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<strong>Cougaï</strong><br />
<strong>Damien</strong> <strong>Verhamme</strong><br />
) éditions 100 (
) éditions 100 (<br />
Dépot légal D/2001/8474/2<br />
ISBN 2-930276-09-6<br />
© SérieC Editions 2001<br />
© <strong>Verhamme</strong> 2011<br />
www.damienverhamme.net
<strong>Damien</strong> <strong>Verhamme</strong><br />
<strong>Cougaï</strong>
à Guillaume Dustan<br />
écrivain
Tu vois le vélo là-bas près de la grande porte, c’est celui du<br />
facteur ! Tu le prends et tu le ramènes ici. On pique le courrier,<br />
puis on passe la journée à lire. Mon petit doigt me dit qu’il y<br />
aura moyen de se faire de la tune. Je suis certain qu’il y a<br />
des tas de salopes dans le quartier qui reçoivent des tas de<br />
lettres de cul de leurs putains d’amants !<br />
Celui qui parlait, cheveux ras noirs, devait avoir un peu<br />
moins de dix-huit ans. L’autre, un blond un peu plus jeune,<br />
opina de la tête puis se mit en marche en sifflotant “Le chant<br />
des partisans”.<br />
A cette heure matinale, la rue se trouvait déserte et tout le<br />
monde dans le quartier savait que, quand il rentrait chez la<br />
vieille Marie, le facteur n’en sortait pas avant des heures.<br />
Tout au moins, pas avant d’avoir avalé trois ou quatre bièrecognacs.<br />
Ils se débarrassèrent de la bicyclette en la cachant derrière<br />
une haie touffue, transvasèrent la presque totalité du courrier<br />
dans leurs sacoches et partirent en direction du fleuve, sans
se hâter.<br />
La première enveloppe, qu’ils ouvrirent, destinée à une certaine<br />
Els Brodelet, émanait d’une étude notariale et concernait<br />
une vente de terrains. Rien d’intéressant pour nos deux lascars.<br />
La seconde, cream laid, contenait une lettre manuscrite<br />
rédigée en anglais.<br />
— Encore une merde, s’exclama le plus âgé.<br />
Plutôt que de la déchirer, le blond la remit dans son enveloppe,<br />
plia le tout en quatre et fourra l’ensemble dans la poche<br />
arrière de son pantalon de toile. En toile bleue pour être précis.
la journée de l’électroménager<br />
Les fours à micro-ondes disposés en quinconce donnaient à<br />
la pièce une vague allure de navette intergalactique telle<br />
qu’on peut les voir dans les vieux films de science-fiction.<br />
Ceux des années soixante-dix en particulier. Une distance<br />
d’un mètre vingt les séparait les uns des autres. Le système<br />
de mise en route, bien que fort rudimentaire, se révéla d’une<br />
efficacité parfaite. Branchement direct sur le circuit d'éclairage<br />
via un vulgaire domino blanc grossièrement dissimulé<br />
par un morceau de papier aluminium ménager. Le genre de<br />
montage à faire bondir n’importe quel apprenti électricien.<br />
La pénombre de la pièce obligea la femme de ménage à<br />
actionner l'interrupteur.<br />
Elle sursauta en entendant le bruit des fours qui se mettaient<br />
en marche. Elle ne se rendit compte que quelques<br />
minutes plus tard de la spécificité scabreuse de leurs contenus<br />
respectifs. Enfin je présume, car il n'y a eu aucun témoin<br />
direct de la scène. Ni indirect d'ailleurs. Rupture anévrismale<br />
foudroyante. C'est une de ses amies, une institutrice avec<br />
/ 8
qui elle devait emménager le lendemain, qui a réussi à prévenir<br />
la police. Elles avaient rendez-vous pour faire quelques<br />
achats. Des draps, des chemises de nuit, un percolateur et<br />
un grille-pain. Ça semblait être la journée de l'électroménager.<br />
Ne la voyant pas sortir de l’immeuble, l’amie avait osé franchir<br />
la porte de l’atelier bien que Pascale Bagand (nom et prénom<br />
de la femme de ménage) le lui avait toujours formellement<br />
interdit. Ordre strict de l’artiste propriétaire des lieux. Depuis<br />
(l'histoire s'est passée hier entre quinze heures et seize<br />
heures) l'institutrice se trouve hospitalisée en état de choc<br />
profond dans une clinique à l’est de la ville.<br />
Le soir même, on arrêta Stéphane Kalosse, un de mes voisins,<br />
au Sbang's où il travaille comme plongeur le week-end.<br />
Spontanément, il avoua aux enquêteurs sans montrer la<br />
moindre réticence, puis il se plongea dans un silence abyssal.<br />
Chez lui (son atelier se trouvant en bas de la ville), les<br />
enquêteurs ont trouvé sur la table de cuisine un manuscrit<br />
complet détaillant minutieusement la préparation de ce que<br />
l’auteur semblait considérer comme la quintessence de son<br />
travail artistique. L'œuvre d'art absolue.<br />
Dans le premier four se trouvaient deux pieds, dans le<br />
second deux mains, dans le troisième un cœur, dans le quatrième<br />
une tête sans les yeux et dans le dernier le reste d’un<br />
minuscule corps de sexe féminin. Un polaroïd noir et blanc<br />
scotché sur chaque four précisait le contenu initial, avant<br />
l’implosion.<br />
Stéphane Kalosse, trente-deux ans, était le père de Katy.<br />
D’après le médecin légiste, elle avait entre cinquante-six<br />
jours et quatre heures et cinquante-six jours et cinq heures<br />
au moment de son décès. D’après l’inspecteur, les médecins<br />
légistes racontent n’importe quoi.<br />
La veille de son intervention, Stéphane Kalosse m’avait<br />
emprunté quatre mètres de fils électriques ainsi que quelques<br />
/ 9
outils. Les policiers en charge de l’affaire m’ont questionné<br />
longuement afin de savoir ce que je connaissais de ce type.<br />
Rien.<br />
Stéphane Kalosse me paraissait un peu bizarre mais bon,<br />
pas plus que les deux flics ou que la grande majorité des<br />
gens que je côtoie. J’ignorais qu’il avait un enfant. La première<br />
et avant-dernière fois qu’il m’avait adressé la parole<br />
remontait à deux jours avant l’affaire. Il faut dire que je m’intéresse<br />
pas trop à mon voisinage. Je passe mon temps à<br />
peindre ou à écrire. Dans cette histoire, je croyais n’en être<br />
quitte que pour un tournevis, une pince coupante et quatre<br />
mètres de fils. Nenni. Depuis lors, un nom que je n’avais ni<br />
articulé, ni même effleuré en pensée depuis des lustres a<br />
ressurgi promptement de mon cortex cérébral.<br />
Malika.<br />
/ 10
la radio envoyait des airs nostalgiques<br />
Une grève générale menaçait d’éclater depuis la veille et les<br />
départs de la journée s’annulaient les uns après les autres.<br />
Malgré l’effervescence qui régnait aussi bien à l’intérieur<br />
qu’à l’extérieur de la gare, j’attendais calmement le train<br />
pour Bruxelles. Personne ne m’attendait là-bas. Alors une<br />
heure ou un jour de retard !<br />
Assis sur une banquette à l'intérieur du buffet de la gare, je<br />
déglutissais bruyamment un sandwich thon-poulet arrosé de<br />
sauce anglaise fabriquée en Hongrie. Le liquide sans<br />
saveur n’avait de sauce anglaise que le nom et la couleur.<br />
J’accompagnais le tout d’un Pepsi bouteille, light. Le repas<br />
diététique par excellence. J’aimais cela.<br />
A la table sur ma droite, un black d’une quarantaine d’années,<br />
cheveux rasés et minuscule bouc blanc tressé à la Ordell<br />
Robbie dans Jackie Brown, s’excitait bruyamment en<br />
consultant l’un après l’autre les journaux disponibles au bar.<br />
Il semblait s’intéresser essentiellement aux pages hippiques.<br />
Sur un carnet noir en similicuir défraîchi, il notait, barrait,<br />
/ 11
entourait au feutre rouge, ou vice versa, les noms des étalons<br />
d’après lui futurs vainqueurs.<br />
A intervalles réguliers, il jetait un rapide coup d’œil sur la<br />
météo ainsi que sur l’horoscope du jour.<br />
Le temps que j’essuie mes lunettes couvertes de buées<br />
l’autre s’envola. J’aurais pu le retrouver au bureau de paris<br />
le plus proche mais je ne voyais aucun intérêt à aller vérifier.<br />
A plein régime, la radio envoyait des airs nostalgiques. Pour<br />
les autres, pas pour moi. Aznavour, ses plaisirs démodés.<br />
Je me mis à songer que la mode était un phénomène<br />
laxatif pour les gens dépourvus de personnalité, les gens<br />
moyens, la moyenne, la norme, le normal. Tout ce que je<br />
n'étais pas. Tout ce qui auparavant me mettait hors de moi.<br />
Mes pensées me reportèrent quelques heures auparavant.<br />
/ 12
Henri Tiquet<br />
Selon une des mes théories, maintes fois vérifiées, chaque<br />
matin apporte son connard quotidien. Celui de ce mardi<br />
ensoleillé de juin avait endossé les traits d’un employé de<br />
ma banque. J’y étais passé retirer de l’argent pour acheter<br />
une nouvelle carte de train. Une carte dix voyages à prix<br />
réduit. On y remplit soi-même la date, la ville de départ ainsi<br />
que celle d’arrivée.<br />
Au guichet, un gros barbu aussi lancinant qu’insignifiant<br />
essaya de m’expliquer l’inexplicable.<br />
— La somme inscrite sur votre extrait bancaire ne sera disponible<br />
que dans dix jours !<br />
J’avais de la tune sur mon compte. J’y avais déposé deux<br />
chèques la semaine précédente. L’un provenant de mon exéditeur,<br />
l’autre résultant de la vente d’un tableau à une extante<br />
par alliance. Elle avait flashé sur une des mes toiles<br />
lors de ma dernière exposition. Celle organisée pour la sortie<br />
du premier court-métrage où j’officiais comme acteur principal<br />
aux côtés d’une certaine Nathalie Belon.<br />
/ 13
L’homme aux deux bites était son titre. Au tableau pas au<br />
film. Elle voulait l’offrir comme cadeau de rupture à son<br />
amant du mois. Elle n’avait pas discuté le prix.<br />
J’avais du fric, c’était inscrit noir sur blanc sur le document<br />
établi par la banque mais je ne le palperais pas avant des<br />
lustres. Résultat, je pouvais faire une croix sur mon voyage.<br />
L’autre gland continuait son discours soporifique.<br />
— C’est normal mon cher monsieur, la compensation aura<br />
lieu le trente juin !<br />
Je ne comprenais rien à ces palabres masturbatoires. Plutôt<br />
si, je ne comprenais que trop bien. La banque n’étant qu’une<br />
institution de vol légal, je n’avais qu’à la fermer.<br />
Désolé pour ce gros porc, je l’avais close pendant trop longtemps.<br />
Je n’avais plus aucune envie de continuer. Je lui sorti<br />
ce que je pensais de ses discours mongoloïdes et de son<br />
rôle de valet servile du capitalisme anthropophage.<br />
Décontenancé, il perdit son calme contractuel et glosa de<br />
telle façon sur les clients présents qu’il s’ensuivit aussitôt un<br />
début d’émeute, ce qui me fit plaisir.<br />
Ils se ressemblent tous, ces pions du libéralisme vampirique<br />
avec leurs sourires, leurs costumes, leurs chemises, leurs<br />
cravates, leur diction au sommet du ridicule. Croissance,<br />
conjoncture, dow jones, marché, flexibilité, communication,<br />
emploi, ...<br />
Dans mon classement des professions les plus grotesques,<br />
les agents financiers se classent juste derrière les coiffeuses,<br />
un peu avant les présentateurs télé.<br />
Ceux qui décrochent la palme d’or avec grande distinction<br />
sont les vendeuses de fringues ex aequo avec les animateurs<br />
socio-culturels provinciaux.<br />
Il commença à suffoquer, se reprit, s’excusa auprès de ses<br />
collègues et du reste de la clientèle puis me dégoisa un tas<br />
de phrases mesquines et grossières.<br />
/ 14
— Vous n’êtes qu’un petit client merdeux avec des découverts<br />
perpétuels !<br />
J’ai laissé dire.<br />
Je sorti ma queue discrètement et me mis à pisser jouissivement<br />
sur son froc et ses pompes en cuir brun et blanc bon<br />
marché. Un jeune type derrière moi, qui n’avait rien perdu de<br />
la scène, s’esclaffa tant qu’en prenant la porte, il m’accosta<br />
sans retenue et me proposa de m’avancer vingt-cinq euros.<br />
Il prit dans une de ses poches un bout de papier sur lequel<br />
il inscrivit son numéro de téléphone puis me le tendit délicatement<br />
en me précisant qu’il lui fallait, si possible, l’argent<br />
pour le mardi suivant car il partait en voyage plusieurs<br />
semaines, mais, précisa-t-il :<br />
— Si ce n’est pas faisable ça n’est pas bien grave, je m’arrangerais.<br />
Sa tête me disait quelque chose. Je le connaissais vaguement.<br />
Au guichet de la gare, au moment de prendre ma monnaie<br />
et mon billet, son nom m’est revenu d’un coup. Henri Tiquet.<br />
Quelque chose me chiffonnait, le rire ne collait pas au personnage.<br />
Enfin, à ce que je connaissais sur lui. Le reste,<br />
plus moyen de me souvenir.<br />
Si c’était important, ça me reviendrait.<br />
J’avais de quoi payer le train, le reste n’était que le reste.<br />
/ 15
un sale mangeur de cochon<br />
Les soirs d’hivers arrivent à dix-sept heures. J’habite rue du<br />
Caire à Roubaix. Pas loin de la rue d’Alger.<br />
Ici c’est l’Afrique du nord. Sans le soleil, sans la lumière,<br />
sans la chaleur. Il n’y a pas grand chose à bouffer pour le<br />
souper. Un reste de pomme de terre de la veille ainsi qu’une<br />
petite boîte de cassoulet. Pour deux repas qu’il est inscrit<br />
dessus. On voit bien que les fabricants ne doivent jamais en<br />
bouffer de ces boîtes ou alors, en amuse-gueule à l’apéritif.<br />
Une demi-saucisse par personne plus un quart de rondelle<br />
de saucisson. Le morceau de lard je n’en veux pas.<br />
Depuis que je suis tombé amoureux de Malika, je me fait un<br />
honneur de m’interdire la viande de porc. Je ne cherche pas<br />
à savoir la composition des saucisses ni du reste, ça m’est<br />
égal. Je ne veux pas de mon morceau de lard. Elle n’en sait<br />
rien Malika. Si elle le savait elle me regarderait comme un<br />
des siens, j’en suis sûr.<br />
J’ai entendu le son de sa voix pour la première fois cet<br />
après-midi. On échangeait des trésors dans la carcasse de<br />
/ 16
la traction qui nous sert de quartier général. Cette voiture se<br />
trouve sur le terrain vague derrière les immeubles, à côté de<br />
la voie ferrée. Personne ne sait depuis quand elle stationne<br />
là ni à qui elle appartient. Comme seule indication sur son<br />
ex-propriétaire, des boîtes de boutons donnent à penser<br />
qu’il devait faire les marchés. Enfin, c’est ce que clame<br />
Diégo à qui veut l’entendre. Elle ne possède plus de moteur<br />
ni de pneus mais le reste est encore potable, à ce jour, car<br />
on peut voir sa dégradation s’amplifier à chacun de nos<br />
passages. Elle nous permet de nous réunir au sec les jours<br />
pluvieux.<br />
Le frère de Malika, Mokhtar, m’avait promis un Dymo en<br />
échange d’une vingtaine de boutons dorés en forme de tête<br />
de cheval qui traînaient dans la boite à gants et que j’avais<br />
taxée la veille. Je voulais en plus les deux malabars et les<br />
cinq carambars que sa petite sœur exhibait depuis une<br />
heure.<br />
— C’est ça ou rien que j’ai dit en remettant les boutons dans<br />
ma poche.<br />
C’est à ce moment-là qu’elle a ouvert la bouche et que j’ai<br />
décidé de l’épouser. Elle a dit :<br />
— Je ne donnerai jamais mes carambars. Ils sont destinés<br />
à mon petit frère Fouad. Un sale mangeur de cochon n’a<br />
pas le droit de m’adresser la parole.<br />
Mokhtar a fait mine de lui donner une claque dans la gueule.<br />
Elle l’a regardé d’une façon si dominatrice qu’il m’a sommé<br />
d’accepter le Dymo sans rien exiger en plus. J’ai acquiescé.<br />
Je suis rentré chez moi en me fixant comme but de demander<br />
la main de Malika.<br />
En me quittant, Mokhtar m’a fait comprendre qu’il me fournirait<br />
en malabars dès qu’il le pourrait.<br />
Je suis rentré confiant.<br />
C’était un garçon d’honneur, Mokhtar.<br />
/ 17
Dieu est amour<br />
J’avais oublié d’embarquer les œufs.<br />
C’est en revenant du Bouchon que j’ai repensé à Malika.<br />
J’étais parti me rafraîchir le gosier en même temps que les<br />
pensées (la direction que prenait mon nouveau scénario<br />
m’avait remué plus que ce que je voulais bien admettre) et<br />
acheter six œufs frais.<br />
La propriétaire du bâtiment, Mademoiselle Luce, à plus de<br />
quatre-vingt-dix ans, exerçait toujours son commerce de<br />
beurre et d’oeufs, livraison à domicile.<br />
L’eau minérale allemande Geroslteiner Sprudel m’a renvoyé<br />
à l’école de tarés où j’avais failli envoyer ma fille. Suite à une<br />
invitation, Virginie et moi avions participé à une réunion<br />
d’information. C’était même pas louche, on se serait cru<br />
dans un vieux sketch des Inconnus. Rien de bien méchant<br />
là-dedans, mais c’était vraiment pas notre truc. Un mois plus<br />
tard, j’ai lu un article incriminant les dirigeants de ce mouvement<br />
dans de sordides histoires financières et pseudo-sectaires.<br />
J’ai fait une copie de l’article et envoyé un courrier<br />
/ 18
poli demandant des explications. Aucune réponse.<br />
Au moment de commander j’ai eu une violente envie de<br />
vodka.<br />
A la table près du chauffage, Koralie sirotait un blanc cassis.<br />
Deux mecs l’accompagnaient. A son sourire il ne faisait<br />
aucun doute qu’elle finirait sa nuit dans les bras de l’un des<br />
deux, un type genre baroudeur-looser dont certaines femmes<br />
raffolent. Je le connaissais vaguement mais j’étais incapable<br />
de me rappeler son nom. Ça devenait la mode chez moi<br />
depuis quelques temps. Impossible de me souvenir du nom<br />
des gens. C’est que ça ne devait pas être d’une importance<br />
vitale.<br />
Je n’ai pas eu le culot de dire à Koralie qu’elle m’avait fait<br />
bander pendant quelques mois. A quoi bon, c’était terminé<br />
depuis que Didier m’avait soufflé :<br />
— Koralie est bien mais elle a un gros cul !<br />
C’était peut-être vrai, mais bon, Didier avait bien une gueule<br />
d’ahuri et moi on ne peut pas dire que je possédais le corps<br />
d’un jeune éphèbe.<br />
Elle me fait penser à Virginie, Koralie, mais en moins bien.<br />
Je me suis cassé sans rien dire. J’ai fait signe à Dominique<br />
de mettre la vodka sur mon compte. Dans la GS, j’ai mis la<br />
musique à fond. Otis Redding Live. La fameuse tournée<br />
Stax en Europe au printemps 1967. J’ai failli percuter une<br />
Honda Civic jaune qui venait de ma droite. Le conducteur<br />
klaxonna comme un damné. Je lui répondis en faisant le<br />
signe de la croix. Dieu est amour mon fils. J’adore jouer au<br />
Pape dans sa voiture blindée. Ça devait être un pro du<br />
volant. Un autocollant Ayrton Senna Touch sur son parebrise<br />
arrière me le confirma pendant six cents mètres. Au<br />
feu il vira à gauche. J’ai continué direction chez moi.<br />
/ 19
kaas<br />
J’ai cassé les œufs.<br />
C’était ma journée fromage. Kaas pour les flamands. Le<br />
père rentra dans une fureur démesurée.<br />
— Tu ne fais jamais attention, on n’a déjà pas trop de sous.<br />
Les hurlements habituels.<br />
J’étais effrayé quand la sonnerie de la porte d’entrée a<br />
retenti. A cette heure-ci ce n’était pas habituel. A une autre<br />
heure non plus d’ailleurs. Personne ne sonnait chez moi mis<br />
à part Mokhtar quand il voulait que je le rejoigne pour jouer<br />
derrière les blocs.<br />
Une fois, vert de rage comme toujours pour une raison futile,<br />
le père l’avait éconduit brutalement en l’apostrophant :<br />
— Rentre chez toi petit bicot.<br />
Mokhtar s’était repointé quinze minutes plus tard accompagné<br />
de son père.<br />
— C’est toi qui traite mon fils de sale bicot ? lança son père<br />
au mien du haut de ses un mètre soixante.<br />
— Sors si t’es un homme ! poursuivit-il en bougeant ses<br />
/ 20
as un brin nerveusement.<br />
Mon père devint livide et sans dire un seul mot referma<br />
brutalement la porte. Des gouttelettes de peur lui dégringolant<br />
du front.<br />
Il regarda par la fenêtre afin de voir qui sonnait.<br />
C’était ma mère en solex qui ramenait des tranches de jambon.<br />
— Les enfants m’ont dit qu’ils avaient faim, je leur rapporte<br />
un petit quelque chose.<br />
Je descendis chercher le sac à provisions qu’elle tenait en<br />
main. J’ai à peine dit merci, puis je suis remonté en quatrième<br />
vitesse. Je savais que l’engueulade de tout à l’heure pour<br />
les œufs cassés n’était qu’une vaste rigolade par rapport à<br />
ce qui m’attendait. De fait, il poussa des cris de bête traquée<br />
— Alors c’est ça, vous allez vous plaindre que je ne vous<br />
nourris pas...<br />
J’arrête parce que la suite je ne m’en souviens plus.<br />
Déjà la veille, j’avais bousillé la portière d’une Simca.<br />
J’étais novice sur mon vélo. Je voulais faire comme les<br />
grands. Je n’ai pas pu freiner et je me suis retrouvé le cul<br />
par terre, le vélo tordu et une grosse bosse en plein milieu<br />
de l’aile.<br />
— On fait semblant de rien et on se casse vite fait, m’a<br />
susurré Mokhtar.<br />
On s’est réfugié dans la traction et j’ai recommencé à crâner,<br />
à jouer au dur. Lui, il ne me prenait pas au sérieux dans ces<br />
moments-là.<br />
— Ferme ta gueule Fredo, je vois que tu chies dans ton froc.<br />
— Non, c’est pas vrai sale bougnoule, je lui ai jeté en pleine<br />
gueule.<br />
Il m’a craché dessus puis est sorti de la voiture. Seul, je me<br />
suis mis à trembler. La tête s’est mise à tourner de plus en<br />
plus vite.<br />
Après, plus rien.<br />
/ 21
C’est Malika qui m’a trouvé évanoui, prostré, en boule entre<br />
les sièges.<br />
Comme à son habitude, elle n’a pas paniqué et s’est précipitée<br />
chez elle prévenir son frère.<br />
J’ai senti un liquide froid sur le front et entendu une voix<br />
tremblotante<br />
— Fais pas le con Fredo, réveille toi !<br />
La moitié du quartier entourait la bagnole.<br />
La voix était celle de Mokhtar. Une des mes voisines qui ne<br />
parlait pas le français m’a prise dans ses bras et me raccompagna<br />
jusqu’a la porte de l’appartement. Mokhtar et<br />
Malika suivaient. Mon frère a ouvert la porte. La dame marocaine<br />
m’a déposé sans rien dire puis s’en est allée. Mon<br />
frère avait eu vent de ma chute à vélo, un de ses copains<br />
témoin de la scène de l’accident lui avaient tout raconté.<br />
Je me suis mis à ses pieds pour qu’il ne dise rien au père.<br />
Il jouissait doublement. J’étais à ses pieds et lui il attendait<br />
le père pour tout déblatérer.<br />
Il faudra bien qu’un jour je lui règle son compte à celui-là.<br />
/ 22
wagon non fumeur<br />
A l'heure précise, le train s'arrêta le long du quai laissant<br />
la centaine de personnes présentes s'engouffrer dans les<br />
compartiments.<br />
Je suis monté dans un wagon non fumeur qui comportait<br />
vingt-quatre places assises. Quatorze d’entres elles étaient<br />
occupées. Huit femmes et six hommes. Cinq personnes<br />
lisaient. Deux jumelles près de la porte se gavaient des<br />
scandales d’un quotidien dont les turpitudes des familles<br />
royales constituaient le fonds de commerce. Derrière elles<br />
une grand-mère post-ménopausée s’injectait des sensations<br />
morbides en dévorant Détective. Couverture de la semaine<br />
“Il fait violer sa femme par son chien avant de lui couper la<br />
tête devant ses deux enfants affamés”. A ses côtés, une<br />
sorte d’intellectuelle en tailleur gris-bleu se dépêchait de<br />
terminer le dernier Stephen King. La cinquième, une étudiante,<br />
tournait rapidement les pages d’un manuel de mathématiques<br />
en soufflant bruyamment.<br />
Dehors, le soleil inondait la campagne de sa lumière estivale.<br />
/ 23
Le voyage en train me faisait du bien. Chez moi, je n’arrêtais<br />
pas de songer à Stéphane Kalosse. Après trois nuits<br />
blanches, mon esprit commençait à s’embrouiller.<br />
Le scénario empiétait sur la réalité.<br />
Parfois, il me semblait que Katy me suivait en poussant de<br />
petits cris qui ressemblaient aux aboiements de ma défunte<br />
chienne Janine.<br />
Un rapport existait entre le carnage du scénario et Malika.<br />
Je ne savais pas lequel mais j’en avais la certitude, il existait<br />
bel et bien. Vite, il fallait que je retourne chez moi et que je<br />
me mette à chercher.<br />
J’ai allumé l’ordinateur pendant que mes œufs cuisaient à<br />
feux doux. Une omelette nature. J’y ai ajouté des lardons,<br />
une tomate, un morceau de roquefort et une échalote. Tant<br />
qu’il n’y a pas de gruyère suisse, une omelette est toujours<br />
nature pour moi. Je ne peux pas travailler l’estomac vide.<br />
Une relecture de mon journal de ces derniers mois me donnerait<br />
peut-être une piste. Je savais qu’il me fallait tout<br />
remettre à plat pour que je puisse continuer.<br />
/ 24
journal<br />
Dans deux jours nous partons en Hollande prendre un peu<br />
de vacances. La tension accumulée ces dernières semaines<br />
a fait son œuvre. Le temps pluvieux actuel a contribué au<br />
reste. J’ai pris une pile d’assiettes que j’ai claquée par terre<br />
en hurlant :<br />
— J’en ai marre de cette vaisselle qui n’est jamais faite.<br />
La petite s’est mise à pleurer et sa mère m’a frappé.<br />
Me voilà seul. Virginie a pris les enfants et s’est barrée je ne<br />
sais où. Je la comprends. Il fallait mon geste pour que l’on<br />
se bouge. On ne respire plus depuis des semaines. On est<br />
agglutinés les uns sur les autres. Je ne crois pas que la<br />
solution soit une séparation définitive. Les problèmes sont<br />
ailleurs.<br />
Mon boulot me porte trop sur les nerfs.<br />
Sept ans que je suis là-dedans. En attendant de pondre un<br />
best-seller ou de refiler un scénario césarisable à Guido<br />
Decroos, je gagne de quoi survivre en travaillant comme<br />
/ 25
secrétaire à mi-temps dans une agence de tourisme.<br />
Je résume un peu.<br />
Sourires et apéritifs continuels. Complots minables et agitations<br />
frétillantes dans les couloirs. Mon bureau se trouve<br />
dans une pièce sans aération, éclairée en permanence par<br />
des néons, le dépotoir de l’endroit.<br />
Les collègues.<br />
1) Un jeune mec qui sort de l’école et qui passe son temps<br />
à espionner les autres et à fouiner partout.<br />
2) Une névrosée de plus de quarante ans qui s’imagine être<br />
jeune en parlant de cul. Personnellement j’aurais plutôt tendance<br />
à bander en regardant le cul de mon chien que le<br />
sien.<br />
3) Un comptable paranoïaque; qui comme dit Tesa :<br />
— Celui-là, il fuit son ombre constamment.<br />
4) Enfin, le directeur, un radin aux odeurs buccales nauséabondes<br />
qui reste en place uniquement grâce au soutien<br />
inconditionnel d’une bande d’incapables (les actionnaires/sa<br />
famille).<br />
Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai failli lui péter la<br />
gueule.<br />
Tout n’est pas noir pour autant.<br />
5) Il y a Tesa, une noirette d’une trentaine que j’embarque<br />
de temps en temps. Elle est limite au niveau intellectuel<br />
mais son côté femme fidèle qui ne sait pas ce qui lui a pris<br />
m’excite assez bien. Elle reste digne dans toutes les circonstances.<br />
Pour elle il n’y a pas d’infidélité tant qu’il n’y a pas de contact<br />
direct entre deux sexes. Comme il était hors de question<br />
que je foute une capote (je bande mou avec ces objets) on<br />
faisait tout sauf des pénétrations.<br />
Je suis le premier homme qui lui ai léché la chatte. Elle m’en<br />
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est reconnaissante.<br />
D’après Virginie, quatre hommes sur cinq ne pratiquent pas<br />
autre chose que la pénétration vaginale, position du missionnaire.<br />
Je trouve cela étonnant mais compréhensible.<br />
La plupart des gens baisent, se reproduisent mais ne font<br />
pas l’amour. Ils cherchent un petit plaisir bien égoïste. On se<br />
vide les couilles en vitesse , mais pour le reste...<br />
Conférence de presse stupide pour la sortie du catalogue<br />
d’été. Les journalistes écoutent religieusement les discours<br />
de la direction. Certains stagiaires prennent quelques notes.<br />
Ils se cassent tous après le champagne et les biscuits secs.<br />
En lisant leurs comptes rendus dans la presse quelques<br />
jours plus tard, je me demande ce que ça aurait été sans<br />
des années d’études.<br />
Virginie vient de me raser la tête. Je me sens directement<br />
mieux. J’essaye par tous les moyens de ne pas faire ce que<br />
je dois faire aujourd’hui. La déclaration d’impôts. Je cherche<br />
à joindre par téléphone le bureau des contributions mais<br />
personne ne décroche. Souvent ils laissent, à le dernière<br />
minute, un délai supplémentaire. Toujours personne.<br />
Je sors du bain. Je me suis rasé de près. Mon bouc s’allonge<br />
et reste bien blanc. Je n’avais plus de slip convenable à enfiler<br />
et j’ai mis un string dentelle de Virginie. J’adore les slips<br />
de dame. Les tissus, les couleurs, les formes variées.<br />
Je pense trop à Caution Borg, mon bouquin qui doit sortir<br />
incessamment. J’attends mon exemplaire. Je navigue beaucoup<br />
sur internet en essayant de penser à autre chose. Mais<br />
ce n’est pas en tapant Gallant, Gabriel sur les moteurs de<br />
recherche que je me calmerai.<br />
J’ai enfin trouvé une photo de Gabriel. Je ne me l’imaginais<br />
pas ainsi. Lo m’a refilé le numéro des Inrocks avec son<br />
/ 27
interview. Virginie a sauté dessus pour looker sa photo.<br />
Beau mec elle a dit. Lo l’a aussi vu à la télé, chez Ardisson.<br />
Il valait mieux pour moi que je ne connaisse pas ce type<br />
avant. Je n’aurais pas osé lui écrire et j’aurais été trop vert<br />
d’être publié par lui. Il m’a envoyé un message il y a trois<br />
semaines.<br />
— J’ai beaucoup aimé La coupe de cheveux.<br />
C’est un de mes premiers livres. Ça m’a perturbé. Un peu<br />
comme si David Byrne m’avait fait savoir il y a quinze ans<br />
qu’il aimait mon premier single.<br />
J’ai tapé mon nom sur fnac.com.<br />
Recherche : Caution Borg.<br />
Sur l’écran est apparu : “F. Garage. Gallant, sortie en octobre.”<br />
J’étais sur le cul.<br />
Je n’arrive toujours pas à croire ce que je sais, que je ne<br />
suis pas une grosse merde puante. C’est tellement ancré en<br />
moi ce sentiment de n’être qu’un raté. Fuck off. J’ai beau<br />
savoir certaines choses, j’ai beau avoir fait des tas de trucs,<br />
rien n’y fait. Je dois toujours repartir à zéro.<br />
C’est fatiguant.<br />
Elvis est rentré à l'hosto hier. Mon Beep s'est mis en transe<br />
alors que j'attendais le tramway à Bruxelles. Je croyais que<br />
c'était un G.S.M. qui sonnait. J'ai acheté le Beep juste après<br />
la naissance de Ema. Celui qui n'a pas l'enfant détient le<br />
Beep. En deux ans, il a fonctionné quatre fois. Je me destinais<br />
à flâner dans le rayon lingerie de l’Inno Rue Neuve. Il y a dix<br />
ans c’était les magasins de disques qui retenaient mon<br />
attention. Le numéro inscrit sur le cadran m’était inconnu.<br />
Bruno ou Virginie ? Ce sont les seuls à pouvoir me joindre.<br />
Madame Veys ne rappelle pas. Le téléphone a sonné alors<br />
/ 28
que je cuisinais. Le dîner. Moment important. Je n’aime pas<br />
les plats brûlés. Elle a dit qu’elle rappellerait dans trois jours.<br />
Toujours rien deux semaines après.<br />
Trop de femmes ont des goûts de chiottes. Surtout celles qui<br />
laissent apparaître les bretelles de leurs soutiens. En général<br />
un soutien horrible qui casse la pseudo-élégance du teeshirt<br />
moulant. Autant ne rien mettre. La grande majorité des<br />
femmes que j’ai connues portaient des dessous grotesques.<br />
L’une d’elles (Virginie Delhoute) m’a fait remarquer que les<br />
hommes avec des beaux slips étaient très très rares.<br />
Tout ce que la ville possède comme artistes ou sympathisants<br />
se trouve à l’expo le long du fleuve. Dans des vieux fours à<br />
chaux retapés. On se montre, on se trouve où il faut être. Au<br />
dernier moment, je largue Virginie et m’en vais voir les<br />
vaches avec les gosses. De retour une bonne heure après,<br />
je propose à Virginie d’aller jeter un œil chez Winance. Il y a<br />
une expo intéressante de Pierre Vandevelde. Pas un chien.<br />
Les gros seins ronds, blancs et fermes de Stéphanie sont<br />
remplis de lait pour Yumna.<br />
Stéphanie, je l’aime bien.<br />
Un peu comme une petite sœur.<br />
J’entends une grosse femme beugler une phrase débile<br />
— A mon avis, je m’demande combien ça coûte ?<br />
La caissière lui rétorque :<br />
— Il est temps qu’il fait beau temps !<br />
Virginie prend les cafés et se met dans une file qui n’avance<br />
pas. Résultat final, les cafés sont tièdes.<br />
— Des poubelles dans les terrasses ! hurle la femme avec<br />
ses sacs Prémaman.<br />
Je lui rétorque :<br />
/ 29
— Il faut bien qu’ils travaillent !<br />
Réponse vaseuse :<br />
— AAAaaaaAAAHHhh...<br />
Françoise Borg, une ancienne patronne du Sbang’s, a fondé<br />
une école maternelle alternative. Les mères se rassemblent<br />
tous les vendredis pour fabriquer des poupées de chiffon<br />
sans visage en criant doucement : “ La nature est belle”.<br />
Il est leur est interdit de porter des pantalons avant que leurs<br />
enfants aient six ans. On a assisté à une réunion de présentation.<br />
C’était gratuit. Ils servaient un ersatz de café. Quand<br />
nous sommes sortis, Virginie et moi divaguions comme si on<br />
avait fumé dix pétards. Pas à cause du café mais de leurs<br />
discours loufoques.<br />
Je suis assis sur les marches de la chapelle, le long de<br />
l’Escaut, où j’ai écrit le prologue de Caution Borg il y a presque<br />
cinq ans. Il y a du soleil, chose rare cet été.<br />
Je suis parti subitement de la maison. J’étouffais. Je suis de<br />
plus en plus fatigué. Les enfants me pèsent. Situation<br />
normale mais difficile. Dans deux jours nous partons en<br />
Hollande prendre un peu de vacances.<br />
Virginie et les enfants font une sieste dans la tente.<br />
J’entends Ema qui parle à Lucy Bop, sa poupée qui l’accompagne<br />
partout. Avant Lucy Bop, c’était Babar et Bébé. C’est<br />
Ema qui lui a donné son nom de Famille : Bop. Prononcez<br />
en accentuant très fort le P !<br />
Un cadeau de son grand-père. Pour ne pas dire de mon<br />
père.<br />
J’ai la crotte au cul. Je ne sais pas si dans les toilettes il y a<br />
du papier. Ils ont la réputation d’être radins les Hollandais.<br />
C’est faux. N’empêche que dans le doute, je prends quelques<br />
feuilles et je les planque dans la poche de mon short. Short<br />
orange acheté chez H & M. Je ne supporte pas que l’on me<br />
/ 30
voit un rouleau de papier cul en main. Je trouve ça ridicule.<br />
J’ouvre doucement le coffre de la 2CV afin de ne pas me<br />
faire remarquer par Ema. Elle a l’ouïe fine. Comme la vue.<br />
Je prends le livre de Guillaume Dustan, Nicolas Pages,<br />
page 369. Un désir bien naturel.<br />
Il y a du papier aux chiottes. Tout est clean dans ce camping.<br />
Toilettes et douches nettoyées au Karcher deux fois par jour.<br />
Du sol au plafond. La cuvette est dépourvue de lunette.<br />
J’aime pas trop ça. Comme c’est pressant, je daigne foutre<br />
mon cul sur l’émail.<br />
Je veux avancer dans ce bouquin que j’ai commencé à lire<br />
il y a presque un an. Je l’avais trouvé facilement dans ma<br />
ville. Un livre trop épais pour lire tout à la suite. Je n’ai<br />
aucune patience et quand je commence un livre, j’ai envie<br />
d’être directement à la fin. Je l’ouvre de temps en temps<br />
entre deux autres.<br />
Hier soir j’ai effacé par mégarde tout ce que je venais de<br />
taper.<br />
En gros je parlais :<br />
1) Du calme qu’il me faut pour travailler. (En ce domaine la<br />
solitude totale s’avère indispensable) ;<br />
2) Des pleurs d’Ema qui me cassent la tête (Je ne supporte<br />
pas les pleurs) ;<br />
3) De Caution Borg qui doit sortir dans deux jours.<br />
Il y a des signes qui m’interpellent. Je suis persuadé que ce<br />
livre va marcher. Pour moi, marcher, ça veut bien dire ce<br />
que ça veut dire. Ce livre va se mouvoir seul, prendre un<br />
chemin qui permettra au suivant d’être plus libre.<br />
J’ai terminé hier matin le livre de Dustan. Nicolas Pages.<br />
Première surprise, il était disponible chez Decalonne. La<br />
librairie principale de la ville où j’habite. J’ai commencé et j’ai<br />
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vite arrêté. Trop de pages, trop vite. Je devais attendre. J’ai<br />
profité de ces quatre jours aux Pays-Bas pour le reprendre.<br />
Je n’avais que ça à faire pendant que Virginie siestait avec<br />
les gosses.<br />
Ce livre a vite pris une telle importance que, pour moi qui ne<br />
me lève jamais avant neuf heures qu’en râlant, j’étais heureux<br />
de me réveiller à cinq heures du matin, de vite filer au<br />
lavoir, vide à cette heure, et de me replonger dedans.<br />
J’aime le calme de l’aube.<br />
C’est comme ça que je peux dire qu’un livre me plaît, quand<br />
je ne peux pas attendre le moment où je pourrai le réintégrer<br />
et ne faire plus qu’un avec lui.<br />
Une dernière chose sur ce livre, il m’a débloqué. Je ne<br />
pense plus qu’à écrire. Je prends des notes.<br />
Ensuite, je ferai comme d’habitude : un grand puzzle.<br />
Au stade final j’assemble tout.<br />
Je passe une heure chaque jour à déguster un café, assis à<br />
la terrasse du Primus. Hormis par temps pluvieux et en<br />
hiver. Je regarde passer les gens.<br />
Les premiers mardis de chaque mois, je m’amuse à faire<br />
des statistiques. Ce qui me passe par la tête au moment où<br />
je commence les annotations dans le carnet.<br />
Aujourd’hui j’ai comptabilisé les Edward.<br />
Aucun.<br />
Il y en a bien eu un qui se dénommait Edouard, mais ça ne<br />
comptait pas, il me fallait le double vé.<br />
Sur quarante-six hommes que j’ai abordés, vingt-huit seulement<br />
m’ont répondu. Trois Pierre, trois Jean, deux Eric,<br />
deux Thibault, Edouard, Jacques, Giorgo, Jean-Luc,<br />
Mokthar, Bernardo, Fouad, Bruno, Guillaume, Arthur,<br />
Dominique, Eugène, Ignace, Hugo, Stanis, Sylvain, Alexis et<br />
Jamal.<br />
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Je stoppe ce petit jeu avec Jamal.<br />
Il veut m’offrir une consommation. J’accepte une bière.<br />
Soudainement Jamal s’éclipse en laissant sa monnaie sur la<br />
table. Je m’en sers pour acheter le journal et y découper<br />
l’état civil de la semaine.<br />
Naissances.<br />
Steven, Mathias, Zélie, Théo, Loïc, Inés, Mégane, Anaïs,<br />
Priscilla, Célia, Théo, Enola, Alexandre, Charline, Estrella,<br />
Louise, Ilona, Laura.<br />
Décès.<br />
Raymond, Madeleine, Ghislaine, Denise, Jean-Louis,<br />
Marcelle, Daniel, Caroline, Anna, Raymond, Jules, Léo,<br />
Arthur, Louisa.<br />
Aucun nouveau-né ou défunt se nommant Edward.<br />
Comme il me reste vingt minutes à passer, je me mets à<br />
regarder les femmes qui se massent devant la librairie.<br />
A l’intérieur un écrivain à la mode dédicace sa dernière<br />
œuvre intitulée L’ami des vaches.<br />
A l’extérieur un jeune homme distingué distribue des<br />
dépliants publicitaires aux passants.<br />
Je vous note la quatrième de couverture.<br />
Je m’arrête chaque fois que je vois des vaches.<br />
Je leurs crie Je suis l’ami des vaches afin qu’elles se dirigent<br />
vers moi et que la plus courageuse vienne me lécher la<br />
main. J’adore les vaches. J’ai failli en posséder une, mais<br />
dans un jardin de cent mètres carrés ça n’était pas vraiment<br />
possible. J’aime tellement ces animaux que je suis devenu<br />
végétarien. Je ne connais pas la raison qui me pousse à<br />
être si proche des vaches. Certainement mes lointaines<br />
racines paysannes ou alors leur mode de vie on ne peut<br />
plus zen. Ces bêtes passent leur temps à manger de l’herbe<br />
ou à regarder les vélos. L’idéal.<br />
/ 33
Je laisse le tract sur la table.<br />
J’ai subitement envie de me gaver de hamburgers.<br />
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les jumelles<br />
Rien qui pouvait ne fusse que sous-entendre Malika.<br />
J’ai un peu tiqué sur Mokhtar mais bon, c’est un prénom<br />
courant et celui-ci n’avait pas vingt ans. Le mien, si il vivait<br />
encore, devait en avoir le double.<br />
Une seule certitude, je venais d’être éjecté de mon boulot à<br />
l’agence. J’avais donc le temps pour moi.<br />
Dans le coffre en alu où je stocke tous mes carnets, je suis<br />
retombé sur la première mouture d’un scénario. Je l’avais<br />
écrite dans le train, le jour de la fameuse grève, après<br />
qu’une voix stridente dans les haut-parleurs avait annoncé<br />
en flamand :<br />
— Na een syndicale operatie, de trein stopte twee uur.<br />
Je ne comprenais pas cette langue mais les jumelles<br />
s’étaient chargées de me la traduire en pestant comme des<br />
damnées.<br />
Traduction :<br />
Suite à une action syndicale le train s’arrêtera deux heures.<br />
Nous étions en pleine campagne. Je trouvais que l’instant<br />
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Le livre entier en version PDF pour<br />
3 euros<br />
www.damienverhamme.net<br />
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sitcom<br />
La première scène se passe dans une maison<br />
communautaire peuplée d’étudiants<br />
Julia — On me conseille sans cesse de me brosser<br />
les dents trois fois par jour, mais jamais<br />
d'avaler des escargots au ketchup.<br />
Vincent — Pour moi, ça ne fait aucun doute, Coppola<br />
finira par tourner un quatrième Parrain.<br />
Rolande — Vous permettez que j'emprunte votre<br />
téléphone ? Je dois joindre d'urgence Thérèse<br />
(voyant que les autres n’en ont rien à foutre).<br />
De toute façon, que vous soyez d'accord ou<br />
non, je vous rappelle que je suis ici chez moi<br />
et que le temps où je me faisais gruger est<br />
bien loin.<br />
Julia — Je n'arrive pas à rouler mon pétard. Vous<br />
ne pourriez pas descendre à la cuisine et<br />
continuer vos engueulades là-bas ?<br />
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