Les poètes inventent l'Europe - Maison de la Poésie
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<strong>Les</strong> <strong>poètes</strong> <strong>inventent</strong> l’Europe<br />
Rencontres sous <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> Jacques Darras - <strong>Maison</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Poésie</strong> Paris<br />
29 septembre - 14 novembre 2009<br />
L’Idée, <strong>la</strong> réalité et <strong>la</strong> symbolique <strong>de</strong> l’Europe ont une histoire à <strong>la</strong>quelle les intellectuels,<br />
les écrivains et les <strong>poètes</strong> ont participé. D’Erasme à Derrida, <strong>de</strong> Höl<strong>de</strong>rlin à Victor Hugo et<br />
à Apollinaire, les routes européennes sont fréquentées par <strong>de</strong>s écrivains interlopes qui<br />
contestent les frontières. Tandis que les <strong>poètes</strong> exaltent leurs nations et leurs <strong>la</strong>ngues, ils<br />
font naître l’idée <strong>de</strong>s Etats-Unis d’Europe. Où en sont-ils <strong>de</strong> cette question commune ?<br />
Peuvent-ils et désirent-ils être tous ensemble le Whitman dont l’Europe a besoin pour<br />
trouver son souffle ?<br />
Mardi 29 septembre<br />
Moi, j’aime <strong>la</strong> Belgique. Jacques Darras, poète européen<br />
Avec Benno Barnard, Stefan Hertmans, Geert van Istendael et Jacques Sojcher<br />
Jacques Darras : C’est un constat que nous pouvons tous faire : l’Europe s’invite <strong>de</strong> plus<br />
en plus, à notre insu même, dans nos vies quotidiennes par les informations que véhiculent<br />
les médias, importantes, mais souvent aussi anecdotiques, voire canu<strong>la</strong>resques. C’est ainsi<br />
que l’on apprend comme nos amis belges qui sont avec nous ici, tel soir au Journal<br />
télévisé, que les trains se sont brusquement arrêtés à <strong>la</strong> frontière <strong>de</strong> <strong>la</strong> F<strong>la</strong>ndre qui venait <strong>de</strong><br />
faire sécession… Mais, plus sérieusement, que je suis également frappé par l’intérêt suscité<br />
en France par les récentes élections alleman<strong>de</strong>s.<br />
Ce sont là <strong>de</strong>s réactions <strong>de</strong> simples citoyens. Ces citoyens que sont aussi les <strong>poètes</strong>. Et que<br />
nous allons convier au cours <strong>de</strong> ces soirées d’échanges, <strong>de</strong> réflexion, d’informations, <strong>de</strong><br />
débats entre les différents pays, les différentes cultures européennes, à parler <strong>de</strong> l’Europe<br />
en tant que <strong>poètes</strong>. C’est-à-dire en tant qu’ils travaillent dans le médium <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, et<br />
qu’ils sont les premiers à prendre conscience <strong>de</strong>s limites <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>ngue, <strong>de</strong> <strong>la</strong> présence <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> l’autre dans leur propre pratique poétique : nombre d’entre eux sont également<br />
aujourd’hui traducteurs. La question qui se pose au <strong>poètes</strong> est donc une question <strong>de</strong> fond<br />
que l’on pourrait formuler ainsi : dans quelle mesure le médium poétique dans lequel un<br />
poète s’exprime, c’est-à-dire sa <strong>la</strong>ngue nationale, est-il encore à même <strong>de</strong> rendre compte <strong>de</strong><br />
1
cette réalité qui change et dont l’horizon se rétrécit : l’Europe ? Dans quelle mesure les<br />
<strong>poètes</strong> <strong>de</strong>meurent-t-ils prisonniers <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>ngue ? C’est une question que nous leur<br />
poserons à l’occasion <strong>de</strong>s différents horizons linguistiques ici abordés, qu’ils soient <strong>la</strong>tins,<br />
germaniques ou s<strong>la</strong>ves.<br />
Ce soir, l’exotisme est grand puisqu’il s’agit <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique qui est le pays exotique par<br />
excellence ! Il faut d’abord en effet se souvenir que <strong>la</strong> Belgique est une royauté, même s’il<br />
s’agit d’une royauté peu active et dont le monarque présente <strong>la</strong> singu<strong>la</strong>rité <strong>de</strong> pouvoir<br />
abdiquer <strong>de</strong> façon provisoire, fût-ce un jour (ce qui est déjà arrivé !). C’est d’autre part un<br />
pays divisé en plusieurs communautés : f<strong>la</strong>man<strong>de</strong>, démographiquement majoritaire,<br />
wallonne francophone, germanique sur <strong>la</strong> frontière <strong>de</strong> l’Est, très minoritaire mais qu’il ne<br />
faut pas oublier, et auxquelles il faut ajouter Bruxelles.<br />
Geert van Istendael : Il faut être précis et bien distinguer communautés linguistiques et<br />
régions. Bruxelles est un cas à part. <strong>Les</strong> 19 communautés <strong>de</strong> Bruxelles forment une région.<br />
Le bilinguisme y est officiel, mais <strong>la</strong> ville est en réalité polyglotte.<br />
Jacques Darras : La situation est complexe en effet et vous savez parfaitement, Geert van<br />
Istendael vous orienter dans le « <strong>la</strong>byrinthe belge » ; c’est là d’ailleurs le titre d’un <strong>de</strong> vos<br />
essais. Mais je voudrais vous soumettre à tous – afin que vous réagissiez, même vivement<br />
– une hypothèse <strong>de</strong> départ (qui vous paraîtra polémique peut-être), le sentiment que j’ai<br />
d’un manque d’implication <strong>de</strong>s intellectuels belges dans les questionnements linguistiques<br />
et politiques (fussent-ils « <strong>la</strong>byrinthiques » !) qui divisent <strong>la</strong> Belgique. Et il me semble que<br />
le poétique, en particulier, ne peut pas échapper à <strong>de</strong> tels débats. Car je ne peux concevoir<br />
qu’un poète ne soit pas un intellectuel, au sens où l’on n’attendrait seulement <strong>de</strong> lui qu’il<br />
oeuvre dans son coin sans être en capacité d’intervenir dans <strong>la</strong> Cité.<br />
Stefan Hertmans : Vous faites là appel à une longue tradition française <strong>de</strong> l’intellectuel<br />
dont <strong>la</strong> conception nous est étrangère. Pour nous, un intellectuel, c’est d’abord un<br />
chercheur en pointe dans un <strong>de</strong>s domaines <strong>de</strong> l’esprit. Mais ce<strong>la</strong> dit, nous sommes ici trois<br />
traîtres à <strong>la</strong> cause nationaliste f<strong>la</strong>man<strong>de</strong>, et qui avons donc pris <strong>de</strong>s positions politiques.<br />
Jacques Sojcher : Il faut dire que <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>s intellectuels est différente en F<strong>la</strong>ndre et<br />
en Wallonie. En Wallonie, les intellectuels tiennent <strong>de</strong> libres tribunes dans les journaux du<br />
soir ; il n’y a pas <strong>de</strong> divorce entre eux et <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse politique. Mais il est vrai qu’on ne peut<br />
parler <strong>de</strong> nationalisme dans le mon<strong>de</strong> francophone. Alors que vous autres, intellectuels<br />
f<strong>la</strong>mands (et j’y comprends aussi bien les artistes) êtes en opposition et en résistance<br />
permanentes au nationalisme ambiant.<br />
Stefan Hertmans : J’ajouterai même que c’est une longue histoire : il n’y a pas un écrivain<br />
<strong>de</strong> droite en F<strong>la</strong>ndre !<br />
Jacques Darras : Il est vrai que vous êtes ici tous les quatre, quelles que soient vos<br />
origines ou votre appartenance linguistique, <strong>de</strong>s représentants très consensuels et<br />
exemp<strong>la</strong>ires <strong>de</strong> cette situation. Il n’y a aucun conflit entre vous sur ce point. Sans doute<br />
parce que vous vous sentez avant tout <strong>de</strong>s européens, appartenant d’abord à une commune<br />
Europe. Ce<strong>la</strong> me frappe si l’on se penche sur vos biographies, vos parcours respectifs.<br />
Vous, Geert van Istandael, je dirai que vous êtes un européen <strong>de</strong> naissance. Par votre père<br />
notamment …<br />
2
Geert van Istendael : Mon père a été conseiller <strong>de</strong> Konrad A<strong>de</strong>nauer, et il était aussi un<br />
grand syndicaliste. Mais je dois préciser que son action syndicale, pour être chrétienne était<br />
plus <strong>la</strong>rgement mondiale qu’européenne, qu’il a fondé <strong>de</strong>s syndicats aussi bien en<br />
Amérique <strong>la</strong>tine qu’en Afrique ou en Asie ; syndicats dont je dirai qu’ils rassemb<strong>la</strong>ient<br />
moins <strong>de</strong>s chrétiens que <strong>de</strong>s croyants. Quant à moi, disons que je suis né à Bruxelles qui<br />
est <strong>la</strong> ville européenne par excellence.<br />
Jacques Darras : Et européen vous l’êtes également par votre activité intellectuelle, vos<br />
traductions en particulier, puisque vous avez traduit aussi bien Brecht, Heine, en ce<br />
moment Höl<strong>de</strong>rlin, que Yeats, Prévert et Jacques Brel.<br />
Européen et (peut-être) plus, c’est bien ainsi que vous vous sentez, Benno Barnard qui avez<br />
choisi <strong>de</strong> vivre au croisement, ou à <strong>la</strong> frontière, <strong>de</strong> multiples sensibilités culturelles…<br />
Benno Barnard : Je suis néer<strong>la</strong>ndais, batave né à Anvers et vivant à côté <strong>de</strong> Louvain à<br />
quelques kilomètres <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière linguistique. J’ai par ailleurs engendré <strong>de</strong>ux Belges (ce<br />
qui est sans doute plus difficile que d’être né belge) avec une Américaine qui a adopté <strong>la</strong><br />
nationalité belge et parle couramment le néer<strong>la</strong>ndais et le français.<br />
Jacques Darras : Et vous, Jacques Sojcher, vous êtes une figure presque légendaire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
scène culturelle bruxelloise …<br />
Jacques Sojcher : Disons une « petite gloire locale » qui se sent profondément belge …<br />
Jacques Darras : Conviction qui s’est d’ailleurs exprimée dans un essai au titre éloquent :<br />
La Belgique toujours gran<strong>de</strong> et belle, mais dont je crois savoir qu’elle est nourrie par une<br />
passion singulière pour <strong>la</strong> monarchie …<br />
Jacques Sojcher : J’aime le roi <strong>de</strong>s Belges (je suis très fier d’avoir été reçu par lui), j’aime<br />
<strong>la</strong> famille royale. J’apprécie beaucoup le prince Philippe dont l’humour, très belge, me<br />
ravit. Une anecdote à ce propos : me trouvant dans un salon <strong>de</strong> thé où je l’avais reconnu,<br />
je m’étais <strong>la</strong>ncé comme un défi <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> personne qui m’accompagnait, d’aller le trouver<br />
en lui disant : « Je crois, Monsieur, que je vous ai déjà vu quelque part. » Et bien, à ce<br />
moment là, j’ai vu le prince se lever, se tourner vers moi et se présenter : « Philippe <strong>de</strong><br />
Belgique ! » Quelle simplicité ! J’en suis encore confondu !<br />
Stefan Hertmans : Pour nous, il est essentiel <strong>de</strong> défendre <strong>la</strong> royauté et le roi. Il y a là un<br />
enjeu sémiotique extraordinaire ; du pur Saussure ! Le roi, en Belgique, doit se présenter<br />
en neutre complet : mathématiquement par<strong>la</strong>nt, le roi représente le zéro. Un zéro qui<br />
empêche le pays <strong>de</strong> se scin<strong>de</strong>r.<br />
Jacques Darras : Je vous avoue que je ne voyais pas cette soirée ainsi p<strong>la</strong>cée, en quelque<br />
sorte, sous le haut patronage <strong>de</strong> <strong>la</strong> royauté ! (rires)<br />
Stefan Hertmans : Outre qu’elle empêche le pays <strong>de</strong> se scin<strong>de</strong>r, <strong>la</strong> royauté lui évite <strong>de</strong><br />
s’enfermer dans un micro-état, lui permet <strong>de</strong> rester ouvert sur l’Europe. Ce qui est essentiel<br />
pour l’Europe elle-même : si <strong>la</strong> Belgique n’existe plus, plus d’Europe possible. « L’Europe<br />
sera belge ou ne sera pas. » C’est un cri <strong>de</strong> guerre !<br />
Geert van Istendael : Depuis 1830, on a toujours évité <strong>la</strong> guerre civile. On s’affronte,<br />
parfois même violemment, mais on ne se tue pas. La Belgique est peut-être le seul endroit<br />
3
<strong>de</strong> <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nète où <strong>de</strong>ux sensibilités culturelles aussi différentes que <strong>la</strong> <strong>la</strong>tine et <strong>la</strong> germanique<br />
parviennent à coexister. Chez nous, pas <strong>de</strong> situation à l’ir<strong>la</strong>ndaise ou à <strong>la</strong> yougos<strong>la</strong>ve !<br />
Stefan Hertmans : ce discours formidable <strong>de</strong>s Français sur l’Autre, nous, on le pratique.<br />
Et quant au poète, il lui faut apprendre <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> l’autre, même si c’est douloureux,<br />
voire humiliant <strong>de</strong> parler une <strong>la</strong>ngue qu’on ne maîtrise pas (et sans ce faux scrupule qui<br />
consiste à se retrancher <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> peur <strong>de</strong> <strong>la</strong> défigurer). Il faut sauter dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Sentir<br />
l’autre dans son propre corps.<br />
Jacques Darras : Votre vision n’est-elle pas un peu idéaliste ? Ne peut-on attendre du<br />
poète qu’il tienne compte <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité ?<br />
Stefan Hertmans : Sauf que si le pragmatisme n’est pas guidé par un idéalisme, c’est du<br />
cynisme, je pense que nous sommes d’accord.<br />
Geert van Istendael : Mais le multilinguisme n’est pas <strong>la</strong> seule affaire <strong>de</strong>s intellectuels et<br />
<strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>. C’est <strong>la</strong> réalité quotidienne, telle que je l’observe à Bruxelles. L’autre jour,<br />
j’étais dans le métro à côté <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommes d’aspect nord-africain et je les entendais : l’un<br />
par<strong>la</strong>it dans un français approximatif, l’autre lui répondait en ang<strong>la</strong>is, le premier reprenait<br />
alors dans un néer<strong>la</strong>ndais impeccable, à quoi le second répondait dans un espagnol que son<br />
compagnon comprenait !<br />
Jacques Sojcher : C’est là une situation typiquement bruxelloise : Bruxelles est une ville<br />
très métissée, une Babel <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues que ne connaissent pas <strong>la</strong> Wallonie ou <strong>la</strong> F<strong>la</strong>ndre. Ce<strong>la</strong><br />
dit, si en 1932 <strong>la</strong> loi belge avait imposé le bilinguisme partout, nous ne serions pas dans <strong>la</strong><br />
situation actuelle.<br />
Jacques Darras : Je voudrais vous soumettre une interrogation : je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si<br />
l’image conflictuelle que nous recevons n’est pas davantage <strong>de</strong> nature politique que<br />
sociologique ou linguistique… N’existe-t-il pas <strong>de</strong>s lieux où vous vous rencontrez en tant<br />
qu’auteurs francophones et f<strong>la</strong>mands ? Une Guil<strong>de</strong> <strong>de</strong>s écrivains belges ?<br />
Geert van Istendael : Il faut d’abord reconnaître qu’il n’existe pas <strong>de</strong> traités culturels<br />
entre Francophones et F<strong>la</strong>mands comme il en existe avec <strong>la</strong> Chine, l’Afrique du Sud ou<br />
l’Indonésie.<br />
Mais pour répondre à votre question, nous avons en effet une <strong>Maison</strong> <strong>de</strong>s Ecrivains à<br />
Bruxelles, qui offre un point <strong>de</strong> rencontres très important, dans le domaine du théâtre et <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> danse notamment. Mais les sources <strong>de</strong> financement sont séparées, ce qui provoque <strong>de</strong>s<br />
disparités dans les dotations et les créations <strong>de</strong>s F<strong>la</strong>mands et celles <strong>de</strong>s Francophones. Ce<strong>la</strong><br />
dit, dans les milieux culturels tout le mon<strong>de</strong> est <strong>de</strong> bonne volonté. Songeons seulement au<br />
Kunst Festival <strong>de</strong>s Arts dont le seul intitulé dit assez ce désir <strong>de</strong> vraie coopération ! Mais,<br />
vous avez raison, les politiques ne suivent pas. L’un d’entre eux a parlé <strong>de</strong> ce festival<br />
comme d’« un cheval <strong>de</strong> Troie dans les F<strong>la</strong>ndres. » C’est vraiment un discours <strong>de</strong> méfiance<br />
malsaine.<br />
Jacques Sojcher : Une autre source <strong>de</strong> conflit tient aussi, je pense, à <strong>la</strong> notion <strong>de</strong> « terre<br />
f<strong>la</strong>man<strong>de</strong> ». Il y a là une logique <strong>de</strong> territoire que l’on ne connaît pas en Wallonie : il n’y a<br />
pas <strong>de</strong> « terre wallonne ».<br />
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Benno Barnard : Il faut cependant nuancer. <strong>Les</strong> Francophones qui n’acceptent pas que <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>ngue néer<strong>la</strong>ndaise en F<strong>la</strong>ndre, selon les lois belges, bénéficie <strong>de</strong>s mêmes droits que le<br />
français, se réfèrent souvent au Québec et à son principe territorial <strong>de</strong> défense du sol<br />
québécois contre l’anglophonie.<br />
Geert van Istendael : Il faut l’avouer : <strong>la</strong> logique territoriale résout tous les problèmes !<br />
En France, <strong>la</strong> logique territoriale a imposée le français, plutôt que l’alsacien, le corse ou le<br />
breton.<br />
Jacques Darras : Non, c’est différent, en France on a affaire à une logique linguistique<br />
majoritaire. Mais j’aimerais savoir : cette logique territoriale, est-elle juridique ? S’appuiet-elle<br />
sur un droit du sol, différent en F<strong>la</strong>ndre et en Wallonie ?<br />
Benno Barnard : Non, non …<br />
Jacques Darras : Alors est-ce un problème <strong>de</strong> légitimité historique ? Le sentiment <strong>de</strong><br />
légitimité <strong>de</strong>s F<strong>la</strong>mands à recouvrer leur i<strong>de</strong>ntité linguistique et culturelle prend-elle<br />
l’allure d’une revanche qui nourrirait une méfiance, voire une haine ? Ce mouvement<br />
historique, je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il ne faut pas l’assimiler à un mouvement romantique : un<br />
peuple, une <strong>la</strong>ngue, une terre.<br />
Stefan Hertmans : Il faut sortir <strong>de</strong> cette opposition droit du sol / droit <strong>de</strong>s gens. Quant à<br />
moi, je trouve simplement que c’est mon <strong>de</strong>voir démocratique, quand je me trouve à<br />
Charleroi par exemple, <strong>de</strong> ne pas m’exprimer en f<strong>la</strong>mand. Et quand j’entre dans une<br />
épicerie tunisienne, je salue l’épicier d’un Sa<strong>la</strong>malekoum . Mais je reconnais que<br />
beaucoup <strong>de</strong> F<strong>la</strong>mands sont radicalisés dans ce refus <strong>de</strong> parler <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> l’autre.<br />
Benno Barnard : Il ne faut pas sous-estimer le problème psychologique suscité par le<br />
déséquilibre entre le français, qui est une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> communication majeures en<br />
Europe avec l’allemand, et le f<strong>la</strong>mand, même si celui-ci, on l’oublie, est tout <strong>de</strong> même<br />
parlé par 23 millions <strong>de</strong> personnes. Je suis moi-même très sensible à ce problème,<br />
personnellement vécu, lorsqu’un professeur s’étonne que je puisse écrire <strong>de</strong>s vers en<br />
f<strong>la</strong>mand, et se <strong>de</strong>man<strong>de</strong>, avec un dédain insupportable, si ce<strong>la</strong> est seulement possible ! Et<br />
<strong>de</strong> même, l’effort que ma femme anglophone a fait pour apprendre le néer<strong>la</strong>ndais est<br />
toujours un sujet d’étonnement pour ses frères et sœurs, on n’en sort pas …<br />
Jacques Sojcher : Toujours sur le terrain politique, je crois que le problème qui se pose<br />
n’est pas seulement celui du territoire, c’est un problème d’appartenance : pourquoi les<br />
F<strong>la</strong>mands qui sont majoritaires dans le pays (à hauteur <strong>de</strong> 60 % environ) <strong>de</strong>vraient-ils<br />
payer pour les Wallons minoritaires (et <strong>de</strong> plus considérés comme <strong>de</strong>s fainéants …) ? On<br />
risque là d’assister à un détricotage <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité nationale, dont il ne restera plus qu’une<br />
faça<strong>de</strong> : l’armée, <strong>la</strong> sécurité sociale, le roi …<br />
Geert van Istendael : Oui, il faut bien voir ici que le nationalisme f<strong>la</strong>mand s’est<br />
mo<strong>de</strong>rnisé, qu’il est surtout <strong>de</strong>venu un nationalisme <strong>de</strong> finance. C’est un nationalisme<br />
typique d’aujourd’hui, comme on le trouve, par exemple, dans l’Italie du Nord confrontée<br />
au Sud. Cependant, un point qui me rend re<strong>la</strong>tivement optimiste, c’est l’importance du<br />
mon<strong>de</strong> syndical en Belgique (70 % <strong>de</strong>s travailleurs sont syndiqués), un mon<strong>de</strong> qui ignore<br />
quant à lui les frontières linguistiques.<br />
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Jacques Darras : Ce qui me frappe, c’est que, dans le fond, vous êtes optimistes. Et <strong>la</strong><br />
question que je vous pose à tous, concernant cette crise belge que, malgré tout, on ne peut<br />
pas nier, et ses effets sur l’Europe, c’est celle <strong>de</strong> savoir si elle vous paraît avant tout être le<br />
signe d’une régression vers un micro-nationalisme, ou plutôt une crise salutaire <strong>de</strong><br />
réorganisation <strong>de</strong> l’Europe ?<br />
Stefan Hertmans : Il faut bien voir <strong>la</strong> réalité : même s’il est écolo, anti-étatiste, post-<br />
mo<strong>de</strong>rne, dans chaque petit séparatiste f<strong>la</strong>mand, il y a un petit José Bové, qui dit l’Europe<br />
c’est trop grand, <strong>la</strong> Belgique c’est trop grand.<br />
Jacques Sojcher : L’optimisme pour <strong>la</strong> Belgique, je le p<strong>la</strong>ce dans Bruxelles, garante <strong>de</strong><br />
l’unité nationale.<br />
Benno Barnard : Ma vraie crainte, c’est que l’explosion <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique, si jamais elle<br />
arrive, provoque l’explosion <strong>de</strong> l’Europe et sa fragmentation en régions. Je suis frappé <strong>de</strong><br />
voir à quel point les représentations <strong>de</strong>s régions connaissent mieux le problème belge que<br />
<strong>la</strong> Commission européenne. Dès que <strong>la</strong> Belgique disparaît, <strong>la</strong> Catalogne, <strong>la</strong> Bavière,<br />
l’Ecosse, le Pays basque, etc. font sécession.<br />
Jacques Darras : Si l’on veut tenter une conclusion provisoire (mais <strong>la</strong> Belgique, c’est<br />
toujours provisoire), on pourrait donc dire que <strong>la</strong> Belgique tient pour <strong>de</strong>ux raisons : d’une<br />
part l’efficacité symbolique <strong>de</strong> <strong>la</strong> royauté (le zéro, comme on sait, c’est aussi l’infini), et,<br />
d’autre part, Bruxelles et sa capacité à dépasser les problèmes linguistiques, en même<br />
temps qu’elle s’affirme comme <strong>la</strong> capitale <strong>de</strong> l’Europe.<br />
Alors, jusqu’à présent vous avez raisonné en citoyens, mais les <strong>poètes</strong> qu’en pensent-ils ?<br />
L’Europe les intéresse-t-elle ? <strong>Les</strong> conflits linguistiques qui vous traversent le corps,<br />
travaillent-ils aussi votre poésie ? Ou bien vous sentez-vous …ailleurs ?<br />
Stefan Hertmans : Ecoutez, j’étais à l’université <strong>de</strong> Gand dans les années 70, on étudiait<br />
<strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> Paul van Ostaijen, un très grand poète pas connu en France, mais en même<br />
temps on étudiait tout le symbolisme français, tous les Allemands, comme Trakl, Gottfried<br />
Benn, etc. Mon attitu<strong>de</strong> spontanée en tant que poète, c’est d’être internationaliste, parce<br />
que <strong>la</strong> littérature, pour moi, ne s’est jamais confondue avec mes racines. Alors, oui, si on<br />
veut scin<strong>de</strong>r <strong>la</strong> Belgique, il faut me couper en <strong>de</strong>ux. A Amsterdam, on s’intéresse au fait<br />
que je suis un <strong>la</strong>tin, à Paris on est sensible à ma germanité. C’est quelque chose d’unique.<br />
Scin<strong>de</strong>r <strong>la</strong> Belgique, ce serait perdre <strong>la</strong> richesse du bilinguisme qui fait <strong>la</strong> vraie force du<br />
pays. Et puis je n’ai pas envie <strong>de</strong> perdre Tintin, ni Simenon, ni Osten<strong>de</strong>, ni Bruges, ni<br />
Anvers, etc.<br />
Jacques Sojcher : Je crois qu’un écrivain, surtout s’il est poète, et quelle que soit <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
qu’il pratique, c’est une <strong>la</strong>ngue dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Il n’y a pas <strong>de</strong> littérature concevable<br />
autrement. Le rapport à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle est toujours nourri par d’autres niveaux <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong>ngues qui arrivent ; il y a <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, ce qui peut produire un effet<br />
d’hermétisme, mais dont <strong>la</strong> sensibilité se nourrit. Le grand poète est une éponge<br />
linguistique, c’est certain.<br />
Jacques Darras : Vous pensez <strong>la</strong> même chose, Benno ?<br />
Benno Barnard : Et bien écoutez ce que je vais lire, vous en jugerez…<br />
6
Jacques Darras : Alors, nous allons passer à <strong>la</strong> lecture et pouvoir vous entendre ; entendre<br />
ce travail <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, et dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, qui fait <strong>de</strong> vous <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>, et si tant est qu’il n’y<br />
ait pas <strong>de</strong> meilleure preuve du poème que cette capacité <strong>de</strong> changer <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue en … parole.<br />
Lectures<br />
Jacques Sojcher<br />
Etre bruxellois<br />
Etre bruxellois, c’est d’abord habiter une ville – comment peut-on vivre à <strong>la</strong> campagne ?<br />
Une ville hétéroclite, éclectique, babélienne. Une ville qui a <strong>de</strong>s trams et <strong>de</strong>s bus, un semimétro,<br />
<strong>de</strong>s vicinaux, <strong>de</strong>s fils électriques dans le ciel. Une ville qui a <strong>de</strong>s piétonniers, un<br />
« îlot sacré » – rues et ruelles <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> bouffe avec, aux <strong>de</strong>vantures <strong>de</strong> restaurants<br />
breughelo-surréalistes, <strong>de</strong>s natures mortes <strong>de</strong> grands poissons et <strong>de</strong> crustacés, et <strong>de</strong>vant<br />
elles <strong>de</strong>s serveurs-pêcheurs <strong>de</strong> touristes. Une ville qui a une grand’p<strong>la</strong>ce <strong>de</strong> carte postale<br />
néo-renaissante et baroque. Une ville moules et frites, croquettes aux crevettes, waterzooi<br />
(<strong>de</strong> poulet ou <strong>de</strong> poisson), filet américain (steak tartare en français <strong>de</strong> France), dame<br />
b<strong>la</strong>nche (g<strong>la</strong>ce vanille et choco<strong>la</strong>t chaud), spéculoos et café filtre. Une ville qui a un<br />
manneken-pis (un petit bonhomme qui pisse) qui déçoit les touristes américaines et, <strong>de</strong>puis<br />
peu, une Janneke qui pisse – MLF et tourisme obligent –, accroupie, au visage extatique,<br />
dans une impasse <strong>de</strong> – Bruxelles n’est qu’un vil<strong>la</strong>ge – l’îlot sacré.<br />
Etre bruxellois, c’est boire une « Mort Subite » – <strong>la</strong> plus terrible <strong>de</strong>s gueuzes – au café du<br />
même nom, un « half en half » au Cirio et finir sa soirée à l’Archiduc, en écoutant Odieu<br />
au piano, en voyant Arno au comptoir, en saluant Jean-Louis, le maître <strong>de</strong> ce petit temple<br />
Art déco. C’est – du côté <strong>de</strong> l’Art nouveau – fréquenter le Falstaff, qui longe <strong>la</strong> Bourse, ou,<br />
à côté du Botanique, l’Ultieme Hallucinatie plus f<strong>la</strong>mand, comme son nom l’indique, que<br />
francophone. C’est marcher dans les rues désertes, près <strong>de</strong> l’église du Béguinage et du<br />
Grand Hospice, pas très loin d’une rivière ensevelie. Oui, être bruxellois, c’est avoir une<br />
rivière voûtée, cachée sous l’asphalte, pour cause d’o<strong>de</strong>ur pestilentielle, une rivière dont<br />
le nom – non, ce n’est pas une b<strong>la</strong>gue belge – est <strong>la</strong> Senne. C’est remonter, <strong>la</strong> nuit, du côté<br />
du Sablon et rencontrer le fantôme <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>Maison</strong> <strong>de</strong> Peuple (du génial Horta), dont les<br />
ruines reposent à Jette, commune du nord <strong>de</strong> <strong>la</strong> périphérie, près d’un hôpital universitaire<br />
f<strong>la</strong>mand. A sa p<strong>la</strong>ce, une affreuse tour du plus pur style <strong>de</strong>s années 60 surplombe le site.<br />
Ailleurs, c’est <strong>la</strong> tour I.T.T. qui ombrage les jardins <strong>de</strong> l’abbaye <strong>de</strong> <strong>la</strong> Cambre.<br />
Etre bruxellois, c’est vivre dans <strong>la</strong> ville du désastre <strong>de</strong>s architectes – une suprême injure<br />
<strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin du 19 e siècle. Dans <strong>la</strong> ville <strong>de</strong>s promoteurs immobiliers qui essaient <strong>de</strong> c<strong>la</strong>mer<br />
l’ire tardive <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion « bruxellisée » (c’est-à-dire sinistrée dans son patrimoine)<br />
en pratiquant le « façadisme ». On ne démolit plus qu’à l’intérieur et l’on montre patte –<br />
ou faça<strong>de</strong> – b<strong>la</strong>nche pour gar<strong>de</strong>r le style. C’est contempler un bas-relief, à l’entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
gare Centrale, représentant quelques-unes <strong>de</strong>s maisons espagnoles détruites par les<br />
travaux <strong>de</strong> <strong>la</strong> Jonction, après <strong>la</strong> guerre, tout un quartier du 17 e siècle ravagé par une ligne<br />
<strong>de</strong> chemin <strong>de</strong> fer Bruxelles Nord-Bruxelles Midi (et vice-versa). C’est, sur les lieux mêmes<br />
<strong>de</strong> cet exploit, voir surgir <strong>de</strong>s maisons « style espagnol » pour « Belgique joyeuse » <strong>de</strong><br />
l’Exposition Universelle 1958 ou pour kermesse définitive. C’est aussi admirer – moment<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> louange et du cocorico absolu <strong>la</strong> pa<strong>la</strong>is <strong>de</strong> justice, chef-d’œuvre <strong>de</strong> style néobabylonien<br />
et égypto-gréco-romain, monument païen maçonnique <strong>de</strong> <strong>la</strong> justice<br />
ultrabourgeoise <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin du siècle <strong>de</strong>rnier, élevé dans le quartier <strong>de</strong>s Marolles, où vivaient<br />
les plus démunis.<br />
7
Etre bruxellois, c’est fredonner – comme tout belge digne <strong>de</strong> ce nom – <strong>la</strong> Brabançonne,<br />
notre chant toujours national, dont l’admirable refrain dit « Le Roi, <strong>la</strong> Loi, <strong>la</strong> Liberté », en<br />
<strong>de</strong>scendant <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> <strong>la</strong> Régence qui mène au Pa<strong>la</strong>is royal, qui s’étend <strong>de</strong> toute son<br />
imposante <strong>la</strong>rgeur face au parc <strong>de</strong> bruxelles. Arrêt sur image sur ce mémorable parc, où<br />
eurent lieu les premiers combats <strong>de</strong> 1830 entre les valeureux Belges et l’occupant batave,<br />
c’est-à-dire hol<strong>la</strong>ndais, où le poète Byron, une nuit d’ivresse, muti<strong>la</strong> le nez d’une statue du<br />
dieu Pan, où enfin, le 21 juillet, jour <strong>de</strong> <strong>la</strong> Fête nationale, un feu d’artifice attire <strong>la</strong><br />
popu<strong>la</strong>tion, malgré <strong>la</strong> pluie toujours au ren<strong>de</strong>z-vous. Revenons au pa<strong>la</strong>is du Roi – il en a<br />
fort heureusement un autre, rési<strong>de</strong>ntiel, à Laeken, au nord-ouest <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, dans un grand<br />
parc privé, avec d’immenses serres qui se visitent une fois par an. Le Roi – c’est le plus<br />
beau joyau <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique et il n’appartient pas, bien sûr, qu’aux Bruxellois. Tout le<br />
peuple <strong>de</strong>s villes et <strong>de</strong>s champs, wallon-f<strong>la</strong>mand, bruxellois, unilingue, bilingue ou<br />
analphabète s’est – on s’en souviendra toujours – retrouvé, resserré, ressoudé autour <strong>de</strong><br />
son défunt roi, Baudouin, le presque saint, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> très catholique reine Fabio<strong>la</strong>. Nous<br />
pleurâmes ensemble et dans ce chœur unanime, il y avait beaucoup d’immigrés,<br />
d’étrangers et aussi <strong>de</strong> journalistes, émus, du mon<strong>de</strong> entier.<br />
Etre bruxellois, c’est enfin, si on est intellectuel, artiste, écrivain, cinéaste ou tutti quanti,<br />
être marginal dans une ville, capitale <strong>de</strong> Belgique, <strong>de</strong> F<strong>la</strong>ndre et <strong>de</strong> l’Europe, où, vu <strong>la</strong><br />
crise n’est-ce pas, <strong>la</strong> création n’est pas prioritaire, ni secondaire, ni tertiaire, mais comme<br />
<strong>la</strong> cinquième roue du char <strong>de</strong> l’Etat. C’est vivre <strong>la</strong> gêne <strong>de</strong>s débats d’idées, à l’heure – fixe<br />
– du compromis, <strong>de</strong>s consensus mous. C’est fuir – une fois encore, dans le réalisme<br />
magique, le fantastique, le minimalisme, les gran<strong>de</strong>s et les petites irrégu<strong>la</strong>rités du <strong>la</strong>ngage,<br />
dans l’aphasie ou <strong>la</strong> logorrhée, dans les bulles, dans <strong>la</strong> zwanze, l’irrévérence <strong>de</strong> mille<br />
tonnerres d’ectop<strong>la</strong>sme et <strong>de</strong> moules à gaufre.<br />
Etre bruxellois, c’est – chose certaine et avérée – prendre <strong>la</strong> poudre d’escampette <strong>de</strong><br />
temps en temps, sauter dans un train pour Paris – une heure vingt-cinq <strong>de</strong> trajet … C’est<br />
aller respirer l’espace vital <strong>de</strong> <strong>la</strong> reconnaissance, <strong>de</strong> l’évi<strong>de</strong>nce, pour aussitôt, tout <strong>de</strong> go,<br />
<strong>de</strong>rechef, vite vite revenir dans notre capitale si provinciale, où j’accomplis tous le jours<br />
mon petit tour du quartier Louise-Tenbosch-Châte<strong>la</strong>in, avec arrêt au Pain quotidien, à <strong>la</strong><br />
librairie Nijinski, à La Quincaillerie. Où j’enseigne à l’Univ l’incertitu<strong>de</strong>, <strong>de</strong>puis tant<br />
d’années. Où je rencontre <strong>de</strong>s amis d’ici et d’ailleurs au Théâtre-Poème, haut lieu <strong>de</strong><br />
Bruxelles-Babel <strong>de</strong> Monique Dorsel et d’Emile Lanc, son complice pour l’éternité. Car<br />
c’est ici que je rêve en marchant, que je déambule en dansant, que j’aime, que j’oublie,<br />
que je bricole ce texte, en retard, comme toujours, <strong>de</strong> moi et <strong>de</strong>s mois.<br />
Bruxelles, ville idéale pour homme puéril, pour rêveur <strong>de</strong> tous les ailleurs, ville d’exil et <strong>de</strong><br />
retour, si peu parisienne, si peu éditoriale, si peu capitale, où <strong>la</strong> solitu<strong>de</strong> peut croiser <strong>la</strong><br />
foule, où il n’y a – comme partout – que quelques visages, quelques voix qui sont le gar<strong>de</strong>fou<br />
du départ et <strong>de</strong> <strong>la</strong> détresse. Ô Bruxelles, ma ville <strong>de</strong> naissance, <strong>de</strong> vie et <strong>de</strong> mort – le<br />
dirai-je enfin – je t’aime.<br />
Extrait <strong>de</strong> Petits savoirs inutiles, © éditions Le grand miroir, Bruxelles, 2004.<br />
Benno Barnard<br />
8
Benno Barnard , avant <strong>de</strong> lire, précise que dans son vil<strong>la</strong>ge <strong>la</strong> frontière linguistique est<br />
formée par une petite rivière, et que du côté f<strong>la</strong>mand se trouve un bunker, bâti, non contre<br />
les Wallons mais contre les Nazis !.<br />
Le bunker<br />
Près d’une rivière façonnée par <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> g<strong>la</strong>ciaire,<br />
le bunker s’ennuie, accroupi dans l’herbe marécageuse :<br />
jamais une guerre délicieuse, jamais une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> soldats<br />
qui se salissent comme <strong>de</strong>s marmots,<br />
font <strong>la</strong> culbute, sucent leur pouce dans le giron<br />
<strong>de</strong> leur mère. Un brin <strong>de</strong> mort ne se profile-t-il pas<br />
à l’horizon ?Il ferme les yeux : pendant <strong>de</strong>ux mille ans<br />
<strong>de</strong>s armées sont passées ici, une allumette après<br />
l’autre s’est enf<strong>la</strong>mmée et brisée sur ce grattoir :<br />
Romains grelottants, Francs hur<strong>la</strong>nts ; plus tard<br />
les Français se révélèrent non parfumés, les Autrichiens<br />
négligents, et les Schleuhs hystériques – mais du p<strong>la</strong>isir,<br />
tous en avaient à violer une fille <strong>de</strong> ferme.<br />
Près <strong>de</strong> <strong>la</strong> rivière <strong>de</strong> <strong>la</strong> pério<strong>de</strong> g<strong>la</strong>ciaire le bunker s’ennuie :<br />
une batteuse moissonne, un cheval tire <strong>la</strong> charrue,<br />
là-bas se dresse un lotissement, le bourgmestre<br />
nomme son fils, le marchand <strong>de</strong> combustibles<br />
col<strong>la</strong>bore, <strong>la</strong> bouchère arrache <strong>de</strong>s poils pubiens.<br />
Au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> sa tête se déploie un ciel bleu c<strong>la</strong>ir,<br />
le chemin du bois se creuse, le paysage nourrit<br />
ses Celtes romanisés ; <strong>la</strong> paix sévit.<br />
Au roi Albert<br />
Tu as dans ce vieil homme tremb<strong>la</strong>nt, hissé sur le pavois<br />
par <strong>de</strong> grands enfants, une confiance sécu<strong>la</strong>ire :<br />
quelqu’un doit être le père <strong>de</strong> tous,<br />
et tu lutteras pour cette foi contre le coup<br />
du scepticisme dans le pa<strong>la</strong>is <strong>de</strong> ta cervelle –<br />
à bas <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>rnité : elle t’a engendré ;<br />
elle est morte et son cadavre risque <strong>de</strong> t’écraser.<br />
Un vieil homme pacifiant (légèrement chance<strong>la</strong>nt)<br />
préserve <strong>la</strong> sagesse, et sa trému<strong>la</strong>tion caresse,<br />
9
Sais-tu, ta tête fiévreuse. Des citations se hâtent<br />
maintenant par les couloirs ; tel un chien,<br />
un messager haletant apporte <strong>de</strong>s documents ;<br />
<strong>de</strong>s démocrates cognent à <strong>la</strong> porte. Un collègue a écrit<br />
– pardonnez-lui, sire – que vous persistez dans vos souverains<br />
mensonges, mais les <strong>poètes</strong> eux-mêmes mentent<br />
et il s’est ravisé ; une légère friction entre souverain et sujet<br />
est d’ailleurs salutaire. Que cette considération soit<br />
conso<strong>la</strong>trice quand votre peuple rentre tard <strong>la</strong> nuit.<br />
Vous n’êtes pas impuissant, et pour revenir à l’homme<br />
subjectif : manifestez-lui c<strong>la</strong>irement votre grâce,<br />
ainsi que votre espèce d’apartheid, papa.<br />
Stefan Hertmans<br />
Stefan Hertmans lit <strong>de</strong>ux poèmes récents dont le second est inspiré par <strong>la</strong> série télévisée<br />
italienne « Nostra meglio gioventù ».<br />
Monastère San Jeronimo, Belem<br />
A tout instant tu peux recommencer<br />
Ta vie en ne désirant rien<br />
Plus que ce maintenant :<br />
Bleu et jaune, aérolite et sable,<br />
La découpe d’une colonne et<br />
Des voix sur une colonna<strong>de</strong>.<br />
Vire en ton contraire,<br />
Le paresseux avion dans<br />
Le jour immaculé, accompagne<br />
<strong>Les</strong> moineaux et les mouettes<br />
Sur le toit, atterris comme<br />
Le gravier, tes mains écrivent,<br />
Un enfant t’appelle vers ces heures,<br />
Pense à l’eau, aux siècles lointains –<br />
C’est aujourd’hui.<br />
Nostra meglio Gioventù<br />
10
Ce soir les fourmis font <strong>la</strong> bringue avec les étoiles ;<br />
nous sommes étendus sur <strong>la</strong> pierre chau<strong>de</strong>, disséminés<br />
tels les tessons d’un passé futur, et chantons sans voix.<br />
Là-haut le cordon ombilical b<strong>la</strong>nc s’est mis à scintiller dans<br />
son inaccomplissable noirceur ; l’ironie est lointaine,<br />
<strong>de</strong>s paraboles sont transmises tandis que les lèvres,<br />
durcies par le savoir, p<strong>la</strong>nent haut dans l’espace,<br />
et les chauves-souris chantent leur témérité parce que<br />
rien n’a été enregistré, tout a été gaspillé, parce que<br />
ce<strong>la</strong> s’est toujours fait ainsi, y compris pour nous,<br />
étendus sur <strong>la</strong> pierre chau<strong>de</strong>, disséminés et réunis,<br />
les fourmis faisant <strong>la</strong> bringue avec les étoiles le long<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> voûte céleste, et là où Descartes perd le fil<br />
nous sommes encore un instant un ensemble sécu<strong>la</strong>ire,<br />
avant que les fils craquent, que nous lâchions les mains,<br />
parce que retrouver c’est perdre, et que nous ne nous levons<br />
pas, pas encore<br />
pour l’instant, c’est nous mais nous sommes ignorants,<br />
entends-les chanter au bord du ciel, là près<br />
<strong>de</strong>s rochers sans eau, où le bâton frappe nos vies<br />
et nous sauve <strong>de</strong> l’aridité, un instant encore,<br />
les <strong>de</strong>rniers mots d’un nouveau début, mais sans nous.<br />
Traduction Marnix Vincent<br />
Stefan Hertmans explique qu’il a découvert son i<strong>de</strong>ntité belge, il y a quelques années, alors<br />
qu’il voyageait par le TGV entre Amsterdam et Bruxelles ; l’i<strong>de</strong>ntité <strong>de</strong> quelqu’un qui se<br />
situe entre <strong>de</strong>ux villes. A <strong>la</strong> suite <strong>de</strong> quoi il a écrit un texte sur ces <strong>de</strong>ux villes dont est<br />
extrait le passage qu’il va lire et qui est consacré à Bruxelles.<br />
Il n’y a pas <strong>de</strong> cliché plus commo<strong>de</strong> pour illustrer tous les malentendus qui existent entre<br />
les Belges et les Hol<strong>la</strong>ndais que <strong>de</strong> penser à Amsterdam en marchant dans Bruxelles et à<br />
Bruxelles en parcourant Amsterdam. Et l’aspect <strong>de</strong>s rues ne fait que confirmer <strong>la</strong> plupart<br />
<strong>de</strong> ces clichés. Alors que certaines hautes personnalités d’Amsterdam prennent<br />
délibérément leur vélo pour se rendre aux réceptions les plus huppées, le plus pauvre <strong>de</strong>s<br />
traîne-misère à Bruxelles démarre en trombe dans sa merce<strong>de</strong>s <strong>de</strong> troisième main pour<br />
aller chercher un paquet <strong>de</strong> cigarettes au coin <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue.<br />
Pour les Hol<strong>la</strong>ndais Bruxelles doit avoir un petit goût méridional alors que le Belge<br />
moyen ne lui trouve même rien <strong>de</strong> spécifique. L’i<strong>de</strong>ntité est l’angle mort <strong>de</strong> notre<br />
conscience. Il nous est impossible d’y reconnaître le cliché, pourtant si évi<strong>de</strong>nt, aux yeux<br />
d’autrui. Vivre à Bruxelles signifie être prêt à re<strong>la</strong>tiviser profondément son origine, son<br />
i<strong>de</strong>ntité, sa <strong>la</strong>ngue, à les oublier même pour se fondre dans le caractère vital et<br />
véritablement cosmopolite <strong>de</strong> cette société incroyablement chaotique, sa culture bâtar<strong>de</strong>,<br />
son manque <strong>de</strong> respect <strong>de</strong> soi, son sens flou <strong>de</strong>s normes, sa carence unique en<br />
urbanisation. Qui veut s’y ancrer en tant que F<strong>la</strong>mand pur et dur doit se contenter <strong>de</strong> l’un<br />
<strong>de</strong>s dix cafés ou, <strong>de</strong> notoriété publique, tous les F<strong>la</strong>mands vivant à Bruxelles se<br />
rencontrent. Ce qui signifie concrètement qu’il peut déci<strong>de</strong>r d’habiter dans un vil<strong>la</strong>ge du<br />
11
Brabant f<strong>la</strong>mand au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> ville, un home<strong>la</strong>nd imaginaire et étriqué,<br />
circonscrit par <strong>la</strong> ligne invisible qui partage <strong>la</strong> métropole. Ce<strong>la</strong> signifie donc aussi qu’il<br />
peut opter pour <strong>la</strong> douillette existence d’une F<strong>la</strong>ndre gran<strong>de</strong> comme un mouchoir <strong>de</strong> poche<br />
dans une ville francisée à quatre-vingts pour cent. Mais s’il n’attache pas d’importance à<br />
son i<strong>de</strong>ntité provinciale <strong>de</strong> minorité menacée à Bruxelles, rien ne l’empêche <strong>de</strong> jouir <strong>de</strong> ce<br />
que <strong>la</strong> Belgique, ce couloir <strong>de</strong> l’Europe, a <strong>de</strong> meilleur à offrir et qui est aux antipo<strong>de</strong>s <strong>de</strong><br />
ce qu’Amsterdam propose. S’il <strong>de</strong>vra faire son <strong>de</strong>uil <strong>de</strong> <strong>la</strong> solidarité, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
morale dans le sens propre et bourgeois du mot, <strong>de</strong> l’efficacité, du talent d’organisation et<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience critique <strong>de</strong> tout ou presque ce qui caractérise <strong>la</strong> c<strong>la</strong>ire pensée<br />
amstelodamoise où les opinions peuvent être pesées au gramme près, il y gagnera en<br />
contrepartie une sorte d’émancipation <strong>de</strong> <strong>la</strong> personnalité qui ne peut vous échoir que dans<br />
les métropoles. L’univers mental <strong>de</strong> Bruxelles, entend-on parfois dire, est plus proche <strong>de</strong><br />
celui <strong>de</strong> Buenos Aires que <strong>de</strong> celui d’Amsterdam.<br />
Il est une chose que Bruxelles illustre d’emblée, c’est qu’il existe aussi <strong>de</strong>ux sortes <strong>de</strong><br />
néer<strong>la</strong>ndophones. Environ seize millions appartiennent à <strong>la</strong> mouvance germanique <strong>de</strong>s<br />
Pays-Bas, et six millions <strong>de</strong> néer<strong>la</strong>ndophones appartiennent à <strong>la</strong> culture <strong>la</strong>tine : ce sont les<br />
F<strong>la</strong>mands. <strong>Les</strong> conflits culturels plus profonds sont à mettre au compte <strong>de</strong> ce schisme<br />
initial. La mo<strong>de</strong> à Amsterdam affiche c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong>s influences <strong>de</strong> Berlin, Londres et New<br />
York. Celle <strong>de</strong> Bruxelles penche pour Paris et Mi<strong>la</strong>n. L’architecture d’Amsterdam a <strong>de</strong>s<br />
caractéristiques stylistiques que l’on retrouve jusqu’au-<strong>de</strong>là d’Oslo, celle <strong>de</strong> Bruxelles <strong>de</strong>s<br />
aspects que l’on retrouve jusqu’au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> Rome. Quant aux journaux, si le V<strong>la</strong>ams-<br />
Ne<strong>de</strong>r<strong>la</strong>nd <strong>de</strong>s Pays-Bas tient du Times Literary Supplement, le quotidien f<strong>la</strong>mand De<br />
Morgen paraît plutôt s’inspirer <strong>de</strong> Libération. <strong>Les</strong> Hol<strong>la</strong>ndais qui s’intéressent aux<br />
programmes littéraires à l’étranger peuvent voir tel présentateur célèbre <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision<br />
alleman<strong>de</strong> parler <strong>de</strong>s livres, mais le modèle étranger pour les F<strong>la</strong>mands a été pendant <strong>de</strong>s<br />
années Bouillon <strong>de</strong> culture et Apostrophes <strong>de</strong> Bernard Pivot. Pour les intellectuels<br />
f<strong>la</strong>mands, à l’époque où j’écrivais ce livre, Laure Adler était une célébrité, tandis qu’aux<br />
Pays-Bas on lit les philosophes français en traduction ang<strong>la</strong>ise ou alleman<strong>de</strong>. La chaîne<br />
culturelle Arte est diffusée dans sa version française en F<strong>la</strong>ndre et elle est diffusée aux<br />
Pays-Bas en version alleman<strong>de</strong>. Ma génération <strong>de</strong> F<strong>la</strong>mands a appris le français en<br />
secon<strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue dès le primaire, les Hol<strong>la</strong>ndais <strong>de</strong> mon âge ont eu en <strong>de</strong>uxième <strong>la</strong>ngue<br />
l’ang<strong>la</strong>is qui était ma troisième <strong>la</strong>ngue. Tous ce<strong>la</strong> se répercute sur les références<br />
littéraires, l’art, <strong>la</strong> philosophie, l’esthétique.<br />
Comment s’étonner alors <strong>de</strong> nos évaluations différentes en matière d’œuvres littéraires,<br />
films, pièces <strong>de</strong> théâtre et autres sujets culturels quand bien même nous parlons <strong>la</strong> même<br />
<strong>la</strong>ngue ? L’homme ayant une fâcheuse tendance au nombrilisme, les <strong>de</strong>ux communautés <strong>de</strong><br />
néer<strong>la</strong>ndophones se traitent régulièrement et mutuellement d’imbéciles. On tend également<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux côtés à mettre les différences sur le compte <strong>de</strong> l’opposition calvinistescatholiques.<br />
Mais cette explication est inadéquate. <strong>Les</strong> protestants f<strong>la</strong>mands ressemblent<br />
plus aux catholiques f<strong>la</strong>mands qu’aux calvinistes hol<strong>la</strong>ndais, et les papistes hol<strong>la</strong>ndais<br />
n’ont que très peu en commun avec les catholiques f<strong>la</strong>mands. Certains milieux <strong>de</strong>s<br />
catholiques f<strong>la</strong>mands <strong>de</strong> <strong>la</strong> vieille école ont, quant à eux, bien plus <strong>de</strong> liens avec <strong>la</strong><br />
bigoterie haute en couleurs <strong>de</strong>s petits vil<strong>la</strong>ges wallons qu’ils ne sont prêts à l’admettre.<br />
<strong>Les</strong> choix historiques pour ces <strong>de</strong>ux religions ont plutôt été dictés dès le XVIe siècle par<br />
l’influence <strong>de</strong>s mouvements germaniques et <strong>la</strong>tins.<br />
Geert van Istendael<br />
Le <strong>la</strong>byrinthe belge<br />
12
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’on y habite <strong>de</strong>s maisons spacieuses, plus confortables et<br />
moins coûteuses que dans n’importe quel pays que je connais. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce<br />
que ses maisons sont moches et prétentieuses, et parce que leur omnipotence défigure le<br />
doux paysage.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’on y parle le français et parce qu’à l’école j’ai appris le<br />
français dans le détail – cette <strong>la</strong>ngue c<strong>la</strong>ire, à <strong>la</strong> fois réservée et spirituelle, qui me procure<br />
toujours, écoutée, parlée ou lue, un p<strong>la</strong>isir raffiné, cette <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> <strong>la</strong> mesure et <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
raison, cette <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> Paris et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce qu’elle a<br />
voulu, avec ce français hautain, détruire mon néer<strong>la</strong>ndais, parce qu’elle l’a envoyé à <strong>la</strong><br />
porcherie, parce qu’elle a chassé ma <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> l’école. Et parce que <strong>la</strong> Belgique ne lui a<br />
rendu justice qu’après un siècle <strong>de</strong> mauvaise volonté et <strong>de</strong> vio<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> ses droits, et <strong>de</strong><br />
résistance opiniâtre contre cette injustice.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que, Dieu merci, l’insolence <strong>de</strong>s Hol<strong>la</strong>ndais, leurs airs <strong>de</strong><br />
supériorité, leur indélicatesse, leur incompréhension misérable <strong>de</strong> ce qui se passe hors <strong>de</strong><br />
leurs frontières, lui sont totalement étrangers. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que le F<strong>la</strong>mand<br />
préfère ses sournoiseries, ses mesquineries provinciales aux contacts culturels<br />
indispensables avec <strong>la</strong> Hol<strong>la</strong>n<strong>de</strong>, et parce qu’il est trop obtus pour apprécier le sérieux et<br />
le sens <strong>de</strong> l’organisation <strong>de</strong>s Hol<strong>la</strong>ndais.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que, Dieu merci , l’insolence <strong>de</strong>s Français, leurs airs <strong>de</strong><br />
supériorité, leur folie <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>urs, lui sont totalement étrangers. Je hais <strong>la</strong> Belgique<br />
parce que les Belges sont trop obtus pour reprendre ne fût-ce qu’un tout petit peu <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
rigueur républicaine <strong>de</strong>s Français.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que mon oreille peut encore y jouir <strong>de</strong> <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> tous ses<br />
patois. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce ce qu’on y pratique par ailleurs cet affreux f<strong>la</strong>mand<br />
pavillonnaire, au lieu d’apprendre à parler correctement sa <strong>la</strong>ngue.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique pour sa corruption petite et gran<strong>de</strong>, ses arrangements, parce qu’on y<br />
« tire son p<strong>la</strong>n », qu’on contourne <strong>la</strong> loi, qu’on y profite <strong>de</strong> tout ce qui détient du pouvoir.<br />
Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que rien n’y est possible sans « connaître quelqu’un », parce<br />
que tout y est intrigue et distorsion, et que le voile du pouvoir s’étend sur tout.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique pour le faste <strong>de</strong> ses mets, <strong>la</strong> gloire <strong>de</strong> ses bières et parce qu’en<br />
Belgique, un bon repas, un bon vin, sont choses quotidiennes. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce<br />
qu’on n’y parle que boire et manger.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’à tous les coups, elle parvient à trouver <strong>de</strong>s solutions<br />
démocratiques, <strong>de</strong>s équilibres ingénieux, pour assurer <strong>la</strong> paix et <strong>la</strong> tranquillité entre<br />
F<strong>la</strong>mands et Wallons. Nous ne nous sommes jamais massacrés comme les Bosniaques ou<br />
les Ir<strong>la</strong>ndais du Nord. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que les chamailleries entre F<strong>la</strong>mands et<br />
Wallons s’éternisent, et parce qu’il a fallu une lutte <strong>de</strong> plus d’un siècle avant que ma<br />
<strong>la</strong>ngue et ma culture n’obtiennent les droits élémentaires déjà acquis dans les faits<br />
pendant <strong>la</strong> brève union avec le Batave abhorré.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’un pays qui compte <strong>de</strong>ux cents bières différentes est assez<br />
ingouvernable. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que sa vision et son imagination ne vont pas plus<br />
loin que le fond d’un verre <strong>de</strong> bière.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que <strong>de</strong>s dizaines <strong>de</strong> milliers <strong>de</strong> personnes y manifestent dans <strong>la</strong><br />
capitale contre <strong>de</strong>s juges qui manquent à leur <strong>de</strong>voir et parce que les flics y parlent patois<br />
et font preuve à l’occasion d’un brin d’humour. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que le droit y est<br />
13
tellement tordu, tellement mordu par <strong>la</strong> politique, <strong>la</strong> jalousie, les criailleries, qu’il est<br />
possible d’y tuer impunément une trentaine <strong>de</strong> personnes.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que les Belges se crèvent au travail. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce<br />
que trop <strong>de</strong> Belges ne font que se crever au travail.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’esbroufe, chichis, attrape-nigauds y sont résolument envoyés<br />
à <strong>la</strong> poubelle avec les mots : faut pas zieverer (déconner). Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que<br />
tout ce que le Belge ne comprend pas, tout ce qui le met mal à l’aise, toute f<strong>la</strong>mbée<br />
artistique, tombe pour lui dans <strong>la</strong> catégorie du zievarage (déconnage).<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce que ses habitants ne se révèlent patriotes qu’une ou <strong>de</strong>ux fois par<br />
siècle, au moment propice. Je hais <strong>la</strong> Belgique parce que ses habitants ne sont à aucun<br />
moment fiers <strong>de</strong> leur pays.<br />
J’aime <strong>la</strong> Belgique parce qu’elle existe.<br />
Je hais <strong>la</strong> Belgique parce qu’elle existe.<br />
Extrait <strong>de</strong> Le <strong>la</strong>byrinthe belge, traduit du néer<strong>la</strong>ndais par Monique Nagielkopf et Marnix Vincent, © Le<br />
Castor Astral, coll. « Escales <strong>de</strong>s lettres », 2008.<br />
Variations en mineur<br />
Il pleut sur ma ville.<br />
Il pleut sur les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> ma ville.<br />
<strong>Les</strong> vieilles <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> ma ville sont gâchées par <strong>la</strong> pluie.<br />
<strong>Les</strong> nouvelles <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> ma ville sont mouillées,<br />
jeune sève, feuilles fraîches,<br />
ma ville est verte, moisie.<br />
Il pleut dans mon pays,<br />
il pleut d’âpres paroles dans mon pays,<br />
les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> mon pays oublient les signes anciens,<br />
les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> mon pays effilochent <strong>de</strong>s tissus précieux,<br />
les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> mon pays sont <strong>la</strong>sses,<br />
<strong>la</strong>sses les unes <strong>de</strong>s autres.<br />
Quand les <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> mon pays, <strong>de</strong> ma ville<br />
Courront-elles à nouveau ensemble sous <strong>la</strong> pluie ?<br />
Prendront-elles froid ensemble jusqu’à <strong>la</strong> moelle ?<br />
Mon souhait gît dans le caniveau, un journal détrempé.<br />
De frontière à frontière il reste tant à écouter<br />
Machine à <strong>la</strong>ngues (extrait)<br />
(Geert van Istendael précise qu’il s’agit <strong>de</strong> Bruxelles)<br />
14
Tais-toi ville, le silence fait encore loi.<br />
Patience immergée dans une beauté qui n’est plus transfigurée,<br />
transsubstantiée en soubassement, en poussière, en souvenirs vite ternis.<br />
Silence bouche, silence !<br />
Ne <strong>la</strong>issez pas encore les <strong>la</strong>ngues rouler <strong>de</strong> vos courbes cramoisies,<br />
le pullulement <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> cette ville <strong>la</strong>ngagière,<br />
ville <strong>de</strong> jachère, ville <strong>de</strong> jargons <strong>de</strong> ville.<br />
Attends, mais n’attends pas hors saison,<br />
N’attends pas un archange Michel,<br />
N’attends pas que <strong>la</strong> forêt frémissante du savoir fleurisse.<br />
Parle Bruxelles, parle !<br />
Dès que le chuchotis et le cliquetis <strong>de</strong>s phonèmes sous les pavés<br />
Incite le pullulement <strong>de</strong>s voyageurs à prêter l’oreille.<br />
Parle Bruxelles, parle !<br />
Laisse avec chaque mot, comme dans les contes d’antan<br />
rouler <strong>de</strong> ta bouche perles et diamants,<br />
Couvre <strong>de</strong> gemmes les éclopés,<br />
Couvre les gitans <strong>de</strong> tes joyaux<br />
et couvre <strong>de</strong> bril<strong>la</strong>nts <strong>la</strong> marollienne aux jambes douloureuses.<br />
Parle, Bruxelles, parle !<br />
Elève toutes les voix, couvre <strong>de</strong> pierres <strong>de</strong> lune et d’émerau<strong>de</strong>s,<br />
d’or brut, d’aigues marines, d’une magnificence <strong>de</strong> rubis et <strong>de</strong> cristaux<br />
les clochards craintifs qui crèvent, sans même encore une feuille <strong>de</strong> papier<br />
pour couvrir leur nudité.<br />
Parle Bruxelles, parle !<br />
(…)<br />
Jacques Darras<br />
Jacques Darras, en introduction au poème <strong>de</strong> lui qu’il va lire, souligne qu’il y a une région<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique dont ne parle pas souvent, c’est celle qui forme frontière avec l’Allemagne,<br />
avec le romantisme, du côté d’Aix-<strong>la</strong>-Chapelle.<br />
Invention du « poème parlé marché » sur <strong>la</strong> route d’Eupen<br />
Marque <strong>de</strong> chaussures : Méphisto.<br />
Tige ferme, semelle souple <strong>de</strong> caoutchouc <strong>de</strong>ntée.<br />
Lacets tenus par <strong>de</strong>s ferrures.<br />
Comme <strong>de</strong>s chaussures <strong>de</strong> ski sans les attaches.<br />
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Tu essaies, tu rebondis sur l’asphalte.<br />
Quelle est <strong>la</strong> direction ?<br />
Le quatrième côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique, <strong>la</strong> forêt vers l’Allemagne.<br />
Où es-tu à l’instant ?<br />
En altitu<strong>de</strong> moyenne sur <strong>la</strong> route <strong>de</strong> Jalhay.<br />
Que vois-tu ?<br />
Je vois à perte <strong>de</strong> vue le plus romantique <strong>de</strong>s paysages.<br />
C’est-à-dire ?<br />
C’est-à-dire collines d’herbe neuve émaillée <strong>de</strong> fleurs, bosquets <strong>de</strong> sapins noirs.<br />
C’est-à-dire encore ?<br />
C’est-à-dire gran<strong>de</strong> offran<strong>de</strong> <strong>de</strong> couleur verte bleuie par proximité du ciel.<br />
Pourquoi es-tu là ?<br />
Parce que j’ai l’intention <strong>de</strong> franchir <strong>la</strong> frontière par <strong>la</strong> nuance.<br />
<strong>Les</strong> frontières sont tout sauf nuance, les frontières sont cessation.<br />
Je veux vivre dans le pléonasme d’une cessation nuancée, le ciel avec l’herbe.<br />
Quel lien ?<br />
Invoquons Rimbaud, si tu veux bien, j’aime <strong>la</strong> carotte sauvage.<br />
Ce<strong>la</strong> ne fait pas un exotisme convenable.<br />
Une nation <strong>de</strong> talus me suffirait, une nation <strong>de</strong> fagnes, <strong>de</strong> petites rivières.<br />
Le petit est une ca<strong>la</strong>mité, les Belges haïssent <strong>la</strong> Belgique.<br />
Musicien <strong>de</strong>s ombellifères, concertiste en jacinthes bleues, quelle profession !<br />
Il faut sortir du romantisme, proc<strong>la</strong>mais-tu naguère.<br />
J’en sors, j’en sors avec les chaussures Méphisto, <strong>la</strong> bonne pointure.<br />
Le pacte ne concerne-t-il pas <strong>la</strong> main qui écrit, plume directement au sang ?<br />
J’écris avec les pieds, pacte ma semelle sur le sol, l’é<strong>la</strong>stique rebondit.<br />
16
Ce n’est pas tout à fait une invention !<br />
Walt Whitman transposé à l’Europe oui, mais l’Amérique n’a pas d’horizon.<br />
La nuance n’est pas non plus son fort, Manhattan 1855 un petit vil<strong>la</strong>ge.<br />
Avec émigrés d’Europe centrale, Italiens sar<strong>de</strong>s, Ir<strong>la</strong>ndais <strong>de</strong> Galway etc., etc.<br />
Tu veux, comme eux, apprendre à parler l’ang<strong>la</strong>is par <strong>la</strong> métho<strong>de</strong> à semelle ?<br />
Je me considère nouvel immigré d’Europe, je rentre au pays par <strong>la</strong> marche.<br />
Schubert, Schumann, le chant du ruisseau, <strong>la</strong> meunière son moulin ?<br />
Non, <strong>la</strong> distance, <strong>la</strong> frappe du talon sur <strong>la</strong> terre, <strong>la</strong> parole respirée.<br />
N’y aurait-il pas un peu <strong>de</strong> soldat fantassin Gran<strong>de</strong> Armée dans ce programme ?<br />
Gran<strong>de</strong> Armée pulmonaire oui, mais pas <strong>de</strong> collection, mon ombre me <strong>de</strong>vance.<br />
Pour aller où ?<br />
J’ai dit, l’Allemagne, le Massif Eifel, <strong>de</strong>scente par <strong>la</strong> rivière Nims sur Trier.<br />
La Trèves <strong>de</strong> Karl Marx ?<br />
La première romanité, <strong>la</strong> Moselle d’Ausone, le retour à <strong>la</strong> source vinicole.<br />
Dans quel but ?<br />
Dans l’intention <strong>de</strong> modifier les paysages, d’amollir ameublir les imaginations.<br />
Le <strong>de</strong>ssin d’une nouvelle carte, en quelque sorte ?<br />
Exactement ça, pas le tourisme pour le tourisme, <strong>la</strong> traverse diagonale.<br />
On change les axes ?<br />
On change les axes !<br />
Comment les change-t-on ?<br />
On les tourne sur eux-mêmes on les plie, on les replie, on les lie différemment.<br />
Un exemple un seul ?<br />
Je débouche sur <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce d’Eupen, Belgique rédimée, l’écolière parle allemand.<br />
Tu ne comprends pas !<br />
17
Non, je ne comprends pas, mais l’écolière passe au français, vitesse micromesh.<br />
Conversation par les <strong>la</strong>ngues, Monsieur Larbaud vous embarquâtes l’écolière ?<br />
Elle moi dans l’autocar Eupen-Aachen <strong>de</strong> 17 heures, parmi les cartables.<br />
Quelle aventure !<br />
Aix-<strong>la</strong>-Chapelle j’y parviens, Charlemagne se baignait dans <strong>la</strong> boue les thermes.<br />
L’abus <strong>de</strong> <strong>la</strong> boue vous fera pousser <strong>de</strong>s soies, Docteur, si je ne m’abuse.<br />
Charlemagne si, Charlemagne hoy, démarrage immédiat pour Pampelune !<br />
<strong>Les</strong> Basques ne l’enten<strong>de</strong>nt pas <strong>de</strong> cette oreille, leurs bérets les ren<strong>de</strong>nt sourds !<br />
Fin <strong>de</strong>s régions, je dis fin <strong>de</strong>s régions, régionalisme mort avant d’avoir vécu.<br />
Illogique, non ?<br />
Non, pas <strong>de</strong> folklore, pas <strong>de</strong> volk l’or, pas <strong>de</strong> nouveau veau d’or !<br />
Comment conserver <strong>la</strong> nuance sans un minimum <strong>de</strong> frontières minimales ?<br />
Je marche dans ma parole, m’enten<strong>de</strong>z-vous, je marche dans ma parole.<br />
Jamais paire <strong>de</strong> semelles n’a composé à elle seule une mélodie !<br />
Je marche ma parole, je l’invente marchante marchant, je dép<strong>la</strong>ce les haies.<br />
Protestation unanime du syndicat <strong>de</strong>s usagers merles fauvettes, j’entends d’ici !<br />
Je n’enlève rien, n’emporte rien, n’éro<strong>de</strong> rien, n’abîme rien, tige ni branche.<br />
Je marche je parle, je m’arrête, fais passer une colline un bois dans ma parole.<br />
Voici une ville, une foule, j’observe l’allure <strong>de</strong>s femmes, m’assieds à une table.<br />
Une fontaine verse son eau dans les géraniums, j’ai du Moselle dans mon verre.<br />
Je veux qu’on l’enten<strong>de</strong> <strong>la</strong> fraîcheur du vin à mes lèvres, c’est Trier, répétez.<br />
Tout à l’heure le train traversait Bitburg, l’assoiffé <strong>de</strong> bière tremble en moi.<br />
Je cherche une douce verbosité comme en donne le vin, mi-rêve mi paroles.<br />
Chantonnement puis, <strong>de</strong>bout <strong>la</strong> course courte rythmée, moi à nouveau en route.<br />
Il pourrait ne plus y avoir <strong>de</strong> fin au poème, poème total, poème partout al<strong>la</strong>nt.<br />
18
Il pourrait bien ne plus y avoir <strong>de</strong> frontières, reversement du vers à <strong>la</strong> nuance.<br />
Nous allons l’amble l’ensemble, marchons parlons, tout à coup brusque arrêt.<br />
Ciel ! J’ai encore oublié mon PPM, je croyais l’avoir pourtant emporté sur moi.<br />
Que voulez-vous dire ?<br />
Mon « Poème Parlé Marché », enregistrement quasiment automatique.<br />
Voulez-vous que je vous prête le mien ?<br />
Vous en avez un, qui marche ?<br />
Qui parle qui marche, qui parlemarche.<br />
Qui fonctionne comment ?<br />
Par carte charlemagnétique rechargeable.<br />
extrait <strong>de</strong> Moi, j’aime <strong>la</strong> Belgique ! (poème parlé marché), © Gallimard, coll. l’Arbalète/Gallimard, 2001.<br />
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Mercredi 30 septembre<br />
Traduire l’Europe<br />
Avec Jean-Pierre Lefebvre, Jean-Yves Masson, Jean-Baptiste Para, Gérard Pfister,<br />
Jean Portante, Patrick Quillier et Martin Rueff.<br />
Jacques Darras : « L’Europe sera belge ou ne sera pas ! » C’est sur cet aveu d’optimisme<br />
que nous avions conclu notre première soirée consacrée à l’Europe telle que <strong>la</strong> conçoivent,<br />
l’<strong>inventent</strong> nos <strong>poètes</strong> amis belges. C’est avec d’autres <strong>poètes</strong>, français ceux-là, que nous<br />
poursuivons ce soir notre voyage ; <strong>poètes</strong> qui sont aussi, d’abord, <strong>de</strong> grands européens,<br />
européens par excellence, puisqu’ils sont en même temps traducteurs, et que, non<br />
seulement ils traduisent <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues européennes, traduisent l’Europe, mais qu’ils vivent et<br />
accomplissent souvent cette tâche dans <strong>de</strong>s villes qui ne sont pas – ou pas seulement –<br />
françaises.<br />
C’est <strong>la</strong> cas, par exemple, <strong>de</strong> Martin Rueff, qui nous arrive <strong>de</strong> Bologne où il enseigne, <strong>de</strong><br />
Jean Portante qui vit au Luxembourg, dans cet étrange pays où l’on parle trois <strong>la</strong>ngues à <strong>la</strong><br />
fois ; mais on pourrait le dire presque autant <strong>de</strong> Gérard Pfister, qui est aussi bien alsacien<br />
et parisien, qui a <strong>de</strong>s activités littéraires à Strasbourg. Quant à moi, je suis aussi souvent à<br />
Bruxelles qu’à Paris.<br />
Une chose me frappe cependant, quand je consulte <strong>la</strong> biobibliographie <strong>de</strong> chacun, sur le<br />
Net par exemple, c’est <strong>la</strong> mo<strong>de</strong>stie extrême dont ils font preuve. Comme si les traducteurs<br />
étaient portés par une tendance à l’effacement. Une autre chose m’interroge : <strong>la</strong> somme<br />
considérable <strong>de</strong> travaux qu’ils produisent. Et je tiens ici à leur rendre hommage parce que<br />
ce sont véritablement, au sens rimbaldien, d’ « horribles travailleurs » !<br />
Il suffit pour s’en rendre compte <strong>de</strong> les présenter. J’ai à mon côté Jean-Pierre Lefebvre,<br />
grand spécialiste <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature, <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie et <strong>de</strong> <strong>la</strong> philosophie alleman<strong>de</strong>, qui a dirigé<br />
le Pléia<strong>de</strong> consacré à <strong>la</strong> poésie alleman<strong>de</strong> (y traduisant lui-même <strong>de</strong> très nombreux <strong>poètes</strong>),<br />
mais nous a aussi donné une nouvelle traduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> Phénoménologie <strong>de</strong> l’Esprit <strong>de</strong><br />
Hegel. Sans oublier <strong>de</strong> rappeler qu’il est le grand traducteur actuel <strong>de</strong> Paul Ce<strong>la</strong>n et qu’il a<br />
créé et anime, à l’ENS <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue d’Ulm où il enseigne, un groupe <strong>de</strong> recherches sur son<br />
oeuvre.<br />
Jean Portante, quant à lui, est luxembourgeois, je l’ai dit. Et il est peut-être le plus<br />
européen <strong>de</strong> nous tous. D’origine italienne, il est né à Differdange, au Luxembourg, pays<br />
<strong>de</strong> rêve, non seulement pour <strong>la</strong> finance, mais pour les <strong>la</strong>ngues, où il s’est formé aussi bien<br />
au français qu’à l’allemand ou au dialecte luxembourgeois. Traducteur vers le français <strong>de</strong><br />
nombreux auteurs luxembourgeois, italiens, allemands, mais aussi <strong>la</strong>tino-américains (il<br />
vient <strong>de</strong> signer une traduction du grand poète argentin Juan Gelman), il est aussi poète,<br />
romancier et membre <strong>de</strong> l’Académie européenne <strong>de</strong> <strong>Poésie</strong>.<br />
Patrick Quillier, lui, a cette particu<strong>la</strong>rité d’être spécialiste du portugais (traducteur <strong>de</strong><br />
Eugenio <strong>de</strong> Andra<strong>de</strong> mais surtout <strong>de</strong> Pessoa dont il a dirigé l’édition en Pléia<strong>de</strong>), mais<br />
aussi du hongrois, traçant ainsi un arc transversal étonnant à travers l’Europe. A quoi il<br />
faut ajouter un intérêt récent pour le turc dont je ne sais s’il lui a été inspiré par les<br />
re<strong>la</strong>tions historiques (plutôt conflictuelles) <strong>de</strong> l’empire ottoman avec <strong>la</strong> Hongrie … Je dois<br />
également souligner et saluer que, professeur à l’université <strong>de</strong> Nice, il y réunit chaque<br />
20
année <strong>de</strong>s chercheurs autour <strong>de</strong> l’œuvre d’un écrivain contemporain (Serge Pey le <strong>de</strong>rnier<br />
en date), faisant vivre ainsi <strong>la</strong> poésie dans le cadre <strong>de</strong> l’université.<br />
Si je me tourne vers Jean-Baptiste Para, c’est vers celui qui tient sur ses épaules rien moins<br />
que l’Europe ! J’entends <strong>la</strong> revue Europe qu’il anime quasiment seul <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>s années, y<br />
accueil<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s écrivains du mon<strong>de</strong> entier, dont <strong>de</strong> nombreux <strong>poètes</strong> européens. Poète luimême<br />
(<strong>de</strong>rnier titre La fin <strong>de</strong>s ombres chez Obsidiane), il est aussi traducteur <strong>de</strong> l’italien<br />
(Giuseppe Conte en particulier) et du russe (cinq <strong>poètes</strong> russes chez Gallimard), sans<br />
oublier Virgile.<br />
Martin Rueff est poète et philosophe. Il enseigne à Bologne et à Paris VII. Poète, il a publié<br />
en 2008 Icare crie dans un ciel <strong>de</strong> craie chez Belin et, tout récemment, un travail consacré<br />
à l’œuvre <strong>de</strong> Michel Deguy, I<strong>de</strong>ntité et différence, situation d’un poète lyrique à l’apogée<br />
du capitalisme chez Hermann. Corédacteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Po&sie, il y a donné dans ses<br />
numéros 109 et 110 une anthologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie italienne contemporaine. Il dirige chez<br />
Verdier <strong>la</strong> collection « Terra d’Altri » où il vient <strong>de</strong> publier une traduction <strong>de</strong> Eugenio De<br />
Signoribus.<br />
Gérard Pfister, on le connaît très actif à Strasbourg où il a créé, avec le soutien <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville<br />
<strong>de</strong> Strasbourg, le premier prix <strong>de</strong> littérature européenne. Poète et traducteur, il est<br />
fondateur <strong>de</strong>s éditions Arfuyen qui <strong>de</strong>puis 1975 ont publié plus <strong>de</strong> 400 titres, je crois …<br />
Gérard Pfister : … Oui, essentiellement dans quatre domaines : poésie, francophone et<br />
étrangère (beaucoup <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> japonais, chinois au début), littérature, spiritualité et Alsace,<br />
auteurs qui ont écrit en alsacien.<br />
Jacques Darras : Il y aurait une réflexion très intéressante à conduire sur ces <strong>poètes</strong> qui en<br />
Europe souffrent <strong>de</strong> se situer entre <strong>de</strong>ux <strong>la</strong>ngues ; je pense à <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> commeVerhaeren<br />
ou Maeterlinck, qui ne sont plus tout à fait français et pas suffisamment f<strong>la</strong>mands pour être<br />
récupérés par l’une ou l’autre culture. Il y a une géographie mouvante <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues dont<br />
nous sommes les témoins.<br />
Je finirai ma présentation avec vous, Jean-Yves Masson, qui êtes poète, traduisez <strong>de</strong><br />
l’ang<strong>la</strong>is, Yeats en particulier, <strong>de</strong> l’allemand : Rilke, Hofmannsthal (vous dirigez chez<br />
Verdier <strong>la</strong> collection <strong>de</strong> littérature germanique « Der Doppelgänger »), <strong>de</strong> l’italien : Mario<br />
Luzi, Mussapi, Sinisgalli …<br />
Jean-Yves Masson : … Pétrarque aussi qui compte beaucoup pour moi…<br />
Jacques Darras : J’ajouterai que vous êtes professeur à Paris IV Sorbonne où vous dirigez<br />
un centre <strong>de</strong> recherches en littérature comparée, et que vous dirigez actuellement <strong>la</strong><br />
préparation d’un ouvrage collectif consacré à une histoire <strong>de</strong>s traductions en <strong>la</strong>ngue<br />
française, ouvrage considérable et qui <strong>de</strong>vrait paraître en … ?<br />
Jean-Yves Masson : Cinq volumes chez Verdier d’ici trois ans.<br />
Jacques Darras : Alors, ma première question sera : qu’est-ce qui vous a poussés, tous,<br />
vers <strong>la</strong> traduction, et vers cette traduction difficile entre toutes qu’est <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong><br />
poésie ? Est-ce l’attrait <strong>de</strong> <strong>la</strong> difficulté linguistique combinée à celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie ? Ou estce<br />
qu’il s’agissait <strong>de</strong> retrouver vos origines, par exemple, pour vous Jean-Baptiste Para,<br />
l’italien ?<br />
Jean-Baptiste Para : Pas du tout. Même si l’Italie, bien sûr, est présente. En fait, là d’où<br />
sont originaires les miens, on ne parle pas l’italien, mais une variante <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue d’oc, le<br />
21
franco-provençal. C’est une région très pauvre <strong>de</strong> haute montagne. Je me suis trouvé, dès<br />
mon plus jeune âge, enserré dans <strong>de</strong>s cercles concentriques <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues : mes parents<br />
étaient ouvriers à Paris (où je par<strong>la</strong>is français), mais lorsque nous retournions l’été faire les<br />
travaux <strong>de</strong>s champs, gar<strong>de</strong>r les bêtes dans les montagnes, nous arrivions le matin à Turin<br />
où j’entendais parler italien le long <strong>de</strong>s 500 mètres qui séparaient <strong>la</strong> gare ferroviaire <strong>de</strong><br />
celle du bus que nous <strong>de</strong>vions prendre. Puis, à mesure qu’il progressait, les gens qui<br />
montaient dans le car par<strong>la</strong>ient cette <strong>la</strong>ngue assez grave et rustique, le piémontais. Ensuite,<br />
lorsque nous prenions le sentier muletier qui nous conduisait chez nous, là-haut on par<strong>la</strong>it<br />
encore une autre <strong>la</strong>ngue. Mais il y avait encore <strong>de</strong>ux autres <strong>la</strong>ngues à mon horizon : un<br />
horizon très proche qui était tout simplement marqué par le <strong>la</strong>tin <strong>de</strong> l’Eglise. Je récitais <strong>la</strong><br />
messe en <strong>la</strong>tin sans aucun problème, même si je n’y entendais pas un mot, et je crois<br />
d’ailleurs que mon éveil à <strong>la</strong> poésie s’est trouvé fortement favorisé d’avoir eu cette chance<br />
<strong>de</strong> parler une <strong>la</strong>ngue que je ne comprenais pas. Mais encore, sous le porche <strong>de</strong> l’église, on<br />
pouvait lire <strong>la</strong> liste <strong>de</strong>s morts du vil<strong>la</strong>ge que Mussolini avait envoyés combattre en Russie.<br />
Oui, dans ce trou du cul du mon<strong>de</strong>, cette région extrêmement pauvre où l’on faisait cuire le<br />
pain une fois l’an, il y avait cet horizon lointain <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues qui hantait mon imaginaire.<br />
Enfant, je vivais ce<strong>la</strong> sans me poser <strong>de</strong> question. C’est plus tard que j’ai pris conscience <strong>de</strong><br />
cet incroyable cercle <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues autour <strong>de</strong> moi. Et je dois préciser, <strong>de</strong> plus, que ma <strong>la</strong>ngue<br />
maternelle, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> mes parents, cette <strong>la</strong>ngue franco-provençale, le petit peuple <strong>de</strong>s<br />
montagnes qui <strong>la</strong> par<strong>la</strong>ient n’en connaissaient pas le nom. Il ignorait le nom <strong>de</strong> sa propre<br />
<strong>la</strong>ngue, j’en ai eu <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion vers 1970. On assistait alors en France, dans <strong>la</strong> foulée <strong>de</strong><br />
mai 68, à un revival occitan. Des comédiens venus <strong>de</strong> loin, <strong>de</strong> France, ont donné <strong>de</strong>s<br />
spectacles sur les p<strong>la</strong>ces dans une <strong>la</strong>ngue que les paysans s’étonnaient <strong>de</strong> comprendre.<br />
C’est là qu’ils ont eu <strong>la</strong> révé<strong>la</strong>tion du nom <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>ngue.<br />
Mais l’histoire ne finit pas là. Il y a quelques années, je suis allé à Bruxelles donner <strong>de</strong>s<br />
cours <strong>de</strong> traduction dans un institut littéraire, où j’ai rencontré un vieux monsieur très<br />
érudit qui vivait à Liège. Lui racontant ce que je vous raconte là, j’ai été très étonné <strong>de</strong><br />
l’entendre me répondre : « Je connais cette <strong>la</strong>ngue dont vous me parlez : vous avez<br />
d’excellents <strong>poètes</strong>. » Et c’est grâce à lui que j’ai appris que dans ces montagnes perdues et<br />
misérables, alors même que <strong>la</strong> vieille économie montagnar<strong>de</strong> al<strong>la</strong>it disparaître, se levaient<br />
<strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>, très bons, que j’ai publiés ensuite dans Europe, et qui avaient choisi d’écrire<br />
dans cette <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>s sans paroles que Mussolini avait juste trouvés assez bons pour en<br />
faire <strong>de</strong> <strong>la</strong> chair à canon. Et voilà pourquoi je suis <strong>de</strong>venu traducteur.<br />
Jacques Darras : C’est une superbe histoire, Jean-Baptiste ! Et pour poursuivre <strong>la</strong><br />
réflexion sur ce cercle <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues que vous évoquez si bien, je me tourne vers Jean<br />
Portante dont <strong>la</strong> famille vient <strong>de</strong>s Abruzzes, <strong>de</strong> l’Aqui<strong>la</strong>, <strong>la</strong> ville récemment sinistrée.<br />
Jean Portante : C’est tout un réseau complexe <strong>de</strong> raisons qui font qu’un jour on passe à<br />
l’acte <strong>de</strong> traduire. Mais chez moi il y a d’abord cette absence <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle écrite<br />
(même si <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle est d’abord une <strong>la</strong>ngue orale) …<br />
Jacques Darras : Absence dont vous avez parlé dans votre roman La mémoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
baleine …<br />
Jean Portante : Oui, ma <strong>la</strong>ngue maternelle parlée est un dialecte <strong>de</strong>s Abruzzes que je n’ai<br />
jamais appris à écrire. De même, d’ailleurs que l’italien puisque j’ai été élevé au<br />
Luxembourg où, comme vous l’avez rappelé, tout le mon<strong>de</strong>, au même endroit, s’exprime<br />
en trois <strong>la</strong>ngues, ce qui est très différent <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation en Belgique. Tout dépendant <strong>de</strong> ce<br />
qu’on fait : écouter <strong>la</strong> radio, lire le journal, aller à <strong>la</strong> poste, etc.<br />
22
Jacques Darras : … Ce qu’on ne dit pas suffisamment. J’ai eu <strong>la</strong> surprise <strong>de</strong> ma vie<br />
quand j’ai découvert que les journaux principaux sont rédigés en trois, sinon quatre<br />
<strong>la</strong>ngues. S’il y a un embryon <strong>de</strong> communication européenne, il est là ; ces journaux<br />
existent, ils sont en trois <strong>la</strong>ngues, avec une spécificité <strong>de</strong>s usages : le luxembourgeois pour<br />
les nouvelles quotidiennes, l’allemand pour les affaires, le français pour le domaine<br />
juridique.<br />
Jean Portante : C’est en fait un peu compliqué. Le luxembourgeois, on ne l’apprend pas<br />
à l’école. On n’apprend pas <strong>la</strong> littérature luxembourgeoise. <strong>Les</strong> enfants sont alphabétisés<br />
une première fois en allemand, et l’année suivante en français. Un luxembourgeois ne sait<br />
pas écrire sa <strong>la</strong>ngue, une <strong>la</strong>ngue qui a pourtant été codifiée en 1984 ! Si vous ouvrez un<br />
journal luxembourgeois, le Tageb<strong>la</strong>tt par exemple, vous trouvez un article en français, un<br />
autre en allemand, mais l’un n’est pas <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong> l’autre, il s’agit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux articles<br />
traitant <strong>de</strong> sujets différents.<br />
Mais aujourd’hui on assiste à une situation nouvelle : <strong>la</strong> moitié <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion est<br />
d’origine émigrée : italienne, portugaise, française, polonaise … Et avec elle <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues<br />
nouvelles arrivent qui font basculer <strong>la</strong> situation linguistique. On trouve maintenant <strong>de</strong>s<br />
journaux exclusivement rédigés en français.<br />
Mais si je reviens à mon cas personnel, en l’absence <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue maternelle, j’ai dû<br />
m’approprier <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues : quand on est orphelin <strong>de</strong> mère on aspire à avoir <strong>de</strong>ux ou trois<br />
pères ! Et me les approprier en les traduisant, notamment, dans <strong>la</strong> seule <strong>la</strong>ngue que je<br />
sache écrire : le français. Traduire, et traduire <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>, a donc été pour moi un acte<br />
naturel que j’ai entrepris sans autre souci que celui <strong>de</strong> les mieux comprendre. Oui, <strong>la</strong><br />
meilleure façon <strong>de</strong> comprendre un texte, c’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduire.<br />
Jacques Darras : Et vous, Jean-Yves Masson, votre goût pour l’italien a-t-il <strong>de</strong>s origines<br />
personnelles ?<br />
Jean-Yves Masson : Non, je suis lorrain, né tout près du Luxembourg, justement ; <strong>la</strong><br />
frontière alleman<strong>de</strong> passait au fond <strong>de</strong> notre jardin, ce qui a beaucoup nourri mon<br />
imaginaire (j’en ai tiré <strong>de</strong>s fictions). Mais c’est vrai que ma première expérience <strong>de</strong><br />
traducteur, je l’ai faite à l’occasion d’une traduction <strong>de</strong> l’italien. Il s’agissait <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong><br />
Mario Luzi que je me suis mis à traduire dans <strong>la</strong> plus gran<strong>de</strong> inconscience <strong>de</strong> leur<br />
difficulté, simplement, comme Jean Portante le disait, par désir <strong>de</strong> les comprendre, sans<br />
aucun souci en tout cas <strong>de</strong> les publier. C’était à un moment où j’al<strong>la</strong>is plutôt mal et cet<br />
exercice m’a psychologiquement beaucoup aidé. Ce<strong>la</strong> dit, si j’avais su que d’éminents<br />
italianisants avaient estimé ces textes quasiment intraduisibles, il est sûr que je n’aurais<br />
rien tenté. Je n’ai jamais retrouvé <strong>de</strong>puis cette innocence <strong>de</strong> <strong>la</strong> première fois, que j’ai vécue<br />
comme une étonnante expérience <strong>de</strong> sortie <strong>de</strong> moi-même. Je m’en souviens, le recueil que<br />
j’avais entrepris <strong>de</strong> traduire comportait quatorze poèmes que j’ai traduits en quatorze<br />
jours : et pendant ces quatorze jours j’étais merveilleusement délivré <strong>de</strong> moi-même.<br />
Jacques Darras : Martin Rueff, pour poursuivre avec l’italien, je crois savoir qu’il s’agit<br />
pour vous d’une authentique adoption …<br />
Martin Rueff : Oui, je n’avais aucun rapport avec l’Italie. Mais je crois que <strong>la</strong> question, si<br />
on peut <strong>la</strong> poser bien sûr au p<strong>la</strong>n biographique (et elle est très légitime, on vient <strong>de</strong><br />
l’entendre ici), doit tenir compte d’un fait qui me frappe : c’est le nombre <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> qui<br />
traduisent. Il y a aujourd’hui une véritable catégorie <strong>de</strong> <strong>poètes</strong>-traducteurs. Catégorie qui se<br />
23
signale à ceci que <strong>la</strong> question : « Pourquoi traduisez-vous ? » n’est pas fondamentalement<br />
différente que <strong>la</strong> question : « Pourquoi écrivez-vous ? »<br />
Jacques Darras : … <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie ?<br />
Martin Rueff : Oui. Et ce qui me frappe, c’est qu’il y a <strong>de</strong>s pays où cette catégorie existe<br />
et d’autres non. Il y a <strong>de</strong>s pays où les <strong>poètes</strong> ne sont pas <strong>de</strong>s traducteurs.<br />
Jacques Darras : Est-ce que vous pensez que cette distinction a rapport avec les <strong>la</strong>ngues<br />
majoritaires? Je pense aux <strong>poètes</strong> américains …<br />
Martin Rueff : Je ne sais pas, j’observe les traditions. Il y a par exemple en Italie une vraie<br />
catégorie <strong>de</strong> <strong>poètes</strong>-traducteurs, au point qu’il y existe un genre littéraire : les qua<strong>de</strong>rni di<br />
traduzzione (<strong>de</strong>s carnets <strong>de</strong> traduction). Le <strong>de</strong>rnier livre <strong>de</strong> poèmes d’Edoardo Sanguineti,<br />
ce sont <strong>de</strong>s traductions du grec. Mais avant lui, Ungaretti, Montale, Caproni, etc. l’ont<br />
pratiqué. Je crois que si le nombre <strong>de</strong> <strong>poètes</strong>-traducteurs se développe ainsi, c’est parce<br />
qu’ils trouvent dans <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong>s dispositifs poétiques qui leur permettent d’accomplir<br />
<strong>de</strong>s opérations que d’autres <strong>poètes</strong> réalisent avec d’autres moyens. Il est c<strong>la</strong>ir par exemple<br />
que l’opération <strong>de</strong> traduction a à voir, Jean-Yves Masson vient d’en témoigner, avec un<br />
processus <strong>de</strong> dépersonnalisation à l’œuvre dans <strong>la</strong> poésie européenne <strong>de</strong>puis Mal<strong>la</strong>rmé,<br />
Pessoa, ses hétéronymes, mais aussi chez les <strong>poètes</strong> objectivistes aux Etats-Unis, etc. Et<br />
disant ce<strong>la</strong>, j’évite <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> moi …<br />
Jacques Darras : On pourrait dire d’une autre façon qu’ils se sur-personnalisent. Il n’y a<br />
rien <strong>de</strong> privatif ici, mais un enrichissement considérable apporté par <strong>la</strong> traduction.<br />
Martin Rueff : Oui, il arrive que <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>-traducteurs fassent entendre leur propre voix<br />
<strong>de</strong> poète dans celle du poète qu’ils traduisent. Un exemple étonnant nous est donné par <strong>la</strong><br />
fortune <strong>de</strong>s traductions <strong>de</strong> Char en Italie. Deux <strong>poètes</strong> majeurs, Caproni et Sereni, qui ont<br />
<strong>de</strong>s poétiques très différentes, se sont attaqués aux poèmes <strong>de</strong> Char. Et bien, le Char <strong>de</strong><br />
Sereni, c’est beaucoup du Sereni, alors que celui <strong>de</strong> Caproni, c’est très peu du Caproni.<br />
Caproni a même déc<strong>la</strong>ré : « Si j’ai traduit Char, c’est parce que c’était le poète le plus<br />
éloigné <strong>de</strong> moi. »<br />
Patrick Quillier : Pour ajouter à cette question <strong>de</strong> <strong>la</strong> dépersonnalisation, je pourrais moi<br />
aussi évoquer certains faits biographiques. Mais je me contenterai <strong>de</strong> dire ceci : j’ai très tôt<br />
constaté, lorsque j’étais au lycée, l’énorme ma<strong>la</strong>dresse <strong>de</strong>s traductions sco<strong>la</strong>ires du <strong>la</strong>tin et<br />
du grec. Je n’y entendais pas <strong>la</strong> poésie parce que l’oreille n’y était pas présente. Or l’oreille<br />
a toujours été pour moi une ouverture à tout ce qui n’était pas moi. : entendre le crissement<br />
<strong>de</strong> l’insecte nocturne ou <strong>de</strong>s musiques qui me perturbaient beaucoup et en même temps me<br />
fascinaient, comme celle <strong>de</strong> Xenakis découverte à 13 ans à <strong>la</strong> radio. A chaque fois, je me<br />
disais : ma <strong>la</strong>ngue fait partie d’un réseau d’événements sonores ; il y a <strong>de</strong>s échos, <strong>de</strong>s<br />
résonances et je dois être une caisse <strong>de</strong> résonance. Je me donnais là une sorte <strong>de</strong> mission. Il<br />
me fal<strong>la</strong>it traverser d’autres <strong>la</strong>ngues, d’autres i<strong>de</strong>ntités. Et je suis tombé dans Pessoa<br />
quelques années plus tard. Sans vouloir jouer sur les mots, je crois en effet que l’activité <strong>de</strong><br />
traducteur opère comme un dispositif ascétique. Revenant sur ce que vous disiez au début,<br />
Jacques, si nous ne sommes pas visibles, c’est parce que nous sommes <strong>de</strong>s transparents.<br />
Nous sommes au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> nous.<br />
24
Jacques Darras : Sauf que nous savons bien qu’il n’y a pas <strong>de</strong> transparence. Ici je me<br />
tourne vers Jean-Pierre Lefebvre et son travail sur Ce<strong>la</strong>n dont, je crois, vous avez été<br />
l’élève à <strong>la</strong> rue d’Ulm. Est-ce lui qui vous a conduit à cet intérêt pour <strong>la</strong> poésie et sa<br />
traduction ?<br />
Jean-Pierre Lefebvre : Non. En général, on traduit sans chercher à publier. Aujourd’hui je<br />
reçois <strong>de</strong>s manuscrits entiers <strong>de</strong> gens qui ont traduit toute l’œuvre d’un poète. Chez moi,<br />
j’ai entendu dès l’enfance <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is, du norvégien, du français. Mais c’est le goût pour<br />
les <strong>la</strong>ngues anciennes qui a été déterminant. Je n’ai pas traduit Ce<strong>la</strong>n parce que je l’avais<br />
connu. Ce<strong>la</strong> m’en aurait plutôt dissuadé (il nous enseignait <strong>la</strong> traduction et je savais sa<br />
compétence difficilement éga<strong>la</strong>ble). Mais quand on regar<strong>de</strong> ses œuvres complètes, on y<br />
trouve autant <strong>de</strong> traductions que <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> lui. Sa pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction, il l’a<br />
toujours pensée comme absolument complémentaire <strong>de</strong> son travail poétique. Il en faisait<br />
tous les jours, comme on fait <strong>de</strong>s gammes. Et il s’appliquait, <strong>de</strong> plus, à traduire les <strong>poètes</strong><br />
en respectant les dispositifs formels les plus inaccessibles : les rimes, les mètres, etc. Non<br />
par goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> virtuosité, mais par nécessité <strong>de</strong> faire jouer une dialectique entre le travail<br />
<strong>de</strong>s autres et le sien.<br />
Jacques Darras : Lui arrivait-il <strong>de</strong> forcer <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong> ?<br />
Jean-Pierre Lefebvre : C’est permanent chez lui. Je viens <strong>de</strong> travailler sur un poème où il<br />
est question <strong>de</strong> « croissant <strong>de</strong> lune », « croissant <strong>de</strong> dune », toute une série d’interférences<br />
sémantiques par lesquelles il fait travailler les mots français à l’intérieur du poème<br />
allemand. Et il fait <strong>la</strong> même chose avec <strong>de</strong>s mots russes, hébreux … A l’inverse, il y a dans<br />
ses traductions <strong>de</strong>s gestes poétiques qu’on peut considérer comme un outrage à l’éthique<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction. La synergie poésie-traduction est poussée chez lui si loin qu’il a créé une<br />
poésie d’une espèce nouvelle, une poésie interactive, qui invite le lecteur à intégrer dans sa<br />
lecture sa propre interprétation, car il n’oublie pas sa propre <strong>la</strong>ngue quand il lit. Je peux<br />
donner un exemple : le mot neige qui désigne <strong>la</strong> lie du vin en allemand signifie également<br />
en français <strong>la</strong> neige : tout dépend <strong>de</strong> <strong>la</strong> façon dont on prononce le mot. <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux mots se<br />
sont comme oniriquement superposés.<br />
Jacques Darras : On est presque dans le Finnegans Wake <strong>de</strong> Joyce …<br />
Jean-Pierre Lefebvre : Bien sûr, c’est un grand lecteur <strong>de</strong> Joyce. On a là une composante<br />
importante <strong>de</strong> son hermétisme. Mais il s’agit d’un hermétisme ouvert, si je puis utiliser cet<br />
oxymore. Il recourt toujours à l’activité du lecteur qui peut, aussi bien sûr, se livrer à <strong>de</strong>s<br />
interprétations abusives. Mais c’est un risque qu’il faut courir.<br />
Jacques Darras : On est ici à <strong>la</strong> pointe extrême <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n dans ce travail sur <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong>. Mais si j’en reviens à un débat plus général, j’ai toujours l’impression<br />
qu’il y a plus <strong>de</strong> traductions <strong>de</strong> l’italien que <strong>de</strong> l’allemand. Je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> pourquoi il y a<br />
si peu <strong>de</strong> traductions <strong>de</strong> poésie alleman<strong>de</strong> contemporaine. Comme s’il y avait un tropisme<br />
naturel vers les <strong>la</strong>ngues <strong>la</strong>tines Qu’en pensez-vous les uns et les autres ?<br />
Jean-Yves Masson : Je ne le crois pas. On constate, en fait, qu’en matière <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong><br />
poésie l’allemand vient en <strong>de</strong>uxième position <strong>de</strong>rrière l’ang<strong>la</strong>is et <strong>de</strong>vant l’italien.<br />
Jacques Darras : J’observe qu’en ang<strong>la</strong>is aussi, il y a peu <strong>de</strong> traductions <strong>de</strong> poésie<br />
américaine et ang<strong>la</strong>ise, ce qui est étonnant si l’on considère l’importance <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is dans<br />
25
le mon<strong>de</strong>. Ce<strong>la</strong> dit, je savais qu’en vous réunissant vous auriez une vision optimiste <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
poésie parce que vous conduisez ce travail <strong>de</strong> traduction <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie avec le plus grand<br />
enthousiasme. Mais n’est- ce pas là une vision trop optimiste ? Je me tourne ici vers<br />
Gérard Pfister pour qu’il nous dise, lui qui est l’éditeur <strong>de</strong> si nombreuses traductions <strong>de</strong><br />
<strong>poètes</strong>, quel est en Europe l’état <strong>de</strong> leur diffusion.<br />
Gérad Pfister : Il me semble que <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong> poésie est souvent l’objet <strong>de</strong> quiproquos.<br />
Ce qui se traduit n’est pas toujours ce qui <strong>de</strong>vrait être traduit, et inversement. Il y a <strong>de</strong>s<br />
hasards académiques, mondains, personnels qui font que <strong>de</strong>s œuvres circulent, et on ne<br />
peut que s’en réjouir. Mais qui font aussi <strong>de</strong> l’ombre à d’autres, qui ne sont pas traduites.<br />
C’est le cas pour <strong>la</strong> poésie ang<strong>la</strong>ise contemporaine dont les valeurs ne sont pas communes<br />
avec celles <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie continentale. Il y a une tradition ang<strong>la</strong>ise qui nous est assez<br />
étrangère, alors que les poésies <strong>de</strong> tradition <strong>la</strong>tine se ressemblent. Ce<strong>la</strong> dit, même si<br />
traduire est un exercice qui occupe beaucoup <strong>de</strong> gens, il faut bien reconnaître qu’il y a très<br />
peu <strong>de</strong> lecteurs. C’est ce que je constate, même dans <strong>de</strong>s zones où l’on <strong>de</strong>vrait s’intéresser<br />
à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> l’autre. Je pense à l’Alsace : malgré tous les efforts déployés du côté<br />
allemand notamment, <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> chaque côté <strong>de</strong> <strong>la</strong> frontière reste<br />
confi<strong>de</strong>ntielle. Ca ne circule pas ! Il y a un manque d’intérêt mutuel.<br />
Jacques Darras : N’y a-t-il pas quelque chose <strong>de</strong> vicié quand on dissocie l’enseignement<br />
<strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues <strong>de</strong> celui <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature ? Sans parler du sort fait aux <strong>la</strong>ngues anciennes, le<br />
grec, le <strong>la</strong>tin … Est-ce qu’on n’assiste pas là à un détricotage du rapport à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue et donc<br />
à <strong>la</strong> poésie ?<br />
Jean-Pierre Lefebvre : Il y a, on le sait, une crise <strong>de</strong> l’enseignement <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues en<br />
France. Ce qui est grave, car l’enseignement <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues vivantes pour les enfants est très<br />
fécond. Se confronter à un discours qu’on ne comprend pas, c’est ce qu’on est conduit à<br />
faire toute sa vie, avec les autres, avec ses parents, y compris avec soi-même… Apprendre<br />
<strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues vivantes, c’est une façon d’apprendre <strong>la</strong> parole <strong>de</strong> l’autre, mais en même temps<br />
<strong>de</strong> réfléchir sur sa propre <strong>la</strong>ngue. Le problème c’est qu’aujourd’hui, dans l’enseignement<br />
<strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues on ne fait pas usage <strong>de</strong> leur vertu formatrice ; on passe les <strong>la</strong>ngues au crible <strong>de</strong><br />
l’utilité : l’allemand est considéré comme utile dans les re<strong>la</strong>tions commerciales entre <strong>la</strong><br />
France et l’Allemagne. Et <strong>de</strong> ce point <strong>de</strong> vue, il suffit même <strong>de</strong> parler ang<strong>la</strong>is … Il y a une<br />
véritable révolution politique et technique à opérer en France.<br />
Jacques Darras : Et les comparatistes <strong>de</strong> l’université – il y en a quelques-uns autour <strong>de</strong><br />
moi – ne sont-ils pas les vrais dépositaires <strong>de</strong> l’enseignement <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues ? Du véritable<br />
enseignement européen <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues à venir ?<br />
Jean-Yves Masson : La littérature comparée est très attaquée en ce moment. On observe<br />
un recentrement sur <strong>la</strong> lecture franco-française. De plus, <strong>la</strong> littérature comparée a<br />
absolument besoin <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues vivantes pour qu’on puisse lire les textes dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
originale. Et du coup, nous nous affaiblissons à mesure que s’affaiblit l’enseignement <strong>de</strong>s<br />
<strong>la</strong>ngues vivantes. Et il faut ajouter que cette façon <strong>de</strong> montrer <strong>la</strong> littérature du doigt<br />
contamine aussi l’enseignement du français. Apprendre <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues étrangères c’est<br />
apprendre sa propre <strong>la</strong>ngue.<br />
Jacques Darras : En touchant à <strong>la</strong> pointe extrême <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature, <strong>la</strong> poésie, on touche<br />
immédiatement aux fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> <strong>la</strong> société, et <strong>de</strong> <strong>la</strong> société européenne en particulier. Le<br />
danger, c’est ce repli i<strong>de</strong>ntitaire sur <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue nationale, repli contraire à tous les discours<br />
26
officiels. Il y a vraiment une distance entre <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> votre travail et <strong>la</strong> difficulté à<br />
transmettre <strong>la</strong> poésie.<br />
Jean-Baptiste Para : Je pense que, fondamentalement, cette entropie qui affecte les<br />
domaines dont nous venons <strong>de</strong> parler, est liée à une mutation anthropologique qui s’est<br />
déployée sur une trentaine d’années, et qui n’affecte pas d’abord les <strong>la</strong>ngues, mais le<br />
rapport <strong>de</strong> l’humain au temps. On a réussi à substituer au temps humain un autre temps<br />
dont les paramètres sont essentiellement technologiques et financiers. C’est du temps<br />
court. Un présent carcéral. Ce changement du rapport au temps est tout à fait en phase avec<br />
cette idée qu’il faut déconnecter les <strong>la</strong>ngues du fait qu’elles sont <strong>de</strong>s vecteurs <strong>de</strong> culture.<br />
Car avec <strong>la</strong> culture, on a affaire à du temps long, à du temps profond. Mes amis<br />
enseignants souvent me disent qu’un tiers <strong>de</strong> leurs élèves sont incapables <strong>de</strong> lire un livre <strong>de</strong><br />
200 pages : c’est trop long ! Parce qu’ils ont été formatés uniquement dans du temps court.<br />
Inversement, l’enjeu aujourd’hui, c’est <strong>de</strong> rouvrir le temps. C’est là un combat poéticopolitique.<br />
Dans tout ce que vous faites, les uns et les autres, dans votre activité <strong>de</strong><br />
traducteur, <strong>de</strong> poète, d’enseignant, vous êtes <strong>de</strong>s di<strong>la</strong>tateurs <strong>de</strong> temps, vous en faites<br />
quelque chose <strong>de</strong> spacieux, <strong>de</strong> profond, où on peut circuler. C’est ce manque <strong>de</strong> temps-là,<br />
en définitive, qui risque <strong>de</strong> faire crever l’Europe.<br />
Jacques Darras : Je crois qu’on peut prendre ce que vous dites, Jean-Baptiste, comme une<br />
inquiétante mais superbe conclusion provisoire que je vous propose maintenant d’illustrer,<br />
en tentant <strong>de</strong> suspendre le temps – ou <strong>de</strong> l’approfondir – par <strong>de</strong>s lectures <strong>de</strong> poèmes, ceux<br />
que nous avons traduits et les nôtres.<br />
Choix <strong>de</strong> lectures<br />
Jean-Yves Masson a choisi <strong>de</strong> lire un poème <strong>de</strong> Mario Luzi, extrait du Cahier gothique<br />
(1945), suivi d’un <strong>de</strong>s <strong>de</strong>rniers poèmes <strong>de</strong> Yeats, tous les <strong>de</strong>ux traduits par lui.<br />
Mario Luzi<br />
La haute, l’obscure f<strong>la</strong>mme retombe sur toi,<br />
figure non encore connue,<br />
ah déjà si longtemps désirée<br />
<strong>de</strong>rrière ce voile d’années et <strong>de</strong> saisons<br />
qu’un dieu peut-être s’apprête à déchirer.<br />
Le délice intact, l’anxiété douloureuse<br />
d’exister nous brûle et nous consume<br />
pareillement tous <strong>de</strong>ux. Mais quand se tait<br />
<strong>la</strong> musique entre nos visages inconnus<br />
se lève un vent chargé d’offran<strong>de</strong>s.<br />
Pareils à <strong>de</strong>ux étoiles opaques dans <strong>la</strong> lente veille<br />
27
dont une p<strong>la</strong>nète ravive intimement<br />
le lumineux esprit nocturne,<br />
à présent nous nous levons, acérés,<br />
fiévreux d’un avenir sans fin.<br />
Ainsi s’exhale et voltige dans l’âme véhémente<br />
un désir proche <strong>de</strong> l’effroi,<br />
une espérance semb<strong>la</strong>ble à <strong>la</strong> peur,<br />
mais le regard se tend, entre dans le sang,<br />
plus fertile, l’haleine <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre.<br />
Elevé à <strong>la</strong> mesure g<strong>la</strong>ciale <strong>de</strong>s statues,<br />
tout ce qui semb<strong>la</strong>it alors parfait<br />
se dissout et se ranime, <strong>la</strong> lumière<br />
vibre, tremblent les ruisseaux fertiles<br />
et bourdonnent <strong>de</strong>s villes augurales.<br />
L’image fidèle a perdu toute couleur<br />
et je me lève, p<strong>la</strong>ne et m’inquiète<br />
<strong>de</strong> faire <strong>de</strong> moi un Mario inaccessible<br />
à moi-même, dans l’être incessant<br />
un feu que sa propre ar<strong>de</strong>ur régénère.<br />
© Editions Verdier, 1989<br />
Samuel Butler Yeats<br />
La malédiction <strong>de</strong> Cromwell<br />
Tu <strong>de</strong>man<strong>de</strong>s ce que j’ai rencontré, moi qui vais <strong>de</strong> tous côtés :<br />
Rien d’autre que <strong>la</strong> maison <strong>de</strong> Cromwell et sa troupe d’assassins ;<br />
<strong>Les</strong> amoureux et les danseurs sont retournés à <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ise,<br />
Et les hommes <strong>de</strong> haute stature, les guerriers et les cavaliers, où sont-ils ?<br />
Et il y a là un vieux mendiant qui vagabon<strong>de</strong> plein d’orgueil –<br />
Ses pères servaient leurs pères avant que le Christ fût en croix.<br />
Oh qu’y faire, qu’y faire,<br />
Que dire encore après ce<strong>la</strong> ?<br />
C’en est fini <strong>de</strong>s bons voisinages et <strong>de</strong>s conversations enjouées.<br />
Mais inutile <strong>de</strong> s’en p<strong>la</strong>indre, c’est l’argent qui a <strong>la</strong> parole,<br />
Et l’homme qui s’élève à présent passe sur le corps <strong>de</strong> son voisin,<br />
Et nous et toutes les Muses ne comptons plus pour rien.<br />
Ils ont une éducation bien à eux, mais leur éducation, je l’ignore,<br />
Que peuvent-ils savoir <strong>de</strong> notre savoir, nous qui savons l’heure où mourir.<br />
Oh qu’y faire, qu’y faire,<br />
Que dire encore après ce<strong>la</strong> ?<br />
28
Mais il est encore un autre savoir qui dévore mon cœur<br />
Comme le renard <strong>de</strong> l’antique fable dévora celui du jeune Spartiate,<br />
Parce qu’il prouve que les choses sont à <strong>la</strong> fois possibles et impossibles ;<br />
Que les guerriers et les dames peuvent encore se fréquenter,<br />
Peuvent comman<strong>de</strong>r au poète <strong>de</strong>s vers et entendre <strong>la</strong> vielle grincer,<br />
Et que je suis toujours leur serviteur quoiqu’ils soient tous couchés sous terre.<br />
Oh qu’y faire, qu’y faire,<br />
Que dire encore après ce<strong>la</strong> ?<br />
Je parvins <strong>de</strong>vant une gran<strong>de</strong> <strong>de</strong>meure en plein cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> nuit,<br />
<strong>la</strong> porte illuminée, gran<strong>de</strong> ouverte, et toutes ses fenêtres éc<strong>la</strong>irées,<br />
et tous mes amis étaient là qui me souhaitaient <strong>la</strong> bienvenue, à moi aussi ;<br />
Mais je me réveil<strong>la</strong>i dans une vieille ruine où le vent passait en hur<strong>la</strong>nt ;<br />
Et quand je pense à tout ce<strong>la</strong> je dois sortir <strong>de</strong> chez moi et marcher<br />
Parmi les chiens et les chevaux qui comprennent encore mon <strong>la</strong>ngage.<br />
Oh qu’y faire, qu’y faire,<br />
Que dire encore après ce<strong>la</strong> ?<br />
Derniers poèmes, © éditions Verdier, 1994.<br />
Patrick Quillier lit un poème <strong>de</strong> Fernando Pessoa traduit par lui ainsi qu’un poème du<br />
poète hongrois Laszlo Lator également traduit par lui.<br />
Fernando Pessoa<br />
Poème sur l’Europe<br />
L’Europe est un gisant reposant sur les cou<strong>de</strong>s.<br />
D’orient en occi<strong>de</strong>nt, elle gît, regard fixe.<br />
Des mèches <strong>de</strong> cheveux romantiques brouil<strong>la</strong>nt ses yeux hellènes,<br />
occupés à se souvenir.<br />
Son cou<strong>de</strong> gauche est vers l’arrière dép<strong>la</strong>cé.<br />
Le droit en angle est disposé,<br />
et le premier dit, bien haut, Italie où il est étendu,<br />
et le second dit Angleterre où, à l’écart,<br />
<strong>la</strong> main vient faire un socle où s’appuie le visage.<br />
Elle fixe, regard <strong>de</strong> sphinge, regard fatal,<br />
l’Occi<strong>de</strong>nt, futur du passé.<br />
Son visage au regard fixe est le Portugal.<br />
Laszlo Lator<br />
Le sculpteur<br />
29
Parmi ses outils, son bric-à-brac intempestif,<br />
les nœuds d’une ferraille torsadée en tous sens,<br />
les éc<strong>la</strong>ts d’un fer b<strong>la</strong>nc orné d’écailles rouilles,<br />
<strong>de</strong>s casseroles écrasées, <strong>de</strong>s couteaux ébréchés,<br />
<strong>de</strong>s ciseaux, <strong>de</strong>s marteaux et du plus ru<strong>de</strong> encore,<br />
polies par l’argile, pelles et bêches au manche miroitant,<br />
dans un désir qui n’excédait que son être exigu,<br />
ou encore, que sais-je, dans une soif insatiable<br />
<strong>de</strong>stinée à lui survivre,<br />
il se tendait au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong> toute portée<br />
jusqu’à ce point où les notions dépourvues d’ombre<br />
pénètrent, lumineuses, le cœur aveugle <strong>de</strong> chacun,<br />
où dans l’effarante fournaise, tension déjà démesurée,<br />
fusionnent le frémissement libellule et l’iris<br />
à travers ce p<strong>la</strong>teau déchiqueté, cherchant aveuglément<br />
du matériau fiévreux l’impalpable pulsation douce,<br />
d’une aile d’oiseau <strong>la</strong> chaleur,<br />
d’une rose <strong>la</strong> chair faite perle et luxure,<br />
d’une feuille <strong>la</strong> bro<strong>de</strong>rie trop fine,<br />
ou bien le rêche système osseux d’une longue tige <strong>de</strong> blé,<br />
dans l’étouffante solitu<strong>de</strong><br />
et son frissonnement à l’unisson <strong>de</strong>s <strong>la</strong>mes, <strong>de</strong>s plumules,<br />
et tout autour, à l’aveuglette,<br />
pêle-mêle éparpillées, mal dégrossies, invalidées, les chutes,<br />
l’é<strong>la</strong>n, arc inattendu d’un trait d’esquisse irrésolu,<br />
une bouche qui s’ouvre dans <strong>la</strong> pierre,<br />
une voix presque, ou cinq doigts <strong>de</strong>sséchés<br />
tout près <strong>de</strong> remuer.<br />
Jean-Pierre Lefebvre a choisi <strong>de</strong> lire un poème <strong>de</strong> Paul Ce<strong>la</strong>n intitulé « Le port ». Il s’agit,<br />
indique-t-il, dans ce poème où il est question <strong>de</strong> Hambourg, d’un exercice <strong>de</strong> poésie néosurréaliste,<br />
un exemple <strong>de</strong> virtuosité, propre à illustrer chez lui <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration complexe<br />
du poète et du traducteur. Car si le poète travaille sa poésie en traduisant, il existe aussi une<br />
catégorie <strong>de</strong> traducteurs qui travaillent leurs traductions en écrivant <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie. La<br />
démarche se fait dans les <strong>de</strong>ux sens, et certains poèmes <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n semblent avoir été écrits<br />
dont il s’est dit qu’ils l’ai<strong>de</strong>raient à traduire <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> russes ou français.<br />
Port<br />
Blessé-guéri : où —,<br />
si tu étais comme moi, rêvé<br />
dans tous les sens valdinguant<br />
par <strong>de</strong>s cols <strong>de</strong> f<strong>la</strong>cons <strong>de</strong> schnaps à <strong>la</strong><br />
table <strong>de</strong>s putains<br />
30
— <strong>la</strong>nce comme il faut<br />
les dés <strong>de</strong> ma chance, Toison <strong>de</strong> mer,<br />
pelle un bon tas <strong>de</strong> <strong>la</strong> vague qui me porte, Noir-juron,<br />
fraie-toi <strong>la</strong> route<br />
dans le ventre le plus brû<strong>la</strong>nt,<br />
Plume-chagrin <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ce —,<br />
où<br />
ne<br />
viendrais-tu pas t’allonger avec moi, y compris<br />
sur les bancs<br />
chez <strong>la</strong> mère C<strong>la</strong>usen, elle<br />
sait bien pardi combien <strong>de</strong> fois je t’ai<br />
fait monter tout mon chant jusqu’en <strong>la</strong> gorge, heidi<strong>de</strong>ldu,<br />
comme l’aulne bleu myrtille<br />
du pays avec tout son feuil<strong>la</strong>ge,<br />
heidu<strong>de</strong>ldi,<br />
tu m’entends,<br />
comme <strong>la</strong> flute astrale<br />
d'au-<strong>de</strong>là <strong>la</strong> crête du mon<strong>de</strong> — là aussi<br />
nous avons nagé, nus <strong>de</strong> nus, nagé,<br />
avec le poème d’abîme sur<br />
le front écar<strong>la</strong>te — l’or<br />
toujours embrasé <strong>de</strong>dans à flux<br />
profond se creusait<br />
ses passages vers le haut —,<br />
voilure frangée <strong>de</strong> cils,<br />
ici,<br />
un souvenir aussi est passé, lentement<br />
les f<strong>la</strong>mmes ont sauté sur l’autre bord, et sé-<br />
parées, entends-tu,<br />
séparées sur les <strong>de</strong>ux<br />
gabarres<br />
<strong>de</strong> mémoire bleu-noires,<br />
31
mais aujourd’hui encore poussées<br />
par le mille-<br />
bras dans lequel je te tenais,<br />
croisent, longeant <strong>de</strong>s bouges au Jet d’Etoile,<br />
nos bouches toujours ivres-abreuvées, et buvantes,<br />
et d’un mon<strong>de</strong> à côté — pour ne parler que d’elles — ,<br />
jusqu’à ce que là bas, à l’ horloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> tour verte-temps<br />
<strong>la</strong> rétine, <strong>la</strong> peau-cadran sans un bruit<br />
se décolle — dock <strong>de</strong> délire,<br />
flottant, <strong>de</strong>vant lequel<br />
b<strong>la</strong>nches-mon<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
rebut, les lettres<br />
<strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s grues écrivent un nom<br />
sans nom, c’est sur lui<br />
que grimpe tout là- haut, pour le saut <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort, le<br />
chat courant du pa<strong>la</strong>n mobile existence,<br />
c’est lui<br />
qu’ excave après minuit <strong>la</strong> pelleteuse<br />
<strong>de</strong>s phrases assoiffées <strong>de</strong><br />
sens,<br />
c’est vers lui que le péché neptunien <strong>la</strong>nce son<br />
câble <strong>de</strong> remorque couleur <strong>de</strong> schnaps,<br />
au milieu <strong>de</strong>s bouées sonores d’amour<br />
dodéca-<br />
phonique<br />
— poulie <strong>de</strong> puits, jadis, c’est avec toi<br />
que ça chante dans le chœur qui n’est plus<br />
continental —<br />
arrivent en dansant les bateaux-phares,<br />
<strong>de</strong> très loin, d’O<strong>de</strong>ssa,<br />
<strong>la</strong> marque <strong>de</strong> flottaison basse<br />
qui s’enfonce avec nous, fidèle à notre chargement,<br />
32
nous mire-espiègle tout ça<br />
vers le fond, vers le haut et — pourquoi pas ?blessé- guéri ,<br />
vers nous et loin <strong>de</strong> nous et vers nous.<br />
où- , si —<br />
extrait <strong>de</strong> Paul Ce<strong>la</strong>n, Choix <strong>de</strong> poèmes réunis par l'auteur, traduction et présentation par<br />
Jean-Pierre Lefebvre, © <strong>Poésie</strong>/Gallimard, Paris 2005.<br />
Jean-Pierre Lefebvre lit <strong>de</strong>ux poèmes <strong>de</strong> Eugenio <strong>de</strong> Signoribus, extraits <strong>de</strong> Ron<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s<br />
convers, traduits par Martin Rueff.<br />
Eugenio <strong>de</strong> Signoribus<br />
Prémisse<br />
dans le soir pèlerin<br />
qui <strong>de</strong>stine à une table ou à une prière<br />
ou à une parole défi<strong>la</strong>nte<br />
c’est moi qui crie, peut-être,<br />
dans le néon oscil<strong>la</strong>nt, dans le pouls<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie manifestante<br />
qui ne sait pas se dénu<strong>de</strong>r<br />
par-<strong>de</strong>ssus <strong>la</strong> peine <strong>de</strong> l’état présent<br />
dans ma réserve ferme<br />
s’enfonce le cri que j’élève,<br />
le cri qui, peut-être, est aussi le mien<br />
et, en offran<strong>de</strong>, je gargouille avant <strong>la</strong> détonation<br />
La scène barbelée<br />
<strong>la</strong> scène barbelée contemple désormais<br />
<strong>la</strong> variante du passage, le cahier<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> vie sans grammaire<br />
le mal<br />
loupe tous les accents<br />
confond les rimes ramassées<br />
trime au vocabu<strong>la</strong>ire réel …<br />
qui sait quelle<br />
est <strong>la</strong> lettre qui va <strong>de</strong> vallée en vallée<br />
l’hiver aussi<br />
© Editions Verdier, collection « Terra d’altri », 2007.<br />
33
Jean-Pierre Lefebvre précise que le poème qu’il vient <strong>de</strong> lire répond à <strong>la</strong> question<br />
d’Adorno, non sur <strong>la</strong> point <strong>de</strong> savoir si <strong>la</strong> poésie est encore possible après Auschwitz, mais<br />
<strong>la</strong>quelle. La « scène barbelée » rappelle les efforts <strong>de</strong> Paul Ce<strong>la</strong>n pour trouver une parole<br />
poétique qui ne « décore » pas poétiquement l’expérience dont elle rend compte. Le poète<br />
doit trouver pour <strong>la</strong> « scène barbelée » <strong>la</strong> parole juste.<br />
Martin Rueff lit plusieurs poèmes <strong>de</strong> Jérome Rothenberg.<br />
Jerome Rothenberg<br />
Vingtième siècle illimité<br />
Alors que le vingtième siècle tire à sa fin, le dix-neuvième recommence.<br />
C’est comme si rien ne s’était passé.<br />
Même si ceux qui l’ont vécu pensaient que tout se passait,<br />
assez pour nommer un mon<strong>de</strong> et un temps,<br />
pour le tenir dans ta main, illimité,<br />
le <strong>de</strong>rnier leurre comme le masque parfait <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort.<br />
Le paradis <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong><br />
1.<br />
Il <strong>de</strong>scend un livre <strong>de</strong> l’étagère et griffonne sur une page <strong>de</strong> texte : je suis le <strong>de</strong>rnier.<br />
Ce<strong>la</strong> signifie que le mon<strong>de</strong> finira quand, lui, finira.<br />
2.<br />
Dans l’Enfer, Dante conçoit un paradis <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> et l’appelle « limbes ».<br />
Bêtement, il pense que sa p<strong>la</strong>ce à lui est ailleurs.<br />
3.<br />
Maintenant le temps est venu d’écrire un poème sur un paradis <strong>de</strong> <strong>poètes</strong>.<br />
Gérard Pfister lit un poème du poète alsacien René Schickele et un poème du poète turc<br />
Orhan Veli.<br />
René Schickele<br />
34
Le pays <strong>de</strong>s Vosges et le pays <strong>de</strong> <strong>la</strong> Forêt Noire<br />
Le pays <strong>de</strong>s Vosges et le pays <strong>de</strong> <strong>la</strong> Forêt Noire étaient les <strong>de</strong>ux pages d’un livre ouvert –<br />
je voyais c<strong>la</strong>irement <strong>de</strong>vant moi comme le Rhin loin <strong>de</strong> les séparer les unissait en les tenant<br />
ensemble serrés comme <strong>de</strong>s plombs. L’une <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux pages regardait vers l’Est, l’autre vers<br />
l’Ouest, et sur chacune d’elle se trouvait le début <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux chants différents et cependant<br />
parents.<br />
Du Sud venait le fleuve et il al<strong>la</strong>it vers le Nord, il recueil<strong>la</strong>it en lui les eaux venues <strong>de</strong><br />
l’Est et les eaux venues <strong>de</strong> l’Ouest pour les porter en un flot unique, en un seul tout jusqu’à<br />
<strong>la</strong> mer…<br />
Et cette mer étreignait <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> presqu’île habitée par les fils les plus jeunes, les plus<br />
insatiables <strong>de</strong> l’espèce humaine, Cette presqu’île en <strong>la</strong>quelle se termine <strong>la</strong> trop puissante<br />
Asie…<br />
L’Europe.<br />
extrait <strong>de</strong> Terre d’Europe, publié aux éditions Arfuyen et traduit par Gérard Pfister.<br />
Ohran Veli<br />
J’écoute Istanbul<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés<br />
D’abord, un brise légère,<br />
doucement, tout doucement se ba<strong>la</strong>ncent<br />
les feuilles sur les arbres<br />
dans le lointain, tout au loin<br />
les cloches obstinées <strong>de</strong>s porteurs d’eau<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés.<br />
J’écoute Istanbul les yeux fermés<br />
tandis que passent les oiseaux<br />
tout là-haut, par longues ban<strong>de</strong>s criar<strong>de</strong>s.<br />
Dans les pêcheries on tire les filets<br />
les pieds d’une femme baignent dans l’eau<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés.<br />
J’écoute Istanbul les yeux fermés.<br />
<strong>Les</strong> voûtes du Bazar sont fraîches, si fraîches,<br />
Mahmout Pacha est tout grouil<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> mon<strong>de</strong><br />
<strong>Les</strong> cours sont pleines <strong>de</strong> pigeons.<br />
Des bruits <strong>de</strong> marteaux montent <strong>de</strong>s docks<br />
dans le vent doux du printemps flottent <strong>de</strong>s o<strong>de</strong>urs <strong>de</strong> sueur<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés<br />
Une yali aux sombres embarcadères.<br />
dans sa tête, l’ivresse <strong>de</strong>s p<strong>la</strong>isirs d’autrefois.<br />
Dans le ronflement <strong>de</strong>s vents du sud apaisés<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés.<br />
35
J’écoute Istanbul, les yeux fermés.<br />
Une beauté marche sur le trottoir<br />
Quolibets, chansons, bal<strong>la</strong><strong>de</strong>s, moqueries<br />
Quelque chose tombe <strong>de</strong> sa main<br />
ce doit être une rose,<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés<br />
J’écoute Istanbul, les yeux fermés<br />
Un oiseau bat <strong>de</strong>s ailes autour <strong>de</strong> ta robe<br />
je sais si ton front est tiè<strong>de</strong> ou frais<br />
si tes lèvres sont humi<strong>de</strong>s ou sèches, je sais.<br />
Une lune b<strong>la</strong>nche se lève <strong>de</strong>rrière les pins<br />
je perçois tout du battement <strong>de</strong> ton cœur<br />
J’écoute Istanbul.<br />
extrait <strong>de</strong> J’écoute Istanbul, publié aux éditions Arfuyen et traduit par M.E. Tataragasi et Gérard Pfister<br />
Jean-Baptiste Para lit un poème, traduit par lui, du poète russe Sergueï Kruglov, né en<br />
1966, et dont il précise qu’ordonné prêtre, il s’est retiré dans un monastère orthodoxe près<br />
du fleuve Ienisseï, en Sibérie centrale. Ce poème confronte un puissant sentiment<br />
mythologique au sens <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité <strong>la</strong> plus quotidienne.<br />
Sergueï Krouglov<br />
Si proche est le temps où nous étions ensemble.<br />
Dans ma maison, en bordure <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, là où persiste<br />
le calme, nous buvions du thé en silence.<br />
Tu <strong>de</strong>ssinais sur <strong>la</strong> table, avec <strong>de</strong>s allumettes brûlées :<br />
un visage, l’esquisse d’une encolure,<br />
une rose – on <strong>de</strong>vinait le reste.<br />
Tu es si jeune encore, Ganymè<strong>de</strong> ! Pourquoi<br />
t’ai-je <strong>la</strong>issé partir dans <strong>la</strong> nuit ?<br />
Pouvais-je te retenir ?<br />
Ton verre <strong>de</strong> thé presque vi<strong>de</strong>,<br />
tu as frotté une allumette, mais pour rien au mon<strong>de</strong><br />
tu n’aurais allumé <strong>la</strong> suivante.<br />
La pureté du style, voilà ce qu’il y avait entre nous.<br />
Et l’art, en quelque mesure, nous rendait ennemis<br />
lors <strong>de</strong> nos rares rencontres autour du thé.<br />
Nos joutes, notre passion, nos regards,<br />
<strong>la</strong> petite f<strong>la</strong>que brune sur <strong>la</strong> toile cirée,<br />
ta jeunesse, tes <strong>de</strong>nts fortes, tes gestes,<br />
ta jeunesse surtout !... et le thé, les tasses<br />
couleur <strong>de</strong> safran, <strong>la</strong> baguette <strong>de</strong> verre<br />
36
pour mé<strong>la</strong>nger le breuvage, tout prenait<br />
<strong>la</strong> dimension d’un mythe, Ganymè<strong>de</strong>.<br />
Tu m’as fièrement <strong>la</strong>ncé que tu al<strong>la</strong>is mourir.<br />
Oh ! quel charme, quelle tristesse !<br />
Je te connais mieux que tu ne te connais<br />
et vois <strong>de</strong>s cérémonies <strong>de</strong> thé futures, même si<br />
je ne <strong>de</strong>ssine pas aussi bien que toi avec <strong>de</strong>s allumettes.<br />
Ceux que <strong>la</strong> mort épargne dans leur jeunesse<br />
jouent à d’autres jeux, crois-moi.<br />
Tu es le désir <strong>de</strong>s dieux.<br />
Pourquoi n’ai-je pas compris cette nuit-là,<br />
quand pâle et silencieux tu es sorti dans les ténèbres,<br />
passant du seuil à <strong>la</strong> déserte voie pierreuse, sans te retourner ?<br />
Sur le pas <strong>de</strong> <strong>la</strong> porte je t’ai appelé, mais toute parole était vaine.<br />
Tu as suivi plus loin <strong>la</strong> route.<br />
Puis il y eut un cri d’aigle, un vent féti<strong>de</strong>, un battement d’ailes gigantesques,<br />
<strong>de</strong>s serres enfoncées sous ta nuque,<br />
un envol dans l’effroi <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’air,<br />
le désarroi, une chaleur d’anus, l’horreur, le dieu.<br />
Je sais où tu es à présent, Ganymè<strong>de</strong>.<br />
C’est une autre nuit et j’observe ta course<br />
dans le mouvement <strong>de</strong>s feuilles <strong>de</strong> thé à <strong>la</strong> surface <strong>de</strong> l’eau.<br />
Une nouvelle rencontre nous est promise bientôt, le sais-tu ?<br />
Le thé que tu n’as pas bu n’a pas moisi.<br />
Je brûle les allumettes, l’une après l’autre<br />
et je termine ton <strong>de</strong>ssin : le visage, <strong>la</strong> rose, le cri d’horreur et d’indignation,<br />
le vent, l’aigle et l’adolescent.<br />
L’art est une préface aux p<strong>la</strong>isirs <strong>de</strong>s dieux.<br />
Il est l’alliance <strong>de</strong>s âges.<br />
Il exige <strong>la</strong> nuit, les brèves mais nécessaires absences.<br />
La jeunesse dans le froid, dans le non amour,<br />
par fureur, s’élève <strong>de</strong> plus en plus haut dans les déserts <strong>de</strong> l’air et <strong>de</strong> l’idéal.<br />
J’ai presque terminé le <strong>de</strong>ssin, mais tu l’aurais mieux réussi que moi.<br />
Reviens vite, je prépare du thé.<br />
Martin Rueff lit un poème du poète argentin Juan Gelman, traduit par lui.<br />
Toi qui as regardé comme une mère penchée à sa fenêtre<br />
Et au milieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> fureur mesure ce qui du corps au mot va,<br />
Ce sera quoi, petit animal qui s’est fait dans <strong>la</strong> bouche,<br />
patience, comme vieux amants,<br />
bras qui ont pensé leur frontière ?<br />
Pourquoi sereine y a-t-il peur dans ta gorge ?<br />
37
Pourquoi <strong>de</strong> l’un à l’autre il y en aura ?<br />
Pourquoi d’en bas, et au <strong>de</strong>hors, le siècle serait-il enfance ?<br />
Pourquoi b<strong>la</strong>nchis-tu <strong>de</strong>s draps dans le vent,<br />
<strong>de</strong> branche en branche ?<br />
La splen<strong>de</strong>ur d’oiseau est trop<br />
et endurer cette fièvre,<br />
ou aller <strong>de</strong> plume à souffrance,<br />
<strong>de</strong> vol à pleur, d’air à corps qui se fait tard,<br />
comme qui a parlé dans le désert,<br />
os que <strong>la</strong> pluie a brûlés,<br />
dire qu’il tombe comme cendres <strong>de</strong> ta poitrine,<br />
aube qui dans tes vêtements a grandi,<br />
chaleur <strong>de</strong> ta robe,<br />
chemin que tu as <strong>la</strong>issé<br />
à qui a perdu ta clef,<br />
comme l’hiver du fils qui serait venu<br />
parce que tu as tellement tremblé.<br />
Samedi 17 octobre<br />
Une Europe <strong>la</strong>tine<br />
Avec C<strong>la</strong>udio Pozzani, Vasco Graça Moura, Jaime Siles, Miguel Veyrat et Valerio<br />
Magrelli représenté par Isabelle Lavergne.<br />
38
Jacques Darras : Nous abordons ce soir, dans les différentes aires culturelles qui<br />
composent l’Europe, celle, très importante, <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>tinité. Et pour en témoigner, nous<br />
<strong>de</strong>vions avoir avec nous Valerio Magrelli, désolé <strong>de</strong> ne pouvoir nous rejoindre, mais qui<br />
s’est fait représenter ici par Isabelle Lavergne qui enseigne l’italien à <strong>la</strong> Sorbonne et qui<br />
nous lira <strong>de</strong>ux textes <strong>de</strong> lui.. Valerio Magrelli est une <strong>de</strong>s gran<strong>de</strong>s voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
italienne contemporaine ; poète à <strong>la</strong> voix sobre, presque austère parfois, ce qui n’exclut pas<br />
le souci <strong>de</strong>s choses …<br />
Isabelle Lavergne : Je dirai que c’est une poésie fondée sur un aller et retour permanent<br />
entre les choses du mon<strong>de</strong> et <strong>la</strong> conscience que le poète en prend, mettant ainsi en œuvre<br />
un immense processus métaphorique.<br />
Jacques Darras : Plusieurs livres <strong>de</strong> lui sont parus en français : en particulier La<br />
contagion <strong>de</strong> <strong>la</strong> matière paru aux cahiers <strong>de</strong> Royaumont dans une traduction collective,<br />
Natures et Signatures traduit par Bernard Simeone aux éditions Le temps qu’il fait et Se<br />
voir / Se voir, un essai consacré à Paul Valéry, chez L’Harmattan. J’ajoute que Valerio<br />
Magrelli enseigne <strong>la</strong> littérature française à Cassino.<br />
Restant chez nos amis italiens, je me tourne vers C<strong>la</strong>udio Pozzani, qui est poète, romancier,<br />
et a cette générosité, rare, <strong>de</strong> se mettre au service <strong>de</strong>s autres <strong>poètes</strong>, puisqu’il a créé à<br />
Gènes un festival international <strong>de</strong> poésie qui se déroule en juin – dans le merveilleux cadre<br />
médiéval du centre-ville – et accueille <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> du mon<strong>de</strong> entier. Deux <strong>de</strong> ses livres ont<br />
été traduits en français, Kate et moi, un roman aux éditions La Passe du vent, et Sauda<strong>de</strong> et<br />
spleen, aux éditions Lanore.<br />
Si je me dirige vers le Portugal, je rencontre Vasco Graça Moura que je qualifierai d’<br />
emblématique d’un débat sur <strong>la</strong> poésie et l’Europe, puisqu’il est à <strong>la</strong> fois poète et homme<br />
politique, député européen <strong>de</strong>puis 1999 et vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> commission <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture.<br />
Vous êtes un infatigable travailleur, passeur <strong>de</strong> multiples <strong>la</strong>ngues européennes puisque,<br />
outre votre activité <strong>de</strong> poète et <strong>de</strong> romancier, vous avez traduit aussi bien <strong>la</strong> Divine<br />
Comédie <strong>de</strong> Dante que les Sonnets <strong>de</strong> Shakespeare, ceux <strong>de</strong> Pétrarque, mais aussi Villon,<br />
Rilke, Walter Benjamin, entre autres. Deux livres <strong>de</strong> vous sont disponibles en français :<br />
Derniers chants d’amour ainsi que Une lettre en hiver à La Différence dirigée par votre<br />
compatriote Joaquim Vital, et L’ombre <strong>de</strong>s figures aux éditions L’Escampette.<br />
Passant du Portugal en Espagne, je me trouve à Valence avec Jaime Siles qui, lui aussi, est<br />
un grand européen. Jaime Siles, vous enseignez <strong>la</strong> philologie <strong>la</strong>tine à l’université <strong>de</strong><br />
Valence, mais auparavant vous avez enseigné à Saint Gall en Suisse et vous avez<br />
également été attaché culturel à l’Ambassa<strong>de</strong> d’Espagne à Vienne. Par ailleurs, vous vous<br />
occupez vous aussi beaucoup <strong>de</strong>s autres <strong>poètes</strong> que vous chroniquez dans le prestigieux<br />
journal littéraire ABC, certainement un <strong>de</strong>s plus importants en Europe. Vous avez été<br />
traduit en français par Laurence Bresse et Henry Gil notamment, et on peut lire <strong>de</strong> vous<br />
Hymnes tardifs, Columnae, Musique d’eau, aux éditions In’Hui / Le Cri, et vous êtes<br />
présent dans l’anthologie <strong>de</strong> 25 <strong>poètes</strong> espagnols contemporains parue dans <strong>la</strong> revue Inuits<br />
dans <strong>la</strong> jungle. Par ailleurs, Françoise Morcillo vous a consacré un essai paru aux éditions<br />
<strong>de</strong> l’Harmattan en 2002.<br />
A côté <strong>de</strong> Jaime Siles, je salue Miguel Veyrat qui a cette particu<strong>la</strong>rité d’avoir été, outre <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> presse écrite, un grand journaliste <strong>de</strong> <strong>la</strong> presse télévisée, correspondant dans toutes les<br />
capitales européennes, tout en étant profondément poète, et même exclusivement poète<br />
<strong>de</strong>puis quelques années. De vous, on peut notamment lire en français, une très belle<br />
nouvelle, Paulino et <strong>la</strong> jeune mort, qui touche à <strong>la</strong> mémoire du franquisme, et à<br />
l’ouverture <strong>de</strong>s charniers <strong>de</strong>meurés oubliés. On peut également lire vos poèmes dans<br />
l’anthologie d’Inuits dans <strong>la</strong> jungle.<br />
39
La notion <strong>de</strong> <strong>la</strong>tinité, vous y répon<strong>de</strong>z, bien sûr, dans votre propre existence, mais pour<br />
fixer le cadre – je dirai plutôt le paysage – <strong>de</strong> notre rencontre, je vous propose <strong>de</strong> lire un<br />
poème <strong>de</strong> Sophia <strong>de</strong> Mello Breyner, grand poète portugais, décédée en 2004. Ce poème<br />
s’intitule « Le Minotaure ».<br />
En Crète où règne le Minotaure<br />
Je me suis baignée dans <strong>la</strong> mer.<br />
Il y a une danse rapi<strong>de</strong> qui se danse <strong>de</strong>vant un taureau<br />
Dans <strong>la</strong> très ancienne genèse du jour.<br />
Aucune drogue ne m’a enivrée, ne m’a cachée, ne m’a protégée.<br />
Je n’ai bu que du résiné ayant répandu à terre<br />
La part qui revient aux dieux <strong>de</strong> Crète.<br />
Je me suis parée <strong>de</strong> fleurs et j’ai mâché<br />
Le vif amer <strong>de</strong>s herbes pour, pleinement éveillée,<br />
Communier avec <strong>la</strong> terre <strong>de</strong> Crète.<br />
J’ai baisé le sol comme Ulysse,<br />
J’ai marché dans <strong>la</strong> lumière nue<br />
Dévastée que j’étais comme <strong>la</strong> ville en ruine<br />
Qu nul n’a relevée.<br />
Mais dans le soleil <strong>de</strong> mes patios déserts<br />
La furie règne intacte<br />
Et pénètre avec moi sous <strong>la</strong> mer.<br />
Car j’appartiens à <strong>la</strong> race <strong>de</strong> ceux qui plongent les yeux ouverts<br />
Et reconnaissent l’abîme,<br />
Pierre à pierre, anémone après anémone, fleur après fleur,<br />
Et <strong>la</strong> mer <strong>de</strong> Crète est toute bleue à l’intérieur,<br />
Incroyable offran<strong>de</strong> <strong>de</strong> joie primordiale<br />
Où navigue le sombre minotaure.<br />
Je pourrais poursuivre ainsi <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong> ce grand poème pendant <strong>de</strong>ux pages encore …<br />
Mais si je l’ai choisi, c’est pour fixer un paysage en quelque sorte, qui, dans <strong>la</strong> mesure où<br />
il vous est commun, puisse servir <strong>de</strong> cadre à notre débat ; j’aimerais savoir dans quelle<br />
mesure vous habitez ce paysage méditerranéen, comment vous le vivez.<br />
Vasco Graça Moura : Sophia <strong>de</strong> Mello Breyner est un <strong>de</strong> nos grands <strong>poètes</strong>, née en 1919<br />
et disparue en 2004. Elle était très marquée en effet par <strong>la</strong> lumière, <strong>la</strong> géographie, l’esprit<br />
méditerranéens. Mais si <strong>la</strong> matrice <strong>de</strong> sa poésie est d’essence hellénique, si elle est baignée,<br />
c’est vrai, par <strong>la</strong> lumière du sud <strong>de</strong> l’Europe (le visible est pour elle très important), elle<br />
n’hésite pas à passer du mon<strong>de</strong> clos <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée à celui, ouvert, inconnu, <strong>de</strong><br />
l’At<strong>la</strong>ntique, <strong>de</strong> « <strong>la</strong> mer ténébreuse », comme on disait. Il y a dans sa poésie une<br />
ambivalence qui <strong>la</strong> pousse à <strong>la</strong> découverte <strong>de</strong>s autres autant que <strong>de</strong> soi-même, et l’a<br />
toujours déterminée à prendre position vis-à-vis <strong>de</strong> tout ce qui dégra<strong>de</strong> l’être humain. Une<br />
certaine mesure grecque l’a toujours accompagnée.<br />
Jacques Darras : Mais pour vous aussi, Vasco, le mon<strong>de</strong> grec compte énormément. Votre<br />
poésie est nourrie <strong>de</strong> mythologie grecque …<br />
40
Vasco Graça Moura : Oui, mais cette mythologie je l’utilise plutôt comme un expédient<br />
littéraire, une matrice qui me permet <strong>de</strong> m’exprimer. D’ailleurs toute <strong>la</strong> littérature<br />
portugaise, <strong>de</strong>puis Camoëns foisonne <strong>de</strong> mythologie et d’allusions mythologiques.<br />
Jacques Darras : Vous êtes trop mo<strong>de</strong>ste quand vous parlez d’expédient littéraire. Vos<br />
personnages mythologiques sont très vivants, très présents.<br />
Vasco Graça Moura : Ce que je veux dire, c’est que <strong>la</strong> littérature européenne fonctionne<br />
ainsi. On pense, bien sûr, à l’Ulysse <strong>de</strong> Joyce, mais déjà <strong>la</strong> Divine Comédie <strong>de</strong> Dante est<br />
chargée <strong>de</strong> figures mythologiques auxquelles il donne un extraordinaire coefficient <strong>de</strong><br />
réalité ; songeons à <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce qu’il donne à Ulysse en Enfer, à ce personnage porteur <strong>de</strong> cette<br />
image si décisive pour nous <strong>de</strong> l’homme partant à <strong>la</strong> découverte du mon<strong>de</strong>, et qui est<br />
païenne à l’origine. Mais je pense aussi à notre poème national composé en 1572, <strong>Les</strong><br />
Lusia<strong>de</strong>s, qui comporte 1108 strophes <strong>de</strong> huit vers, et dans lequel, si vous en cherchez le<br />
centre géographique, vous tombez sur les strophes 552 et 553, qui proposent rien moins<br />
qu’un raccourci <strong>de</strong> l’Odyssée. C’est étonnant <strong>de</strong> voir <strong>de</strong> quelle façon Camoëns a tenu à<br />
p<strong>la</strong>cer une telle allusion au cœur secret d’un poème précisément consacré à <strong>la</strong> navigation et<br />
<strong>la</strong> découverte.<br />
Jacques Darras : Je me tourne maintenant vers Jaime Siles, qui est professeur <strong>de</strong><br />
philologie <strong>la</strong>tine et dans <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> qui <strong>la</strong> présence du mon<strong>de</strong> <strong>la</strong>tin est vraiment très<br />
intense, jusque dans le titre <strong>de</strong>s livres (Columnae …). Vous habitez un mon<strong>de</strong> <strong>la</strong>tin, Jaime<br />
Siles …<br />
Jaime Siles : Pour moi, <strong>la</strong> mythologie c’est un <strong>la</strong>ngage, un <strong>la</strong>ngage d’archétypes qui ont<br />
notamment beaucoup <strong>de</strong> force dans le théâtre. Pour <strong>la</strong> poésie, l’exemple <strong>de</strong> Camoëns est<br />
très révé<strong>la</strong>teur. Mais ce que je voudrais dire c’est que nous partageons un fond commun,<br />
un profond instinct <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>la</strong>tine comme <strong>la</strong>ngue universelle, plutôt que <strong>la</strong>ngue<br />
originelle, au sens <strong>de</strong> Hei<strong>de</strong>gger. Une <strong>la</strong>ngue que nous avons oubliée et que nous <strong>de</strong>vons<br />
reconquérir.<br />
Jacques Darras : Cette <strong>la</strong>ngue, vous l’habitez également, Miguel Veyrat. Vous m’avez dit<br />
quelque chose à l’Institut Cervantes, il y a <strong>de</strong>ux ou trois jours, qui m’a un peu surpris.<br />
Vous êtes d’origine cata<strong>la</strong>ne, vous avez vécu très longtemps à Madrid et récemment, vous<br />
êtes parti vivre à Séville, et moi je vous posais <strong>la</strong> question : Est-ce que vivre en Andalousie<br />
change le centre <strong>de</strong> gravité <strong>de</strong> votre poésie ? Vous m’avez répondu : « En Andalousie, je<br />
suis chez les Romains. » Et je me suis dit alors qu’en passant <strong>de</strong> Madrid à Séville, vous<br />
aviez passé une véritable frontière ! Que vouliez-vous dire en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong>s Romains ?<br />
Miguel Veyrat : Il faudrait faire un peu d’histoire. Je suis né en 1938. Ce<strong>la</strong> veut dire que<br />
j’ai pris sur <strong>la</strong> gueule toute l’éducation fasciste-nationale du franquisme. Alors mon refuge,<br />
c’était le mon<strong>de</strong> c<strong>la</strong>ssique, c’était lire Homère, Virgile, apprendre l’italien pour lire Dante.<br />
On ne pouvait pas lire les <strong>poètes</strong> franquistes si on n’avait un peu <strong>de</strong> conscience poétique<br />
autant que morale. Je suis donc allé vivre en Andalousie avec cette prédisposition pour le<br />
mon<strong>de</strong> c<strong>la</strong>ssique. Je sais bien que les Espagnols et les Européens en général croient<br />
trouver en Andalousie le modèle <strong>de</strong> <strong>la</strong> civilisation arabe. Mais ce qui persiste en<br />
Andalousie, c’est <strong>la</strong> romanité. On creuse un peu et on trouve un temple <strong>de</strong> Diane. C’est<br />
cette romanité que les Goths, les Vandales ont détruite en imposant le christianisme. <strong>Les</strong><br />
Goths ont dicté <strong>de</strong>s lois racistes aux Hispano-Romains. <strong>Les</strong> Omeyya<strong>de</strong>s, qui étaient très<br />
cultivés, quand ils sont rentrés en Espagne venant <strong>de</strong> Syrie, ont créé une société différente,<br />
41
même du point <strong>de</strong> vue social : on pouvait se convertir à l’is<strong>la</strong>m ou rester chrétien. Ce sont<br />
les Omeyya<strong>de</strong>s (mais non ceux qui sont venus ensuite) qui ont créé cette Espagne <strong>de</strong>s trois<br />
cultures, une Espagne <strong>de</strong> tolérance . Ce n’est qu’ensuite que les « talibans » <strong>de</strong> l’époque<br />
sont venus, détruisant tout à nouveau.<br />
Jacques Darras : Ici, je me tourne vers C<strong>la</strong>udio Pozzani pour lui <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’il se sent lui<br />
aussi concerné par <strong>la</strong> <strong>la</strong>tinité, en tant que poète italien contemporain, parcourant l’Europe<br />
…<br />
C<strong>la</strong>udio Pozzani : L’Italie, on le sait, est une terre <strong>de</strong> paradoxes. Géographiquement,<br />
l’Italie c’est un bras tendu vers les autres pays méditerranéens, mais c’est aussi un pays très<br />
jeune dont on va célébrer l’année prochaine les cent cinquante ans <strong>de</strong> l’unité. Elle a<br />
toujours été une terre <strong>de</strong> conquête, il ne faut pas l’oublier, et l’on peut se poser <strong>la</strong> question<br />
<strong>de</strong> l’Italie comme terre <strong>la</strong>tine, ce qui est un paradoxe pour un pays qui en est le berceau.<br />
Mais <strong>la</strong> <strong>la</strong>tinité, pour moi, est liée aux voyages à travers l’Europe entière J’habite une ville,<br />
Gènes, qui était, avec Venise tournée vers l’extrême orient, le <strong>de</strong>uxième port d’Italie,<br />
tourné, lui, vers les pays arabes autant que vers l’Espagne ou <strong>la</strong> France. La <strong>la</strong>tinité, je l’ai<br />
donc trouvée aussi dans l’Europe du nord, <strong>la</strong> France étant sans doute un pays charnière <strong>de</strong><br />
ce point <strong>de</strong> vue.<br />
Jacques Darras : Je vou<strong>la</strong>is surtout ici donner du relief à notre débat, mais je n’oublie pas<br />
que, par exemple, Jaime Siles à côté <strong>de</strong> moi, a un rapport tout particulier avec le Nord,<br />
qu’il est germaniste, qu’il a vécu pendant longtemps à Saint Gall en Suisse germanophone,<br />
avant d’être attaché culturel à Vienne, en Autriche. Quel est votre rapport personnel avec le<br />
Nord ?<br />
Jaime Siles : Ce fut pour moi, c’est vrai, une expérience très riche d’avoir étudié à<br />
Tübingen, à Cologne et d’avoir vécu ensuite dans les villes que vous avez rappelées. Mais<br />
l’expérience fondamentale, ça été <strong>la</strong> rencontre avec <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong> comme expression<br />
d’une vision du réel, une pensée, une forma mentis, si je puis dire. Je suis un européen du<br />
sud qui aimerait faire le voyage <strong>de</strong> <strong>Les</strong>sing, <strong>de</strong> Winkelmann, <strong>de</strong> Goethe, mais en sens<br />
inverse, du sud vers le nord.<br />
Jacques Darras : C’est ce que vous avez fait d’une certaine façon, puisque <strong>de</strong>puis dix ans<br />
<strong>de</strong> l’allemand vous êtes passé au français, et que vous êtes dans un apprentissage<br />
permanent <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues européennes.<br />
Jaime Siles : Je traduis <strong>de</strong>s romans issus <strong>de</strong> huit <strong>la</strong>ngues européennes, anciennes et<br />
mo<strong>de</strong>rnes. Mais ma France est imaginaire, c’est celle <strong>de</strong> <strong>la</strong> bibliothèque, <strong>de</strong>s livres. Car il y<br />
a aussi une culture imaginaire, celle que nous inventons en lisant et en écrivant.<br />
Jacques Darras : Et vous, Vasco Graça Moura, vous êtes un francophone convaincu, vous<br />
défen<strong>de</strong>z beaucoup <strong>la</strong> francophonie dans les instances européennes, au nom d’une<br />
solidarité <strong>de</strong>s <strong>la</strong>tinités vis-à-vis du bloc anglo-saxon et germanique…<br />
Vasco Graça Moura : Je dois vous avouer que je ne suis pas trop inquiet <strong>de</strong> cette lutte<br />
entre anglophonie et <strong>la</strong>tinophonie. Il faut savoir que <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> fin du XVIIIe siècle, le<br />
français état <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième <strong>la</strong>ngue, aussi bien comme <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> culture que comme <strong>la</strong>ngue<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> diplomatie. Toutes les littératures d’Europe nous arrivaient à partir du français, au<br />
point que <strong>la</strong> première traduction du Faust <strong>de</strong> Goethe a été faite à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong><br />
42
Nerval. Le français est une <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> culture essentielle. Et il en est du français comme <strong>de</strong><br />
toute <strong>la</strong>ngue d’ailleurs, sa perte serait terrible pour l’humanité, si tant est que, comme le dit<br />
Georges Steiner, chaque <strong>la</strong>ngue propose une vision du mon<strong>de</strong>, une Weltanschauung. <strong>Les</strong><br />
<strong>la</strong>ngues européennes que je connais m’apportent <strong>de</strong>s visions complètement différentes. Ce<br />
qui est essentiel pour moi, c’est cette interaction <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues et <strong>de</strong>s cultures européennes ;<br />
que Bach recopie Vivaldi, que Poussin aille peindre à Rome, que l’Italie rencontre<br />
l’Autriche, etc.<br />
Jacques Darras : Vous êtes un européen cultivé, érudit, convaincu, mais lorsque vous<br />
étiez à Strasbourg vice-prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> commission <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture, vous avez réussi à<br />
convaincre les autres parlementaires qu’il y avait un travail <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues à conduire ?<br />
Vasco Graça Moura : Il ne faut pas confondre les députés avec les services<br />
bureaucratiques <strong>de</strong> l’Union européenne. C’est vrai que les services sont plutôt enclins à<br />
supprimer 90% <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues parlées en Europe, mais les députés exigent tous qu’on parle<br />
leur <strong>la</strong>ngue, au moins <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue officielle du pays. Pour ma part, il m’est arrivé<br />
d’abandonner, pour une question <strong>de</strong> principe, <strong>de</strong>s séances où <strong>la</strong> traduction en portugais<br />
n’était pas assurée.<br />
Jacques Darras : Mais avez-vous réussi à convaincre vos collègues <strong>de</strong> <strong>la</strong> nécessité d’une<br />
politique européenne <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues ?<br />
Vasco Graça Moura : C’est d’abord une affaire nationale, à cause du principe <strong>de</strong><br />
subsidiarité. Par exemple en Espagne, <strong>la</strong> question linguistique se mêle à celle <strong>de</strong>s<br />
nationalismes plus ou moins exacerbés, ce qui n’est pas le cas en France, non plus qu’au<br />
Portugal. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que les programmes d’enseignement<br />
relèvent <strong>de</strong>s souverainetés nationales vis-à-vis <strong>de</strong>squelles Bruxelles ne peut qu’émettre <strong>de</strong>s<br />
recommandations.<br />
Jacques Darras : Pour en revenir à <strong>la</strong> poésie, est-ce que lorsque vous écrivez, les uns et<br />
les autres, vous vous sentez européens, est-ce que vous touchez à <strong>de</strong>s thèmes européens, ou<br />
bien est-ce que vous considérez que <strong>la</strong> poésie est tellement liée à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue nationale que,<br />
dans le fond, vous ne pouvez qu’aller vers une Europe idéale ou imaginaire, comme le<br />
disait Jaime ? Qu’en pensez-vous Miguel Veyrat ? Ecrivez-vous en tant qu’européen ?<br />
Miguel Veyrat : Je ne me pose pas <strong>la</strong> question. J’écris en tant que poète, à partir <strong>de</strong> tout ce<br />
qui avec ma sensibilité me préoccupe fondamentalement, politiquement, socialement :<br />
l’Espagne, L’Europe, bien sûr, mais aussi <strong>la</strong> globalisation, l’existence d’une lingua franca<br />
faite d’un ang<strong>la</strong>is <strong>de</strong> 500 à 1000 mots qui serait parlée <strong>de</strong> Shanghai à San Francisco et avec<br />
<strong>la</strong>quelle faire coexister nos <strong>la</strong>ngues maternelles, porteuses <strong>de</strong> notre histoire, <strong>de</strong> notre<br />
i<strong>de</strong>ntité, et <strong>de</strong> notre ouverture à <strong>la</strong> poésie.<br />
Jacques Darras : Vous travaillez avec le cata<strong>la</strong>n, l’espagnol, le castil<strong>la</strong>n, le français et<br />
traversez , en écrivant, toutes ces <strong>la</strong>ngues qui vous ont formé …<br />
Miguel Veyrat : Si un vers me vient en cata<strong>la</strong>n, je l’écris en cata<strong>la</strong>n, même chose pour<br />
l’italien que je fréquente. <strong>Les</strong> <strong>la</strong>ngues sont <strong>de</strong>s facteurs <strong>de</strong> communion plutôt que <strong>de</strong><br />
séparation. Je crois qu’il faudrait apprendre à se traduire les uns les autres au lieu <strong>de</strong><br />
chercher une <strong>la</strong>ngue unique.<br />
43
Jacques Darras : L’insistance que les cata<strong>la</strong>ns mettent à voir leur <strong>la</strong>ngue parler en<br />
Catalogne, n’est-ce pas un peu irritant pour un espagnol unitaire ?<br />
Miguel Veyrat : Non, pas pour moi. C’est une question d’histoire. Le roi Pedro d’Aragon<br />
lorsqu’il a porté secours à son vassal le comte <strong>de</strong> Toulouse, s’il avait gagné <strong>la</strong> bataille <strong>de</strong><br />
Muret, peut-être que <strong>la</strong> Castille n’aurait pas existé et que nous aurions eu un grand<br />
royaume d’Aragon et l’Europe parlerait peut-être cata<strong>la</strong>n.<br />
Jacques Darras : Oui, mais ça c’est une histoire reconstruite, imaginaire …<br />
Miguel Veyrat : Oui, mais je veux dire par là que <strong>la</strong> conquête <strong>de</strong> l’Amérique par <strong>la</strong><br />
Castille s’est faite à travers une coalition <strong>de</strong> dynasties, non par un royaume : il n’y avait<br />
pas <strong>de</strong> royaume appelé Espagne ; il y avait un royaume appelé Castille, un autre appelé<br />
Aragon gouverné par un très grand monarque, le roi Ferdinand (qui a inspiré Le Prince à<br />
Machiavel ). C’est une conception très conservatrice qui a imposé l’idée d’une Espagne<br />
éternelle, chrétienne, par<strong>la</strong>nt espagnol et dont <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue castil<strong>la</strong>ne était <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong><br />
toujours. <strong>Les</strong> Cata<strong>la</strong>ns lorsqu’ils ont perdu <strong>la</strong> guerre <strong>de</strong> succession entre <strong>la</strong> <strong>Maison</strong><br />
d’Autriche et les Bourbons, se sont vus interdire par ces <strong>de</strong>rniers le droit <strong>de</strong> parler leur<br />
<strong>la</strong>ngue ainsi que leur droit ancestral, ce qui a engendré une haine envers tout ce qui venait<br />
<strong>de</strong> Castille. Il ne faut donc pas se p<strong>la</strong>indre que <strong>la</strong> Catalogne rêve d’une Catalogne libre<br />
dans une Europe fédérale.<br />
Jacques Darras : J’aimerais savoir ce qu’en pense Jaime.<br />
Jaime Siles : Le problème remonte à cinq siècles, lorsque <strong>la</strong> couronne d’Aragon qui<br />
écrivait tous les documents <strong>de</strong> sa chancellerie en <strong>la</strong>tin, a mo<strong>de</strong>rnisé <strong>la</strong> Castille et a imposé<br />
le castil<strong>la</strong>n, qui al<strong>la</strong>it <strong>de</strong>venir l’espagnol, grâce notamment à une fixation <strong>de</strong> <strong>la</strong> grammaire<br />
<strong>de</strong>venue un instrument <strong>de</strong> domination politique.<br />
Miguel Veyrat : Sauf que le premier roman écrit en Espagne l’est en <strong>la</strong>ngue cata<strong>la</strong>ne …<br />
Jacques Darras : On chatouille là les frontières … Il y a dans l’Europe actuelle, au nom<br />
du réveil <strong>de</strong>s consciences linguistiques, une force centrifuge dont il ne faut pas se cacher<br />
qu’elle peut être une source <strong>de</strong> confusions … Mais pour dépasser ces problèmes <strong>de</strong><br />
frontières, ne pensez-vous pas que l’Espagne tire une partie <strong>de</strong> son dynamisme actuel<br />
précisément <strong>de</strong> ces tensions ?<br />
Jaime Siles : Pour moi, il n’y a pas <strong>de</strong> tensions ; plutôt une connivence <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues et <strong>de</strong><br />
littératures dont l’Espagne se trouve enrichie. L’Italie est dans le même cas, avec tous ses<br />
dialectes.<br />
Jacques Darras : Est-ce que l’italien <strong>de</strong> Gènes, C<strong>la</strong>udio Pozzani, partage cette<br />
conception ? Est-ce que <strong>la</strong> richesse <strong>de</strong>s dialectes italiens est encore fécon<strong>de</strong> ? Je pense à un<br />
poète comme Andrea Zanzotto, par exemple.<br />
C<strong>la</strong>udio Pozzani : Bien sûr. Il faut se souvenir que Dante écrit en italien cinq siècles avant<br />
l’unification <strong>de</strong> l’Italie. Le dialecte génois, pour en venir à lui, est rempli d’italien, <strong>de</strong><br />
français, <strong>de</strong> portugais. A l’écoute, on croit entendre du brésilien … Bien sûr les dialectes<br />
portent l’empreinte <strong>de</strong> cette ouverture <strong>de</strong> l’Italie à toutes sortes d’influences linguistiques.<br />
Mais il faut ajouter que l’italien, entendu comme <strong>la</strong>ngue popu<strong>la</strong>ire, est le produit <strong>de</strong>s<br />
44
médias, <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision. Avant l’essor <strong>de</strong>s médias, mais aussi avant les gran<strong>de</strong>s migrations<br />
du Sud vers le Nord industrialisé, chacun s’exprimait dans son dialecte. On était napolitain,<br />
sicilien … avant d’être italien. Il faut d’ailleurs préciser que les dialectes sont surtout<br />
encore vivants dans le Sud, moins touché par le brassage <strong>de</strong>s cultures, mais également en<br />
Vénétie qui fut longtemps <strong>la</strong> région <strong>la</strong> plus pauvre <strong>de</strong> l’Italie (en ce<strong>la</strong> gran<strong>de</strong> pourvoyeuse<br />
<strong>de</strong> migrants vers les Etats-Unis), même si aujourd’hui elle est <strong>de</strong>venue <strong>la</strong> plus riche. Ce<strong>la</strong><br />
dit, aujourd’hui, l’usage dialectal est déconsidéré, comme étant une pratique socialement<br />
méprisée.<br />
Miguel Veyrat : Sauf, C<strong>la</strong>udio, qu’en Italie, il n’a jamais été interdit <strong>de</strong> parler et d’écrire<br />
dans sa propre <strong>la</strong>ngue vernacu<strong>la</strong>ire ; ce qui n’était pas le cas en Espagne, sous le<br />
franquisme. Ce qui n’a pas pour autant interrompu <strong>la</strong> création en <strong>la</strong>ngue vernacu<strong>la</strong>ire (je<br />
pense à un grand poète cata<strong>la</strong>n comme Carles Riba), mais a favorisé le sentiment que les<br />
Cata<strong>la</strong>ns ne sont pas <strong>de</strong> bons espagnols, sont <strong>de</strong>s séparatistes. Ce qui n’est pas vrai !<br />
Jacques Darras : Pour résumer <strong>la</strong> thèse <strong>de</strong> Miguel, le problème espagnol actuel est une<br />
sorte <strong>de</strong> reliquat <strong>de</strong> <strong>la</strong> question franquiste. Donc un pays qui a toujours affaire à sa<br />
mémoire, une mémoire douloureuse qu’il faut bien saisir pour comprendre ce qui se passe<br />
en Espagne. Mais il y a parmi nous une personne qui reste silencieuse parce qu’elle ne<br />
connaît pas ce problème <strong>de</strong> dialectes, c’est Vasco Graça Moura, au Portugal ; à moins que<br />
<strong>la</strong> question se pose vis-à-vis du Brésil ….<br />
Vasco Graça Moura : Je dirai que c’est d’abord chez nous un problème <strong>de</strong> prononciation :<br />
une émission <strong>de</strong> télévision réalisée aux Açores est diffusée sous-titrée. Mais cette variété<br />
phonétique est en soi enrichissante. Quant au Brésil, il gar<strong>de</strong> les accents du portugais du<br />
XVIe siècle (les voyelles sont ouvertes, toutes les syl<strong>la</strong>bes sont prononcées…), mais aussi<br />
<strong>de</strong>s expressions anciennes qui sont <strong>de</strong>venues obsolètes au Portugal. Par exemple, ils disent<br />
trem alors que chez nous on dit comboio. Ce<strong>la</strong> est très enrichissant.<br />
Jacques Darras : A ce sta<strong>de</strong> <strong>de</strong> notre débat, je crois qu’il serait bon d’entendre <strong>la</strong><br />
contribution que Valerio Magrelli, nous a adressée et que va nous lire Isabelle Lavergne.<br />
Isabelle Lavergne : Il s’agit <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux hommages que vou<strong>la</strong>it rendre Valerio Magrelli. Le<br />
premier est un hommage à Valery Larbaud qui s’intitule « Mon Welsch<strong>la</strong>nd béni !<br />
Romania so<strong>la</strong>ire !». Pour bien comprendre le sens <strong>de</strong> ce titre, il faut préciser que Welsch<br />
c’est le nom que l’on donnait à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue romane qui était parlée dans les pays <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngues<br />
germanique ou s<strong>la</strong>ve.<br />
Welche signifie en allemand « étranger par<strong>la</strong>nt une <strong>la</strong>ngue romane » (à l’origine péjoratif).<br />
Walha est un nom lié aux popu<strong>la</strong>tions à parler roman vues par les Germains. Il s’agit d’un<br />
vieux mot germanique qui signifiait « étranger », ou « bizarre ». Par extension, il désignait<br />
ce qui était étranger pour les Germains, c’est-à-dire les Celtes et leurs voisins à parler<br />
roman. En émigrant vers l’Est, le mot Welsch se transforma en V<strong>la</strong>h, V<strong>la</strong>si, Va<strong>la</strong>chi, noms<br />
donnés à l’archipel <strong>de</strong>s peuples <strong>la</strong>tins dispersés dans <strong>la</strong> mer s<strong>la</strong>ve (popu<strong>la</strong>tions à parler<br />
roman <strong>de</strong>s régions balkaniques). C’est le cas <strong>de</strong>s minorités italiennes <strong>de</strong> certains pays<br />
(Hongrie, Pologne, République tchèque, Slovénie, ou <strong>de</strong>s Français, Espagnols et Portugais<br />
en russe ancien.)<br />
« Comme on s’attache à l’Italie ! » Une rapi<strong>de</strong> recherche bibliographique suffirait à faire<br />
comprendre à quel point ce thème est au centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> pensée et <strong>de</strong> <strong>la</strong> poétique <strong>de</strong> Valery<br />
Larbaud. Larbaud avait du reste lui-même cité un livre consacré à <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> Gènes dans<br />
45
<strong>la</strong> littérature française, pour affirmer : « Le fait que Gènes, à elle seule (…) a pu fournir<br />
assez <strong>de</strong> textes littéraires français pour remplir un gros volume semble indiquer que les<br />
Cent Villes d’Italie seraient, à ce point <strong>de</strong> vue, d’une exploitation rémunératrice. Turin,<br />
Mi<strong>la</strong>n, Venise, Florence, Naples donneraient certainement chacune un volume. Et on en<br />
pourrait d’avance attribuer <strong>de</strong>ux à Rome, et même trois avec <strong>la</strong> Latium. »<br />
Il n’est guère aisé d’inventorier l’ensemble <strong>de</strong>s considérations, notes ou allusions<br />
évoquant l’image du « Bel Paese ». Toute l’Italie est traversée du Nord au Sud et caressée<br />
comme une femme qui n’est autre que l’héroïne c<strong>la</strong>ssique à <strong>la</strong>quelle elle est i<strong>de</strong>ntifiée dans<br />
le poème Europe : « Ô enchaînée par les Néréi<strong>de</strong>s, comme Andromè<strong>de</strong> ». C’est le corps <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> péninsule, étendu dans toute sa sensualité, que chaque fois l’écrivain parcourt, extasié<br />
et surpris.<br />
Parmi toutes les citations possibles, une s’impose tout particulièrement dans <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière<br />
partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie Europe, un texte extrait <strong>de</strong> l’œuvre éponyme <strong>de</strong> son alter ego, le poète<br />
A. O. Barnabooth. Larbaud, en par<strong>la</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer, écrit : « Laissez-moi seul, <strong>la</strong>issez-moi<br />
seul avec <strong>la</strong> mer ! / Nous avons tant <strong>de</strong> choses à nous dire, n’est-ce pas ?/ Elle connaît mes<br />
voyages, mes aventures, mes espoirs ; / c’est <strong>de</strong> ce<strong>la</strong> qu’elle me parle en se brisant / Sur<br />
les cubes <strong>de</strong> granit et <strong>de</strong> ciment <strong>de</strong> <strong>la</strong> jetée ; / C’est <strong>de</strong> ma jeunesse qu’elle déc<strong>la</strong>me en<br />
italien. » Ces mots nous rappellent bien sûr Paul Valéry, le poète <strong>de</strong> <strong>la</strong> Méditerranée qui<br />
avait qualifié l’italien <strong>de</strong> « <strong>la</strong>ngue que j’aime comme mon enfance ». Mais Larbaud va plus<br />
loin, il ne se contente pas d’un hommage <strong>de</strong> circonstance. En attribuant à <strong>la</strong> mer l’idiome<br />
du pays aimé, il officie les noces entre le paysage et <strong>la</strong> civilisation.<br />
Enfin Rome, qui apparaît dans Aux couleurs <strong>de</strong> Rome et dans Sous l’invocation <strong>de</strong> saint<br />
Jérôme. Mais là, il n’est plus question <strong>de</strong> préférence : Larbaud dépasse le simple intérêt<br />
accordé à telle ou telle ville, à tel ou tel pays. Pour comprendre son rapport avec Rome, il<br />
convient d’interroger le champ <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction dans son ensemble.<br />
Anticipant les analyses qu’Erich Auerbach développera dans les premiers chapitres <strong>de</strong><br />
Mimesis, dans son essai Larbaud met en rapport, à travers <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> saint Jérôme,<br />
l’Orient hébraïque et l’Occi<strong>de</strong>nt gréco-romain, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>s c<strong>la</strong>ssiques et <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Bible. Né près d’Aquileia et baptisé à Rome, il voyagea entre Antioche et Constantinople,<br />
avant <strong>de</strong> se retirer définitivement à Bethléem. La Vulgate, autrement dit <strong>la</strong> traduction<br />
<strong>la</strong>tine <strong>de</strong> <strong>la</strong> Bible qu’il rédigea vers <strong>la</strong> fin du Ve siècle, fut le centre <strong>de</strong> son existence. De<br />
fait, Larbaud considère cette œuvre comme un <strong>de</strong>s fon<strong>de</strong>ments <strong>de</strong> notre civilisation, <strong>la</strong><br />
pierre angu<strong>la</strong>ire, affirme-t-il, sur <strong>la</strong>quelle repose à <strong>la</strong> fois Saint-Pierre à Rome et les<br />
gratte-ciel <strong>de</strong> New York : « Des paroles issues <strong>de</strong> ses paroles louent le Seigneur au son <strong>de</strong>s<br />
banjos dans les Spirituals <strong>de</strong>s Noirs, et sanglotent sur les guitares, dans les Tristes et les<br />
Modinhas, aux confins où le parler <strong>de</strong>s paysans du Latium rencontre le parler <strong>de</strong>s Indiens<br />
Garanis. »<br />
Au cœur même <strong>de</strong> ce bel ex-voto, apparaît <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> saint Jérôme, le Traducteur, le<br />
Trans<strong>la</strong>teur, considéré comme le « Pontife », le constructeur <strong>de</strong> ponts, l’ingénieur et<br />
l’artisan du long viaduc qui relie Jérusalem à Rome, et Rome à tous les peuples <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
romane ou <strong>de</strong>stinés à inclure, dans l’édifice <strong>de</strong> leur <strong>la</strong>ngage, <strong>de</strong>s termes et <strong>de</strong>s formes<br />
dérivés du <strong>la</strong>tin. Dans un telle perspective, Rome finit par représenter tout court le centre<br />
d’une culture envisagée comme tradition et transmission, communion et fraternité, <strong>de</strong>s<br />
concepts tous synonymes d’un seul et même terme : du terme traduction.<br />
Capitale du Livre, capitale <strong>de</strong> <strong>la</strong> Traduction, lieu où <strong>la</strong> géographie et <strong>la</strong> bibliographie<br />
convergent, Rome <strong>de</strong>vient alors <strong>la</strong> Geronimopoli, pour reprendre l’expression <strong>de</strong> Massimo<br />
Colesanti, <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> « Jérôme le Romain ». En dépit <strong>de</strong>s difficultés rencontrées, explique<br />
46
en effet Larbaud, « Rome n’en est pas moins restée » pour lui le centre vital, le chef du<br />
mon<strong>de</strong> et surtout <strong>la</strong> source <strong>de</strong> <strong>la</strong> vraie foi, <strong>la</strong> ville pré<strong>de</strong>stinée <strong>de</strong> toute éternité pour être<br />
l’éternelle, <strong>la</strong> Rome renée, fondée une secon<strong>de</strong> fois sur les reliques <strong>de</strong>s Apôtres, et dont le<br />
nom signifie force en grec, sublimité en hébreu, et, lu dans un miroir, <strong>de</strong>vient le nom du<br />
saint Amour (ROMA / AMOR) qui unit les fidèles aux fidèles et l’Homme à Dieu.<br />
En célébrant le nom <strong>de</strong> Rome, Larbaud resserre à nouveau les doux liens qui, à travers <strong>la</strong><br />
ville <strong>de</strong> saint Jérôme, l’unissent intimement, voire inextricablement, à <strong>la</strong> péninsule et au<br />
rêve d’une Europe <strong>la</strong>tine. Ainsi peut-on lire, en conclusion du texte dédié à notre continent<br />
et intitulé justement Europe : « Au bout <strong>de</strong> <strong>la</strong> petite rue en pente, je reconnais / Ce ciel et<br />
cette mer, et ce parfum aussi, / Et, rivage, je cours vers toi : / Ô mon Welsch<strong>la</strong>nd béni !<br />
Romania so<strong>la</strong>ire ! »<br />
Jacques Darras : Je vous remercie Isabelle Lavergne. Il est certain que pour les <strong>poètes</strong><br />
européens ou ceux qui parmi eux sont conscients <strong>de</strong> l’Europe, Valery Larbaud représente,<br />
en tout cas dans l’espace français, un personnage essentiel. On a parfois l’impression que<br />
l’Europe était beaucoup plus présente chez ces voyageurs du début du XXe siècle qu’elle<br />
ne l’est dans <strong>la</strong> sensibilité <strong>de</strong>s voyageurs frénétiques, plutôt que sensuels, que nous<br />
sommes aujourd’hui. Ce qu’il montre très bien, c’est que l’amour <strong>de</strong> l’Europe, c’est<br />
l’amour <strong>de</strong>s autres pays européens, <strong>de</strong>s autres villes européennes.<br />
Isabelle Lavergne : C’est l’amour <strong>de</strong>s paysages aussi. Je suis frappée, en Grèce par<br />
exemple, puisque vous parliez <strong>de</strong> mythologie, <strong>de</strong> ce passage constant entre le ciel et <strong>la</strong><br />
terre, ce qui habite le ciel et ce qui habite <strong>la</strong> terre qu’on voit beaucoup moins ailleurs.<br />
Jacques Darras : Pouvez-vous nous lire le <strong>de</strong>uxième texte envoyé par Valerio Magrelli et<br />
qui est d’une ... actualité brû<strong>la</strong>nte ?<br />
Isabelle Lavergne : Ce <strong>de</strong>uxième hommage est – ironiquement – dédié à Mike<br />
Bongiorno, mort récemment, qui était un animateur-phare <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision en Italie, d’une<br />
télévision qu’il avait vu naître et pour <strong>la</strong>quelle il présentait <strong>de</strong> très nombreux jeux<br />
télévisés.<br />
Allégresse ! (<strong>de</strong>s Naufrages) : hommage à Mike Bongiorno<br />
La <strong>de</strong>uxième partie <strong>de</strong> mon intervention doit son titre à <strong>de</strong>ux allusions cachées. La<br />
première concerne le fameux cri <strong>de</strong> guerre (« Allegria ! ») avec lequel le présentateur<br />
phare <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision italienne Mike Bongiorno accueil<strong>la</strong>it son public ; <strong>la</strong> secon<strong>de</strong><br />
allusion, elle, renvoie à un sujet moins connu, le recueil <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> Giuseppe Ungaretti<br />
Allegria di naufragi (en français : Allégresse <strong>de</strong>s Naufrages), dont on célèbre cette année<br />
le 90 e anniversaire. Cette double référence entend dénoncer le scandale à l’italienne<br />
d’avoir accordé <strong>de</strong>s Funérailles Nationales non pas à un héros civil (comme pourrait<br />
l’être le transsexuel inconnu assassiné à Rome pour avoir défendu <strong>de</strong>ux jeunes filles<br />
attaquées par une ban<strong>de</strong> <strong>de</strong> voyous), ni à un héros intellectuel (savant, homme <strong>de</strong> sciences,<br />
écrivain, ou artiste), mais à un promoteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> télévision marchan<strong>de</strong>, pilier <strong>de</strong>s<br />
programmes Mediaset et en son temps déjà tristement célébré par Umberto Eco comme le<br />
parangon <strong>de</strong> <strong>la</strong> médiocrité nationale.<br />
Je tiens à préciser que j’ai toujours eu beaucoup <strong>de</strong> sympathie pour M.B. Ce<strong>la</strong> dit, je<br />
voudrais essayer d’expliquer pourquoi les Funérailles Nationales décrétées en son<br />
honneur sont à considérer comme une ignominie. Si le 29 mai 1453 marqua <strong>la</strong> chute <strong>de</strong><br />
47
l’Empire Romain d’Orient, le 12 septembre 2009 représente <strong>la</strong> capitu<strong>la</strong>tion intellectuelle<br />
et morale <strong>de</strong>s institutions italiennes. Pour utiliser une expression forgée ici en France,<br />
nous sommes face à un véritable Tchernobyl culturel.<br />
La raison en est simple : dans un pays qui choisit ses ministres parmi les stars <strong>de</strong> calen-<br />
drier, ses députés européens parmi les animatrices télé, ses conférenciers parmi les<br />
chanteurs <strong>de</strong> variété (il est difficile d’oublier comment un certain Franco Califano fut<br />
acc<strong>la</strong>mé par <strong>la</strong> prestigieuse université romaine qui l’avait invité), dans un tel pays on peut<br />
s’attendre à tout. Mais attention : personne ne met en doute les qualités professionnelles<br />
<strong>de</strong> ces honnêtes travailleurs du divertissement. La question est ailleurs : comment se fait-il<br />
que nos gouvernants aient décidé <strong>de</strong> les préférer à <strong>de</strong>s savants, à <strong>de</strong>s artistes ou à <strong>de</strong>s<br />
intellectuels ?<br />
Jusqu’à présent les sénateurs à vie s’appe<strong>la</strong>ient Eugenio Montale ou Rita Levi Montalcini.<br />
Maintenant on pense à un présentateur <strong>de</strong> télévision comme Mike Bongiorno. Voilà<br />
comment on en est arrivé au « samedi soir » du 12 septembre. Soigneusement défriché par<br />
une gauche anormalement soucieuse <strong>de</strong> métissage, <strong>de</strong> valorisation <strong>de</strong>s genres mineurs, <strong>de</strong><br />
nivellement <strong>de</strong>s cultures, le terrain a finalement été livré à son propriétaire légitime : le<br />
patron <strong>de</strong>s médias.<br />
Le 12 septembre est donc un jour <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil, oui ; mais <strong>de</strong> <strong>de</strong>uil surtout pour notre dignité <strong>de</strong><br />
citoyens. Préférer à <strong>de</strong>s intellectuels reconnus, le héros d’émissions commerciales,<br />
suppose en effet un choix pédagogique précis : c’est affirmer que les valeurs les plus<br />
authentiques <strong>de</strong> notre société sont confiées à <strong>de</strong>s soubrettes plutôt qu’à <strong>de</strong>s savants. Le<br />
« savoir », d’ailleurs, ne sera plus dorénavant qu’affaire <strong>de</strong> télévision.<br />
Je vais terminer. J’ai comparé tout à l’heure ces Funérailles Nationales à <strong>la</strong> chute <strong>de</strong><br />
l’Empire Romain. Et en effet, en Italie, le 12 septembre, notre « nine-twelve », on rend<br />
hommage à un homme qui, à <strong>la</strong> télévision italienne, marqua <strong>la</strong> fin officielle <strong>de</strong><br />
l’humanisme et <strong>la</strong> fin du rêve d’une Europe <strong>la</strong>tine, en commettant une bévue qui le rendit<br />
célèbre et qu’il est sans doute bon <strong>de</strong> rappeler à nos amis français. Au cours <strong>de</strong> l’un <strong>de</strong>s<br />
jeux qu’il a présentés pendant <strong>de</strong>s décennies sur nos écrans, en donnant <strong>la</strong> réponse à une<br />
question posée sur le pape <strong>de</strong> l’époque, au lieu <strong>de</strong> lire correctement le 6 <strong>de</strong> Paul VI, écrit<br />
en chiffres romains, il l’a prononcé comme s’il s’agissait <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux lettres d’un nom<br />
propre : Paul Vi (Vé-i).<br />
C’est ainsi que, sans même s’en rendre compte, notre héros national proc<strong>la</strong>ma l’extinction<br />
du <strong>la</strong>tin, <strong>de</strong>venu, pour lui et pour son public, tellement incompréhensible qu’on finissait<br />
par confondre ses chiffres et ses lettres.<br />
On est bien loin, avec ce<strong>la</strong>, <strong>de</strong> l’Europe <strong>la</strong>tine. Vous me trouvez sadique ? En effet c’est à<br />
Sa<strong>de</strong> que je pense. Parce que, à <strong>la</strong> manière <strong>de</strong> Sa<strong>de</strong>, j’ai envie <strong>de</strong> dire : Italiens, encore un<br />
effort si vous voulez être berlusconiens … Encore un petit effort, et après les chiffres, nous<br />
finirons même par oublier les lettres. Et alors là, nous pourrons vraiment nous écrier :<br />
« Allegria ! »<br />
Jacques Darras : Je ne voudrais pas terminer ce débat sans annoncer le prochain, qui<br />
viendra enrichir celui que nous venons d’avoir à propos <strong>de</strong> l’Europe <strong>la</strong>tine, puisque nous<br />
recevrons <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> roumains. La Roumanie, on le sait, est une terre <strong>la</strong>tine, <strong>de</strong>puis qu’un<br />
empereur romain-espagnol, Trajan, l’a colonisée. C’est aussi un pays qui entretient <strong>de</strong>s<br />
liens particuliers avec <strong>la</strong> France, puisqu’une gran<strong>de</strong> partie <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> francophones du XXe<br />
siècle est d’origine roumaine, <strong>de</strong> qualité roumaine. Nous nous interrogerons sur le fait <strong>de</strong><br />
48
savoir si l’entrée <strong>de</strong> <strong>la</strong> Roumanie dans <strong>la</strong> nouvelle Europe a changé <strong>la</strong> donne, et si l’on<br />
assiste avec cette entrée à une redistribution <strong>de</strong> <strong>la</strong> carte linguistique.<br />
Je vous remercie encore vivement <strong>de</strong> votre présence et d’avoir pu échanger en français<br />
aussi facilement avec vous, ce qui est vraiment remarquable.<br />
Lectures<br />
Jaime Siles<br />
Note à Keats<br />
à Pere Gimferrer<br />
La beauté est douleur. Et <strong>la</strong> douleur est<br />
beauté<br />
on ne peut résister ni à l’une ni à l’autre.<br />
<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux dépassent les mesures <strong>de</strong> l’humain :<br />
on les éprouve pour toujours, mais rien<br />
qu’une fois.<br />
Un instant perpétuel les contient<br />
et subitement sans plus elles se manifestent<br />
dans l’ordre parfait <strong>de</strong>s choses<br />
qui fait mouvoir et débuter leur action<br />
incompréhensible.<br />
Il ne s’agit ni d’un centre à dire ni d’un objet<br />
pensable :<br />
<strong>la</strong> beauté pivote sur elle-même<br />
comme sur elle-même tournoie toujours <strong>la</strong><br />
douleur.<br />
Elles ne sont pas i<strong>de</strong>ntiques car elles se<br />
différencient<br />
et dans leur chœur d’anges terribles<br />
résonne, fouetté par les ailes <strong>de</strong> l’informe,<br />
le doute portant sur <strong>la</strong>quelle <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux il faut<br />
choisir.<br />
Un sang invisible souille les esprits<br />
et l’or <strong>de</strong>s corps ne parvient jamais à se voir :<br />
leur lumière fleurit toujours<br />
<strong>de</strong> l’autre côté <strong>de</strong>s faux miroirs<br />
car ce sont eux qui renvoient<br />
l’image <strong>la</strong> plus exacte <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité.<br />
Ce que nous regardons est un trompe-l’œil<br />
d’un je-ne-sais-quoi qui, même s’il <strong>de</strong>meure<br />
en nous,<br />
se situe toujours au-<strong>de</strong>là.<br />
C’est <strong>la</strong> véritable essence <strong>de</strong>s choses<br />
et elle reflète ce qui les fait être :<br />
49
<strong>la</strong> douloureuse sensation d’une perte<br />
qui résonne dans <strong>la</strong> centrifuge vision <strong>de</strong> leur<br />
écoulement.<br />
Ce que l’on écoute ne s’entend pas mais<br />
s’éprouve.<br />
Et ce que l’on éprouve cesse désormais<br />
d’exister. C’est <strong>la</strong> douleur d’être ce qui se<br />
rénove là-bas<br />
et c’est <strong>la</strong> propre vie ce qu’elle parvient à être<br />
là-bas.<br />
Le marbre <strong>de</strong>s choses connaît ce qui est<br />
terrible<br />
comme nous-mêmes connaissons<br />
<strong>la</strong> cruauté du fait <strong>de</strong> vivre.<br />
Nous pouvons le supporter rien que parce que<br />
nous mourrons.<br />
Douleur et beauté font en sorte qu’il en soit<br />
ainsi.<br />
poème traduit par Françoise Morcillo<br />
A l’Allemagne<br />
Jaime Siles précise que ce poème pourrait porter comme sous-titre « La guerre <strong>de</strong> Troyes<br />
aura toujours lieu » …<br />
Je chante <strong>la</strong> création <strong>de</strong> ta <strong>la</strong>ngue<br />
et non les erreurs cruelles <strong>de</strong> tes actes,<br />
je chante ta pensée et ton paysage,<br />
ta neige comme une ancre <strong>de</strong> l’accalmie du vent<br />
et les points d’eau qui telles <strong>de</strong>s aiguilles liqui<strong>de</strong>s<br />
se logent dans tes sapins,<br />
je chante <strong>la</strong> couleur <strong>de</strong> l’après-midi au bord <strong>de</strong> tes rivières<br />
et <strong>de</strong> tes montagnes où séjournent les elfes,<br />
je chante, Germanie, ce qu’un jour tu me donnas :<br />
une conscience <strong>de</strong> rigueur et une métho<strong>de</strong>.<br />
Je chante, Germanie, ta notion <strong>de</strong> système<br />
et ton idée du tragique, <strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur et <strong>de</strong> l’extrême,<br />
je chante les mystérieux rythmes <strong>de</strong> ta <strong>la</strong>ngue<br />
et l’arc-en-ciel qui fait <strong>de</strong> tes ciels une aquarelle.<br />
Je chante <strong>la</strong> musique qu’il y a dans tes paroles<br />
et <strong>la</strong> nostalgie <strong>de</strong> ton cœur enf<strong>la</strong>mmé et généreux.<br />
Je chante tes jours invisibles et les heures et jours<br />
car, sans complètement t’appartenir, je les ai vécus<br />
intérieurement.<br />
Je chante <strong>la</strong> pesanteur <strong>de</strong> ce qui est massif,<br />
50
et l’ascension vers Dieu <strong>de</strong> ce qui est léger.<br />
Mais je chante surtout tes bourreaux et tes victimes,<br />
car ce sont eux qui te firent naître.<br />
La Germanie à <strong>la</strong>quelle je pense n’est pas un nom<br />
ni un pays ni une image ni un concept.<br />
C’est une culture qui me sauve chaque fois<br />
qu’un abîme s’ouvre en moi.<br />
C’est une sensation qui dépasse toute définition<br />
et toute tentative.<br />
Sans que je sache ni pourquoi ni comment,<br />
un charme opère dans sa <strong>la</strong>ngue et me sauve,<br />
m’élève au rang <strong>de</strong> <strong>la</strong> voix, m’offre son mouvement.<br />
A travers cette <strong>la</strong>ngue, j’ai parcouru le paradis, les limbes et l’enfer,<br />
j’ai traversé <strong>de</strong>s villes silencieuses<br />
et je suis parvenu jusqu’à <strong>de</strong>s oasis et <strong>de</strong>s déserts,<br />
ai suivi <strong>la</strong> succession d’une trajectoire presque pure<br />
et connu <strong>de</strong>s pénombres et <strong>de</strong>s secrets,<br />
<strong>de</strong>s portes qui donnent accès à une phrase,<br />
<strong>la</strong>quelle conduit à une autre, à son port,<br />
<strong>de</strong>s fenêtres qui se ferment avec le vent<br />
et <strong>de</strong>s pa<strong>la</strong>is qui possè<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s participes et <strong>de</strong>s miroirs,<br />
<strong>de</strong>s tunnels en forme d’adjectifs<br />
et <strong>de</strong>s constructions dans lesquelles <strong>la</strong> nuit tombe toujours.<br />
Tous ce qu’en elle je lus est pareil à un signe <strong>de</strong> mystère :<br />
ce n’est pas elle mais moi-même qui reviens sur cette <strong>la</strong>ngue.<br />
Miguel Veyrat<br />
Miguel Veyrat précise que le poème qu’il va lire, <strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux tours : Babel sous <strong>la</strong> lune,<br />
développe une métaphore du livre et <strong>de</strong> ses <strong>de</strong>stinées.<br />
<strong>Les</strong> <strong>de</strong>ux tours<br />
Babel sous <strong>la</strong> lune<br />
Dieu je ne t’envie pas<br />
<strong>la</strong>isse moi tout seul<br />
avec mes œuvres humaines<br />
qui ne durent pas<br />
Luis Cernuda<br />
Nul ne comprend ce que <strong>la</strong> mort signifie<br />
et cependant l’ignorance nous rend tous égaux.<br />
Nous attendons qu’on nous parle d’elle<br />
et qu’on nous menace ou nous bénisse avec une vie future<br />
en quelque endroit pas complètement c<strong>la</strong>ir,<br />
mais sain.<br />
51
Comme quelqu’un disait un beau matin<br />
dans une <strong>la</strong>ngue intraduisible pour les autres :<br />
ein Volk, ein Reich, ein Fuhrer.<br />
Tout dans un corps unique : un seul dieu, une seule <strong>la</strong>ngue, un mythe nouveau.<br />
Ne regar<strong>de</strong> jamais en arrière.<br />
La lune pleine <strong>de</strong> mars nous attend à Babel,<br />
porte <strong>de</strong> Dieu en acadien et confusion en hébreu.<br />
Ô Yaweh, terrible mé<strong>la</strong>nge d’affreuses fourberies !<br />
Vasco Graça Moura<br />
Le voyage en automne<br />
Un matin d’automne, me voici <strong>de</strong>scendant le Rhin dans l’express <strong>de</strong> <strong>la</strong> Lufthanza et les<br />
légen<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s châteaux sont toutes répertoriées dans le dépliant touristique que l’hôtesse<br />
empressée a déposé sur mon siège. Il y a une voix <strong>de</strong> femme qui sort <strong>de</strong>s haut-parleurs.<br />
Elle dit ce qui va apparaître : le nom du vil<strong>la</strong>ge sur ma gauche ou celui du mont sur ma<br />
droite et l’heure à <strong>la</strong>quelle notre arrivée est prévue, s’il fait froid ou chaud et qu’elle<br />
espère que ce matin d’automne me sera propice. J’apprends <strong>de</strong>s tas <strong>de</strong> choses au sujet <strong>de</strong><br />
dragons et <strong>de</strong> ruines, d’esca<strong>la</strong><strong>de</strong>s, <strong>de</strong> vins b<strong>la</strong>ncs, <strong>de</strong> ceci, <strong>de</strong> ce<strong>la</strong>, <strong>de</strong> châteaux et <strong>de</strong><br />
forteresses, hauts, très hauts perchés sur les collines <strong>de</strong> l’autre côté du fleuve. Tout <strong>de</strong><br />
suite après les bateaux et l’eau p<strong>la</strong>ci<strong>de</strong>, je crains fort qu’un cygne ne surgisse. <strong>Les</strong> feuilles<br />
<strong>de</strong> quelques arbres forment <strong>de</strong> <strong>la</strong>rges taches rouges, déposent sur le paysage un rouge<br />
violent. C’est un matin d’automne, à <strong>la</strong> lumière très fine et aux champs brun c<strong>la</strong>ir. Je<br />
<strong>de</strong>scends le long du Rhin entre cristaux. Je voyage en train, assis à <strong>la</strong> fenêtre, et je ne peux<br />
pas me promener dans ces allées tapissées d’un jaune si haut du bois qui court, si haut tout<br />
près <strong>de</strong> ma fenêtre à une vitesse variable, et soudain le Rhin se réduit à un tiers <strong>de</strong> sa<br />
<strong>la</strong>rgeur. Je n’emporte jamais d’anthologies littéraires avec moi. Je ne sais pas ce qui se<br />
passe mais ce<strong>la</strong> ne m’attriste guère. <strong>Les</strong> légen<strong>de</strong>s <strong>de</strong> jadis et leur charme romantique<br />
s’envolent facilement <strong>de</strong> ma tête. Si <strong>la</strong> Lorelei est l’hôtesse, celle-ci ne vaut pas le<br />
dép<strong>la</strong>cement. Personne ne se noierait pour elle. Dégingandée comme un oiseau qui part<br />
pour fuir l’hiver, servant jus <strong>de</strong> fruit et journaux avec un sourire machinal, une barrette<br />
dorée dans les cheveux et les inflexions habituelles dans <strong>la</strong> voix douce. L’air du <strong>de</strong>hors<br />
doit être très froid. Il fera bientôt sombre. L’archevêque <strong>de</strong> Mayence a été le seigneur <strong>de</strong><br />
cette terre où l’on taxait le passage <strong>de</strong> l’argent. Une Ang<strong>la</strong>ise est morte quand s’écrou<strong>la</strong><br />
l’escalier <strong>de</strong> cette tour. On dit qu’elle hulule régulièrement parce qu’on n’est pas allé <strong>la</strong><br />
chercher. A mi-chemin <strong>de</strong> Francfort, je songe qu’à mi-chemin <strong>de</strong> ma vie il y a eu <strong>de</strong>s<br />
sentiers obscurs, une jungle où éperdument l’âme s’enfonçait. On est encore si loin, tout<br />
ce<strong>la</strong> est déjà si loin et je sens mon corps qui glisse à travers l’obscurité <strong>de</strong> mes paupières<br />
mi-closes, entre dragons, eaux, <strong>la</strong> prosodie qui se ternit en une rumeur brève, nuages,<br />
rêves et rien. De nouveau le matin limpi<strong>de</strong> s’enfuit <strong>de</strong>rrière les collines. Il n’y a que <strong>de</strong>s<br />
escarpements et <strong>de</strong>s feuilles <strong>de</strong> novembre. Je m’endors. Demain il pleuvra. Je sais que tout<br />
ceci va se dissoudre.<br />
52
C<strong>la</strong>udio Pozzani<br />
Cherche en toi <strong>la</strong> voix que tu n’entends pas<br />
(invocation pour voix, cage thoracique et solitu<strong>de</strong>)<br />
Cherche en toi <strong>la</strong> voix que tu n’entends pas<br />
mange l’univers si tu ne <strong>la</strong> comprends pas<br />
<strong>Maison</strong>s basses aux toits pentus<br />
pleurant <strong>la</strong> pluie <strong>de</strong> leurs gouttières pourries<br />
Parfum <strong>de</strong> terre, <strong>de</strong> feuilles, d’étangs<br />
et sinistres paysages <strong>de</strong> marbre b<strong>la</strong>nc.<br />
Cherche en toi <strong>la</strong> voix que tu n’entends pas<br />
mange l’univers si tu ne <strong>la</strong> comprends pas<br />
Lombrics qui gisent sous le fond fangeux<br />
rats qui nagent dans <strong>de</strong>s ruisseaux d’acier<br />
Fumée <strong>de</strong> brouil<strong>la</strong>rd, autos rapi<strong>de</strong>s<br />
broutant à toute vitesse <strong>de</strong>s tagliatelles d’asphalte<br />
Cherche en toi <strong>la</strong> voix que tu n’entends pas<br />
mange l’univers si tu ne <strong>la</strong> comprends<br />
Des ombres <strong>de</strong> g<strong>la</strong>ise marchent <strong>la</strong>sses<br />
en secouant leur tête conique basse<br />
Des fantômes obliques imprimés sur le mur<br />
rappellent fuites et chevaux <strong>de</strong> frise<br />
Le noir commence à refléter ton esprit<br />
alors que tout <strong>de</strong>vient effervescent et vert …<br />
Gênes, Sauda<strong>de</strong> & Spleen<br />
Gênes ennemie <strong>de</strong>s parapluies<br />
<strong>la</strong> pluie et le vent côtés<br />
d’un improbable triangle scalène<br />
Gênes p<strong>la</strong>nte carnivore<br />
avec ses escaliers-gueules<br />
gourman<strong>de</strong>s <strong>de</strong> mères al<strong>la</strong>nt aux provisions<br />
Gênes aux spores <strong>de</strong> mer<br />
Nous avons <strong>de</strong>s incrustations <strong>de</strong> sel<br />
jusque dans le cœur<br />
Nous avons <strong>de</strong>s montées et <strong>de</strong>s <strong>de</strong>scentes<br />
jusque dans les rues <strong>de</strong> nos rêves<br />
Gênes samba <strong>de</strong> vagues<br />
53
avec <strong>la</strong> mer tenue à distance<br />
par les cou<strong>de</strong>s <strong>de</strong>s digues<br />
ou attirée par <strong>de</strong>s ca<strong>la</strong>mites rocheuses<br />
Gênes avec ses pendules <strong>de</strong> cuisine<br />
sonnant <strong>de</strong>s heures<br />
<strong>de</strong> velours à grosses côtes<br />
Gênes bourdonnement <strong>de</strong>s mouches<br />
qui évitent les poings sur <strong>la</strong> nappe<br />
les ronds <strong>de</strong> vin et les miettes fatiguées<br />
Gênes sauda<strong>de</strong> et spleen …<br />
Je regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> tour<br />
que personne ne visite ni ne connaît<br />
entre une <strong>la</strong>rme et l’autre<br />
<strong>de</strong> ma fenêtre salée.<br />
Une vie dép<strong>la</strong>cée<br />
Fort avec les forts<br />
faible avec les faibles<br />
incapable d’obéir<br />
pas fichu <strong>de</strong> comman<strong>de</strong>r<br />
frô<strong>la</strong>nt le succès<br />
toujours un pas en arrière<br />
et le corps trop en avant<br />
Fort avec les forts©<br />
faible avec les faibles<br />
j’ai détruit <strong>de</strong>s vies<br />
sans faire <strong>de</strong>s prisonniers<br />
traînant mes chaînes<br />
pour rester éveillé<br />
J’ai <strong>la</strong>issé une trace noire et humi<strong>de</strong><br />
comme une limace pustuleuse et maudite<br />
J’ai <strong>la</strong>issé en héritage<br />
un banc vi<strong>de</strong><br />
dans une c<strong>la</strong>sse <strong>de</strong> maternelle<br />
Fort avec les forts<br />
faible avec les faibles.<br />
extraits <strong>de</strong> Sauda<strong>de</strong> & Spleen, traduction Monique Baccelli et Marc Porcu, © éditions Lanore, 2002.<br />
Jacques Darras lit un poème <strong>de</strong> Valerio Magrelli, en soulignant sa consonance particulière<br />
avec le thème <strong>de</strong> <strong>la</strong> soirée, puisqu’il y est question <strong>de</strong> l’apprentissage <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues.<br />
54
Valerio Magrelli<br />
Qu’il est triste d’apprendre trop tard une <strong>la</strong>ngue !<br />
On a fermé les portes et vous restez <strong>de</strong>hors,<br />
une pièce à <strong>la</strong> main, cassée.<br />
Vous <strong>de</strong>man<strong>de</strong>z à quoi elle sert, comment ça marche,<br />
si c’est bien monté,<br />
mais inutile <strong>de</strong> savoir une chose à <strong>la</strong> fois.<br />
C’est le moule qui manque, <strong>la</strong> pression, le feu<br />
et vous ne rencontrez que les mots que vous ne connaissez pas<br />
ou que vous avez déjà oubliés.<br />
Je crains que l’allemand n’ait perdu les noms et les verbes<br />
dont je me souviens.<br />
Peut-être suis-je une voie d’eau gran<strong>de</strong> ouverte<br />
dans ses dictionnaires.<br />
Samedi 24 octobre<br />
Le tropisme francophile <strong>de</strong> <strong>la</strong> Roumanie<br />
Avec Magda Carneci, Ion Muresan, Ion Pop et Simona Popescu<br />
55
Jacques Darras : En accueil<strong>la</strong>nt nos quatre amis roumains, nous accueillons un pays qui<br />
vient <strong>de</strong> donner le <strong>de</strong>rnier prix Nobel <strong>de</strong> Littérature, puisqu’il s’agit <strong>de</strong> Herta Müller ;<br />
écrivain dont il faut tout <strong>de</strong> suite préciser qu’elle écrit en allemand, ce qui met en évi<strong>de</strong>nce<br />
l’hétérogénéité, en quelque sorte historique, <strong>de</strong> ce pays. Je lisais récemment à <strong>la</strong> une d’un<br />
journal roumain rédigé en français, cette réflexion que je livre à nos amis, avant <strong>de</strong> vous les<br />
présenter : dans une récente enquête internationale sur l’enseignement <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is, <strong>la</strong><br />
Roumanie vient au troisième rang (<strong>la</strong> France, quant à elle arrive en 29 ou 30 e position).<br />
Magda Carneci : Mais savez-vous que c’est <strong>la</strong> même chose avec le français ? On me<br />
disait récemment que le concours <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue française avait été remporté par une jeune<br />
lycéenne roumaine, et ce n’est pas un cas isolé. <strong>Les</strong> Roumains sont bons en <strong>la</strong>ngues<br />
étrangères !<br />
Jacques Darras : Ce n’est pas <strong>la</strong> conclusion à <strong>la</strong>quelle j’al<strong>la</strong>is venir. Tant pis pour moi !<br />
J’al<strong>la</strong>is dire que l’ang<strong>la</strong>is était en train <strong>de</strong> triompher aux dépens du français … Mais nous<br />
reviendrons sur ce sujet tout à l’heure.<br />
Je voudrais pour le moment présenter nos amis. En commençant par Ion Pop dont <strong>la</strong><br />
bibliographie est absolument considérable. Vous avez exercé <strong>de</strong>s fonctions universitaires à<br />
l’université <strong>de</strong> Cluj, qui est démographiquement <strong>la</strong> <strong>de</strong>uxième ville du pays. Vous avez par<br />
ailleurs dirigé le Centre Culturel Roumain à Paris <strong>de</strong> 1990 à 1993. Vous êtes membre <strong>de</strong><br />
l’Union <strong>de</strong>s Ecrivains Roumains. Vous êtes poète et on peut lire <strong>de</strong> vous en français<br />
Ajournement général, publié à <strong>la</strong> Librairie bleue à Troyes en 1994, et aussi Le découverte<br />
<strong>de</strong> l’œil, ouvrage que nous a fait découvrir <strong>la</strong> <strong>Maison</strong> <strong>de</strong>s Traducteurs <strong>de</strong> Saint-Nazaire en<br />
2005. Vous êtes également critique littéraire, spécialiste <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> comme Lucian B<strong>la</strong>ga ou<br />
I<strong>la</strong>rie Voronca. Vous avez traduit énormément <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> français (Tristan Tzara mais aussi<br />
bien Todorov, Starobinski, Genette, Ricœur …). J’ajouterai que vous avez dirigé<br />
l’importante revue Equinoxe, qui a publié notamment les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> génération <strong>de</strong>s<br />
années quatre-vingt dont fait partie Magda Carneci vers qui je me tourne.<br />
Magda, vous êtes donc l’actuelle directrice du Centre Culturel Roumain, rue Saint-<br />
Dominique, et vous y faites un travail considérable, je puis en témoigner. Vous êtes poète<br />
et un livre <strong>de</strong> vous a été traduit en français dans <strong>la</strong> collection Phi que dirige Jean Portante,<br />
en col<strong>la</strong>boration avec les écrits <strong>de</strong>s Forges, Trois saisons poétiques. Vous êtes également<br />
traductrice en roumain d’un certain nombre <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> français contemporains, d’écriture<br />
très différente (Michel Deguy, Pierre Oster, Anne-Marie Albiach A<strong>la</strong>in Lance, Marie-<br />
C<strong>la</strong>ire Bancquart). Vous êtes d’ailleurs <strong>la</strong> correspondance pour <strong>la</strong> France <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue<br />
Contrepoint, publiée à Bucarest, dans <strong>la</strong>quelle vous tenez une rubrique « Café Europe » où<br />
vous ren<strong>de</strong>z compte <strong>de</strong> l’actualité poétique et littéraire en France.<br />
Simona Popescu, vous êtes également <strong>de</strong> Bucarest où vous enseignez à l’université <strong>la</strong><br />
littérature roumaine contemporaine. Vous êtes poète et on peut lire <strong>de</strong> vous, traduit par un<br />
atelier <strong>de</strong> traducteurs réuni à l’initiative <strong>de</strong>s éditions Phi, au Luxembourg, aussi bien en<br />
français qu’en allemand d’ailleurs, Travaux en vers.<br />
Simona Popescu : Oui, je dois tout <strong>de</strong> suite préciser que ce titre n’est aucunement<br />
métaphorique. Je n’aime pas <strong>la</strong> poésie lyrique qui fait un grand usage <strong>de</strong> <strong>la</strong> métaphore. Ce<br />
livre se fon<strong>de</strong> sur cette idée reçue que <strong>la</strong> poésie est morte : on parle beaucoup <strong>de</strong> <strong>la</strong> faillite<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie en Roumanie, mes étudiants eux-mêmes m’avouent qu’il <strong>la</strong> détestent ! Elle est<br />
56
<strong>de</strong>venue aujourd’hui un genre marginal. Du coup, je me suis décidée à écrire ce gros<br />
volume rédigé en forme <strong>de</strong> p<strong>la</strong>idoyer en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie qui m’a conduite à relire toute<br />
<strong>la</strong> poésie mondiale d’Homère jusqu’à Christophe Tarkos.<br />
Jacques Darras : Ion Muresan, vous venez souvent en France où on peut lire <strong>de</strong> vous,<br />
traduit en français par Olivier Apert, dans <strong>la</strong> collection <strong>de</strong> Michel Deguy chez Belin, Le<br />
mouvement sans cœur <strong>de</strong> l’image. Vous êtes originaire <strong>de</strong> Cluj où vous vivez et travaillez<br />
et où vous êtes en particulier le rédacteur en chef <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Verseau, éditée par<br />
l’université <strong>de</strong> Cluj. Vous voulez ajouter quelque chose ?<br />
Ion Muresan : Oui, pour ajouter à cette question <strong>de</strong> <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, personnellement,<br />
je considère que <strong>la</strong> poésie est loin d’être morte en Roumanie, parce que j’ai <strong>la</strong> conviction<br />
qu’une société ma<strong>la</strong><strong>de</strong> produit toujours <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>, exactement sur le modèle d’un<br />
organisme ma<strong>la</strong><strong>de</strong> qui secrète <strong>de</strong>s anti-corps. Et <strong>la</strong> Roumanie est un pays ma<strong>la</strong><strong>de</strong>…<br />
Jacques Darras : Cher Ion Muresan, croyez-vous vraiment qu’un pays qui n’a plus <strong>de</strong><br />
<strong>poètes</strong> est un pays qui n’est plus ma<strong>la</strong><strong>de</strong> ? Votre théorie est tout à fait passionnante, mais je<br />
me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si <strong>la</strong> société dont vous parlez est si bien guérie qu’elle n’existe plus ! Mais<br />
sans doute défen<strong>de</strong>z-vous là surtout une conception immunitaire <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie.<br />
Magda Carneci : Je développerai, quant à moi, une autre théorie fondée sur l’idée qu’une<br />
société sécrète toujours <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong>, car les <strong>poètes</strong> sont comme les cellules sensibles du<br />
corps social, <strong>de</strong>s cellules qui pressentent l’avenir et offrent à l’organisme social <strong>la</strong> capacité<br />
d’évoluer et <strong>de</strong> se réinventer.<br />
Ion Pop : Je suis d’accord, mais ces anti-corps que sont les <strong>poètes</strong>, et qui sont nombreux<br />
en effet en Roumanie, encore faut-il se donner les moyens <strong>de</strong> les découvrir, <strong>de</strong> les publier,<br />
<strong>de</strong> les faire lire. Même si <strong>la</strong> situation semble moins grave qu’en France. Mais il faut être<br />
vigi<strong>la</strong>nt, tenir compte <strong>de</strong> l’évolution <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité.<br />
Jacques Darras : Puisque vous mentionnez <strong>la</strong> France, je voudrais revenir sur <strong>la</strong> présence<br />
exceptionnelle <strong>de</strong>s écrivains roumains : on connaît les noms <strong>de</strong> Tristan Tzara, Anna <strong>de</strong><br />
Noailles, Ionesco, Cioran, Benjamin Fondane, I<strong>la</strong>rie Voronca… C’est là une véritable<br />
tradition (dont on peut d’ailleurs se poser <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir si elle a un avenir). Avezvous<br />
une explication à une présence aussi continue ?<br />
Ion Pop : Il s’agit d’abord d’un phénomène historique, lié au processus <strong>de</strong> mo<strong>de</strong>rnisation<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> société roumaine qui doit énormément à <strong>la</strong> France. Il faut savoir qu’à l’origine <strong>de</strong><br />
cette tradition que vous évoquez, il y a l’action <strong>de</strong> Napoléon III, grâce à qui a pu être<br />
réalisée <strong>la</strong> première union <strong>de</strong>s provinces roumaines, <strong>la</strong> Moldavie et <strong>la</strong> Va<strong>la</strong>chie, en 1859.<br />
Du coup, l’attirance <strong>de</strong> <strong>la</strong> France a fortement marqué <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse intellectuelle roumaine. On<br />
faisait, au XIXe siècle, ses étu<strong>de</strong>s à Paris. <strong>Les</strong> livres publiés en France arrivaient très vite à<br />
Bucarest. Songeons au livre qu’en 1922, Benjamin Fondane avait écrit en français, Images<br />
et livres <strong>de</strong> France, qui faisait montre d’une très gran<strong>de</strong> connaissance <strong>de</strong> l’actualité<br />
littéraire française. Cette re<strong>la</strong>tion étroite avec <strong>la</strong> culture française a par ailleurs permis à <strong>la</strong><br />
littérature roumaine <strong>de</strong> s’enrichir au contact <strong>de</strong>s grands courants <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité mo<strong>de</strong>rne,<br />
<strong>de</strong>puis le romantisme (allemand mais aussi français par l’influence d’un Lamartine)<br />
jusqu’aux mouvements <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> européenne au XXe siècle, en passant par le<br />
symbolisme (notamment celui, si particulier, <strong>de</strong> Jules Laforgue). Il y a là un véritable<br />
57
phénomène <strong>de</strong> synchronisation. La Roumanie s’est trouvée prise dans l’accélération du<br />
rythme <strong>de</strong> <strong>la</strong> communication universelle.<br />
Simona Popescu : Il ne faut cependant pas oublier que le romantisme en Roumanie a tout<br />
<strong>de</strong> même d’abord été influencé par le romantisme allemand ; je pense ici aux grands<br />
romantiques, et en premier lieu à Eminescu qui est <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> figure littéraire roumaine du<br />
XIXe siècle et qui avait fait ses étu<strong>de</strong>s à Vienne. Il faudrait donc nuancer cette idée,<br />
discutable, soutenue par Fondane, selon <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> littérature roumaine était une colonie <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> littérature française. Mais c’est vrai aussi que parmi les symbolistes, certains, comme<br />
Alexandru Macedonski, ont écrit directement en français. Sans parler <strong>de</strong> ce que <strong>la</strong><br />
rencontre <strong>de</strong> l’avant-gar<strong>de</strong> en France a produit comme artistes <strong>de</strong> premier p<strong>la</strong>n (Brancusi,<br />
Victor Brauner, Gherasim Luca etc.) …<br />
Jacques Darras : … Et Tzara, ne l’oublions pas ! J’aimerais savoir d’où il sort. Car on le<br />
voit à Zurich en 1916, dans le fameux Cabaret Voltaire, inventer le dadaïsme avec <strong>de</strong>s gens<br />
comme Arp ou Janco, qui lui aussi est roumain d’ailleurs (et ne pourrait-on pas dire que ce<br />
sont les roumains qui <strong>inventent</strong> Dada, d’une certaine façon ?). D’où vient-il Tzara, du<br />
symbolisme, du postsymbolisme ?<br />
Ion Pop : Du postsymbolisme, à travers Laforgue qui en a été le catalyseur. Mais avant ce<br />
mouvement, <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> écrivaient déjà au tout début du siècle <strong>de</strong>s proses absur<strong>de</strong>s proches<br />
<strong>de</strong> celles <strong>de</strong> Jarry (qu’ils ne connaissaient pas) et dont Ionesco est en quelque sorte<br />
l’héritier. Mais avant eux encore, il ne faut pas oublier le grand dramaturge Ion Luca<br />
Caragiale dont le théâtre est nourri par cette remise en question mo<strong>de</strong>rne du <strong>la</strong>ngage. Tout<br />
ce<strong>la</strong> explique sans doute <strong>la</strong> rapidité avec <strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> Roumanie s’est inscrite dans le<br />
courant <strong>de</strong>s avant-gar<strong>de</strong>s.<br />
Simona Popescu : … Au point d’influencer encore aujourd’hui <strong>la</strong> création poétique <strong>la</strong> plus<br />
vivante. Je pense à un poète comme Gherasim Luca dont Deleuze a dit qu’il était le plus<br />
grand poète français <strong>de</strong> son temps, et qui a influencé <strong>la</strong> jeune génération <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong><br />
français ; Christophe Tarkos par exemple.<br />
Jacques Darras : Bien sûr, mais je vou<strong>la</strong>is surtout qu’on situe l’importance <strong>de</strong> ce<br />
personnage absolument fascinant qu’est Tristan Tzara dont procè<strong>de</strong> aussi bien Luca que<br />
cette jeune génération française que vous évoquez et qui vient <strong>de</strong> Dada. Ce sont <strong>de</strong>s<br />
postdadaïstes, dans le fond. Car je crois que le dadaïsme, fulgurant dans sa présence<br />
historique, est beaucoup plus durable dans ses effets que le surréalisme lui-même, même si<br />
Tzara a été récupéré par Breton. Ce sont là <strong>de</strong>s points d’histoire littéraire. Mais je me pose<br />
une autre question : nous venons <strong>de</strong> citer beaucoup <strong>de</strong> très grands noms, mais je m’étonne<br />
qu’il n’y ait pas d’anthologie <strong>de</strong> poésie roumaine en français. La seule existante à ma<br />
connaissance est celle que vous aviez constituée, Magda, autour <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> les plus<br />
contemporains dans <strong>la</strong> revue <strong>Poésie</strong> 2003, publiée par cette <strong>Maison</strong> où nous sommes.<br />
Comment se fait-il qu’en France on ne dispose pas d’une vision d’ensemble <strong>de</strong> cette<br />
littérature si riche et si complice <strong>de</strong> <strong>la</strong> nôtre?<br />
Magda Carneci : Il faudrait tout <strong>de</strong> même mentionner, dès les années trente, l’anthologie<br />
<strong>de</strong> Basil Munteano, puis celle d’A<strong>la</strong>in Bosquet. Et, récemment, en 2006, celle consacrée à<br />
<strong>la</strong> poésie roumaine d’avant-gar<strong>de</strong>, publiée chez Maurice Na<strong>de</strong>au, sous le titre <strong>de</strong> La<br />
réhabilitation du rêve. Sans oublier, l’an <strong>de</strong>rnier, un numéro <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Confluences<br />
poétiques. Mais je voudrais revenir sur cette francophilie exceptionnelle <strong>de</strong>s Roumains. Il<br />
58
faut d’abord se rappeler qu’au début du XIXe siècle, le modèle français était dominant en<br />
Europe, aussi bien en Pologne que chez les Tchèques et les autres pays <strong>de</strong> l’Europe<br />
centrale. Mais je crois aussi que les Roumains avaient comme particu<strong>la</strong>rité cette origine<br />
<strong>la</strong>tine à partir <strong>de</strong> <strong>la</strong>quelle ils se sont constitués en tant que nation, et qui a <strong>la</strong>rgement<br />
favorisé cette connivence spirituelle, culturelle, linguistique <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux nations <strong>de</strong> même<br />
origine. De sorte qu’on peut aller jusqu’à dire que <strong>la</strong> culture française fait partie <strong>de</strong><br />
l’i<strong>de</strong>ntité culturelle roumaine. Ce qui explique ce paradigme <strong>de</strong> l’écrivain roumain qui<br />
s’exprime naturellement en français. Combien <strong>de</strong> noms pourrions-nous citer à côté <strong>de</strong> ceux<br />
que nous avons déjà évoqués ! Panaït Istrati, Isidore Isou, C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Sernet, Stéphane<br />
Lupasco … C’est là, oui, un véritable paradigme qui se reproduit jusqu’à présent.<br />
Jacques Darras : Alors, du présent, parlons-en, justement. Mais avant, une petite question<br />
un peu ironique : on dit toujours en France que le roumain est plus compréhensible encore<br />
que l’italien…<br />
Magda Carneci : On peut dire que les Roumains se sont autocolonisés avec <strong>la</strong> culture<br />
française. Il y a cependant eu une influence italienne, mais qui a été vite surc<strong>la</strong>ssée par<br />
l’influence française.<br />
Ion Pop : En effet, à <strong>la</strong> fin du XVIIIe siècle, on sort <strong>de</strong> l’influence italienne qui avait<br />
accompagné le passage au catholicisme à <strong>la</strong> fin du XVIIe siècle et s’était manifestée par <strong>la</strong><br />
prise <strong>de</strong> conscience <strong>de</strong> l’origine <strong>la</strong>tine <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue roumaine. Il y a toute une pléia<strong>de</strong><br />
d’écrivains, d’historiens, rassemblés dans ce qu’on a appelé l’école transylvanienne, et qui<br />
ont <strong>la</strong>rgement favorisé ce courant : ils al<strong>la</strong>ient faire leurs étu<strong>de</strong>s à Rome, militaient pour <strong>la</strong><br />
substitution <strong>de</strong> l’alphabet <strong>la</strong>tin à l’alphabet cyrillique, etc.<br />
Jacques Darras : C’est là une précision importante, mais je reviens maintenant à ma<br />
première question : où en sommes-nous aujourd’hui ?<br />
Simona Popescu : Il faut bien avouer que <strong>la</strong> jeune génération se dirige plutôt aujourd’hui<br />
vers Berlin, considéré comme <strong>la</strong> capitale culturelle <strong>de</strong> l’Europe, et où elle parle … ang<strong>la</strong>is.<br />
Jacques Darras : On observe donc en Roumanie <strong>la</strong> même attraction fascinée que dans les<br />
autres pays d’Europe centrale pour Berlin (où l’on parle ang<strong>la</strong>is !), Londres ou New<br />
York ?<br />
Simona Popescu : Je ne suis cependant pas inquiète à long terme : les liens avec <strong>la</strong> France<br />
sont <strong>de</strong> nature génétique !<br />
Jacques Darras : Ce<strong>la</strong> dit, on ne peut nier une nouvelle donne <strong>de</strong>puis 1989. Qu’en est-il<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> roumains avec un mon<strong>de</strong> dans lequel <strong>la</strong> géographie politique,<br />
économique, culturelle s’est à ce point modifiée et, question annexe, comment vivent-ils le<br />
fait que <strong>la</strong> Roumanie ait intégré <strong>de</strong>puis 2007 l’Union européenne ?<br />
Ion Pop : C’est vrai que <strong>de</strong>puis 89 beaucoup <strong>de</strong> choses ont changé. Mais il faut souligner<br />
que ces changements n’ont pas eu que <strong>de</strong>s effets positifs, quant à <strong>la</strong> situation <strong>de</strong>s écrivains<br />
notamment. A l’époque du communisme, <strong>la</strong> position <strong>de</strong> l’écrivain officiel du régime était<br />
centrale pour <strong>de</strong>s raisons évi<strong>de</strong>ntes <strong>de</strong> propagan<strong>de</strong>. Mais ce<strong>la</strong> dit, nous avons vécu, après<br />
l’époque du stalinisme dur et pur, une petite pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> libéralisation du régime, dans les<br />
années 60-70 (avec les positions prochinoises <strong>de</strong> Ceausescu), où <strong>la</strong> littérature a puisé le<br />
59
courage <strong>de</strong> se réaffirmer et d’exercer sa puissance critique. Et, du coup, il n’y a pas eu<br />
d’interruption <strong>de</strong>s re<strong>la</strong>tions avec <strong>la</strong> France et ce qu’il s’y créait. Mais <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> chute du<br />
régime et l’entrée dans l’économie <strong>de</strong> marché, <strong>la</strong> position <strong>de</strong> l’écrivain est déc<strong>la</strong>ssée,<br />
marginalisée, notamment sous l’emprise dominante <strong>de</strong>s médias <strong>de</strong> masse dont l’audience<br />
est envahissante. Ce<strong>la</strong> dit, beaucoup <strong>de</strong> revues sont encore soutenues par l’Union <strong>de</strong>s<br />
écrivains, même si, à l’instar <strong>de</strong> <strong>la</strong> France, leur public s’est réduit pour les mêmes raisons<br />
<strong>de</strong> politique économique.<br />
Simona Popescu : J’aimerais répondre à votre question sur un p<strong>la</strong>n plus personnel. Je me<br />
souviens, après <strong>la</strong> chute du communisme, tout le mon<strong>de</strong> disait « nous » : nous les citoyens,<br />
nous les femmes, nous les <strong>poètes</strong>, etc. Et j’en ai vraiment eu assez <strong>de</strong> ce « nous ». Je ne<br />
veux pas être une porte-parole d’une communauté quelconque mais m’assumer moi-même,<br />
vivre pleinement ce que nous avons gagné : un sentiment <strong>de</strong> libération et, <strong>de</strong> plus, avec<br />
l’entrée dans l’Union européenne, un sentiment <strong>de</strong> dignité. Car avant, j’avais toujours le<br />
sentiment que nous étions considérés comme <strong>la</strong> banlieue <strong>de</strong> l’Europe ! Pour le dire d’un<br />
mot, nous avons gagné ce que j’appellerai une « normalité ».<br />
Jacques Darras : J’aimerais vous poser une <strong>de</strong>rnière question. J’ai en effet été frappé, en<br />
vous lisant les uns et les autres, par <strong>la</strong> permanence d’un sentiment <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>. Sentiment<br />
qui prend, bien sûr, pour nous en France les noms <strong>de</strong> Ionesco, Tzara, Ghérasim Luca ou<br />
Isidore Isou, mais dont je pressens qu’il est propre à <strong>la</strong> sensibilité roumaine. Pourriez-vous<br />
me dire d’où il vient ?<br />
Magda Carneci : Cet absur<strong>de</strong> qui vous frappe tellement, je dirai qu’il est lié, pour moi, à<br />
l’expérience <strong>de</strong> dépaysement que les écrivains roumains ont faite en s’expatriant ; à une<br />
mentalité tournée vers le passé qui, subitement, a dû rejoindre à marche forcée <strong>la</strong><br />
mo<strong>de</strong>rnisation. Je me souviens ici <strong>de</strong> cette remarque <strong>de</strong> ce grand théoricien <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong><br />
qu’était Benjamin Fondane, qui s’avouait frappé par cet excès <strong>de</strong> rationalisation, <strong>de</strong><br />
systématisation qui pour les Occi<strong>de</strong>ntaux touchait toutes les couches <strong>de</strong> l’activité humaine :<br />
<strong>la</strong> pensée, le sentiment, l’angoisse, l’extase, le rêve même (songeons seulement à cette<br />
systématisation <strong>de</strong> l’enquête sur le rêve à <strong>la</strong>quelle s’est livré le surréalisme). Ce<strong>la</strong> est<br />
encore vrai aujourd’hui pour l’écrivain roumain qui arrive en France, venant d’une culture<br />
où l’émotion continue <strong>de</strong> primer sur <strong>la</strong> raison.<br />
Ion Pop: J’insisterai pour ma part sur une capacité à re<strong>la</strong>tiviser propre aux Roumains,<br />
c'est-à-dire à un peuple dont l’histoire fut toujours dramatique, chaotique même, en tout<br />
cas jamais vraiment stabilisée. Il est normal qu’une telle situation historique ait touché <strong>la</strong><br />
sensibilité littéraire (y compris <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue), l’affectant d’un sentiment d’insécurité, voire<br />
d’absur<strong>de</strong> en effet, que l’on trouve présent dans l’œuvre d’un Caragiale que l’on peut<br />
considérer comme l’ancêtre <strong>de</strong> tous ces écrivains <strong>de</strong> l’absur<strong>de</strong>.<br />
Simona Popescu: Il y a en fait <strong>de</strong>ux façons d’envisager l’absur<strong>de</strong>. Un absur<strong>de</strong> séduisant,<br />
celui <strong>de</strong> Lewis Caroll, <strong>de</strong>s surréalistes, et un absur<strong>de</strong> plutôt déprimant, celui <strong>de</strong> Kafka, <strong>de</strong><br />
Beckett, <strong>de</strong> Ionesco. Mais il faut bien reconnaître que dans <strong>la</strong> réalité on fait plutôt<br />
l’expérience du second : le communisme roumain en est un exemple remarquable. Mais je<br />
ne veux ici me souvenir que <strong>de</strong> ce « goût absur<strong>de</strong> pour <strong>la</strong> liberté » dont par<strong>la</strong>it Fondane, et<br />
qui m’a soutenu pendant toutes ces années passées sous le régime absur<strong>de</strong> du<br />
communisme.<br />
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Jacques Darras : J’aimerais terminer cette soirée en vous disant combien j’ai été frappé<br />
par vos propos que je trouve très encourageants pour l’Europe, pour ce cadre qu’elle est<br />
<strong>de</strong>venue pour les écrivain <strong>de</strong>s vingt-sept pays qui composent son Union. Un cadre<br />
nouveau, essentiel, qui semb<strong>la</strong>it parfois aller un peu <strong>de</strong> soi pour nos autres amis européens<br />
venus ici s’exprimer, mais qui pour vous, <strong>poètes</strong> roumains – peut-être en effet parce que<br />
votre histoire a longtemps souffert d’une i<strong>de</strong>ntité incertaine –, opère comme une véritable<br />
libération. Et <strong>de</strong> ce témoignage, j’aimerais particulièrement vous remercier.<br />
Lectures<br />
Ion Muresan<br />
Au fond du verre<br />
(Nuit féerique)<br />
La lune tremble jaune et ron<strong>de</strong> au fond du verre.<br />
J’introduis mon doigt dans le verre<br />
puis j’introduis mon bras jusqu’au cou<strong>de</strong> dans le verre<br />
puis j’introduis mon bras jusqu’à l’épaule dans le verre.<br />
La vodka est froi<strong>de</strong> comme <strong>la</strong> g<strong>la</strong>ce.<br />
Au fond du verre il y a une gran<strong>de</strong> dalle <strong>de</strong> pierre.<br />
Il y a aussi <strong>de</strong>s feuilles mortes et <strong>de</strong>s racines noires<br />
et une botte <strong>de</strong> caoutchouc crevée.<br />
Au fond du verre se trouve également une poêle rouillée.<br />
J’introduis ma tête dans le verre,<br />
La vodka est g<strong>la</strong>cée.<br />
Dans le verre j’ouvre les yeux,<br />
Je vois bien dans le verre, pas besoin <strong>de</strong> lunettes.<br />
Je dis : tout n’est que rêve et harmonie.<br />
La dalle <strong>de</strong> pierre est b<strong>la</strong>nche avec <strong>de</strong>s veinules rouges.<br />
Maintenant je vois <strong>la</strong> bête féroce,<br />
maintenant je l’entends ronronner comme un chat,<br />
je vois ses jambes bleues,<br />
je vois sa terrible queue qui sort <strong>de</strong> sous <strong>la</strong> dalle <strong>de</strong> pierre.<br />
Tout près coule une petite source c<strong>la</strong>ire,<br />
elle murmure cristalline sur les cailloux.<br />
Autour l’herbe est toujours verte.<br />
Dans l’herbe poussent <strong>de</strong>s fleurs tendres,<br />
Dans l’eau <strong>de</strong> <strong>la</strong> source, <strong>de</strong>s petits enfants nagent comme <strong>de</strong>s poupées.<br />
Ils nagent avec <strong>de</strong>s mouvements étonnamment rapi<strong>de</strong>s,<br />
Ils nagent vêtus <strong>de</strong> petites robes, chemisettes et petits pantalons<br />
De couleur gaie.<br />
Ce sont les petits anges <strong>de</strong> verre.<br />
<strong>Les</strong> petits anges <strong>de</strong> verre ne mor<strong>de</strong>nt pas et ne font <strong>de</strong> mal à personne.<br />
J’ai envie <strong>de</strong> vomir tellement j’ai pitié,<br />
Tellement je suis triste.<br />
J’ai envie <strong>de</strong> vomir à <strong>la</strong> pensée que je pourrais avaler un petit ange <strong>de</strong> verre.<br />
61
J’ai envie <strong>de</strong> pleurer en pensant que brusquement il se retrouverait tout seul,<br />
pleurer en pensant qu’il pleurerait avec <strong>de</strong>s hoquets toute <strong>la</strong> nuit en moi,<br />
en pensant qu’il pourrait chanter en moi d’une voix fluette :<br />
il arrive, il arrive le printemps !<br />
Je p<strong>la</strong>nte mes ongles dans le dos <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête<br />
et je <strong>de</strong>scends vers le fond du verre.<br />
Là-bas se trouve une dalle <strong>de</strong> pierre avec <strong>de</strong>s veinules rouges.<br />
Maintenant je suis allongé sur <strong>la</strong> dalle <strong>de</strong> pierre avec <strong>de</strong>s veinules rouges.<br />
Loin dans le verre un chien aboie.<br />
C’est l’automne, le jour <strong>de</strong> l’éclipse,<br />
La lune jaune et ron<strong>de</strong> tremble dans le verre.<br />
A travers un tesson enfumé à <strong>la</strong> bougie<br />
je vois un bourdon noir passer au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> l’ampoule.<br />
<strong>Les</strong> ongles p<strong>la</strong>ntés dans le dos <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête,<br />
je tire sa tête <strong>de</strong> sous les dalles.<br />
Son dos terrible serpente comme un train parmi les montagnes.<br />
Avec mes ongles j’arrache <strong>la</strong> locomotive <strong>de</strong> <strong>la</strong> bête <strong>de</strong> sous <strong>la</strong> dalle <strong>de</strong> pierre.<br />
<strong>Les</strong> petits anges <strong>de</strong> verre se prennent par <strong>la</strong> main et dansent sagement en cercle.<br />
<strong>Les</strong> petits anges <strong>de</strong> verre dansent et chantent autour <strong>de</strong> nous.<br />
Tout n’est que rêve et harmonie.<br />
La bête féroce a un œil <strong>de</strong> ma mère et un œil <strong>de</strong> mon père.<br />
Dans le verre je vois bien, même sans lunettes.<br />
Je lis dans l’œil <strong>de</strong> mon père :<br />
mon enfant quand est-ce que tu vas reprendre tes esprits ?<br />
Le verre me sert le front comme un cercle <strong>de</strong> fer, me fait mal.<br />
Ma tête cogne les murs : un, <strong>de</strong>ux, un, <strong>de</strong>ux.<br />
Le petit ange <strong>de</strong> verre pleure avec <strong>de</strong>s hoquets tellement il a mal.<br />
Le petit ange chante en moi <strong>de</strong> sa voix fluette :<br />
il arrive, il arrive le printemps !<br />
Tout n’est que rêve et harmonie.<br />
Poème traduit par Ed Pastenague et Olivier Apert.<br />
Conversation avec le diable<br />
Ivre mort sous <strong>la</strong> lumière paisible filtrée par les fenêtres<br />
du bistrot Europa,<br />
ivre mort dans ma propre bouche, dans ma propre <strong>la</strong>ngue,<br />
allongé, appuyé sur un cou<strong>de</strong> dan le pré rouge et ondoyant<br />
près <strong>de</strong>s rochers <strong>de</strong>ntés,<br />
<strong>la</strong> bouteille à moitié vi<strong>de</strong> posée sur ma poitrine<br />
et une seule pensée installée dans les entrailles <strong>de</strong> l’esprit :<br />
je suis seul et je suis goutteux.<br />
Oh ! Le tunnel <strong>de</strong> mon gosier <strong>la</strong>isse sortir <strong>la</strong> musique vertigineuse <strong>de</strong> David.<br />
Je sens comme tu montes,<br />
tu t’approches à tâtons, tu es tourmentée dans ta robe vaporeuse,<br />
dans ta robe bleue.<br />
Danse !<br />
62
On entend <strong>la</strong> voix <strong>de</strong> tonnerre du seigneur<br />
et tes talons pointus se mettent à battre sur p<strong>la</strong>ce<br />
puis s’é<strong>la</strong>ncent pour <strong>de</strong> <strong>la</strong>rges pirouettes<br />
et <strong>la</strong>issent <strong>de</strong>rrière <strong>de</strong>s trous où le sang croupit<br />
pendant que tu te déshabilles, pendant que tu t’allonges auprès <strong>de</strong> moi,<br />
et déjà tu jettes <strong>la</strong> robe, le soutien-gorge, <strong>la</strong> petite culotte.<br />
Telles <strong>de</strong>ux colonnes <strong>de</strong> lumière sont tes cuisses,<br />
moi-même <strong>la</strong> troisième entre elles.<br />
Pendant que je te mors les épaules et <strong>la</strong> gorge,<br />
Tu <strong>de</strong>viens toute bleue,<br />
Et moi avec mon canif je creuse ta tombe dans ma propre <strong>la</strong>ngue.<br />
Sur le pré rouge et ondoyant, je te presse et t’enterre sous un amas <strong>de</strong> vian<strong>de</strong>.<br />
Avec <strong>de</strong>ux piquets <strong>de</strong> bois je fais une croix et <strong>la</strong> p<strong>la</strong>nte dans ma propre <strong>la</strong>ngue.<br />
A ton chevet et <strong>de</strong> ma propre bouche je sors vite, tout nu,<br />
Entre les <strong>de</strong>nts comme un juron, je me dis : fuis !<br />
Et je butte sur moi-même ivre mort parmi les touffes d’orties sèches.<br />
Lève-toi !<br />
Avec mes poings et mes pieds je cogne mes côtes.<br />
Je crie : lève-toi, lève-toi ! Et rentre chez toi, il est tard, il fait froid.<br />
Mais je me retourne à peine sur l’autre côté,<br />
Le temps seulement <strong>de</strong> sentir ta croix me toucher le pa<strong>la</strong>is,<br />
Le temps <strong>de</strong> voir le ciel au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> moi,<br />
Tel un champ pierreux d’où pen<strong>de</strong>nt <strong>de</strong>s touffes d’orties sèches.<br />
Ivre mort.<br />
La mer est sèche comme l’amadou.<br />
Sur ses marches dégouline <strong>la</strong> lumière paisible filtrée par les fenêtres<br />
Du bistrot Europa.<br />
Magda Carneci<br />
Magda Carneci lit <strong>de</strong>ux poèmes extraits d’un cycle <strong>de</strong> poèmes politiques.<br />
<strong>Les</strong> travaux d’Aphrodite<br />
Le matin arrive en hur<strong>la</strong>nt,<br />
le fouet <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière dressé au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> chaque couple<br />
qui flotte dans les eaux b<strong>la</strong>nches du lit,<br />
millions <strong>de</strong> corps noués dans l’amour<br />
portant le désespoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin,<br />
pré<strong>de</strong>stinés à l’éternelle journée <strong>de</strong> travail,<br />
ils baignent dans <strong>la</strong> sueur froi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’aube,<br />
corps contre corps dans le grand corps du mon<strong>de</strong>,<br />
pré<strong>de</strong>stinés à l’éternelle journée <strong>de</strong> travail.<br />
Il suinte toujours par-<strong>de</strong>ssus les portes noires <strong>de</strong> fer<br />
le sang qui vient <strong>de</strong>s usines où l’on empaquette <strong>la</strong> souffrance<br />
et dans <strong>de</strong> minces ruisseaux, ils déferlent dès le matin sur <strong>la</strong> ville,<br />
pré<strong>de</strong>stinés à l’éternelle journée <strong>de</strong> travail.<br />
63
Le cri <strong>de</strong>s sirènes est plus aigu, plus aigu, plus aigu,<br />
mais personne n’est encore éveillé.<br />
Arrive <strong>de</strong> loin l’o<strong>de</strong>ur douçâtre <strong>de</strong>s abattoirs <strong>de</strong> chair à canon,<br />
<strong>de</strong> vian<strong>de</strong> pensante<br />
pré<strong>de</strong>stinée à l’éternelle journée <strong>de</strong> travail.<br />
<strong>Les</strong> travaux d’Aphrodite,<br />
les travaux du corps contre corps,<br />
corps à corps, peinant à ciseler <strong>la</strong> forme encore balbutiante<br />
d’un nouvel homme nouveau à venir.<br />
Il se façonne maintenant dans chaque couple<br />
cruellement raidi dans l’amour<br />
avec le désespoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin.<br />
Et lui, le nourrisson sacré et humi<strong>de</strong>,<br />
le grand nourrisson salvateur,<br />
sa venue sera pourtant étrange,<br />
surprenante comme l’est un verdict incompris<br />
dans une lettre dangereuse jetée au bas <strong>de</strong> l’entrée<br />
à côté du journal du matin,<br />
comme l’est une petite boîte <strong>de</strong> conserve venue d’ailleurs,<br />
au nom alléchant, remplie <strong>de</strong> dynamite et d’apocalypse.<br />
Elle nourrira à satiété, c’est sûr,<br />
elle sauvera toutes les bouches, tous les cerveaux,<br />
tous les corps avi<strong>de</strong>ment noués<br />
dans l’amour avec le désespoir <strong>de</strong> <strong>la</strong> fin.<br />
Ils baignent encore, les myria<strong>de</strong>s d’hommes et <strong>de</strong> femmes<br />
dans <strong>la</strong> sueur froi<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’aube,<br />
dans les eaux b<strong>la</strong>nches du lit,<br />
aveuglés par l’extase, l’horreur et <strong>la</strong> colère,<br />
pré<strong>de</strong>stinés à l’éternelle journée <strong>de</strong> travail.<br />
*<br />
Un homme passe dans <strong>la</strong> rue<br />
un cabas rempli d’os à <strong>la</strong> main.<br />
Il passe joyeux et content.<br />
Dis-moi, toi qui es si bon,<br />
ce sont les os bleus <strong>de</strong>s anges ?<br />
Non, dit-il, ce sont <strong>de</strong> vrais os à moelle.<br />
Et alors, pourquoi es-tu si content ?<br />
J’en ai assez pour faire une soupe.<br />
Une femme passe en travers <strong>la</strong> p<strong>la</strong>ce,<br />
un sac p<strong>la</strong>stique rempli d’os à <strong>la</strong> main,<br />
elle passe, contente et radieuse.<br />
Dis-moi, toi qui es si généreuse,<br />
veux-tu les donner au chien ?<br />
Non, dit-elle, je les ai pris pour moi.<br />
Et alors, pourquoi en es-tu si contente ?<br />
J’en ai assez pour faire une soupe.<br />
64
Dieu passe à travers <strong>la</strong> ville<br />
dans une camionnette remplie d’os.<br />
Il passe fier et content.<br />
Dis-moi, toi qui es si grand, si puissant,<br />
emmènes-tu les os à <strong>la</strong> fosse commune ?<br />
Non, je les emmène au supermarché universel.<br />
Et alors, pourquoi en es-tu si fier ?<br />
Ils ont assez pour faire une soupe.<br />
Ion Pop<br />
La colère <strong>de</strong>s pierres<br />
En al<strong>la</strong>nt vers <strong>la</strong> librairie pour un ren<strong>de</strong>z-vous avec <strong>de</strong>ux <strong>poètes</strong> importants d’âge très<br />
différent, j’ai trébuché et je me suis écroulé, le visage sur <strong>de</strong>s pierres carrées, très froi<strong>de</strong>s ;<br />
sans avoir le temps <strong>de</strong> m’en défendre, comme foudroyé et inerte, comme si les mains<br />
s’étaient retirées tout à coup, je ne sais où, impuissantes et effrayées. <strong>Les</strong> perdrai-je<br />
<strong>de</strong>main pour <strong>de</strong> bon ? <strong>Les</strong> pierres m’ont giflé comme si j’étais un vaurien, en me <strong>la</strong>issant<br />
plein <strong>de</strong> sang sur le lieu <strong>de</strong>s faits littéraires. J’ai quand même parlé <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie sans âge,<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> conciliation symbolique entre les générations, alors que je sentais les rayons <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
librairie s’engouffrer lentement dans <strong>la</strong> terre, <strong>de</strong>venir <strong>de</strong>s strates géologiques. Et voilà que<br />
commençait le mé<strong>la</strong>nge <strong>de</strong>s voix ,le bourdonnement, le gazouillement, <strong>la</strong> gran<strong>de</strong><br />
communion dans le grand bruit, dans <strong>la</strong> haute fureur. La c<strong>la</strong>irière <strong>de</strong> Colonos serait-elle<br />
ressuscitée ?<br />
Sur mes joues les traces <strong>de</strong>s pierres brû<strong>la</strong>ient encore. Du menton égratigné dégoulinaient<br />
encore quelques noires gouttes, et je par<strong>la</strong>is déjà, inspiré, <strong>de</strong> l’intertextualité, <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
manière dont le vers en mangeant <strong>de</strong>s vers ne grossit pourtant pas, mais par assimi<strong>la</strong>tion<br />
créatrice produit un sang nouveau.<br />
Entre temps, du menton mon sang tombait toujours, goutte à goutte. Je me ba<strong>la</strong>nçais sans<br />
pluie ni vent, et sous <strong>la</strong> casquette bleue d’orateur ascétique, mes cheveux continuaient <strong>de</strong><br />
tomber. Mais, Seigneur, pourquoi les pierres m’ont-elles giflé ? Seigneur mon Dieu,<br />
pourquoi ? Pourquoi les terribles pierres m’ont-elles giflé ?<br />
Brancusi a décidé<br />
Comment ce<strong>la</strong> est arrivé ? Je ne puis le savoir. Brancusi est apparu et m’a dit qu’il avait<br />
décidé d’intervenir et <strong>de</strong> me ciseler.<br />
Je te ferai comme Fondane, m’a-t-il dit. Il avait une crinière <strong>de</strong> cheveux flottants sur son<br />
front trop ridé, mais moi je <strong>la</strong> lui ai effacée avec une gomme énorme. Il n’est resté <strong>de</strong> sa<br />
tête qu’un ovale, l’origine du mon<strong>de</strong>.<br />
Je pense re<strong>de</strong>ssiner ta tête et les yeux seront très vi<strong>de</strong>s pour qu’on puisse y mettre presque<br />
tout : et <strong>de</strong>s mers et <strong>de</strong>s terres et <strong>de</strong>s nuages. D’autres choses ne sont pas nécessaires. Puis<br />
il s’et retiré.<br />
Attention, Ion Pop, prends gar<strong>de</strong> ! Ce qui t’arrive maintenant n’est que <strong>la</strong> préparation,<br />
que l’attente polie du maître. Nombre <strong>de</strong> choses te quittent, tombent sous un ciseau<br />
invisible. De nouvelles eaux te <strong>la</strong>vent du vieux sang. <strong>Les</strong> fruits déjà mûrs tombent <strong>de</strong>s<br />
65
fleurs qui viennent d’éclore. La feuille <strong>de</strong> maintenant, <strong>la</strong> pierre d’aujourd’hui s’effrite. Au<strong>de</strong>ssus<br />
<strong>de</strong> spasme et d’angoisse, <strong>la</strong> lumière essaie d’envelopper <strong>de</strong>s visages b<strong>la</strong>ncs. Tout ce<br />
qui pue en toi et qui se gonfle sera parfum et marbre. Retiens ce<strong>la</strong>, Ion Pop, maintenant et<br />
toujours. C’est un grand, inespéré honneur que Brancusi lui-même ait décidé d’intervenir<br />
et <strong>de</strong> te ciseler.<br />
Simona Popescu<br />
Song à trente ans<br />
Maïakovski est mort à trente sept ans,<br />
Rimbaud <strong>de</strong> même,<br />
Klebnikov aussi.<br />
Beaucoup d’autres.<br />
Whitman écrivait : moi, à trente-sept ans,<br />
sain, robuste, je commence, espérant ne pas m’arrêter avant <strong>la</strong> mort.<br />
J’ai trente-sept ans.<br />
Comment pourrais-je écrire un Song of Myself ?<br />
Ne va-t-on pas se moquer <strong>de</strong> moi si je <strong>de</strong>mandais :<br />
vous avez passé vos années à apprendre à lire,<br />
fiers d’avoir pénétré le sens <strong>de</strong>s poèmes ?<br />
Comment pourrais-je dire à mes étudiants :<br />
vous écouterez toutes les parties, vous écouterez tout<br />
à travers vous-mêmes ?<br />
Tu as <strong>de</strong> <strong>la</strong> chance W.W. <strong>de</strong> pouvoir dire je suis content <strong>de</strong> moi-même.<br />
Et tout en étant content <strong>de</strong> toi-même tu fonces, plein <strong>de</strong> confiance,<br />
sain et robuste.<br />
Ce qui nous rapproche, c’est plutôt le fait que<br />
le liseron fleuri à ma fenêtre me satisfait davantage que <strong>la</strong> métaphysique dans les livres.<br />
A trente-sept ans j’ai commencé ce song,<br />
à pleine voix, plusieurs directions à <strong>la</strong> fois,<br />
live et mixées.<br />
Peu m’importe que parfois toutes sortes <strong>de</strong> choses me viennent à l’esprit.<br />
Comment Cork a écrit un poème sur comment il a écrit le Cirque<br />
et comment John Cage lui a <strong>de</strong>mandé quel âge il avait.<br />
Et comment tout ce que je faisais se transformait en poème.<br />
Hier Dominique m’a <strong>de</strong>mandé quelles sont les choses qui me lie, qui nous lient,<br />
nous, les écrivains roumains ?<br />
Bientôt quelqu’un va m’engueuler parce que je ne soutiens pas <strong>la</strong> spécificité nationale.<br />
Moi, quand je lis Cork, peut m’importe qu’il soit un écrivain américain,<br />
peu m’importe ce qui le lie aux écrivains américains,<br />
peu m’importe celui qui dit : tu m’as <strong>de</strong>mandé si je vou<strong>la</strong>is courir et je t’ai dit que non<br />
et j’ai continué à marcher.<br />
Peu m’importe que ce<strong>la</strong> soit dit par un Chinois, un Africain ou un Américain.<br />
Ce qui compte c’est pourquoi ce<strong>la</strong> me touche,<br />
même si ça ne veut pas dire grand-chose.<br />
Et Pound à Harriet Monroe :<br />
Are you for american poetry, or for poetry ?<br />
Es-tu pour <strong>la</strong> poésie roumaine ou pour <strong>la</strong> poetry ?<br />
66
Dis-moi.<br />
<strong>Les</strong> <strong>poètes</strong> <strong>de</strong>s pays ex<br />
Je lis les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong>s pays ex-communistes<br />
et je ne peux m’empêcher <strong>de</strong> me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r s’ils n’ont pas bouffé<br />
du merdar, les <strong>poètes</strong> que je lis.<br />
S’ils n’ont pas été informateurs ou mouchards dans leur pays.<br />
Est-il normal <strong>de</strong> se poser une telle question ?<br />
Est-il normal d’avoir une telle attitu<strong>de</strong> ?<br />
Et qu’est-ce que ça fait ?<br />
Est-ce que ça se fait ?<br />
Peut-on se poser cette question dans un poème ?<br />
Peut-on appliquer cette question aux <strong>poètes</strong> ?,<br />
Est-ce que ça compte qu’ils aient été informateurs ou mouchards ?<br />
N’est-il pas mieux <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> feuil<strong>la</strong>ge ?<br />
Non.<br />
Une doïna<br />
Simona Popescu précise que <strong>la</strong> doïna est une poésie folklorique roumaine dont les thèmes<br />
sont l’amour et <strong>la</strong> mort et dont le ton est très « pleurnichard ». Elle a écrit ce poème pour<br />
ses étudiants qui ont perdu le goût <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie mais qui continuent d’adorer ce genre <strong>de</strong><br />
poème…<br />
<strong>Poésie</strong> bébé<br />
à peine est-elle née<br />
qu’elle a commencé<br />
soit à pleurnicher soit à tituber,<br />
teacher nous l’a donnée,<br />
tellement digérée,<br />
<strong>la</strong> poésie-mouche,<br />
remâchée dans sa bouche,<br />
nos cerveaux hur<strong>la</strong>ient,<br />
<strong>de</strong>s oiseaux passaient,<br />
the war grandissait,<br />
Pink Floyd s’entendaient<br />
et insi<strong>de</strong> chantaient<br />
les chœurs d’enfants,<br />
on n’a plus envie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
on n’a plus envie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie,<br />
chan<strong>de</strong>lle incertaine,<br />
étudiants par centaines,<br />
élèves redoub<strong>la</strong>nts,<br />
d’autres éminents,<br />
un grand nom disait<br />
67
dès qu’il entendait <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie :<br />
poésie pourrie et autres lubies,<br />
<strong>de</strong>s pleurnicheries,<br />
et il essayait <strong>de</strong> se libérer<br />
<strong>de</strong> cette poésie<br />
tellement pourrie<br />
dont les profs vou<strong>la</strong>ient<br />
toujours les gaver,<br />
têtes penchées, pauvre mémoire,<br />
mémoire à tiroirs,<br />
comme elle souffrait,<br />
comme elle tremb<strong>la</strong>it,<br />
sanguino<strong>la</strong>it<br />
et ava<strong>la</strong>it encore un poème,<br />
encore, encore,<br />
<strong>la</strong> poésie-chlore,<br />
poème-poésie<br />
tellement out of vie,<br />
éloge <strong>de</strong> <strong>la</strong> patrie,<br />
<strong>de</strong> n’importe quoi,<br />
<strong>de</strong> n’importe qui,<br />
pour une fête sco<strong>la</strong>ire,<br />
pour une telle misère,<br />
ô pauvre mémoire<br />
qui s’évanouissait<br />
imbécillisait<br />
stupidifiait,<br />
pauvre petite cervelle<br />
comme cigale frêle<br />
quand vient le gel,<br />
d’un coup comme un signe<br />
le vent dans <strong>la</strong> vigne,<br />
joli mois <strong>de</strong> mai,<br />
le vent paraclet,<br />
j’ai vu s’avancer<br />
les muses d’antan,<br />
elles se mê<strong>la</strong>ient toujours<br />
à <strong>de</strong>s muses plus cool.<br />
Pour l’autiste saoul,<br />
<strong>la</strong> cervelle moule<br />
et elles se mê<strong>la</strong>ient-mê<strong>la</strong>ient<br />
pour encore changer l’ère g<strong>la</strong>ciaire<br />
<strong>de</strong>s cervelles amères,<br />
l’ère g<strong>la</strong>ciaire<br />
<strong>de</strong>s cervelles amères …<br />
Samedi 31 octobre<br />
68
La réinvention <strong>de</strong> l’Allemagne au centre <strong>de</strong> l’Europe<br />
Avec A<strong>la</strong>in Lance, Jean Portante, Michael Speyer et Hans Thill.<br />
Jacques Darras : Après <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> venus <strong>de</strong> Belgique, du mon<strong>de</strong> <strong>la</strong>tin (Espagne, Portugal,<br />
Italie), <strong>de</strong> Roumanie, nous sommes très heureux aujourd’hui <strong>de</strong> recevoir <strong>de</strong>ux <strong>poètes</strong><br />
allemands, Michel Speier et Hans Thill, ainsi que leurs traducteurs, également <strong>poètes</strong>,<br />
A<strong>la</strong>in Lance et Jean Portante. D’autant que le couple que forme l’Allemagne avec <strong>la</strong><br />
France constitue, on le sait, une pièce maîtresse <strong>de</strong> l’Union européenne. Ce qui ne peut pas<br />
ne pas avoir d’inci<strong>de</strong>nce également sur le p<strong>la</strong>n culturel.<br />
Hans Thill, vous êtes originaire <strong>de</strong> Ba<strong>de</strong>n-Ba<strong>de</strong>n, mais vous vivez <strong>de</strong>puis 1974 à<br />
Hei<strong>de</strong>lberg, <strong>la</strong> prestigieuse ville universitaire, où vous avez fondé <strong>la</strong> maison d’édition Das<br />
Wun<strong>de</strong>rhorn, que l’on pourrait traduire par <strong>la</strong> Corne d’abondance …<br />
Hans Thill : …<strong>la</strong> Corne <strong>de</strong> miracles, plus exactement.<br />
Jacques Darras : Miraculeuse est en effet <strong>la</strong> liste <strong>de</strong> vos publications et <strong>de</strong> vos traductions<br />
en matière <strong>de</strong> poésie : <strong>de</strong>s anthologies, notamment, <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie russe (en 2004), <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
poésie ang<strong>la</strong>ise (en 2005), <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie ukrainienne (en 2006, suisse (en 2007), slovène (en<br />
2008), suédoise (en 2009) ; vous êtes engagé, si j’ai bien compris, dans une traductions <strong>de</strong>s<br />
<strong>poètes</strong> <strong>de</strong> l’Europe entière, et j’imagine que vous pensez également à <strong>la</strong> poésie française…<br />
Hans Thill : Oui, c’est en effet un projet du <strong>la</strong>nd Rhein Einfalt, Poesie <strong>de</strong>r Nachbarn<br />
qu’on pourrait traduire par « <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong>s voisins » et qui, comme pour les autres pays,<br />
réunira six <strong>poètes</strong> français traduits par six <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue alleman<strong>de</strong>. Il s’agit d’un<br />
ensemble <strong>de</strong> traductions qui proposent plusieurs versions d’un même texte, ce qui permet<br />
<strong>de</strong> les comparer.<br />
Jean Portante : Ce qui est différent <strong>de</strong> ce qui se pratique à Royaumont, par exemple, où je<br />
me souviens qu’après beaucoup <strong>de</strong> séances d’engueu<strong>la</strong><strong>de</strong>s et <strong>de</strong> rires, on aboutissait à une<br />
traduction qui était le fruit d’une écriture collective.<br />
Hans Thill : C’est là une conception centraliste très française <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction, jacobine en<br />
quelque sorte, alors que nous, c’est vrai, nous pratiquons une traduction plurielle.<br />
Jacques Darras : Mais votre travail personnel <strong>de</strong> traducteur, Hans Thill, est par ailleurs<br />
très impressionnant : d’Apollinaire à Philippe Sollers et Ab<strong>de</strong>l Wahab Med<strong>de</strong>b, en passant<br />
par Philippe Soupault, Giono, Carco, Queneau, etc.<br />
Cependant, vous êtes aussi poète et votre <strong>de</strong>nier livre <strong>de</strong> poésie s’intitule Kühle Religionen,<br />
que l’on pourrait traduire …<br />
Hans Thill : Religions froi<strong>de</strong>s. Mais j’ai voulu faire un jeu <strong>de</strong> mots avec régions, régions<br />
froi<strong>de</strong>s, celles <strong>de</strong> l’Allemagne.<br />
Jacques Darras : A<strong>la</strong>in Lance, vous êtes un <strong>de</strong> nos grands traducteurs <strong>de</strong> l’allemand que<br />
vous avez enseigné. Vous avez dirigé plusieurs instituts culturels en Allemagne, à<br />
Frankfort, à Sarrebruck. Vous êtes très souvent à Berlin. Vous avez notamment traduit<br />
Volker Braun et Ingo Schultz, <strong>de</strong>s nouvelles <strong>de</strong> lui en particulier, et récemment un gros<br />
69
livre, Vie nouvelle, inspiré par le tournant <strong>de</strong>s événements <strong>de</strong> 1989. Vous êtes poète, je cite<br />
<strong>de</strong>ux livres récents, Quatrains pour Esteban en 2005 et Temps criblé qui est paru chez<br />
Obsidiane et a reçu le prix Apollinaire. Un essai, paru chez Tarabuste, L’Allemagne,<br />
longtemps l’Allemagne, témoigne par ailleurs <strong>de</strong> votre longue re<strong>la</strong>tion avec l’Allemagne et<br />
sa culture.<br />
Michael Speier, vous êtes le directeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Parques où vous publiez, entre autres,<br />
<strong>de</strong>s auteurs français, ainsi que l’éditeur du Paul Ce<strong>la</strong>n Jahrbuch, qui présente<br />
régulièrement l’état <strong>de</strong>s recherches sur ce poète. Vous avez enseigné à l’université libre <strong>de</strong><br />
Berlin et aujourd’hui vous enseigné à Cincinnati. Parmi <strong>la</strong> liste importante <strong>de</strong> vos propres<br />
publications, je cite un <strong>de</strong> vos <strong>de</strong>rniers livres : welt / raum / reisen. Vous avez reçu le prix<br />
Schiller. Vous êtes par ailleurs correspondant en Allemagne <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue <strong>de</strong> Michel Deguy<br />
Po&sie.<br />
Jean Portante, nous vous connaissons bien dans cette <strong>Maison</strong>. Je rappellerai seulement que<br />
vous êtes l’européen par définition puisque d’origine italienne, vous vivez actuellement au<br />
Luxembourg, tout en entretenant d’étroites re<strong>la</strong>tions avec l’Amérique <strong>la</strong>tine, et notamment<br />
les écrivains cubains. Vous êtes poète, traducteur, éditeur. Votre <strong>de</strong>rnier recueil s’intitule<br />
En réalité, et il est paru chez Phi en 2008. <strong>Les</strong> dossiers <strong>de</strong> poésie ne sont pas si fréquents<br />
en France pour ne pas signaler celui que vous avez dirigé pour <strong>la</strong> revue Inuits dans <strong>la</strong><br />
jungle : « 13 <strong>poètes</strong> allemands contemporains ». Je dois encore ajouter que c’est grâce à<br />
vous, au passeur que vous êtes entre les <strong>de</strong>ux rives du Rhin, que cette soirée a été conçue.<br />
L’intérêt <strong>de</strong> ce p<strong>la</strong>teau est d’ailleurs <strong>de</strong> réunir <strong>de</strong>s passeurs, entre nos <strong>de</strong>ux pays. Et <strong>la</strong><br />
question que je poserai à nos <strong>de</strong>ux invités allemands est <strong>la</strong> suivante : vous considérez-vous<br />
comme <strong>de</strong>s survivants ou <strong>de</strong>s pionniers, dans un mon<strong>de</strong> dominé par <strong>la</strong> culture anglosaxonne<br />
? J’aurais spontanément plutôt l’impression que l’Allemagne et sa poésie sont<br />
davantage attirées par le mon<strong>de</strong> anglophone, voire scandinave. Est-ce que je me trompe ?<br />
Michael Speier : Il y a en effet une certaine tradition, mais qui se réfère aux années<br />
soixante (Bukowski et les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> B<strong>la</strong>ck Sparrow Press) ou encore John Ashbery ou<br />
Rose Mary Waldrope. Mais rien <strong>de</strong> véritablement systématique. La jeune génération serait<br />
aujourd’hui plutôt intéressée par les Langage Poets.<br />
Jacques Darras : Avec du retard, il faut le souligner, car ce courant date déjà d’il y a<br />
vingt-cinq ans. Ce qui me frappe ici, c’est que <strong>la</strong> poésie est toujours dans le retard. C’est<br />
d’ailleurs un constat que je fais à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> figure <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n qui masque, en tout cas vu<br />
<strong>de</strong> France, le paysage allemand contemporain. On a l’impression que <strong>la</strong> poésie alleman<strong>de</strong><br />
s’est arrêtée à Ce<strong>la</strong>n. On ne <strong>la</strong> connaît que très peu, à part quelques grands noms comme<br />
Enzensberger ou Ingeborg Bachmann.<br />
Hans Thill : Cette impression est due au fait qu’en France <strong>la</strong> réception <strong>de</strong>s auteurs<br />
privilégie ce que Brecht appe<strong>la</strong>it <strong>la</strong> « ligne pontificale ». Selon lui, après <strong>la</strong> belle<br />
unification goethéenne, <strong>la</strong> poésie alleman<strong>de</strong> s’est divisée en <strong>de</strong>ux courants antagonistes : <strong>la</strong><br />
« ligne plébéienne » et <strong>la</strong> « ligne pontificale ». Il y a une sorte <strong>de</strong> révérence en France pour<br />
cette « ligne pontificale » incarnée par le c<strong>la</strong>ssique quatuor Höl<strong>de</strong>rlin, Rilke, Trakl, Ce<strong>la</strong>n,<br />
au détriment, c’est vrai d’une vraie et riche diversité contemporaine. Je voudrais cependant<br />
saluer quelques initiatives pour faire connaître en France certains <strong>poètes</strong> d’aujourd’hui,<br />
comme celle <strong>de</strong> Michel Deguy qui a accueilli dans sa collection un recueil <strong>de</strong> Wulf<br />
Kirsten, ou <strong>la</strong> redécouverte <strong>de</strong> Peter Huchel, <strong>de</strong> Bobrowski à l’Atelier La Feugraie.<br />
Jacques Darras : Pour en revenir à Ce<strong>la</strong>n, où en est-on côté allemand ? Je me tourne ici<br />
vers le spécialiste <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n que vous êtes, Michael Speier.<br />
70
Michael Speier : On compte chaque année plus <strong>de</strong> 500 articles dans le mon<strong>de</strong>. Il est très à<br />
<strong>la</strong> mo<strong>de</strong> au Japon par exemple. En Allemagne, il est aujourd’hui considéré comme plus<br />
important que Brecht, en ce qui concerne <strong>la</strong> secon<strong>de</strong> moitié du XXe siècle. Mais ce<strong>la</strong> dit, il<br />
y a <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s : dans les années cinquante, c’était Rilke. Et il faut nuancer son influence<br />
directe sur <strong>la</strong> poésie alleman<strong>de</strong> contemporaine.<br />
Jacques Darras : Est-ce que je vais trop loin si je dis que Ce<strong>la</strong>n a pour <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue<br />
alleman<strong>de</strong> <strong>la</strong> même importance que Mal<strong>la</strong>rmé pour le français ? Et si oui, suscite-t-il les<br />
mêmes réactions passionnelles et contradictoires sur <strong>la</strong> génération actuelle ? Ou est-il<br />
encore trop proche <strong>de</strong> vous pour <strong>de</strong>s prises <strong>de</strong> distance ?<br />
Michael Speier : Du point <strong>de</strong> vue que vous dites, on peut le comparer à Mal<strong>la</strong>rmé en effet.<br />
Mais il faut tout <strong>de</strong> suite souligner que cette gloire est récente. Après sa mort, Ce<strong>la</strong>n était<br />
déconsidéré. Il était <strong>de</strong> bon ton <strong>de</strong> refuser sa poésie. Ce n’est qu’en1982 que j’ai pu diriger<br />
à l’université le premier séminaire sur son œuvre. Et puis il y a <strong>la</strong> question <strong>de</strong> sa réception.<br />
Aux Etats-Unis, on est plus sensible au contexte historique <strong>de</strong> cette œuvre, celui <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Shoah, qu’à sa dimension proprement littéraire. <strong>Les</strong> Japonais, en revanche, s’intéressent<br />
beaucoup moins à son environnement historique.<br />
Jean Portante : Je crois que ce qui rend complexe sa réception, c’est <strong>la</strong> situation <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n<br />
lui-même. Il est à l’extérieur <strong>de</strong> tout : il faut se souvenir qu’il est né en Bucovine, un<br />
territoire à l’histoire instable où l’allemand était <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue <strong>de</strong>s Juifs. La Muttersprache <strong>de</strong><br />
Ce<strong>la</strong>n a donc été l’allemand, mais sa Vatersprache était l’hébreu dont son père lui a imposé<br />
l’étu<strong>de</strong> en l’inscrivant dans <strong>de</strong>s écoles hébraïques. Ensuite <strong>de</strong> quoi, il s’est retrouvé en<br />
France où il ne par<strong>la</strong>it pas, bien sûr, sa <strong>la</strong>ngue maternelle.<br />
Jacques Darras : Et il faut encore ajouter qu’il a écrit ses premiers poèmes en roumain.<br />
Jean Portante : Oui, car il y avait dans sa ville natale Czernowitz, un foyer littéraire<br />
important, comme en témoigne une anthologie récemment publiée <strong>de</strong> François Matthieu.<br />
Jacques Darras : Pour en revenir, après l’évocation du massif Ce<strong>la</strong>n, à <strong>la</strong> question qui me<br />
préoccupe, j’aimerais que vous me <strong>de</strong>ssiniez le paysage poétique allemand d’aujourd’hui<br />
(ce qui <strong>de</strong>vrait nous conduire à parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> réunification). Mais est-ce là un exercice trop<br />
complexe ?<br />
Michael Speier : C’est très difficile en effet. Ce<strong>la</strong> dit, on peut tout <strong>de</strong> même distinguer<br />
trois tendances. Une tendance expérimentale (Ulrike Draesner, Thomas Klim), une<br />
tendance plutôt c<strong>la</strong>ssique (Durs Grünbein par exemple), une troisième dont le travail se<br />
concentre sur <strong>la</strong> métaphore (Uwe Kolbe, moi-même). Se retrouvent dans ces trois<br />
tendances <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> génération <strong>de</strong>s années 50-60. Quant aux plus jeunes, il faut dire<br />
qu’ils sont très nombreux et <strong>la</strong>rgement publiés, encouragés en ce<strong>la</strong> par <strong>de</strong>s réseaux <strong>de</strong><br />
communication efficaces (30 lectures <strong>de</strong> littérature chaque soir à Berlin, par exemple). Du<br />
coup – et encouragés en ce<strong>la</strong> par <strong>la</strong> difficulté <strong>de</strong> trouver leur p<strong>la</strong>ce dans le mon<strong>de</strong> du travail<br />
– ils se dirigent résolument vers <strong>la</strong> carrière littéraire, et l’organisent comme telle.<br />
Jacques Darras : C’est extraordinaire. Je ne vois rien <strong>de</strong> tout ce<strong>la</strong> en France. Ces jeunes<br />
ont <strong>de</strong>s agents ?<br />
71
Michael Speier : Bien sûr. Ce sont <strong>de</strong> vrais professionnels. Il faut savoir que beaucoup<br />
d’entre eux vivent <strong>de</strong> lectures. Un poète touche 500 euros pour une lecture publique !<br />
Jacques Darras : Ce qui est impensable en France ! L’Allemagne est donc<br />
particulièrement généreuse en jeunes <strong>poètes</strong> et pour eux. Est-ce que cette vitalité, elle ne <strong>la</strong><br />
tient pas, d’une certaine façon, <strong>de</strong> sa réunification, ou, en tout cas, a-t-elle une influence<br />
sur ces jeunes générations <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> dont nous venons <strong>de</strong> parler ? C’est une question qu’on<br />
ne peut pas ne pas se poser en ce mois anniversaire.<br />
Hans Thill : Ce n’est pas un sujet pour cette jeune génération, qui était vraiment trop<br />
jeune au moment <strong>de</strong> <strong>la</strong> chute du mur. Mais nous qui avons vécu ces événements, nous<br />
sommes encore sensibles à <strong>de</strong>s mo<strong>de</strong>s <strong>de</strong> réception <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie différents à l’est ou à<br />
l’ouest. Par exemple, les lectures <strong>de</strong> poésie sont beaucoup plus longues à l’Est qu’à<br />
l’Ouest. Pour ce qui est <strong>de</strong> Berlin, à l’est <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville, c’est le public <strong>de</strong> l’Est qui vient, tandis<br />
qu’à l’ouest, <strong>la</strong> provenance du public est plus mé<strong>la</strong>ngée. Mais il faut dire qu’aujourd’hui, <strong>la</strong><br />
situation géographique <strong>de</strong> Berlin a beaucoup changé : on ne peut plus vraiment parler d’Est<br />
et d’Ouest. La popu<strong>la</strong>tion est mixte et elle se gonfle d’habitants <strong>de</strong> provenance très diverse,<br />
y compris étrangère. <strong>Les</strong> loyers à Berlin sont en effet très attractifs.<br />
Jean Portante : J’ai tout <strong>de</strong> même l’impression que pour les <strong>poètes</strong> d’Allemagne <strong>de</strong> l’Est,<br />
cette réunification n’est pas allée <strong>de</strong> soi, et on <strong>la</strong> retrouve dans l’écriture elle-même. Alors<br />
que pour les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> l’Ouest, c’est vrai, cet événement n’a pas eu <strong>la</strong> même force <strong>de</strong><br />
rupture. De plus, tout est allé si vite, qu’il a fallu du temps pour mettre <strong>de</strong>s mots sur un<br />
événement aussi soudain.<br />
Jacques Darras : Hans, quand on rési<strong>de</strong> à Hei<strong>de</strong>lberg, ne vit-on pas dans une Allemagne<br />
intemporelle ?<br />
Hans Thill : Non, on ne peut pas dire ça. Nous sommes sortis du mythe. Hei<strong>de</strong>lberg est<br />
une ville touristique. Et puis il y a du bon vin à Hei<strong>de</strong>lberg. Quant à <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> université<br />
humaniste que l’on connaissait encore au XXe siècle, elle subit <strong>de</strong> plus en plus <strong>la</strong><br />
concurrence <strong>de</strong>s sciences. Mais moi qui suis souvent à Berlin, je me rends bien compte que<br />
c’est là que les choses bougent. Ce n’est pas à Hei<strong>de</strong>lberg, non plus qu’à Francfort ou à<br />
Munich d’ailleurs.<br />
Jacques Darras : Il y a un sujet que nous n’avons pas encore abordé, c’est celui <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
poésie sonore, <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> performance. C’est là une pratique <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie qui se<br />
développe beaucoup comme vous le savez, et j’ai en effet l’impression qu’il y a en<br />
Allemagne une série <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> qui pratiquent <strong>la</strong> performance en s’inscrivant dans <strong>la</strong> lignée<br />
<strong>de</strong> Kurt Schwitters et du mouvement Dada. J’aimerais savoir ce que vous en pensez, vous<br />
qui êtes surtout <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> l’écrit.<br />
Hans Thill : C’est en effet un genre développé en Allemagne. Moi, par exemple, j’ai<br />
traduit le nom français <strong>de</strong> Jean Arp en allemand ; ce qui donne Hans Harfe (<strong>la</strong> harpe) en en<br />
faisant l’objet d’une performance. Mais aujourd’hui, nous sommes loin <strong>de</strong>s positions<br />
dogmatiques <strong>de</strong>s années soixante ; ce n’est plus une poésie strictement sonore. De même<br />
qu’après Ce<strong>la</strong>n, on abon<strong>de</strong> moins dans une poésie hermétique.<br />
Michael Speier : Il y a <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> praticiens <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie sonore très connus en<br />
Allemagne, comme Oscar Pastior, Thomas Klim ou Franz Mohn. Mais les jeunes<br />
72
s’adonnent beaucoup aujourd’hui au s<strong>la</strong>m, qui est une manière très à <strong>la</strong> mo<strong>de</strong> <strong>de</strong> jouer avec<br />
<strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, et donne lieu à <strong>de</strong> nombreux festivals couronnés <strong>de</strong> succès. On peut cependant<br />
discuter <strong>de</strong> <strong>la</strong> qualité littéraire <strong>de</strong>s textes.<br />
Jacques Darras : Il existe <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> faisant le pont entre <strong>la</strong> poésie écrite traditionnelle et<br />
le s<strong>la</strong>m ?<br />
Michael Speier : Oui, Thomas Klim, mort il y a trois ans, a beaucoup pratiqué <strong>la</strong> poésie<br />
expérimentale très proche <strong>de</strong> <strong>la</strong> réalité, en réalisant une sorte <strong>de</strong> synthèse avec Paul Ce<strong>la</strong>n.<br />
Jacques Darras : Dernière question : est-ce que l’Europe comme telle est un aliment pour<br />
votre inspiration, ou bien <strong>de</strong>meurez-vous déterminés d’abord par <strong>la</strong> littérature alleman<strong>de</strong> ?<br />
Michael Speier : L’Europe pour moi va <strong>de</strong> soi aujourd’hui. Une exception cependant. Je<br />
vais souvent en Serbie qui, comme vous le savez, n’est pas encore intégrée dans <strong>la</strong><br />
communauté européenne. Ce qui se passe dans cette société est très intéressant, car s’y<br />
affrontent encore les restes du communisme et les forces démocratiques. Du coup, j’ai écrit<br />
<strong>de</strong>s poèmes sur <strong>la</strong> Serbie, alors que l’idée ne m’en serait pas venue à propos <strong>de</strong> <strong>la</strong> France<br />
ou <strong>de</strong> l’Italie.<br />
Jacque Darras : Et vous Hans ?<br />
Hans Thill : Mon projet Poesie <strong>de</strong>r Nachbarn est bien sûr un projet européen. Je me<br />
souviens dans les années quatre-vingt, on disait vive l’Europe ! Mais maintenant l’Europe<br />
est <strong>de</strong>venue trop petite pour moi. Et avec l’âge, j’ai envie <strong>de</strong> crier Vive l’Afrique ! Mais<br />
l’Europe <strong>de</strong>meure une source d’inspiration.<br />
Jean Portante : Je voudrais juste ajouter, revenant sur l’Allemagne et son histoire, que me<br />
frappe dans sa poésie actuelle une digestion difficile <strong>de</strong> son passé historique qui revient<br />
chez beaucoup, qui est moins lié au mur qu’à <strong>la</strong> Deuxième guerre mondiale. Ce<strong>la</strong> est<br />
évi<strong>de</strong>nt chez un Durs Grünbein, hanté par le traumatisme du bombar<strong>de</strong>ment <strong>de</strong> Dres<strong>de</strong><br />
qu’il n’a pourtant pas vécu. On a affaire à <strong>de</strong>s enfants qui continuent <strong>de</strong> s’interroger sur<br />
l’attitu<strong>de</strong> <strong>de</strong> leurs parents pendant <strong>la</strong> guerre.<br />
Michael Speier : Oui, il faut bien, le préciser, <strong>la</strong> Shoah n’est pas seulement présente dans<br />
<strong>la</strong> poésie <strong>de</strong> Ce<strong>la</strong>n, mais dans celle qui s’écrit tous les jours.<br />
Jacques Darras : Pour en prendre <strong>la</strong> mesure, ainsi <strong>de</strong> ce que <strong>de</strong> <strong>la</strong> situation d’ensemble <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> poésie alleman<strong>de</strong> d’aujourd’hui, je ne puis que vous inviter à lire le numéro <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue<br />
Inuits dans <strong>la</strong> jungle qui propose 13 <strong>poètes</strong>, parmi lesquels nos amis ici présents et que je<br />
remercie encore.<br />
Lectures<br />
Michael Speier<br />
le moment où mer et peau se sont rencontrés<br />
nous nous trouvions sur le dos <strong>de</strong> <strong>la</strong> baleine<br />
73
plus tard inquiète <strong>la</strong> queue <strong>de</strong>s dogues<br />
se cogne à <strong>la</strong> table <strong>de</strong> cuisine<br />
le chat est déjà là lui aussi<br />
<strong>la</strong> fleur mortelle<br />
vacille dans <strong>la</strong> fenêtre<br />
personne ne sèche <strong>la</strong> sueur<br />
<strong>de</strong> l’après-midi en rage<br />
<strong>la</strong> fumée <strong>de</strong>s étoiles<br />
émiette le visage<br />
là où tu me touches<br />
personne n’a été<br />
même pas moi<br />
ligue <strong>de</strong> lierre<br />
sans amour sur un banc près du green<br />
illuminée l’ample surface d’avril<br />
<strong>de</strong>s étudiants jouaient comme <strong>de</strong> jeunes chiens<br />
dans <strong>la</strong> lumière du soleil avec <strong>de</strong>s ombres longues, ainsi<br />
ai-je compris un modèle perd sa forme<br />
se dissout dans <strong>la</strong> chaleur du printemps<br />
puis à nouveau le gel sur les f<strong>la</strong>ques, comme si<br />
tout n’était qu’à venir, le vieux bandit <strong>de</strong> ce qui est autre<br />
sur l’herbe brunâtre l’état<br />
paraissait sans mystère, <strong>de</strong>s bus partaient<br />
vers le liban ou à canaan en faisant le tour du green<br />
glissaient dans <strong>la</strong> terre promise ou en revenaient<br />
avec <strong>de</strong>s inscriptions lumineuses, p<strong>la</strong>ns <strong>de</strong> villes, cartes<br />
<strong>de</strong> menus, papiers d’hôtel et papes<br />
auxquels on s’habitue comme à <strong>la</strong><br />
vapeur <strong>de</strong>s pensées sur <strong>la</strong> ville <strong>de</strong> tête<br />
à <strong>la</strong> voix à l’extérieur <strong>de</strong> l’image<br />
qui s’unit pour une courte durée<br />
aux plus grands bobards<br />
et au cri <strong>de</strong> ceux qui jouent<br />
non sequitur<br />
peut-être le vent peut-être rien<br />
dans les profon<strong>de</strong>s chaises en osier<br />
<strong>de</strong> cette étoile<br />
nous voilà arrivés<br />
74
là où commençait <strong>la</strong> région sauvage<br />
comme si elle avait attendu<br />
nés dans cette vieille secte<br />
<strong>de</strong> faces éradiquées<br />
nous résistons c’est sûr<br />
retraite dans <strong>la</strong> patience et les caveaux démolis<br />
comme <strong>de</strong>s mouches avec <strong>de</strong> longues pattes<br />
en or<br />
moins berlin<br />
écarte le soleil<br />
facile à dire<br />
d’autres sont assis<br />
dans leurs manteaux <strong>de</strong> fumée<br />
voix minces, froid<br />
pays <strong>de</strong> cocagne<br />
si tu ouvres<br />
le frigo<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière en tombe<br />
<strong>de</strong>lphes par exemple<br />
néon b<strong>la</strong>nc<br />
<strong>de</strong>vant le pont<br />
vers le zoo on s’y<br />
attend et vieux<br />
les mots sont avant <strong>la</strong><br />
pensée après<br />
il y a dans les contours<br />
<strong>de</strong>s anges rusés<br />
cierges magiques aux<br />
rails<br />
Jogging au parc von<strong>de</strong>l<br />
peinture fine : matin <strong>de</strong> janvier avec bruine<br />
aquariums les chaussures, brisures <strong>de</strong> lumière, filles à vélo<br />
qui fleurissent (est-ce à ce<strong>la</strong> que ressemblent les filles <strong>de</strong> Vermeer ?),<br />
un jaune dû au XVIIe siècle, tonalité verte spéciale déterminant<br />
les parties principales,, et le bleu outremer si cher<br />
extrait du <strong>la</strong>pis-<strong>la</strong>zuli, son utilisation luxurieuse, et il y avait encore<br />
l’écharpe un tantinet ma<strong>la</strong>droite, son entrée<br />
dans ma vente aux enchères personnelle <strong>de</strong> vieux maîtres est restée<br />
sans être adjugée, transparents les arbres entièrement effeuillés<br />
75
poèmes traduits par Jean Portante<br />
Hans Thill<br />
Transtriste<br />
1. <strong>la</strong> mer éloignée juste d’un <strong>la</strong>ncer d’escargot<br />
2. nous suivons <strong>la</strong> courbure <strong>de</strong> <strong>la</strong> terre les yeux<br />
dans le vent sel dans les reins<br />
La clôture <strong>de</strong>vrait bien s’arrêter quelque part. Nous<br />
nous donnions <strong>de</strong>s noms comme <strong>de</strong>s animaux rugissants<br />
Un fil nous tirait <strong>de</strong>rrière lui<br />
3. le mon<strong>de</strong> dans un verre d’eau<br />
à côté du zinc et <strong>de</strong> <strong>la</strong> pomme sur une étagère<br />
On vit d’air empoissonné concentré <strong>de</strong> légumes<br />
4. un ami arrive comme un vapeur vrombrissant<br />
Nous disons : assieds-toi assieds-toi azvec nous dans le brouil<strong>la</strong>rd<br />
Plus tard il tombe à côté <strong>de</strong>s bottes le battement d’aile<br />
L’a rattrapé<br />
5. miel ange ventre et couvercle d’une <strong>la</strong>ngue comme<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> vaisselle qui s’entrechoque. Le mon<strong>de</strong> une aspirine<br />
morve soluble. Nous empilons notre pain<br />
du côté <strong>de</strong>s peureux. Kyrill Method<br />
chaque organe en porce<strong>la</strong>ine sécu<br />
*<br />
DEUX SORTES d’émotions s’étaient<br />
ébruitées : celle avec toit p<strong>la</strong>t<br />
celle avec signification en français.<br />
Quand on prononçait un certain mot double<br />
le mal était déjà fait. Jusqu’où montait<br />
<strong>la</strong> mousse ? On fermait <strong>la</strong> bouche<br />
regardait <strong>de</strong> côté ce que l’on avait<br />
imaginé : belle inconnue ! Le reste se<br />
trouvait dans tous les dictionnaires<br />
Ainsi sur le p<strong>la</strong>n lexical nos couples<br />
d’émotions al<strong>la</strong>ient en s’é<strong>la</strong>rgissant vers le bas.<br />
« cœur » avait <strong>la</strong> même valeur que « bouquet garni ».<br />
Derrière chaque buisson se cachait une tête à<br />
L’ambition symbolique. Ainsi trébuchait-on<br />
76
*<br />
UNE JAMBE nous porta au dîner<br />
une vers Toujourspareil : le Total :<br />
Dormir c’était travailler le matin<br />
nous piquions <strong>la</strong> paille une chair étrangère qui<br />
ne nous ressemb<strong>la</strong>it pas. Héros en questionnaire ?<br />
Atout à celui qui parle en second avant<br />
Le premier. Ça va<strong>la</strong>it une voie ferrée. Contre<br />
le cavalier pour le chevalet. Partie<br />
du corps préférée ? Jambe <strong>de</strong> soutien qui nous porte<br />
Jambe libre qui nous <strong>la</strong>isse tomber<br />
*<br />
CE discours indirect là exceptionnellement long par lequel on pénètre une île. Il arrive <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> côte dans <strong>la</strong> cave et il est trop solennel pour cet îlot féminin. Rien <strong>de</strong> suffisamment<br />
compréhensible pour ce p<strong>la</strong>teau. Trop compréhensible pour <strong>de</strong>s oreilles sour<strong>de</strong>s trop doux<br />
pour le griffon. Rien dans toute <strong>la</strong> famille linguistique n’indique un abri. Un pèlerinage <strong>de</strong><br />
concepts. Un mauvais in<strong>de</strong>x résilie le contrat <strong>de</strong> location au prochain premier. Qui sont les<br />
âmes vi<strong>de</strong>s d’hommes qui se <strong>la</strong>issent abandonner sans pattes d’oie ? Voyons plus loin donc<br />
dans le présent. Une <strong>de</strong>uxième voix moyennement forte l’île-botte bien connue dans <strong>la</strong><br />
ville et prisonnier <strong>de</strong> bon cœur habite maintenant notre écueil indiscret échange <strong>de</strong>s aunes<br />
contre <strong>de</strong>s millimètres. Des nuits c<strong>la</strong>ires parvient un cliquetis qui disparaît <strong>de</strong> nouveau les<br />
nuits couvertes. Appelle <strong>de</strong>hors les on<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>Les</strong>bos comme celles colorées : bigoudis ! Ou<br />
bien : faites attention à votre santé !<br />
Poèmes extraits <strong>de</strong> In Zivile Ziele traduits par Michèle Métail<br />
On peut lire ces poèmes dans le n° 2 <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Inuits dans <strong>la</strong> jungle : 13 <strong>poètes</strong> d’Allemagne, octobre 2009.<br />
Samedi 7 novembre<br />
L’Europe invite / regar<strong>de</strong> <strong>la</strong> Chine<br />
Michel Deguy, Henry Deluy, André Velter accueillent le poète, traducteur du<br />
français et spécialiste <strong>de</strong> René Char, Shu Cai (Pékin)<br />
77
Jacques Darras : Notre invité, ce soir, est le poète chinois Shu Cai. Et je m’empresse <strong>de</strong><br />
dire le p<strong>la</strong>isir <strong>de</strong> le recevoir ici, car lorsque nous l’avons rencontré à Pékin, il nous a<br />
frappés par son extrême finesse et sa gran<strong>de</strong> courtoisie. Pour accueillir Shu Cai et<br />
l’immense continent culturel dont il est le représentant, nous avons réuni autour <strong>de</strong> lui trois<br />
<strong>de</strong> nos grands <strong>poètes</strong> contemporains, Michel Deguy, Henri Deluy et André Velter. Ce<br />
qu’ils ont en effet en commun, c’est qu’en plus <strong>de</strong> l’é<strong>la</strong>boration d’une œuvre poétique<br />
considérable, ils n’oublient pas <strong>de</strong> mettre leur énergie au service <strong>de</strong>s autres <strong>poètes</strong>, ce qui,<br />
pour moi, est une qualité essentielle. Une façon <strong>de</strong> pratiquer <strong>la</strong> poésie comme un art non<br />
pas égotiste mais altruiste, et ils vont encore nous le montrer ce soir en présence <strong>de</strong> notre<br />
ami chinois que je commence par vous présenter.<br />
Shu Cai est le plus jeune d’entre nous (et aussi, peut-être, le plus neuf d’entre nous), mais<br />
sa vie est déjà très riche <strong>de</strong> poésie, <strong>de</strong> traductions, <strong>de</strong> recherches en littérature française. Il<br />
a en effet traduit en chinois <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> comme René Char, Pierre Reverdy, Yves Bonnefoy,<br />
Philippe Jaccottet, mais aussi Antonin Artaud, et bien d’autres. Quand nous l’avons<br />
rencontré à Pékin, au Centre culturel français, Christine Cornet (que je salue ici car elle<br />
s’intéresse elle-même <strong>de</strong> près à <strong>la</strong> poésie) nous a révélé qu’il était le traducteur <strong>de</strong> tous les<br />
<strong>poètes</strong> français qui viennent à Pékin. Il est donc le passeur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie française en<br />
chinois.<br />
Votre formation, Shu Chai, s’est faite au département <strong>de</strong> français <strong>de</strong> l’université <strong>de</strong> Pékin<br />
et vous a orienté, non pas tout <strong>de</strong> suite vers <strong>la</strong> poésie, mais vers <strong>la</strong> diplomatie qui vous a<br />
conduit en Afrique, en particulier au Sénégal et en Côte d’Ivoire, au début <strong>de</strong>s années 90.<br />
C’est en Afrique que vous avez donc d’abord exercé vos compétences en français. Puis,<br />
chose étonnante, vous avez décidé <strong>de</strong> pas poursuivre une carrière diplomatique qui<br />
s’annonçait bril<strong>la</strong>nte pour reprendre <strong>de</strong>s étu<strong>de</strong>s et <strong>de</strong>venir universitaire, est-ce que c’est<br />
bien ce<strong>la</strong> ?<br />
Shu Cai : En l’an 2000, j’ai eu <strong>la</strong> chance d’être reçu à l’Institut <strong>de</strong>s littératures étrangères<br />
<strong>de</strong> l’académie <strong>de</strong>s sciences sociales <strong>de</strong> Chine, ce<strong>la</strong> grâce à un professeur, immense<br />
traducteur <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature française (traducteur <strong>de</strong> Bau<strong>de</strong><strong>la</strong>ire et d’Albert Camus).<br />
Jacques Darras : Mais vous étiez encore étudiant d’une certaine façon, puisque vous<br />
prépariez à l’époque une thèse sur l’œuvre <strong>de</strong> René Char. Thèse que vous avez soutenue<br />
assez récemment …<br />
Shu Cai : Je travail<strong>la</strong>is en tant que chercheur à l’Institut, tout en préparant une thèse que je<br />
vou<strong>la</strong>is consacrer à l’étu<strong>de</strong> <strong>de</strong> l’ensemble <strong>de</strong> l’œuvre <strong>de</strong> René Char. Mais cette thèse s’est<br />
en définitive orientée vers le grand problème <strong>de</strong> <strong>la</strong> traduction <strong>de</strong> poésie qui m’occupe<br />
tellement aujourd’hui.<br />
Jacques Darras : Vous êtes également poète, auteur <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux recueils ainsi que d’essais<br />
critiques, certains réalisés avec <strong>de</strong>s amis peintres. Mais votre travail officiel est d’être au<br />
contact <strong>de</strong> l’ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong> France, l’interprète et le traducteur <strong>de</strong> tous les écrivains français<br />
qu’elle invite. C’est ainsi qu’en 2007, vous avez vu arriver à Pékin trois <strong>poètes</strong> qui étaient<br />
en fait <strong>de</strong> vieux routiers <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chine, puisque Henri Deluy, ici présent, est venu en Chine en<br />
… 1967.<br />
Henri Deluy : Oui, en pleine Révolution culturelle, dans un pays où on tentait d’ancrer une<br />
certaine conception <strong>de</strong> <strong>la</strong> révolution qui n’était pas <strong>la</strong> mienne, mais un pays dont j’ai su très<br />
78
jeune, quand j’ai découvert son existence, que c’était là pour moi le pays essentiel, qui en<br />
même temps me débor<strong>de</strong>rait toujours. Et <strong>de</strong>puis cette époque je n’en suis pas revenu<br />
puisque j’y suis allé au moins quatorze fois, parfois pour <strong>de</strong>s séjours assez longs. Mais<br />
j’aimerais que Shu Cai réagisse à cette impression que j’ai, lorsque je retourne en Chine,<br />
que les <strong>poètes</strong> que j’ai rencontrés il y a trente ans me semblent très différents <strong>de</strong> ceux<br />
d’aujourd’hui.<br />
Jacques Darras : Il nous donnera tout à l’heure <strong>la</strong> réponse. Mais je voudrais auparavant<br />
continuer à vous présenter les uns et les autres. Pour préciser d’abord que vous avez pris,<br />
Henri Deluy, en 1955, <strong>la</strong> direction <strong>de</strong> <strong>la</strong> revue Action poétique dont le numéro 200 sortira<br />
bientôt : soixante ans <strong>de</strong> vie dévolue à <strong>la</strong> poésie du mon<strong>de</strong> entier ! Action poétique, il faut<br />
le rappeler est aujourd’hui une <strong>de</strong>s revues phares <strong>de</strong> <strong>la</strong> création poétique en France. Avec,<br />
bien sûr, celle que vous dirigez, Michel Deguy, Po&sie. J’en viens donc à vous pour vous<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r quel fut votre premier contact avec <strong>la</strong> Chine.<br />
Michel Deguy : J’y suis allé <strong>la</strong> première fois dans les années quatre-vingt, à l’époque <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
« ban<strong>de</strong> <strong>de</strong>s quatre », si je me souviens bien. Mais je tiens à dire tout <strong>de</strong> suite qu’entre ce<br />
premier voyage et celui que j’ai fait il y a quelques années seulement, il y a une différence<br />
littéralement abyssale ! C’est en millénaires qu’il faudrait l’estimer ! Mais ce<strong>la</strong> dit, une<br />
altérité radicale <strong>de</strong>meure entre ce continent culturel et nous. J’en profite pour dire que<br />
malgré cette altérité, Po&sie ne cesse pas <strong>de</strong> s’intéresser à <strong>la</strong> Chine, quatre ou cinq<br />
livraisons <strong>de</strong>puis le numéro 65. Ce que je voudrais ajouter, toujours à propos <strong>de</strong> ce<br />
changement extraordinaire vécu par <strong>la</strong> Chine, c’est que les Chinois ne s’intéressent plus<br />
aujourd’hui à <strong>la</strong> poésie. D’où l’importance <strong>de</strong> ne pas cesser <strong>de</strong> <strong>la</strong> soutenir, à travers nos<br />
revues notamment.<br />
Jacques Darras : André Velter, vous avez cette originalité d’avoir abordé <strong>la</strong> Chine par un<br />
versant particulier, qui est l’Hima<strong>la</strong>ya. …<br />
André Velter : Mon premier voyage en Chine je l’ai effectué en 1988, car je ne veux pas<br />
considérer que mes premiers voyages au Tibet étaient en Chine ! On sait mon engagement<br />
aux côtés <strong>de</strong> <strong>la</strong> cause tibétaine et quand je retourne dans ce pays, j’ai toujours le sentiment<br />
<strong>de</strong> me trouver dans un pays colonisé. C’est à partir du Pakistan que je suis arrivé à Pékin,<br />
venant d’Is<strong>la</strong>mabad en passant par le Tak<strong>la</strong>makan. Je vou<strong>la</strong>is suivre d’un bout à l’autre <strong>la</strong><br />
Route <strong>de</strong> <strong>la</strong> Soie. Je dois avouer qu’ayant toujours abordé <strong>la</strong> Chine en contestataire,<br />
favorable à <strong>la</strong> cause tibétaine ou ouïghour, je me suis surpris éprouver une immense<br />
tendresse pour ce pays, en cherchant à en comprendre son fonctionnement, même si c’est<br />
bien sûr impossible ; et ici je voudrais confirmer le témoignage <strong>de</strong> Michel : Pékin que<br />
j’avais parcouru à vélo en 88, est aujourd’hui entouré <strong>de</strong> sept périphériques ! Ce pays est <strong>la</strong><br />
proie d’une expansion folle et pourtant <strong>de</strong>s questions comme celles du Tibet <strong>de</strong>meurent<br />
totalement figées. Et en même temps, par<strong>la</strong>nt à Shendu avec <strong>de</strong>ux jeunes <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
région du Xin Qiang qui m’avaient accompagné dans un temple taoïste, je me suis rendu<br />
compte qu’ils se posaient <strong>de</strong> vraies questions. J’ai aussi rencontré <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> un peu<br />
schizophrènes qui, d’un côté, jouent le jeu d’un certain confucianisme revenu comme <strong>la</strong><br />
règle générale, peuvent aussi se montrer marqués par une inspiration taoïste, et en même<br />
temps sont extraordinairement bien impliqués dans le régime et le système économique<br />
dominant.<br />
Jacques Darras : Alors, <strong>la</strong> question qui se pose reste celle <strong>de</strong> savoir si <strong>la</strong> poésie n’a pas<br />
disparu <strong>de</strong>vant cette inf<strong>la</strong>tion <strong>de</strong> consommation …<br />
79
Henri Deluy : A ce propos, je voudrais dire que je suis moins sensible que mes amis à<br />
tous ces changements. Peut-être pour <strong>de</strong>s raisons liées à mon parcours personnel. Bien<br />
sûr, étant celui qui, parmi vous, est allé en Chine le premier, j’entends bien ce que dit<br />
Michel : ce n’est même plus à un abîme, c’est à un autre mon<strong>de</strong> qu’on a affaire. Et<br />
pourtant, non ! Quand je retourne en Chine et que je parle avec <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> chinois, je vois<br />
resurgir <strong>de</strong> très anciennes choses. Je me souviens d’un débat, il y a un ou <strong>de</strong>ux ans avec<br />
sept ou huit <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> génération <strong>la</strong> plus actuelle, quand on a parlé du Tibet, le seul qui<br />
pensait que c’était là un vrai problème, c’était notre ami Shu Cai. Pour tous les autres, il<br />
n’y avait aucun problème : le Tibet c’est <strong>la</strong> Chine.<br />
Jacques Darras : C’est le moment <strong>de</strong> cé<strong>de</strong>r <strong>la</strong> parole à Shu Cai lui-même, pour lui<br />
<strong>de</strong>man<strong>de</strong>r, notamment, comment <strong>la</strong> poésie est ressentie en Chine. Peut-on parler d’un<br />
sentiment poétique ? <strong>Les</strong> <strong>poètes</strong> échangent-ils entre eux ? Voilà ce que j’aimerais bien<br />
savoir.<br />
Shu Cai : Je dois d’abord vous avouer que votre regard sur mon pays m’éc<strong>la</strong>ire beaucoup<br />
sur lui, ainsi que sur <strong>la</strong> multiplicité <strong>de</strong>s points <strong>de</strong> vue que sa complexité suscite. Vous savez<br />
que <strong>la</strong> Chine a développé une longue tradition poétique. Presque tous nos grands <strong>poètes</strong> ont<br />
vécu durant <strong>la</strong> dynastie <strong>de</strong>s Tang (VIIe, VIIIe IXe siècles) : Li Bai, Tu Fu, Wang Wei, etc.<br />
Le problème s’est en vérité posé au début du siècle <strong>de</strong>rnier. La Chine à l’époque était si<br />
faible que presque tous les intellectuels se sont volontairement détournés <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture<br />
traditionnelle chinoise, ce<strong>la</strong> afin d’occi<strong>de</strong>ntaliser le plus possible <strong>la</strong> Chine. Il faut se<br />
souvenir <strong>de</strong> ce qu’il s’est passé en 1919, l’année où s’est constitué le mouvement antigouvernemental<br />
<strong>de</strong>s étudiants. A l’origine <strong>de</strong> ce mouvement, il y a le Traité <strong>de</strong> Paris, où il<br />
fut décidé, contre <strong>la</strong> souveraineté <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chine et bien qu’elle fût dans le camp <strong>de</strong>s<br />
vainqueurs, que <strong>la</strong> province du Sing Tong, qui était jusque là aux mains <strong>de</strong>s Allemands,<br />
<strong>de</strong>vait revenir aux Japonais. Cette même année, un intellectuel, un poète, Hu Shi, revenait<br />
<strong>de</strong>s Etats-Unis (avec, en particulier, une conception nouvelle <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie, inspirée par Ezra<br />
Pound) pour initier le mouvement <strong>de</strong> <strong>la</strong> nouvelle culture, accompagné en ce<strong>la</strong> par le<br />
fondateur du Parti communiste chinois. 1919 a donc été une année capitale, aussi bien sur<br />
le p<strong>la</strong>n politique que poétique, puisqu’avec Hu Shi fut introduite en Chine une poésie <strong>de</strong><br />
vers libres, fondée sur une parole vivante. Hu Shi est celui qui a décrété <strong>la</strong> mort <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
poésie c<strong>la</strong>ssique et <strong>de</strong> ses contraintes formelles. Mais cette rupture dans l’ordre <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
s’est accompagnée d’une rupture dans <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, rendue plus sensible à son usage<br />
popu<strong>la</strong>ire, oral notamment. Mais très vite, <strong>la</strong> Chine est tombée entre les mains <strong>de</strong>s<br />
Japonais, ce qui a inspiré une poésie <strong>de</strong> combat contre l’invasion japonaise. Une<br />
orientation politique donc, que <strong>la</strong> prise <strong>de</strong> pouvoir, en 1949, par Mao Dzedong ne fera<br />
qu’accentuer.<br />
Jacques Darras : Mao lui-même était un poète…<br />
Shu Cai : Oui, il a écrit <strong>de</strong>s poèmes <strong>de</strong> forme c<strong>la</strong>ssique, tout en utilisant un vocabu<strong>la</strong>ire<br />
popu<strong>la</strong>ire. Je le considère comme un bon poète, mas surtout comme un grand calligraphe.<br />
Michel Deguy : Je me souviens <strong>de</strong> traductions <strong>de</strong> poèmes <strong>de</strong> Mao dans Tel Quel. Mais ce<br />
qui me frappe, c’est que, grâce à Mao, <strong>la</strong> table rase a été radicale. Le grand mot d’ordre<br />
révolutionnaire (effaçons le passé …) n’a véritablement été suivi qu’en Chine. Et j’observe<br />
que, sur cette révolution épouvantable dite « culturelle », est apparu le capitalisme actuel,<br />
80
mais aussi une poésie engagée, libre, contestataire comme on <strong>la</strong> trouve partout, et tout ce<strong>la</strong><br />
grâce à Mao !<br />
Shu Cai : Ce que Mao a proposé, c’est une forme contemporaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie que l’on<br />
pourrait définir comme le parfait mé<strong>la</strong>nge du romantisme révolutionnaire et du réalisme<br />
chinois. Mais l’influence du discours <strong>de</strong> Mao à Yenan en 1945 a été si puissante qu’il<br />
résonne encore aujourd’hui dans <strong>la</strong> tête <strong>de</strong> beaucoup <strong>de</strong> <strong>poètes</strong> qui ont du mal à s’en<br />
détacher.<br />
André Velter : Vous croyez réellement à <strong>la</strong> persistance d’un surmoi à ce point coercitif<br />
qu’il continuerait d’agir sur les écritures d’aujourd’hui? Ce qui serait intéressant, ce serait<br />
<strong>de</strong> déterminer ici <strong>la</strong> part <strong>de</strong> libération et <strong>la</strong> part persistante d’aliénation.<br />
Shu Cai : Il faut revenir aux années quatre-vingt, lorsqu’une autre voix <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
chinoise a vu le jour, avec Bei Dao qui dans un poème a eu le courage <strong>de</strong> « non » ! Mais à<br />
l’époque Mao est déjà mort et Deng Xiaoping vient <strong>de</strong> <strong>la</strong>ncer l’ouverture à l’économie <strong>de</strong><br />
marché. Ce qu’il faut voir, c’est que les <strong>de</strong>ux événements, poétiques et politiques, ont<br />
toujours été chez nous contemporains. Durant les années quatre-vingt, <strong>la</strong> poésie était au<br />
centre <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture chinoise et il n’est plus possible <strong>de</strong> comparer <strong>la</strong> situation actuelle avec<br />
celle <strong>de</strong> ces années. On vient, Michel Deguy, d’éditer à 3000 exemp<strong>la</strong>ires votre livre Ouidire.<br />
Il y a donc toujours un public pour lire <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie française d’aujourd’hui. Mais si<br />
ce même livre l’avait été il y a une trentaine d’années, je crois qu’il aurait été publié à<br />
20000 exemp<strong>la</strong>ires.<br />
Henri Deluy : Je voudrais nuancer ce qui vient d’être dit à propos <strong>de</strong> l’expression « table<br />
rase » qui me semble mal venue. Même si les marxistes eux-mêmes l’ont utilisée, <strong>la</strong><br />
Commune <strong>de</strong> Paris également, je crois que ce que les années quatre-vingt en Chine nous<br />
ont précisément appris, c’est qu’il n’y a pas eu <strong>de</strong> table rase. Et il n’y aura probablement<br />
jamais <strong>de</strong> table rase. L’écriture est une vieille affaire qui résiste, transporte <strong>de</strong>s millénaires<br />
d’histoire, <strong>de</strong>s millénaires <strong>de</strong> poésie. Cette notion <strong>de</strong> table rase est en fait utilisée<br />
aujourd’hui par ceux qui contestent aux forces révolutionnaires leur capacité à s’adapter à<br />
une société nouvelle. Ce que j’ai vu en Chine, c’est surtout un changement <strong>de</strong> formes, ce<br />
qui pour nous qui écrivons est fondamental, mais ce n’est pas <strong>la</strong> table rase. <strong>Les</strong> Chinois ont<br />
cherché à créer une écriture nouvelle, s’approchant <strong>de</strong> l’écriture <strong>la</strong>tine, passant <strong>de</strong><br />
l’idéogramme au syl<strong>la</strong>bique, mais ce n’est pourtant pas ainsi que <strong>la</strong> Chine s’est ouverte au<br />
mon<strong>de</strong>, preuve que <strong>la</strong> table rase, non, ça n’existe pas !<br />
Jacques Darras : Ce que je vois à lire les <strong>poètes</strong> chinois actuels réunis dans l’anthologie<br />
que j’ai sous les yeux (traduite en ang<strong>la</strong>is), c’est surtout <strong>la</strong> naissance d’une poésie<br />
individualiste, une poésie <strong>de</strong> <strong>la</strong> sensibilité individuelle.<br />
Shu Cai : C’est tout à fait vrai. L’exemple <strong>de</strong> Bei Dao et <strong>de</strong> ses amis a été déterminant,<br />
que <strong>la</strong> critique a appelé « l’Ecole obscure ». Pourquoi cette appel<strong>la</strong>tion ? Simplement parce<br />
que comparés aux poèmes antérieurs nourris d’idéologie révolutionnaire, leurs poèmes<br />
sont perçus comme hermétiques. Car dans ce type <strong>de</strong> poèmes, <strong>la</strong> personnalité singulière du<br />
poète est <strong>de</strong>venue essentielle. D’où leur diversité <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue ou <strong>de</strong> style, <strong>de</strong> couleur. C’est là<br />
une chose à <strong>la</strong>quelle j’app<strong>la</strong>udis. J’ai moi-même en tant que poète suivi le chemin <strong>de</strong> Bei<br />
Dao et <strong>de</strong> ses disciples. Je vivais en effet dans un milieu universitaire où ils recueil<strong>la</strong>ient<br />
les faveurs <strong>de</strong>s étudiants, tandis que <strong>la</strong> société avait plutôt tendance à les rejeter. C’est en<br />
81
1989 que tout a vraiment changé, que l’incroyable croissance économique <strong>de</strong> <strong>la</strong> Chine s’est<br />
amorcée, en même temps que l’intensité du regard qu’elle portait vers l’extérieur.<br />
André Velter : Quand vous parlez <strong>de</strong> 89, vous faites allusion aux événements <strong>de</strong><br />
Tiananmen. Mais les <strong>poètes</strong> qui sont partis à l’époque en exil sont maintenant presque tous<br />
rentrés. Il n’y a plus guère que Bei Dao qui est resté en Occi<strong>de</strong>nt.<br />
Shu Cai : Le paradoxe c’est que plus <strong>la</strong> Chine se développe économiquement, plus les<br />
<strong>poètes</strong> qui ont choisi volontairement l’exil préfèrent retourner en Chine. Je les comprends<br />
en ce sens que j’ai quant à moi, même si <strong>la</strong> politique m’intéresse, choisi <strong>de</strong> prendre du<br />
recul en me réfugiant dans le lieu <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie et <strong>de</strong> sa traduction.<br />
André Velter : C’est en effet ce qui m’a toujours frappé en par<strong>la</strong>nt avec vous. Vous vous<br />
êtes inventé un territoire à vous. Mais je pense que ce faisant, vous avez choisi un mo<strong>de</strong> <strong>de</strong><br />
vie très personnel. Mais est-ce une position tenable à long terme ?<br />
Shu Cai : Je sais que je paierai ce choix tôt ou tard. Il est sûr que mon travail dans <strong>la</strong><br />
diplomatie était beaucoup plus rémunérateur que cette activité <strong>de</strong> chercheur dans le<br />
domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie française qui m’occupe aujourd’hui. Mais je ne regrette rien. Et je<br />
refuse que <strong>la</strong> poésie chinoise per<strong>de</strong> son indépendance en se mettant au service <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
politique. Je suis heureux <strong>de</strong> participer à <strong>la</strong> création du premier festival international <strong>de</strong><br />
poésie indépendant que ni l’Etat ni le ministère <strong>de</strong> <strong>la</strong> culture n’ont soutenu. Et puis je dois<br />
aussi souligner les effets pervers d’une situation créée par un régime qui ne s’occupe plus<br />
aujourd’hui <strong>de</strong> ce que les <strong>poètes</strong> écrivent et ne s’intéresse qu’à l’investissement dans<br />
l’économie. <strong>Les</strong> <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> génération <strong>de</strong> Bei Dao ont perdu, du coup, leur puissance<br />
contestatrice et sa fécondité créatrice. Moi, je me bats pour que <strong>la</strong> poésie <strong>de</strong>meure une<br />
valeur pour elle-même, c’est-à-dire, suivant <strong>la</strong> définition du dictionnaire, un art <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong>ngage ; ce qu’elle n’était plus sous le règne <strong>de</strong> Mao, réduite qu’elle était à un art <strong>de</strong><br />
propagan<strong>de</strong>.<br />
Jacques Darras : Voilà une position esthétique et éthique courageuse dont je pense qu’elle<br />
réconcilie les <strong>de</strong>ux positions, celle d’Henri Deluy et celle <strong>de</strong> Michel Deguy. Mais pour y<br />
revenir, cet individualisme, fait <strong>de</strong> poèmes très forts, longs et complexes, je le ressens<br />
également mé<strong>la</strong>ncolique, appuyé sur une sorte <strong>de</strong> passé non localisable…<br />
Shu Cai : C’est paradoxal. En 1919, les premiers <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie mo<strong>de</strong>rne chinoise<br />
s’acharnaient à s’éloigner <strong>de</strong> <strong>la</strong> tradition. Mais aujourd’hui, avec l’évolution même <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>ngue chinoise, on re<strong>de</strong>vient sensible à l’esprit <strong>de</strong> nos grands <strong>poètes</strong> : Li Bai, Tu Fu, Su<br />
Tung Po …<br />
André Velter : Mais en l’exprimant autrement. Il s’agit d’une redécouverte <strong>de</strong> ce que<br />
j’appellerai un engagement existentiel, une façon <strong>de</strong> vivre, qui s’exprime bien sûr, dans<br />
d’autres formes. C’est ce qui m’a frappé lorsque nous étions réunis <strong>la</strong> <strong>de</strong>rnière fois pour ce<br />
voyage à Kashgar : une volonté <strong>de</strong> se tenir à l’écart, en même temps que l’espoir que leur<br />
parole porterait.<br />
Shu Cai : Bien sûr, personne ne pratique les formes <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie c<strong>la</strong>ssique. Il s’agit là<br />
d’une résurgence spirituelle. Mais ce qui a compté beaucoup aussi, dans l’é<strong>la</strong>boration<br />
d’une nouvelle poésie, c’est le travail <strong>de</strong> traduction que le pays a accompli <strong>de</strong>puis,<br />
notamment, l’avènement du régime communiste. Tous les chercheurs <strong>de</strong> mon institut<br />
82
<strong>de</strong>vaient traduire ; à partir <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is, <strong>de</strong> l’allemand, du russe… Toutes les œuvres <strong>de</strong><br />
Marx, <strong>de</strong> Lénine en premier, bien sûr. La Chine nouvelle est en fait un pays construit sur<br />
un travail <strong>de</strong> traductions.<br />
Jacques Darras : Mais rassurez-moi, Shu Cai, pour le domaine <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie française,<br />
vous êtes le seul traducteur ?<br />
Shu Cai : Evi<strong>de</strong>mment non ! Mais je suis peut-être, dans mon institut, celui qui fait un<br />
effort tout particulier en faveur <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie. Beaucoup d’autres. traducteurs s’attachent<br />
aux œuvres <strong>de</strong> romanciers, comme Le Clézio, Echenoz, Modiano … sans parler <strong>de</strong> Hugo,<br />
F<strong>la</strong>ubert, Maupassant, etc. Avec les romans, le paiement du travail <strong>de</strong> traduction est<br />
garanti, mais moi, je fais ce que les autres n’aiment pas vraiment faire : je ne traduis que <strong>de</strong><br />
<strong>la</strong> poésie.<br />
Jacques Darras : Est-ce que cette traduction <strong>de</strong>s <strong>la</strong>ngues étrangères est systématique ?<br />
Est-ce que ce que vous faites pour <strong>la</strong> poésie française, d’autres le font pour l’allemand,<br />
pour l’espagnol, par exemple ?<br />
Shu Cai : Je pense que <strong>la</strong> littérature française est <strong>la</strong> plus et <strong>la</strong> mieux traduite, si on <strong>la</strong><br />
compare aux autres littératures, à l’exception <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature américaine récente, à cause<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>rge diffusion <strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is. Il faut dire que l’ang<strong>la</strong>is est beaucoup plus facile que le<br />
français pour les Chinois. Mais l’ambassa<strong>de</strong> <strong>de</strong> France en Chine contribue à <strong>la</strong> vitalité <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
traduction du français, puisqu’elle vient <strong>de</strong> créer le premier prix Fu Lei <strong>de</strong> traduction et<br />
d’édition. Fu Lei fut peut-être le plus grand traducteur <strong>de</strong> littérature française durant les<br />
années communistes (il s’est suicidé durent <strong>la</strong> Révolution culturelle). Deux livres viennent<br />
d’être sélectionnés pour ce prix : les Essais <strong>de</strong> Montaigne et <strong>la</strong> Voie <strong>de</strong>s masques <strong>de</strong> Lévi-<br />
Strauss.<br />
Jacques Darras : Avant <strong>de</strong> conclure cette soirée en écoutant <strong>de</strong>s poèmes Shu Cai,<br />
j’aimerais préciser qu’on peut en lire un choix dans une importante anthologie publiée en<br />
Belgique, à l’initiative du festival Europalia, sous le titre Le ciel en fuite dans <strong>la</strong> revue<br />
Indications. Cette anthologie est traduite par Chantal Chen-Andro avec <strong>la</strong> col<strong>la</strong>boration <strong>de</strong><br />
Liliane Giraudon, Jean-Pierre Viton et notre ami Henri Deluy.<br />
Lectures<br />
83
Shu Chai<br />
Une ombre frôle <strong>la</strong> terre.<br />
S’il vous p<strong>la</strong>ît :<br />
qu’est-ce qui p<strong>la</strong>ne là-haut ?<br />
Le vent quand il passe<br />
fait onduler le ciel.<br />
L’âme, cette étendue <strong>de</strong> ruines calmes,<br />
libre <strong>de</strong> toute oppression<br />
ne veut pas s’envoler pour autant.<br />
La mer est une mine d’or à ciel ouvert<br />
quand le soleil joue <strong>de</strong> ses sortilèges..<br />
Un cœur serein,<br />
une ville en ruines,<br />
un galet distrait rou<strong>la</strong>nt dans <strong>la</strong> mer.<br />
La tourterelle craint les humains.<br />
Ceci est trop souvent <strong>la</strong> saveur<br />
qu’elle donne au potage.<br />
Autrefois j’étais assis aux côtés <strong>de</strong> ma mère.<br />
<strong>Les</strong> flots jouent avec <strong>la</strong> lumière,<br />
remp<strong>la</strong>cent le temps dont ils n’ont que faire.<br />
La marée inspire, rejette l’air,<br />
l’humanité souffle au vent,<br />
inspire, vent arrière.<br />
Mon ventre qui se gonfle et se dégonfle<br />
m’ai<strong>de</strong> à sentir le cœur <strong>de</strong> <strong>la</strong> mer.<br />
Mes yeux avec ce trop plein <strong>de</strong> bonheur<br />
se ferment doucement.<br />
Sourd du lundi au samedi je ne trouve<br />
<strong>de</strong> raison va<strong>la</strong>ble pour fêter <strong>la</strong> liberté.<br />
Ici c’est penser, là c’est agir souvent,<br />
ce qui fait hésiter les gens,<br />
un immense terrain vague.<br />
Etre touché par un souffle du vent,<br />
être capturé par un peu <strong>de</strong> néant.<br />
Lotus<br />
J’ai passé beaucoup <strong>de</strong> nuits, calme et sans espoir,<br />
croisant les pieds pour prier.<br />
J’aspire et expire comme tout le mon<strong>de</strong>.<br />
Oh le mon<strong>de</strong> ! Il existe à peine.<br />
Mais l’autre mon<strong>de</strong> existe,<br />
l’autre vent,<br />
les autres agneaux sacrifiés<br />
84
et les autres visages pas sûrement vivants,<br />
en un mot, ils appartiennent à l’autre mon<strong>de</strong>.<br />
Mes mains ouvertes sont le seul lotus que je possè<strong>de</strong>.<br />
Vous dites quel pouce ?<br />
Mais dans quelle direction ?<br />
Vous dites qu’elles suivent leur chemin,<br />
mais pour quelle <strong>de</strong>stination ?<br />
Ce que je fais, c’est apprendre à oublier<br />
sur quel chemin l’immense univers cesserait<br />
d’être perçu par <strong>de</strong>s yeux humains.<br />
Madian Bridge<br />
Vingt quatre heures constamment vingt quatre heures.<br />
Lour<strong>de</strong> combinaison <strong>de</strong> jours et <strong>de</strong> nuits.<br />
Près du pont un homme pense<br />
à ce qui menacerait <strong>la</strong> somme <strong>de</strong> temps accumulée jour après jour.<br />
A chaque traversée le danger et encore le danger, nous croise.<br />
Désordre sur le pont, fumée au-<strong>de</strong>ssous, <strong>la</strong> vie passe.<br />
La famille n’est qu’une pose.<br />
<strong>Les</strong> pneus se mettent à fumer, à suinter, à brûler,<br />
les acci<strong>de</strong>nts qui surviennent tôt ou tard<br />
cassent les p<strong>la</strong>ns du futur.<br />
Jetez un coup d’œil <strong>de</strong> ce côté puis <strong>de</strong> l’autre côté,<br />
il n’y a que du vi<strong>de</strong> autour <strong>de</strong> Madian Bridge,<br />
rien qu’un trou noir.<br />
Des jupes rouges nous croisent, <strong>de</strong>s poitrines dansent,<br />
pins et cyprès poussent dans le manque d’oxygène,<br />
les p<strong>la</strong>ns <strong>de</strong> thé affichent leur compréhension du formalisme<br />
dans leur épanouissement.<br />
Vingt quatre heures constamment vingt quatre heures.<br />
Voitures, bicyclettes, chariots, camionnettes,<br />
<strong>la</strong> prémonition du danger pousse les gens<br />
à quitter sans cesse leur maison,<br />
repoussant ce rêve, ou éveillés dans ce rêve.<br />
Quel autre meilleur moyen pour s’accommo<strong>de</strong>r du bruit ?<br />
Nous avons encore à faire pour mériter <strong>la</strong> vie,<br />
encore à faire pour transporter là-haut vian<strong>de</strong>s et légumes.<br />
Avant <strong>de</strong> lire le prochain poème, Shu Cai explique que s’étant converti au bouddhisme, il a<br />
passé <strong>de</strong>ux nuits dans un temple où l’ont frappé <strong>de</strong>ux caractères inscrits <strong>de</strong>vant le plus<br />
grand pavillon, celui dans lequel le Bouddha était assis. « Chez nous, comme chez vous,<br />
on dispose <strong>de</strong> cette expression : « aller et retour ». Sauf qu’ici c’était le contraire, il fal<strong>la</strong>it<br />
lire : « retour-aller. »<br />
85
Retour-aller<br />
Où vas-tu passer <strong>la</strong> nuit ?<br />
Je vais au temple Nirvana.<br />
Venir ici pourquoi faire ?<br />
Pour venir au temple Nirvana,<br />
le temple sans porte, bien sûr,<br />
ni entrée ni sortie.<br />
Le temple, a sa porte bien sûr,<br />
un grenadier.<br />
Pas encore arrivé, comment déjà partir ?<br />
Rien encore dit, comment le comprendre ?<br />
Parler jusqu’au bout.<br />
La nuit peu à peu disparaît.<br />
Question jusqu’au bout.<br />
Y-t-il une réponse ?<br />
Aller mais où ?<br />
Venir mais d’où ?<br />
Querelle, mais pourquoi ?<br />
Des mots mais à quel propos ?<br />
Trois tours, faites faire trois tours <strong>de</strong>s tombes.<br />
Retour-aller retour-aller.<br />
Aller du pied gauche,<br />
retour du pied droit ?<br />
Libre à toi d’aller, <strong>de</strong> revenir,<br />
le temple, lui, <strong>de</strong>meure.<br />
traduction Liliane Giraudon et Henry Deluy<br />
Dimanche 8 novembre<br />
De l’Europe <strong>de</strong> l’Est à <strong>la</strong> Mitteleuropa<br />
86
Avec Patrick Ourednik, Jiri Krchovsky, Jean-Gaspard Palenicek<br />
et <strong>la</strong> présence <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre.<br />
Jacques Darras : La rencontre que nous organisons ce soir avec nos amis Tchèques<br />
s’inscrit, comme vous le savez, dans une séquence consacrée à l’Europe inventée,<br />
réinventée par ses <strong>poètes</strong>, qu’ils soient wallons, f<strong>la</strong>mands, espagnols, portugais, italiens,<br />
allemands … et que nous avons reçus ici pour nous instruire, nous enrichir <strong>de</strong> leur<br />
sensibilité propre.<br />
Ce soir nous recevons donc les représentants <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> République tchèque. Vous ne<br />
pouvez pas savoir à quel point c’est difficile pour quelqu’un <strong>de</strong> ma génération <strong>de</strong> dire <strong>la</strong><br />
« République tchèque » ! Spontanément, je disais <strong>la</strong> Tchécoslovaquie. Sans parler <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Tchéquie, dont notre traductrice vient <strong>de</strong> m’expliquer que ce mot n’était pas bien perçu par<br />
les Tchèques.<br />
Je vous présente donc nos invités, en commençant par Patrick Ourednik, qui est poète et vit<br />
à Paris <strong>de</strong>puis un quart <strong>de</strong> siècle ; qui est un familier <strong>de</strong> cette <strong>Maison</strong> où un texte <strong>de</strong> lui,<br />
Europeana, a été mis en scène au printemps <strong>de</strong>rnier. Des poèmes <strong>de</strong> vous vont être publiés<br />
aux éditions Aléa et, je crois que vous êtes actuellement en train d’écrire une pièce <strong>de</strong><br />
théâtre. Vous m’avez avoué que vous étiez un marginal, mais c’est là une marginalité que<br />
je crois, par <strong>la</strong> force <strong>de</strong>s choses, très centrale.<br />
Jean-Gaspard Palenicek, vous êtes <strong>de</strong>puis <strong>de</strong>ux ans le directeur adjoint <strong>de</strong> l’Institut<br />
tchèque à Paris, qui se trouve rue Bonaparte, et je vous remercie d’avoir <strong>la</strong>rgement<br />
contribué à l’audience et à <strong>la</strong> réussite <strong>de</strong> cette soirée.<br />
Et puis, arrivant directement <strong>de</strong> <strong>la</strong> République tchèque, nous avons le p<strong>la</strong>isir d’accueillir<br />
Jiri Krchovsky, qui est poète et à qui je vais tout <strong>de</strong> suite <strong>de</strong>man<strong>de</strong>r <strong>de</strong> me corriger quant à<br />
<strong>la</strong> prononciation que je fais <strong>de</strong> son nom.<br />
Jiri Krchovsky : J’ai moi-même du mal à le prononcer. Mon nom est imprononçable et <strong>de</strong><br />
toutes façons je n’ai pas <strong>de</strong> nom !<br />
Jacques Darras : Ne me dites pas que vous n’êtes pas non plus poète ! (rires)<br />
Jiri Krchovsky : Toute ma vie j’ai essayé <strong>de</strong> ne pas l’être. (rires)<br />
Jacques Darras : Je m’attendais à cette réponse. C’est un bon départ ! Mais,<br />
heureusement, il a à ses côtés une charmante traductrice qui va se faire l’interprète <strong>de</strong> sa<br />
personnalité complexe.<br />
Jiri Krchovsky : Ce que j’aimerais ajouter, c’est que, pour moi, <strong>la</strong> poésie est un espace<br />
spirituel qui doit rendre compte <strong>de</strong> tous les états que l’on traverse, y compris les plus bas.<br />
Ce<strong>la</strong> dit, il se peut qu’en ce moment je me sente déprimé bien qu’objectivement je ne le<br />
sois pas. Je précise ce<strong>la</strong> parce que les poèmes qui seront lus tout à l’heure ont été écrits par<br />
un autre qui était au plus bas, bien que moi-même je ne le sois pas actuellement.<br />
Jacques Darras : C’est presque un manifeste poétique que vous nous proposez là, et<br />
j’espère que nous y reviendrons tout à l’heure. Pour l’instant je voudrais finir ma<br />
présentation, en soulignant <strong>la</strong> présence avec nous <strong>de</strong> C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre, qui dirige cette<br />
87
<strong>Maison</strong>, et a tenu à se joindre à nous pour marquer son attachement personnel à <strong>la</strong> poésie<br />
tchèque qu’il connaît particulièrement.<br />
Je dois commencer par avouer que les Français (peu portés sur <strong>la</strong> géographie comme on le<br />
sait) connaissent mal <strong>la</strong> République tchèque. Ils ignorent par exemple que Prague est à <strong>la</strong><br />
<strong>la</strong>titu<strong>de</strong> <strong>de</strong> Bruxelles. De plus, ils se font <strong>de</strong>s idées totalement fausses sur ce pays <strong>de</strong><br />
contrastes dont je viens d’apprendre que le seuil <strong>de</strong> pauvreté concernant certaines<br />
catégories <strong>de</strong> <strong>la</strong> popu<strong>la</strong>tion est <strong>la</strong>rgement inférieur à <strong>la</strong> moyenne européenne, tandis que le<br />
développement du tissu urbain, <strong>la</strong> conurbation pragoise est une <strong>de</strong>s plus importantes en<br />
Europe. Mais personnellement, je me pose d’emblée une question (à <strong>la</strong>quelle j’aimerais<br />
que vous répondiez) : je ne comprends pas comment le pays qui a pu élire Vac<strong>la</strong>v Havel a<br />
pu ensuite élire un anti-européen aussi convaincu que le Prési<strong>de</strong>nt <strong>de</strong> <strong>la</strong> République Vac<strong>la</strong>v<br />
K<strong>la</strong>us. J’ai du mal à comprendre le passage <strong>de</strong> Vac<strong>la</strong>v Premier à Vac<strong>la</strong>v II. L’histoire<br />
chaotique du pays <strong>de</strong>puis 1939 explique-t-elle cette situation ? Je n’oublie pas ce qu’il s’est<br />
passé à ce moment là et j’ai d’ailleurs sous les yeux un poème <strong>de</strong> V<strong>la</strong>dimir Ho<strong>la</strong>n sur<br />
Da<strong>la</strong>dier que j’aimerais lire plus tard.<br />
Jean-Gaspard Palenicek : N’étant pas en ce moment au pays, je ne suis pas un témoin<br />
direct <strong>de</strong> ce qu’il s’y passe, même si je suis en désaccord total avec <strong>la</strong> politique <strong>de</strong> Vac<strong>la</strong>v<br />
K<strong>la</strong>us. Mais <strong>la</strong> question qu’éventuellement je soulèverai, c’est celle <strong>de</strong> savoir lequel <strong>de</strong>s<br />
<strong>de</strong>ux Vac<strong>la</strong>v est le plus représentatif <strong>de</strong> <strong>la</strong> communauté tchèque. Il faut rappeler que le<br />
premier Vac<strong>la</strong>v s’est retrouvé prési<strong>de</strong>nt à <strong>la</strong> faveur d’une situation inédite. Mais une fois <strong>la</strong><br />
situation re<strong>de</strong>venue « normale », on a élu Vac<strong>la</strong>v II ! (rires).<br />
Jacques Darras : Comment faut-il entendre ces rires qui signalent là un trait d’humour ? Il<br />
est vrai qu’une <strong>de</strong>s premières caractéristiques <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature tchèque, c’est l’humour.<br />
C’est presque une secon<strong>de</strong> nature dont je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si elle est une façon d’éviter <strong>la</strong><br />
réalité, un désespoir profond, ou une habitu<strong>de</strong> …<br />
Jean-Gaspard Palenicek : Je ne sais pas si Vac<strong>la</strong>v K<strong>la</strong>us est un effet <strong>de</strong> l’humour tchèque,<br />
mais c’est alors un humour bien … noir.<br />
Patrick Ourednik : Peut-être faut-il cependant rappeler que le prési<strong>de</strong>nt tel que le définit<br />
<strong>la</strong> constitution tchèque n’a pratiquement aucun pouvoir, mais c’est en réalité le parlement<br />
et le gouvernement qui prennent les décisions. Quant à <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’humour, je ne suis<br />
pas personnellement persuadé que ce soit là un trait caractéristique <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tchèque, ou<br />
alors, en effet, il s’agit d’un humour noir. Mais, vous savez, il y a <strong>de</strong>s moteurs à<br />
explosions, et <strong>de</strong>s moteurs lents. Je pense que les Tchèques font plutôt partie <strong>de</strong> <strong>la</strong> secon<strong>de</strong><br />
catégorie. Songez que, par rapport aux Hongrois, par exemple, qui se sont révoltés contre<br />
<strong>la</strong> tutelle soviétique dès 1956, nous avons dû attendre 1968 pour qu’il se passe quelque<br />
chose. De même nous avons été un peu lents à signer le Traité <strong>de</strong> Lisbonne et nous allons<br />
prendre encore cinq ans avant <strong>de</strong> passer à l’euro. C’est comme ça !<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : Je crois que <strong>la</strong> meilleure façon d’esquisser une réponse à ce que vous<br />
soulevez est peut-être <strong>de</strong> lire un poème. J’aimerais ici lire un poème <strong>de</strong> Patrick Ourednik, il<br />
s’intitule « Koval l’espiègle ».<br />
Pendant <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> famine <strong>de</strong> 1933, il se passa dans le vil<strong>la</strong>ge <strong>de</strong> Parchomiska <strong>la</strong> chose<br />
suivante. Le chariot qui ramassait les cadavres dans le vil<strong>la</strong>ge s’arrêta <strong>de</strong>vant <strong>la</strong> maison<br />
<strong>de</strong> Koval, un paysan <strong>de</strong> trente-trois ans. Koval dit : « Je ne suis pas mort, c’est juste que<br />
j’ai faim. » « On ne va quand même pas revenir, tu seras bientôt mort <strong>de</strong> toute manière »<br />
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dit le charretier. Koval dit : « Ne fais pas l’idiot, tu vois bien que je parle et que j’ai tous<br />
mes esprits. Est-ce qu’un mort peut parler ? » Le charretier : « Un mort ça ferme sa<br />
gueule, qu’il ait tous ses esprits ou pas. Ferme-<strong>la</strong> ! » Et il fit signe à son compagnon et ils<br />
jetèrent le paysan dans le chariot et plus tard dans <strong>la</strong> fosse commune près <strong>de</strong> Charkov. La<br />
nuit, Koval se dégagea <strong>de</strong>s corps qui le recouvraient et rentra chez lui. Il se fit cuire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
vian<strong>de</strong> <strong>de</strong> cadavre et guérit. Ses amis le surnommèrent l’Immortel. Il mourut trois ans plus<br />
tard d’une pneumonie.<br />
Jacques Darras : Voilà un contrepoint qui nous conduit doucement, mais sûrement, vers<br />
<strong>la</strong> poésie, rassurez-vous. Mais auparavant j’aimerais soumettre à notre débat un concept<br />
dont j’ai longtemps entendu parler, le concept géopolitique <strong>de</strong> Mitteleuropa, qui<br />
rassemb<strong>la</strong>it l’Austro-Hongrie, <strong>la</strong> Tchéquie, <strong>la</strong> Slovaquie et dont je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> s’il a<br />
encore un sens dans l’Europe d’aujourd’hui.<br />
Jiri Krchovsky : J’aimerais vous répondre en me posant une question. Quand j’ai pris<br />
connaissance du titre <strong>de</strong> cette soirée, je n’en ai pas compris le sens. On ne peut pas nier<br />
que, géographiquement, les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> République tchèque vivent en Europe centrale<br />
plutôt que dans ce qu’on appelle « l’Europe <strong>de</strong> l’Est », même si, à <strong>la</strong> suite à <strong>la</strong> signature (à<br />
<strong>la</strong>quelle <strong>la</strong> France a participé) <strong>de</strong>s accords <strong>de</strong> Munich en 1938, ces <strong>poètes</strong> se sont retrouvés<br />
en « Europe <strong>de</strong> l’Est ». Mais en prenant connaissance du titre et du thème <strong>de</strong> cette soirée,<br />
j’apprends qu’ils sont <strong>de</strong> nouveau invités à faire partie <strong>de</strong> l’Europe centrale ; alors je ne<br />
voudrais pas polémiquer mais …<br />
Jacques Darras : … bien au contraire, il ne faut pas craindre <strong>de</strong> se rafraîchir <strong>la</strong> mémoire.<br />
J’avais justement l’intention <strong>de</strong> vous lire ce poème <strong>de</strong> V<strong>la</strong>dimir Ho<strong>la</strong>n qui s’intitule « A<br />
Da<strong>la</strong>dier ». Le voici :<br />
Nous apprenons que tu es vivant, qu’on ne t’a pas pendu, que tu ne t’es pas pendu,<br />
et ce qui est pire, que tu regrettes en public le bon temps <strong>de</strong> Munich,<br />
quand monsieur Göring te donnait <strong>de</strong> bonnes c<strong>la</strong>ques amicales sur <strong>la</strong> fesse…<br />
La honte n’est pas exactement le privilège <strong>de</strong>s maquereaux politiques<br />
et jusqu'à présent les remords <strong>de</strong> conscience n’ont jamais poursuivi les punaises,<br />
mais que penser d’un peuple<br />
qui permet que par toi (et tu n’es pas le seul ! )<br />
soit défendu le crime, là<br />
où même l’humilité silencieuse aurait été<br />
purement et simplement <strong>de</strong> <strong>la</strong> politesse !<br />
Ce<strong>la</strong> dit, je reviens à ma question. Est-ce que ce concept, effectivement germanique, <strong>de</strong><br />
Mitteleuropa qui a longtemps travaillé <strong>la</strong> c<strong>la</strong>sse intellectuelle française, fait encore sens ?<br />
Est-ce qu’il est vécu par les nouvelles générations, par exemple. C’est un français qui vous<br />
pose cette question et qui se rend compte que Berlin est en train <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir ou <strong>de</strong> re<strong>de</strong>venir<br />
une <strong>de</strong>s capitales essentielles <strong>de</strong> l’Europe.<br />
Jean-Gaspard Palenicek : Pour moi le concept <strong>de</strong> Mitteleuropa est très lié à <strong>la</strong> fin du<br />
XIXe siècle. J’ai personnellement <strong>la</strong> nostalgie <strong>de</strong> cette époque dont <strong>la</strong> richesse<br />
multiculturelle et plurilinguistique a aujourd’hui disparu. Il y avait encore entre les pays du<br />
bloc communiste une authentique communauté culturelle qui s’est perdue après 89.<br />
89
Jacques Darrras : Et donc, paradoxalement, l’Europe d’aujourd’hui est vécue comme une<br />
juxtaposition <strong>de</strong> nations (<strong>la</strong> Hongrie, <strong>la</strong> Pologne, <strong>la</strong> Tchéquie, l’Autriche…) qui n’ont plus<br />
<strong>de</strong> liens entre elles ?<br />
Patrick Ourednik : J’irai encore plus loin : non seulement <strong>la</strong> Mitteleuropa, en tant<br />
qu’entité culturelle, n’existe plus <strong>de</strong>puis 89, mais <strong>de</strong>puis <strong>la</strong> Secon<strong>de</strong> Guerre mondiale.<br />
C’est là en fait un mythe, qui a alimenté davantage <strong>la</strong> réflexion intellectuelle occi<strong>de</strong>ntale<br />
que <strong>la</strong> réflexion locale et que je n’ai jamais vécu. Je me sens personnellement plus<br />
d’affinités, par exemple, avec <strong>la</strong> Bulgarie ou les pays <strong>de</strong>s Balkans qu’avec l’Autriche.<br />
Jacques Darras : Pour en venir à <strong>la</strong> poésie, et pour vous faire réagir, je vous donnerai mon<br />
point <strong>de</strong> vue, très simple, <strong>de</strong> lecteur. Il me semble qu’au XXe siècle, <strong>de</strong>ux personnalités<br />
poétiques se sont détachées. La première, c’est Nezval, poète marqué par le surréalisme<br />
français, en particulier par son lien avec Philippe Soupault, et politiquement engagé à<br />
gauche. Et, en face, <strong>la</strong> figure étonnante <strong>de</strong> V<strong>la</strong>dimir Ho<strong>la</strong>n, opposant au communisme,<br />
après le coup d’état <strong>de</strong> 1848, autant qu’il l’avait été au nazisme. Un poète en rupture donc,<br />
qui ne ressortira <strong>de</strong> son isolement qu’en 1963. Acceptez-vous l’ascendance particulière <strong>de</strong><br />
ces <strong>de</strong>ux figures sur <strong>la</strong> poésie tchèque mo<strong>de</strong>rne?<br />
Patrick Ourednik : Je ne vois pas en quoi Nezval serait fondateur, malgré tout son talent.<br />
De plus on ne peut comparer Nezval à Ho<strong>la</strong>n du point <strong>de</strong> vue <strong>de</strong> <strong>la</strong> réception <strong>de</strong> leurs<br />
œuvres. Ho<strong>la</strong>n est un véritable monstre sacré, ce que n’est pas Nezval qui, pour moi, est un<br />
opportuniste talentueux.<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : Ne pourrait-on pas s’arrêter un instant sur <strong>la</strong> figure totémique du monstre<br />
sacré. N’y a-t-il qu’un seul poète <strong>de</strong> cette importance chez vous ?<br />
Patrick Ourednik : Jusqu’en 89, je pense que Ho<strong>la</strong>n était vraiment le seul monstre sacré.<br />
Mais <strong>de</strong>puis, d’autres monstres sacrés sont apparus.<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : Est-ce que ce monstre sacré que représente Ho<strong>la</strong>n tient au fait qu’il n’a<br />
cessé d’incarner, au fil <strong>de</strong>s années, une figure <strong>de</strong> refus ?<br />
Patrick Ourednik. : C’est quelque chose qui a joué en effet, même si je crois que cette<br />
sacralisation est surtout liée au côté très ascétique <strong>de</strong> sa poésie. La réclusion, notamment,<br />
qu’il s’est imposée, et qui était sans concession aucune. On peut dire qu’il a <strong>de</strong> <strong>la</strong> sorte<br />
incarné le mythe du sacerdoce du poète. Il a cette double image <strong>de</strong> quelqu’un qui occupait<br />
avant <strong>la</strong> Guerre une position extraordinaire dans le paysage littéraire tchèque, et qui<br />
quinze-vingt ans plus tard – et jusqu’à <strong>la</strong> fin <strong>de</strong> ses jours – se retrouve, du fait <strong>de</strong> son<br />
intransigeance, dans <strong>de</strong>s conditions matérielles extrêmement précaires.<br />
Jacques Darras : Est-ce que V<strong>la</strong>dimir Ho<strong>la</strong>n <strong>de</strong>meure un modèle aujourd’hui ?<br />
Jiri Krchovsky : V<strong>la</strong>dimir Ho<strong>la</strong>n est l’un <strong>de</strong>s seuls … On ne peut en tout cas imaginer<br />
<strong>de</strong>ux <strong>poètes</strong> plus éloignés l’un <strong>de</strong> l’autre que Ho<strong>la</strong>n et Nezval.<br />
Jacques Darras : Nous l’avons bien compris. Mais je ne peux m’empêcher <strong>de</strong> penser,<br />
lecteur que je suis, tributaire <strong>de</strong>s traductions, celles <strong>de</strong> Petr Kral en particulier, qu’il y a au<br />
fond <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tchèque, un tropisme spontané vers le surréalisme, qu’il s’agisse <strong>de</strong><br />
Nezval ou <strong>de</strong> Ho<strong>la</strong>n. Qu’en pensez-vous ?<br />
90
Jean Gaspard Palenicek : Je ne crois pas qu’il y ait un fleuve surréaliste souterrain<br />
traversant <strong>la</strong> poésie tchèque. Ce<strong>la</strong> est assez visible au niveau <strong>de</strong> <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue. Si vous<br />
considérez l’énorme difficulté qu’il y a à traduire en français un auteur comme Hrabal, les<br />
multiples niveaux <strong>de</strong> <strong>la</strong>ngue qu’il pratique produiront sur votre sensibilité <strong>de</strong> lecteur<br />
français peu habitué à ces télescopages comme un effet surréaliste, alors qu’en tchèque,<br />
c’est là un procédé d’écriture c<strong>la</strong>ssique et qui passe très bien.<br />
Jacques Darras : Ces choix, ces orientations <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tchèque dont nous venons <strong>de</strong><br />
parler, vous y retrouvez-vous en tant que poète ? Quelles sont vos affinités poétiques, les<br />
uns et les autres ?<br />
Patrick Ourednik : Il y a quelques années, on m’avait <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> préparer une<br />
anthologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tchèque et ce que j’ai pensé faire alors, c’était, non pas un<br />
catalogue <strong>de</strong> <strong>poètes</strong>, mais essayer <strong>de</strong> voir ce qui est plus spécifiquement tchèque. Car il me<br />
semble qu’il y a un certain nombre <strong>de</strong> thèmes dans cette poésie qui reviennent, notamment<br />
une thématique obsessionnelle qui est l’absence <strong>de</strong> lieu. Depuis les années 30- 40 on<br />
retrouve cette obsession d’une façon permanente. Réfléchissant à cette anthologie, j’avais<br />
trouvé un texte qui date <strong>de</strong>s années 30. Ce texte je l’ai ici : il a été écrit en 38 par Jiri<br />
Orten :<br />
Qui verrait <strong>de</strong> l’extérieur, mais ce<strong>la</strong> ne se peut pas, verrait un couvercle carré, intact, et<br />
sous ce couvercle il nous verrait, nous. La maison est en verre, incassable, comme on dit.<br />
Nous ne sortons jamais, il n’y a pas où aller. Nous sommes nés ici. Nous nous appelons les<br />
habitants <strong>de</strong> l’intérieur vitré. Ce mot est inexact car l’intérieur n’est pas vitré et nous y<br />
respirons sans difficulté et sans en prendre conscience. Le verre a plusieurs couches. Nous<br />
nous trouvons au milieu et ne pouvons toucher que <strong>la</strong> verrière <strong>la</strong> plus proche <strong>de</strong> nous. Il y<br />
a <strong>de</strong> nombreuses couches d’ici au bord du cadran. Tout autour <strong>de</strong> l’eau. A l’extrémité <strong>de</strong><br />
l’eau, juste avant l’endroit où notre vue ne porte plus, l’eau <strong>de</strong>vient firmament. Il n’y a<br />
aucune couleur sur ce firmament, il est c<strong>la</strong>ir, aussi c<strong>la</strong>ir que certains yeux incolores. Nous<br />
sommes nus. Nous nous touchons sans nous reconnaître. Nous ne sommes pourtant pas<br />
aveugles. Souvent nous pensons que <strong>la</strong> consommation excessive <strong>de</strong> l’eau nous empêche <strong>de</strong><br />
nous reconnaître. Y a-t-il autre chose ? Nous ne sommes pas au courant. Quelle journée ?<br />
Quelle nuit ? Elles passent en ombre b<strong>la</strong>nche et noire. Le noir c’est <strong>la</strong> nuit, le b<strong>la</strong>nc c’est<br />
le jour. Rien d’autre. Combien sommes-nous ? Nous n’avons pas appris à compter. Nous<br />
sommes une foule, sans tête, sans <strong>la</strong>ngage. Mais nous avons une sensibilité. Nous nous<br />
exprimons par <strong>de</strong>s regards. Nus, muets, tout autour <strong>de</strong> nous, <strong>de</strong> <strong>la</strong> lumière, <strong>de</strong> l’obscurité.<br />
Boire <strong>de</strong> l’eau, ainsi va <strong>la</strong> vie. Vie sans fin, jamais <strong>la</strong> mort. Nous ne nous souvenons pas.<br />
On nous a fait naître ici. Tous, personne, plus tôt ni plus tard. Ni vent ni accalmie, ni froid<br />
ni chaud, température stable, brise invariable, ni femme ni homme, comment pourrions<br />
nous savoir ? A force <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r nos cheveux, ils ont cessé d’être. Nos mains, notre nez,<br />
nos bouches, nos jambes, nous avons tout ce<strong>la</strong>. Inutilité. Mais l’inutilité n’est pas. Il n’y a<br />
rien. Il n’y a que certaines choses qui pourraient être dites par les doigts <strong>de</strong> <strong>la</strong> main mais<br />
personne ne sait faire. Le fait <strong>de</strong> regar<strong>de</strong>r jusqu’à ne pas voir, le fait <strong>de</strong> l’eau qui entre par<br />
l’interstice <strong>de</strong>s jours garantit <strong>la</strong> pérennité. Le fait <strong>de</strong> toucher ce qui n’existe pas, car<br />
l’inverse n’existe pas non plus. Il n’y a pas <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>. <strong>Les</strong> yeux à jamais ouverts, il s’y<br />
trouve quelque chose : obscurité, lumière. Ainsi vont les jours, à vitesse constante sans<br />
s’arrêter. J’attends que tombe <strong>la</strong> pluie.<br />
Cette phrase, « attendre que tombe <strong>la</strong> pluie », je pourrais tout à fait <strong>la</strong> mettre en exergue <strong>de</strong><br />
toute anthologie <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie tchèque, car je crois que cette attente, cette frustration, elle est<br />
91
en effet très présente dans <strong>la</strong> production poétique <strong>de</strong> ces, disons, quatre-vingts <strong>de</strong>rnières<br />
années.<br />
Jacques Darras : Et vous Jiri Krchovsky, quelles sont vos affinités poétiques ?<br />
Jiri Krchovsky : Par principe, je n’aime pas les <strong>poètes</strong> ! Ceux pour qui je ferais<br />
exception, je pourrais les compter sur les doigts d’une main. Comme par exemple<br />
Zbnynek Hejda, ou Ivan Wernisch.<br />
Jacques Darras : Donc, si j’ai bien compris, <strong>la</strong> poésie tchèque, c’est d’abord un<br />
individualisme forcené, une subjectivité débridée et un refus <strong>de</strong> toute soumission…<br />
Jean-Gaspard Palenicek : Je pourrais illustrer ce que vous dites par un poème, qui n’est<br />
pas <strong>de</strong> moi et qui est extrêmement court (quatre vers), et qui dit ceci : « Lorsque le<br />
désespoir / est incomplet / Lorsque l’espoir parfois / lâche un pet. »<br />
Jacques Darras : On ne peut pas dire que ce soit là un poème métaphysique ! Je ne sais<br />
pas si Ho<strong>la</strong>n aurait écrit ça.<br />
Patrick Ourednik : Il aurait pu !<br />
Jacques Darras : Ce sont <strong>de</strong>s poèmes que nous ne connaissons pas, ils ne sont pas<br />
traduits.<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : J’aimerais justement lire un poème <strong>de</strong> Ho<strong>la</strong>n. Il s’intitule « Après tant<br />
d’années ». Il est extrait du recueil L’abîme <strong>de</strong> l’abîme et il est traduit par Patrick<br />
Ourednik.<br />
Après tant d’années <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong> et <strong>de</strong> silence<br />
le désir le prit d’avoir à qui parler<br />
mais à perte <strong>de</strong> vue nul n’arrivait.<br />
Il tenta alors <strong>de</strong> venir à sa propre rencontre, mais<br />
incapable même <strong>de</strong> s’accompagner<br />
car avec <strong>la</strong> distance <strong>de</strong>s remords<br />
il avait oublié où se trouvait<br />
sa maison natale. Pas même les pleurs<br />
ne le rassurèrent et, retombant dans le silence,<br />
il fut ainsi démasqué …<br />
Jean-Gaspard Palenicek : Pour revenir sur cette comparaison Ho<strong>la</strong>n-Nezval, je crois<br />
qu’ils avaient une certaine fonction sociale, en tant que bar<strong>de</strong>s <strong>de</strong> <strong>la</strong> nation : lorsque <strong>la</strong><br />
nation pleurait, ils pleuraient avec elle, lorsque <strong>la</strong> nation se réjouissait, ils se réjouissaient<br />
avec elle. Mais après <strong>la</strong> guerre, les <strong>poètes</strong> ont cessé d’avoir cette position pour glisser vers<br />
une attitu<strong>de</strong> beaucoup plus individualiste. Et, du coup, je me pose <strong>la</strong> question <strong>de</strong> savoir, ce<br />
qu’est un poète aujourd’hui, ce qu’est l’Europe, et ce que peut bien vouloir dire<br />
l’affirmation « les <strong>poètes</strong> <strong>inventent</strong> l’Europe ».<br />
Jacque Darras : C’était un énoncé ironique, une formu<strong>la</strong>tion à <strong>la</strong> Hugo... Mais j’ai une<br />
inquiétu<strong>de</strong> : nous sommes sortis <strong>de</strong> ce XXe siècle abominable et il se crée quelque chose<br />
92
<strong>de</strong>vant nous à quoi, que nous le voulions ou non, nous participons, et je me pose <strong>la</strong><br />
question <strong>de</strong> savoir combien <strong>de</strong> temps les <strong>poètes</strong> vont-ils <strong>de</strong>voir rester en <strong>de</strong>hors <strong>de</strong> tout ça ?<br />
Patrick Ourednik : Je crois qu’on touche ici les limites <strong>de</strong> cette compréhension mutuelle<br />
que nous essayons d’avoir, à savoir ce réflexe, généralement occi<strong>de</strong>ntal mais plus<br />
spécifiquement français, qui est <strong>de</strong> lier <strong>la</strong> littérature et <strong>la</strong> poésie à <strong>la</strong> politique et à<br />
l’actualité. Or <strong>la</strong> perception que nous avons <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie est fondée sur une dissociation<br />
<strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux, même si le contexte politique ou historique n’est pas pour autant absent. De ce<br />
point <strong>de</strong> vue, on peut dire que les Tchèques sont les héritiers les plus doués du romantisme<br />
allemand : c’est <strong>la</strong> vérité <strong>de</strong> l’œuvre qui garantit <strong>la</strong> vérité du poète. Il y a chez nous une<br />
véritable séparation entre <strong>la</strong> figure sacralisée du poète et <strong>la</strong> sphère du politique, alors<br />
qu’une sensibilité française s’accommo<strong>de</strong> très bien d’une re<strong>la</strong>tion étroite entre les <strong>de</strong>ux.<br />
Jacques Darras : Je comprends très bien, mais <strong>la</strong> question que personnellement je me<br />
pose, c’est que nous sommes peut-être arrivés à une crise <strong>de</strong>s traditions nationales, et lisant<br />
les <strong>poètes</strong> tchèques, je sens comme une répétition usante du désespoir ! Combien <strong>de</strong> temps<br />
encore allons-nous être désespérés ?<br />
Patrick Ourednik : On écrit avec ses frustrations, <strong>la</strong> frustration est un puissant moteur…<br />
Jacques Darras : Je ne vous suis pas. Pardonnez-moi <strong>de</strong> prendre l’exemple d’un poète<br />
comme Walt Whitman qui n’a jamais senti <strong>la</strong> frustration tout en vivant dans un état <strong>de</strong><br />
pauvreté et <strong>de</strong> déréliction totale ! Personne ne s’occupait <strong>de</strong> lui dans <strong>la</strong> société dans<br />
<strong>la</strong>quelle il vivait. Seulement cette société était en construction. Et <strong>la</strong> société dans <strong>la</strong>quelle<br />
nous sommes nous-mêmes, je <strong>la</strong> perçois également comme une société en construction à<br />
<strong>la</strong>quelle j’aimerais que les <strong>poètes</strong> soient présents.<br />
Patrick Ourednik : Je vois <strong>de</strong>ux explications à cette situation. L’une qui est propre à cette<br />
« petite » nation qu’est <strong>la</strong> Tchéquie et qui a vécu une expérience historique radicalement<br />
autre que celle les « gran<strong>de</strong>s » nations qui, elles, fabriquent l’histoire, tandis que les petites<br />
<strong>la</strong> subissent. L’autre – qui, elle, est spécifiquement tchèque – c’est le côté victimaire …<br />
Jacques Darras : Alors là, je suis d’accord et je vous remercie vraiment <strong>de</strong> le reconnaître !<br />
Comprenez bien que si je vous pose toutes ces questions et vous pousse amicalement dans<br />
vos retranchements, c’est parce que nous faisons tous partie d’une Europe où n’existent<br />
plus les frontières d’antan. Et quant à <strong>la</strong> question <strong>de</strong>s « petits » peuples, ils ne sont pas tous<br />
dans <strong>la</strong> soumission. Si je prends l’exemple <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique, nous voyons là se développer un<br />
<strong>la</strong>boratoire où s’invente, à travers l’expérience d’un conflit politico-linguistique, une<br />
nouvelle Europe. <strong>Les</strong> Belges, je les vois dans une réflexion active et dialectique sur cette<br />
nouvelle Europe.<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : J’aimerais cependant mettre un bémol à ce que tu dis, Jacques, car le<br />
désespoir peut conduire à une révolte libératrice.<br />
Patrick Ourednik : J’ajouterai un autre bémol : <strong>la</strong> Belgique est un mauvais exemple qui<br />
aurait été bon du temps <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tchécoslovaquie, <strong>la</strong>quelle a réglé son problème, comme on<br />
sait, par <strong>la</strong> partition <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tchéquie d’avec <strong>la</strong> Slovaquie. Mais il faut bien comprendre que<br />
les pays inventés par d’autres (c’est <strong>la</strong> cas <strong>de</strong> <strong>la</strong> Belgique et <strong>de</strong> <strong>la</strong> Tchécoslovaquie)<br />
développent toujours <strong>de</strong>s côtés conflictuels.<br />
93
Jean-Gaspard Palenicek : J’aimerais que vous précisiez un point, Jacques : comment<br />
concevez-vous exactement cette participation du poète à <strong>la</strong> construction d’une Europe<br />
nouvelle ?<br />
Jacques Darras : Je ne dis pas qu’un poète ne doive être à distance du mon<strong>de</strong>, qu’il ne<br />
doive être vrai dans ses sentiments et sa subjectivité. C’est fondamental, mais, <strong>de</strong> <strong>la</strong> même<br />
façon qu’il y a <strong>de</strong>s petits peuples et <strong>de</strong>s grands peuples, il y a <strong>de</strong>s petits <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> très<br />
gran<strong>de</strong> qualité et <strong>de</strong>s grands <strong>poètes</strong> rares, qui, généralement, sont <strong>de</strong>s constructeurs,<br />
Whitman, Dante … , qui ont <strong>de</strong>s visions à partir <strong>de</strong>squelles sont construites <strong>de</strong>s unités. On<br />
ne peut pas concevoir l’Angleterre contemporaine sans Shakespeare. C’est précisément<br />
parce que les Ang<strong>la</strong>is ont assimilé Shakespeare qu’ils ont cette superbe nationale qui les<br />
fait ce qu’ils sont pour le meilleur et pour le pire. C’est vrai que j’ai une tendresse<br />
particulière envers les <strong>poètes</strong> constructeurs. Ce<strong>la</strong> dit, je comprends que nous sommes les<br />
héritiers d’un siècle épouvantable et que les <strong>poètes</strong> fragiles, fragmentaires, individualistes<br />
que nous sommes, refusent toute forme d’appartenance à une collectivité <strong>de</strong>structrice. Je le<br />
comprends, et en même temps je me <strong>de</strong>man<strong>de</strong> jusqu’à quand ?<br />
Patrick Ourednik : Ce qu’ont en commun les trois auteurs que vous avez cités, c’est<br />
qu’ils appartiennent à <strong>de</strong>s pério<strong>de</strong>s extraordinairement dynamiques. Et c’est là un élément<br />
<strong>de</strong> réponse.<br />
Jacques Darras : Mais <strong>la</strong> question que je pose c’est <strong>de</strong> savoir où se trouve aujourd’hui le<br />
dynamisme ?<br />
Patrick Ourednik : J’étais en France dans les années 80, et j’ai encore trouvé là, et jusque<br />
dans le fond <strong>de</strong>s campagnes, cet enthousiasme popu<strong>la</strong>ire pour <strong>la</strong> réunification <strong>de</strong> l’Europe<br />
qu’on n’y trouve plus aujourd’hui. Dix ans plus tard tout ce<strong>la</strong> avait disparu. Ce<strong>la</strong> dit, je<br />
vous avoue ne pas beaucoup aimer cet accent que vous avez mis sur <strong>la</strong> vocation du poète.<br />
Pour moi, le poète est le sismographe d’une société, et lorsqu’elle manque d’enthousiasme,<br />
se désespère, le poète enregistre le désespoir. Je me souviens que l’après 89 fut une pério<strong>de</strong><br />
particulièrement déprimante pour <strong>la</strong> construction européenne : au cynisme du communisme<br />
succédait celui, naissant, <strong>de</strong> l’Europe occi<strong>de</strong>ntale marchan<strong>de</strong>. Et ces <strong>de</strong>ux cynismes se sont<br />
mutuellement stimulés. Vous avez <strong>la</strong> passion, moi je n’ai plus que <strong>la</strong> mémoire <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
passion.<br />
C<strong>la</strong>u<strong>de</strong> Guerre : Patrick, je ne pense tout <strong>de</strong> même que vous avez écrit Europeana par<br />
défaut. Dans ce texte il y a <strong>de</strong>s éléments constructeurs, dans <strong>la</strong> radicalité <strong>de</strong> <strong>la</strong> critique par<br />
exemple. Il nous renvoie à quelque chose comme une construction européenne.<br />
Patrick Ourednik : Je ne suis pas eurosceptique ; je par<strong>la</strong>is surtout en terme <strong>de</strong> passion.<br />
Jacques Darras : La poésie, il ne faut pas l’oublier, c’est aussi <strong>la</strong> vision du futur. Le poète<br />
ne doit pas être seulement un sismographe, il doit être aussi un visionnaire. Je suis frappé,<br />
par exemple, par cette absence <strong>de</strong> vision <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie américaine d’aujourd’hui. Quant à<br />
l ’Europe, c’est un espace qui invente quelque chose. C’est <strong>la</strong> première fois que <strong>de</strong>s étatnations<br />
disent : nous ne ferons plus <strong>la</strong> guerre entre nous. Or les <strong>poètes</strong> sont <strong>de</strong>vant ce<br />
positif là. Et nous sommes ici ce soir, me semble-t-il, pour en prendre conscience. Mais<br />
également, il en est temps, pour en témoigner par <strong>de</strong>s lectures, ce qui est <strong>la</strong> meilleure façon<br />
<strong>de</strong> clore cette soirée.<br />
94
Lectures<br />
Crchovsky<br />
Crchovsky précise que les poèmes <strong>de</strong> lui qui vont être lus ont été écrits il y a plus <strong>de</strong> trente<br />
ans. De sorte qu’ils lui apparaissent aujourd’hui anachroniques et comme ayant été écrits<br />
par « quelqu’un d’autre. » Ce qui pose <strong>la</strong> question <strong>de</strong> l’ « i<strong>de</strong>ntité » du poète.<br />
Dans <strong>la</strong> poèce <strong>de</strong>s silhouettes font les cent pas.<br />
Innombrables je leur fais signe et les salue tout bas.<br />
Dans <strong>la</strong> pièce <strong>de</strong>s silhouettes font les cent pas.,<br />
silencieuses comme <strong>de</strong>s <strong>la</strong>rmes.<br />
Des silhouettes sans tête, sans corps,<br />
<strong>de</strong>s silhouettes sans jambes, sans bras,<br />
rien qu’avec l’âme,<br />
rien qu’avec l’âme.<br />
*<br />
Je ne suis pas bien dans ma peau,<br />
n’y suis pas en sécurité.<br />
Je veux prendre mon pied avec toi, un peu :<br />
déshabille-moi, s’il te p<strong>la</strong>ît,<br />
dépouille-moi <strong>de</strong> ma peau,<br />
par-<strong>de</strong>ssus <strong>la</strong> tête, comme un pull-over,<br />
déshabille-moi, et si tu veux<br />
nous irons jusqu’au débarcadère.<br />
*<br />
Je dors et ne fais que <strong>de</strong>s rêves affreux.<br />
Pourquoi nous endormant côte à côte tous les <strong>de</strong>ux<br />
n’entres-tu pas dans mes rêves les rendant plus beaux ?<br />
Tous les jours je m’éveille en criant : viens mon cœur !<br />
Je me lève seul pourtant et couvert <strong>de</strong> sueur<br />
avec sous les ongles ma propre peau.<br />
*<br />
Je suis assis en face <strong>de</strong> <strong>la</strong> fenêtre ouverte,<br />
dos à <strong>la</strong> porte,<br />
95
je suis assis tout figé, immobile,<br />
seuls mes cheveux flottent dans le courant d’air,<br />
je suis assis et j’attends.<br />
Il va venir à tout moment,<br />
à tout moment quelqu’un doit venir par <strong>de</strong>rrière<br />
me fendre le crâne.<br />
*<br />
Je débouche <strong>la</strong> bouteille : <strong>de</strong>ux fées y dormaient.<br />
Elles dansent et je vi<strong>de</strong> verre sur verre à leur santé,<br />
et soudain je suis comme sans défense et innocent,<br />
pur et ingénu comme un petit enfant.<br />
Plus rien à boire, fini le gentil benêt.<br />
Assoiffé je fais les cent pas tout seul dans l’appartement,<br />
je piétine en colère et fais voler mes jouets.<br />
Ainsi Dieu, cruel et méchant comme un enfant.<br />
*<br />
Tout seul je me bourre <strong>la</strong> gueule sous les tilleuls.<br />
Je couvre le boc <strong>de</strong> baisers<br />
et je vois à travers le verre fêlé<br />
le visage dont je me <strong>la</strong>nguis<br />
et qui me manque tant.<br />
Et l’aubergiste s’en al<strong>la</strong> chercher les pansements.<br />
*<br />
Essaie un peu <strong>de</strong> prier les passants,<br />
dis-leur <strong>de</strong> rentrer ce soir avec nous,<br />
qu’on est comme en un train <strong>de</strong>venu fou<br />
et mal à s’en faire gicler le sang,<br />
dis-leur que tu as peur d’être seule avec moi<br />
et <strong>de</strong> me surveiller jusqu’au matin<br />
dans ma <strong>de</strong>meure atroce où nous rejoint,<br />
comme une ombre sur nos talons, Morana .<br />
*<br />
Elle est bien ta culotte.<br />
Un ca<strong>de</strong>au <strong>de</strong> Noël <strong>de</strong> ta mère ?<br />
96
Ce parfum d’azur<br />
ça vous rend presque ivre.<br />
Très jolie culotte !<br />
L’é<strong>la</strong>stique ne serre pas trop, j’espère ?<br />
Je ferme <strong>la</strong> porte à clef, non,<br />
avant <strong>de</strong> poursuivre ?<br />
Une culotte toute douce, toute lisse,<br />
En mousseline, en soie ?<br />
Comment m’irait-elle ?<br />
Montre voir, prête-<strong>la</strong> moi.<br />
(Crchovsky précise que, selon lui, ce poème présente un échantillon <strong>de</strong>s tendances<br />
nezvaliennes et ho<strong>la</strong>niennes dont il a été question dans le débat.)<br />
*<br />
L’Avent<br />
L’homme tue ce qui ne meurt pas <strong>de</strong> soi.<br />
De par <strong>la</strong> neige sous ce grand sapin<br />
je marche, une cor<strong>de</strong> sous le bras,<br />
un Noël <strong>de</strong> plus, un Noël <strong>de</strong> moins.<br />
*<br />
Avant <strong>de</strong> lire le poème suivant, Crchovsky explique qu’il a pensé, en le composant, à un<br />
vers d’Henri Michaux : « Dans <strong>la</strong> nuit je me suis uni à <strong>la</strong> nuit. »<br />
<strong>Maison</strong> dans <strong>la</strong> nuit,<br />
nuit dans <strong>la</strong> maison,<br />
moi dans <strong>la</strong> nuit,<br />
<strong>la</strong> nuit en moi,<br />
seul dans <strong>la</strong> maison<br />
je berce dans mes bras<br />
un chaton mort,<br />
mort <strong>de</strong>puis une semaine,<br />
mort <strong>de</strong> chagrin<br />
<strong>de</strong>ux jours après moi.<br />
Poèmes traduits par Jean-Gaspard Palinicek<br />
Patrick Ourednik<br />
Au mot près<br />
97
Demi-aube, sirotant, rayonnant, essuyant <strong>de</strong> <strong>la</strong> manche le coin <strong>de</strong>s lèvres, regards en coin,<br />
silence <strong>de</strong> biais, et voici que s’ouvre un bouche, différemment, nouvellement. Et voici<br />
qu’un mot se <strong>la</strong>nce à travers le <strong>la</strong>rynx, esca<strong>la</strong><strong>de</strong> <strong>la</strong> pomme d’Adam, traverse <strong>la</strong> cavité,<br />
glisse sur <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue, se faufile entre les <strong>de</strong>nts, dégouline <strong>de</strong> <strong>la</strong> lèvre, coule le long du<br />
manteau, tombe dans le bouillon et, au <strong>de</strong>rnier moment, à un doigt <strong>de</strong> <strong>de</strong>venir un œil <strong>de</strong><br />
graisse, se retourne et lâche : oui, c’est plus ou moins ce que je vou<strong>la</strong>is dire.<br />
Au café<br />
Ce café est infecte, dis-je. Il n’a pas le goût <strong>de</strong> café, même pas le goût <strong>de</strong> thé, et il est tout<br />
bleu. Vous savez bien, <strong>la</strong> guerre …dit le serveur. Vous, vous ne pouvez pas vous en<br />
souvenir, mais, croyez-moi, c’était une sale pério<strong>de</strong>. Et le café était tout bleu !<br />
Le déjeuner sur l’herbe<br />
Du jour au len<strong>de</strong>main, d’un matin à l’autre,<br />
comme roseau dans <strong>la</strong> boue,<br />
une lueur chemine par <strong>de</strong>là l’horizon.<br />
Le jour se lève sur tout ce merdier.<br />
Le verbe est clos, les <strong>de</strong>nts puent,<br />
et le soir est bien loin.<br />
*<br />
Lecteur prends gar<strong>de</strong> ! Ne mange pas ce livre !<br />
Quiconque mangera ce livre verra son visage enflé et son corps se boursoufler. La cornée<br />
<strong>de</strong> l’œil virera au pourpre et <strong>la</strong> pupille se di<strong>la</strong>tera et l’œil sera écarquillé.<br />
Quiconque mangera ce livre verra tout en noir et en double. Sa vision sera folle et il verra<br />
sautiller <strong>de</strong>vant lui <strong>de</strong> sauvages bonshommes.<br />
Ne mange pas ce livre !<br />
Un jour, Martin H., âgé <strong>de</strong> sept ans, se faufi<strong>la</strong> <strong>de</strong> bon matin dans <strong>la</strong> remise. Il souleva<br />
couvercle sur couvercle jusqu’à trouver ce livre, et le voilà qui se sert à pleine main,<br />
pensant se régaler. Mais qu’est-ce donc ? Il est pris d’une brusque pâleur, pose <strong>la</strong> tête sur<br />
l’étagère, ouvre <strong>de</strong> grands yeux et les roule <strong>de</strong> tous côtés, commence à délirer et c’en est<br />
fait <strong>de</strong> lui.<br />
Et encore : un mé<strong>de</strong>cin fut appelé au domicile <strong>de</strong>s époux K. Quel ne fut pas son effroi <strong>de</strong><br />
constater que l’homme était déjà mort. Sa femme g<strong>la</strong>pissait et proférait <strong>de</strong>s mots sans<br />
suite. Lors d’une fouille minutieuse <strong>de</strong> <strong>la</strong> chambre à coucher, on trouva sous le mate<strong>la</strong>s un<br />
sac contenant ce livre. L’homme avait été pris d’envie <strong>de</strong> grignoter nuitamment et l’avait<br />
entamé.<br />
Et encore : pour sa fête, madame D. invita ses <strong>de</strong>ux sœurs et d’autres parents à déjeuner.<br />
Bientôt les hôtes se p<strong>la</strong>ignirent d’une sorte <strong>de</strong> ma<strong>la</strong>ise, <strong>de</strong> vertige, <strong>de</strong> dégoût, <strong>de</strong> tintements<br />
d’oreille, <strong>de</strong> frissons dans les extrémités, à quoi vient s’ajouter une sueur froi<strong>de</strong>. Leur<br />
98
mémoire et leur vue se troublent, ils défaillent. Le docteur appelé en toute hâte, prescrivit<br />
un chatouillis <strong>de</strong> gorge et une friction au vinaigre fort. Mais il était trop tard. Madame D.<br />
avait par inadvertance mis ce livre dans sa soupe.<br />
Et encore : P. B. âgé <strong>de</strong> quarante quatre ans, et sa femme trente neuf ans, absorbèrent les<br />
racines bouillies <strong>de</strong> ce livre pour leur dîner. Ils étaient d’opinion qu’ainsi accommodé le<br />
livre était comestible. Tous <strong>de</strong>ux se réveillèrent vers minuit, se mirent à courir tels <strong>de</strong>s<br />
possédés à travers tout l’appartement et, ce faisant, se couvrirent le visage d’ecchymoses.<br />
<strong>Les</strong> racines ayant été portées à ébullition intense avaient fort heureusement beaucoup<br />
perdu <strong>de</strong> leur toxicité, et le mé<strong>de</strong>cin parvint à sauver les <strong>de</strong>ux malheureux. Mais ils ne<br />
furent plus jamais les mêmes.<br />
Lecteur prends gar<strong>de</strong> ! Ne mange pas ce livre ! Même bouilli !<br />
Vendredi 13 novembre<br />
L’Europe découvre l’Amérique<br />
Avec Marilyn Hacker, Ellen Hinsey, Jerome Rothenberg, C<strong>la</strong>ire Malroux<br />
99
Jacques Darras : N’ayant pas une conception eurocentrique <strong>de</strong> l’Europe, nous avons tenu<br />
lors <strong>de</strong> ces soirées à nous ouvrir aux grands continents. Et nous terminons en apothéose<br />
avec <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> américains qui nous font l’honneur et le p<strong>la</strong>isir d’être avec nous ce soir.<br />
Poètes qui ont cette double particu<strong>la</strong>rité d’habiter Paris et d’être d’excellents francophones,<br />
auxquels s’est joint un poète qui vient souvent nous visiter, y compris dans cette <strong>Maison</strong> et<br />
qui est Jerome Rothenberg. Nous allons les écouter parler <strong>de</strong> leur re<strong>la</strong>tion avec <strong>la</strong> France<br />
et l’Europe.<br />
Je les présente donc , en commençant par C<strong>la</strong>ire Malroux, qui est une éminente traductrice<br />
<strong>de</strong> l’ang<strong>la</strong>is comme <strong>de</strong> l’américain. Elle a notamment traduit Marilyn Hacker qui est à côté<br />
d’elle et qui représente, à mes yeux, <strong>la</strong> plus parisienne <strong>de</strong>s américaines, très présente dans<br />
les milieux poétiques français. Ce<strong>la</strong> dit, Marilyn Hacker, vous enseignez par ailleurs à <strong>la</strong><br />
City University of New York et vous êtes membre <strong>de</strong> l’Aca<strong>de</strong>my of American Poetry.<br />
Traductrice, vous avez notamment traduit plusieurs <strong>poètes</strong> français dont Marie Etienne,<br />
C<strong>la</strong>ire Malroux et Emmanuel Moses. Parmi vos nombreux livres, je signale votre tout<br />
récent recueil, Names publié par Norton & Compagny. En français, on peu lire <strong>de</strong> vous,<br />
traduit par C<strong>la</strong>ire Malroux et publié aux éditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Différence en 2004. La rue<br />
palimpseste.<br />
Ellen Hinsey, quant à elle enseigne l’ang<strong>la</strong>is à l’Ecole polytechnique. Elle a publié<br />
récemment The White Fire of Time et ce <strong>de</strong>rnier livre, qui est une anatomie <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence,<br />
Update on the Descent. De quelle <strong>de</strong>scente s’agit-il, Ellen Hinsey?<br />
Ellen Hinsey : La <strong>de</strong>scente en enfer et <strong>la</strong> <strong>de</strong>scente <strong>de</strong> <strong>la</strong> Croix.<br />
Jacques Darras : Jerome Rothenberg, j’ai du mal à vous présenter car, pour moi, vous êtes<br />
un homme du XVIIIe siècle. Vous êtes le seul encyclopédiste actuel <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie mondiale.<br />
Avec <strong>de</strong>s intérêts aussi divers qui traversent les traditions poétiques du mon<strong>de</strong> entier à <strong>la</strong><br />
faveur <strong>de</strong> très nombreuses anthologies. Citons en français Techniciens du sacré qui vient<br />
d’être traduit par Yves di Manno chez Corti. Mais aussi <strong>de</strong>s livres auxquels je suis très<br />
sensible (comme Revolution of the World) sur Dada, son importance dans <strong>la</strong> poésie<br />
européenne et américaine, Hugo Ball, Tristan Tzaza etc. Sur <strong>de</strong> nombreux <strong>poètes</strong> aussi<br />
dans le Paris <strong>de</strong>s années 20. Un autre grand livre sur le romantisme, tout récemment, qui<br />
touche à ces trois figures <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie américaine du XIXe siècle : Poe, Whitman et Emily<br />
Dickinson. Vous êtes aussi un voyageur incessant. Vous êtes un noma<strong>de</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie<br />
contemporaine. Pas un coin du mon<strong>de</strong> où vous n’ayez fait une lecture ou une performance.<br />
Souscrivez-vous à cette présentation ?<br />
Jerome Rothenberg : Disons que je suis un poète européen !<br />
Jacques Darras : Nous sommes déjà dans le sujet <strong>de</strong> cette soirée … Quant à vous Jean<br />
Portante, je l’ai dit, je le redis, vous êtes le poète européen par excellence, déjà présent<br />
dans plusieurs <strong>de</strong> ces soirées, et ici en tant que traducteur <strong>de</strong> Jerome Rothenberg. Vous<br />
êtes, en fait, tous ici réunis par les liens <strong>de</strong> l’amitié. Alors, <strong>la</strong> question que je vous poserai,<br />
c’est celle <strong>de</strong> savoir ce qui fait que vous vivez en France plutôt qu’aux Etats-Unis<br />
Marilyn Hacker : Plutôt que <strong>de</strong> parler <strong>de</strong> moi-même, je pense à <strong>la</strong> poésie américaine en<br />
me disant combien il est étonnant <strong>de</strong> constater que nos <strong>poètes</strong> sont <strong>de</strong>s migrants, <strong>de</strong>s exilés,<br />
<strong>de</strong>s passeurs <strong>de</strong> frontières. Je pense à T.S. Eliot, à Hilda Doolittle, vivant en Angleterre.<br />
Des gens qui sont sans racine, ou s’enracinent un peu partout.<br />
100
Jacques Darras : Cependant les fondateurs ne bougent pas : Whitman, Dickinson, Poe que<br />
nous évoquions à l’instant. Et puis il y a ceux qui reviennent aux Etats-Unis avec une sorte<br />
<strong>de</strong> révulsion pour ce pays. Ce soir vous êtes <strong>de</strong>ux représentants <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie américaine en<br />
France, est-ce un hasard ?<br />
Marilyn Hacker : Ce<strong>la</strong> a commencé par mon goût pour les vieux livres que l’on trouve<br />
chez les libraires d’occasion. Puis j’ai aimé Paris, qui n’est pas <strong>la</strong> France. Mais j’ai aussi<br />
vécu dans le Sud <strong>de</strong> <strong>la</strong> France.<br />
Ellen Hinsey : Je pense qu’il y a là une question <strong>de</strong> <strong>de</strong>stin personnel. Pour moi, Paris est<br />
une gran<strong>de</strong> ville d’exilés dans <strong>la</strong>quelle je ne pensais pas faire ma vie.<br />
Jacques Darras : Le terreau américain est-il suffisamment présent ici pour vous permettre<br />
d’écrire ?<br />
Ellen Hinsey : J’essaie <strong>de</strong> maintenir un niveau <strong>de</strong> sensibilité à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue propice à<br />
l’écriture poétique. Mais d’un <strong>de</strong>stin professionnel, il est vrai que j’ai tenté <strong>de</strong> faire aussi<br />
un <strong>de</strong>stin <strong>de</strong> poète. Je suis très marquée par les romantiques allemands mais aussi par un<br />
philosophe comme Emmanuel Levinas<br />
Jacques Darras : Jerome, vous venez <strong>de</strong>puis <strong>de</strong> très nombreuses années régulièrement en<br />
France ?<br />
Jerome Rothenberg : Ce sont <strong>de</strong>s revues comme Change et Action poétique qui m’ont<br />
d’abord accueilli en France où je reviens régulièrement <strong>de</strong>puis ce séjour <strong>de</strong>1997 où je suis<br />
resté quatre mois, sans chercher à accrocher à <strong>la</strong> <strong>la</strong>ngue française, je dois l’avouer …<br />
Jacques Darras : …Oui exactement comme Breton lors <strong>de</strong> son séjour à New York<br />
pendant <strong>la</strong> Guerre.<br />
Jerome Rothenberg : Beaucoup <strong>de</strong> gens <strong>de</strong> ma génération s’étaient rebellés contre <strong>la</strong><br />
domination <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie ang<strong>la</strong>ise, mais pas contre celle <strong>de</strong>s autres nations européennes.<br />
Jacques Darras : Vous voulez parler <strong>de</strong> <strong>la</strong> domination <strong>de</strong> T.S. Eliot ?<br />
Jerome Rothenberg : Il y a eu aux Etats-Unis <strong>de</strong>ux gran<strong>de</strong>s sources : <strong>la</strong> source<br />
spécifiquement américaine et <strong>la</strong> source européenne avec Dada et les Surréalistes. Mais il<br />
faut bien dire que <strong>la</strong> littérature était essentiellement ang<strong>la</strong>ise, dans les années quarante.<br />
C’était une littérature <strong>de</strong> spécialistes.<br />
Ellen Hinsey : Mais <strong>la</strong> situation a changé <strong>de</strong>puis. <strong>Les</strong> <strong>poètes</strong> américains ignorent les <strong>poètes</strong><br />
britanniques contemporains. A ce<strong>la</strong> il y a plusieurs raisons. On enseigne aujourd’hui <strong>la</strong><br />
littérature américaine comme n’étant pas une littérature anglophone. De plus, les livres<br />
ang<strong>la</strong>is ne sont pas diffusés aux Etats-Unis. Et, inversement, beaucoup <strong>de</strong> livres américains<br />
ne sont pas diffusés en Angleterre. Et on pourrait dire <strong>la</strong> même chose <strong>de</strong> <strong>la</strong> littérature<br />
ir<strong>la</strong>ndaise ou canadienne. Il est plus facile <strong>de</strong> trouver <strong>de</strong> tels livres à Paris qu’à New York.<br />
Jacques Darras : On apprend donc <strong>de</strong>ux choses d’un coup : que <strong>la</strong> Gran<strong>de</strong> Bretagne est<br />
effectivement en Europe, ce qui est une révé<strong>la</strong>tion importante. Et qui nous ravit. Et puis<br />
101
aussi que l’Amérique est <strong>de</strong>venue une île. Il y aurait une sorte d’iso<strong>la</strong>tionnisme littéraire<br />
américain ?<br />
Ellen Hinsey : On ne peut pas parler d’iso<strong>la</strong>tionnisme volontaire. L’ang<strong>la</strong>is, ne l’oublions<br />
pas, c’est tout <strong>de</strong> même une <strong>la</strong>ngue partagée par les Américains, les Australiens, les<br />
Canadiens, etc., et j’aimerais bien connaître cette littérature dans sa totalité.<br />
Jerome Rothenberg : Je crois qu’on peut parler d’un iso<strong>la</strong>tionnisme américain, mais il est<br />
involontaire.<br />
Ellen Hinsey : C’est Eliot qui disait que <strong>la</strong> meilleure façon <strong>de</strong> faire croître une littérature,<br />
c’était <strong>de</strong> <strong>la</strong> confronter à d’autres et <strong>de</strong> pério<strong>de</strong>s passées.<br />
Jacques Darras : Il y a donc un changement du centre <strong>de</strong> gravité dans le mon<strong>de</strong><br />
anglophone. Mais j’aimerais me tourner à nouveau vers Jerome pour qui le dadaïsme, le<br />
surréalisme ont beaucoup compté. Et ce que je voudrais savoir c’est ce qu’il met sous<br />
l’expression <strong>de</strong>ep image, propre à sa poésie. Est-ce qu’il s’agit là encore d’une inspiration<br />
surréaliste ?<br />
Jerome Rothenberg : C’est là une expression dérivée <strong>de</strong> ce qu’Ezra Pound appe<strong>la</strong>it<br />
l’Imagisme et qui renvoyait aux images <strong>de</strong> l’inconscient. Mais ce<strong>la</strong> dit, un poète comme<br />
Reverdy a pour moi plus compté que Pound. Disons seulement que Pound, mais aussi<br />
William Carlos Williams m’ont donné un <strong>la</strong>ngage. Mais à <strong>la</strong> vérité, image n’est pas un<br />
terme adéquat, c’est un terme trop répandu pour exprimer ce que je cherche à écrire.<br />
Jacques Darras : Si je reviens à <strong>la</strong> poésie américaine pour <strong>de</strong>s gens <strong>de</strong> ma génération, on<br />
avait une vision assez c<strong>la</strong>ire et sans doute schématique. Il y avait bien sûr les pères<br />
fondateurs, avec en tête <strong>la</strong> figure insolente <strong>de</strong> Whitman. On ne par<strong>la</strong>it pas encore d’Emily<br />
Dickinson qui, <strong>de</strong>puis, a fait son chemin, en particulier grâce à vous, C<strong>la</strong>ire Malroux qui<br />
l’avez beaucoup traduite. Et puis tout s’organisait d’une façon assez simple : avec <strong>la</strong><br />
révolte d’Ezra Pound, parti en Europe après avoir refusé le matérialisme américain,<br />
s’opposant en ce<strong>la</strong> à William Carlos Williams, s’ancrant au contraire dans le sol américain<br />
avec son grand poème Paterson. Il y avait aussi Charles Olson avec ses Maximus Poems et<br />
l’école <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> objectivistes qui représentaient le mo<strong>de</strong>rnisme. On avait encore l’Ecole<br />
<strong>de</strong> New York, avec les Kenneth Cork, John Ashbery, etc. Et puis, d’un seul coup, on a<br />
assisté à une rupture qui a véritablement pris <strong>de</strong> court les gens dont j’étais et qui a été<br />
provoquée par le mouvement <strong>de</strong> ceux qu’on a appelé les Langage Poets. Mais on pouvait<br />
encore s’orienter dans un tel paysage. Ces <strong>poètes</strong> revendiquaient <strong>la</strong> cohérence d’une<br />
démarche affirmée. Ils avaient formulé un manifeste. Mais <strong>de</strong>puis, on a l’impression que <strong>la</strong><br />
scène poétique américaine a totalement explosé. On est dans une pério<strong>de</strong> confuse, une<br />
pério<strong>de</strong> <strong>de</strong> transition. Qu’est-ce que c’est au juste ?<br />
Marilyn Hacker : Je ne trouve pas ce<strong>la</strong> tellement confus. Quand on parle <strong>de</strong> poésie<br />
américaine, il faut souligner l’importance <strong>de</strong>s revues littéraires et <strong>la</strong> gran<strong>de</strong> ouverture <strong>de</strong><br />
leurs éditeurs qui ne sont pas mûs par l’esprit <strong>de</strong> chapelle et lisent vraiment tout ce qui leur<br />
parvient. Alors, c’est vrai qu’on peut, du coup, y lire <strong>de</strong>s textes très disparates.<br />
Jacques Darras : Mais moi, j’interrogeais les mouvements esthétiques dominants (parfois<br />
avec excès, je le reconnais). Je pense à cette époque où le mouvement beatnik, par<br />
exemple, cachait l’Ecole <strong>de</strong> New York …<br />
102
Marilyn Hacker : Je suis née à Boston et je me souviens <strong>de</strong> l’importance sur <strong>la</strong> Côte Est<br />
<strong>de</strong> mouvements comme le New Formalism, qui répondait à celui <strong>de</strong>s Langage Poets <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
Côte Ouest. Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est l’influence conjuguée sur beaucoup<br />
<strong>de</strong> <strong>poètes</strong> du lyrisme et <strong>de</strong>s recherches expérimentales. Je pense à un poète comme Jorie<br />
Graham, mais aussi à <strong>de</strong>s <strong>poètes</strong> plus jeunes, d’une trentaine d’années.<br />
Jacques Darras : Jerome, est-ce que lorsqu’on voyage <strong>de</strong> par le mon<strong>de</strong> comme vous le<br />
faites, en vous posant tel un oiseau migrateur à San Diego <strong>de</strong>ux mois par an, est-ce qu’on a<br />
encore une connaissance <strong>de</strong> <strong>la</strong> poésie américaine contemporaine ?<br />
Jerome Rothenberg : Je pourrais dire, en parodiant T.S. Eliot : « Quand on vieillit, on ne<br />
rajeunit pas. » Je veux dire par là que je m’interdis <strong>de</strong> parler au nom <strong>de</strong> <strong>la</strong> jeune génération<br />
et <strong>de</strong> les affilier à un mouvement ou un autre. Ceux qu’on a c<strong>la</strong>ssés sous le nom <strong>de</strong> « <strong>poètes</strong><br />
métaphysiques » n’ont pas bien accepté cette appel<strong>la</strong>tion. Le grand poème<br />
« confessionnel » <strong>de</strong> notre génération était Howl d’A<strong>la</strong>n Ginsberg. Mais quel sens peut<br />
bien avoir cette dénomination, si ce n’est pour <strong>de</strong>s catholiques ! (rires)<br />
Jacques Darras : Je note donc une protestation <strong>de</strong>s individus <strong>de</strong>vant toutes formes <strong>de</strong><br />
schématisation universitaire. N’empêche que cette situation ne facilite pas <strong>la</strong> traduction.<br />
Car il y a une lisibilité qui n’est plus du tout évi<strong>de</strong>nte.<br />
Marilyn Hacker : Toute une génération a en effet été sacrifiée. On s’intéressait d’abord à<br />
<strong>la</strong> littérature ang<strong>la</strong>ise <strong>de</strong> Gran<strong>de</strong> Bretagne<br />
Jacques Darras : Il n’y avait rien dans Tel Quel ou dans Change, tout était pour<br />
l’objectivisme, rien concernant les <strong>poètes</strong> <strong>de</strong> <strong>la</strong> Beat Generation ; tout ce<strong>la</strong> est très<br />
arbitraire.<br />
Marilyn Hacker : Et puis <strong>la</strong> traduction est aussi, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s questions <strong>de</strong> courants, une<br />
question d’affinités électives.<br />
Ellen Hinsey : Il y a en fait <strong>de</strong>ux orientations possibles: le patrimoine et les vivants.<br />
Jacques Darras : Vitalité dont on va se rendre compte tout <strong>de</strong> suite, en vous écoutant lire<br />
vos poèmes, les uns et le autres. Je vous remercie pour le débat que nous venons d’avoir.<br />
Lectures<br />
Marilyn Hacker<br />
103
Marilyn Hacker lit un poème extrait <strong>de</strong> son récent recueil Names publié chez WW Norton<br />
§ Co aux Etats-Unis.<br />
Glose<br />
Le rempart <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> maison <strong>de</strong>s lépreux<br />
là aussi, c’est Jérusalem.<br />
Des ruisseaux bleus traversent les champs.<br />
La lumière peint en argent un arbre trapu.<br />
Emmanuel Moses, « L’année du dragon »<br />
Une chau<strong>de</strong> vapeur dominicale sur les éventaires <strong>de</strong> fruits <strong>de</strong> Belleville,<br />
<strong>la</strong> cor<strong>de</strong> à linge d’un clochard sous le pont <strong>de</strong>s Arts,<br />
le <strong>de</strong>rnier traiteur alsacien <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue <strong>de</strong> Tourville,<br />
le <strong>de</strong>uxième couscous casher <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue Saint-Maur.<br />
La Northern Line à minuit en revenant <strong>de</strong> Stockwell<br />
par Charing Cross étant donné que personne, pas même un taxi, n’était venu.<br />
<strong>Les</strong> Montagnes Noires titubant <strong>de</strong>vant une automobile ivre,<br />
une fourgonnette <strong>de</strong> <strong>la</strong> poste enfi<strong>la</strong>nt le col <strong>de</strong> Vencedans une aube<br />
lunaire quand l’enceinte <strong>de</strong> <strong>la</strong> ville est un camaïeu.<br />
Le rempart <strong>de</strong>rrière <strong>la</strong> maison <strong>de</strong>s lépreux.<br />
Un crépuscule équinoxial enveloppant le Square<br />
du Temple, une lune-neavus aperçue à travers <strong>la</strong> bruine<br />
sur le pont Sully ; le 96 coincé par<br />
<strong>de</strong>s motos stationnées <strong>de</strong>vant le Royal Turenne,<br />
qui k<strong>la</strong>xonne pendant que les gaz montent <strong>de</strong>s camions et que le machiniste<br />
traite les motards <strong>de</strong> tous les noms,<br />
ce qui distrait un peu ses passagers bloqués<br />
(les cyclistes ont eu <strong>la</strong> bonne idée <strong>de</strong> ne pas être là) ;<br />
le verre d’eau que le serveur lui apporte avec le crème :<br />
Là aussi c’est Jérusalem<br />
<strong>Les</strong> métho<strong>de</strong>s pour passer c<strong>la</strong>n<strong>de</strong>stinement une frontière sont variées :<br />
Soixante ans se sont écoulés et les trains ont retrouvé<br />
leur innocence. Le bétail couleur crème s’agenouille dans une basse-cour<br />
un cheval solitaire tend l’oreille au vent.<br />
<strong>Les</strong> berges sibi<strong>la</strong>ntes, les monosyl<strong>la</strong>bes<br />
<strong>la</strong>coniques qu’un panneau d’affichage tient<br />
en l’air au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> pneus, <strong>la</strong> calligraphie <strong>la</strong>sse<br />
du sil<strong>la</strong>ge d’un avion : leurs messages s’éparpillent<br />
dans l’air enfoncé qui siffle en capitu<strong>la</strong>nt.<br />
Des ruisseaux bleus traversent les champs.<br />
Dans une vision du passé parfait,<br />
<strong>la</strong> circonférence d’un chemin <strong>de</strong> vignes en cendres<br />
mesure le jeu <strong>de</strong>s mots et du souffle, enfin<br />
réunis en quelques phrases récupérables :<br />
104
<strong>la</strong> trajectoire <strong>de</strong> l’heure n’est pas entièrement perdue<br />
à l’intérieur <strong>de</strong>s synapses brûlées <strong>de</strong> <strong>la</strong> mémoire.<br />
Pourtant <strong>la</strong> perspicacité accordée aux étrangers<br />
inscrit le vignoble sur le palimpseste<br />
d’une ville , d’une vallée, <strong>de</strong> collines, d’autres talus.<br />
La lumière peint en argent un arbre trapu.<br />
Traduction Emmanuel Moses<br />
Le garçon<br />
Est-ce le garçon en moi qui par <strong>la</strong> fenêtre<br />
regar<strong>de</strong> quelqu’un, en face, ravau<strong>de</strong>r une taie,<br />
les nuages filer dans le ciel, <strong>la</strong> gouttière cracher<br />
<strong>la</strong> pluie, quelqu’un d’autre allumer une cigarette ?<br />
(Parce qu’il a f<strong>la</strong>nché, n’a pas fait volte-face<br />
pour les affronter, ne leur a pas renvoyé<br />
l’injure – « Fascistes ? » – non « Pédés » – « Ordures ! »<br />
il se dit brièvement – s’il était une fille …)<br />
Il écrit une phrase. Rature une phrase.<br />
Je ne serai jamais un homme, mais un garçon<br />
rature ici <strong>de</strong>s mots : <strong>la</strong> pluie, le ravaudage<br />
sont pour aujourd’hui les seuls <strong>de</strong>voirs qu’il fera.<br />
L’absence <strong>de</strong> sexe et son privilège<br />
se confon<strong>de</strong>nt en lui, soprano, gauche, frêle.<br />
Non pas neutre – humain sans genre ni tache,<br />
le ca<strong>de</strong>t <strong>de</strong> tous les contes <strong>de</strong> fées,<br />
sauf que les garçons lui criaient dans le square :<br />
« Juif ! » lorsqu’il rentrait chez lui <strong>de</strong> l’école.<br />
Le livre qu’il vient <strong>de</strong> lire, sur <strong>la</strong> guerre,<br />
les partisans, est moins un récit terrible<br />
et palpitant – qu’une mise en gar<strong>de</strong>,<br />
un co<strong>de</strong>, et ce co<strong>de</strong>, il faut qu’il le déchiffre.<br />
Il a <strong>de</strong>s cheveux courts, un sweat-shirt rouge. On sait<br />
quelque chose à son sujet – dont il <strong>de</strong>vrait<br />
être fier ? Qu’il est honteux <strong>de</strong> <strong>la</strong>isser voir ?<br />
On vous tuait pour ça en 1942.<br />
Dans son histoire à lui, les partisans<br />
ont-ils <strong>de</strong>s fils ? Des grands-parents ? Est-il un Juif<br />
plus qu’il n’est un garçon, qui sera un homme<br />
105
Un jour ? Quelqu’un qui ne sera jamais un homme<br />
regar<strong>de</strong> <strong>de</strong>hors <strong>la</strong> pluie dont il croyait<br />
qu’elle al<strong>la</strong>it cesser. Il lit <strong>la</strong> phrase commencée.<br />
Ajoute quelque chose qu’il rature d’un trait.<br />
Extrait <strong>de</strong> La rue palimpseste, traduit par C<strong>la</strong>ire Malroux,© éditions <strong>de</strong> <strong>la</strong> Différence, 2004.<br />
Jerome Rothenberg<br />
Jerome Rothenberg lit trois « élégies parisiennes » inspirées par un séjour qu’il fit en 1997<br />
à Paris. Il se souvient qu’en même temps qu’il s’enchantait <strong>de</strong> <strong>la</strong> richesse culturelle <strong>de</strong> <strong>la</strong><br />
capitale au début du XXe siècle, qu’il traduisait Picasso, le frappait le Paris contemporain<br />
et ses clochards.<br />
Trois élégies parisiennes<br />
I.<br />
Dans mon sombre dimanche à moi,<br />
<strong>la</strong> lumière s’approche comme <strong>la</strong> lune<br />
à travers <strong>de</strong>s plumes qui, à peine vues, sombrent,<br />
coulées par l’aveuglement et <strong>la</strong> pensée<br />
que tout le mon<strong>de</strong> est mort autour d’une ville sur le point <strong>de</strong> disparaître,<br />
tout comme elle l’a fait auparavant,<br />
engloutie dans une poche vi<strong>de</strong> et démesurée<br />
et, avec une o<strong>de</strong>ur <strong>de</strong> terre,<br />
les lumineux aventuriers <strong>de</strong> 1910 dont c’était les rues<br />
partageant une tombe commune avec ceux qui ont suivi,<br />
atteignant même l’endroit où toi et moi attendons<br />
en compagnie <strong>de</strong>s amis partis un à un<br />
comme <strong>de</strong>s cyber-singes s’envo<strong>la</strong>nt dans l’espace insouciant<br />
II.<br />
Dans les Pyrénées<br />
A <strong>de</strong>ssus d’une gorge nous pendions et oscillions,<br />
<strong>Les</strong> montagnes étaient vivantes <strong>de</strong> chaque côté,<br />
Témoins <strong>de</strong> pierre.<br />
L’air était immobile,<br />
Rien qu »’un lointain souffle <strong>de</strong> vent.<br />
Nous étions assis suspendus par un câble d’acier,<br />
Sans voix, personne à qui parler dans le mon<strong>de</strong>.<br />
Sauf toi et moi cette révé<strong>la</strong>tion,<br />
106
Je crois que c’est son vi<strong>de</strong> que je prise le plus<br />
et même maintenant, arrivé à Paris,<br />
Je suis assis, seul,<br />
Et j’ai le sang éc<strong>la</strong>té <strong>de</strong> ma poitrine électrique.<br />
Finale ruée <strong>de</strong> pins déva<strong>la</strong>nt <strong>la</strong> rue vi<strong>de</strong>.<br />
III.<br />
Pourquoi un homme bien habillé s’approche-t-il <strong>de</strong> moi et me <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-il l’aumône ?<br />
C’est un rêve, me dis-je, ce<strong>la</strong> ne peut être vrai.<br />
Pourquoi une mère souriante habillée pour <strong>la</strong> messe<br />
tend-t-elle une main pour me toucher,<br />
<strong>de</strong>s nuages tout autour d’elle assis par terre ?<br />
Pourquoi <strong>de</strong>man<strong>de</strong>-t-elle <strong>de</strong> l’ai<strong>de</strong> ?<br />
Et pourquoi est-ce que je continue <strong>de</strong> marcher, <strong>la</strong> <strong>la</strong>issant <strong>de</strong>rrière moi<br />
où il n’y a ni rue ni soleil, même à Paris en ce jour le plus chaud <strong>de</strong> l’été ?<br />
Quel est le bruit qui vient vers nous du coin <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue,<br />
bruit d’une vague suspendue dans l’air, <strong>de</strong> ruche d’abeilles, <strong>de</strong> mains qui app<strong>la</strong>udissent<br />
dans le noir ?<br />
Qui est l’homme qui porte une fleur dans son oreille,<br />
une chemise avec beaucoup <strong>de</strong> plis, un gilet, une barbe, les boutons qui brillent<br />
comme <strong>de</strong>s étincelles électriques ?<br />
A mesure que je scrute ses traits, je peux voir que ses lèvres sont parties.<br />
Sa <strong>la</strong>ngue est lour<strong>de</strong> et pend d’un côté et forme <strong>de</strong>s mots qui ne m’atteignent jamais,<br />
que l’obscurité couvre.<br />
Tous les gens <strong>de</strong> cette rue sont assis contre un mur,<br />
les uns les yeux ouverts, d’autres enfoncés dans un sommeil profond.<br />
Tous sont bien habillées, les hommes portent <strong>de</strong>s costumes d’affaire et <strong>de</strong>s b<strong>la</strong>zers, un<br />
gilet, un veston croisé, un smoking et queue <strong>de</strong> pie mais n’ont ni manteau ni chapeau,<br />
leurs chaussures sont simples, toujours d’un brun obscur ou noir avec <strong>de</strong>s traces <strong>de</strong> sable<br />
<strong>de</strong> promena<strong>de</strong>s dans les jardins parisiens, <strong>la</strong>cets défaits, parfois sans chaussettes,<br />
et les femmes bien habillées aussi,<br />
même si <strong>la</strong> chevelure <strong>de</strong> l’une est avachie alors qu’une autre l’a c<strong>la</strong>irsemée<br />
et <strong>la</strong>isse entrevoir son crâne.<br />
Une troisième porte les traces d’une barbe, une gran<strong>de</strong> tache humi<strong>de</strong> sous une aisselle.<br />
On n’a qu’à les regar<strong>de</strong>r et déjà ils se mettent à parler comme parlent les oiseaux,<br />
plumes que le vent fait tourbillonner à travers le square.<br />
Assis au paradis et nous nous repassons un ballon, un bout <strong>de</strong> papier à nos pieds,<br />
puis c’est l’heure <strong>de</strong> partir et nous tournons à l’angle <strong>de</strong> <strong>la</strong> rue<br />
et montons par le petit escalier et les entendons suivre une bouffée <strong>de</strong> musique d’un temps<br />
lointain,<br />
une voix <strong>de</strong> femme <strong>de</strong>venant régulière, les mots qui émergent, bas et hauts, imp<strong>la</strong>cable<br />
ouverture, procession, et c’est Picasso en tête, un petit homme aux épaules poilues.<br />
Il s’est mis en short <strong>de</strong> course comme Frank O’Hara,<br />
tous les <strong>de</strong>ux maintenant <strong>de</strong>s étoiles du collège Mineo<strong>la</strong>,<br />
tous <strong>de</strong>ux déc<strong>la</strong>rant maintenant leur amour du mal,<br />
et Apollinaire qui est également là,<br />
sa tête pas plus gran<strong>de</strong> que l’ongle d’un pouce,<br />
f<strong>la</strong>nqué <strong>de</strong> Gertru<strong>de</strong> Stein, yeux comme eux d’une poupée folle,<br />
107
et quelqu’un qui ressemble à mon père,<br />
Max Jacob enveloppé dans un habit brun <strong>de</strong> moine dans lequel son corps disparaît.<br />
Ici dans un mon<strong>de</strong> où il n’y a que <strong>de</strong>s petites gens, <strong>de</strong>s fantômes,<br />
où le ciel n’est pas un ciel, <strong>la</strong> terre rétrécit quotidiennement sous du p<strong>la</strong>stique argenté,<br />
disparaît, glisse entre mes mains comme <strong>de</strong>s billes dans une salle <strong>de</strong> patchinko,<br />
les yeux tourbillonnant comme <strong>de</strong>s lumières rouges pour finir ici, à <strong>la</strong> République,<br />
avec tous le autres morts, les fantômes affamés sous nos fenêtres,<br />
soupe popu<strong>la</strong>ire pour les morts, ceux qui courent, ceux qui s’accroupissent maintenant<br />
dans l’herbe,<br />
ils disent notre faiblesse, <strong>la</strong> déchéance incorporée à <strong>la</strong> vie,<br />
décomposition, chaos, anarchie, confusion d’autant plus confondue, saleté pêle-mêle,<br />
hors coup et hors usage, hors gond, hors argent, hors temps, hors jeu, hors haleine, hors<br />
boulot, hors espoir, hors pouvoir,<br />
parce que les hommes qui viennent vers nous, bien que morts, sont exactement comme<br />
nous et nous fixent comme <strong>de</strong>s princes déchus.<br />
Soyez les bienvenus dans <strong>la</strong> mort, disent-ils.<br />
Le regard nous divise en <strong>de</strong>ux, les nombres dansent à nouveau <strong>de</strong>rrière nos yeux,<br />
les cercles se brisent, l’homme qui porte une horloge à son oreille comptera le silence.<br />
Chaque jour ait été,<br />
ce qui était naguère vivant est parti<br />
et ce qui n’a pas encore été vivant est parti aussi.<br />
Ellen Hinsey<br />
Ellen Hinsey tient à préciser, avant <strong>la</strong> lecture <strong>de</strong>s poèmes qu’elle a choisis, que ses <strong>de</strong>ux<br />
<strong>de</strong>rniers livres publiés sont inspirés par l’extrême violence qu’elle a subi dans sa famille où<br />
un meurtre a été commis.<br />
Le premier poème se présente comme une affirmation <strong>de</strong> l’esprit lyrique et traite <strong>de</strong> <strong>la</strong> vie<br />
contemp<strong>la</strong>tive, tandis que le suivant, résolument anti-lyrique et qui évoque une morgue, est<br />
une « anatomie <strong>de</strong> <strong>la</strong> violence» qui témoigne d’une époque où <strong>la</strong> question du mal est<br />
particulièrement obsédante.<br />
« Ce qui m’intéresse, explique-t-elle, c’est <strong>la</strong> question <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience. On the struggle<br />
with the Angel d’où ils sont extraits est une méditation sur le sujet biblique <strong>de</strong> <strong>la</strong> lutte avec<br />
l’Ange, c’est-à-dire <strong>de</strong> <strong>la</strong> conscience humaine. »<br />
Soudain dans <strong>la</strong> chaleur pesante d’un après-midi d’été,<br />
au moment où les tiges b<strong>la</strong>nchies du blé vont être sacrifiées,<br />
<strong>la</strong> conscience te révèle, oui.<br />
Cette silhouette qui s’avance sous le couvert ombragé d’un hêtre,<br />
au bord du ruisseau où vous vous êtes déjà rencontrés,<br />
tu jugerais connaître cette haleine piquante <strong>de</strong>s moissons<br />
parce qu’un jour, penchée dans l’ombre, tu as senti une présence proche,<br />
ou qu’un jour une lumière a miroité dans <strong>la</strong> noirceur <strong>de</strong> <strong>la</strong> route,<br />
<strong>de</strong> sorte que l’on se <strong>de</strong>man<strong>de</strong> si tout ce qui tire sa source <strong>de</strong> l’invisible ne disparaît pas.<br />
Ou venait-il <strong>de</strong> <strong>la</strong> profon<strong>de</strong>ur d’un sommeil à moitié travaillé ?<br />
Lorsque, suivie par les rêves, tu as entendu une voix entravée,<br />
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et te réveil<strong>la</strong>nt rapi<strong>de</strong>ment tu as fait les comptes <strong>de</strong> ce que tu as réalisé ou possédé<br />
dans le registre suspendu <strong>la</strong> nuit au-<strong>de</strong>ssus <strong>de</strong> ta tête, qui détaille tous tes choix.<br />
Non, tu connais cette forme qui, vue <strong>de</strong> près, pourrait être <strong>la</strong> tienne, <strong>la</strong> même,<br />
et résolus à vous affronter au bord <strong>de</strong> l’eau comme vous aviez failli le faire dans<br />
l’obscurité <strong>de</strong> ces heures <strong>de</strong> chaume,<br />
mais maintenant comme alors, tu sais que tu n’as pas son pouvoir.<br />
Car avec force et fermeté il t’a mise à jour, t’a longuement éprouvée.<br />
Il t’a regardée compter <strong>la</strong> botte <strong>de</strong> tes jours,<br />
incapable finalement <strong>de</strong> séparer l’ivraie du divin,<br />
Mais ce soir, sous le ciel couvert <strong>de</strong> feuilles, encore une fois tu essaieras et appuieras<br />
ce volume sans poids contre ton dos.<br />
Vous vous tiendrez en<strong>la</strong>cés, puis frappant, pivotant,<br />
vous allongerez les coups jusqu’à ce que tu te sois mise en déroute.<br />
Par <strong>la</strong> sûreté <strong>de</strong> son avance tu vacilleras,<br />
mais bien cramponné encore à cette forme comme aucune autre,<br />
et pas plus distinct <strong>de</strong> toi que le corps <strong>de</strong> sa respiration,<br />
cet ange, oui,, venu pour tester ta force, sait bien que tu fais partie <strong>de</strong> ces êtres qui<br />
s’élèvent rarement pour transcen<strong>de</strong>r <strong>la</strong> terre.<br />
A ce titre, tu tomberas aussi avec <strong>la</strong> moisson <strong>de</strong>s choses.<br />
Néanmoins ce soir, lutte face à face,<br />
transperce ce regard que toi seule tu as provoqué,<br />
car seule tu feras face à son gron<strong>de</strong>ment et à sa f<strong>la</strong>mme,<br />
alors que tu essaies <strong>de</strong> faire au mieux avec ce qui t’est donné.<br />
Traduction C<strong>la</strong>ire Genoux et Bruno Grégoire<br />
Inventaire<br />
Préparation<br />
On ne se contentera pas d’entrer dans <strong>la</strong> pièce.<br />
La pièce n’est pas vi<strong>de</strong>.<br />
Il faut attendre sur le seuil avant d’entrer.<br />
Ce fut jadis une maison, une salle <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse, une usine.<br />
Aujourd’hui il n’y a plus <strong>de</strong> vitres.<br />
<strong>Les</strong> branches <strong>de</strong>s arbres privés <strong>de</strong> feuilles refusent <strong>de</strong> toucher les fenêtres.<br />
Il faut attendre sur le seuil.<br />
A l’intérieur froid g<strong>la</strong>cial.<br />
Quatre murs en plâtre fendus d’une <strong>la</strong>rge fissure.<br />
Par terre, le ciment ne sera jamais réparé.<br />
Le contenu <strong>de</strong> <strong>la</strong> pièce dépasse l’imagination.<br />
Ce fut naguère une usine, une salle <strong>de</strong> c<strong>la</strong>sse, une maison.<br />
Ce qui reste est trace <strong>de</strong> quelque chose.<br />
Ce qui a été perdu est trace <strong>de</strong> quelque chose.<br />
On ne peut pas se contenter d’entrer dans <strong>la</strong> pièce.<br />
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Inventaire<br />
1.<br />
Le corps n’a pas <strong>de</strong> grands besoins en fin <strong>de</strong> compte,<br />
un bout <strong>de</strong> bois, un chiffon b<strong>la</strong>nc, abri léger pour son passage.<br />
2.<br />
A même hauteur <strong>de</strong> tête et <strong>de</strong> sol,<br />
voici les éléments <strong>de</strong> l’inventaire :<br />
lui ce fut un mari, là-bas un frère.<br />
3.<br />
B<strong>la</strong>nc pur, <strong>la</strong> pièce brûle d’une stupeur consciente.<br />
Pardonnez à ceux qui fautent contre.<br />
4.<br />
Ne regar<strong>de</strong>z pas les visages en train <strong>de</strong> faire œuvre <strong>de</strong> mort.<br />
C’est une forme <strong>de</strong> sacrilège.<br />
5.<br />
N’imaginez pas que les morts sont en paix.<br />
<strong>Les</strong> morts sont à votre merci.<br />
6.<br />
Qu’est-ce que ce silence qui n’est pas<br />
ni jamais ne fut si pleinement silence.<br />
Ne vous contentez pas seulement d’entrer dans cette pièce.<br />
Le <strong>de</strong>rnier poème qu’Ellen Hinsley a choisi <strong>de</strong> lire lui a été inspiré par ce sentiment que le<br />
mal est toujours <strong>la</strong>tent, que <strong>la</strong> tyrannie n’est jamais éteinte et <strong>la</strong> lutte contre elle jamais<br />
achevée.<br />
Biographie succincte <strong>de</strong> <strong>la</strong> tyrannie<br />
La tyrannie n’a jamais le souci <strong>de</strong> l’échelle.<br />
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Ça lui est égal <strong>de</strong> commencer tout en bas.<br />
Ses rêves <strong>de</strong> gran<strong>de</strong>ur s’accommo<strong>de</strong>nt très bien <strong>de</strong> faire répétition au théâtre <strong>de</strong> l’enfance.<br />
La tyrannie dispose d’une complète panoplie <strong>de</strong> soldats <strong>de</strong> plomb<br />
avec quoi préparer <strong>la</strong> catastrophe.<br />
L’un porte un masque à gaz,<br />
l’autre un casque <strong>de</strong> métal.<br />
Caché dans un tiroir, à l’écart <strong>de</strong>s autres,<br />
voici le tambour dont <strong>la</strong> tête a été arrachée par une explosion.<br />
La tyrannie connaît une adolescence difficile,<br />
tout en bras, en jambes et en chaleur.<br />
Elle parle <strong>de</strong> ruse à nettoyer qu’elle encombre <strong>de</strong> ses bruits cependant.<br />
La tyrannie aime à voir sa ville natale avec un petit cinéma où les fidèles regar<strong>de</strong>nt les<br />
films le soir.<br />
<strong>Les</strong> tyrannies n’apprennent pas vite.<br />
C’est seulement aux toutes premières années <strong>de</strong> <strong>la</strong> maturité qu’elles récoltent les bénéfices<br />
<strong>de</strong> <strong>la</strong> bienséance.<br />
A sa maturité, <strong>la</strong> tyrannie <strong>de</strong>vient adulte <strong>de</strong> plein droit, dotée d’un corps parfaitement<br />
développé au fond duquel elle dissimule un magasin entier <strong>de</strong> régressions.<br />
La régression <strong>de</strong> <strong>la</strong> tyrannie est simple.<br />
Un désir infantile d’imposer son omnipotence au reste du mon<strong>de</strong>.<br />
<strong>Les</strong> tyrannies vieillissent mal.<br />
La compétition entretient <strong>la</strong> forme <strong>de</strong>s tyrannies.<br />
Leur excitation cesse quand il n’y a plus <strong>de</strong> héros.<br />
La tyrannie dans <strong>la</strong> vieillesse est toujours disgracieuse, entourée d’un paysage d’autos<br />
rouillées, <strong>de</strong> vieilles ferrailles, c’est une décharge <strong>de</strong> promesses.<br />
Et comme au temps <strong>de</strong>s Romains, l’héritier s’est fait assassiné plusieurs années<br />
auparavant .<br />
Ce qui <strong>de</strong>meure un mystère, c’est <strong>de</strong> voir que quelqu’un fleurit sa tombe régulièrement.<br />
Traduction Jacques Darras<br />
Débats et lectures transcrits par Pierre Dubrunquez<br />
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