Qu'est-ce donc que le katechon ? - Faculté des sciences sociales
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Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>donc</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> ?<br />
Enquête sur la Seconde Épître aux Thessaloniciens, 2,1-12<br />
Ἐρωτῶμεν δὲ ὑμᾶς͵ ἀδελφοί͵ ὑπὲρ τῆς παρουσίας τοῦ κυρίου ἡμῶν Ἰησοῦ<br />
Χριστοῦ καὶ ἡμῶν ἐπισυναγωγῆς ἐπ΄ αὐτόν͵ εἰς τὸ μὴ ταχέως σαλευθῆναι<br />
ὑμᾶς ἀπὸ τοῦ νοὸς μηδὲ θροεῖσθαι μήτε διὰ πνεύματος μήτε διὰ λόγου μήτε<br />
δι΄ ἐπιστολῆς ὡς δι΄ ἡμῶν͵ ὡς ὅτι ἐνέστηκεν ἡ ἡμέρα τοῦ κυρίου. μή τις<br />
ὑμᾶς ἐξαπατήσῃ κατὰ μηδένα τρόπον· ὅτι ἐὰν μὴ ἔλθῃ ἡ ἀποστασία πρῶτον<br />
καὶ ἀποκαλυφθῇ ὁ ἄνθρωπος τῆς ἀνομίας͵ ὁ υἱὸς τῆς ἀπωλείας͵ ὁ<br />
ἀντικείμενος καὶ ὑπεραιρόμενος ἐπὶ πάντα λεγόμενον θεὸν ἢ σέβασμα͵ ὥστε<br />
αὐτὸν εἰς τὸν ναὸν τοῦ θεοῦ καθίσαι͵ ἀποδεικνύντα ἑαυτὸν ὅτι ἔστιν θεός.<br />
Οὐ μνημονεύετε ὅτι ἔτι ὢν πρὸς ὑμᾶς ταῦτα ἔλεγον ὑμῖν; καὶ νῦν τὸ κατέχον<br />
οἴδατε͵ εἰς τὸ ἀποκαλυφθῆναι αὐτὸν ἐν τῷ ἑαυτοῦ καιρῷ. τὸ γὰρ μυστήριον<br />
ἤδη ἐνεργεῖται τῆς ἀνομίας· μόνον ὁ κατέχων ἄρτι ἕως ἐκ μέσου γένηται. καὶ<br />
τότε ἀποκαλυφθήσεται ὁ ἄνομος͵ ὃν ὁ κύριος [Ἰησοῦς] ἀνελεῖ τῷ πνεύματι<br />
τοῦ στόματος αὐτοῦ καὶ καταργήσει τῇ ἐπιφανείᾳ τῆς παρουσίας αὐτοῦ͵ οὗ<br />
ἐστιν ἡ παρουσία κατ΄ ἐνέργειαν τοῦ Σατανᾶ ἐν πάσῃ δυνάμει καὶ σημείοις<br />
καὶ τέρασιν ψεύδους καὶ ἐν πάσῃ ἀπάτῃ ἀδικίας τοῖς ἀπολλυμένοις͵ ἀνθ΄ ὧν<br />
τὴν ἀγάπην τῆς ἀληθείας οὐκ ἐδέξαντο εἰς τὸ σωθῆναι αὐτούς. καὶ διὰ τοῦτο<br />
πέμπει αὐτοῖς ὁ θεὸς ἐνέργειαν πλάνης εἰς τὸ πιστεῦσαι αὐτοὺς τῷ ψεύδει͵<br />
ἵνα κριθῶσιν πάντες οἱ μὴ πιστεύσαντες τῇ ἀληθείᾳ ἀλλὰ εὐδοκήσαντες τῇ<br />
ἀδικίᾳ. (II Thes, 2.1.1-2.12.2)<br />
1
Nous vous <strong>le</strong> demandons, frères, à propos de la venue de notre Seigneur Jésus<br />
Christ et de notre rassemb<strong>le</strong>ment auprès de lui, ne vous laissez pas trop vite<br />
mettre hors de sens ni alarmer par <strong>des</strong> manifestations de l’esprit, <strong>des</strong> paro<strong>le</strong>s<br />
ou <strong>des</strong> <strong>le</strong>ttres venant de nous, et qui vous feraient penser <strong>que</strong> <strong>le</strong> jour du<br />
Seigneur est déjà-là. Que personne ne vous abuse d’aucune manière.<br />
Auparavant doit venir l’apostasie et se révé<strong>le</strong>r l’homme de l’impiété, <strong>le</strong> fils de<br />
la perdition, <strong>le</strong> substitut, <strong>ce</strong>lui qui s’élève au-<strong>des</strong>sus de tout <strong>ce</strong> qui porte <strong>le</strong><br />
nom de Dieu ou reçoit un culte, pour occuper lui-même <strong>le</strong> sanctuaire de Dieu,<br />
se produisant lui-même comme Dieu. Vous vous rappe<strong>le</strong>z, n’est-<strong>ce</strong> pas, <strong>que</strong><br />
quand j’étais encore près de vous je vous disais <strong>ce</strong>la ? Et vous savez <strong>ce</strong> qui <strong>le</strong><br />
retient maintenant, de façon à <strong>ce</strong> qu’il ne se révè<strong>le</strong> qu’a son moment. Dès<br />
maintenant, oui, <strong>le</strong> mystère de l’impiété est en œuvre. Mais <strong>que</strong> seu<strong>le</strong>ment<br />
<strong>ce</strong>lui qui <strong>le</strong> retint soit d’abord écarté. Alors, l’impie se révé<strong>le</strong>ra, et <strong>le</strong> Seigneur<br />
<strong>le</strong> fera disparaître par <strong>le</strong> souff<strong>le</strong> de sa bouche, l’anéantira par la manifestation<br />
de sa venue. Sa venue à lui, l’impie, aura été marquée, par l’influen<strong>ce</strong> de Satan,<br />
de toute espè<strong>ce</strong> d’œuvre de puissan<strong>ce</strong>, de signes et de projets mensongers,<br />
comme de toutes <strong>le</strong>s tromperies du mal, à l’adresse de <strong>ce</strong>ux qui sont voués à la<br />
perdition, pour n’avoir pas accueilli l’amour de la vérité qui <strong>le</strong>ur aurait valu<br />
d’être sauvés. Voilà pourquoi Dieu <strong>le</strong>ur envoie une influen<strong>ce</strong> qui <strong>le</strong>s égare, qui<br />
<strong>le</strong>s pousse à croire <strong>le</strong> mensonge, en sorte <strong>que</strong> soient mis à l’écart tous <strong>ce</strong>ux qui<br />
auront refusé de croire la vérité et ont prospéré dans l’injusti<strong>ce</strong>.<br />
2
Introduction<br />
Dans un livre introductif à la pensée libéra<strong>le</strong>1, Pierre Manent a formulé<br />
une <strong>que</strong>stion qui reprend <strong>le</strong> problème politi<strong>que</strong> à l’origine de la pensée libéra<strong>le</strong><br />
moderne. Ce livre ouvre avec <strong>le</strong> chapitre intitulé : « L’Europe et <strong>le</strong> problème<br />
théologico-politi<strong>que</strong> ».<br />
Il faut insister sur <strong>ce</strong> point : <strong>le</strong> développement politi<strong>que</strong> de<br />
l’Europe n’est compréhensib<strong>le</strong> <strong>que</strong> comme l’histoire <strong>des</strong> réponses<br />
aux problèmes posés par l’Église […]. La c<strong>le</strong>f du développement<br />
européen, c’est <strong>ce</strong> qu’en termes savants on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> problème<br />
théologico-politi<strong>que</strong>. […] La définition <strong>que</strong> l’Église donne d’el<strong>le</strong>même<br />
inclut une « contradiction ». D’une part, <strong>le</strong> bien qu’el<strong>le</strong><br />
apporte – <strong>le</strong> salut – n’est pas de <strong>ce</strong> monde. […] D’autre part, el<strong>le</strong><br />
est chargée par Dieu même et par Son Fils de conduire <strong>le</strong>s<br />
hommes au salut […]. […] l’Église a un « devoir » de regard sur,<br />
tendanciel<strong>le</strong>ment, toutes <strong>le</strong>s actions humaines (op. cit., p.19-20).<br />
Comment éviter <strong>ce</strong>tte contradiction politi<strong>que</strong> ? Pour <strong>le</strong> faire, il faut<br />
trouver une deuxième instan<strong>ce</strong> capab<strong>le</strong> de conduire <strong>le</strong>s hommes au salut ou, au<br />
moins, <strong>le</strong>s laisser al<strong>le</strong>r vers <strong>ce</strong>lui qui <strong>le</strong>s y conduirait. Le dialogue entre Raison<br />
et Révélation peut ainsi se résumer, de la part de l’Église au moins, à <strong>ce</strong><br />
<strong>que</strong>stionnement : est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> la philosophie serait capab<strong>le</strong> de guider l’Homme<br />
dans <strong>le</strong> choix entre <strong>le</strong> bien et <strong>le</strong> mal ? Notre propre interrogation philosophi<strong>que</strong><br />
commen<strong>ce</strong> avec <strong>ce</strong> <strong>que</strong>stionnement. Étudiant <strong>le</strong>s épîtres de saint Paul<br />
conjointement avec <strong>le</strong>s textes platoniciens, nous nous sommes posé la <strong>que</strong>stion<br />
suivante : l’Église peut-el<strong>le</strong> déléguer son « droit de regard » à la philosophie<br />
1 Pierre Manent, Histoire intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong> du libéralisme, Calmann-Lévy 1987.<br />
3
tout en étant assurée <strong>que</strong> bon usage en serait fait ? Si oui, y-a-t-il <strong>que</strong>l<strong>que</strong> tra<strong>ce</strong><br />
de <strong>ce</strong>tte « délégation » dans <strong>le</strong>s textes fondateurs de la tradition chrétienne ?<br />
Notre enquête nous a conduit à la <strong>le</strong>cture du fameux passage de II<br />
Thessaloniciens 2.1.1-2.12.2 et à l’aussi fameux qu’obscur terme de<br />
<strong>katechon</strong>/katechôn. Nos <strong>le</strong>ctures conjointes de Platon et de saint Paul nous ont<br />
montré qu’un tel acte de délégation serait en fait envisageab<strong>le</strong>. En effet, de<br />
notre point de vue, <strong>le</strong> rapport entre la philosophie platonicienne et <strong>le</strong> message<br />
évangéli<strong>que</strong> n’est pas seu<strong>le</strong>ment conjoncturel mais structurel. Cette position est loin<br />
de faire l’unanimité. De <strong>ce</strong> point de vue, nous trouvons une <strong>des</strong> atta<strong>que</strong>s <strong>le</strong>s plus<br />
viru<strong>le</strong>ntes contre Platon dans un texte inattendu de Jean-Jac<strong>que</strong>s Rousseau<br />
sensé défendre la pureté du message évangéli<strong>que</strong> : « l’introduction de l’ancienne<br />
philosophie dans la doctrine chrétienne » serait, d’après Jean-Jac<strong>que</strong>s, « un mal<br />
encore plus dangereux ». « Il fut un temps, continue Jean-Jac<strong>que</strong>s, où il fallait<br />
être platonicien pour être orthodoxe ; et peu s’en fallut <strong>que</strong> Platon d’abord, et<br />
ensuite Aristote, ne fût placé sur l’autel à côté de Jésus-Christ. » 2 . N’en déplaise<br />
à Rousseau, <strong>le</strong>s Pères de l’Église avaient très justement (ré)introduit <strong>le</strong><br />
platonisme au christianisme3 , même si, comme nous l’estimons, ils n’avaient pas<br />
encore mesuré <strong>le</strong> mystère <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> à sa juste va<strong>le</strong>ur.<br />
Notre recherche nous a, enfin, conduit à <strong>ce</strong>rtaines considérations qui,<br />
même sujette à <strong>des</strong> criti<strong>que</strong>s, peuvent se défendre :<br />
(a) D’après nos analyses, nous estimons qu’il faut identifier <strong>le</strong> <strong>katechon</strong><br />
comme la classe <strong>des</strong> Philosophes. En <strong>ce</strong> sens, la formu<strong>le</strong> paulinienne nous<br />
permet de distinguer trois ordres : l’ordre de l’Église, l’ordre<br />
<strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>/philosophi<strong>que</strong> et l’ordre du mal.<br />
(b) La fonction de <strong>ce</strong>t ordre <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> dans l’économie du<br />
Seigneur serait de retenir <strong>le</strong> Fils de la Perdition <strong>le</strong> temps qu’il faudra pour <strong>que</strong><br />
2 Réponse au Roi de Pologne, Discours sur l’origine et <strong>le</strong>s fondements de l’inégalité parmi <strong>le</strong>s hommes. Discours sur<br />
<strong>le</strong>s scien<strong>ce</strong>s et <strong>le</strong>s art, GF Flammarion, p.84.<br />
3 Voir, Endre von Ivánca, Plato Christianus. La ré<strong>ce</strong>ption criti<strong>que</strong> du platonisme chez <strong>le</strong>s Pères de l’Église,<br />
PUF, Paris, 1990.<br />
4
<strong>le</strong> message du Seigneur se répande dans toute l’humanité, dans l’espa<strong>ce</strong> et dans<br />
<strong>le</strong> temps.<br />
Ces considérations en induisent <strong>ce</strong>rtaines autres :<br />
(a) Du point de vue de l’Apôtre, il ne devrait pas y avoir de problème<br />
théologico-politi<strong>que</strong>, pas plus <strong>que</strong> de « contradiction » dans la définition <strong>que</strong><br />
l’Église donne d’el<strong>le</strong>-même. Il y a, pour saint Paul délégation du pouvoir<br />
mondain de l’Église à la Philosophie, la <strong>que</strong>stion de la délégation étant l’essen<strong>ce</strong><br />
même de la problémati<strong>que</strong> <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>. Le thème de la délégation apparaît<br />
du moment où il existe une autre for<strong>ce</strong> terrestre capab<strong>le</strong> de retenir <strong>le</strong> mal<br />
séculaire jusqu’à la Parousie du Seigneur. De <strong>ce</strong>tte façon l’Église peut répandre<br />
librement son message, conduire <strong>donc</strong> <strong>le</strong>s Élus au salut, sans être obligée<br />
d’assurer el<strong>le</strong>-même <strong>le</strong>s conditions de possibilité séculaires de la transmission<br />
du message évangéli<strong>que</strong>.<br />
(b) Il y a seu<strong>le</strong>ment un problème philosophico-politi<strong>que</strong>, qu’il faut savoir,<br />
d’abord, poser en termes platoniciens. Or, étant donné <strong>que</strong> Platon ne s’est<br />
jamais exprimé en termes <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>s, il nous faudra répondre à la<br />
<strong>que</strong>stion : qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong> serait une politi<strong>que</strong> <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> platonicienne ? Nous<br />
ne pouvons absolument pas affirmer ni <strong>que</strong> tel était <strong>le</strong> <strong>des</strong>sein de Platon ni <strong>que</strong><br />
tel<strong>le</strong> fut la <strong>le</strong>cture paulinienne du texte platonicien. Nous pouvons néanmoins<br />
proposer une <strong>le</strong>cture possib<strong>le</strong> de Platon, qui serait fidè<strong>le</strong> à son esprit et qui<br />
conviendrait au <strong>des</strong>sein paulinien. La réponse apportée est, du coup,<br />
philosophi<strong>que</strong> (ordre du possib<strong>le</strong>) et non histori<strong>que</strong> (ordre de la né<strong>ce</strong>ssité).<br />
(c) Suivant notre raisonnement, <strong>le</strong> dialogue infini entre la religion<br />
chrétienne et la philosophie est un axe structurel du message évangéli<strong>que</strong>. Car<br />
si <strong>le</strong> mal est commun aux païens et aux Chrétiens, il n’en est point de la sorte<br />
pour <strong>le</strong> bien. Le bien et <strong>le</strong> mal séculaires appartiennent au même ordre, tandis<br />
<strong>que</strong>, dans l’ordre de Dieu, <strong>le</strong> Bien est absolu, infiniment positif et non relatif à<br />
un <strong>que</strong>lcon<strong>que</strong> mal. En <strong>ce</strong> sens, Augustin affirme : « <strong>le</strong> bien peut exister sans <strong>le</strong><br />
5
mal » 4. Il distingue en effet deux libres arbitres : <strong>ce</strong>lui qui permet à l’homme de<br />
choisir entre <strong>le</strong> bien et <strong>le</strong> mal, et <strong>ce</strong>lui qui, étant libre du péché, choisit toujours<br />
<strong>le</strong> bien : « La volonté n’est <strong>donc</strong> vraiment pourvue d’un libre arbitre <strong>que</strong><br />
lorsqu’el<strong>le</strong> n’est pas esclave <strong>des</strong> vi<strong>ce</strong>s et <strong>des</strong> péchés. » 5 Ainsi, qui a pour guide <strong>le</strong><br />
bien terrestre peut éviter <strong>le</strong> mal mais ne l’évitera pas né<strong>ce</strong>ssairement, tandis<br />
<strong>que</strong> <strong>ce</strong>lui qui est guidé par la grâ<strong>ce</strong> choisira né<strong>ce</strong>ssairement <strong>le</strong> bien. Ce qui peut<br />
se traduire en un distinguo entre <strong>le</strong>s deux Cités : de la Cité terrestre (possibilité<br />
d’éviter <strong>le</strong> mal), l’homme libéré par la grâ<strong>ce</strong> et par la paro<strong>le</strong> de Dieu accède à la<br />
Cité de Dieu (impossibilité de choisir <strong>le</strong> mal). Or, afin d’entrer dans la civitas dei,<br />
il faut suffisamment rester à l’abri du mal dans la civitas terrena, à l’aide du bien<br />
philosophi<strong>que</strong> (ou <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>), pour pouvoir par la suite faire <strong>le</strong> saut vers <strong>le</strong><br />
Bien absolu qu’est Dieu.<br />
À la suite de la comparaison entre <strong>le</strong>s deux conditions humaines (homme<br />
en Dieu, homme sans Dieu), nous pouvons aussi comprendre la différen<strong>ce</strong> entre<br />
l’amour paulinien (ἀγάπη) et l’amour platonicien (ἔρως). L’amour chrétien ne se<br />
trompe pas de cib<strong>le</strong>, tandis qu’éros se porte éga<strong>le</strong>ment vers <strong>le</strong> bien et vers <strong>le</strong><br />
mal (c’est <strong>le</strong> sens de la multitude de discours sur éros dans <strong>le</strong> Phèdre, dans <strong>le</strong><br />
Ban<strong>que</strong>t et même dans la Républi<strong>que</strong> : de ἀληθινῆς φιλοσοφίας ἀληθινὸς ἔρως,<br />
VI 499c2, à τύραννος ὁ ἔρως λέγεται, XI 573b8). Toutefois, quand éros se<br />
tourne vers <strong>le</strong> Bien, et tourne l’âme vers la philosophie et vers l’Idée du Bien, il<br />
sert de préambu<strong>le</strong> à l’amour chrétien, car c’est de <strong>ce</strong>tte manière qu’il fallait<br />
aimer Dieu si seu<strong>le</strong>ment l’amour platonicien connaissait l’uni<strong>que</strong> Dieu vrai qu’il<br />
cherchait. En d’autres termes, même si l’amour de Dieu est incommensurab<strong>le</strong><br />
par rapport à l’amour humain, <strong>ce</strong> dernier a <strong>le</strong> pouvoir de nous montrer<br />
comment aimer <strong>ce</strong> qu’il faut aimer. L’éros platonicien est <strong>le</strong> mode de l’amour<br />
vrai, tandis <strong>que</strong> l’agapè paulinienne est <strong>le</strong> mode qui trouve sa cib<strong>le</strong> : c’est<br />
l’amour personnel de Dieu et de tout autre homme en Dieu. Cette imbrication,<br />
<strong>ce</strong>t enchevêtrement de la civitas terrena et de la civitas dei, qui se manifeste dans<br />
4 Saint Augustin, La Cité de Dieu, XIV, XI, Gallimard, Paris, 2000, p.569.<br />
5 Ibidem.<br />
6
<strong>le</strong>s rapports entre bien et mal et entre éros et agapè, nous conduit à la<br />
conclusion suivante : il faut envisager une machine hybride théologicophilosophi<strong>que</strong><br />
pour aider <strong>le</strong>s Élus à traverser <strong>le</strong> désert.<br />
Prima vista, <strong>ce</strong> <strong>que</strong> nous avançons est intenab<strong>le</strong> : comment la philosophie<br />
pourrait-el<strong>le</strong> conduire <strong>le</strong>s hommes au salut puis<strong>que</strong> <strong>ce</strong> dernier est un bien dont<br />
seu<strong>le</strong> l’Église est détentri<strong>ce</strong> ? Or, <strong>ce</strong> qu’el<strong>le</strong> peut faire, c’est éloigner <strong>le</strong>s hommes<br />
du mal ou, mieux, tenir <strong>le</strong> mal loin <strong>des</strong> hommes. Comme nous <strong>le</strong> démontrerons,<br />
si la définition du bien ne peut être la même pour la philosophie <strong>que</strong> pour<br />
l’Église, puis<strong>que</strong> <strong>le</strong> bien de <strong>ce</strong>tte dernière est Jésus-Christ, <strong>le</strong>s deux s’accordent<br />
pour la définition du mal.<br />
Dans un passage où il compare la théologie chrétienne au platonisme,<br />
Augustin écrit :<br />
Si l’homme a été créé de tel<strong>le</strong> façon <strong>que</strong>, par <strong>ce</strong> qu’il a de plus haut,<br />
il atteigne à <strong>ce</strong> qu’il surpasse toutes choses – je veux dire l’uni<strong>que</strong><br />
Dieu vrai et parfait sans qui nul<strong>le</strong> nature ne subsiste, nul<strong>le</strong> scien<strong>ce</strong><br />
n’instruit, nul<strong>le</strong> conduite ne vaut –, alors, c’est lui qu’il faut<br />
chercher, en qui pour nous tout s’enchaîne ; c’est lui qu’il faut<br />
contemp<strong>le</strong>r, qui pour nous est foyer de toute vérité ; c’est lui qu’il<br />
faut aimer, qui pour nous est norme de tout bien.<br />
Et, dans <strong>le</strong> paragraphe suivant, il poursuit :<br />
Et <strong>donc</strong>, si Platon définit <strong>le</strong> sage comme <strong>ce</strong>lui qui imite et aime <strong>ce</strong><br />
Dieu-là, et qui trouve son bonheur à participer de lui, à quoi bon<br />
examiner <strong>le</strong>s autres philosophes ? 6<br />
Ce <strong>que</strong> dit Augustin peut se lire comme suit : Platon connaissait la « forme »,<br />
ou <strong>le</strong> « principe », du Dieu vrai, comme Bien souverain à chercher, imiter et<br />
participer de lui (ὀμοιωθῆναι θεῶ), mais ne <strong>le</strong> connaissait pas. Par sa réf<strong>le</strong>xion,<br />
il est arrivé là où aucun autre philosophe n’est allé : à former, d’une <strong>ce</strong>rtaine<br />
6 Saint Augustin, La Cité de Dieu, VIII, IV-V, Gallimard, Paris, 2000, p.300-301.<br />
7
façon, <strong>le</strong> désir pour un Dieu qu’il ne connaissait pas. Et <strong>ce</strong>la, par « la<br />
philosophie rationnel<strong>le</strong>, qui a pour mission de distinguer <strong>le</strong> vrai du faux » 7, qui<br />
est <strong>le</strong> pilier <strong>des</strong> deux autres (mora<strong>le</strong> et contemplative). Platon savait <strong>donc</strong><br />
éloigner l’homme de toute autre préoccupation et <strong>le</strong> mettre à la recherche du<br />
Dieu vrai, mais il ne savait pas <strong>le</strong> conduire à Lui. Platon occupe <strong>donc</strong> une pla<strong>ce</strong><br />
paradoxa<strong>le</strong> dans la pensée d’Augustin : il a <strong>le</strong> pouvoir de laisser derrière lui la<br />
caverne du mal, mais il ne sait pas <strong>que</strong>l chemin prendre pour arriver à <strong>ce</strong> qu’il<br />
tient pour <strong>le</strong> plus cher, <strong>le</strong> Dieu vrai. Le Bien de Platon est <strong>donc</strong> un Bien négatif<br />
qui se dirige contre <strong>le</strong> mal de <strong>ce</strong> monde mais ne connaît pas <strong>le</strong> chemin vers<br />
l’uni<strong>que</strong> Dieu vrai.<br />
Le mal est une réalité propre à la finitude de la raison humaine, qui sert<br />
aussi bien à l’ordre séculaire qu’à la Cité de Dieu. En d’autres termes, nous ne<br />
pouvons comprendre <strong>le</strong> Bien <strong>que</strong> dans <strong>le</strong>s limites de notre raison. La recherche<br />
d’un Bien supérieur nous prépare à <strong>ce</strong> Bien mais ne nous dévoi<strong>le</strong> aucune qualité<br />
de <strong>ce</strong> Bien. Sans la grâ<strong>ce</strong> et la paro<strong>le</strong> de Jésus-Christ, nous sommes incapab<strong>le</strong>s<br />
d’ignorer tota<strong>le</strong>ment, <strong>donc</strong> la réalité du mal de <strong>ce</strong> monde, tout comme nous<br />
sommes incapab<strong>le</strong>s de connaître parfaitement, connaître <strong>donc</strong> <strong>le</strong> Dieu<br />
d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, qui est <strong>le</strong> Bien suprême pour <strong>le</strong> Chrétien (et non<br />
seu<strong>le</strong>ment, bien entendu). Connaître <strong>le</strong> Dieu vrai (être juste), c’est avoir la foi<br />
(ἐκ πίστεως, ex fide, Rom, 1,17), l’aimer personnel<strong>le</strong>ment comme personne<br />
histori<strong>que</strong> qui a fait irruption dans l’histoire. Ignorer <strong>ce</strong> fait, c’est ignorer Dieu.<br />
La problémati<strong>que</strong> <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> introduit une tripartition dans <strong>le</strong> champ<br />
du bien et du mal : si pour Platon, <strong>le</strong> mal est défini en opposition au bien de <strong>ce</strong><br />
monde, à savoir l’Idée du Bien et du Beau (cf. Le Philèbe), pour saint Paul, il y a<br />
plus à dire sur <strong>ce</strong>tte <strong>que</strong>stion. En fait, il y a, <strong>ce</strong>rtes, un mal qui correspond à<br />
l’ordre du monde, c’est <strong>ce</strong> qui est lié à l’ordre de l’Antéchrist, du Fils de la<br />
Perdition et de l’Anomie. Toutefois, <strong>le</strong>s for<strong>ce</strong>s opposées à <strong>ce</strong> mal sont de deux<br />
ordres distincts : il y a une for<strong>ce</strong> politi<strong>que</strong> qui retient temporairement <strong>ce</strong> mal,<br />
même si el<strong>le</strong> se sait déjà vaincue, et une autre – non politi<strong>que</strong> – qui ne fait<br />
7 Ibid, p.300.<br />
8
qu’attendre et se préparer activement pour la fin, car el<strong>le</strong> sait <strong>que</strong> <strong>le</strong> mal de <strong>ce</strong><br />
monde ne peut la toucher ! La première for<strong>ce</strong> appartient à l’ordre de la<br />
philosophie et de la Raison ; la deuxième, à <strong>ce</strong>l<strong>le</strong> de la Foi. Entre <strong>le</strong>s deux, la<br />
distan<strong>ce</strong> est incommensurab<strong>le</strong>. Nous pouvons <strong>donc</strong> proposer une hiérarchie<br />
tripartite <strong>des</strong> instan<strong>ce</strong>s humaines : <strong>ce</strong>l<strong>le</strong>s qui sont au servi<strong>ce</strong> du mal, <strong>ce</strong>l<strong>le</strong>s qui<br />
sont au servi<strong>ce</strong> du bien terrestre, <strong>ce</strong>l<strong>le</strong>s qui sont au servi<strong>ce</strong> de Dieu. L’ordre<br />
<strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> étant l’ordre intermédiaire.<br />
La partition de notre travail suivra l’examen de <strong>ce</strong>s trois ordres :<br />
(a) La définition du mal est liée à la problémati<strong>que</strong> eschatologi<strong>que</strong>. La<br />
comparaison entre l’eschatologie platonicienne païenne et <strong>ce</strong>l<strong>le</strong> chrétienne<br />
occupe la première partie de notre travail.<br />
(b) La <strong>que</strong>stion de l’identification du <strong>katechon</strong> et du rô<strong>le</strong> politi<strong>que</strong> de <strong>ce</strong><br />
dernier dans la logi<strong>que</strong> platonicienne est <strong>le</strong> sujet de notre deuxième partie.<br />
(c) La distan<strong>ce</strong> incommensurab<strong>le</strong> entre <strong>le</strong> bien platonicien et <strong>le</strong> Bien<br />
paulinien, entendue comme différen<strong>ce</strong> qualitative entre éros et agapè, est <strong>le</strong><br />
sujet de notre troisième partie.<br />
Avant de procéder à la présentation suivie de notre travail, il nous faut<br />
répondre d’urgen<strong>ce</strong> à une <strong>que</strong>stion : saint Paul, a-t-il pu lire Platon et se mettre<br />
au courant de <strong>ce</strong>s avancées ? Il faut toutefois avouer <strong>que</strong> la réf<strong>le</strong>xion <strong>que</strong> nous<br />
proposons dans <strong>ce</strong> travail n’est pas d’ordre histori<strong>que</strong>. Il nous importe moins de<br />
démontrer <strong>que</strong> tel<strong>le</strong> fut effectivement la <strong>le</strong>cture de Platon par saint Paul <strong>que</strong> de<br />
proposer une <strong>le</strong>cture de Platon qui correspondrait à l’esprit paulinien. Savoir si<br />
Paul aurait pu lire de <strong>ce</strong>tte façon Platon, délimiter ainsi Christianisme et Philosophie<br />
en accordant à cha<strong>que</strong> doctrine sa pla<strong>ce</strong> dans un système d’ensemb<strong>le</strong> pour <strong>le</strong> salut de<br />
l’homme est notre véritab<strong>le</strong> travail. De <strong>ce</strong>tte <strong>le</strong>cture décou<strong>le</strong>nt : (a) une définition<br />
du <strong>katechon</strong>, (b) une nouvel<strong>le</strong> <strong>le</strong>cture de la philosophie politi<strong>que</strong> de Platon<br />
suivant la logi<strong>que</strong> <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> et (c) un nouveau lien entre Christianisme et<br />
Philosophie, la « délégation ».<br />
9
I. Enquête préliminaire<br />
Nous avons jusqu’ici mené notre enquête dans <strong>le</strong> but de répondre à la <strong>que</strong>stion :<br />
Qu’est-<strong>ce</strong> <strong>que</strong>, ou qui est, <strong>le</strong> <strong>katechon</strong>/katechôn ? Afin de parvenir à une réponse<br />
nous avons cherché à redéfinir l’arrière plan de la thémati<strong>que</strong> paulinienne du<br />
<strong>katechon</strong> : à notre avis, la réponse à l’énigme de l’identité du <strong>katechon</strong> repose sur<br />
<strong>ce</strong>tte redéfinition du carde de la pensée paulinienne. Au lieu <strong>donc</strong> de considérer<br />
comme arrière plan de notre enquête sur <strong>le</strong> passage étudié l’univers<br />
apocalypti<strong>que</strong> judaï<strong>que</strong> ou <strong>le</strong>s traditions évangéli<strong>que</strong>s pres<strong>que</strong> inexistantes à<br />
l’épo<strong>que</strong> de Paul, nous sommes partis de l’hypothèse suivante : <strong>le</strong> passage en<br />
<strong>que</strong>stion n’est compréhensib<strong>le</strong> qu’à la lumière de la philosophie politi<strong>que</strong><br />
grec<strong>que</strong>, et plus particulièrement de la philosophie politi<strong>que</strong> platonicienne tel<strong>le</strong><br />
qu’el<strong>le</strong> s’exprime dans la Républi<strong>que</strong> de Platon. Nous savons <strong>que</strong> <strong>ce</strong> texte était<br />
assez connu à l’épo<strong>que</strong> de Paul car Cicéron (mort en 43 avant notre ère) écrit sa<br />
propre Républi<strong>que</strong> et ses propres Lois, en référen<strong>ce</strong> aux textes de Platon. Ce qui<br />
signifie <strong>que</strong> la pensée de Platon avait déjà pénétré dans <strong>le</strong>s hauts lieux de la vie<br />
politi<strong>que</strong> romaine. Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong>s écrits même de Cicéron étaient sus<strong>ce</strong>ptib<strong>le</strong>s<br />
de fournir assez d’informations sur <strong>le</strong>urs sour<strong>ce</strong>s, comme <strong>le</strong> fameux tab<strong>le</strong>au du<br />
tyran peint par Cicéron dans sa Républi<strong>que</strong> et <strong>que</strong> nous pensons être la figure<br />
même de l’Antéchrist.<br />
Notre hypothèse présuppose par ail<strong>le</strong>urs un non-dit : <strong>que</strong> saint Paul avait<br />
tout intérêt à cacher ses racines et ses appartenan<strong>ce</strong>s philosophi<strong>que</strong>s païennes<br />
pour au moins deux raisons. La première con<strong>ce</strong>rne <strong>le</strong> rapport de la nouvel<strong>le</strong><br />
religion, inscrite dans une logi<strong>que</strong> de révélation divine, à la pensée païenne. Qui<br />
prêche <strong>que</strong> toute vérité ne vient <strong>que</strong> de Dieu ne peut se permettre d’utiliser une<br />
autre voix/instan<strong>ce</strong> de vérité de <strong>ce</strong> monde-ci pour fonder <strong>ce</strong>tte autre vérité. Ses<br />
arguments pour la nouvel<strong>le</strong> religion perdraient du coup <strong>le</strong>ur pertinen<strong>ce</strong>. La<br />
deuxième raison con<strong>ce</strong>rne la lutte et l’opposition bien attestées à l’ère proto-<br />
10
chrétienne de deux groupes influents dans <strong>le</strong> christianisme primitif : <strong>le</strong>s<br />
chrétiens grecs, dont <strong>le</strong> chef de fi<strong>le</strong> fut Paul, nommé Apôtre <strong>des</strong> Nations pour<br />
<strong>ce</strong>la même, et <strong>le</strong>s juifs chrétiens dont <strong>le</strong>s chefs de fil furent Jac<strong>que</strong>s et Pierre. Se<br />
faire l’écho <strong>des</strong> doctrines philosophi<strong>que</strong>s serait pour saint Paul au moins<br />
maladroit. Tel<strong>le</strong>s sont <strong>le</strong>s raisons pour <strong>le</strong>s<strong>que</strong>l<strong>le</strong>s saint Paul devrait cacher<br />
habi<strong>le</strong>ment ses rapports à la philosophie et plus particulièrement à Platon. Les<br />
seu<strong>le</strong>s tra<strong>ce</strong>s de la récupération du platonisme dans <strong>le</strong>s épîtres pauliniennes<br />
restent <strong>ce</strong>s points incompréhensib<strong>le</strong>s, comme l’identification du <strong>katechon</strong>, qui ne<br />
demandent <strong>que</strong> la mise en relation de <strong>ce</strong>s passages aux textes platoniciens pour<br />
trouver une réponse <strong>des</strong> plus complètes et compréhensib<strong>le</strong>s. Notons par ail<strong>le</strong>urs<br />
<strong>que</strong> nombreux sont <strong>le</strong>s commentateurs qui par<strong>le</strong>nt de communication crypti<strong>que</strong><br />
entre Paul et ses <strong>des</strong>tinataires : R. D. Aus souligne <strong>que</strong> « <strong>le</strong> fait <strong>que</strong> <strong>que</strong>l<strong>que</strong><br />
chose de connu <strong>des</strong> <strong>des</strong>tinataires de la <strong>le</strong>ttre soit exprimé de façon <strong>que</strong>l<strong>que</strong> peu<br />
crypti<strong>que</strong> par<strong>le</strong> en faveur de son authenticité. » 8<br />
Notre position et hypothèse de travail est <strong>donc</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong><br />
<strong>katechon</strong>/katechôn, au neutre et au masculin, n’est rien d’autre <strong>que</strong> <strong>le</strong><br />
Philosophe, ou <strong>le</strong>s philosophes, <strong>ce</strong> qui revient au même étant donné <strong>que</strong> <strong>le</strong>s<br />
Grecs appelaient un groupe ou un peup<strong>le</strong> à la fois par <strong>le</strong> neutre et par <strong>le</strong><br />
masculin : nous avons, par exemp<strong>le</strong>, ὁ Ἕλλην, mais aussi, τὸ Ἑλληνικόν γένος,<br />
pour désigner <strong>le</strong>s Grecs ; ὁ φιλόσοφος mais aussi, τὸ φιλοσοφικόν γένος et<br />
même τὸ φιλόσοφον γένος (par exemp<strong>le</strong>, dans <strong>ce</strong> passage significatif de<br />
Républi<strong>que</strong>, VI, 501e, où Socrate reprend l’idée capita<strong>le</strong> de <strong>ce</strong> dialogue : « tant<br />
<strong>que</strong> la classe <strong>des</strong> philosophes ne sera pas au pouvoir dans une cité, il n’y aura, ni<br />
pour la cité ni pour <strong>le</strong>s citoyens, aucun répit à <strong>le</strong>urs maux » 9 ), comme adjectif,<br />
pour désigner <strong>ce</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong>s traducteurs rendent parfois comme la « classe » <strong>des</strong><br />
philosophes mais dont la référen<strong>ce</strong> à la « naissan<strong>ce</strong> » devrait déjà être perdue<br />
pour Platon pour ne garder <strong>que</strong> la signification de « groupe », de<br />
8 François Bassin, Les épîtres de Paul aux Thessaloniciens, EDIFAC, Paris, 1991, p.237.<br />
9 Traduction de Georges Leroux, op. cit.<br />
11
« groupement », d’« ensemb<strong>le</strong> d’hommes » ; ὁ σοφιστής mais aussi, τὸ<br />
σοφιστικόν γένος, pour <strong>le</strong>s sophistes. Un témoignage très important impliquant<br />
<strong>le</strong> sens <strong>que</strong> la présen<strong>ce</strong> <strong>des</strong> philosophes avait pour <strong>le</strong> milieu juif hellénisant à la<br />
fin de la période hellénisti<strong>que</strong> nous est offert par Philon d’A<strong>le</strong>xandrie10, <strong>le</strong><br />
dénommé Philon <strong>le</strong> Juif. Expliquant <strong>ce</strong> qui empêche <strong>que</strong> cha<strong>que</strong> jour soit une<br />
fête, un genre de dies septimes, pour <strong>le</strong> genre humain, Philon se réfère aux<br />
philosophes. Ce texte mérite d’être cité in extenso :<br />
La preuve évidente de <strong>ce</strong> <strong>que</strong> j’avan<strong>ce</strong>, la voici. Tous <strong>ce</strong>ux qui,<br />
chez <strong>le</strong>s Grecs et chez <strong>le</strong>s Barbares, sont <strong>des</strong> praticiens de la<br />
sagesse (ἀσκηταὶ σοφίας), menant une vie sans blâme et sans<br />
reproche, s’abstenant volontairement de faire comme de rendre <strong>le</strong><br />
mal, évitent <strong>le</strong> commer<strong>ce</strong> <strong>des</strong> gens agités et condamnent <strong>le</strong>s lieux<br />
<strong>que</strong> <strong>ce</strong>s individus fré<strong>que</strong>ntent, tribunaux (δικαστήρια), conseils<br />
(βουλευτήρια), pla<strong>ce</strong>s publi<strong>que</strong>s (ἀγοράς) et assemblées<br />
(ἐκκλησίας), toutes réunions et groupement <strong>des</strong> gens inconsidérés.<br />
Aspirant à une existen<strong>ce</strong> pacifi<strong>que</strong> et sereine, ils se vouent à la<br />
contemplation (θεωροί) de la nature et de tout <strong>ce</strong> qu’el<strong>le</strong> contient,<br />
à l’observation attentive de la terre, de la mer, de l’air, du ciel et<br />
<strong>des</strong> créatures qu’ils renferment, partageant par la pensée <strong>le</strong>s<br />
évolutions de la lune, du so<strong>le</strong>il et du chœur <strong>des</strong> autres astres<br />
errants ou fixes. Tandis <strong>que</strong> <strong>le</strong>urs corps demeurent fixés en bas,<br />
sur la terre, ils donnent <strong>des</strong> ai<strong>le</strong>s à <strong>le</strong>urs âmes, de sorte <strong>que</strong>,<br />
s’é<strong>le</strong>vant dans l’éther, el<strong>le</strong>s sondent <strong>le</strong>s puissan<strong>ce</strong>s qui s’y<br />
trouvent, comme il convient à tous <strong>ce</strong>ux qui, devenus en vérité <strong>des</strong><br />
citoyens du monde (κοσμοπολίτας), considèrent <strong>que</strong> <strong>le</strong> monde est<br />
une cité (πόλις), <strong>que</strong> <strong>le</strong>s compagnons de la sagesse (τοὺς σοφίας<br />
10 Sur <strong>le</strong>s rapports entre saint Paul et Philon voire notre introduction.<br />
12
ὁμιλητάς, « <strong>ce</strong>ux qui par<strong>le</strong>nt <strong>le</strong> langage de la sagesse ») en sont <strong>le</strong>s<br />
citoyens, re<strong>ce</strong>nsés comme tels par la Vertu, qui a la charge de<br />
présider la Républi<strong>que</strong> universel<strong>le</strong> (τὸ κοινὸν πολίτευμα<br />
πρυτανεύειν). Ainsi comblés de nob<strong>le</strong>s mérites (καλοκἀγαθίας), ils<br />
sont exercés à ne plus tenir du tout compte <strong>des</strong> dou<strong>le</strong>urs<br />
physi<strong>que</strong>s ni <strong>des</strong> maux extérieurs, sachant opposer la parfaite<br />
indifféren<strong>ce</strong> aux choses indifférentes, et rester fermes contre <strong>le</strong>s<br />
plaisirs et <strong>le</strong>s désirs. Ils s’appli<strong>que</strong>nt, en somme, constamment à se<br />
tenir au-<strong>des</strong>sus <strong>des</strong> passions, ils ont appris à conjuguer toutes<br />
<strong>le</strong>urs for<strong>ce</strong>s pour détruire <strong>le</strong> bastion qu’el<strong>le</strong>s élèvent, et ils ne<br />
fléchissent pas sous <strong>le</strong>s coups du sort par<strong>ce</strong> qu’ils en ont mesuré<br />
par avan<strong>ce</strong> <strong>le</strong>s atta<strong>que</strong>s. La prévision, en effet, apporte un<br />
soulagement même aux plus lourds ennuis ; car la pensée, ne<br />
considérant plus rien de <strong>ce</strong> qui arrive comme insolite, ne <strong>le</strong> ressent<br />
dès lors <strong>que</strong> faib<strong>le</strong>ment, comme s’il s’agissait d’une chose ancienne,<br />
déjà vue. C’est à juste titre <strong>que</strong> <strong>ce</strong>s gens-là, trouvant la joie dans<br />
<strong>le</strong>urs vertus, font de <strong>le</strong>ur existen<strong>ce</strong> entière une fête. Ils sont, bien<br />
sûr, un petit nombre (ὀλίγον εἰσὶν ἀριθμός), tison de sagesse entretenu<br />
dans <strong>le</strong>s cités (ἐμπύρευμα κατὰ πόλεις), pour <strong>que</strong> la vertu ne s’éteigne<br />
pas tout à fait et ne soit pas arrachée à notre espè<strong>ce</strong> (ἕνεκα τοῦ μὴ κατὰ<br />
τὸ παντελὲς σβεσθεῖσαν ἀρετὴν ἐκ τοῦ γένους ἡμῶν<br />
άφανισθῆναι). 11 (De specialibus <strong>le</strong>gibus, II, 43-47) Nous soulignons.<br />
Indépendamment <strong>des</strong> formu<strong>le</strong>s stoïciennes bien attestées12 (indifféren<strong>ce</strong><br />
aux choses indifférentes, præmeditatio malorum, importan<strong>ce</strong> de l’intention<br />
11 Trad. de Susanne Daniel, Philon d’A<strong>le</strong>xandrie, De special. <strong>le</strong>g., I et II, Les œuvres de Philon<br />
d’A<strong>le</strong>xandrie, 24, Cerf, Paris, 1975. Trad. légèrement modifiée.<br />
12 Voir, Pierre Hadot, Introduction aux « Pensées » de Marc Aurè<strong>le</strong>, Fayard, Paris, 1997 ; et Ilsetraut et<br />
Pierre Hadot, Apprendre à philosopher dans l’Antiquité. L’enseignement du « Manuel d’Épictète et son<br />
commentaire néoplatonicien, Librairie Généra<strong>le</strong> Française, Paris, 2004.<br />
13
mora<strong>le</strong>), <strong>ce</strong> texte reprend aussi <strong>le</strong>s thèmes platoniciens de la poussée <strong>des</strong> ai<strong>le</strong>s<br />
de l’âme (Phèdre) et de la régulation <strong>des</strong> axes de l’âme sur <strong>le</strong>s révolutions <strong>des</strong><br />
astres (Timée). Or, il reprend aussi un thème socrati<strong>que</strong> et platonicien très<br />
récurrent, <strong>ce</strong>lui de l’ἰδιώτης, de l’homme qui ne s’engage pas en politi<strong>que</strong> mais<br />
ex<strong>ce</strong>l<strong>le</strong> dans la cité par sa vertu et par son exemp<strong>le</strong> vertueux. Il s’agit d’un<br />
éloge <strong>des</strong> philosophes, de <strong>ce</strong>ux qui prati<strong>que</strong>nt la sagesse, qui ont un penchant<br />
naturel pour la sagesse. Ce texte, attesté chez un membre éminent de la<br />
communauté juive de la diaspora hellénisti<strong>que</strong>, qui a vécu dans la même période<br />
et dans <strong>le</strong> même espa<strong>ce</strong> <strong>que</strong> saint Paul13 , nous renseigne sur la représentation<br />
qu’avaient <strong>le</strong>s sages Juifs de l’épo<strong>que</strong> du phénomène de la philosophie et <strong>des</strong><br />
philosophes. A <strong>ce</strong>la, il faut ajouter <strong>que</strong> <strong>le</strong>s occurren<strong>ce</strong>s du verbe κατέχειν sont,<br />
souvent, liées à l’activité philosophi<strong>que</strong> de se retenir du mal ou de retenir un<br />
mal, comme la colère, loin de soi14 . Philon, philosophe juif d’A<strong>le</strong>xandrie,<br />
influencé par <strong>le</strong> platonisme et parmi <strong>le</strong>s rares auteurs de l’épo<strong>que</strong> dont <strong>le</strong>s<br />
textes nous sont parvenus, est tout à fait clair sur la fonction du genre<br />
philosophi<strong>que</strong>, du « petit nombre » se revendiquant de Socrate, reconnaissant<br />
en lui l’image et <strong>le</strong> modè<strong>le</strong> du sage : ils sont là pour <strong>que</strong> « la vertu ne soit pas<br />
arrachée » au genre humain. C’est dire qu’ils sont la seu<strong>le</strong> for<strong>ce</strong> active de<br />
moralité et de sagesse de <strong>ce</strong> monde. De là au fait qu’ils « retiennent <strong>le</strong> mal », il<br />
n’y a qu’un pas à franchir dont il nous faut examiner la possibilité. Si nous nous<br />
tenons à <strong>ce</strong> rapprochement, nous pouvons soutenir <strong>que</strong> <strong>ce</strong> <strong>que</strong> dit saint Paul à<br />
ses amis Thessaloniciens n’a rien d’une nouveauté extraordinaire, mais relève<br />
plutôt d’une idée bana<strong>le</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong>s juifs hellénisants se faisaient de la philosophie<br />
païenne.<br />
13 Il est né vers <strong>le</strong> 13 av. J.-C. Cf. <strong>le</strong> tab<strong>le</strong>au récapitulatif <strong>des</strong> dates et <strong>des</strong> événements dans Aux origines du<br />
christianisme, Textes présentés par Pierre Geoltran, Gallimard et Le monde de la Bib<strong>le</strong>, Paris, 2000, pp.<br />
LXIX-LXXIII. Le fait qu’ils ne se soient jamais rencontrés est dû au fait <strong>que</strong> saint Paul n’a pas évangélisé<br />
A<strong>le</strong>xandrie probab<strong>le</strong>ment à cause de son arrangement avec Jac<strong>que</strong>s à Jérusa<strong>le</strong>m : Saint Paul sera l’Apôtre<br />
<strong>des</strong> Gentils.<br />
14 Voir <strong>le</strong>s occurren<strong>ce</strong>s du verbe κατέχειν : retenir l’ὀργήν (Sophoc<strong>le</strong>, E<strong>le</strong>ctre, 1011), ἐαυτόν (Platon,<br />
Charmide 162c) et au passif, se retenir par <strong>le</strong>s serments (ὁρκίοισι) (Hérodote, Histoires, I, 29). Le verbe se<br />
construit avec accusatif ou avec datif. Son usage est très fré<strong>que</strong>nt dans <strong>le</strong>s textes classi<strong>que</strong>s.<br />
14
Afin de renfor<strong>ce</strong>r notre argument, nous avons interrogé <strong>le</strong>s textes de<br />
Platon dans l’intention de montrer <strong>que</strong> la réalité qui se cache derrière la notion<br />
de <strong>katechon</strong> est non seu<strong>le</strong>ment décrite par Platon, mais est décrite comme<br />
l’activité même de la philosophie : pour exagérer un peu notre pensée, nous<br />
dirions <strong>que</strong>, si la philosophia est la « chose » de Socrate, <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> est la « chose<br />
publi<strong>que</strong> » ou la « politi<strong>que</strong> » de Platon. Nous allons par la suite reprendre nos<br />
analyses en <strong>le</strong>s confrontant aux interprétations déjà données de <strong>ce</strong> passage de<br />
l’épître aux Thessaloniciens. Ceci nous permettra éga<strong>le</strong>ment de synthétiser<br />
notre interprétation du <strong>katechon</strong>.<br />
II. Conditions préalab<strong>le</strong>s à l’identification du <strong>katechon</strong><br />
Dans <strong>le</strong> but de présenter la spécificité de notre interprétation de <strong>ce</strong><br />
passage et de la notion de <strong>katechon</strong>, nous allons discuter une étude classi<strong>que</strong>15 sur <strong>le</strong>s problèmes d’exégèse qu’il pose. Disons toute de suite <strong>que</strong> nous ne<br />
sommes pas d’accord avec la solution de l’auteur, à savoir <strong>que</strong> derrière la notion<br />
de <strong>katechon</strong> se cache <strong>le</strong> plan de Dieu lui-même. Nous pensons <strong>que</strong> <strong>ce</strong>tte<br />
interprétation commet une erreur philologi<strong>que</strong> et histori<strong>que</strong> importante. Dans<br />
sa discussion sur l’arrière plan de la compréhension de <strong>ce</strong> passage, l’auteur<br />
argumente <strong>que</strong> <strong>ce</strong> sont <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Jésus, comme el<strong>le</strong>s nous sont présentées<br />
par <strong>le</strong>s évangélistes (Matthieu, 24, 1-44 ; Marc, 13, 1-2 et 32-37 ; Luc, 21, 5-6 et<br />
17, 26-30 et 34-36), qui doivent nous servir de guide. Or, par stricte obéissan<strong>ce</strong><br />
à la règ<strong>le</strong> histori<strong>que</strong> et philologi<strong>que</strong>, c’est plutôt <strong>le</strong> contraire <strong>que</strong> l’on devrait<br />
soutenir. Puis<strong>que</strong> <strong>le</strong>s épîtres de saint Paul sont <strong>le</strong>s textes <strong>le</strong>s plus anciens du<br />
christianisme et puis<strong>que</strong> saint Paul était d’une <strong>ce</strong>rtaine manière <strong>le</strong> guide<br />
spirituel de la communauté chrétienne grec<strong>que</strong> païenne, dont <strong>le</strong>s évangélistes<br />
15 François Bassin, Les épîtres de Paul aux Thessaloniciens, op. cit., pp.238-245. Ce texte a <strong>le</strong> mérite de<br />
discuter toutes <strong>le</strong>s positions interprétatives intérieures et de <strong>le</strong>s présenter de façon systémati<strong>que</strong>.<br />
15
<strong>des</strong> Synopti<strong>que</strong>s avec qui il entretenait <strong>des</strong> relation étroites, il faut en conclure<br />
<strong>que</strong> c’est <strong>ce</strong> passage de saint Paul et probab<strong>le</strong>ment ses communications ora<strong>le</strong>s<br />
qui sont à l’origine de <strong>le</strong>ur propre compréhension et <strong>que</strong>, du coup, <strong>le</strong>s Évangi<strong>le</strong>s<br />
ne peuvent pas servir de guide d’interprétation de <strong>ce</strong> passage. Autrement dit, la<br />
thèse de François Bassin ne peut répondre aux critères d’une interprétation<br />
philologi<strong>que</strong> et histori<strong>que</strong> stricte, car el<strong>le</strong> présuppose <strong>que</strong> <strong>le</strong>s paro<strong>le</strong>s de Jésus<br />
sont d’une <strong>ce</strong>rtaine façon déjà présentes à une épo<strong>que</strong> où <strong>le</strong>s évangi<strong>le</strong>s n’étaient<br />
pas encore rédigés. Sans doute, existe-t-el<strong>le</strong> une transmission ora<strong>le</strong>, une<br />
tradition – nous parlons alors de proto-évangi<strong>le</strong>s – mais, à notre avis, même<br />
dans <strong>ce</strong> cas, l’influen<strong>ce</strong> de Paul sur l’interprétation/compréhension de <strong>ce</strong> sujet<br />
par <strong>le</strong>s Évangélistes demeure très puissant. Autrement dit, <strong>ce</strong> qui est présent<br />
dans <strong>le</strong>s Évangi<strong>le</strong>s est aussi bien <strong>le</strong> fruit de la tradition ora<strong>le</strong> <strong>que</strong> de la<br />
didascalie de Paul. Une chose est <strong>ce</strong>rtaine : <strong>que</strong> Paul « puise dans une riche<br />
tradition, mais nous ne sommes pas en mesure de déterminer exactement à<br />
<strong>que</strong>l<strong>le</strong>s sour<strong>ce</strong>s il s’est référé. » Tel<strong>le</strong> est pour <strong>le</strong> moins la position de D.<br />
Wenham16. Nous sommes d’accord avec <strong>ce</strong>tte position, à <strong>ce</strong>ci près <strong>que</strong> la<br />
tradition dont il est <strong>que</strong>stion n’est pas d’origine proto-chrétienne ou judaï<strong>que</strong><br />
mais helléni<strong>que</strong> et plus particulièrement platonicienne : l’arrière-plan de <strong>ce</strong><br />
passage, c’est la Républi<strong>que</strong> de Platon.<br />
Afin d’apporter la preuve de <strong>ce</strong> <strong>que</strong> nous soutenons, nous avons suivi <strong>le</strong><br />
rapport étroit entre <strong>le</strong> mythe d’Er et l’eschatologie paulinienne et plus tard<br />
chrétienne. Nous avons souligné l’importan<strong>ce</strong> du mécanisme de la μεταβολή, en<br />
tant <strong>que</strong> vecteur de justi<strong>ce</strong> personnel<strong>le</strong> et de justi<strong>ce</strong> ontologi<strong>que</strong>. Ce qui donne<br />
de la for<strong>ce</strong> à notre rapprochement, c’est <strong>que</strong> la tradition eschatologi<strong>que</strong> et <strong>le</strong><br />
dogme du jugement dernier ainsi <strong>que</strong> tout <strong>le</strong> dogme <strong>des</strong> Églises chrétiennes<br />
con<strong>ce</strong>rnant la vie de l’âme après la mort suivent la compréhension de l’âme<br />
platonicienne qui se distingue considérab<strong>le</strong>ment de la tradition juive. Dans la<br />
vision platonicienne de la vie après la mort, <strong>le</strong> jugement porte sur une âme<br />
16 Cité par R. Bassin, op. cit., p.243.<br />
16
individuel<strong>le</strong>, qui survit après la mort, qui apprend de ses erreurs passées et qui<br />
choisit sa mode de vie à venir en fonction à la fois de sa vie passée et de la peine<br />
qu’el<strong>le</strong> a purgée suite au jugement – enfin, <strong>le</strong>s plus intelligentes, comme <strong>ce</strong>l<strong>le</strong><br />
d’Ulysse. C’est justement <strong>ce</strong>tte tradition qui sera la sour<strong>ce</strong> de l’imaginaire de<br />
l’après mort chrétien, ayant, bien entendu, subi <strong>ce</strong> <strong>que</strong> nous avons appelé dans<br />
notre <strong>le</strong>cture du neuvième livre de la Républi<strong>que</strong> (qui porte sur la déchéan<strong>ce</strong> <strong>des</strong><br />
régimes politi<strong>que</strong>s dans la Cité) la « distorsion linéarisante ». En d’autres<br />
termes, la perspective linéaire de l’Histoire du monde chez saint Paul intervient<br />
systémati<strong>que</strong>ment dans la manière dont il comprend <strong>le</strong>s passages de la<br />
Républi<strong>que</strong> qu’il récupère. Nous pensons avoir assez insisté sur <strong>le</strong>s rapports<br />
étroits entre <strong>le</strong>s épîtres pauliniens et <strong>le</strong>s dialogues platoniciens pour pouvoir<br />
dire <strong>que</strong> <strong>ce</strong> rapprochement en matière eschatologi<strong>que</strong> et pour <strong>ce</strong> qui con<strong>ce</strong>rne la<br />
vie de l’âme après la mort est établi dès l’origine avec saint Paul.<br />
C’est <strong>donc</strong> <strong>ce</strong>tte méprise sur la tradition cachée derrière <strong>ce</strong> passage qui a<br />
empêché sa compréhension et <strong>ce</strong>ci jusqu’à nos jours. Ce <strong>que</strong> saint Paul a voulu<br />
cacher à ses « ennemis intérieurs », à savoir <strong>le</strong>s liens très étroits entre sa<br />
prédication et la philosophie politi<strong>que</strong> platonicienne, fut tel<strong>le</strong>ment bien caché<br />
qu’il <strong>le</strong> resta jusqu’à nos jours. Ceci fut facilité par <strong>le</strong> fait histori<strong>que</strong> <strong>que</strong> de la<br />
vie de saint Paul, nous ne savons <strong>que</strong> <strong>ce</strong> qu’il a lui-même voulu <strong>que</strong> l’on sache !<br />
Serait-il vraiment possib<strong>le</strong> qu’un esprit si curieux restât à l’écart <strong>des</strong><br />
enseignements philosophi<strong>que</strong>s de son temps ? Et <strong>ce</strong>la dans une vil<strong>le</strong> connue<br />
pour ses éco<strong>le</strong>s philosophi<strong>que</strong>, Tarsus ? L’intuition de Nietzsche ne rate pas sa<br />
cib<strong>le</strong> en appelant saint Paul « stoïcien ». Et nous savons qu’à l’épo<strong>que</strong> de saint<br />
Paul, <strong>le</strong> moyen platonisme était largement mêlé aux dogmes stoïciens. À tel<br />
point <strong>que</strong> <strong>le</strong> stoïcien <strong>le</strong> plus illustre de l’épo<strong>que</strong>, mort moins de 30 ans avant la<br />
naissan<strong>ce</strong> de Paul, écrivit <strong>des</strong> livres intitulés d’après <strong>le</strong>s dialogues platoniciens.<br />
Par ail<strong>le</strong>urs, Cicéron traduit <strong>des</strong> passages pres<strong>que</strong> textuel<strong>le</strong>ment, <strong>ce</strong> qui signifie<br />
<strong>que</strong> <strong>le</strong>s textes de Platon étaient suffisamment diffusés pour qu’au moins <strong>le</strong>s<br />
éco<strong>le</strong>s loca<strong>le</strong>s puissent s’en procurer, afin d’en faire la <strong>le</strong>cture à <strong>le</strong>ur auditoire.<br />
17
Nous allons suivre maintenant <strong>le</strong>s diverses interprétations de <strong>ce</strong> passage<br />
tel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong>s sont présentées de façon systémati<strong>que</strong> par Bassin. L’auteur<br />
reproduit tout d’abord une liste de facteurs à prendre en compte dans<br />
l’interprétation du <strong>katechon</strong> établie par Best17 qui comporte onze propositions<br />
(p.238-239). Or, bien <strong>que</strong> Bassin appel<strong>le</strong> à « être à l’affût pour tenter de repérer<br />
l’indi<strong>ce</strong> qui pourra servir si possib<strong>le</strong> de guide, de fil conducteur, dans la<br />
démarche exégéti<strong>que</strong> » (p.239), il rate fina<strong>le</strong>ment l’essentiel. Notre fil<br />
conducteur, par ail<strong>le</strong>urs attesté par <strong>le</strong> texte paulinien : οἲδατε, « vous savez »,<br />
sera la simp<strong>le</strong> remar<strong>que</strong> <strong>que</strong> <strong>ce</strong> passage, <strong>le</strong>s vocab<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>ur signification,<br />
doivent être immédiatement compréhensib<strong>le</strong>s par <strong>le</strong>s <strong>des</strong>tinataires de la <strong>le</strong>ttre,<br />
autrement dit par l’auditoire juif hellénisant et helléni<strong>que</strong> de Saloni<strong>que</strong>.<br />
Autrement dit, la solution la plus simp<strong>le</strong> et la plus évidente doit être retenue à<br />
cha<strong>que</strong> étape, à cha<strong>que</strong> phrase de <strong>ce</strong> passage. À la lumière de <strong>ce</strong> facteur, nous<br />
examinerons <strong>donc</strong> <strong>le</strong>s facteurs de Best cités par Bassin.<br />
« En l’absen<strong>ce</strong> de preuve du contraire, on considérera <strong>que</strong> <strong>le</strong>s deux<br />
participes se réfèrent à la même réalité sous <strong>des</strong> aspects différents » : tel<strong>le</strong> est la<br />
première proposition. L’auteur <strong>donc</strong> dit <strong>que</strong> ὁ κατέχων et τό κατέχον (participes<br />
présents du verbe κατέχω) signifient la même chose, <strong>ce</strong>tte chose qui est<br />
substantivée, qui vient à la réalité, par <strong>le</strong>s deux participes puisqu’ils « n’ont pas<br />
de complément » (cinquième proposition). Cette réalité devrait être connue <strong>des</strong><br />
<strong>des</strong>tinataires (deuxième proposition). Or, même si nous sommes d’accord sur <strong>le</strong><br />
principe de <strong>ce</strong>tte compréhension du terme de <strong>katechon</strong> présentée ici, il y a<br />
<strong>que</strong>l<strong>que</strong> chose qui nous gêne : <strong>que</strong> la même réalité soit présentée sous deux<br />
aspects différents. Nous pensons <strong>que</strong> <strong>ce</strong>t ajout n’est pas une condition<br />
apriori<strong>que</strong> mais obéit à la volonté de justifier <strong>des</strong> résultats déjà avancés dans la<br />
littérature <strong>que</strong> l’auteur examine. Il est <strong>donc</strong> soutenu <strong>que</strong> « <strong>ce</strong> qui retient<br />
17 E. Best, A commentary on the First and the Second Epist<strong>le</strong>s to the Thessalonicians, Black’s New Testament<br />
Commentary, London, 1972, p.295 ; Bassin, 238-239. Voir aussi, Char<strong>le</strong>s A. Wanamaker, The New<br />
International Greek Testament Commentary. The Epist<strong>le</strong>s to the Thessalonians, The Paternoster Press,<br />
B<strong>le</strong>tch<strong>le</strong>y, 1990, pp. 242-264 et plus particulièrement 249-257.<br />
18
désigne généra<strong>le</strong>ment une for<strong>ce</strong> ou un principe, dont <strong>ce</strong>lui qui retient est<br />
l’agent ou la personnification » (p.239). Toutefois, aucun <strong>des</strong> résultats présentés<br />
ne sont véritab<strong>le</strong>ment conformes à <strong>ce</strong>tte règ<strong>le</strong>. À commen<strong>ce</strong>r par la position de<br />
l’auteur. Sous prétexte <strong>que</strong> c’est la même réalité sous un autre aspect, il peut<br />
présenter <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> comme étant Dieu lui-même (ὁ Θεός), au masculin, et son<br />
plan divin, au neutre. Or, <strong>que</strong>l est <strong>le</strong> mot grec qui signifierait « <strong>le</strong> plan divin »<br />
au neutre ? Serait-il tout simp<strong>le</strong>ment τό θεῖον ? Cela ne se peut, car <strong>des</strong> deux<br />
choses une : soit c’est Dieu, la divinité, au neutre, <strong>ce</strong> qui a deux inconvénients :<br />
(a) <strong>ce</strong> n’est pas un autre aspect de la même réalité, mais la même réalité sous un<br />
autre nom et (b) <strong>ce</strong>tte dénomination de la divinité était connotée par son<br />
appartenan<strong>ce</strong> à la théologie païenne contrairement au dieu personnel de la<br />
Bib<strong>le</strong>, qui est toujours au masculin ; soit, c’est un adjectif, et dans <strong>ce</strong> cas <strong>ce</strong><br />
serait tout simp<strong>le</strong>ment une erreur de grec, car l’adjectif θεῖον ne peut<br />
aucunement signifier « <strong>le</strong> plan divin », qui est tout simp<strong>le</strong>ment signifié par <strong>le</strong><br />
mot οἰκονομία 18 . L’autre solution qui né<strong>ce</strong>ssite <strong>ce</strong>t ajout serait Rome et<br />
l’empereur romain, encore <strong>que</strong>, même si on pouvait trouver dans la richesse du<br />
grec hellénisti<strong>que</strong> un adjectif ou un substantif qui pourrait être l’équiva<strong>le</strong>nt de<br />
l’imperium19 , il serait beaucoup plus raisonnab<strong>le</strong> pour Paul de par<strong>le</strong>r de<br />
κατέχουσα, si <strong>ce</strong>la con<strong>ce</strong>rnait effectivement Rome 20.<br />
Fidè<strong>le</strong> <strong>donc</strong> à notre principe, et même à <strong>ce</strong>lui présenté par Bassin, sans<br />
l’ajout, à savoir <strong>que</strong> non seu<strong>le</strong>ment la réalité désignée, mais aussi la manière<br />
dont <strong>ce</strong>tte réalité fut désignée étaient immédiatement connaissab<strong>le</strong>s et<br />
comprises par un public nourri de culture helléni<strong>que</strong>, essentiel<strong>le</strong>ment<br />
hellénophone, nous avons avancé l’hypothèse de la réalité généri<strong>que</strong>, exprimée<br />
18 Voir, …<br />
19 Dans son petit <strong>le</strong>xi<strong>que</strong> <strong>des</strong> institutions romaines, Luciano Canfora note sous la rubri<strong>que</strong> imperium : …<br />
Luciano Canfora, Ju<strong>le</strong>s César, …<br />
20 J. Hampton Keath<strong>le</strong>y pose comme <strong>le</strong> principal problème de l’interprétation « the inability to explain the<br />
neuter-masculine combination ». C’est <strong>ce</strong>tte incapacité qui fait <strong>que</strong> « such suggestions as the preaching of<br />
the gospel, the Jewish state, the binding of Satan, the church, Genti<strong>le</strong> world dominion, and human<br />
government are improbab<strong>le</strong>. » Cf., J. Hampton Keath<strong>le</strong>y, Correction Con<strong>ce</strong>rning the Day of the Lord – part 2<br />
(2 Thes. 2 : 6-8), bib<strong>le</strong>.org, 2005.<br />
19
à la fois au masculin et au neutre. Il s’agirait <strong>donc</strong> d’un genre d’hommes, un<br />
groupe au sens large du terme, c’est-à-dire capab<strong>le</strong> de s’éteindre dans <strong>le</strong> temps,<br />
au passé comme à l’avenir. Ce groupe serait désigné, de façon <strong>des</strong>criptive, par <strong>le</strong><br />
masculin et par <strong>le</strong> neutre par n’importe <strong>que</strong>l orateur grec. Or, nous avons établi<br />
<strong>que</strong> <strong>ce</strong> qui retient, au sens <strong>des</strong>criptif du terme, dans <strong>le</strong> livre IX de la Républi<strong>que</strong>,<br />
c’est <strong>le</strong> λόγος, τὸ λογιστικόν 21 , pour <strong>ce</strong> qui con<strong>ce</strong>rne l’individu, et qui est traduit<br />
par <strong>le</strong> philosophe ou <strong>le</strong>s philosophes, par <strong>le</strong> genre philosophi<strong>que</strong>, pour <strong>ce</strong> qui<br />
con<strong>ce</strong>rne la Cité. Nous tenons à expli<strong>que</strong>r encore une fois comment saint Paul<br />
arrive à sa propre con<strong>ce</strong>ption du <strong>katechon</strong> à partir de <strong>ce</strong> livre de la Républi<strong>que</strong>. Il<br />
nous a fallu <strong>donc</strong> retra<strong>ce</strong>r <strong>le</strong>s dépla<strong>ce</strong>ments pauliniens né<strong>ce</strong>ssaires du contenu<br />
de <strong>ce</strong> livre. Saint Paul, fidè<strong>le</strong> à l’esprit stoïcien de l’épo<strong>que</strong>, universalise. D’un<br />
côté, la Cité n’est plus la vil<strong>le</strong> d’Athènes, Sparte ou Rome mais tout simp<strong>le</strong>ment<br />
la Cité de l’homme, l’οἰκουμένη stoïcienne. De l’autre, <strong>le</strong> pro<strong>ce</strong>ssus ne se passe<br />
pas dans un temps indéterminé, circulaire, comme dans <strong>le</strong> texte de Platon, mais<br />
définit <strong>le</strong>s contours et <strong>le</strong>s limites de la temporalité humaine, l’Histoire, mot qui<br />
n’existe pas dans <strong>le</strong> vocabulaire de l’épo<strong>que</strong>, ou <strong>le</strong> πᾶς χρόνος, qui serait très<br />
probab<strong>le</strong>ment son équiva<strong>le</strong>nt, ne garde dans <strong>ce</strong>tte linéarisation du <strong>ce</strong>rc<strong>le</strong> <strong>des</strong><br />
régimes <strong>que</strong> <strong>le</strong> début, <strong>le</strong> règne aristocrati<strong>que</strong>, qui pourrait correspondre à la<br />
logi<strong>que</strong> du Paradis, et la fin, <strong>donc</strong> <strong>le</strong> règne de la tyrannie, qui correspondra<br />
pour lui au règne de l’impie et, pour ses épigones, de l’Antéchrist. Entre <strong>le</strong>s<br />
deux moments, il n’y a <strong>que</strong> <strong>le</strong> logos ou son représentant effectif dans la Cité et<br />
dans l’économie de <strong>ce</strong> monde-ci, <strong>le</strong> philosophe, qui agit contre <strong>le</strong> mal, contre<br />
l’impie, l’anomie et <strong>le</strong> chaos politi<strong>que</strong> et social, situation qui est décrite par <strong>le</strong>s<br />
Synopti<strong>que</strong>s.<br />
21 Cela ne peut être non plus <strong>le</strong> <strong>katechon</strong>, même si c’est effectivement la réalité derrière <strong>le</strong>s mots de l’apôtre,<br />
car <strong>le</strong>s deux vocab<strong>le</strong>s ne désignent pas la même réalité : λόγος est <strong>le</strong> principe universel dont τὸ λογιστικόν<br />
est l’activation dans l’âme humaine. Par ail<strong>le</strong>urs, c’est Dieu lui-même qui sera identifié par <strong>le</strong>s Chrétiens<br />
comme <strong>le</strong> logos dans l’évangi<strong>le</strong> de Jean. Il serait extrêmement diffici<strong>le</strong> <strong>donc</strong> pour saint Paul de distinguer<br />
dans une seu<strong>le</strong> phrase entre logos divin chrétien et logos païen, comme <strong>le</strong> fera dans d’autres occasions en<br />
séparant radica<strong>le</strong>ment <strong>le</strong> Grec, <strong>le</strong> Juif et <strong>le</strong> Chrétien (II Cor, ) ou bien par <strong>le</strong> chiasme : σοφία θεοῦ, μωρία<br />
ἀνθρώπου (II Cor, ). Par ail<strong>le</strong>urs, <strong>le</strong> texte de saint Paul con<strong>ce</strong>rne l’économie du monde et pas <strong>ce</strong>l<strong>le</strong> de<br />
l’individu.<br />
20
III. Le <strong>katechon</strong> comme une réponse au gnosticisme<br />
La <strong>que</strong>stion du <strong>katechon</strong> est d’autant plus diffici<strong>le</strong> qu’il existe qu’un seul et<br />
uni<strong>que</strong> passage où se déploie. Nous avons soutenu <strong>que</strong> même si <strong>le</strong> mot n’est<br />
prononcé <strong>que</strong> dans la seconde Épitre aux Thessaloniciens, il existe d’autres<br />
passages qui traitent de <strong>ce</strong>tte <strong>que</strong>stion, mais sans en référer nommément au<br />
<strong>katechon</strong>. Nous estimons <strong>que</strong> tel est <strong>le</strong> cas dans l’Épitre aux Romains, 13.1-7.<br />
Πᾶσα ψυχὴ ἐξουσίαις ὑπερεχούσαις ὑποτασσέσθω. οὐ γὰρ ἔστιν<br />
ἐξουσία εἰ μὴ ὑπὸ θεοῦ, αἱ δὲ οὖσαι ὑπὸ θεοῦ τεταγμέναι εἰσίν·<br />
ὥστε ὁ ἀντιτασσόμενος τῇ ἐξουσίᾳ τῇ τοῦ θεοῦ διαταγῇ<br />
ἀνθέστηκεν, οἱ δὲ ἀνθεστηκότες ἑαυτοῖς κρίμα λήμψονται. οἱ γὰρ<br />
ἄρχοντες οὐκ εἰσὶν φόβος τῷ ἀγαθῷ ἔργῳ ἀλλὰ τῷ κακῷ. θέλεις<br />
δὲ μὴ φοβεῖσθαι τὴν ἐξουσίαν; τὸ ἀγαθὸν ποίει, καὶ ἕξεις ἔπαινον<br />
ἐξ αὐτῆς· θεοῦ γὰρ διάκονός ἐστιν σοὶ εἰς τὸ ἀγαθόν. ἐὰν δὲ τὸ<br />
κακὸν ποιῇς, φοβοῦ· οὐ γὰρ εἰκῇ τὴν μάχαιραν φορεῖ· θεοῦ γὰρ<br />
διάκονός ἐστιν, ἔκδικος εἰς ὀργὴν τῷ τὸ κακὸν πράσσοντι. διὸ<br />
ἀνάγκη ὑποτάσσεσθαι, οὐ μόνον διὰ τὴν ὀργὴν ἀλλὰ καὶ διὰ τὴν<br />
συνείδησιν. διὰ τοῦτο γὰρ καὶ φόρους τελεῖτε, λειτουργοὶ γὰρ θεοῦ<br />
εἰσιν εἰς αὐτὸ τοῦτο προσκαρτεροῦντες. ἀπόδοτε πᾶσιν τὰς<br />
ὀφειλάς, τῷ τὸν φόρον τὸν φόρον, ἀπόδοτε πᾶσιν τὰς ὀφειλάς, τῷ<br />
τὸν φόρον τὸν φόρον, τῷ τὸ τέλος τὸ τέλος, τῷ τὸν φόβον τὸν<br />
φόβον, τῷ τὴν τιμὴν τὴν τιμήν.<br />
Que chacun se soumette aux autorités en charge [pouvoirs<br />
surplombants]. Car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu,<br />
et <strong>ce</strong>l<strong>le</strong>s qui existent sont constituées par Dieu. Si bien <strong>que</strong> <strong>ce</strong>lui<br />
21
qui résiste à l’autorité se rebel<strong>le</strong> contre l’ordre établi par Dieu. Et<br />
<strong>le</strong>s rebel<strong>le</strong>s se feront eux-mêmes condamner. En effet, <strong>le</strong>s<br />
magistrats ne sont pas à craindre quand on fait <strong>le</strong> bien, mais quand<br />
on fait <strong>le</strong> mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l’autorité ? Fais <strong>le</strong><br />
bien et tu en re<strong>ce</strong>vras <strong>des</strong> éloges ; car el<strong>le</strong> est un instrument de<br />
Dieu pour te conduire au bien. Mais crains, si tu fais <strong>le</strong> mal ; car <strong>ce</strong><br />
n’est pour rien si el<strong>le</strong> porte la glaive : el<strong>le</strong> est un instrument de<br />
Dieu pour faire justi<strong>ce</strong> et châtier qui fait <strong>le</strong> mal. Aussi doit-on se<br />
soumettre non seu<strong>le</strong>ment par crainte du châtiment, mais par motif<br />
de conscien<strong>ce</strong>. N’est-<strong>ce</strong> pas pour <strong>ce</strong>la <strong>que</strong> vous payez <strong>le</strong>s impôts ?<br />
Car il s’agit de fonctionnaires qui s’appli<strong>que</strong>nt de par Dieu à <strong>ce</strong>t<br />
offi<strong>ce</strong>. Rendez à chacun <strong>ce</strong> qui lui est dû : à qui l’impôt, l’impôt ; à<br />
qui <strong>le</strong>s taxes, <strong>le</strong>s taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l’honneur,<br />
l’honneur. 22<br />
La tradition interprète <strong>ce</strong> passage comme une incitation au « conservatisme ».<br />
Un <strong>des</strong> plus brillants théologiens23, dans <strong>ce</strong> qui constitue, peut-être,<br />
l’interprétation la plus complète de <strong>ce</strong>t épitre, ne retient de <strong>ce</strong> passage qu’un<br />
argument contre la rébellion, contre la « révolution ». Sans rien en<strong>le</strong>ver à la<br />
va<strong>le</strong>ur de <strong>ce</strong>tte interprétation, nous estimons <strong>que</strong> l’interprétation de <strong>ce</strong> passage<br />
en particulier comporte est influencée en grande partie par <strong>le</strong>s circonstan<strong>ce</strong>s de<br />
l’épo<strong>que</strong> où el<strong>le</strong> fut écrite. Au sillage de la Révolution russe de 1917, <strong>ce</strong> livre<br />
paru en 1922 en Munich entreprend une tâche diffici<strong>le</strong> : contrer <strong>le</strong> chemin à<br />
l’allian<strong>ce</strong> entre l’Église et la Révolution communiste, <strong>ce</strong> qui fut concrétisé<br />
<strong>que</strong>l<strong>que</strong>s dé<strong>ce</strong>nnies plus tard dans <strong>le</strong> programme de la Théologie de la<br />
libération. Barth trouve dans <strong>ce</strong> passage l’argument contre une théorie qui<br />
n’avait pas encore vu <strong>le</strong> jour ! Sa clairvoyan<strong>ce</strong> a ainsi servi à l’intérêt de<br />
l’impératif anticommuniste de son milieu de l’épo<strong>que</strong>. Mais, il n’a pas pu al<strong>le</strong>r<br />
22 Trad. fr., La Bib<strong>le</strong> de Jérusa<strong>le</strong>m, op. cit..<br />
23 Karl Barth, L’Épitre aux Romains, Labor et fi<strong>des</strong>, Genève, 1967.<br />
22
au-delà de <strong>ce</strong>tte interprétation circonstanciel<strong>le</strong>, même si tous <strong>le</strong>s éléments de<br />
son interprétation globa<strong>le</strong> de l’épitre l’y poussaient. Nous voulons entreprendre<br />
ici <strong>ce</strong>tte interprétation, en suivant <strong>le</strong>s éléments trouvés dans <strong>le</strong> commentaire de<br />
Karl Barth.<br />
En deux mots, notre argument est <strong>le</strong> suivant : (a) Si <strong>le</strong>s « pouvoirs<br />
surplombants » (ὑπερέχουσαι ἐξουσίαι, potestates sublimiores) ne sont pas<br />
reconnues comme une for<strong>ce</strong> mora<strong>le</strong> terrestre qui œuvre de ses propres for<strong>ce</strong>s<br />
pour <strong>le</strong> bien dans l’Économie du Seigneur, alors, <strong>le</strong> Christianisme sombrera<br />
dans la Gnose. (b) Il n’y qu’une seu<strong>le</strong> autre for<strong>ce</strong> mora<strong>le</strong>, comprise dans<br />
l’Économie du Seigneur qui œuvre de ses propres for<strong>ce</strong>s pour <strong>le</strong> bien, retenant<br />
<strong>le</strong> mal du mieux qu’el<strong>le</strong> peut : <strong>le</strong> <strong>katechon</strong>. For<strong>ce</strong> est <strong>donc</strong> d’identifier <strong>le</strong>s<br />
pouvoirs surplombants aux for<strong>ce</strong>s <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>s. Ce passage traite <strong>donc</strong> bel et<br />
bien du mystère <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>.<br />
Quels sont alors <strong>le</strong>s éléments dans la pensée du théologien al<strong>le</strong>mand qui<br />
nous poussent à <strong>ce</strong>tte interprétation ? Tout d’abord, de l’aveu même de Barth,<br />
la pensée paulinienne flirte avec <strong>le</strong>s gnoses de l’épo<strong>que</strong>. Commentant <strong>le</strong><br />
Romains, 9-18, et plus particulièrement la phrase : « Il n’y a pas de juste, pas un<br />
seul », Barth se demande : « Tout <strong>ce</strong>la est-il <strong>donc</strong> […] [r]adicalisme gnosti<strong>que</strong><br />
hautain ? » 24 La vision du monde humain, Grecs et Juifs, sont condamnés au<br />
péché. L’histoire est <strong>le</strong> théâtre du mal, rien de bien ne subsiste : « pas un seul ».<br />
« De tous <strong>le</strong>s personnages considérab<strong>le</strong>s, honnêtent, dignes d’être pris au<br />
sérieux, de tous <strong>le</strong>s personnages de l’histoire, de tous <strong>le</strong>s prophètes, psalmistes,<br />
philosophes, Pères de l’Église, réformateurs, poètes et artistes, s’en est-il<br />
trouvé, ne saurait-<strong>ce</strong> qu’un seul, qui <strong>le</strong> cas échéant, ai nommé l’homme bon, ou<br />
même seu<strong>le</strong>ment capab<strong>le</strong>s de faire <strong>le</strong> bien ? » 25 Or, même si l’Apôtre répond luimême<br />
<strong>que</strong> <strong>des</strong> païens font <strong>le</strong> bien naturel<strong>le</strong>ment, sans la grâ<strong>ce</strong> ou la Révélation<br />
(passage déjà cité), Barth ne l’affirme pas. Il se contente de dire <strong>que</strong> <strong>ce</strong>la n’est<br />
24 Karl Barth, op. cit., p.85.<br />
25 Idem, p.85-86.<br />
23
qu’un élément stylisti<strong>que</strong> : « Ce n’est pas un pessimisme, <strong>ce</strong> n’est pas un autodéchirement,<br />
<strong>ce</strong> n’est pas un vain plaisir de nier, […] mais bien une aversion<br />
féro<strong>ce</strong> pour <strong>le</strong>s illusions […] » 26. La for<strong>ce</strong> de l’argumentation paulinienne dans<br />
<strong>ce</strong> passage sert, selon Barth, à rappe<strong>le</strong>r l’homme à sa misère histori<strong>que</strong> et <strong>le</strong><br />
Chrétien à la radicalité de l’homme nouveau. Notons <strong>que</strong>, de <strong>ce</strong>tte manière, il ne<br />
répond pas à l’accusation de gnosticisme. Seul un OUI, simp<strong>le</strong> et définitif, peut<br />
récuser <strong>ce</strong>tte accusation. Il faut qu’il y ait une for<strong>ce</strong> mora<strong>le</strong>, <strong>des</strong> « personnages<br />
importants », qui, même s’ils ne sont pas « justes », œuvrent pour <strong>le</strong> bien de<br />
Dieu. Pour <strong>que</strong> <strong>ce</strong> passage puisse être interprété à la façon de Karl Barth, il faut<br />
<strong>que</strong> <strong>ce</strong>t OUI soit dit définitivement dans un autre passage. À notre humb<strong>le</strong> avis,<br />
<strong>ce</strong>la se fait dans <strong>le</strong> passage de l’Épitre <strong>que</strong> nous étudions dans <strong>ce</strong> travail. L’autre<br />
passage qui pourrait accuser saint Paul de gnosticisme est <strong>le</strong> Romains, 3,31 :<br />
« Abrogeons-nous <strong>donc</strong> la loi par la foi ? ». Dans <strong>le</strong> dualisme entre « loi » et<br />
« foi », Barth dis<strong>ce</strong>rne <strong>le</strong> danger gnosti<strong>que</strong> : « Comment nous défendre de <strong>ce</strong>tte<br />
représentation et du reproche, lié à el<strong>le</strong>, de dualisme gnosti<strong>que</strong> ? » 27 Si saint<br />
Paul avait acquiescé à <strong>ce</strong>tte dualité, au lieu de la nier comme il <strong>le</strong> fait, en<br />
affirmant la continuité entre <strong>le</strong> bien terrestre et la grâ<strong>ce</strong>, il aurait succombé à la<br />
gnose. Dieu lui-même dit, après avoir créé l’homme, <strong>que</strong> son œuvre (ὅσα<br />
ἐποίησε) est « très bien » (καλὰ λίαν) (Genèse, 1.31). Or, <strong>que</strong> serait un monde<br />
« très bien » sans, sinon perfection mora<strong>le</strong>, au moins, un bride de moralité<br />
authenti<strong>que</strong> ? Il est plus <strong>que</strong> probab<strong>le</strong> <strong>que</strong> <strong>ce</strong>rtains éléments de la théologie<br />
paulinienne constituent tout simp<strong>le</strong>ment la réponse à la <strong>que</strong>stion <strong>que</strong> la gnose<br />
se posera sous la plume d’un Basilide ou d’un Va<strong>le</strong>ntin28 : pourquoi <strong>ce</strong> monde<br />
26 Idem, p.87.<br />
27 Karl Barth, op. cit., p.112.<br />
28 Sur la Gnose, voir, Νικολάου Χρόνη, Οι μετασχηματισμοί της φιλοσοφίας από των ελληνιστικών μέχρι<br />
και των πρωτοχριστιανικών χρόνων, Βιβλιοθήκη Σοφίας Ν. Σαριπόλου, Αθήνα, 1988, pp.174-247 ; Rémi<br />
Brague, La Sagesse du monde. Histoire de l’expérien<strong>ce</strong> humaine de l’univers, Fayard, Paris, 1999, pp.93-105 ;<br />
Tobias Churton, Gnostic Philosophy ; trad. grec<strong>que</strong>, Γνωστική φιλοσοφία. Από την αρχαία Περσία μέχρι<br />
σήμερα, Ενάλιος, Αθήνα, 2005 ; Birger A. Pearson, Ancient Gnosticism. Traditions and Literature, Fortress<br />
press, Mineapolis, 2007 ; Gershom Scho<strong>le</strong>m, Jewish gnosticism, Merkabah mysticism and Talmudic tradition,<br />
New York, 1965. À la lumière de <strong>ce</strong>tte bibliographie, nous pouvons soutenir <strong>que</strong> même si <strong>le</strong>s premiers<br />
représentants de la gnose apparaissent à la fin du I er s. après J.-C., notamment Basilide et après Va<strong>le</strong>ntin,<br />
dont <strong>le</strong>s tra<strong>ce</strong>s nous sont connues par <strong>le</strong>s philosophes chrétiens de l'épo<strong>que</strong> qui ont fait <strong>le</strong> ménage dans <strong>le</strong>s<br />
24
est-il digne de l'homme comme créature divine ? Paul nous dit alors <strong>que</strong> <strong>le</strong><br />
monde est bon, authenti<strong>que</strong>, et non un faux monde. Les for<strong>ce</strong>s <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>s<br />
sont <strong>ce</strong> bride de moralité authenti<strong>que</strong> qui, même si el<strong>le</strong>s n’incarnent pas <strong>le</strong> bien<br />
du juste, qui vit par la foi seu<strong>le</strong>, sont pour <strong>le</strong> moins capab<strong>le</strong>s de se constitué en<br />
une étape sur <strong>le</strong> chemin du bien. Tel est aussi l’argument de Socrate/Platon,<br />
qui ac<strong>ce</strong>pte la loi athénienne et ac<strong>ce</strong>pte son jugement, même s’il s’agit d’un<br />
jugement non philosophi<strong>que</strong>. La continuité et non la rupture, la réforme et non<br />
la révolution, pour <strong>le</strong> dire utilisant <strong>le</strong> langage d’une autre épo<strong>que</strong>, prévaut aussi<br />
bien dans <strong>le</strong> platonisme <strong>que</strong> dans <strong>le</strong> christianisme paulinien. Or, pour incarner<br />
la continuité entre salut et création, il est né<strong>ce</strong>ssaire d’avoir un corps, ordre ou<br />
instan<strong>ce</strong>, intermédiaire. Entre <strong>le</strong> chaos et l’ordre parfait, la raison humaine, la<br />
philosophie, incarne <strong>ce</strong>tte instan<strong>ce</strong> intermédiaire ou <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>.<br />
Mais il y a un élément de plus dans la pensée de Barth qui nous pousse à<br />
identifier, dans <strong>le</strong> passage en <strong>que</strong>stion de l’Épitre aux Romains, <strong>le</strong>s « pouvoirs<br />
surplombants » au <strong>katechon</strong>. Barth demande : « Ordre ! Que veut dire ordre<br />
établi ? Que l’homme hypocritement, s’est, une fois encore, réconcilié avec luimême<br />
? Que lui, <strong>le</strong> p<strong>le</strong>utre, en présen<strong>ce</strong> du mystère de son existen<strong>ce</strong>, s’est, une<br />
fois encore mis à l’abri. Que lui, <strong>le</strong> fou, a quémandé, une fois encore, un sursis<br />
d’un quart d’heure dans l’exécution de la condamnation à mort. » 29 L’ordre<br />
établi, même par la sagesse humaine, qui est folie pour Dieu, arrive contre toute<br />
attente à retarder sa condamnation, à retarder/retenir <strong>le</strong> Fils de la Perdition,<br />
même pour « un quart d’heure ». Or, combien d’âmes trouveront la foi et <strong>le</strong><br />
salut chrétiens au contact de la paro<strong>le</strong> évangéli<strong>que</strong> dans <strong>ce</strong> « quart d’heure » ?<br />
doctrines chrétiennes, comme Hippolyte et Irénée (100-150 après JC), <strong>ce</strong>la n'empêche <strong>que</strong> durant tout <strong>le</strong><br />
premier sièc<strong>le</strong> eut lieu une intense préparation <strong>des</strong> doctrines gnosti<strong>que</strong>s qui, pour <strong>ce</strong> qui con<strong>ce</strong>rne <strong>le</strong><br />
courant chrétien de la gnose, seront consignés dans <strong>le</strong>s textes connus du code de Nag Hammadi (vers 200<br />
de notre ère) (Voir, ). Il est <strong>donc</strong> probab<strong>le</strong> <strong>que</strong> saint Paul avait connu <strong>des</strong> échos de <strong>ce</strong>tte préparation et<br />
qu'il a pris parti dans <strong>le</strong>s discussions autour de la va<strong>le</strong>ur de <strong>ce</strong> monde : est-il un monde « bon » ou<br />
« mauvais » ? La pla<strong>ce</strong> qu’il accorde au <strong>katechon</strong> est un argument en faveur de la bonneté de <strong>ce</strong> monde-ci.<br />
Le <strong>katechon</strong> prouve <strong>que</strong> l'homme en général, même <strong>ce</strong>lui qui ne fut pas sauvé par sa foi au Christ, a <strong>que</strong>l<strong>que</strong><br />
chose de fondamenta<strong>le</strong>ment bien en lui, qui lui permet, dans <strong>ce</strong> monde-ci, de faire obstac<strong>le</strong> au mal. Donc,<br />
tous <strong>le</strong>s hommes sont de bonnes créatures car ils peuvent choisir <strong>le</strong> bien, même un bien imparfait qui ne fait<br />
<strong>que</strong> retarder la venue de l'Impie. Nous pensons <strong>que</strong> tel<strong>le</strong> est l'économie <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong> dans la théologie de<br />
saint Paul.<br />
29 Karl Barth, op. cit., p.452.<br />
25
Combien d’âmes de plus touchera la grâ<strong>ce</strong> du Seigneur dans la seconde avant<br />
l’exécution de la condamnation du monde ? Tel<strong>le</strong> est la fonction du <strong>katechon</strong>,<br />
qui, même folie, même ivresse, lutte désespérément contre <strong>le</strong>s for<strong>ce</strong>s du mal.<br />
Examinons maintenant <strong>ce</strong> <strong>que</strong> nous apprend de plus <strong>ce</strong> passage sur <strong>le</strong><br />
<strong>katechon</strong>. En commençant, nous apprenons <strong>que</strong> <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> est une « autorité »<br />
(ἐξουσία), voulue de Dieu. Même si <strong>le</strong> sens du vocab<strong>le</strong> dans <strong>ce</strong> contexte est<br />
indubitab<strong>le</strong>ment « pouvoir », il convient d’explorer un peu plus son champ<br />
sémanti<strong>que</strong>. Dans <strong>le</strong> Vocabulaire du Nouveau Testament30 , nous trouvons une<br />
gamme de significations dont l’analyse est indispensab<strong>le</strong> pour saisir <strong>ce</strong>tte<br />
notion. S’agit-il d’une for<strong>ce</strong> pure ou d’une for<strong>ce</strong> mélangée à la sagesse<br />
humaine ? El<strong>le</strong> est originairement « liberté de choix », pouvoir <strong>donc</strong> de choisir<br />
et de décider, mais aussi capacité et pouvoir d’agir et d’accomplir <strong>que</strong>l<strong>que</strong> chose.<br />
Seu<strong>le</strong>ment après, el<strong>le</strong> acquiert la signification d’autorité politi<strong>que</strong> et religieuse<br />
(voire <strong>ce</strong>l<strong>le</strong> du mari sur sa femme) et de pouvoir établi en pla<strong>ce</strong>. Dans <strong>le</strong> but<br />
<strong>donc</strong> d’éviter l’incohéren<strong>ce</strong> à saint Paul, il faut soutenir <strong>que</strong> <strong>le</strong>s ἐξουσίαι dont il<br />
est <strong>que</strong>stion dans <strong>ce</strong> passage sont douées de dis<strong>ce</strong>rnement et de raison. Il s’agit<br />
d’autorités légitimes, fondées sur <strong>le</strong>s lois traditionnel<strong>le</strong>s qui ont fait <strong>le</strong>urs<br />
preuves dans <strong>le</strong> temps. Sinon, pourquoi l’homme qui fait <strong>le</strong> bien n’aurait rien à<br />
craindre. Il faut soutenir <strong>donc</strong> <strong>que</strong> <strong>le</strong>s autorités en <strong>que</strong>stion ne sont pas<br />
tyranni<strong>que</strong>s, car dans une tyrannie, nul n’est à l’abri du tyran et de ses<br />
sycophantes. Le raisonnement de saint Paul, pour pourvoir soutenir <strong>ce</strong> qu’il<br />
soutient, à savoir <strong>que</strong> <strong>le</strong> chrétien n’a rien à craindre <strong>des</strong> autorités païennes<br />
pourrait être <strong>le</strong> suivant : <strong>le</strong>s pouvoirs établis sont fondés sur <strong>des</strong> lois qui sont<br />
assez bons pour qu’ils puissent retenir <strong>le</strong> mal. Or, si <strong>le</strong>ur fonction est de retenir<br />
<strong>le</strong> mal, ils ne s’en prendront jamais à <strong>ce</strong>ux qui suivent <strong>le</strong> bien, surtout si <strong>ce</strong> bien<br />
est supérieur au bien terrestre.<br />
30 A Greek-English <strong>le</strong>xicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, by W. F. Arndt and<br />
F.W. Gingrich, The University of Chicago Press, Chicago and London, 1979, sous vocab<strong>le</strong> ἐξουσία.<br />
26
Au contraire, suivre l’ordre d’un tyran, comme <strong>ce</strong>lui <strong>que</strong> <strong>le</strong>s Trente ont<br />
donné à Socrate de tuer Léon de Salamine, ne peux jamais être la<br />
recommandation de saint Paul. Dans <strong>ce</strong> cas, il faut préférer subir <strong>le</strong> mal <strong>que</strong> <strong>le</strong><br />
causer, comme <strong>le</strong> conseil<strong>le</strong>nt à la fois Platon et saint Paul. Il faut <strong>donc</strong> <strong>que</strong><br />
l’obéissan<strong>ce</strong> aux lois et aux autorités ne pousse pas au mal. Cela est possib<strong>le</strong><br />
dans la mesure ou <strong>le</strong>s lois et <strong>le</strong>s autorités incarnent <strong>le</strong>s vertus philosophi<strong>que</strong>s de<br />
modération et de justi<strong>ce</strong>. Le Chrétien doit <strong>donc</strong> obéissan<strong>ce</strong> à un pouvoir qui<br />
incarne, dans la mesure du possib<strong>le</strong>, <strong>le</strong>s principes philosophi<strong>que</strong>s. Sinon, la<br />
paro<strong>le</strong> de l’Apôtre serait dépourvue de sens.<br />
C’est pour la même raison <strong>que</strong> <strong>ce</strong> n’est pas Rome mais <strong>le</strong>s bonnes lois<br />
romaines, fruit de l’expérien<strong>ce</strong> philosophi<strong>que</strong> et <strong>des</strong> sages fondateurs, comme<br />
<strong>le</strong>s décrit Cicéron dans sa Républi<strong>que</strong>, qui sont la for<strong>ce</strong> <strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>. Les bons<br />
stoïciens au pouvoir incarnent l’ordre romain ; la culture philosophi<strong>que</strong> <strong>des</strong><br />
archontes, fruit de <strong>le</strong>ur éducation dans <strong>le</strong>s éco<strong>le</strong>s de l’épo<strong>que</strong>, fait tenir la<br />
Républi<strong>que</strong> et, à l’épo<strong>que</strong> de saint Paul, l’Empire. Néron, l’empereur, donnant<br />
l’ordre au stoïcien Sénè<strong>que</strong> de se suicider, symbolise la perte de l’« autorité » de<br />
Rome et <strong>le</strong> début de la tyrannie, du temps de l’ex<strong>ce</strong>ption. Ce n’est <strong>donc</strong> pas<br />
Rome qui est <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> mais ses philosophes au servi<strong>ce</strong> du pouvoir, <strong>le</strong>s<br />
Sénè<strong>que</strong> et non <strong>le</strong>s Néron. Comment <strong>le</strong>s Néron pouvaient-ils être « un<br />
instrument de Dieu pour faire justi<strong>ce</strong> et châtier qui fait <strong>le</strong> mal », comme <strong>le</strong><br />
soutient l’Apôtre ? Les Sénè<strong>que</strong>, par contre, <strong>le</strong> peuvent ! En temps sobre, règne<br />
né<strong>ce</strong>ssairement dans <strong>le</strong>s cités <strong>des</strong> hommes un ordre plus ou moins<br />
philosophi<strong>que</strong>. À défaut, <strong>le</strong> désordre, l’« ivresse » 31 et la folie prennent <strong>le</strong> <strong>des</strong>sus<br />
et détruit <strong>le</strong>s cités, <strong>le</strong>s républi<strong>que</strong>s ou <strong>le</strong>s empires, <strong>le</strong> <strong>katechon</strong> local perdant la<br />
batail<strong>le</strong> contre l’Impie. Les conseils généraux, <strong>le</strong>s consignes d’obéissan<strong>ce</strong> faisant<br />
appel à la conscien<strong>ce</strong>, sont donnés pour <strong>le</strong>s temps du règne de la sobriété, non<br />
de la folie. Le contraire devrait être mentionné. De plus, l’appel à la conscien<strong>ce</strong><br />
signifie <strong>le</strong> respect de Paul pour <strong>ce</strong>s « autorités » par pruden<strong>ce</strong> et non par<br />
31 Voir <strong>le</strong> traité de Philon d’A<strong>le</strong>xandrie, De ebrietate.<br />
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conservatisme, puisqu’il demande aux Chrétiens de consentir aux pouvoirs<br />
surplombants par volonté et non uni<strong>que</strong>ment par né<strong>ce</strong>ssité, étant persuadés de<br />
<strong>le</strong>ur justi<strong>ce</strong>. Respect craintif (φόβος) et honneur (τιμή) sont <strong>ce</strong> <strong>que</strong> doit <strong>le</strong><br />
Chrétien aux autorités et amour (ἀγάπη) <strong>ce</strong> qu’il doit aux autres Chrétiens.<br />
C’est de <strong>ce</strong>tte manière <strong>que</strong> Paul distingue, comme Jésus, l’ordre de César de<br />
<strong>ce</strong>lui de Dieu. Mais <strong>ce</strong>la ne signifie pas <strong>que</strong> <strong>le</strong> premier ordre est mauvais. Il est<br />
bon mais sans appartenir à l’ordre de Dieu : il constitue l’ordre intermédiaire,<br />
<strong>katechon</strong>ti<strong>que</strong>, qui est voulue de Dieu, qui a <strong>le</strong> consentement de Dieu car il fait<br />
partie de son Économie du salut du genre humain.<br />
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