « cinéma suisse », <strong>Décadrages</strong> a aussi pour but de donner<br />

une visibilité à des « événements » suisses, qu’il s’agisse de films considérés<br />

1-2


comme suisses (cf. « Ce jour-là : l’helvétisme de Ruiz ») ou de manifestations se<br />

déroulant en Suisse tel<strong>le</strong>s que festivals, rétrospectives, expositions, etc.<br />

En outre, notre implication institutionnel<strong>le</strong> et associative nous permet d’être à<br />

l’origine de certains de ces événements. Ainsi en a-t-il été de la programmation<br />

du Tom, Tom… de Jacobs au cinéma 102 de Grenob<strong>le</strong>, du projet Magellan dans<br />

<strong>le</strong> cadre du Festival Archipel 2003 et de l’invitation de Vincent Pluss à l’Université<br />

de Lausanne, ainsi en sera-t-il en décembre 2003 de la projection de films de<br />

Werner Nekes co-organisée par <strong>le</strong> cinéma Spoutnik et l’Eco<strong>le</strong> Supérieure des<br />

Beaux-Arts de Genève. Quant au dossier Straub et Huil<strong>le</strong>t, initié par une manifestation<br />

lausannoise, il se trouve être en phase avec une actualité à venir, la<br />

rétrospective que <strong>le</strong>ur consacre la Bienna<strong>le</strong> de l’Image en Mouvement (du 7 au<br />

15 novembre 2003).<br />

Notre revue, on l’aura compris, entend par conséquent rendre compte d’événements<br />

locaux (rétrospective Dwan au festival de Locarno 2002, venue de Fitoussi<br />

au cinéma Spoutnik en février 2003, Prix du Cinéma Suisse 2003 attribué à<br />

Vincent Pluss au festival de So<strong>le</strong>ure) en faisant <strong>le</strong> point sur des questions relatives<br />

à divers aspects du cinéma en Suisse (production, réalisation, exploitation), sans<br />

pour autant négliger de porter un regard rétrospectif sur ce dernier (<strong>le</strong> documentariste<br />

Char<strong>le</strong>s-Georges Duvanel), surtout lorsqu’il permet d’instaurer une actualité<br />

du passé, par exemp<strong>le</strong> dans l’artic<strong>le</strong> « À nouveau du nouveau dans <strong>le</strong> cinéma<br />

suisse » où l’auteur s’interroge sur la nature des liens qui s’instaurent entre des<br />

productions récentes et <strong>le</strong>s cinéastes du Groupe 5 dans <strong>le</strong>s années 1970.<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, nous désirons donner à cette actualité une autre dimension (induite<br />

par <strong>le</strong> rythme de parution bi-annuel), cel<strong>le</strong> d’une actualité de la réf<strong>le</strong>xion qui, pour<br />

nous, consiste à (re)mettre sur <strong>le</strong> devant de la scène théorique et critique certains<br />

objets jugés productifs.<br />

L’ouverture à tous types de pratiques audiovisuel<strong>le</strong>s apparaît dès la tab<strong>le</strong> des<br />

matières de ce premier <strong>numéro</strong>, puisque s’y côtoient des films expérimentaux<br />

(Nekes, Jacobs et Frampton), un film auteurisé (In the Mood for Love), la production<br />

d’un cinéaste hollywoodien (Allan Dwan), un genre documentaire (<strong>le</strong> film<br />

animalier) et une émission de « télé-réalité » (Loft Story).<br />

De la sorte, l’ensemb<strong>le</strong> des contributions de ce <strong>numéro</strong> 1-2 tend, à travers la<br />

question du hors-champ, à éprouver <strong>le</strong>s limites d’un certain nombre de catégories<br />

préétablies, à marquer la porosité des oppositions entre culture populaire, avantgarde<br />

et cinéma labellisé « artistique ». Malgré cet éc<strong>le</strong>ctisme, certaines affinités<br />

é<strong>le</strong>ctives en viennent à se tisser entre <strong>le</strong>s objets du dossier, suscitant des recoupements.<br />

Au <strong>le</strong>cteur de se frayer une voie, à travers champs…


Etudes<br />

« Le hors-champ dans <strong>le</strong>s films muets d’Allan Dwan », par Alain Boillat ......................................................... 6<br />

« Le hors-champ de l’histoire. Une <strong>le</strong>cture benjaminienne de Tom, Tom, the Piper’s Son »,<br />

par André Chaperon .................................................................................................................................. 17<br />

« Fonctions du regard et du miroir dans Loft Story. Lecture d’un dispositif de télé-réalité<br />

à la lumière de Michel Foucault et Jacques Lacan », par Mireil<strong>le</strong> Berton ....................................................... 35<br />

« Montage vertical et montage horizontal chez Werner Nekes », par François Bovier ....................................... 58<br />

« Hors-vue, hors-champ, hors-film : In the Mood for Love et l’esthétique de l’occultation »,<br />

par Alain Boillat ; suivi de variations sur <strong>le</strong>s intérieurs de In the Mood for Love,<br />

gravures sur colophane de Léonard Félix .................................................................................................... 72<br />

« Hollis Frampton ou <strong>le</strong> hors-champ du cinéma : <strong>le</strong> projet Magellan », par François Bovier ............................... 88<br />

« Cadre et cage : quand <strong>le</strong> saurien bute contre la caméra », par Vinzenz Hediger ............................................ 103<br />

« Louis Seguin et la question du hors-champ : une cartographie de l’espace au cinéma »,<br />

par Leo Ramseyer ..................................................................................................................................... 110<br />

« Et pour quelques notes de plus… », par Louis Seguin ................................................................................ 121<br />

Hors-cadre<br />

« Plans de chutes », par Denis Martin .......................................................................................................... 126<br />

Entretien<br />

« Les jours où je n’existe pas : Fitoussi, <strong>le</strong> Grand Escamoteur », par Laura Legast<br />

et Marthe Porret ....................................................................................................................................... 132<br />

Documents<br />

Straub, Huil<strong>le</strong>t et Cézanne ......................................................................................................................... 137<br />

Histoire<br />

« Aspects documentaires : C.-G. Duvanel », par Pierre-Emmanuel Jaques ...................................................... 163<br />

Actualité<br />

« Ce jour-là : l’helvétisme de Ruiz », par François Albera ................................................................................ 173<br />

« À nouveau du nouveau dans <strong>le</strong> cinéma suisse », par Maria Tortajada .......................................................... 182<br />

Entretien<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

« À propos de On dirait <strong>le</strong> Sud: entretien avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch »,<br />

par Alain Boillat ........................................................................................................................................ 194


Comité de rédaction<br />

Mireil<strong>le</strong> Berton<br />

Alain Boillat<br />

François Bovier<br />

André Chaperon<br />

Denis Martin<br />

Comité de parrainage<br />

François Albera, Université de Lausanne<br />

Hervé Dumont, Directeur de la Cinémathèque Suisse<br />

André Iten, Directeur du Centre pour l’image contemporaine,<br />

St-Gervais Genève<br />

Dominique Païni, Directeur du Département du développement<br />

culturel, Centre Georges Pompidou<br />

Jean Perret, Directeur de Visions du Réel, Festival international<br />

de cinéma de Nyon<br />

A<strong>le</strong>xandra Schneider, Freie Universität Berlin<br />

Margrit Tröh<strong>le</strong>r, Université de Zurich<br />

Romed Wyder, Vice-président de l’association suisse des<br />

réalisateurs/trices de films<br />

Remerciements<br />

Evok Informatique (Fribourg)<br />

Silvano Prada (CAV, Lausanne)<br />

Pierre-Emmanuel Jaques<br />

Avec l'appui de<br />

Loterie Romande, Délégation jurassienne<br />

Vil<strong>le</strong> de Genève – Département des affaires culturel<strong>le</strong>s<br />

Maquette et mise en pages<br />

Ariane Tschopp<br />

Site Internet<br />

Lionel Jacquod


Dossier : <strong>le</strong> hors-champ


6<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes<br />

1 Serge Daney souligne ce nécessaire relativisme<br />

face à un corpus d’une tel<strong>le</strong> amp<strong>le</strong>ur<br />

sans toutefois <strong>le</strong> considérer comme un obstac<strong>le</strong><br />

à une conception auteuriste : « <strong>le</strong> petit<br />

1% de l’opus dwanien que nous avons vu nous<br />

autorise à dire ceci : Dwan n’est jamais aussi<br />

vif, précis, surprenant que lorsqu’il raconte<br />

une histoire » (« Mort du plus vieux cinéaste du<br />

monde », in Libération, 28 décembre 1981, reproduit<br />

dans Allan Dwan. La légende de l’homme<br />

aux mil<strong>le</strong> films, Cahiers du Cinéma/Festival<br />

international du film de Locarno, 2002, p. 196).<br />

2 Dans <strong>le</strong> premier dossier consacré en France<br />

à Allan Dwan (Présence du Cinéma, n o 22-23,<br />

1966), Jacques Lourcel<strong>le</strong>s, dans l’unique<br />

artic<strong>le</strong> consacré au cinéaste (auquel s’ajoutent<br />

un entretien et une filmographie), oriente de<br />

manière décisive (parce qu’inaugura<strong>le</strong>) la réception<br />

des films de Dwan en valorisant <strong>le</strong>s films<br />

de la période 1948 -1958 parmi <strong>le</strong>squels il identifie<br />

onze chefs-d’œuvre (id., p. 7), alors que <strong>le</strong>s<br />

films antérieurs sont plutôt <strong>le</strong> fruit de « périodes<br />

de préparation, d’hésitation » (id., p. 8).<br />

3 Cf. Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 1,<br />

Editions Universitaires, Paris, 1967, p. 435.<br />

Notons que l’avis de Mitry sur <strong>le</strong>s films de cette<br />

période est tout à fait positif : « ce furent assurément<br />

<strong>le</strong>s meil<strong>le</strong>urs westerns du moment ». Il<br />

dit même plus loin (p. 437) des films contemporains<br />

de Thomas Ince, généra<strong>le</strong>ment considéré<br />

comme <strong>le</strong> créateur du genre : « on ne<br />

saurait dire que, tout de suite, sa production<br />

surclassa cel<strong>le</strong>s des autres compagnies. Le<br />

niveau des premiers « Bisons 101 » fut sensib<strong>le</strong>ment<br />

égal à celui des « Flying A », à quelques<br />

exceptions près ».<br />

Le hors-champ<br />

dans <strong>le</strong>s films muets d’Allan Dwan<br />

par Alain Boillat<br />

La rétrospective qu’a consacrée l’édition 2002 du Festival de Locarno à<br />

Allan Dwan (1885 -1981), en partie reprise à la Cinémathèque Suisse <strong>le</strong><br />

mois suivant, a permis de découvrir de nombreux films de ce cinéaste<br />

américain plutôt méconnu. La longévité exceptionnel<strong>le</strong> de sa carrière<br />

(du début des années 10 à la fin des années 50) jointe à l’incroyab<strong>le</strong><br />

prolixité de sa production, ainsi que la pléiade de stars avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

il a travaillé et qu’il a même contribué à rendre célèbres attisent <strong>le</strong>s<br />

commentaires de type anecdotique, voire mythifiant, comme <strong>le</strong> suggère<br />

<strong>le</strong> titre de l’ouvrage édité par <strong>le</strong> Festival de Locarno, Allan Dwan. La<br />

légende de l’homme aux mil<strong>le</strong> films. Son œuvre, inéga<strong>le</strong> et hétéroclite, ne<br />

présente pas cette ostentation stylistique qui favorise <strong>le</strong> discours auteuriste.<br />

À l’occasion d’une tel<strong>le</strong> rétrospective, celui-ci trouve néanmoins<br />

à se frayer un chemin, faisant resurgir quelques topoi cinéphiliques des<br />

années 50 - 60. Mon propos n’est pas <strong>ici</strong> de statuer sur la cohérence d’une<br />

« œuvre » (chose bien diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> en regard du nombre de films concernés) 1,<br />

ni même sur son éventuel<strong>le</strong> originalité relativement à cel<strong>le</strong> de cinéastes<br />

contemporains, mais de revenir de manière réf<strong>le</strong>xive sur certaines particularités<br />

esthétiques qui m’ont semblé marquantes, fussent-el<strong>le</strong>s non<br />

spécifiques au cinéma d’Allan Dwan, ce cinéaste étant représentatif de<br />

tout un pan de la production cinématographique américaine qui fut<br />

influencée par <strong>le</strong> travail de D. W. Griffith. Dans <strong>le</strong> présent artic<strong>le</strong>, je<br />

m’intéresserai à la période muette, peu traitée chez <strong>le</strong>s critiques qui se<br />

sont penchés sur <strong>le</strong> cinéaste 2, et en priorité aux films « d’aventures ». Il<br />

s’agit des westerns de la série dite « Flying A » 3 produits pour l’American<br />

Film, puis des collaborations avec l’acteur acrobate Douglas Fairbanks,<br />

c’est-à-dire des réalisations qui datent pour la plupart d’avant <strong>le</strong>s mélodrames<br />

et comédies des « années Swanson » que Dwan tourne pour la<br />

Paramount dès 1923. Par ail<strong>le</strong>urs, je n’en examinerai qu’une seu<strong>le</strong> composante,<br />

l’espace, dont la construction présente, dans <strong>le</strong>s quelques films<br />

auxquels je me référerai, certains paramètres qui tendent à instaurer une<br />

relation particulière entre champ et hors-champ. En effet, <strong>le</strong> potentiel


de dynamisation propre au hors-champ s’y voit amoindri, alors que<br />

cette tension tend à être réinvestie à l’intérieur même du champ.<br />

Bien que peu étudié dans <strong>le</strong> détail, <strong>le</strong> travail sur la configuration spatia<strong>le</strong><br />

est un paramètre qu’ont déjà re<strong>le</strong>vé <strong>le</strong>s critiques pour valoriser l’œuvre<br />

du cinéaste dans son ensemb<strong>le</strong> : Jean-Claude Biette note que Dwan « fut<br />

aussi un grand poète de l’espace » 4, Daney « qu’il n’y a guère que dans<br />

ses films qu’un paysage est un paysage » 5 et, plus récemment, Michael<br />

Henry fait remarquer que chez Dwan, « mettre en scène, c’est mettre en<br />

espace ; tel est <strong>le</strong> secret de sa dramaturgie, et peut-être de sa poétique » 6.<br />

Mieux encore que <strong>le</strong> flou du paradigme « poétique », la tautologie posée<br />

par Daney 7 exhibe la stérilité de tel<strong>le</strong>s assertions qui, bien que stéréotypées,<br />

n’en sont pas moins révélatrices de particularités esthétiques que<br />

j’aimerais mettre en exergue, sinon dans toute « l’œuvre » du cinéaste, du<br />

moins dans certains de ses films. Mon analyse portera essentiel<strong>le</strong>ment<br />

sur la composition du plan (profondeur de champ, cadrage, mouvements<br />

de caméra) et sur certains aspects du montage, notamment <strong>le</strong>s<br />

plans d’ensemb<strong>le</strong>.<br />

À la <strong>le</strong>cture du long et précieux entretien que Dwan accorda à Peter<br />

Bogdanovich 8 (pour la première fois traduit en français dans l’ouvrage<br />

édité à l’occasion du Festival de Locarno), il paraît évident que <strong>le</strong> choix<br />

du lieu était l’un des éléments clés de la genèse des tout premiers films<br />

du cinéaste (d’une bobine, c’est-à-dire une dizaine de minutes) tournés<br />

au rythme de trois films par semaine en extérieurs, dans la vallée d’El<br />

Cajon et dans <strong>le</strong>s vastes étendues de l’Ouest, futurs « décors » classiques<br />

des westerns 9. Alors que, dès 1910, Griffith optait pour des lieux de<br />

tournage situés à proximité des studios californiens 10, Dwan continuait<br />

à choisir d’autres sites (de petites vil<strong>le</strong>s aux environs de San Diego, puis<br />

Santa Barbara), ne tournant que très peu de scènes en studio. Cette<br />

volonté de s’éloigner de tout milieu urbain, que l’on retrouve, au niveau<br />

du monde représenté, dans nombre de films ultérieurs du cinéaste dont<br />

l’action est située dans des provinces reculées typiques de l’Americana 11,<br />

était certes en partie motivée par des impératifs pratiques (échapper au<br />

monopo<strong>le</strong> de la Motion Picture Patents Company) 12, mais aussi par des<br />

choix esthétiques et dramaturgiques. En effet, <strong>le</strong>s scénarios relativement<br />

ténus étaient élaborés à partir des possibilités offertes, soit une pa<strong>le</strong>tte<br />

réduite d’acteurs aux rô<strong>le</strong>s stéréotypés et réutilisab<strong>le</strong>s, et <strong>le</strong> paysage qui<br />

avait été élu pour cadre :<br />

« En chemin, j’essayais d’inventer des scènes à partir de ce que j’avais<br />

sous <strong>le</strong>s yeux et sous la main. Un escarpement, <strong>le</strong> costaud de l’équipe<br />

nommé Jack Richardson : j’envoyais J. Warren Kerrigan, l’acteur<br />

Etudes 7<br />

4 « Un inventeur sans récompense » (Cahiers du<br />

cinéma, n o 332, février 1982), reproduit dans<br />

Allan Dwan. La légende de l’homme aux mil<strong>le</strong><br />

films, op. cit., p. 192.<br />

5 « Mort du plus vieux cinéaste du monde »,<br />

op. cit., p. 197.<br />

6 « L’art de la métamorphose », in Positif, n o 503,<br />

janvier 2003, p. 87.<br />

7 On reconnaît dans cette tautologie une figure<br />

de rhétorique typique des Cahiers du cinéma de<br />

l’époque que <strong>le</strong>s rédacteurs (Godard, Rivette,<br />

etc.) utilisaient pour attribuer un caractère<br />

d’évidence au génie qu’est censé posséder <strong>le</strong><br />

cinéaste auteurisé.<br />

8 Allan Dwan, The Last Pioneer, Praeger, 1971,<br />

traduit dans Allan Dwan. La légende de l’homme<br />

aux mil<strong>le</strong> films, op. cit.<br />

9 Rappelons que John Ford, auquel est souvent<br />

associé <strong>le</strong> genre, débutait à l’époque en<br />

tant qu’accessoiriste dans une des équipes<br />

d’Allan Dwan.<br />

10 Cf. Jean Mottet, L’invention de la scène<br />

américaine. Cinéma et paysage, L’Harmattan,<br />

Paris, 1998, p. 103.<br />

11 Paysage et mode de vie idéalisés dans une<br />

vision nostalgique d’un passé qui incarne <strong>le</strong>s<br />

va<strong>le</strong>urs sur <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s repose <strong>le</strong> sentiment<br />

d’appartenance à la communauté américaine.<br />

12 MPPC : trust qui, sous l’égide d’Edison,<br />

regroupait <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s maisons de production<br />

mondia<strong>le</strong>s et détenait la majorité des brevets<br />

liés à l’outillage technique du cinéma, ce<br />

qui lui permettait de mettre des bâtons dans <strong>le</strong>s<br />

roues de ses concurrents. Peter Bogdanovich<br />

demande à Dwan de commenter cette situation<br />

(souvent mythifiée par <strong>le</strong>s cinéastes) dans Le<br />

dernier des pionniers, op. cit., p. 34.


8<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

13 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », reproduit<br />

dans Allan Dwan. La légende de l’homme<br />

aux mil<strong>le</strong> films, op. cit., p. 35.<br />

14 Hitchcock/Truffaut, Paris, Gallimard, 1993<br />

[1 ère édition : 1967], par exemp<strong>le</strong> p. 119.<br />

15 Allan Dwan, « Le dernier des pionniers », op. cit.,<br />

p. 52.<br />

16 Hitchcock/Truffaut, op. cit., p. 87.<br />

principal, se battre avec lui au sommet et <strong>le</strong> balancer dans <strong>le</strong> vide.<br />

À ce moment-là, considérant que j’avais tourné la dernière scène du<br />

film, il fallait que je revienne en arrière pour imaginer comment ils<br />

en étaient arrivés là » 13.<br />

Cette exploitation du potentiel narratif d’un lieu n’est pas sans rappe<strong>le</strong>r<br />

<strong>le</strong> principe d’élaboration d’un versant important de la production<br />

d’Alfred Hitchcock depuis Secret Agent (Quatre de l’espionnage, 1936). En<br />

effet, la construction des films qu’Hitchcock qualifiait de « scénariositinéraires<br />

» 14 repose essentiel<strong>le</strong>ment sur une accumulation de péripéties<br />

et de lieux, l’action procédant du cadre dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> s’inscrit.<br />

Contrairement aux premiers films de Dwan, <strong>le</strong>s lieux sont reconstitués<br />

en studio, mais l’optique est similaire puisqu’il s’agit de <strong>le</strong>s soumettre<br />

ainsi plus complètement aux impératifs narratifs. La fonction « matr<strong>ici</strong>el<strong>le</strong><br />

» que Dwan attribue au lieu de la scène fina<strong>le</strong> sur la falaise vaut<br />

éga<strong>le</strong>ment pour la Statue de la Liberté (Saboteur/La cinquième colonne,<br />

1942) ou <strong>le</strong> mont Rushmore (North by Northwest/La mort aux trousses, 1959)<br />

chez Hitchcock. D’ail<strong>le</strong>urs, une boutade de Dwan (« dès que je vois une<br />

falaise, je m’imagine en train de pousser quelqu’un ») 15 se fait étonnamment<br />

l’écho d’une remarque qu’Hitchcock adresse à Truffaut à propos<br />

de l’action de Secret Agent, dans un entretien dont la première édition<br />

parut quatre ans avant l’entretien de Dwan, en 1967. L’action du film<br />

étant partiel<strong>le</strong>ment située en Suisse, Hitchcock souligne qu’il faut s’employer<br />

à utiliser certains stéréotypes de ce cadre géographique : « On doit<br />

se servir des lacs pour noyer <strong>le</strong>s gens et des Alpes pour <strong>le</strong>s faire tomber<br />

dans <strong>le</strong>s crevasses ! » 16. Cette démarche créatrice qui consiste à inscrire<br />

des êtres dans un espace préalab<strong>le</strong> plutôt qu’à ériger un « décor » autour<br />

des personnages détermine dans une large mesure <strong>le</strong>s caractéristiques<br />

plus précises que l’on notera par la suite dans quelques films de Dwan.<br />

Revenons à ses propos et à ce qui précède la chute dans la falaise :<br />

« Un jour où on faisait des repérages, j’ai vu un canal d’amenée<br />

aérien. […] Cette espèce de grand pont m’a fasciné, j’ai tout de suite<br />

pensé qu’il fallait l’utiliser dans un film. Et je me suis mis à écrire<br />

The Poisoned Flume. Jack Richardson versait du poison dans <strong>le</strong> canal,<br />

et l’eau empoisonnée tuait <strong>le</strong> bétail de J. Warren Kerrigan : c’est la<br />

raison pour laquel<strong>le</strong> il <strong>le</strong> jetait du haut des rochers ».<br />

Dans The Poisoned Flume (tourné en août 1911 à Lakeside), c’est en effet<br />

cette sorte d’aqueduc qui, littéra<strong>le</strong>ment, « donne lieu » à la scène d’action<br />

fina<strong>le</strong>, une fusillade (et non une batail<strong>le</strong> sur la falaise : dans ses souvenirs,<br />

Dwan semb<strong>le</strong> mélanger <strong>le</strong>s très nombreux métrages réalisés à<br />

cette époque) où <strong>le</strong> bandit – un prétendant éconduit puis exclu du ranch<br />

– qui a pollué <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve trouve la mort. Le choix de filmer cet ouvrage<br />

d’art fait office de prémisse pour la composition des plans : ce n’est en


effet pas tant la « ligne serpentine » du f<strong>le</strong>uve qui domine 17 que la géométrie<br />

rigoureuse d’une construction architectura<strong>le</strong> érigée dans l’espace<br />

indifférencié de l’étendue désertique. L’opposition caractéristique des<br />

westerns entre « l’inquiétude informel<strong>le</strong> de la nature » 18 et l’architecture<br />

urbaine (qui structure par exemp<strong>le</strong> Manhattan Madness, 1916) est<br />

dépassée, ou plutôt rejouée à l’intérieur du plan, comme dans d’autres<br />

courts métrages de Dwan où la nature se voit balisée par des espaceslimites<br />

(<strong>le</strong> gouffre, la clôture etc.). À l’absence de vectorisation du regard<br />

qu’implique <strong>le</strong> paysage plat et illimité du terrain situé autour du ranch<br />

s’opposent, dans The Poisoned Flume, <strong>le</strong>s lignes précises de l’aqueduc qui<br />

canalisent non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> f<strong>le</strong>uve, mais aussi <strong>le</strong> parcours de l’œil spectatoriel.<br />

Dans The Half Breed (1916), lors d’une poursuite en forêt, c’est <strong>le</strong><br />

tronc d’un arbre abattu qui joue un rô<strong>le</strong> identique en imposant une<br />

diagona<strong>le</strong> accentuée au sein d’un environnement touffu. Filmés fronta<strong>le</strong>ment,<br />

tronc et aqueduc renforcent la construction perspectiviste,<br />

certes inhérente à l’image (ciné-)photographique, mais particulièrement<br />

appuyée par une composition de ce type jointe à l’importante profondeur<br />

de champ que permettait <strong>le</strong> tournage en lumière naturel<strong>le</strong>. Jean<br />

Mottet constate d’ail<strong>le</strong>urs une composante identique dans <strong>le</strong>s scènes<br />

d’extérieurs des films de la période Biograph de Griffith, cinéaste auquel<br />

Dwan est indubitab<strong>le</strong>ment redevab<strong>le</strong> 19, notamment en ce qui concerne<br />

la composition de l’image :<br />

« En extérieur, tout change et l’accent est souvent mis sur la profondeur<br />

de champ : une route, une rivière, une rue définissent l’espace<br />

en profondeur. Les personnages se meuvent davantage sur un axe<br />

avant-plan/arrière-plan que de gauche à droite, ce qui permet une<br />

action se déroulant dans l’espace » 20.<br />

Axe de symétrie autour duquel s’articu<strong>le</strong> <strong>le</strong> passage du champ au contrechamp,<br />

l’aqueduc de The Poisoned Flume permet ainsi d’étager poursuivants<br />

et poursuivi dans la profondeur de champ. Plutôt que de montrer<br />

<strong>le</strong>s cow-boys d’une part, <strong>le</strong> « méchant » de l’autre, Dwan choisit d’avoir<br />

tous <strong>le</strong>s personnages dans <strong>le</strong> champ en faisant alterner des plongées à<br />

partir du pont avec des contre-plongées depuis la plaine. Dans chaque<br />

plan, la caméra est située derrière <strong>le</strong>s protagonistes de façon à tous <strong>le</strong>s<br />

inclure dans <strong>le</strong> plan. Les deux pô<strong>le</strong>s de l’action étant compris dans <strong>le</strong><br />

champ, celui-ci tend à affirmer son autonomie et à reléguer <strong>le</strong> horschamp<br />

dans un ail<strong>le</strong>urs indifférent aux enjeux narratifs. L’étagement<br />

dans la profondeur de champ porte notre regard vers <strong>le</strong> point de fuite<br />

de l’image, et non pas vers ses bords. Voilà l’une des modalités – que<br />

d’aucuns pourraient rapprocher d’un certain « primitivisme » de ce<br />

cinéma du début des années 10, encore proche des « vues » Lumière et<br />

de <strong>le</strong>ur importante profondeur de champ – de ce centrement sur l’<strong>ici</strong> du<br />

Etudes 9<br />

17 Comme <strong>le</strong> note Eithne O’Neill dans « La<br />

Ligne serpentine » (Positif, n o 503, janvier 2003,<br />

p. 91).<br />

18 Louis Seguin, L’espace du cinéma, (Horschamp,<br />

hors d’œuvre, hors-jeu), Editions<br />

Ombres, Toulouse, 1999, p. 46.<br />

19Jusqu’au plagiat, comme l’avoue Dwan luimême<br />

: « Quand je voyais un film de Griffith que<br />

j’aimais, j’y apportais quelques petits changements,<br />

je refaisais <strong>le</strong> casting avec mes acteurs,<br />

et <strong>le</strong> tour était joué », in « Le dernier des pionniers<br />

», op.cit., p. 39 - 40.<br />

20Jean Mottet, L’invention de la scène américaine,<br />

op.cit., p. 74.


10<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

21 André Bazin, « Peinture et cinéma », in<br />

Qu’est-ce que <strong>le</strong> cinéma, t. 2, Cerf, Paris, 1959,<br />

p. 127-132.<br />

22 Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit.,<br />

p. 46-47.<br />

23Jean Mitry, Histoire du cinéma, t. 2, Editions<br />

Universitaires, Paris, 1969, p. 170 ; Georges<br />

Sadoul, Histoire généra<strong>le</strong> du cinéma, t. 4. (« Le<br />

cinéma devient un art 1909 -1910 »), vol. 1,<br />

Denoël, Paris, 1951, p. 211.<br />

champ dans un cinéma qui, pour reprendre la célèbre opposition bazinienne<br />

entre cache et cadre 21, n’a rien à cacher, mais tout à cadrer. Alors<br />

que <strong>le</strong>s déplacements rapides et <strong>le</strong>s scènes de poursuites contribuèrent<br />

au développement des pratiques de montage griffithiennes, ils sont liés<br />

chez Dwan à une concentration dans un même lieu, parcouru simultanément<br />

ou successivement par divers mobi<strong>le</strong>s provenant de l’arrièreplan.<br />

Lorsque <strong>le</strong> vagabond de A Western Dreamer (1911) rêve qu’il sauve<br />

héroïquement une jeune lady livrée aux caprices de son fougueux cheval,<br />

l’apparition de la charrette et l’intervention du cow-boy ont lieu dans <strong>le</strong><br />

même plan ; lors de la poursuite de The Distant Relatives (1912), <strong>le</strong> plan<br />

ne change pas après <strong>le</strong> passage de la charrette mais se prolonge jusqu’à<br />

l’arrivée de la voiture des poursuivants. Cette inscription de l’ensemb<strong>le</strong><br />

de l’action dans <strong>le</strong> champ nécessite bien sûr un fréquent recours à des<br />

plans d’ensemb<strong>le</strong> qui souligne l’étendue des espaces filmés. Comme <strong>le</strong><br />

montre The Poisoned Flume, l’étagement des protagonistes dans la profondeur<br />

de l’image n’oblige pas à utiliser un terrain plat afin d’obtenir<br />

<strong>le</strong> dégagement nécessaire. Dwan, adepte des falaises, opte souvent pour<br />

de forts dénivelés qui permettent d’opposer deux espaces, comme dans<br />

The Power of Love (1912), film qui obéit à l’un des schémas scénaristiques<br />

(profondément liés à la représentation de l’espace) récurrents de<br />

cette période où deux prétendants tentent d’obtenir l’accord d’un père<br />

tyrannique hosti<strong>le</strong> au mariage de sa fil<strong>le</strong> : la cabane des pêcheurs située<br />

au bord de la plage répond au ranch construit sur la colline. L’espace<br />

intermédiaire est celui de la lutte, un combat mené sur un terrain en<br />

pente qui laisse néanmoins apparaître à l’une des extrémités du cadre <strong>le</strong><br />

lointain foyer des uns et des autres.<br />

Le champ en mouvement<br />

La réticence que l’on observe chez Dwan à changer de plan est peut-être<br />

à la source d’une autre particularité de son travail à cette époque : son<br />

intérêt pour <strong>le</strong>s mouvements de caméra. On sait que, sur <strong>le</strong> tournage de<br />

l’épisode babylonien d’Intolérance (Griffith, 1916), Dwan, que sa formation<br />

d’ingénieur prédisposait à rég<strong>le</strong>r des problèmes de mécanique, avait<br />

prêté main-forte 22 à la réalisation des mouvements d’appareil comp<strong>le</strong>xes<br />

nécessaires pour parcourir l’énorme décor de la cour du Palais<br />

de Balthazar. Inscrit par <strong>le</strong>s historiens du cinéma 23 dans la filiation du<br />

péplum Cabiria (1914) pour <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> cinéaste Giovanni Pastrone avait<br />

recouru à l’ancêtre du travelling (<strong>le</strong> « carello » qu’il avait fait breveter en<br />

1912), Intolérance nécessita des techniques de déplacement de la caméra à<br />

la mesure de sa démesure, comme <strong>le</strong> note Georges Sadoul : « Un simp<strong>le</strong><br />

chariot à la Pastrone eût été insuffisant, l’altitude étant aussi importante<br />

que la profondeur. Les travellings babyloniens s’opérèrent donc


en ballon captif, technique depuis rarement imitée… » 24. Intolérance se<br />

distinguait notamment par un gigantisme (décors et figuration) que l’on<br />

retrouve dans <strong>le</strong> Robin Hood (1922) de Dwan (avec Fairbanks, qui figurait<br />

dans Intolérance), mais qui est fort éloigné de ses productions beaucoup<br />

plus modestes de la même époque. Sans entrer dans un discours<br />

mythifiant de la « première fois », il faut re<strong>le</strong>ver l’utilisation comp<strong>le</strong>xe<br />

qu’Allan Dwan fait du travelling dans David Harum (1915) qui compte<br />

trois plans assez longs réalisés avec cette technique (la caméra était, si<br />

l’on en croit <strong>le</strong>s souvenirs du cinéaste 25, placée sur une automobi<strong>le</strong> Ford<br />

aux pneus légèrement dégonflés et aux suspensions bloquées). Notons<br />

d’abord que ces trois travellings s’effectuent perpendiculairement au<br />

plan de l’horizon, si bien qu’ils radicalisent cette mise en évidence de<br />

la perspective qui caractérisait la composition de certains de ses films<br />

antérieurs. Laissons de côté <strong>le</strong> plan plus bref et moins marquant où la<br />

caméra suit l’acquéreur d’un cheval récalcitrant pour aborder un passage<br />

souvent évoqué où <strong>le</strong> riche banquier Harum (joué par William<br />

H. Crane) quitte son lieu de travail et emprunte la rue, croisant des gens<br />

qui, tous, <strong>le</strong> saluent : alors qu’il s’approche de la caméra, cel<strong>le</strong>-ci s’en<br />

éloigne, dévoilant progressivement l’espace de la vil<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s passants. On<br />

objectera qu’il s’agit bien <strong>ici</strong> du surgissement d’un hors-champ, et non<br />

de sa neutralisation comme tente de <strong>le</strong> démontrer cet artic<strong>le</strong>. Toutefois,<br />

il faut noter que la composition reste éminemment centripète, Harum<br />

étant constamment placé au centre de l’image (sa sortie par la gauche<br />

coïncide avec la fin du plan), toute apparition en provenance du horschamp<br />

n’ayant de signification que relativement à ce personnage principal<br />

dont on indique la sociabilité, la notoriété, etc., et ne pouvant<br />

créer aucune surprise (il s’agit d’actions quotidiennes, parties intégrantes<br />

de ce « décor » peuplé). Par ail<strong>le</strong>urs, ce plan fait écho à un travelling<br />

apparaissant antérieurement dans <strong>le</strong> film (que <strong>le</strong>s critiques, à l’instar de<br />

Dwan lui-même, oublient souvent d’évoquer) : après un intertitre nous<br />

informant que la banque du personnage éponyme se trouve à l’extrémité<br />

de la rue centra<strong>le</strong>, un travelling avant arpente cette rue jusqu’à<br />

atteindre l’enseigne du bâtiment sur laquel<strong>le</strong> figure <strong>le</strong> nom « David<br />

Harum ». Ici, <strong>le</strong> mouvement d’appareil, qui n’est motivé par aucun<br />

déplacement de personnage (on voit Harum prendre son petit-déjeuner<br />

à la maison avant et après ce plan), est purement descriptif et explicatif<br />

: en parcourant l’axe de la rue centra<strong>le</strong> – l’un des repères spatiaux <strong>le</strong>s<br />

plus importants des westerns (comme l’illustre de façon exemplaire Rio<br />

Bravo, Howard Hawks, 1959) –, il esquisse la topographie de la vil<strong>le</strong> ; en<br />

nous rapprochant de l’enseigne, il visualise (de manière abstraite, la rue<br />

n’étant d’ail<strong>le</strong>urs pas encore peuplée) ce lien qui unit <strong>le</strong> banquier à sa<br />

propriété tout en soulignant sa position « centra<strong>le</strong> », tant dans la vil<strong>le</strong> (sa<br />

Etudes 11<br />

24 Georges Sadoul, Histoire généra<strong>le</strong> du cinéma,<br />

t. 4, vol. 2, 1952, p. 179.<br />

25 Cf. « Le dernier des pionniers », op. cit., p. 45.


12<br />

26 Id., p. 59.<br />

27Id., p. 45.<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

28 Jean-Louis Comolli, « Caméra, perspective,<br />

profondeur de champ : La profondeur de champ<br />

primitive », in Cahiers du cinéma, n o 233,<br />

novembre 1971, p. 40 - 42.<br />

« situation », en termes d’emplacement et de pouvoir) que dans <strong>le</strong> récit à<br />

venir. Ainsi <strong>le</strong> travelling arrière qui suit David Harum, en nous faisant<br />

passer de la mention écrite de l’enseigne à la visualisation du personnage,<br />

n’est-il que la répétition inversée du travelling avant. Dans cette<br />

rue doub<strong>le</strong>ment parcourue, l’imprévisibilité diffuse du hors-champ<br />

s’efface au profit de la clarté d’une scène d’exposition entièrement consacrée<br />

au personnage-titre.<br />

Comme <strong>le</strong> relève Dwan à propos de Robin Hood (1922), <strong>le</strong> mouvement<br />

d’appareil permet, grâce à la continuité qu’il instaure, de saisir<br />

l’espace de manière plus précise qu’une reconstruction par <strong>le</strong> montage :<br />

« Je voulais filmer <strong>le</strong> mouvement ascensionnel et non l’obtenir au montage.<br />

Pour la bonne raison que cela ne donnerait pas une idée exacte de<br />

<strong>le</strong>ur [= des personnages dans ce décor] emplacement » 26. Si, par la suite,<br />

Dwan ne devait recourir au travelling que de manière parcimonieuse,<br />

c’est pour obéir au régime de l’effacement du travail sur la représentation<br />

qui caractérise <strong>le</strong> cinéma dit « classique », alors que dans <strong>le</strong>s années 10,<br />

Dwan-<strong>le</strong>-pionnier se permettait plus d’expérimentations (selon lui,<br />

<strong>le</strong>s exploitants lui reprochèrent <strong>le</strong>s travellings de David Harum qui<br />

donnèrent <strong>le</strong> tournis aux spectateurs) 27. Dans ses films parlants où la<br />

recherche de l’efficacité visuel<strong>le</strong> fait place à plus de retenue, <strong>le</strong> travelling<br />

fera plutôt office d’élément différentiel, de figure faisant saillie sur une<br />

fixité dominante, et donc re<strong>le</strong>vant <strong>le</strong> sens de certaines actions, comme<br />

lors de la fuite du faux coupab<strong>le</strong> Ballard (John Payne) qui, suivi par<br />

un long travelling latéral, s’élance à travers <strong>le</strong>s rues dans Silver Lode<br />

(Quatre étranges cavaliers, 1954). Quant à l’usage systématique et appuyé<br />

de la profondeur de champ, il tendra éga<strong>le</strong>ment à disparaître dans <strong>le</strong>s<br />

années 30, manifestation d’une tendance bien plus généra<strong>le</strong> du cinéma<br />

dont Jean-Louis Comolli 28 a analysé <strong>le</strong>s implications idéologiques.<br />

L’omniprésence du Tout<br />

Une autre composante qui m’est apparue lors de l’analyse du horschamp<br />

chez Dwan est l’intérêt, manifeste dans ses westerns, pour des<br />

vues initia<strong>le</strong>s très larges (souvent plus que dans <strong>le</strong>s « plans de situation »<br />

traditionnels au cinéma, même muet) du paysage dans <strong>le</strong>quel l’action<br />

va s’inscrire. Ainsi, aucune expectative concernant un possib<strong>le</strong> surgissement<br />

du hors-champ n’est entretenue, la connaissance que <strong>le</strong> spectateur<br />

possède à propos des éléments topographiques et narratifs s’étendant<br />

bien au-delà de l’espace contigu au champ. Ce jeu sur l’espace englobant<br />

comme donnée préalab<strong>le</strong> trouve son paroxysme dans la démesure d’un<br />

raccord dans l’axe qui, dans la seconde partie de A Modern Musketeer<br />

(1917), nous fait passer d’un plan où l’on voit une falaise de très loin sur<br />

laquel<strong>le</strong> on identifie avec peine (et avec un certain retardement, notre


egard – du moins actuel – se perdant dans l’immensité du paysage)<br />

l’acteur Douglas Fairbanks suspendu à son extrémité, à un plan rapproché<br />

du personnage. La brutalité de cette saute du macroscopique à<br />

l’action conçue comme « accident » minime du relief montagneux inscrit<br />

irrémédiab<strong>le</strong>ment la portion du champ dans un espace qui semb<strong>le</strong> ne<br />

connaître aucune limite. La disproportion des étendues paraît sourdre<br />

à l’intérieur même du champ et invalide la ségrégation qu’opèrent <strong>le</strong>s<br />

bords du cadre. Il en va de même dans <strong>le</strong>s intérieurs monumentaux 29 de<br />

Robin Hood (1922), en grande partie désertés après <strong>le</strong> départ de Richard-<br />

Cœur-de-Lion, c’est-à-dire livrés à cette immensité qui écrase <strong>le</strong>s individus.<br />

Lorsqu’un personnage important pour <strong>le</strong> récit (<strong>le</strong> messager ou<br />

Marianne) pénètre dans <strong>le</strong> grand hall dans <strong>le</strong>quel se dérou<strong>le</strong> <strong>le</strong> banquet,<br />

un brusque raccord s’opère éga<strong>le</strong>ment (fig. 1 et 2), selon un axe centré<br />

sur la tab<strong>le</strong>, lieu des festivités col<strong>le</strong>ctives comme des communications<br />

intimes. Naturel<strong>le</strong>ment, il s’agissait surtout pour Dwan d’allier gigantisme<br />

et actions individuel<strong>le</strong>s en dynamisant ce décor avec <strong>le</strong>s acrobaties<br />

d’un Robin des Bois (Fairbanks) qui s’approprie physiquement un<br />

espace revenant de droit, dans l’histoire, au perfide Prince John. Selon<br />

<strong>le</strong> cinéaste, Fairbanks avait d’ail<strong>le</strong>urs été quelque peu dissuadé par cette<br />

sal<strong>le</strong> de cent cinquante mètres de long. Avant qu’il ne découvre <strong>le</strong>s<br />

déplacements que Dwan avait prévus pour lui, il aurait déclaré à propos<br />

des décors qu’il n’était « pas de tail<strong>le</strong> avec eux » 30. Ce film est effectivement<br />

marquant de par <strong>le</strong>s (dis)proportions de ses lieux, soulignées bien<br />

sûr par des plans très larges.<br />

1<br />

La plupart des films de Dwan de la période muette recourent fréquemment<br />

aux plans d’ensemb<strong>le</strong> pour donner p<strong>le</strong>ine mesure à l’épanouissement<br />

Etudes 13<br />

29 L’aspect colossal des décors (intérieurs et<br />

extérieurs) fut accru par des trucages comme<br />

la surimpression ou l’utilisation de maquettes<br />

(cf. « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 58 - 59<br />

et l’entretien dans Présence du cinéma, op.cit.,<br />

p. 17-18).<br />

30 « Le dernier des pionniers », op.cit., p. 57.<br />

2


14<br />

3<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

4<br />

5<br />

des mouvements dans <strong>le</strong> plan. Cette dominante est encore perceptib<strong>le</strong><br />

dans The Iron Mask (1929), son dernier film muet (avec un prologue et<br />

un intermède parlés) dans <strong>le</strong>quel Fairbanks joue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du mousquetaire<br />

d’Artagnan. Outre <strong>le</strong>s scènes de rue et cel<strong>le</strong>s tournées dans <strong>le</strong>s palais où<br />

Dwan recourt à de très nombreux figurants, une séquence fonctionne<br />

essentiel<strong>le</strong>ment sur l’alternance entre plans d’ensemb<strong>le</strong> et plans rapprochés.<br />

Il s’agit, au début du film, d’une scène de flirt au ton humoristique<br />

entre d’Artagnan et Constance durant laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> mousquetaire essaie<br />

d’embrasser son amie plusieurs fois de suite dans des espaces différents.<br />

Au caractère exubérant et instinctif de d’Artagnan qui, entreprenant,<br />

se jette littéra<strong>le</strong>ment sur son amante (et même sur la première venue,<br />

puisqu’il confond d’abord Constance avec une autre femme sortant de<br />

la même maison) correspondent une mise en scène et un découpage qui,<br />

pour un film de la toute fin du muet, sont particulièrement marqués par<br />

l’esthétique du début des années 10 dont j’ai re<strong>le</strong>vé <strong>ici</strong> certains aspects.<br />

Le jeu appuyé des acteurs, certes justifié par <strong>le</strong>s situations de mise en<br />

spectac<strong>le</strong> du coup<strong>le</strong> devant un public indésirab<strong>le</strong>, renforce encore cette<br />

impression. Ce passage fonctionne sur la multiplication des lieux et la<br />

répétition d’actions : chaque fois que <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> croit avoir trouvé un<br />

endroit à l’abri des regards, <strong>le</strong>ur intimité est perturbée par la présence<br />

d’intrus. Postures, mimiques et raccords de regard se répondent : l’intrus<br />

attire l’attention de Constance (qui, réticente à s’offrir à d’Artagnan,<br />

6 7<br />

semb<strong>le</strong> en même temps appe<strong>le</strong>r cet intrus), el<strong>le</strong> <strong>le</strong> regarde hors-champ<br />

et, gênée, se soustrait au baiser. S’il y a bien <strong>ici</strong> appel du hors-champ,<br />

c’est surtout parce que l’importance des éléments contenus dans <strong>le</strong> plan<br />

général ne s’efface pas au profit de la seu<strong>le</strong> focalisation sur <strong>le</strong> coup<strong>le</strong>. En<br />

fait, cette séquence offre différentes variations sur la question de la mise<br />

en place ou du retour de plans d’ensemb<strong>le</strong> : l’élément comique repose sur<br />

<strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>s amants sont systématiquement rattrapés par la présence du<br />

hors-champ qui, dès lors, ne cesse d’empiéter sur <strong>le</strong>ur « champ », c’està-dire<br />

<strong>le</strong>ur sphère privée. La première fois, un plan d’ensemb<strong>le</strong> initial


pose la présence d’un regard extérieur (fig. 3), celui du cocher, que la<br />

jeune femme aperçoit au moment du baiser (fig. 4 et 5) ; ensuite, une vue<br />

d’ensemb<strong>le</strong> d’une cour intérieure (fig. 6) nous montre au premier plan un<br />

escalier qui disparaîtra brièvement hors-champ à la faveur d’un raccord<br />

dans l’axe (fig. 7), mais sera ensuite occupé par une figure maternel<strong>le</strong> à<br />

l’air réprobateur (fig. 8) ; la troisième situation écarte tout raccord sur<br />

un hors-champ en étageant dans la profondeur de champ <strong>le</strong>s amants et<br />

des enfants qui <strong>le</strong>s rail<strong>le</strong>nt (fig. 9). La quatrième et dernière tentative de<br />

baiser, contrairement aux autres, est une surprise autant pour <strong>le</strong> spectateur<br />

que pour <strong>le</strong>s personnages : un brusque panoramique ascendant<br />

nous fait découvrir une bonne à sa fenêtre qui observe <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> réfugié<br />

derrière une haie, dans un jardin. Toutefois, <strong>le</strong> degré d’ant<strong>ici</strong>pation de<br />

la visualisation du hors-champ reste important du fait que <strong>le</strong> procédé<br />

du coïtus interruptus fonctionne à répétition. L’escalier situé au premier<br />

plan (fig. 6) présage une entrée ultérieure dans <strong>le</strong> champ. Ce n’est significativement<br />

pas la quête d’un autre espace dépourvu de voyeurs qui<br />

permettra la réalisation du baiser, mais l’utilisation, à l’intérieur même<br />

du champ, d’un « cache ». Dans un plan assez large pour inclure <strong>le</strong> jardin<br />

et <strong>le</strong> premier étage de la maison jusque-là dissociés (fig. 10), la dame<br />

située à la fenêtre, attendrie par la gêne des tourtereaux, laisse tomber<br />

sur eux un grand panier qui <strong>le</strong>s dissimu<strong>le</strong> jusqu’à la tail<strong>le</strong>. Un plan<br />

rapproché est alors possib<strong>le</strong> sans enfreindre de « tabou » (fig. 11). On <strong>le</strong><br />

8 10<br />

voit, la perturbation qu’introduit <strong>le</strong> regard d’autrui est signifiée par la<br />

réunion dans un même plan du regardant et du regardé, et même du<br />

contexte topographique global. Le baiser donne lieu à une sorte de performance<br />

« scénique », un aspect que la gestuel<strong>le</strong> théâtra<strong>le</strong> de Fairbanks<br />

ne fait que souligner. La déclinaison de divers espaces pour une action<br />

identique révè<strong>le</strong> éga<strong>le</strong>ment l’influence incessante d’un environnement<br />

proche dont <strong>le</strong> rejet hors-champ n’est que très momentané. Le fragment<br />

d’espace ne se donne à aucun moment comme un Tout, mais renvoie<br />

constamment à la portion plus vaste qui l’englobe. Ainsi est-il logique<br />

9<br />

11<br />

Etudes 15


16<br />

31Id., p. 66.<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

32 André Gardies, Décrire à l’écran, Méridiens<br />

Klincksieck/Nota Bene, Paris/Québec, 1999,<br />

p. 60 - 63.<br />

que, pour disparaître, rien ne sert de sortir du champ : c’est à l’intérieur<br />

même du champ qu’il s’agit de s’effacer. La corbeil<strong>le</strong> d’osier invalide la<br />

fonction d’exhibition du gros plan en masquant <strong>le</strong>s visages, rappelant la<br />

provenance de cet objet que seul un plan d’ensemb<strong>le</strong> permet d’attester.<br />

Contrairement à d’autres aspects des films muets évoqués dans cet<br />

artic<strong>le</strong>, cette prédi<strong>le</strong>ction affichée pour <strong>le</strong>s plans généraux continuera à<br />

guider <strong>le</strong> travail ultérieur d’Allan Dwan dans des films re<strong>le</strong>vant d’autres<br />

genres, puisqu’il fera toujours en sorte de tourner ses scènes à l’aide de<br />

longs plans généraux, de sorte à pouvoir y revenir au montage si besoin :<br />

« Dans <strong>le</strong> plan général, il y a peut-être un moment où <strong>le</strong> type se<br />

<strong>le</strong>vait pour al<strong>le</strong>r se verser à boire pendant que l’autre continuait<br />

à par<strong>le</strong>r. Ils [<strong>le</strong>s monteurs] effacent ce mouvement et ne gardent<br />

que la continuité du dialogue. Eh bien, pour moi, lorsque ces deux<br />

personnes par<strong>le</strong>nt, c’est mort – c’est du cinéma inerte. Donc je<br />

reviens en arrière, et je rétablis au moins un déplacement pendant<br />

<strong>le</strong>ur discussion » 31.<br />

Formé à l’époque du muet, Allan Dwan ne se pliera jamais tota<strong>le</strong>ment<br />

au « vococentrisme » du parlant, mais fera primer <strong>le</strong> geste, <strong>le</strong> mouvement,<br />

l’action. Son souci de réinscrire au montage certains déplacements dans<br />

<strong>le</strong> champ témoigne de l’importance qu’ils acquièrent et du rô<strong>le</strong> que<br />

Dwan confère à la continuité spatia<strong>le</strong>, par-delà <strong>le</strong>s limites du cadre.<br />

Actualiser l’espace hors-champ afin de rendre visib<strong>le</strong> toute source<br />

d’action, c’est désactiver partiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> hors-champ, une opération<br />

qui constitue pour André Gardies 32 un trait spécifique du Descriptif,<br />

pourtant communément lié à l’immobilité. On <strong>le</strong> voit, <strong>le</strong>s pô<strong>le</strong>s antithétiques<br />

de l’agir et de l’être, de la narration et de la description<br />

fusionnent dans l’usage que fait Dwan de la profondeur de champ, des<br />

mouvements d’appareil et du plan général. C’est peut-être ainsi qu’il<br />

faut comprendre la formulation de Serge Daney à propos de la va<strong>le</strong>ur<br />

particulière du paysage chez Dwan : il est « vraiment » un paysage parce<br />

qu’il est à la fois consubstantiel à l’action qui s’y dérou<strong>le</strong> et indéfectib<strong>le</strong>ment<br />

autonome, comme ces canyons qui continuent d’exister hors du<br />

film. Si l’intégralité des actions peut avoir lieu dans ce fragment d’espace<br />

qu’est <strong>le</strong> champ, c’est grâce à l’évidente suprématie d’un Tout, indifférent<br />

aux enjeux narratifs lorsqu’il n’est pas peuplé. Si l’espace était un<br />

dieu, <strong>le</strong>s films d’aventure d’Allan Dwan seraient panthéistes.


Le hors-champ de l’histoire<br />

Une <strong>le</strong>cture benjaminienne de<br />

Tom, Tom, the Piper’s Son<br />

par André Chaperon<br />

« Considérez-moi comme un accessoire du Kalart-Victor. »<br />

Ken Jacobs<br />

De Tom, Tom, the Piper’s Son (Ken Jacobs, USA, 1969 -71, 115') à Tom, Tom,<br />

the Piper’s Son (Billy Bitzer, USA, 1905, 11'15'') 1, <strong>le</strong> cheval de Troie du<br />

cinéma expérimental investit à reculons <strong>le</strong> cinéma des premiers temps<br />

pour en actualiser des potentialités restées <strong>le</strong>ttre morte pour l’évolution<br />

du cinéma, et ainsi prendre cette dernière à rebrousse-poil.<br />

Une histoire de raccords<br />

En 1905, Billy Bitzer, futur opérateur de Griffith à la Biograph, tourne<br />

pour cette même compagnie un film d’une bobine intitulé Tom, Tom,<br />

the Piper’s Son. Le sujet en est tiré d’une célèbre comptine pour enfants<br />

(nursery rhyme) 2 que Bitzer adapte en recourant au modè<strong>le</strong> formel du film<br />

de poursuite, l’un des premiers genres cinématographiques, apparu vers<br />

1902. On sait l’importance dudit modè<strong>le</strong> pour la mise en place de ce que<br />

Noël Burch a appelé la « linéarisation des signifiants iconographiques » 3,<br />

c’est-à-dire la manifestation proprement textuel<strong>le</strong> de liens entre <strong>le</strong>s<br />

plans, à une époque où <strong>le</strong> film pluriponctuel (en plusieurs plans) tend à<br />

se généraliser. Ces liens étaient jusque-là extérieurs au texte filmique,<br />

sous <strong>le</strong>s espèces d’instructions de <strong>le</strong>cture fournies lors de la projection<br />

par un conférencier-bonimenteur 4 ou de connaissances prérequises du<br />

spectateur 5. La codification des raccords induite par <strong>le</strong> film de poursuite<br />

est en rupture avec la logique du cut-in, un des seuls raccords déjà conventionnalisé.<br />

Ce dernier consiste à raccorder dans l’axe en plan plus (ou<br />

moins) rapproché : la frontalité du cadrage est ainsi maintenue sur une<br />

scène ressentie comme théâtra<strong>le</strong> 6 dont <strong>le</strong>s deux vues rapprochées par<br />

<strong>le</strong> montage entretiennent un rapport de coréférence spatia<strong>le</strong>. Celui-ci<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes 17<br />

Etudes<br />

1 Ces durées sont établies à partir de l’édition<br />

vidéo (Re:Voir Vidéo, Paris, 2000) du film de<br />

Jacobs, qui cite par deux fois dans son intégralité<br />

<strong>le</strong> film de Bitzer. Cette édition est accompagnée<br />

d’un <strong>numéro</strong> hors-série de la revue<br />

Exploding.<br />

2 En vo<strong>ici</strong> <strong>le</strong> texte : « Tom, Tom the piper’s son /<br />

Sto<strong>le</strong> a pig, and away he run. / The pig was eat, /<br />

And Tom was beat / And Tom went roaring down<br />

the street. » [sic] (cité par Stéfani de Loppinot,<br />

« À la foire d’empoigne », in Exploding, op. cit.,<br />

p. 22). Nous traduisons : « Tom, Tom, <strong>le</strong> fils du<br />

joueur de flûte, vola un cochon et prit la fuite.<br />

Le cochon fut mangé et Tom fut rossé. Et Tom<br />

s’en fut par <strong>le</strong>s rues en p<strong>le</strong>urant. »<br />

3 Noël Burch, « Passion, poursuite : la linéarisation<br />

», in Communications, n o 38, 1983,<br />

p. 33 (artic<strong>le</strong> repris, et légèrement modifié, in<br />

N. Burch, La lucarne de l’infini. Naissance du<br />

langage cinématographique, Nathan (Nathan-<br />

Université), Paris, 1991 [1 ère éd. anglaise :<br />

1990], chap. 6).<br />

4 Pour un état de la question de cette problématique<br />

(et de la terminologie qui lui est liée),<br />

on lira André Gaudreault, « Le retour du [bonimenteur]<br />

refoulé… », in Iris, n o 22, « Le bonimenteur<br />

de vues animées », 1997, p. 17-28,<br />

et Germain Lacasse, Le bonimenteur de vues<br />

animées, Nota Bene-Méridiens Klincksieck,<br />

Québec-Paris, 2000.<br />

5 Ainsi l’histoire biblique, tout du moins cel<strong>le</strong> du<br />

Nouveau Testament, est-el<strong>le</strong> supposée connue<br />

du spectateur des passions, genre à l’origine<br />

du cinéma pluriponctuel, dès 1897. Une passion<br />

est constituée de plans-tab<strong>le</strong>aux, c’est-àdire<br />

de plans autonomes, aussi bien au niveau<br />

formel (ils ne raccordent pas entre eux) qu’au<br />

niveau narratif (ils correspondent à autant de<br />

stations obligées de l’histoire du Christ). Les<br />

plans pouvaient être achetés séparément par<br />

l’exploitant et remontés par celui-ci dans un<br />

ordre ne respectant pas obligatoirement la<br />

chronologie évangélique.<br />

6 Sur <strong>le</strong> théâtre comme mauvais objet dans <strong>le</strong><br />

discours sur <strong>le</strong> cinéma, on lira Eric de Kuyper,<br />

« Le théâtre comme mauvais objet », in Cinémathèque,<br />

n o 11, printemps 1997, p. 60 -72.


18<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

7 Le degré de disjonction spatia<strong>le</strong> en est indéterminé.<br />

Le raccord griffithien porte-à-porte est<br />

encore à venir (1909).<br />

8 Précisons que <strong>le</strong>s photogrammes sé<strong>le</strong>ctionnés<br />

dans <strong>le</strong> film de Bitzer ne l’ont pas été sur la<br />

seu<strong>le</strong> base du code des raccords. Pour suivre<br />

la logique de celui-ci, il faut donc se reporter<br />

à l’Annexe I.<br />

2<br />

1<br />

circonscrit l’exercice du regard dans un seul et unique espace, composé<br />

<strong>le</strong> plus souvent de manière centripète, sans postulation aucune de horschamp.<br />

La logique centrifuge du film de poursuite fait quant à el<strong>le</strong> se<br />

succéder des espaces disjoints 7, parcourus latéra<strong>le</strong>ment (comme dans<br />

<strong>le</strong> film de Bitzer) ou perspectivement (de l’arrière-plan à l’avant-plan,<br />

et/ou inversement, comme dans <strong>le</strong> célèbre Rescued by Rover de Lewin<br />

Fitzhamon, GB, 1905) par des personnages dont <strong>le</strong>s entrées et sorties de<br />

champ correspondent généra<strong>le</strong>ment aux débuts et fins de plans, la durée<br />

de vie du plan étant directement fonction de son habitabilité.<br />

Le film de Bitzer (voir fig. 1 à 8 et Annexe I) 8 semb<strong>le</strong> en fait s’écarter<br />

d’emblée (dès <strong>le</strong> plan 2) du modè<strong>le</strong> du film de poursuite. C’est qu’il<br />

3<br />

4


ne respecte pas la convention générique de monodirectionnalité des<br />

entrées et sorties de champ. Cel<strong>le</strong>s-ci sont en effet censées se faire<br />

toujours dans <strong>le</strong> même sens : dans <strong>le</strong> cas de la version latéralisée du film<br />

de poursuite (dont <strong>le</strong> film de Bitzer relève à première vue), el<strong>le</strong>s se font<br />

donc soit dans <strong>le</strong> sens de la <strong>le</strong>cture (entrée par la gauche et sortie par<br />

la droite dans un plan, puis entrée par la gauche dans <strong>le</strong> plan suivant,<br />

et ainsi de suite), soit, plus rarement, dans <strong>le</strong> sens inverse (entrée par<br />

la droite et sortie par la gauche dans un plan, puis entrée par la droite<br />

dans <strong>le</strong> plan suivant). Cette monodirectionnalité ne peut être enfreinte<br />

que lorsqu’el<strong>le</strong> est rejouée dans l’autre sens, que l’espace est parcouru en<br />

sens inverse, la <strong>le</strong>cture se faisant alors en boustrophédon (cf. Rescued by<br />

Rover où l’espace global, découpé en plusieurs plans, est parcouru à trois<br />

reprises : mouvement en S qu’on aurait fait pivoter sur lui-même de 90°<br />

sur la gauche). Chez Bitzer, si la poursuite débute par la gauche (avec<br />

la sortie gauche-cadre des poursuivis et des poursuivants à la fin du<br />

plan 1) et se termine par la droite (entrée droite-cadre de tout <strong>le</strong> monde<br />

au début du huitième et dernier plan 9), el<strong>le</strong> se dérou<strong>le</strong> en sens inverse<br />

du plan 2 au plan 7 (entrée par la gauche et sortie par la droite), ce qui<br />

donne l’impression, du plan 1 au plan 2, d’un mouvement tournant en<br />

C, avec à la clé un degré de disjonction spatia<strong>le</strong> plus é<strong>le</strong>vé que du plan<br />

2 au plan 7, ainsi qu’une ellipse temporel<strong>le</strong> de plus grande amplitude. Il<br />

y a donc doub<strong>le</strong> jeu dans <strong>le</strong> maniement du raccord de direction, tandis<br />

que la cohérence de son emploi entre <strong>le</strong> plan 2 et <strong>le</strong> plan 7 est brouillée<br />

à deux reprises par l’intervention d’un autre type de raccord, <strong>le</strong> raccord à<br />

180° entre extérieur et intérieur 10, qui se fait <strong>ici</strong> par <strong>le</strong> biais d’une amorce<br />

de déplacement en profondeur des personnages, mode de déplacement<br />

qu’on trouve plutôt dans la version perspective du film de poursuite.<br />

Précisons tout de suite que ce déplacement est infime : il s’exerce dans<br />

un espace dénué de profondeur, qui ne comporte qu’un premier plan<br />

sur <strong>le</strong> fond d’un décor fait de toi<strong>le</strong> peinte et d’éléments tridimensionnels.<br />

Ainsi peut-on assister au plan 2 (extérieur) à la disparition hors-vue,<br />

5<br />

6<br />

Etudes 19<br />

9 Le film comporte en effet huit plans, ni sept,<br />

comme Jacobs lui-même a pu <strong>le</strong> dire (cité par<br />

P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire. L’avantgarde<br />

américaine 1943 -2000 [1 ère éd. américaine<br />

: 1974], trad. Pip Chodorov et Christian<br />

Lebrat, Paris Expérimental, Paris, 2002,<br />

p. 327), ni neuf, comme l’indique Nico<strong>le</strong> Brenez<br />

(cf. « L’étude visuel<strong>le</strong>. Puissances d’une forme<br />

cinématographique », in N. Brenez, De la figure<br />

en général et du corps en particulier. L’invention<br />

figurative au cinéma, De Boeck Université,<br />

Bruxel<strong>le</strong>s, 1998, p. 319 ; repris partiel<strong>le</strong>ment<br />

dans Exploding, op. cit.).<br />

10 Le film fait alterner extérieurs et intérieurs à<br />

partir du plan 2.<br />

7


20<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

11 N. Burch, « Nana ou <strong>le</strong>s deux espaces », in<br />

Cahiers du cinéma, n o 189, avril 1967, p. 42<br />

(artic<strong>le</strong> repris in. N. Burch, Praxis du cinéma,<br />

Gallimard (Le Chemin), Paris, 1969, chap. 2 ;<br />

livre réédité, et annoté par son auteur, sous <strong>le</strong><br />

titre : Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/<br />

Essais, n o 34), Paris, 1986).<br />

12 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », in<br />

Exploding, op. cit., trad. Vincent Devil<strong>le</strong>, p. 10<br />

(ce texte de Jacobs est daté de juil<strong>le</strong>t 2000).<br />

13 À l’impression, la copie gravée inverse<br />

(gauche-droite) <strong>le</strong> sens de la peinture. Le plan 1<br />

s’inspire bien de la gravure, par nature plus diffusée,<br />

autrement dit d’une autre œuvre caractérisée<br />

par sa reproductibilité technique. Peinture<br />

et gravure (inversée à nouveau gauche-droite à<br />

fins de comparaison directe avec la peinture)<br />

sont reproduites et accompagnées d’un descriptif<br />

très détaillé dans Tout l’œuvre peint de<br />

Hogarth, Flammarion, Paris, 1978, p. 96 - 97.<br />

8<br />

c’est-à-dire derrière un élément du décor (« sixième tranche » de l’espace<br />

hors-champ dans la typologie de Burch 11), une porte en l’occurrence,<br />

des deux poursuivis (<strong>le</strong> Tom du titre et son acolyte, que Jacobs appel<strong>le</strong><br />

simp<strong>le</strong>ment Pantalons Rayés 12), puis, au plan 3 (intérieur), à une entrée<br />

par la même porte, peinte cette fois-ci sur une toi<strong>le</strong>, des poursuivants.<br />

Mais cette entrée ne débute qu’après la disparition par la cheminée des<br />

poursuivis (qu’on n’a pas vu entrer depuis l’intérieur), disparition montée<br />

en réversion de bande (<strong>le</strong>s poursuivis ont été filmés en réalité en<br />

train de descendre par la cheminée), trente ans avant que Chaplin ne<br />

procède de même dans une séquence célèbre des Temps modernes, où l’on<br />

voit Charlot se faire happer par <strong>le</strong>s rouages d’une machine. Le raccord<br />

extérieur/intérieur ne se fait donc pas dans <strong>le</strong> mouvement, ni celui de<br />

personnages identiques, ni celui de personnages différents. Le plan 4<br />

reprend <strong>le</strong> décor du plan 2 : on y voit tout <strong>le</strong> monde sortir par la cheminée<br />

(et donc entrer à vue dans <strong>le</strong> champ, en provenance du hors-vue), à<br />

l’exception de quatre des vingt-et-un poursuivants qui, plus économiquement,<br />

empruntent <strong>le</strong> même chemin qu’à l’allée, dans l’autre sens !<br />

Les plans 6 et 7 (extérieur et intérieur) raccordent de la même manière<br />

(pour <strong>le</strong> détail, voir Annexe I).<br />

Peinture et cinéma<br />

Le non-respect de monodirectionnalité est donc limité aux entours du<br />

film, aux premier et dernier plans qui raccordent bien quant à eux par<br />

delà <strong>le</strong>s six plans de la poursuite proprement dite. Ces deux plans se<br />

détachent du reste du film en termes de raccord, mais ils s’en distinguent<br />

déjà à ces deux premiers niveaux de mise en forme de l’expression cinématographique<br />

que sont <strong>le</strong> cadrage et la mise en scène. Le plan 1 s’inspire<br />

d’une gravure (fig. 9) que <strong>le</strong> peintre anglais William Hogarth a exécutée à<br />

partir d’une de ses œuvres, Southwark Fair (La Foire de Southwark, 1733) 13,<br />

et s’essaie à en reproduire la multipl<strong>ici</strong>té de personnages et d’actions. Il<br />

en résulte ce grouil<strong>le</strong>ment d’actions simultanées non-hiérarchisées dont<br />

on a fait une des principa<strong>le</strong>s caractéristiques du plan-tab<strong>le</strong>au, esthétique<br />

censément battue en brêche par <strong>le</strong> film de poursuite et qui l’est effectivement<br />

du plan 2 au plan 7. On pourrait en déduire que Bitzer commence<br />

par mimer (au plan 1) un certain état du langage cinématographique<br />

(sous influence de la peinture) pour ensuite (du plan 2 au plan 7) <strong>le</strong><br />

faire imploser sous l’effet d’une logique proprement cinématographique<br />

(cel<strong>le</strong> du film de poursuite) et enfin (au plan 8) retomber volontairement<br />

dans une esthétique plus proche de cel<strong>le</strong> du plan 1, attestant par là du<br />

chemin parcouru par <strong>le</strong> seul cinéma… Hypothèse séduisante, d’autant<br />

plus que Jacobs semb<strong>le</strong> procéder de même vis-à-vis du film de Bitzer,<br />

qu’il reprend intégra<strong>le</strong>ment par deux fois (tout au début de son film,


9<br />

puis tout près de la fin), comme un film-étalon auquel référer <strong>le</strong> travail<br />

de son propre film. De la peinture au cinéma, puis du cinéma des premiers<br />

temps (1895 -vers 1908, cinéma longtemps qualifié de primitif 14)<br />

au cinéma expérimental, <strong>le</strong> progrès serait en marche, linéairement et<br />

nécessairement, quantifiab<strong>le</strong> et prégnant…<br />

Ken Jacobs, on <strong>le</strong> verra, ne souscrit absolument pas à une tel<strong>le</strong> idéologie,<br />

puisqu’il s’agit pour lui de repasser par <strong>le</strong> cinéma des premiers temps pour<br />

lui donner une postérité inédite, cel<strong>le</strong> du cinéma expérimental. Quant<br />

à Bitzer, s’il y souscrit (pour la part historique qui est la sienne — de la<br />

peinture au cinéma), c’est de manière ironique, en raison de la nature<br />

parodique du rapport qu’il semb<strong>le</strong> entretenir au film de poursuite,<br />

donnant à voir <strong>le</strong>s liens que ce genre de création récente continue à<br />

entretenir avec l’esthétique du plan-tab<strong>le</strong>au. Ainsi <strong>le</strong>s plans 2 à 7 sont-ils<br />

semi-autonomes sur <strong>le</strong> plan narratif (ils contiennent tous un clou) et ils<br />

tendent à réinstaurer <strong>le</strong> grouil<strong>le</strong>ment originel du plan 1 (ces deux éléments<br />

sont liés, <strong>le</strong> clou concernant <strong>le</strong>s différents états du corps col<strong>le</strong>ctif<br />

des poursuivants). De plus, si l’on se penche plus attentivement sur la<br />

gravure de Hogarth (cadre coupant <strong>le</strong>s corps, regards multidirectionnels<br />

— certains dirigés vers <strong>le</strong> hors-champ —, flux contradictoires dont<br />

la fou<strong>le</strong> est animée), on voit qu’el<strong>le</strong> n’est pas tota<strong>le</strong>ment just<strong>ici</strong>ab<strong>le</strong> de<br />

Etudes 21<br />

14 Le congrès de Brighton (1978) est à l’origine<br />

de l’abandon de cette épithète marquée au profit<br />

de l’expression, axiologiquement neutre, de<br />

cinéma des premiers temps.


22<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

15 Robert Bresson, Notes sur <strong>le</strong> cinémato-<br />

graphe, Gallimard, Paris, 1975, p. 44 (Bresson<br />

par<strong>le</strong> en fait du rapport théâtre-cinéma).<br />

16 N. Brenez, « L’étude visuel<strong>le</strong>. Puissances d’une<br />

forme cinématographique », op. cit., p. 319.<br />

17Singulièrement <strong>le</strong> jong<strong>le</strong>ur-clown-acrobate,<br />

instrument – visuel – du larcin, comme on <strong>le</strong><br />

verra, ou plutôt comme Jacobs nous <strong>le</strong> donnera<br />

à voir.<br />

18 Notons qu’il n’y a pas vol de cochon chez<br />

Hogarth, mais vol de portefeuil<strong>le</strong>, qu’on trouve<br />

aussi chez Bitzer, mais dont il ne tire pas parti<br />

au-delà du plan 1, au contraire de Jacobs, on<br />

<strong>le</strong> verra.<br />

cette vision réductrice de la picturalité (composition centripète, absence<br />

de hors-champ) que <strong>le</strong> discours sur <strong>le</strong> cinéma convoque généra<strong>le</strong>ment<br />

lorsqu’il s’agit d’attester d’une émancipation progressive du cinéma par<br />

rapport aux arts déjà constitués. Si Bitzer prend la peine de repasser par<br />

la peinture, ce n’est ni pour activer passivement un intertexte légitimant,<br />

ni, à l’inverse, pour se situer dans un au-delà de la peinture, mais peutêtre<br />

pour tenter lui aussi de lui donner une postérité inédite, sur un mode<br />

qu’on pourrait qualifier d’expérimental, dans l’acception scientifique du<br />

terme. La question n’est plus de savoir ce que <strong>le</strong> cinéma a de plus que la<br />

peinture, mais ce que peut <strong>le</strong> cinéma pour la peinture, ce qu’il advient<br />

de cel<strong>le</strong>-ci lorsqu’on la fait passer par celui-là. Si la peinture ne saurait<br />

en ressortir indemne, cela ne signifie pas pour autant son dépassement.<br />

Quant au fameux apophtegme bressonien (« Ce qui a passé par un art<br />

et en a conservé la marque ne peut plus entrer dans un autre » 15), il<br />

nous paraît doub<strong>le</strong>ment infirmé : rien n’est marqué à jamais par un art<br />

(dans notre cas, la scène de genre campée par Hogarth) et il n’est pas<br />

nécessairement improductif de <strong>le</strong> faire passer par un autre. Un art peut<br />

en démarquer un autre (au sens de dégriffer), non pour s’en démarquer,<br />

mais pour <strong>le</strong> re-marquer. Le film de Bitzer rejoue autrement, et non pas<br />

plus efficacement, l’économie (figurative, spatia<strong>le</strong>, temporel<strong>le</strong>, causa<strong>le</strong>,<br />

narrative) de la gravure de Hogarth. Si <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au a bien un hors-champ<br />

(pour répondre à la question — rhétorique — posée par Nico<strong>le</strong> Brenez :<br />

« <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au a-t-il un hors-champ ? » 16), ce n’est pas grâce au seul cinéma,<br />

mais à la monnayabilité en cinéma de certaines de ses composantes,<br />

tel<strong>le</strong>s que l’étagement dans la profondeur et la tension centripète dans<br />

la latéralité.<br />

Dans la gravure, la multipl<strong>ici</strong>té des actions ne peut que se heurter aux<br />

limites du cadre, et ce malgré tout ce qui s’essaie à <strong>le</strong> faire éclater (cadre<br />

coupant, regards hors-champ, etc. ; voir supra). Le film parvient quant<br />

à lui à faire éclater ce cadre d’entrée de jeu, avant même d’avoir passé<br />

en régime pluriponctuel : au plan 1 en effet, certains personnages vont<br />

et viennent entre champ et hors-champ 17, bien avant que la poursuite<br />

ne se soit engagée (<strong>le</strong> vol n’a lieu que 2'40'' après <strong>le</strong> début d’un plan<br />

qui en dure 2'54''). Dès <strong>le</strong> plan 2, Bitzer ne procède pas à la simp<strong>le</strong><br />

redistribution d’un plan à un autre des différentes actions du plan 1. Il<br />

sé<strong>le</strong>ctionne dans celui-ci une action (<strong>le</strong> vol d’un cochon 18) pour en faire<br />

une péripétie qui noue à el<strong>le</strong> l’ensemb<strong>le</strong> des regards, divisés jusque-là, et<br />

dont il examine <strong>le</strong>s conséquences sur <strong>le</strong>s plans suivants. L’entassement<br />

au plan 1 de personnages et de situations devant une toi<strong>le</strong> peinte (qui,<br />

soit dit en passant, rapatrie l’intertexte — la gravure — sur son support<br />

d’origine — la toi<strong>le</strong>) a pour seu<strong>le</strong> fonction d’être débrouillé sur <strong>le</strong>s six


plans suivants. Au plan 1 (et en droite ligne de Hogarth), l’énergie pulse<br />

de tous <strong>le</strong>s côtés (et en hauteur : <strong>le</strong> funambu<strong>le</strong> de Hogarth est féminisé<br />

pour l’occasion) et s’accumu<strong>le</strong> pour mieux se libérer, mais <strong>le</strong>s effets<br />

de cette décharge ne sont que partiel<strong>le</strong>ment recueillis du plan 2 au<br />

plan 7 : non seu<strong>le</strong>ment de par la focalisation sur une seu<strong>le</strong> action, mais<br />

aussi parce que <strong>le</strong>s personnages du plan 1 ne sont pas tous amenés à y<br />

transiter, à commencer par <strong>le</strong> jong<strong>le</strong>ur, dernier personnage à déserter <strong>le</strong><br />

plan 1. La fou<strong>le</strong> des poursuivants est en effet soumise dès <strong>le</strong> plan 2 à un<br />

processus de déperdition qui n’est évaluab<strong>le</strong> précisément qu’à partir du<br />

plan 4 (voir Annexe I). Du plan 5 au plan 7, la déperdition s’est à la fois<br />

amplifiée et stabilisée, tandis qu’au plan 8 la fou<strong>le</strong> des poursuivants s’est<br />

en partie reconstituée à l’occasion du fina<strong>le</strong>. Le fil pictural, tramé tout<br />

au long du film, transparaît à nouveau au plan 8 pour renouer avec celui<br />

de la funambu<strong>le</strong>…<br />

Kalart-Victor/Arrif<strong>le</strong>x : un coup<strong>le</strong> performant<br />

En 1969, Ken Jacobs analyse plan par plan et en cinéma <strong>le</strong> film de Bitzer,<br />

à la faveur de son récent report sur pellicu<strong>le</strong>-film 35mm. C’est qu’à l’instar<br />

de la majeure partie du cinéma américain antérieur à 1912, ce film<br />

ne subsistait plus que sous la forme d’un tirage sur papier-photo (paper<br />

print) 19. La technique même utilisée par Jacobs pour se <strong>le</strong> réapproprier<br />

témoigne de cette renaissance du film de Bitzer. En effet, contrairement<br />

à d’autres prat<strong>ici</strong>ens du found footage (métrage trouvé, c’est-à-dire<br />

préexistant), Jacobs n’utilise pas seu<strong>le</strong>ment la tireuse optique (visionneuse<br />

équipée d’un système de refilmage) 20, mais aussi et surtout un<br />

de ces projecteurs analytiques 16mm (analyser projector) 21 longtemps en<br />

vogue (avant l’apparition du magnétoscope) dans <strong>le</strong> cadre pédagogique<br />

de l’analyse séquentiel<strong>le</strong>. Il permet en effet l’arrêt sur image (sans que<br />

la pellicu<strong>le</strong> ne s’enflamme), la variation de vitesse de défi<strong>le</strong>ment ainsi<br />

que la réversion de bande, dispositions techniques qui nous reportent,<br />

mutatis mutandis, à une époque antérieure au Cinématographe des frères<br />

Lumière (qui ne permet que la réversion de bande), cel<strong>le</strong> du Théâtre<br />

optique d’Emi<strong>le</strong> Reynaud 22. Le film de Bitzer est donc à nouveau<br />

projeté (après ne plus l’avoir été durant des décennies), mais dans des<br />

conditions dispositives qui rappel<strong>le</strong>nt cel<strong>le</strong>s du pré-cinéma, et refilmé<br />

avec une caméra 16mm Arrif<strong>le</strong>x. Ken Jacobs, à la caméra, donne des<br />

instructions de projection à Flo, son épouse, ou à son ami Jordan<br />

Meyers. Il y a donc couplage, hiérarchique, entre caméra et projecteur et<br />

véritab<strong>le</strong> performance, ce dont témoigne aussi la présence dans <strong>le</strong> film du<br />

corps des opérateurs Jacobs, notamment par <strong>le</strong> biais d’ombres chinoises<br />

réalisées devant l’écran de projection (voir XI/P5.A.c). Le choix d’un tel<br />

dispositif permet à Ken Jacobs de se donner à voir <strong>le</strong> film de Bitzer dans<br />

Etudes 23<br />

19Jusqu’à cette date, il n’était pas possib<strong>le</strong> de<br />

faire une demande de copyright en déposant<br />

directement <strong>le</strong> film. Voir Tom Gunning, D.W.<br />

Griffith and the Origins of American Narrative<br />

Film, University of Illinois Press, Urbana-<br />

Chicago, 1991, p. 1-2.<br />

20 Contrairement à ce qu’avance Char<strong>le</strong>s<br />

Musser, The Emergence of Cinema : the<br />

American Screen to 1907, History of the<br />

American Cinema, t. 1, Char<strong>le</strong>s Scribner’s<br />

Sons, New York, 1990, p. 383. Il n’y a guère<br />

que pour <strong>le</strong> filage (filmage de pellicu<strong>le</strong> dont <strong>le</strong>s<br />

perforations ne s’engrènent plus dans <strong>le</strong> tambour<br />

denté) que la tireuse optique est manifestement<br />

utilisée (voir Annexe II, IV/P8 -P1 ; toute<br />

référence ultérieure débutant par un chiffre<br />

romain renverra à cette annexe).<br />

21 Un Kalart-Victor précisément. Jacobs<br />

est donc parti d’un tirage 16mm de la copie<br />

35mm, nouveau report… Sur <strong>le</strong> dispositif de<br />

filmage, voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom<br />

Tom », op. cit., p. 10 -11, ainsi que l’interview<br />

de Jacobs réalisée en 1974 et parue dans<br />

Film Culture, n o 67- 68 - 69, 1979, p. 73. Une<br />

des rares mentions de ce dispositif dans un<br />

ouvrage critique se trouve dans New Forms in<br />

Film, éd. Annette Michelson, Montreux, 1974,<br />

p. 73 (catalogue de la première rétrospective<br />

européenne consacrée au cinéma d’avantgarde<br />

américain ; sur la constitution de ce corpus,<br />

voir Dominique Noguez, Eloge du cinéma<br />

expérimental, Centre Georges Pompidou, Paris,<br />

1979, p. 65 sqq.).<br />

22 Breveté en 1888 et présenté publiquement<br />

en 1892, <strong>le</strong> Théâtre optique est un dispositif<br />

pré-cinématographique à support non temporalisé,<br />

pour reprendre un trait définitoire qui<br />

suffit à <strong>le</strong> distinguer du cinéma institutionnel<br />

(voir Roger Odin, Cinéma et production de sens,<br />

Armand Colin, Paris, 1990, chap. 2).


24<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

23 Pour reprendre la terminologie filmologique.<br />

Voir Etienne Souriau, « La structure de l’univers<br />

filmique et <strong>le</strong> vocabulaire de la filmologie »,<br />

Revue Internationa<strong>le</strong> de Filmologie, n o 7- 8,<br />

s.d., p. 231-240, ainsi que la préface du même<br />

auteur au col<strong>le</strong>ctif publié sous sa direction,<br />

L’univers filmique, Flammarion, Paris, 1953.<br />

10<br />

24 Voir P. Adams Sitney, « Structural film », in<br />

Film Culture, n o 47, été 1969, p. 1-10.<br />

25 Voir Gene Youngblood, Expanded Cinema,<br />

E.P. Dutton & Co., New York, 1970.<br />

26 Selon D. Noguez, Une renaissance du<br />

cinéma. Le cinéma underground américain,<br />

Klincksieck, Paris, 1985, p. 290. P. Adams<br />

Sitney fait état quant à lui de trois versions<br />

(Le cinéma visionnaire, op. cit., p. 327). Selon<br />

Noguez, <strong>le</strong>s modifications ne concernent que<br />

ce qu’il appel<strong>le</strong> la « coda », c’est-à-dire la dernière<br />

partie du film, précédée de la seconde<br />

citation intégra<strong>le</strong> du film de Bitzer. En fait,<br />

comme Jacobs <strong>le</strong> relate lui-même, <strong>le</strong> filage<br />

de près de 14' a été rajouté en 1971 (cf. Ken<br />

Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit., p. 13).<br />

Notons que l’édition vidéo de 2000, faite sous<br />

la supervision de Jacobs, introduit de nouvel<strong>le</strong>s<br />

modifications : au début du film, un bruit de projecteur<br />

sur fond noir, disparaissant progressivement<br />

sur <strong>le</strong> premier plan du film de Bitzer ;<br />

bruit de projecteur à nouveau sur la coda. Ces<br />

modifications ont bien sûr pour but de restituer<br />

en partie <strong>le</strong>s conditions d’une véritab<strong>le</strong> projection.<br />

La fin de cel<strong>le</strong>-ci était d’ail<strong>le</strong>urs censer<br />

se dérou<strong>le</strong>r selon un rituel bien précis : laisser<br />

claquer l’amorce de fin sur la bobine durant<br />

20'', avec lumière du projecteur ; puis, éteindre<br />

cel<strong>le</strong>-ci et laisser tourner <strong>le</strong> projecteur durant<br />

20'' ; enfin, rétablir <strong>le</strong> lumière dans la sal<strong>le</strong><br />

et laisser tourner encore <strong>le</strong> projecteur durant<br />

20'' (voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,<br />

op. cit., p. 20).<br />

27 Première traduction française, par Céci<strong>le</strong><br />

Wajsbrot, in Trafic, n o 21, printemps 1997,<br />

sa réalité institutionnel<strong>le</strong>, écranique, mais aussi de faire saillir la pluralité<br />

des niveaux de réalité 23 de l’objet-cinéma expérimental, notamment<br />

et notab<strong>le</strong>ment deux niveaux de réalité constamment refoulés par <strong>le</strong><br />

cinéma institutionnel. Le niveau de réalité filmophanique est mis à jour<br />

par l’exhibition du dispositif de projection, de refilmage dans <strong>le</strong> cas qui<br />

nous occupe, Jacobs prenant à plusieurs reprises du champ par rapport<br />

à l’écran de projection et produisant ainsi ce que nous appel<strong>le</strong>rons un<br />

effet- écran : l’écran n’est plus filmé p<strong>le</strong>in cadre et se réduit à un cadre<br />

dans <strong>le</strong> cadre (surcadrage), qui peut aussi être l’objet d’une déformation<br />

perspective (décadrage, fig. 10). Le niveau de réalité filmographique<br />

procède quant à lui de l’exhibition de la matérialité pelliculaire : ainsi<br />

peut-on voir dans <strong>le</strong> film de Jacobs l’interimage qui, sur la pellicu<strong>le</strong>,<br />

sépare deux photogrammes (et, d’un point de vue perceptif, permet à la<br />

persistance rétinienne de s’exercer : instant de non-vision nécessaire à la<br />

mémorisation de deux images successives), ainsi que <strong>le</strong>s perforations de<br />

fin de bobine Kodak et, surtout, <strong>le</strong> grain de la pellicu<strong>le</strong>.<br />

Réalisé (1969 -71) à un moment-charnière de l’histoire du cinéma expérimental,<br />

caractérisé selon Sitney 24 par <strong>le</strong> passage, sous influence du<br />

minimalisme, du film formel (formal film) au film structurel (structural<br />

film), <strong>le</strong> film de Jacobs, dans <strong>le</strong>quel on a parfois voulu voir un parangon<br />

de film structurel, échappe en partie à cette partition de par la nature<br />

de son dispositif qui <strong>le</strong> fait re<strong>le</strong>ver davantage du cinéma élargi (expanded<br />

cinema) qui allait se développer par après et dont Jacobs lui-même allait<br />

devenir un des principaux représentants. Cinéma élargi que <strong>le</strong> film de<br />

Jacobs, aussi bien dans l’acception dispositive de l’expression que dans<br />

son acception anthropo-psychologique, tel<strong>le</strong> que théorisée en 1970 par<br />

Gene Youngblood 25. Selon ce dernier, <strong>le</strong> cinéma doit permettre l’élargissement<br />

de la conscience, <strong>le</strong> cinéma étant envisagé dans <strong>le</strong> cadre d’un<br />

processus historique qui verra l’homme manifester sa conscience à l’extérieur<br />

de son esprit. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect du film<br />

lorsque nous ferons allusion aux thèses sur <strong>le</strong> cinéma du psychologue<br />

Hugo Münsterberg.<br />

Préhistoire/histoire/métahistoire<br />

Jacobs donne une première version de son film en 1969, une deuxième<br />

en 1971 26. Cette dernière date correspond aussi à l’écriture par Hollis<br />

Frampton, autre cinéaste expérimental américain, d’un texte majeur sur<br />

<strong>le</strong>s rapports entre cinéma expérimental et histoire du cinéma, « Pour<br />

une métahistoire du film. Notes et hypothèses à partir d’un lieu commun<br />

» 27. Frampton y définit <strong>le</strong>s tâches de ce qu’il appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « métahistorien<br />

du cinéma » : ce dernier doit « inventer une tradition, c’est-à-dire un


ensemb<strong>le</strong> maniab<strong>le</strong> et cohérent de monuments discrets qui implantent<br />

dans <strong>le</strong> corps grandissant de son art une unité résonante. De tel<strong>le</strong>s<br />

œuvres peuvent ne pas exister, il est alors de son devoir de <strong>le</strong>s faire. Ou<br />

el<strong>le</strong>s peuvent exister quelque part en dehors de l’enceinte intentionnel<strong>le</strong> de<br />

cet art (par exemp<strong>le</strong>, dans la préhistoire de l’art du cinéma, avant 1943). Il<br />

faut alors qu’il <strong>le</strong>s refasse » 28. Le geste jacobsien ressortit à cette invention<br />

de tradition, à sa deuxième modalité plus précisément. Si l’on s’attache<br />

à cette dernière, la tâche du métahistorien consiste à refaire l’histoire<br />

du cinéma à même <strong>le</strong> cinéma, à s’y implanter pour y faire résonner des<br />

préoccupations qui lui sont propres et ainsi s’y originer après coup. Il ne<br />

s’agit pas là d’une vulgaire quête de légitimité par réécriture téléologique<br />

de l’histoire, qui aboutirait à naturaliser <strong>le</strong> cinéma expérimental comme<br />

étant <strong>le</strong> destin qu’aurait dû avoir <strong>le</strong> cinéma. Il s’agit simp<strong>le</strong>ment de montrer<br />

que celui-là est bien un des destins possib<strong>le</strong>s de celui-ci. Point de<br />

finalisme à rebours chez <strong>le</strong> métahistorien framptonien dont la position<br />

s’apparente à cel<strong>le</strong> de l’historien matérialiste chez Walter Benjamin :<br />

« brosser à contresens <strong>le</strong> poil trop luisant de l’histoire » 29.<br />

Les thèses « Sur <strong>le</strong> concept d’histoire », dernier texte de Benjamin avant<br />

son su<strong>ici</strong>de, ont été écrites au printemps 1940, lorsqu’il était « minuit<br />

dans <strong>le</strong> sièc<strong>le</strong> » (Victor Serge), quelques années avant que <strong>le</strong> cinéma n’accède<br />

quant à lui à l’histoire. 1943 est en effet pour Frampton une datebutoir,<br />

cel<strong>le</strong> de la fin de la préhistoire du cinéma (envisagé comme art).<br />

C’est notamment Maya Deren (son premier film, Meshes of the Afternoon,<br />

date de 1943) qui est censée avoir fait franchir ce seuil au cinéma, non<br />

seu<strong>le</strong>ment par sa pratique (expérimenta<strong>le</strong>) du cinéma, mais aussi (et<br />

peut-être surtout) pour la mise en place d’un réseau de diffusion pour<br />

ses films, ainsi que pour sa manière de <strong>le</strong>s accompagner sur <strong>le</strong> mode<br />

critique afin d’en orienter la réception 30. Prendre à rebrousse-poil l’histoire<br />

du cinéma, c’est rebrousser chemin à travers un paysage de ruines,<br />

celui des virtualités laissées derrière el<strong>le</strong> par cette histoire des vainqueurs<br />

tant conspuée par Benjamin ; c’est actualiser certaines de ces virtualités<br />

pour montrer que rien n’était joué à l’origine, que <strong>le</strong> cinéma aurait parfaitement<br />

pu ne pas s’engager sur la pente du « cinéma NRI » (Narratif-<br />

Représentatif-Industriel) 31, ce cinéma qui l’a effectivement emporté sur<br />

<strong>le</strong> champ de l’histoire, à coup de conventionnalisations successives et<br />

de naturalisations intempestives. Ce cinéma des vainqueurs, c’est plus<br />

précisément, pour <strong>le</strong>s tenants du nouveau cinéma américain, <strong>le</strong> cinéma<br />

classique tel qu’il s’est mis en place dès 1913 avec la généralisation du<br />

long métrage de fiction, qu’il s’est stabilisé dans la pratique des genres<br />

après la Première Guerre et dans <strong>le</strong> travail du son comme col<strong>le</strong> à image<br />

des années 30 aux années 50, et qu’il se serait fina<strong>le</strong>ment maintenu dans<br />

Etudes 25<br />

p. 130 -138 (on en trouve une nouvel<strong>le</strong> traduction<br />

dans Hollis Frampton, L’écliptique du<br />

savoir. Film. Photographie. Vidéo, éd. Annette<br />

Michelson et Jean-Michel Bouhours, Centre<br />

Georges Pompidou, Paris, 1999).<br />

28 Id., p. 135 -136 (c’est Frampton qui souligne).<br />

29 Walter Benjamin, « Sur <strong>le</strong> concept d’histoire<br />

» (Thèse VII), in W. Benjamin, Ecrits français,<br />

Gallimard (Bibliothèque des idées), Paris,<br />

1991, p. 343 (la traduction est de Benjamin<br />

lui-même).<br />

30 Sur tous ces points, voir Alain-Alcide Sudre,<br />

Dialogues théoriques avec Maya Deren. Du<br />

cinéma expérimental au cinéma ethnogra-<br />

phique, L’Harmattan, Paris, 1996.<br />

31Voir Claudine Eizykman, La jouissancecinéma,<br />

UGE (10/18, n o 1016), Paris, 1976.


26<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

32 Sur la radicalisation du nouveau cinéma<br />

américain après l’abandon du modè<strong>le</strong> (esthétique<br />

et stratégique) de la Nouvel<strong>le</strong> Vague<br />

française, voir D. Noguez, Une renaissance du<br />

cinéma, op. cit., chap. 3.<br />

33 Voir Noël Burch, La lucarne de l’infini, op. cit.<br />

34 D. Noguez, Une renaissance du cinéma,<br />

op. cit., p. 291.<br />

35 P. Adams Sitney, Le cinéma visionnaire,<br />

op. cit., p. 327.<br />

36 Peter Gidal, Materialist Film, Rout<strong>le</strong>dge,<br />

Londres-New York, 1989, p. 95 (nous traduisons).<br />

37 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie<br />

de Marx », in Louis Althusser, Etienne Balibar,<br />

Roger Estab<strong>le</strong>t, Pierre Macherey, Jacques<br />

Rancière, Lire <strong>le</strong> Capital, t. 1, François Maspero<br />

(Théorie), Paris, 1965, p. 31.<br />

38 Pour reprendre une formu<strong>le</strong> qu’Eric Alliez<br />

utilise pour définir <strong>le</strong> rapport de De<strong>le</strong>uze à Kant<br />

(De<strong>le</strong>uze philosophie virtuel<strong>le</strong>, Synthélabo (Les<br />

Empêcheurs de penser en rond), Paris, 1996,<br />

p. 36).<br />

39 Christian Metz, Le signifiant imaginaire, UGE<br />

(10/18, n o 1134), Paris, 1977, p. 171.<br />

40Jacobs, cité par P. Adams Sitney, Le cinéma<br />

visionnaire, op. cit., p. 327.<br />

41 Michaël Löwy, Walter Benjamin : Avertissement<br />

d’incendie. Une <strong>le</strong>cture des thèses « Sur<br />

<strong>le</strong> concept d’histoire », PUF (Pratiques théoriques),<br />

Paris, 2001, p. 104.<br />

42 Id., p. 3.<br />

<strong>le</strong>s cinémas de la modernité européenne 32. Jacobs remonte quant à lui<br />

encore plus loin dans <strong>le</strong> temps puisqu’il jette son dévolu sur un film<br />

antérieur à 1908, donc aux premières grandes normalisations que sont,<br />

sur <strong>le</strong> plan esthétique, la propagation internationa<strong>le</strong> du « MRI » (Mode<br />

de Représentation Institutionnel) 33, et, sur <strong>le</strong> plan industriel, la création<br />

aux USA du premier trust, <strong>le</strong> MPPC (Motion Picture Patents Company),<br />

sous la hou<strong>le</strong>tte d’Edison, celui dont on dit parfois qu’il aurait pu inventer<br />

<strong>le</strong> cinéma s’il l’avait voulu…<br />

Le film de Bitzer relève déjà d’un genre narratif (linéarisation du signifié)<br />

et raccordant (linéarisation du signifiant). Cependant, comme nous<br />

avons essayé de <strong>le</strong> montrer plus haut, rien ne semb<strong>le</strong> définitivement joué<br />

dans ce film, comme suspendu entre plusieurs âges du cinéma. Filant<br />

cette métaphore anthropocentrique, des critiques ont pu voir chez<br />

Bitzer une « naïveté perdue » 34 et chez Jacobs la volonté de « retrouver<br />

l’innocence dans l’enfance même du médium » 35 et de provoquer ainsi<br />

un « rajeunissement de la vision » 36. Il s’est agi pour Jacobs, de même<br />

que Bitzer était repassé par la peinture, de repasser par <strong>le</strong> cinéma des premiers<br />

temps pour en actualiser des virtualités restées <strong>le</strong>ttre morte pour<br />

<strong>le</strong> cinéma NRI et dont il s’essaye en cinéma à retrouver <strong>le</strong> chiffre. La<br />

re<strong>le</strong>cture jacobsienne du cinéma des premiers temps peut être qualifiée<br />

de « symptôma<strong>le</strong> », dans l’acception althussérienne du terme 37, dans la<br />

mesure où l’on peut considérer qu’el<strong>le</strong> cherche, sinon à démontrer, tout<br />

du moins à montrer que <strong>le</strong> film de Bitzer répond à des questions qu’il ne<br />

s’est pas posées, qu’il est censé ne pas avoir pu se poser, étant situé « en<br />

dehors de l’enceinte intentionnel<strong>le</strong> » de l’art cinématographique. En confrontant<br />

<strong>le</strong> film de Bitzer à « l’hétérogenèse de son impensé » 38, Jacobs<br />

pense cet impensé non pas en termes de manque, mais en termes d’inachèvement<br />

ontologique à va<strong>le</strong>ur heuristique en ce sens qu’il n’engage<br />

rien moins qu’« une [autre] histoire du cinéma » (Peter Kubelka), cel<strong>le</strong> du<br />

cinéma expérimental, ou plutôt des pratiques expérimenta<strong>le</strong>s de cinéma,<br />

qui n’ont pas vocation à faire genre, fût-ce pour s’inscrire en faux contre<br />

ce « sur-genre » 39 qu’est <strong>le</strong> cinéma narratif classique. Si Jacobs repasse<br />

par <strong>le</strong> film de Bitzer, ce n’est pas pour <strong>le</strong> repasser, l’éta<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> lit de<br />

Procuste du NRI, mais pour en « vérifier l’infinie richesse » 40. Il effectue<br />

ce « saut du tigre dans <strong>le</strong> passé » dont par<strong>le</strong> Benjamin dans sa Thèse XIV<br />

et qui consiste à « s’appropri[er] un moment explosif du passé, chargé<br />

de temps actuel » 41 pour en accomplir la rédemption dans l’avenir. La<br />

philosophie de l’histoire de Benjamin, influencée à la fois par <strong>le</strong> romantisme<br />

al<strong>le</strong>mand, <strong>le</strong> messianisme juif et <strong>le</strong> marxisme, « utilise la nostalgie<br />

du passé comme méthode révolutionnaire de critique du présent » 42.<br />

C’est toute l’histoire du cinéma que Jacobs force à repasser par <strong>le</strong> cinéma


des premiers temps, une des procédures de réappropriation qu’il met<br />

en œuvre consistant à NRIser <strong>le</strong> film de Bitzer, à <strong>le</strong> normaliser. Cette<br />

procédure, il l’utilise surtout au début de son film, on <strong>le</strong> verra, mimant<br />

par là ce qu’on a pu faire subir à certains films primitifs, tels que The<br />

Life of an American Fireman (E.S. Porter, USA, 1902), remonté en montage<br />

alterné, alors qu’il « se contentait » de répéter une même action (<strong>le</strong><br />

sauvetage d’une mère et de son enfant par un pompier) sous deux points<br />

de vue différents, en un chevauchement temporel longtemps considéré<br />

comme de mauvais aloi.<br />

Une esthétique de la vérification<br />

La démarche de Jacobs s’apparente selon ses propres dires à cel<strong>le</strong> du<br />

peintre 43. On peut dire qu’il travail<strong>le</strong> sur <strong>le</strong> film de Bitzer comme <strong>le</strong><br />

peintre sur <strong>le</strong> motif, s’essayant à en restituer par touches successives<br />

toute la comp<strong>le</strong>xité. Avec pour pinceau sa caméra, il s’approche de<br />

l’écran où <strong>le</strong> film de Bitzer est projeté, tantôt en se déplaçant, caméra<br />

portée, dans l’espace du dispositif, tantôt en zoomant, un zoom<br />

haptique plus qu’optique, qui peut al<strong>le</strong>r jusqu’à la « dissolution dans <strong>le</strong><br />

microscopique (Les grains ! Les grains !) » 44. Cette caméra-pinceau peut<br />

faire penser à la caméra-stylo d’Astruc, qui devait permettre à la pensée<br />

de « s’écrire directement sur la pellicu<strong>le</strong> » 45, pensée visuel<strong>le</strong> en acte,<br />

avec comme différence essentiel<strong>le</strong> que si cel<strong>le</strong>-ci « pompe directement à<br />

même l’univers » 46, cel<strong>le</strong>-là s’affronte à une réalité déjà médiatisée par<br />

toute une série de transferts successifs : de la réalité du tournage au film<br />

de 1905, de celui-ci au paper print, de celui-ci à une copie 35, de cel<strong>le</strong>-ci<br />

à une copie 16, objet à son tour de ce que Mekas a appelé « traduction<br />

filmique » (film translation) 47.<br />

Selon Bart Testa, auteur d’un excel<strong>le</strong>nt ouvrage d’ensemb<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s rapports<br />

entre cinéma des premiers temps et pratiques expérimenta<strong>le</strong>s de<br />

cinéma, Jacobs procède toujours en trois étapes dans son exploration du<br />

film de Bitzer : « une clarification du plan-tab<strong>le</strong>au d’origine, l’isolation<br />

de détails et la décomposition de l’illusion [référentiel<strong>le</strong>] jusqu’à son<br />

infrastructure matériel<strong>le</strong> » 48. Il nous faut préciser que ces différentes<br />

étapes ne se situent pas au même niveau. La clarification est une opération<br />

dont <strong>le</strong> but est, comme son nom l’indique, de clarifier <strong>le</strong> film<br />

de Bitzer. Une tel<strong>le</strong> visée ressortit à une idéologie qui taxe ce dernier<br />

d’obso<strong>le</strong>scence et <strong>le</strong> considère par conséquent comme just<strong>ici</strong>ab<strong>le</strong> d’une<br />

procédure réadaptative. Cette idéologie, on l’a déjà dit, n’est pas cel<strong>le</strong> de<br />

Jacobs qui ne fait que la mimer, en début de film surtout, dans son analyse<br />

du plan 1 49, mais parfois aussi en début d’analyse des plans suivants,<br />

pour toujours rapidement l’abandonner au seul profit de la visée qui lui<br />

44 Id., p. 10.<br />

Etudes 27<br />

43 Voir Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,<br />

op. cit., p. 11.<br />

45 A<strong>le</strong>xandre Astruc, « Naissance d’une nouvel<strong>le</strong><br />

avant-garde, la caméra-stylo » [1948], in<br />

Trafic, n o 3, été 1992, p. 149.<br />

46 A. Astruc, « L’avenir du cinéma » [1948], ibid.,<br />

p. 157.<br />

47Jonas Mekas, Ciné-Journal. Un nouveau<br />

cinéma américain (1959 -1971), trad. Dominique<br />

Noguez, Paris Expérimental, Paris, 1992,<br />

p. 311.<br />

48 Bart Testa, Back and Forth. Early Cinema<br />

and the Avant-Garde, Art Gal<strong>le</strong>ry of Ontario,<br />

Ontario, 1992, p. 12 (nous traduisons).<br />

49 Burch par<strong>le</strong> à ce propos de simulation du<br />

« processus auquel l’œil conditionné par l’Institution<br />

moderne voudrait voir soumettre <strong>le</strong> film »<br />

(La lucarne de l’infini, op. cit., p. 147).


28<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

50 Nous manquons malheureusement d’informations<br />

à ce propos.<br />

51 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit.,<br />

p. 5.<br />

est propre, cel<strong>le</strong> qui consiste à explorer <strong>le</strong> film pour en « vérifier l’infinie<br />

richesse ». Isolation et décomposition sont quant à el<strong>le</strong>s des moyens, et<br />

en tant que tels mis au service de l’une ou l’autre de ces visées. Il faut<br />

nous attarder, ce que Testa n’a guère <strong>le</strong> temps de faire, sur <strong>le</strong>s modalités<br />

techniques de l’isolation et de la décomposition, autrement dit sur <strong>le</strong>s<br />

différentes procédures de réappropriation mises en œuvre par Jacobs.<br />

L’isolation est cel<strong>le</strong> de détails pré<strong>le</strong>vés à l’intérieur des différents planstab<strong>le</strong>aux.<br />

Son envers est la prise de distance vis-à-vis de ces détails, par<br />

<strong>le</strong> biais de plans plus éloignés, jusqu’au retour à la grosseur du plan d’origine,<br />

voire jusqu’à la production d’un effet-écran déjà mentionné (voir<br />

II/P1.A.b, VII/P3.A.d, VIII/P4.A.c, XI/P5.A.a, XI/P5.A.c, XVI/P8.A.a).<br />

Le prélèvement de détails peut se faire par coupe ou en continuité, et,<br />

dans ce second cas, par travelling ou par zoom (travelling optique).<br />

Par travelling, nous entendons un mouvement d’avancée de la caméra<br />

(portée par Jacobs) en direction de l’écran de projection. Pour ce qui<br />

est de la coupe, nous aimons à penser 50 qu’el<strong>le</strong> est faite dans la caméra,<br />

c’est-à-dire non pas au montage, mais au tournage, par interruption<br />

momentanée de la prise de vues, cel<strong>le</strong>-ci pouvant parfaitement s’accompagner,<br />

sur instruction, d’un déc<strong>le</strong>nchement (arrêt provisoire) de<br />

l’appareil de projection. Il ne faut pas confondre ce déc<strong>le</strong>nchement avec<br />

l’interruption de la projection, cel<strong>le</strong>-ci étant, on l’a vu, de l’ordre de la<br />

performance. La durée de projection, entendue dans ce sens, est éga<strong>le</strong><br />

au temps qu’il a fallu à Jacobs pour mener à bien son entreprise (nous<br />

mettons entre parenthèses <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> film a été retouché deux ans plus<br />

tard), « expérience sensoriel<strong>le</strong> » 51 dont <strong>le</strong> film serait <strong>le</strong> compte-rendu,<br />

avec cette particularité que ce dernier est coa<strong>le</strong>scent à l’expérience, qu’il a<br />

été établi simultanément au dérou<strong>le</strong>ment de cel<strong>le</strong>-ci. Le film rend ainsi<br />

compte de l’expérience vécue d’un spectateur-performer, modulée temporel<strong>le</strong>ment<br />

en fonction des rythmes d’appréhension qui lui sont propres.<br />

Il objective, pour nous qui en sommes <strong>le</strong>s spectateurs, la manière dont<br />

<strong>le</strong> spectateur Jacobs a vu un autre film (celui de Bitzer), ou plutôt la<br />

11 12


manière dont il se l’est donné à voir. Une tel<strong>le</strong> objectivation ne tombe<br />

pas sous <strong>le</strong> coup de l’aporie bien mise en évidence par Noël Carroll 52<br />

dans la théorie de Münsterberg 53. Ce dernier avance en effet qu’un<br />

film objective la manière même dont il est vu, de par <strong>le</strong>s équiva<strong>le</strong>nts<br />

plastiques qu’il propose aux différentes opérations menta<strong>le</strong>s mises en<br />

jeu par <strong>le</strong> spectateur pour l’appréhender. Par exemp<strong>le</strong>, <strong>le</strong> gros plan serait<br />

l’équiva<strong>le</strong>nt plastique de l’attention, et <strong>le</strong> flash-back celui de la mémoire.<br />

L’objectivation münsterbergienne condamne en fait <strong>le</strong> spectateur à la<br />

passivité, <strong>le</strong> film travaillant à la place du spectateur, faisant à sa place ce<br />

qu’il n’a plus à faire. Rien de tel en ce qui nous concerne puisque si <strong>le</strong><br />

film de Bitzer a déjà été vu par Jacobs, celui de Jacobs reste à voir. C’est<br />

à nous spectateurs de <strong>le</strong> gagner au champ du visib<strong>le</strong>, ce qui n’est pas une<br />

mince affaire, on <strong>le</strong> voit !<br />

Mais revenons aux techniques de l’isolation. Chez Jacobs, tout mouvement<br />

(optique ou physique) en direction de l’écran se fait au risque de<br />

l’absorption, non pas diégétique (dans l’histoire racontée, dont la mesure<br />

a en fait déjà pu être prise en I/P1-P8), mais filmographique (dans la<br />

matérialité argentique de l’image). Ce risque nous semb<strong>le</strong> être pris en<br />

toute connaissance de cause (et toute jouissance). Tout mouvement se<br />

fait en effet au risque d’un déplacement de visée : la clarification peut<br />

rapidement céder la place, dans <strong>le</strong> direct de l’expérience, à une vérification,<br />

par nature indéterminée dans son objet (l’infinie richesse dont il<br />

est question est un postulat) et sur laquel<strong>le</strong> toute réponse mise à jour (au<br />

sens althussérien de l’opération, voir supra) ne peut que rétroagir. Ainsi,<br />

la clarification (en II/P1.A.a) des circonstances du vol du cochon (Tom<br />

profite du fait que <strong>le</strong> jong<strong>le</strong>ur accapare toute l’attention, et il commet<br />

son larcin lorsque celui-ci laisse tomber ses bal<strong>le</strong>s), vire-t-el<strong>le</strong> parfois à<br />

l’abstraction pure (gros plan sur <strong>le</strong> costume étincelant de blancheur du<br />

jong<strong>le</strong>ur) et el<strong>le</strong> cède ensuite la place (en II/P1.A.b) à l’attention portée<br />

à des personnages qui gravitent autour du trio jong<strong>le</strong>ur-Tom-Pantalons<br />

Rayés mais qui ne sont pas partie prenante dans la péripétie sé<strong>le</strong>ctionnée<br />

par Bitzer, tels que la funambu<strong>le</strong> callipyge, au costume « comme<br />

vaporisé sur ses formes naturel<strong>le</strong>s : seins, fesses, ventre » 54. Cel<strong>le</strong>-ci ne<br />

tarde pas à être comme absorbée par <strong>le</strong> fond entre deux bâtiments, où<br />

sa croupe se fond ton sur ton à la faveur de la perte de contraste d’une<br />

copie ô combien contretypée, en une sorte d’explosion atomique 55<br />

(fig. 11). Son déplacement sur <strong>le</strong> fil se fait aussi sur <strong>le</strong> fond (à droite) d’une<br />

enseigne représentant un cheval de Troie 56, qu’el<strong>le</strong> semb<strong>le</strong> prendre dans<br />

son cerceau, prodrome d’un accoup<strong>le</strong>ment monstrueux consommé en<br />

V/P1.B.b, à la faveur cette fois-ci du rabattement des plans de profondeur,<br />

la figure étant mise au même plan que <strong>le</strong> fond (fig. 12). Re<strong>le</strong>vons<br />

Etudes 29<br />

52 Voir Noël Carroll, « Film/Mind Analogies : the<br />

Case of Hugo Munsterberg », in The Journal of<br />

Aesthetics and Art Crit<strong>ici</strong>sm, vol. 46, n o 4, été<br />

1988, p. 489 - 499.<br />

53 Voir Hugo Münsterberg, The Photoplay. A<br />

Psychological Study, D. App<strong>le</strong>ton and Company,<br />

New York-Londres, 1916 (réédition : Dover<br />

Press, New York, 1970).<br />

54 Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom », op. cit.,<br />

p. 19.<br />

55 Cf. la première phrase d’une présentation<br />

par Jacobs de son film : « J’ai été influencé<br />

par <strong>le</strong>s bombes atomiques » (in Ken Jacobs,<br />

Deutsche Kinemathek, Berlin, 1986).<br />

56 Cette enseigne annonce chez Hogarth une<br />

adaptation théâtra<strong>le</strong> de l’Iliade, qui n’est en<br />

fait plus représentée depuis 1726, <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au<br />

datant, rappelons-<strong>le</strong>, de 1733.


30<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

57 Voir Umberto Eco, La structure absente. Introduction<br />

à la recherche sémiotique, Mercure de<br />

France, Paris, 1972 [1 ère éd. italienne : 1968].<br />

13<br />

que dans <strong>le</strong> plan 1 du film de Bitzer la funambu<strong>le</strong> disparaît (hors-vue en<br />

2'52'', puis hors-champ gauche) bien avant que <strong>le</strong> vol n’ait lieu (en 3'43'').<br />

Autrement dit, entre II/P1.A.a et II/P1.A.b, il y a flash-back par rapport<br />

à la temporalité diégétique du film de Bitzer. Le changement de visée<br />

dans l’exploration du film a donc des incidences aussi bien temporel<strong>le</strong>s<br />

que spatia<strong>le</strong>s : <strong>le</strong> fait d’en avoir terminé rapidement avec <strong>le</strong>s circonstances<br />

du vol amène Jacobs à revenir sur une figure évacuée par <strong>le</strong> récit<br />

bitzérien et à la sé<strong>le</strong>ctionner à son tour, non pas pour ses implications<br />

diégétiques, mais pour sa richesse plastique. On peut voir dans <strong>le</strong> cheval<br />

de Troie qui se trouve associé à cette figure une de ces unités résonantes<br />

chères à Frampton : implantée dans l’organisme bitzérien, el<strong>le</strong> a tôt fait<br />

d’en libérer <strong>le</strong>s énergies explosives…<br />

L’intérêt porté à la figure humaine tout au long du film se fait souvent<br />

aux dépens de son intégrité physique et, partant, des compétences (narratives)<br />

qui lui sont attachées. Le corps humain peut être simp<strong>le</strong>ment<br />

démembré, comme c’est par exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> cas en V/P1.B.f, où <strong>le</strong> bras d’un<br />

joueur en train de se querel<strong>le</strong>r avec son partenaire se désolidarise progressivement<br />

de son tronc au gré aussi bien de l’absence de contraste déjà<br />

évoquée que de l’arrêt sur image qui redoub<strong>le</strong> l’isolation par la duplication<br />

n fois d’un même photogramme et lui donne une consistance<br />

temporel<strong>le</strong> décontextualisante (organe célibataire dénué de fonction).<br />

Il peut aussi être remembré, comme en XI/P5.A.c (fig. 13) où <strong>le</strong> geste<br />

a priori innocent d’un homme soutenant une femme par <strong>le</strong> bras pour<br />

l’aider à monter une échel<strong>le</strong>, mixe génétiquement cette dernière au corps<br />

de l’homme (organisme inédit qui n’est rattachab<strong>le</strong> qu’à un règne encore<br />

à venir). Pour <strong>le</strong> dire dans <strong>le</strong>s termes de l’analyse de la trip<strong>le</strong> articulation<br />

chez Umberto Eco 57, cette reconfiguration de l’humain fait régresser,<br />

sur <strong>le</strong> plan sémantique, signes et sèmes iconiques (unités de signification<br />

de première et de seconde articulation) au stade pré-articulatoire de la<br />

figure iconique (dénuée de signification). L’isolation peut à l’inverse<br />

porter sur des objets, <strong>le</strong>s plus communs qui soient, tels qu’une cruche et<br />

un pot-à-lait (en XV/P7.A.b), que Jacobs ne soustrait pas à <strong>le</strong>ur fonction<br />

narrative en <strong>le</strong>s désarticulant, puisqu’en l’occurrence ils n’en ont point<br />

et que Jacobs semb<strong>le</strong> simp<strong>le</strong>ment s’émerveil<strong>le</strong>r, en attirant notre attention<br />

sur eux, qu’ils puissent ne pas subir <strong>le</strong>s conséquences de l’action en<br />

cours : à <strong>le</strong>ur entrée dans la pièce, <strong>le</strong>s poursuivants chutent en masse tout<br />

près de la cruche, tandis que <strong>le</strong> pot-à-lait se trouve sur une tab<strong>le</strong> placée<br />

dans la trajectoire de sortie des personnages par la fenêtre.<br />

Si l’isolation ressortit essentiel<strong>le</strong>ment à l’iconique, la décomposition<br />

explore quant à el<strong>le</strong> <strong>le</strong> domaine de la kinè, avec une prédi<strong>le</strong>ction


marquée pour tous <strong>le</strong>s mouvements se situant en deçà ou au-delà du<br />

signe kinésique (unité signifiante de mouvement, de troisième articulation<br />

dans la typologie d’Eco). Signes kinésiques : mouvements des<br />

poursuivants finalisés par l’enjeu de la poursuite. Au-delà : phénomènes<br />

d’entassement des corps, faisant momentanément bloc à chaque<br />

obstac<strong>le</strong> (dans l’ordre : porte, cheminée, échel<strong>le</strong>, palissade, fenêtre) ou<br />

piège ; mouvements re<strong>le</strong>vés de <strong>le</strong>ur astreinte narrative tel que <strong>le</strong> geste<br />

galant mentionné plus haut, ou, dans <strong>le</strong> même segment (XI/P5.A.b,<br />

fig. 14), l’index d’un poursuivant, non plus tendu vers la cib<strong>le</strong> (Tom<br />

qu’on croit caché dans <strong>le</strong> grenier à foin), mais vers des rayures du paper<br />

print d’origine qui pour <strong>le</strong> coup semb<strong>le</strong>nt intégrées à l’univers filmique.<br />

En deçà (figures kinésiques, unités de mouvement dénuées de signification)<br />

: mouvements arrêtés sur image et saisis en début de variation<br />

sur un plan, avant qu’ils ne soient engagés dans une logique narrative.<br />

Modalités de cette décomposition du mouvement : <strong>le</strong> zoom, mais envisagé<br />

dans sa dynamique et non plus dans son résultat, un zoom sur une<br />

image en mouvement ou gelée au préalab<strong>le</strong> (de façon à évacuer <strong>le</strong> mouvement<br />

d’origine), un zoom <strong>le</strong> plus souvent (dès II/P1.A.a) retravaillé<br />

stroboscopiquement par l’insertion d’un ou plusieurs photogrammes au<br />

noir, non pas au montage, aimons-nous à penser à nouveau (cf. supra),<br />

mais à la projection, la vitesse de rotation de l’obturateur pouvant aussi<br />

être modifiée 58 ; la réversion de bande, comme archéologie d’un mouvement<br />

auquel il devient alors possib<strong>le</strong> de prêter un autre destin (voir<br />

VIII/P4.A.c et XV/P7.A.c) ; l’arrêt sur image, comme ponctuation d’une<br />

décomposition, soit stase sur un instant non quelconque, prégnant<br />

(comme en VII/P3.A.d où <strong>le</strong> premier poursuivant à faire irruption dans<br />

la pièce semb<strong>le</strong> faire vêtement de tout lambeau de la toi<strong>le</strong> peinte figurant<br />

la porte), soit sortie intermittente de l’abstraction (comme en IV/P8 -P1<br />

où chaque plan a droit à plusieurs arrêts sur image) ; <strong>le</strong> mauvais calage de<br />

la pellicu<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> couloir de projection, de façon à faire apparaître partiel<strong>le</strong>ment<br />

deux photogrammes et, par conséquent, <strong>le</strong>ur interimage (voir<br />

VII/P3.A.c ; XIV/P6.A.c), <strong>le</strong>s deux photogrammes en querel<strong>le</strong> de préséance<br />

à l’image pouvant même se situer à l’articulation de deux plans<br />

différents (voir XIV/P6.A.b, fig. 15). On pourrait al<strong>le</strong>r jusqu’à dire que <strong>le</strong><br />

Kalart-Victor, dont Jacobs se voulait un simp<strong>le</strong> « accessoire » 59, lui est ce<br />

pentac<strong>le</strong> occultiste évoqué par Frampton en 1972 et qui devait permettre<br />

à ce dernier de conjurer aussi bien la narration que <strong>le</strong> cadre et l’illusion<br />

photographique, autant de « structures stab<strong>le</strong>s d’énergie qui limitent <strong>le</strong>s<br />

formes engendrées, dans l’espace et <strong>le</strong> temps, par tout <strong>le</strong> celluloïd qui<br />

Etudes 31<br />

soit jamais passé en cascade dans la fenêtre du projecteur » 60. 60 Hollis Frampton, « Pentac<strong>le</strong> pour conjurer la<br />

narration », L’écliptique du savoir. Film. Photographie.<br />

Vidéo, op. cit., p. 30.<br />

14<br />

15<br />

58 Cf. Ken Jacobs, « Battre mon Tom Tom »,<br />

op. cit., p. 14.<br />

59 Ibid. (voir l’exergue).


32<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

61 Jean-Luc Godard, Introduction à une véritab<strong>le</strong><br />

histoire du cinéma, Albatros (Ça/Cinéma),<br />

Paris, 1980, p. 165 et 15.<br />

62 Interview de Jacobs in Film Culture, op. cit.,<br />

p. 80 - 81 (nous traduisons).<br />

63Jean-Luc Godard, Introduction à une véritab<strong>le</strong><br />

histoire du cinéma, op. cit., p. 21.<br />

64 Id., p. 166.<br />

65 Id., p. 26.<br />

66 Interview in Film Culture, op. cit., p. 76.<br />

67Jean-Luc Godard, Introduction à une véritab<strong>le</strong><br />

histoire du cinéma, op. cit., p. 24.<br />

Re<strong>le</strong>cture de l’histoire du cinéma en cinéma, où <strong>le</strong> cinéma est en position<br />

de métalangage par rapport à lui-même, l’entreprise jacobsienne nous<br />

fait penser à un autre projet, esquissé en ces termes par son auteur en<br />

1978 : « Avant de produire une histoire du cinéma, il faudrait produire<br />

la vision des films, et produire la vision des films ne consiste pas […]<br />

simp<strong>le</strong>ment à <strong>le</strong>s voir et puis ensuite à en par<strong>le</strong>r ; ça consiste peut-être<br />

à savoir voir. Il faudrait peut-être montrer… l’histoire de la vision que<br />

<strong>le</strong> cinéma qui montre <strong>le</strong>s choses a développée, et l’histoire de l’aveug<strong>le</strong>ment<br />

qu’il a engendrée ». Ce passage est extrait d’un scénario, celui<br />

d’« une éventuel<strong>le</strong> série de films intitulé : introduction à une véritab<strong>le</strong><br />

histoire du cinéma, et de la télévision, véritab<strong>le</strong> en ce sens qu’el<strong>le</strong> serait<br />

faite d’images et de sons et non de textes, même illustrés ». On aura<br />

reconnu l’auteur de ces lignes, <strong>le</strong> Godard d’Introduction à une véritab<strong>le</strong><br />

histoire du cinéma 61, livre issu d’une série de conférences données au<br />

Conservatoire d’Art Cinématographique de Montréal en automne et<br />

hiver 1978. Dans l’esprit de Godard, ces conférences étaient coproduites<br />

entre Sonimage, sa maison de production, et <strong>le</strong> Conservatoire, et ne<br />

constituaient que <strong>le</strong> scénario d’un film encore à venir et qui n’adviendra<br />

qu’une dizaine d’années plus tard avec <strong>le</strong>s Histoire(s) du cinéma (1988 -<br />

1997). Même rapport au discours sur <strong>le</strong> cinéma, considéré comme faisant<br />

partie intégrante de l’œuvre cinématographique, chez Godard et Jacobs,<br />

celui-ci considérant ses propres conférences comme des « œuvres d’art à<br />

part entière » 62. Même rapport archéologique à l’histoire du cinéma : tous<br />

deux interrogent <strong>le</strong>s conditions de possibilité du cinéma tel qu’il existe<br />

hic et nunc, cinéma fait pour Godard de l’accumulation de « couches<br />

géologiques », de « glissements de terrain culturels » 63. Même volonté de<br />

faire devant <strong>le</strong> spectateur des « expériences de vision » 64, d’al<strong>le</strong>r y voir<br />

pour forcer <strong>le</strong> spectateur à se poser « des questions auxquel<strong>le</strong>s il n’y a<br />

pas à répondre » 65, <strong>le</strong>s réponses ayant toujours-déjà été là. L’expérience<br />

jacobsienne se conclut quant à el<strong>le</strong> par un faux retour du même (la coda<br />

mise entre parenthèses), la reprise du film de Bitzer qu’on ne saurait plus<br />

voir avec <strong>le</strong>s mêmes yeux qu’au début. Jacobs repose sa caméra-pinceau<br />

comme <strong>le</strong> narrateur roussellien de La Vue (1904) son porte-plume à vue<br />

enchâssée dans une bou<strong>le</strong> de verre. Entre <strong>le</strong>s deux occurrences du film,<br />

comme entre un ref<strong>le</strong>t momentané qui s’allume et un éclat qui décroît<br />

(voir <strong>le</strong> premier vers et <strong>le</strong> début de la dernière strophe de La Vue), un<br />

monde s’est <strong>le</strong>vé, dont la mesure n’a été prise qu’en apparence (Pour<br />

Jacobs, Tom, Tom est « un film dans <strong>le</strong>quel s’égarer » 66.) Une différence<br />

de tail<strong>le</strong> tout de même entre Godard et Jacobs : si celui-ci fait repasser<br />

toute l’histoire du cinéma par <strong>le</strong> cinéma des premiers temps, celui-là<br />

la fait repasser par « [s]es propres vingt ans de cinéma » 67, l’histoire du<br />

cinéma lui faisant office de « psychanalyse de [lui]-même, de [s]on


travail » 68. Pour Jacobs, l’histoire du cinéma, ou plutôt l’historiographie<br />

du cinéma en cinéma, fait office de « seul tribunal d’appel du passé »,<br />

pour reprendre <strong>le</strong>s mots de Max Horkheimer, qui parlait là en 1934 de<br />

l’historiographie en général 69.<br />

Annexe I<br />

Descriptif plan par plan du film de Bitzer (où P = plan)<br />

P1 (1'03''- 3'57'') [extérieur place de foire] : après <strong>le</strong> vol (en 3'43'') du<br />

cochon par A1 1 , sortie gauche-cadre, au second plan, de A1 et A2, masqués<br />

par la fou<strong>le</strong> au premier plan (<strong>le</strong>ur mouvement en direction de la<br />

sortie s’effectue donc hors-vue), puis sortie gauche-cadre de B 2 , achevée<br />

en fin de plan<br />

P2 (3'58''- 4'26'') [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 et A2<br />

en début de plan et disparition (hors-vue) par la porte ; entrée gauchecadre<br />

de B, s’agglutinant devant la porte pour l’abattre<br />

P3 (4'27''- 5'24'') [intérieur maison] : disparition (hors vue) par la cheminée<br />

de A1 et A2 (montée en réversion de bande); entrée de B (en provenance<br />

du hors-vue) par éventrement de la toi<strong>le</strong> peinte figurant la porte<br />

P4 (5'25''-7'59'') [même extérieur qu’au plan 2] : surgissement (en provenance<br />

du hors-vue) par la cheminée de A1 et A2 en début de plan, et<br />

sortie droite-cadre ; sortie par la cheminée de 17B, 4B passant par la<br />

porte ; sortie droite-cadre des 21B, puis de trois observateurs (qui ne<br />

part<strong>ici</strong>pent pas à la poursuite), achevée en fin de plan<br />

P5 (8'- 9'34'') [intérieur grange] : entrée (en provenance du hors-vue)<br />

par une porte (filmée fronta<strong>le</strong>ment et située bord-cadre à gauche) de<br />

A1 en début de plan (A2 a provisoirement disparu, passé à la trappe<br />

d’une fiction à trous), et disparition (hors-vue) de A1 (il se cache dans<br />

<strong>le</strong> foin) ; entrée de 8B par la même porte (13B ont eux aussi passé à la<br />

trappe), et disparition (hors-champ partie supérieure du cadre) de ces<br />

rescapés par une échel<strong>le</strong> (ils croient que A1 s’est caché dans <strong>le</strong> grenier<br />

à foin) ; surgissement de A1 hors du foin et sortie par la porte ; réapparition<br />

(en provenance du hors-champ) des 8B qui sautent directement<br />

en bas (l’échel<strong>le</strong> a été entre-temps escamotée par A1) et sortie par la<br />

porte, achevée en fin de plan<br />

P6 (9'35''-10'16'') [extérieur maison] : entrée gauche-cadre de A1 en<br />

début de plan, puis disparition (hors-vue) par une porte ; entrée gauchecadre<br />

des 8B<br />

P7 (10'17''-10'53'') [intérieur maison] : A1 s’appuie contre la porte<br />

afin d’empêcher l’entrée de B ; irruption des 8B par la porte ; disparition<br />

(hors-vue), par une fenêtre de A1 et de 6B, puis par la porte des 2B restants,<br />

achevée en fin de plan<br />

1 Nous désignerons Tom et son acolyte respectivement<br />

par A1 et A2.<br />

2 Nous considérerons <strong>le</strong>s poursuivants comme<br />

une masse indifférenciée et <strong>le</strong>s désignerons<br />

par B, en pointant seu<strong>le</strong>ment à l’occasion la<br />

variation de <strong>le</strong>ur nombre (ex. 4B = quatre poursuivants).<br />

68 Ibid.<br />

Etudes 33<br />

69 Cité par M. Löwy, Walter Benjamin : Avertissement<br />

d’incendie, op. cit., p. 37.<br />

P8 (10'54''-12'18'') [extérieur ferme] : champ vide durant 50'' ; entrée<br />

droite cadre de A1 et A2 (ce dernier mystérieusement réapparu pour <strong>le</strong><br />

fina<strong>le</strong> !), A1 se cache dans un puits avec son larcin, tandis que A2 sort<br />

par la gauche ; entrée droite cadre de B (reconstitué partiel<strong>le</strong>ment tout<br />

aussi mystérieusement) et punition col<strong>le</strong>ctive du délinquant en herbe<br />

(qui vo<strong>le</strong> un cochon…), <strong>le</strong> cochon restant dans <strong>le</strong> puits et A2 définitivement<br />

hors-champ, ou plutôt hors-cadre, la logique centrifuge du film<br />

s’étant épuisée avec <strong>le</strong> dernier plan<br />

Annexe II<br />

Descriptif segment par segment du film de Jacobs, ou plutôt cartographie<br />

du voyage accompli par Jacobs à l’intérieur de l’organisme<br />

bitzerien 3<br />

I/P1-P8 (1'03''-12'18'') : première citation du film de Bitzer, y compris,<br />

au début, un carton-générique (maison de production + titre du film)<br />

II/P1.A (12'19''-22'07'') : première variation sur P1. Sous-segments :<br />

– P1.A.a (12'19''-16'51''), circonstances du vol du cochon (14'-14'03'' :<br />

reprise du titre du film, avec indication du copyright, 9.3.1905) ; à la fin,<br />

variation sur <strong>le</strong> titre, noir<br />

– P1.A.b (16'52''-20'32'') [fondu au blanc à l’ouverture] : funambu<strong>le</strong>, personnages<br />

se trouvant à ses pieds et cheval de Troie + effet-écran<br />

– P1.A.c (20'33''-22'07''), jong<strong>le</strong>ur-clown-acrobate<br />

III/P2.A (22'08''-23'42'') : première variation sur P2. Sous-segments :<br />

– P2.A.a (22'08''-23'07''), cheminée qui fait saillie jusqu’au sol (de<br />

même apparence que la partie inférieure du bâtiment en pierre de tail<strong>le</strong>),<br />

et qui fait ensuite fond sur l’arrivée des poursuivants (dès 22'25'')<br />

– P2.A.b (23'08''-23'42''), perspective peinte bord cadre gauche, faisant<br />

ensuite fond sur l’arrivée des trois observateurs (dès 23'19'') ; à la<br />

fin, porte du bâtiment<br />

IV/P8 -P1 (23'43''- 37'43'') : filage, de P8 à P1 (variations de vitesse<br />

de défi<strong>le</strong>ment, inférieure ou supérieure à la norma<strong>le</strong>, arrêts ; jamais<br />

de réversion de bande ; faisceau du projecteur visib<strong>le</strong> derrière la pellicu<strong>le</strong>);<br />

faisceau lumineux seul visib<strong>le</strong> (37'29'') ; à la fin, variation sur <strong>le</strong><br />

titre du film, noir<br />

3 Nous en profitons pour affiner <strong>le</strong> descriptif<br />

donné par Noguez (cf. Une renaissance du<br />

cinéma, op. cit., p. 291). Précisons que nous<br />

laissons de côté <strong>le</strong>s modifications introduites<br />

par Jacobs pour la seu<strong>le</strong> édition vidéo (cf. supra<br />

note 26), même si notre minutage provient bien<br />

de cette édition (il présente par conséquent<br />

des différences avec celui de Noguez).


34<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

V/P1.B (37'44''- 47'52'') : seconde variation sur P1. Sous-segments :<br />

– P1.B.a (37'44''-38'44''), pickpocket<br />

– P1.B.b (38'45''-39'35''), funambu<strong>le</strong> et cheval de Troie<br />

– P1.B.c (39'36''- 41'06'') [sans cut], personnages situés aux pieds de<br />

la funambu<strong>le</strong> (joueur de flûte, père de A1 ; pickpocket, A1, etc.) ; à la<br />

fin, noir<br />

– P1.B.d (41'07''- 41'54''), funambu<strong>le</strong> ; à la fin, noir<br />

– P1.B.e (41'55''- 42'52''), reprise indifférenciée de personnages<br />

– P1.B.f (42'53''- 45'49''), deux personnages devant une tab<strong>le</strong> de jeu<br />

(42'48''- 43' : A2, situé à <strong>le</strong>ur gauche, est associé au cheval de Troie),<br />

bagarre (bras en lévitation d’un des joueurs) ; à la fin, fondu au blanc, noir<br />

– P1.B.g (45'50''- 46’08''), vol du cochon, sortie poursuivants, jong<strong>le</strong>ur<br />

restant seul ; à la fin, blanc, noir<br />

– P1.B.h (46'09''- 47'52''), jong<strong>le</strong>ur<br />

VI/P2.B (47'53''- 49'53'') : seconde variation sur P2, de l’entrée de A<br />

jusqu’à l’arrêt sur image (qu’on trouve chez Bitzer ; <strong>ici</strong> en plan plus rapproché<br />

par zoom) sur l’homme s’apprêtant à abattre la porte (48'45''-<br />

48'49'' : insert VII/P3.A.a, A1 en réversion de bande)<br />

VII/P3.A (49'54''-1h00'03'') : variation sur P3. Sous-segments :<br />

– P3.A.a (49'54''- 50'53''), A2 et A1 descendant par la cheminée (rétablissement<br />

réalité du tournage)<br />

– P3.A.b (50'54''- 51'51''), femme au carreau, A1 monté en contrechamp<br />

de son regard ; à la fin, noir<br />

– P3.A.c (51'52''- 54'04''), A1 soumis à un processus répété de<br />

réversion/non-réversion de bande sous <strong>le</strong>s yeux de A2 ; à la fin, A1 et<br />

A2 sortant par la cheminée, puis noir (52'01''- 52'05'' [en raccord zoom<br />

avant] : insert VI/P2.B, démolition de la porte ; 52'55''- 53'14'' : recadrage<br />

de l’image à la projection)<br />

– P3.A.d (54'05''-1h00'03''), B faisant irruption par la porte (+ instant de<br />

réversion), grouillant à l’intérieur + effet-écran<br />

VIII/P4.A (1h00'04''-1h07'40'') : première variation sur P4. Soussegments<br />

:<br />

– P4.A.a (1h00'04''-1h00'20''), A sautant par la cheminée, trois observateurs<br />

coupés par <strong>le</strong> bord cadre gauche<br />

– P4.A.b (1h00'21''-1h01'53''), <strong>le</strong>s trois observateurs<br />

– P4.A.c (1h01'54''-1h07'40''), B rentrant par la cheminée (réversion de<br />

bande), puis (dès 1h04'20'') en descendant, puis y rentrant à nouveau<br />

(dès 1h05'41''), etc. ; à la fin, noir + effet-écran<br />

IX 4 (1h07'41''-1h08'25'') : pas de projection cinématographique,<br />

ombres colorées (lys orangé) sur un voilage, Flo Jacobs entre dans <strong>le</strong><br />

champ par la gauche (en 1h07'54''), de dos<br />

4 Contrairement à Noguez, nous considérons<br />

<strong>le</strong>s deux occurrences (cf. XII) d’ombres colorées<br />

comme des segments à part entière, et<br />

non pas comme des inserts, réservant cette<br />

notion aux inserts interpolés par Jacobs pour<br />

mimer une alternance P2/P3, et P6/P7 (inserts<br />

diégétiques déplacés au sens metzien), ainsi<br />

qu’aux inserts pro<strong>le</strong>ptiques de P8 en P7.<br />

X/P4.B (1h08'26''-1h09'13'') : seconde variation sur P4. Sortie de 4B<br />

par la porte, puis droite cadre ; sortie droite cadre des observateurs ; à<br />

la fin, noir<br />

XI/P5.A (1h09'14''-1h27'57'') [fondu au blanc à l’ouverture] : première<br />

variation sur P5. Sous-segments :<br />

– P5.A.a (1h09'14''-1h09'59'') : A1 entre puis se cache + effet-écran<br />

– P5.A.b (1h10'00''-1h12'01'') : B entre puis monte l’échel<strong>le</strong> ; A1 au pied<br />

de l’échel<strong>le</strong> ; à la fin, noir<br />

– P5.A.c (1h12'02''-1h27'57'') : B monte l’échel<strong>le</strong>, abstraction<br />

(1h25'01''-1h26'17'' : effet-écran et ombres chinoises réalisées devant<br />

l’écran ; à la fin, fondu au blanc, noir)<br />

XII (1h27'58''-1h29'18'') : seconde occurrence ombres colorées (pas<br />

de projection cinématographique)<br />

XIII/P5.B (1h29'19''-1h29'34'') : seconde variation sur P5 ; B saute<br />

puis sort<br />

XIV/P6.A (1h29'35''-1h33'14'') : variation sur P6. Sous-segments :<br />

– P6.A.a (1h29'35''-1h30'00''), B passe la barrière<br />

– P6.A.b (1h30'01''-1h30'20''), A1 passe la barrière (1h30'05''-<br />

1h30'12'' : recadrage de l'image à la projection, du dernier photogramme<br />

de P5 au premier de P6, champ vide avant l’entrée de A1), entre<br />

dans la maison ; à la fin, noir<br />

– P6.A.c (1h30'21''-1h33'14''), B à la porte (1h30'27'' : insert P7, mur ;<br />

1h30'36''-1h30'39'' : image décadrée à la projection), puis à nouveau<br />

à la barrière (1h30'54''-1h31'23''), à la porte (1h31'41''-1h31'46'' : insert<br />

P7, mur + A1 ; 1h31'58''-1h32' : insert P7, fenêtre sur mur de droite), à la<br />

barrière (1h32'13''-1h33'04''), à la porte<br />

XV/P7 (1h33'15''-1h39'50'') : variation sur P7. Sous-segments :<br />

– P7.A.a (1h33'15''-1h34'40''), laisse du cochon faisant chuter B<br />

– P7.A.b (1h34'41''-1h35'53''), objets, pot-au-lait sur une tab<strong>le</strong> près<br />

de la fenêtre par laquel<strong>le</strong> passent A1 puis 1B ; insert P8, <strong>le</strong>vier puits<br />

(1h35'08'') ; cruche par terre durant la chute<br />

– P7.A.c (1h35'54''-1h39'50''), chute, sortie A1 puis B par la fenêtre<br />

(1h36'35''-1h36'50'' : réversion de bande), pot-au-lait (1h37'56'' : insert<br />

P8, pou<strong>le</strong>s), sortie B par la porte et la fenêtre (1h39'30''-1h39'36'' :<br />

insert P8, pou<strong>le</strong>s)<br />

XVI/P8 (1h39'51''-1h43'28'') : variation sur P8. Sous-segments :<br />

– P8.A.a (1h39'51''-1h40'32''), <strong>le</strong>vier du puits et envol d'oiseau + effetécran<br />

– P8.A.b (1h40'33''-1h42'47''), basse-cour, entrée A puis B, punition<br />

de A1<br />

– P8.A.c (1h42'48''-1h43'00''), perspective peinte bord cadre gauche<br />

(avec un élément déjà vu en P2.A.b)<br />

– P8.A.d (1h43'01''-1h43'28''), punition<br />

XVII/P1-P8 (1h43'29''-1h54'37'') : seconde citation du film de Bitzer<br />

XVIII (1h54'38''-1h55'42'') : écran divisé en deux dans <strong>le</strong> sens de la<br />

hauteur (B/N), partie noire comme réserve où apparaît A1 en P3, disparaissant<br />

hors-champ dans la partie blanche (dans son trajet de descente<br />

par la cheminée – réalité du tournage), puis B entrant dans <strong>le</strong><br />

champ en provenance de cette même partie (dans son trajet de montée<br />

par la cheminée – réalité fictionnel<strong>le</strong>)


Fonctions du regard et du miroir dans Loft Story<br />

Lecture d’un dispositif de télé -réalité à la lumière<br />

de Michel Foucault et Jacques Lacan<br />

par Mireil<strong>le</strong> Berton<br />

« Onze célibataires coupés du monde. Philippe, Laure, Aziz, Loana,<br />

Jean-Edouard, Julie, Steevy, Kimy, Fabrice, Kenza, Christophe. Filmés<br />

dans un loft de 225 m 2 , 24 heures sur 24, par 26 caméras et 50 micros.<br />

Dans 10 semaines, ils ne seront plus que deux. Qui sera <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> idéal ?<br />

C’est vous qui décidez. » Tel est <strong>le</strong> commentaire en voix off qui accompagnait<br />

<strong>le</strong> générique de l’émission Loft Story diffusée sur M6, par satellite<br />

sur TPS et sur Internet dès <strong>le</strong> 26 avril 2001. Cette version édulcorée de<br />

« Big Brother », émission de télé-réalité lancée en 1999 aux Pays-Bas,<br />

allait alimenter pendant plusieurs mois de nombreux débats sur un phénomène<br />

d’une amp<strong>le</strong>ur médiatique sans précédent.<br />

Tout, autour de Loft Story, prendra une tournure hyperbolique,<br />

à commencer par <strong>le</strong>s chiffres : 38 000 candidats postulants, 100 techn<strong>ici</strong>ens<br />

mobilisés nuit et jour, des dizaines de caméras et de micros<br />

intégrés à un puissant dispositif d’enregistrement, 6 à 10 millions de<br />

téléspectateurs, des millions d’appels ou de SMS envoyés chaque jeudi<br />

pour sauver son candidat préféré et autant de millions (entre 4 et 12 millions<br />

de francs français par semaine) gagnés par M6 et la société de<br />

production Endemol.<br />

Au vertige des chiffres répond la fièvre des mots : des quotidiens<br />

(Le Monde, Le Figaro, Libération, Le Parisien, etc.), des hebdomadaires à<br />

grand tirage (Le Nouvel Observateur, Marianne, L’Express, Télérama, etc.),<br />

des revues (Les Cahiers du cinéma, Les Inrockuptib<strong>le</strong>s, Les Dossiers de l’audiovisuel,<br />

etc.), des émissions de télévision (Arrêt sur images, Vie privée-Vie<br />

publique) ou de radio invitent des journalistes, des sociologues, des historiens<br />

de la télévision, des psychanalystes, des philosophes ou autres<br />

intel<strong>le</strong>ctuels à débattre sur cette curiosité « médiatico-sociologique » 1.<br />

L’intensité des termes employés reflète suffisamment la force de l’onde<br />

de choc provoquée par une émission pourtant bien inoffensive en<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes 35<br />

Etudes<br />

1 Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière<br />

de voir, «L’Empire des médias », n o 63, mai-juin<br />

2002, p. 30 -33.


36<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

2 Sigmund Freud, « Pulsions et destins des<br />

pulsions », Métapsychologie (1915), Gallimard<br />

(Folio-Essais), Paris, 1997 [1968], p. 11- 43.<br />

3Jean Baudrillard, Télémorphose, Sens &<br />

Tonka, Paris, 2001, p. 25. Il ajoute encore à<br />

ce propos que « tous <strong>le</strong>s commentaires font<br />

eux-mêmes partie du marché culturel et idéo-<br />

logique » qui produit ce genre d’émission d’une<br />

insignifiance vertigineuse à son goût.<br />

regard de ses avatars ultérieurs : télé-poubel<strong>le</strong>, fascisme rampant,<br />

mirac<strong>le</strong> démocratique, voyeurisme triomphant, jeu concentrationnaire,<br />

communion télé-médiatique, esclavagisme moderne, « télémorphose »<br />

intégra<strong>le</strong> de la société, etc., tel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s expressions qui reviennent<br />

assez régulièrement sous la plume des commentateurs.<br />

Deux thèmes principaux se distinguent au sein de ces discours<br />

croisant polémiques, discussions et analyses : d’une part, la question de<br />

l’énorme succès rencontré par Loft Story, sou<strong>le</strong>vant à son tour une interrogation<br />

plus large sur <strong>le</strong> voyeurisme grandissant d’une société gagnée<br />

par <strong>le</strong> virus de la télé-réalité ; d’autre part, <strong>le</strong> concept oxymorique de<br />

« fiction réel<strong>le</strong> » étudié notamment à l’aide d’instruments importés de<br />

théories littéraires ou cinématographiques. L’intérêt se concentre, par<br />

conséquent, soit sur la dimension psycho-sociologique du programme,<br />

avec comme paradigme principal une théorie du ref<strong>le</strong>t stipulant que<br />

notre société a la télévision qu’el<strong>le</strong> mérite, soit sur la dimension narrative,<br />

avec comme objectif la mise à jour d’éventuel<strong>le</strong>s stratégies mystificatrices<br />

à l’œuvre dans un « feuil<strong>le</strong>ton-réel » qui va tenir en ha<strong>le</strong>ine <strong>le</strong>s<br />

téléspectateurs et <strong>le</strong>s internautes durant de longues semaines.<br />

Pour expliquer ce formidab<strong>le</strong> engouement, <strong>le</strong>s analystes, qu’ils soient<br />

contempteurs, admirateurs ou froids observateurs, font appel presque<br />

invariab<strong>le</strong>ment aux mêmes arguments. Reprenant <strong>le</strong>s fameux coup<strong>le</strong>s<br />

d’opposés décrits dans la Métapsychologie freudienne 2 – voyeurisme/<br />

exhibitionnisme et sadisme/masochisme –, ils mettent sur <strong>le</strong> compte<br />

de nos pulsions <strong>le</strong>s plus élémentaires ce goût immodéré pour la vision<br />

d’autrui dans l’exercice de sa quotidienneté, ainsi que celui d’exposer au<br />

vu et su de tous son flamboyant anonymat. Ces emprunts <strong>le</strong>xicologiques<br />

hâtifs et souvent approximatifs au champ de la psychanalyse (auxquels<br />

nous pouvons encore ajouter <strong>le</strong>s notions de schizophrénie, de paranoïa,<br />

de narcissisme, etc.) constituent une première modalité du recours à la<br />

« science de l’inconscient », la seconde étant repérab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s discours<br />

traitant de la pertinence fonctionnel<strong>le</strong> et éthique du rô<strong>le</strong> des psychologues<br />

et psychiatres engagés dans l’opération à titre de garde-fous.<br />

Dans <strong>le</strong>s deux cas, c’est une psychanalyse réduite à sa plus simp<strong>le</strong> et simpliste<br />

expression qui est sommée d’apporter des réponses sur <strong>le</strong>s dérives<br />

psychologiques d’une société diagnostiquée comme malade, intoxiquée<br />

par des images dégradantes portant atteinte à la dignité humaine.<br />

Prenant <strong>le</strong> risque de part<strong>ici</strong>per à cette « contagion mystérieuse, cette<br />

chaîne vira<strong>le</strong> qui fonctionne d’un bout à l’autre, et dont nous sommes<br />

complices jusque dans l’analyse » 3, nous nous proposons d’apporter <strong>ici</strong><br />

un éclairage quelque peu différent sur un objet télévisuel « inaugural »<br />

qui présente l’avantage, sur toutes <strong>le</strong>s formes successives de télé-réalité<br />

fondées sur <strong>le</strong>s principes de l’enfermement et/ou de l’interactivité (Nice


Peop<strong>le</strong>, Kho-Lanta, Star Academy, etc.), de déployer un dispositif suffisamment<br />

intéressant, c’est-à-dire transparent et naïf, pour esquisser une<br />

réf<strong>le</strong>xion plus généra<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s rapports comp<strong>le</strong>xes que l’individu entretient<br />

à la fois avec son image et cel<strong>le</strong> d’autrui.<br />

Pour une étude du dispositif loftien<br />

Il s’agira donc pour nous de pratiquer un chemin très partiel<strong>le</strong>ment<br />

balisé jusqu’<strong>ici</strong>, celui d’une étude du dispositif télévisuel mis en place<br />

par <strong>le</strong>s concepteurs de Loft Story, d’un dispositif qui peut être appréhendé<br />

à la fois comme une machinerie physique et matériel<strong>le</strong> (un plateau de<br />

télévision géant doté d’éclairages, de caméras, de micros, de miroirs en<br />

nombre inhabituel ; une régie adjacente au plateau centralisant <strong>le</strong> fonctionnement<br />

de ces appareils d’enregistrement et de vision ; des engins<br />

et des lieux de réception en connexion avec ce dispositif), et comme<br />

une machinerie métapsychologique fondée sur une économie particulière<br />

des flux psychiques et perceptifs. Plus précisément nous tenterons de<br />

comprendre, dans une perspective psychanalytique, quel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s<br />

implications d’un tel dispositif dans la construction d’une subjectivité<br />

nécessairement médiatisée par l’image, <strong>le</strong> regard et la voix d’autrui situés<br />

en lieu et place de l’Autre.<br />

Par conséquent nous nous pencherons tout particulièrement sur <strong>le</strong><br />

hors-champ de ce dispositif, <strong>le</strong> cinquième dans la typologie burchienne des<br />

espaces hors-champs au cinéma, celui qui se situe « derrière la caméra » 4,<br />

c’est-à-dire celui qui correspond au lieu de fabrication des images,<br />

espace habituel<strong>le</strong>ment invisib<strong>le</strong> au spectateur. En ce qui concerne <strong>le</strong><br />

dispositif de Loft Story, <strong>le</strong> hors-champ se décline sous plusieurs formes,<br />

<strong>le</strong> hors-champ principal – <strong>le</strong> lieu de confection des images – ayant plusieurs<br />

ramifications.<br />

En effet, c’est essentiel<strong>le</strong>ment une régie centra<strong>le</strong> qui filme <strong>le</strong>s images,<br />

enregistre <strong>le</strong> son, modu<strong>le</strong> l’éclairage, dirige <strong>le</strong>s activités des lofteurs par<br />

messages écrits et voix off interposés, élabore des résumés quotidiens<br />

diffusés sur M6, oriente la <strong>le</strong>cture de ces images par <strong>le</strong> biais du montage<br />

et d’intertitres, conçoit l’émission hebdomadaire en prime time, règ<strong>le</strong> la<br />

diffusion du programme en continu et « en direct » (avec 2 min. 45 sec.<br />

de retard autorisant la pratique d’une censure) sur <strong>le</strong> bouquet numérique<br />

TPS et sur Internet. Bref, ce hors-champ tentaculaire qui exerce <strong>le</strong> contrô<strong>le</strong><br />

éditorial de ces différents produits 5 a comme point d’ancrage une<br />

régie où s’affairent des dizaines de techn<strong>ici</strong>ens et de réalisateurs chargés<br />

d’élaborer <strong>le</strong>s différents épisodes de ce feuil<strong>le</strong>ton d’un nouveau type.<br />

Pour simplifier, nous pouvons diviser ce hors-champ en deux<br />

instances principa<strong>le</strong>s corrélatives l’une de l’autre : <strong>le</strong> hors-champ de<br />

la production qui se présente aux candidats du jeu comme étant « Le<br />

Etudes 37<br />

4 Noël Burch, « Nana ou <strong>le</strong>s deux espaces »,<br />

Une praxis du cinéma, Gallimard (Folio/Essais,<br />

n o 34), Paris, 1986 [1969], p. 30.<br />

5 François Jost, « Un nom, trois produits», L’empire<br />

du loft, La Dispute, Paris, 2002, p. 52- 55.


38<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

6 L’Autre, notion repérab<strong>le</strong> à toutes <strong>le</strong>s étapes<br />

de la réf<strong>le</strong>xion lacanienne, présente un degré<br />

de polysémie qui rend malaisée toute tentative<br />

de définition univoque. Comme <strong>le</strong> souligne<br />

P.-L. Assoun, el<strong>le</strong> est employée « pour désigner<br />

des figures diverses, voire hétérogènes,<br />

en sorte qu’il est légitime de se demander :<br />

qu’est-ce que l’Autre ? ». Paul-Laurent Assoun,<br />

Lacan, PUF (QSJ ?, n o 3360), Paris, 2003, p. 63.<br />

Nous reviendrons sur cette question au cours<br />

de notre exposé.<br />

7 Pour être très succinct : l’Imaginaire, sans rapport<br />

direct avec l’imagination, désigne <strong>le</strong> rapport<br />

à l’image du semblab<strong>le</strong> et au corps propre,<br />

tout en constituant une conception origina<strong>le</strong> du<br />

narcissisme défini comme une forme particulière<br />

d’investissement libidinal du Moi ; <strong>le</strong> Symbolique,<br />

distinct du symbolisme, renvoie au langage,<br />

aux règ<strong>le</strong>s de la vie en société, à la Loi, et<br />

donc éga<strong>le</strong>ment à l’inconscient conçu comme<br />

un savoir ayant la structure d’un langage composé<br />

d’une chaîne de signifiants ; <strong>le</strong> Réel, qui<br />

n’est pas du tout superposab<strong>le</strong> à la réalité,<br />

représente tout ce qui demeure en dehors du<br />

Symbolique, tout ce qui ne peut être saisi par<br />

<strong>le</strong> langage : il est <strong>le</strong> lieu de l’impensab<strong>le</strong>, de<br />

l’informulab<strong>le</strong>, de l’inconnaissab<strong>le</strong>, de l’impossib<strong>le</strong>.<br />

Lire à ce propos la conférence donnée<br />

au Congrès de Rome, « Fonction et champ de la<br />

paro<strong>le</strong> et du langage en psychanalyse » (1953),<br />

in Jacques Lacan, Ecrits I, Seuil, Paris, 1970<br />

[1966], p. 111-208.<br />

Propriétaire », instance abstraite, désincarnée mais néanmoins omniprésente,<br />

et <strong>le</strong> hors-champ de la diffusion qui correspond au public qui<br />

suit <strong>le</strong>s péripéties de Loft Story sous une forme ou sous une autre, tout<br />

en étant intégré au dispositif par <strong>le</strong> biais des votes destinés à éliminer<br />

<strong>le</strong>s candidats au fil des semaines. Ainsi, <strong>le</strong> champ (la vie à l’intérieur du<br />

Loft), <strong>le</strong> hors-champ de la production et celui de la consommation de ce<br />

programme fonctionnent, sur un plan à la fois narratif, psychologique et<br />

économique, en étroite interdépendance.<br />

L’analyse de ce dispositif et de son hors-champ s’opérera en deux<br />

temps principaux. Dans une première phase, nous tenterons de procéder<br />

à une analyse du fonctionnement de ce dispositif, notamment,<br />

à partir de l’examen d’une séquence paradigmatique qui condense<br />

tous <strong>le</strong>s éléments permettant de dégager une problématique relative<br />

à la primauté du regard. Nous mettrons alors en évidence un réseau<br />

de relations inter- subjectives qui se nouent autour de la vision chez<br />

<strong>le</strong>s occupants respectifs du champ et du hors-champ, trajets qui sont<br />

soutenus, de part en part, par des fantasmes liés à la pulsion scopique,<br />

à un désir de voir, cependant sans rapport direct avec <strong>le</strong> voyeurisme.<br />

Nous montrerons alors que ce sont ces modalités d’échanges de regards<br />

et de désirs entre <strong>le</strong>s différents champs qui, en définitive, assurent la<br />

fonctionnalité d’un dispositif et cel<strong>le</strong> d’un jeu fondé sur la centralité<br />

du regard. De plus, il s’agira de tracer la filiation historique de ces<br />

désirs dépendants de la fonction visuel<strong>le</strong> en remontant à une « source »<br />

première probab<strong>le</strong>, cel<strong>le</strong> du panoptisme (et du panoramisme). Situer <strong>le</strong><br />

Loft dans une histoire de la vision et de la représentation au plus long<br />

terme nous permettra d’ébaucher ainsi une définition socio-historique<br />

d’un spectac<strong>le</strong> en apparence inédit, puisque la télé-réalité ne fait, en<br />

définitive, que mettre <strong>le</strong>s nouvel<strong>le</strong>s technologies au service d’idéologies<br />

plus anciennes.<br />

Afin de mesurer plus exactement la portée d’une tel<strong>le</strong> circularité<br />

de désirs, de demandes et de regards entre ces différentes sphères d’influence<br />

que sont <strong>le</strong> champ et ses hors-champs, nous articu<strong>le</strong>rons, dans<br />

un second temps, la conception de hors-champ, tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> a été définie<br />

plus haut, au concept de l’Autre, notion élaborée par Jacques Lacan et<br />

désignant ce dont dépend <strong>le</strong> sujet, c’est-à-dire <strong>le</strong> lieu de ses déterminations<br />

(<strong>le</strong> langage), ce à quoi il fait recours et ce qui est invoqué pour<br />

mettre de l’ordre dans <strong>le</strong> monde humain 6. En effet, un des pô<strong>le</strong>s principaux<br />

de la pensée lacanienne consiste en une dramaturgie organisée<br />

autour des trois dimensions de la théorie du désir : cel<strong>le</strong> de l’Autre, de<br />

l’objet et du sujet. Ces notions à <strong>le</strong>ur tour ne peuvent être comprises sans<br />

<strong>le</strong>ur imbrication dans <strong>le</strong>s trois registres de la réalité humaine désignés<br />

comme étant l’Imaginaire, <strong>le</strong> Symbolique et <strong>le</strong> Réel 7. Nous mettrons en


évidence <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> joué par l’image, l’imaginaire et <strong>le</strong> spéculaire dans la<br />

construction du Moi et de la subjectivité. Il s’agira par conséquent d’inscrire<br />

cette analyse dans <strong>le</strong> cadre de la théorie de l’Imaginaire inaugurée<br />

en 1936 par <strong>le</strong> fameux texte de Lacan sur <strong>le</strong> stade du miroir 8, théorie qui<br />

ne cessera de subir des reformulations successives pour aboutir à une<br />

théorie structura<strong>le</strong> du spéculaire.<br />

Ce rapprochement théorique que nous opérons entre <strong>le</strong> hors-champ<br />

du dispositif télévisuel à l’œuvre dans Loft Story et la fonction de l’altérité<br />

dans la construction d’un sujet aliéné au champ de l’Autre, se fonde sur<br />

une analogie résidant dans <strong>le</strong> référent spéculaire. En effet, si Loft Story<br />

fait des miroirs et des glaces sans tain un emploi massif, Lacan, dans<br />

<strong>le</strong> sillon tracé par Freud qui décrivait l’appareil psychique comme une<br />

structure plurisystémique semblab<strong>le</strong> à un instrument de vision 9, fait, lui<br />

aussi, régulièrement appel à des métaphores optiques – et en particulier<br />

cel<strong>le</strong> du miroir – pour rendre compte de la topique subjective. Nous verrons<br />

comment, dans <strong>le</strong>s deux cas, <strong>le</strong>s miroirs fonctionnent comme pivot<br />

entre deux lieux fonctionnel<strong>le</strong>ment « inégaux » au regard de la « vérité »<br />

du sujet : un champ, lieu de l’imaginaire, et un hors-champ, lieu du symbolique,<br />

qui soumet <strong>le</strong> champ à ses impératifs. Nous invitons donc <strong>le</strong><br />

<strong>le</strong>cteur à lire <strong>le</strong> registre de l’Autre comme une sorte de « hors-champ » de<br />

l’individu, antérieur à son avènement en tant que sujet, et absolument<br />

déterminant dans l’élaboration des idéaux de la personne.<br />

Le dispositif loftien et <strong>le</strong> motif de l’œil<br />

Revenons donc au point de départ, celui que nous nous sommes fixé<br />

avec la prise en considération du dispositif loftien, en examinant de plus<br />

près une séquence emblématique de l’émission, à savoir cel<strong>le</strong> du générique.<br />

En effet, cette séquence, qui revient invariab<strong>le</strong>ment en début de<br />

chaque diffusion télévisuel<strong>le</strong>, présente un doub<strong>le</strong> intérêt. En premier<br />

lieu, el<strong>le</strong> donne en quelques secondes, aussi bien au niveau de l’image<br />

que du verbal, un résumé des conditions du jeu et de ses règ<strong>le</strong>s 10. En<br />

quelques mots et images, tout est dit : <strong>le</strong> générique permet de répondre à<br />

la fois au quoi, qui, où, pendant combien de temps, pourquoi et pour qui d’un<br />

tel programme, <strong>le</strong>s mots clé de l’énoncé venant s’inscrire sur l’écran, au<br />

côté des images, en <strong>le</strong>ttres blanches sur un fond noir.<br />

Cet exposé synthétique du principe de l’émission s’apparente à la<br />

trame narrative minima<strong>le</strong> d’un scénario qui prescrit un cadre aux candidats,<br />

tous des acteurs « non professionnels » invités à jouer <strong>le</strong>ur propre<br />

rô<strong>le</strong>. Les données matériel<strong>le</strong>s du dispositif, la temporalité, <strong>le</strong> but du jeu<br />

et l’interactivité imposent au « réel » des contraintes qui forment ainsi<br />

une sorte d’écriture scénaristique dictée par la production.<br />

Les images du générique, quant à el<strong>le</strong>s, part<strong>ici</strong>pent à cette même<br />

Etudes 39<br />

8 Ce texte, censé être présenté par Lacan<br />

lors du Congrès psychanalytique international<br />

de Marienbad (1936), a été perdu, mais sera<br />

repris par l’auteur en 1949, à l’occasion du<br />

XVI e Congrès international de psychanalyse à<br />

Zurich, sous <strong>le</strong> titre « Le stade du miroir comme<br />

formateur de la fonction du ‹ je › tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong><br />

nous est révélée par l’expérience psychanalytique<br />

», conférence qui sera publiée plus tard<br />

dans <strong>le</strong>s Ecrits (1966). Cf. Jacques Lacan,<br />

Ecrits I, op. cit., p. 89 - 97.<br />

9 En septembre 1899, Freud aborde la partie<br />

la plus théorique de L’Interprétation des<br />

rêves avec <strong>le</strong> célèbre chapitre VII consacré à la<br />

métapsychologie du rêve. S’efforçant de définir<br />

<strong>le</strong> psychisme comme l’espace constitutif du<br />

rêve, il emploie alors une métaphore à la fois<br />

optique et photographique, en comparant l’appareil<br />

psychique au microscope, au té<strong>le</strong>scope<br />

et à l’appareil photographique. Sigmund Freud,<br />

L’interprétation des rêves (1900), PUF, Paris,<br />

1971, p. 455.<br />

10 Cf. infra.


40<br />

1<br />

2<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

11 Christian Metz, Essais sur la signification au<br />

cinéma, t. 2, Klincksieck, Paris, 1972.<br />

3<br />

logique condensatoire et fictionalisante puisqu’el<strong>le</strong>s montrent successivement<br />

et en synchronie avec <strong>le</strong> texte dit en voix off une série de scènes<br />

diverses à l’intérieur du Loft habité par des locataires fictifs, ainsi qu’une<br />

vue aérienne du Loft, des caméras, des micros, des plans sur la régie et ses<br />

techn<strong>ici</strong>ens, séquence qui se conclut avec des images d’un coup<strong>le</strong> (hypothétique)<br />

formé à la fin de l’aventure. Cette séquence répond, à certains<br />

égards, à la définition donnée par Christian Metz de la « séquence par<br />

épisodes » reposant sur un enchaînement chronologique de scènes<br />

emblématiques séparées par de fortes sautes spatio-temporel<strong>le</strong>s. Chaque<br />

image apparaît dès lors comme un « résumé symbolique d’un stade dans<br />

une évolution assez longue que la séquence globa<strong>le</strong> condense » 11.<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, si cette séquence repose sur <strong>le</strong> principe d’un montage<br />

très court entre <strong>le</strong>s plans, el<strong>le</strong> se structure éga<strong>le</strong>ment sur un montage<br />

interne à l’image dont <strong>le</strong>s modalités changent lorsque <strong>le</strong>s cases dont<br />

est composé l’écran varient (fig. 1). En effet, l’écran de télévision<br />

coïncide partiel<strong>le</strong>ment avec un cadre finement divisé en vingt rectang<strong>le</strong>s<br />

par des droites noires, horizonta<strong>le</strong>s et vertica<strong>le</strong>s qui découpent<br />

l’écran en plusieurs zones, el<strong>le</strong>s-mêmes divisées en différentes images,<br />

qu’el<strong>le</strong>s soient semblab<strong>le</strong>s ou différentes (fig. 2). Or, cette conception<br />

graphique d’une surface quadrillée d’images rappel<strong>le</strong> la configuration<br />

d’un dispositif « multi-écrans », couramment utilisé dans <strong>le</strong>s espaces<br />

de vidéo-surveillance. En reproduisant symboliquement un dispositif<br />

de surveillance, ce choix formel indique assez clairement l’orientation<br />

d’une émission fondée sur <strong>le</strong>s ressources d’une vision totalisante et d’un<br />

fantasme d’omniperception. Un des plans sur la régie où figure une série<br />

d’écrans vidéo superposés vient d’ail<strong>le</strong>urs expl<strong>ici</strong>tement souligner cette<br />

allégeance au principe panoptique qui consiste à embrasser d’un seul<br />

coup d’œil la vaste étendue d’un lieu.<br />

Tel est <strong>le</strong> second point qui mérite d’être sou<strong>le</strong>vé à propos de ce générique.<br />

En effet, cette séquence introductive constitue l’unique occasion<br />

pour <strong>le</strong> téléspectateur de voir des images concrètes du dispositif qui se<br />

déploie, non pas devant, mais derrière <strong>le</strong>s caméras, c’est-à-dire d’avoir un<br />

aperçu, même bref, sur l’espace dévolu à la confection des images. Cel<strong>le</strong>ci<br />

s’effectue, au stade du filmage, grâce au maniement de trois types de<br />

caméras : dix-sept caméras fixes (dont des caméras infrarouges dans <strong>le</strong>s<br />

chambres à coucher), neuf caméras télécommandées et quatre caméras<br />

(maniées manuel<strong>le</strong>ment) se déplaçant sur des rails encerclant <strong>le</strong> Loft<br />

sur 160 mètres de long. Une image du générique nous montre précisément<br />

un techn<strong>ici</strong>en manipulant une caméra sur rail, dissimulée derrière<br />

une glace sans tain, afin d’obtenir des images du Loft dont on perçoit<br />

partiel<strong>le</strong>ment l’intérieur à travers cette « fenêtre » translucide (fig. 3). Ce<br />

plan nous montre donc simultanément <strong>le</strong> « dedans » et <strong>le</strong> « dehors » d’un


dispositif séparé par une série de « membranes » à fonction réversib<strong>le</strong>. En<br />

effet, une observation attentive des lieux démontre que pratiquement<br />

toutes <strong>le</strong>s parois, et a fortiori toutes <strong>le</strong>s pièces (y compris l’enceinte du<br />

jardin), sont munies, « côté face », de miroirs à première vue destinés à<br />

nourrir <strong>le</strong> narcissisme exacerbé de candidats exhibitionnistes, et « côté<br />

pi<strong>le</strong> », d’écrans semi-transparents qui permettent de voir et de filmer<br />

sans être vu.<br />

Cette séquence initia<strong>le</strong> présente d’autres éléments de nature autoréf<strong>le</strong>xive<br />

consolidant la promesse de tout voir et de tout entendre proférée<br />

par <strong>le</strong>s producteurs : <strong>le</strong>s images d’objectifs de caméra zoomant<br />

(fig. 4) ; <strong>le</strong>s points de vue plongeants avec, en amorce, une caméra de<br />

surveillance (fig. 2) ; <strong>le</strong>s mains de techn<strong>ici</strong>ens réglant l’intensité du son<br />

en régie ; <strong>le</strong>s images floues, tramées, pixelisées d’écrans vidéo, etc. Tous<br />

ces plans font office de monstration ostentatoire, d’exhibition d’un<br />

5<br />

dispositif technologique d’enregistrement relayé par une multitude<br />

d’appareils perceptifs d’une efficacité redoutab<strong>le</strong>. Une image essentiel<strong>le</strong>,<br />

toutefois, incontournab<strong>le</strong> et répétitive, <strong>le</strong>s subsume tous : cel<strong>le</strong> de l’œil<br />

« virtuel » coloré qui sert de logo, de marque de fabrique à l’émission,<br />

mais qui fonctionne aussi comme un signe de ponctuation entre <strong>le</strong>s<br />

séquences, tout en inscrivant de manière insistante, dans l’esprit du<br />

téléspectateur, l’idée que ce dernier se situe du côté du voir plus que<br />

du percevoir (fig. 5). On est en droit, en effet, de se demander si une<br />

oreil<strong>le</strong> n’aurait pas mieux fait l’affaire étant donné l’extrême pauvreté<br />

« télégénique » d’une vie de réclusion et d’oisiveté, comparativement à<br />

l’« attractivité » d’une logorrhée patente et permanente menée par des<br />

lofteurs désœuvrés. Mais l’entêtant renvoi à l’optique poursuit <strong>le</strong> téléspectateur<br />

jusque dans <strong>le</strong> clignement de l’œil qui s’accompagne à chaque<br />

fois d’un bruit d’obturateur – ce mariage entre l’organe de la vue et la<br />

photographie représentant certainement une référence inconsciente aux<br />

avant-gardes artistiques des années 20 qui aimaient à penser l’appareil<br />

photographique comme un prolongement visuel technique permettant<br />

d’étendre et d’accroître <strong>le</strong>s possibilités de l’œil humain.<br />

Le regard, on <strong>le</strong> constate, occupe une place tout à fait prépondérante<br />

au sein d’un dispositif qui nourrit et entretient deux sortes de fantasmes<br />

fondés sur la pulsion scopique prise dans un sens très général, sans<br />

4<br />

Etudes 41


42<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

12 Un des ma<strong>le</strong>ntendus majeurs concernant la<br />

psychanalyse freudienne (et donc aussi lacanienne)<br />

réside dans la réduction de la sexualité<br />

à une activité génita<strong>le</strong>, alors que <strong>le</strong> sexuel<br />

freudien concerne, pour simplifier, la vie « pulsionnel<strong>le</strong><br />

» de manière généra<strong>le</strong>. La sexualité<br />

ne désigne donc pas uniquement <strong>le</strong> plaisir<br />

dépendant des organes génitaux, mais tout un<br />

ensemb<strong>le</strong> d’activités présentes dès l’enfance<br />

et qui procurent une satisfaction irréductib<strong>le</strong><br />

au simp<strong>le</strong> assouvissement d’un besoin physiologique.<br />

Le champ du sexuel mérite donc<br />

d’être étendu à une définition moins « biologique<br />

» et plus large de la sexualité, étant<br />

entendu que tout être humain est « traversé<br />

par l’aspiration constante et jamais réalisée, à<br />

atteindre un but impossib<strong>le</strong>, celui du bonheur<br />

absolu, bonheur qui revêt différentes figures<br />

dont cel<strong>le</strong> d’un hypothétique plaisir sexuel<br />

absolu ». J.-D. Nasio, Cinq <strong>le</strong>çons sur la théorie<br />

de Jacques Lacan, Payot-Rivages, Paris, 1994<br />

[1992], p. 35.<br />

13 Parmi ces auteurs citons Jean Baudrillard<br />

(Télémorphose, op. cit.), Ignacio Ramonet (« Big<br />

Brother », in Manière de voir, op. cit.) et Vincent<br />

Charbonnier, chargé de cours et doctorant à<br />

l’Université de Nantes (artic<strong>le</strong> sur Internet :<br />

http://loftscary.free.fr/ca06.htm).<br />

14 François Jost, « Qui a peur de Big Brother ? »,<br />

L’empire du loft, op. cit., p. 13 -32.<br />

15 Bernard Comment, Le XIX e sièc<strong>le</strong> des panoramas,<br />

Adam Biro, Paris, 1993, p. 9.<br />

16 Michel Foucault, Surveil<strong>le</strong>r et punir. Naissance<br />

de la prison, Gallimard, Paris, 1975.<br />

aucune implication érotique 12 : du côté de l’instance productrice et<br />

consommatrice, on peut repérer, non pas tant un fantasme voyeuriste<br />

ni même sadique, mais un désir d’omniperception qui vise à atteindre une<br />

maîtrise inégalée de la fonction perceptive par des moyens technologiques<br />

modernes et sophistiqués. L’objet de ce fantasme d’omnivoyance,<br />

c’est-à-dire <strong>le</strong> groupe des candidats captifs de ce dispositif de<br />

type panoptique, en plus d’être gagné par une très forte compulsion<br />

d’enfermement, est animé, quant à lui, par un fantasme de complétude<br />

identitaire (et imaginaire) étroitement dépendante du regard de l’autre.<br />

Nous allons donc évaluer successivement <strong>le</strong>s modalités et <strong>le</strong>s implications<br />

de tels fantasmes.<br />

Le fantasme d’omniperception : panoptisme et panoramisme<br />

La remarque concernant l’homologie entre <strong>le</strong> dispositif du Loft et celui<br />

du modè<strong>le</strong> carcéral, <strong>le</strong> Panopticon (fig. 6), conçu par Jeremy Bentham en<br />

1791 comme un lieu dans <strong>le</strong>quel chaque détenu est enfermé dans une<br />

cellu<strong>le</strong> individuel<strong>le</strong> d’où il est observé par un surveillant placé dans une<br />

tour centra<strong>le</strong>, autorisant ainsi <strong>le</strong> déploiement d’un regard circulaire et<br />

englobant, n’est certes pas tota<strong>le</strong>ment inédite 13. Cependant, un seul<br />

auteur, François Jost, a pris la peine d’analyser <strong>le</strong>s réel<strong>le</strong>s implications<br />

d’un tel rapprochement pour aboutir à la conclusion que <strong>le</strong> Loft (et<br />

d’autres dispositifs similaires tels <strong>le</strong>s webcams) se présente comme une<br />

sorte de panoptique inversé dans la mesure où il ne s’agit plus de mettre<br />

en jeu un seul regard couvrant un champ occupé par une multitude<br />

d’individus, mais de conférer <strong>le</strong> pouvoir à une masse d’exercer une<br />

vision inquisitrice sur un petit nombre de personnes exposées au regard<br />

de tous 14. Si cette <strong>le</strong>cture nous paraît tout à fait pertinente, nous aimerions<br />

néanmoins revenir en détail sur <strong>le</strong>s enjeux d’une tel<strong>le</strong> parenté, et<br />

tenter de situer <strong>le</strong> Loft dans la continuité historique « d’un désir particulièrement<br />

vif au XIX e sièc<strong>le</strong>, celui d’une maîtrise absolue qui procure<br />

à chaque individu <strong>le</strong> sentiment euphorique que <strong>le</strong> monde s’organise<br />

autour de lui et à partir de lui, un monde dont il est en même temps<br />

séparé et protégé par la distance du regard » 15.<br />

Depuis l’examen du principe du panoptisme effectué par Michel<br />

Foucault dans sa généalogie des prisons, <strong>le</strong>s modalités de fonctionnement<br />

de ce dispositif disciplinaire et de ses dérivés sont bien connues 16.<br />

Née à la fin du XVIII e sièc<strong>le</strong>, cette maison pénitentiaire, dont <strong>le</strong> modè<strong>le</strong><br />

perdurera jusqu’à nos jours, met en scène une « bouc<strong>le</strong> » de détenus au<br />

centre de laquel<strong>le</strong> un gardien s’emploie à observer <strong>le</strong> pourtour sans être<br />

vu lui-même (fig. 7). Ce système présente l’avantage d’induire chez <strong>le</strong><br />

prisonnier « un état conscient et permanent de visibilité qui assure <strong>le</strong><br />

fonctionnement automatique du pouvoir », et ceci en faisant en sorte


7<br />

JEREMY BENTHAM, PLAN ET COUPE POUR LE<br />

PANOPTICON (1791)<br />

INTÉRIEUR DU PÉNITENCIER DE STATEVILLE,<br />

ETATS -UNIS, XX e SIÈCLE<br />

que « la surveillance soit permanente dans ses effets, même si el<strong>le</strong> est discontinue<br />

dans son action » 17. L’efficacité du système panoptique dépend<br />

donc de deux conditions essentiel<strong>le</strong>s : d’une part, <strong>le</strong> détenu doit avoir<br />

continuel<strong>le</strong>ment conscience du dispositif d’où il est épié, et d’autre part,<br />

il ne doit jamais vraiment savoir à quel moment précis il est regardé. Le<br />

Panoptique représente donc une réel<strong>le</strong> « machine à dissocier <strong>le</strong> coup<strong>le</strong><br />

voir-être vu : dans l’anneau périphérique, on est tota<strong>le</strong>ment vu, sans<br />

jamais voir, dans la tour centra<strong>le</strong>, on voit tout sans être vu » 18. Cette<br />

dramaturgie des regards implique donc qu’il y ait une maîtrise inéga<strong>le</strong> de<br />

la vision et de la visibilité, une dissymétrie entre <strong>le</strong> regardé et <strong>le</strong> regardant,<br />

et ceci d’autant plus que la fonction de surveillant peut être assumée<br />

par n’importe qui, pourvu que <strong>le</strong> détenu garde toujours à l’esprit qu’il<br />

est susceptib<strong>le</strong> d’être observé à tout instant. En effet, « la curiosité d’un<br />

indiscret, la malice d’un enfant, l’appétit de savoir d’un philosophe qui<br />

veut parcourir <strong>le</strong> museum de la nature humaine, ou la méchanceté de<br />

ceux qui prennent plaisir à épier et à punir », tous ces types de regards<br />

sont autorisés à s’exercer dans <strong>le</strong> cadre de cette « machine merveil<strong>le</strong>use<br />

qui, à partir des désirs <strong>le</strong>s plus différents, fabrique des effets homogènes<br />

de pouvoir » 19.<br />

Ce modè<strong>le</strong> d’enfermement qui gère de manière simp<strong>le</strong> et précise<br />

la « distribution concertée des corps, des surfaces, des lumières et des<br />

regards » 20, qui active une économie du flux visuel à la fois déséquilibrée<br />

et discriminante, qui permet l’expérience d’une pulsion scopique aux<br />

motivations <strong>le</strong>s plus diverses et qui automatise, désingularise et inocu<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> pouvoir de sorte que « celui qui est soumis à un champ de visibilité<br />

[…] reprend à son compte <strong>le</strong>s contraintes du pouvoir » sans <strong>le</strong>s remettre<br />

en question, ce système présente des similitudes frappantes avec <strong>le</strong><br />

dispositif loftien. En effet, <strong>le</strong> lofteur intègre très vite <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s impl<strong>ici</strong>tes<br />

dictées par un espace rempli de caméras, de micros, de miroirs, baigné<br />

d’une lumière artif<strong>ici</strong>el<strong>le</strong> puissante qui l’oblige à porter des lunettes de<br />

so<strong>le</strong>il à l’intérieur comme à l’extérieur, <strong>le</strong> poussant ainsi à se transformer<br />

6<br />

17Id., p. 202.<br />

18 Id., p. 203.<br />

19 Id., p. 204.<br />

20 Id., p. 203.<br />

Etudes 43


44<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

21Id., p. 204.<br />

22 Id., p. 205 -206.<br />

23 Id., p. 209.<br />

8<br />

PLATE-FORME ET DÉTAIL D'UN PANORAMA (CELUI<br />

DE CONSTANTINOPLE, PAR J. GARNIER) EXPOSÉ À<br />

AMSTERDAM DANS LES ANNÉES 1880<br />

lui-même en spectac<strong>le</strong> permanent, car là aussi, comme dans <strong>le</strong><br />

Panoptique, « un assujettissement réel naît mécaniquement d’une relation<br />

fictive. De sorte qu’il n’est pas nécessaire d’avoir recours à des moyens de<br />

force pour contraindre <strong>le</strong> condamné à une bonne conduite » 21.<br />

Si, dans <strong>le</strong>s prisons, il est recommandé d’opter pour une ligne de<br />

conduite mora<strong>le</strong>ment irréprochab<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s impératifs du Loft, d’un autre<br />

ordre, invitent <strong>le</strong>s candidats à adopter une humeur enjouée, toujours à la<br />

fête, jamais morose pour amuser un public télévisuel né dans la société<br />

du spectac<strong>le</strong> où règne la dictature du sourire et de l’esprit gouail<strong>le</strong>ur. Le<br />

Loft, comme <strong>le</strong> Panopticon dans ses variantes scolaires ou hospitalières,<br />

constitue aussi un laboratoire destiné à mener des expériences sur un<br />

groupe social visant à « modifier <strong>le</strong> comportement, à dresser ou redresser<br />

<strong>le</strong>s individus […], à analyser en toute certitude <strong>le</strong>s transformations<br />

qu’on peut obtenir sur eux » 22. Qu’il s’agisse d’expérimentations sur des<br />

criminels, des malades, des enfants ou sur la jeunesse française contemporaine,<br />

l’enjeu est toujours <strong>le</strong> même : servir à la fois d’exemplum pour<br />

<strong>le</strong> peup<strong>le</strong>, d’un peup<strong>le</strong> qui, dans <strong>le</strong> cas du Loft, cherche à s’identifier<br />

à un semblab<strong>le</strong> dont <strong>le</strong> mérite est d’avoir pu prendre sa revanche sur<br />

l’écrasante et sordide inertie quotidienne, ainsi que de laboratoire pour<br />

l’agent du pouvoir, <strong>le</strong> « Propriétaire », qui use de ce schéma carcéral pour<br />

mieux asseoir son influence paternaliste et assurer la pérennité économique<br />

de l’entreprise. Comme <strong>le</strong> note Foucault, si ce modè<strong>le</strong> de coercition<br />

subti<strong>le</strong> va se diffuser à la société entière dès <strong>le</strong> XVIII e sièc<strong>le</strong>, c’est<br />

parce qu’il répond à un besoin, celui de « rendre plus fortes <strong>le</strong>s forces<br />

socia<strong>le</strong>s » 23, d’augmenter la production, de développer l’économie et<br />

d’édifier la masse.<br />

De manière plus généra<strong>le</strong>, l’idée d’un regard circulaire, englobant<br />

et omnipercevant qui sous-tend une véritab<strong>le</strong> vogue des architectures<br />

circulaires au XVIII e et au XIX e sièc<strong>le</strong>, va s’étendre à d’autres phénomènes<br />

pour donner naissance au panoramisme et à son corollaire, <strong>le</strong><br />

centrement du sujet embrassant dans un regard continu et totalisant un<br />

monde qui s’offre à lui. Comme <strong>le</strong> panorama (fig. 8) – cette peinture circulaire<br />

apposée sur la paroi intérieure d’une rotonde et qui, contemplée<br />

par un spectateur placé sur une plate-forme centra<strong>le</strong>, donne une très<br />

forte impression de réalité – <strong>le</strong> dispositif loftien assigne lui aussi au spectateur<br />

une place fixe et intransgressab<strong>le</strong>, offre, par <strong>le</strong> biais d’un simulacre<br />

de réalité, un spectac<strong>le</strong> qui se substitue à l’expérience vécue, nourrit <strong>le</strong><br />

fantasme d’une perception globa<strong>le</strong> et instil<strong>le</strong> <strong>le</strong> sentiment euphorique<br />

d’omniscience. Dans <strong>le</strong>s deux cas, « l’individu se place […] en position<br />

de maîtrise par rapport à l’espace environnant et sur <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> axe du<br />

temps et de la distance ». Mais, tout comme <strong>le</strong> statut du sujet percevant<br />

du panorama, celui du téléspectateur est paradoxal car « la maîtrise à


laquel<strong>le</strong> il accède, suppose son propre effacement et la perte du lieu<br />

réel pour adhérer au lieu fictif de la représentation ». Le Loft façonne<br />

lui aussi un public dispensab<strong>le</strong> qui doit se contenter d’accéder à une<br />

représentation biaisée de la réalité puisqu’el<strong>le</strong> est découpée, censurée,<br />

reconstituée par <strong>le</strong> montage à l’œuvre dans des résumés quotidiens qui<br />

ne retiennent que <strong>le</strong>s instants prégnants – tout comme <strong>le</strong>s panoramistes<br />

sé<strong>le</strong>ctionnaient <strong>le</strong>s épisodes <strong>le</strong>s plus significatifs au moment de peindre<br />

<strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment d’une batail<strong>le</strong>. Dans <strong>le</strong> panorama, comme dans <strong>le</strong> Loft,<br />

« cette ellipse est la condition de l’illusion et de sa p<strong>le</strong>ine efficacité » 24.<br />

Un dispositif de surveillance ludique<br />

Si <strong>le</strong> dispositif du Loft s’écarte singulièrement de la disposition en cerc<strong>le</strong><br />

et du principe du regard continu présents dans <strong>le</strong> panoramisme pour<br />

adopter un éclatement « arachnéen » des points de vue disséminés dans<br />

un espace adoptant <strong>le</strong> plan « traditionnel » de tout appartement moderne<br />

(fig. 9), il n’en demeure pas moins qu’il en reprend l’idéologie fondamenta<strong>le</strong>.<br />

Répétons-<strong>le</strong>, l’émission ne fait que reproduire « un dispositif<br />

typique de contrô<strong>le</strong> (pol<strong>ici</strong>er, carcéral, militaire), renforcé par l’élimination<br />

des ang<strong>le</strong>s morts, la multiplication des plongées, <strong>le</strong>s caméras<br />

infrarouge […], qui donne au spectateur une sensation de puissance, de<br />

maîtrise, de domination, et en même temps renforce à la longue <strong>le</strong> sentiment<br />

protecteur à l’égard des enfermés volontaires » 25. D’un point de<br />

vue historique donc, <strong>le</strong> Loft semb<strong>le</strong> constituer <strong>le</strong> point de convergence<br />

9<br />

Etudes 45<br />

24 Bernard Comment, Le XIX e sièc<strong>le</strong> des panoramas,<br />

op. cit., p. 96-97. Dans <strong>le</strong> Loft, cette<br />

abolition des limites spatio-temporel<strong>le</strong>s trouve<br />

son expression la plus parfaite dans la revendication<br />

d’une transmission en direct et dans la<br />

promesse, maintes fois répétée par l’animateur<br />

Benjamin Castaldi, d’une restitution complète,<br />

« 24h sur 24h », « jour et nuit », de tous <strong>le</strong>s événements<br />

du Loft. Pour une critique des promesses<br />

non tenues par la production lire François<br />

Jost, « La réalité télévisuel<strong>le</strong> », L’empire du loft,<br />

op. cit., p. 33 - 66.<br />

25 Ignacio Ramonet, « Big Brother », in Manière<br />

de voir, op. cit.


46<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

26 Roger Caillois, Les jeux et <strong>le</strong>s hommes. Le<br />

masque et <strong>le</strong> vertige, Gallimard, Paris, 1967<br />

[1958].<br />

27 Pour une histoire de la télé-réalité et des<br />

genres télévisuels, lire François Jost, La télévision<br />

du quotidien. Entre réalité et fiction,<br />

De Boeck Université, Bruxel<strong>le</strong>s, 2001.<br />

28 Michel Foucault, Surveil<strong>le</strong>r et punir, op. cit.,<br />

p. 218.<br />

29 Roger Caillois, Les jeux et <strong>le</strong>s hommes,<br />

op. cit.<br />

entre deux époques ou traditions : d’une part la tradition des spectac<strong>le</strong>s<br />

antiques fondée, entre autres, sur <strong>le</strong> goût du simulacre et de la compétition<br />

26, et d’autre part la tradition moderne de « spectac<strong>le</strong>s » de surveillance<br />

dirigés par un Etat interventionniste appliquant une logique<br />

sécuritaire. En effet, si Michel Foucault repère une transition historique<br />

avec <strong>le</strong> passage, au tournant du XIX e sièc<strong>le</strong>, d’une forme de spectac<strong>le</strong><br />

héritée de l’Antiquité – où la vision d’un nombre réduit de choses est<br />

rendue possib<strong>le</strong> à une multitude de spectateurs – vers une configuration<br />

spectaculaire moderne qui vise à procurer à une minorité de personnes<br />

la vue simultanée d’un nombre é<strong>le</strong>vé d’objets, il nous faut toutefois<br />

remarquer que cette tentation du spectac<strong>le</strong> de masse, consommé autour<br />

d’une minorité d’individus chargés de distraire cet immense et informe<br />

corps spectatoriel, semb<strong>le</strong> connaître un regain de faveur avec l’avènement<br />

de la télé-réalité 27.<br />

Au spectac<strong>le</strong> antique, <strong>le</strong> Loft emprunte <strong>le</strong> rapport quantitativement<br />

inégal entre public et acteurs, l’interactivité, « l’intensité des fêtes, la<br />

proximité sensuel<strong>le</strong> » à l’œuvre dans des « rituels où coulait <strong>le</strong> sang »,<br />

permettant ainsi à la société de retrouver vigueur en formant « un grand<br />

corps unique » 28. Au flot de sang a fait place un flot de larmes systématiquement<br />

déc<strong>le</strong>nché à l’annonce so<strong>le</strong>nnel<strong>le</strong> de l’expulsion du candidat<br />

pourtant « nominé » un peu plus tôt par ceux-là mêmes qui <strong>le</strong> p<strong>le</strong>urent<br />

et <strong>le</strong> regrettent déjà, et ceci tout en favorisant chez <strong>le</strong> public <strong>le</strong> processus<br />

d’une catharsis col<strong>le</strong>ctive. De plus, <strong>le</strong>s jeux d’imitation, de simulation,<br />

de relookage, de travestisme au sein du Loft sont légion et rappel<strong>le</strong>nt<br />

l’omniprésence de la mimicry (simulacre) propre aux sociétés primitives<br />

où règnent <strong>le</strong> masque et la pantomime 29. Néanmoins, Loft Story présente<br />

une forme fortement dégénérée de la mimicry primitive puisque,<br />

avec <strong>le</strong> passage à la civilisation moderne, <strong>le</strong>s fonctions de métamorphose<br />

et <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs religieuses rattachées au masque ont été progressivement<br />

neutralisées et apprivoisées pour <strong>le</strong>s vider de tout <strong>le</strong>ur sens.<br />

Au spectac<strong>le</strong> panoptique de l’ère moderne, <strong>le</strong> Loft reprend l’idée<br />

d’une rationalisation de l’espace favorisant la domestication d’individus<br />

qui se plient de bonne grâce à une logique concentrationnaire visant, entre<br />

autres choses, une mutation mora<strong>le</strong> et physique des êtres incarcérés.<br />

Le Loft réalise donc une sorte de synthèse idéologique entre <strong>le</strong>s spectac<strong>le</strong>s<br />

antiques et <strong>le</strong> panoramisme moderne avec l’appui des technologies<br />

de communication modernes qui autorisent, non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> déploiement<br />

d’un regard englobant, mais aussi la diffusion d’un programme<br />

« plus-que-parfait », puisque ses concepteurs garantissent au public,<br />

non pas simp<strong>le</strong>ment une illusion de réalité (comme c’etait <strong>le</strong> cas avec<br />

<strong>le</strong> panorama du XIX e sièc<strong>le</strong>), mais une illusion de vérité procurée par des<br />

candidats qui ne jouent qu’à être eux-mêmes. Ainsi, la télé-réalité apparaît


comme un symptôme d’un phénomène plus amp<strong>le</strong> sous-tendu par une<br />

recherche accrue de vérité, au détriment d’une réalité dont <strong>le</strong>s ressources<br />

semb<strong>le</strong>nt avoir été épuisées par l’histoire de la représentation. Depuis<br />

quelques décennies, en effet, l’ensemb<strong>le</strong> des programmes télévisés (et<br />

pas uniquement <strong>le</strong>s unités de divertissement) privilégient <strong>le</strong> témoignage<br />

à l’information traditionnel<strong>le</strong>, l’interview au compte-rendu journalistique<br />

30, car l’authent<strong>ici</strong>té d’un témoin qui a vu et vécu mérite plus de<br />

crédit qu’une analyse à froid et objective 31. Avec <strong>le</strong> Loft, nous assistons<br />

donc à la réconciliation entre la société du spectac<strong>le</strong> tel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> a été<br />

définie par Guy Debord, et la société de surveillance décrite par Foucault,<br />

cette hybridation coïncidant avec l’émergence d’une société qui aime à<br />

mélanger la pratique du jeu aux angoisses sécuritaires. Plus que d’une<br />

télévision misant sur l’amalgame entre fiction et réalité, <strong>le</strong> Loft décou<strong>le</strong><br />

d’une stratégie visant à produire un spectac<strong>le</strong> de surveillance ludique qui<br />

renverse tota<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s principes de la logique disciplinaire, puisque <strong>le</strong>s<br />

prisonniers se pressent pour se livrer à <strong>le</strong>urs bourreaux et craignent à<br />

tout moment d’être libérés de <strong>le</strong>urs chaînes 32.<br />

Au-delà du miroir : <strong>le</strong> regard de l’Autre<br />

Afin de cerner plus précisément la situation particulière de ces détenus<br />

volontaires, il nous faut à présent mesurer <strong>le</strong>s retombées métapsychologiques<br />

d’un tel dispositif en explorant la configuration des rapports qui<br />

s’instituent entre <strong>le</strong>s habitants du Loft et un environnement artif<strong>ici</strong>el<br />

anorma<strong>le</strong>ment lumineux, réf<strong>le</strong>xif, scruté et scrutateur, mais éga<strong>le</strong>ment<br />

entre un hors-champ symbolique et un champ imaginaire médiatisé par<br />

des caméras et des miroirs intervenant comme des opérateurs d’identité.<br />

Il s’agira alors d’évaluer la portée de l’influence que peut exercer un tel<br />

dispositif sur des individus traqués aussi bien par <strong>le</strong> regard de l’autre<br />

(celui des objectifs de caméras), que par <strong>le</strong> regard propre (celui du<br />

ref<strong>le</strong>t spéculaire).<br />

Au sein du Loft, une des activités préférées des locataires consiste à<br />

se regarder dans <strong>le</strong> miroir, soit pour des raisons fonctionnel<strong>le</strong>s (se laver,<br />

se raser, se (dé)maquil<strong>le</strong>r, se percer un bouton, se coiffer, etc.) (fig. 10),<br />

soit pour des motifs plus simp<strong>le</strong>ment « narcissiques » comme la vérification<br />

de l’adéquation de sa tenue, de la mise en place d’une perruque, de<br />

l’effet bluffant d’un déguisement ou du sty<strong>le</strong> ravageur d’une chorégraphie.<br />

Parmi toutes ces occupations, ils semb<strong>le</strong>nt en affectionner une tout<br />

particulièrement, puisqu’ils consacrent beaucoup de temps à danser ou à<br />

bouger individuel<strong>le</strong>ment ou en groupe devant <strong>le</strong>s miroirs, et si possib<strong>le</strong><br />

devant ceux qui restituent la Gestalt en son entier, comme dans la sal<strong>le</strong><br />

à manger. L’injonction permanente à faire la fête pour divertir la plèbe<br />

n’est qu’en partie responsab<strong>le</strong> de ce rituel étrange qui peut se produire<br />

Etudes 47<br />

30 D’ail<strong>le</strong>urs, aujourd’hui <strong>le</strong> présentateur du<br />

télé-journal congédie systématiquement un<br />

envoyé spécial ayant présenté son reportage<br />

par un « merci pour ce témoignage ». Ainsi, <strong>le</strong>s<br />

journalistes eux-mêmes sont réduits à n’être<br />

plus que des simp<strong>le</strong>s témoins rendant compte<br />

d’une réalité médiatisée par une subjectivité<br />

paradoxa<strong>le</strong>ment garante de vérité, à l’égal des<br />

invités de C’est mon choix, un talk show qui<br />

confère <strong>le</strong> droit à la paro<strong>le</strong> « vraie » au simp<strong>le</strong><br />

quidam.<br />

31 Lire à ce sujet, François Jost, La télévision<br />

du quotidien, op. cit.<br />

32 Dans ce sens F. Jost a raison de souligner<br />

qu’aujourd’hui plus personne n’a peur de Big<br />

Brother, l’instance persécutive et omnisciente,<br />

décrite par George Orwell dans 1984, préfiguratrice<br />

des modè<strong>le</strong>s d’observation à distance ;<br />

désormais <strong>le</strong>s dispositifs de surveillance remplissent<br />

une fonction inverse puisqu’ils sont<br />

destinés à rassurer <strong>le</strong> citoyen, à <strong>le</strong> protéger<br />

contre <strong>le</strong>s agressions du monde extérieur. Dans<br />

cette perspective, <strong>le</strong> Loft peut être comparé à<br />

l’environnement intra-utérin qui, à la fois, met<br />

l’individu à l’abri des chocs trop directs en provenance<br />

de la réalité, et <strong>le</strong> berce d’un sentiment<br />

océanique (Kristeva) qui préserve l’illusion<br />

d’une complétude subjective.<br />

10


48<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

33Jean Baudrillard, Télémorphose, op. cit.,<br />

p. 92 -93.<br />

inopinément, au détour des moments <strong>le</strong>s plus creux de la vie communautaire.<br />

Les candidats semb<strong>le</strong>nt, en tous <strong>le</strong>s cas, ressentir un besoin<br />

régulier d’affronter <strong>le</strong>ur propre regard, de se jauger, de s’assurer de <strong>le</strong>ur<br />

être-au-monde par <strong>le</strong> biais d’une image.<br />

L’omniprésence des miroirs paraît ainsi inviter tout naturel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

lofteur à se regarder très souvent et sans retenue aucune dans un espace<br />

quadrillé de surfaces réf<strong>le</strong>xives. Il lui est donc diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> d’échapper à son<br />

image, de se détourner volontairement d’un ref<strong>le</strong>t « persécuteur » qui, de<br />

plus, a la faculté de se démultiplier dans un espace tota<strong>le</strong>ment ceinturé<br />

de miroirs (il est possib<strong>le</strong>, par exemp<strong>le</strong>, de se voir simultanément de face<br />

et de dos). Cette cohabitation forcée et prolongée avec l’image de soi<br />

ne peut, certes, être supportée sans incident majeur que par des individus<br />

nourrissant à l’égard de <strong>le</strong>ur propre personne des sentiments p<strong>le</strong>ins<br />

d’aménité. En optant pour une interprétation plus sombre de cette intimité<br />

spéculaire, nous pouvons affirmer, avec Baudrillard, qu’« il ne s’agit<br />

plus tel<strong>le</strong>ment de sauvegarder un territoire symbolique que de s’enfermer<br />

avec sa propre image, de vivre en promiscuité avec el<strong>le</strong> comme dans une<br />

niche, en compl<strong>ici</strong>té incestueuse avec el<strong>le</strong>, avec tous <strong>le</strong>s effets de transparence<br />

et de retour-image qui sont ceux d’un écran total, et n’ayant plus<br />

avec <strong>le</strong>s autres que des rapports d’image à image » 33.<br />

Toutefois, ce goût prononcé pour l’auto-inspection ne doit pas, à<br />

notre sens, être mis uniquement sur <strong>le</strong> compte d’un narcissisme surdéveloppé<br />

chez des personnes décomp<strong>le</strong>xées. Ces regards sur soi qui<br />

viennent s’inscrire sur l’« endroit » de la surface spéculaire sont en fait<br />

redoublés sur <strong>le</strong>ur « envers » par des regards « invisib<strong>le</strong>s » en provenance<br />

du hors-champ, c’est-à-dire par <strong>le</strong>s regards de ceux qui <strong>le</strong>s observent<br />

grâce aux caméras situées derrière <strong>le</strong>s glaces sans tain, regards auxquels<br />

s’ajoutent, par déplacement et sous une forme médiatisée, ceux des techn<strong>ici</strong>ens<br />

en régie qui visionnent ces images et ceux du public devant son<br />

poste de télévision qui a alors l’impression de se situer derrière la « vitre »<br />

semi-transparente séparant <strong>le</strong>s deux espaces in et off.<br />

Dans <strong>le</strong> cadre du Loft, cette pratique fréquente du face-à-face avec<br />

l’image spéculaire n’exprime pas seu<strong>le</strong>ment un simp<strong>le</strong> penchant pour<br />

l’auto-contemplation, mais éga<strong>le</strong>ment une volonté inconsciente d’obtenir<br />

un « retour » sous la forme d’une consolidation identitaire. En effet,<br />

cette « émission » de flux scopiques dépend du lieu fonctionnant comme<br />

« caisse de résonance », d’un lieu qui, matériel<strong>le</strong>ment, correspond à l’audelà<br />

des miroirs, c’est-à-dire au hors-champ du dispositif, mais qui, sur<br />

un plan psychique, coïncide avec une instance abstraite reconduisib<strong>le</strong><br />

au champ de l’Autre. Selon nous, la théorie de Lacan sur l’Imaginaire<br />

et l’avènement du sujet peut fournir un éclairage inédit sur cette dia<strong>le</strong>ctique<br />

de regards (ou de non-regards), permettant ainsi de dépasser


« l’impasse » du narcissisme, notion à laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s commentateurs font<br />

régulièrement appel pour justifier la récurrence de ces comportements<br />

exhibitionnistes.<br />

L’aliénation du moi au regard de l’Autre : de l’Imaginaire au Symbolique<br />

La perception de soi dans <strong>le</strong> miroir, acte en apparence anodin, présente<br />

en effet des implications beaucoup plus comp<strong>le</strong>xes qu’il n’y paraît. Le<br />

Loft, avec son dispositif saturé de miroirs, vient signifier l’importance<br />

du stade du miroir comme témoignant de la puissance de fascination de<br />

l’image, mais aussi de la force de captation par l’image et de ses effets<br />

<strong>le</strong>urrants, effets qui perdurent la vie durant 34. Le stade du miroir, en<br />

rappelant la dette que tout individu contracte auprès d’un tiers qui vient<br />

authentifier la découverte de soi, permet de comprendre <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> décisif<br />

joué par l’Autre dans la construction de son identité. Entre <strong>le</strong> lofteur et<br />

son image dans <strong>le</strong> miroir – image à la fois formatrice et aliénante – se<br />

glisse un troisième terme qui, bien qu’invisib<strong>le</strong>, médiatise <strong>le</strong> rapport<br />

que l’individu entretient avec lui-même et avec autrui. Symbolisant <strong>le</strong><br />

lieu qui brise l’illusion psychologique du sujet, l’Autre a pour fonction<br />

de signifier que « <strong>le</strong> sujet n’est pas sa propre origine », qu’avant qu’il « ne<br />

ressente quelque chose ou n’entre en relation avec un objet, l’Autre est<br />

Ce qui est déjà là. On comprend aussi que la ‹ rencontre › de l’Autre se<br />

fera dans <strong>le</strong>s occurrences diverses où <strong>le</strong> sujet s’éprouve déstabilisé en son<br />

ipséité » 35. Cet Autre prend, dans notre analyse du dispositif loftien, la<br />

figure d’un Autre située au-delà des miroirs et des objectifs de caméras,<br />

dans un hors-champ symbolique qui englobe <strong>le</strong>s « autres imaginaires »<br />

que sont <strong>le</strong> public et la production 36. L’image que renvoie <strong>le</strong> miroir n’est<br />

qu’un ref<strong>le</strong>t imparfait, incomp<strong>le</strong>t, dépendant du regard, du désir et du<br />

savoir de l’Autre qui seul a <strong>le</strong> pouvoir de lui donner sa véritab<strong>le</strong> consistance.<br />

« Parce qu’il est une ‹ image › projetée à travers ses multip<strong>le</strong>s représentants,<br />

<strong>le</strong> Moi ne peut prendre sa va<strong>le</strong>ur de représentation imaginaire<br />

que par l’autre et au regard de l’autre » 37. Ainsi, l’identification du lofteur<br />

à son image spéculaire n’est rendue possib<strong>le</strong> que dans la mesure où el<strong>le</strong><br />

est soutenue d’une certaine reconnaissance dans l’Autre.<br />

Cet Autre est à référer au registre du Symbolique. Structurel et rhétorique,<br />

l’ordre symbolique ou linguistique est ce qui préexiste au sujet<br />

individuel et continue d’exister après sa disparition. L’ordre symbolique<br />

est doub<strong>le</strong>ment indépendant du sujet individuel : d’une part, parce qu’il<br />

n’existe que col<strong>le</strong>ctivement, et d’autre part parce qu’il est pour une très<br />

large part inconscient dans <strong>le</strong> sujet individuel même. C’est en ce doub<strong>le</strong><br />

sens que <strong>le</strong> symbolique est l’Autre qui conditionne l’avènement du sujet<br />

individuel. Par conséquent, Lacan affirme que <strong>le</strong> Symbolique constitue<br />

précisément <strong>le</strong> discours de l’Autre, cet Autre qui est <strong>le</strong> lieu de la paro<strong>le</strong>,<br />

Etudes 49<br />

34 La phase du miroir est habituel<strong>le</strong>ment conçue<br />

comme constituant <strong>le</strong> moment fondateur<br />

de l’Imaginaire, un des trois ordres à l’œuvre<br />

dans la vie psychique du sujet, et qui comprend<br />

<strong>le</strong> répertoire d’images que <strong>le</strong> sujet invoque<br />

pour annu<strong>le</strong>r <strong>le</strong> fossé originaire entre la réalité<br />

et <strong>le</strong> fantasme. Cet ordre est présent dans<br />

la phase du miroir en tant qu’image de l’autre<br />

à laquel<strong>le</strong> l’enfant s’identifie, tout en permettant<br />

de masquer la division de l’être. La phase<br />

du miroir réalise une première ébauche du moi<br />

qui se constitue sur la base de l’identification à<br />

l’image du semblab<strong>le</strong> sous la forme d’une unité<br />

corporel<strong>le</strong>, identification primordia<strong>le</strong> qui constituera<br />

la matrice de toutes <strong>le</strong>s identifications<br />

ultérieures (<strong>le</strong>s identifications secondaires)<br />

par <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s se structurera la personnalité<br />

du sujet. Jacques Lacan, « Le stade du miroir<br />

comme formateur de la fonction du ‹ je › tel<strong>le</strong><br />

qu’el<strong>le</strong> nous est révélée par l’expérience psychanalytique<br />

», Ecrits I, op. cit., p. 89 - 97.<br />

35 Paul-Laurent Assoun, Lacan, op. cit., p. 64.<br />

36 Lacan prend soin de distinguer l’autre (avec<br />

une minuscu<strong>le</strong>) qui appartient au registre de<br />

l’Imaginaire, et l’Autre (avec majuscu<strong>le</strong>) qui<br />

relève du Symbolique. Cf. D’un Autre à l’autre,<br />

Séminaire de 1968 -1969.<br />

37Joël Dor, Introduction à la <strong>le</strong>cture de Lacan,<br />

Denoël, Paris, 2002 [1985], p. 156.


50<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

38 Philippe Julien, Pour lire Jacques Lacan,<br />

Seuil, Paris, 1990 (1985), p. 68 - 69.<br />

39 Paul-Laurent Assoun, Lacan, op. cit., p. 64.<br />

qui accueil<strong>le</strong> tout ce qui se prononce et s’est prononcé. En venant au<br />

monde, l’enfant s’inscrit dans un univers symbolique qui détermine sa<br />

place. « Or, à cet ordre se subordonne l’ordre imaginaire ; la paro<strong>le</strong> de<br />

nomination en l’Autre […] vient se conjoindre à la vision de l’autre.<br />

L’aliénation imaginaire par laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> sujet voit son désir sur l’image de<br />

l’autre, se doub<strong>le</strong> de l’aliénation symbolique par laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong> désir du sujet<br />

est reconnu comme désir de l’Autre » 38.<br />

En effet, l’identification implique l’aliénation au désir de l’autre, car<br />

el<strong>le</strong> est sanctionnée par un autre, depuis un autre lieu que lui-même.<br />

L’énoncé « c’est moi » est vérifié non pas par l’enfant, mais par un adulte,<br />

habituel<strong>le</strong>ment la mère (l’Autre), qui vient confirmer de l’extérieur cette<br />

impression d’identité. L’enfant s’identifie donc avec la perception qu’a<br />

sa mère de lui-même ou plutôt à ce qu’il imagine que la mère désire<br />

qu’il soit. En disant « c’est moi », l’enfant dit « je suis un autre ». Ainsi,<br />

<strong>le</strong> désir est toujours destiné à passer à travers <strong>le</strong> désir de l’Autre. En<br />

effet, si c’est l’autre qui lui dérobe son désir, l’autre ne peut que refléter<br />

un désir qui devient alors <strong>le</strong> désir de l’autre. Cela implique donc une<br />

aliénation et une division du sujet qui doit accepter une identité qui a<br />

été déterminée ail<strong>le</strong>urs, par l’ordre symbolique du langage. Devenant et<br />

demeurant « désir du désir de l’autre », désir du désir de sa mère, désir de<br />

comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong> manque de sa mère, l’individu, bien qu’acquérant <strong>le</strong> langage,<br />

n’accède jamais vraiment à l’ordre symbolique. Ce que désire l’homme,<br />

c’est que l’autre <strong>le</strong> désire, c’est devenir ce qui manque à l’autre, c’est être l’origine<br />

du désir de l’autre. Mais cette coïncidence entre son désir et <strong>le</strong> désir<br />

de l’autre est impossib<strong>le</strong> à réaliser en raison de la méconnaissance du<br />

sujet et des barrières dressées par l’Imaginaire qui font de lui <strong>le</strong> jouet<br />

névrosé des images captivantes de lui-même que <strong>le</strong>s autres lui tendent.<br />

« Introduire l’Autre, c’est donc récuser l’autonomie de l’imaginaire pur<br />

ou, en d’autres termes, rappe<strong>le</strong>r la détermination de l’imaginaire par <strong>le</strong><br />

symbolique » 39. L’enfant, fondamenta<strong>le</strong>ment divisé dès <strong>le</strong> moment où<br />

se forme une ébauche de son Moi, va chercher une compensation au<br />

manque à être dans l’unité fictive offerte par <strong>le</strong> miroir, mais n’y trouvera<br />

qu’une division supplémentaire recouvrant et compliquant <strong>le</strong> manque<br />

originel. Il s’établit dès lors un fossé irréductib<strong>le</strong> entre la réalité de l’être<br />

forcément incomp<strong>le</strong>t et aliéné, et l’image idéalisée que l’enfant se fait<br />

de lui-même.<br />

Les lofteurs en quête de complétude subjective<br />

Les candidats du Loft, au lieu d’acquérir une nouvel<strong>le</strong> identité médiatique<br />

qui <strong>le</strong>s hisse au statut de vedettes, tout en <strong>le</strong>s confortant dans<br />

l’idée d’une complétude identitaire, ne font que traverser, dans des<br />

conditions particulièrement spectaculaires, cette expérience originel<strong>le</strong>


de l’aliénation au regard, à la paro<strong>le</strong> et au désir de l’Autre que l’enfant,<br />

devant <strong>le</strong> miroir, prend à témoin pour obtenir un assentiment concernant<br />

son identification primordia<strong>le</strong>. En effet, <strong>le</strong> dispositif du Loft<br />

met en évidence avec brio l’inféodation du Moi comme construction<br />

imaginaire à la dimension de l’Autre : <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s regards jetés vers<br />

<strong>le</strong>s miroirs peuvent être décodés, sur <strong>le</strong>ur versant inconscient, comme<br />

des appels lancés au lieu de l’Autre, comme des « projections » du Moi<br />

vers <strong>le</strong> lieu symbolique situé hors-champ, un lieu à la fois en dehors de<br />

soi et connecté au sujet par des solutions imaginaires <strong>le</strong>urrantes. Qu’il<br />

se trouve face à son image propre ou face à un autre que lui, <strong>le</strong> sujet est<br />

toujours pris dans <strong>le</strong>s fi<strong>le</strong>ts de l’imaginaire (<strong>le</strong> Moi) qui demandent à être<br />

« dénoués » dans l’ordre symbolique (l’Autre). Ainsi, « dans la relation<br />

intersubjective, quelque chose de factice s’introduit toujours qui est la<br />

projection imaginaire de l’un sur <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> écran que devient l’autre » 40.<br />

Que ces écrans de projection soient <strong>le</strong>s miroirs, <strong>le</strong>s locataires du<br />

Loft, <strong>le</strong> « Propriétaire », <strong>le</strong> public, la mère (<strong>le</strong>s « maman, je t’aime » criés<br />

face aux caméras l’attestent), peu importe. Toutes ces figures sont à placer<br />

du côté de l’Autre, « cet être supposé » qui peut être « n’importe quel<br />

personnage mythique que ce soit Dieu, la mère, ou <strong>le</strong> sujet lui-même<br />

dans un fantasme de toute-puissance » 41. Lieu utopique pour la psychanalyse<br />

et mythique pour <strong>le</strong> sujet, l’Autre ne reste pas moins la figure à<br />

laquel<strong>le</strong> s’adressent, à son insu, ses regards et ses paro<strong>le</strong>s.<br />

Cette dépendance fondamenta<strong>le</strong> du sujet vis-à-vis de l’Autre est à<br />

mettre en rapport avec la labilité, la précarité et l’incomplétude d’une<br />

identité acquise au fil des processus identificatoires, et fondée sur <strong>le</strong> fait<br />

que la reconnaissance de soi n’est jamais directe puisqu’el<strong>le</strong> passe par une<br />

autre image qui demeure en son extériorité, même une fois intériorisée.<br />

L’image réel<strong>le</strong> de soi échappe donc inévitab<strong>le</strong>ment au sujet qui ne peut<br />

se reconnaître que dans une image « virtuel<strong>le</strong> » renvoyée par <strong>le</strong> miroir<br />

que constitue l’autre. C’est ce que Lacan a tenté d’expliquer avec la métaphore<br />

optique du vase renversé, qui reprend la dia<strong>le</strong>ctique spéculaire<br />

introduite dans <strong>le</strong> stade du miroir, mais pour la « compliquer » et ajouter<br />

au miroir plan un miroir concave 42. Ce schéma optique permet notamment<br />

à Lacan de démontrer que <strong>le</strong> sujet est un être foncièrement divisé,<br />

clivé, qu’il ne se voit jamais de là où il se regarde. En effet, « si d’une<br />

certaine manière, c’est dans l’Autre qu’il se voit, c’est éga<strong>le</strong>ment dans<br />

l’espace de l’Autre que vient se situer <strong>le</strong> point d’où il se regarde » 43.<br />

« En effet, <strong>le</strong> sujet virtuel, ref<strong>le</strong>t de l’œil mythique, c’est-à-dire l’autre<br />

que nous sommes, est là où nous avons d’abord vu notre ego – hors de<br />

nous, dans la forme humaine […]. L’être humain ne voit sa forme réalisée,<br />

tota<strong>le</strong>, <strong>le</strong> mirage de lui-même, que hors de lui-même » 44. Il y a ainsi<br />

une logique d’exclusion entre l’œil et <strong>le</strong> regard qui rend <strong>le</strong> sujet captif<br />

Etudes 51<br />

40 Roland Chemena, Dictionnaire de la psychanalyse,<br />

Larousse, Paris, 1995, p. 140.<br />

41 J.-D. Nasio, Cinq <strong>le</strong>çons sur la théorie de<br />

Jacques Lacan, op. cit., p. 38 -39.<br />

42 Le dispositif comporte un miroir concave<br />

qui réfléchit sur un miroir plan l’image d’un<br />

bouquet renversé sous un vase, de sorte que<br />

dans <strong>le</strong> miroir plan l’observateur voit <strong>le</strong> bouquet<br />

dans <strong>le</strong> vase. Dans l’impossibilité de décrire<br />

de manière extensive cette métaphore, nous<br />

renvoyons <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur aux multip<strong>le</strong>s références<br />

à cel<strong>le</strong>-ci dans Les écrits techniques de Freud.<br />

Le Séminaire, Livre I (1953 -1954), Seuil, Paris,<br />

1998 (1975), ainsi qu’au chapitre (« Le schéma<br />

optique et <strong>le</strong>s idéaux de la personne. Moi idéal<br />

et Idéal du moi ») consacré à ce sujet dans Joël<br />

Dor, Introduction à la <strong>le</strong>cture de Lacan, op. cit.,<br />

p. 304 -326.<br />

43Joël Dor, Introduction à la <strong>le</strong>cture de Lacan,<br />

op. cit., p. 322.<br />

44Jacques Lacan, « Idéal du moi et Moi idéal »,<br />

Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse.<br />

Le Séminaire, Livre XI (1964), Seuil,<br />

Paris, 1990 [1973], p. 221.


52<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

45 Maurice Mer<strong>le</strong>au-Ponty, La Phénoménologie<br />

de la perception, Gallimard, Paris, 1945.<br />

46Jacques Lacan, « La schize de l’œil et du<br />

regard », Les quatre concepts fondamentaux de<br />

la psychanalyse. Le Séminaire, Livre XI (1964),<br />

op. cit., p. 87.<br />

47 Michel Thévoz, Le miroir infidè<strong>le</strong>, Minuit,<br />

Paris, 1996, p. 10.<br />

d’une méconnaissance chronique. Reprenant <strong>le</strong>s acquis de la phénoménologie<br />

de Mer<strong>le</strong>au-Ponty 45, Lacan affirme la préexistence du regard sur<br />

l’œil : <strong>le</strong> sujet est regardé avant d’être regardant, tout comme l’être est parlé<br />

avant d’être parlant. Le sujet percevant doit donc se soumettre à cette<br />

primauté d’une omnivoyance qui <strong>le</strong> regarde, avant qu’il ne puisse luimême<br />

regarder. « Nous sommes des êtres regardés dans <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> du<br />

monde », regardés par un « regard qui nous cerne » et qui fait apparaître<br />

<strong>le</strong> monde comme fondamenta<strong>le</strong>ment omnivoyeur. Ainsi, affirme Lacan,<br />

« je ne vois que d’un point, mais dans mon existence, je suis regardé<br />

de partout » 46.<br />

Le dispositif du Loft présente ainsi une exemplarité hors du commun,<br />

car non seu<strong>le</strong>ment il illustre <strong>le</strong> fantasme d’omnivoyance (et<br />

d’omniperception) qui travail<strong>le</strong> une partie de l’histoire de la représentation,<br />

ainsi que la société moderne du « spectac<strong>le</strong> sécuritaire », mais il<br />

offre éga<strong>le</strong>ment une traduction à la théorie psychanalytique du sujet<br />

comme « voyant ou visib<strong>le</strong> au sein de l’universel<strong>le</strong> ‹ voyure › », comme un<br />

sujet qui se fait « regard qui quête ou provoque <strong>le</strong> regard de l’autre dans<br />

une insolub<strong>le</strong> alternative » 47.<br />

Plus généra<strong>le</strong>ment, on peut avancer que ce désir d’une poignée<br />

d’individus d’être regardés (et donc aimés) par des millions de téléspectateurs<br />

constitue une sorte de pléonasme puisqu’il ne fait que « répéter »,<br />

redoub<strong>le</strong>r maladroitement la condition de tout être au monde, cel<strong>le</strong><br />

d’être un objet de regard avant tout, d’être soumis à l’antériorité du regard<br />

de l’Autre. Le dispositif du Loft met en scène de manière ostentatoire <strong>le</strong><br />

désir qui anime tout sujet, celui d’un désir de reconnaissance, d’un désir<br />

qui trouve son sens dans <strong>le</strong> désir de l’Autre, car précisément ce que <strong>le</strong><br />

désir vise c’est d’être reconnu par cet Autre.<br />

Les lofteurs en quête de certitude identitaire<br />

Dans <strong>le</strong>ur quête effrénée de reconnaissance médiatique, <strong>le</strong>s candidats à<br />

la notoriété éphémère du jeu Loft Story sont aussi, de manière inconsciente,<br />

des candidats à la complétude subjective, état d’achèvement<br />

sanctionné par <strong>le</strong> regard et <strong>le</strong> désir du public qui, à son tour, projette<br />

ses fantasmes de réussite sur un écran de télévision. Pourtant, dans ces<br />

échanges intersubjectifs, seu<strong>le</strong>s des images biaisées, déformées, inadéquates<br />

de soi sont reçues par autrui, car <strong>le</strong> désir d’être reconnu comme<br />

tel est un désir fondamenta<strong>le</strong>ment aliéné qui n’appartient pas vraiment<br />

en propre à l’individu, mais qui est <strong>le</strong> désir de sa part divisée avec<br />

laquel<strong>le</strong> il ne peut pas faire totalité.<br />

Durant <strong>le</strong> jeu, <strong>le</strong>s lofteurs se montrent particulièrement soucieux<br />

de renvoyer une image « juste » et vraie d’eux-mêmes à ceux qui <strong>le</strong>s<br />

regardent. Le thème du « décalage identitaire », en effet, obsède la


plupart d’entre eux qui craignent d’être incompris, mal jugés ou méprisés<br />

par <strong>le</strong>s autres en raison d’une mauvaise « communication » d’image<br />

de soi. Pour preuve, <strong>le</strong> départ de David qui, au bout de cinq jours,<br />

crée un choc dans la petite communauté en révélant qu’il n’a, à aucun<br />

moment, été « lui-même », qu’il n’a fait que jouer la comédie, qu’il s’est<br />

donc fait passé pour un autre. Il s’est donc rendu coupab<strong>le</strong> de haute<br />

trahison par ceux qui s’imaginent n’avoir dupé personne en maintenant<br />

des rapports sincères et loyaux, aussi bien vis-à-vis des autres, que visà-vis<br />

d’eux-mêmes. Sur un autre plan, <strong>le</strong> cas Loana, la gagnante du jeu,<br />

illustre un autre effet d’aliénation puisque chez el<strong>le</strong>, c’est un décalage<br />

flagrant entre son apparence (une bel<strong>le</strong> fil<strong>le</strong> siliconée et toujours légèrement<br />

vêtue) et son essence (une fil<strong>le</strong> sensib<strong>le</strong>, meurtrie par la vie et<br />

dotée d’un quotient intel<strong>le</strong>ctuel aussi impressionnant que son tour de<br />

poitrine), qui va beaucoup intriguer ses congénères. Jean-Edouard,<br />

pour sa part, souffre du dédain des fil<strong>le</strong>s choquées par son attitude de<br />

goujat, après sa « rupture » avec Loana qui, de son côté, a cru voir en lui<br />

l’homme de sa vie. Dans <strong>le</strong> confessionnal, il déclare alors n’être qu’un<br />

homme « normal » qui ne refuse pas un moment de plaisir, si on <strong>le</strong> lui<br />

propose si gentiment. Kenza, invitée de Mireil<strong>le</strong> Dumas dans Vie privée,<br />

vie publique après sa sortie du Loft, s’offusquera du fait que <strong>le</strong>s résumés<br />

de M6 restituent très faib<strong>le</strong>ment l’authent<strong>ici</strong>té des faits et de la psychologie<br />

profonde des candidats.<br />

Cette volonté permanente de résorber l’écart entre une image de soi<br />

supposée « vraie » et une image flottante, reçue et octroyée par l’autre,<br />

corrobore parfaitement <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> sujet va toujours chercher dans<br />

l’autre l’image réel<strong>le</strong> de soi-même, mais que cette quête identitaire connaît<br />

de multip<strong>le</strong>s contrariétés qu’il s’agit de surmonter par différentes<br />

stratégies visant à rectifier, à « mettre au point » l’image floue et infidè<strong>le</strong><br />

qui a été émise dans un premier temps de manière « involontaire ». Tel<br />

est <strong>le</strong> danger engendré par <strong>le</strong> fonctionnement proprement tribal de<br />

cette petite « famil<strong>le</strong> » (c’est ainsi qu’ils se qualifient) : dans ce constant<br />

déploiement du privé sur la place publique, <strong>le</strong> phénomène d’une perte<br />

d’identité de soi semb<strong>le</strong> inévitab<strong>le</strong> puisqu’aujourd’hui, sur <strong>le</strong>s plateaux<br />

de télévision, l’individu est pensé par <strong>le</strong>s autres, n’existe que par l’autre<br />

et à condition de se confondre dans l’autre 48.<br />

La soumission à la paro<strong>le</strong> structurante de l’Autre<br />

Mais, si <strong>le</strong> sujet dépend du regard de l’Autre, il dépend éga<strong>le</strong>ment de<br />

la paro<strong>le</strong> et de la voix de l’Autre qui s’inscrit, nous l’avons vu, dans <strong>le</strong><br />

registre du Symbolique. Cette fonction invocante de l’Autre constitue<br />

<strong>le</strong> « pendant auditif » de la fonction scopique : <strong>le</strong> sujet parlant adresse<br />

des appels, des demandes, des questions à l’Autre qu’il perçoit comme<br />

Etudes 53<br />

48 Michel Maffesoli, Le temps des tribus : <strong>le</strong><br />

déclin de l’individualisme dans <strong>le</strong>s sociétés de<br />

masse, Méridiens Klinscksieck, Paris, 1988.


54<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

49J.-D. Nasio, Cinq <strong>le</strong>çons sur la théorie de<br />

Jacques Lacan, op. cit., p. 226.<br />

50 Alain Vanier, Lacan, Les Bel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres,<br />

Paris, 2000, p. 19.<br />

51 Jacques Lacan, « Fonction et champ de la<br />

paro<strong>le</strong> et du langage en psychanalyse », Ecrits I,<br />

op. cit., p. 181.<br />

étant <strong>le</strong> détenteur de sa « vérité », d’une vérité méconnue, dérobée à<br />

laquel<strong>le</strong> il cherche à accéder par son truchement. En effet, selon Lacan,<br />

toute paro<strong>le</strong> appel<strong>le</strong> une réponse car il n’y a pas de paro<strong>le</strong> sans Autre,<br />

l’Autre primordial étant notre langue maternel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> lieu à partir duquel<br />

nous avons pu par<strong>le</strong>r et nous construire. Ainsi, au sein du Loft, cette<br />

quête d’identité passe aussi par la paro<strong>le</strong>, par <strong>le</strong>s échanges verbaux, par<br />

<strong>le</strong>s révélations en aparté proférées dans <strong>le</strong> confessionnal vers un lieu<br />

situé hors-champ, discussions qui tournent toutes presque toujours<br />

autour des mêmes questions : qui est-il vraiment, m’aime-t-el<strong>le</strong> un peu,<br />

tu me trouves comment, que pensent-ils vraiment de ma personne,<br />

dis-moi quels sont mes défauts ? etc. À chaque fois, ces interrogations<br />

demeurent en suspens, en attente au lieu de l’Autre censé contenir<br />

quelques réponses. « La demande de savoir, c’est <strong>le</strong> propre de la névrose.<br />

Le névrosé se définit par <strong>le</strong> fait que sa demande, nette, non ambiguë, est<br />

d’un savoir ; il veut savoir, il veut que l’Autre lui par<strong>le</strong> et lui apprenne » 49.<br />

Sans vouloir dresser un tel profil psycho-pathologique des lofteurs, il<br />

s’agit <strong>ici</strong> de mettre en évidence <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> vital de la paro<strong>le</strong> au sein d’un<br />

dispositif fonctionnant comme un piège à regards. Lacan attribue en<br />

effet une fonction tout à fait positive à la paro<strong>le</strong> qui permet de sortir de<br />

l’impasse imaginaire, car « <strong>le</strong> rapport du sujet à son image dans <strong>le</strong> miroir<br />

conduit à une difficulté propre à la dimension narcissique. Cette capture<br />

conduit à une situation mortifère du type : ou l’un ou l’autre. Pour que<br />

<strong>le</strong> lien social soit possib<strong>le</strong>, il faut concevoir un autre terme, qui ne laisse<br />

pas <strong>le</strong> sujet dans une relation strictement en miroir à un semblab<strong>le</strong>. Ce<br />

qui arrive dans <strong>le</strong> mythe, à Narcisse se noyant pour rejoindre sa propre<br />

image, indique assez la limite du modè<strong>le</strong>. Cet élément médiateur, cette<br />

dimension tierce, qui sort <strong>le</strong> sujet de l’impasse imaginaire, c’est la paro<strong>le</strong><br />

et <strong>le</strong> langage » 50. Ainsi, si l’Autre est <strong>le</strong> lieu du regard, il est aussi et surtout<br />

<strong>le</strong> lieu de la paro<strong>le</strong>, <strong>le</strong> lieu qui reçoit la dia<strong>le</strong>ctique sans fin du désir<br />

dont <strong>le</strong> premier but est d’être reconnu par l’autre. « Ce que je cherche,<br />

dit Lacan, dans la paro<strong>le</strong> c’est la réponse de l’autre. Ce qui me constitue<br />

comme sujet, c’est ma question » 51. Le sujet loftien, continuel<strong>le</strong>ment<br />

submergé d’interrogations relatives à sa personne, démontre de manière<br />

tragi-comique la validité de cette maxime lacanienne.<br />

Si la paro<strong>le</strong> a donc une fonction structurante pour <strong>le</strong> lofteur, el<strong>le</strong> n’en<br />

demeure pas moins <strong>le</strong> lieu de ma<strong>le</strong>ntendus, de rencontres manquées,<br />

car <strong>le</strong>s aléas de la communication intersubjective proviennent en particulier<br />

du fait que la paro<strong>le</strong> a une fonction essentiel<strong>le</strong>ment invocatrice<br />

et non informative. Dans un Loft coupé (partiel<strong>le</strong>ment) du monde,<br />

où <strong>le</strong>s journaux, la télévision et la radio sont interdits, où la <strong>le</strong>cture est<br />

restreinte au strict minimum, où <strong>le</strong> seul débat contradictoire consiste<br />

à savoir si <strong>le</strong>s fil<strong>le</strong>s seront toutes jetées dans la piscine pour un bain de


minuit col<strong>le</strong>ctif ou alors si Aziz est un macho ou non, <strong>le</strong>s conversations<br />

finissent inévitab<strong>le</strong>ment par revenir sur <strong>le</strong>s mêmes interrogations, <strong>le</strong>s<br />

mêmes doutes et <strong>le</strong>s mêmes thèmes – <strong>le</strong>s difficultés (ou <strong>le</strong>s joies) des<br />

relations affectives – et cela sur <strong>le</strong> mode de la confession intime, de la<br />

révélation de soi aux autres, autant d’échanges qui s’avèrent « sans issue »,<br />

car induits et sciemment exploités par <strong>le</strong> « Propriétaire », un Autre qui<br />

a pris soin de sé<strong>le</strong>ctionner des personnes suffisamment malléab<strong>le</strong>s psychologiquement<br />

pour obtenir <strong>le</strong> résultat voulu : une obéissance aveug<strong>le</strong><br />

au désir et à la loi de l’Autre ressenti comme une instance omnisciente<br />

et toute-puissante.<br />

Dans <strong>le</strong> Loft, la paro<strong>le</strong> de l’Autre prend une autre forme que cel<strong>le</strong> des<br />

échanges entre <strong>le</strong>s candidats. En effet, <strong>le</strong> « Propriétaire » du Loft, situé<br />

dans un hors-champ à la fois prestigieux et improbab<strong>le</strong>, a coutume de<br />

communiquer avec ses locataires par <strong>le</strong> biais de messages en voix off ou<br />

de messages écrits remis dans <strong>le</strong> cellier, pièce médiatrice entre l’intérieur<br />

et l’extérieur. Cette voix et cette paro<strong>le</strong> impersonnel<strong>le</strong>s, changeantes,<br />

décorporées 52 assument vis-à-vis des lofteurs <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de l’Autre, d’une<br />

instance qui façonne <strong>le</strong>urs comportements, qui impose des activités,<br />

qui juge des performances, qui récompense une victoire, qui punit<br />

une faute, etc. À <strong>le</strong>ur tour, <strong>le</strong>s candidats s’adressent ou répondent aux<br />

questions de l’Autre dans <strong>le</strong> confessionnal, lieu capitonné, à l’écart des<br />

regards et oreil<strong>le</strong>s indiscrètes des autres lofteurs, qui place <strong>le</strong> pénitent<br />

face à une caméra, favorisant ainsi la délation, l’aveu, la doléance, la<br />

déclaration, l’accusation, la contrition, etc. Tous ces actes de paro<strong>le</strong>s<br />

sont reçus à la fois par <strong>le</strong> fameux « Propriétaire » et par <strong>le</strong> téléspectateur<br />

qui s’identifie alors au confesseur bénéf<strong>ici</strong>ant du privilège d’entendre ces<br />

révélations dans un tête-à-tête factice, qui tout à la fois <strong>le</strong> rend complice<br />

et <strong>le</strong> met à distance, l’écran de télévision ayant remplacé la gril<strong>le</strong> (fig. 11).<br />

Ce que <strong>le</strong> téléspectateur ne perçoit pas, car situé hors-champ et coupé<br />

au montage, c’est que ces mots censés re<strong>le</strong>ver de la plus libre expression,<br />

constituent en fait des réponses à des questions précises qui induisent<br />

inévitab<strong>le</strong>ment une transformation des propos en un discours orienté<br />

par la personne chargée de mener la « confession ». Cet escamotage de<br />

l’Autre comme instance invocante ne fait que renforcer l’illusion d’une<br />

paro<strong>le</strong> subjective autonome.<br />

Cette commun(icat)ion improbab<strong>le</strong> souligne l’aporie d’un langage<br />

où « notre message nous vient de l’Autre, et pour l’énoncer jusqu’au bout :<br />

sous une forme inversée ». Ce principe s’applique à toute forme d’énonciation,<br />

« puisqu’à avoir été émis par nous, c’est d’un autre, interlocuteur<br />

éminent, qu’il a reçu sa meil<strong>le</strong>ure frappe » 53. Tous <strong>le</strong>s mots prononcés<br />

dans <strong>le</strong> Loft par caméras interposées ou non rappel<strong>le</strong>nt de manière aiguë<br />

cette formu<strong>le</strong> lacanienne : <strong>le</strong>s êtres parlants ne sont jamais tota<strong>le</strong>ment<br />

Etudes 55<br />

52 Ce terme est utilisé par <strong>le</strong>s psychanalystes<br />

pour désigner un processus de désinvestissement<br />

corporel ou d’ « évanouissement » de l’enveloppe<br />

corporel<strong>le</strong>.<br />

11<br />

53Jacques Lacan, « Ouverture de ce recueil »,<br />

Ecrits I, op. cit., p. 15-16.


56<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

54Joël Dor, Introduction à la <strong>le</strong>cture de Lacan,<br />

op. cit., p. 101.<br />

55 Lire à ce sujet <strong>le</strong> très beau texte de Michel<br />

Thévoz, « L’inversion spéculaire », Le miroir infidè<strong>le</strong>,<br />

op. cit., p. 19 -35.<br />

56 Id., p. 27-28.<br />

57Id., p. 20.<br />

58 Id., p. 30.<br />

maîtres de <strong>le</strong>urs dits, ils émettent des paro<strong>le</strong>s dans « <strong>le</strong> vide » du champ<br />

de l’Autre qui <strong>le</strong>s renvoie inlassab<strong>le</strong>ment à <strong>le</strong>urs destinataires.<br />

Le ma<strong>le</strong>ntendu originel : l’inversion de l’image spéculaire<br />

Ces méprises causées par <strong>le</strong>s mirages imaginaires n’interfèrent donc pas<br />

uniquement dans <strong>le</strong>s rapports entre lofteurs, mais éga<strong>le</strong>ment dans toute<br />

vie humaine. Cette « rencontre » perpétuel<strong>le</strong>ment manquée avec soimême,<br />

ce « ratage » de l’être en tant que sujet indivis, débute en fait dans<br />

l’image spéculaire el<strong>le</strong>-même qui inverse latéra<strong>le</strong>ment la forme réel<strong>le</strong><br />

du visage, reflétant ainsi une version inexacte de sa physionomie. « La<br />

re-connaissance de soi à partir de l’image du miroir s’effectue – pour<br />

des raisons optiques – à partir d’indices extérieurs et symétriquement<br />

inversés. Du même coup, c’est donc l’unité du corps el<strong>le</strong>-même qui<br />

s’ébauche comme extérieure à soi et inversée » 54. Ainsi, l’image de soi<br />

que l’on va chercher dans l’Autre, non seu<strong>le</strong>ment nous échappe, mais<br />

s’avère originairement être déformée par l’altération énantiomorphe<br />

(inversion morphologique dans l’axe perpendiculaire à la surface du<br />

miroir) 55. Malgré cette faute d’objectivité de la part du miroir, nous<br />

nous attachons à cette image considérée comme étant la vraie version de<br />

notre visage. En effet, « nous ne sommes jamais <strong>le</strong>s maîtres de ce doub<strong>le</strong>,<br />

dans la glace, qui représente l’Autre en nous, foncièrement décalé, et qui<br />

peut prendre une existence autonome, incontrôlab<strong>le</strong>, persécutoire, ou<br />

paranoïaque » 56. Ainsi, on peut dire que la fonction du miroir est essentiel<strong>le</strong><br />

car el<strong>le</strong> symbolise visuel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> rapport existentiel de l’individu<br />

à son image propre, un rapport qui est « instab<strong>le</strong>, oscillant entre <strong>le</strong>s pô<strong>le</strong>s<br />

de l’être et du paraître, de l’objectivité et de la subjectivité, de la vérité et<br />

du fantasme, de l’intime et du col<strong>le</strong>ctif, etc. » 57.<br />

L’inversion géométrique de l’image spéculaire entérine <strong>le</strong> mirage<br />

identificatoire mis à jour par <strong>le</strong> stade du miroir, apporte une confirmation<br />

supplémentaire sur <strong>le</strong> fait que l’image de soi est fondamenta<strong>le</strong>ment<br />

biaisée. La géométrie semb<strong>le</strong>, en effet, soutenir et approuver la psychanalyse<br />

dans son analyse de la division du psychisme humain : « l’inversion<br />

spéculaire […] c’est une version origina<strong>le</strong>, plus péremptoire que<br />

toute autre image, du <strong>le</strong>urre formateur de notre personne. Nous investissons<br />

complaisamment l’énantiomorphie du miroir en spéculant sur la<br />

commutativité de notre symétrie bilatéra<strong>le</strong> sous l’effet d’une contrainte<br />

de répétition qui nous entraîne à rejouer interminab<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> scénario<br />

identitaire ou <strong>le</strong> clivage inaugural » 58.<br />

Les miroirs du Loft, comme d’ail<strong>le</strong>urs tous <strong>le</strong>s autres, nous<br />

apprennent que <strong>le</strong> sort de l’homme c’est précisément d’être condamné à<br />

« une impropriété constitutive, c’est de n’être aucunement identique à soi,<br />

c’est de vouloir gérer cette insuperposabilité spécifiquement spéculaire


du voir et de l’être vu, ou du pour-soi et du pour-autrui, insuperposabilité<br />

ontologique qui fait de nous des sujets clivés » 59. Ainsi <strong>le</strong> miroir,<br />

en réfléchissant avant tout un porte-à-faux entre <strong>le</strong> sujet et son image,<br />

<strong>le</strong> sujet et <strong>le</strong>s autres, représente « la métaphore prototypique du désir de<br />

l’autre, dans <strong>le</strong> regard duquel je retrouve ma propre demande mais sous<br />

une forme inversée » 60. Ce décentrement du sujet qui est « constitué par<br />

une structure qui, el<strong>le</strong> aussi, n’a de centre que dans la méconnaissance<br />

imaginaire du moi, c’est-à-dire dans <strong>le</strong>s formations idéologiques où il<br />

se reconnaît » 61, trouve dans <strong>le</strong> Loft une preuve éclatante. La pénitence<br />

majeure endurée par ces reclus de bonne volonté, c’est de faire publiquement<br />

et impudiquement l’expérience de l’aliénation du sujet au champ<br />

de l’Autre qui accompagne toute existence humaine.<br />

L’analyse du dispositif du Loft réalisée dans une doub<strong>le</strong> perspective,<br />

à la fois historique et psychanalytique, nous a permis, on l’espère, de<br />

démontrer que ce jeu de télé-réalité constitue un objet d’étude idéal et<br />

unique pour mettre à jour certaines des fonctions du regard et du miroir.<br />

À cela s’ajoute <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong> Loft incarne, par une mise en évidence des<br />

fantasmes d’omniperception propres à une société qui exalte <strong>le</strong>s vertus<br />

de la vision totalisante, englobante et soi-disant sécurisante, <strong>le</strong> fonctionnement<br />

même de la télévision qui fait voir pour mieux se regarder<br />

el<strong>le</strong>-même. En effet, offrir la possibilité à une masse informe et sans<br />

identité d’accéder à une vision sans limites, et à quelques élus de bénéf<strong>ici</strong>er<br />

d’une visibilité notoire, revient à satisfaire cette obsession du voir et<br />

de l’être-vu qui animent aujourd’hui la télévision dans son ensemb<strong>le</strong>. Le<br />

Loft est ainsi une sorte de caricature de la télévision el<strong>le</strong>-même qui fait <strong>ici</strong><br />

la démonstration de sa capacité à faire voir tout… de rien, tout de suite,<br />

à tout <strong>le</strong> monde et pour rien (ou pas grand-chose). Et à Guy Debord,<br />

dont <strong>le</strong> texte de 1967 n’a pas pris une ride et qui peut être lu comme<br />

une exégèse visionnaire et brillante des jeux de télé-réalité, laissons <strong>le</strong><br />

dernier mot. « La société qui repose sur l’industrie moderne n’est pas<br />

fortuitement ou superf<strong>ici</strong>el<strong>le</strong>ment spectaculaire, el<strong>le</strong> est fondamenta<strong>le</strong>ment<br />

spectacliste. Dans <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong>, image de l’économie régnante, <strong>le</strong> but<br />

n’est rien, <strong>le</strong> développement est tout. Le spectac<strong>le</strong> ne veut en venir à rien<br />

d’autre qu’à lui-même » 62.<br />

59 Id., p. 32.<br />

60 Id., p. 29.<br />

Etudes 57<br />

61 Louis Althusser, « Freud et Lacan » (1964),<br />

Ecrits sur la psychanalyse, Stock/IMEC, Paris,<br />

1993, p. 45.<br />

62 Guy Debord, La société du spectac<strong>le</strong>,<br />

Gallimard, Paris, 1992 [1967], p. 21. Il est frappant<br />

de constater que, parmi <strong>le</strong>s jeux préférés<br />

des lofteurs (non imposés par <strong>le</strong> «Propriétaire<br />

», donc tout à fait spontanés), <strong>le</strong>s parodies<br />

d’émissions ou de séries télévisées célèbres,<br />

ou alors des exercices typiquement télévisuels<br />

abondent : « Qui veut gagner des millions ? »,<br />

« Les trois drô<strong>le</strong>s de dames », des faux entretiens<br />

réalisés face à une caméra, un fouet de<br />

cuisine en guise de micro, ou l’invention d’un<br />

nouveau concept d’émission, « Quatre-vingtcinq<br />

C », présenté par Laure, montrent assez<br />

bien cette tendance à l’auto-représentation,<br />

qui dans, des émissions comme « Les enfants<br />

de la télé », atteint des sommets d’auto-congratulation<br />

complaisante. Fina<strong>le</strong>ment, ce ne sont<br />

pas tant <strong>le</strong>s personnes en quête de quelque<br />

gloire incertaine, que la télévision el<strong>le</strong>-même<br />

qui, à force de se regarder, souffre d’un narcissisme<br />

chronique.


58 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes<br />

Montage horizontal et montage vertical<br />

chez Werner Nekes<br />

par François Bovier<br />

Le hors-champ est souvent envisagé à partir du cadrage : ce qui n’apparaît<br />

pas dans <strong>le</strong> champ, en fonction de la découpe du cadre ou de la<br />

construction interne au plan, mais qui peut être suggéré par la bandeson,<br />

<strong>le</strong> jeu des regards ou une situation diégétique, est rejeté provisoirement<br />

hors-champ – provisoirement, car un recadrage, un mouvement<br />

de caméra, ou une reconfiguration de l’espace, peuvent actualiser <strong>le</strong><br />

hors-champ. Or, il s’avère que <strong>le</strong> montage entretient une relation dynamique<br />

avec ce jeu d’interaction entre <strong>le</strong>s domaines du visib<strong>le</strong> et du nonvisib<strong>le</strong><br />

(ou du pas-encore-visib<strong>le</strong> et du déjà-plus-visib<strong>le</strong>). L’entrée et la<br />

sortie d’un personnage dans et hors du champ, pour prendre l’exemp<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> plus banal, peuvent être générées par l’opération d’une coupe : cel<strong>le</strong>ci<br />

provoque l’apparition soudaine ou l’évanouissement instantané d’une<br />

personne (on peut donc par<strong>le</strong>r de « trucage » ou d’ellipse).<br />

Je limiterai ma discussion de l’apport du montage vis-à-vis de la<br />

question du hors-champ à quelques films de Werner Nekes qui mettent<br />

en jeu une poétique personnel<strong>le</strong>, pour ne pas dire idio<strong>le</strong>cta<strong>le</strong>. En l’occurrence,<br />

s’en tenir à ce corpus présente un avantage : Werner Nekes,<br />

chef de fi<strong>le</strong> de l’éco<strong>le</strong> formel<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mande, a théorisé la problématique<br />

du montage, et ses films mobilisent une dia<strong>le</strong>ctique entre l’apparition<br />

et la disparition des figures à l’écran, entre la saturation et l’évidement<br />

du plan. Mais on ne saurait négliger <strong>le</strong>s écueils que ce choix induit.<br />

Le cinéma de Nekes constitue une aberration au regard d’un mode de<br />

représentation institutionnel (il ne sera donc question que de sa pratique<br />

qui relève de l’une des utilisations possib<strong>le</strong>s du film – et qui partage<br />

un certain nombre d’affinités avec ses pairs, <strong>le</strong> cinéma dit structurel<br />

américain et anglais ou encore <strong>le</strong>s films à clignotement). La conception<br />

et la mise en pratique du montage développées par Nekes nous<br />

oblige à redéfinir cet objet : Nekes subdivise l’opération du montage<br />

(lors de l’assemblage du métrage tout comme au moment du tournage)<br />

en deux techniques distinctes, qu’il appel<strong>le</strong> respectivement « montage<br />

horizontal » (désignant <strong>le</strong>s liens relationnels et différentiels entre deux


photogrammes, qu’une coupe intervienne ou non) et « montage vertical<br />

» (désignant la superposition des images au sein d’un photogramme,<br />

mécanisme généra<strong>le</strong>ment exclu du domaine du montage) 1. Enfin, <strong>le</strong><br />

hors-champ est activé dans ses films à travers un montage ultra-court et<br />

la multiplication des couches d’images. Dans ces conditions, autant <strong>le</strong><br />

reconnaître d’emblée, mon interrogation ne portera pas tant sur l’interaction<br />

entre hors-champ et montage que sur l’interprétation et l’appropriation<br />

de ce phénomène par Nekes. Quand bien même y aurait-il un<br />

risque de circularité dans la démarche (définir la question du montage<br />

en fonction des préoccupations de Nekes pour l’appliquer à ses propres<br />

films, et faire intervenir <strong>le</strong> hors-champ dans cette seu<strong>le</strong> perspective),<br />

j’émets la gageure qu’à travers cette opération nous avons une chance<br />

de surprendre l’une des facettes de la logique impliquée par <strong>le</strong> binôme<br />

champ/hors-champ (car il ne saurait y avoir de hors-champ que par<br />

rapport à un champ).<br />

Le cinéma, un art cinétique<br />

Werner Nekes soutient que tout film repose sur deux mécanismes conjoints<br />

: un fait technique et une activité psycho-physiologique. D’une<br />

part, <strong>le</strong> défi<strong>le</strong>ment des photogrammes dans l’appareil de projection<br />

forme une chaîne syntagmatique qui se déploie dans <strong>le</strong> temps. D’autre<br />

part, <strong>le</strong> spectateur réagence cette chaîne en une succession de brèves<br />

unités imaginaires : à travers <strong>le</strong> phénomène de la persistance rétinienne<br />

et de l’effet-phi, il opère une fusion entre deux photogrammes qui se<br />

suivent. T-WO-MEN (1972, 90') est <strong>le</strong> film qui exploite <strong>le</strong> plus systématiquement<br />

ce mécanisme de formation d’une image subjective. Nekes<br />

par<strong>le</strong> dans ce cas de « <strong>le</strong>cture horizonta<strong>le</strong> ». Par ail<strong>le</strong>urs, il indexe à travers<br />

<strong>le</strong> terme de « <strong>le</strong>cture vertica<strong>le</strong> » un autre procédé technique. Au sein de<br />

chaque photogramme, plusieurs couches d’images peuvent se superposer<br />

2. Cette opération n’est pas nécessaire à la constitution d’un film. Et<br />

de fait, il faudra attendre Hurrycan (1979, 90') pour que Nekes attribue<br />

à ce procédé une portée heuristique. La frappe du sty<strong>le</strong> des films de<br />

Nekes, que je qualifierai, faute de mieux, de « cinématique », est indissociab<strong>le</strong>ment<br />

liée aux mécanismes d’une <strong>le</strong>cture horizonta<strong>le</strong>. Je remettrai<br />

donc à plus tard mon analyse des modes de <strong>le</strong>cture vertica<strong>le</strong>.<br />

Nekes détermine trois configurations possib<strong>le</strong>s du film. Les photogrammes<br />

peuvent être tous identiques (bien qu’ils diffèrent de par <strong>le</strong>ur<br />

emplacement dans la chaîne syntagmatique du film) : l’image, mise en<br />

bouc<strong>le</strong>, se gè<strong>le</strong> (suspension de la <strong>le</strong>cture horizonta<strong>le</strong>). Les photogrammes<br />

peuvent se différencier : <strong>le</strong> film présente un mouvement apparent à<br />

l’écran (<strong>le</strong>cture horizonta<strong>le</strong> minima<strong>le</strong>). Les photogrammes peuvent être<br />

tous hétéroclites : l’image scintil<strong>le</strong> et ses contours se brouil<strong>le</strong>nt (<strong>le</strong>cture<br />

Etudes 59<br />

1 Sur ce point, je me permets de renvoyer à<br />

mon artic<strong>le</strong>, « Werner Nekes, ou <strong>le</strong>s enjeux de<br />

la kiné », in Hors-champ, n o 8, printemps-été<br />

2002, p. 44 - 48.<br />

2 L’intervention de Werner Nekes, <strong>le</strong> 8 décembre<br />

1975 à l’Université du Wisconsin, propose<br />

une synthèse de ces différents points. Cf.<br />

« Whatever Happens Between the Pictures. A<br />

Lecture by Werner Nekes ; Edited and with An<br />

Introduction by David S. Lenfest », in Afterimage,<br />

novembre 1977, p. 7-13.


60<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

3 Werner Nekes a mis au point sa théorie de<br />

la « kiné » dès 1972. Voir, entre autres, Werner<br />

Nekes, « Spreng-Sätze zwischen den Kadern »,<br />

in Hamburger Filmgespräche IV, reproduit dans<br />

Reinhard Oselies, Ingo Petzke, Werner Nekes,<br />

1966 -1973. Eine Dokumentation, Studienkreis<br />

Film, Bochum, 1973, p. 12-18. Notons une postérité<br />

indirecte de ces énoncés, à travers la<br />

subdivision proposée par Dominique Chateau<br />

entre un cinéma de la photographie, du plan<br />

et du photogramme. Cf. Dominique Chateau,<br />

« Texte et discours dans <strong>le</strong> film », in Revue d’esthétique,<br />

1976 et Dominique Chateau, François<br />

Jost, Nouveau cinéma, nouvel<strong>le</strong> sémiologie,<br />

UGE (10/18), Paris, 1979.<br />

4 Nekes reconduit <strong>le</strong> principe du montage<br />

intel<strong>le</strong>ctuel d’Eisenstein, dans sa phase idéogrammatique,<br />

auquel il fait parfois allusion : un<br />

signe accolé à un autre signe, tous deux porteurs<br />

d’une signification autonome, génèrent<br />

un concept qui excède la somme des éléments<br />

additionnés…<br />

horizonta<strong>le</strong> maxima<strong>le</strong>) 3. Quel que soit <strong>le</strong> mode de configuration pour<br />

<strong>le</strong>quel opte <strong>le</strong> réalisateur, <strong>le</strong> cinéma se définit par l’ajointement de deux<br />

photogrammes entre eux, unité élémentaire (au niveau créatoriel, filmographique<br />

et spectatoriel) que Nekes appel<strong>le</strong> un « kinème ». Dans ses<br />

textes théoriques et dans ses films, Nekes fait porter l’accent sur <strong>le</strong>s relations<br />

de temps et d’espace entre <strong>le</strong>s photogrammes : plus la différence<br />

sera importante (divergence du point de vue de la caméra et du moment<br />

du tournage), plus <strong>le</strong> kinème sera porteur d’informations filmiques.<br />

Reformulons <strong>le</strong>s propos de Nekes en fonction du jeu d’interaction<br />

entre <strong>le</strong> champ et <strong>le</strong> hors-champ, et évaluons <strong>le</strong>ur productivité par rapport<br />

à sa propre pratique. D’un point de vue technique, <strong>le</strong> kinème peut<br />

être défini comme <strong>le</strong> lieu de surgissement d’un champ (<strong>le</strong> photogramme<br />

b) qui relègue <strong>le</strong> précédent hors-champ (<strong>le</strong> photogramme a). Le défi<strong>le</strong>ment<br />

cinématographique correspond à une dynamique d’apparition<br />

et de disparition d’images qui se côtoient. D’un point de vue psychophysiologique,<br />

la relation kinétique se définit par la formation d’une<br />

image subjective qui n’est pas impressionnée sur la pellicu<strong>le</strong> (photogramme<br />

a + photogramme b = kinème a) 4. Les images à l’écran reposent<br />

sur une absence que <strong>le</strong> spectateur vient comb<strong>le</strong>r : l’image perçue dépend<br />

d’une interimage (spectatoriel<strong>le</strong>) qui relie et anime des instantanés fixes.<br />

Les films de Nekes illustrent, thématisent, cette présence négative. Son<br />

coup d’envoi, Start (1966, 10'), porte ce mode d’être paradoxal du ruban<br />

pelliculaire au centre de l’attention : un homme traverse un pré suivant<br />

différents parcours circulaires préétablis (l’emplacement de la caméra<br />

est fixe, la bande-son crée un labyrinthe acoustique en mixant seize<br />

enregistrements musicaux) ; des coupes <strong>le</strong> font disparaître du champ,<br />

instaurant une tension entre mouvement représenté et mouvement de<br />

l’image ; et la découpe du cadre, qui assimi<strong>le</strong> <strong>le</strong> pré à un écran traversé<br />

par un réseau de mouvements, morcel<strong>le</strong> son corps. L’intermittence<br />

des images projetées est soulignée et redoublée : <strong>le</strong>s sautes du montage<br />

(Nekes aime citer <strong>le</strong> récit mythique de la découverte du trucage par<br />

Méliès : la substitution d’un omnibus à cheval par un corbillard due à<br />

l’arrêt de la prise de vue) reconfigurent <strong>le</strong> champ du visib<strong>le</strong> et attribuent<br />

une présence spectra<strong>le</strong> au personnage. De plus, <strong>le</strong>s quatre bordures du<br />

cadre sont systématiquement exploitées : l’homme, dont la trajectoire<br />

demeure imprévisib<strong>le</strong>, éprouve <strong>le</strong> champ comme un espace à parcourir<br />

et duquel s’évader, mais sa sortie hors du cadre est souvent précipitée par<br />

l’intervention d’une coupe.<br />

Malgré cette tripartition des modes de représentation filmique,<br />

Nekes en privilégie résolument un : il prend pour modè<strong>le</strong> l’art cinétique,<br />

<strong>le</strong> mouvement de l’image que l’on peut opposer à « l’image-mouvement »<br />

(De<strong>le</strong>uze). Ce qui retient l’attention de Nekes sur un plan théorique et


qui constitue l’attraction de ses films, a trait à la mise en relation des<br />

photogrammes entre eux. Il est ainsi amené à redéfinir <strong>le</strong>s éléments<br />

discrets du cinéma : <strong>le</strong> kinème (l’ajointement de deux photogrammes)<br />

correspond au phonème dans <strong>le</strong> langage verbal ; une chaîne de kinèmes<br />

(une unité soup<strong>le</strong> et ouverte) correspond à un morphème 5. Cette opération<br />

de réduction des traits constitutifs du cinéma <strong>le</strong> conduit à privilégier<br />

deux pô<strong>le</strong>s tensionnels : une poétique fracta<strong>le</strong> d’une part, où l’explosion<br />

et la conflagration des photogrammes défont l’ordre normé de la<br />

représentation du mouvement ; une poétique de l’accumulation d’autre<br />

part, où la réitération et l’alternance des champs de kinèmes saturent<br />

l’écran. La pensée de Nekes s’inscrit dans la lignée des réf<strong>le</strong>xions et des<br />

pratiques avant-gardistes (de Léger à Kubelka en passant par Eisenstein)<br />

que parfois il mobilise. Dans ce contexte, il me paraît pertinent de convoquer<br />

une position, dont Nekes n’a peut-être pas connaissance, qui<br />

porte exclusivement sur l’unité du plan.<br />

Je pense <strong>ici</strong> à deux artic<strong>le</strong>s de Jean-Pierre Oudart 6 qui, à travers une<br />

gril<strong>le</strong> de <strong>le</strong>cture lacanienne, évaluent <strong>le</strong> Procès de Jeanne d’Arc (Robert<br />

Bresson, 1963) et certains films de Fritz Lang comme l’exemp<strong>le</strong> princeps<br />

d’une structure d’assemblage tripartite des plans, reposant sur un<br />

manque constitutif. En simplifiant son argumentation, on peut avancer<br />

<strong>le</strong>s points suivants : à travers <strong>le</strong> procédé du champ-contrechamp tel qu’il<br />

est mis en œuvre par Bresson dans <strong>le</strong> Procès (raccord proche des 180<br />

degrés), <strong>le</strong> spectateur prend conscience d’une absence, c’est-à-dire de la<br />

présence de la caméra demeurant hors-champ ; <strong>le</strong> contrechamp, à travers<br />

<strong>le</strong> regard d’un personnage, ancre rétroactivement <strong>le</strong> lieu d’où <strong>le</strong> premier<br />

champ a été pris ; <strong>le</strong> spectateur prend alors conscience du cadrage qui<br />

masque arbitrairement certaines choses. Dans cette perspective, chaque<br />

plan se définit par rapport à ceux qui l’entourent : face au plan a, <strong>le</strong> spectateur<br />

cherche en vain la source d’un regard que personne ne supporte ;<br />

<strong>le</strong> contrechamp suture cette absence à travers <strong>le</strong> regard d’un personnage ;<br />

<strong>le</strong> plan b reprend et déplace <strong>le</strong> plan a, tout en effaçant la présence de<br />

l’énonciateur (« <strong>le</strong> lieu de l’Absent »). Ainsi envisagé, l’enchaînement<br />

champ a-contrechamp-champ b constitue une chaîne syntagmatique<br />

où chaque élément est interdépendant. À mon sens, la théorie de la kiné<br />

repose sur un modè<strong>le</strong> similaire : la rencontre entre deux photogrammes<br />

forme une première unité kinétique qui est déplacée et relancée par l’intervention<br />

du photogramme suivant ; si <strong>le</strong>s paramètres organisationnels<br />

peuvent en principe varier à l’infini (ou plutôt jusqu’à ce que <strong>le</strong> film<br />

prenne fin), dans <strong>le</strong>s faits un système de convergences et de récurrences<br />

règ<strong>le</strong> l’ordre de distribution des photogrammes. Une différence toutefois<br />

subsiste entre ces deux positions : Nekes s’appuie sur des phénomènes<br />

expérimenta<strong>le</strong>ment observab<strong>le</strong>s, alors qu’Oudart projette un modè<strong>le</strong><br />

Etudes 61<br />

5 Le terme « kinème » et, partant, la question<br />

de la doub<strong>le</strong> articulation au cinéma, renvoient<br />

à Pasolini qui opère une distinction<br />

entre « monèmes » (<strong>le</strong>s plans) et « cinèmes » (<strong>le</strong>s<br />

objets identifiab<strong>le</strong>s). Cf. Pier Paolo Pasolini,<br />

« La langue écrite de la réalité » (1966), L’expérience<br />

hérétique, Payot, Paris, 1976.<br />

6Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers du<br />

cinéma, n o 211 et 212, avril et mai 1969.


62<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

7 Cinq segments sont entrelacés dans <strong>le</strong> film :<br />

une femme attache son monokini ; un coup<strong>le</strong><br />

évolue dans un concours de danse ; un danseur<br />

s’assied sur une chaise qui cède sous<br />

son poids ; un homme lorgne sous la jupe d’une<br />

femme penchée au-dessus du capot de sa voiture<br />

; une surface d’eau est troublée par des<br />

mouvements concentriques, parfois inversés.<br />

Les segments, mis en bouc<strong>le</strong>, défi<strong>le</strong>nt dans <strong>le</strong><br />

bon sens et à l’envers.<br />

VIS-À-VIS, 1968<br />

psychanalytique à partir duquel il extrapo<strong>le</strong> (non sans jugements de<br />

va<strong>le</strong>ur) des relations de plaisir (Hollywood) et de déplaisir (la modernité)<br />

du spectateur au film.<br />

Récapitulons, en renvoyant à des exemp<strong>le</strong>s précis. La première<br />

configuration (différence zéro : reduplication du même photogramme)<br />

n’a pas été réalisée. Tout au plus Nekes en a-t-il proposé une approximation<br />

: certains segments de films sont mis en bouc<strong>le</strong>, inversés et<br />

renversés (Zipzibbelip, 1968, 11' : un court-métrage sur la frustration du<br />

regard et <strong>le</strong> voyeurisme 7), tandis que d’autres films ra<strong>le</strong>ntissent à l’extrême<br />

<strong>le</strong> plan. L’absence de mouvement implique une concentration sur<br />

la durée exclusivement. Dans ces conditions, <strong>le</strong> lieu de l’Absent demeure<br />

vacant : rien ne vient relayer la présence de la caméra. La deuxième configuration<br />

(différence minima<strong>le</strong> : constitution d’un mouvement apparent)<br />

est utilisée en relation de contrepoint avec un montage ultra-court<br />

dans la plupart de ses films et constitue parfois l’intégralité du métrage.<br />

Dans ce dernier cas, el<strong>le</strong> peut s’incarner à travers un plan unique ou<br />

une multipl<strong>ici</strong>té de plans. Soit Vis-à-vis (1968, 14') : six personnes, dont<br />

Nekes et sa femme, assis immobi<strong>le</strong>s, dévisagent la caméra. À infléchir <strong>le</strong>s<br />

analyses d’Oudart (puisqu’il étudie des mécanismes d’articulation entre<br />

plans), <strong>le</strong> lieu de l’Absent correspond à la place du spectateur : voyant<br />

l’équipe et se voyant vu (<strong>le</strong>s mouvements imperceptib<strong>le</strong>s et <strong>le</strong> cil<strong>le</strong>ment<br />

des yeux des modè<strong>le</strong>s, induisant un sentiment de gêne, déstabilisent<br />

cette photo de famil<strong>le</strong>), <strong>le</strong> spectateur, tenu à distance de la scène de la<br />

représentation, découvre qu’il occupe une position analogue à cel<strong>le</strong> de<br />

la caméra. Soit Abandanno (1970, 35') : une succession de plans, articulés<br />

autour de <strong>le</strong>itmotifs (des toits enneigés vus d’une fenêtre, un intérieur<br />

d’appartement traversé par Nekes et Dore O.), cadrent Dore O. dans<br />

des espaces naturels en hiver et en été. Les plans, restituant une certaine<br />

aura à l’image (soutenue par la bande-son minimaliste d’Anthony<br />

Moore), jouent sur la disparition de Dore O. au sein du cadre : la profondeur<br />

de champ se creuse, <strong>le</strong>s variations lumineuses s’intensifient<br />

jusqu’à effacer la représentation. Dore O., en éprouvant <strong>le</strong>s limites<br />

du cadre, désigne un hors-champ qui n’est comblé par aucun regard<br />

(tout au plus par un mouvement : Dore O. lance une bou<strong>le</strong> de neige<br />

hors-cadre). Le spectateur identifie <strong>le</strong> lieu de l’Absent à la présence de<br />

la caméra – qui <strong>le</strong> renvoie à sa propre position. La troisième configuration<br />

(différence maxima<strong>le</strong> : collision et superposition des cadres entre<br />

eux) caractérise la poétique de Nekes (la liste de ses films ressortissant à<br />

cette catégorie demeure ouverte). Pour prendre un exemp<strong>le</strong>, Makimono<br />

(1974, 38'), renvoyant aux peintures japonaises sur rou<strong>le</strong>aux, explore, à<br />

travers un emplacement fixe de la caméra, un paysage lacustre avec des<br />

maisons ; mais l’emportement du montage, conjoint à des mouvements


panoramiques opposés et des surimpressions, assimi<strong>le</strong> <strong>le</strong> paysage à une<br />

calligraphie de traits et de points abstraits. La rencontre entre photogrammes<br />

(phot. a + phot. b = kinème 1) qui se fi<strong>le</strong>nt (phot. b + phot. c<br />

= k2) comme dans un fondu-enchaîné (k1 + k2 = k3) détermine <strong>le</strong> lieu<br />

de l’Absent : celui-ci se situe entre <strong>le</strong>s images, renvoyant <strong>le</strong> spectateur à<br />

sa propre activité de perception, tour à tour dépossédé et maître de ses<br />

capacités de reconnaissance. À travers <strong>le</strong> clignotement des images, <strong>le</strong><br />

champ-passé, <strong>le</strong> champ-actualisé et <strong>le</strong> champ-à-venir se confondent.<br />

Ces mécanismes de chevauchements des photogrammmes permettent<br />

d’opérer un saut : d’évoluer de la <strong>le</strong>cture (de la réception) au montage (à<br />

la confection) du film.<br />

Montage horizontal, montage vertical<br />

Nekes, en pensant <strong>le</strong> cinéma comme l’articulation différentiel<strong>le</strong> des<br />

photogrammes entre eux, oppose à la logique de la successivité cel<strong>le</strong><br />

du simultanéisme. Un paramètre technique, <strong>le</strong> défi<strong>le</strong>ment photogrammique,<br />

est isolé et autonomisé en un premier temps, celui de la réf<strong>le</strong>xion<br />

théorique (qui s’arc-boute à une pratique). En un second temps, <strong>le</strong>s<br />

mécanismes liés à la projection sont érigés en tropes, élaborés en une<br />

poétique résolument métafilmique : à la <strong>le</strong>cture horizonta<strong>le</strong> répond un<br />

montage photogrammique, à la <strong>le</strong>cture vertica<strong>le</strong> la multiplication des<br />

couches de surimpressions. Les deux mécanismes sont liés, ne serait-ce<br />

déjà que techniquement : l’ajointement des photogrammes provoque<br />

<strong>le</strong>ur superposition – qu’un montage vertical permet de démultiplier.<br />

Un dernier mot encore sur la poétique du cadre propre à Nekes,<br />

avant de mettre en jeu ces implications par rapport à deux films, Diwan<br />

MAKIMONO, 1974<br />

Etudes 63


64<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

KNOTEN, AMALGAM, 1976<br />

8 Pour une analyse détaillée de ce film,<br />

voir Christoph Sette<strong>le</strong>, « Nekes – Duchamp –<br />

Mantegna » et Ingo Petzke, « Amalgam », Werner<br />

Nekes Retrospektive, Zyklop Verlag, Zurich,<br />

1987, p. 36 - 49 et p. 89 - 92.<br />

(1973, 85') et Hurrycan (1979, 90'). Le champ, constitué par sa relative<br />

absence photochimique, n’est pas dépourvu de délimitations. La métaphore<br />

bazinienne de l’écran comme cadre et comme cache trouve <strong>ici</strong><br />

un point de résolution : <strong>le</strong> plan est littéra<strong>le</strong>ment assimilé à un tab<strong>le</strong>au<br />

(qui peut, comme dans <strong>le</strong> minimalisme, être divisé en bandes qui soulignent<br />

et redupliquent <strong>le</strong> cadre). Amalgam (1975 -76, 72') représente <strong>le</strong><br />

meil<strong>le</strong>ur exemp<strong>le</strong> à cet égard – et constitue peut-être la seu<strong>le</strong> occurrence<br />

dans <strong>le</strong> cinéma d’une tel<strong>le</strong> pratique. Le film conjoint une technique<br />

précinématographique, la chronophotographie, et des références au<br />

champ des avant-gardes plastiques, c’est-à-dire au futurisme et surtout<br />

au Nu descendant un escalier (1911) de Duchamp qui renvoie à son tour aux<br />

planches d’une femme descendant un escalier (dans la série On Animal<br />

Locomotion, 1878, de Muybridge). Les plans, dans Amalgam, sont animés<br />

par une légère vibration, à la limite de la stase et de la décomposition<br />

du mouvement ; <strong>le</strong> cadre, composé comme un lieu de forclusion des<br />

figures et des motifs, diffracte prismatiquement <strong>le</strong>s points de vue. Nekes<br />

propose deux variations expl<strong>ici</strong>tes autour de toi<strong>le</strong>s. Knoten (1 ère partie)<br />

recompose en un tab<strong>le</strong>au vivant Les poseuses (1886 - 87) de Seurat : l’accentuation<br />

de la texture du grain de la pellicu<strong>le</strong> reproduit la technique du<br />

pointillisme ; <strong>le</strong> cadre se fige, puis s’anime à travers la fusion de quatre<br />

couches d’images aux expositions variées. Textur (3 ème partie) constitue<br />

un hommage au Christ mort (circa 1500) de Mantegna : <strong>le</strong>s formes d’une<br />

femme nue, allongée dans la même posture que <strong>le</strong> Christ, se démultiplient<br />

à travers <strong>le</strong>s couches de surimpression ; la crudité de la représentation<br />

de Mantegna est redoublée par <strong>le</strong> rabaissement du sujet et la corporéité<br />

de la femme allongée sur un lit, en lieu et place d’un cadavre 8.<br />

À travers cette assimilation du plan à un espace pictural, l’irréductibilité<br />

du hors-champ, qui ne peut réintégrer la représentation, est affirmée. Le<br />

hors-champ, qui intervient au niveau du support réel du film, est exclu<br />

du monde de la représentation : <strong>le</strong> cadrage demeurant fixe, <strong>le</strong>s opérations<br />

de déformation des figures, qui sont à peine reconnaissab<strong>le</strong>s, ont<br />

lieu au sein d’un cadre délimité.<br />

Pour <strong>le</strong> dire autrement, la découpe que propose Nekes entre montage<br />

horizontal et montage vertical est purement didactique. Dès lors,<br />

par montage (en un sens élargi), il faut entendre : la constitution des<br />

photogrammes en unités de plus en plus larges d’une part (où la coupe<br />

génère un hors-champ), et la superposition des couches d’images en<br />

tout point donné d’autre part (où la surimpression d’images palimpseste<br />

brouil<strong>le</strong> la délimitation entre champ et hors-champ). C’est dans cette<br />

doub<strong>le</strong> perspective que j’envisagerai Diwan et Hurrycan. Les techniques<br />

diffèrent, mais <strong>le</strong>s effets sont comparab<strong>le</strong>s : où donc <strong>le</strong> champ s’est-il<br />

abîmé ? pourrait-on s’interroger…


Diwan : <strong>le</strong>s mécanismes du déplacement et de la condensation<br />

Diwan est composé de cinq parties autonomes. (Le titre fait allusion à<br />

un recueil éponyme de poèmes lyriques de l’auteur persan Hàfiz (1368)<br />

– et au Divan occidental-oriental (1819) de Goethe qui cherche à rivaliser<br />

avec celui-ci. Le lyrisme sensuel et <strong>le</strong> myst<strong>ici</strong>sme s’expriment <strong>ici</strong> à travers<br />

une poétique de l’espace où choses et gens se confondent, s’indifférencient.)<br />

Le film permet de repenser la relation entre montage horizontal<br />

et vertical, et ses répercussions sur <strong>le</strong> hors-champ. À mobiliser deux<br />

modè<strong>le</strong>s extracinématographiques, la théorie de la psychanalyse et la<br />

musique, il est possib<strong>le</strong> de définir analogiquement <strong>le</strong> montage photogrammique<br />

et <strong>le</strong>s superpositions comme un mécanisme de déplacement<br />

et de condensation du champ visé ou comme une technique fondée sur<br />

l’interval<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s notes et <strong>le</strong>ur résonance en un accord.<br />

Au niveau de l’enchaînement des photogrammes, qui forment<br />

et transforment dans <strong>le</strong> même mouvement <strong>le</strong> champ, il ne peut être<br />

question de hors-champ qu’à partir d’un degré perceptib<strong>le</strong> de différenciation<br />

spatia<strong>le</strong> et temporel<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s kinèmes. Ce gradiant peut être<br />

identifié, si l’on se situe du côté de la réception, à un effet de brouillage<br />

de l’image : l’interval<strong>le</strong> d’espace et de temps, ou <strong>le</strong> mécanisme de déplacement<br />

des constituants du champ, doit être suffisant pour empêcher<br />

la constitution homogène du plan qui, aussitôt formé, bascu<strong>le</strong> horschamp.<br />

Au niveau de la superposition des couches d’images, la situation<br />

peut paraître diamétra<strong>le</strong>ment opposée : il ne s’agit plus de creuser<br />

un écart entre tons, mais d’affiner <strong>le</strong>urs microinterval<strong>le</strong>s ; <strong>le</strong>s éléments<br />

condensés doivent présenter une densité tel<strong>le</strong> que <strong>le</strong> champ se constitue<br />

en un espace malléab<strong>le</strong>, perpétuel<strong>le</strong>ment mouvant. La différence d’espace<br />

et de temps entre <strong>le</strong>s couches d’images peut être minime : c’est par<br />

recoupements et permutations que se crée un état d’indistinction entre<br />

champ et hors-champ. On peut alors par<strong>le</strong>r d’effet-de-hors-champ : une<br />

trop grande richesse du champ visuel produit un effet déceptif, une frustration<br />

du regard, l’intégralité des points coprésents à l’écran ne pouvant<br />

être identifiés. Diwan dynamise cette interaction entre abîmement et<br />

surcharge du champ à travers différentes techniques qui ne mobilisent<br />

pas forcément <strong>le</strong> montage (dans son acception commune).<br />

Alternatim (2 ème partie), qui renvoie à une forme musica<strong>le</strong> où deux<br />

chœurs chantent en alternance, oppose deux types d’images : des plans<br />

photographiques statiques, extrêmement cadrés, et des séquences de<br />

décharge cinétique qui diffractent un château grec (<strong>le</strong>s kinèmes superposent<br />

tantôt deux ang<strong>le</strong>s différents de cadrage, tantôt un photogramme<br />

non impressionné et <strong>le</strong> château, tantôt étirent un photogramme sur l’espace<br />

de deux cadres). Les plans photographiques, à travers un cadrage<br />

métonymique, font saillir <strong>le</strong>s ang<strong>le</strong>s des bâtiments, parfois traversés par<br />

Etudes 65


66<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

SUN -A-MUL, DIWAN, 1975<br />

des personnages, et redécoupent un cadre dans <strong>le</strong> champ. Le cadrage<br />

apparaît comme un geste de réduction du champ, d’isolation de la scène<br />

hors de son environnement mondain. Seul <strong>le</strong> principe de la continuité des<br />

formes, posé par la Gestalttheorie, permet d’identifier ces habitations dont<br />

la perception se trouve dénaturalisée. Les explosions de photogrammes<br />

excèdent nos capacités de perception et de déchiffrement de l’image. Ces<br />

séquences de montage horizontal et vertical, présentant une expérience<br />

visuel<strong>le</strong> inédite, produisent un effacement des motifs par recouvrement,<br />

un malaxage kaléidoscopique du visib<strong>le</strong>. Une tension s’instaure entre<br />

un système d’attente (différence kinétique avoisinant <strong>le</strong> zéro) et l’éclatement<br />

de la vision (montage horizontal et vertical). Les processus de<br />

remémoration et d’ant<strong>ici</strong>pation du spectateur sont perturbés : celui-ci<br />

ne parvient pas à être en phase avec ce flux d’images qui <strong>le</strong> submergent.<br />

L’irruption des kinèmes déchire <strong>le</strong>s plans statiques. La bande-son, composée<br />

d’une fréquence modulée continue, entre en relation de contrepoint<br />

avec <strong>le</strong>s images. Deux formes opposées de hors-champ sont mobilisées<br />

: la dynamique d’interaction entre la raréfaction de la perception<br />

et la sortie hors d’une représentation identifiab<strong>le</strong> conduit à une forme de<br />

montage plus é<strong>le</strong>vée. Nekes propose ainsi au spectateur une expérience<br />

sensoriel<strong>le</strong> qui mobilise des sensations tacti<strong>le</strong>s.<br />

Sun-A-Mul (1 ère partie), qui signifie en gaélique un paysage baigné<br />

par <strong>le</strong> so<strong>le</strong>il, institue un contraste entre des mouvements panoramiques<br />

et un cadrage fixe où <strong>le</strong>s superpositions entrent en jeu. Le film s’ouvre<br />

sur une vue aérienne qui capte un paysage côtier en suivant la trajectoire<br />

du so<strong>le</strong>il. Un vaste territoire est parcouru, non sans variations d’intensité<br />

lumineuse et intervention de coupes (la bande-son est composée<br />

de trois vibrations aux hauteurs tona<strong>le</strong>s changeantes). Les occurrences<br />

suivantes de ce segment présentent son contre-champ : c’est <strong>le</strong> ciel qui<br />

est cette fois cadré en contre-plongée, évoquant métonymiquement un<br />

espace non-fini. Le corps central du film, en position de déhiscence par<br />

rapport à ce plan de situation, présente une maison balnéaire et son<br />

annexe, avec des personnes à l’avant-plan. Ce lieu, affecté par <strong>le</strong>s changements<br />

impromptus de réglage du diaphragme, devient <strong>le</strong> théâtre d’apparitions<br />

et de disparitions. Les surimpressions, s’étendant jusqu’à seize<br />

couches (impressionnées à l’intérieur de la caméra !), déterritorialisent<br />

l’habitation (dont l’emplacement à l’écran varie sans cesse) et frappent<br />

de soupçon l’existence des personnes déambulant dans <strong>le</strong> champ. Les<br />

centres de focalisation de l’image se démultiplient. Dans ce bal<strong>le</strong>t incessant<br />

de figures qui se croisent et se confondent, <strong>le</strong> montage vertical est<br />

aligné sur <strong>le</strong> rythme du montage horizontal : dans <strong>le</strong> cadre de l’écran, <strong>le</strong><br />

passage du champ au hors-champ (et inversement) répond à la cadence<br />

de défi<strong>le</strong>ment des photogrammes. Le spectateur a la possibilité d’iso<strong>le</strong>r,


de se concentrer sur une couche d’image, puis d’en viser une autre :<br />

l’errance de son regard constitue la meil<strong>le</strong>ure réponse à ce mode de flottement<br />

de la représentation, où <strong>le</strong> montage vertical abolit la distinction<br />

entre champ et hors-champ.<br />

Hynningen (5 ème partie), qui signifie appartement en suédois, articu<strong>le</strong><br />

principa<strong>le</strong>ment deux motifs : une fenêtre, avec ou sans surimpressions,<br />

et une maison vue de l’extérieur. La bande-son est composée d’une longueur<br />

d’onde de plus en plus aiguë. Les commentateurs de Diwan s’entendent<br />

pour déce<strong>le</strong>r dans <strong>le</strong> plan de la fenêtre une allusion à La condition<br />

humaine (1934) de Magritte 9. Sur ce point, je ne saurais <strong>le</strong>s suivre. Pour<br />

que l’argument tienne (<strong>le</strong> cadre de la toi<strong>le</strong>, présent en transparence, reduplique<br />

ce que <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au masque, c’est-à-dire la vue à travers la fenêtre),<br />

il faudrait que <strong>le</strong>s jeux de superpositions de la fenêtre soient constants<br />

et n’achoppent pas sur la fenêtre en tant que cadre faisant écran au paysage.<br />

Je proposerai une autre <strong>le</strong>cture qui prend en compte la dupl<strong>ici</strong>té du<br />

hors-champ dans <strong>le</strong>s films de Nekes, en repartant d’un simp<strong>le</strong> constat :<br />

la dernière séquence permet au spectateur de s’orienter dans l’espace profilmique<br />

et de redistribuer <strong>le</strong>s éléments déclinés par Hynningen en une<br />

topographie stab<strong>le</strong>. L’ensemb<strong>le</strong> des champs cadrés par la caméra repose<br />

sur un point de vue unique que Nekes sans cesse transgresse, c’est-à-dire<br />

un intérieur perçé de deux fenêtres qui donnent sur un paysage et une<br />

maison. Le premier dispositif optique (Magritte) repose sur un enchâssement<br />

de cadres transparents – sur une représentation illusionniste (donc<br />

réaliste). Le second dispositif (Hynningen) reproduit <strong>le</strong>s conditions d’une<br />

vision binoculaire tout en impliquant une schize entre <strong>le</strong>s deux cadrages.<br />

Les dispositifs de cadrage eux-mêmes sont duels, la mise au point pouvant<br />

se faire sur la fenêtre en tant que support opaque ou en tant que<br />

cadre transparent. De plus, <strong>le</strong>s premières superpositions de la fenêtre<br />

laissent bientôt place à des plans à couche unique qui multiplient <strong>le</strong>s<br />

variations d’intensité lumineuse et de tonalités de cou<strong>le</strong>ur (pour être plus<br />

précis : à la fenêtre, qu’el<strong>le</strong> soit ouverte ou fermée, se superposent des<br />

personnages extérieurs au champ cadré). Hynningen constitue un commentaire<br />

métadiscursif : Nekes oppose à la métaphore du cinéma comme<br />

fenêtre ouverte sur <strong>le</strong> monde, à l’origine de l’esthétique mimétique et réaliste<br />

défendue par Bazin, la matérialité du cadre. Le montage vertical, <strong>le</strong>s<br />

variations d’intensité lumineuse et des pigments de cou<strong>le</strong>ur transfigurent<br />

<strong>le</strong> champ qui résiste dès lors à toute fixation univoque. Les procédés de<br />

la condensation et du déplacement confèrent à l’espace une malléabilité<br />

qui évoque un monde d’avant toute représentation codifiée. Nekes se<br />

concentre sur la texture de la matière filmique : en déclinant une série de<br />

clichés photographiques, il renoue avec l’origine historique de la photogénie<br />

qui s’applique au mouvement de la photographie pictorialiste.<br />

HYNNINGEN, DIWAN, 1975<br />

Etudes 67<br />

9 Sur Diwan, voir Dieter Kuhlbrodt in Werner<br />

Nekes Retrospektive, op. cit., p. 76 - 81 et Ingo<br />

Petzke, « Bundesrepublik Deutschland – ein historischer<br />

Überblick », in Das Experimentalfilm-<br />

Handbuch, Deutsches Filmmuseum, Francfort,<br />

1989, p. 87.


68<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

HURRYCAN, 1979<br />

PLAN-PHOTOGRAMME ABSENT DU FILM, CETTE ILLUS-<br />

TRATION RECOMPOSE L'EFFET SUBJECTIF INDUIT PAR<br />

LE THAUMATROPE EN SUPERPOSANT LES DEUX FACES<br />

DE LA MÉDAILLE EN ROTATION<br />

10 Rappelons que Nekes a réuni une des col<strong>le</strong>ctions<br />

<strong>le</strong>s plus importantes en Europe de<br />

jouets précinématographiques et de traités<br />

sur la vision.<br />

11 Werner Nekes, « Von der Wunderscheibe<br />

zur Wirbelbüchse oder von Thaumatrop zum<br />

Hurrycan » [1979], in Werner Nekes Filme,<br />

Gurtrug Film, Mülheim, 1985, p. 51- 52.<br />

Le montage photogrammique et <strong>le</strong>s surimpressions (Alternatim),<br />

la superposition de la même scène à travers de légères différences de<br />

cadrage et de temps d’exposition (Sun-A-Mul), l’anamorphose de la<br />

représentation par modification du réglage de la foca<strong>le</strong>, du diaphragme<br />

et des cou<strong>le</strong>urs (Hynningen) empêchent <strong>le</strong> champ de se constituer en<br />

une identité stab<strong>le</strong>. Une équation d’identité est donc posée entre champ<br />

et hors-champ.<br />

Hurrycan ou <strong>le</strong> montage vertical<br />

La fonction du montage, dans Hurrycan (<strong>le</strong> titre renvoie à « hâte » et<br />

« boîte » : à la mise en boîte cinématographique d’une enfilade d’images,<br />

à l’écranisation d’un « ouragan » qui s’empare de la représentation), se<br />

réduit à assemb<strong>le</strong>r des segments (où des amis de Nekes performent des<br />

gestes et des actions quotidiennes ou se mettent en scène). La discontinuité<br />

intervient au moment du tournage. Nekes s’est fait construire un<br />

obturateur, piloté par un ordinateur, qu’il place devant l’objectif de la<br />

caméra ; <strong>le</strong> défi<strong>le</strong>ment des images est contrôlé au photogramme près ;<br />

Nekes décide de n’impressionner que certains photogrammes (l’unité<br />

minima<strong>le</strong> correspond à deux cadres) ; en faisant revenir la pellicu<strong>le</strong><br />

dans <strong>le</strong> magasin de la caméra, il répète l’opération ; <strong>le</strong> film est constitué<br />

de deux à douze couches d’images. L’effet induit est désigné au début<br />

du film : un thaumatrope 10 aux dénotations érotiques représente un<br />

homme en posture d’accoup<strong>le</strong>ment sur une face, et une femme dans une<br />

position analogue sur l’autre face ; l’animation du thaumatrope (il suffit<br />

de <strong>le</strong> faire tourner sur lui-même) produit un mouvement de va-et-vient<br />

du coup<strong>le</strong>, anime cette scène de pénétration. Le plan suivant exhibe<br />

<strong>le</strong>s mécanismes du tournage : l’obturateur découpe une vignette dans<br />

un champ parcouru par une personne et masque par intermittence une<br />

partie de l’écran. Après avoir introduit <strong>le</strong> titre du film (inscrit sur une<br />

boîte de conserve), Nekes filme une femme qui visionne des images à<br />

travers un obturateur : cadre dans <strong>le</strong> cadre et mise en abîme du dispositif<br />

du film, ces plans introductifs règ<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> contrat de <strong>le</strong>cture passé avec <strong>le</strong><br />

spectateur. Nous voilà prévenus : Hurrycan segmente l’espace et <strong>le</strong> temps<br />

en menus morceaux hâchés, noirs ou impressionnés.<br />

Un pas supplémentaire, relève Nekes, est franchi : il ne s’agit plus<br />

tant d’ajointer des photogrammes selon un plan de travail que de<br />

distribuer des champs de kinèmes en une structure rythmique 11. Les<br />

kinèmes à couches multip<strong>le</strong>s apparaissent comme des cellu<strong>le</strong>s de montage<br />

dans cette opération d’ajustement qui mobilise conjointement une<br />

dimension horizonta<strong>le</strong> et vertica<strong>le</strong>. Une relation punctiforme entre<br />

couches de surimpressions redoub<strong>le</strong> <strong>le</strong>s rapports de contiguïté entre<br />

photogrammes : chaque cadre peut être noir ou impressionné selon


différentes configurations. La réduction du nombre de superpositions<br />

et la relative congruence entre <strong>le</strong>s couches d’images produisent un mouvement<br />

filmique. La multiplication des superpositions et <strong>le</strong> creusement<br />

de l’écart entre couches d’images génèrent une nouvel<strong>le</strong> sémantique filmique.<br />

Autrement dit, un montage monovisuel repose sur une subtance<br />

filmique reconnaissab<strong>le</strong> et rattachab<strong>le</strong> à un référent mondain, malgré la<br />

fracturation de la scène. Un montage polyvisuel, par contre, mobilise<br />

une matière filmique insituab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> profilmique, qui se caractérise<br />

par <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s focalisations de la scène et la dissémination de la position<br />

des objets. Hurrycan fait ainsi porter l’accent tantôt sur <strong>le</strong> défi<strong>le</strong>ment<br />

cinématographique, tantôt sur un jeu de substitutions polycentrées.<br />

Evidemment, ce film embraye la réf<strong>le</strong>xion de Nekes sur <strong>le</strong> montage<br />

vertical. Un fait qu’il ne relève pas est pourtant induit par cette<br />

doub<strong>le</strong> articulation du montage : l’assemblage des champs de kinèmes<br />

est réglé par un mécanisme qui correspond à la définition de la poésie<br />

selon Jakobson, c’est-à-dire à une projection de l’axe paradigmatique<br />

sur la chaîne syntagmatique. Car c’est bien là que se situe l’enjeu de<br />

la dia<strong>le</strong>ctique entre montage vertical et horizontal : <strong>le</strong>s surimpressions<br />

font jouer au sein d’un cadre unique des mécanismes de différenciation<br />

spatio-temporel<strong>le</strong>. L’effet recherché peut être celui d’une différenciation<br />

minima<strong>le</strong> : la séquence scintil<strong>le</strong>, trouée par des kinèmes noirs, mais<br />

demeure aisément reconnaissab<strong>le</strong> (ainsi la première scène du film après<br />

<strong>le</strong> prologue représente deux hommes assis et buvant un café, agités par<br />

des soubresauts, des éclats stroboscopiques). L’effet recherché peut être<br />

celui d’une différenciation maxima<strong>le</strong> : dans un effet de précipitation<br />

bur<strong>le</strong>sque, <strong>le</strong>s objets et <strong>le</strong>s personnages surgissent en tout point de<br />

l’écran, se chevauchent et s’entrechoquent. Cet affo<strong>le</strong>ment du champ,<br />

mu par un mouvement d’emportement catastrophique, est au centre<br />

de l’avant-dernière (et très longue) séquence de Hurrycan. Une photographe<br />

et son modè<strong>le</strong> en tenue légère apparaissent et disparaissent dans<br />

un décor instab<strong>le</strong>, à l’artifice accusé ; différents personnages traversent<br />

précipitamment <strong>le</strong> cadre. Entre ces deux extrêmes se lovent une série de<br />

configurations des champs kinétiques.<br />

En premier lieu, différents motifs peuvent être entrelacés. Ainsi,<br />

l’alternance rapide d’un homme face à une machine à écrire et de deux<br />

personnes assis à une tab<strong>le</strong> suscitent un effet de (con)fusion des scènes.<br />

Ou encore un conférencier, une femme debout, une femme nue se<br />

roulant au sol et une femme vêtue d’un pardessus, un livre à la main,<br />

occupent tour à tour l’écran ou comparaissent (<strong>le</strong> chevauchement maximal<br />

entre personnages est limité à deux occurences). En deuxième lieu,<br />

des situations distinctes (appartenant à des mondes profilmiques qui ne<br />

communiquent pas) peuvent être mises en regard. Une séquence, jouant<br />

Etudes 69


70<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

HURRYCAN, 1979<br />

sur la coprésence fugitive des personnes, met en scène un homme qui<br />

caresse une femme (par effet de surimpression, il va sans dire). Activant<br />

<strong>le</strong> jeu du fort-da de la reconnaissance et de l’effraction, cette scène produit<br />

un acte (sexuel) filmique. A travers un recadrage (sur <strong>le</strong>s jambes et<br />

<strong>le</strong> visage de la femme, la main baladeuse et <strong>le</strong> visage de l’homme), Nekes<br />

constitue un corps cinématographique, qu’il décompose et réarticu<strong>le</strong> en<br />

une anatomie inédite. En troisième lieu, un motif identique peut être<br />

redupliqué. Le corps d’une danseuse nue, par exemp<strong>le</strong>, se démultiplie<br />

par scissiparité et se fond à une autre danseuse à moitié dévêtue. Cette<br />

interpénétration des corps peut être poussée jusqu’à la défiguration de<br />

la représentation. Le pied, <strong>le</strong> visage et <strong>le</strong> détail de la robe d’une femme,<br />

puis ses bras et sa poitrine, enfin différentes parties anatomiques non<br />

identifiab<strong>le</strong>s, se superposent et font éclater la plastique féminine. En<br />

quatrième lieu, une situation unique peut être décomposée et reconfigurée<br />

: la citation d’une chronophotographie de Muybridge représente<br />

un homme qui fend du bois ; ses mouvements désarticulés, dépareillés,<br />

indexent et thématisent l’opération du montage.<br />

Dans tous <strong>le</strong>s cas, <strong>le</strong> hors-champ est définitivement intégré au<br />

champ (ou serait-ce l’inverse ?). Les intrications et correspondances<br />

entre couches d’images ont pour effet de nier <strong>le</strong> hors-champ, d’autonomiser<br />

et de concentrer <strong>le</strong> champ qui s’autoaffecte. Des techniques<br />

qui norma<strong>le</strong>ment fracturent <strong>le</strong> champ ont un effet de neutralisation du<br />

hors-champ. Dès lors, <strong>le</strong> plan est assimilé à une image-palimpseste qui<br />

tolère différents parcours de <strong>le</strong>cture antagonistes. Mais il y a une limite à<br />

ces jeux de défigurations et de transfigurations : malgré la saturation du<br />

plan, Nekes observe une certaine retenue pour que la scène ne bascu<strong>le</strong><br />

pas dans l’illisibilité. Le cadrage reste relativement fixe ; <strong>le</strong> mouvement<br />

des objets et des personnes, généré par <strong>le</strong> montage vertical, répond à des<br />

schémas de permutation et de substitution (coprésence de trois motifs à<br />

l’écran, au maximum). Le montage vertical, en introduisant une vacance<br />

imprévisib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> champ, assimi<strong>le</strong> <strong>le</strong> cadre à une gril<strong>le</strong> métrique où la<br />

position des motifs est interchangeab<strong>le</strong>.<br />

Montage, surimpressions et hors-cadre<br />

Au terme de ce parcours de l’œuvre filmique de Nekes, est-il possib<strong>le</strong><br />

d’indexer <strong>le</strong>s différentes modalités de relation ou de disjonction entre<br />

ces trois termes : montage (horizontal), surimpressions et hors-champ ?<br />

Un dernier détour devrait nous permettre d’y répondre. Si l’on tient<br />

à une certaine rectitude terminologique, il ne saurait être question de<br />

hors-champ, mais de hors-cadre (car la pratique filmique et <strong>le</strong>s prises<br />

de position théorique de Nekes portent sur l’unité de deux photogrammes<br />

ou cadres). Pour <strong>le</strong> dire autrement, <strong>le</strong> hors-champ dépend


d’une opération de cadrage, et <strong>le</strong> hors-cadre de la présence du montage.<br />

Méthodologiquement, il paraît raisonnab<strong>le</strong> de postu<strong>le</strong>r qu’il n’y a constitution<br />

d’un hors-cadre qu’à partir du moment où ses effets se font<br />

ressentir sur <strong>le</strong> spectateur.<br />

Une structure duel<strong>le</strong> oriente <strong>le</strong> hors-cadre dans deux directions tensionnel<strong>le</strong>s.<br />

En premier lieu, ce qui se situe à l’entour des cadres, ce qui est<br />

élidé et pourrait faire lien, constitue à proprement par<strong>le</strong>r <strong>le</strong> hors-cadre<br />

dans l’opération de mise en chaîne des plans-photogrammes. Des mécanismes<br />

de différenciation entre unités infinitésima<strong>le</strong>s, qui apparaissent<br />

comme la condition sine qua non de constitution du film, sont exhibées<br />

et exacerbées : <strong>le</strong>s différences entre photogrammes et la béance qui peut<br />

grever un photogramme-image part<strong>ici</strong>pent à la disruption de la représentation,<br />

à la dissémination des vecteurs de la figuration. Dès lors, est<br />

hors-cadre ce qui diffère et ne demeure pas en l’emplacement, ce qui se<br />

jouxte tout en portant la marque d’un différend ou, un peu mieux, ce<br />

qui permet de raccorder deux cadres et en l’occurrence fait défaut. Selon<br />

cette première direction, <strong>le</strong> mode de perception induit par <strong>le</strong> montage<br />

photogrammique repose sur un processus d’élaboration secondaire des<br />

cadres qui mobilise une durée minima<strong>le</strong> et provoque <strong>le</strong>ur éclatement,<br />

<strong>le</strong>ur déflagration.<br />

En second lieu, ce qui s’incorpore dans un premier cadre, re<strong>le</strong>vant<br />

d’un autre milieu et d’un autre moment, tend à neutraliser l’identité du<br />

champ qui ne répond plus au principe de non-contradiction. Dans cette<br />

élaboration primaire du cadre, un équilibre instab<strong>le</strong> s’instaure entre la<br />

saturation, <strong>le</strong> recouvrement, du champ et l’abîmement, la soustraction,<br />

des figures. En désactivant l’opérationnalité de la distinction entre ce<br />

qui appartient et ce qui échappe au cadre, <strong>le</strong>s couches de surimpression<br />

concourent à produire un effet d’indifférenciation et de rava<strong>le</strong>ment<br />

des points coprésents à l’image. Dès lors est hors-cadre ce qui est indéchiffrab<strong>le</strong><br />

mais néanmoins contenu par <strong>le</strong> plan-photogramme ou, à<br />

emprunter la rhétorique des paradoxes, ce qui crève <strong>le</strong>s yeux mais ne<br />

peut justement parvenir au niveau de la reconnaissance. Selon cette<br />

seconde direction, <strong>le</strong> mode de perception induit par <strong>le</strong> montage vertical<br />

peut déjà avoir lieu au sein d’un hypothétique arrêt sur image, mais est<br />

démultiplié par <strong>le</strong> filage de ces images-palimpseste. C’est entre ces deux<br />

pô<strong>le</strong>s, l’affirmation de la prépondérance du hors-cadre et la mise en<br />

scène d’images infixab<strong>le</strong>s, que se situe la praxis des films de Nekes : l’interaction<br />

entre <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> et <strong>le</strong> non-visib<strong>le</strong> apparaît comme <strong>le</strong> moteur de<br />

ses réalisations. On pourra en juger sur pièces au Spoutnik et à l’ESBA<br />

en décembre 2003.<br />

Etudes 71


72 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes<br />

Hors-vue, hors-champ, hors-film<br />

In the Mood for Love et l’esthétique<br />

de l’occultation<br />

Suivi de<br />

par Alain Boillat<br />

variations sur <strong>le</strong>s intérieurs de In the Mood for Love,<br />

gravures sur colophane de Léonard Félix<br />

Le dernier opus du cinéaste hongkongais Wong Kar-wai n’est pas seu<strong>le</strong>ment<br />

un bel objet lissé qui entraîne avec empathie <strong>le</strong> spectateur dans la<br />

valse majestueuse de son mood romantique porté par <strong>le</strong>s mélodies sirupeuses<br />

de musiques latino. Sous ce verni qui pourrait confiner au kitsch<br />

et jusque dans sa trame même, In the Mood for Love (2000) fait preuve<br />

d’un étonnant radicalisme, tant en ce qui concerne la composition de<br />

l’image que la construction du récit. Ces deux niveaux interagissent<br />

d’ail<strong>le</strong>urs de manière particulièrement étroite puisque l’importante restriction<br />

du savoir relatif à l’intrigue passe par la relégation hors-champ<br />

d’éléments-clé.<br />

Le contenu narratif de In the Mood for Love est extrêmement ténu :<br />

voisins, Chan Li-Chun (Maggie Cheung) et Chow Chau (Tony Leung),<br />

tous deux mariés, s’éprennent progressivement l’un de l’autre, d’abord<br />

liés par une compl<strong>ici</strong>té qui naît lorsqu’ils découvrent que <strong>le</strong>urs conjoints<br />

respectifs sont amants. Réservés et soucieux des apparences, ils n’osent<br />

céder à l’attirance qu’ils ressentent et, bien que passant <strong>le</strong>urs soirées<br />

ensemb<strong>le</strong>, ils ne font que se frô<strong>le</strong>r d’un regard ou d’un geste. Pour échapper<br />

à la situation, M. Chow, journaliste, se fait muter dans une succursa<strong>le</strong><br />

à Singapour. Comme dans tous <strong>le</strong>s films de Wong, <strong>le</strong>s chemins se<br />

séparent, mais <strong>ici</strong> rien ne semb<strong>le</strong> se recomposer : tous deux continuent<br />

à vivre dans <strong>le</strong> souvenir de l’autre, de ces moments à la fois marquants<br />

et définitivement révolus. Lorsque quatre ans plus tard, en 1966, Chau<br />

retourne dans l’appartement qu’il avait habité à Hongkong, il ne sait<br />

pas que la femme qui loge en face avec un enfant (peut-être <strong>le</strong> sien !)


est Li-Chun, et la rencontre ne se répète pas. Après un flash d’informations<br />

annonçant l’arrivée de De Gaul<strong>le</strong> au Cambodge, rupture qui nous<br />

renvoie à la grande histoire, <strong>le</strong> film se termine sur <strong>le</strong> site d’Angkor Vat<br />

<strong>le</strong>ntement parcouru par des travellings resnaisiens où Chau s’exprime<br />

enfin. Il approche ses lèvres d’un trou situé dans une colonne de cette<br />

« vil<strong>le</strong>-temp<strong>le</strong> » et chuchote quelque chose d’inaudib<strong>le</strong>, obéissant de<br />

cette manière à un rituel de l’aveu qu’il avait préalab<strong>le</strong>ment décrit à son<br />

collègue Ping. Une fois ce secret transmis que <strong>le</strong> spectateur n’est pas<br />

en mesure de connaître, Chau comb<strong>le</strong> cette cavité mura<strong>le</strong> de terre et<br />

s’en va. Définitivement scellé, ce secret enfoui au sein d’un monument<br />

ancestral marque l’apogée d’une occultation de pans comp<strong>le</strong>ts du récit<br />

qui régit tout <strong>le</strong> film.<br />

Un univers figé<br />

La simpl<strong>ici</strong>té de l’intrigue de In the Mood for Love accroît non pas tant<br />

son universalité – l’ancrage socio-historique dans la communauté shanghaïenne<br />

exilée à Hong-Kong au début des années 60 étant déterminant<br />

– qu’une tendance vers une forme d’abstraction qui contribue à<br />

soustraire <strong>le</strong> film au joug du Narratif et à déporter son régime signifiant<br />

du côté de l’évocation poétique. En effet, un principe de « répétition/<br />

variation » sous-tend <strong>le</strong>s répliques (ou <strong>le</strong>s non-dits), <strong>le</strong>s vêtements et <strong>le</strong>s<br />

postures des personnages, <strong>le</strong>s lieux qu’ils traversent (ruel<strong>le</strong>s, couloirs,<br />

bureaux) ainsi que <strong>le</strong>s objets 1 dont ils sont environnés (luminaires et<br />

abat-jour, rideaux, miroirs, fenêtres,…). En phase avec l’habil<strong>le</strong>ment<br />

et la coiffure impeccab<strong>le</strong>s des deux protagonistes, la stylisation de la<br />

mise en scène et du cadrage tend à réifier <strong>le</strong>s lieux et <strong>le</strong>s êtres, à <strong>le</strong>ur<br />

conférer à la fois l’impérissab<strong>le</strong> présence d’icônes et un caractère fugitif<br />

que soulignent <strong>le</strong>s ombres et <strong>le</strong>s <strong>le</strong>nts déplacements des volutes de<br />

fumée. Néanmoins, <strong>le</strong> film est imperceptib<strong>le</strong>ment hanté par <strong>le</strong> passage<br />

du temps, comme <strong>le</strong> découvre <strong>le</strong> spectateur attentif à reconstituer <strong>le</strong>s<br />

ellipses temporel<strong>le</strong>s qui s’insinuent dans une représentation dominée<br />

par <strong>le</strong> hiératisme des « tab<strong>le</strong>aux » qui se succèdent, fragments d’espace<br />

articulés autour des évolutions quasi chorégraphiques des personnages,<br />

et irrémédiab<strong>le</strong>ment ancrés dans des lieux précis dont la topographie<br />

s’avère néanmoins souvent évanescente. Wong déclare d’ail<strong>le</strong>urs dans<br />

un entretien réalisé à Cannes par Michel Ciment et Hubert Niogret,<br />

et intégré aux suppléments de l’édition DVD 2 : « Je voulais exprimer <strong>le</strong><br />

changement à travers ce qui ne changeait pas ». Cette formu<strong>le</strong> concise<br />

rend compte d’un traitement ambiva<strong>le</strong>nt de la temporalité dont se<br />

dégage une impression de temps suspendu accentuée par <strong>le</strong>s ra<strong>le</strong>ntis,<br />

un procédé qui déréalise <strong>le</strong>s mouvements <strong>le</strong>s plus quotidiens. Cette<br />

suspension renvoie à l’intemporalité d’un bonheur à la fois idéalisé et<br />

Etudes 73<br />

1 Dans cet univers figé par <strong>le</strong> souvenir d’êtres<br />

quasi réifiés où mobilier et vêtements sont<br />

fétichisés par <strong>le</strong> travail sur l’image, <strong>le</strong>s objets<br />

acquièrent une importance narrative primordia<strong>le</strong><br />

: <strong>le</strong>s soupçons d’infidélité qui font office<br />

de déc<strong>le</strong>ncheur du récit reposent sur des<br />

cadeaux (un sac pour Mme Chow, une cravate<br />

pour M. Chan) étrangement identiques à ceux<br />

offerts aux conjoints.<br />

2 L’édition de référence pour cet artic<strong>le</strong> est<br />

<strong>le</strong> coffret deux disques édité par Océan Films<br />

(supervision de l’édition : Antoine Odin et Gil<strong>le</strong>s<br />

Ciment) et distribué par TF1Vidéo/Paradis Distribution<br />

(2001).


74<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

éphémère, voire déjà révolu. Ainsi Wong abandonne-il <strong>le</strong> sty<strong>le</strong> syncopé<br />

de ses films précédents filmés « caméra à l’épau<strong>le</strong> » – une technique et<br />

un rythme fort redevab<strong>le</strong>s au chef-opérateur Chris Doy<strong>le</strong> qui, symptomatiquement,<br />

abandonne <strong>le</strong> tournage de In the Mood for Love après<br />

neuf mois (sur <strong>le</strong>s quinze qu’il a duré) pour être remplacé notamment<br />

par Ping Bing Lee – et opte pour une fixité plus fréquente, ou pour de<br />

<strong>le</strong>nts mouvements d’appareil si méticu<strong>le</strong>ux et étrangers à toute motivation<br />

« subjective » qu’ils apparaissent comme éminemment concertés.<br />

En passant de l’aléa apparent à l’artif<strong>ici</strong>alité exhibée, <strong>le</strong> cadre acquiert<br />

une rigidité implacab<strong>le</strong> qui emprisonne <strong>le</strong>s personnages (ostensib<strong>le</strong>ment<br />

dans <strong>le</strong>s plans de la ruel<strong>le</strong> quadrillés par l’ombre de « barreaux »), circonscrit<br />

et accuse <strong>le</strong>s limites étroites de <strong>le</strong>ur espace vital (la promiscuité<br />

des appartements de Hongkong) et <strong>le</strong>s contraintes imposées par l’autocensure<br />

et la mora<strong>le</strong> off<strong>ici</strong>el<strong>le</strong>. Le hors-champ devient alors un espace<br />

définitivement inaccessib<strong>le</strong> au spectateur qui se voit contraint de se<br />

contenter d’ang<strong>le</strong>s qui amputent <strong>le</strong> champ de vision d’une importante<br />

portion. Tenu à distance, il est expl<strong>ici</strong>tement placé dans une situation<br />

de voyeur qui <strong>le</strong> désolidarise des émotions ressenties par <strong>le</strong>s amants et<br />

tend à l’identifier au regard inquisiteur des voisins que Li-Chun et Chau<br />

s’imaginent avoir à subir.<br />

Dans In the Mood for Love, <strong>le</strong> hors-champ ne connaît aucun dévoi<strong>le</strong>ment<br />

progressif : il incombe au spectateur-voyeur de <strong>le</strong> reconstruire sur<br />

la base de recoupements, effectués notamment à partir des éléments de<br />

décor (surtout lorsque <strong>le</strong>s plans sont si brefs qu’ils ne permettent aucune<br />

contextualisation) que l’instance responsab<strong>le</strong> de l’organisation du film<br />

– dont <strong>le</strong> travail est exhibé en permanence – veut bien lui donner à voir.<br />

1


Le cache-cache de la lucarne ova<strong>le</strong><br />

Cette indécision qui caractérise <strong>le</strong> hors-champ contamine éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

champ. Systématiquement, certains objets disposés à l’avant-plan (sur<br />

<strong>le</strong>squels est parfois faite la mise au point, cf. fig. 1) entravent la vision de<br />

l’entièreté du champ et renvoient à l’origine d’un regard extérieur à la<br />

scène (fig. 2). Dans de tels cas, l’occultation passe par un hors-vue : <strong>le</strong>s<br />

personnages sont là, dans <strong>le</strong> champ, mais quelque chose nous empêche<br />

de <strong>le</strong>s distinguer avec précision. Divers paramètres, qui parfois se combinent,<br />

contribuent à créer ce hors-vue : l’organisation du profilmique<br />

(éclairage, décor) 3, <strong>le</strong> choix de foca<strong>le</strong>s ou d’ouvertures de diaphragme<br />

qui provoquent une faib<strong>le</strong> profondeur de champ, des ang<strong>le</strong>s et des<br />

distances de prise de vue qui tendent à excentrer la composition par<br />

rapport aux protagonistes.<br />

De plus, de nombreux surcadrages (encadrements de portes, miroirs<br />

ou fenêtres) morcel<strong>le</strong>nt l’espace du plan. Fragmentée, l’image appel<strong>le</strong><br />

alors de nouvel<strong>le</strong>s portions d’espace hors-champ dont <strong>le</strong> spectateur sait<br />

2<br />

peu de choses (fig. 2 et 3), en raison de la récurrence de ces vues partiel<strong>le</strong>s<br />

et comp<strong>le</strong>xes. Les surfaces réfléchissantes, parfois diff<strong>ici</strong><strong>le</strong>ment identifiab<strong>le</strong>s<br />

en tant que tel<strong>le</strong>s au sein d’une topographie qui se comprend<br />

plutôt de manière rétrospective, brouil<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>s repères plus qu’el<strong>le</strong>s ne<br />

déploient l’espace pour en offrir une représentation plus complète.<br />

Les plans consacrés au lieu de travail de Mme Chow, un espace si brièvement<br />

montré à l’échel<strong>le</strong> du film qu’il en acquiert un caractère particulièrement<br />

énigmatique, sont très révélateurs du rô<strong>le</strong> compositionnel<br />

de la fragmentation. Il s’agit d’une sorte de guichet que nous ne voyons,<br />

dans tout <strong>le</strong> film, que d’un unique point de vue, latéral, qui sépare <strong>le</strong><br />

lieu (et <strong>le</strong> cadre) en deux parties, l’une réservée aux clients, l’autre aux<br />

employés. De la sorte, selon l’ang<strong>le</strong> qu’adopte la caméra, l’un de ces deux<br />

sous-espaces peut être caché par la cloison de bois du comptoir. Comme<br />

<strong>le</strong>s premiers plans de cet endroit présentent un mouvement d’appareil<br />

continu qui s’avance tout en glissant vers la droite, la zone visib<strong>le</strong><br />

Etudes 75<br />

3 Profilmique : « ce qui s’est trouvé devant la<br />

caméra au moment du tournage, que cela y<br />

ait été disposé intentionnel<strong>le</strong>ment ou non »<br />

(Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire<br />

théorique et critique du cinéma, Nathan, Paris,<br />

2001, p. 166).<br />

3


76<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

4 La situation de la conversation téléphonique<br />

est un exemp<strong>le</strong>-type de la théorie du<br />

« point d’écoute », équiva<strong>le</strong>nt auditif du « point<br />

de vue » ; voir notamment Michel Chion, Le son<br />

au cinéma, Cahiers du cinéma, Paris, 1985,<br />

p. 53 - 54.<br />

5 Terme utilisé par Michel Chion (qui l’hérite de<br />

Pierre Schaeffer) pour qualifier tout son dont<br />

la source n’est pas visualisée dans <strong>le</strong> champ<br />

(La voix au cinéma, Cahiers du cinéma, Paris,<br />

1982, p. 30 -31).<br />

subit d’importantes variations. Par ail<strong>le</strong>urs, notre accès à cet espace est<br />

indirect : une découpe ova<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> cadre, probab<strong>le</strong>ment une lucarne<br />

(même si cette forme est plutôt cel<strong>le</strong> des miroirs dans <strong>le</strong> reste du film)<br />

provoque une restriction du champ. La première occurrence de ce lieu<br />

s’effectue en deux plans (fig. 4 et 5) : <strong>le</strong> passage de l’un à l’autre est à la fois<br />

continu grâce à la vitesse et à l’orientation constantes du mouvement de<br />

caméra, et discontinu si l’on prend en compte la saute qu’introduit un<br />

changement d’ang<strong>le</strong>. Celui-ci est fortement perceptib<strong>le</strong> puisqu’il permet<br />

de découvrir, de dos, <strong>le</strong> personnage de Mme Chow au téléphone<br />

(reconnaissab<strong>le</strong> à sa coiffure). Dès <strong>le</strong> premier plan, nous l’entendions<br />

par<strong>le</strong>r sans savoir où ancrer cette voix dans l’image ; la caméra a sondé<br />

pour nous cet espace afin de nous en révé<strong>le</strong>r la source. Cette exploration<br />

des recoins d’une image à la faveur d’un déblocage au niveau de l’ang<strong>le</strong><br />

de prise de vue n’est pas sans rappe<strong>le</strong>r la scène de Blade Runner (Rid<strong>le</strong>y<br />

Scott, 1982) où l’inspecteur Deckard (Harrison Ford) utilise un ordinateur<br />

pour parcourir une photographie, découvrant grâce à plusieurs<br />

agrandissements successifs de certaines portions de l’image <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t<br />

d’une femme dans un miroir (éga<strong>le</strong>ment ovoïde). Dans In the Mood for<br />

Love, « l’enquête » est menée par <strong>le</strong> spectateur qui tente d’identifier <strong>le</strong>s<br />

différents espaces. Malgré <strong>le</strong>s divers procédés qui visent à désorienter<br />

<strong>le</strong> spectateur, Wong Kar-wai dispose certains repères, comme <strong>ici</strong> <strong>le</strong> rapprochement<br />

entre un lieu et l’activité professionnel<strong>le</strong> d’un personnage<br />

ou, plus largement, <strong>le</strong>s actions extérieures à la vie conjuga<strong>le</strong>. Notons<br />

que, dans ce passage comme dans tous <strong>le</strong>s autres filmés dans ce lieu,<br />

nous n’entendons pas la voix de l’interlocuteur de Mme Chow, ce qui<br />

facilitera ultérieurement <strong>le</strong> glissement du mari à l’amant. Au niveau de<br />

l’écoute, nous sommes dans <strong>le</strong> cas d’un son non subjectif 4, c’est-à-dire<br />

non ancré dans la perception auditive du personnage, ce qui empêche<br />

l’identification avec Mme Chow, personnage périphérique. De plus,<br />

son visage (et donc l’origine de la voix) nous étant caché (l’interlocuteur<br />

étant, lui, tota<strong>le</strong>ment invisib<strong>le</strong>), on a l’impression que <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<br />

émanent du lieu même plus que d’un individu : dans In the Mood for<br />

Love, <strong>le</strong>s voix retentissent avec une tel<strong>le</strong> netteté qu’el<strong>le</strong>s semb<strong>le</strong>nt provenir<br />

de partout, si bien qu’el<strong>le</strong>s ne nous offrent pas d’indications sur<br />

l’espace dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong>s résonnent comme pourraient <strong>le</strong> faire des effets<br />

de perspective sonore. Coutumier des voix over, Wong ne reconduit pas<br />

ce procédé, probab<strong>le</strong>ment trop lié à l’expression d’une subjectivité, mais<br />

n’en détache pas moins <strong>le</strong>s voix d’un ancrage précis dans l’image : <strong>le</strong>s<br />

personnages situés hors-champ, <strong>le</strong> téléphone et la radio contribuent à<br />

favoriser un usage « acousmatique » 5 des voix.<br />

Les informations délivrées par ces deux plans du bureau de Mme Chow<br />

ont un effet ambiva<strong>le</strong>nt : el<strong>le</strong>s s’inscrivent certes dans une progression


narrative (el<strong>le</strong> annonce à son mari qu’el<strong>le</strong> terminera plus tôt, alors qu’el<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> lui cachera par la suite), mais s’avèrent fort partiel<strong>le</strong>s. La concision<br />

d’un texte dont certains référents nous échappent (il débute in medias res<br />

par « As-tu parlé à Ming ? » sans que l’on sache de quoi il aurait pu par<strong>le</strong>r,<br />

ni même à qui el<strong>le</strong> s’adresse), la brièveté des plans et la comp<strong>le</strong>xité de la<br />

composition contribuent à frustrer <strong>le</strong> spectateur, d’autant plus conscient<br />

des lacunes du récit qu’une ébauche de développement se met en place.<br />

Ce même lieu réapparaît par la suite lorsque se manifesteront <strong>le</strong>s<br />

premiers indices de l’infidélité de l’épouse. Comme cette fois <strong>le</strong>s plans<br />

sont fixes, <strong>le</strong>s deux parties de l’office nous apparaissent cloisonnées,<br />

renvoyant au fossé qui s’est creusé dans <strong>le</strong> coup<strong>le</strong>. À un plan où el<strong>le</strong><br />

lui annonce au téléphone qu’el<strong>le</strong> remplace un collègue pour la soirée<br />

et qu’il n’a pas besoin de venir la chercher (fig. 6), succède l’espace situé<br />

du côté des clients où M. Chow a pris place (fig. 7) : il apprend d’une<br />

voix masculine (dont la source reste hors-champ) que sa femme est déjà<br />

partie. Une indécision subsiste quant au temps qui s’est écoulé entre<br />

ces deux plans (<strong>le</strong> second correspond-il à un autre jour où el<strong>le</strong> a éga<strong>le</strong>ment<br />

menti, ou <strong>le</strong> mari a-t-il malgré tout décidé de venir la chercher<br />

ce jour-là ?), mais la symbolique induite par l’organisation spatia<strong>le</strong> est<br />

claire : malgré la similitude des plans filmés depuis <strong>le</strong> même point, une<br />

disjonction s’est opérée.<br />

L’ova<strong>le</strong> de la lucarne fait retour en évacuant cette fois tota<strong>le</strong>ment la<br />

visualisation des personnages lorsque Mme Chow annonce à son amant,<br />

M. Chan, qu’ils ne doivent plus se voir (fig. 8). Lorsque cette liaison,<br />

auparavant déjà si secrète que nous n’en avons rien vu, est rompue, il<br />

ne reste plus rien que <strong>le</strong> lieu, composé <strong>ici</strong> d’une col<strong>le</strong>ction d’images<br />

fixes disposées sur un présentoir au premier plan, somme de clichés qui<br />

s’ajoutent aux « lieux communs » de l’adultère. Pour réintégrer la représentation<br />

en actes de l’intrigue, il faudra passer, après un fondu au noir,<br />

à un miroir de l’appartement des Chow dont la forme fait écho à cette<br />

lucarne (fig. 9) : on y découvre la sal<strong>le</strong> de bain dans laquel<strong>le</strong> Mme Chow,<br />

<strong>le</strong> visage dissimulé sous sa chevelure, éclate en sanglots, comme nous <strong>le</strong><br />

révè<strong>le</strong> subrepticement un second miroir embué. D’un miroir à l’autre,<br />

<strong>le</strong> spectateur progresse en saccades dans l’univers du film. Chaque saute<br />

occulte une partie de l’histoire dont il s’agira maintenant d’évaluer et de<br />

commenter plus en détail l’aspect fragmentaire.<br />

Les béances d’une intrigue : coupes transversa<strong>le</strong>s<br />

Le parti-pris <strong>le</strong> plus marquant et <strong>le</strong> plus novateur de In the Mood for Love<br />

consiste à ne jamais montrer l’un des versants du film, celui des relations<br />

conjuga<strong>le</strong>s. En fait, <strong>le</strong> spectateur n’a accès qu’à ce qui gravite autour des<br />

deux uniques personnages principaux joués par Tony Leung et Maggie<br />

6<br />

7<br />

Etudes 77<br />

4<br />

5<br />

8<br />

9


78<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

6 Propos tenus lors de l’interview précitée<br />

(Cannes, 21 mai 2000) qui figure parmi <strong>le</strong>s suppléments<br />

de l’édition DVD utilisée. Je reprends<br />

<strong>ici</strong> <strong>le</strong>s mentions des sous-titres français en<br />

ajoutant une traduction d’une locution omise,<br />

« at the very beginning », qui revêt <strong>ici</strong> une certaine<br />

importance.<br />

7 Maggie Cheung Man-Yuk avait déjà joué dans<br />

trois films de Wong Kar-Wai : As Tears Go By<br />

(1988), Nos années sauvages (Days of Being<br />

Wild, 1990) et Les cendres du temps (Ashes of<br />

Time, 1994). Tony Leung Chiu-Wai est présent<br />

dans <strong>le</strong>s deux derniers, ainsi que dans Chunkging<br />

Express (1994) et Happy Together (1997).<br />

Par l’époque décrite et la réunion de ces deux<br />

acteurs, Les cendres du temps est l’œuvre qui<br />

présente la plus grande parenté avec In the<br />

Mood for Love.<br />

8 Gérard Genette, figure de proue d’une narratologie<br />

devenue classique dont <strong>le</strong>s notions ont<br />

l’avantage de faire aisément office d’outils descriptifs,<br />

regroupe sous la catégorie du « mode »<br />

tous <strong>le</strong>s phénomènes qui ont trait à la régulation<br />

de l’information narrative qui transite<br />

du monde de l’œuvre au <strong>le</strong>cteur. Emprunté à<br />

la grammaire, <strong>le</strong> terme « mode » est compris<br />

métaphoriquement et dans un sens étroit (cf.<br />

Nouveau discours du récit, Seuil, Paris, 1981,<br />

p. 28).<br />

Cheung : à aucun moment, <strong>le</strong>urs conjoints respectifs ne sont montrés de<br />

face (et donc individualisés par <strong>le</strong>s traits faciaux). Lorsque ces derniers se<br />

trouvent dans <strong>le</strong> même espace que l’un des deux protagonistes, ils sont<br />

soit filmés de dos, soit laissés hors-champ. Ils ne doivent <strong>le</strong>ur existence<br />

en tant qu’individus qu’à <strong>le</strong>ur silhouette et à la voix qui, rarement, <strong>le</strong>ur<br />

est prêtée. Ce choix d’exclusion semb<strong>le</strong> avoir été une idée fondatrice du<br />

projet, comme en témoigne <strong>le</strong> cinéaste :<br />

« Au tout début, je détestais l’idée de montrer <strong>le</strong> mari et son épouse,<br />

ce qui aurait été ennuyeux. J’aurais eu à commenter : Qui a raison,<br />

qui a tort ? Ce n’était pas <strong>le</strong> motif de l’histoire » 6.<br />

Cet effacement délibéré d’une des pistes narratives part<strong>ici</strong>pe d’un<br />

important centrage sur <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> Chau/Li-Chun, une forme de minimalisme<br />

à laquel<strong>le</strong> correspondent <strong>le</strong>s traits de stylisation mentionnés<br />

jusqu’<strong>ici</strong>. L’absence de mise en relation entre différentes facettes du récit<br />

évacue tout propos explicatif (« j’aurais eu à commenter ») et délie <strong>le</strong>s<br />

réseaux de connexions causa<strong>le</strong>s qui articu<strong>le</strong>nt la matière narrative. Le<br />

recentrement sur ces deux acteurs, avec qui Wong avait déjà travaillé 7 et<br />

dont il semb<strong>le</strong> vouloir exploiter au maximum <strong>le</strong> potentiel expressif en<br />

deçà du verbal, s’est manifesté dès la genèse du projet. Comme Fal<strong>le</strong>n<br />

Angels (1995) était né de l’excroissance d’un des vo<strong>le</strong>ts de Chungking<br />

Express (1994), l’histoire des amants qui se croisent au nood<strong>le</strong>-shop ne<br />

devait être qu’une des parties d’un triptyque consacré à la nourriture,<br />

avant d’être développée jusqu’à occuper l’entièreté du film, et même<br />

à reporter d’autres prolongements dans un film à venir (annoncé mais<br />

toujours pas sorti), provisoirement intitulé 2046 (<strong>numéro</strong> de la chambre<br />

de l’hôtel où <strong>le</strong>s amants se retrouvent). À l’instar de tous <strong>le</strong>s éléments<br />

périphériques aux rencontres des amants, deux autres pistes narratives<br />

ont donc été préalab<strong>le</strong>ment rejetées hors-film au lieu de s’inscrire dans<br />

<strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la constellation de personnages et d’actions parallè<strong>le</strong>s qui<br />

caractérise certains autres films du cinéaste.<br />

Non seu<strong>le</strong>ment Wong fait reposer tout son film sur la performance<br />

de deux interprètes, comme Alain Resnais l’avait fait avec Azéma et<br />

Arditi qui, dans Smoking/No Smoking (1993), endossaient tous <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s<br />

avec des déguisements, mais il se borne à ne nous montrer que deux<br />

personnages. C’est à travers ce noyau narratif du coup<strong>le</strong> que se déploient<br />

d’autres récits potentiels. En effet, Chau joue <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du mari de Li-Chun<br />

afin de l’habituer à subir l’aveu d’infidélité : ce jeu de dédoub<strong>le</strong>ment,<br />

recours à la (méta-)fiction comme modè<strong>le</strong> hautement heuristique et<br />

cathartique, suggère qu’ils contiennent à eux deux tous <strong>le</strong>s personnages<br />

du film, en d’autres termes qu’ils sont <strong>le</strong> film.<br />

Il n’est donc pas surprenant que <strong>le</strong> régime « modal » 8 dominant<br />

soit la focalisation interne sur l’un ou l’autre de ces deux personnages.


Toutefois, <strong>le</strong> procédé d’occultation de certains éléments diégétiques<br />

(comme <strong>le</strong>s conjoints des amants) provoquent par rapport à ce type<br />

d’économie narrative une altération qui correspond à ce que Gérard<br />

Genette a dénommé « paralipse », « ellipse latéra<strong>le</strong> » où « <strong>le</strong> récit ne saute<br />

pas, comme dans l’ellipse, par-dessus un moment, il passe à côté d’une<br />

donnée » 9. Contrairement à l’ellipse, la paralipse n’a donc pas un caractère<br />

prioritairement temporel (on l’a dit, <strong>le</strong>s enjeux esthétiques de In the<br />

Mood for Love se situent quelque peu en marge du temps), mais concerne<br />

directement <strong>le</strong>s modalités de transmission de l’information narrative :<br />

certains éléments sont filtrés, retenus par l’œuvre selon des lois qui ne<br />

respectent pas <strong>le</strong> choix d’un certain type de focalisation. Genette cite<br />

plus loin 10 l’exemp<strong>le</strong> d’Armance de Stendhal dans <strong>le</strong>quel <strong>le</strong> héros éponyme<br />

se dissimu<strong>le</strong> continuel<strong>le</strong>ment sa pensée centra<strong>le</strong> (son impuissance<br />

sexuel<strong>le</strong>) : derrière <strong>le</strong> personnage qui est posé comme la source fictive<br />

des monologues se manifeste une figure de narrateur qui effectue un<br />

tri par-delà la cohérence strictement diégétique qui exigerait que cette<br />

motivation ne soit pas étrangère au personnage même.<br />

Dans In the Mood for Love, <strong>le</strong>s implications sont donc éga<strong>le</strong>ment<br />

d’ordre énonciatif : via la paralipse, <strong>le</strong> récit s’affiche comme quelque<br />

chose de construit, dénaturalisant ainsi l’univers qui s’offre au spectateur.<br />

Toujours en quête d’indications sur <strong>le</strong> monde du film, <strong>le</strong> spectateur<br />

se rend particulièrement compte des processus d’élaboration du film<br />

lorsqu’il est confronté à un manque patent, c’est-à-dire lorsque la rétention<br />

s’applique à des informations pertinentes en termes de narration.<br />

Comme il est sans cesse question de la liaison des conjoints respectifs,<br />

<strong>le</strong> fait de nous <strong>le</strong>s dérober au regard est évidemment très marquant. Les<br />

théor<strong>ici</strong>ens anglophones 11 ont coutume d’appe<strong>le</strong>r « suppressive » cette<br />

logique soustractive qui, dans In the Mood for Love, régit autant la composition<br />

du plan que <strong>le</strong> découpage.<br />

Toutefois, une précision s’impose relativement à la notion genettienne<br />

de paralipse qui tient à la diversité des véhicu<strong>le</strong>s sémiotiques<br />

de transfert de l’information (<strong>le</strong>s sons, <strong>le</strong> verbal et l’image) propre au<br />

cinéma : comme l’a montré François Jost 12 en distinguant focalisation<br />

(savoir), ocularisation (voir) et auricularisation (entendre), cette pluralité<br />

des canaux comp<strong>le</strong>xifie la question de ce que l’on appel<strong>le</strong> communément<br />

(et de façon réductrice) <strong>le</strong> « point de vue ». En effet, la coupe transversa<strong>le</strong><br />

effectuée dans In the Mood for Love entre <strong>le</strong> su et <strong>le</strong> non-su n’aboutit pas à<br />

des exclusions intégra<strong>le</strong>s. Ce n’est pas comme si Mme Chow et M. Chan<br />

n’étaient jamais ni évoqués ni présents, ce qui donnerait à penser que<br />

<strong>le</strong>s personnages principaux sont célibataires. Au contraire, ce versant du<br />

film prend une signification toute particulière du fait qu’il est voilé, et<br />

non tu. En fait, seul <strong>le</strong> hors-champ visuel peut être qualifié en propre<br />

Etudes 79<br />

9 G. Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972,<br />

p. 93.<br />

10 Id., p. 212.<br />

11 Notamment Meir Sternberg (Expositional<br />

Modes and Temporal Ordering in Fiction, Johns<br />

Hopkins University Press, 1978) et, dans <strong>le</strong><br />

domaine du cinéma et dans une optique non<br />

anthropomorphique (il par<strong>le</strong> de « narration » au<br />

lieu de « narrateur »), David Bordwell (Narration<br />

in the Fiction film, Methuen, Londres, 1985).<br />

12 François Jost, L’œil-caméra. Entre film et<br />

roman, PUL, Lyon, 1989.


80<br />

10<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

13 Ce type de « hors-champ » caractérisé par la<br />

substitution du su au vu, héritage théâtral fréquent<br />

au cinéma, offre une occurrence expl<strong>ici</strong>te<br />

lorsque <strong>le</strong> collègue de travail de Chau lui confie<br />

avoir vu la femme de ce dernier avec un autre<br />

homme.<br />

14 La latéralisation du son par l’enregistrement<br />

dolby n’y est pas appuyée, même si <strong>le</strong> niveau<br />

sonore de la voix de M. Chan est un peu plus<br />

é<strong>le</strong>vé dans <strong>le</strong>s haut-par<strong>le</strong>urs de gauche. Les<br />

paro<strong>le</strong>s des deux protagonistes se détachent<br />

par ail<strong>le</strong>urs d’un fond sonore important (cris,<br />

sonneries de téléphone, etc.) qui met en évidence<br />

l’absence d’intimité du lieu (un couloir).<br />

11<br />

12<br />

de « paraliptique », puisqu’il arrive que l’époux de Li-Chun ou la femme<br />

de Chau se trouve dans <strong>le</strong> même espace que <strong>le</strong>s deux personnages, voire<br />

s’adresse à eux. Par exemp<strong>le</strong>, Chau se rend chez son voisin pour <strong>le</strong> remercier<br />

de lui avoir rapporté de l’étranger – du Japon où il se rend fréquemment<br />

pour <strong>le</strong> travail, un Ail<strong>le</strong>urs tota<strong>le</strong>ment hors-film où s’achètent <strong>le</strong>s<br />

objets qui symbolisent <strong>le</strong>s relations et où se consomme la liaison entre<br />

M. Chan et Mme Chow – un autocuiseur qu’il aimerait lui payer. On<br />

apprend sur la base des répliques échangées que l’épouse de Chan a déjà<br />

remboursé l’appareil sans <strong>le</strong> lui avoir dit. Par <strong>le</strong> verbal, une situation de<br />

« manque » est pointée qui concerne autant <strong>le</strong> personnage de Chau que<br />

<strong>le</strong> spectateur, et suggère des « rapports » (encore indéfinis) non montrés<br />

entre Mme Chow et M. Chan. Dans ce cas, non-vu et savoir sont<br />

étroitement liés. Mais <strong>le</strong> non-montré, inhérent au référent strictement<br />

verbal 13, fonctionne par contre concrètement dans l’espace même de la<br />

discussion filmée en un seul plan (fig. 10). On nous montre en effet seu<strong>le</strong>ment<br />

Chau qui regarde en direction du hors-champ gauche d’où proviennent<br />

la voix de M. Chan 14 et la lumière qui éclaire son visage. Son<br />

interlocuteur n’est aucunement visualisé par un contre-champ. Il s’opère<br />

donc une modification du point de vue : on passe en « ocularisation<br />

externe », puisque nous en voyons moins que <strong>le</strong> personnage principal.<br />

Toutefois, nous en savons autant que lui, puisque rien ne nous échappe<br />

dans la discussion, si ce n’est peut-être certaines mimiques significatives<br />

de l’interlocuteur auxquel<strong>le</strong>s il n’est cependant fait aucune allusion dans<br />

<strong>le</strong> texte. Si <strong>le</strong> spectateur n’épouse pas <strong>le</strong> champ visuel conventionnel<strong>le</strong>ment<br />

attribué, par <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s du raccord en champ/contre-champ, au<br />

personnage de Chau, il n’en reste pas moins spatia<strong>le</strong>ment et émotionnel<strong>le</strong>ment<br />

proche de lui dans la mesure où l’ang<strong>le</strong> unique qui offre un profil<br />

de trois quarts lui permet d’être attentif à toutes <strong>le</strong>s réactions (ou plutôt<br />

<strong>le</strong>s mouvements de retenue) du personnage. Par ail<strong>le</strong>urs, nous sommes<br />

bien dans une position identique au personnage en termes d’interactions<br />

avec son environnement : l’objet médiateur de la relation ayant<br />

déjà été donné et payé, la médiation – qui se concrétiserait cinématographiquement<br />

en un raccord – n’est plus possib<strong>le</strong> dans l’<strong>ici</strong> et maintenant<br />

de la discussion. C’est pourquoi Chau reste sur <strong>le</strong> seuil de la porte, une<br />

limite non franchie comme <strong>le</strong> sont <strong>le</strong>s bords du cadre (<strong>le</strong> plan suivant<br />

résulte d’un déblocage à 180 degrés qui inverse <strong>le</strong>s directions, mais ne<br />

révè<strong>le</strong> rien de plus de l’appartement des Chan, cf. fig. 11). Il est fréquent<br />

de trouver dans In the Mood for Love un tel cadrage en plan rapproché de<br />

personnages (Chau, mais aussi Li-Chun, comme lorsqu’el<strong>le</strong> demande<br />

à son époux de lui rapporter deux sacs à main du Japon, cf. fig. 12) qui<br />

répète <strong>le</strong> bord du cadre, alors qu’ils mènent une conversation avec un<br />

personnage hors-champ. Lors d’une discussion, ce cadrage prend bien


sûr une signification particulière en s’inscrivant dans une thématique<br />

antonionienne de l’incommunicabilité dans <strong>le</strong> coup<strong>le</strong>, et contraste avec<br />

<strong>le</strong>s nombreux plans d’ensemb<strong>le</strong> qui comprennent à la fois Li-Chun et<br />

Chau, images qui ont servi à la plupart des affiches du film. Le franchissement<br />

du seuil, <strong>le</strong> décloisonnement des espaces marqués par la solitude<br />

intérieure s’opère via la transmission d’objets qui, à l’exception des livres<br />

de cheva<strong>le</strong>rie prêtés par Chau à Li-Chun, ont trait à la nourriture 15 ou<br />

à l’habil<strong>le</strong>ment 16. Cette possibilité de passage est amorcée dès <strong>le</strong> début<br />

du film grâce à des objets qui ne sont pas encore aussi étroitement liés<br />

au corps et à l’intimité que <strong>le</strong>s aliments et <strong>le</strong>s tissus. Dans cette scène<br />

initia<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s déménageurs se trompent d’appartement et effectuent des<br />

va-et-vient entre <strong>le</strong> logement des Chan et celui des Chow. Si Chau ne se<br />

trouve pas encore dans <strong>le</strong> même plan que Li-Chun, <strong>le</strong> déplacement des<br />

meub<strong>le</strong>s crée un pont entre eux (concrètement au niveau filmique : un<br />

raccord sur <strong>le</strong> mouvement des déménageurs) et met en évidence la proximité<br />

entre <strong>le</strong>s deux espaces qui n’apparaissait pas clairement jusque-là,<br />

<strong>le</strong> lieu se présentant confusément comme un déda<strong>le</strong> de couloirs.<br />

La scène entre Chau et M. Chan se trouve inversée un quart d’heure<br />

plus tard lorsque <strong>le</strong>s deux épouses ont une conversation sur <strong>le</strong> seuil de<br />

la porte. La séquence débute à l’intérieur de l’appartement des Chow au<br />

moment où retentit la sonnerie, ce qui instaure un léger décalage par<br />

rapport au point de vue constant de Li-Chun ; toutefois, nous ne faisons<br />

qu’entrevoir Mme Chow, d’abord perdue dans <strong>le</strong> flou de l’arrière-plan<br />

(fig. 1), puis reflétée de dos dans un miroir en partie escamoté. A l’ouverture<br />

de la porte, nous restons toutefois du côté de cette silhouette, si bien<br />

que lorsque Li-Chun s’adresse à el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> fait face à la caméra et la fixe du<br />

regard (fig. 13). Figure rare au cinéma parce qu’el<strong>le</strong> peut contribuer, dans<br />

certains cas 17, à enrayer l’illusion de l’autonomie de l’univers filmique,<br />

<strong>le</strong> regard-caméra ne renvoie <strong>ici</strong> à aucun espace extérieur à la diégèse, car<br />

c’est bien à un autre personnage, situé dans ce que Noël Burch 18 appel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> « cinquième segment du hors-champ », que Maggie Cheung s’adresse.<br />

Toutefois, cet interlocuteur n’ayant pas véritab<strong>le</strong>ment de consistance, la<br />

place qu’il occupe semb<strong>le</strong> vacante, toute prête à accueillir la projection<br />

d’un spectateur en quête de découvertes sur l’énigmatique Mme Chan,<br />

qui exprime dans ce passage sa solitude de manière assez peu voilée. Au<br />

moment même où la porte se ferme, nous passons d’ail<strong>le</strong>urs dans <strong>le</strong> corridor<br />

pour rejoindre une Mme Chan perp<strong>le</strong>xe. Entre <strong>le</strong>s deux femmes,<br />

l’échange s’est avéré impossib<strong>le</strong>, tant au niveau de la paro<strong>le</strong> que des<br />

objets (Mme Chow refuse <strong>le</strong>s médicaments proposés par Li-Chun).<br />

Comme <strong>le</strong> montrent ces quelques exemp<strong>le</strong>s forcément révélateurs<br />

dans un film qui témoigne d’une tel<strong>le</strong> régularité dans l’utilisation de certains<br />

procédés d’occultation, <strong>le</strong>s personnages secondaires gravitent dans<br />

Etudes 81<br />

15 Au restaurant, des panoramiques marqués<br />

font de la tab<strong>le</strong> et du rituel du repas un espaceliaison<br />

privilégié.<br />

16 On observe éga<strong>le</strong>ment la même chose pour<br />

des relations potentiel<strong>le</strong>s, comme lorsque Ping<br />

oublie sa casquette chez Mme Chan afin d’avoir<br />

une occasion de la revoir. Cet objet aura éga<strong>le</strong>ment<br />

à passer par l’intermédiaire de Chau qui<br />

s’accapare ces éléments de médiation. Dans<br />

la fin alternative proposée par l’édition DVD<br />

(et non dans la version fina<strong>le</strong> du film), Chau<br />

cache dans la cavité d’une colonne d’Angkor<br />

Vat une sorte de pendentif en forme de cœur :<br />

être délivré du secret, c’est aussi se séparer<br />

du fétiche.<br />

13<br />

17 Christian Metz a bien re<strong>le</strong>vé que cet effet<br />

de dénonciation du « <strong>le</strong>urre filmique » continuait<br />

bien souvent de part<strong>ici</strong>per de ce même <strong>le</strong>urre<br />

(L’énonciation impersonnel<strong>le</strong> ou <strong>le</strong> site du film,<br />

Méridiens Klincksieck, Paris, 1991, p. 43). Ainsi<br />

ne mettra-t-on pas au même niveau <strong>le</strong> regard<br />

de Maggie Cheung et <strong>le</strong>s regards-caméra que<br />

Jean-Pierre Léaud destine au cinéaste luimême<br />

dont la voix surgit du hors-champ dans<br />

La Chinoise (Jean-Luc Godard, 1967), où cette<br />

figure part<strong>ici</strong>pe d’un phénomène plus large<br />

d’exhibition du dispositif filmique.<br />

18 Noël Burch, Une praxis du cinéma, Paris,<br />

Gallimard, 1986 [1 ère édition : 1969], p. 39.


82<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

19 Louis Seguin, L’espace du cinéma (Horschamp,<br />

hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres,<br />

Toulouse, 1999, p. 107-108.<br />

20 Cahiers du cinéma, n o 553, janvier 2001,<br />

p. 49 - 57. L’importance de scènes tournées non<br />

incluses dans <strong>le</strong>s suppléments de l’édition DVD<br />

apparaît au détour de phrases, par exemp<strong>le</strong><br />

lorsque Maggie Cheung affirme qu’on voyait<br />

dans des plans supprimés son personnage<br />

« perdre son sang-froid, menacer son mari, danser,<br />

rire, faire l’amour » (id., p. 50 - 51).<br />

une lointaine périphérie dont l’unique raison d’être consiste à éclairer<br />

sous divers ang<strong>le</strong>s <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> central. Représentés transversa<strong>le</strong>ment dans<br />

<strong>le</strong>s seuls liens qui contribuent à esquisser ce coup<strong>le</strong>, Mme Chow et<br />

M. Chan acquièrent une semi-existence, produit d’une organisation narrative<br />

qui obéit à une paralipse partiel<strong>le</strong>. Sur <strong>le</strong>s traces de tels phénomènes<br />

soustractifs, nous aborderons maintenant une seconde paralipse, plus<br />

complète, qui se joue à l’intérieur même de la piste narrative principa<strong>le</strong>.<br />

L’érotisme du hors-film<br />

Tout un pan de la relation entre Li-Chun et Chau demeure ambigu<br />

jusqu’à la fin du film, car aucune image n’atteste l’existence de rapports<br />

sexuels. Sur ce point, <strong>le</strong> cinéaste respecte l’extrême pudeur de ses personnages<br />

en excluant du film ce que ces derniers s’évertuent à dissimu<strong>le</strong>r.<br />

Libre au spectateur d’interpréter une mèche de cheveux inhabituel<strong>le</strong>ment<br />

rebel<strong>le</strong> comme l’indice d’ébats antérieurs, mais rien ne vient confirmer<br />

cette éventualité. La mise à distance atteint une limite maxima<strong>le</strong><br />

en empêchant toute tendance voyeuriste. Plus que sous n’importe quel<br />

autre aspect, In the Mood for Love rejette son spectateur, dans <strong>le</strong> cas des<br />

développements intimes de ce qui constitue l’unique piste narrative,<br />

dans un hors-film qu’impose l’impossib<strong>le</strong> transparence de son univers.<br />

Parfum de frustration qui fait justement l’intérêt de cette paralipse et<br />

rejoint la remarque de Seguin sur cet absolu du hors-champ :<br />

« C’est devant, ou derrière, que l’on fait l’amour, pas dedans. Horsjeu,<br />

hors-sexe. L’érotisme, au cinéma comme dans <strong>le</strong>s livres et sur <strong>le</strong>s<br />

images, est inaccessib<strong>le</strong>. Il ne renvoie qu’à la solitude du témoin, à<br />

l’impossibilité du partage et de la communion » 19.<br />

L’accent pessimiste de cette assertion convient parfaitement au mood<br />

nostalgique et quelque peu désenchanté du film : même si Chau et<br />

Li-Chun ont couché ensemb<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s moments d’intimité <strong>le</strong>ur sont devenus<br />

inaccessib<strong>le</strong>s après la fuite à l’étranger et <strong>le</strong> passage des années. En ce<br />

sens, ils sont toujours en partie <strong>le</strong>s spectateurs de <strong>le</strong>urs propres actions.<br />

Cette position d’observateurs décou<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur conscience aiguë des conséquences<br />

de <strong>le</strong>urs actes ainsi que d’une auto-mise en scène permanente<br />

censée <strong>le</strong>s aider à se mettre à la place de conjoints infidè<strong>le</strong>s. Leur relation<br />

reste taboue jusqu’à l’enfouissement final dans la colonne de pierre totémique,<br />

<strong>le</strong>s secrets demeurent hors-film.<br />

Il est intéressant de remarquer que, du point de vue de la genèse de<br />

l’œuvre, ce hors-film est <strong>le</strong> fruit d’un rejet tardif, et donc d’une démarche<br />

concertée. Ce que déclarait Maggie Cheung dans <strong>le</strong>s Cahiers du cinéma 20<br />

à propos du tournage de scènes d’amour non conservées dans la version<br />

fina<strong>le</strong> du film a été attesté par la suite grâce aux suppléments de l’édition<br />

DVD qui contiennent des « scènes inédites ». On compte en effet


parmi cel<strong>le</strong>s-ci un ensemb<strong>le</strong> d’environ huit minutes révélant en partie <strong>le</strong><br />

« mystère de la chambre rouge » du South Pacific Hotel, cet espace de la<br />

théâtralité où <strong>le</strong>s moments décisifs, non joués, se dérou<strong>le</strong>nt en coulisses.<br />

Le terme de « scène » est adéquat, puisqu’il s’agit de blocs continus, et<br />

non de fragments épars qui auraient dû être répartis sur l’ensemb<strong>le</strong> du<br />

film pour comb<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s lacunes ouvertes par la coupe transversa<strong>le</strong> de la<br />

paralipse. Deux moments principaux nous sont alors découverts.<br />

Tout d’abord, cette partie des suppléments montre une scène où<br />

<strong>le</strong>s deux amants sont assis l’un à côté de l’autre sur <strong>le</strong> lit de la chambre<br />

d’hôtel et se déshabil<strong>le</strong>nt progressivement. Relativement statiques (sauf<br />

lorsque Tony Leung se lève pour en<strong>le</strong>ver son pantalon, fig. 14), ils sont<br />

filmés fronta<strong>le</strong>ment en un seul plan résolument fixe (aucun recadrage<br />

n’est effectué lorsque <strong>le</strong> haut du corps de Leung sort du champ). Pendant<br />

qu’ils déboutonnent <strong>le</strong>ntement <strong>le</strong>urs vêtements, se dépouillant ainsi de<br />

cette carapace qui soulignait <strong>le</strong>ur apparence engoncée dans la respectabilité,<br />

ils n’échangent ni paro<strong>le</strong>s ni regards, mais jettent a<strong>le</strong>ntour des<br />

coups d’œil embarrassés, fixant parfois l’espace situé devant eux, là où<br />

se trouve la caméra. Leur air mélancolique et <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment so<strong>le</strong>nnel<br />

et déshumanisé de cette scène d’abord si<strong>le</strong>ncieuse évacuent toute référence<br />

au plaisir. Ces personnages nous regardent comme s’ils devaient<br />

s’offrir, contre <strong>le</strong>ur gré, au regard libidineux d’un spectateur passé de<br />

l’autre côté du rideau rouge qui, dans <strong>le</strong> premier plan de la scène, nous<br />

dissimulait toute la pièce vue à travers une fenêtre, et qui maintenant se<br />

devine à l’arrière-plan. À la mise en distance d’images floues comme en<br />

récoltent <strong>le</strong>s paparazzi se substitue l’embarrassante proximité du peepshow,<br />

la dominante rouge évoquant <strong>le</strong> célèbre final de Paris, Texas (Wim<br />

Wenders, 1984). Comme s’ils sentaient <strong>le</strong> regard que <strong>le</strong> spectateur pose<br />

sur eux, <strong>le</strong>s personnages se trouvent confrontés à la culpabilité et ne<br />

peuvent al<strong>le</strong>r jusqu’au bout : <strong>le</strong>urs regards se croisent alors qu’ils tentent<br />

un baiser, puis y renoncent. Contrairement à ce qu’aurait pu laisser présager<br />

<strong>le</strong> contenu de la séquence, nous n’avons pas quitté l’auto-mise en<br />

scène qui régit <strong>le</strong>ur relation. Mais <strong>le</strong> mimétisme ne peut s’imposer face à<br />

cette différence de caractère qui fonde un contraste 21 traversant tout <strong>le</strong><br />

film : « Je ne veux pas être comme eux », affirme Li-Chun. Ce dérou<strong>le</strong>ment<br />

ritualisé n’était qu’un autre moyen de comprendre comment <strong>le</strong>urs<br />

conjoints ont pu en arriver là. La « répétition » ne <strong>le</strong>ur fournit pas de<br />

réponse et se révè<strong>le</strong> en être une parodie grotesque.<br />

La solution ne <strong>le</strong>ur apparaîtra qu’en quittant la mise en scène artif<strong>ici</strong>el<strong>le</strong><br />

de <strong>le</strong>ur relation, cette fois non pas de manière rationnel<strong>le</strong> mais<br />

comme <strong>le</strong> surgissement du désir. Dans cette seconde scène, une phrase<br />

de l’amante fait pendant au refus de s’identifier aux époux infidè<strong>le</strong>s :<br />

« Je ne veux pas rentrer ce soir ». Li-Chun et Chau s’écrou<strong>le</strong>nt alors sur<br />

14<br />

Etudes 83<br />

21 L’opposition entre amour éthéré et charnel<br />

s’instaure non seu<strong>le</strong>ment entre <strong>le</strong>s deux<br />

coup<strong>le</strong>s, mais aussi entre Chau et son collègue<br />

Ping, qui <strong>le</strong> gêne en s’exprimant crûment.


84<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

22 Certaines ellipses temporel<strong>le</strong>s se voient<br />

éga<strong>le</strong>ment comblées, notamment par des<br />

scènes situées à Singapour. Dans <strong>le</strong> présent<br />

artic<strong>le</strong>, j’ai toutefois peu pris en compte ces<br />

coupes « vertica<strong>le</strong>s » et franches (en général<br />

marquées par un carton fournissant une indication<br />

temporel<strong>le</strong>), qui me semb<strong>le</strong>nt plus traditionnel<strong>le</strong>s,<br />

pour mettre l’accent sur <strong>le</strong>s coupes<br />

« transversa<strong>le</strong>s », plus rares au cinéma et selon<br />

moi déterminantes quant à la facture narrative<br />

et plastique de In the Mood for Love.<br />

23 D. Martinez, DVDVision, septembre 2001,<br />

p. 99.<br />

In the Mood for Love (Dut yeung nin wa, Wong Kar-wai, 2000)<br />

Interprètes : Maggie Cheung (Mme Chan), Tony Leung Chiu Wai<br />

(M. Chow), Ping Lam Siu (Ah Ping), Rebecca Pan (Mme Suen), Lai<br />

Chen, Roy Cheung (voix de M. Chan). Producteurs : Ye-cheng Chan,<br />

William Chang, Jacky Pang Yee-Wah, Wong Kar-wai/Block 2 Pictures<br />

Inc., Jet Tone Production Co., Paradies Films. Musique : Mike Galasso,<br />

Shigeru Umebayashi. Image : Christopher Doy<strong>le</strong>, Ping Bing Lee. Montage<br />

et costumes : William Chang. Distribution française : Océan Films.<br />

<strong>le</strong> lit et des soupirs de plaisir se font entendre. La dimension sonore est<br />

<strong>ici</strong> capita<strong>le</strong> car, dans cette seconde scène, la composition de l’image est<br />

radica<strong>le</strong>ment différente, cumulant divers critères de mise en place d’un<br />

hors-vue : l’action se devine plus qu’el<strong>le</strong> n’est montrée, la caméra étant<br />

placée à l’extérieur, derrière la vitre. Plusieurs filtres d’occultation se<br />

superposent : gouttes de pluie sur la vitre, persiennes striant <strong>le</strong> cadre,<br />

intérieur de la chambre aux contours indistincts, la netteté étant réglée<br />

sur <strong>le</strong> premier plan de la fenêtre. Même en présence de cette action<br />

expl<strong>ici</strong>te, c’est <strong>le</strong> rejet hors-scène du spectateur qui autorise l’érotisme.<br />

En ne se manifestant plus que par la voix, <strong>le</strong>s amants qui cèdent à <strong>le</strong>ur<br />

désir acquièrent un statut identique à <strong>le</strong>urs époux qu’ils rejoignent dans<br />

<strong>le</strong> hors-film. La suppression de ces scènes dans <strong>le</strong> montage final (amputé<br />

d’environ une demi-heure par rapport à la version originel<strong>le</strong>ment prévue)<br />

ne fait que pousser un peu plus loin une logique de l’exclusion du<br />

regard spectatoriel que ces scènes mettaient el<strong>le</strong>s-mêmes en jeu. Si, pour<br />

<strong>le</strong> « <strong>le</strong>cteur » du DVD, <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> est partiel<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>vé 22 sur <strong>le</strong> degré d’intimité<br />

de la relation des deux voisins, l’esthétique de l’occultation qui<br />

régit l’ensemb<strong>le</strong> du film n’est pas remise en cause. Même ces « suppléments<br />

», composés de séquences montées spécia<strong>le</strong>ment par Wong pour<br />

l’édition DVD, obéissent à la logique soustractive du film. Comme <strong>le</strong><br />

fait remarquer David Martinez à propos du DVD, ils « dévoi<strong>le</strong>nt à la fois<br />

tout et rien des secrets du cinéaste, comme un écran de fumée venant en<br />

dissiper un autre » 23. Comme on l’a montré, souvent dans In the Mood for<br />

Love la signification se dérobe, l’écran fait écran – et même, littéra<strong>le</strong>ment,<br />

« écran de fumée » lorsque <strong>le</strong>s cigarettes se consument.<br />

Indiscutab<strong>le</strong>ment, In the Mood for Love procède d’une forme absolue<br />

de hors-champ qui multiplie <strong>le</strong>s indécisions en divisant son univers en<br />

facettes, certaines demeurant dans l’ombre, tota<strong>le</strong>ment livrées à l’imagination<br />

du spectateur. Wong Kar-wai démontre combien il est artistiquement<br />

productif d’obtenir <strong>le</strong> plus par <strong>le</strong> moins.


INTÉRIEUR I<br />

Etudes 85


86<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

INTÉRIEUR II


INTÉRIEUR III<br />

Etudes 87


88 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes<br />

1 Le Festival Archipel, qui a lieu chaque année<br />

à Genève, est consacré à la musique contemporaine.<br />

Lors de la dernière édition (du 30 mars<br />

au 6 avril 2003), l’accent portait sur la musique<br />

minimaliste nord-américaine, avec l’invitation<br />

entre autres de Tom Johnson, Alvin Lucier,<br />

James Tenney et Phil Niblock. C’est dans ce<br />

cadre que s’inscrivait une présentation partiel<strong>le</strong><br />

du cyc<strong>le</strong> Magellan de Hollis Frampton.<br />

2 Hollis Frampton, L’écliptique du savoir, éd.<br />

A. Michelson, J.-M. Bouhours, Centre Georges<br />

Pompidou, Paris, 1999. Reprise partiel<strong>le</strong> de<br />

Circ<strong>le</strong>s of Confusion, éd. A. Michelson, Visual<br />

Studies Workshop Press, Rochester, 1983.<br />

3 Le livre de conversations écrites avec Carl<br />

Andre et la série de photographies intitulées<br />

The Secret Life of Frank Stella en témoignent.<br />

Cf. Carl Andre et Hollis Frampton, 12 Dialogues,<br />

1962-1963, éd. Benjamin H.D. Buchloh,<br />

The Press of the Nova Scotia Col<strong>le</strong>ge of Art and<br />

Design-New York University Press, Halifax-<br />

New York, 1980.<br />

4 Rappelons que Frampton, qui a rencontré<br />

Ezra Pound à l’Hôpital St. Elizabeths, a rapidement<br />

renoncé à l’écriture poétique.<br />

Hollis Frampton ou <strong>le</strong> hors-champ du cinéma :<br />

<strong>le</strong> projet Magellan<br />

par François Bovier<br />

Parallè<strong>le</strong>ment à l’invitation de compositeurs minimalistes américains,<br />

<strong>le</strong> Festival Archipel 1 2003 a présenté, en collaboration avec <strong>le</strong> cinéma<br />

Spoutnik, une série de films du dernier projet en date de Hollis<br />

Frampton, Magellan (1972-1980, inachevé). Jean-Michel Bouhours<br />

déclarait, dans l’avant-propos de L’Ecliptique du savoir, recueil de textes<br />

de l’artiste et cinéaste :<br />

« Hollis Frampton a laissé au moment de sa disparition en 1984 une<br />

œuvre imposante dont on n’a pas encore mesuré toute la portée :<br />

plusieurs dizaines de films parmi <strong>le</strong>squels outre l’ultime projet<br />

épique, Magellan, un ensemb<strong>le</strong> de photographies et xérographies<br />

qui allie rigueur, humour et pertinence et, enfin, une production de<br />

textes qui lui valurent la réputation d’un artiste à la curiosité d’esprit<br />

illimitée et du cinéaste <strong>le</strong> plus intel<strong>le</strong>ctuel de son époque » 2.<br />

En l’occurrence, c’est la « portée » du projet Magellan que j’aimerais <strong>ici</strong><br />

interroger, à travers une <strong>le</strong>cture croisée : je retracerai, dans un premier<br />

temps, <strong>le</strong>s mythes expressifs qui ont conduit Frampton à ce projet démesuré<br />

; je présenterai, dans un deuxième temps, l’architecture globa<strong>le</strong> du<br />

cyc<strong>le</strong> ; et j’articu<strong>le</strong>rai, en un troisième temps, un certain nombre d’hypothèses<br />

de <strong>le</strong>cture de ces textes filmiques envisagés dans <strong>le</strong>ur symbol<strong>ici</strong>té<br />

indéterminée.<br />

Récrire l’histoire du cinéma : la fiction d’un autre commencement<br />

L’œuvre écrite, filmique et photographique de Frampton nous invite à<br />

faire l’expérience d’objets paradoxaux : lié à des artistes minimalistes<br />

comme Carl Andre ou Frank Stella 3, Frampton propose une série de<br />

concepts, d’énoncés linguistiques et de structures mathématiques qui<br />

pourraient se passer de toute actualisation mais qui s’incarnent à travers<br />

des formes singulières, <strong>le</strong> support photographique ou cinématogra-<br />

phique d’une part, et une écriture aux niveaux de sty<strong>le</strong> entrelacés d’autre<br />

part 4. Dans <strong>le</strong> cadre de ses films, une tension s’instaure entre <strong>le</strong> programme<br />

initial de l’œuvre et sa réalisation effective : l’ordre conceptuel


éprouve <strong>le</strong>s limites de la nature analogique, déictique, de l’image photographique.<br />

Des modè<strong>le</strong>s extrafilmiques : des structures de permutation<br />

d’éléments fixes (Artif<strong>ici</strong>al Light, 1969, 25'), la matrice de l’alphabet latin<br />

(Zorn’s Lemma, 1970, 60') ou encore <strong>le</strong> filmage littéral d’un scénario écrit<br />

(Poetic Justice, 1972, 31'), passent, selon <strong>le</strong>s mots de Brakhage, <strong>le</strong> « cinéma<br />

au crib<strong>le</strong> du langage » 5. Mais il y a plus : cette obsession pour <strong>le</strong> langage,<br />

comme <strong>le</strong>s jeux de mots, doit être inscrite dans un projet (ou un mythe<br />

expressif) plus large ; car, pour Frampton, il s’agit, ni plus ni moins, que<br />

de récrire l’histoire du cinéma, c’est-à-dire d’intégrer l’ensemb<strong>le</strong> des productions<br />

filmiques existantes et latentes en une œuvre épique et définitive.<br />

Ainsi, dans un texte qui a va<strong>le</strong>ur d’art poétique (ou de poétique<br />

prescriptive), peut-il écrire, en s’opposant à la position de l’historien du<br />

cinéma qui est inféodé aux faits et à l’ensemb<strong>le</strong> des films tournés :<br />

« Le métahistorien du cinéma, pour sa part, se préoccupe d’inventer<br />

une tradition, c’est-à-dire un ensemb<strong>le</strong> maniab<strong>le</strong> et cohérent de<br />

monuments discrets qui implantent dans <strong>le</strong> corps grandissant de<br />

son art une unité résonante. De tel<strong>le</strong>s œuvres peuvent ne pas exister,<br />

il est alors de son devoir de <strong>le</strong>s faire » 6.<br />

Autrement dit, « <strong>le</strong> métahistorien du cinéma » (entendre : Hollis<br />

Frampton) doit se prêter à une entreprise de critique radica<strong>le</strong> des films<br />

déjà-tournés et repérer au sein de ce corpus <strong>le</strong>s œuvres qui résistent à<br />

l’épreuve du temps ; après avoir écarté <strong>le</strong>s scories qui entravent <strong>le</strong> développement<br />

du cinéma, il doit réorganiser ce champ en un « ensemb<strong>le</strong><br />

maniab<strong>le</strong> et cohérent » (une histoire-panthéon de l’art cinématographique)<br />

à travers un geste fictif (l’opération de l’inventio : « inventer »)<br />

– quitte à tourner <strong>le</strong>s films s’il s’avérait qu’un maillon de la chaîne manquait.<br />

Si l’on prend au pied de la <strong>le</strong>ttre une demande de bourse adressée<br />

à la Fondation Guggenheim, Magellan a pour ambition de réaliser un tel<br />

programme : parmi <strong>le</strong>s buts fixés, il s’agit, avec Magellan, de « refaire <strong>le</strong><br />

cinéma comme il devrait être » 7. Une interview accordée en 1980 vient<br />

conforter cette <strong>le</strong>cture. Frampton y déclare notamment :<br />

« Cet artic<strong>le</strong> [« Pour une métahistoire du cinéma »], rédigé il y a neuf<br />

ans, constituait, à mon sens assez ouvertement, un manifeste pour<br />

une œuvre qu’à ce moment je pensais sérieusement entreprendre,<br />

c’est-à-dire <strong>le</strong> projet Magellan » 8.<br />

Le cyc<strong>le</strong> Magellan est donc conçu par Frampton comme un synopsis de<br />

l’ensemb<strong>le</strong> des figures filmiques et de <strong>le</strong>urs modes de signification qu’il<br />

s’agit de reconfigurer en un récit mythologique : Frampton substitue au<br />

voyage historique de Magellan une exploration métahistorique du film.<br />

Un parallélisme frappant rattache la proposition de Frampton au<br />

projet, lui aussi demeuré inachevé, d’un phénoménologue tardif, Max<br />

Loreau. Dans La Genèse du phénomène, qui reprend sur <strong>le</strong> mode de<br />

Etudes 89<br />

5 Cité par Annette Michelson, in Hollis<br />

Frampton, L’écliptique du savoir, op. cit., p. 12.<br />

6 Hollis Frampton, « Pour une métahistoire du<br />

cinéma » (1971), L’écliptique du savoir, op. cit.,<br />

p. 109.<br />

7 Voir Hollis Frampton, « Proposition » [circa<br />

1972], L’écliptique du savoir, op. cit., p. 174 -<br />

175. D’un appel de fonds à l’autre, <strong>le</strong>s déclarations<br />

d’intention de Frampton demeurent<br />

étrangement constantes : en 1976 [circa], il<br />

expose son projet en reprenant quasi mot<br />

pour mot la même description. Cf H. Frampton,<br />

« Statements of Plan » [circa 1976], Anthology<br />

Film Archives, New York, s.d., cité par Brian<br />

Henderson, « Propositions for the Exploration of<br />

Frampton’s Magellan », in October, n o 32, printemps<br />

1985, p. 140.<br />

8 Bill Simon, « Talking about Magellan : An Interview<br />

with Hollis Frampton », in Mil<strong>le</strong>nium Film<br />

Journal, n o 7- 9, automne-hiver 1980 -1981,<br />

cité par Brian Henderson, « Propositions for the<br />

Exploration of Frampton’s Magellan », op. cit.,<br />

p. 141.


90<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

9 La phénoménologie élargie de Max Loreau<br />

s’origine dans un texte de fiction qui dérou<strong>le</strong><br />

en une longue phrase rythmée et syncopée <strong>le</strong><br />

surgissement du cri, déchirant <strong>le</strong>s apparences<br />

et en reformant la trame. Par la suite, Loreau<br />

écrit un essai systématique constituant une<br />

introduction à sa méthode de la différence phénoménologique.<br />

Mais il n’a pu mener à terme<br />

son grand-œuvre, resté à l’état d’ébauche. Cf.<br />

Max Loreau, La genèse du phénomène. Le phénomène,<br />

<strong>le</strong> logos, l’origine, Minuit, Paris, 1989<br />

et M. Loreau, Cri – Eclat et phases, Gallimard,<br />

Paris, 1973.<br />

10 Loreau prend entre autres pour cib<strong>le</strong> <strong>le</strong> soidisant<br />

tournant opéré par Martin Heidegger<br />

dans Etre et Temps, qui constitue selon lui<br />

un mouvement de détermination de l’être-là<br />

(Dasein) à partir de l’étant. Dès lors, il propose<br />

de substituer au mot d’ordre de Husserl<br />

(« retour aux choses ») un « retour au textes » fondateurs<br />

de la philosophie, qu’il cherche à réarticu<strong>le</strong>r<br />

en une pensée ouverte et fictive après<br />

avoir mené une critique radica<strong>le</strong> de <strong>le</strong>urs fondements<br />

onto-théologiques.<br />

11 Hollis Frampton, « Une conférence » (1968),<br />

L’écliptique du savoir, op. cit., p. 122.<br />

l’interrogation philosophique ce qu’il avait découvert dans un texte de<br />

fiction, Cri 9, Max Loreau se donne pour tâche de déconstruire l’espace<br />

philosophique, de repérer ses éléments refoulés, et de réarticu<strong>le</strong>r une<br />

« pensée non-rétrogressive » à travers un « autre commencement », forcément<br />

hypothétique, fictif (l’opération de l’inventio encore, ou plutôt de<br />

la poiesis) 10. Dans <strong>le</strong>s deux cas, il s’agit de refaçonner l’objet en question :<br />

<strong>le</strong> cinéma qui opère des retranchements sur un film infini et incommensurab<strong>le</strong>,<br />

ou la philosophie qui réduit l’interrogation ouverte et radica<strong>le</strong> à<br />

une métaphysique de la présence. Ainsi Frampton, dans une conférence<br />

prononcée in absentia (lue par un autre et diffusée par magnétophone),<br />

définit-il <strong>le</strong> film comme « tout ce qu’on peut mettre dans un projecteur<br />

et qui en modu<strong>le</strong> <strong>le</strong> faisceau de lumière » 11. Dans cette perspective,<br />

chaque film tourné ou à tourner représente potentiel<strong>le</strong>ment une section<br />

d’un « film infini » ou à venir : Frampton, en se projetant dans un<br />

hypothétique futur où tout aurait été emmagasiné sur des bobines, se<br />

propose de mettre à jour et d’ordonner cet amoncel<strong>le</strong>ment de pellicu<strong>le</strong><br />

impressionnée. Le sujet de Magellan serait <strong>le</strong> récit de la gestation, du<br />

développement et du déclin de la représentation cinématographique ou,<br />

plus exactement, la précipitation de ses différentes phases en une forme<br />

ouverte et acentrée qui intègre ses aberrations et ses excroissances.<br />

Mais revenons au projet Magellan – tel qu’il nous est parvenu.<br />

Frampton, dans ce dernier cyc<strong>le</strong>, intègre – ou fait référence à – un certain<br />

nombre d’œuvres préexistantes : essentiel<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> cinéma des premiers<br />

temps (il pensait incorporer une centaine de films parmi <strong>le</strong>s 125<br />

qu’il avait acquis auprès de la Library of Congress), <strong>le</strong>s dispositifs précinématographiques,<br />

<strong>le</strong>s actualités Lumière (qu’il voulait moderniser :<br />

tourner en cou<strong>le</strong>ur – et avec du son une fois sur deux), des démarches<br />

expérimenta<strong>le</strong>s contemporaines (Brakhage, entre autres) et ses propres<br />

réalisations. À ce stade déjà, un premier écueil apparaît : il y a une<br />

nette différence entre un film effectivement cité et un film retourné<br />

ou détourné ; certains fragments de Magellan entretiennent une relation<br />

métaphorique à des œuvres préexistantes qui sont diff<strong>ici</strong><strong>le</strong>ment<br />

identifiab<strong>le</strong>s. Ce jeu des allusions est relancé, redoublé, par un réseau<br />

de références extrafilmiques. Il est nécessaire de repérer ces référents<br />

pour déce<strong>le</strong>r la logique à l’œuvre dans <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong> : au spectateur incombe la<br />

tâche d’identifier et d’assemb<strong>le</strong>r divers éléments langagiers qui menacent<br />

de demeurer à jamais hors-champ. J’en veux pour exemp<strong>le</strong> l’entame du<br />

cyc<strong>le</strong>, Cadenza I, qui inaugure la section Birth of Magellan.<br />

Au début, l’écran est noir, illuminé fugitivement par des amorces<br />

blanches ou de cou<strong>le</strong>ur : des sons synthétiques évoquant un bruit<br />

d’orage et de pluie retentissent. Après cette scène originaire (quel


éférent évoquer ?), deux segments de films alternent, chacune de <strong>le</strong>urs<br />

occurrences étant séparée par des motifs géométriques (alternativement,<br />

un rond rouge qui croît sur un fond blanc et un rond blanc sur<br />

un fond rouge). Un jeu sur <strong>le</strong> flou et la mise au point, et la persistance<br />

d’applaudissements déformés sur la bande-son, contribuent à relier ces<br />

deux segments. Une comédie des premiers temps (A Litt<strong>le</strong> Piece of String,<br />

film de la Biograph, 1902) met en scène une femme qui bavarde avec<br />

un homme, alors que son complice tire un bout de tissu de sa robe et<br />

entreprend de la déshabil<strong>le</strong>r. Le second segment, en cou<strong>le</strong>ur, cadre deux<br />

jeunes mariés sur un pont qui prennent visib<strong>le</strong>ment la pose pour une<br />

séance photo. Comme l’a remarqué Bruce Jenkins 12, l’assemblage des<br />

deux métrages place <strong>le</strong> projet de Frampton sous <strong>le</strong> signe d’un hommage<br />

à Marcel Duchamp : Cadenza I transpose sur <strong>le</strong> plan du cinéma <strong>le</strong> sujet<br />

de La mariée mise à nu par ses célibataires, mêmes (1915 -23)… Un jeu d’interrelation<br />

entre <strong>le</strong>s deux segments instaure une correspondance entre<br />

<strong>le</strong>s éléments opposés (la mariée et <strong>le</strong>s célibataires – MARcel) : la traîne<br />

de la robe, tenue par <strong>le</strong> témoin de la mariée, est associée au jupon de<br />

la femme, qu’un homme dévoi<strong>le</strong> ; la sortie des mariés hors du champ<br />

déc<strong>le</strong>nche la scène du déshabillage ; l’apparition d’un photographe dans<br />

<strong>le</strong> champ semb<strong>le</strong> provoquer la chute du jupon ; au pont vide répond<br />

<strong>le</strong> repli précipité de la femme dans sa boutique. La robe, <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> et <strong>le</strong><br />

photographe, tout comme l’opposition entre l’occupation et <strong>le</strong> désinvestissement<br />

du champ, déclinent <strong>le</strong> paradigme ind<strong>ici</strong>aire de l’hymen<br />

déchiré. Cette mise à nu de la femme, ce dévidement progressif de son<br />

jupon, ne peut que se faire au gré de celui de la pellicu<strong>le</strong>. Et c’est après<br />

avoir comblé <strong>le</strong> voyeurisme attaché à l’acte de visionnement que <strong>le</strong> film<br />

prend fin. Cadenza I constitue une machine célibataire : il faut un principe<br />

d’appariement (c’est-à-dire un interprétant) pour faire s’engrener<br />

asymptotiquement un piston tournant à vide dans une pièce réceptrice.<br />

Pour une fois, l’intertexte est identifiab<strong>le</strong> sans équivoque. Mais comme<br />

dans l’écriture à contraintes, <strong>le</strong> plus souvent <strong>le</strong>s procédés de Magellan ne<br />

sont pas reconstituab<strong>le</strong>s : <strong>le</strong> cyc<strong>le</strong>, à travers la reconfiguration constante<br />

et la dissémination de ses paramètres organisationnels, menace de bascu<strong>le</strong>r<br />

dans l’ordre de l’inarticulé et de l’innommab<strong>le</strong>. Dans tous <strong>le</strong>s cas,<br />

<strong>le</strong> geste du métahistorien du cinéma demeure infalsifiab<strong>le</strong> : Frampton<br />

nous propose un récit mythique, qui n’est pas forcément inscrit (ou<br />

lisib<strong>le</strong>) dans <strong>le</strong>s films réalisés.<br />

La structure du film : une œuvre épique<br />

Magellan, nous dit Frampton, s’inspire du journal d’Antonio Pigaffeta<br />

qui accompagnait Ferdinand Magellan lors de son voyage maritime<br />

Etudes 91<br />

L'ENTAME DUCHAMPIENNE DE MAGELLAN : CADENZA I<br />

(1977- 80)<br />

12 Bruce Jenkins, « Late Works », in Hollis<br />

Frampton. A Film Retrospective, Albright-Knox<br />

Art Gal<strong>le</strong>ry, New York, 1984, p. 4.


92<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

13 Frampton a complété ce ca<strong>le</strong>ndrier <strong>le</strong> 21<br />

décembre 1978. Pour un compte rendu et une<br />

explication de l’organisation du cyc<strong>le</strong>, voir Brian<br />

Henderson, « Propositions for the Exploration of<br />

Frampton’s Magellan », op. cit., p. 129 -150.<br />

14 Dans une demande de bourse, Frampton<br />

décrit <strong>le</strong>s films de Straits of Magellan comme<br />

« un hommage aux tout débuts du film, au protocinéma<br />

des frères Lumière ». Voir « Statements<br />

of Plan », cité par Bruce Jenkins, « The Red and<br />

The Green », in October, op. cit., p. 87.<br />

autour du monde (1519 -1522). En tenant un journal au jour <strong>le</strong> jour,<br />

Pigaffeta découvre à son retour un décalage horaire. Le film, qui a la<br />

même visée encyclopédique, répond à une structure cyclique similaire<br />

: un ca<strong>le</strong>ndrier répartit la projection des trente-six heures prévues<br />

de films sur la durée d’une année ; <strong>le</strong> paradoxe temporel révélé par <strong>le</strong><br />

journal se répercute sur la structure en bouc<strong>le</strong> du film qui acco<strong>le</strong> <strong>le</strong>s<br />

deux derniers jours du cyc<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s deux premiers jours de son occurrence<br />

suivante 13. Le corps central du cyc<strong>le</strong> est composé des actualités de<br />

Frampton, The Straits of Magellan 14, qui devaient comprendre 720 filmsplans<br />

d’une minute, aussi appelés panopticons (en référence à Bentham<br />

et ses dispositifs de surveillance pour prison : une vue toute-englobante,<br />

coercitive, où <strong>le</strong> prisonnier se sent surveillé sans jamais pouvoir retourner<br />

son regard au gardien qui demeure invisib<strong>le</strong> !). Chaque jour, deux<br />

panopticons devaient être projetés, à l’exception des solstices et des<br />

équinoxes, et de la date anniversaire de Frampton, où d’autres films<br />

sont prévus. À cette armature de base se superposent la « naissance de<br />

Magellan » (The Birth of Magellan), <strong>le</strong>s 30 et 31 décembre, et la « mort de<br />

Magellan » (The Death of Magellan), <strong>le</strong>s 1 er et 2 janvier de l’année suivante.<br />

Frampton applique <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du palindrome à l’ensemb<strong>le</strong> de son projet :<br />

il conçoit la structure du cyc<strong>le</strong> comme prédéterminée par ses seuils ; il<br />

construit Magellan et ses épisodes à partir de <strong>le</strong>ur début et de <strong>le</strong>ur fin,<br />

pour ensuite remonter vers <strong>le</strong> corps central du film. Et de fait, une partie<br />

du premier et du dernier jour de projection a été tournée : dans l’ouverture<br />

du cyc<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s sections I et XIV de Cadenza et <strong>le</strong>s sections I et VII de<br />

Mindfall ont été réalisées ; dans la clôture prévue du cyc<strong>le</strong>, Gloria ! a été<br />

achevé. Différentes excroissances, dont At the Gates of Death, redistribué<br />

en 24 sections, et la première version de Vernal Equinox, décomposée<br />

dans l’ensemb<strong>le</strong> du cyc<strong>le</strong>, viennent compliquer et ramifier cette structure<br />

globa<strong>le</strong> (Brian Henderson l’a fait remarquer : au stade du montage,<br />

Frampton procède par fragmentation des films tournés).<br />

Si l’entame de Magellan est placée sous <strong>le</strong> signe de Duchamp, sa fin<br />

évoque <strong>le</strong> work in progress de James Joyce : Gloria ! cite deux comédies<br />

des premiers temps retraçant la légende de Tom Finnegan (qui met en<br />

scène la chute mortel<strong>le</strong> d’un ouvrier irlandais et sa résurrection lors<br />

de la veillée funéraire). La mariée mise à nu par ses célibataires, mêmes et<br />

Finnegan’s Wake (1922-1939) indiquent que Magellan est conçu comme<br />

l’équiva<strong>le</strong>nt filmique des monuments modernistes produits dans <strong>le</strong><br />

champ des arts visuels et de la littérature. Par son ambition totalisatrice,<br />

Magellan s’inscrit dans la tradition de la poésie moderniste américaine :<br />

la structure du cyc<strong>le</strong> répond à la logique compositionnel<strong>le</strong> et sériel<strong>le</strong><br />

d’œuvres aussi imposantes que <strong>le</strong>s Cantos (1915 -1959) d’Ezra Pound,<br />

“A” (1928 -1968) de Louis Zukofsky ou <strong>le</strong>s Maximus Poems (1950 -1969)


de Char<strong>le</strong>s Olson. Dans tous <strong>le</strong>s cas, des citations et des épisodes conçus<br />

pour l’occasion sont fragmentés et redistribués dans un ensemb<strong>le</strong><br />

qui privilégie <strong>le</strong>s conflits entre éléments juxtaposés sans marques de<br />

liaison. Frampton suggère lui-même un mode de structuration de son<br />

cyc<strong>le</strong> : dans une interview accordée en 1977, il mobilise <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de<br />

l’encyclopédie, où l’ensemb<strong>le</strong> des connaissances humaines est exposé et<br />

classifié par ordre alphabétique 15. Les citations filmiques et <strong>le</strong>s hommages<br />

artistiques structurent <strong>le</strong>s fragments disparates de Magellan en<br />

une œuvre qui tente de faire l’inventaire de nos modes de perception<br />

et de classification des phénomènes. Le cyc<strong>le</strong> procède par addition de<br />

fragments où <strong>le</strong> tour du monde se réduit à une opération de contrô<strong>le</strong> et<br />

d’ordonnancement du visib<strong>le</strong>. Par conséquent, Frampton cède au mythe<br />

de l’œuvre d’art tota<strong>le</strong> : il pense son film comme une opération de synthèse<br />

disjonctive qui acco<strong>le</strong> et met bout à bout <strong>le</strong>s multip<strong>le</strong>s chutes d’un<br />

« film infini » tout en exhibant <strong>le</strong>s rouages du montage.<br />

Un fait demeure frappant : quand bien même Frampton aurait-t-il<br />

mené à terme son projet, on voit mal comment un spectateur pourrait<br />

assister à l’intégralité du cyc<strong>le</strong>, sur une durée de 369 jours… S’il est<br />

coutumier de procéder ainsi dans <strong>le</strong>s milieux de l’art conceptuel, où<br />

l’énoncé d’un projet peut suffire, il semb<strong>le</strong>rait, en tout cas selon Brian<br />

Henderson, que Frampton ait envisagé une autre possibilité : Magellan<br />

aurait pu être diffusé par ordinateur, support sur <strong>le</strong>quel Frampton travaillait<br />

activement à la fin de sa vie. (Rappelons que <strong>le</strong> montage final du<br />

film aurait dû être réalisé sur support informatique.)<br />

Etudes 93<br />

15 Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates »,<br />

in Film Comment, vol. 13, n o 5, septembreoctobre<br />

1977, p. 58.<br />

HOLLIS FRAMPTON MONTE MAGELLAN, PHOTO DE<br />

MARION FALLER (1972)


94<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

16 Frampton, dans une <strong>le</strong>ttre à Jonas Mekas,<br />

se plaint du mauvais accueil qui a été réservé à<br />

la projection d’extraits de Drafts and Fragments<br />

au Mil<strong>le</strong>nium en 1974 : en récusant <strong>le</strong> terme de<br />

footage avancé par Mekas, renvoyant à des<br />

« images non montées », il affirme que <strong>le</strong>s fragments<br />

projetés ce soir-là constituent des « images<br />

amateur » toutes « composées avec soin »<br />

qui s’intègrent dans un ensemb<strong>le</strong> plus vaste<br />

que <strong>le</strong>s spectateurs n’ont pas été à même de<br />

percevoir. Cf. Hollis Frampton, « Lettre à Jonas<br />

Mekas » (21 avril 1972), reproduite dans L’écliptique<br />

du savoir, op. cit., p. 179 -182.<br />

17 Hollis Frampton, « Proposition », L’écliptique<br />

du savoir, op. cit., p. 176.<br />

Hypothèses de <strong>le</strong>cture d’après quelques extraits de Magellan<br />

Il est aisé de prendre acte de l’écart qui sépare un projet encyclopédique<br />

de sa réalisation trouée et lacunaire – et d’affirmer que <strong>le</strong> lieu propre de<br />

Magellan est l’espace de l’écriture théorique, voire d’une projection imaginaire<br />

où la carte à établir s’avère être à l’échel<strong>le</strong> du territoire à parcourir.<br />

Mais il est moins aisé, et certainement plus productif, de lire certains<br />

fragments réalisés et de <strong>le</strong>s relier aux intentions de Frampton. Celui-ci,<br />

en mobilisant <strong>le</strong> pô<strong>le</strong> de la réception, affirme que <strong>le</strong> spectateur occupe<br />

la position du <strong>le</strong>cteur et de l’arpenteur du cyc<strong>le</strong> : dernier lieu de refuge<br />

du sens, c’est à lui qu’incombe l’élaboration d’un discours à partir de<br />

fragments disparates. Je m’appuierai sur trois épisodes de Magellan pour<br />

proposer une <strong>le</strong>cture hypothétique du cyc<strong>le</strong> : Mindfall I & VII (1977-1980,<br />

42'), Straits of Magellan : Drafts and Fragments (1972-1974, 51') et Otherwise<br />

Unexplained Fires (1976, 14'). Quitte à parfois perdre de vue <strong>le</strong>ur inclusion<br />

dans une structure d’ensemb<strong>le</strong> 16, je m’appliquerai à mettre en évidence<br />

la logique interne de ces films et <strong>le</strong>urs implications.<br />

Mindfall<br />

En situation liminaire du cyc<strong>le</strong>, Mindfall articu<strong>le</strong> trois séries de motifs :<br />

des plans de paysages tropicaux, des éléments d’architecture espagno<strong>le</strong><br />

autour de la vil<strong>le</strong> de Porto Rico (<strong>le</strong> lieu de départ du second voyage autour<br />

du monde de Christophe Colomb), et des plans graphiques composés<br />

de formes géométriques élémentaires (ronds, triang<strong>le</strong>s, bandes vertica<strong>le</strong>s<br />

et horizonta<strong>le</strong>s) ou comp<strong>le</strong>xes (spira<strong>le</strong>s torsadées, parallélépipèdes qui<br />

s’ouvrent ou se referment) qui se détachent sur fond d’amorces noires<br />

ou de cou<strong>le</strong>urs pures (vert, b<strong>le</strong>u, rouge). La bande-son, en position de<br />

contrepoint avec <strong>le</strong>s images, monte des bruits de sirènes, d’engins mécaniques<br />

ou é<strong>le</strong>ctroniques et d’accidents de voiture. Les motifs graphiques<br />

part<strong>ici</strong>pent à une opération de suture et de transition entre <strong>le</strong>s plans<br />

figuratifs. Ils répondent à une préoccupation que Frampton a énoncée<br />

dès ses premières demandes de bourse. Ainsi a-t-il pu écrire :<br />

« L’un des éléments cruciaux de ce film sera éga<strong>le</strong>ment ce que je<br />

crois devoir être une nouvel<strong>le</strong> sorte de transition entre <strong>le</strong>s ‹ plans ›.<br />

Il s’agira de créer, à partir de n’importe quel ‹ plan › photographique,<br />

une composition purement graphique qui fera <strong>le</strong> lien avec <strong>le</strong> ‹ plan ›<br />

suivant, par des moyens plus proches de ceux de l’animation que de<br />

ceux du montage classique » 17.<br />

Et de fait, ces motifs graphiques, évoquant <strong>le</strong>s moyens de l’animation<br />

é<strong>le</strong>ctronique, concourent à suggérer un « présent perpétuel » qui défait<br />

nos points de repères temporels et mime <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment ininterrompu<br />

d’un « film infini » : <strong>le</strong> spectateur est incapab<strong>le</strong> d’ant<strong>ici</strong>per la nature du plan<br />

qui va suivre, de reconstituer <strong>le</strong>s lois d’assemblage du film ; <strong>le</strong>s amorces,


qui ont une fonction de marques de ponctuation, part<strong>ici</strong>pent à une opération<br />

d’indifférenciation des plans, de rava<strong>le</strong>ment de <strong>le</strong>urs motifs.<br />

Le film met en jeu différentes matrices organisationnel<strong>le</strong>s. La<br />

structure rythmique de Mindfall répond au moins à trois paramètres<br />

qui déterminent <strong>le</strong>s liens entre <strong>le</strong>s plans. En premier lieu, Frampton<br />

met en place différents rapports de durée entre <strong>le</strong>s plans : des photogrammes,<br />

diff<strong>ici</strong><strong>le</strong>ment identifiab<strong>le</strong>s et provoquant un effet de saute de<br />

l’image, sont intercalés tout au long du film ; <strong>le</strong>s amorces graphiques<br />

sont dynamiques et brèves ; <strong>le</strong>s plans de nature ou d’architecture sont<br />

plus longs et déclinent un nombre restreint d’éléments. Comme souvent<br />

avec Frampton, l’ordre de distribution de ces durées de plans suit une<br />

matrice qui se dérèg<strong>le</strong> rapidement : au début, <strong>le</strong>s photogrammes interviennent<br />

avant <strong>le</strong>s plans graphiques qui introduisent systématiquement<br />

<strong>le</strong>s plans figuratifs ; par la suite, <strong>le</strong>s différents cadres s’entremê<strong>le</strong>nt. En<br />

deuxième lieu, Frampton structure <strong>le</strong>s plans selon l’opposition suivante<br />

: fixité des plans/mouvements de la caméra ; une seu<strong>le</strong> couche<br />

d’image/surimpressions. Par rapport à ce dernier paramètre, on assiste à<br />

un phénomène de renversement : Mindfall I privilégie <strong>le</strong>s plans simp<strong>le</strong>s,<br />

Mindfall VII <strong>le</strong>s surimpressions. S’il n’y a aucune rigueur dans l’occurrence<br />

des surimpressions, cel<strong>le</strong>s-ci répondent à une logique propre :<br />

Frampton instaure une tension entre <strong>le</strong> recouvrement point par point<br />

et la déhiscence d’un motif dédoublé. En attirant l’attention sur la spécif<strong>ici</strong>té<br />

des formes projetées à l’écran, il frappe de soupçon l’identité et<br />

la permanence de ces motifs organiques et architecturaux. En troisième<br />

lieu, Frampton distribue <strong>le</strong>s éléments de son film suivant une structure<br />

comp<strong>le</strong>xe de permutations et de combinaisons : à travers une poétique<br />

du ressassement et de la répétition dans la différence, Mindfall I privilégie<br />

<strong>le</strong>s plans de flore tropica<strong>le</strong>, Mindfall VII <strong>le</strong>s plans d’architecture, en<br />

mettant en réseau des formes vertica<strong>le</strong>s, rectangulaires et triangulaires.<br />

Peut-on enfin déterminer <strong>le</strong>s enjeux de Mindfall ? J’en dégagerai<br />

volontiers deux. D’une part, en se focalisant sur deux axes paradigmatiques<br />

(des paysages tropicaux et l’architecture espagno<strong>le</strong> colonia<strong>le</strong>),<br />

Frampton se livre à une opération de brouillage du clivage entre <strong>le</strong>s<br />

sphères de la nature et de la culture. Prenant à revers l’exotisme, l’attrait<br />

de la découverte et la propagation du progrès liés au voyage (la volonté<br />

de conversion des natifs au cathol<strong>ici</strong>sme cause la perte de Magellan : son<br />

voyage prend fin aux Philippines), Mindfall met à nu la contamination<br />

de la sphère de la nature par la culture (en évitant tout effet de cartepostalisme<br />

et tout appel à un retour à la terre). Plus même, en introduisant<br />

sur la bande-son des bruits urbains liés à la technologie occidenta<strong>le</strong>,<br />

il fait intervenir <strong>le</strong> contexte du post-colonialisme : <strong>le</strong> cinéma, des vues<br />

Lumière aux documentaires lyriques ou romancés, apparaît comme un<br />

Etudes 95


96<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

L'OMBRE DU SUJET : MINDFALL VII (1977- 80)<br />

18 Stéphane Mallarmé, « Un coup de dés… »,<br />

Œuvres complètes, Pléiade, Paris, 1961,<br />

p. 457- 477.<br />

19 Le sous-titre du film renvoie évidemment aux<br />

derniers Cantos publiés du vivant de Pound. Cf.<br />

Ezra Pound, Drafts & Fragments of Cantos CX-<br />

CXVII, New Directions, New York, 1969.<br />

adjuvant du voyage (dans son opération de mise en boîte des images)<br />

et de l’apologie du progrès (conduisant à une acculturation et à une<br />

suppression des différences). D’autre part, Frampton, en assemblant différentes<br />

unités métriques de plans à travers des structures ouvertes, fait<br />

l’épreuve de la limite entre déterminations préprogrammées et accueil<br />

de l’aléa : Mindfall, dont <strong>le</strong> titre peut renvoyer à l’échouement de la flotte<br />

de Magellan, place l’ensemb<strong>le</strong> du cyc<strong>le</strong> sous l’enseigne de l’échec et<br />

d’une poétique du manque. Le Coup de dés (1897) de Mallarmé constitue<br />

peut-être l’improbab<strong>le</strong> intertexte de cet épisode du cyc<strong>le</strong> : un système<br />

combinatoire permet de relier non linéairement <strong>le</strong>s plans entre eux,<br />

par apparentement et résonances ; plusieurs modes de <strong>le</strong>cture peuvent<br />

dès lors coexister, respectant <strong>le</strong> dérou<strong>le</strong>ment du film ou réagençant <strong>le</strong>s<br />

plans en des configurations inédites ; et l’emplacement de chaque plan<br />

dans l’ensemb<strong>le</strong> du film acquiert une importance structurel<strong>le</strong> (mimant<br />

la fameuse disposition typographique mallarméenne des vers sur la<br />

page). Et surtout, c’est « du fond du naufrage » que nous parvient ce<br />

texte filmique, affirmant et niant tautologiquement l’aléa (« un coup de<br />

dés jamais n’abolira <strong>le</strong> hasard » – que Mallarmé a pu parfois orthographier<br />

hazard, en référence au jeu de dés en arabe). Ainsi, malgré <strong>le</strong>ur<br />

systémat<strong>ici</strong>té, <strong>le</strong>s structures mises en œuvre s’ouvrent à une logique<br />

concurrente ; <strong>le</strong> film se réduit aux traces et vestiges d’un projet laissé à<br />

l’abandon, dont <strong>le</strong>s différentes pièces ne parviennent pas à s’imbriquer<br />

en une image logique du monde. Les nombreux plans de ressacs de<br />

vagues sur un rocher, écranisant <strong>le</strong> conflit entre « l’aïeul » et « la mer », et<br />

l’apparition fina<strong>le</strong> de l’ombre du cinéaste, signant un cinéma désubjectivé<br />

et porté par une présence fantomatique (« RIEN N’AURA EU LIEU<br />

QUE LE LIEU ») 18, semb<strong>le</strong>nt attester qu’au voyage tout-englobant s’est<br />

substitué un parcours partiel et erratique.<br />

Straits of Magellan : Drafts and Fragments<br />

Du corps central du film, Straits of Magellan (1972-1974), seu<strong>le</strong>s 49 vues<br />

(ou panopticons), sur <strong>le</strong>s 720 prévues, ont été tournées. Dans ces conditions,<br />

on ne peut déduire aucun principe de liaison entre <strong>le</strong>s plans,<br />

on ne peut induire aucune gril<strong>le</strong> de distribution de ces « ébauches » et<br />

« fragments ». Il semb<strong>le</strong>rait que Frampton ait conscience de cette limite :<br />

<strong>le</strong> titre du film, s’il renvoie à un détroit, peut aussi signifier une « situation<br />

diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> » 19. Tout au plus peut-on dresser une typologie de ces vues,<br />

qui sont toutes muettes, et énumérer un certain nombre de paramètres<br />

récurrents. Les indications de <strong>le</strong>cture que Frampton a suggérées sont<br />

impropres à rendre compte des panopticons réalisés. L’évocation des vues<br />

Lumière paraît métaphorique (<strong>le</strong>s opérateurs, tout comme Magellan,<br />

ont effectivement couvert et parcouru la plupart des territoires du


monde) et peut induire en erreur : ainsi, Bruce Jenkins ne donne comme<br />

exemp<strong>le</strong> concret d’une citation des frères Lumière que <strong>le</strong> panopticon 40,<br />

où Frampton proposerait une variation sur La Démolition d’un mur (<strong>le</strong><br />

silo d’une ferme est abattu) ; et il décrit <strong>le</strong>s fragments comme constitués<br />

d’un plan unique (d’une durée d’une minute), ce qui est loin d’être <strong>le</strong><br />

cas. Les citations reconnaissab<strong>le</strong>s sans équivoque proviennent d’ail<strong>le</strong>urs<br />

toutes de films de… Frampton, et en particulier de la section médiane<br />

de Zorn’s Lemma, composée de plans d’une seconde (vue 5 : <strong>le</strong> foyer d’un<br />

feu, vue 27 : un arbre dans un champ enneigé).<br />

Une première opposition permet de départager <strong>le</strong>s vues en deux<br />

ensemb<strong>le</strong>s : d’une part, une position fixe de la caméra et une vitesse<br />

constante de la prise de vue ; d’autre part, de légers recadrages ou des<br />

mouvements accentués de caméra et un filmage image par image. Ce<br />

clivage correspond à un degré zéro du mouvement, qui ne contredit<br />

pas la référence à Lumière, et à un effet de clignotement des vues, qui<br />

évoque <strong>le</strong> montage photogramme par photogramme. La même dualité<br />

est reconduite à l’intérieur des plans qui se focalisent soit sur des objets<br />

inanimés, soit sur des mobi<strong>le</strong>s. Les mouvements (de la caméra ou à l’intérieur<br />

d’un plan) sont subdivisés en deux sous-ensemb<strong>le</strong>s qui peuvent<br />

communiquer. Un hommage à Back and Forth (1969) de Michael Snow<br />

synthétise ces deux aspects : la vue 21 s’ouvre sur un travelling latéral<br />

effréné qui déforme <strong>le</strong>s contours d’un pré couvert de f<strong>le</strong>urs, et se clôt par<br />

un mouvement d’exploration vertica<strong>le</strong>. La régularité des mouvements<br />

de la caméra ou d’objets à l’intérieur du plan reconduit <strong>le</strong> mouvement<br />

de va-et-vient d’un métronome, marquant <strong>le</strong> décompte du temps. Le<br />

neuvième panopticon thématise cet égrenage du temps qui défi<strong>le</strong>, à la<br />

cadence d’une vue par minute : trois feuil<strong>le</strong>ts vierges d’un ca<strong>le</strong>ndrier<br />

fixé au mur sont effeuillés par <strong>le</strong> vent ; <strong>le</strong> concept de temps s’inscrit<br />

dans ce plan sans qu’on puisse lui assigner de date précise ; une éphéméride<br />

non-assignab<strong>le</strong> se substitue à la marque conventionnel<strong>le</strong> d’une<br />

ellipse temporel<strong>le</strong>.<br />

Les deux autres principes de structuration des vues ont trait à la<br />

vision : Frampton joue d’une part sur <strong>le</strong>s différents degrés de reconnaissance<br />

possib<strong>le</strong> des plans et multiplie d’autre part <strong>le</strong>s dispositifs de cadrage<br />

ou <strong>le</strong>s renvois à des objets cinétiques (ainsi, la vue 20 cite la technique<br />

du thaumatrope 20 : une main fait rapidement pivoter une étoi<strong>le</strong> à neuf<br />

branches sur el<strong>le</strong>-même). Si <strong>le</strong> contenu visuel de certains plans se caractérise<br />

par sa relative pauvreté, d’autres par contre présentent simultanément<br />

différents centres d’intérêt ou s’inscrivent fronta<strong>le</strong>ment dans l’abstraction.<br />

La durée subjective des vues s’en trouve radica<strong>le</strong>ment altérée :<br />

s’il est impossib<strong>le</strong> de retracer <strong>le</strong> musée imaginaire projeté par Frampton<br />

(ou de retranscrire <strong>le</strong>s intertextes inscrits dans Straits), <strong>le</strong> spectateur ne<br />

Etudes 97<br />

20 Le thaumatrope, jouet optique pré-cinématographique<br />

conçu par <strong>le</strong> docteur Paris et Fitton<br />

en 1826, provoque la superposition visuel<strong>le</strong><br />

des deux faces d’un disque en rotation rapide.<br />

L’exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong> plus souvent cité représente un<br />

oiseau et une cage, mais nombre d’autres<br />

motifs ont été exploités. Pour une illustration<br />

aux connotations sexuel<strong>le</strong>s des plus expl<strong>ici</strong>tes,<br />

voir l’artic<strong>le</strong> sur Werner Nekes dans <strong>le</strong> dossier<br />

« Hors-champ » de ce <strong>numéro</strong>.


98<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

21 Le kinétoscope, appareil forain conçu puis<br />

commercialisé par Thomas A. Edison à partir de<br />

1893, permet <strong>le</strong> visionnage individuel de films<br />

tournés avec <strong>le</strong> kinétographe. Variation sur <strong>le</strong><br />

modè<strong>le</strong> de la machine à sous, <strong>le</strong> kinétoscope<br />

fait défi<strong>le</strong>r continûment derrière un oculaire une<br />

bouc<strong>le</strong> d’environ vingt mètres de film.<br />

22 Mitch Tuchman, « Frampton at the Gates »,<br />

op. cit., p. 58.<br />

peut manquer de hiérarchiser la va<strong>le</strong>ur des vues, en accordant un intérêt<br />

tout particulier aux plans métacinématographiques qui mettent en jeu<br />

des mécanismes liés au visionnage ou qui mettent en scène des paradoxes<br />

perceptifs. Différents cadres dans <strong>le</strong> plan visent à désautomatiser<br />

la perception et renvoient à des mécanismes précinématographiques. La<br />

vue 18, cadrant une rue à travers un orifice creusé dans un tronc d’arbre,<br />

évoque <strong>le</strong> dispositif du kinétoscope 21, reproduisant la situation voyeuriste<br />

du peep-show. Le panopticon 34, présentant à travers une extrême<br />

contre-plongée <strong>le</strong> ciel et <strong>le</strong> haut d’un puits de forage, s’apparente à une<br />

photographie (seul <strong>le</strong> déplacement des nuages signifie <strong>le</strong> mouvement).<br />

Frampton joue par ail<strong>le</strong>urs sur <strong>le</strong>s ref<strong>le</strong>ts et l’intermittence de la lumière.<br />

L’exemp<strong>le</strong> qu’il commente, en se référant à H20 (1929) de Ralph Steiner,<br />

présente un bosquet d’arbres qui se reflète dans l’eau (vue 23) : comme<br />

il <strong>le</strong> fait remarquer, l’attention peut tour à tour se porter sur l’image<br />

reflétée, la surface d’eau el<strong>le</strong>-même et la tension entre ces deux modes de<br />

perception marquée par un léger tremb<strong>le</strong>ment de l’image 22. Les mêmes<br />

dérèg<strong>le</strong>ments de l’attention peuvent être observés à travers <strong>le</strong> ref<strong>le</strong>t d’une<br />

villa dans une piscine (vue 45) ou à travers une enseigne lumineuse clignotante<br />

(vue 15). Outre <strong>le</strong>s différents contextes attachés à ces motifs,<br />

c’est-à-dire un espace naturel, une propriété privée et <strong>le</strong> domaine de la<br />

publ<strong>ici</strong>té, <strong>le</strong>s effets induits par ces vues divergent : <strong>le</strong> spectateur doit tantôt<br />

faire un effort d’attention, tantôt se laisser porter par un mouvement<br />

d’absorption, tantôt se prêter au jeu de la distraction.<br />

Le constat pourrait être celui d’un échec en demi-teinte. Frampton<br />

avait probab<strong>le</strong>ment l’intention de proposer une re<strong>le</strong>cture de la culture<br />

cinématographique en tissant des liens entre <strong>le</strong>s éléments historiques et<br />

génériques <strong>le</strong>s plus distants, en éclairant à travers des raccourcis transhistoriques<br />

<strong>le</strong>s axes constants d’une perception cinématographique. Mais<br />

l’incomplétude des matériaux tournés empêche <strong>le</strong> bon fonctionnement<br />

de cette logique associative. Tout au plus peut-on remarquer qu’il fait <strong>le</strong><br />

tour des différents états de la matière (liquide, solide et gazeux) et qu’il<br />

établit un certain nombre de liens entre ses panopticons.<br />

Mais un indice permet de relativiser cette <strong>le</strong>cture et d’indiquer<br />

une autre voie à travers une référence indirecte à la dernière œuvre de<br />

Duchamp, Etant donnés (1946 - 68). La vue 12, cadrant <strong>le</strong> foyer d’une<br />

cuisinière à gaz, peut renvoyer au deuxième énoncé « donné » par<br />

Duchamp, « <strong>le</strong> gaz d’éclairage ». On connaît l’intérêt de Frampton pour<br />

cette dernière œuvre, réalisée de façon posthume selon <strong>le</strong>s indications<br />

de Duchamp. Différents systèmes de cadrage (une porte de bois à<br />

doub<strong>le</strong> battant, puis un mur de briques) et de visée (deux judas à hauteur<br />

d’œil, puis un trou perçé dans <strong>le</strong> mur) permettent de capter et diffracter<br />

l’objet de la représentation. Celui-ci est étagé en différentes profondeurs


de champ : à l’avant-plan se situe un ravin couvert de broussail<strong>le</strong>s, à<br />

l’arrière-plan un fond peint avec du ciel et des arbres, et entre-deux<br />

une cascade alimentée par un moteur ; au tout premier plan apparaît<br />

une femme nue, jambes écartées, qui tient à la main gauche un bec de<br />

gaz allumé, cadrée de tel<strong>le</strong> sorte que ses pieds, sa tête et sa main droite<br />

demeurent hors-champ. Cette canalisation et ce blocage de la vue (la<br />

pièce ne peut être photographiée, el<strong>le</strong> ne peut qu’être décrite verba<strong>le</strong>ment,<br />

insiste Frampton), ce jeu de titillation et de frustration du regard,<br />

caractérisent assez précisément <strong>le</strong> dispositif des panopticons. Mais il y<br />

a plus encore. Frampton remarque que la plupart des commentateurs<br />

omettent un détail paradoxal (la femme a bien une touffe de poils sous<br />

<strong>le</strong> bras, mais est dépourvue de poils pubiens) qui lui paraît renvoyer à<br />

« l’énigme du cadre », c’est-à-dire au « cadre comme un modè<strong>le</strong> étrange,<br />

à la fois négatif et positif, de la conscience humaine » 23. Au risque de<br />

céder à un mouvement d’extrapolation, j’affirmerai volontiers que la<br />

<strong>le</strong>cture que propose Frampton de Etant donnés : 1 o ) la chute d’eau ; 2 o ) <strong>le</strong><br />

gaz d’éclairage peut valoir comme un interprétant de Straits of Magellan.<br />

En premier lieu, il est impossib<strong>le</strong> d’attribuer une identité stab<strong>le</strong> aux vues<br />

et à <strong>le</strong>ur assemblage : <strong>le</strong>s plans s’apparentent à des traces cryptiques d’un<br />

paysage mental que l’on ne parvient plus à reconstituer. En second lieu,<br />

l’irréductibilité des vues à des phénomènes stab<strong>le</strong>s tend à excentrer<br />

l’auteur de son œuvre, à lui dénier toute prétention à par<strong>le</strong>r à la première<br />

personne. Et c’est par rapport à cette situation que la vue 48 prend tout<br />

son sens : dans un panoramique circulaire effréné, Frampton signifie sa<br />

présence à travers son ref<strong>le</strong>t inscrit en négatif ; cette ombre du sujet rattache<br />

<strong>le</strong> projet Magellan à un cinéma post-auctorial et désubjectivé. Toute<br />

trace d’énonciation personnel<strong>le</strong> s’efface face à un vaste panorama des dispositifs<br />

filmiques attribué à un voyageur depuis longtemps disparu.<br />

Otherwise Unexplained Fires<br />

L’un des films <strong>le</strong>s plus sertis et aboutis du cyc<strong>le</strong>, dont l’identification à<br />

l’intérieur de la matrice ca<strong>le</strong>ndaire de Magellan demeure incertaine, conjoint<br />

la plupart des préoccupations de Frampton. Otherwise Unexplained<br />

Fires (1976) rend hommage à une technique pré-cinématographique,<br />

intègre un film des premiers temps, distribue <strong>le</strong>s séquences selon une<br />

gril<strong>le</strong> métrique et met en avant une dominante formel<strong>le</strong>. Le film fait<br />

référence à la série On Animal Locomotion (1878) de Muybridge : <strong>le</strong>s<br />

mouvements sont décomposés et fragmentés à travers un montage<br />

extrêmement élaboré, et <strong>le</strong>s motifs cadrés dans <strong>le</strong> film font l’objet d’une<br />

étude analytique du mouvement. Une citation d’un métrage des premiers<br />

temps, présentant une démonstration scientifique (deux hommes<br />

font l’expérience d’un phénomène de combustion), ouvre et clôt <strong>le</strong> film.<br />

Etudes 99<br />

23 Voir Peter Gidal, « Interview with Hollis<br />

Frampton », in October, n o 32, printemps 1985,<br />

traduit dans Les Cahiers du Musée National<br />

d’Art Moderne, n o 61, automne 1997, p. 66 - 67.<br />

L’entretien est daté du 24 mai 1972.


100<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

VARIATIONS SUR LA GRILLE DE MUYBRIDGE :<br />

PUMPKIN EMPTYING, EXTRAIT DE SIXTEEN STUDIES<br />

FROM VEGETABLE LOCOMOTION (1975),<br />

PHOTO DE MARION FALLER ET HOLLIS FRAMPTON<br />

Des amorces rouges (de quelques photogrammes) et noires (d’un photogramme)<br />

sont intercalées, produisant respectivement un effet de clignotement<br />

de l’écran et de saute de l’image. Quatre éléments sont distribués<br />

dans <strong>le</strong> corps central du film : (a) un jouet articulé représentant un cheval<br />

stylisé (et son cavalier, la plupart du temps masqué par la limite du<br />

cadre), monté en alternance avec des arbres aux contours sculptés par la<br />

pression du vent ; (b) des flammes (tantôt un foyer au-dessous d’une surface<br />

grillagée, tantôt l’extrémité d’une flamme vacillante) ; (c) des coqs<br />

dans une basse-cour. Le film respecte une structure métrique classique<br />

(a-b-a-c/a-b-a-c), avant d’entrelacer <strong>le</strong>s différents motifs (a+b+c) et de<br />

s’attarder sur <strong>le</strong> dernier (c). Le montage, heurté et dynamique, morcel<strong>le</strong><br />

<strong>le</strong> film en brefs fragments qui rompent la continuité des mouvements.<br />

Frampton, en filmant l’armature d’un cheval, détourne <strong>le</strong>s analyses<br />

du mouvement entreprises par Muybridge : <strong>le</strong> déplacement du cheval,<br />

décomposé en ses différentes phases, est retranscrit à l’écran ; mais <strong>le</strong><br />

montage, qui s’accélère de plus en plus, impose un mouvement de saute<br />

entre <strong>le</strong>s images qui perturbe la représentation naturaliste d’un déplacement<br />

apparent à l’écran. Les plans d’arbres, mis en relation avec ce<br />

motif, exhibent à travers <strong>le</strong>urs formes torturées <strong>le</strong>s conséquences d’une<br />

exposition à la pression constante du vent. Les coqs, qui sont reliés<br />

au motif du cheval lors de l’intrication des différentes séries de plans,<br />

naturalisent ces études du déplacement : c’est à travers <strong>le</strong>s décadrages<br />

incessants de la caméra, tenue à l’épau<strong>le</strong>, que ces animaux deviennent<br />

<strong>le</strong> support d’une trajectoire erratique et frénétique. Les amorces rouges,<br />

oranges et b<strong>le</strong>utées, tout comme la crête des coqs, cadrée de façon récurrente,<br />

font <strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong>s différentes séquences et prolongent <strong>le</strong> motif


de la flamme, introduite dès l’ouverture du film par <strong>le</strong> métrage d’une<br />

expérience scientifique.<br />

Otherwise Unexplained Fires correspond aux attentes que la description<br />

du projet Magellan peut susciter : un nombre limité de matériaux sont<br />

assemblés en fonction d’un principe unifiant (la technique de la chronophotographie)<br />

; <strong>le</strong>ur articulation répond à des schèmes organisationnels<br />

(une structure d’ensemb<strong>le</strong> entrelacée, une distribution des séquences par<br />

rimes puis par chevauchement, une accélération progressive du rythme<br />

du montage) ; et <strong>le</strong> film, dans son dérou<strong>le</strong>ment, acquiert la densité d’un<br />

fragment resserré sur lui-même. Deux suppositions viennent à l’esprit :<br />

l’ensemb<strong>le</strong> du cyc<strong>le</strong> devait s’apparenter à la structure de cet épisode ; <strong>le</strong><br />

cyc<strong>le</strong> comprend quelques heureux accidents qui ne sont pas dépourvus<br />

de logique autonome.<br />

Le hors-champ du cinéma<br />

Hollis Frampton, avec son dernier projet épique, voulait reconfigurer<br />

<strong>le</strong> champ cinématographique et reléguer l’ensemb<strong>le</strong> des films tournés,<br />

à quelques rares exceptions près, en dehors de l’enceinte de l’art du<br />

cinéma, tel que défini et réalisé par Magellan. Mais pour que cette<br />

entreprise déraisonnée ait une quelconque chance non pas d’aboutir,<br />

mais disons de fonder <strong>le</strong>s conditions de possibilité d’un métacinéma,<br />

encore eût-il fallu englober l’ensemb<strong>le</strong> des pratiques filmiques actualisées<br />

et potentiel<strong>le</strong>s ou, plus exactement, refaçonner téléologiquement<br />

l’histoire du cinéma. Au mieux, c’est à une parabo<strong>le</strong> que l’on assiste :<br />

à l’affirmation d’un cinéma qui mobilise l’ensemb<strong>le</strong> de ses dispositifs<br />

techniques (montage photogrammique, mise en bouc<strong>le</strong> de l’image,<br />

surimpressions, etc.) et qui explore <strong>le</strong>s différentes modalités de constitution<br />

du film (mode de représentation primitif et institutionnel, re<strong>le</strong>cture<br />

du cinéma des premiers temps : bref, un work in progress qui intègre<br />

différentes modalités de tournage et de montage). Dans <strong>le</strong>s faits, c’est<br />

peut-être au mécanisme inverse que l’on assiste : Magellan se positionne<br />

en dehors du champ cinématographique, ou plus précisément fait appel<br />

à un certain nombre d’occurrences et de formes filmiques, de références<br />

et d’intertextes cinématographiques, mais tout aussi bien artistiques et<br />

littéraires, qu’il faut projeter sur l’ensemb<strong>le</strong> du cyc<strong>le</strong> pour qu’il fasse sens.<br />

Autrement dit, Magellan est un objet littéra<strong>le</strong>ment aberrant, en attente<br />

d’une contextualisation et d’un faisceau de liens qui l’éclaireraient. Mais<br />

ceci ne peut être énoncé que dans une perspective métahistorique ou<br />

métafilmique. Si l’on dénie à Frampton <strong>le</strong> privilège douteux de se situer<br />

hors du champ cinématographique, il en va tout autrement.<br />

Il est possib<strong>le</strong> d’échapper aux apories d’un cinéma conceptuel (qui<br />

Etudes 101


102<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

représente, répétons-<strong>le</strong>, une contradiction dans <strong>le</strong>s termes) si l’on envisage<br />

chaque fragment du cyc<strong>le</strong> comme un objet spécifique dont il s’agit<br />

d’évaluer <strong>le</strong>s effets sur <strong>le</strong> spectateur. Mindfall et Otherwise Unexplained<br />

Fires supportent la densité du fragment, l’éclat de l’ordre fractal : <strong>le</strong>s<br />

paramètres formels du film s’autonomisent, <strong>le</strong> spectateur pressent,<br />

mais peine à reconstituer <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s d’assemblage des plans. Ces films se<br />

refusent à toute contemplation, toute absorption : <strong>le</strong> spectateur se trouve<br />

dans la position du décrypteur de hiéroglyphes ; mais <strong>le</strong>s couches du<br />

palimpseste se superposent et se recouvrent, au point d’effacer <strong>le</strong> motif<br />

et de dénier toute prise à l’analyste. Straits of Magellan s’apparente à une<br />

œuvre à c<strong>le</strong>f à laquel<strong>le</strong> tout accès est barré : si l’on mobilisait <strong>le</strong> modè<strong>le</strong><br />

de la cartographie cognitive, on pourrait avancer qu’on se retrouve<br />

face à une carte dont <strong>le</strong>s légendes et <strong>le</strong>s tracés demeurent radica<strong>le</strong>ment<br />

indéchiffrab<strong>le</strong>s. L’effet est déceptif, pour ne pas dire improductif. Non<br />

seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> film est désubjectivé – mais en plus <strong>le</strong> spectateur ne peut<br />

prendre part à ce processus d’incommunication.<br />

À ce point, la notion du hors-champ (pour autant que l’on s’entende<br />

sur ce que <strong>le</strong> terme « champ » recouvre) devient décisive. Etant<br />

donnés : 1 o ) <strong>le</strong> champ du cinéma, 2 o ) <strong>le</strong>s pratiques de l’art contemporain,<br />

Magellan se tient entre ces deux pô<strong>le</strong>s qui parfois communiquent, parfois<br />

présentent une altérité irréconciliab<strong>le</strong>. À se situer dans <strong>le</strong> champ<br />

cinématographique, Magellan apparaît comme une œuvre monstrueuse<br />

qui procède par déploiement tentaculaire de formes filmiques qui tantôt<br />

se fixent, tantôt se délitent. À se situer dans <strong>le</strong> champ de l’art processuel,<br />

Magellan apparaît comme une œuvre à codages multip<strong>le</strong>s qui tantôt<br />

rencontre (ou rend compte) des dispositifs cinématographiques, tantôt<br />

excède <strong>le</strong>s limites de la constitution des plans en un film cohérent. Entre<br />

deux se rétracte et s’étend l’objet Magellan…


Cadre et cage : quand <strong>le</strong> saurien bute<br />

contre la caméra<br />

par Vinzenz Hediger<br />

Dans <strong>le</strong>urs 200 mots-clés de la théorie du cinéma, André Gardies et Jean<br />

Bessa<strong>le</strong>l définissent <strong>le</strong> hors-cadre comme « l’espace qui n’entre pas dans<br />

<strong>le</strong> cadre », et <strong>le</strong> hors-champ comme « la portion de l’espace diégétique<br />

non visib<strong>le</strong> et immédiatement contiguë au champ, comme son prolongement<br />

naturel » 1. Bien que ces définitions soient problématiques à certains<br />

égards, l’opposition théorique entre hors-champ et hors-cadre, qui<br />

ne connaît pas d’équiva<strong>le</strong>nt dans la terminologie anglaise ou al<strong>le</strong>mande,<br />

s’avère très uti<strong>le</strong> pour l’analyse du film animalier.<br />

Sous-genre du « documentaire » assez peu étudié 2 parce qu’il n’entre<br />

pas dans <strong>le</strong>s cadres de référence de la recherche académique sur <strong>le</strong> cinéma<br />

(il est par exemp<strong>le</strong> aux antipodes d’un cinéma d’orientation auteuriste),<br />

<strong>le</strong> film animalier reste néanmoins l’une des formes non-fictionnel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s<br />

plus répandues. À la télévision française, <strong>le</strong>s documentaires animaliers<br />

sont à compter parmi <strong>le</strong>s programmes <strong>le</strong>s plus populaires, après <strong>le</strong>s émissions<br />

consacrées aux problèmes de santé.<br />

En tant que genre cinématographique, <strong>le</strong> film animalier mérite une<br />

analyse, d’autant plus que la visibilité des animaux, dans une perspective<br />

développée par <strong>le</strong> philosophe italien Giorgio Agamben, constitue<br />

un problème politique de premier ordre. En effet, <strong>le</strong> cinéma animalier<br />

fait partie intégrante de ce qu’Agamben appel<strong>le</strong> « la machine anthropologique<br />

» 3, c’est-à-dire un appareil conceptuel qui sert à produire et à<br />

reproduire sans cesse la différence entre l’homme et l’animal. Le but de<br />

cette machine n’est pas de donner une solution définitive et donc d’arrêter<br />

une définition inébranlab<strong>le</strong> de cette différence, mais de s’assurer que<br />

cette différence ne cesse jamais de faire problème. On peut dire que <strong>le</strong><br />

travail de la machine anthropologique est « politique » dans la mesure où<br />

la production de la différence entre l’homme et l’animal fait partie de<br />

tout un système de bio-politique dans <strong>le</strong> sens de Foucault, c’est-à-dire<br />

d’un réglage et d’un contrô<strong>le</strong> de la vie 4. Dans ce système de réglage, la<br />

détermination de la limite entre ce qui est un homme et ce qui ne l’est<br />

pas joue un rô<strong>le</strong> décisif. Si <strong>le</strong> film animalier peut y contribuer, c’est que<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes 103<br />

Etudes<br />

1 André Gardies, Jean Bessa<strong>le</strong>l, 200 motsclés<br />

de la théorie du cinéma, Cerf, Paris, 1992,<br />

p. 107-109.<br />

2 Il n’existe jusqu’<strong>ici</strong> qu’un nombre très restreint<br />

d’études académiques sur <strong>le</strong> film animalier,<br />

dont notamment Derek Bousé, Wildlife Films,<br />

Pennsylvania University Press, Philadelphia,<br />

2000 ; Jonathan Burt, Animals in Film, Reaktion<br />

Books, Londres, 2002 ; Greg Mitman, Reel<br />

Nature. America’s Romance with Wildlife on<br />

Film, Harvard University Press, Cambridge,<br />

1999. Voir aussi Jean-André Fieschi et al., L’animal<br />

écran, Centre Pompidou, Paris, 1996.<br />

3 Giorgio Agamben, L’ouvert. De l’homme et de<br />

l’animal, Rivages, Paris, 2002, chapitre 9.<br />

4 « L‘homme, pendant des millénaires, est resté<br />

ce qu’il était pour Aristote : un animal vivant et<br />

de plus capab<strong>le</strong> d’une existence politique ;<br />

l’homme moderne est un animal dans la politique<br />

duquel sa vie d’être vivant est en question<br />

» (Michel Foucault, La volonté de savoir.<br />

Histoire de la sexualité I, Gallimard, Paris,<br />

1976, p. 188).


104<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

5 La notion de Zeigen, de montrer, dans sa<br />

relation avec <strong>le</strong> Sagen, <strong>le</strong> dire, apparaît chez<br />

Wittgenstein dès <strong>le</strong> Tractatus. Cf. Ludwig<br />

Wittgenstein, « Was gezeigt werden kann, kann<br />

nicht gesagt werden », Tractatus-logico philosophicus.<br />

Logisch-philosophische Abhandlung,<br />

Suhrkamp, Frankfurt a. M., 1963, p. 43. Pour<br />

une discussion du film comme art qui constitue<br />

un continuum du montrer et du dire, voir Peter<br />

Wuss, Filmanalyse und Psychologie. Strukturen<br />

des Films im Wahrnehmungsprozess, Vistas,<br />

Berlin, 1993, p. 79 passim.<br />

6 Le Kulturfilm est un documentaire dont la<br />

visée est éducative. Ses sources remontent<br />

aux actualités du cinéma des premiers temps,<br />

et la Ufa l’intègre à ses activités de production<br />

dès sa fondation, à la fin des années 10.<br />

Selon une définition des années 20, « tout<br />

film à contenu culturel qui éduque son public,<br />

améliore <strong>le</strong> niveau du peup<strong>le</strong> et qui est porteur<br />

d’un ethos constitue pour nous (et pour<br />

ses spectateurs) un Kulturfilm » (E. Beyfuss,<br />

A. Kossowsky, Das Kulturfilmbuch, Carl P.<br />

Chryselius, Berlin, 1924, p. VIII). À ses débuts,<br />

<strong>le</strong> Kulturfilm représente donc une forme d’utilisation<br />

du cinéma à des fins de Bildung, de<br />

formation et d’éducation, que l’on peut comprendre<br />

dans <strong>le</strong> sens néo-humaniste que<br />

Willhelm von Humboldt (1767-1835) donne<br />

à ces termes à la fin du XVIII e sièc<strong>le</strong> (cf.<br />

Humboldt, Theorie der Bildung des Menschen,<br />

1793). Avec l’arrivée des nazis au pouvoir, un<br />

changement de cap a lieu dans la production<br />

des Kulturfilme. Pour <strong>le</strong> régime nazi, <strong>le</strong> Kulturfilm<br />

est l’un des moyens <strong>le</strong>s plus importants de<br />

propagande et de promotion idéologique. Dès<br />

1934, <strong>le</strong>s propriétaires de sal<strong>le</strong>s sont forcés de<br />

montrer dans chaque programme au moins un<br />

Kulturfilm. Comme <strong>le</strong> démontre Eric Rentsch<strong>le</strong>r,<br />

l’endoctrinement idéologique dans <strong>le</strong>s années<br />

trente et quarante passe plutôt par <strong>le</strong>s Kulturfilme<br />

que par <strong>le</strong>s films de fiction, à quelques<br />

exceptions près, comme <strong>le</strong> mal famé Jud Süss<br />

de Veit Harlan (cf. Eric Rentsch<strong>le</strong>r, Ministry of<br />

Illusion, Harvard University Press, Cambridge,<br />

1996). Dans ce programme d’endoctrinement<br />

via <strong>le</strong> Kulturfilm, <strong>le</strong>s films scientifiques et biologiques<br />

produits par <strong>le</strong> département du film<br />

la monstration cinématographique peut être conçue comme un Zeigen<br />

dans <strong>le</strong> sens de Wittgenstein, c’est-à-dire comme un geste d’indication<br />

visuel<strong>le</strong> dont se dégage une notion intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> ou théorique 5.<br />

Autrement dit : si De<strong>le</strong>uze dit que <strong>le</strong> cinéma pense, mais seu<strong>le</strong>ment là<br />

où <strong>le</strong>s grands auteurs sont à l’œuvre (c’est un peu l’essence de ses deux<br />

livres sur <strong>le</strong> cinéma), j’aimerais dire que <strong>le</strong> cinéma pense aussi là où l’on<br />

ne <strong>le</strong> pense pas, ou bien là où la théorie du cinéma n’a, jusqu’à présent,<br />

pas envisagé qu’il pouvait penser, notamment dans <strong>le</strong> film animalier.<br />

Le travail conceptuel du film animalier réside dans une mise en<br />

évidence de la différence entre l’homme et l’animal par des moyens<br />

cinématographiques qui ont trait à la mise en jeu de la différence entre<br />

<strong>le</strong> hors-cadre et <strong>le</strong> hors-champ. Un exemp<strong>le</strong> me permettra <strong>ici</strong> d’énoncer<br />

quelques remarques à ce sujet.<br />

Pirsch unter Wasser (Chasse sous-marine) de Hans Hass (Al<strong>le</strong>magne,<br />

1941) est un film animalier tout à fait exemplaire, et ceci à plusieurs<br />

égards. Produit par l’Ufa pendant la Seconde Guerre mondia<strong>le</strong> et distribué<br />

comme Kulturfilm 6 en avant-programme dans <strong>le</strong>s cinémas al<strong>le</strong>mands<br />

(de même, on peut <strong>le</strong> soupçonner, qu’en Suisse et dans <strong>le</strong>s territoires<br />

occupés), ce film résume en seize minutes <strong>le</strong>s aventures sous-marines<br />

de trois jeunes hommes viennois aux Caraïbes en 1939 - 40, avec <strong>le</strong> jeune<br />

biologiste Hans Hass en tête du groupe. Sorti parallè<strong>le</strong>ment à la publication<br />

d’un livre de Hass sur la même expédition 7, Pirsch unter Wasser<br />

est l’un des modè<strong>le</strong>s-type du film animalier – film+livre+chercheur<br />

en vedette – dont <strong>le</strong>s précurseurs remontent à Martin et Osa Johnson<br />

dans <strong>le</strong>s années 20, et qui a été imité depuis avec grand succès par<br />

Jacques-Yves Cousteau en France, Bernhard Grzimek en Al<strong>le</strong>magne et<br />

Sir David Attenborough, zooologue-explorateur et célèbre présentateur<br />

des documentaires animaliers de la BBC, en Ang<strong>le</strong>terre. Les livres qui<br />

accompagnent <strong>le</strong>s films expliquent <strong>le</strong>ur genèse et, par là, augmentent la<br />

portée de <strong>le</strong>ur prise sur <strong>le</strong> public. Cette stratégie obéit d’ail<strong>le</strong>urs à une<br />

logique semblab<strong>le</strong> à cel<strong>le</strong> des making of hollywoodiens : <strong>le</strong>s livres sont<br />

une espèce de making of du film, avec l’avantage qu’ils confèrent à l’ensemb<strong>le</strong><br />

du produit un parfum de prestige hérité de la culture littéraire.<br />

Pirsch unter Wasser commence par un segment introductif où <strong>le</strong>s trois<br />

jeunes hommes sont assis au bord d’une piscine viennoise en p<strong>le</strong>in été et<br />

racontent <strong>le</strong>urs exploits à deux jeunes femmes très impressionnées. Pour<br />

souligner l’authent<strong>ici</strong>té de <strong>le</strong>ur récit, <strong>le</strong>s jeunes hommes ont apporté <strong>le</strong>s<br />

deux pièces <strong>le</strong>s plus importantes de <strong>le</strong>ur équipement : un harpon et une<br />

caméra sous-marine inventée par Hass lui-même. D’entrée de jeu, <strong>le</strong> film<br />

établit donc un lien étroit entre <strong>le</strong>s activités de recherche, de prise de vue<br />

et de chasse aux animaux. On retrouve diverses modalités de ce lien<br />

dans un grand nombre de films animaliers, ainsi que dans la littérature


qui <strong>le</strong>s accompagne. À l’ère colonialiste, <strong>le</strong> chercheur est à la fois chasseur<br />

et caméraman, et <strong>le</strong>s trois activités s’entrelacent sans aucun conflit. Dans<br />

<strong>le</strong>s années 30 et 40, un autre type de configuration se fait jour dans <strong>le</strong>s<br />

récits d’exploration. De plus en plus, <strong>le</strong> chercheur occupe la position d’un<br />

chasseur réformé qui a appris <strong>le</strong> respect des bêtes fauves et s’est reconverti<br />

de la chasse aux animaux à la chasse aux images. On en retrouve un écho<br />

dans la littérature française avec Romain Gary, ancien chasseur et auteur<br />

de Racines du ciel, roman de 1957 où la lutte pour la survie des éléphants<br />

se confond avec la lutte pour l’émancipation africaine 8. De nos jours,<br />

<strong>le</strong> chercheur-réalisateur se définit en opposition au chasseur, comme<br />

c’est notamment <strong>le</strong> cas de Marty Stouffer, réalisateur-vedette de films<br />

animaliers aux Etats-Unis dans <strong>le</strong>s années 80 et 90. Au sommet de son<br />

succès, Stouffer était assez célèbre pour faire l’objet d’une biographie<br />

filmée par la Warner en 1997, Wild America (William Dear). Cette biographie<br />

porte <strong>le</strong> même nom que la série télévisée de Stouffer qui fut<br />

diffusée sur la chaîne culturel<strong>le</strong> PBS jusqu’en 1997, justement, quand un<br />

scanda<strong>le</strong> autour de scènes truquées mit fin à son contrat 9. Dans <strong>le</strong> film,<br />

<strong>le</strong> jeune Marty (joué par Jonathan Taylor Thomas), grand admirateur<br />

d’Ernest Hemingway, avoue ses difficultés à concilier son admiration<br />

pour Hemingway-écrivain avec son dégoût pour Hemingway-chasseur.<br />

Fina<strong>le</strong>ment, tenant sa première caméra 16mm en main, il se demande si<br />

cette machine n’est pas justement ce qui manque à son ido<strong>le</strong> : si Ernest<br />

avait eu une tel<strong>le</strong> caméra à la place du fusil, il aurait sans doute immédiatement<br />

compris l’avantage moral de la chasse aux images sur la chasse<br />

aux animaux. Ainsi se noue <strong>le</strong> fabu<strong>le</strong>ux destin du jeune Marty Stouffer :<br />

il sera <strong>le</strong> Hemingway chasseur d’images. Avec Hans Hass et Pirsch unter<br />

Wasser, par contre, nous sommes toujours en p<strong>le</strong>ine ère colonialiste : on<br />

filme <strong>le</strong>s animaux, et on <strong>le</strong>s tue (pour autant qu’ils n’échappent pas au<br />

harpon, comme c’est <strong>le</strong> cas dans une des scènes du film).<br />

Après la partie introductive, Pirsch unter Wasser passe à l’acte, c’està-dire<br />

au déploiement des images filmées par Hass dans <strong>le</strong>s eaux des<br />

Caraïbes. Le passage se fait par un segment où des prises de vue de<br />

jeunes gens immergés dans une piscine alternent avec des images de<br />

Hass et de ses compagnons en p<strong>le</strong>in océan. La dramaturgie du film veut,<br />

évidemment, que <strong>le</strong> poisson <strong>le</strong> plus dangereux et donc <strong>le</strong> plus intéressant<br />

(ainsi que celui qui fera <strong>le</strong> renom de Hans Hass comme chercheur et<br />

réalisateur dans <strong>le</strong>s années 50 et 60), <strong>le</strong> requin, ne fasse son apparition<br />

que vers la fin du film. En attendant, nous nous dé<strong>le</strong>ctons à la vue des<br />

beautés qu’offre <strong>le</strong> récif corallien de Curaçao : un véritab<strong>le</strong> défilé de<br />

poissons aux formes étranges, et aux cou<strong>le</strong>urs plus étranges encore, du<br />

moins à en croire <strong>le</strong> commentaire fourni par Hans Hass sur la bande<br />

sonore (<strong>le</strong> film est en noir et blanc !).<br />

Etudes 105<br />

scientifique de l’Ufa (fondé en 1920) jouent un<br />

rô<strong>le</strong> important. En témoignent des films comme<br />

Der Bienenstaat de 1937 (Ulrich Karl Traugott,<br />

Ferdinand Schulz) qui met en évidence, en prenant<br />

comme exemp<strong>le</strong> <strong>le</strong>s abeil<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s vertus<br />

de la discipline et de la soumission dans l’organisation<br />

politique. Le film de Hass, malgré<br />

sa célébration de la culture du corps cadrant<br />

parfaitement avec <strong>le</strong> programme iconogra-<br />

phique de la propagande nazie, ne se prête pas<br />

si faci<strong>le</strong>ment à une <strong>le</strong>cture idéologique de ce<br />

type. S’il y a une parenté étroite avec l’idéologie<br />

nazie dans <strong>le</strong>s travaux de Hass, el<strong>le</strong> se manifeste<br />

plutôt dans son livre (cf. note 7) que dans<br />

son film. Le livre contient une quantité d’observations<br />

ouvertement racistes à propos de<br />

la population noire des Caraïbes. On pourrait<br />

dire que dans la mesure où film et livre forment<br />

un ensemb<strong>le</strong>, l’attitude raciste de ce dernier<br />

s’étend aussi au film. Cependant, pour identifier<br />

<strong>le</strong>s aspects idéologiques du film, il faut <strong>le</strong><br />

comparer à des films animaliers produits dans<br />

<strong>le</strong>s mêmes années mais dans d‘autres contextes.<br />

À cet égard, il est instructif de noter que<br />

des propos semblab<strong>le</strong>s à ceux de Der Bienenstaat<br />

sont présents dans des films produits<br />

dans <strong>le</strong>s années 20, ainsi que dans des films<br />

soviétiques des années 50. Voir sur ces derniers<br />

Mitman, Reel Nature, op.cit., p. 143 -144.<br />

7 Hans Hass, Unter Koral<strong>le</strong>n und Haien.<br />

Abenteuer in der Karibischen See, Deutscher<br />

Verlag Berlin, 1941.<br />

8 Ce roman a d’ail<strong>le</strong>urs fait l’objet d’une adaptation<br />

hollywoodienne réalisée en 1958 par<br />

John Huston, un cinéaste qui avait lui-même<br />

été chasseur.<br />

9Je me permets <strong>ici</strong> de renvoyer <strong>le</strong> <strong>le</strong>cteur à<br />

mon artic<strong>le</strong> sur l’affaire Stouffer publié récemment<br />

: « Mogeln, um besser sehen zu können,<br />

ohne deswegen den Zuschauer zu täuschen »,<br />

in Montage/av, 11/2/02, p. 87- 96.


106<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Le moment décisif pour notre discussion se situe au début de la<br />

partie principa<strong>le</strong> du film. Une fois l’endroit (Curaçao) et l’action (chasse<br />

aux poissons avec harpon et caméra) établis, nous voyons une image de<br />

Hass lui-même sous l’eau, la caméra à la main. Sur la bande sonore, <strong>le</strong><br />

même Hass nous explique <strong>le</strong>s difficultés du filmage sous-marin. Le problème<br />

principal, comme on nous l’apprend, est de bien amorcer l’image,<br />

puisque <strong>le</strong>s distances perçues sous l’eau ne correspondent pas tout à<br />

fait à cel<strong>le</strong>s dont nous avons l’habitude. L’insert d’un homme avec une<br />

caméra dans la série des images qu’il est censé tourner n’a rien de particulièrement<br />

exceptionnel dans <strong>le</strong> documentaire, et on retrouve <strong>le</strong> même<br />

élément notamment dans <strong>le</strong>s reportages de télévision (par exemp<strong>le</strong>, il<br />

n’y a pas de compte-rendu de conférences de presse sans image de caméras<br />

pointées sur <strong>le</strong>s polit<strong>ici</strong>ens). La fonction de cet insert est assez claire :<br />

il s’agit « d’ancrer » fermement la scène observée et l’acte de tournage<br />

dans <strong>le</strong> même espace, c’est-à-dire dans <strong>le</strong> monde réel. Dit de manière<br />

plus théorique, nous avons affaire à une stratégie d’authentification qui<br />

repose sur l’identification du hors-champ au hors-cadre et, par là, de la<br />

diégèse du film au monde.<br />

Dans <strong>le</strong> cas du film animalier, cette identification entraîne un effet<br />

de distanciation spatial assez significatif. Dans Pirsch im Wasser, l’inscription<br />

de la machine de prise de vues dans la diégèse a pour corollaire<br />

l’apparition du chasseur d’images dans <strong>le</strong> territoire de chasse. Or, ce<br />

territoire de chasse est un monde à part, ou plutôt un monde qui, tout<br />

en faisant partie du monde réel, pose un problème d’accès. C’est toute<br />

une aventure que d’y accéder, et ce n’est pas par hasard si tous <strong>le</strong>s récits<br />

d’exploration commencent par un voyage plus ou moins péril<strong>le</strong>ux qui<br />

mène <strong>le</strong> chercheur-chasseur jusqu’à son butin. Dans <strong>le</strong> livre de Hass,<br />

cette partie introductive occupe 50 pages (<strong>le</strong> livre en compte 190). Dans<br />

<strong>le</strong> film, une scène de piscine s’y substitue, mais la distance qui sépare<br />

<strong>le</strong> monde ordinaire du monde exploré s’inscrit dans l’entrelacement des<br />

images des nageurs dans la piscine et des explorateurs dans l’océan : c’est<br />

un passage au sens fort, une transition vers un autre monde. Ancrer <strong>le</strong><br />

dispositif d’observation dans ce territoire, dans cet autre monde, c’est<br />

évidemment autre chose qu’ancrer la monstration documentaire dans<br />

<strong>le</strong> monde réel. Dans <strong>le</strong> cas du film animalier, l’identification du horschamp<br />

au hors-cadre introduit un danger supplémentaire : <strong>le</strong> chercheur/<br />

chasseur/caméraman occupe <strong>le</strong> même espace que <strong>le</strong>s animaux et s’expose<br />

potentiel<strong>le</strong>ment à <strong>le</strong>urs attaques. Au moment où apparaît <strong>le</strong> requin,<br />

Hass nous explique qu’on peut faci<strong>le</strong>ment se débarrasser de cet animal<br />

en <strong>le</strong> visant fronta<strong>le</strong>ment : <strong>le</strong> requin se croira face à un rival plus grand<br />

et plus agressif et s’enfuira. Information certes très uti<strong>le</strong> pour ceux qui<br />

rencontrent régulièrement des requins, mais qui a surtout pour fonction


d’attester la co-présence du chercheur/explorateur et de l’animal dangereux<br />

dans <strong>le</strong> même espace. Hass sait de quoi il par<strong>le</strong>, nous suggère son<br />

commentaire, parce qu’il a vécu cette situation lui-même. Pour nous,<br />

par contre, l’expérience se limite à ce que nous voyons sur l’écran, et tout<br />

au plus à des réactions d’empathie avec <strong>le</strong> plongeur (et, pourquoi pas,<br />

avec <strong>le</strong> requin) 10.<br />

On peut se demander si ce n’est pas l’essence du documentaire tout<br />

court que de nous révé<strong>le</strong>r d’autres mondes cachés dans <strong>le</strong> monde réel.<br />

Or, comme <strong>le</strong> montre Pirsch unter Wasser, <strong>le</strong> film animalier constitue un<br />

cas particulier dans la mesure où dans ce genre de films, l’identification<br />

du hors-cadre et du hors-champ produit non seu<strong>le</strong>ment un monde à<br />

part dans <strong>le</strong> monde réel, mais encore un espace d’aventure, c’est-à-dire<br />

un engagement existentiel envers des dangers réels. Dans cet espace<br />

d’aventure, la « machine anthropologique », dont la différence conceptuel<strong>le</strong><br />

entre l’homme et l’animal décou<strong>le</strong>, fonctionne sur trois niveaux.<br />

– D’abord, l’homme s’insère dans l’espace-animal comme observateur<br />

qui contrô<strong>le</strong> et organise cet espace par des moyens techniques, notamment<br />

<strong>le</strong> harpon et la caméra. Si chasse il y a aussi dans <strong>le</strong> monde animal,<br />

l’homme se distingue des animaux par <strong>le</strong> fait qu’il dispose de moyens<br />

techniques pour chasser n’importe quel animal. Plus important encore<br />

en ce qui concerne la logique du film animalier, il a à sa disposition<br />

<strong>le</strong>s moyens de faire l’inventaire du monde animal en images. Pirsch<br />

unter Wasser nous montre ce qu’il y a dans <strong>le</strong>s eaux des Caraïbes : <strong>le</strong><br />

récif corallien, <strong>le</strong>s petits poissons, <strong>le</strong>s barracudas, <strong>le</strong> requin. Faire un<br />

inventaire, mesurer l’espace en énumérant ce qu’il y a dans l’espace :<br />

voilà l’un des principes fondateurs du film animalier. Ce principe est<br />

poussé à l’extrême dans Le monde du si<strong>le</strong>nce de Louis Mal<strong>le</strong>, premier film<br />

avec Jacques-Yves Cousteau et seul film documentaire à avoir obtenu<br />

la Palme d’or à Cannes. Dans une scène remarquab<strong>le</strong>ment vio<strong>le</strong>nte (<strong>le</strong>s<br />

sensibilités ont beaucoup changé depuis), Cousteau et ses collaborateurs<br />

font l’inventaire de la vie anima<strong>le</strong> dans une petite baie en dynamitant<br />

l’eau pour ensuite éta<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s cadavres sur la plage. Parmi <strong>le</strong>s cadavres, il y<br />

a notamment un grand poisson rond rempli d’eau qui se vide <strong>le</strong>ntement,<br />

mais avec grand effet, sous l’œil impassib<strong>le</strong> de la caméra. Dans cette<br />

scène, massacrer, mesurer et filmer forment <strong>le</strong>s trois vo<strong>le</strong>ts d’un même<br />

effort coordonné d’observation et de contrô<strong>le</strong>.<br />

– Ensuite interviennent <strong>le</strong>s moments de rencontre entre l’homme et<br />

l’animal qui soulignent la différence entre <strong>le</strong>s espèces. C’est <strong>le</strong> cas<br />

de toutes <strong>le</strong>s confrontations dangereuses, mais aussi de la scène du<br />

Monde du si<strong>le</strong>nce où l’équipe de Cousteau rencontre une grande perche<br />

Etudes 107<br />

10 À propos de l’empathie avec l’animal<br />

à l’écran, voir Christine Noll Brinckmann,<br />

« Empathie mit dem Tier », in Cinema n o 42,<br />

Stroemfeld, p. 60 -70. Sur la notion d’empathie<br />

el<strong>le</strong>-même, voir A. Michotte van den Berck,<br />

« La part<strong>ici</strong>pation émotionnel<strong>le</strong> du spectateur<br />

à l’action représentée à l’écran. Essai d’une<br />

théorie », in Revue internationa<strong>le</strong> de filmologie,<br />

t. 4, n o 13, avril-juin 1953, p. 87- 96.


108<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

11 Pour la notion de devenir-animal voir Gil<strong>le</strong>s<br />

De<strong>le</strong>uze, Félix Guattari, Mil<strong>le</strong> Plateaux. Capitalisme<br />

et schizophrénie II, Minuit, Paris, 1980,<br />

p. 285 passim.<br />

12 On pourrait par<strong>le</strong>r <strong>ici</strong> d’un doub<strong>le</strong> mouvement<br />

d’anthropomorphisation du poisson et<br />

d’ichthyomorphisation de l’homme, mais cela<br />

irait peut-être un peu loin.<br />

assez curieuse qui suit <strong>le</strong>s plongeurs un peu partout et commence à se<br />

comporter en animal domestique. Loin de vouloir « comprendre » cet<br />

animal, <strong>le</strong>s hommes se moquent de lui et vont jusqu’à <strong>le</strong> mettre en cage<br />

pour restreindre temporairement ses mouvements. Encore une fois, <strong>le</strong><br />

thème de ces rencontres et de ces interactions est celui du contrô<strong>le</strong> et du<br />

défi : l’homme se mesure à l’animal et s’applique à contrô<strong>le</strong>r ses mouvements<br />

et ses comportements. On pourrait dire que la même observation<br />

vaut éga<strong>le</strong>ment pour des approches qui se veu<strong>le</strong>nt plus respectueuses et<br />

plus scientifiques en décrivant <strong>le</strong>s animaux dans <strong>le</strong>urs comportements et<br />

<strong>le</strong>urs habitats soi-disant naturels. En présentant <strong>le</strong>s espèces l’une après<br />

l’autre dans <strong>le</strong>urs particularités, ces films répondent impl<strong>ici</strong>tement à une<br />

question du type : « qu’est-ce qu’il y a à part nous, <strong>le</strong>s hommes, dans <strong>le</strong><br />

monde ? », ce qui revient, encore une fois, à convoquer <strong>le</strong> paradigme de<br />

la différence entre l’homme et l’animal.<br />

– Enfin, et à première vue paradoxa<strong>le</strong>ment, il y a des moments de fusion<br />

et de métamorphose dans <strong>le</strong> film animalier où une parenté étroite entre<br />

l’homme et <strong>le</strong>s animaux apparaît. Dans Pirsch unter Wasser aussi bien que<br />

dans Le monde du si<strong>le</strong>nce, il y a des images qui suggèrent, par <strong>le</strong>ur composition,<br />

une certaine analogie morphologique entre plongeurs et poissons.<br />

Dans <strong>le</strong> film de Hass, cet isomorphisme temporaire est même souligné<br />

de manière expl<strong>ici</strong>te par <strong>le</strong> commentaire. Il s’agit d’un moment assez surprenant<br />

de devenir-animal de l’homme, de perte des contours humains<br />

au profit d’une insertion dans <strong>le</strong> banc des poissons 11. Toutefois, dans<br />

ces images, l’homme ne se fond jamais entièrement dans l’habitat des<br />

animaux. Il se dégage plutôt de ces images une oscillation entre identité<br />

et différence 12 qui est justement une des figures principa<strong>le</strong>s du travail<br />

conceptuel de la « machine anthropologique » du cinéma animalier.<br />

L’image du devenir-animal est à la fois cel<strong>le</strong> du redevenir-homme pour des<br />

raisons aussi bien esthétiques que techniques. L’image du devenir-animal<br />

semb<strong>le</strong> oblitérer la différence entre l’homme et l’animal au niveau de<br />

la composition, mais, en même temps, seul <strong>le</strong> dispositif technologique<br />

de l’observation du monde animal par <strong>le</strong>s hommes rend cette image<br />

possib<strong>le</strong>. Au moment même où l’image questionne <strong>le</strong> dispositif, el<strong>le</strong> <strong>le</strong><br />

réaffirme, et, avec lui, la différence ontologique qu’il contribue à produire,<br />

par <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> est là et que nous la voyons. Même dans<br />

<strong>le</strong>s rares moments de devenir-animal dans <strong>le</strong> film animalier, la « machine<br />

anthropologique » ne cesse de travail<strong>le</strong>r, c’est-à-dire de nous rappe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s<br />

différences entre l’homme et l’animal.<br />

Mais qu’en est-il des cas où l’identification du hors-champ au horscadre<br />

ancre l’observation dans un espace dont l’observateur humain est


nécessairement absent ? Ces dernières années, la BBC, en collaboration<br />

avec des partenaires internationaux comme France 3 (France), ARD/<br />

ZDF (Al<strong>le</strong>magne) et Discovery Channel (Etats-Unis), a commencé à<br />

produire des « mini-séries » de films animaliers entièrement composés<br />

d’images numériques. La première grande production de ce genre fut<br />

Walking with Dinosaurs, sorti en 1999. Imitant <strong>le</strong> répertoire stylistique<br />

du film animalier conventionnel, Walking with Dinosaurs nous introduit<br />

dans la vie privée des sauriens comme s’ils étaient nos contemporains.<br />

Un des sequels de Walking with Dinosaurs s’appel<strong>le</strong> Allosaurus et raconte<br />

la vie aventureuse d’un spécimen de l’espèce éponyme. Dans une scène<br />

du film, <strong>le</strong> saurien numérique prend la fuite devant un ennemi et se<br />

dirige vers la caméra. Comme si cel<strong>le</strong>-ci formait un véritab<strong>le</strong> obstac<strong>le</strong>, <strong>le</strong><br />

saurien bute contre la caméra et la renverse. Dans <strong>le</strong> coin du cadre, nous<br />

voyons l’animal s’éloigner, pendant que la caméra continue à tourner<br />

un moment. Apparemment, il n’y a personne pour redresser la caméra.<br />

Tout cela se produit dans une séquence entièrement réalisée par ordinateur.<br />

Un gag, bien sûr, mais plus encore. Avec grand soin, on nous<br />

montre que, même dans l’espace virtuel de la préhistoire, <strong>le</strong> hors-champ<br />

et <strong>le</strong> hors-cadre se confondent, à la différence qu’il n’y a personne pour<br />

occuper l’espace d’aventure induit. Paradoxe que cette présence/absence<br />

de l’observateur humain dans <strong>le</strong> champ, ou plutôt <strong>le</strong> hors-champ, de<br />

l’observation. Mais on a vite trouvé un moyen de résoudre ce paradoxe<br />

inquiétant. En 2002 la BBC lança un autre film numérique, Dinotopia.<br />

Dans ce film, un jeune explorateur (réel, non numérique) est miracu<strong>le</strong>usement<br />

transplanté dans <strong>le</strong> temps des sauriens (numériques), équipé de<br />

tout un arsenal d’instruments d’observation et de mesure. Dans une des<br />

scènes du film, on <strong>le</strong> voit peser quelques sauriens qui ressemb<strong>le</strong>nt aux<br />

brontosaures de Jurassic Park. Effort parodique, paraît-il, mais présenté<br />

sur un ton on ne peut plus sérieux. Du coup, la « machine anthropologique<br />

» étend <strong>le</strong> domaine de son activité aux temps préhistoriques où<br />

l’homme était encore loin d’avoir fait ses premiers pas sur terre. Et l’extension<br />

se poursuit dans l’autre direction sur l’axe du temps. La dernière<br />

innovation du département numérique de la BBC est une série de trois<br />

films intitulée The Future is Wild. Les trois films nous montrent <strong>le</strong> monde<br />

des animaux dans 5 millions, 100 millions et 200 millions d’années. Ce<br />

qui signifie aussi <strong>le</strong> monde après la disparition de l’homme. Pourtant,<br />

même avec The Future is Wild, on reste dans <strong>le</strong> format du film animalier.<br />

Même avec <strong>le</strong> numérique, on n’échappe pas faci<strong>le</strong>ment au destin d’être<br />

un homme plutôt qu’un animal et inversement.<br />

Etudes 109


110 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Etudes<br />

1 Louis Seguin, L’espace du cinéma (Horschamp,<br />

hors d’œuvre, hors-jeu), Ombres,<br />

Toulouse, 1999.<br />

2 André Bazin, Qu’est-ce que <strong>le</strong> cinéma ?, Cerf,<br />

Paris, 1999.<br />

Le texte qui suit, compte rendu de L’espace du cinéma, a été envoyé à son auteur<br />

Louis Seguin. Ce dernier y a répondu par « Et pour quelques notes de plus… ».<br />

Louis Seguin et la question du hors-champ :<br />

une cartographie de l’espace du cinéma<br />

par Leo Ramseyer<br />

La problématique du hors-champ est relativement récurrente dans<br />

l’histoire des théories du cinéma. Louis Seguin est <strong>le</strong> dernier à s’être<br />

attelé à cette question dans son livre publié en 1999, L’espace du cinéma,<br />

(hors-champ, hors-d’œuvre, hors jeu) 1. L’objet du présent artic<strong>le</strong> consistera<br />

à discuter, en regard des propositions qui <strong>le</strong>s précèdent, <strong>le</strong>s thèses de<br />

Seguin, sa cartographie de l’espace au cinéma. Ses réf<strong>le</strong>xions seront<br />

donc confrontées aux travaux d’André Bazin, de Pascal Bonitzer et de<br />

Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze portant sur <strong>le</strong> hors-champ. Cette perspective qui survo<strong>le</strong><br />

des périodes très différentes doit faire face à une pluralité de positionnements<br />

qu’il est délicat de démê<strong>le</strong>r : <strong>le</strong>s auteurs se situent tantôt dans<br />

un discours ontologique, politique ou historique, tantôt à cheval sur<br />

<strong>le</strong>s trois. Chacun de ces différents plans détermine un certain type de<br />

réf<strong>le</strong>xion, de tel<strong>le</strong> manière qu’il faut parfois une grande soup<strong>le</strong>sse pour<br />

<strong>le</strong>s faire se répondre.<br />

Louis Seguin élabore sa théorie avec comme butoir cel<strong>le</strong> d’André Bazin<br />

qu’il considère comme la pierre d’achoppement de l’histoire des théories<br />

de l’espace au cinéma. Il se focalise principa<strong>le</strong>ment sur trois artic<strong>le</strong>s :<br />

« Montage interdit » (1953-57), « Peinture et cinéma » et « Ontologie de<br />

l’image photographique » (1945) 2. Dans une volonté de recommencer à<br />

zéro, il commence par récuser deux idées fondamenta<strong>le</strong>s pour Bazin :<br />

1. Bazin établit une opposition ontologique entre <strong>le</strong> cadre qui entoure<br />

la peinture et celui qui détermine <strong>le</strong>s limites de l’image cinématographique.<br />

C’est la célèbre dichotomie entre <strong>le</strong> cadre comme zone d’orientation<br />

du regard qui, en séparant <strong>le</strong> « microcosme pictural » du « macrocosme


naturel », dirige <strong>le</strong> parcours de l’œil à l’intérieur du tab<strong>le</strong>au (mouvement<br />

centripète), et l’écran de cinéma comme cache, comme fenêtre s’ouvrant<br />

sur un espace qui se poursuit infiniment (mouvement centrifuge).<br />

Cette opposition se trouve ébranlée par Seguin lorsqu’il montre<br />

que <strong>le</strong> cadre n’est spécifique qu’à la peinture de cheva<strong>le</strong>t. La fresque ou<br />

<strong>le</strong>s polyptyques par exemp<strong>le</strong> ne sont pas soumis à cette règ<strong>le</strong> du cadre<br />

pictural que Bazin veut ontologique. Les frontières de l’espace sont soit<br />

évanescentes, soit démultipliées et fracturées. Ainsi, l’opposition que<br />

construit Bazin devient moins pertinente si, comme Seguin, on prend<br />

conscience de la vision réductrice de l’histoire de l’art qu’el<strong>le</strong> met en<br />

œuvre. Aujourd’hui, il faudrait éga<strong>le</strong>ment prendre en compte, à la suite<br />

de Bonitzer, des peintres contemporains comme <strong>le</strong>s hyperréalistes, qui,<br />

justement, mettent en péril cette fonction du cadre 3. Toutefois, on ne<br />

peut bien sûr pas reprocher à Bazin de n’avoir pas tenu compte de développements<br />

de la peinture qui lui sont postérieurs. Ce point témoigne<br />

de la comp<strong>le</strong>xité d’un discours qui se prétend ontologique.<br />

2. Selon Bazin, l’image cinématographique aurait à voir avec la relique<br />

ou, plus précisément, el<strong>le</strong> serait une image non-faite de la main de<br />

l’homme, une image purement ind<strong>ici</strong>el<strong>le</strong> : « Pour la première fois, une<br />

image du monde extérieur se forme sans intervention créatrice de<br />

l’homme » 4. L’image cinématographique est donc, selon Bazin, essentiel<strong>le</strong>ment<br />

objective. El<strong>le</strong> libérerait la peinture de sa volonté de produire<br />

une image rationnel<strong>le</strong> du monde et lui permettrait de se détacher de ses<br />

velléités réalistes et de la perspective. La peinture recouvrerait ainsi la<br />

liberté, <strong>le</strong> paradis de l’art médiéval.<br />

Seguin montre, avec l’apport d’Erwin Panofsky, que ces catégories<br />

ne sont pas pertinentes et qu’el<strong>le</strong>s reposent sur une connaissance lacunaire<br />

de la peinture. La perspective médiéva<strong>le</strong> n’a rien de moins rationnel<br />

que cel<strong>le</strong> mise au point à la Renaissance. Selon Seguin, cette position<br />

est une « bévue » théorique et, de manière plus généra<strong>le</strong>, il reproche à<br />

Bazin la fragilité des fondations de son édifice théorique, son caractère<br />

« marécageux ». On sent chez lui une volonté de « tuer <strong>le</strong> père » pour pouvoir<br />

asseoir ses propres théories. Le caractère idéaliste de la théorie de<br />

Bazin n’a pas attendu Seguin pour être sérieusement remis en cause 5. Le<br />

cinéma n’est donc pas cette épiphanie du réel, il est pure représentation,<br />

au même titre que la peinture.<br />

Les frontières entre peinture et cinéma ne sont donc plus aussi tranchées<br />

: <strong>le</strong>s distinctions tel<strong>le</strong>s que centrifuge / centripète ou « fait-dela-main-de-l’homme<br />

» / geste divin sont détruites dans <strong>le</strong>ur fondation<br />

même et l’on entre dans une théorie qui n’a plus besoin de promouvoir<br />

Etudes 111<br />

3 Pascal Bonitzer, Le champ aveug<strong>le</strong>. Essais<br />

sur <strong>le</strong> cinéma, Gallimard, 1982, Paris, p. 115.<br />

4 Qu’est-ce que <strong>le</strong> cinéma ?, op. cit., p. 13.<br />

5 Voir entre autres la polémique autour des<br />

« effets produits par l’appareil de base » dans<br />

<strong>le</strong>s années 70 ; entre ceux qui considèrent <strong>le</strong><br />

dispositif comme étant purement idéologique<br />

(Jean-Louis Baudry, Jean-Louis Comolli,…)<br />

et ceux qui voient la caméra comme idéologiquement<br />

neutre, objective (Jean-Patrick Lebel,<br />

Jean Mitry,…).


112<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

6 Qu’est-ce que <strong>le</strong> cinéma ?, op. cit., p. 160.<br />

7 Pascal Bonitzer, « Hors-champ (un espace en<br />

défaut) », in Cahiers du cinéma, n o 234 -235,<br />

décembre 1971-janvier/février 1972.<br />

<strong>le</strong>s spécif<strong>ici</strong>tés du cinéma par rapport aux autres arts. Pour Seguin, l’espace<br />

du cinéma, à l’instar de celui de la peinture, ne se construit que sur<br />

l’écran, il est centripète. Le cinéma n’est pas un jeu de cache-cache, tout<br />

ce qui doit être montré l’est sur l’écran. Le cinéma ne diffère rien, il ne se<br />

déporte pas dans un espace infini qui serait <strong>le</strong> hors-champ. « Au cinéma,<br />

tout est sur l’écran et nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs. Il n’y a rien devant lui que ce qui<br />

force l’espace du cadre » (Seguin, op. cit., p. 47). On entre <strong>ici</strong> dans <strong>le</strong> vif de<br />

la conception de « l’espace du cinéma » que propose Louis Seguin.<br />

Seguin veut en finir avec <strong>le</strong> mythe de « la robe sans couture de la réalité »<br />

qui veut que champ et hors-champ coexistent en toute continuité et<br />

homogénéité. Ce système est ainsi synthétisé par Bazin :<br />

« Quand un personnage sort du champ de la caméra, nous admettons<br />

qu’il échappe au champ visuel, mais il continue d’exister, identique<br />

à lui-même, en un autre point du décor, qui nous est caché » 6.<br />

Cette idée d’un espace qui se prolonge infiniment au-delà du cadre,<br />

d’où <strong>le</strong>s personnages entrent et sortent et dans <strong>le</strong>quel ils continuent<br />

d’exister en d’autres endroits invisib<strong>le</strong>s, est pour Seguin une défaillance<br />

de la pensée : « Le hors-champ appartient au bon sens. Il est, comme lui,<br />

la chose du monde la mieux partagée » (op. cit., p. 117). Il serait une sorte<br />

de tranquillisant théorique destiné à se protéger de l’étrangeté de l’écran.<br />

Le hors-champ est un <strong>le</strong>urre conçu pour détourner l’attention. Pascal<br />

Bonitzer relève aussi cette fonction de détournement du hors-champ<br />

en tant que construction idéologique et la dénonce dans une approche<br />

politique 7. Selon lui, <strong>le</strong> hors-champ est utilisé par l’idéologie dominante<br />

(« petite-bourgeoise ») pour court-circuiter la matérialité du cinéma,<br />

c’est-à-dire tout ce qui pourrait entraver la consommation jouissive des<br />

films. C’est un <strong>le</strong>urre qui masque ce que <strong>le</strong> cinéma veut vraiment cacher,<br />

son « espace de production » (espace de la caméra, du preneur de son,<br />

etc.). Cet appendice théorique qu’est <strong>le</strong> hors-champ entraîne <strong>le</strong> cinéma<br />

à se nier en tant que médium :<br />

« Dans <strong>le</strong> système de cet espace, on a donc affaire comme aux deux<br />

faces d’une même opération 1. à un geste d’exclusion radical (forclusion<br />

de la matérialité de la scène filmique) 2. à l’investissement<br />

de l’espace d’exclusion d’une réalité fictive, continuant l’espace du<br />

champ. » (Ibid.).<br />

La matérialité filmique est rejetée hors du cadre (en fait juste à côté, tout<br />

contre <strong>le</strong> cadre) et la béance ainsi creusée se voit maquillée par <strong>le</strong> horschamp<br />

qui laisse ainsi <strong>le</strong> spectateur dans la méconnaissance du processus<br />

cinématographique. Cette méconnaissance est la caractéristique,<br />

selon Bonitzer, d’un cinéma qui corroborerait <strong>le</strong> discours dominant<br />

petit-bourgeois.


Seguin et Bonitzer dénoncent ainsi tous deux <strong>le</strong> hors-champ comme<br />

<strong>le</strong>urre. Pour l’un, c’est « l’anesthésique de la théorie, ce qui permet de se<br />

tranquilliser et de s’endormir, de se retirer au calme, au large, loin des<br />

tracas, des inquiétudes et des étrangetés de l’écran » (op. cit., p. 117), pour<br />

l’autre c’est un moyen de pression idéologique. On peut remarquer<br />

encore qu’entre <strong>le</strong> « bon sens » et l’idéologie « petite-bourgeoise », il n’y a<br />

qu’un pas. Reste posée la question de ce qui est découvert lorsque l’on<br />

dénonce et déchire « ce bâtard surdoué » (Seguin, op. cit., p. 97) qu’est <strong>le</strong><br />

hors-champ.<br />

Pour Seguin, l’espace du cinéma est clos, circonscrit. Il se termine<br />

sur <strong>le</strong>s bords de l’écran. L’espace, au fur et à mesure qu’il se rapproche<br />

du cadre, se distend. Il subit une distorsion et devient flou. Il se replie<br />

sur lui-même dans une « physique implosive » 8 pour ne s’intéresser qu’à<br />

son milieu. Le cinéma n’est pas un jeu de « cache-cache ». L’écran détermine<br />

<strong>le</strong> cadre dans <strong>le</strong>quel tout doit s’inscrire et au-delà duquel plus rien<br />

n’a <strong>le</strong> droit d’exister, plus rien ne doit être déporté. Le cinéma n’est pas<br />

un « spectac<strong>le</strong> du monde » (Seguin, op. cit., p. 60), c’est <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d’un<br />

univers propre et cohérent qui s’inscrit entièrement dans <strong>le</strong> rectang<strong>le</strong><br />

délimité par <strong>le</strong> cadre.<br />

Cet espace centripète s’organise donc entre ces limites floues et<br />

distendues qui cernent l’écran. Seguin utilise <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de la marge<br />

des manuscrits romans du XIII e sièc<strong>le</strong> pour expliquer <strong>le</strong> statut et <strong>le</strong><br />

fonctionnement de ce pourtour troub<strong>le</strong>. Ces textes s’entourent effectivement<br />

d’une sorte de « forêt primitive, un théâtre de l’inextricab<strong>le</strong><br />

hanté par <strong>le</strong>s gnomes et <strong>le</strong>s dragons » (op. cit., p. 57). Les bords de la page<br />

se peup<strong>le</strong>nt d’une végétation tentaculaire et de créatures étranges. Ces<br />

marges, sorte de négatif du texte, sont du ressort de l’irrationnel. C’est<br />

depuis ces marges, en périphérie du texte, que <strong>le</strong> blasphème, <strong>le</strong> sexe et<br />

la mort viennent hanter <strong>le</strong> corps même des écrits <strong>le</strong>s plus respectab<strong>le</strong>s.<br />

Ces marges sont <strong>le</strong> lieu indéterminé, irréel et carnava<strong>le</strong>sque qui « cerne<br />

et ouvre l’abîme de la figure » (op. cit., p. 58). El<strong>le</strong>s ne sont pas foncièrement<br />

constitutives du texte, mais el<strong>le</strong>s en sont pourtant inséparab<strong>le</strong>s<br />

et exercent une influence sur lui. Le cinéma fonctionnerait de la même<br />

manière. Plus l’espace se rapproche du cadre (entendu comme limite),<br />

plus il se contorsionne, se cambre et se replie sur lui-même. C’est de<br />

cette courbure, de cette zone indistincte que <strong>le</strong>s personnages naissent<br />

et meurent dans un incessant mouvement de résurrection. Les personnages,<br />

<strong>le</strong>s décors, la nature s’enfoncent et émergent de ce néant « comme<br />

des diab<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>urs boîtes » (op. cit., p. 95). Lorsque ce qui est vu disparaît,<br />

il n’est pas mis en réserve dans <strong>le</strong>s limbes d’un quelconque horschamp,<br />

il est privé d’existence, de présence, il meurt, il s’engouffre dans<br />

l’épaisseur insaisissab<strong>le</strong> de cette zone frontière.<br />

Etudes 113<br />

8 Louis Seguin, « Aux distraitement désespérés<br />

que nous sommes… » (Sur <strong>le</strong>s films de Jean-<br />

Marie Straub et Daniè<strong>le</strong> Huil<strong>le</strong>t.), Ombres,<br />

Toulouse, 1991, p. 22.


114<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

9 Livio Belloi (Poétique du hors-champ, Revue<br />

belge du cinéma, n o 31, 1991) organise toute<br />

son étude autour des concepts de dedans et<br />

de dehors, et établit <strong>le</strong>s relations qu’ils entretiennent<br />

(trois régimes : l’empreinte, l’adresse<br />

et <strong>le</strong> passage) au fil de périodes rigidement tranchées<br />

dans l’histoire. Il dégage, entre autres, <strong>le</strong><br />

cinéma du dedans qui s’organise sans aucun<br />

extérieur, qui se présente, autonome, comme <strong>le</strong><br />

cube théâtral. La saute temporel<strong>le</strong> qui permet<br />

à la magie d’advenir serait <strong>le</strong> dehors, <strong>le</strong> horschamp<br />

inscrit au sein de l’image.<br />

10 Edgar Morin, Le cinéma ou l’homme imaginaire,<br />

Minuit, Paris, 1978 [1956], p. 118.<br />

11L’homme ordinaire du cinéma, Gallimard,<br />

Paris, 1980.<br />

12 Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze, Cinéma 2. L’image-temps,<br />

Minuit, Paris, 1985, p. 343.<br />

13 Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze, Pourpar<strong>le</strong>rs, Minuit, Paris,<br />

1990, p. 204.<br />

Il y a une part de mystère et de magie dans <strong>le</strong> fonctionnement de ce sas<br />

qui rappel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s tours de prestidigitation de Méliès et son esthétique de<br />

la « saute » 9. Peut-être aussi que cet aspect irrationnel de l’approche de<br />

Seguin pourrait trouver une résonance dans <strong>le</strong>s travaux d’Edgar Morin.<br />

L’analyse de Seguin pourrait être comprise comme une topographie de<br />

la « perception magique » que théorise Morin. Ce serait une manière de<br />

nouer (de ramener sur un même plan) l’image cinématographique et sa<br />

perception spectatoriel<strong>le</strong> magique pour en dessiner une cartographie.<br />

Seguin ne ferait qu’explorer cette « magie latente de l’image » 10 et dresser<br />

un carnet de bord des nombreux rapports que l’image entretient avec<br />

<strong>le</strong> rêve, la névrose, la régression, <strong>le</strong> merveil<strong>le</strong>ux, la folie. Il rapatrie dans<br />

<strong>le</strong> champ théorique <strong>le</strong>s mécanismes de réception dégagés par Morin.<br />

Seguin joue la perception magique contre Bazin : « la trame des rêves<br />

n’est pas faite de la même étoffe que la robe sans couture de la réalité ;<br />

el<strong>le</strong> se déchire, se coupe, se recoud et s’our<strong>le</strong> » (op.cit., p. 107). Cette position,<br />

à mi-chemin entre une sorte de « psycho-mécanique » de la réception<br />

et une approche plus esthétique de l’image cinématographique<br />

rappel<strong>le</strong> cel<strong>le</strong> de Gil<strong>le</strong>s De<strong>le</strong>uze qui, avec ses « automates psychologiques<br />

et spirituels » ainsi que ses circuits tendus entre <strong>le</strong> cerveau du spectateur<br />

et l’écran, retrouve certaines intuitions de Morin ainsi que <strong>le</strong>s recherches<br />

de Jean-Louis Schefer 11. Plus généra<strong>le</strong>ment, c’est peut-être une volonté<br />

de définir un nouveau spectateur qui ne serait plus strictement assimilé<br />

au « sujet psychologique ». C’est l’idée que <strong>le</strong> statut du spectateur (son<br />

expérience) ne serait pas épuisé par une <strong>le</strong>cture psychanalytique, dont<br />

<strong>le</strong>s outils théoriques ont été sérieusement remis en cause (par De<strong>le</strong>uze<br />

notamment), et qu’il faudrait en appe<strong>le</strong>r aux modè<strong>le</strong>s du « mannequin »,<br />

de l’automate, de la machine ou de « l’homme mécanique et sans naissance<br />

» 12. On voit <strong>ici</strong> ce désir, partagé par Seguin, d’éviter l’utilisation<br />

trop mécanique des théories psychanalytiques dans l’étude conjointe<br />

du statut du spectateur et du film. Le véritab<strong>le</strong> enjeu est de percer l’organisation<br />

des circuits qui sont inventés et tracés par <strong>le</strong> cinéma dans la<br />

matière indifférenciée qu’est <strong>le</strong> cerveau, étant donné que ces chemins ne<br />

sont pas préexistants. De<strong>le</strong>uze synthétise ainsi cette perspective : « Ce<br />

qui m’a intéressé dans <strong>le</strong> cinéma, c’est que l’écran puisse y être comme<br />

un cerveau. » 13<br />

Si <strong>le</strong> « bon sens » (ou l’idéologie petite-bourgeoise) a enfanté <strong>le</strong> horschamp,<br />

c’est peut-être pour se protéger de cet irrationnel, se distancier<br />

de cette magie qui, selon Morin, est constitutive du cinéma. C’est cela<br />

<strong>le</strong> tranquillisant : la volonté de ne pas voir tout ce qui hante l’écran et<br />

qui représente un véritab<strong>le</strong> danger. C’est aussi ce que découvre Bonitzer<br />

lorsque, <strong>le</strong> voi<strong>le</strong> du hors-champ <strong>le</strong>vé, il est confronté aux trous et aux


éances qui ne sont plus masqués. Qu’est-ce qui fait retour par ces<br />

trous ? « Les fantômes du regard et de la voix qui hantent et hallucinent<br />

<strong>le</strong>s bords de l’image » 14. Lui aussi se retrouve face à cet espace indéterminé<br />

camouflé par <strong>le</strong> hors-champ, mais c’est avec <strong>le</strong> concept du « stade<br />

du miroir » élaboré par Jacques Lacan qu’il appréhende cette zone floue<br />

jusque-là cachée 15. Le hors-champ serait, selon Bonitzer un « lieu<br />

d’incertitude et d’angoisse » car, au même titre que <strong>le</strong> corps de l’enfant<br />

lorsqu’il n’est plus reflété par un miroir se disloque et se morcel<strong>le</strong>, il est<br />

impossib<strong>le</strong> de savoir si <strong>le</strong>s personnages, lorsqu’ils franchissent la limite<br />

du cadre, n’explosent et ne se désagrègent pas non plus. Au-delà des<br />

limites du cadre règne donc un monde hosti<strong>le</strong> et inconnu, hanté par<br />

<strong>le</strong> morcel<strong>le</strong>ment des corps, la mort et des fantômes. Bonitzer ne va<br />

néanmoins pas aussi loin que Seguin et ne se détache jamais vraiment<br />

d’une certaine idée de hors-champ. Lorsqu’il par<strong>le</strong> du son, il propose<br />

même une définition très conventionnel<strong>le</strong> du hors-champ comme étant<br />

homogène au champ et il rejoint (ou a été rejoint par) <strong>le</strong>s distinctions<br />

traditionnel<strong>le</strong>s entre son hors-champ et son off que Michel Chion<br />

explorera ultérieurement 16 et que De<strong>le</strong>uze utilisera pour composer son<br />

image-mouvement 17. Pourtant, lorsqu’il par<strong>le</strong> de l’anamorphose comme<br />

« arrière-monde de la perspective » 18, il est diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> de ne pas faire un<br />

rapprochement avec cette courbure, cette déformation géométrique que<br />

subit l’espace lorsqu’il se rapproche de ses limites. Cette distorsion théorisée<br />

par Seguin serait l’arrière-monde de l’espace filmique, son au-delà<br />

non déporté, non différé mais ancré dans la chair même de l’image.<br />

L’anamorphose ne se révè<strong>le</strong> p<strong>le</strong>inement que lorsqu’el<strong>le</strong> est reconstituée<br />

par <strong>le</strong> spectateur. On retrouve <strong>ici</strong> une position théorique à cheval sur<br />

une ontologie de l’image cinématographique et une approche presque<br />

géographique de la réception du cinéma. Cet au-delà radical ne réside<br />

pas dans la continuité du monde extérieur (<strong>le</strong> hors-champ), il est « un<br />

dehors plus lointain » 19, absolu, qui hante <strong>le</strong> cœur même de l’image.<br />

De<strong>le</strong>uze et Bonitzer ant<strong>ici</strong>pent <strong>ici</strong> cet « our<strong>le</strong>t » évoqué par Seguin, cette<br />

idée que l’ail<strong>le</strong>urs n’est pas rejeté au-delà du cadre mais qu’il est un repli<br />

de l’image et qu’on ne peut pas l’en dégager.<br />

Le cinéma selon Seguin ne s’appuie pas sur la réalité du monde et l’espace<br />

filmique n’a rien à voir avec celui du réel. Il construit un univers<br />

propre qu’il encastre entièrement dans <strong>le</strong> cadre et qu’il force à ne se<br />

déployer nul<strong>le</strong> part ail<strong>le</strong>urs. Ce monde est conçu comme la volonté d’un<br />

auteur qui construit avec chaque mouvement de caméra, chaque plan<br />

un espace idéal et chaotique qui ne doit rien à la réalité. « L’extérieur<br />

est rejeté vers la nostalgie de la transparence », ce qui importe, c’est cet<br />

enfermement, « cette clôture où <strong>le</strong> lieu et <strong>le</strong> récit se redoub<strong>le</strong>nt » 20, ce<br />

Etudes 115<br />

14 Pascal Bonitzer, Le champ aveug<strong>le</strong>, Essais<br />

sur <strong>le</strong> cinéma, op. cit., p. 107.<br />

15 Pascal Bonitzer, Le regard et la voix. Essais<br />

sur <strong>le</strong> cinéma, UGE (10/18), 1976, dans l’artic<strong>le</strong><br />

« Des hors-champs ».<br />

16 Michel Chion, Le son au cinéma, Editions de<br />

l’Etoi<strong>le</strong>, Paris, 1994.<br />

17Le regard et la voix, dans l’artic<strong>le</strong> « Les<br />

si<strong>le</strong>nces de la voix », p. 31.<br />

18 Pascal Bonitzer, Peinture et cinéma. <strong>Décadrages</strong>,<br />

Editions de l’Etoi<strong>le</strong>, Paris, 1985, p. 58.<br />

19 L’image-temps, op. cit., p. 363.<br />

20 « Aux distraitement désespérés que nous<br />

sommes… », op. cit., p. 35.


116<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

21Id., p. 132.<br />

22 L’image-temps, op. cit., p. 306. Plus loin<br />

(p. 361) : « C’était <strong>le</strong> doub<strong>le</strong> aspect de l’imagemouvement,<br />

définissant <strong>le</strong> hors-champ : d’une<br />

part el<strong>le</strong> communiquait avec un extérieur,<br />

d’autre part el<strong>le</strong> exprimait un tout qui change.<br />

Le mouvement dans son prolongement était la<br />

donnée immédiate, et <strong>le</strong> tout qui change, c’està-dire<br />

<strong>le</strong> temps, était la représentation indirecte<br />

ou médiate ».<br />

23 Même si De<strong>le</strong>uze ne <strong>le</strong> dit jamais expl<strong>ici</strong>tement,<br />

l’image-temps recueil<strong>le</strong> toutes ses<br />

faveurs car el<strong>le</strong> est en quelque sorte la seu<strong>le</strong><br />

qui réalise <strong>le</strong>s possibilités immanentes à l’esthétique<br />

du cinéma.<br />

24 Id., p. 362.<br />

caractère claustrophobique et névrosé de l’espace au cinéma que Seguin<br />

décrit comme suit :<br />

« La représentation s’enferme derrière sa frontière. […] El<strong>le</strong> se replie<br />

à l’intérieur de ses limites et jouit de sa schizophrénie jusqu’à accepter<br />

l’issue catatonique de son repli » 21.<br />

Le cinéma se barricade et s’entoure d’un champ de mine. Quiconque voudra<br />

s’aventurer au-delà du cadre et se mê<strong>le</strong>r ainsi aux affaires du film se<br />

verra puni. Il n’y a pas d’intermédiaire entre la fiction et <strong>le</strong> réel, pas de<br />

limbe ou de réserve qui pourrait servir de refuge. « Inuti<strong>le</strong> de regarder <strong>le</strong><br />

film si vous ne suivez pas <strong>le</strong>s règ<strong>le</strong>s, si vous n’admettez pas que vous vous<br />

taperez la tête contre <strong>le</strong>s murs si vous vou<strong>le</strong>z en (sa)voir trop » (Seguin,<br />

op. cit., p. 107). L’espace, la fiction et <strong>le</strong> spectateur se redoub<strong>le</strong>nt en une<br />

seu<strong>le</strong> féerie irrationnel<strong>le</strong>. C’est presque un mot d’ordre épistémologique :<br />

il faut concentrer tous <strong>le</strong>s niveaux d’analyse sur un seul et même plan.<br />

Si Seguin récuse l’existence même du hors-champ, De<strong>le</strong>uze, dans<br />

un premier temps, lui concède une existence, lorsqu’il par<strong>le</strong> de l’imagemouvement.<br />

Celui-ci est peuplé de cette présence spécifique au sonore,<br />

il est séparé en un hors-champ relatif et un hors-champ absolu, l’à-côté<br />

et l’ail<strong>le</strong>urs. « Tantôt <strong>le</strong> hors-champ renvoie à un espace visuel, en droit,<br />

qui prolonge naturel<strong>le</strong>ment l’espace vu dans l’image, […], tantôt, au<br />

contraire, <strong>le</strong> hors-champ témoigne d’une puissance d’une autre nature,<br />

excédant tout espace » 22. Il rejoint <strong>le</strong>s analyses de Bonitzer ou de Chion<br />

sur la répartition du son en in, hors-champ, off ou encore off-off. Tout<br />

cela présuppose une dynamique extensive où <strong>le</strong> champ est prolongé<br />

par un hors-champ qui se construit en fonction de l’image visuel<strong>le</strong>. Le<br />

sonore est subordonné au visuel et l’espace s’articu<strong>le</strong> de manière dia<strong>le</strong>ctique<br />

entre <strong>le</strong> champ et <strong>le</strong> hors-champ. On est <strong>ici</strong> en terrain connu<br />

et sécurisé. Mais cette approche n’est valide selon De<strong>le</strong>uze que pour<br />

l’image-mouvement.<br />

Il en va autrement de l’image-temps 23. « Il n’y a plus lieu de par<strong>le</strong>r<br />

d’un prolongement réel ou possib<strong>le</strong> capab<strong>le</strong> de constituer un monde<br />

extérieur : nous avons cessé d’y croire, et l’image est coupée du monde<br />

extérieur » 24. De<strong>le</strong>uze rejoint donc <strong>le</strong> camp de ceux qui ne veu<strong>le</strong>nt<br />

plus de cet appendice rationnel qu’est <strong>le</strong> hors-champ. L’image perd ses<br />

« coordonnées euclidiennes » et sombre dans l’indéterminé. En fait, c’est<br />

avec l’autonomisation de la bande sonore, sa dissociation d’avec l’image<br />

visuel<strong>le</strong>, la mise à mort de la redondance qui caractérisait <strong>le</strong>ur relation<br />

qu’el<strong>le</strong> devient une « image sonore », disjointe de « l’image visuel<strong>le</strong> ». Le<br />

son n’est plus une composante de l’image visuel<strong>le</strong>, il acquiert désormais<br />

son propre cadrage, indépendant de celui de l’image.<br />

« Il n’y a donc plus de hors-champ, pas plus que de sons off pour <strong>le</strong><br />

peup<strong>le</strong>r. […] Maintenant l’image visuel<strong>le</strong> a renoncé à son extériorité,


el<strong>le</strong> s’est coupée du monde et a conquis son envers, el<strong>le</strong> s’est rendue<br />

libre de ce qui dépendait d’el<strong>le</strong>. Parallè<strong>le</strong>ment, l’image sonore a<br />

secoué sa propre dépendance, el<strong>le</strong> est devenue autonome, a conquis<br />

son cadrage. A l’extériorité de l’image visuel<strong>le</strong> en tant que seu<strong>le</strong><br />

cadrée (hors-champ) s’est substitué l’interstice entre deux cadrages,<br />

<strong>le</strong> visuel et <strong>le</strong> sonore, la coupure irrationnel<strong>le</strong> entre deux images, la<br />

visuel<strong>le</strong> et la sonore » 25.<br />

Ainsi, dans l’entrelacement de ces deux images se construit la véritab<strong>le</strong><br />

image audiovisuel<strong>le</strong> travaillée non plus par un hors-champ qui est mort,<br />

mais par cette coupure irrationnel<strong>le</strong> qui parcourt <strong>le</strong>s limites des deux<br />

cadrages. L’organisation classique et logique du champ / hors-champ est<br />

remplacée chez De<strong>le</strong>uze par cette coupure irrationnel<strong>le</strong>. Les thèses de<br />

Seguin, même si el<strong>le</strong> ne se superposent pas à cel<strong>le</strong> de De<strong>le</strong>uze, en offrent<br />

une certaine résonance.<br />

Un espace périphérique : <strong>le</strong> son<br />

C’est entre autres sur la question du son – centra<strong>le</strong> chez De<strong>le</strong>uze et<br />

relativement peu abordée par Seguin – que l’on trouve des dissonances.<br />

Seguin fait un sort un peu trop lapidaire au son : « Les sirènes que l’on<br />

entend périodiquement dans Fenêtre sur cour ne sont pas <strong>le</strong>s rumeurs<br />

d’un lointain quelconque. El<strong>le</strong>s sont là, el<strong>le</strong>s aussi, dans la cour et sur<br />

l’écran » (op. cit., p. 79). Et plus loin : « Dans un champ-contrechamp,<br />

l’interlocuteur est toujours là parce qu’il se reflète sur <strong>le</strong> visage, dans <strong>le</strong><br />

regard voire dans <strong>le</strong>s yeux de l’autre mais aussi parce que, même si on ne<br />

<strong>le</strong> voit pas par<strong>le</strong>r, on entend sa voix, non pas par-derrière, de l’autre côté<br />

des fauteuils, mais devant, sur la toi<strong>le</strong> blanche où <strong>le</strong> film est projeté. Il<br />

est présent parce que sa voix passe par <strong>le</strong>s petits trous de l’écran » (op. cit.,<br />

p. 113-114). Il y a chez Seguin une identité entre la localisation diégétique<br />

du son et <strong>le</strong> dispositif qui <strong>le</strong> restitue dans la sal<strong>le</strong>. Cette confusion<br />

l’amène à fustiger, à la suite des Straub, la stéréophonie, comme si la<br />

source du son était aussi localisab<strong>le</strong> que la lumière projetée sur l’écran<br />

et que ce dernier absorbait dans son centre toute la bande sonore. Le<br />

sonore n’a donc chez Seguin pas d’autonomie propre, il est comme<br />

entièrement généré par l’image. Cette vision est un peu réductrice et<br />

renouerait presque avec <strong>le</strong>s théories, pourtant réfutées, qui organisent<br />

différents types de hors-champ en fonction du rapport qu’entretiennent<br />

entre eux la bande sonore et <strong>le</strong> champ visuel. Le son subit la domination<br />

de l’image. C’est nier que <strong>le</strong>s sirènes évoquées creusent des ga<strong>le</strong>ries,<br />

tracent des circuits dans l’espace mental représenté, dans la matière<br />

indéterminée du cerveau.<br />

Lorsqu’il appréhende <strong>le</strong> son, on dirait que Seguin perd de vue <strong>le</strong><br />

spectateur. Le son ne prolonge pas l’espace sous forme de hors-champ<br />

25 Id., p. 328.<br />

Etudes 117


118<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

26 Noël Burch, Une praxis du cinéma,<br />

Gallimard, 1986, p. 39 - 58.<br />

27Id., p. 28 et 29.<br />

certes, mais il lui ajoute des bras tentaculaires. Il dessine des couloirs<br />

labyrinthiques et creuse des siphons caverneux. L’espace perçu déborde<br />

<strong>le</strong> cadre sans pour autant en appe<strong>le</strong>r à une continuité. L’espace du<br />

cinéma se décol<strong>le</strong> de l’écran et vient s’incruster, polymorphe (ni rectangulaire<br />

ni plat), dans notre cerveau. Cet espace mental est clos. Il<br />

ne se poursuit pas infiniment. Il s’arrête là où l’auteur cesse de créer des<br />

circuits, là où la représentation se termine et c’est face à cette limite, non<br />

à cel<strong>le</strong> du cadre, que l’espace se recroquevil<strong>le</strong> sur lui-même et qu’il se<br />

fait envahir par cette étrange population de monstres, de fantômes et de<br />

gnomes. Franchir cette frontière qui ne se superpose pas aux limites du<br />

cadre, c’est se retrouver dans <strong>le</strong>s coulisses, nez à nez avec <strong>le</strong> preneur de<br />

son, la caméra, l’acteur ou celui qui l’a doublé en français. Seguin lâche<br />

<strong>le</strong> spectateur (sa perception) là où De<strong>le</strong>uze concentre en une seu<strong>le</strong> membrane<br />

sensib<strong>le</strong> <strong>le</strong> son, <strong>le</strong> cerveau et l’écran. De<strong>le</strong>uze mène à son terme<br />

une volonté de désacralisation que l’on trouve éga<strong>le</strong>ment chez Seguin<br />

en remplaçant <strong>le</strong> lien classique et bazinien œil-nature par cette nouvel<strong>le</strong><br />

proposition cerveau- écran.<br />

Cette négligence de la question du son est révélatrice de la démarche<br />

généra<strong>le</strong> de Seguin. Il considère que l’espace a toujours été subordonné<br />

au temps et <strong>le</strong> premier chapitre de L’espace du cinéma est consacré à<br />

illustrer cette prédominance dans l’histoire de la philosophie avec trois<br />

exemp<strong>le</strong>s : Descartes, Spinoza et Kant. Par extension, il voit dans <strong>le</strong>s discours<br />

portés sur l’espace au cinéma <strong>le</strong> même rapport de force. La peinture<br />

n’est pas un art du temps. Le cinéma occuperait cette place, à côté<br />

de la pensée et de l’esprit. L’espace siège lui entre <strong>le</strong> corps et la matière.<br />

Seguin veut renverser cette hiérarchie et cette volonté sous-tend toute<br />

son analyse. Le rapatriement de l’espace filmique à l’intérieur du cadre<br />

et sa superposition avec l’espace pictural est un mouvement qui tend à<br />

libérer cet espace de la tutel<strong>le</strong> du temps. C’est Noël Burch qui fait subir<br />

à l’espace ses pires humiliations, avec <strong>le</strong> devenir champ du hors-champ,<br />

cette manière de construire l’espace dans la succession où fina<strong>le</strong>ment<br />

Burch ne par<strong>le</strong> plus que de temps 26. L’espace chez Burch n’est défini<br />

qu’en relation avec l’entre-plan, il est toujours à chercher dans <strong>le</strong> plan<br />

suivant, derrière l’image, dans ce sixième segment du hors-champ qui<br />

se cache derrière l’horizon. L’espace se dissout dans <strong>le</strong> temps et Burch<br />

se voit contraint, pour forger ses « types de rapport entre l’espace d’un<br />

plan A et celui d’un plan B », d’analyser tout plan dans la succession de<br />

tout <strong>le</strong> film, avec des catégories tel<strong>le</strong>s que « continuité », « discontinuité »<br />

et « manifestement proche » 27.<br />

Livio Belloi reprend à son compte, peut-être malgré lui, cette<br />

manière de dissoudre complètement l’espace dans <strong>le</strong> temps lorsqu’il


détourne <strong>le</strong> concept de l’idée hégélienne pour, en fait, <strong>le</strong> superposer<br />

assez mécaniquement aux théories de Burch 28.<br />

Revenons à Seguin qui note : « Le hors-champ est <strong>le</strong> complice du temps.<br />

Il <strong>le</strong> fait passer par la porte de service. Il <strong>le</strong> sort de l’espace pour lui<br />

permettre de se replacer, de reprendre <strong>le</strong>s marques de sa domination »<br />

(op. cit., p. 55). C’est en cela que <strong>le</strong> son pose problème dans la réf<strong>le</strong>xion<br />

de Seguin, en ce sens qu’il est comme <strong>le</strong> messager du temps, son garant<br />

ou son métronome. La musique, <strong>le</strong> continuum sonore se déploie dans<br />

la durée et se soumet au « temps réel » qu’il est supposé chronométrer.<br />

Dans ce putch auquel s’emploie Seguin, <strong>le</strong> son fait figure de résistant. Il<br />

est <strong>le</strong> bras droit du temps qui ne se laisse pas soumettre. C’est aussi <strong>ici</strong><br />

que <strong>le</strong> travail de De<strong>le</strong>uze va dans une autre direction, il ménage, lui, un<br />

espace où <strong>le</strong> temps pourra s’épanouir p<strong>le</strong>inement. Et ce n’est pas pour<br />

autant que De<strong>le</strong>uze reconduit la dictature du temps, c’est par l’espace<br />

qui se détache du monde, qui perd ses liens (« sensori-moteurs ») avec<br />

l’extérieur et qui devient quelconque, que peut apparaître une image<br />

directe du temps. C’est justement lorsque l’espace ne se soumet plus au<br />

temps mécanique et automatique (reconstitué) de l’image-mouvement,<br />

qu’il peut faire entrer en son sein (pas par la porte de service) une image<br />

pure du temps. On voit donc qu’il n’est pas si intéressant d’inverser<br />

mécaniquement <strong>le</strong>s rapports de force si l’on reste dans une dynamique<br />

de la tyrannie. L’analyse de Seguin aurait gagné en finesse si el<strong>le</strong> n’était<br />

pas aussi déterminée par la volonté de soumettre et d’humilier à son<br />

tour <strong>le</strong> temps. Seguin s’explique sur ce renversement :<br />

« Cette révolution n’est pas un dîner de gala, même si el<strong>le</strong> reste formel<strong>le</strong>.<br />

El<strong>le</strong> implique un retournement de l’idée que l’on se fait ordinairement<br />

du cinématographe. El<strong>le</strong> invite à se replier, à soutenir un siège,<br />

à se concerter sur un espace qui a été privé de ses alibis, de ses utopies,<br />

des sorties que lui ouvraient la maîtrise du temps et la création divine.<br />

Le cinéma n’imite pas, contrairement à ce qu’avait pu supposer André<br />

Bazin, <strong>le</strong> geste surhumain, inhumain, du Dieu créateur. Il doit en rester<br />

[…] à l’immanence de son spectac<strong>le</strong> » (op. cit., p. 45 - 46). Seguin veut en<br />

finir avec ce « réalisme théologique du hors-champ » 29, symptôme de<br />

cet assujettissement de l’espace dans <strong>le</strong> champ théorique. Le concept de<br />

« cartographie » évoqué plus haut et la topographie sont bien <strong>le</strong>s outils<br />

d’une étude de l’espace, un travail de géomètre qui n’a pas de compte à<br />

rendre au temps. Seguin nous exhorte à parier sur la géographie. La géographie<br />

contre l’histoire, l’espace contre <strong>le</strong> temps. Cette manière de toujours<br />

construire son analyse contre, cette volonté de révolution, amène<br />

peut-être Seguin à une position trop tranchée pour être nuancée.<br />

Etudes 119<br />

28 Revue belge du cinéma, op. cit., p. 42- 46.<br />

Les trois temps de l’idée dans <strong>le</strong> système de<br />

pensée du mouvement de Hegel seraient répartis<br />

ainsi : l’en-soi serait <strong>le</strong> plan inaugural du film<br />

et plus particulièrement toute la virtualité qu’il<br />

programme (cette virtualité spécifique au premier<br />

plan est primordia<strong>le</strong>ment et entièrement<br />

contenue dans <strong>le</strong> hors-champ) ; lorsque cette<br />

virtualité s’actualise (entendre passe du horschamp<br />

au champ), el<strong>le</strong> est être-là. Fina<strong>le</strong>ment,<br />

chaque fois qu’une virtualité est découverte,<br />

matérialisée, el<strong>le</strong> engendre une nouvel<strong>le</strong> virtualité,<br />

un nouveau germe. Ce mouvement (<strong>le</strong><br />

pour-soi) se propage en bouc<strong>le</strong> jusqu’au plan<br />

final, en-soi qui programme des virtualités<br />

impossib<strong>le</strong>s.<br />

29 « Aux distraitement désespérés que nous<br />

sommes… », op. cit., p. 115.


120<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Pourtant cette approche, ces résonances trouvées dans la peinture,<br />

ces importations de concepts philosophiques, cette espèce d’épaisseur<br />

fantomatique à laquel<strong>le</strong> il nous confronte et son sty<strong>le</strong> trouvent une<br />

consistance tout autre que certaines autres théories. La <strong>le</strong>cture de la<br />

synthèse historique de Livio Belloi, par exemp<strong>le</strong>, se métamorphose<br />

parfois en cel<strong>le</strong> d’un manuel de marketing contemporain. Il est toujours<br />

question de « dynamiser l’espace » et de « l’animer », comme si <strong>le</strong> cinéma<br />

devait prouver sa motivation dans <strong>le</strong> cadre d’un entretien d’embauche<br />

(« Quels sont vos trois points forts ? Dynamisme, fusion, continuité. »).<br />

L’approche de Seguin, comme cel<strong>le</strong> de De<strong>le</strong>uze, insuff<strong>le</strong> au domaine des<br />

théories sur <strong>le</strong> cinéma un certain renouvel<strong>le</strong>ment. C’est qu’ils ne se contentent<br />

pas de retourner, de retrousser ou de reconduire <strong>le</strong>s concepts qui<br />

forment <strong>le</strong> fond de commerce de l’histoire de la théorie du cinéma. Ils<br />

importent et font concerter des concepts empruntés à d’autres domaines<br />

en même temps qu’ils mettent en examen <strong>le</strong>s outils et <strong>le</strong>s « acquis » de<br />

la théorie. Ces <strong>le</strong>ctures permettent de sortir du vase clos que forme <strong>le</strong><br />

corpus traditionnel des études sur <strong>le</strong> hors-champ.


Et pour quelques notes de plus…<br />

par Louis Seguin<br />

Donc – c’est une conclusion mais provisoire, toujours à réviser, jamais<br />

forclose, rejetée, toujours béante, car tout laisse à prévoir qu’on n’en<br />

aura jamais fini de repasser par l’ouverture, de répéter <strong>le</strong> scanda<strong>le</strong> de<br />

l’ingérence – il faut, puisque Leo Ramseyer y invite, revenir « encore »<br />

sur <strong>le</strong> « hors-champ », quitte à changer de ton. « Réfléchir <strong>le</strong>s miroirs »,<br />

comme y invitait (non, ce n’est pas Jean Cocteau) Jacques Rigaut. Car<br />

<strong>le</strong> chemin de la pensée ne passe pas par l’accumulation du « davantage »<br />

mais par <strong>le</strong> retournement, la révolution. Ce « désir » de révolution qui est<br />

si insupportab<strong>le</strong> aux contempteurs essoufflés de la « pensée 68 », <strong>le</strong>s Luc<br />

Ferry et autres Jean Clair.<br />

Donc, <strong>le</strong> cinéma invente son propre espace, sans avoir à puiser dans<br />

l’univers bien organisé que nous aurait fourni, clé en main, la Création.<br />

C’est, plus précisément, un espace qui lui est propre, non pas parce qu’il<br />

l’aurait acquis, qu’il aurait sur lui un droit de propriété, mais parce qu’il<br />

l’appréhende. L’invention doit être prise au pied de sa <strong>le</strong>ttre. El<strong>le</strong> est <strong>le</strong><br />

« invenire » du latin, el<strong>le</strong> y vient, el<strong>le</strong> s’en mê<strong>le</strong>. Il y a, dans l’histoire de la<br />

philosophie, deux espaces parallè<strong>le</strong>s et dont <strong>le</strong> parallélisme pose d’autres<br />

questions. L’un qui est placé du côté de la science appliquée et de la<br />

technique, de la géographie, de l’arpentage d’une terre que l’on peut<br />

mesurer et dont on peut faire commerce, qui se calcu<strong>le</strong> et qui s’échange,<br />

où l’on peut se déplacer et que l’on peut connaître, qui a ses lois et<br />

sa triangulation et puis l’autre, qui est du côté de l’origine. Edmund<br />

Husserl, dans L’Origine de la géométrie : « Nous comprenons […] son<br />

mode d’être persistant : il ne s’agit pas seu<strong>le</strong>ment d’un mouvement procédant<br />

d’acquis en acquis, mais d’une synthèse continuel<strong>le</strong> en laquel<strong>le</strong><br />

tous <strong>le</strong>s acquis persistent dans <strong>le</strong>ur va<strong>le</strong>ur, forment une totalité, de tel<strong>le</strong><br />

sorte qu’en chaque présent l’acquis total est, pourrait-on dire, prémisse<br />

tota<strong>le</strong> pour <strong>le</strong>s acquis de l’étape suivante. » 1 Ou bien encore, un degré<br />

plus avant, c’est-à-dire plus loin, avec Martin Heidegger : « C’est seu<strong>le</strong>ment<br />

parce que l’être est dévoilé qu’il devient possib<strong>le</strong> à l’existant de se<br />

manifester. » 2 La philosophie pose et repose sans cesse la question et <strong>le</strong><br />

Dieu créateur a été inventé pour ne plus avoir à la poser, pour l’effacer<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ Etudes 121<br />

Etudes<br />

1 E. Husserl, L’Origine de la géométrie,<br />

Presses universitaires de France (Epiméthée),<br />

Paris, 1999, p. 177 (introduction de Jacques<br />

Derrida).<br />

2 Martin Heidegger, « De l’essence du fondement<br />

», Questions I, trad. Henri Corbin,<br />

Gallimard (Classiques de la philosophie), Paris,<br />

1987, p. 97.


122<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

3 Friedrich Hölderlin, Douze poèmes, trad. et<br />

présentation de François Fédier, La Différence<br />

(Orphée), Paris, 1989, p. 55.<br />

4 Hérodote, Histoires, II, 109, Les Bel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>ttres<br />

(Col<strong>le</strong>ction des universités de France), Paris,<br />

1948, p. 137.<br />

5 Martin Heidegger, L’art et l’espace, trad.<br />

Jean Beaufret et François Fédier, Erker-Verlag,<br />

St-Gall, 1983 (2 ème éd.), p. 23.<br />

du tab<strong>le</strong>au. Dieu conso<strong>le</strong> la pensée de sa paresse. Le hors-champ est une<br />

manière, au cinéma, de ne plus (se) poser la question dans <strong>le</strong> moment<br />

même où el<strong>le</strong> se pose, où André Bazin l’a posée.<br />

L’espace du cinéma est une tentative pour la réitérer, pour maintenir<br />

la béance de la porte contre la pression du Créateur qui pousse pour<br />

la refermer. Il s’agit de savoir que cette question se pose derrière toute<br />

autre question, qu’il s’agisse du cadre, du champ et de la profondeur,<br />

de l’image-mouvement ou de l’image-temps. Et <strong>le</strong>s grands cinéastes<br />

sont ceux-là qui (se) posent, dans chacun de <strong>le</strong>urs films, la question de<br />

l’apparition et de son émerveil<strong>le</strong>ment premier. Ou bien, si l’on préfère<br />

relire Tout comme au jour de fête… : « L’ivresse à nouveau se sent, / El<strong>le</strong>,<br />

la Toute-Créatrice, encore une fois. » 3 L’ivresse de Noé était un défi au<br />

« Père tout puissant, créateur du ciel et de la terre ». Ou bien, si l’on préfère,<br />

la détresse et l’imploration vengeresse de l’orphelin.<br />

L’Homme, en inventant Dieu, lui a offert la demeure d’un espace<br />

sans limites, la « robe sans couture », indéchirab<strong>le</strong>, de l’infini et de l’éternité<br />

dont par<strong>le</strong> l’évangéliste Jean (19,23). Et puis, de l’autre côté, dans la<br />

proximité d’un matérialisme païen, il y a <strong>le</strong>s dieux trop humains et l’historien<br />

Hérodote qui explique dans ce qu’il appel<strong>le</strong> une « parenthèse »<br />

(une « parenthèkè », une digression si l’on veut) que ce sont <strong>le</strong>s Egyptiens<br />

qui ont appris à mesurer la surface de <strong>le</strong>urs champs pour métrer ce qui<br />

éventuel<strong>le</strong>ment avait été emporté par <strong>le</strong>s crues du Nil et pour ne pas<br />

avoir à payer <strong>le</strong>s impôts fonciers afférents : « Il me semb<strong>le</strong> que c’est de<br />

là que provient l’invention de la géométrie que <strong>le</strong>s Grecs ont ensuite<br />

récupérée. » 4 L’origine de la géométrie se confond-t-el<strong>le</strong> avec l’invention<br />

du cadastre ? Le cinéma n’échappe pas à la contradiction ; il est lui<br />

aussi coincé entre la fiscalité, l’arpentage, la machine de Brunel<strong>le</strong>schi,<br />

<strong>le</strong>s traités de Girard Desargues sur la perspective et l’hypothèque divine<br />

du « hors-champ ». Où en est, dans cette aporie de la pratique et de la<br />

théorie, <strong>le</strong> « réel » qui se filme ? Du côté de la théologie ? Du côté d’un<br />

matérialisme engelsien, d’une Dia<strong>le</strong>ctique de la nature ? Ou si l’on préfère,<br />

comment la géométrie peut-el<strong>le</strong> être, comme dit Emmanuel Kant, « la<br />

science de toutes <strong>le</strong>s espèces possib<strong>le</strong>s d’espaces » ?<br />

Martin Heidegger, dans L’art et l’espace :<br />

« L’art comme plastique : non une prise en main de l’espace. La sculpture<br />

ne serait pas un débat avec l’espace.<br />

La sculpture serait alors une incorporation des lieux qui, ouvrant<br />

une contrée et la prenant en garde, tiennent rassemblés autour<br />

d’eux quelque chose de libre qui accorde à toute chose séjour et aux<br />

hommes habitation au milieu des choses » 5.<br />

Pas de début, pas de création, pas d’intervention divine, pas de loi.<br />

Mais comment, au cinéma, <strong>le</strong> film s’incorpore-t-il dans l’ouverture de


l’écran, dans cet espace dont il se saisit, qui ne peut appartenir de droit<br />

à personne, et surtout pas à un Créateur suprême, mais où il se donne<br />

quand il se projette. Comment s’instal<strong>le</strong>, habite, une politique des auteurs,<br />

autrement dit, pour <strong>le</strong>s cinéastes, une manière d’exiger un droit de cité,<br />

d’être <strong>le</strong>s citoyens de cette polis, <strong>le</strong>s sujets de cette administration et de<br />

sa profondeur 6 ? Serge Daney et Jean-Claude Biette, dont l’absence se<br />

fait éga<strong>le</strong>ment sentir, s’obstinaient (c’est <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> que cherche à tenir,<br />

diff<strong>ici</strong><strong>le</strong>ment, la critique) à découvrir dans <strong>le</strong>s films, une expérience<br />

vécue, rêvée ou inventée du monde. L’« expérience », <strong>ici</strong>, n’a rien à voir<br />

avec la déduction et l’enseignement. El<strong>le</strong> est cette aptitude singulière de<br />

l’entendre, d’arracher pour <strong>le</strong> replacer ce qui s’instal<strong>le</strong>, comme lorsque<br />

Friedrich Nietzsche dit que « la vie pourrait être une expérience de celui<br />

qui cherche la connaissance ». Car c’est bien là la question que pose, par<br />

défaut, dans sa marge, la « théorie du hors-champ », de cet espace qui<br />

n’existe pas davantage qu’il n’y avait de temps avant <strong>le</strong> big-bang, avant<br />

l’explosion et son vacarme.<br />

À commencer, justement, par <strong>le</strong> son. Y a-t-il une localisation du son ?<br />

Le son est-il assigné à résidence sur l’écran ? Autrement dit, relève-t-il,<br />

comme <strong>le</strong> décor et <strong>le</strong>s comédiens, d’une mise en scène ? Le problème<br />

a été longuement discuté et ses conclusions définies, en particulier<br />

par Michel Chion 7, mais il faut bien conclure que tous <strong>le</strong>s effets<br />

d’« élargissement » du son rejoignent <strong>le</strong>s effets d’« élargissement » de<br />

l’image. Si distendu soit-il, <strong>le</strong> champ sonore épouse <strong>le</strong> destin du champ<br />

visuel ; il reste confiné dans ce qu’il élargit. Là encore, on peut relire<br />

Martin Heidegger.<br />

Le son est la négation constante du hors-champ. Même si l’on ne<br />

voit pas la personne qui par<strong>le</strong>, ou qui chante, ou encore ce qui fait du<br />

bruit ou de la musique, <strong>le</strong> son ne peut passer que par l’écran. Quel que<br />

soit son appareillage (enceintes multip<strong>le</strong>s ou écouteurs), il vient toujours<br />

de là. Il est toujours lié à la présence. Il est toujours monophonique, et<br />

c’est bien pourquoi Jean-Marie Straub et Daniè<strong>le</strong> Huil<strong>le</strong>t, même pour<br />

<strong>le</strong>ur usage personnel, refusent la stéréo. Il est enfermé dans la solitude<br />

de la projection. À caméra unique, micro unique, quitte comme Louis<br />

Hochet à al<strong>le</strong>r chercher dans <strong>le</strong>s caves de la Radio de Francfort <strong>le</strong> micro<br />

indispensab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s progrès de la technique avaient rendu obsolète.<br />

C’était toutefois avec cet instrument d’un autre âge qu’il allait pouvoir<br />

enregistrer à la perfection, « épaisseur » incluse, la musique et <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s<br />

de Du jour au <strong>le</strong>ndemain d’Arnold Schönberg, y compris, ce qui n’est pas<br />

rien, lorsque <strong>le</strong>s mus<strong>ici</strong>ens s’accordent avant <strong>le</strong> générique et qu’il y a<br />

encore du « désordre », puisque Michael Gie<strong>le</strong>n 8 n’en a pas encore pris<br />

la « direction ». C’est là, dans ce « là » que <strong>le</strong> cinéma se donne <strong>le</strong> « la »,<br />

Etudes 123<br />

6 Hubert Damisch : « La perspective ‹centra<strong>le</strong>›,<br />

comme déjà la géométrie grecque, aura été<br />

travaillée dès l’origine par la question de<br />

l’infini, que l’infini, dès l’origine, y aura fait<br />

irruption et cela au lieu, au point même du<br />

sujet. » (H. Damisch, « La fissure », in Filippo<br />

Brunel<strong>le</strong>schi, 1377-1446. La Naissance de l’architecture<br />

moderne, Direction de l’architecture<br />

(L’Equerre), Paris, 1980, p. 35).<br />

7 On lira avec profit ses livres : La voix au<br />

cinéma, Editions de l’Etoi<strong>le</strong> (Essais), Paris,<br />

1982 ; La toi<strong>le</strong> trouée ou la paro<strong>le</strong> au cinéma,<br />

Cahiers du cinéma (Essais), Paris, 1988 ;<br />

L’audio-vision, Nathan (Cinéma-image), Paris,<br />

1990 ; Le Son, Nathan (Cinéma-image), Paris,<br />

1998.<br />

8 Il faudra que Gie<strong>le</strong>n fasse un second enregistrement<br />

plus conforme aux normes du commerce<br />

lorsqu’il s’agira d’éditer un disque.


124<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

9Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier,<br />

50 ans de cinéma américain, Nathan, Paris,<br />

1991, p. 445.<br />

10 Georges Duby, Saint Bernard, l’art cistercien,<br />

Flammarion (Champs, n o 77), Paris, 1988,<br />

p. 103.<br />

qu’il apprend que <strong>le</strong> son, et à plus forte raison la musique, n’ont pas de<br />

hors-champ. Le bruit, la voix ou la mélodie ont des sources et ils y sont<br />

liés. Ils passent par <strong>le</strong>s corps, <strong>le</strong>s objets ou <strong>le</strong>s instruments. On ne s’y<br />

baigne pas, on n’y plane pas comme voudrait <strong>le</strong> faire croire l’imbécillité<br />

contemporaine, on <strong>le</strong>s écoute. Le reste, c’est du commerce et la voix<br />

du Père éternel qui résonne sur l’univers. Dieu est un représentant en<br />

sound system.<br />

Il faudrait voir et revoir un film de John Farrow (c’était, selon Jean-Pierre<br />

Coursodon et Bertrand Tavernier, son préféré) qui vient de repasser à<br />

la télévision, sur « Ciné-Classic », Alias Nick Beal, de 1949, dont <strong>le</strong> titre<br />

a été traduit par Un pacte avec <strong>le</strong> diab<strong>le</strong>, très maladroitement parce que <strong>le</strong><br />

nom du Malin n’est jamais prononcé et qu’il y a juste une allusion à son<br />

pseudonyme Old Nick. Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier<br />

écrivent : « La mise en scène de Farrow […] utilise une multitude de<br />

variations sur <strong>le</strong>s entrées et <strong>le</strong>s sorties (toujours insolites mais jamais<br />

délibérément « surnaturel<strong>le</strong>s ») de Ray Milland. » 9 Le tentateur, en fait,<br />

surgit de nul<strong>le</strong> part ; c’est un être infernal, il sort directement de l’enfer<br />

sans s’être faufilé dans un repli de la Tunique. Il n’entre même pas dans<br />

<strong>le</strong> champ ; c’est <strong>le</strong> champ qui vient à lui et qui achoppe sur sa présence,<br />

il n’est pas là, dans <strong>le</strong>s limbes, à attendre qu’on l’appel<strong>le</strong>. L’I<strong>le</strong> des âmes<br />

perdues, où il entraîne ses victimes, ne figure sur aucune carte. El<strong>le</strong> est<br />

là ; quelque part, dans la profondeur de l’écran ou dans l’abîme de son<br />

pourtour, au-delà du brouillard qui a envahi la toi<strong>le</strong>. Parabo<strong>le</strong> de la<br />

situation des comédiens : ils sont là, debout, <strong>le</strong>s damnés de la terre, et<br />

ils payent cher ce droit d’être là. Ils n’ont pas d’espace légitime, ils ne<br />

sont pas des héritiers, et se pose alors, contre <strong>le</strong>s hypothèses apaisantes<br />

du hors-champ où ils vivraient des jours tranquil<strong>le</strong>s en attendant qu’on<br />

mette fin à <strong>le</strong>ur intermittence, la question de <strong>le</strong>ur droit au logement.<br />

Dans <strong>le</strong> même esprit, on peut donc par<strong>le</strong>r de la « fenêtre chez Jean<br />

Renoir » chère à Jean Douchet ou des portes chez Ernst Lubitsch. El<strong>le</strong>s<br />

s’ouvrent dans et sur la demeure de l’écran dont el<strong>le</strong>s aménagent et<br />

redoub<strong>le</strong>nt l’accès, mais el<strong>le</strong>s ne peuvent rien contre la menace qui pèse<br />

sur <strong>le</strong> plan, cerné par la forêt épaisse où il s’est ouvert une clairière. Il<br />

y a dans <strong>le</strong> cinéma une trace de l’épopée cistercienne : « Puisque… »,<br />

écrit Georges Duby, « la mora<strong>le</strong> de Saint Bernard s’enracine dans une<br />

méditation sur l’incarnation, de même <strong>le</strong> bâtiment cistercien commence<br />

à l’écran de sauvagerie que <strong>le</strong> monastère autour de lui protège. Il a pris<br />

corps au sein de cette enveloppe broussail<strong>le</strong>use 10 ». Le corps du Christ<br />

contre la Tunique ? « Ecce homo » ? Le mythe du Fils humilié et torturé<br />

contre <strong>le</strong> mythe du Père tout-puissant et triomphant ? Et qui donnerait


une autre image, « humaine » cel<strong>le</strong>-là, écartelée, rapiécée, couverte de<br />

b<strong>le</strong>ssures, de cicatrices, de « sutures » qui seraient <strong>le</strong> prix de l’appropriation,<br />

la monnaie dont se paye, par <strong>le</strong> Rachat, <strong>le</strong> lieu que l’homme doit<br />

habiter de p<strong>le</strong>in droit, poétiquement ? Cet habitat, cette colonisation si<br />

l’on veut, ouvre d’autres questions, multip<strong>le</strong>s. Jean-Pierre Oudart en a<br />

déjà posées 11 certaines. Mais rien n’interdit d’y revenir.<br />

Vendredi 1 er août 2003<br />

Etudes 125<br />

11 Jean-Pierre Oudart, « La suture », in Cahiers<br />

du cinéma, n o 211 et 212, 1969.


126 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Hors-cadre<br />

Plans de chutes<br />

En premier lieu j’avais choisi celui avancé par ces mètres d’images, là où<br />

des corps « il en p<strong>le</strong>uvait ». Ils se lançaient, étaient projetés en une chute,<br />

qui ne se décidait pas à en finir. Alors je <strong>le</strong>s ai imaginés : toujours collés<br />

à l’ascension inversée, suspendus à la vitesse immobi<strong>le</strong>, ne daignant pas<br />

(de là <strong>le</strong>ur beauté ?) s’écraser, justement. Je voulais décrire précisément<br />

<strong>le</strong>ur visage de suspens, <strong>le</strong>ur parcours sans espace avec beaucoup de<br />

temps, la gesticulation incongrue, et ce seul arrêt – qui n’en était pas un.<br />

Et j’imaginais cette scène où soudainement : on assisterait à une véritab<strong>le</strong><br />

pluie des corps ; à la formation d’une image-sol qui <strong>le</strong>s accueil<strong>le</strong>rait.<br />

Alors dans l’attente de celui qui (prenant sa caméra) permettrait à tous<br />

ces corps d’enfin arriver, ces quelques mots :<br />

par Denis Martin<br />

Depuis quand ne sautent-ils que dans l’image ?<br />

(De là, cette assurance : ne jamais rien faire d’autre que tomber.)<br />

« Ils auront beau traverser <strong>le</strong> plan ils n’en sortiront pas ».<br />

Le plan de la chute d’un seul point une ligne.<br />

On passe au sol sans eux.<br />

Pour ceux qui tombent <strong>le</strong> sol n’existe (n’existera) pas.<br />

On lèverait la tête on <strong>le</strong>s verrait en une suspension immobi<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur<br />

chute.<br />

*<br />

On pourrait recommencer simp<strong>le</strong>ment : la chute n’a pas de hors ; el<strong>le</strong> est<br />

(quand el<strong>le</strong> devient) ce qui passe en son champ.<br />

Le sol n’appartient pas à la chute, n’est même pas une de ses bornes. Le<br />

sol, corps étranger, comme hors du champ de la chute. Il n’est pas <strong>le</strong>


seul. La chute ne souffre pas de hors-champ.<br />

La chute est <strong>le</strong> lieu immobi<strong>le</strong> (et) changeant d’el<strong>le</strong>-même.<br />

La chute n’a pas de vitesse. El<strong>le</strong> nous contraint à l’inventer pour el<strong>le</strong>.<br />

Je serai sûrement d’accord avec celui qui nous dira – « on ne chute jamais<br />

vraiment ».<br />

« On ne tombe pas dans la chute. On n’y arrive pas. »<br />

Quand el<strong>le</strong> s’en prend à nous, on comprend que la chute ne souffre pas<br />

de sol.<br />

(Il faut bien accuser <strong>le</strong> coup : nous sommes sans fond.)<br />

On continue : la chute n’expose rien d’autre qu’el<strong>le</strong>-même. Le sol ne<br />

ressort, n’est pas du ressort de son champ.<br />

La chute ne peut qu’être rêvée « il n’y a pas de sol lorsque l’on tombe en<br />

nous-mêmes ». Ceux qui se jettent ne tendent qu’à éveil<strong>le</strong>r son idée.<br />

Ail<strong>le</strong>urs, j’avais cru apercevoir « ce moment où, dans la chute, rien ne<br />

tombe ». Aujourd’hui, doué d’une lucidité aléatoire, je poserais plutôt :<br />

voir ce moment, dans la chute où rien ne tombe.<br />

En plus,<br />

Un temps mort, l’espace d’où ils tombent ; ou : ils tombent dans <strong>le</strong><br />

temps, morts, défaits de tous espaces.<br />

Ou alors – l’image de nous qui s’ouvre, s’offre à nous, immobi<strong>le</strong>(s).<br />

*<br />

*<br />

Et on peut voir à l’œuvre la puissance du défi<strong>le</strong>ment : monstration du<br />

suspens.<br />

Puis la vitesse de l’effi<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong> délitement en absence d’espace, l’éclatement<br />

sans gravité qui nous emportent (vers el<strong>le</strong>).<br />

Hors-cadre 127


128<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Depuis longtemps, assis dans <strong>le</strong> noir : on apprécie différentes chutes – de<br />

cel<strong>le</strong>s du monde.<br />

Puis on dira – pour par<strong>le</strong>r par image (en faire une reste souvent la solution)<br />

– … 24 chutes par seconde. Je <strong>le</strong>s ai toutes vues. Aucune ne s’est<br />

arrêtée…<br />

L’image la première, aura compris que la chute n’est que suspension<br />

(d’el<strong>le</strong>-même, en el<strong>le</strong>).<br />

Avoir une image arrêtée de la chute c’est voir, depuis ce lieu seul qui<br />

nous permet, l’image d’une chute arrêtée. On <strong>le</strong> sait bien, mais on <strong>le</strong><br />

redit encore autrement : la chute, el<strong>le</strong> ne tombe pas.<br />

La chute est une certaine forme de (la) réalisation de l’image fixe.<br />

(J’ose : l’image est la chute idéa<strong>le</strong>.)<br />

Quelque part, on nous dit – Il y a un espace entre deux images. C’est<br />

l’instant pour la chute !… L’espace du temps où son mouvement (et<br />

d’autres avec el<strong>le</strong>) s’élabore. La trace en absence de sa présence. Lieu de<br />

la discrétion essentiel<strong>le</strong>.<br />

Confiscation de la chute vol de la chute chute de l’envol<br />

Vo<strong>le</strong>r, pour nous, ce n’est qu’atteindre artif<strong>ici</strong>el<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> lieu de la<br />

chute.<br />

On ne peut s’y maintenir que si on l’atteint. Mais sa vérité est dans<br />

notre atteinte, lorsque ce lieu-lien étrange d’espace et de temps, se porte<br />

à nous.<br />

Ce qui nous manque, essentiel<strong>le</strong>ment, c’est l’envol.<br />

*<br />

*<br />

Il n’y a qu’une seu<strong>le</strong> chute au monde. Nous la connaissons intimement.<br />

Partout un seul lieu de la chute. Ce lieu arrive sur nous dès que l’on<br />

saute.


L’instant d’après être toujours dans la chute. L’instant d’après aussi.<br />

Il n’y a donc pas de plan – on avancerait un axe : celui de la marche des<br />

choses – qu’on suppose souvent vertical.<br />

Et la chute qui devient son image.<br />

Plan de chute, plan de coupe : déchets dans l’ordre du monde – découverte<br />

des mobi<strong>le</strong>s de l’immobi<strong>le</strong>.<br />

Plans de chute, chute des plans – l’horizontal en perte de sens. Il<br />

disparaît.<br />

Dire de la chute qu’el<strong>le</strong> est défense du suspens.<br />

La chute comme interdite : el<strong>le</strong> ne se résout pas au cri qui parfois la<br />

porte.<br />

(D’aucuns voudraient mesurer la chute à la distance de son cri.)<br />

Je croyais qu’il fallait comprendre, dans l’ensemb<strong>le</strong> de la chute, <strong>le</strong> corps<br />

de ceux qui ne sautent pas. J’en suis certain maintenant. (Du reste, nous<br />

ne sommes pas d’ail<strong>le</strong>urs.)<br />

Des corps qui ne voudraient œuvrer que dans l’oubli de <strong>le</strong>urs chutes.<br />

La chute c’est avant tout la disparition du corps en chute.<br />

En face d’el<strong>le</strong>, on peut se demander si un corps jamais n’atterrit.<br />

Et l’image (qu’on a cru voir plus haut) qui tomberait avec ce corps.<br />

On ne sait jamais vraiment quand un corps tombe.<br />

*<br />

*<br />

*<br />

Hors-cadre 129


130<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

On ne sait jamais vraiment, quand un corps tombe, saisir autre chose<br />

que l’instant où il finit de tomber.<br />

Alors que nous savons qu’on entre dans la chute pour ne plus en sortir.<br />

Ce n’est pas <strong>le</strong> corps qui, mais la chute quelconque.<br />

Au corps on préfère l’image de la chute (dans l’image se cache la chute).<br />

« Mon corps est objet de chute, ma chute objet de corps ».<br />

Le corps, une définition de la chute.<br />

Champs de la chute : <strong>le</strong> corps en trombe, évoque musical <strong>le</strong>s notes<br />

graves, gravitations du « tombe… ne te relève jamais… descend… on<br />

est mieux en bas, même s’il n’y en a pas… ».<br />

L’instant vrai de la chute, lorsqu’il n’y a plus de corps qu’el<strong>le</strong>-même.<br />

Corps, traversée de champ ; ou corps traversé de champ ( ?).<br />

Où <strong>le</strong> corps devient l’objet même de la traversée qu’il décrit ; qu’il suit,<br />

en la précédant ; qu’il accompagne, en la délaissant. Pour <strong>le</strong> corps : <strong>le</strong><br />

trajet, <strong>le</strong> transport en la chute <strong>le</strong> nomme autre en <strong>le</strong> faisant disparaître.<br />

(Il faudrait nommer <strong>le</strong>s objets qui tombent autrement. Idem des choses<br />

cassées.)<br />

Dire la chute : la voir devant nous. (Et ne dit-on pas parfois devant<br />

pour dans ?)<br />

La chute c’est l’œil<strong>le</strong>ton qui nous discerne. Nous, des deux côtés de<br />

la porte.<br />

Hors la chute pas de stab<strong>le</strong> – juste une autre chute.<br />

*<br />

La chute pourrait passer pour un défi désinvolte, alors que sans cause<br />

(presque sans conséquence), el<strong>le</strong> est une des conditions.<br />

La chute n’est pas dans la comp<strong>le</strong>xité de la marche ; de l’arrêt ; de la<br />

course, même fol<strong>le</strong>, effrénée. El<strong>le</strong> est, simp<strong>le</strong>ment : la traversée immobi<strong>le</strong><br />

d’un espace en suspens.


Autre définition de la chute : qu’el<strong>le</strong> s’arrête une fois, définitivement.<br />

La chute nous rend, après nous avoir pris, inapparents.<br />

La chute est là, à nos pieds.<br />

Au-delà de la chute il y a la ténacité des objets du monde.<br />

***<br />

Hors-cadre 131<br />

À paraître du même auteur :<br />

Histoire du résident Cyprien Coquet, éditions<br />

HÉROS-LIMITE, Genève, 120 pages.


132 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Entretien<br />

Votre film, qui raconte l’histoire d’un personnage ne<br />

vivant qu’un jour sur deux, ne cesse de faire référence<br />

à un hors-champ imaginaire, un espace-temps imperceptib<strong>le</strong>.<br />

Quel intérêt portez-vous à cette notion de<br />

hors-champ ?<br />

Le hors-champ appartient à l’essence même du<br />

cinéma, conçu non seu<strong>le</strong>ment comme un art de voir<br />

et d’entendre, mais aussi comme un art de la suggestion<br />

et de l’imaginaire. À partir du moment où<br />

Les jours où je n’existe pas : Fitoussi,<br />

<strong>le</strong> Grand Escamoteur<br />

par Laura Legast et Marthe Porret<br />

Entretien effectué à Genève <strong>le</strong> 22 février 2003 à l’occasion de la projection des<br />

Jours où je n’existe pas au cinéma Spoutnik, en présence du réalisateur.<br />

Né <strong>le</strong> 1 er juin 1970 à Tours, Jean-Char<strong>le</strong>s Fitoussi étudie <strong>le</strong>s arts plastiques,<br />

la philosophie et l’architecture avant de réaliser en 1994 <strong>le</strong> moyen<br />

métrage Aura été, son premier film, grâce à une aide de la Fémis sous<br />

forme de matériel. Suite à un travail d’assistanat sur <strong>le</strong> film de Christian<br />

Merlhiot, Les semeurs de peste, tourné en 1995 à la Villa Méd<strong>ici</strong>s, Fitoussi<br />

tourne son premier long métrage, D’<strong>ici</strong> là, à Rome. C’est dans cette vil<strong>le</strong><br />

qu’il rencontre J.-M. Straub et D. Huil<strong>le</strong>t et qu’il devient <strong>le</strong>ur assistant<br />

de 1996 (Von Heute auf Morgen) à 2002 (Umiliati ! ). Après avoir réalisé en<br />

2001 S<strong>ici</strong>lia ! Si gira, documentaire sur la fabrication du film de Huil<strong>le</strong>t<br />

et Straub S<strong>ici</strong>lia !, il termine en 2002 son deuxième long métrage : Les<br />

jours où je n’existe pas. Le film met en scène Antoine, un homme qui<br />

ne vit qu’un jour sur deux. À minuit, il disparaît soudainement pour<br />

réapparaître vingt-quatre heures plus tard au même endroit. Reclus<br />

dans son appartement, il s’accommode tant bien que mal de son<br />

inavouab<strong>le</strong> handicap jusqu’au jour où il rencontre Clémentine, vivante<br />

« à p<strong>le</strong>in temps »…<br />

l’on décide de faire un film, on réfléchit nécessairement<br />

à cette notion-là, puisque faire un cadre, c’est<br />

définir un hors-champ. Il y a chez moi une volonté<br />

d’évoquer une forme de totalité du monde, et du<br />

temps. Totalité qu’il est évidemment impossib<strong>le</strong> de<br />

montrer, mais qui peut être rendue sensib<strong>le</strong> par la si<br />

forte présence que l’on peut donner au hors-champ<br />

cinématographique. Le hors-champ dilate l’espace et<br />

<strong>le</strong> temps en nous faisant ressentir combien <strong>le</strong> champ


n’est qu’une découpe d’un ensemb<strong>le</strong> plus vaste.<br />

C’est d’ail<strong>le</strong>urs en quoi <strong>le</strong> découpage ne détruit<br />

pas <strong>le</strong> réel, cette « robe sans couture » dont parlait<br />

Bazin, mais en révè<strong>le</strong> l’étendue. La coupe et <strong>le</strong> horschamp<br />

mettent l’accent a contrario sur l’absence de<br />

coupe et de hors-champ du monde perçu dans sa<br />

totalité, d’un point de vue divin. Il y a longtemps<br />

que je m’intéresse à ce moment de la coupe dans<br />

laquel<strong>le</strong> disparaît beaucoup de temps, de réalité<br />

non-filmée. J’ai toujours eu une jouissance très forte<br />

à percevoir cet instant magique, trace de disparition.<br />

C’est une émotion intense de percevoir un raccord<br />

au cinéma. Dès l’écriture, puis encore au tournage,<br />

je pense sans cesse aux raccords. Chaque fois que<br />

je finis un plan, j’imagine <strong>le</strong> moment de la coupe,<br />

<strong>le</strong> rapport plastique qui va s’opérer entre ce plan<br />

et <strong>le</strong> suivant. Parfois, bien sûr, on trouve d’autres<br />

rapports au montage. Mais c’est de toute façon une<br />

préoccupation permanente.<br />

Votre personnage principal est très « cinématographique<br />

», il vit grâce aux raccords.<br />

À l’origine, ce personnage qui existe par intermittence<br />

a été conçu par l’écrivain états-unien Nathaniel<br />

Hawthorne. Il m’est tout de suite apparu que sa vie<br />

était à l’image de ce qu’est un film. Un film vit par<br />

intermittence, chaque plan étant un moment d’existence,<br />

suivi d’une coupure d’inexistence. Si dans<br />

un film <strong>le</strong>s ellipses entre <strong>le</strong>s séquences sont perçues<br />

comme tel<strong>le</strong>s, on s’efforce en revanche la plupart du<br />

temps de rendre imperceptib<strong>le</strong> <strong>le</strong>s « micro-ellipses »<br />

entre chaque plan. Or ces ellipses-là, d’un plan à un<br />

autre, m’intéressent énormément. De même qu’un<br />

spectateur n’a en général pas conscience des trous<br />

entre chaque plan, Antoine n’a pas conscience du<br />

passage entre deux jours où il existe, puisque entretemps<br />

il appartient au néant. Hollywood a réussi à<br />

rendre invisib<strong>le</strong> ces raccords et à redonner une sensation<br />

de continuum. Dans mon film, j’ai joué sur l’idée<br />

de continuum en utilisant moi-même un découpage<br />

à peu près classique, tout en laissant au spectateur la<br />

perception du raccord, et ce par différents moyens :<br />

Entretien 133<br />

en utilisant <strong>le</strong> raccord pour faire disparaître des<br />

personnages, en tournant en son direct intégral, en<br />

ne cherchant à masquer ni <strong>le</strong>s variations de lumière ni<br />

cel<strong>le</strong>s de son entre chaque plan. Ce qui engendre une<br />

tension entre d’une part un découpage classique et de<br />

l’autre des éléments visuels et sonores qui laissent se<br />

manifester cet incident, cet accident qui est <strong>le</strong> raccord.<br />

Il faut rappe<strong>le</strong>r que <strong>le</strong> tournage s’est étalé sur deux<br />

ans. On a donc raccordé des blocs d’existence qui<br />

étaient énormément éloignés à la fois par l’espace et<br />

par <strong>le</strong> temps. Pour la séquence de la barque qui dure<br />

quelques minutes dans <strong>le</strong> film, <strong>le</strong> tournage s’est étalé<br />

sur une journée entière. Entre <strong>le</strong> début de la séquence<br />

et la fin, on passe du matin à la nuit. Les ruptures<br />

d’un plan à l’autre sont très sensib<strong>le</strong>s, à mesure que la<br />

lumière décroît : <strong>le</strong> temps semb<strong>le</strong> s’accélérer, et passe<br />

pour <strong>le</strong> spectateur exactement comme pour Antoine.<br />

Ce qui crée, pour <strong>le</strong> coup, une espèce d’étrangeté.<br />

Même si l’attention d’un spectateur n’est pas exercée<br />

à percevoir ces choses-là, je pense qu’el<strong>le</strong>s passent de<br />

manière plus ou moins inconsciente, et qu’on doit<br />

sentir, si infimes soient-el<strong>le</strong>s, <strong>le</strong>s fail<strong>le</strong>s entre chaque<br />

plan, même dans <strong>le</strong>s séquences découpées de manière<br />

classique. Cela devrait provoquer comme une légère<br />

dissonance en musique. À cet égard, j’aime aussi<br />

entendre <strong>le</strong>s changements d’ambiance dans un raccord,<br />

ces micro-variations qui constituent une sorte<br />

de musique.<br />

Evoquons la première « disparition » du film, cel<strong>le</strong> de la<br />

petite fil<strong>le</strong> Laure devant <strong>le</strong> miroir, qui se révè<strong>le</strong> n’être<br />

fina<strong>le</strong>ment qu’une ellipse. En dépit de cette justification<br />

temporel<strong>le</strong>, <strong>le</strong> changement de lumière et <strong>le</strong> nouveau positionnement<br />

de Laure dans <strong>le</strong> cadre provoquent après la<br />

coupe un effet d’étrangeté.<br />

Le début est une forme de mise en jambe, de prologue,<br />

d’introduction au thème et aux motifs du film.<br />

Mais, effectivement, il y a une ellipse temporel<strong>le</strong>, ce<br />

qui fait qu’il est naturel de ne plus retrouver <strong>le</strong> personnage<br />

à cet endroit. Simp<strong>le</strong>ment, on a fait attention<br />

à conserver exactement <strong>le</strong> même cadre : la lumière<br />

change alors que <strong>le</strong>s lignes demeurent et la jeune fil<strong>le</strong>


134<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

n’est plus là. On la retrouve à la fin du panoramique<br />

dans son lit. Mais en fait, je ne fais qu’utiliser <strong>le</strong><br />

cinéma de manière habituel<strong>le</strong> ! Disons que l’étrangeté<br />

de l’ellipse temporel<strong>le</strong>, sa bizarrerie, est révélée. Si <strong>le</strong><br />

second plan avait commencé directement sur la jeune<br />

fil<strong>le</strong> dans son lit, <strong>le</strong> spectateur n’aurait ressenti aucune<br />

disparition. En commençant sur la portion d’espace<br />

où el<strong>le</strong> était, on met l’accent sur <strong>le</strong> fait qu’el<strong>le</strong> n’y est<br />

plus, qu’el<strong>le</strong> a en quelque sorte cessé d’exister à cet<br />

endroit : on filme alors une absence.<br />

La deuxième disparition, la mort du vieillard, fait intervenir<br />

une autre dimension...<br />

Oui. Il s’agit là non plus seu<strong>le</strong>ment de disparaître<br />

d’un endroit, mais de tous <strong>le</strong>s endroits. Le film part<strong>ici</strong>pe<br />

d’une interrogation sur l’existence et <strong>le</strong> néant.<br />

Je me suis souvent posé la question de savoir quel<strong>le</strong><br />

différence il y avait entre une personne très lointaine,<br />

avec laquel<strong>le</strong> on n’a plus de contact, et une<br />

personne morte. Dans <strong>le</strong>s faits, pour celui qui n’a<br />

plus de nouvel<strong>le</strong>s, c’est la même chose. À ceci près,<br />

qui est capital : un vivant avec qui vous n’avez aucun<br />

contact garde <strong>le</strong> potentiel de se manifester, et surtout<br />

se manifeste à d’autres. Il m’est arrivé d’apprendre<br />

tardivement la mort de quelqu’un que je n’avais pas<br />

vu depuis plusieurs mois. Rétrospectivement, ce que<br />

je croyais être un temps habité par cette « présence<br />

lointaine » devint un temps dépeuplé. On croyait <strong>le</strong><br />

monde occupé à un certain endroit par cet être, et<br />

l’on réalise que depuis déjà un certain temps cet être<br />

n’était plus là pour personne. La nature de ce temps<br />

s’en trouve changée, et <strong>le</strong> choc est aussi grand que si<br />

vous aviez été contemporain de sa mort. Je voulais<br />

placer cette histoire un peu fantaisiste dans <strong>le</strong> cadre<br />

de cette interrogation sur <strong>le</strong> néant, confronter ces<br />

disparitions provisoires à la disparition radica<strong>le</strong> dans<br />

la mort. S’ajoute un autre questionnement : quel<strong>le</strong> est<br />

la différence entre n’avoir jamais existé et avoir cessé<br />

d’exister ? Jankélévitch 1 pose cette question, et souligne<br />

que ce qui a été ne peut plus ne pas avoir été. Le<br />

fait d’avoir existé est à jamais ineffaçab<strong>le</strong>, et constitue<br />

notre forme d’éternité.<br />

C’est seu<strong>le</strong>ment après ces deux premières « disparitions »<br />

que <strong>le</strong> spectateur assiste enfin à cel<strong>le</strong> d’Antoine. Comment<br />

l’avez-vous mise en scène ?<br />

Antoine se couche peu avant minuit et s’endort /<br />

Changement d’axe : Antoine ne figure plus dans <strong>le</strong><br />

plan / Retour à l’axe premier : Antoine est présent dans<br />

<strong>le</strong> champ, <strong>le</strong> premier plan se poursuit. Là, on est dans<br />

un point de vue objectif, extérieur à Antoine : on <strong>le</strong><br />

voit disparaître, puis réapparaître. Il s’est donc écoulé<br />

vingt-quatre heures. Deux solutions étaient possib<strong>le</strong>s<br />

pour rendre compte de ce point de vue extérieur : ou<br />

bien recourir à l’effet magique de Méliès, c’est-à-dire<br />

interrompre l’enregistrement pour permettre au personnage<br />

de quitter <strong>le</strong> champ en maintenant fixe la<br />

caméra, ou bien explorer toutes <strong>le</strong>s autres possibilités.<br />

Je n’avais pas envie de recourir à l’effet-Méliès, un peu<br />

usé, qui m’apparaissait comme une facilité, dont on<br />

ne perçoit plus tel<strong>le</strong>ment aujourd’hui la dimension<br />

fantastique. Le jeu était de faire disparaître quelqu’un<br />

sans jamais recourir à l’effet-Méliès.<br />

Mais pourquoi avoir modifié l’axe de la caméra ? Cette<br />

coupe, avec changement d’axe, pourrait être une simp<strong>le</strong><br />

ellipse temporel<strong>le</strong> et pas forcément une disparition<br />

fantastique.<br />

C’est alors <strong>le</strong> commentaire qui précise qu’il disparaît<br />

à minuit, en plus de l’effet visuel qui manifeste<br />

la disparition.<br />

Antoine disparaît plusieurs fois au cours du film. Qu’enest-il<br />

de sa deuxième disparition ?<br />

El<strong>le</strong> a lieu quand il est dit que bien souvent Antoine<br />

avait attendu minuit tout éveillé pour savoir ce qui<br />

se passait. Dans cette séquence, Antoine regarde sa<br />

montre et je fais <strong>le</strong> raccord <strong>le</strong> plus invisib<strong>le</strong> qui soit,<br />

un raccord dans l’axe et dans <strong>le</strong> mouvement : ainsi <strong>le</strong>s<br />

spectateurs ne perçoivent pas la coupe. Il s’agit <strong>ici</strong> de<br />

1 En hommage au philosophe français Vladimir<br />

Jankélévitch (Bourges, 1903 -Paris, 1985), Les<br />

Jours où je n’existe pas s’ouvre sur une plaque<br />

commémorative de la vil<strong>le</strong> de Paris citant un<br />

passage de son œuvre.


placer <strong>le</strong> spectateur exactement dans <strong>le</strong> point de vue,<br />

dans la perception d’Antoine qui attend <strong>le</strong> coup de<br />

minuit et voit qu’il ne se passe rien. Il n’a pas senti<br />

passer ses vingt-quatre heures de néant.<br />

Pourquoi n’avoir pas plutôt choisi de faire un planséquence<br />

sans coupe ?<br />

Ah non ! Il faut que cette coupe existe, puisque vingtquatre<br />

heures s’y sont engouffrées. C’est là <strong>le</strong> principe<br />

même de son existence : Antoine, comme je l’ai dit,<br />

est exactement à l’image d’un film. Les jours où il<br />

n’existe pas coïncident avec un arrêt de la caméra, un<br />

raccord. Dans cette deuxième disparition d’Antoine la<br />

coupe existe mais n’est pas perçue. Mais il faut qu’el<strong>le</strong><br />

existe ! Le problème de la vie d’Antoine est justement<br />

un problème de raccord. Tant qu’il vit seul dans son<br />

appartement où rien ne bouge, ses jours raccordent<br />

parfaitement. Peut-être un peu de poussière s’est-el<strong>le</strong><br />

accumulée. Mais lorsque Clémentine entre dans sa<br />

vie, el<strong>le</strong> qui vit à p<strong>le</strong>in-temps, <strong>le</strong> troub<strong>le</strong> d’Antoine<br />

provient de ce qu’el<strong>le</strong> finit par ne plus faire <strong>le</strong> raccord,<br />

lorsqu’el<strong>le</strong> rentre en retard.<br />

Plus <strong>le</strong> film avance, plus vous faites confiance au spectateur<br />

pour comprendre tous ces jeux de disparitions et de<br />

réapparitions. Il y a une progression.<br />

Oui, il y a même un moment où l’on occupe vraiment<br />

<strong>le</strong> point de vue d’Antoine et où <strong>le</strong> spectateur part<strong>ici</strong>pe<br />

à sa stupéfaction. La séquence de la barque se termine<br />

à la tombée de la nuit, Antoine a hâte de rentrer par<br />

peur de disparaître dans un endroit inconnu. La<br />

Entretien 135<br />

séquence suivante commence sur Antoine, dans son<br />

lit, parlant à Clémentine hors-champ. Le spectateur<br />

pense qu’il s’agit toujours de la journée de promenade<br />

en barque. Antoine croit qu’il s’adresse à Clémentine,<br />

mais el<strong>le</strong> ne répond pas. C’est dans l’absence de sa<br />

réponse qu’il se rend compte qu’el<strong>le</strong> n’est plus là et<br />

qu’il s’est donc écoulé vingt-quatre heures. Le spectateur<br />

est lui-même surpris, puisque cette fois la<br />

coupe n’a pas eu lieu au sein même de la séquence,<br />

mais entre la séquence de la barque et cel<strong>le</strong> de l’appartement.<br />

Antoine dans <strong>le</strong>ur coup<strong>le</strong> était donc en train<br />

de par<strong>le</strong>r tout seul. Le spectateur, comme Antoine,<br />

croyait à la présence de Clémentine hors-champ, y<br />

croyait sans pourtant la percevoir, il peuplait luimême<br />

<strong>le</strong> hors-champ, par habitude.<br />

Dans votre film plusieurs éléments restent en suspens.<br />

Le jeune Antoine et Antoine adulte sont-il une seu<strong>le</strong><br />

et même personne ? Laure, l’amie d’Antoine, ressemb<strong>le</strong><br />

étrangement à Clémentine, cette ressemblance est-el<strong>le</strong><br />

voulue ? Quel<strong>le</strong> relation faut-il établir entre <strong>le</strong> vieillard<br />

qui meurt au début du film et Antoine ?<br />

Je laisse <strong>le</strong> spectateur libre d’imaginer ce qu’il veut.<br />

On peut penser que ce vieillard est son père, ou son<br />

grand-père – c’est un vieil homme qui meurt. Pour<br />

<strong>le</strong>s prénoms, il y a une part de hasard. Je voulais garder,<br />

par principe, <strong>le</strong> prénom des acteurs eux-mêmes :<br />

<strong>le</strong>s modifier, c’est-à-dire inventer des prénoms de<br />

fiction, aurait ajouté une intention signifiante et je<br />

préférais ne pas intervenir là-dessus. Il s’est trouvé<br />

que <strong>le</strong>s deux acteurs principaux s’appelaient Antoine.<br />

C’est un hasard, mais comme tous <strong>le</strong>s hasards, il<br />

devient une nécessité dans <strong>le</strong> film, puisque ces deux<br />

personnages vont être liés d’une certaine manière.<br />

Antoine Chappey m’a confié, pendant <strong>le</strong> tournage,<br />

qu’il avait toujours perçu la part de négation que<br />

contenait son prénom, entendu comme « en toi<br />

ne », voire « en toi nœud ». Et puis Chappey évoque<br />

« échapper ». Voilà pour <strong>le</strong>s influences lacaniennes !<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, quand j’ai cherché l’amie de l’enfant et<br />

que j’ai trouvé Laure, j’ai été frappé et séduit par cette<br />

ressemblance avec Clémentine. Je suis très intéressé


136<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

par <strong>le</strong>s notions de répétition, de retour à l’identique.<br />

Et ces ressemblances et homonymies suggèrent un tel<br />

retour éternel.<br />

Quel effet <strong>le</strong> temps a-t-il sur Antoine ? À quel rythme<br />

vieillit-il ? Meurt-il ?<br />

Il vieillit deux fois moins vite, puisque pendant son<br />

passage dans <strong>le</strong> néant, il ne vieillit absolument pas : il<br />

n’existe pas ! Il est né en 1920, il a donc quarante ans<br />

en 2000. Je ne montre pas la mort d’Antoine – qui<br />

d’ail<strong>le</strong>urs ne meurt pas vraiment. Pour moi, la mort se<br />

passe toujours dans un hors-champ, il en est ainsi de<br />

cel<strong>le</strong> du vieil homme. On peut observer un mourant,<br />

on ne saura qu’il est mort qu’après-coup ! Là encore,<br />

Jankélévitch a consacré de bel<strong>le</strong>s pages au fait qu’on<br />

ne sait jamais quand a lieu <strong>le</strong> dernier soupir, <strong>le</strong> dernier<br />

souff<strong>le</strong>. On ne voit jamais l’instant de la mort. Ce dernier<br />

instant est à jamais imperceptib<strong>le</strong> pour un vivant.<br />

On ne peut jamais localiser cet instant dans <strong>le</strong> temps.<br />

Même avec un encéphalogramme, ce n’est qu’à partir<br />

d’un certain temps, quand il n’y a plus d’impulsions,<br />

que l’on se rend compte de la mort : on observe <strong>le</strong>s<br />

battements du cœur, et on ne sait jamais si celui que<br />

l’on vient de voir sera <strong>le</strong> dernier. Il faut attendre. S’il<br />

n’en vient plus d’autres, alors <strong>le</strong> précédent aura été<br />

<strong>le</strong> dernier. Il n’est perçu comme <strong>le</strong> dernier instant<br />

qu’après coup : sur <strong>le</strong> moment, on ne sait rien.<br />

Pourquoi avoir choisi Antoine Chappey pour <strong>le</strong> rô<strong>le</strong><br />

principal ?<br />

Je l’ai vu dans des films. Et ce qui m’est apparu, c’est<br />

qu’il avait une présence particulière. Il fait partie de<br />

ces acteurs que l’on n’oublie pas, et pourtant qu’on<br />

est incapab<strong>le</strong> de vraiment bien fixer. Il est là sans<br />

l’être tout à fait. Il a une présence paradoxa<strong>le</strong>. Même<br />

quand il est au premier plan, il reste d’une certaine<br />

manière au second. Chappey échappe, dirait Lacan.<br />

Que dire d’autre si ce n’est qu’il me paraissait convenir<br />

à merveil<strong>le</strong> pour ce personnage, mi-présent,<br />

mi-absent ?<br />

Les jours où je n’existe pas (France, 2002, 35 mm, 110 min.)<br />

Présenté au Festival de Locarno 2002 (Cinéastes du présent).<br />

Réalisation et scénario : Jean-Char<strong>le</strong>s Fitoussi. Image : Céline Bozon,<br />

Thierry Taïeb, Aurélien Devaux. Montage : Pauline Gaillard. Son :<br />

Erwan Kerzanet, Yolande Decarsin. Interprétation : Antoine Chappey,<br />

Luis Miguel Cintra, Clémentine Baert, Antoine Michot, Jean-Paul<br />

Bonnaire, Serge Bozon, Yves Caumon, Claire Doyon et Helmut Färber.<br />

Production : Nathalie Eybrard, Jean-Philippe Labadie, Jean-Char<strong>le</strong>s<br />

Fitoussi.


Straub, Huil<strong>le</strong>t et Cézanne<br />

Présentation<br />

Sans doute l’absolu du hors-champ réside-t-il dans l’éviction même d’un<br />

film que l’absence de soutien financier condamne à l’impossibilité de<br />

voir <strong>le</strong> jour. Le dernier projet de Jean-Marie Straub et Daniè<strong>le</strong> Huil<strong>le</strong>t,<br />

cinéastes qui œuvrent depuis <strong>le</strong>s années 60 à affirmer une démarche<br />

cohérente et anti-conformiste, en est un exemp<strong>le</strong> récent.<br />

La radicalité de <strong>le</strong>ur travail, tant dans <strong>le</strong>ur respect de la réalité tel<strong>le</strong><br />

qu’el<strong>le</strong> s’est offerte à la prise de vue (et de son) que dans la place centra<strong>le</strong><br />

accordée aux textes (de Hölderlin, Kafka, Mallarmé, Vittorini,…) qu’ils<br />

ont faits <strong>le</strong>urs, semb<strong>le</strong> peu compatib<strong>le</strong> avec certains critères économiques<br />

de rentabilité. Procédant d’une réf<strong>le</strong>xion sur la (non-)représentation au<br />

cinéma qui s’inscrit dans la filiation de la distanciation brechtienne,<br />

<strong>le</strong>urs films se montrent particulièrement exigeants envers <strong>le</strong>ur public.<br />

Après la trilogie vittorinienne (S<strong>ici</strong>lia ! / Operai, contadini / Umiliati),<br />

Straub et Huil<strong>le</strong>t élaborèrent un projet autour de Paul Cézanne (pour<br />

<strong>le</strong>quel ils avaient déjà témoigné <strong>le</strong>ur intérêt en 1990 dans Cézanne.<br />

Conversation avec Joachim Gasquet) qui, comme à <strong>le</strong>ur habitude, naquit<br />

d’une confrontation entre un texte et des images (<strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>aux du peintre<br />

exposés au Louvre).<br />

Les documents reproduits ci-dessous permettent d’une part de revenir<br />

au « découpage » initial de ce film dont <strong>le</strong> titre provisoire était Je suis<br />

Cézanne, d’autre part de rendre compte de l’accueil que lui ont réservé<br />

deux instances auprès desquel<strong>le</strong>s <strong>le</strong>s cinéastes ont demandé un soutien,<br />

<strong>le</strong> Louvre et Arte. Texte de présentation et découpage intégral permettront<br />

au <strong>le</strong>cteur de se faire une idée du projet et d’y éprouver la pertinence<br />

des critiques qui lui sont faites. Notons que <strong>le</strong> Musée du Louvre,<br />

qui n’est pas entré en matière en ce qui concerne la co-production du<br />

film, n’a pas non plus offert d’avantages financiers aux Straub qui tournaient<br />

dans ses murs (<strong>le</strong>s Straub filmant toujours in situ).<br />

C’est toutefois <strong>le</strong> refus d’Arte France Cinéma qui présente <strong>le</strong> plus<br />

d’intérêt, car, étant argumenté, il permet de mettre en évidence <strong>le</strong>s critères<br />

de sé<strong>le</strong>ction qui préva<strong>le</strong>nt pour de tel<strong>le</strong>s instances décisionnel<strong>le</strong>s.<br />

Dans la réponse négative d’Arte figurait la mention d’usage selon<br />

laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s cinéastes pouvaient accéder, s’ils <strong>le</strong> désiraient, à la fiche de<br />

<strong>le</strong>cture de <strong>le</strong>ur scénario, c’est-à-dire au document relatif à l’évaluation<br />

de <strong>le</strong>ur projet. Straub et Huil<strong>le</strong>t ont demandé cette « fiche » que nous<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Documents 137<br />

Documents


138 Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Les textes qui suivent nous ont été communiqués<br />

par François Albera et sont publiés<br />

avec l’aimab<strong>le</strong> autorisation de J.-M. Straub et<br />

Daniè<strong>le</strong> Huil<strong>le</strong>t.<br />

avons annexée au dossier. Ainsi nos <strong>le</strong>cteurs pourront-ils se faire un avis<br />

sur la pertinence des jugements émis sur la base des différentes pièces de<br />

ce dossier, soit :<br />

– la réponse du Louvre concernant la demande de co-production<br />

(page 139) ;<br />

– la réponse d’Arte France Cinéma (page 140) ;<br />

– la fiche de <strong>le</strong>cture d’Arte : <strong>le</strong>ttre de réponse ; présentation succincte ;<br />

évaluation plus développée (pages 141 à 145) ;<br />

– la présentation faite par Straub-Huil<strong>le</strong>t de <strong>le</strong>ur projet (pages 146<br />

et 147) ;<br />

– <strong>le</strong> « scénario » proposé pour Je suis Cézanne (pages 148 à 160) ;<br />

– <strong>le</strong> budget global du film (page 161).<br />

Précisons que ce film qui aurait pu hanter <strong>le</strong> hors-champ définitif<br />

du cinéma, comme tant d’autres projets qui n’ont pas su/pu/voulu se<br />

vendre, a néanmoins réintégré <strong>le</strong> champ, espace capital dans l’esthétique<br />

straubienne. En effet, en dépit du refus essuyé auprès d’Arte<br />

France Cinéma, <strong>le</strong> film a tout de même été tourné. Comme toujours<br />

chez <strong>le</strong>s Straub : envers et contre tout.<br />

(ab)


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162<br />

Dossier : <strong>le</strong> hors-champ<br />

Rubrique cinéma suisse


Aspects documentaires :<br />

Char<strong>le</strong>s-Georges Duvanel (1906 -1975) 1<br />

par Pierre-Emmanuel Jaques<br />

La sortie récente de longs métrages documentaires suisses, dont plusieurs<br />

ont été couronnés d’un succès relativement important 2, a suscité<br />

l’étonnement des critiques et s’est accompagnée de débats dans la<br />

profession, concernant aussi bien <strong>le</strong> soutien à la production loca<strong>le</strong> que<br />

<strong>le</strong> lien entre <strong>le</strong> contexte socio-historique et <strong>le</strong> travail des cinéastes. On<br />

s’est souvent ébaudi sur <strong>le</strong> fait que la non-fiction a pris, quantitativement<br />

parlant, voire, aux dires de certains intervenants, qualitativement, une<br />

importance qui lui a fait dépasser la production considérée généra<strong>le</strong>ment<br />

comme la plus prestigieuse, cel<strong>le</strong> du long métrage de fiction 3.<br />

La prépondérance quantitative du documentaire a cependant toujours<br />

été une constante de la production cinématographique du pays.<br />

Certes, <strong>le</strong>s films actuels n’entretiennent que peu de rapports formels,<br />

stylistiques ou thématiques avec <strong>le</strong>urs prédécesseurs et <strong>le</strong> système de<br />

production a considérab<strong>le</strong>ment évolué, notamment avec l’instauration<br />

d’aides étatiques qui privilégient un cinéma conçu comme création<br />

artistique. De même, <strong>le</strong>s attentes du public se sont modifiées, notamment<br />

dans <strong>le</strong> sens d’une demande d’un regard propre à un « auteur »<br />

entendu comme une instance dotée d’un point de vue original sur l’environnement<br />

social ou politique.<br />

En évoquant quelques aspects de la carrière d’un des documentaristes<br />

<strong>le</strong>s plus importants du pays, Char<strong>le</strong>s-Georges Duvanel, nous voudrions<br />

revenir sur <strong>le</strong> cadre dans <strong>le</strong>quel une production documentaire régulière<br />

s’est avérée possib<strong>le</strong> dès <strong>le</strong>s années 1920 4, et revenir sur certaines des<br />

constantes qui traversent aussi bien <strong>le</strong>s films de ce cinéaste installé à<br />

Genève, que plus généra<strong>le</strong>ment la production documentaire suisse.<br />

Plutôt que de suivre pas à pas <strong>le</strong>s films de Duvanel, nous voudrions<br />

insister sur certaines constantes qui traversent <strong>le</strong>s titres qu’il signa au<br />

long d’une carrière qui s’étend du milieu des années 1920 jusqu’au début<br />

des années 1970. Outre <strong>le</strong>s qualités évidentes que présentent <strong>le</strong>s films de<br />

Duvanel, plusieurs raisons nous ont mené à nous intéresser à ce corpus<br />

Rubrique cinéma Histoire suisse 163<br />

Histoire<br />

1 Le présent artic<strong>le</strong> est lié à une recherche<br />

menée à l’Université de Zurich (en collaboration<br />

avec Anita Gertiser et Yvonne Zimmermann,<br />

sous la direction de Vinzenz Hediger) et soutenue<br />

par <strong>le</strong> Fonds national suisse de la<br />

recherche scientifique (Berne) : « Ansichten und<br />

Einstellungen : zur Geschichte des dokumentarischen<br />

Films in der Schweiz / Vues et points<br />

de vue : vers une histoire du film documentaire<br />

en Suisse ».<br />

2 On peut penser entre autres à : B comme<br />

Béjart (2002) de Marcel Schübpach, Forget<br />

Bagdad (2002) de Samir, War Photographer<br />

(2001) de Christian Frei, Von Werra (2001) de<br />

Werner Schweizer. Des documentaristes déjà<br />

célèbres comme Jacqueline Veuve, Richard<br />

Dindo ou A<strong>le</strong>xander Sei<strong>le</strong>r ont aussi sorti<br />

récemment l’un ou l’autre film couronné de<br />

succès.<br />

3 Dans Le Temps du 9 mai 2003, Nicolas<br />

Dufour affirmait que « <strong>le</strong>s Suisses se prennent<br />

de passion pour <strong>le</strong> cinéma documentaire ». L’Association<br />

de Réalisatrices/-teurs de Films partage<br />

une opinion similaire, de même que <strong>le</strong>s<br />

dirigeant de Succès Cinéma, instance qui subventionne<br />

des projets en fonction du succès<br />

des films en sal<strong>le</strong>. Voir aussi <strong>le</strong> site Internet :<br />

http ://www.swissfilms.ch/.<br />

4 Il va de soi qu’une production loca<strong>le</strong> avait déjà<br />

donné lieu à l’édition de nombreux films. C’est<br />

cependant dans <strong>le</strong>s années 1920 que se créent<br />

des sociétés dont <strong>le</strong>s activités s’étendent sur<br />

une durée relativement longue.


164<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

5 Sur ce fonds, on lira l’artic<strong>le</strong> de l’archiviste<br />

qui a eu pour mission de l’inventorier et de<br />

<strong>le</strong> conditionner suivant <strong>le</strong>s normes actuel<strong>le</strong>s :<br />

Annette Durussel, « Passage du cinéaste : <strong>le</strong>s<br />

Papiers Char<strong>le</strong>s-Georges Duvanel (1906 -<br />

1975) », in Revue historique vaudoise, 1996,<br />

p. 169 -173.<br />

CHARLES -GEORGES DUVANEL ET SA CAMÉRA DEBRIE<br />

sinon méprisé, du moins largement méconnu. La première est la préservation<br />

quasi intégra<strong>le</strong> à la Cinémathèque suisse des bandes tournées<br />

par <strong>le</strong> cinéaste. Convaincu de la nécessité de conserver <strong>le</strong>s images du<br />

passé, <strong>le</strong> cinéaste avait remis à Freddy Buache l’intégralité de son matériel.<br />

Plus tard, en 1995, la Cinémathèque a pu acquérir un fonds papier<br />

d’une exceptionnel<strong>le</strong> richesse constitué par Duvanel lui-même qui<br />

retrace la production des films, et surtout <strong>le</strong>ur réception critique dans<br />

<strong>le</strong>s journaux du pays et parfois même à l’étranger 5. Enfin, ces films sont<br />

pour une large part représentatifs de mouvements plus généraux de la<br />

production cinématographique en Suisse. Cette représentativité comprend<br />

d’ail<strong>le</strong>urs de multip<strong>le</strong>s aspects : la carrière de Duvanel correspond<br />

pour une large part à cel<strong>le</strong> d’autres documentaristes en Suisse, comme<br />

August Kern ou Adolf Forter ; <strong>le</strong> cinéaste a joui d’une solide réputation<br />

(il est membre de la Chambre suisse du cinéma entre 1942 et 1963, il<br />

est chargé de représenter la Suisse à la Bienna<strong>le</strong> de Venise à la fin des<br />

années 1940, il reçoit des commandes du CICR, des CFF, de la Régie<br />

fédéra<strong>le</strong> des alcools, de la vil<strong>le</strong> de Genève) qui se traduit par une reconnaissance<br />

quasi off<strong>ici</strong>el<strong>le</strong> de ses films par <strong>le</strong>s autorités politiques. Les ai<strong>le</strong>s<br />

en Suisse (1929) se voit accorder <strong>le</strong> haut patronage du Conseil<strong>le</strong>r fédéral<br />

À LA FIN DES ANNÉES 1920<br />

1


Jean-Marie Musy ; la première de L’année vigneronne (1940) se fait en<br />

présence du Conseil<strong>le</strong>r fédéral Enrico Celio et de plusieurs Conseil<strong>le</strong>rs<br />

d’Etat vaudois. Enfin, <strong>le</strong>s films de Duvanel ont servi pour une large part<br />

à construire une image de la Suisse qui correspond, comme nous <strong>le</strong> verrons,<br />

aux orientations off<strong>ici</strong>el<strong>le</strong>s.<br />

S’inventer une formation<br />

Durant <strong>le</strong>s années 1910 et 1920, un cinéaste suisse acquiert sa formation<br />

en autodidacte, en suivant un homme de métier aguerri ou en s’appuyant<br />

sur un savoir inscrit dans une tradition plus établie, la photographie<br />

(Emi<strong>le</strong> Gos, qui est aujourd’hui plus connu pour ses clichés,<br />

servit d’opérateur sur plusieurs films importants des années 1920).<br />

Après avoir suivi une éco<strong>le</strong> de commerce, Duvanel s’est formé auprès<br />

d’Arthur-Adrien Porchet, un opérateur et cinéaste déjà confirmé, dans<br />

une des plus importantes sociétés de la période muette : l’Office cinématographique<br />

de Lausanne fondé en 1923. Plusieurs opérateurs dont<br />

Francis Böniger, Robert Lugeon ou Duvanel, entre autres, se répartissaient<br />

<strong>le</strong>s sujets des actualités hebdomadaires, <strong>le</strong>ur principa<strong>le</strong> activité.<br />

Cette fonction informative – retracer un événement ou rendre compte<br />

d’une activité importante – sert de base à la pratique documentaire d’un<br />

Duvanel, mais aussi à cel<strong>le</strong> de très nombreux autres cinéastes. Encore<br />

dans <strong>le</strong>s années 1950, un film comme Opération béton (1954) que signe<br />

Jean-Luc Godard retrace <strong>le</strong>s travaux de construction du barrage de la<br />

Grande Dixence. Plus généra<strong>le</strong>ment, la réalisation d’actualités et de<br />

sujets plus ou moins développés, constituant parfois des films à part<br />

entière, fait office durant de nombreuses années de colonne vertébra<strong>le</strong><br />

de la production cinématographique en Suisse. La plupart des documentaristes<br />

s’y consacrent plus ou moins régulièrement.<br />

Parallè<strong>le</strong>ment, Duvanel part<strong>ici</strong>pe au tournage d’un des principaux<br />

films muets romands, La vocation d’André Carel (1925) de Jean Choux 6.<br />

Ce détour par la fiction reste cependant marginal dans sa filmographie,<br />

même si l’on peut trouver des éléments de narration, habituel<strong>le</strong>ment<br />

assimilés au régime fictionnel, dans certains de ses films, notamment<br />

dans Les ai<strong>le</strong>s en Suisse, un titre figurant sur la liste des films proposés en<br />

location par l’Office cinématographique qui montre <strong>le</strong>s avantages du trafic<br />

aérien pour l’envoi de courrier rapide. La rédaction de la <strong>le</strong>ttre et son<br />

acheminement donnent lieu à développement de type narratif, alors que<br />

<strong>le</strong> film est globa<strong>le</strong>ment identifié comme « documentaire » dans la presse<br />

de l’époque. Seu<strong>le</strong> une commande de la Coop destinée à promouvoir<br />

la coopérative de consommation s’insère p<strong>le</strong>inement dans la fiction :<br />

Pionniers (Wir bauen auf, 1936) relate <strong>le</strong>s difficultés d’orphelins qui évitent<br />

la séparation et l’institution en ouvrant un dépôt de l’Union suisse des<br />

Histoire 165<br />

6 Cf. Rémy Pithon, « L’art d’abord : La Vocation<br />

d’André Carel », in Cinéma suisse muet,<br />

éd. Rémy Pithon, Antipodes & Cinémathèque<br />

suisse, Lausanne, 2002, p. 91-100. En l’absence<br />

de génériques d’époque et de sources<br />

complémentaires, <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> de Duvanel est cependant<br />

diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> à établir : il est donné parfois<br />

comme assistant-réalisateur, tantôt comme<br />

chef opérateur. Le film a dû jouer un rô<strong>le</strong> important<br />

dans sa carrière, comme en témoigne <strong>le</strong><br />

fait qu’il disposait encore d’une copie en 1955,<br />

avant de la déposer à la Cinémathèque.


166<br />

2<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

PIONNIERS (1936), LE MAGASIN DE L'UNION DES<br />

COOPÉRATIVES<br />

7 Hervé Dumont l’intègre ainsi à son corpus<br />

dans son Histoire du cinéma suisse. Films<br />

de fiction 1896 -1965, Cinémathèque suisse,<br />

Lausanne, 1987, p. 194 -195.<br />

8 Andres Janser, Arthur Ruegg, Hans Richter :<br />

Die Neue Wohnung, Lars Mül<strong>le</strong>r, Baden, 2001.<br />

9 Carl Vincent, Histoire de l’art cinématographique,<br />

Editions du Trident, Bruxel<strong>le</strong>s, 1939,<br />

p. 217. Le film, que nous n’avons pas pu voir,<br />

traite de l’aviation (Die Eroberung des Himmels,<br />

1937). La musique de Darius Milhaud a frappé<br />

<strong>le</strong>s commentateurs à l’époque.<br />

coopératives (fig. 2) 7. On parlait alors de « documentaire romancé » pour<br />

qualifier un film qui, s’appuyant sur une base documentaire – <strong>le</strong>s acteurs<br />

jouent <strong>le</strong>ur propre rô<strong>le</strong>, sur place, là où ils habitent – comporte une<br />

trame narrative.<br />

Un type de production particulier : la commande<br />

Si aujourd’hui la réalisation d’un documentaire naît avant tout d’une<br />

initiative de type artistique suivant la volonté d’un réalisateur et se<br />

traduit par la recherche d’un producteur ainsi que de subventionnements<br />

fédéraux et cantonaux, voire de l’investissement d’une chaîne<br />

de télévision, la procédure a suivi un cours différent pendant plusieurs<br />

décennies. Les films s’inséraient dans un système dit « de commande »<br />

qui voyait des entreprises ou des associations s’appuyer sur <strong>le</strong> film dans<br />

une visée informative et instructive dans <strong>le</strong> but, notamment, de faire<br />

connaître <strong>le</strong>urs activités. Plusieurs entreprises cinématographiques se<br />

consacrèrent en premier lieu à l’élaboration de tels films : la plus importante<br />

société de production en Suisse, la Praesens, avant de devenir<br />

célèbre pour sa production de longs métrages de fiction, tourna des<br />

films de commande comme Ein Werktag de Richard Schweizer, destiné<br />

à soutenir <strong>le</strong> Parti socialiste suisse aux é<strong>le</strong>ctions fédéra<strong>le</strong>s de 1931, ainsi<br />

que des courts métrages publ<strong>ici</strong>taires. La carrière de Duvanel a suivi<br />

une même orientation marquée par la présence de quelques commanditaires,<br />

dont <strong>le</strong>s plus importants sont la Coop, l’Office Central Suisse<br />

du Tourisme, <strong>le</strong> Comité International de la Croix-Rouge, l’Office<br />

Suisse d’Expansion Commercia<strong>le</strong> ou <strong>le</strong>s Chemins de Fer Fédéraux.<br />

Ce phénomène de commande est ainsi largement répandu et permet<br />

aux cinéastes de trouver un espace de travail plus ou moins régulier. Si<br />

certains se plaignent de dépendre du bon vouloir de sociétés ou d’administrations,<br />

ce cadre laisse cependant une certaine marge de manœuvre<br />

aux cinéastes. Il arrive même que certaines entreprises recherchent <strong>le</strong>s<br />

faveurs de cinéastes connus pour <strong>le</strong>ur goût de l’expérimentation. Hans<br />

Richter tourne ainsi plusieurs films, dont Die Neue Wohnung, pour <strong>le</strong><br />

Werkbund, une association d’architectes modernistes 8. L’historien<br />

belge Carl Vincent loue un autre titre du cinéaste al<strong>le</strong>mand tourné en<br />

Suisse : « Hans Richter, l’ancien animateur de l’avant-garde al<strong>le</strong>mande,<br />

a prouvé une nouvel<strong>le</strong> fois par La conquête du Ciel son tempérament si<br />

marqué d’originalité. » 9 La contrainte exercée par <strong>le</strong> commanditaire, qui<br />

imposait <strong>le</strong> sujet et en suivait la préparation, laissait une part productive<br />

au cinéaste qui cherchait, pour sa part, à se démarquer du tout-venant.<br />

De plus, <strong>le</strong>s commanditaires trouvaient manifestement de la satisfaction<br />

dans <strong>le</strong> fait que <strong>le</strong>ur film présente une originalité qui <strong>le</strong>s différencie des<br />

bandes tournées par d’autres sociétés.


Orientations de la production de Duvanel<br />

Si <strong>le</strong>s débuts de sa carrière sont placés sous <strong>le</strong> sceau des actualités et du<br />

reportage, entendu comme un enregistrement fidè<strong>le</strong> d’un événement,<br />

d’autres aspects apparaissent dans son travail, marquant une orientation<br />

complémentaire : <strong>le</strong> cinéaste montre une foi répétée dans <strong>le</strong> pouvoir de<br />

conviction du cinéma, conjuguée avec une recherche de composition<br />

dynamique. Et parfois un souci de la bel<strong>le</strong> image, comme en témoigne<br />

<strong>le</strong> fait que certaines figurent dans des ouvrages ou des revues 10. Le travail<br />

du cinéaste s’inscrit dans un courant de l’entre-deux-guerres qui<br />

montre un attrait pour <strong>le</strong> progrès technique. L’aviation occupe ainsi une<br />

place de choix dans <strong>le</strong> film, Les ai<strong>le</strong>s en Suisse, qui vante la rapidité et<br />

l’efficacité du transport aérien, alors qu’Un vol sur <strong>le</strong>s Alpes assure une vue<br />

exceptionnel<strong>le</strong> sur <strong>le</strong>s sommets enneigés bernois et valaisans.<br />

Ce goût pour <strong>le</strong> sport et l’exploit se retrouve dans plusieurs productions<br />

de la fin des années 1920 et du début des années 1930. Après<br />

avoir off<strong>ici</strong>é comme opérateur lors des jeux d’hiver 1928 à St Moritz<br />

(fig. 3), dont il rapporte Les jeux d’hiver à Davos (film OCL), Duvanel<br />

accompagne une expédition dans l’Himalaya sous la direction du<br />

Prof. Dyhrenfurth en 1930 dont il compose un film : Himatschal, der<br />

Thron der Götter (Himalaya, trône des dieux) 11. L’exploit d’une ascension<br />

dans l’Everest s’inscrit dans un ensemb<strong>le</strong> de transformations socioculturel<strong>le</strong>s<br />

où la technique, conjuguée au goût de l’exploit, prend une<br />

place prépondérante. Par « technique », il faut entendre un ensemb<strong>le</strong><br />

fort vaste, qui comprend aussi bien un développement technologique<br />

poussé que <strong>le</strong> dépassement de soi, <strong>le</strong> corps devenant lui-même part<br />

d’une technique, capab<strong>le</strong> d’escalader un sommet inatteignab<strong>le</strong>. On voit<br />

<strong>ici</strong> la proximité avec <strong>le</strong>s films d’un Arnold Fanck qui, s’il privilégie la<br />

fiction, montre aussi comment l’escalade et <strong>le</strong> ski permettent, en cherchant<br />

<strong>le</strong> dépassement de soi, à dompter <strong>le</strong>s forces naturel<strong>le</strong>s. Dans ce<br />

rapport au monde « moderne », <strong>le</strong> cinéaste filme aussi bien un des raffinements<br />

techniques récents, l’avion, que des techniques nouvel<strong>le</strong>s de<br />

soins aux tubercu<strong>le</strong>ux : Rythme au so<strong>le</strong>il (début des années 1930) expose<br />

<strong>le</strong>s cures de soin menées à Leysin avec notamment des mouvements de<br />

gymnastique qui s’apparentent aux exercices rythmiques mis au point<br />

par Jaques-Dalcroze.<br />

Mais l’engouement pour la technique s’observe avant tout dans<br />

une série de films consacrés à des aspects directement industriels.<br />

Plusieurs titres de Duvanel évoquent une Suisse à la pointe du développement<br />

scientifique et technique. Forces domptées (1934) dresse <strong>le</strong><br />

tab<strong>le</strong>au des efforts nécessités par l’industrie é<strong>le</strong>ctrique dont la principa<strong>le</strong><br />

source réside dans la force hydraulique. L’importance accordée à « la<br />

houil<strong>le</strong> blanche » est d’ail<strong>le</strong>urs une constante de la cinématographie<br />

Histoire 167<br />

10 Duvanel publie deux portfolios illustrés<br />

de photos prises au moment du tournage<br />

et accompagnés des textes des commentateurs,<br />

<strong>ici</strong> deux écrivains prestigieux : Char<strong>le</strong>s-<br />

Ferdinand Ramuz, L’année vigneronne, H. Sack,<br />

Genève, 1940 ; Maurice Zermatten, Il neige<br />

sur <strong>le</strong> Haut-Pays, H. Sack, Genève, 1942. On<br />

trouve aussi des photos de Duvanel dans un<br />

ouvrage de Maurice Zermatten, Les saisons<br />

valaisannes, Victor Attinger, Neuchâtel-Paris,<br />

1948. La revue Formes et cou<strong>le</strong>urs (« Montagne<br />

», n o 2, 1947) publie un reportage signé par<br />

<strong>le</strong> cinéaste, accompagné de nombreuses illustrations<br />

: « Himalaya, <strong>le</strong> trône des dieux » (n.p.).<br />

3<br />

À ST. MORITZ (1928) SUR UN PRATICABLE POUR<br />

FILMER L'ARRIVÉE D'UNE COURSE DE SKI DE FOND<br />

11 Cf. Roland Cosandey, « Cinéma. L’activité<br />

cinématographique en Suisse romande 1919 -<br />

1939. Pour une histoire loca<strong>le</strong> du cinéma »<br />

(« Char<strong>le</strong>s-Georges Duvanel, de l’Himalaya à la<br />

coopérative »), in 19 - 39. La Suisse Romande<br />

entre <strong>le</strong>s deux guerres, Payot, Lausanne, 1986,<br />

p. 257-259.


168<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

12 La Suisse, 21 mars 1941. Fonds Duvanel,<br />

Cinémathèque suisse, cote 7/3 A.1.<br />

documentaire en Suisse. Plusieurs sociétés font réaliser des films didactiques<br />

qui expliquent la nécessité de construire de nouveaux barrages et<br />

des conduites forcées pour répondre à la demande accrue d’énergie, ou<br />

font tourner des reportages sur la construction des installations hydroé<strong>le</strong>ctriques<br />

<strong>le</strong>s plus importantes. Dans <strong>le</strong> prolongement de cette veine<br />

industriel<strong>le</strong>, Duvanel se voit confier une série de films qui illustrent <strong>le</strong><br />

développement du réseau ferroviaire dans l’ensemb<strong>le</strong> du pays et, notamment,<br />

à travers <strong>le</strong>s Alpes. L’appel du Sud (1953) insiste sur <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> central<br />

qu’occupe la Suisse dans <strong>le</strong> trafic entre <strong>le</strong> Nord et <strong>le</strong> Sud de l’Europe en<br />

évoquant l’histoire du passage des Alpes à l’aide de gravures. Le Simplon<br />

(1957) suit un même modè<strong>le</strong> qui donne lieu à une brève reconstitution<br />

historique pour évoquer <strong>le</strong> percement du tunnel. Poésie du rail (1965)<br />

est un film dans <strong>le</strong>quel domine un montage qui <strong>le</strong> fait tendre vers la<br />

symphonie ferroviaire.<br />

En suivant <strong>le</strong>s principa<strong>le</strong>s voies alpines, ces films accordent une<br />

attention toute particulière au paysage. S’il convient de faire comprendre<br />

au spectateur <strong>le</strong>s difficultés qu’il a fallu vaincre pour construire<br />

tel<strong>le</strong> ou tel<strong>le</strong> ligne, il fallait aussi lui donner à contemp<strong>le</strong>r <strong>le</strong> paysage.<br />

C’est à ce niveau que s’articu<strong>le</strong> l’aspect descriptif avec un ancrage plus<br />

national. On peut d’ail<strong>le</strong>urs voir apparaître des changements au cours<br />

des années : si Rythme au so<strong>le</strong>il identifie santé, nation et montagne (dans<br />

une dernière séquence, <strong>le</strong>s enfants guéris effectuent <strong>le</strong>ur gymnastique<br />

devant un panorama montagneux sur <strong>le</strong>quel flotte un drapeau suisse),<br />

d’autres films accentuent encore cette identification de la Suisse à un<br />

lieu de montagnes essentiel<strong>le</strong>ment rural : L’année vigneronne, doté d’un<br />

commentaire de Ramuz, chante <strong>le</strong> travail dans <strong>le</strong>s vignes lémaniques.<br />

Il neige sur <strong>le</strong> Haut-Pays (1943) est consacré au « joies comme aux peines<br />

des montagnards en hiver » 12. Le contexte, la Guerre, explique ce resserrement<br />

sur ces va<strong>le</strong>urs traditionalistes. Mais, dans cette période dite<br />

de « Défense nationa<strong>le</strong> spirituel<strong>le</strong> », Duvanel s’efforce malgré tout de<br />

donner une image contrastée et comp<strong>le</strong>xe du pays. Si la paysannerie<br />

y occupe une place prépondérante, l’industrie n’est pas pour autant<br />

absente des films de cette époque : Raison d’être (1944) insiste à la fois sur<br />

la paysannerie et sur <strong>le</strong> labeur industriel en montrant que <strong>le</strong> dénominateur<br />

commun est ce qu’il appel<strong>le</strong> « l’esprit », c’est-à-dire une foi en l’avenir<br />

qui prend racine dans <strong>le</strong> développement de la matière grise. C’est<br />

d’ail<strong>le</strong>urs un trait récurrent dans <strong>le</strong> discours politique contemporain : on<br />

insiste sur l’absence de matières premières pour montrer que c’est grâce<br />

à l’ingéniosité helvétique qu’un tel développement a été rendu possib<strong>le</strong>.<br />

Ce souci de synthèse – rassemb<strong>le</strong>r un nation dans un idéal commun –<br />

s’exprime à son comb<strong>le</strong> dans Une œuvre, un peup<strong>le</strong> (1940), qui prolonge la<br />

Landi (l’Exposition nationa<strong>le</strong> de 1939) où se trouvaient aussi bien réunis


un village typique (<strong>le</strong> Dörfli, cf. fig. 4), reconstitué sur place avec ferme<br />

modè<strong>le</strong> et fromagerie, qu’un téléphérique (fig. 5) reliant <strong>le</strong>s deux rives du<br />

lac de Zurich où se déroulait l’exposition, attestant ainsi des réussites de<br />

l’industrie des machines. La dernière partie, qui est aussi ce sur quoi se<br />

conclut <strong>le</strong> film, réaffirme un idéal patriotique en évoquant l’image des<br />

trois croix, chrétienne, suisse et humanitaire, ainsi qu’en soulignant la<br />

volonté de défense du peup<strong>le</strong> helvète.<br />

4<br />

UNE ŒUVRE, UN PEUPLE (1940), LE D ÖRFLI,<br />

RECONSTITUTION GRANDEUR NATURE D'UN<br />

VILLAGE DE LA CAMPAGNE ZURICHOISE<br />

UNE ŒUVRE, UN PEUPLE (1940), LE PILIER DU<br />

TÉLÉPHÉRIQUE RELIANT LES DEUX RIVES DU LAC<br />

Un cinéma humaniste<br />

Dans <strong>le</strong>s films de Duvanel se perçoit aussi un humanisme constamment<br />

répété. Une compassion certaine transparaît pour <strong>le</strong>s personnes souffrant<br />

de maladies (la tuberculose en premier lieu) dans Rythme au so<strong>le</strong>il<br />

qui montre <strong>le</strong>s effets bénéfiques d’une cure à Leysin, ou dans …Et la<br />

vie continue (1949) qui insiste sur <strong>le</strong> fait que la maladie peut être jugulée<br />

par la science moderne. De même, Duvanel réalise plusieurs films pour<br />

<strong>le</strong> compte du Comité International de la Croix-Rouge. Selon ce qu’en<br />

rapporte un chroniqueur suite à sa présentation à Genève, « Les errants<br />

de Pa<strong>le</strong>stine [1950] montrent <strong>le</strong>s divers aspects de l’action de secours en<br />

faveur des réfugiés du Proche-Orient » 13. Insistant sur <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> central<br />

du CICR, une série de films montre <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> législatif de l’organisation<br />

qui fait adopter des conventions concernant <strong>le</strong>s prisonniers de guerre<br />

et <strong>le</strong>s réfugiés. A cette mission juridique, <strong>le</strong> CICR adjoint une action<br />

d’aide sur place qui se traduit par l’envoi de délégués dans des camps<br />

de réfugiés et par la visite de camps de prisonniers pour s’assurer que<br />

<strong>le</strong>s détenus sont traités humainement. Tous frères ! (1952), après avoir<br />

montré la ratification du traité de 1949, évoque <strong>le</strong>s différents endroits<br />

où est intervenu <strong>le</strong> CICR (Berlin, Pa<strong>le</strong>stine, Grèce, Corée principa<strong>le</strong>ment).<br />

…Car <strong>le</strong> sang cou<strong>le</strong> encore ! (1958) insiste plus sur l’importance de<br />

la neutralité du CICR qui doit pouvoir intervenir dans n’importe quel<strong>le</strong><br />

partie du globe, comme Port-Saïd, la Pa<strong>le</strong>stine, Budapest et l’Algérie.<br />

Croix-Rouge sur fond blanc (1963) est destiné à célébrer <strong>le</strong> centenaire de la<br />

5<br />

Histoire 169<br />

13 La Tribune de Genève, 30 juin 1950. Fonds<br />

Duvanel, Cinémathèque suisse, cote 12/4 A.1.


170<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

Croix-Rouge en rappelant <strong>le</strong>s étapes qui ont mené à l’établissement de<br />

règ<strong>le</strong>s dans la conduite de la guerre, et en soulignant l’importance des<br />

différentes interventions du CICR, de la guerre austro-prussienne de<br />

1870 aux conflits qui se déroulaient encore à l’époque en Algérie et au<br />

Népal. S’agissant avant tout de films de montage (composés d’extraits<br />

d’actualités ou de reportages), ils sont soutenus par un commentaire<br />

qui délivre un message que <strong>le</strong>s seu<strong>le</strong>s images ne pourraient que suggérer<br />

imparfaitement. La neutralité helvétique permet un engagement humanitaire<br />

dans toutes <strong>le</strong>s régions du monde en évitant toute partialité dans<br />

un conflit armé.<br />

Destin d’une cité (1953) sert de complément à cette série en évoquant<br />

« l’esprit de Genève ». La vil<strong>le</strong> de Calvin, après avoir été un haut lieu du<br />

Refuge protestant et une place d’accueil pour certains philosophes des<br />

Lumières (Voltaire et surtout Rousseau), abrite plusieurs organisations<br />

internationa<strong>le</strong>s comme <strong>le</strong> CICR, mais aussi <strong>le</strong> Bureau International du<br />

Travail et l’Office européen des Nations Unies. Terre d’accueil et de<br />

sagesse, Genève est l’ambassadrice d’une Suisse marquée par un esprit<br />

de tolérance et de compassion pour <strong>le</strong>s plus démunis. Cette perspective<br />

a propagé ce qu’on a appelé l’image de la « Suisse des bons offices »,<br />

intermédiaire entre des peup<strong>le</strong>s qui avaient rompu tout contact, et cel<strong>le</strong><br />

de fer de lance de l’action humanitaire.<br />

Ce faisant, <strong>le</strong> cinéaste suit une orientation plus généra<strong>le</strong> définie par<br />

<strong>le</strong>s autorités du pays. Si dans l’immédiat avant-guerre, on assiste à une<br />

période de repli dite de « Défense spirituel<strong>le</strong> » qui voit une insistance sur<br />

<strong>le</strong> mythe du pays indépendant et capab<strong>le</strong> d’affronter <strong>le</strong>s plus terrib<strong>le</strong>s<br />

épreuves, notamment militaires, dans l’après-guerre, on a cherché à casser<br />

cette image pour en promouvoir une nouvel<strong>le</strong> qui vante l’ouverture<br />

du pays dans une perspective d’aide aux plus démunis.<br />

Un cinéma qui suit un cours off<strong>ici</strong>el<br />

Aussi, la trajectoire de Duvanel épouse pour une large part des courants<br />

d’opinion forts dans la société helvétique. Si <strong>le</strong>s années 1920 et <strong>le</strong>s années<br />

1930 sont marquées par une soif de modernité et une grande confiance<br />

en l’avenir comme en atteste Les ai<strong>le</strong>s en Suisse, <strong>le</strong>s années de guerre comportent<br />

de nombreux films qui insistent davantage sur la mythologie<br />

d’une Suisse rura<strong>le</strong>, traditionnel<strong>le</strong> et chrétienne, notamment L’année<br />

vigneronne, accompagné par un commentaire qui insiste sur <strong>le</strong> caractère<br />

quasi intemporel des gestes effectués dans <strong>le</strong> vignob<strong>le</strong>.<br />

Mais cette orientation ne signifie pas la fin de l’évocation d’aspects<br />

plus industriels. Notamment dans <strong>le</strong>s films commandités par l’Office<br />

suisse d’expansion commercia<strong>le</strong> (Raison d’être, Forces domptées), souvent<br />

destinés à l’étranger, une insistance toute particulière est donnée à


l’excel<strong>le</strong>nce et à la précision du travail réalisé dans <strong>le</strong> pays. Plus que <strong>le</strong><br />

développement industriel, ce qui est mis en avant est une capacité d’innovation<br />

qui permettra de pallier à l’absence de ressources premières.<br />

Raison d’être, images de la vie quotidienne (1944) articu<strong>le</strong> de manière expl<strong>ici</strong>te<br />

regard vers <strong>le</strong> passé et orientation vers <strong>le</strong> futur. S’ouvrant sur des<br />

images d’une cathédra<strong>le</strong>, ce film rappel<strong>le</strong> la foi qui animait <strong>le</strong>s bâtisseurs<br />

médiévaux, foi qui se prolonge maintenant dans <strong>le</strong>s tâches qu’exercent<br />

aussi bien paysans qu’ingénieurs. C’est <strong>le</strong> triomphe de l’esprit sur la<br />

matière, de l’homme sur <strong>le</strong>s éléments naturels qui est magnifié. Le commentaire<br />

final insiste : « Aujourd’hui comme hier, la Suisse, pour garder<br />

sa place dans <strong>le</strong> monde, pour vivre, croit et travail<strong>le</strong>, espère comme<br />

au temps des bâtisseurs de cathédra<strong>le</strong> ». Cette synthèse entre passé et<br />

présent, entre tradition et innovation, s’effectue selon une orientation<br />

chrétienne, ou plutôt calviniste, qui magnifie l’effort des hommes.<br />

Ce ton se retrouve dans <strong>le</strong>s nombreuses bandes célébrant <strong>le</strong> train<br />

que Duvanel a tournées au cours de sa carrière, notamment L’appel du<br />

Sud (1953) ou Le Simplon (1956). L’exploit que représente <strong>le</strong> percement<br />

d’un tunnel, l’é<strong>le</strong>ctrification des voies, mais aussi <strong>le</strong>ur entretien au gré<br />

des saisons, notamment lorsque <strong>le</strong>s intempéries se succèdent, expriment<br />

l’ingéniosité et la persévérance de tous ceux qui y contribuent. Si<br />

Duvanel vante <strong>le</strong>s mérites des différents corps de métier helvétiques, du<br />

plus industrialisé au plus artisanal, il dresse avant tout l’éloge du labeur<br />

humain capab<strong>le</strong> de dompter la nature.<br />

Destin d’un oubli<br />

Plusieurs films de Duvanel ont été intégrés à une rétrospective organisée<br />

par <strong>le</strong> Festival international de cinéma à Nyon en 1984, intitulée « Vendre<br />

la Suisse ou comment promouvoir l’image de marque d’un peup<strong>le</strong> » 14.<br />

Le commentaire accompagnant Raison d’être, images de la vie quotidienne<br />

recè<strong>le</strong> une doub<strong>le</strong> critique : la première juge la « photographie de qualité<br />

insigne » alors que la seconde porte sur <strong>le</strong> commentaire qui est qualifié<br />

de « torrent de per<strong>le</strong>s verba<strong>le</strong>s ». Cette manière d’opposer construction<br />

des images et commentaire oral se retrouve dans la plupart des commentaires<br />

consacrés à l’ancien documentaire helvétique. Au contraire<br />

des concepteurs de la rétrospective de Nyon, <strong>le</strong>s critiques et historiens<br />

insistent plutôt sur la qualité tant de la composition des images que du<br />

montage, dynamique, voire jouant d’effets de rythme 15.<br />

Lorsqu’on cherche à situer ces films sur une échel<strong>le</strong> de qualité absolue,<br />

<strong>le</strong>s conditions de production (une commande) sont oblitérées, de<br />

même que <strong>le</strong>s contraintes qui ont pu peser sur <strong>le</strong>ur élaboration. La comparaison<br />

avec <strong>le</strong> travail d’autres cinéastes en Suisse ou à l’étranger fait<br />

apparaître de profondes similarités avec des films pourtant plus réputés<br />

Histoire 171<br />

14 La couverture du catalogue porte d’ail<strong>le</strong>urs<br />

une image tirée de L’année vigneronne, certainement<br />

<strong>le</strong> film <strong>le</strong> plus connu de Duvanel,<br />

notamment en raison du commentaire écrit<br />

par Ramuz. On y voit un vigneron à contre-jour,<br />

un outil et une hotte à l’épau<strong>le</strong>, sur un escalier<br />

escarpé dans <strong>le</strong>s coteaux de Lavaux.<br />

15 Freddy Buache souligne ainsi la qualité de<br />

la photographie de L’année vigneronne, in Le<br />

cinéma suisse, L’Age d’homme, Lausanne,<br />

1974, p. 82- 87.


172<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

Remerciements à la Cinémathèque suisse pour<br />

<strong>le</strong>s illustrations de cet artic<strong>le</strong>.<br />

et ne justifie pas l’opprobre qui frappe généra<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> documentaire.<br />

Ce patrimoine cinématographique nous donne accès à un répertoire<br />

iconographique et à la mentalité d’une époque.<br />

D’autre part, c’est selon des critères servant à évaluer une production<br />

ultérieure que ces films sont jugés. La disparition de ce cinéma qui<br />

passait en avant-programme dans <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s ou lors de séances spécia<strong>le</strong>s<br />

a frappé d’un caractère d’obso<strong>le</strong>scence cette production documentaire.<br />

C’est en fait la transformation du spectac<strong>le</strong> cinématographique, avec<br />

l’abandon du court métrage documentaire et <strong>le</strong> déplacement du non-fictionnel<br />

vers la télévision, qui rend étrangère à un regard contemporain<br />

l’intégralité de cette production, et non pas <strong>le</strong>s seuls films de Duvanel.<br />

Un aspect qui paraît particulièrement daté est <strong>le</strong> commentaire d’accompagnement.<br />

Or c’est souvent par <strong>le</strong> biais de ces voix over que <strong>le</strong>s<br />

images s’insèrent dans un discours patriotique, didactique ou plus simp<strong>le</strong>ment<br />

informatif. Le malaise que l’on peut ressentir à l’audition d’un<br />

tel commentaire est <strong>le</strong> même que celui que suscite la <strong>le</strong>cture de certains<br />

textes parus à la même période que <strong>le</strong>s films. Maurice Zermatten a ainsi<br />

rédigé plusieurs commentaires pour Duvanel (Il neige sur <strong>le</strong> Haut-Pays, Le<br />

Rhône (1946), Le Simplon, L’Appel du Sud) dont <strong>le</strong> ton souvent ampoulé<br />

rebute <strong>le</strong> spectateur actuel.<br />

De plus, la transformation des pratiques filmiques, avec notamment<br />

l’introduction du son direct, a renforcé la distance qui peut séparer un<br />

spectateur actuel d’avec ces films. Replacés dans <strong>le</strong>ur contexte, œuvres<br />

de commande, réalisés souvent avec des moyens limités, dans une visée<br />

informative, didactique voire publ<strong>ici</strong>taire, ces films font preuve au contraire<br />

d’inventivité aussi bien dans la composition très soignée des plans<br />

que dans un montage souvent a<strong>le</strong>rte qui fonctionne soit par associations<br />

soit par contrastes, tout en élaborant un rythme comp<strong>le</strong>xe d’une grande<br />

vivacité. La facture de certains films laisse paraître une évolution liée à<br />

la marge de manœuvre plus ou moins grande que <strong>le</strong>s commanditaires<br />

laissaient aux cinéastes. Poésie du rail (1965) s’apparente ainsi à une pièce<br />

musica<strong>le</strong> où prime un montage soutenu et dont la quasi-absence de<br />

commentaire tranche avec d’autres films relativement proches dans <strong>le</strong><br />

temps. La Promesse des f<strong>le</strong>urs (1961), une commande de la Régie fédéra<strong>le</strong><br />

des alcools est, au contraire, au service d’un message que délivre une<br />

voix quasi omniprésente. À nos yeux, ce cinéma devrait être jugé à<br />

l’aune de sa production et non selon des critères qui abordent d’emblée<br />

ces films avec un a priori négatif.


Ce jour-là : l’helvétisme de Raul Ruiz<br />

par François Albera<br />

« Walter déclara :<br />

– On ne peut trouver nul<strong>le</strong> part au monde un semblab<strong>le</strong><br />

panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse.<br />

Puis on se remit en marche doucement pour faire une<br />

promenade et jouir un peu de cette perspective. »<br />

Guy de Maupassant, Bel Ami, II, IX.<br />

Le dernier film de Raul Ruiz, Ce jour-là, représentait et présentait la<br />

Suisse au dernier festival de Cannes. Il la représentait comme Oliveira<br />

une année plus tôt, et comme… Alain Resnais, Jacques Rivette et bien<br />

d’autres ont pu être inscrits par <strong>le</strong> Centre suisse du cinéma ou d’autres<br />

instances helvétiques au fronton du cinéma « suisse ». Mais il la présentait,<br />

contrairement à plusieurs des auteurs qu’on vient de citer qui n’ont<br />

pas toujours eu besoin de se déplacer en Suisse pour devenir « suisses ».<br />

On sait que ces paradoxes, un peu dérisoires, naissent d’un écheveau de<br />

contradictions entre l’économique et <strong>le</strong> culturel, <strong>le</strong> diplomatique et l’artistique<br />

que <strong>le</strong>s diverses « intégrations », échanges, co-productions (télé<br />

comme cinéma) et aides publiques démultiplient encore. Il est évident<br />

que rien ne s’oppose en termes juridiques et économiques à appe<strong>le</strong>r<br />

« suisse » un film dont <strong>le</strong> financement est majoritairement helvète,<br />

c’est sa présence comme tel dans une manifestation proclamée artistique,<br />

dans une compétition réunissant des « auteurs » et non des pays<br />

producteurs qui pose un problème. Pourtant, cette question qui peut<br />

éventuel<strong>le</strong>ment se poser pour d’autres cinématographies (on a connu<br />

suffisamment de « transferts », pour employer une notion empruntée<br />

au marché sportif, pour qu’il ne soit pas nécessaire d’insister) résonne,<br />

semb<strong>le</strong>-t-il, autrement dans <strong>le</strong> cas de la Suisse. Par<strong>le</strong>r du Renoir ou du<br />

Lubitsch américain, du Losey ou du Buñuel français a en effet un sens<br />

tout autre qu’aurait l’expression – inimaginab<strong>le</strong> – de Ruiz ou de Chabrol<br />

suisse. Pourquoi ? En raison d’une revendication d’identité nationa<strong>le</strong><br />

des cinémas de Suisse (revendication contradictoire : il y a « <strong>le</strong> » cinéma<br />

suisse, mais il y a tout autant « <strong>le</strong> » cinéma romand ou suisse alémanique<br />

Rubrique cinéma Actualité suisse<br />

173<br />

Actualité


174<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

1 La nationalité des acteurs n’est pas un<br />

trait pertinent puisque dans nombre de films<br />

romands (ou suisses) des années définitoires<br />

du « nouveau cinéma suisse » (donc incontestab<strong>le</strong>ment<br />

suisses) <strong>le</strong>s acteurs ne sont pas<br />

suisses (Bul<strong>le</strong> Ogier, Trintignant, Marie Dubois,<br />

Philippe Léotard, Niels Arestrup, etc.).<br />

2 Pour <strong>le</strong> cinéaste (d’après ses déclarations à<br />

Cannes), cet helvétisme renvoie à Dürrenmatt.<br />

C’est possib<strong>le</strong> comme ce peut être un propos<br />

« diplomatique », quoi qu’il en soit si cette référence<br />

peut enrichir notre approche, el<strong>le</strong> ne la<br />

contredit pas.<br />

3 Cinéma suisse : nouvel<strong>le</strong>s approches, éd.<br />

M. Tortajada, Fr. Albera, Payot, Lausanne,<br />

2000 ; Home Stories. Neuen Studien zu Film<br />

und Kino in der Schweiz. Nouvel<strong>le</strong>s approches<br />

du cinéma et du film en Suisse, éd. V. Hediger,<br />

J. Sahli, A. Schneider, M. Tröh<strong>le</strong>r, Schüren,<br />

Marburg, 2001 ; Cinéma suisse muet, éd.<br />

Rémy Pithon, Antipodes/Cinémathèque suisse,<br />

Lausanne, 2002.<br />

ou encore tessinois) et en raison des traits distinctifs retenus pour définir<br />

cette identité. C’est pourquoi <strong>le</strong> fait que Ruiz présente la Suisse (et,<br />

plus précisément, la région vaudoise située entre Rol<strong>le</strong> et Saint-George)<br />

revêt une certaine importance. Non seu<strong>le</strong>ment il peut se prévaloir d’être<br />

« suisse » en raison des financements de son film, mais il situe l’univers<br />

diégétique de celui-ci en Suisse et même dans un lieu très délimité de la<br />

Suisse et, plus encore, il traite un sujet suisse – en tout cas propre à un<br />

certain « cinéma suisse » (c’est-à-dire romand). Ainsi tous <strong>le</strong>s aspects de<br />

Ce jour-là répondent à une « suissitude » que <strong>le</strong> générique affiche en indiquant<br />

: « un film helvétique de Raoul Ruiz ». Hormis <strong>le</strong> réalisateur qui<br />

n’est pas « d’<strong>ici</strong> », ni même de l’espace francophone, tout dans ce film est<br />

bel et bien « suisse » 1, ce qui nous conduit à nous interroger sur la pertinence<br />

des critères thématiques et dramaturgiques qui rattachent ce film<br />

au « cinéma suisse », puisque <strong>le</strong> maître d’œuvre, <strong>le</strong> metteur en scène est<br />

extérieur à cet ensemb<strong>le</strong>. Ce paradoxe s’accroît encore quand on observe<br />

que ce film est peut-être <strong>le</strong> plus « suisse » du « cinéma suisse » contemporain,<br />

sans pour autant être une parodie ou un pastiche de ce dernier. En<br />

fait, Ruiz fait la démonstration que n’importe qui peut être suisse s’il y<br />

tient, s’il s’efforce de s’inscrire dans un ensemb<strong>le</strong> de traits caractérisés<br />

comme propres à définir ce cinéma. Mais l’extranéité ruizienne ne ruine<br />

pas la pertinence du propos, el<strong>le</strong> se borne à l’objectiver, à <strong>le</strong> sortir de<br />

la problématique de l’expression loca<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> met en question la notion<br />

d’« identité nationa<strong>le</strong> » en tant que liée à l’origine ou à l’appartenance<br />

loca<strong>le</strong>. Enfin, el<strong>le</strong> « bouc<strong>le</strong> » à sa façon <strong>le</strong> discours du « nouveau cinéma<br />

suisse » en opérant un renversement d’un certain nombre de « va<strong>le</strong>urs »<br />

qui <strong>le</strong> caractérisaient.<br />

Il reste que cet exercice ruizien, s’il peut passer, dans une approche<br />

de l’œuvre entière du cinéaste, pour une preuve supplémentaire de sa<br />

capacité à s’approprier des codes et des procédés, comme auparavant il<br />

a pu <strong>le</strong> faire du récit wel<strong>le</strong>sien avec Les trois couronnes du matelot, de la<br />

réf<strong>le</strong>xion klossovskienne avec L’hypothèse du tab<strong>le</strong>au volé, de la disputatio<br />

théologique dans Combat d’amour et de mort, etc., est son seul exemp<strong>le</strong><br />

d’appropriation, ou « d’usurpation », d’une identité nationa<strong>le</strong>. Ruiz n’a<br />

réalisé ni un film « français », ni un film « portugais » ou « espagnol » ou<br />

« chinois » au gré de ses diverses productions. Il a choisi <strong>ici</strong> de réaliser<br />

un « film helvétique », car cette notion peut avoir un sens (<strong>le</strong> choix de<br />

l’adjectif « helvétique » plutôt que « suisse » ou « helvète » ou « helvétien »<br />

apporte une connotation d’off<strong>ici</strong>alité – Confédération helvétique… –<br />

qu’il faudrait interroger) 2.<br />

La question de la construction d’un « cinéma suisse » à partir de<br />

traits distinctifs « nationaux » donne lieu depuis plusieurs années à des<br />

recherches et des publications. On peut donc se borner à y renvoyer 3.


Actualité 175


176<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

4 Voir notamment : Georges Duplain, « Difficultés<br />

d’une production romande », Schweizer<br />

Film Suisse, 3 mars 1944 ; Fernand Gigon,<br />

« Le cinéma suisse fait fausse route », Gazette<br />

de Lausanne, 30 décembre 1944 ; Claude<br />

Bodinier, « Peut-il y avoir un cinéma suisse ? »,<br />

Feuil<strong>le</strong> d’avis de Neuchâtel, 9 février 1945 ;<br />

Fernand Gigon, « Bilan du cinéma suisse »,<br />

Gazette de Lausanne, 17 mars 1945 ; Georges<br />

Jacottet, « Premiers tours de manivel<strong>le</strong> à la<br />

Lécherette », Gazette de Lausanne, 19 janvier<br />

1946 (remerciements à Rémi Néri pour m’avoir<br />

fourni ces références).<br />

5 Eric Berthoud, Audience au français, Editions<br />

du Griffon, Neuchâtel, 1947.<br />

Mais la conjoncture immédiate <strong>le</strong>ur donne un éclat particulier… Le<br />

Ciné-bul<strong>le</strong>tin, organe de la profession cinématographique, vante en<br />

effet en sa « une » du mois de mai dernier l’entreprise « Film Location<br />

Switzerland » vouée à « vendre <strong>le</strong>s montagnes » suisses aux producteurs<br />

étrangers. Qu’un film de Spielberg comporte une scène tournée<br />

à Interlaken, qu’un James Bond débute dans <strong>le</strong>s Alpes, que Claude<br />

Chabrol tourne un film à Lausanne et que <strong>le</strong>s mélodrames indiens<br />

utilisent des paysages de montagne, voilà qui serait de première importance<br />

pour l’industrie et <strong>le</strong> commerce. Ceux du cinéma mais aussi ceux<br />

du tourisme, de l’hôtel<strong>le</strong>rie et de la restauration, puisqu’on incite <strong>le</strong>s<br />

cantons à payer <strong>le</strong>ur entrée dans ce « service », en <strong>le</strong>ur faisant miroiter<br />

<strong>le</strong>s « retombées financières » qu’ils peuvent en attendre (« image »). On<br />

retrouve de la sorte la « spécialité » de la Suisse en matière de cinéma<br />

depuis 1896 qui a été de fournir des paysages, des montagnes et des lacs,<br />

des alpages et des villages. Les opérateurs Lumière filment <strong>le</strong> pays en<br />

suivant <strong>le</strong>s guides touristiques, puis on relève régulièrement dans <strong>le</strong>s<br />

programmes des cinémas <strong>le</strong> documentaire paysager ou <strong>le</strong> drame en altitude,<br />

toujours situé en Suisse. La Suisse comme pays de tournage (c’était<br />

<strong>le</strong> titre du stand helvétique à Cannes dans l’espace du marché), « studio<br />

à ciel ouvert ». Du Berg film à Spielberg, c’est, en somme, la même idéologie<br />

d’une passive prestation nationa<strong>le</strong> adossée à une mythologie de<br />

l’air pur et des sommets immaculés, qui prend un relief singulier par<br />

rapport à deux conjonctures de l’après Deuxième Guerre mondia<strong>le</strong>.<br />

En 1944 - 47, la Suisse romande bruit d’un débat sur la nature et<br />

l’avenir d’un cinéma « suisse » et sur la place de la Romandie dans cette<br />

dénomination. Ce débat qui se mène dans des journaux généralistes<br />

« choisis » comme <strong>le</strong> Journal de Genève et la Gazette de Lausanne, relaie<br />

certaines discussions engagées dans <strong>le</strong> Schweizer Film Suisse, et aboutira<br />

même à quelques brochures et ouvrages 4. Il est adossé à deux aspects,<br />

au moins : d’une part une reconnaissance des films suisses au niveau<br />

international (Marie-Louise, Die <strong>le</strong>tzte Chance), l’essor de la production<br />

et d’institutions centra<strong>le</strong>s en Suisse alémanique qui font craindre la<br />

« germanisation » du cinéma suisse ; d’autre part la diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> renaissance<br />

du cinéma français, certes sorti indemne économiquement de<br />

l’Occupation nazie mais fragilisé par <strong>le</strong>s accords Blum-Byrnes imposés<br />

par <strong>le</strong>s Etats-Unis, faisant craindre son « américanisation »… Ces deux<br />

aspects se réfractent en Romandie dans une manière de conscience de<br />

la spécif<strong>ici</strong>té « suisse-française » que certains font tourner autour de la<br />

question de la langue et de la « défense des frontières ». C’est en particulier<br />

<strong>le</strong> discours d’Eric Berthoud dans son ouvrage au titre giralducien,<br />

Audience au français, qu’éclaire mieux son sous-titre : « Psychomachie du<br />

cinéma romand » 5. La seconde conjoncture est plus connue, c’est cel<strong>le</strong>


qui voit l’émergence d’un « cinéma romand » dans <strong>le</strong>s années 60, <strong>le</strong>quel<br />

en vient même à « représenter » <strong>le</strong> « nouveau cinéma suisse » aux yeux du<br />

monde, renversant la crainte des années 40 6.<br />

Le slogan « Vendons nos montagnes » proclamé par <strong>le</strong> journal de<br />

la « branche » qu’anime Françoise Dériaz (éga<strong>le</strong>ment rédactrice en chef<br />

de feu <strong>le</strong> magazine Films) est donc nettement en retrait par rapport à<br />

ces deux moments de l’histoire du cinéma suisse. Car la question du<br />

paysage demeure centra<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s deux cas, quoique fort différemment<br />

: si Berthoud lie langue (française) et paysage romand en récusant<br />

<strong>le</strong> topos de l’Alpe qui pèse sur tout film « suisse » (il dénonce <strong>le</strong> fait que<br />

la Symphonie pastora<strong>le</strong> transporte <strong>le</strong> lieu choisi par André Gide de la<br />

Brévine au Château-d’Œx), s’il revendique pour <strong>le</strong> cinéma romand<br />

<strong>le</strong> modè<strong>le</strong> de Farrebique et la promotion du « terroir » contre « l’helvétisme<br />

», <strong>le</strong> « national », <strong>le</strong> Groupe 5 et ses alliés, en revanche, vont articu<strong>le</strong>r<br />

un propos critique à l’endroit du paysage. Dans Vive la mort Francis<br />

Reusser dénonce expl<strong>ici</strong>tement l’imagerie du Cervin comme Tanner<br />

dans Messidor ; dans d’autres films, il s’agit de « fuir » <strong>le</strong> pays (La pomme,<br />

Retour d’Afrique). En Suisse alémanique des réalisateurs comme Murer,<br />

Schmid ou Koerfer mettent à <strong>le</strong>ur tour en question <strong>le</strong> paysage et <strong>le</strong>s<br />

va<strong>le</strong>urs qu’il véhicu<strong>le</strong> 7. Cependant <strong>le</strong> « terroir » de Berthoud n’annonce<br />

en rien la mise en vente de « Film Location Switzerland » car il relève de<br />

ce que l’auteur appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> « génie du lieu » auquel on peut sans doute rallier<br />

non seu<strong>le</strong>ment Les petites fugues, certains films de Jacqueline Veuve,<br />

de Claude Champion, <strong>le</strong> « deuxième » Reusser (Seuls) et tout un aspect<br />

du dernier Godard (depuis Sauve qui peut et Lettre à Freddy Buache et plus<br />

récemment Liberté et Patrie) 8 qui instaurent expl<strong>ici</strong>tement un rapport<br />

« positif » au paysage régional, mais aussi bon nombre des films dudit<br />

« nouveau cinéma suisse », en particulier ceux de Soutter et de Goretta.<br />

Il n’y a, ni dans un cas ni dans l’autre, instrumentalisation du « décor<br />

naturel », c’est pourquoi la jubilation du Ciné-bul<strong>le</strong>tin à faire du pays un<br />

« écrin » plutôt qu’un « écran », outre l’absence tota<strong>le</strong> d’ambition pour <strong>le</strong><br />

développement d’un « cinéma suisse » (vive la mondialisation !), semb<strong>le</strong><br />

exprimer une sorte de volonté revancharde à l’égard du « nouveau<br />

cinéma suisse » romand des années 60 dont <strong>le</strong> souvenir ou <strong>le</strong> « cadavre »<br />

pèse décidément très lourd aux yeux de certains 9.<br />

Cette distinction par <strong>le</strong> « génie du lieu » (ou son renversement :<br />

<strong>le</strong> « mauvais génie » du lieu) est-el<strong>le</strong> une des modalités, propre au cas<br />

suisse, de la notion d’« éco<strong>le</strong>s nationa<strong>le</strong>s » instituée par la critique dès<br />

la fin des années 10 ? La volonté de classement et de maîtrise de la<br />

production cinématographique mondia<strong>le</strong> avait en effet conduit Delluc,<br />

Canudo, Moussinac et autres à construire deux catégories, cel<strong>le</strong> d’« éco<strong>le</strong><br />

nationa<strong>le</strong> » et cel<strong>le</strong> d’« auteur ». Cel<strong>le</strong>-là est souvent (chez Delluc) liée au<br />

Actualité 177<br />

6 Ce n’est pas <strong>le</strong> lieu d’y insister, mais <strong>le</strong> texte<br />

de Berthoud pointe toute une série d’enjeux<br />

entre la Suisse romande et la Suisse al<strong>le</strong>mande<br />

qui sont loin d’être inactuels : il relève ainsi que<br />

<strong>le</strong>s Archives du film sont situées à Bâ<strong>le</strong> (c’est,<br />

depuis lors, Lausanne qui a accueilli et développé<br />

la Cinémathèque suisse, mais <strong>le</strong> débat<br />

n’est pas clos), il réclame l’ouverture d’une<br />

faculté de cinéma en Suisse romande (<strong>le</strong>s universités<br />

de Zurich et Lausanne ont simultanément<br />

ouvert un département « cinéma » en 1990<br />

mais sans la dimension pratique qui demeure<br />

confiée aux Eco<strong>le</strong>s de Beaux-Arts, puis <strong>le</strong><br />

Tessin…). Les tendances actuel<strong>le</strong>s à la centralisation<br />

fédéra<strong>le</strong> reposent ces problèmes à<br />

nouveaux frais.<br />

7Sur ces points, voir M. Tortajada, « Cinéma<br />

suisse : comment échapper au paysage narcissique<br />

? », in Derrière <strong>le</strong>s images, Musée<br />

d’Ethnographie, Neuchâtel, 1998 et « Der<br />

Abhang : Eine Berglandschaft ? », Cinema, n o 47,<br />

« Landschaften », Chronos, Zurich, 2002.<br />

8 Notons d’ail<strong>le</strong>urs qu’à la sortie d’À Bout<br />

de souff<strong>le</strong>, <strong>le</strong> critique d’Arts titra son compte<br />

rendu : « Naissance d’un cinéma vaudois ».<br />

9 C’est Vinzenz Hediger qui a formulé avec <strong>le</strong><br />

plus de force l’hypothèse d’un « mythe » formant<br />

obstac<strong>le</strong> à un développement contemporain du<br />

cinéma en Suisse. Il voit dans Aime ton père de<br />

Jacob Berger une liquidation œdipienne bienvenue<br />

du cinéma de Tanner (« Lettre de Zurich », in<br />

Trafic, n o 44, hiver 2002).


178<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

paysage, au pays (<strong>le</strong>s grands espaces américains, la nature, <strong>le</strong> p<strong>le</strong>in air<br />

de l’Europe du Nord), avant de devenir une stylistique. Cette mise en<br />

place rencontre rapidement la question de la circulation des cinéastes :<br />

<strong>le</strong>s Suédois, <strong>le</strong>s Al<strong>le</strong>mands, <strong>le</strong>s Français à Hollywood, <strong>le</strong>s Russes en<br />

France, etc. Une alliance se noue alors entre <strong>le</strong>s deux vo<strong>le</strong>ts : c’est parce<br />

qu’il y a des éco<strong>le</strong>s nationa<strong>le</strong>s (l’expressionnisme al<strong>le</strong>mand, l’onirisme<br />

nordique, etc.), que <strong>le</strong>s auteurs restent eux-mêmes en changeant de pays<br />

(Murnau, Sjöström aux Etats-Unis). On en vient même à inventer des<br />

catégories (« <strong>le</strong>s Viennois à Hollywood ») qui ont toujours <strong>le</strong>urs partisans.<br />

Il y a une solidarité entre ces deux théories esthétiques – qui ont,<br />

bien entendu, <strong>le</strong>urs modè<strong>le</strong>s dans l’histoire de l’art (Poussin « peintre<br />

français »). En quelque sorte l’auteur, dans <strong>le</strong>s années 20 et suivantes,<br />

c’est celui qui exprime la culture dont il est l’héritier ou <strong>le</strong> dépositaire, y<br />

compris en exil. Ce dispositif d’analyse a deux effets – parmi d’autres :<br />

d’un côté il occulte une réalité socia<strong>le</strong> et économique du cinéma qui<br />

internationalise <strong>le</strong>s « auteurs » : Léonce Perret, Gaston Ravel, Maurice<br />

Mariaud, Maurice Tourneur, pour ne citer qu’eux sont autant français<br />

qu’américains, portugais ou espagnols ; d’un autre, il suscite généra<strong>le</strong>ment<br />

l’hostilité quand un auteur « étranger » entend s’approprier des<br />

va<strong>le</strong>urs culturel<strong>le</strong>s nationa<strong>le</strong>s de son pays d’accueil : Max Ophuls ne<br />

peut comprendre Maupassant…<br />

Le développement de la « politique des auteurs » à la fin des<br />

années 50 dissocie <strong>le</strong>s auteurs des éco<strong>le</strong>s nationa<strong>le</strong>s, tant l’accent est<br />

porté sur l’individu créateur transcendant ses conditions de travail, de<br />

production (Truffaut oppose des auteurs comme Bresson, Cocteau au<br />

« cinéma français » récusé en bloc). On dira bien qu’il y a un « Renoir<br />

français » ou un « Hitchcock anglais », mais pour mettre tout <strong>le</strong> poids sur<br />

<strong>le</strong> nom de l’auteur, non pour considérer sa doub<strong>le</strong> appartenance ou des<br />

déterminations différentes. Georges Sadoul essaie en vain de catégoriser<br />

la « Nouvel<strong>le</strong> vague » comme « Eco<strong>le</strong> de Paris », <strong>le</strong>s intéressés récusant<br />

ce classement.<br />

La tendance qui succède à la politique des auteurs (en crise autour<br />

de 68), est cel<strong>le</strong> du « nouveau cinéma » et des « nouveaux cinémas » qui<br />

redonnent une identité nationa<strong>le</strong> forte autour d’une culture (histoire,<br />

politique, langue, etc.) à des productions qui, dans <strong>le</strong> même temps,<br />

rompent avec <strong>le</strong>s stéréotypes des « éco<strong>le</strong>s nationa<strong>le</strong>s » et avec <strong>le</strong>s va<strong>le</strong>urs<br />

nationa<strong>le</strong>s. Autant dire que ces « cinémas nationaux » sont des cinémas<br />

d’auteurs mais d’auteurs qui tirent <strong>le</strong>ur légitimité d’un lien de contestation,<br />

de contre-histoire, de critique de <strong>le</strong>ur société. Rocha, Polanski,<br />

Passer, Jancso, Konchalovski, Bertoluccci…<br />

La revue Cinéma présente chaque mois un « nouveau cinéma »<br />

national et <strong>le</strong>s Cahiers du cinéma contribuent éga<strong>le</strong>ment massivement


à ce discours qui trouve, outre <strong>le</strong>s revues, des festivals comme Pesaro,<br />

Locarno pour s’exprimer, des livres pour être présenté, des ciné-clubs<br />

pour être exemplifié.<br />

Depuis lors, on sait que <strong>le</strong>s « nouveaux cinémas », tous liés à des<br />

interventions publiques déterminées – <strong>le</strong> plus souvent par prélèvement<br />

d’un pourcentage sur <strong>le</strong>s recettes des films commerciaux (américains) –,<br />

correspondant à des situations socia<strong>le</strong>s et politiques d’Etat revendiquant<br />

une certaine image d’indépendance culturel<strong>le</strong> (en Amérique latine et<br />

centra<strong>le</strong>, des pouvoirs ambigus ou franchement nationalistes comme<br />

celui de Peron ou Varga) ou à des régimes carrément étatiques comme<br />

ceux des pays socialistes et issus de la décolonisation (Egypte, Algérie,<br />

etc.), ces nouveaux cinémas sont choses du passé. Une vingtaine de pays<br />

au moins dont la production était quantitativement et qualitativement<br />

remarquab<strong>le</strong> dans <strong>le</strong>s années 60 -70 ont pratiquement cessé de produire<br />

ou ne concèdent qu’à des initiatives indépendantes isolées <strong>le</strong> soin de perpétuer<br />

<strong>le</strong> fantôme de <strong>le</strong>ur « cinéma national 10 ». La plupart de ces pays<br />

étaient et sont demeurés sinon pauvres du moins dominés et <strong>le</strong>ur choix<br />

d’inexister quand il ne fut pas « librement consenti » par désintérêt ou<br />

lâcheté étatiques <strong>le</strong>ur fut imposé par <strong>le</strong> chantage économique (« aide »,<br />

etc.) qu’exercent <strong>le</strong>s grandes organisations capitalistes mondia<strong>le</strong>s (FMI,<br />

OMC, Banque mondia<strong>le</strong>) et certaines puissances (Etats-Unis en tête).<br />

Mais certains pays riches comme <strong>le</strong> Canada, la Suisse ou l’Italie ont<br />

éga<strong>le</strong>ment procédé à une liquidation d’un certain type de cinéma (celui<br />

qu’on appelait « nouveau ») même s’ils perpétuent une production nationa<strong>le</strong><br />

et qu’ils ont augmenté <strong>le</strong>urs aides publiques.<br />

C’est dans ce contexte qui occupe tout de même trois ou quatre<br />

décennies au XX e sièc<strong>le</strong>, qu’il est intéressant de replacer Ruiz et son<br />

film « helvétique ».<br />

Apparu au Chili, comme un de ces jeunes auteurs novateurs lié à<br />

un substrat culturel national ou régional et engagé politiquement dans<br />

la situation socia<strong>le</strong> loca<strong>le</strong> (auprès d’Al<strong>le</strong>nde), Ruiz, de manière quasi<br />

prototypique, tourne Tres tristes tigres en 1968 au Chili, est sé<strong>le</strong>ctionné<br />

par Buache à Locarno de manière tout à fait « cavalière » (une brève conversation<br />

téléphonique transatlantique) et il remporte un prix ex-aequo<br />

avec Tanner et son Char<strong>le</strong>s mort ou vif et Istvan Szabo. Des cinéastes<br />

appartenant à une même mouvance pour <strong>le</strong>s « cinéphi<strong>le</strong>s » de l’époque,<br />

quoique profondément différents, singuliers. L’époque, il est vrai, cultivait<br />

la différence comme critère de rapprochement, si l’on peut dire, et<br />

non la ressemblance ou <strong>le</strong> dénominateur commun. Il n’est pas rare de<br />

dire alors combien il paraît formidab<strong>le</strong> que <strong>le</strong>s Tchèques qui forment<br />

une entité (sinon une éco<strong>le</strong>) soient si différents <strong>le</strong>s uns des autres. Ou <strong>le</strong>s<br />

Hongrois ou <strong>le</strong>s Brésiliens. « Que 100 f<strong>le</strong>urs s’épanouissent ».<br />

Actualité 179<br />

10 Quand ce n’est pas à l’aide étatique des<br />

anciens colonisateurs (France-Afrique, Espagne-<br />

Amérique latine, etc.).


180<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

11 Guglielmo Volonterio, « Considerazzioni sul<br />

cinema svizzero », in Il cinema svizzero, Catalogo<br />

della Mostra internaziona<strong>le</strong> del cinema libero di<br />

Porreta Terme, Bologne, 1974 ; « Il cinema svizzero<br />

et l’immigrazione italiana », in La bienna<strong>le</strong><br />

di Venezia. Cinema svizzero oggi, Venise,<br />

octobre-novembre 1974 ; « Considerazioni sul<br />

cinema svizzero ovvero la realtà negata e rinnegata<br />

», in Il film svizzero, Communi di Gallipoli-<br />

Melpignano, Lecce, 1982 ; « Il cinema svizzero,<br />

dalla metafora del limbo alla geometria dell’assurdo<br />

», in Bianco e nero, n o 1, 1987.<br />

Trente-trois ans plus tard, Ruiz retrouve la Suisse alors qu’il vit et<br />

travail<strong>le</strong> en France (et ail<strong>le</strong>urs) depuis <strong>le</strong> coup d’Etat de Pinochet au<br />

Chili. Ruiz chilien, Ruiz exilé est toujours Ruiz, mais rien n’interdit<br />

d’envisager dans son œuvre une stratégie d’intégration, généra<strong>le</strong>ment<br />

sans concession, nul<strong>le</strong>ment servi<strong>le</strong>, à la culture d’accueil. Quoi qu’il en<br />

soit, se trouvant en situation de tourner un film en Suisse, Ruiz dont<br />

la pulsion intertextuel<strong>le</strong> ne se dément jamais, s’efforce de réaliser un<br />

film qui est une quintessence de « cinéma suisse », de « cinéma national<br />

», de « jeune cinéma suisse ». On mesurera la différence avec Merci<br />

pour <strong>le</strong> chocolat qui est, certes, situé à Lausanne mais s’abstrait de toute<br />

implication profonde dans <strong>le</strong> lieu, hormis quelques idées reçues (dont<br />

<strong>le</strong> chocolat) et une certaine cohérence géographique dans <strong>le</strong>s itinéraires<br />

(qui a permis à 24 heures de publier la carte des itinéraires du film).<br />

Ruiz reprend donc <strong>le</strong>s topoi du cinéma romand de Tanner, Soutter,<br />

Goretta (notamment, car Godard hante éga<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>s lieux) et <strong>le</strong>s exacerbe<br />

jusqu’à faire bascu<strong>le</strong>r ce monde dans un grand guignol sinistre et<br />

hilarant à la fois par excès de normalité. Autant dire qu’il nous propose<br />

une vision « nouveau cinéma suisse » d’une Romandie purgée de toute<br />

dissidence, de toute révolte, de toute contestation. La folie, <strong>le</strong> capital, la<br />

police, la propriété, <strong>le</strong> travail, tous ces ingrédients satirisés dans <strong>le</strong>s films<br />

du Groupe 5 sont <strong>ici</strong> non point moqués ou combattus mais exaltés à<br />

l’excès, jusqu’à l’horreur. En même temps, certains traits de personnages<br />

familiers à l’univers de Soutter et Tanner – comme <strong>le</strong> coup<strong>le</strong> emblématique<br />

des Arpenteurs et de La salamandre (Bideau et Denis) – sont grossis<br />

jusqu’à faire bascu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s caractères dans <strong>le</strong>ur contraire (ils sont flics).<br />

L’apparition d’un visiteur incongru à la porte vitrée d’une maison de<br />

campagne (comme dans un Soutter), l’omnipotence d’un pater familias,<br />

<strong>le</strong>s arrangements polit<strong>ici</strong>ens locaux, une jeune femme hors du temps…<br />

Tout un ensemb<strong>le</strong> d’éléments latents dans ce cinéma de contestation<br />

(machisme, emporte-pièce, cynisme, passivité) se trouvent dotés d’un<br />

exposant qui <strong>le</strong>s transforme en <strong>le</strong>ur contraire ou <strong>le</strong>s « accomplit ».<br />

Si l’on reprend l’un des meil<strong>le</strong>urs analystes de la thématique du<br />

cinéma suisse des années 60 -70, Guglielmo Volonterio, qui articulait<br />

analyse du récit et sociologie 11, on retrouvera dans ce film la plupart<br />

des traits qui lui paraissaient définitoires alors, augmentés de figures<br />

ultérieures développées notamment par Klärer.<br />

Le choix presque « excessif » lui aussi d’une région bien délimitée<br />

(entre Rol<strong>le</strong> et Saint-George), renchérissant sur ce choix fréquent chez<br />

Tanner (Le milieu du monde, La femme de Rose Hill), Godard et Miévil<strong>le</strong><br />

(Lou n’a pas dit non), nous ramène à des questions déjà envisagées plus<br />

haut. Là encore Ruiz systématise des figures et des procédés courants<br />

dans <strong>le</strong> corpus de films rattachés au « nouveau cinéma suisse ». Au


moment même où <strong>le</strong>s cinéastes suisses partent, errent, prennent <strong>le</strong><br />

Transsibérien (Amiguet), ou vont d’une gare à l’autre à travers l’Europe<br />

(Klopfenstein), parcourent <strong>le</strong> Portugal, l’Espagne après l’Irlande<br />

(Tanner), Ruiz restreint encore la portion de territoire qu’il explore. Du<br />

coup, sa vision des lieux apparaît comme l’une des plus intenses qui ait<br />

jamais été donnée : qui a montré comme il <strong>le</strong> fait l’omniprésence mystérieuse<br />

et bon enfant ( ?) de l’armée dans <strong>le</strong> paysage suisse ? Ou la qualité<br />

du crépi gris foncé des auberges de villages (« la Croix fédéra<strong>le</strong> »), ou la<br />

présence sur <strong>le</strong>s tab<strong>le</strong>s de restaurant de ces petites boîtes cylindriques<br />

d’herbes aromatiques salées – qui, <strong>ici</strong>, d’éléments de décor deviennent<br />

pivot de la construction narrative.<br />

En reprenant la figure du « fou » mais en en faisant <strong>le</strong> parangon de<br />

la normalité (économie du secret, crimes d’Etat, institutionnalisation de<br />

l’irresponsabilité), Ruiz renverse l’un des procédés critiques du cinéma<br />

suisse où la folie était déviance socia<strong>le</strong>. Reste <strong>le</strong> paysage, mais désormais<br />

« invendab<strong>le</strong> », in-louab<strong>le</strong>, ayant perdu toute innocence et pureté,<br />

devenu théâtre du crime.<br />

Actualité 181


182 Rubrique cinéma suisse<br />

Actualité<br />

ON DIRAIT LE SUD<br />

À nouveau du nouveau dans <strong>le</strong> cinéma suisse<br />

L’affaire Vincent Pluss et <strong>le</strong> cinéma romand<br />

par Maria Tortajada<br />

On dirait <strong>le</strong> Sud a créé l’événement à So<strong>le</strong>ure en remportant <strong>le</strong> Prix du<br />

cinéma suisse. Le film de Vincent Pluss, qui n’avait obtenu aucune aide<br />

fédéra<strong>le</strong> et que la télévision avait refusé de soutenir financièrement, a fina<strong>le</strong>ment<br />

obtenu la distinction majeure du jury présidé par Daniel Schmid.<br />

L’affaire a sou<strong>le</strong>vé une controverse dans <strong>le</strong>s milieux professionnels du<br />

cinéma. L’accueil en Suisse romande a été pour sa part enthousiaste.<br />

C’est que <strong>le</strong> film mérite d’être remarqué. Comme objet esthétique<br />

d’abord, car il propose au spectateur de s’immerger dans une histoire<br />

contemporaine, qui traite de la place d’un père au sein de sa famil<strong>le</strong><br />

éclatée, de son rô<strong>le</strong>, de sa quête et de sa liberté, qui est peut-être aussi<br />

une irresponsabilité : cette indécision est au cœur du film. Au lieu de<br />

résoudre la question pour <strong>le</strong> spectateur sur un ton bien-pensant, il <strong>le</strong><br />

pousse à envisager lui-même <strong>le</strong>s solutions au problème, peut-être insolub<strong>le</strong>.<br />

C’est dire que l’intérêt ne tient pas seu<strong>le</strong>ment à la petite histoire<br />

que l’on peut résumer dans un synopsis, mais à la manière de la raconter.<br />

Toute entière construite comme une montée vers la crise, sorte de<br />

psychodrame qui trouve sa résolution momentanée dans l’image fina<strong>le</strong><br />

du père et des deux enfants, l’aventure est conduite par une caméra<br />

part<strong>ici</strong>pante qui fait corps avec <strong>le</strong>s acteurs. Leur jeu se fonde sur l’improvisation<br />

grâce à la construction en acte des personnages et à des<br />

trames narratives préélaborées comme diverses options de jeu, réserve<br />

dans laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s comédiens puisent <strong>le</strong> schème des réactions de <strong>le</strong>ur<br />

personnage. Cette technique, qui fait du travail sur <strong>le</strong> scénario et de la<br />

direction d’acteurs deux démarches inséparab<strong>le</strong>s l’une de l’autre, introduit<br />

une incertitude entre ce qu’apporte l’acteur de son individualité et<br />

la part fictive et construite du personnage. El<strong>le</strong> permet de produire un<br />

effet de part<strong>ici</strong>pation dérangeante du spectateur, qui s’implique émotionnel<strong>le</strong>ment<br />

sans pouvoir s’associer complètement à des personnages<br />

qui échappent à tout manichéisme. Un tel résultat ne s’obtient pas « en<br />

deux jours » – même si <strong>le</strong> tournage s’est fait en un week-end, comme<br />

nombre d’entretiens et d’artic<strong>le</strong>s <strong>le</strong> soulignent. Ce qui frappe donc,


c’est <strong>le</strong> professionnalisme, à entendre comme la maîtrise des méthodes<br />

de travail fondées, nous l’avons dit, sur une technique de jeu, sur un<br />

certain type de direction d’acteurs, sur une « écriture » du scénario qui<br />

échappe au découpage déroulant dialogues, scènes et séquences, mais<br />

aussi sur un filmage adapté à la captation de l’instant et sur un montage<br />

qui charpente à proprement par<strong>le</strong>r l’histoire en définissant <strong>le</strong>s moments<br />

de tension.<br />

Ce type de démarche a déjà été exploré de différentes manières<br />

dans l’histoire du cinéma, que l’on cherche du côté du cinéma direct,<br />

avec Jean Rouch et <strong>le</strong>s cinéastes qui s’en sont inspirés, Jacques Rozier,<br />

Maurice Pialat, que l’on regarde du côté de John Cassavetes qui mise sur<br />

l’improvisation et la captation de l’état de crise, pour ne pas citer, plus<br />

récemment, Lars Von Trier dans un film comme Les idiots (Idioterne,<br />

1998). Les résultats sont divers, mais des traits de méthode réunissent<br />

ces pratiques. L’événement a pourtant été ressenti d’emblée en Suisse<br />

romande comme une secousse, comme une nouveauté dans <strong>le</strong> contexte<br />

helvétique. Citons <strong>le</strong>s titres : « On dirait un nouveau cinéma suisse »<br />

(Thierry Jobin, Le Temps/Sortir, 20.2.03), « Vincent Pluss fait souff<strong>le</strong>r un<br />

vent nouveau sur <strong>le</strong> cinéma suisse » (Pascal Gavil<strong>le</strong>t, Tribune de Genève,<br />

22-23.2.03), « Cinéma suisse, vague nouvel<strong>le</strong> » (Nicolas Dufour, Le<br />

Temps, 19.2.03), « Une nouvel<strong>le</strong> vague du cinéma helvétique » (Laurent<br />

Asséo, La Côte, 18.2.03). Et encore : « On dirait <strong>le</strong> Sud vivifie <strong>le</strong> cinéma<br />

suisse » (Pascal Gavil<strong>le</strong>t, Tribune de Genève, 19.2.03), « Cinéma suisse :<br />

un signe, enfin » (Freddy Buache, Le Matin, 16.2.03), « Le réalisateur<br />

Vincent Pluss veut réveil<strong>le</strong>r <strong>le</strong> cinéma suisse » (ats, La Côte, 18.2.03) 1.<br />

Si on par<strong>le</strong> de « nouveau », c’est que ce type de démarche esthétique<br />

apparaît comme peu exploité en Suisse, paradoxa<strong>le</strong>ment pourrait-on<br />

dire, car el<strong>le</strong> est à même de produire des films de haute tenue avec des<br />

moyens limités. C’est en venir à l’autre aspect de la « nouveauté » ressentie,<br />

qui relève de l’acte de production indépendant assumé par ceux<br />

qui ont fabriqué ce film, <strong>le</strong> réalisateur et <strong>le</strong>s scénaristes en tête, bien<br />

qu’il s’agisse d’une entreprise col<strong>le</strong>ctive propre à ce type de démarche.<br />

Ce cinéaste, allié à ses deux scénaristes, Laurent Toplitsch et Stéphane<br />

Mitchell, et à Luc Peter dans <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> du cameraman, ce cinéaste « qui n’a<br />

encore rien fait »… ou presque et qui n’est pas reconnu par <strong>le</strong> système<br />

helvétique d’aide au cinéma a réalisé son premier long métrage de fiction<br />

sans soutien financier.<br />

Mais qu’y a-t-il de nouveau là-dedans ? Quel<strong>le</strong> place peut-il y avoir<br />

dans <strong>le</strong> champ 2 du cinéma suisse pour une tel<strong>le</strong> démarche ? À travers cet<br />

événement, qui inclut <strong>le</strong> processus qui mène au film, <strong>le</strong> film lui-même,<br />

et sa réception, nous allons essayer de comprendre un peu de ce qui se<br />

passe dans <strong>le</strong> cinéma suisse, et plus particulièrement suisse romand 3. Il<br />

Actualité 183<br />

1 Ajoutons, parmi d’autres passages : « une tentative<br />

réussie pour sortir <strong>le</strong> septième art national<br />

de son long sommeil » (Freddy Buache,<br />

« Cinéma suisse : un signe, enfin », in Le Matin,<br />

16.2.2003), ou « Ce serait rêver à la recette<br />

d’un renouveau après laquel<strong>le</strong> <strong>le</strong>s producteurs<br />

courent depuis des décennies » (Nicolas<br />

Dufour, « Un espoir pour <strong>le</strong> cinéma suisse », in<br />

Le Temps, 19.2.2003).<br />

2 La notion de « champ » est à entendre dans<br />

<strong>le</strong> sens de « champ culturel » : un espace social<br />

dans <strong>le</strong>quel se trouvent situés, par une « structure<br />

de relations objectives » et d’« interactions<br />

», des agents qui contribuent à produire<br />

des œuvres culturel<strong>le</strong>s. Voir notamment Pierre<br />

Bourdieu, Les règ<strong>le</strong>s de l’art. Genèse et structure<br />

du champ littéraire, Seuil, Paris, 1998<br />

[1992], p. 297-303.<br />

3 La réf<strong>le</strong>xion menée <strong>ici</strong> concernera avant tout<br />

<strong>le</strong> débat dans l’espace francophone. Nous<br />

nous concentrerons sur la réception en Suisse<br />

romande parce que son homogénéité fait sens<br />

et afin d’éviter d’introduire une autre variab<strong>le</strong><br />

dans l’analyse, cel<strong>le</strong> qui régit <strong>le</strong>s rapports culturels<br />

et économiques du cinéma romand et du<br />

cinéma alémanique. C’est une question qu’il<br />

conviendrait de poser à partir de la comparaison<br />

entre l’accueil que ce film a reçu dans <strong>le</strong>s<br />

deux régions linguistiques.


184<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

4 À propos du film de Vincent Pluss : « À la<br />

fin des années 60, M. Soutter, Alain Tanner,<br />

Claude Goretta avaient créé <strong>le</strong> nouveau cinéma<br />

suisse en tournant <strong>le</strong> dos à l’establishment de<br />

l’époque. Leurs films étaient éga<strong>le</strong>ment fauchés,<br />

et fabriqués entre copains. Quarante ans<br />

après, <strong>le</strong>s longs métrages Pluss et Meier inaugurent-ils<br />

une seconde ‹ nouvel<strong>le</strong> vague › helvétique<br />

? » (Laurent Asséo, op. cit.).<br />

5 Thierry Jobin, op. cit.<br />

6 Voir sa chronique à propos du film de Vincent<br />

Pluss : « Ce charivari du sty<strong>le</strong> fait songer, soumis<br />

au tempérament contemporain, à ce que<br />

fit La lune avec <strong>le</strong>s dents, de Michel Soutter,<br />

détruit par <strong>le</strong>s siff<strong>le</strong>ts en 1967 à Locarno. Ce<br />

que la critique de l’époque ne vit pas dans cette<br />

description de la sortie, amère et drô<strong>le</strong>, de<br />

l’ado<strong>le</strong>scence à ce moment-là porta <strong>le</strong>s fruits<br />

que l’on sait deux ou trois ans plus tard. Souhaitons<br />

que cette équipe, qui sait de quoi et<br />

comment par<strong>le</strong>r, ouvrira des voies identiques »<br />

(Freddy Buache, op. cit.).<br />

faut donc commencer par ce que, à travers la réf<strong>le</strong>xion sur ce film, l’on<br />

dit du cinéma suisse, de la manière dont on <strong>le</strong> présente, <strong>le</strong> décrit, l’identifie,<br />

car ces définitions justifient parfois la possibilité d’en prévoir ou<br />

d’en dicter l’avenir.<br />

Le roman familial du cinéma<br />

Ce qui n’est certainement pas nouveau dans l’événement, c’est de <strong>le</strong><br />

qualifier de « nouveau ». Cette topique est bien connue dans l’histoire<br />

du cinéma et se lit de manière expl<strong>ici</strong>te dans <strong>le</strong>s titres cités : la Nouvel<strong>le</strong><br />

Vague française en est <strong>le</strong> parangon, prônant <strong>le</strong> cinéma des « jeunes »<br />

contre <strong>le</strong>s anciens, <strong>le</strong>s cinéastes institutionnalisés, au nom d’un renouveau<br />

des sujets considérés comme plus « actuels » et avec des choix esthétiques<br />

revendiqués en rupture avec <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> dominant. Les « nouveaux<br />

cinémas » des années 70, eux aussi articulés au paradigme du « nouveau »<br />

par <strong>le</strong>ur appellation générique, cinema novo, « nouveau cinéma tchèque »,<br />

paradigme auquel part<strong>ici</strong>pe aussi <strong>le</strong> « nouveau cinéma suisse », ont développé<br />

pour <strong>le</strong>ur part un discours social et politique dans <strong>le</strong>ur pratique<br />

du cinéma, el<strong>le</strong> aussi en rupture esthétique avec <strong>le</strong>s conventions. Si<br />

l’allusion même au modè<strong>le</strong> historique de la Nouvel<strong>le</strong> Vague introduit<br />

impl<strong>ici</strong>tement la question des « jeunes » et des « vieux », cette référence<br />

apparaît très clairement dans <strong>le</strong>s comptes rendus du film de Vincent<br />

Pluss dès qu’il s’agit de renvoyer à l’histoire immédiate du cinéma suisse,<br />

cel<strong>le</strong> qui justement a à voir avec <strong>le</strong> « nouveau cinéma suisse », dont <strong>le</strong>s<br />

cinéastes du Groupe 5, notamment Alain Tanner, Michel Soutter,<br />

Claude Goretta, ont été des précurseurs sur <strong>le</strong> plan national. Ce sont <strong>le</strong>s<br />

modè<strong>le</strong>s du « nouveau » dans l’espace du cinéma suisse, ceux auxquels<br />

on se réfère pour renvoyer à une réussite, bien que circonscrite dans<br />

<strong>le</strong> temps, à la fois sur <strong>le</strong> plan esthétique et sur <strong>le</strong> plan de la démarche<br />

de production 4. Dire que On dirait <strong>le</strong> Sud révè<strong>le</strong> du « nouveau » est a<br />

priori une manière d’affirmer que c’est un retour du nouveau, un phénomène<br />

que l’on reconnaît à certains traits et sur <strong>le</strong>quel on compte,<br />

car la recette a permis de faire apparaître une forme de cinéma suisse,<br />

avec ses spécif<strong>ici</strong>tés propres, etc. Le registre du nouveau reconduit <strong>le</strong><br />

schème des générations pour distinguer ceux qui ont fait <strong>le</strong>urs preuves<br />

et ceux qui en sont à <strong>le</strong>urs premiers longs métrages : l’événement Pluss<br />

a permis de développer une variante sur ce thème : la réconciliation.<br />

Ainsi, Le Temps/Sortir commente avec enthousiasme « la poignée de<br />

mains reconnaissante d’une génération vers une nouvel<strong>le</strong> » 5 soulignant<br />

que, non seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> cinéaste D. Schmid a pesé dans <strong>le</strong> choix du prix<br />

du cinéma suisse, mais que F. Buache 6 a pris lui aussi la défense du film<br />

après avoir soutenu depuis ses débuts <strong>le</strong> « nouveau cinéma suisse » des<br />

années 60 -70. Sur fond de guerre, <strong>le</strong>s retrouvail<strong>le</strong>s : « Il paraît désormais


clair qu’un mouvement nouveau est amorcé. Du moins, <strong>le</strong>s pères l’appel<strong>le</strong>nt-ils<br />

de <strong>le</strong>urs vœux » 7. Le fait doit être effectivement remarqué :<br />

nous y reviendrons.<br />

On constate que la référence au « nouveau cinéma suisse » et tout<br />

particulièrement au Groupe 5, donné en parangon, pose problème de<br />

manière généra<strong>le</strong> : c’est un présupposé que la notion même de réconciliation<br />

impose. En faisant jouer <strong>le</strong> rô<strong>le</strong> des pères aux cinéastes du<br />

nouveau cinéma, on construit la référence selon <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du conflit<br />

de générations pour désigner <strong>le</strong> rapport de force qui s’instal<strong>le</strong> entre <strong>le</strong>s<br />

différents cinéastes face à la distribution des aides au cinéma. Il faut – ou<br />

il ne faut pas, cela reste à voir – se révolter contre <strong>le</strong>s pères, <strong>le</strong>s autorités,<br />

<strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s ; ou alors il faut se réconcilier ; il faut que <strong>le</strong>s pères écoutent<br />

<strong>le</strong>s jeunes, qu’ils admettent <strong>le</strong>ur différence, qu’ils sachent <strong>le</strong>s aider, <strong>le</strong>ur<br />

tendre la main… C’est <strong>le</strong> « roman familial » de l’histoire du cinéma. Cela<br />

ne manque pas d’ironie si l’on pense à l’intrigue de On dirait <strong>le</strong> Sud, qui<br />

travail<strong>le</strong> justement la question du rô<strong>le</strong> du père. Méfions-nous cependant<br />

des métaphores pour expliquer une situation historique comp<strong>le</strong>xe.<br />

Une critique de cette manière d’aborder <strong>le</strong> cinéma suisse s’est développée,<br />

remettant en question la place accordée à ces cinéastes. Re<strong>le</strong>vant<br />

l’artifice qui consiste à en revenir aux anciens et à <strong>le</strong>s présenter comme<br />

la référence à l’aune de laquel<strong>le</strong> toute tentative actuel<strong>le</strong> est mesurée, el<strong>le</strong><br />

procède à une mise à distance du discours journalistique en dénonçant<br />

<strong>le</strong> statut de référence accordé au Groupe 5. Remarquons que cela ne<br />

serait pas pertinent pour la réception du film de Vincent Pluss, qui a<br />

connu au contraire un bon accueil critique en Suisse romande 8. Mais<br />

dans la mesure où de manière récurrente l’accueil des films suisses ou<br />

suisses romands a pu passer par l’épreuve de la comparaison aux « pères »,<br />

ce statut du nouveau cinéma suisse des années 70 a été qualifié de<br />

« croyance » à fins de relativisation. Il faut donc renoncer à en passer par<br />

<strong>le</strong>s modè<strong>le</strong>s, mieux, tuer <strong>le</strong>s pères, et c’est à ce titre que <strong>le</strong> film de Jacob<br />

Berger, Aime ton père (2002) – que l’on entend alors ironiquement – a pu<br />

être considéré comme « un modè<strong>le</strong> pour l’avenir » du cinéma romand<br />

parce qu’il présente un « règ<strong>le</strong>ment de compte autobiographique » à travers<br />

son intrigue. La substitution de ce modè<strong>le</strong> au précédent implique<br />

un corollaire non négligeab<strong>le</strong> : l’avenir du cinéma romand se réalisera<br />

dans <strong>le</strong>s coproductions travaillant avec des stars françaises 9. En somme,<br />

l’antithèse même de l’expérience de Pluss.<br />

En forçant ce raisonnement, on peut radicaliser la formu<strong>le</strong> et avancer<br />

que <strong>le</strong> « Groupe 5 est un mythe », une illusion en somme, trait qui apparaît<br />

sous d’autres plumes ou à travers d’autres voix. La critique se transforme<br />

alors en un dispositif à doub<strong>le</strong> détente : ce n’est pas seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong><br />

procès des chroniqueurs du cinéma et de <strong>le</strong>ur utilisation de la référence<br />

7 Thierry Jobin, op. cit.<br />

Actualité 185<br />

8 Notons <strong>le</strong> commentaire négatif de L’Hebdo<br />

(Antoine Duplan, 27.2.2003) qui se distingue<br />

dans <strong>le</strong> paysage romand enthousiaste : en<br />

exergue à l’artic<strong>le</strong> intitulé « Un Pluss vaut moins<br />

que cinquante Zérodeux », on peut lire « On dirait<br />

<strong>le</strong> Sud, de Vincent Pluss, a été primé. À ce petit<br />

manifeste brouillon, on est libre de préférer<br />

Atelier Zérodeux, ref<strong>le</strong>t fragmenté de l’exposition<br />

nationa<strong>le</strong> ».<br />

9 C’est la position adoptée par Vinzenz Hediger<br />

dans sa « Lettre de Zurich », publiée dans l’espace<br />

francophone (Trafic, n o 44, hiver 2002,<br />

p. 127-136).


186<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

aux anciens qui est la cib<strong>le</strong>, mais bien expl<strong>ici</strong>tement <strong>le</strong>s films eux-mêmes<br />

du Groupe 5 comme la démarche en général dans ces années 60 -70. À<br />

travers l’appellation de « mythe », il est possib<strong>le</strong> de faire fi du modè<strong>le</strong> de<br />

production qui a été la condition première de l’avènement de ces films à<br />

l’époque, sans par<strong>le</strong>r de <strong>le</strong>urs thématiques et de <strong>le</strong>ur discours engagés. En<br />

somme, parce que nous serions confrontés à du mythe, il faudrait reléguer<br />

<strong>le</strong> Groupe 5 à l’histoire – cel<strong>le</strong>-ci est souvent requise dans cette argumentation<br />

et entendue comme un passé qu’il convient de « laisser à son temps » –<br />

pour pouvoir réaliser enfin autre chose, et si possib<strong>le</strong> <strong>le</strong> contraire.<br />

Or, même si on en vient à admettre un processus de mythification<br />

dans <strong>le</strong>s discours sur <strong>le</strong> cinéma suisse, il est une manière d’aborder la<br />

question qui n’évacue pas la pertinence de l’histoire : si un mythe fonctionne<br />

bien comme un modè<strong>le</strong> symbolique figé, comme tout stéréotype,<br />

il se peut qu’il comporte pourtant une part de vérité. Lorsque l’on classe<br />

sous l’étiquette du mythe <strong>le</strong> phénomène du Groupe 5, il faut nécessairement<br />

se poser la question de ce que démontre cette expérience. Alors,<br />

<strong>le</strong> recours à l’histoire, à la connaissance historique, vient revivifier <strong>le</strong><br />

présent ne serait-ce qu’en lui permettant de construire sa différence :<br />

l’histoire n’appartient pas au passé, mais justement aux contemporains.<br />

Pour ce qui concerne <strong>le</strong> cinéma romand des années 60 -70, il reste des<br />

films qui ont été distribués, vus, commentés ; un système de production<br />

créatif mis en place de manière expérimenta<strong>le</strong> ; la réaction, en somme,<br />

d’un certain nombre d’individus par rapport à une situation culturel<strong>le</strong> et<br />

économique. De même, ce que nous avons appelé « <strong>le</strong> roman familial du<br />

cinéma », tout en reconduisant <strong>le</strong>s clichés qui lui sont inhérents, construit<br />

une image de la situation du cinéma suisse qui se fonde pourtant<br />

sur des constats pertinents : en effet, il y a un problème d’accessibilité<br />

aux financements fédéraux pour <strong>le</strong>s premiers films ; effectivement, il est<br />

indispensab<strong>le</strong> de trouver comment se situer par rapport aux expériences<br />

passées du cinéma suisse. La difficulté est que l’histoire « des vieux et<br />

des jeunes » ne permet de trouver que des solutions « familia<strong>le</strong>s » peu<br />

adaptées à la situation concrète qui ne relève pas, bien sûr, du rapport<br />

parents-enfants. Lorsque, à partir d’une critique du discours de la presse<br />

on préconise la révolte contre <strong>le</strong>s pères ou la mythification qui <strong>le</strong>ur<br />

confère l’autorité des modè<strong>le</strong>s, on ne sort pas du roman familial.<br />

Tuer <strong>le</strong>s pères c’est encore une fois s’inscrire dans <strong>le</strong> modè<strong>le</strong>, celui<br />

appliqué à la description de la Nouvel<strong>le</strong> Vague et des nouvel<strong>le</strong>s cinématographies.<br />

Ce schéma ne peut que reconduire au fil des années et<br />

des générations la même révolte : il y aura toujours des fils pour tuer<br />

<strong>le</strong>s pères, qui eux-mêmes auront remis en questions <strong>le</strong>urs aînés. Or, en<br />

présentant la révolte entièrement centrée sur <strong>le</strong> fait de génération, on<br />

obscurcit la question plutôt qu’on ne l’éclaire.


Ce qu’il importe de montrer c’est que, structurel<strong>le</strong>ment, <strong>le</strong>s rapports<br />

de force sont différents d’une époque à une autre et que par conséquent,<br />

la notion même de révolte doit être comprise autrement. Encore faut-il<br />

saisir la qualité de la révolte qui précède pour en mesurer <strong>le</strong>s analogies<br />

avec <strong>le</strong>s expériences d’aujourd’hui. Pour cette raison, on ne peut abandonner<br />

l’histoire à un passé révolu.<br />

Le schéma des rapports de force<br />

Pour tenter d’échapper au roman familial, il est possib<strong>le</strong> d’appréhender<br />

<strong>le</strong>s mêmes données selon une autre gril<strong>le</strong> qui met en évidence <strong>le</strong>s rapports<br />

de force à l’intérieur du champ du cinéma suisse sans <strong>le</strong>s soumettre<br />

au schéma des « jeunes et des vieux ». Nous allons tenter de la tracer <strong>ici</strong> à<br />

grands traits en partant de la situation propre à l’époque du Groupe 5.<br />

Lorsque A. Tanner, M. Soutter, Cl. Goretta, Jean-Louis Roy, Jacques<br />

Lagrange signent un premier contrat avec la Télévision suisse romande,<br />

l’accord de production, entièrement pensé sur de petits budgets et sur un<br />

financement local est la condition même de <strong>le</strong>ur réussite 10. Il est renouvelé<br />

une fois, permettant aux cinéastes de faire librement <strong>le</strong>ur film, de<br />

<strong>le</strong>s sortir en sal<strong>le</strong> si possib<strong>le</strong>, et de <strong>le</strong>s voir diffusés ensuite sur <strong>le</strong> petit<br />

écran. Le Groupe 5, au sens strict du terme, désigne la collaboration<br />

qui s’instaure entre ces hommes – Lagrange on <strong>le</strong> sait ne réalisera pas <strong>le</strong><br />

long métrage prévu – et <strong>le</strong>ur rapport à l’instance de production qu’est la<br />

télévision. Quatre films sont réalisés dans <strong>le</strong> contexte du premier accord<br />

(1969 -1970) : Char<strong>le</strong>s mort ou vif (1969) de A. Tanner, James ou pas (1970) de<br />

M. Soutter, Le fou (1970) de Cl. Goretta, Black Out (1970) de J.-L. Roy. Le<br />

second (1971-1972) verra aboutir Les arpenteurs (1972) de M. Soutter, Le<br />

retour d’Afrique (1973) de A. Tanner et L’invitation (1973) de Cl. Goretta 11.<br />

Cette démarche de production a permis à ces cinéastes de percer avec<br />

plusieurs longs métrages de fiction et de réaliser d’autres films parallè<strong>le</strong>ment<br />

12. Le Groupe 5 ne se constitue pas autour d’un manifeste, il ne<br />

se donne pas un programme spécifique : <strong>le</strong>s réalisateurs sont engagés<br />

par l’accord de production et soudés bien sûr parce qu’ils se connaissent<br />

et s’entraident ; tous travail<strong>le</strong>nt d’une manière ou d’une autre pour la<br />

télévision, ayant collaboré comme scénaristes, comme réalisateurs, ou<br />

<strong>le</strong>s deux ; Cl. Goretta et A. Tanner ont réalisé ensemb<strong>le</strong> <strong>le</strong> court métrage<br />

Nice Time (1957) au British Film Institute. Il y a là un tissu de relations et<br />

d’activités, une vie intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> productive. Le Groupe 5 ne surgit pas de<br />

rien. La démarche de production loca<strong>le</strong>, pragmatique et minima<strong>le</strong> avait<br />

déjà été explorée par M. Soutter pour ses premiers longs métrages 13.<br />

J.-L. Roy avait pour sa part fait l’expérience des Films de l’Atalante en<br />

collaboration avec Jacques Rial et François Bardet, qu’il désignait luimême<br />

comme un « embryon de groupement cinématographique » 14. Par<br />

Actualité 187<br />

10 L’invitation (1973) de Cl. Goretta échappe<br />

partiel<strong>le</strong>ment au modè<strong>le</strong>. Il est tourné en 35mm<br />

cou<strong>le</strong>ur et réalisé avec un financement plus<br />

é<strong>le</strong>vé que <strong>le</strong>s autres films, <strong>le</strong> producteur Citel<br />

Films ayant obtenu une part<strong>ici</strong>pation française.<br />

11 Dans notre perspective, <strong>le</strong> phénomène historique<br />

du Groupe 5 doit être étudié au moment<br />

précis de l’émergence de cette production spécifique<br />

avant que <strong>le</strong>s cinéastes ne soient justement<br />

« reconnus ».<br />

12 A. Tanner sort La Salamandre en 1971 qui<br />

n’est pas financée par <strong>le</strong>s accords du Groupe 5.<br />

13 La lune avec <strong>le</strong>s dents (1966), Haschich<br />

(1968), La pomme (1969).<br />

14 « Entretien avec Jean-Louis Roy » par Marcel<br />

Leiser, in Cenobio, Rivista bimestria<strong>le</strong> di cultura,<br />

Cinema e Gioventù, année XVI, novembredécembre<br />

1967, p. 449 - 450.


188<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

15 Alain Tanner a éga<strong>le</strong>ment été remarqué pour<br />

Les apprentis, film qui fut présenté à l’Exposition<br />

nationa<strong>le</strong> suisse de 1964.<br />

16 Voir Marie André, « Le cinéma suisse au<br />

miroir de la critique cinématographique », in<br />

Cinéma suisse : nouvel<strong>le</strong>s approches, éd.<br />

M. Tortajada, F. Albera, Payot, Lausanne, 2000,<br />

p. 135 -157.<br />

17Ainsi en ont bénéf<strong>ici</strong>é trois longs métrages<br />

d’Alain Tanner mentionnés <strong>ici</strong>, ainsi que du Fou<br />

de Cl. Goretta et des Arpenteurs de M. Soutter.<br />

18 Voir Marie André, op. cit., p. 144.<br />

ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s débats sur un nouveau cinéma romand s’étaient exprimés<br />

dans la presse. Les noms de Cl. Goretta, de A. Tanner étaient déjà apparus,<br />

liés aux films qu’ils avaient réalisés pour la télévision 15. Cel<strong>le</strong>-ci est<br />

vue comme un espoir pour <strong>le</strong> cinéma romand : on en appel<strong>le</strong> à ce qu’el<strong>le</strong><br />

assume un rô<strong>le</strong> dans la production 16. C’est bien ce qui se produit avec<br />

<strong>le</strong>s accords du Groupe 5, qui transforment la situation romande. Ces<br />

cinéastes, qui ne sont pas encore reconnus comme tels et qui dans <strong>le</strong><br />

contexte de production ont peu de chances de réaliser un long métrage<br />

de fiction, trouvent un allié : la toute récente télévision inventive, qui<br />

sous la direction de René Schenker, cherche des idées nouvel<strong>le</strong>s, tente<br />

de diversifier <strong>le</strong> système des « dramatiques » filmées en studio. À cet allié<br />

s’ajoutera en contrepoint <strong>le</strong> système d’aide de la Confédération mis en<br />

place pour <strong>le</strong>s fictions à partir de 1969 17 après une décennie de débats<br />

sur son élargissement. Un autre soutien <strong>le</strong>ur vient aussi de la voix de<br />

F. Buache dans La Tribune de Lausanne, qui met au service de la défense<br />

de ces cinéastes sa plume de critique, mais aussi, ail<strong>le</strong>urs, sa position<br />

de directeur de la Cinémathèque suisse. Il en ira de même au Festival<br />

de Locarno – dont il est alors codirecteur –, qui accorde une place à<br />

ces films : Char<strong>le</strong>s mort ou vif y obtient <strong>le</strong> Grand prix en 1969, et d’autres<br />

films de ces réalisateurs y sont montrés : La lune avec <strong>le</strong>s dents en 1967, en<br />

même temps que Chicorée de Fredi M. Murer et L’inconnu de Shandigor.<br />

Haschich, La pomme, Le fou, L’invitation sont eux aussi projetés à Locarno<br />

<strong>le</strong>s années suivantes. Ils sont éga<strong>le</strong>ment présents dans <strong>le</strong>s festivals étrangers,<br />

souvent avec succès. En somme, l’émergence de ces films n’aurait<br />

pas eu lieu si une série de conditions concrètes n’était venue déranger<br />

l’équilibre du fonctionnement du cinéma en Suisse romande.<br />

Cependant, ces longs métrages rencontrent des difficultés de diffusion<br />

que l’on tente de surmonter de diverses manières : A. Tanner<br />

en vient à apporter lui-même <strong>le</strong>s bobines de Char<strong>le</strong>s mort ou vif dans<br />

<strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s de Suisse qui souhaitent <strong>le</strong> montrer. C’est que <strong>le</strong>s discours<br />

et l’esthétique en rupture de ces films sont peu acceptés. Un « réseau<br />

parallè<strong>le</strong> » se constitue au Théâtre de l’Atelier pour <strong>le</strong>ur donner une<br />

visibilité. Entre 1967 et 1970, la critique est globa<strong>le</strong>ment froide. Outre<br />

« un discours non maîtrisé », on reproche à ces cinéastes notamment<br />

<strong>le</strong>ur « jeunesse » qui seu<strong>le</strong> motive <strong>le</strong>ur « révolte », ainsi que l’aspect « trop<br />

local » de <strong>le</strong>urs films. Alors que <strong>le</strong>s noms de Cl. Goretta et de A. Tanner<br />

avaient été retenus comme espoirs du cinéma romand par certains<br />

chroniqueurs du cinéma, au moment de l’apparition du Groupe 5 sur<br />

<strong>le</strong>s écrans et <strong>le</strong>s festivals, notamment étrangers, <strong>le</strong> ton se durcit 18. À<br />

partir de 1970, la production du Groupe 5 est mieux accueillie, ce qui a<br />

été considéré comme un « rattrapage » de la critique helvétique après <strong>le</strong><br />

succès international.


Y a-t-il eu révolte de ces cinéastes ? Sans doute. Leurs films tiennent<br />

un discours engagé, en prise avec <strong>le</strong> présent, avec <strong>le</strong> monde contemporain<br />

helvétique. Ils ne se dressent pas contre des « pères », des autorités<br />

du cinéma 19, mais contre une idéologie, un mode de fonctionnement<br />

social et économique et contre un système de représentations et de<br />

va<strong>le</strong>urs nationa<strong>le</strong>s qui structurent la Suisse dans <strong>le</strong>s années 60. Leur<br />

positionnement est partie prenante du contexte international d’après<br />

68, qui, pour ce qui concerne la création cinématographique, voit se<br />

développer l’engouement des cinéphi<strong>le</strong>s pour <strong>le</strong>s démarches engagées,<br />

en prise avec des questions politiques et d’identité nationa<strong>le</strong>, autant<br />

qu’esthétiques, propres aux « nouveaux cinémas ». Ce contexte est bien<br />

sûr favorab<strong>le</strong> à la renommée internationa<strong>le</strong> des cinéastes romands.<br />

Du point de vue de la démarche de production, on constate que s’il<br />

y a révolte, el<strong>le</strong> s’exprime avant tout par une action de contournement : on<br />

trouve d’autres solutions, d’autres alliés dans <strong>le</strong>s différentes phases de la<br />

création d’un film. Ce qui passe avant tout c’est de créer à partir d’une<br />

démarche qui implique l’intégration au lieu, pour ce qui concerne la<br />

collaboration avec <strong>le</strong>s acteurs, <strong>le</strong> mode de production et <strong>le</strong>s sujets traités.<br />

Notons que la part<strong>ici</strong>pation dans <strong>le</strong>s rô<strong>le</strong>s principaux d’acteurs suisses<br />

comme François Simon, Jean-Luc Bideau, Jacques Denis, n’exclut pas<br />

<strong>le</strong>s acteurs français : Marie Dubois (Les Arpenteurs), Michel Robin<br />

(L’invitation) 20. Il est justement intéressant de constater que ces films<br />

ont été ressentis malgré cela comme helvétiques, donc comme appartenant<br />

à une cohérence désignée sous <strong>le</strong> nom de « cinéma suisse », aussi<br />

bien en Suisse qu’à l’étranger.<br />

Si on adopte un regard panoramique sur <strong>le</strong> paysage cinématographique<br />

aujourd’hui, <strong>le</strong> contexte paraît assez différent. Les alliés des<br />

cinéastes dans la situation de Pluss ne peuvent plus être <strong>le</strong>s mêmes que<br />

ceux qui ont fonctionné pour <strong>le</strong> Groupe 5, car ils n’occupent pas <strong>le</strong>s<br />

mêmes places de pouvoir dans <strong>le</strong> champ du cinéma suisse. La télévision<br />

et <strong>le</strong> système d’aides fédéra<strong>le</strong>s, auxquel<strong>le</strong>s part<strong>ici</strong>pent en partenaires<br />

des professionnels du cinéma, sont des structures institutionnalisées<br />

qui dictent <strong>le</strong>s conditions de possibilité pour réaliser un film, qui plus<br />

est un premier film, alors que <strong>le</strong>s aides aux cinéastes en devenir sont<br />

minima<strong>le</strong>s. La liberté de création des cinéastes du Groupe 5, dans <strong>le</strong>ur<br />

rapport à ces institutions, s’est muée en une série de réquisits formels,<br />

narratifs ou autres, dont sont garantes <strong>le</strong>s instances télévisuel<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>s<br />

commissions fédéra<strong>le</strong>s. L’ensemb<strong>le</strong> a fonctionné dans <strong>le</strong> cas de Vincent<br />

Pluss comme un barrage. L’obstac<strong>le</strong> s’est vu contourné d’abord par <strong>le</strong> pari<br />

de faire <strong>le</strong> film pour « soi », pour <strong>le</strong> « groupe », pour l’expérimentation,<br />

avec un investissement financier minimal a priori à perte. La situation<br />

est somme toute bien plus précaire que cel<strong>le</strong> du contrat du Groupe 5.<br />

Actualité 189<br />

19 Les discours du moment tendent plutôt à<br />

passer sous si<strong>le</strong>nce la production helvétique<br />

antérieure et à envisager <strong>le</strong>s cinéastes comme<br />

surgis dans un horizon helvétique presque<br />

vierge : c’est la topique de la « naissance » du<br />

« nouveau cinéma », qui paraît pour <strong>le</strong> moins<br />

paradoxa<strong>le</strong>. Les cinéastes eux-mêmes préfèrent<br />

se situer en rapport avec <strong>le</strong> cinéma international,<br />

tout en parlant « depuis la Suisse ».<br />

20 Ainsi que Edith Scob dans Haschich.


190<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

21 « Controverse sur <strong>le</strong> prix du cinéma suisse<br />

2003. Entretien avec Mathieu Loewer », Cinébul<strong>le</strong>tin,<br />

n o 4, 2003, p. 19 -20.<br />

El<strong>le</strong> est plus proche à cet égard des tentatives antérieures comme cel<strong>le</strong>s<br />

de M. Soutter à ses débuts, et même plus modeste encore, de ce que<br />

permet la caméra DV.<br />

Une fois <strong>le</strong> film achevé, de petites sommes ont pu être réunies :<br />

Vincent Pluss : « Une fois <strong>le</strong> film monté, j’ai demandé une aide à la<br />

télévision. Ils n’ont pas voulu entrer en matière, considérant que<br />

l’« objet » était trop inclassab<strong>le</strong>. On m’a dit très clairement que je<br />

n’avais aucune chance avec ce film. Ils ont quand même acheté une<br />

diffusion pour ne pas me laisser en rade, ce qui m’a permis de trouver<br />

un peu d’argent pour <strong>le</strong> finaliser et <strong>le</strong> présenter à Locarno. J’ai eu<br />

des retours partagés, mais très stimulants et encourageants quand<br />

ils étaient positifs. Je suis donc parti à la recherche d’un distributeur<br />

pour voir s’il avait une chance d’être montré en sal<strong>le</strong>s. Frenetic Films<br />

m’a vite répondu que On dirait <strong>le</strong> Sud <strong>le</strong>ur plaisait beaucoup… mais<br />

qu’ils ne pensaient pas gagner un franc avec ! Ensuite, j’ai pu passer<br />

<strong>le</strong> film en 35mm grâce au soutien de la vil<strong>le</strong> de Genève, qui a une<br />

logique de financement très ouverte. L’OFC ne pouvait pas entrer<br />

en matière à ce stade et la formu<strong>le</strong> d’aide à la postproduction de la<br />

Migros démarrait au moment où On dirait <strong>le</strong> Sud devait être montré<br />

à Locarno. J’ai encore reçu une aide au sous-titrage de l’OFC, sans<br />

oublier <strong>le</strong> soutien de l’Etat de Genève ainsi que l’aide automatique et<br />

très bénéfique du Fonds Regio. Et <strong>le</strong> film a pu être sé<strong>le</strong>ctionné pour<br />

<strong>le</strong> Prix du cinéma suisse 2003… » 21.<br />

Le parcours du film achevé a pu se réaliser grâce à des soutiens ponctuels<br />

de la Télévision et de l’Office fédéral de la culture (OFC), et à des<br />

part<strong>ici</strong>pations cantona<strong>le</strong>s ou régiona<strong>le</strong>s. Ces dernières ont joué un rô<strong>le</strong><br />

important. On constate à quel point l’aide au cinéma s’avère incontournab<strong>le</strong>,<br />

puisque c’est encore une fois un soutien public, même marginal,<br />

qui a permis à On dirait <strong>le</strong> Sud d’être montré. Un distributeur s’est intéressé<br />

au film et <strong>le</strong> festival de So<strong>le</strong>ure, en <strong>le</strong> sé<strong>le</strong>ctionnant, lui a permis<br />

d’accéder au parcours du long métrage suisse. Fina<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Jury, présidé<br />

par D. Schmid, l’a élu. En Suisse romande, la presse s’est montrée globa<strong>le</strong>ment<br />

enthousiaste. Au moment où ces différents apports financiers<br />

lui ont été attribués, l’objet fini existait déjà, sans que <strong>le</strong>s instances de<br />

soutien traditionnel<strong>le</strong>s aient assumé <strong>le</strong>ur rô<strong>le</strong> dans la production.<br />

Il y a bien eu « révolte » du cinéaste pour en arriver là, mais el<strong>le</strong> n’est<br />

pas structurée comme l’a été cel<strong>le</strong> du Groupe 5. Les instances qu’il s’est<br />

agi de contourner sont justement cel<strong>le</strong>s qui avaient permis, dans un<br />

autre contexte historique, <strong>le</strong>s films du « nouveau cinéma » : la télévision<br />

et <strong>le</strong>s aides fédéra<strong>le</strong>s. C’est un point central qu’il convient de mettre<br />

en évidence, qui est d’ail<strong>le</strong>urs expl<strong>ici</strong>té par Vincent Pluss et Laurent<br />

Toplitsch. Percevoir que c’est là que se joue la nouveauté par rapport au


contexte des années 60 -70 ne peut que clarifier la position des cinéastes<br />

émergents d’aujourd’hui. À une situation différente de cel<strong>le</strong> des années<br />

60 -70, répond donc une action concrète adaptée au présent. Ainsi du<br />

lancement en été 2000 de Doegmeli, dont l’importance symbolique<br />

et pratique est essentiel<strong>le</strong> : un tract qui tente d’identifier <strong>le</strong> « jeune »<br />

cinéma en Suisse, de défendre sa place. Cela aboutit à la Résolution 261<br />

qui engage <strong>le</strong>s signataires à réaliser envers et contre tout deux films de<br />

61 minutes tournés en caméra numérique, donc à passer d’emblée au<br />

long métrage, seul capab<strong>le</strong> de <strong>le</strong>ur accorder une visibilité. La dimension<br />

de manifeste 22 comme principe d’action col<strong>le</strong>ctive permet à ceux qui<br />

<strong>le</strong> signent et l’assument d’acquérir une visibilité, de prendre la paro<strong>le</strong>,<br />

d’exister comme groupe et comme force dans <strong>le</strong> champ du cinéma.<br />

La tactique développée est particulièrement adaptée à la situation de<br />

blocage : c’est une forme de contournement radica<strong>le</strong>. Enfin, Doegmeli<br />

s’est présenté comme la revendication ironique inscrite dans l’ombre<br />

lointaine de Dogma, que Lars von Trier a porté avec d’autres. Se placer<br />

dans ce sillage, même avec distance, c’est réagir à ce qui se passe dans <strong>le</strong><br />

cinéma international, l’utiliser, se l’approprier. C’est une manière différente<br />

de s’inscrire dans un contexte qui dépasse la Suisse et <strong>le</strong> local, ce<br />

que <strong>le</strong>s cinéastes du Groupe 5 avaient trouvé dans <strong>le</strong> contexte idéologique,<br />

qui n’est plus <strong>le</strong> même aujourd’hui.<br />

La référence au Groupe 5 reste cependant essentiel<strong>le</strong> pour comprendre<br />

ce qui concerne la forme de l’action mise en place : el<strong>le</strong> passe à<br />

nouveau par <strong>le</strong> contournement des obstac<strong>le</strong>s, ce qui n’est bien sûr possib<strong>le</strong><br />

qu’une fois qu’ils ont été identifiés correctement. Soulignons que la<br />

démarche de Doegmeli est plus radica<strong>le</strong> encore puisqu’el<strong>le</strong> consiste à<br />

fabriquer un film sans financement autre que la somme apportée par<br />

<strong>le</strong> cinéaste lui-même. Le rapprochement avec <strong>le</strong> Groupe 5 est essentiel<br />

pour ce qui concerne <strong>le</strong>s choix effectués pour réaliser <strong>le</strong> film : choix du<br />

contexte de travail, d’une production loca<strong>le</strong> avec un budget adapté aux<br />

moyens, avec des acteurs et des collaborateurs du lieu, et une histoire<br />

qui <strong>le</strong>s concerne eux, comme <strong>le</strong>s spectateurs, dans <strong>le</strong>ur quotidien. En<br />

somme, il s’agit de se fonder sur <strong>le</strong>s potentiels symboliques et économiques<br />

suisses, et plus particulièrement suisses romands. En cela, il<br />

reprend un modè<strong>le</strong> de création qui a permis l’émergence des films du<br />

Groupe 5. C’est ainsi que Vincent Pluss spécifie sa démarche :<br />

« La Suisse a besoin d’un cinéma qui lui soit propre. Je me sens connecté<br />

aux lieux, aux gens, je vis <strong>le</strong>s mêmes ambitions et frustrations.<br />

Je cherche, j’utilise et j’apprécie cette dimension-là » 23.<br />

« Ces dix dernières années, la part du marché du cinéma suisse était<br />

de 0,78 pour cent. Autant dire que personne ne se sent concerné<br />

par ses films et nous avons notre responsabilité. Il faut relancer la<br />

Actualité 191<br />

22 Voir « À propos de On dirait <strong>le</strong> Sud : entretien<br />

avec Vincent Pluss et Laurent Toplitsch » dans<br />

<strong>le</strong> présent <strong>numéro</strong>. La création de Doegmeli est<br />

associée expl<strong>ici</strong>tement à un manifeste.<br />

23 « Controverse sur <strong>le</strong> Prix du cinéma suisse<br />

2003 » (op. cit., p. 20). L. Toplitsch : « Il existe<br />

une attente pour ce type de film, un peu comme<br />

s’il fallait retrouver l’honneur perdu du cinéma<br />

romand. Moi, je l’espère depuis Les Petites<br />

fugues, en 1979 » (« Oui au cinéma du ‹ Ouais › !<br />

Entretien avec François Barras », in 24 Heures,<br />

21.2.2003).


192<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

24 « Le beau cinéma suisse sans sous », in L’Express.<br />

Feuil<strong>le</strong> d’avis de Neuchâtel, 27.01.2003.<br />

25 Présentation du film et débat à la Section<br />

d’histoire et esthétique du cinéma de l’Université<br />

de Lausanne, mai 2003.<br />

26 Vincent Pluss : « Je n’ai pas une grande connaissance<br />

de ces cinéastes. J’ai vu un certain<br />

nombre de <strong>le</strong>urs films, mais je n’ai pas<br />

envie d’entrer dans une comparaison. Toutefois,<br />

je ressens des besoins similaires, et la<br />

manière de penser <strong>le</strong>s problèmes de production<br />

et l’autonomie créative reste identique<br />

aujourd’hui. » (« À propos de On dirait <strong>le</strong> Sud »,<br />

op. cit.). Remarquons que l’intérêt pour <strong>le</strong><br />

Groupe 5 est affirmé en même temps que des<br />

films récents de A. Tanner sont critiqués : à<br />

propos de Jonas et Lila, à demain (1999) de<br />

A. Tanner pour ce qui concerne Vincent Pluss<br />

et à propos de Fourbi (1996), pour ce qui concerne<br />

L. Toplitsch).<br />

27 Pensons <strong>ici</strong> à Lionel Baier (La parade (notre<br />

histoire), 2001) qui, pour la Suisse romande,<br />

peut figurer en exemp<strong>le</strong> remarquab<strong>le</strong> de ce type<br />

d’implication.<br />

machine, créer <strong>le</strong> désir en montrant autre chose que <strong>le</strong>s images bêtes<br />

de la télévision. Je suis sûr que <strong>le</strong>s Suisses pourraient consommer<br />

<strong>le</strong>ur propre culture. À nous de <strong>le</strong>ur transmettre l’émotion » 24.<br />

On ne s’étonnera pas de la place accordée par Vincent Pluss au modè<strong>le</strong><br />

historique du « nouveau cinéma » : « Ils ont fait ce qu’il fallait faire<br />

au moment où il fallait <strong>le</strong> faire » 25. Entendons : nous faisons à notre<br />

manière ce qu’il convient de faire aujourd’hui 26.<br />

Manifestement, l’histoire n’est pas un « fardeau » pour Pluss et ses collaborateurs.<br />

C’est que <strong>le</strong> rapport au « nouveau cinéma suisse » n’est pas considéré<br />

par eux comme un mythe, mais comme un fait historique parent et<br />

différent à la fois. En somme, soit on se révolte contre ce qu’on définit ou<br />

perçoit comme une illusion, soit on se révolte contre une position de force<br />

ou de pouvoir qui empêche d’avancer, <strong>ici</strong> <strong>le</strong>s instances de financement institutionnalisées,<br />

<strong>le</strong>s télévisions, <strong>le</strong>s systèmes d’aide fédéra<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s<br />

<strong>le</strong> monde du cinéma suisse est partie prenante. Réduire à un mythe <strong>le</strong> nouveau<br />

cinéma suisse, rester cantonné dans <strong>le</strong> schéma familial qui structure<br />

la révolte comme la mort des pères, revient à masquer <strong>le</strong> lieu où se joue <strong>le</strong><br />

véritab<strong>le</strong> conflit. La « révolte » n’est pas de casser, mais de contourner : el<strong>le</strong><br />

retrouve certains aspects d’une démarche qui a porté ses fruits. Il est peu<br />

surprenant par conséquent que <strong>le</strong>s « vieux », D. Schmid, F. Buache, soutiennent<br />

l’aventure de Pluss dont ils ne peuvent que percevoir la parenté<br />

avec ce qu’ils ont connu, comme son efficacité.<br />

Le roman familial, avec sa référence globa<strong>le</strong> aux « jeunes », risque de<br />

masquer par ail<strong>le</strong>urs un autre rapport de forces lié au champ du cinéma<br />

suisse. Il est indispensab<strong>le</strong> de comp<strong>le</strong>xifier la notion de « jeunes ». La<br />

révolte expl<strong>ici</strong>tée dans ces lignes est très précisément la réaction de ceux<br />

qui ne sont pas « autorisés » par <strong>le</strong>s institutions, qui n’ont pas encore<br />

obtenu la reconnaissance du champ, et qui n’ont pas accès aux financements.<br />

Mais il est une autre sorte de « jeunes cinéastes », ceux qui, à<br />

la différence des Pluss ou autres signataires du Doegmeli, se battent à<br />

l’intérieur du champ pour pouvoir faire des films. Ceux-là sont déjà en<br />

interaction avec <strong>le</strong> système de financement, ils ont déjà trouvé une certaine<br />

place, une certaine visibilité, ils ont fait un film ou deux, réussis,<br />

reconnus, ils s’impliquent dans divers combats, en collaboration avec <strong>le</strong>s<br />

producteurs 27. Ce qui frappe alors, c’est que <strong>le</strong>urs positions dans <strong>le</strong> jeu<br />

de pouvoir sont amenées à entrer en conflit. Que cette opposition s’exprime,<br />

confrontant « <strong>le</strong>s jeunes » entre eux, et el<strong>le</strong> viendra cacher encore<br />

une fois <strong>le</strong> lieu véritab<strong>le</strong> d’une action efficace pour <strong>le</strong> développement<br />

du cinéma romand. Un conflit pern<strong>ici</strong>eux se substituerait ainsi à une<br />

révolte, ou à des révoltes diverses, substitution qui se verrait imposée par<br />

<strong>le</strong>s conditions structurel<strong>le</strong>s du champ, par <strong>le</strong>s rapports de forces dans <strong>le</strong><br />

monde du cinéma suisse.


L’effort à mener pour un cinéma du lieu, un cinéma « qui nous est<br />

propre » dans ce qu’il fait et dans ce qu’il dit, est assumé, parmi d’autres,<br />

par Vincent Pluss, lorsqu’il réalise On dirait <strong>le</strong> Sud. Il faut souligner que<br />

ce positionnement dans <strong>le</strong>s choix effectués s’accompagne d’une tactique<br />

essentiel<strong>le</strong>, portée déjà par Doegmeli 28, et qui paraît indispensab<strong>le</strong> au<br />

développement d’un cinéma romand. Car il ne suffit pas d’un film, <strong>le</strong><br />

film primé, qui lance un cinéaste : il faut « une prolifération de films »<br />

et de cinéastes découvrant <strong>le</strong>ur propre mode de production et faisant<br />

<strong>le</strong>urs propres choix de création. La peur du film à petit budget qui viendrait<br />

légitimer <strong>le</strong> désinvestissement de la politique fédéra<strong>le</strong> dans l’aide<br />

au cinéma est un faux problème. Doegmeli démontre au contraire qu’il<br />

faut soutenir dès <strong>le</strong> départ et de manière plus systématique ce type de<br />

démarche de manière à permettre des conditions décentes à de tel<strong>le</strong>s initiatives<br />

29. Il faut en effet beaucoup de projets et de réalisations pour renforcer<br />

<strong>le</strong> tissu économique en Suisse romande, ce qui, comme <strong>le</strong> démontre<br />

la tentative réussie du Groupe 5, n’est possib<strong>le</strong> qu’en donnant à ce<br />

cinéma une envergure symbolique qui permette de l’identifier comme<br />

tel, avec des choix de sujets spécifiques, avec des noms de cinéastes,<br />

d’acteurs, de techn<strong>ici</strong>ens, de scénaristes susceptib<strong>le</strong>s d’y travail<strong>le</strong>r. Ainsi<br />

pourrait se constituer un tissu de compétences et de moyens adaptés<br />

au contexte romand. C’est à partir de là que pourrait se concevoir un<br />

jeu de coproductions dans des conditions créatives pour <strong>le</strong>s cinéastes,<br />

acteurs et techn<strong>ici</strong>ens du cinéma en Suisse romande, car il faut pouvoir<br />

être de tail<strong>le</strong> du point de vue économique mais aussi, et peut-être surtout,<br />

symbolique, pour peser dans <strong>le</strong> jeu des coproductions : c’est-à-dire<br />

représenter quelque chose du « cinéma suisse », quelque chose qui puisse<br />

être identifié comme tel par <strong>le</strong>s spectateurs romands et par <strong>le</strong>s spectateurs<br />

étrangers ; quelque chose qui ne relève pas du « pittoresque », mais<br />

bien d’une fabrication du lieu.<br />

Le combat ne se joue pas dans la relégation au statut de mythe d’un<br />

modè<strong>le</strong> historique qui a su répondre de manière pragmatique aux problèmes<br />

posés par son contexte de réalisation mais bien dans la création,<br />

aujourd’hui, de ce cinéma suisse d’expression française et dans la mise<br />

en place d’un mode de financement qui permette de développer <strong>le</strong>s ressources<br />

nécessaires à son développement.<br />

Actualité 193<br />

28 Cet effort se poursuit dans <strong>le</strong> projet de col<strong>le</strong>ction<br />

« Vite fait, bien fait ». Voir Ciné-bul<strong>le</strong>tin,<br />

op. cit., p. 20 -21.<br />

29 Le film aurait coûté 200 000 fr. si « chacun<br />

avait dû être payé » (cité par Philippe Triverio,<br />

« Vincent Pluss signe un film résolument indépendant<br />

», in Le Courrier, 22.2.2003).


194 Rubrique cinéma suisse<br />

Entretien<br />

JEAN -LOUIS (JEAN -LOUIS JOHANNIDES) ET C ÉLINE<br />

(C ÉLINE BOLOMEY), LES DEUX PROTAGONISTES<br />

DE ON DIRAIT LE SUD<br />

À propos de On dirait <strong>le</strong> Sud<br />

Entretien avec Vincent Pluss<br />

et Laurent Toplitsch<br />

par Alain Boillat<br />

Invités à la Section de Cinéma de l’Université de Lausanne <strong>le</strong> 11 avril 2003<br />

pour par<strong>le</strong>r de <strong>le</strong>ur film On dirait <strong>le</strong> Sud couronné cette année par <strong>le</strong> Prix du<br />

Cinéma Suisse, Vincent Pluss (réalisateur) et Laurent Toplitsch (scénariste)<br />

se sont prêtés à l’exercice de l’entretien. Ils nous emmènent dans <strong>le</strong>s coulisses<br />

de l’élaboration de ce film qui, à cheval entre improvisation et mise en scène,<br />

suscite immanquab<strong>le</strong>ment chez <strong>le</strong> spectateur des interrogations quant à sa<br />

genèse. Il est aussi intéressant de <strong>le</strong>s entendre discuter de <strong>le</strong>ur position dans <strong>le</strong><br />

paysage du cinéma helvétique, l’attribution du Prix à des auteurs extérieurs<br />

au « sérail » ayant été fort controversée. Leur démarche consistant à utiliser<br />

une caméra DV portée à l’épau<strong>le</strong> comme dans <strong>le</strong>s films de Lars von Trier a des<br />

implications tant esthétiques que « politiques », dans la mesure où cette technique<br />

peu coûteuse et un tournage de deux jours seu<strong>le</strong>ment <strong>le</strong>ur ont permis de se<br />

passer de subventions fédéra<strong>le</strong>s.<br />

Biographies<br />

Vincent Pluss (né en 1969 à Genève). Il suit une formation de musique<br />

(batterie, trompette) et pratique <strong>le</strong> théâtre (entre 9 et 17 ans), obtient<br />

une maturité artistique (arts visuels) à Genève, puis étudie à New York<br />

University (une année en Cinema, puis deux en Film-TV-Production).<br />

Il y réalise des courts métrages 16mm en studio, puis devient, en<br />

dernière année, chef opérateur. À la fin de ses études, il est engagé<br />

comme stagiaire à New York chez Reiss Picture, une firme qui produit<br />

des publ<strong>ici</strong>tés et des spots sociaux destinés à la télévision. Découvrant<br />

<strong>le</strong> montage numérique qui venait d’être lancé à New York, il devient<br />

monteur, puis directeur de production chez Reiss Picture. Alors qu’il est<br />

rentré en Europe (Cologne), on lui propose de travail<strong>le</strong>r à Pékin durant<br />

cinq mois comme monteur sur un système AVID, l’un des premiers<br />

en Chine (entré par contrebande). Il s’agissait de la toute première


co-production d’une chaîne nationa<strong>le</strong> de télévision chinoise (Beijing TV,<br />

puis CCTV ) avec l’extérieur (une production américaine), une émission<br />

hebdomadaire de reportages qui avait été tournés aux USA sur des faits<br />

(et dysfonctionnements !) sociaux. En Al<strong>le</strong>magne, il entre en contact<br />

avec <strong>le</strong>s milieux de la danse contemporaine (avec Elliot Caplan, réalisateur<br />

du chorégraphe Merce Cunningham) et, de retour en Suisse, il<br />

réalise des films de danse. En 1996, il décide de réaliser ses propres films<br />

et collabore avec l’acteur Pierre Mifsud sur son premier court métrage,<br />

L’heure du loup. Deux ans plus tard, il réalise Tout est bien (nominé au Prix<br />

du cinéma suisse, Léopard d’or au Festival de Locarno), un film qui<br />

par<strong>le</strong> du décès d’un vieil homme dont la famil<strong>le</strong> se réunit et se déchire<br />

lors de la veillée funèbre. En 2003, On dirait <strong>le</strong> Sud sort dans <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s de<br />

Suisse romande.<br />

LaurentToplitsch (né en 1967 à Lausanne). Il suit <strong>le</strong>s cours de Sciences<br />

Politiques de l’Université de Lausanne avec option cinéma, puis<br />

poursuit ses études à Pékin. En Suisse alémanique, il est engagé par la<br />

Collaboration au Développement, puis retourne à Lausanne. Il travail<strong>le</strong><br />

alors comme homme-à-tout-faire sur certains tournages de films de<br />

diplôme du DAVI (Département Audiovisuel de l’Eco<strong>le</strong> des Arts de<br />

Lausanne), puis comme consulting à la co-écriture et comme rédacteur<br />

pour Ciné-feuil<strong>le</strong>, enfin en tant que scénariste pour des films produits<br />

par Vincent Pluss via sa société de production, « Intermezzo Films »,<br />

notamment sur Fin de sièc<strong>le</strong> de Claude Champion (1998). Toplitsch est<br />

lauréat du concours SSA en 1999 (catégorie « sans producteur ») pour<br />

un projet qui n’a pas été tourné. Il réalise un film documentaire dans<br />

<strong>le</strong> cadre de l’opération 261 1 lancée par « Doegmeli » dont il est l’un des<br />

fondateurs. On dirait <strong>le</strong> Sud est son premier scénario réalisé.<br />

Parcours et rencontres<br />

En regardant votre parcours, on constate que vous êtes<br />

tous <strong>le</strong>s deux passés par Pékin. Est-ce là que vous vous<br />

êtes rencontrés ?<br />

Laurent : Non, on s’est rencontré à Berlin durant la<br />

Berlina<strong>le</strong>, où Vincent avait loué une sal<strong>le</strong> avec un<br />

copain pour projeter son court métrage L’heure du loup.<br />

Que t’a apporté cette expérience chinoise ?<br />

Vincent : Ça m’a permis de me confronter aux<br />

Entretien 195<br />

1 Afin d’entrer <strong>le</strong> plus tôt possib<strong>le</strong> dans la catégorie<br />

des cinéastes ayant déjà réalisé deux<br />

longs métrages, et donc d’obtenir plus faci<strong>le</strong>ment<br />

des subventions de l’Office Fédéral de la<br />

Culture (qui depuis lors a rehaussé la limite à<br />

trois films !), <strong>le</strong>s membres du col<strong>le</strong>ctif avaient<br />

décidé de réaliser chacun très vite deux longs<br />

métrages, c’est-à-dire 2X61 minutes de film.<br />

Une politique de francs-tireurs qui visaient à<br />

détourner <strong>le</strong>s contraintes fédéra<strong>le</strong>s, selon eux<br />

responsab<strong>le</strong>s d’une certaine inertie.<br />

mécanismes de censure ou d’autocensure, de régulation<br />

perfide du contenu que j’ai l’impression de<br />

retrouver en Suisse !<br />

Dans quel<strong>le</strong> mesure ?<br />

Vincent : Sous la forme d’un découragement…<br />

Quelqu’un qui vous glisse à l’oreil<strong>le</strong> : « Tu ne devrais<br />

pas insister là-dessus, parce qu’à la prochaine étape,<br />

ça ne passera pas ! », c’est un peu <strong>le</strong> même mécanisme,<br />

je pense qu’on en est pas très loin en Suisse avec <strong>le</strong>s<br />

principes d’élaboration de commissions, etc. Une


196<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

prudence qui fait office de censure, et qui conduit<br />

à ne pas aborder <strong>le</strong>s contenus sociaux, humains<br />

importants. On préfère rester dans du folklorique, du<br />

bien-pensant.<br />

Comment ton premier court métrage, L’heure du loup,<br />

a-t-il été financé ?<br />

Vincent : Norma<strong>le</strong>ment, j’ai eu beaucoup de chance :<br />

Office de la Culture, co-production avec la télévision.<br />

Et comment cela s’est-il passé pour <strong>le</strong> second ?<br />

Vincent : J’ai eu pas mal de peine à financer Tout est<br />

bien. J’avais envie de tout axer sur <strong>le</strong> travail avec <strong>le</strong>s<br />

acteurs, dans l’idée qu’il devait permettre une remise<br />

en question du scénario que j’avais écrit. À cause de<br />

cette optique, j’ai dû m’y reprendre à deux fois pour <strong>le</strong><br />

financement, car <strong>le</strong>s gens me disaient qu’ils n’avaient<br />

pas assez de garanties… J’ai compris à ce moment<br />

que, dès que tout n’est pas balisé, on se heurte à<br />

une méfiance.<br />

Comment en êtes-vous ensuite arrivés au projet de On<br />

dirait <strong>le</strong> Sud ?<br />

Vincent : J’ai proposé à Laurent Toplitsch et Stéphane<br />

Mitchel, une scénariste originaire de Genève que j’ai<br />

rencontrée à New York University, de nous lancer sur<br />

un projet, Le prix des choses, où je voulais aborder <strong>le</strong>s<br />

nombreux liens entre l’argent et l’amour, mais on n’a<br />

pas reçu d’argent pour l’écrire. C’est cela qui a été <strong>le</strong><br />

déc<strong>le</strong>ncheur de la démarche que nous avons adoptée<br />

pour On dirait <strong>le</strong> Sud, une démarche d’exploration qui<br />

consiste à ne pas se conformer à ce qui est attendu de<br />

la part d’une commission, mais à viser <strong>le</strong> renouvel<strong>le</strong>ment,<br />

la surprise. On a donc décidé de tourner sans<br />

financement, sur un week-end, car c’est <strong>le</strong> temps que<br />

l’on peut mettre à disposition. Ça coïncidait avec <strong>le</strong> travail<br />

que j’avais envie d’effectuer avec des acteurs, c’està-dire<br />

<strong>le</strong>s nourrir d’idées, puis <strong>le</strong>s lancer sur <strong>le</strong>ur propre<br />

imaginaire à partir de mes propositions de base.<br />

Il y a donc, pour On Dirait <strong>le</strong> Sud, un scénario préalab<strong>le</strong>.<br />

Comment avez-vous travaillé ?<br />

Laurent : Le problème central a été de concilier écriture<br />

et improvisation. Sous l’impulsion de Vincent,<br />

on a décidé de dépasser l’utilisation habituel<strong>le</strong> du<br />

scénario comme un outil de contrô<strong>le</strong>, puisque c’est<br />

cela qu’on doit présenter pour obtenir de l’argent… <strong>le</strong><br />

résultat a été ce qu’on a appelé un « canevas ».<br />

C’était un texte écrit, mais pas sous la forme de<br />

répliques ?<br />

Vincent : Oui, ce qui était prévu, c’était <strong>le</strong> parcours des<br />

personnages, <strong>le</strong>s retournements de situation, <strong>le</strong>s objets<br />

de conflit, etc. Tout cela était donné de notre part et<br />

réfléchi au préalab<strong>le</strong>, comme une recette de cuisine<br />

avec <strong>le</strong>s temps de cuisson. Mais ensuite il s’agit encore<br />

de faire <strong>le</strong> plat, et l’art de <strong>le</strong> faire, c’est l’alchimie du<br />

tournage, c’est <strong>le</strong> travail avec <strong>le</strong> comédien.<br />

Quand vous par<strong>le</strong>z de deux jours de temps de tournage,<br />

cette durée comprend-el<strong>le</strong> la préparation des comédiens,<br />

ou y a-t-il un travail en amont ?<br />

Vincent : Oui, il y a un travail en amont, mais qui ne<br />

consiste pas à répéter ce que sera cette histoire, au<br />

contraire, il faut se garder la chance de <strong>le</strong> découvrir<br />

au moment de <strong>le</strong> faire, ce qui est un privilège à ne pas<br />

gâcher ! Par contre, il y a quantité de manières de se<br />

préparer, par exemp<strong>le</strong> en faisant une recherche pour<br />

chaque personnage. Nos « répétitions » consistaient à<br />

iso<strong>le</strong>r, par exemp<strong>le</strong>, l’ancien coup<strong>le</strong>, Céline et Jean-<br />

Louis, et à faire des improvisations concernant des<br />

moments de <strong>le</strong>ur vie, comme la rencontre.<br />

Il s’agissait donc d’inventer <strong>le</strong> passé des personnages<br />

qui n’apparaît pas dans <strong>le</strong> film, comme <strong>le</strong> demande par<br />

exemp<strong>le</strong> Resnais à ses scénaristes ?<br />

Vincent : Oui, mais <strong>ici</strong>, cela se fait en <strong>le</strong> vivant, ce<br />

n’est pas juste théorique comme lorsque <strong>le</strong>s scénaristes<br />

écrivent toute une biographie autour des<br />

personnages. Pour établir, par exemp<strong>le</strong>, quel a été<br />

<strong>le</strong> rapport de force entre <strong>le</strong>s deux, on l’a joué, pour<br />

que cela puisse être intégré par <strong>le</strong>s comédiens et, de<br />

la sorte, puisse ressortir au moment opportun lors<br />

du tournage.


Combien de temps a exigé cette phase préparatoire ?<br />

Vincent : On a pris quelques jours par comédien, on<br />

avait peu de temps, j’étais sur un montage et il fallait<br />

prendre ce temps dans <strong>le</strong> quotidien de chacun. C’était<br />

un peu un concours de circonstances, mais, avec l’acteur<br />

qui joue <strong>le</strong> personnage de François, on n’a pu se<br />

voir que deux heures, car il tournait en France.<br />

C’est toutefois un personnage particulier puisqu’il est luimême<br />

extérieur à ce qui se passe, si bien que l’on retrouve<br />

une certaine similitude entre <strong>le</strong>s conditions de la préparation<br />

et sa place en tant que personnage dans <strong>le</strong> récit, non ?<br />

Vincent : Oui, ça convenait bien.<br />

Laurent : On a en effet essayé d’utiliser l’homologie<br />

entre acteurs et personnages dans la mesure du possib<strong>le</strong>.<br />

Bien sûr, <strong>le</strong>s personnages restent fictifs, même si<br />

<strong>le</strong>s comédiens gardent <strong>le</strong>ur prénom à l’écran. François,<br />

c’est l’homologie par excel<strong>le</strong>nce, puisqu’il joue <strong>le</strong> chien<br />

dans un jeu de quil<strong>le</strong> et qu’il a débarqué comme cela<br />

sur <strong>le</strong> tournage. Pour définir <strong>le</strong> canevas, on a travaillé<br />

environ un mois avant <strong>le</strong> week-end de tournage.<br />

Quels sont vos liens avec <strong>le</strong> projet Doegmeli ?<br />

Laurent : On en est <strong>le</strong>s co-fondateurs. En fait ça<br />

remonte au lancement du projet Zinéma. Pour récolter<br />

des fonds, j’avais convaincu <strong>le</strong> directeur du Festival de<br />

la Cité de pouvoir utiliser <strong>le</strong>ur infrastructure cinéma<br />

pour passer des films suisses.<br />

Et pourquoi ce terme, « Doegmeli » ?<br />

Laurent : C’est lié à notre admiration pour Dogma et<br />

Les idiots 2, mais aussi à l’intérêt historique que l’on<br />

trouvait dans cette démarche et à ce qu’el<strong>le</strong> pouvait<br />

produire dans <strong>le</strong> cadre de la cinématographie suisse.<br />

Mais en choisissant cette référence expl<strong>ici</strong>te au groupe<br />

danois et en vous inscrivant de la sorte dans une filiation,<br />

n’y a-t-il pas <strong>le</strong> risque d’en être trop dépendant ?<br />

Laurent : Non, pas dépendant, mais plutôt décalé,<br />

2 Les idiots (Idioterne, Lars von Trier, Danemark,<br />

1998).<br />

Entretien 197<br />

puisqu’il y a une ironie…« li », c’est <strong>le</strong> « petit », quelque<br />

chose qui s’inscrit dans ce qui a déjà été fait, comme<br />

un Tanner s’inscrivait dans ce qui avait été fait en<br />

France dans <strong>le</strong> cadre de la Nouvel<strong>le</strong> Vague.<br />

Et la connotion suisse alémanique ?<br />

Laurent : Nous sommes <strong>le</strong>s deux d’origine autrichienne<br />

de par nos parents, et, étant à moitié suisse, je n’arrive<br />

pas à comprendre pourquoi <strong>le</strong>s Romands gèrent mal<br />

<strong>le</strong>ur comp<strong>le</strong>xe par rapport à la France. Pour moi, je<br />

regarde la Suisse de loin, et je constate que la capita<strong>le</strong><br />

c’est Zurich, et qu’on y par<strong>le</strong> l’al<strong>le</strong>mand.<br />

« Doegmeli », c’est donc une volonté de renvoyer à la<br />

Suisse en général ?<br />

Laurent : Oui, c’est un acte d’allégeance en quelque sorte.<br />

Vincent : Les seuls à avoir réagi par rapport à ce terme,<br />

ce sont <strong>le</strong>s Suisse al<strong>le</strong>mands qui ont pensé que l’on se<br />

moquait d’eux. Ils se sont demandé pourquoi, chaque<br />

fois que l’on fait quelque chose en Suisse, ça doit être<br />

« petit »… C’est un état d’esprit très différent, plus<br />

ambitieux là-bas. Pour nous, c’était très clairement de<br />

l’humour. La création de Doegmeli a été associée à un<br />

manifeste distribué sur la Piazza Grande à Locarno<br />

qui était composé de règ<strong>le</strong>s. Et là, l’ironie allait plus<br />

loin puisqu’on posait des règ<strong>le</strong>s sur « comment réaliser<br />

des films en Suisse ? » qui, en gros, menaient à dire<br />

« ne fais rien ».<br />

Le Nouveau Cinéma Suisse<br />

Tu as évoqué, Laurent, <strong>le</strong> Nouveau Cinéma Suisse,<br />

Tanner et consorts. Le rapprochement a été fait entre<br />

eux et vous, notamment par Freddy Buache. Qu’en ditesvous,<br />

y a-t-il chez vous une volonté de vous penser par<br />

rapport à cette génération-là ?<br />

Laurent : Historiquement, oui, puisque c’était la dernière<br />

grande effervescence du cinéma suisse. Moi j’ai<br />

pensé à cela lorsque j’étais à l’Uni, car mon mémoire<br />

réalisé chez Rémy Python portait sur la Nouvel<strong>le</strong><br />

Vague en France.


198<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

Et avais-tu déjà pensé à la prise en compte du cinéma<br />

suisse par rapport à la Nouvel<strong>le</strong> Vague ? Est-ce que c’est<br />

quelque chose qui reste présent pour vous ?<br />

Laurent : Oui, grâce aux projections scolaires. Char<strong>le</strong>s<br />

mort ou vif 3 a été marquant pour moi.<br />

LE PÈRE OBSERVE DE L'EXTÉRIEUR LA FAMILLE RECOMPOSÉE DONT IL EST EXCLU<br />

Et toi, Vincent, te définis-tu par rapport à des cinéastes<br />

comme Tanner ou Goretta ?<br />

Vincent : Non, très peu. Je n’ai pas une grande connaissance<br />

de ces cinéastes. J’ai vu un certain nombre<br />

de <strong>le</strong>urs films, mais je n’ai pas envie d’entrer dans<br />

une comparaison. Toutefois, je ressens des besoins<br />

similaires, et la manière de penser <strong>le</strong>s problèmes de<br />

production et l’autonomie créative reste identique<br />

aujourd’hui. Il est donc absolument nécessaire de<br />

repartir dans une tel<strong>le</strong> démarche de rupture. J’ai rencontré<br />

Tanner, mais je trouve que, aujourd’hui, il n’a<br />

aucun point commun avec nous.<br />

En effet, si on pense à la représentation négative qu’il<br />

donne, dans son dernier film réalisé en solo (Jonas et<br />

Lila, à demain, 1999), du jeune cinéaste qui, comme<br />

3 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1969).<br />

4 Film d’Alain Tanner (Suisse, 1996).<br />

vous pour On dirait <strong>le</strong> Sud, utilise une petite caméra<br />

DV, l’écart est de tail<strong>le</strong> !<br />

Vincent : Oui, bien sûr, cela je <strong>le</strong> rejette complètement.<br />

Je me dis qu’il est à côté de la plaque, qu’il n’est pas<br />

en phase avec ce qui se passe aujourd’hui. Je ne me<br />

retrouve d’ail<strong>le</strong>urs pas non plus dans sa représentation<br />

de l’amour chez <strong>le</strong>s jeunes.<br />

Laurent : Je suis sorti écœuré de Fourbi 4, ce film de<br />

jeunes fait par un vieux.<br />

Vincent : Il vaut donc mieux ne pas s’en inspirer. Il faut<br />

débroussail<strong>le</strong>r, al<strong>le</strong>r de l’avant. Même en ce qui concerne<br />

Dogma, je ne crois plus vraiment à <strong>le</strong>ur formu<strong>le</strong>,<br />

ça s’épuise et ils n’ont pas été au bout du truc, je pense<br />

qu’il y a plus de choses à explorer de ce côté-là.<br />

On dirait <strong>le</strong> Sud<br />

Abordons maintenant plus précisément <strong>le</strong> film On dirait<br />

<strong>le</strong> Sud. Pourquoi avoir choisi de traiter de la famil<strong>le</strong> et<br />

de la paternité ?<br />

Vincent : Moi, je vois la famil<strong>le</strong> comme un théâtre<br />

extraordinaire d’affrontements humains. C’est<br />

presque métaphorique : en parlant de la famil<strong>le</strong>, on<br />

par<strong>le</strong> de l’être dans une société, on montre comment<br />

un Jean-Louis essaie de bouscu<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s gens qui l’entourent.<br />

Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> sujet des relations au sein de la<br />

famil<strong>le</strong> est en lui-même passionnant.<br />

Qu’en est-il de la paternité qui est un élément central<br />

du film ?<br />

Vincent : C’est plutôt de la fiabilité des gens en général<br />

dont j’aimerais par<strong>le</strong>r, en se demandant ce que l’on<br />

attend d’un père.<br />

Laurent : Je suis parti du fait que pour beaucoup de<br />

pères, comme pour moi, la paternité reste une abstraction,<br />

ce qui est à la base de tous <strong>le</strong>s problèmes d’un<br />

père, la vie l’empêchant de continuer de considérer la<br />

paternité et la famil<strong>le</strong> comme une abstraction.<br />

Comme votre film est tourné en DV, <strong>le</strong> rapprochement<br />

pourrait être fait avec la pratique margina<strong>le</strong> du film de


famil<strong>le</strong>. Que pensez-vous de ce rapprochement, pouvezvous<br />

définir votre projet à travers cette comparaison ?<br />

Vincent : Oui, puisqu’en fait, dans des films de<br />

famil<strong>le</strong>, on filme des moments très off<strong>ici</strong>els où on<br />

cultive l’image positive de la famil<strong>le</strong>, alors que chez<br />

nous ce serait plutôt l’ado<strong>le</strong>scent qui filme sa famil<strong>le</strong><br />

pour lui renvoyer une image autre et remettre en<br />

question <strong>le</strong> fonctionnement familial. Moi, je suis<br />

pour un cinéma de « l’avec », empathique, où l’on<br />

embarque, où <strong>le</strong> point de vue n’est ni extérieur ni<br />

tota<strong>le</strong>ment subjectif, mais celui d’un témoin. Sa place<br />

est réfléchie.<br />

On pourrait par<strong>le</strong>r de ce positionnement en discutant <strong>le</strong><br />

quiproquo du début du film, situation où <strong>le</strong> spectateur en<br />

sait plus que <strong>le</strong> personnage du steward et, de la sorte, se<br />

trouve du côté de Jean-Louis. Comment expliquez-vous<br />

ce choix assez fort quant à la question du point de vue ?<br />

Vincent : C’est pour impliquer <strong>le</strong> spectateur, afin que<br />

l’on soit dans <strong>le</strong> secret, dans l’expérience des enfants<br />

qui se demandent ce qui va se passer. J’ai envie de<br />

donner une place de complice au spectateur.<br />

Mais ce choix écarte <strong>le</strong> personnage du steward, c’est-àdire<br />

réalise ce que projette de faire Jean-Louis dans l’histoire,<br />

puisqu’il espère regagner son ex-copine.<br />

Vincent : Absolument, on est pris dans sa propre<br />

logique.<br />

Laurent : Le quiproquo, c’est pour moi un classique,<br />

il y a ça dans Molière. En tant que scénariste, j’interpréterais<br />

ce procédé comme une manière de rendre <strong>le</strong><br />

spectateur presque mal à l’aise vis-à-vis de Fred qui<br />

n’est pas au parfum, ce qui est d’autant plus important<br />

que Fred est <strong>le</strong> personnage <strong>le</strong> plus « normal », celui qui<br />

fait tout bien. Mais la première motivation, ce sont <strong>le</strong>s<br />

possibilités offertes en tant que stimulation du jeu.<br />

Pour revenir sur <strong>le</strong>s rapports entre l’acteur tel qu’il est<br />

réel<strong>le</strong>ment et son jeu, on remarque que, souvent, et<br />

notamment lors du quiproquo initial, Jean-Louis se<br />

trouve dans une situation de mise en scène à l’intérieur<br />

même de la fiction du film, ce qui implique pour <strong>le</strong><br />

Entretien 199<br />

spectateur qu’il devient diff<strong>ici</strong><strong>le</strong> de distinguer l’improvisation<br />

des acteurs de cel<strong>le</strong>, fictive, du personnage.<br />

Vincent : En effet, c’est passionnant de flirter avec <strong>le</strong>s<br />

frontières entre la fiction et <strong>le</strong> réel d’un acteur, son<br />

expérience de jouer en direct. Et en même temps, on<br />

se joue de cela, puisque <strong>le</strong>s personnages sont complètement<br />

différents de ce que sont <strong>le</strong>s acteurs dans la<br />

réalité. Jean-Louis, par exemp<strong>le</strong> est, dans la réalité,<br />

quelqu’un d’extrêmement calme et réfléchi. Il y a<br />

une notion de plaisir dans <strong>le</strong> jeu qu’on a tous plus ou<br />

moins connu en tant qu’enfant, c’est une étape essentiel<strong>le</strong>,<br />

une activité d’apprentissage.<br />

Et dans On dirait <strong>le</strong> Sud, <strong>le</strong> personnage adulte n’est luimême<br />

pas tout à fait mature.<br />

Vincent : Exactement, il prétend être ce qu’il n’est pas :<br />

un père responsab<strong>le</strong>. L’important, c’est de penser en<br />

termes de comportement, non de littérature. C’est là<br />

ma quête profonde de cinéaste.<br />

CORPS À CORPS AMICAL ENTRE JEAN- LOUIS ET<br />

FRANÇOIS<br />

Pourquoi avez-vous introduit une allusion à l’homosexualité,<br />

sans d’ail<strong>le</strong>urs vraiment la développer par la<br />

suite, dans <strong>le</strong> passage où Jean-Louis dort et où François,<br />

déjà réveillé, esquisse un baiser ?<br />

Vincent : C’était prévu dès <strong>le</strong> départ, et c’est présent<br />

dès <strong>le</strong> début du film lorsque, dans la voiture, François<br />

lui demande d’ouvrir un bar avec lui, scène qui peut<br />

se comprendre comme une sorte de demande en<br />

mariage. D’ail<strong>le</strong>urs, c’est sa motivation pour suivre<br />

Jean-Louis durant tout <strong>le</strong> week-end.


200<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

Laurent : Pour moi, la scène du baiser illustre notre<br />

manière de travail<strong>le</strong>r. L’homosexualité latente est<br />

l’une des options de jeu : François en fait quelque<br />

chose sans que cela ne bou<strong>le</strong>verse tout, ce qui aurait<br />

pu être <strong>le</strong> cas.<br />

Cette scène débouche quand même sur un moment fort<br />

de confrontation entre François et Jean-Louis durant<br />

<strong>le</strong>quel ce dernier sera amené à se départir de sa tota<strong>le</strong><br />

indécision.<br />

Vincent : Oui, el<strong>le</strong> débouche aussi sur l’engagement<br />

de François qui, comprenant qu’il a très peu d’espoir<br />

avec Jean-Louis, va commencer à s’impliquer<br />

de manière assez touchante pour ce gars un peu<br />

perdu qu’est Jean-Louis. D’un personnage suiveur, il<br />

devient initiateur de différentes étapes de confrontation<br />

et de résolution. Lui-même subit donc une transformation,<br />

même s’il est vrai que nous ne sommes<br />

pas allés plus loin dans la problématique de l’homosexualité.<br />

Mais il y a chez lui une remise en question,<br />

une prise de position. Je trouve cela intéressant, dans<br />

la mesure où il représente l’œil extérieur, il est en<br />

quelque sorte nous-mêmes, il est notre point de vue<br />

sur cette histoire. Et il permet, pour <strong>le</strong>s membres de<br />

la famil<strong>le</strong>, de relativiser la situation. Grâce à lui, on<br />

évite <strong>le</strong> huis clos mélodramatique, on peut mettre <strong>le</strong>s<br />

choses en abyme.<br />

Cela rejoint <strong>le</strong> « jeu sur <strong>le</strong> jeu » dont on parlait<br />

précédemment.<br />

Vincent : Exactement, oui.<br />

Que pouvez-vous nous dire de cette phase de l’élaboration<br />

du film qu’est <strong>le</strong> montage ?<br />

Vincent : Il s’est étalé sur deux ou trois mois, de<br />

manière très diluée parce que je travaillais sur un<br />

autre film et me mettais <strong>le</strong> soir à On Dirait <strong>le</strong> Sud.<br />

Quel<strong>le</strong> durée de rushes aviez-vous ?<br />

Vincent : J’en avais six heures et demie, ce qui est<br />

énorme pour deux jours de tournage, mais peu pour<br />

faire un film d’environ une heure. J’avais souvent peu<br />

d’options au niveau des prises, car au lieu de refaire X<br />

fois <strong>le</strong>s mêmes prises, on n’a refait que certaines choses<br />

deux ou trois fois, mais toujours avec des options différentes.<br />

Parfois, on a tourné des scènes très longues<br />

sans interruption, allant jusqu’à cinquante minutes, si<br />

bien que je me suis retrouvé avec une matière presque<br />

documentaire. C’est là-dedans que je suis allé piocher<br />

pour compacter, mais je n’ai pas pu tricher, il y avait<br />

cette matière et il fallait que je la respecte.<br />

Le filmeur, Luc Peter, avait-il déjà opté pour des plans<br />

courts ? Dans On dirait <strong>le</strong> Sud, vous optez ostensib<strong>le</strong>ment<br />

pour une représentation elliptique, alors que l’on<br />

associe plutôt une situation de crise comme cel<strong>le</strong> qui est<br />

décrite à l’inscription dans une continuité temporel<strong>le</strong>.<br />

Vincent : Oui, <strong>le</strong> montage est continu et elliptique. Les<br />

prises étaient toutes longues, tout s’est passé ensuite<br />

au montage. On saute des étapes, et tout l’intérêt est<br />

qu’ensuite <strong>le</strong> spectateur remplisse <strong>le</strong>s trous en déduisant<br />

des moments-clés de ce qui n’est pas montré.<br />

LE FILS (GABRIEL BONNEFOY) ET SA CRÊPE<br />

Certaines ellipses me semb<strong>le</strong>nt re<strong>le</strong>ver d’un autre type.<br />

Je pense à l’élision de phases d’une action quotidienne,<br />

comme au début du film lorsque Jean-Louis fait des<br />

crêpes avec <strong>le</strong>s enfants.<br />

Vincent : C’est vrai que, dans ce cas-là, <strong>le</strong> quotidien<br />

est un peu évacué, mais en même temps il est très<br />

présent lorsqu’on arrive à la maison avec Jean-Louis,<br />

puisqu’on suit presque chaque étape. C’est une vision<br />

presque musica<strong>le</strong> des choses : à ce moment-là, il est


presque tranquil<strong>le</strong>, on partage avec lui ce moment où<br />

il sent la bise du petit matin, on capte l’environnement<br />

avec lui, tandis que quand on fait des crêpes, on<br />

partage sa panique.<br />

C’est donc une manière de concevoir <strong>le</strong> rythme du film en<br />

fonction de la psychologie des personnages ?<br />

Vincent : C’est plutôt la recherche d’une expérience<br />

d’ordre psycho-sensoriel. J’aime passer du calme à<br />

l’agitation, comme lorsque Jean-Louis bascu<strong>le</strong> Céline<br />

sur <strong>le</strong> lit. C’est une dynamique qui est basée sur <strong>le</strong><br />

choc d’émotions différentes.<br />

L’ellipse ne contribue-t-el<strong>le</strong> pas à atténuer ou à éliminer<br />

<strong>le</strong> climax des conflits ?<br />

Vincent : Oui, car on n’a pas cherché à rendre <strong>le</strong> drame<br />

spectaculaire, à montrer <strong>le</strong> spectac<strong>le</strong> d’une famil<strong>le</strong> en<br />

train de se déchirer. Au contraire, il y a de ma part<br />

une volonté de pudeur, de respect des gens comme si<br />

je faisais un documentaire. On n’essaie pas de monter<br />

en mayonnaise <strong>le</strong>s moments dramatiques. Dès qu’ils<br />

se passent, on tente déjà de <strong>le</strong>s déconstruire, voire de<br />

désamorcer la situation pour ne pas retomber dans<br />

certains clichés de la fiction au cinéma. C’est un film<br />

où la forme est très travaillée, mais où el<strong>le</strong> se laisse<br />

oublier au profit de l’expérience émotionnel<strong>le</strong>. On ne<br />

cherche pas à manipu<strong>le</strong>r, à tirer sur <strong>le</strong>s grosses ficel<strong>le</strong>s.<br />

La scène fina<strong>le</strong> de la camionnette va néanmoins dans <strong>le</strong><br />

sens d’une démarche plus manipulatrice, non ?<br />

Vincent : Oui, c’est abstrait en plus.<br />

En effet, pratiquement on n’imagine pas la petite Dune<br />

toucher <strong>le</strong>s péda<strong>le</strong>s du véhicu<strong>le</strong>. Pourquoi cette envolée<br />

quasi onirique, pour annoncer la fin du film ?<br />

Laurent : Comme lors de la scène des crêpes, <strong>le</strong>s personnages<br />

font quelque chose au lieu de par<strong>le</strong>r. Ces<br />

scènes sont des actes de substitution qui remplacent la<br />

paro<strong>le</strong>, l’explication verba<strong>le</strong>. Quand il fait des crêpes,<br />

c’est une diversion, car il est très embarrassé, c’est une<br />

manière d’exprimer son malaise. C’est la même chose<br />

pour Dune à la fin. Au lieu de faire dire à des enfants,<br />

Entretien 201<br />

comme dans <strong>le</strong> cinéma qui ne nous intéresse pas, des<br />

textes qui ont une portée qui <strong>le</strong>s dépasse (dans <strong>le</strong> sens<br />

où ils ont été écrits), là on se retrouve dans l’action.<br />

El<strong>le</strong> prend ce qui appartient à son père, venu en<br />

camionnette, pour se <strong>le</strong> réapproprier. Après on imagine<br />

qu’el<strong>le</strong> s’en va pour manifester ses sentiments.<br />

Et en termes de réalisme, un certain décalage s’instaure.<br />

Laurent : C’est ce qui m’amuse, car nous sommes<br />

encore dans <strong>le</strong> jeu. On est dans un jeu d’enfants dont<br />

<strong>le</strong>s implications sont sérieuses.<br />

Vincent : On est au cœur de notre art en rendant ce<br />

moment crédib<strong>le</strong>. C’est une dimension métaphorique,<br />

une manière aussi de narguer <strong>le</strong> contrat naturaliste<br />

qu’on a fixé au début.<br />

Laurent : La dramaturgie n’a pas à être vraisemblab<strong>le</strong>.<br />

Que pouvez-vous nous dire, pour conclure, des derniers<br />

plans du film où <strong>le</strong> père et ses deux enfants se retrouvent<br />

autour du pommier ?<br />

Laurent : Ce n’est pas la fin qui avait été prévue.<br />

On pensait en fait terminer sur une scène généra<strong>le</strong><br />

de retrouvail<strong>le</strong>s et conflits où <strong>le</strong>s enfants feraient <strong>le</strong><br />

procès des parents en mimant <strong>le</strong>urs comportements.<br />

On ne l’a pas faite parce qu’on n’avait plus <strong>le</strong> temps, il<br />

fallait rendre la maison. Mais ça aurait été très lourd.<br />

Avec ce final où des enfants auraient joué une situation,<br />

on serait resté dans cette logique ludique qui sous-tend<br />

tout votre film.<br />

Vincent : Oui, tout à fait. Quelque chose d’anecdotique<br />

explique la fin choisie : Dune devait s’enfuir<br />

en courant de la camionnette, et el<strong>le</strong> a couru<br />

tel<strong>le</strong>ment vite qu’on n’a pas pu la rattraper sur <strong>le</strong><br />

parking. On a alors laissé tourner, et cette fin s’est<br />

faite d’el<strong>le</strong>-même, <strong>le</strong> film a pris <strong>le</strong> dessus sur nous.<br />

C’était pas tout à fait du hasard, puisque l’une des<br />

options était que Jean-Louis parte se balader avec <strong>le</strong>s<br />

enfants, donc il a embrayé là-dessus, il part mais ne<br />

sait pas où. La caméra <strong>le</strong>s a suivis. Cette scène de verger<br />

s’est faite naturel<strong>le</strong>ment, et el<strong>le</strong> est très évocatrice,<br />

symbolique.


202<br />

Rubrique cinéma suisse<br />

D’ail<strong>le</strong>urs, à la toute fin, tu introduis quelques ra<strong>le</strong>ntis.<br />

Vincent : Oui, pour nous mettre en décalage. Le<br />

film commence d’ail<strong>le</strong>urs aussi comme cela. C’est<br />

une sorte de petite marche vers <strong>le</strong> noir. Mais on<br />

reste énigmatique, je pense que c’est bien, car,<br />

dans la vie, on ne résout rien en un week-end. Ce<br />

serait artif<strong>ici</strong>el de trancher dans <strong>le</strong> cadre de ce seul<br />

week-end.<br />

On dirait <strong>le</strong> Sud (2002, 66 min.)<br />

Réalisation : Vincent Pluss. Scénario : Laurent Toplitsch, Stéphane<br />

Mitchell, Vincent Pluss. Interprétation : Jean-Louis Johannides, Céline<br />

Bolomey, Frédéric Landenberg, François Nadin, Gabriel Bonnefoy,<br />

Dune Landenberg. Musique : Velma. Image : Image : Luc Peter. Son :<br />

Vincent Kappe<strong>le</strong>r. Montage : Vincent Pluss. Production : Vincent Pluss et<br />

Luc Peter, Intermezzo Films. Distribution : Frenetic Films.<br />

Production et droits : INTERMEZZO FILMS SA, 28 rue de Bâ<strong>le</strong>, 1201 Genève<br />

(+41 22 7414747 tél+fax)


n os 3 et 4 (<strong>numéro</strong>s simp<strong>le</strong>s) : 13.50 CHF / 9 €<br />

Dossier du n o 3 :<br />

Toutes fenêtres ouvertes sur Rear Window<br />

(Fenêtre sur cour, Alfred Hitchcock, 1954)<br />

Le dossier du n o 3 sera consacré à un seul film,<br />

Fenêtre sur cour d’Alfred Hitchcock (1954), objet<br />

autour duquel nous tournerons en faisant varier <strong>le</strong>s<br />

approches et à partir duquel nous rayonnerons en vue<br />

de tisser des liens avec d’autres films et pratiques<br />

audiovisuel<strong>le</strong>s. Nous aborderons notamment la problématique<br />

du point de vue et de ses différentes implications,<br />

l’histoire de la réception critique du film, <strong>le</strong>s<br />

phénomènes de reprise tels que <strong>le</strong> remake, <strong>le</strong> pastiche<br />

ou l’appropriation par certains artistes contemporains.<br />

Les analyses et réf<strong>le</strong>xions de ce dossier devraient contribuer<br />

à mettre en évidence l’actualité des questions<br />

suscitées par <strong>le</strong> film et sa productivité aussi bien dans<br />

une démarche théorique qu’artistique.<br />

Dossier du n o 4 :<br />

Incursions dans l’univers de David Lynch<br />

Bul<strong>le</strong>tin d’adhésion à l’Association <strong>Décadrages</strong> pour l’année 2004<br />

À retourner à l’adresse suivante :<br />

Paiement par bul<strong>le</strong>tin de versement pour la Suisse, par mandat postal pour<br />

l’étranger sur <strong>le</strong> compte postal 17-181455-1<br />

Le paiement de la cotisation donne droit à l’obtention gratuite (frais de port<br />

compris) des deux <strong>numéro</strong>s simp<strong>le</strong>s prévus pour l’année 2004<br />

Pour tous renseignements, contactez-nous sur www.decadrages.ch<br />

Particuliers : 20 CHF / 15 €<br />

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CP 30<br />

Institutions : 30 CHF / 20 €<br />

Abonnement de soutien : 50 CHF / 40 €<br />

CH-1000 Lausanne 9<br />

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En couverture<br />

Disque pour fond de zootrope, Clarke and Co., Grande-Bretagne,<br />

Londres, c. 1870, inv. n o 416, diam. : 29,5 cm<br />

Impression<br />

NOVE Impression et Conseil SA, Nyon<br />

Tirage<br />

500 exemplaires<br />

© Chaque auteur pour sa contribution, Association <strong>Décadrages</strong><br />

pour l'ensemb<strong>le</strong>, 2003

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