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SPINOZA

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PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRE» D'ALGER «<br />

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<strong>SPINOZA</strong><br />

ET<br />

LA PENSEE FRANÇAISE<br />

AVANT LA RÉVOLUTION<br />

Paul VER1VIÈRE<br />

Maître de Conférences à la Faculté des Lettres d'Alger<br />

Docteur es-Lettres<br />

TOME PREMIER<br />

XVIIe SIÈCLE<br />

(1663-1715)<br />

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE<br />

0<br />

*<br />

61360<br />

20


<strong>SPINOZA</strong><br />

ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

AVANT LA RÉVOLUTION


Diderot. —<br />

Le<br />

DU MÊME AUTEUR<br />

Rêve de d'Alemberl, édition critique<br />

(Paris, Marcel Didier, 1951).


PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER<br />

====== XX =================<br />

<strong>SPINOZA</strong><br />

61360<br />

ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

AVANT LA RÉVOLUTION<br />

PAB<br />

Paul VERNIÈRE<br />

Ancien élève de l'École Normale Supérieure<br />

Maître de conférences à la Faculté des Lettres d'Alger<br />

Docteur ès-Lettres<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

XVIIe SIÈCLE<br />

(1663-1715)<br />

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE<br />

108, Boulevard Saint-Germain, PARIS<br />

!954<br />

2h<br />


1" édition<br />

DÉPÔT LÉGAL<br />

TOUS DROITS<br />

Ie» trimestre 1954<br />

de traduction, de reproduction et d'adaptation<br />

réservés pour tous pays<br />

COPYRIGHT<br />

by Presses Universitaires de France, 1954


INTRODUCTION<br />

« Comme en l'Éthique de Spinoza, où<br />

toutes choses sont fixées en leur vérité<br />

et finalement égales devant le juge<br />

ment dernier et premier... Mais le vrai<br />

spectateur ne s'est pas montré sou<br />

vent. »<br />

Alain, Propos de littérature,<br />

Paris, Hartmann, 1942, p. 107.<br />

Malgré l'unité rigide de sa doctrine qui semble décourager<br />

l'exégèse, malgré la minceur de son œuvre ramassée en quelques<br />

volumes, Spinoza n'a jamais été et ne sera jamais un philosophe<br />

populaire. Son latin était clair mais rude, son vocabulaire con<br />

densé mais souvent obscur comme chez tout penseur qui crée<br />

des notions neuves, sa dialectique souvent brutale et engoncée<br />

dans son appareil mathématique. Rien de cet agrément que l'on<br />

rencontre chez Descartes qui nous conte ses aventures intellec<br />

tuelles et nous présente des expériences concrètes, ou chez Malebranche<br />

qui excelle comme Berkeley à reprendre le dialogue pla<br />

tonicien. Mais nulle part plus qu'en France le public ne fut rebelle<br />

à cette pensée austère et dépouillée. Nos générations classiques<br />

du xvne et du xvme<br />

siècle, éprises de clarté et qui depuis les<br />

Provinciales veulent tirer de la philosophie même de faciles plai<br />

sirs, verront toutes dans l'œuvre de Spinoza, selon le mot de<br />

Massillon, un « chaos impénétrable »,<br />

« un monstre de confusion<br />

et de ténèbres (1) ». De plus, en pays latin et catholique, Spinoza,<br />

au contraire des épigones français du cartésianisme, heurtait<br />

de front un dogmatisme religieux et métaphysique qui interdi<br />

sait toute controverse et voyait un hérétique dans quiconque pro<br />

fessait « une opinion particulière ». (2) Aussi ne faut-il pas s'éton<br />

ner si la fortune de Spinoza en France ne fut pas aussi brillante<br />

qu'en Angleterre ni surtout qu'en Allemagne.<br />

Est-ce une raison valable pour ne pas l'étudier? Nous n'avons<br />

(1) Des doutes sur la religion, sermon pour le mardi de la IVe semaine du<br />

Carême (Sermons, Paris, 1747, t. III, p. 247).<br />

p. 301).<br />

(2) Bossuet, Histoire des variations... (Paris, Hachette, 1865, t. II,<br />

P. VERNIÈRB, 1 1


2 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

nullement en France l'équivalent des travaux de Krakauer (1),<br />

de Bàck (2) et de Max Griinwald (3). Aucune étude d'ensemble<br />

ne résume le cheminement obscur de cette pensée dont pourtant<br />

Paul Janet voici plus de soixante ans traçait les grandes lignes (4).<br />

Nous manquons tout d'abord de monographies précises sur<br />

nombre d'auteurs secondaires. Depuis l'Histoire du cartésianisme<br />

de Francisque Bouillier (5), toujours critiqué mais nullement<br />

remplacé, il faut l'autorité de Léon pour camper<br />

Brunschwicg<br />

avec autant de maîtrise l'originalité de Spinoza en face de Pascal,<br />

Leibniz, Malebranche et Fénelon (6). Plus rarement encore l'in<br />

fluence de Spinoza sur une œuvre ou une doctrine a été décelée<br />

et circonscrite (7). Ce n'est pas que nos maîtres de l'histoire litté<br />

raire aient négligé Spinoza; mais Gustave Lanson et Paul Hazard,<br />

s'ils lui consacrent quelques notes rapides (8), ont été plutôt<br />

sensibles aux grands courants de la pensée européenne qui visaient<br />

à détruire en tout domaine les moules traditionnels : dans cette<br />

élaboration de notre monde intellectuel, Spinoza ne pouvait<br />

prendre qu'une place limitée; son importance était pressentie,<br />

mais non démontrée.<br />

Notre ambition est de combler cette lacune et d'établir avec<br />

quelque chance d'exactitude le rôle joué par Spinoza et le spi-<br />

avant que l'histoire de<br />

nozisme dans la pensée française; et cela,<br />

la philosophie et les chaires magistrales aient pu influer sur les<br />

connaissances et les goûts du public français. Voilà pourquoi<br />

la Révolution française qui fit tant pour le cosmopolitisme litté<br />

raire nous semble une limite nécessaire. Spinoza nous reviendra,<br />

au xixe<br />

siècle, par le canal de la pensée allemande,<br />

plus pur<br />

(1) Zùr Geschichte des Spinozismus in Deulschland (Breslau, Kœhler, 1881).<br />

(2) Spinozas erste Einwirkungen aùf Deulschland (Berlin, Mayer, 1895).<br />

(3) Spinoza in Deulschland (Berlin, Calvary, 1897). Georg Bohrmann,<br />

dans son ouvrage Spinozas Stellung zùr Religion, a donné une esquisse du<br />

spinozisme en Angleterre jusqu'en 1750 (Giessen, Topelmann, 1914). Dunin<br />

Borkowski, dans son Spinoza nach dreihundert Jahren (Berlin et Bonn,<br />

Dûmmler, 1932), compose une remarquable synthèse, beaucoup trop géné<br />

rale pour nous gêner.<br />

(4) Le Spinozisme en France (in Revue philosophique, 1882, t. XIII,<br />

p. 109 sq.).<br />

(b) Paris, 1854 (et Delagrave, 1868, 2 vol.).<br />

(6) Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3e édit., 1923).<br />

(7) Trois exceptions notables : Charles Oudin, Le Spinozisme de Montes<br />

quieu (Paris, Pichon et Durand, 1911); P. Hazard, Voltaire et Spinoza (in<br />

Modem Philology, t. XXXVIII, février 1941); Walter Eckstein, Rousseau<br />

and Spinoza (in Journal of ihe Hisiorg of Meas, t. V, juin 1944).<br />

(8) Lanson, Origines et premières manifestations de l'esprit philosophique<br />

dans la littérature française de 1675 à 1748 (in Revue des Cours et Confé<br />

rences, 1907-1910; cf. Burtout 16 avril 1908, p. 241-253); Hazard, Crise de<br />

la conscience européenne (Paris, Boivin, 1934) et surtout La Pensée euro<br />

péenne au 18' siècle (Paris, Boivin, 1946, p. 44-46).


INTRODUCTION 3<br />

certes; mais la réaction de la pensée française ne sera plus dès<br />

lors spontanée et originale.<br />

Aussi bien notre étude ne peut-elle ressortir à la philosophie,<br />

mais à l'histoire des idées. Si le philosophe tient à retrouver un©<br />

doctrine authentique,<br />

si l'historien ou le psychologue se doit de<br />

faire revivre un personnage, de donner un portrait qui ne soit<br />

pas falsifié, d'évoquer des mœurs, de critiquer des anecdotes,<br />

peu importe à l'historien des idées. Il se meut avec plaisir sinon<br />

avec aisance dans l'erreur, entendons dans l'erreur des autres.<br />

Son but est de montrer comment les idées s'interprètent, se<br />

combattent et se chevauchent. Peu importe si leur influence est<br />

légitime ou non, si Descartes aurait patronné le cartésianisme<br />

ou si Spinoza aurait accepté l'interprétation que donnèrent<br />

Bayle et Voltaire de sa personne et de son œuvre. L'histoire des<br />

idées risque évidemment de n'être plus que la légende des idées.<br />

Mais n'est-il pas normal que toute pensée neuve, au contact de<br />

l'opinion dominante, soit systématiquement déformée par ses<br />

adversaires ou même par ses premiers adeptes? Chacun y prend<br />

son bien, plus soucieux de confirmer son propre credo que de<br />

restituer un vrai visage ou une idée nouvelle. Telle fut l'aventure<br />

d'Aristote au moyen âge, que les traductions et les gloses ren<br />

dirent méconnaissable. Ce fut encore, durant plus d'un siècle,<br />

où pourtant ne manquaient point en France ni les moyens d'in<br />

formation ni le goût de la critique, l'aventure de Spinoza.<br />

Étudier le contact de Spinoza et de la pensée française avant<br />

que le spinozisme authentique nous soit révélé par la philosophie<br />

allemande, tel sera donc le but de notre enquête. Est-ce à dire<br />

que Spinoza n'y gagnera rien? Victor Delbos qui n'était pas un<br />

médiocre connaisseur disait : « Si la force interne d'une doctrine<br />

se mesure au degré d'organisation qu'elle implique, on dirait au<br />

contraire que son influence historique se mesure au degré de<br />

désorganisation qu'elle est capable de subir sans être dénaturée<br />

en son fond (1). » Fortunat Strowski renchérit encore : « L'action<br />

des idées n'est pas proportionnelle au souvenir précis que nous<br />

gardons d'elles et à l'impression que leur dessin a fait sur nous.<br />

Au contraire,<br />

un système qui s'offre à nous comme un ensemble<br />

achevé et définitif s'impose à notre esprit et ne le fait guère<br />

penser. L'expérience en est facile à faire. Jamais système ne<br />

fut plus systématique que celui de Spinoza. Jamais aussi doc<br />

trine n'a laissé un plus grand nom et une image plus précise;<br />

en même temps, son influence est singulièrement profonde et<br />

(1) Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza (Paris, 1893, Pré<br />

face, p. vi).


4 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

étendue. Mais regardez de près. Est-ce à la rigidité de sa systé<br />

matisation que le spinozisme doit sa puissance et sa vitalité?<br />

Nullement, il la doit à la souplesse avec laquelle la pensée spino-<br />

ziste a pu se dégager de la forme géométrique où l'avait enfermée<br />

Spinoza (1). »<br />

Mais si, dans cette déformation, l'intégrité du penseur et de<br />

son œuvre ne saurait sembler dangereusement compromise, il<br />

n'en est pas moins essentiel pour l'histoire des idées de se deman<br />

der la raison de ces erreurs et de ces gauchissements. Gustave<br />

Lanson dès 1908 nous traçait notre méthode : « Il faut nous<br />

garder d'aller chercher dans les œuvres (de Spinoza) ce que nous<br />

y trouvons ou ce que nous croyons y trouver aujourd'hui; il<br />

faut plutôt nous demander sous quel aspect cette pensée subtile<br />

a pu apparaître aux contemporains et nous résigner d'avance à<br />

toutes les erreurs d'interprétation qui auront été commises (2). »<br />

Mais cette résignation n'est pas un aveu d'impuissance. Sans<br />

perdre de vue l'auteur, nous nous tournons vers l'auditoire.<br />

Tout un monde dès lors apparaît, avec ses préventions, ses partis<br />

pris, ses croyances fondamentales ou ses préjugés temporaires,<br />

avec son idéal aussi. Dans le heurt brutal des doctrines, la per<br />

sonnalité des grands esprits s'éclaire et se précise; dans les nuances<br />

de leurs jugements successifs, leur évolution philosophique se<br />

dessine. Nous espérons en tout cas que notre xvme<br />

siècle, dans<br />

ses origines intellectuelles, dans ses modes de pensée, audacieux<br />

ou timorés,<br />

prendra au contact de Spinoza quelque nouvelle<br />

clarté. Le philosophe de profession verra peut-être d'un mauvais<br />

œil le maître de La Haye réduit au rôle de « réactif »; ce n'est<br />

pourtant pas un rôle négligeable que d'aider un siècle comme<br />

celui de Voltaire à prendre conscience de lui-même, au même<br />

titre et à peine dans une moindre mesure que Descartes et Locke.<br />

Enfin,<br />

s'il est vrai qu'aucun indice n'est plus précieux pour<br />

classer les diverses sortes d'esprit que la seule manière dont ils<br />

lisent; s'il n'est pas de meilleur procédé d'analyse expérimentale<br />

que de savoir ce que des générations de lecteurs ont vu dans<br />

un même écrit, nous ne regretterons pas d'avoir posé quelques<br />

nouveaux jalons de cette « histoire naturelle des esprits » qui<br />

depuis l'appel de Sainte-Beuve demeure toujours ébauchée.<br />

(1) Saint Frangois de Sales, Introduction à rhisloire du sentiment religieux<br />

au 17' siècle (thèse Paris, 1898, p. 395).<br />

(2) Bévue des Cours et Conférences (16 avril 1908, n°<br />

23, p. 241).


PREMIÈRE PARTIE<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

AU XVII* SIÈCLE (1663-1715)


Chapitre Premier<br />

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE<br />

ET D'UNE QUERELLE<br />

A. —<br />

Premiers contacts.<br />

Lorsqu'en 1663 Spinoza fit paraître les Principes de la philo<br />

sophie de Descartes et les Pensées métaphysiques, personne en<br />

France ne pouvait soupçonner, dans ces ouvrages probes, sco<br />

laires,<br />

et qui ne dépassaient guère le niveau des exégèses cou<br />

rantes de Descartes, l'annonce d'une géniale construction à la<br />

dimension de l'Éthique ou d'une méthode critique comme celle<br />

du Traité théoloyico-politique capable de saper les fondements de<br />

la politique et de la religion. En France, cette première œuvre<br />

passa inaperçue; si l'on voit, dix-sept ans plus tard, Bayle acheter<br />

à Paris l'Examen des principes,<br />

c'est que sa curiosité a été<br />

éveillée par la lecture du Traclatus (1). Mais à cette heure, malgré<br />

cet intérêt pour un philosophe français qui prouvait la déférence<br />

d'un disciple un peu spécieux mais encore fidèle (2), rien ne<br />

semblait rapprocher l'humble descendant des marranes portu<br />

gais de la vie et de la civilisation françaises.<br />

Dans la communauté juive d'Amsterdam où Spinoza naquit<br />

en 1632, aucune attirance ne pouvait s'exercer vers la France,<br />

où le judaïsme était difficilement toléré et maintenait pénible<br />

ment son existence dans les marches de l'Est et quelques ports<br />

méridionaux. Tous les intérêts commerciaux de Micaël de Spi<br />

noza, le père du philosophe, étaient tournés vers le Portugal et<br />

l'Espagne. Dès l'âge de dix-sept ans, lors de la mort de son frère<br />

aîné Isaac, le jeune Bento seconde son père et doit bientôt assu-<br />

(1) Cf. Bayle, Œuvres diverses (La Haye, Husson, 1725-1728, t. IV,<br />

p. 577. Lettre du 1" janvier 1680 à Minutoli).<br />

Cf. Etienne Gilson, Spinoza interprète de Descartes (in Chronicon<br />

(2)<br />

Spinozanum, 1923, t. III, p. 68-87), et Léon Brunschwicg, Descartes et<br />

Spinoza (in Revue de Métaphysique el de Morale, 1904).


8 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

mer, associé à son cadet Gabriel, la direction du commerce<br />

familial (1). Non seulement les Juifs d'Amsterdam demeurent<br />

fidèles à leurs origines péninsulaires et importent vins,<br />

fruits et<br />

huile d'olive, mais ils continuent à parler la langue espagnole.<br />

La bibliothèque de Spinoza nous offrira Quevedo, Gongora et<br />

Cervantes, Montalvan et Antonio Perez (2). Une telle dépen<br />

dance envers l'Espagne, intellectuelle tout autant que commer<br />

ciale, prend tout son sens lorsqu'on pense à l'hostilité plus que<br />

centenaire des Rois Très Chrétiens et des Rois Très Catholiques.<br />

Mais ce lien avec l'Espagne était aussi un lien avec le monde<br />

catholique. Fréquemment le calvinisme officiel des Pays-Bas<br />

accusera les anciens marranes d'introduire un papisme déguisé (3).<br />

Ce soupçon se justifierait aisément lorsque nous voyons Spinoza<br />

entrer vers 1652 à 1'<br />

« École latine » de Frans Van den Enden.<br />

Certes les plus grands bourgeois d'Amsterdam fréquentèrent<br />

l'établissement de cet ancien Jésuite, brillant élève de Louvain.<br />

Mais c'était là que Spinoza devait être mis en contact avec la<br />

pensée française et échapper ainsi, une fois sa rupture consom<br />

mée avec la synagogue, à l'air raréfié des innombrables sectes<br />

hollandaises. Jusque vers 1660, date de l'installation de Spinoza<br />

à Rijnsburg près de Leyde, l'influence de Van den Enden se fera<br />

sentir. C'est lui, cartésien notoire depuis son séjour à Louvain,<br />

ancien libraire à l'affût des nouveautés, qui l'orientera définiti<br />

vement vers Descartes et la philosophie. Bien que Spinoza n'ait<br />

lu Descartes qu'en latin ou en traduction hollandaise, comme en<br />

fait foi sa bibliothèque (4), l'esprit de la méthode cartésienne,<br />

le goût d'une pensée analytique claire et d'une exposition<br />

rigoureuse et si possible géométrique, disons le mot, la fleur de la<br />

pensée française du temps, le pénétreront et l'écarteront à jamais<br />

de l'érudition rabbinique où sa naissance le poussait et des<br />

subtilités scolastiques où se complaisaient trop souvent les<br />

universités de Hollande.<br />

Mais l'influence française s'exerçait aussi de façon plus directe<br />

sur les Pays-Bas (5). Sans être encore le refuge vers lequel, après<br />

(1) Cf. A. M. Vas Diaz, Spinoza Mercalor et Autodidaclus (La Haye,<br />

Nijhoff, 1932), et Madeleine Francès, Spinoza dans les pays néerlandais<br />

(thèse, Paris, Alcan, 1937, p. 119).<br />

(2) Cf. Servaas Van Rooijen, Inventaire de la bibliothèque de Spinoza<br />

(Paris, Mounerat, 1888), et Paul Vulliaud, Spinoza d'après les livres de sa<br />

bibliothèque (Paris, Chaeornac, 1934).<br />

(3) Madeleine Francès, op. cit., p. 130.<br />

(4) Cf. Servaas Van Rooijen, op. cit. (les Méditations, original latin;<br />

Les Preuves et la Correspondance de Descartes en hollandais).<br />

(5) Cf. Gustave Cohen, Écrivains français en Hollande dans la première<br />

moitié du 17' siècle (Paris, Champion, 1920).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 9<br />

la Révocation de l'Êdit de Nantes en 1685, afflueront des milliers<br />

de protestants français, nombreux sont nos compatriotes qu'ils<br />

ont accueillis ou attirés au cours du siècle. Ce sont des soldats,<br />

capitaines au service des États, qui depuis l'époque glorieuse du<br />

Béarnais ont trouvé là un admirable champ d'action contre<br />

l'ennemi espagnol où ils pouvaient servir leur foi sans trahir leur<br />

pays. Les cadets protestants sont à l'avant-garde des troupes<br />

hollandaises depuis les luttes héroïques des Odet de la Noue et<br />

des Robert de Schélandre. Turenne y fit ses premières armes.<br />

En 1668, Henri Charles de la Trémoille est lieutenant général<br />

de la cavalerie. Jusqu'en 1673, c'est un Français,<br />

ton, baron de Montbas,<br />

Jean de Bar-<br />

qui restera commissaire général de la<br />

cavalerie hollandaise, date à laquelle il désertera pour rentrer<br />

au service de son roi légitime (1).<br />

Tout près de Rijnsburg où séjourne Spinoza, l'Université de<br />

Leyde, malgré l'enseignement en latin, demeure un foyer de<br />

culture française, et cela, tout au long du siècle. Depuis Louis<br />

Cappel et Feugueray qui inaugurèrent ses chaires, le pasteur<br />

André Rivet y régente la théologie; le souvenir prestigieux de<br />

l'enseignement de Joseph Juste Scaliger n'est pas encore effacé<br />

lorsque le Français Claude Saumaise de 1632 à 1653 prolonge en<br />

plein xvne siècle l'humanisme de la Renaissance. A l'époque<br />

même de Spinoza, le père de Mme Dacier, Tanneguy Lefèvre,<br />

est pressenti pour succéder à Saumaise. D'innombrables étu<br />

diants français ont pris le chemin de Hollande à la suite de<br />

Théophile de Viau, de Balzac et de Sorbière. De même les églises<br />

wallonnes, sans avoir encore l'ardeur et la combativité que<br />

leur insufflera plus tard le grand Refuge (2), attirent par leurs<br />

prêches de nombreux curieux de la langue française. Vers 1637,<br />

à Warmond près de Leyde, Descartes riait du « français extra<br />

vagant » de ministres anabaptistes (3). Dès 1666, Jean de Laba-<br />

die, étonnante figure d'agitateur religieux, aidé de ses disciples<br />

Pierre Yvon et Pierre du Lignon, exalte ses adeptes de Middelbourg<br />

et, malgré l'excommunication du synode de Dordrecht en<br />

crée des églises autonomes à Veere et à Amsterdam.<br />

1669,<br />

Soldats, professeurs, étudiants, pasteurs, c'est donc à toute<br />

une élite française que s'ouvre la Hollande. Toute une élite<br />

hollandaise subit leur emprise, parle leur langage, adopte leurs<br />

modes. Les Pays-Bas ont leurs libertins et leurs précieux. Les<br />

(1) Gustave Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue<br />

de Littérature comparée, 1926, p. 70).<br />

(3) Descartes, Correspondance (édit. Adam-Tannery, t. II, p. 619-621).


10 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

frères Huygens correspondent en français (1); Conrad Van Beuningen,<br />

ambassadeur en France, n'aura nul besoin d'interprète;<br />

Heinsius écrit une épigramme en français sur la conquête de la<br />

Franche-Comté (2); Vossius connaît le français comme toutes<br />

les langues de l'Europe. Il fallut vraiment la guerre inexpiable<br />

de 1673 pour détruire la situation exceptionnelle dont jouissaient<br />

en Hollande les Français et la France. Peut-on croire avec vrai<br />

semblance que Spinoza ait ignoré totalement ce prestige qui<br />

s'exerçait dans les domaines militaire, intellectuel et religieux,<br />

qui modelait impérieusement les mœurs mêmes du pays le plus<br />

indépendant et le plus susceptible d'Europe?<br />

Or, il faut l'avouer, il ne semble pas qu'aucun Français, du<br />

moins dans la première partie de sa vie, soit entré bien avant<br />

dans l'intimité du philosophe solitaire. Un nom nous attire dans<br />

sa Correspondance, celui de Pierre Serrurier (3) qui assure la liai<br />

son entre Spinoza à Voorburg et Oldenburg à Londres. De<br />

1663 à 1665, il effectue l'échange de lettres, transporte les exem<br />

plaires réservés, donne oralement les dernières nouvelles. Il a ses<br />

entrées chez l'éditeur Jan Rieuwertsz d'Amsterdam dans l'ar-<br />

rière-boutique duquel passeront tant de disciples de Spinoza.<br />

Nous aimerions voir en lui un Français; il n'était sans doute que<br />

wallon mais restait fidèle à sa langue (4). On ne peut d'ailleurs<br />

exagérer l'intimité de Serrurier avec Spinoza; ce millénariste qui<br />

passait souvent en Angleterre pour y annoncer le règne temporel<br />

du Christ, n'aurait pu, s'il avait vécu, s'accommoder de la rigueur<br />

intellectuelle du Tractatus. Son rôle fut anecdotique, comme<br />

celui de ce médecin calviniste de Caen, le docteur Bourgeois (5),<br />

qui fit passer à Spinoza la première lettre de réconciliation d'Ol-<br />

denburg.<br />

L'obstacle essentiel qui écartait en fait Spinoza,<br />

sinon de la<br />

pensée française, du moins de la fréquentation des Français, était<br />

celui de la langue. Nous sommes à peu près sûr que Spinoza ne<br />

connaissait pas le français (6). Il sait évidemment depuis son<br />

(1) Cf.<br />

10 vol.).<br />

Christian Huygens, Correspondance (La Haye, Nijhofl, 1895,<br />

(2) Cf. Cohen, article cité (p. 46, note 4).<br />

(3) Spinoza, Œuvres (édit. Appuhn, Paris, Garnier, 1929, t. III, lettres<br />

n°"<br />

14, 16, 25, 26, 31, échelonnées entre le 10 août 1663 et le 12 octobre 1665).<br />

(4) Cf. Bayle, Dictionnaire critique, article Desmarets, et K. Meinsma,<br />

Spinoza und sein Kreis (Berlin, 1919, p. 212). Né en Flandre vers le début<br />

du siècle, Pierre Serrurier, pasteur à Cologne, est révoqué en 1628. Fils de<br />

Pierre et de Barbe Brasseur, il se marie en 1630 avec Sarah Paul. Il mou<br />

rut selon Bayle avant 1670.<br />

(5) Spinoza, Œuvres, t. III, p. 321 (lettre n» 61 du 8 juin 1675). La<br />

France protestante de Haag ignore le médecin Bourgeois.<br />

(6) Beaucoup ont pu croire qu'une partie des notes du Tractatus (n»« 15,


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE U<br />

enfance l'espagnol qui est sa vraie langue maternelle, le hollan<br />

dais, langue de sa patrie d'adoption et sans doute l'allemand. Le<br />

rabbin Saûl Morteira, Vénitien d'origine, l'a peut-être initié à<br />

l'italien (1), mais de même que l'anglais (2), le français lui est<br />

fermé. A Guillaume de Blyenbergh qui lui demande d'écrire dans<br />

le langage que son éducation lui a rendu familier ou dans un<br />

autre « pourvu que ce soit le latin ou le français (3) », Spinoza se<br />

garde de répondre en français. Il est significatif qu'il possède<br />

dans sa bibliothèque Calvin en traduction espagnole et qu'il ait<br />

préféré une version très rare de l'Institution chrétienne (4) aux<br />

textes courants français ou même latins. Enfin,<br />

sur les cent<br />

soixante ouvrages qui ont orné la modeste « armoire à livres, en<br />

bois de sapin avec cinq rayons » dont après sa mort le libraire<br />

Jan Rieuwertsz fit pieusement l'inventaire, trois seulement sont<br />

français. A côté de Dialoyues françois dont le titre obscur rend<br />

l'identification difficile (5),<br />

et du charmant Voyage d'Espagne de<br />

la comtesse d'Aulnoy paru en 1666 dont le choix ne fait que tra<br />

duire peut-être la nostalgie de l'ancienne patrie interdite, un<br />

seul livre, mais de prix, et qui par sa pureté de style et sa droiture<br />

de méthode pouvait donner à l'héritier de Descartes la plus haute<br />

idée de l'esprit français, la Logique de Port Royal.<br />

Ainsi,<br />

ni la naissance ni le milieu où Spinoza grandit et se<br />

forma ne le poussaient vers la France. Certes, il ne pouvait igno<br />

rer la vigueur de sa civilisation et de son impérialisme qui<br />

débordaient largement ses frontières et commençaient en plein<br />

xvne siècle à créer par la puissance de l'esprit, de la mode et<br />

des armes cette Europe française où évoluera Voltaire. Il ne<br />

pouvait méconnaître non plus l'influence grandissante en son<br />

pays même des cercles français. Mais sa vie et sa correspondance<br />

prouvent qu'il n'y attacha pas d'attention particulière. Il ne<br />

17, 20 et 27, partiellement n°8 24 et 37) étaient de la main de Spinoza.<br />

Même son dernier éditeur, Appuhn, laisse accréditer l'erreur par son silence.<br />

En fait, le texte français de Saint-Glain étant la seule source de ces anno<br />

tations, il faut admettre avec Karl Gebhardt (Spinoza Opéra, Cari Winter,<br />

soit que l'aventurier français ait aidé Spinoza<br />

Heidelberg, t. III, p. 382 sq.),<br />

à les corriger, soit que Spinoza lui ait remis une rédaction à traduire.<br />

(1) Il possède les Œuvres de Machiavel en italien, mais lit les Dialogues<br />

d'amour de Leone Hebreo en espagnol (cf. Van Rooijen, op. cit., p. 132).<br />

Il a sans doute voulu apprendre la langue et se sert d'un dictionnaire espa<br />

gnol-italien.<br />

(2) Cf. Œuvres, t. III, p. 227 (lettre 26. Il écrit à Oldenburg à propos d'un<br />

traité de Boyle : « Huygens me l'aurait donné à lire si je savais l'anglais »).<br />

(3) Ibid., p. 201 (lettre 20).<br />

(4) Institucion de la religion christiana (1597).<br />

(5) Dunin Borkowski suggère qu'il s'agit des Entretiens d'Ariste et d'Eu<br />

gène du Père Bouhours, parus en 1671 et 1673, ou des Maximes de La<br />

p. 55).<br />

Rochefoucauld (Spinoza, Munster, 1935, t. III,


12 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

cherche ni amis ni protecteurs en France, au moment même où<br />

Vossius et Christian Huygens ne dédaignent pas les<br />

Heinsius,<br />

pensions de Louis XIV. Il ne cherche même pas à<br />

idées,<br />

brouillons de l'Éthique; en 1675,<br />

répandre ses<br />

confie craintivement à quelques initiés les premiers<br />

on le verra féliciter son dis<br />

ciple Tschirnhaus en voyage à Paris de ne pas livrer ses secrets<br />

à Huygens et lui interdire d'en faire part à Leibniz (1). Spinoza<br />

n'a donc rien fait pour la pénétration de ses idées en France. Il<br />

n'est pas, comme tant d'autres qui ne dédaignaient pas ce rôle,<br />

l'auteur de sa propre propagande. Fidèle en cela à Descartes, il<br />

à la force de l'idée qu'aucune mer et aucune fron<br />

croyait trop<br />

tière n'arrêtent; ce n'était pas à lui de se dévoiler, c'était aux<br />

esprits libres de le découvrir. Il n'en manquait pas en France.<br />

B. —<br />

Les libertins.<br />

L'esprit de Montaigne n'était pas mort en France. Plus qu'une<br />

doctrine, les Essais diffusaient un art de vivre où les chrétiens<br />

sévères voyaient du libertinage; les libertins avaient hérité de<br />

leur maître cette haine de la contrainte, cette sensualité modérée,<br />

cet amour de soi qui désolent Pascal, mais aussi une curiosité<br />

toujours en éveil pour la diversité des hommes. Quelques-uns<br />

avaient même gardé cette intellectualité ardente,<br />

cette passion<br />

un peu joueuse des idées et des systèmes. Et Malebranche, en<br />

attaquant dans Montaigne « le pédant à la cavalière », distingue<br />

fort bien les deux formes, érudite et mondaine, du libertinage<br />

de son temps. Mais ce vaste mouvement, dont on ne peut plus<br />

après les travaux de M. René Pintard (2) méconnaître l'impor<br />

manque d'unité et de rigueur intellectuelle. Rares sont<br />

tance,<br />

ceux qui renouent avec l'école de Padoue et l'averroïsme de la<br />

Renaissance : Giordano Bruno est inconnu, Vanini sans dis<br />

ciples, Campanella incompris; les libertins préfèrent les souve<br />

nirs de collège; Des Coutures, Dehénault, Molière et Chapelle<br />

recherchent en traduisant Lucrèce le développement logique de<br />

Pépicurisme; Gabriel Naudé fait grand état, au dire de Guy<br />

Patin (3), du fameux chœur des Troyennes de Sénèque et Dehé<br />

nault le traduira (4); Gassendi tente de donner un visage chrétien<br />

(1) Œuvres (t. III, p. 348).<br />

(2) Le Libertinage érudil (thèse, Paris, Boivin, 1943).<br />

(3) Lettre à M. Spon (citée par Lanson, Choix de Lettres du 17' siècle.<br />

12» édit., Hachette, 1920, p. 207).<br />

(4) In Œuvres diverses (Paris, Barbin, 1670).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 13<br />

à l'atomisme antique; La Mothe Le Vayer, après le chancelier<br />

Du Vair et Juste Lipse, se laisse séduire par le stoïcisme.<br />

Mais vers le milieu du siècle, le libertinage perd ses maîtres (1).<br />

Naudé meurt en 1653 à son retour de Suède; Gassendi, chrétien<br />

tenté, après avoir « achevé l'œuvre de sa vie qui est depuis long<br />

temps d'étouffer la vie de son œuvre (2) », disparaît en octobre<br />

1655. Sorbière et Isaac de la Peyrère se sont convertis en 1653<br />

et 1657 et répudient toutes leurs erreurs, confiants dans l'indul<br />

gence de l'Église romaine. En 1656 Bernier s'embarque et ne<br />

reviendra que treize ans plus tard; à son retour, il retrouvera le<br />

seul La Mothe Le Vayer qui mourra en 1672. Entre temps, l'édi<br />

fice gassendiste s'est lézardé; la doctrine pourchassée s'est réfu<br />

giée dans quelques ruelles et dans quelques maisons sûres, à<br />

Àuteuil chez Molière ou chez Ninon de Lenclos rue des Tournelles.<br />

Était-elle solide d'ailleurs? On pourrait en douter en voyant<br />

l'ultime héritier qu'est Bernier écrire en 1674 son Abrégé de la<br />

philosophie de Gassendi et se réfuter lui-même huit ans plus tard.<br />

Ainsi, à l'heure même où l'ordre monarchique et chrétien<br />

consolide ses assises, les derniers libertins du règne précédent<br />

s'assagissent, trahissent ou meurent. Période éminemment cri<br />

tique, car la « relève » (3) des Bayle et des Fontenelle n'est pas<br />

encore prête. Sans figure de proue, miné par l'anarchie intellec<br />

tuelle, déconsidéré par le cartésianisme théologique en qui<br />

l'orthodoxie voit encore un précieux appui, le libertinage fran<br />

çais devait être tenté de chercher hors de France l'homme et la<br />

doctrine qui lui faisaient défaut. Si Montaigne eût encore vécu<br />

et qu'il fût allé en Hollande, nul doute qu'il eût découvert<br />

Spinoza dans sa retraite : ce rôle était réservé à deux de ses<br />

authentiques disciples, Jean Dehénault et Saint-Êvremond.<br />

C'est Bayle qui,<br />

dans une note ironique du Dictionnaire histo<br />

rique et critique (4), nous conte l'aventure du premier : « Il<br />

se piquait d'athéisme et faisait parade de son sentiment avec une<br />

fureur et une affection abominables. Il avait composé trois sys<br />

tèmes de la mortalité de l'âme et avait fait le voyage de Hollande<br />

exprès pour voir Spinoza qui cependant ne fit pas grand cas de<br />

son érudition (4). » L'anecdote est piquante et sera reprise à<br />

(1) Cf. R. Pintahd, op. cit. (p. 414-434).<br />

2) Ibid., p. 414.<br />

3 Ibid., p. 432.<br />

(4) Dictionnaire historique et critique, article Hénault.


14 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

satiété au xvme siècle (1); mérite-t-elle quelque créance? Jean<br />

est par lui-même un étrange personnage : comme<br />

Dehénault (2)<br />

La Fontaine, il aima la poésie, défendit Fouquet, fit un détes<br />

table fonctionnaire, goûta la liberté des mœurs et la vie insou<br />

ciante et mourut converti selon la mode du temps. Né en 1611,<br />

élevé au collège de Clermont comme ses cadets Molière et Cha<br />

pelle, il visite la Hollande probablement avant 1648 :<br />

J'ai fait ouïr mes chants dans cette terre heureuse<br />

Que baignaient l'Océan et le Rhin et la Meuse (3).<br />

il se lie avec la Deshoulières.<br />

Chez les Condés qui le protègent,<br />

Fouquet le nomme en 1655 receveur des tailles à Montbrison;<br />

Colbert le révoque en 1661. De retour à Paris, il traduit Lucrèce<br />

et les Troyennes, fréquente à Auteuil la société de Molière et<br />

passe aux yeux de Guy Patin pour un fanfaron du libertinage (4).<br />

C'est alors qu'il pense à un second voyage en Hollande; nous<br />

pouvons, mieux que M. Lachèvre, en préciser la date. L'édition<br />

de ses Œuvres diverses chez Claude Barbin est du 8 mai 1670,<br />

avec une préface à M. Doort, un Hollandais qui l'avait accueilli;<br />

le privilège étant du 14 avril 1669 et la paix d'Aix-la-Chapelle<br />

du 2 mai 1668, nous pouvons sans invraisemblance placer le<br />

voyage entre ces deux dates. Mais nous en ignorons les motifs.<br />

M. Lachèvre, à la suite de Bayle, prétend que « grisé par son<br />

orgueil, se croyant un penseur de premier ordre », il se décida à<br />

partir « afin de soumettre ses conceptions philosophiques au célèbre<br />

Spinoza (5) ». Cette légende,<br />

Dehénault lui-même, est insoutenable;<br />

colportée peut-être plus tard par<br />

rien ne nous assure qu'il<br />

allait en Hollande rechercher un prophète. Spinoza d'ailleurs en<br />

1669 est inconnu en France; pour Christian Huygens qui réside<br />

à Paris depuis 1666, Spinoza n'est encore qu'un habile polisseur<br />

de lentilles et ce n'est qu'en 1670 que le Tractatus lui conférera<br />

un dangereux prestige. Il est possible, quel que fût le motif de<br />

(1) Cf. Moreri, Dictionnaire historique (1759, t. V, p. 575 : « Hénault<br />

avait des sentiments très suspects en matière de religion. On a même publié<br />

qu'il penchait vers l'athéisme et qu'après avoir composé trois systèmes<br />

différents sur la mortalité de l'âme, il avait fait exprès un voyage en Hol<br />

lande pour les communiquer à Spinoza qui n'avait pas fait grand cas de<br />

son érudition »).<br />

(2) Les actes authentiques du receveur des tailles en Forez, consultés par<br />

Frédéric Lachèvre, portent bien la signature Dehénault et non Hénault.<br />

Cf. Jean Dehénault, Parisien (Paris, Champion, 1922).<br />

avant la disgrâce de Fouquet<br />

(3) Cette églogue fut composée vers 1660,<br />

(cf. Lachèvre, op. cit., p. x).<br />

(4) Cf. Paliniana (Amsterdam, Van der Plaats, 1703, p. 81).<br />

(5) Lachèvre, op. cil. (p. xxvi).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 15<br />

sa venue, que Dehénault ait visité « comme une des curiosités<br />

de la résidence », pour reprendre le mot de G. Cohen (1), l'humble<br />

philosophe dans sa retraite de Voorburg, près de La Haye (2).<br />

Il est probable, si la visite a eu lieu, que Spinoza n'a guère<br />

apprécié les centons lucrétiens de l'apprenti philosophe et que,<br />

malgré sa politesse native, il l'a laissé voir. Mais, en 1668-1669,<br />

ce n'est qu'en Hollande que Dehénault a pu apprendre l'exis<br />

tence de Spinoza et avoir vent de sa discrète renommée. L'anec<br />

dote de Bayle, même si elle n'a pas plus de valeur que tant d'ana<br />

récoltés au cours du siècle, prouve en tout cas le désarroi des<br />

libertins français en quête de chefs et de doctrines et associe<br />

pour la première fois leur nom à celui de Spinoza.<br />

Nos libertins avaient d'ailleurs en Hollande depuis 1665 un<br />

représentant plus honorable et un interprète mieux qualifié (3).<br />

Ce n'était certes pas une ambassade qui avait conduit Charles<br />

de Saint-Denis, sieur de Saint-Évremond, dans ce pays où selon<br />

ses dires « les lois mettent à couvert des volontés des hommes<br />

et où, pour être sûrs de tout, il suffit que nous soyons sûrs<br />

de nous-mêmes ». C'était pour lui un exil paisible, sinon doré,<br />

que cette auberge tenue à La Haye par un compatriote, Michel<br />

Bussy, à l'enseigne du « Dauphin de France ». En tout cas, le<br />

loisir studieux qui lui laissait écrire ses Observations sur Salluste<br />

et Tacite et sa dissertation sur l'Alexandre lui permettait aussi<br />

de fréquenter les doctes du pays. Écoutons son biographe<br />

Des Maizeaux : « M. de Saint-Évremond se fit aussi un plaisir de<br />

voir quelques savants et quelques philosophes célèbres qui étaient<br />

alors à La Haye et particulièrement Heinsius, Vossius et Spinoza;<br />

« ce dernier, me disait-il un jour, avait la taille médiocre et la<br />

« physionomie agréable. Son savoir, sa modestie et son désinté-<br />

« ressèment le faisaient estimer et rechercher de toutes les per<br />

ce sonnes d'esprit qui se trouvaient à La Haye. Il ne paraissait<br />

« point dans ses conversations ordinaires qu'il eût les sentiments<br />

« qu'on a ensuite trouvés dans ses Œuvres posthumes. Il suppo-<br />

« sait un Être distinct de la matière qui avait opéré les miracles<br />

(1) G. Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue de<br />

Littérature comparée, 1926, p. 62).<br />

(2) Spinoza résidait encore le 5 septembre 1669 à Voorburg, chez le<br />

peintre Daniel Tydeman (cf. Œuvres, édit. Appuhn, t. III, p. 265).<br />

(3) L'essentiel de notre documentation provient du remarquable article<br />

de Gustave Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue<br />

de Littérature comparée, 1925, p. 431 sq.; 1926, p. 28 sq. et p. 402 sq.).


16 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

« par des voies naturelles et qui avait ordonné la<br />

religion pour<br />

« faire observer la justice et la charité et pour exiger l'obéissance.<br />

« C'est aussi, ajoutait M. de Saint-Évremond,<br />

ce qu'il a tâché<br />

« de prouver ensuite dans sa Théologie politique. » Il semble en<br />

effet que c'est là le but principal de ce livre; mais si on l'examine<br />

de près, on verra bientôt que l'auteur en veut à la religion même.<br />

Spinoza ne s'est pas découvert tout d'un coup. Il gardait encore<br />

des ménagements dans la conversation ordinaire lorsque M. de<br />

Saint-Évremond était en Hollande (1). » Délaissons dans l'anec<br />

dote ce qui est proprement de Des Maizeaux désireux d'écarter<br />

de son maître l'accusation de complicité et de le dégager d'une<br />

familiarité trop grande avec le dangereux athée. L'important<br />

est que Saint-Évremond ait visité Spinoza, soit avant la fin de<br />

1669 à Voorburg, soit en voisin au début de 1670 (2) sur le quai<br />

silencieux, au Stille Veerkade, attiré par son renom de science<br />

et de vertu. Que le philosophe n'ait pas confié sa pensée secrète<br />

au gentilhomme exilé, rien de plus normal pour qui connaît les<br />

habitudes prudentes du petit cénacle spinoziste. Mais n'a-t-il<br />

pas fallu un introducteur, sinon un interprète? M. Cohen cite<br />

le Grand Pensionnaire De Witt, protecteur de Spinoza, avec qui<br />

Saint-Évremond eut des conversations politiques (3) ; Constantin<br />

Huygens qui reçoit Saint-Évremond à La Haye le 21 novembre<br />

1669 et apprécie son voisin de Voorburg (4); Conrad Van Beu-<br />

ningen, bourgmestre d'Amsterdam, familier des De Witt à qui<br />

peut-être il présenta Spinoza (5). Nous penchons pour Vossius<br />

qui fut en Hollande pour Saint-Évremond un guide constant,<br />

un dictionnaire vivant et qui devait en 1670 le suivre en Angle<br />

terre. Spinoza était en rapports avec Vossius et le cite avec faveur<br />

dans une lettre à Jarig Jelles du 25 mars 1667 (6). Cette entrevue<br />

entre les deux meilleurs représentants du libertinage français<br />

et hollandais et celui dont ils pressentent la puissance intellec<br />

tuelle ne dut pas manquer de piquant; mais cette attirance ne<br />

pouvait engager une adhésion; les deux visiteurs n'avaient pas<br />

(1) Saint-Évremond, Œuvres (Londres, 1725, t. I, p. cxvn).<br />

(2) Plus précisément avant le mois d'avril 1670, date de la parution du<br />

Tractatus, que Saint-Évremond ignore encore. Saint-Évremond devait quit<br />

ter La Haye le 17 mai et s'embarquer à Nieuport pour l'Angleterre (cf. v Cohen,<br />

article cité, 1926, p. 403).<br />

(3) Saint-Évremond, Œuvres (op. cit., t. III, p. 128).<br />

(4) Correspondance de C. Huygens (La Haye, Nijhoff, t. VI, p. 157).<br />

(5) Cf. Madeleine Francès, Spinoza dans les paus néerlandais (Paris.<br />

Alcan, 1938, p. 87 sq.).<br />

(6) Cf. Appuhn, t. III, p. 259 (Spinoza l'avait consulté sur une affaire<br />

de transmutation de métaux. Vossius en bon libertin s'était contenté de<br />

rire, mais Spinoza comme dans l'histoire de la dent d'or alla voir l'orfèvre).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 17<br />

cette fraîcheur d'esprit, cette sincérité d'âme requises à des dis<br />

ciples : ils n'étaient que des curieux, non des chercheurs.<br />

Quand Saint-Évremond plus tard connut le Tractatus et les<br />

Opéra Posthuma, il s'effraya d'avoir pu frayer avec un athée<br />

si dogmatique et Des Maizeaux traduira fort bien son regret<br />

de s'être commis avec le Juif de La Haye : petite lâcheté courante<br />

dans la vie du seigneur normand. En tout cas, si au cours d'un<br />

nouveau voyage en Hollande au début de 1672, probablement<br />

à la suite de l'ambassadeur Downing, il rendit à nouveau visite<br />

à Spinoza, ni la correspondance de celui-ci ni la biographie de<br />

Des Maizeaux n'en font foi. M. Cohen, malgré ses recherches,<br />

ne peut réussir à prouver la présence de Saint-Évremond à La<br />

Haye après la déclaration de guerre de Louis XIV en avril 1672<br />

ni par suite lui faire jouer un rôle dans la fameuse entrevue du<br />

philosophe avec Condé (1). Mais notre libertin n'oublie pas Spi<br />

noza; en 1676, dans son Discours de l'amitié dédié à la belle Hortense<br />

Mancini, il semble admettre la valeur de sa critique reli<br />

gieuse : « Nos sentiments ne doivent avoir rien de fort opposé<br />

en ce qui regarde la religion. Celui qui rapporte tout à la raison<br />

et celui qui soumet tout à l'autorité s'accommoderont mal en<br />

semble. Hobbes et Spinoza qui n'admettent ni prophéties ni<br />

miracles... feront peu de cas des esprits crédules qui reçoivent<br />

les révélations de sainte Brigide, la Légende des Saints comme des<br />

articles de foi (2). » Il reste en relation avec le médecin Morales<br />

ou Morelli, Juif converti au catholicisme qui réside à Londres,<br />

grand familier de Spinoza avant de l'être de Toland et qui infor<br />

mera du spinozisme Bayle et Des Maizeaux (3). En 1686, il<br />

mettra même en chanson le cosmopolitisme de son « ami parti<br />

culier » et dans de mauvais vers verra dans la beauté de la<br />

duchesse de Bouillon le seul argument contre l'athéisme de<br />

Spinoza :<br />

Dans les Indes gymnosophiste,<br />

A Constantinople Moufti,<br />

Dans Jérusalem rabiniste,<br />

A la Cabale assujetti,<br />

(1) Cohen, article cité (1926, p. 405-407).<br />

(2) Œuvres (t. III, p. 287).<br />

(3) A Collection several pièces of of Mr. John Toland (Londres, Peele,<br />

1726, t. II, p. 376); Bayle, Œuvres diverses (La Haye, 1727-1731, t. IV,<br />

p. 872). Ces deux éditions sont dues à Des Maizeaux. Lorsque Morelli part<br />

en France avec la comtesse de Sandwich, Saint-Évremond recommande<br />

son docteur à Ninon de Lenclos et insiste sur le charme de sonesprit cosmo<br />

polite (Œuvres choisies, édit. Hippeau, Didot, 1892, p. 502).<br />

P. VERNIÈRE, I<br />

2


18 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Je serais ici apinosiste.<br />

Mais comment prendre ce parti<br />

Quand je vois deux objets d'une beauté divine<br />

Marquer si clairement leur céleste origine?<br />

S'il est encor des Spinosas<br />

Ne songeons point à leur répondre;<br />

Beau couple, vos rares appas<br />

Nous suffiront pour les confondre (1).<br />

Madrigal ou pochade, ces vers marquent bien les limites<br />

intellectuelles de Saint-Évremond. Toujours à l'affût d'un sourire<br />

de femme ou d'une faveur royale, sa sensualité l'attache à la<br />

terre. Son esprit toujours à la recherche d'un bon mot évite les<br />

hauteurs. L'« honnête homme » en lui craint de paraître outré.<br />

Spinoza a dû le ravir et le scandaliser à la fois. Nous ne sau<br />

rions donc donner à cette entrevue l'importance que lui accorde<br />

M. Cohen; avant 1670, Spinoza n'avait encore qu'une gloire<br />

toute locale. Mais la parution du Tractatus, le premier livre du<br />

philosophe qui traduisît une pensée personnelle et hardie, la<br />

guerre de Hollande qui allait mettre l'armée française d'inva<br />

sion au contact de la civilisation néerlandaise devaient rapi<br />

dement dissiper l'ombre qui entourait la personne réservée de<br />

Spinoza.<br />

Le 23 juin 1672, les Français faisaient leur entrée dans Utrecht,<br />

après avoir forcé le passage du Rhin. Le maréchal de Luxem<br />

bourg était nommé gouverneur de la ville;<br />

son commandant<br />

d'armes était un officier suisse d'origine romanche, le lieutenant<br />

colonel Jean-Baptiste Stoppa ou Stouppe. Une longue carrière<br />

d'aventure l'avait vu pasteur de l'église vaudoise à Londres,<br />

agent de Cromwell, familier de Mazarin; il passe alors dans un<br />

régiment suisse commandé par son frère Pierre. En 1671, Louvois<br />

l'emploie en Suisse à recruter des troupes pour la future campagne<br />

de Hollande (2). Son talent diplomatique le fait valoir : l'an<br />

cien pasteur devra organiser une offensive littéraire contre la<br />

Hollande à laquelle Luxembourg lui-même ne dédaignera pas de<br />

collaborer (3). Durant l'hiver 1672-1673, Stoppa se documente à<br />

(1) Œuvres (op. cit., t. V, p. 417).<br />

(2) Cf. Lucien Feer, Un pamphlet contre les Hollandais au 17" siècle<br />

(in Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, t. XXXI,<br />

1882, p. 78 sq.).<br />

(3) Cf. Pierre De Witt, Les collaborateurs du colonel Stoppa (ibid.,<br />

t. XXXII, 1883, p. 368 sq.).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 19<br />

Utrecht sur la vie hollandaise, les mœurs et croyances du pays,<br />

consulte passe-<br />

avec méthode les bibliothèques; peut-être même<br />

t-il les lignes aux écluses d'Ameiden; en tout cas il entretient<br />

une correspondance suivie avec les Français de La Haye (1).<br />

Le 21 avril 1673, Condé qui, blessé au passage du Rhin, était allé<br />

se refaire à Chantilly, fait son entrée dans Utrecht. La semaine<br />

de ripailles qui suit provoque chez le grand homme une attaque<br />

de goutte qui le consigne au quartier général durant le mois de<br />

mai, du 2 au 25. Propice intermède pour la conversation. II<br />

est normal que Condé ait cherché à se renseigner sur le pays;<br />

or, Stoppa vient, pour le compte de Louvois, de se livrer à une<br />

minutieuse enquête. Ainsi fut composé le violent pamphlet de la<br />

Religion des Hollandais.<br />

Peu importe l'intention générale de ces six lettres d'« un officier<br />

de l'armée du roy à un pasteur et professeur en théologie de<br />

Berne » qui tendent à prouver à l'opinion européenne que les<br />

Hollandais ne sont pas de véritables réformés. L'essentiel pour<br />

nous est que, datées d'Utrecht du 4 au 19 mai 1673, elles men<br />

tionnent pour la première fois, dans un ouvrage imprimé voué<br />

à une grande diffusion puisqu'il s'agit d'un pamphlet de propa<br />

gande, le nom jusque-là peu connu de Spinoza. Voici en quels<br />

termes : « Je ne croirois pas vous avoir parlé de toutes les reli<br />

gions de ce païs si je ne vous avois dit un mot d'un homme illustre<br />

et scavant qui, à ce que l'on m'a asseuré, a un grand nombre<br />

de sectateurs qui sont entièrement attachez à ses sentiments.<br />

C'est un homme qui est né Juif, qui n'a point abjuré la religion<br />

des Juifs ny embrassé la religion chrétienne; aussi il est très<br />

méchant Juif et n'est pas meilleur chrestien. Il a fait, depuis<br />

quelques années, un livre en latin dont le titre est Tractatus<br />

theologo-positivus (sic), dans lequel il semble avoir pour but<br />

principal de détruire toutes les religions et particulièrement la<br />

judaïque et la chrétienne et d'introduire l'athéisme, le liberti<br />

nage,<br />

et la liberté de toutes les religions. Il soutient qu'elles<br />

ont toutes esté inventées pour l'utilité que le public en reçoit,<br />

afin que tous les citoyens vivent honêtement et obéissent à leur<br />

magistrat, et qu'ils s'adonnent à la vertu, non pour l'espérance<br />

d'aucune récompence après la mort, mais pour l'excellence de<br />

la vertu en elle-mesme, et pour les avantages que ceux qui la<br />

suivent en reçoivent dès cette vie. Il ne dit pas ouvertement dans<br />

ce livre l'opinion qu'il a de la Divinité, mais il ne laisse pas<br />

de l'insinuer et de la découvrir. Au lieu que, dans ses discours,<br />

(1) Cohen, article cité (p. 70, note 3).


20<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

il dit hautement que Dieu n'est pas un estre doué d'intelligence,<br />

infiniment parfait et heureux comme nous mais l'imaginons, que<br />

ce n'est autre chose que cette vertu de la Nature qui est répandue<br />

dans toutes les créatures (1). »<br />

Ainsi voilà Spinoza dévoilé, le Tractatus analysé en français<br />

pour la première fois et quelques-uns des arcanes de la future<br />

Éthique mis au jour. L'ancien pasteur ne manquait pas d'intel<br />

ligence et de flair, mais nous aimerions connaître ses informa<br />

teurs. A Utrecht même, Jean Melchior et Régnier de Mansvelt<br />

ont écrit ou écrivent contre Spinoza; mais nous croyons meilleure<br />

l'opinion de M. Cohen : l'intermédiaire fut le médecin cartésien<br />

Lambert Van Velthuysen (2); demeuré à Utrecht sous l'occupa<br />

tion française, ce dernier remit les clefs de la ville aux Français<br />

comme membre de la municipalité; partisan des thèses politiques<br />

du Tractatus que Spinoza lui a fait parvenir, c'est un adversaire<br />

loyal des thèses religieuses. Par l'intermédiaire d'un ami commun,<br />

le chirurgien Jacob Ostens, il les a réfutées dans une lettre de<br />

janvier 1671 demeurée aux Opéra Posthuma (3). Il connaît per<br />

sonnellement le philosophe (4) et ses ouvrages se retrouveront<br />

dans la bibliothèque du Stille Veerkade. Lui seul a pu informer<br />

Stoppa, lui prêter son exemplaire du Tractatus et lui révéler<br />

quelques-unes des thèses encore secrètes de l'Éthique.<br />

Mais c'est le propre des libertins de vouloir assouvir leur curio<br />

sité. Condé est de ceux-là; de même qu'il a protégé autrefois<br />

Dehénault et la Peyrère, il veut maintenant voir Spinoza.<br />

Inutile de supposer, comme le fait M. Cohen (5), que le nom de<br />

Spinoza lui est connu par Saint-Évremond ou Dehénault; Stoppa<br />

suffit. C'est ainsi que l'humble solitaire, tant ennemi du bruit<br />

et si peu soucieux de la gloire, fut officiellement mandé à Utrecht<br />

par le prestigieux vainqueur. L'histoire dès lors s'empare du<br />

fait : Spinoza se dégage des anecdotes brumeuses, des ombres<br />

d'une secte prudente. L'entrevue d'Utrecht consacrera son entrée<br />

dans le champ de la pensée européenne et lui conférera un prestige<br />

(1) La Religion des Hollandais (Paris, Clousier et Auboin, 1673. Permis<br />

d'imprimer du 20 juillet, impression achevée le 23 août, ' petit<br />

r in-12 de<br />

204 pages, p. 90-93).<br />

(2) Cf. Cohen, article cité (p. 77), et Madeleine Francès, ' op. r cil. (p. ^ 62<br />

et 310 sq.).<br />

(3) Appuhn, t. III, p. 265 (lettre 42).<br />

(4) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas (Leipzig, 1899, p. 209),<br />

et Francès, op. cit. (p. 63, note 2). (L'aveu est dans la préface de ses Œuvres,<br />

publiées à Rotterdam en 1680 : « Quamvis dum viveret, multos cum eo<br />

contulerim sermones. >)<br />

(5) Article cité (p. 62-63).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 21<br />

qu'aucun livre, aucun cours d'université, aucune propagande<br />

n'auraient pu lui donner.<br />

M. Gustave Cohen a minutieusement recherché les circons<br />

tances de ce voyage. Pour l'érudit Meinsma et Madeleine Francès,<br />

l'invitation et les passeports auraient été transmis à Spinoza<br />

par Everard Booth, fils d'un bourgmestre d'Utrecht, ami des<br />

Condé, qui passa les lignes deux fois en mai et juin 1673 (1);<br />

mais M. Cohen établit un voyage à La Haye du colonel Stouppe<br />

au début de juin (2) : c'est lui qui après avoir déclamé contre<br />

Spinoza ne craindra pas de l'attirer et de lui faire bonne figure.<br />

Mais l'habile homme savait distinguer entre les nécessités d'une<br />

propagande politique et les plaisirs que donnent aux esprits<br />

libres les conversations audacieuses et les sujets défendus. Tous<br />

les contemporains nous raconteront l'anecdote. Les uns s'en<br />

scandalisent; le pasteur de Nimègue Jean Brun en 1675, dans sa<br />

réponse au pamphlet de Stouppe, la Véritable Religion des<br />

Hollandais, s'insurge plutôt contre la duplicité du colonel suisse :<br />

« Il faut que je reconnaisse l'étonnement que j'ai de voir que<br />

Stouppe ait tant voulu déclamer contre ce Spinoza et qu'il dise<br />

qu'il en y a beaucoup en ce pays ici qui le visitent, vu qu'il avait<br />

fait et cultivé une si étroite amitié avec lui pendant qu'il était à<br />

Utrecht. Car on m'a assuré que le prince de Condé, à sa sollici<br />

tation, l'a fait venir de La Haye à Utrecht tout exprès pour<br />

conférer avec lui et que Stouppe l'a fort loué et a vécu fort<br />

familièrement avec lui (3). » Oudaan en 1683, dans une épigramme<br />

en tête du Masque de l'athéisme arraché de Verwers, voit même<br />

une preuve de trahison dans la présence de Spinoza « au banquet<br />

des Français (4) ». Les biographes du philosophe, malgré quelques<br />

détails contradictoires, le félicitent au contraire et en profitent<br />

pour vanter son urbanité et son désintéressement. Lucas, qui<br />

écrivait vers 1685, ne croit pas à la présence de Condé lors<br />

de l'arrivée à Utrecht : « Le prince de Condé lui envoya un sauf-<br />

conduit avec une lettre obligeante pour l'inviter à l'aller voir...<br />

Ses amis le déterminèrent à se mettre en chemin. Pendant<br />

quoi, un ordre du roi de France ayant appelé le Prince ailleurs,<br />

M. de Luxembourg qui le reçut en son absence, lui fit mille ca<br />

resses et l'assura de la bienveillance de Son Altesse... Après<br />

(1) Cf. Meinsma, Spinoza en zijn Kring (La Haye, Nijhoff, 1896,<br />

373).<br />

p. 371-<br />

(2) Article cité, p. 70, note 3 (cf. lettre inédite de Bardo Magalotti, Musée<br />

Condé, série P, t. XLVII, fol. 18).<br />

(3) La Véritable Religion des Hollandais (Amsterdam, Volfganck, 1675,<br />

p. 158-162).<br />

(4) Cf. Meinsma, op. cit. (p. 377, note 1).


22<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

quelques semaines, le Prince ayant mandé qu'il ne pouvait<br />

retourner à Utrecht,<br />

tous les curieux d'entre les Français en<br />

eurent du chagrin (1)... » Le pasteur luthérien Colerus précise<br />

le rôle de Stouppe : « Ce Monsieur Stouppe ayant échangé avec<br />

Spinoza plusieurs lettres l'invita... à se rendre à Utrecht parce<br />

que Son Excellence le prince de Condé... désirait lui parler. Il<br />

est certain que Spinoza rendit visite au Prince et passa plusieurs<br />

jours en sa compagnie... Toutefois à des amis encore vivants et<br />

chez qui il logeait alors à La Haye il déclara ne pas avoir entretenu<br />

le prince de Condé qui avait quitté la ville quelques jours aupa<br />

ravant, mais avoir par contre discuté avec M. Stouppe l'offre<br />

d'une pension royale, offre qu'il avait courtoisement déclinée,<br />

n'ayant nulle intention de dédier aucun de ses écrits au roi de<br />

France (2). » De même Bayle hésite longtemps pour fixer ce point<br />

d'histoire; en 1697 dans la première édition du Dictionnaire, il<br />

croit à la présence de Condé puis se rétracte en note : « Feu<br />

M. le prince de Condé... qui ne haïssait pas la conversation des<br />

esprits forts, souhaita de voir Spinoza et lui procura les passe<br />

ports nécessaires pour le voyage d'Utrecht. J'ai ouï dire qu'il<br />

fut obligé d'aller visiter un poste le jour que Spinoza devait<br />

arriver et que le terme du passeport expira avant que ce Prince<br />

fût retourné à Utrecht (3). » En 1702, nouvelle enquête : « J'ai<br />

appris que le prince de Condé fut de retour à Utrecht avant que<br />

Spinoza en partît et qu'il est très vrai qu'il conféra avec cet<br />

auteur (4)». Trois témoignages permettent de l'assurer: le libraire<br />

de La Haye, François Halma, le médecin Buissière qui était à<br />

Utrecht avec l'armée française et le fameux Morelli, qui se van<br />

tait d'avoir connu « très particulièrement » le philosophe (5).<br />

Dans une lettre d'avril 1706, Bayle hésite toujours et se rallie<br />

à l'opinion de Colerus (6). M. Cohen a mis un terme à cette oiseuse<br />

discussion : sa découverte aux archives de Chantilly de deux<br />

lettres du frère de Stouppe prouve sans conteste que Spinoza<br />

arriva à Utrecht le jeudi 27 juillet alors que Condé avait quitté<br />

la ville le 15 en direction des Flandres et de Paris (7).<br />

(1) Nouvelles littéraires (1719, t. II, 1" partie, p. 62).<br />

(2) Vie de Colerus (réédit. La Haye, Nijhofî, 1880, p. 35).<br />

(3) Dictionnaire historique et critique (Rotterdam, Leers, 1697, t. III,<br />

p. 1697, note F).<br />

(4) Dictionnaire historique et critique (2° édit., 1702).<br />

(5) Cf. Œuvres diverses (La Haye, Husson, 1727-1731, t. IV, p. 872).<br />

(6 Ibid., t. IV, p. 875 (lettre n» 337).<br />

(7) Cf. Cohen, article cité (p. 69-70). Pierre Stouppe mande d'Utrecht à<br />

Condé le 28 juillet :<br />

« Le nommé Spinoza qui est venu de La Haye à la<br />

prière de mon frère lui a dit que le sieur de Montbas, qui avait été condamné


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 23<br />

Un fait subsiste : Spinoza vint réellement à Utrecht à la<br />

demande de Condé et de ses familiers. Peu importe la sincé<br />

rité des « caresses » et l'offre assez douteuse d'une pension royale.<br />

L'essentiel est que Spinoza ait suscité assez de curiosité pour être<br />

invité au quartier général français et que l'attrait de sa conversa<br />

tion ait été plus fort que le renom dangereux des thèses du Trac<br />

tatus. Peu importe que Condé ait été présent ou non à l'entrevue :<br />

son nom a certainement couvert cette prise de contact. L'impor<br />

tance de cette espèce d'ambassade ne saurait nous échapper.<br />

Les personnages du maréchal de Luxembourg et du colonel<br />

Stouppe, bien que secondaires, ne prouveraient que l'extension<br />

du libertinage français; mais Condé est d'un autre relief. M. Cohen<br />

insiste avec raison sur la figure nouvelle, plus véridique que celle<br />

de l'Oraison funèbre, donnée par cette anecdote au vainqueur de<br />

Rocroi. Le Prince qui avait protégé Molière et fait jouer au<br />

Raincy le Tartuffe,<br />

qui en 1685 emploie toujours Stouppe à la<br />

recherche de « livres rares (1) » et qui si longtemps s'abstint d'ap<br />

procher de la sainte Table, manifeste à cette occasion, avec plus<br />

d'audace que Saint-Évremond et moins de naïveté que Dehé<br />

nault, le désarroi du libertinage français, son indigence dogma<br />

tique, ses appels et ses espérances. Nous n'irons pas jusqu'à dire<br />

avec M. Cohen que dans Spinoza nos libertins qui en sont demeu<br />

rés à « la fronde spirituelle », cherchent et pensent « avoir trouvé<br />

le théoricien de (leur) impiété, le métaphysicien qui en fonde en<br />

raison et traduit en doctrine la tendance la plus profonde (2) ».<br />

En 1673, le Tractatus est à peine connu, et l'Éthique qui ne paraî<br />

tra que quatre ans plus tard demandera des années pour qu'on<br />

la pénètre et qu'on l'assimile. Mais c'est bien de cette entrevue<br />

manquée qui associe de façon baroque le nom de Condé et celui<br />

de l'humble Juif qu'il faut faire dater le prestige de Spinoza dans<br />

l'opinion européenne.<br />

C.<br />

De la vie à la légende : l'athée vertueux.<br />

Lorsque les Français évacuèrent la Hollande, Spinoza n'avait<br />

guère plus de trois ans à vivre : il devait disparaître le 23 février<br />

1677. Il semble cependant que son cercle se soit agrandi au<br />

au mois de novembre passé... mardi dernier, avait été pendu en effigie. »<br />

Spinoza était donc le 23 à La Haye et le 28 à Utrecht (cf. Musée Condé,<br />

série P, t. L, fol. 166).<br />

(1) Cf Cohen, article cité (p. 72, note 1, Archives de Chantilly, série O,<br />

t. II, fol. 775).<br />

(2) Cohen, article cité (p. 415-416).


24<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

cours de ces dernières années. De tout jeunes gens comme Hugo<br />

Boxel le consultent (1), non pas tant pour avoir une réponse que<br />

pour briller et avoir accès auprès du maître, quitte à l'impatienter.<br />

Ce sont deux étudiants allemands, Schuller et Tschirnhaus qui<br />

deviennent de fidèles disciples, après avoir été orientés vers Spi<br />

noza dès la fin de 1674 par l'éditeur Rieuwertsz (2); c'est l'ou<br />

blieux Oldenburg qui en juin 1675 fait amende honorable, solli<br />

cite quelques confidences sur l'œuvre encore secrète (3) et promet<br />

même une discrète propagande (4). Mais c'est à de plus humbles<br />

disciples que devait être réservé le rôle d'éditer l'œuvre et de<br />

sauver la mémoire du maître; il n'est pas moins étrange de<br />

reconnaître dans ces fidèles deux Français, deux exilés de Hol<br />

lande, dont la personnalité, malgré les recherches érudites de<br />

K. Meinsma et de W. Meijer (5), demeure singulièrement obscure :<br />

Gabriel de Saint-Glain et Jean-Maximilien Lucas.<br />

Lorsqu'ils connurent Spinoza, vraisemblablement après la<br />

campagne de Hollande, ils étaient tous deux journalistes. Lucas<br />

appartint même quelque temps à la guilde des libraires de La<br />

Haye (6). L'intermédiaire entre eux et le philosophe fut encore<br />

l'éditeur Rieuwertsz dont l'arrière-boutique d'Amsterdam, dans<br />

le passage Dirk Van Assen, fut un curieux centre de pensée indé<br />

pendante (7). Gabriel de Saint-Glain semble un aventurier;<br />

ni son nom ni ses origines ne sont sûrs. On l'appelle parfois Saint-<br />

Glen ou Saint-Guislain; il est Angevin au dire de Des Maizeaux (8)<br />

qui a connu et interrogé son ami Morelli, lui aussi disciple avoué<br />

de Spinoza;<br />

d'autres le font naître à Limoges vers 1620 (9).<br />

il s'expatrie et entre comme capi<br />

Calviniste de petite noblesse,<br />

taine « au service de Messieurs les États de Hollande ». Quittant<br />

l'épée pour la plume, on le voit collaborer à la Gazette d'Ams-<br />

(1) Cf. Œuvres (édit. Appuhn, t. III, p. 292 sq.).<br />

(2) C'est l'ami J. R. (Jan Rieuwertsz) de la lettre 58 (Appuhn, t. III,<br />

p. 314).<br />

(3) Œuvres, t. III, p. 322 (lettre du 8 juin 1675 : « Je considère que mon<br />

jugement était prématuré. » « Je vous promets solennellement de n'en rien<br />

divulguer à personne. »).<br />

(4) Ibid. : « Je m'efforcerai seulement de disposer peu à peu les esprits<br />

d'hommes intelligents et honnêtes à embrasser les vérités que vos publica<br />

tions mettront plus complètement en lumière quelque jour et d'écarter les<br />

préjugés conçus contre votre philosophie. »<br />

(5) Meinsma, op. cit., et W. Meijer, Nieuw Nederlandsch Biogra/lsch<br />

Woordenboelc de Blok et Molhuysen, in verbo (SijthoiT, Leyde, 1911).<br />

(6) Madeleine Francès, op. cil. (p. 279, note 2).<br />

(7 Ibid., p. 280.<br />

(8) In Bayle, Œuvres diverses (op. cit., t. IV, p. 574, note de Des Mai<br />

zeaux : « Je tiens ces particularités de M. Morelli... Il avait particulièrement<br />

connu le sieur de Saint-Glain »).<br />

(9) Cf. Haag, La France protestante (1" édit., t. IX, p. 86).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 25<br />

terdam selon Des Maizeaux, puis selon Bayle aux Nouvelles<br />

solides et choisies de Rotterdam (1); aux gages de Guillaume<br />

d'Orange, il écrit dans les « lardons » de violents libelles contre<br />

la France de Louis XIV. Le Mercure galant de mars 1684 annonce<br />

sa mort en termes soulagés (2); Bayle d'autre part précise le<br />

18 janvier 1685 que sa veuve continue la rédaction du journal<br />

aidée d'Aubert de Versé et de Gédéon Fleurnois (3). Tout semble<br />

rait donc à la fois obscur et médiocre dans cette vie de folliculaire<br />

si Spinoza ne venait l'éclairer : « Dès qu'il eût connu Spinoza,<br />

il devint un de ses disciples et de ses plus grands admirateurs »,<br />

disait Morelli à Des Maizeaux (4). Il fallait en effet une singulière<br />

ferveur et aussi quelque courage pour oser, un an après la mort<br />

du maître, traduire le Tractatus en français et le rendre ainsi<br />

accessible à tous; l'ouvrage parut en 1678 sous trois titres étranges<br />

et chez des éditeurs supposés : la Clef du sanctuaire, le Traité des<br />

cérémonies superstitieuses des Juifs et les Réflexions curieuses<br />

d'un esprit désintéressé (5). Jan Rieuwertsz qui n'a pas craint<br />

d'éditer l'année précédente les Opéra Posthuma ne saurait être<br />

étranger à l'affaire; mais faut-il ne voir dans Saint-Glain qu'un<br />

homme de paille, comme certains l'ont supposé (6)? Rappelons<br />

que cette traduction, souvent excellente et toujours intelligente,<br />

trahit à la fois un disciple authentique et un Français de nais<br />

sance. Rappelons aussi que le traducteur possédait un volume<br />

annoté de la main de Spinoza et que pour la première fois nous<br />

voyons apparaître, en langue française, des éclaircissements<br />

précieux et un commentaire inestimable (7). Qu'un tel travail<br />

(1) En fait les Nouvelles solides et choisies n'ont ni nom d'imprimeur ni<br />

lieu et semblent avoir paru de 1683 à 1685 (la collection de la Bibliothèque<br />

Mazarine ne commence qu'en septembre 1684).<br />

(2) Cf. Eugène Hatin, Les Gazettes de Hollande et la presse clandestine<br />

aux 17' et 18' siècles (Paris, Pincebourde, 1865, p. 113 et 114. Le Mercure<br />

galant de mars 1684 signale le lardon du 24 février annonçant la mort de<br />

Saint-Glain). Dunin Borkowski (op. cit., t. III, p. 27) reculerait cette mort<br />

jusqu'en 1683.<br />

(3) Œuvres diverses, t. IV, p. 620 (lettre à Lenfant du 18 janvier 1685 :<br />

« J'ai lu quatre ou cinq fois celles que M0 gaze-<br />

de Saint-Glain, veuve d'un<br />

tier de ce nom d'Amsterdam..., a fait faire tantôt par de Versé, tantôt par<br />

le sieur Fleurnois »). Cette veuve énergique, nommée Marie Patoillat, fonde<br />

en 1685 la Gazette de Rotterdam et la maintint jusqu'en 1716 avec l'aide de<br />

son fils (cf. Hatin, op. cit., p. 164-165).<br />

(4) Cf. Bayle, Œuvres diverses (t. IV, p. 574, note).<br />

(5) La Clef du sanctuaire (Leyde, Pierre Warnaer, 1678), Traité des céré<br />

monies superstitieuses des Juifs (Amsterdam, Jacob Smith, 1678), Réflexions<br />

curieuses d'un esprit désintéressé (Cologne, Claude Emmanuel, 1678). Le<br />

texte et le format sont identiques (in-12, xiv-532 p.).<br />

(6) Madeleine Francès (op. cit., p. 113, note 1) relève le ton ironique<br />

à l'égard de Saint-Glain d'un commentateur inconnu de la Vie de Lucas.<br />

(7) Sous le titre de Remarques curieuses et nécessaires pour l'intelligence<br />

de ce livre (l'ensemble des notes de Spinoza n'a été publié qu'en 1802 à


26<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

n'ait pu se faire sans Rieuwertsz qui possédait les papiers de<br />

Spinoza, c'est évident; mais nous ne pouvons oublier le mérite<br />

de Saint-Glain et son courage et supprimer sa personne sous<br />

prétexte qu'elle est obscure. Dès cette date en effet, le Trac<br />

tatus réservé jusque-là à une élite, raréfié depuis sa condamna<br />

tion en 1675 par tous les synodes hollandais (1), allait se répandre<br />

dans toute l'Europe, piquer la curiosité par ses titres bizarres,<br />

acquérir sous sa forme française une audience qu'il n'aurait jamais<br />

connue. Le Tractatus n'aura de version anglaise qu'en 1689 et<br />

hollandaise qu'en 1693; la traduction allemande de Conz est de<br />

1806 (2); grâce à Saint-Glain, le gros in quarto de 1670 devenait<br />

un in-12 facile à dissimuler et de lecture aisée : c'est presque<br />

toujours sous cette forme que nos libertins, et Bayle un des<br />

premiers, accéderont au spinozisme.<br />

La personne de Jean-Maximilien Lucas est tout aussi obscure,<br />

mais son rôle ne sera pas moindre. Après le traducteur, ce devait<br />

être le biographe. On a voulu voir en lui un médecin normand né<br />

à Rouen vers 1646; calviniste, il passe en Hollande. Journaliste,<br />

libraire à La Haye, il collabore aux fameux « lardons » qui néces<br />

sitent l'intervention en 1686 de notre ambassadeur le comte<br />

d'Avaux : le 7 mars, les États interdisent toute gazette fran<br />

çaise et promettent de châtier Lucas (3). Promesse vaine car,<br />

dès 1689 dans les Quintessences, Lucas engage contre Louis XIV<br />

une campagne violente et souvent grossière qui ne peut se com<br />

prendre sans la complicité de Guillaume d'Orange (4). Une<br />

fiche de la bibliothèque wallonne de Leyde donne la date de sa<br />

mort à La Haye : 22 février 1697 (5). Rien ne demeurerait de ce<br />

journaliste besogneux si, vingt-deux ans plus tard, n'était parue<br />

sous son nom en français dans les Nouvelles littéraires d'Ams-<br />

La Haye par De Murr, mais une partie n'est connue que par le français de<br />

Saint-Glain).<br />

(1) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichle (op. cit., p. 150 sq.).<br />

(2) Cf. La Bibliographie de Spinoza de Van der Linde (La Haye, Nijhoff,<br />

1871).<br />

(3) Cf. Hatin, op. cit., p. 96 (le comte d'Avaux mande le 14 juillet 1686 :<br />

« Il me paraît que Messieurs d'Amsterdam sont dans de très bonnes dispo<br />

sitions; ils ont marqué dans le châtiment de Lucas, leur gazetier, l'envie<br />

qu'ils ont de plaire à Votre Majesté »).<br />

(4) Quintessence des nouvelles historiques, critiques, politiques, morales et<br />

galantes (La Haye et Amsterdam, 1689-1730, in-folio). Les successeurs de<br />

Lucas sont sévères à son égard (cf. numéro du 4 octobre 1723 : « Le sieur<br />

Lucas, son fondateur, écrivait Dieu sait comment; son style bas, sa fade<br />

poésie et les flots d'impertinence qu'il répandait sur le parti qu'il pouvait<br />

insulter impunément, font son caractère. » Cité par Hatto, op. cit., p. 183).<br />

(5) Cf. Cohen, article cité (p. 65, note 3). Bayle annonce sa mort a l'abbé<br />

Dubos le 2 mai 1697 (cf. Lettres inédites de Bayle, R. H. L., octobredécembre<br />

1912, p. 929).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 27<br />

terdam la Vie de Monsieur Benoît de Spinoza (1). Peu importe<br />

si la préface hésite pour l'attribuer à Lucas et suggère aussi<br />

Saint-Glain (2); on pourrait seulement s'étonner qu'un témoi<br />

gnage aussi tardif gardât quelque importance. Mais si l'on pense<br />

que l'ouvrage, rédigé avant 1685, courut longtemps sous le man<br />

teau et que l'éditeur Rieuwertsz, puis son fils, le tinrent à la<br />

disposition de leurs amis, on ne saurait le négliger. C'est le manus<br />

crit que Bayle pillera plus tard pour rédiger son article du Dic<br />

tionnaire (3). Il s'enrichira au cours des années de commentaires,<br />

de notes marginales, puis enfin d'une préface, si bien qu'on<br />

éprouve quelque peine à retrouver le fond primitif.<br />

Mais son intérêt ne vient pas de sa valeur historique. Madeleine<br />

Francès montre l'imprudence de travaux anciens comme ceux<br />

de Meinsma ou récents comme ceux de Cari Gebhardt qui pour<br />

une simple question d'antériorité accordent toute confiance à<br />

Lucas; elle préfère pour son compte la méthode lente, la myopie<br />

du pasteur Colerus (4). A lire Lucas,<br />

on s'aperçoit bien vite<br />

que la prétendue biographie est une reconstitution littéraire<br />

souvent romancée et toujours bavarde; rien de plus hasardeux<br />

que la notation directe des paroles du philosophe. Lucas est un<br />

hagiographe qui grandit son héros : Spinoza devant les docteurs<br />

juifs fait penser à Jésus devant Caïphe. Ailleurs, il n'a que<br />

mépris pour le commerce et apparaît sinon comme un courtisan,<br />

du moins comme un parfait homme du monde. Nous comprenons<br />

la méfiance de l'historien, mais le moraliste y trouve son compte.<br />

Avec le dévot biographe qu'est Lucas, se crée déjà une légende.<br />

Spinoza peu à peu s'éloigne de la vie discrète et somme toute<br />

commune qui fut la sienne; sa vertu qui était de sagesse et de<br />

mesure et s'accommodait de la bière et du tabac se teinte<br />

son incrédulité qui restait prudente et qui ne l'em<br />

d'héroïsme;<br />

pêchait pas de recommander le prêche à ses hôtes devient brutale.<br />

C'est une nouvelle figure qui se dégage, un type humain qui<br />

excède sans doute la vie temporelle du philosophe, le type de<br />

l'athée vertueux. Bayle allait bientôt donner un sens à cet<br />

exemple privilégié et en tirer une doctrine singulière des rapports<br />

de la morale et de la religion; mais il n'était pas inutile de déceler<br />

l'humble intermédiaire que fut le manuscrit français de Lucas.<br />

(1) Amsterdam, Du Sauzet, 1719 (t. II, 1" partie).<br />

(2) Le mot du préfacier est sibyllin : Lucas serait « l'auteur, peut-être<br />

avec certitude ».<br />

(3) Cf. Francès, op. cit., p. 117 (Bayle s'était aussi procuré auprès de<br />

Rieuwertsz le jeune la lettre XLVIII bis qui n'avait pas été insérée dans<br />

les Opéra Posihuma).<br />

(4) Ibid., p. 38 sq.


28 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

« Je voudrais voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable,<br />

prononcer qu'il n'y a pas de Dieu; il parlerait du moins sans inté<br />

rêt : mais cet homme ne se trouve point », dira La Bruyère<br />

au chapitre des Esprits forts (1). C'était faire fi trop aisément<br />

de la thèse que Bayle développait six ans plus tôt dans les<br />

Pensées diverses sur la comète (2); c'était ignorer aussi la nais<br />

sance récente de « l'athée vertueux ». Il y avait quelque chose de<br />

choquant pour la logique classique à imaginer une vie morale<br />

sans les secours de la religion et les pharisiens aimaient associer<br />

la débauche et la pensée libre. Quelques rares protestations se<br />

font entendre : Charron distinguait la religion et la sagesse (3)<br />

et La Mothe Le Vayer, citant le chancelier Bacon dans les Dia<br />

logues d'Oratius Tubero, soutenait que l'athéisme ne troublait<br />

jamais les États mais rendait « l'homme plus prévoyant à soi-<br />

même comme ne regardant pas plus loin ». (4) Mais Bayle est le<br />

premier à donner dignité et noblesse au libertinage nouveau ;<br />

plus de trente chapitres des Pensées diverses sur la comète com<br />

posent dans une audacieuse digression un véritable traité De<br />

la vertu des athées; mais surtout, à côté des souvenirs antiques et<br />

des païens magnanimes, Bayle tient à donner à sa thèse une<br />

résonance moderne : c'est Vanini dont le bûcher symbolise l'in<br />

tolérance qu'il combat; c'est Spinoza enfin dont le souvenir<br />

discret et obsédant donne à ce qui pourrait n'être qu'un jeu<br />

d'école la chaleur et la force de persuasion.<br />

Lorsque Bayle est jeté en octobre 1681 sur les quais de Rot<br />

terdam, toutes les œuvres de Spinoza lui sont connues; il possède<br />

dès sa parution la traduction française du Tractatus et dès la<br />

fin de 1679 les Opéra Poslhuma (5). Lorsqu'il rédige à Sedan les<br />

Pensées diverses sur la comète, c'est dans la préface même du<br />

Tractalus qu'il trouve la pierre angulaire de sa thèse; cette rup<br />

ture entre les principes et l'action, qui fait que les croyances sont<br />

bien rarement les mobiles de notre conduite, est pour Bayle<br />

(11 Les Caractères (Paris, Michallet, 1688, chap. XVI, § 5 devenu § 11).<br />

(2) 1" édit., Cologne, Pierre 2» Marteau, 1682; définitive, Rotterdam,<br />

Société des Textes<br />

Reinier Leers, 1683 (nous citerons d'après l'édition Prat,<br />

français modernes, Paris, Cornély, 1911, 2 vol.).<br />

(31 Pierre Charron, De la sagesse (Bordeaux, 1601, livre II, chap. 5).<br />

(4) Dialogues d'Oratius Tubero (Francfort, 1506 (fausse date)), La Divi<br />

nité (p. 393-394, cité par A. Prat, op. cit., t. I, p. 304).<br />

(5) Œuvres diverses (op. cit., t. IV, p. 574 et 577).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 29<br />

comme pour Spinoza le paradoxe de base; sans hésiter il reprend<br />

les termes mêmes du Tractatus :<br />

J'ai vu maintes fois avec éton-<br />

nement des hommes fiers de<br />

professer la religion chrétienne,<br />

■c'est-à-dire l'amour, la joie, la<br />

paix, la continence et la bonne<br />

foi envers tous, se combattre avec<br />

une incroyable ardeur malveil<br />

lante et se donner les marques de<br />

la haine la plus âpre, si bien qu'à<br />

ces sentiments plus qu'aux pré<br />

cédents leur foi les faisait con<br />

naître...<br />

Voilà longtemps déjà,<br />

les cho<br />

ses en sont venues au point qu'il<br />

est presque impossible de savoir ce<br />

qu'est un homme, Chrétien, Turc,<br />

sinon à sa tenue<br />

Juif ou Idolâtre,<br />

extérieure et à son vêtement, ou<br />

à ce qu'il fréquente telle ou telle<br />

Eglise ou enfin à ce qu'il est atta<br />

ché à telle ou telle opinion et jure<br />

sur la parole de tel ou tel maître.<br />

Pour le reste, leur vie à tous est la<br />

même (1).<br />

Et si cela n'était pas, comment<br />

serait-il possible que les chrétiens<br />

qui connaissent si clairement...<br />

qu'il faut renoncer au vice pour<br />

être éternellement heureux et<br />

pour n'être pas éternellement<br />

malheureux, qui ont tant d'excel<br />

lents prédicateurs payés pour<br />

leur faire là-dessus les plus vives<br />

et les plus pressantes exhorta<br />

tions... comment, dis-je, serait-il<br />

possible parmi tout cela que les<br />

chrétiens vécussent comme ils le<br />

dans les plus énormes dérè<br />

font,<br />

glements du vice?<br />

Que le Juif ou le Mahométan,<br />

le Turc et le More, le Chrétien et<br />

l'Infidèle, l'Indien et le Tartare,<br />

l'habitant de terre ferme et l'ha<br />

bitant des îles, le Noble et le<br />

Roturier, toutes ces sortes de<br />

gens qui dans le reste ne con<br />

viennent, pour ainsi dire que<br />

dans la notion générale d'homme,<br />

sont si semblables à l'égard de<br />

ces passions que l'on dirait qu'ils<br />

se copient les uns les autres (2).<br />

Mais Bayle ne saurait se contenter d'une enquête sociologique.<br />

La conduite des hommes « s'accommode à la passion dominante<br />

du cœur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes<br />

contractées,<br />

au goût et à la sensibilité qu'on a pour certains<br />

objets (3) »; si l'inclination est souveraine,<br />

pourquoi l'athée ne<br />

serait-il pas vertueux? L'histoire ne nous en présente-t-elle<br />

pas? Avec vigueur,<br />

joueur,<br />

Bayle dénonce l'image banale du libertin<br />

buveur et coureur de filles : « Les gens voluptueux ne<br />

s'amusent guère à dogmatiser contre la religion », tel est le titre<br />

du chapitre 175 (4). L'athéisme systématique exige en revanche<br />

(1) Tractatus theol.-polilicus (édit. Appuhn, t. II, p. 8-9).<br />

(2) Pensées diverses sur la comète (édit. Prat, t. II, chap. CXXXVI,<br />

p. 12-13).<br />

(3) Ibid. (op. cit., t. II, p. 9).<br />

(4) Ibid., t. II, p. 114.


30<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de longues méditations et une sorte d'ascétisme; tout naturelle<br />

ment le souvenir de Spinoza inspire à Bayle cette tirade ironique :<br />

« Les ennemis de la religion, ces esprits qui ne croient rien, qui<br />

se font un titre d'esprit fort..., qui cherchent des réponses aux<br />

arguments dont on se sert pour prouver l'existence de Dieu,<br />

qui raffinent les difficultés que l'on objecte contre la Providence,<br />

ne sont pas pour l'ordinaire des gens fort voluptueux. Quand on<br />

passe toute la journée parmi les verres et les pots, qu'on aime<br />

à courir le bal toute la nuit, qu'on en conte à la blonde et à la<br />

brune, qu'on tend toutes sortes de pièges à la pudicité des femmes,<br />

qu'on ne cherche qu'à tuer le temps dans la débauche... on ne<br />

se met guère en peine de savoir si M. Descartes a bien démontré<br />

dans sa métaphysique l'existence de Dieu... on ne va point se<br />

rompre la tête à étudier les prétendues démonstrations de Spi<br />

noza pour tâcher de comprendre que l'Univers est un Etre<br />

simple et que nous sommes des modifications de Dieu (1). »<br />

Non seulement l'athée peut être un sage solitaire, un philo<br />

sophe inoffensif,<br />

mais il est injurieux d'en faire un mauvais<br />

citoyen : une société d'athées pourrait être parfaitement réglée (2).<br />

De plus les athées sont sensibles à l'amour-propre; comme tous<br />

les hommes, ils ont le goût de la gloire, des louanges et c'est là<br />

un ressort puissant pour la pratique du bien. Spinoza n'en<br />

était pas exempt, déclarera Bayle à Jurieu dans sa Défense des<br />

« Pensées diverses » : « Je défie mon délateur de produire un<br />

homme de jugement qui proteste qu'il croit que Spinoza ne trou<br />

vait pas plus glorieux l'approbation des savants que celle des<br />

ignorants (3). » Orgueil peut-être, mais générateur de grandeur<br />

d'âme et d'héroïsme. Spinoza n'est pas mort sur le bûcher comme<br />

Vanini,<br />

mais sa fin n'est pas vulgaire : « Que peut-on faire de<br />

plus que ce qui fut fait par Spinoza, un peu avant de mourir?<br />

La chose est de fraîche date et je la tiens d'un grand homme qui<br />

le sait de bonne part (4). C'était le plus grand athée qui ait jamais<br />

été et qui s'était tellement infatué de certains principes de phi<br />

losophie que, pour mieux les méditer, il se mit comme en retraite,<br />

renonçant à tout ce qu'on appelle plaisirs et vanités du monde<br />

et ne s'occupant que de ses abstruses méditations. Se sentant<br />

près de sa fin, il fit venir son hôtesse et la pria qu'aucun ministre<br />

ne le vînt voir en cet état. Sa raison était, comme on l'a su de<br />

(I) Pensées diverses (op. cit., t. II, p. 115).<br />

Ibid., chap. 161 et 172.<br />

(2)<br />

(3) Cité par Prat, op. cit., t. II, p. 103 (in Œuvres diverses, op. cit., t. . e . III, ><br />

p. 175).<br />

(4) Le grand homme ne serait-il pas Adrien Paets, le conseiller de Rotter<br />

dam, son protecteur?


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 31<br />

ses amis, qu'il voulait mourir sans dispute et qu'il craignait de<br />

tomber dans quelque faiblesse de sens qui lui fît dire quelque<br />

chose dont on tirât avantage contre ses principes. C'est-à-dire<br />

qu'il craignait qu'on ne débitât dans le monde qu'à la vue de la<br />

mort, sa conscience s'étant réveillée l'avait fait démentir de sa<br />

bravoure et renoncer à ces sentiments (1). »<br />

« Vanité ridicule et outrée », conclut Bayle; derrière la pru<br />

dence des mots, décelons au contraire l'admiration. Dans la<br />

mesure où il défend dès lors la thèse de l'athée vertueux, Bayle<br />

se sent solidaire de Spinoza; en même temps que sa pensée s'en<br />

sa connaissance du spinozisme se précise et la figure de<br />

richit,<br />

Spinoza s'embellit jusqu'au dernier portrait du Dictionnaire<br />

historique et critique. Au cours de ses polémiques contre le Père<br />

Maimbourg, puis contre Jurieu,<br />

il recherche toujours le fonde<br />

ment de la moralité des athées; bientôt l'idée germe en lui d'une<br />

raison pratique universelle, donnée à tous les hommes, indépen<br />

dante de la raison spéculative. Cet instinct moral, cette cons<br />

cience immanente, n'est l'apanage exclusif d'aucune secte. Sans<br />

base métaphysique, cette raison pratique que les athées par<br />

tagent avec les chrétiens n'exige aucune récompense surnatu<br />

relle. Dès les Pensées diverses, Bayle laissait entendre que « la<br />

vertu se devait tenir à elle-même lieu de récompense et qu'il<br />

n'appartenait qu'à un méchant homme de s'abstenir du mal par<br />

la crainte du châtiment (2) ». Mais si le bien n'a pas de salaire,<br />

l'athée ne surpasserait-il pas le chrétien par le caractère désin<br />

téressé de son acte? Bayle n'hésite pas à le prétendre; dans une<br />

note de son Dictionnaire, il va jusqu'à voir là l'idée profonde de<br />

Spinoza : « Ceux qui nient l'immortalité de l'âme et la Provi<br />

dence... sont ceux qui soutiennent qu'il faut s'attacher à la vertu<br />

à cause de son excellence et parce qu'on trouve dans cette vie<br />

assez d'avantages à la pratique du bien moral pour n'avoir pas<br />

sujet de se plaindre. C'est sans doute la doctrine que Spinoza<br />

aurait étalée s'il avait osé dogmatiser publiquement (3). »<br />

Dès lors, nous comprendrons mieux les critiques de Bayle à<br />

l'égard de l'Éthique; sans vouloir douter de leur sincérité, il faut<br />

convenir que Bayle a intérêt, pour les besoins de sa thèse, à voir<br />

dans Spinoza un athée dont le déisme n'est que précaution de<br />

style. Spinoza doit demeurer le cas limite de l'athée vertueux.<br />

Plus la critique du système se durcit, plus la beauté morale du<br />

(1) Pensées diverses (op. cit., t. II, chap. 181, p. 134).<br />

2) Ibid., (édit. Prat, t. II, chap. 178, p. 122-123).<br />

p. 206, note E).<br />

(3) Dictionnaire (Amsterdam, 1734, t. V,


32 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

philosophe s'accuse. Dans le Dictionnaire, informé par Lucas,<br />

puis par Colerus, Bayle peut enfin peindre au naturel « cet<br />

athée de naissance « », cet incrédule sans dessein et de bonnes<br />

mœurs » à qui, dès les Pensées diverses, il lui coûtait de fermer<br />

« le chemin du salut (1) ». Le voici donc, épris de vérité et de<br />

solitude, détaché du monde et des plaisirs : « Il se sentit une si<br />

forte passion de chercher la vérité qu'il renonça en quelque façon<br />

au monde pour mieux vaquer à cette recherche... Il abandonna<br />

aussi Amsterdam, à cause que les visites de ses amis interrom<br />

paient trop ses spéculations. Il se retira à la campagne, il y<br />

médita tout à son aise, il y travailla à des microscopes et à des<br />

télescopes. Il continua cette vie après qu'il se fût établi à La<br />

Haye, et il se plaisait tellement à méditer et à mettre en ordre<br />

ses méditations... qu'il ne donnait que très peu de temps à récréer<br />

son esprit et qu'il laissait quelquefois passer trois mois tout<br />

entiers sans mettre le pied hors de son logis (2). » Mais cet ascète<br />

est affable avec tous, même avec les paysans de Voorburg. Et<br />

Bayle ajoute non sans malice : « Cela est étrange, mais au fond<br />

il ne faut pas s'en étonner plus que de voir des gens qui vivent<br />

très mal quoiqu'ils aient une pleine persuasion de l'Évan<br />

gile (3). » Est-ce un fanatique? Il a bien au contraire le respect<br />

de la religion des humbles : « Si vous exceptez les discours qu'il<br />

pouvait tenir en confidence à ses intimes amis qui voulaient bien<br />

être aussi ses disciples, il ne disait rien en conversation qui ne<br />

fût édifiant. Il ne jurait jamais; il ne parlait jamais irrévéremment<br />

de la Majesté divine; il assistait quelquefois aux prédica<br />

tions et il exhortait les autres à être assidus aux temples (4). »<br />

Verrons-nous encore un libertin vulgaire en ce sage sans ambi<br />

tion qui a refusé l'héritage de Simon de Vries, les avances de<br />

l'électeur Palatin, les offres de pension de Condé? Verrons-nous<br />

en lui un ermite égoïste? Spinoza savait quitter sa retraite et<br />

fréquenter les grands, conseiller De Witt,<br />

proposer ses idées<br />

mûries dans la solitude; car ce philosophe était aussi un grand<br />

citoyen : « Ce n'était point pour s'entretenir de bagatelles ou<br />

pour des parties de plaisir, c'était pour raisonner sur des affaires<br />

d'État. Il s'y connaissait sans les avoir maniées (5). »<br />

Rien ne manque donc à ce portrait du sage moderne, de<br />

cet athée paradoxal qui ajoute aux prestiges de l'intelligence<br />

(1) Pensées diverses (op. cit., t. II, chap. 177, p. 121).<br />

(2) Dictionnaire, t. V, p. 206-207.<br />

3) Ibid., p. 208.<br />

(4) Ibid., p. 208, note 1.<br />

(5) Ibid., note 1.


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 33<br />

les vertus morales qu'un Montaigne n'a pas toujours et les qua<br />

lités sociales dont un Pascal se désintéresse. Bayle, depuis les<br />

dans un souci<br />

Pensées diverses de 1682 jusqu'au Dictionnaire,<br />

constant d'idéalisation, l'a remanié et retouché. Le Spinoza<br />

qu'il nous offre est sans faiblesses; à force de bienveillance,<br />

son visage perd peu à peu toute réalité humaine et sa vie même<br />

échappe à notre modeste condition. Nous nous refusons pour<br />

l'heure à mesurer l'exacte sympathie qui liait au solitaire de<br />

La Haye le solitaire de Rotterdam; il est possible que Spinoza<br />

n'ait été pour Bayle qu'un exemple privilégié, qu'une pièce<br />

d'échec dans son insidieuse doctrine. Il n'en reste pas moins que<br />

grâce à lui, au moment même où le spinozisme heurte tout ce que<br />

l'Europe compte de penseurs chrétiens, une légende se crée et<br />

s'affirme durablement; mais comme toute légende, elle s'appuyait<br />

sur l'histoire : le siècle qui vient fera sienne la complaisance<br />

de Bayle et verra dans Spinoza l'image optimiste et le symbole<br />

rassurant de l'athée vertueux.<br />

D. —<br />

La<br />

naissance d'une querelle.<br />

Malgré la singularité de sa vie qui très tôt devait prêter à la<br />

l'œuvre de Spinoza apparut comme un monstre aux<br />

légende,<br />

yeux des penseurs occidentaux. L'intellectualisme chrétien qui,<br />

malgré les tendances empiristes de la Société de Jésus et les<br />

timides essais de Gassendi, domine sur le continent, vit avec<br />

effroi les conséquences d'une raison débridée dont la foi ne tem<br />

pérait plus les excès. Alors qu'Aristote, copieusement glosé par<br />

les scolastiques et adapté par le thomisme, avait été assimilé<br />

par la pensée chrétienne au point d'en constituer la plus solide<br />

justification rationnelle, alors que Descartes, longtemps suspect<br />

à Rome et toujours interdit dans les collèges jésuites, pénétrait<br />

profondément les meilleurs esprits du jansénisme, inspirait l'Ora<br />

toire et fournissait de nouvelles armes à l'apologétique chré<br />

tienne,<br />

Spinoza se présentait comme un bloc inquiétant. Sa<br />

pensée, un peu raide, sa dialectique trop loyale et qui, dans son<br />

appareil mathématique , apparaissait sans fissures, ne permettaient<br />

pas d'interprétation conciliante. Aucun exégète, assez ami de<br />

l'orthodoxie et suffisamment fidèle à la doctrine du maître, ne<br />

s'offrait aux ingrates<br />

vèrent la voix en Hollande,<br />

compromissions. Quelques libéraux éle<br />

essayèrent vainement dans de hâtives<br />

réfutations de sauvegarder quelques bribes de la doctrine. L'un<br />

après l'autre, ils furent écartés sous les huées, obligés de lâcher<br />

v. VERNIÈRE, 1<br />

3


34 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

prise : Frans Kuiper (1), Jean Bredembourg (2)<br />

du vivant de<br />

furent traités de sociniens<br />

Spinoza, Abraham Cuffeler (3) enfin,<br />

et d'athées oubliés même (4), avant que leurs avances prudentes<br />

aient pu instaurer une discussion auprès d'un public unanime<br />

ment hostile. Très tôt l'on aperçut le lien qui menait du Trac<br />

tatus à l'Éthique, du Dieu sans miracles et sans prophètes au<br />

Dieu inaccessible et immuable de l'intelligence; on ne fut pas<br />

longtemps dérouté par l'apparente contradiction entre la mé<br />

thode historique et philologique du Tractatus et la méthode<br />

mathématique de l'Éthique. Dès 1673, Stouppe avait décelé<br />

l'effrayante unité de la doctrine et attaquait le nouveau pro<br />

phète d'un Dieu qui n'était autre chose « que cette vertu de la<br />

nature... répandue dans toutes les créatures ». Spinoza fut d'abord<br />

un déiste, puis un athée hypocrite, puis, avant que l'Anglais John<br />

Toland ait inventé le mot de « panthéisme, un athée de système ».<br />

Malgré son obscurité,<br />

on lui reprochait sa franchise qui apparais<br />

sait comme une insupportable audace. Pour la première fois,<br />

la pensée traditionnelle se voyait ouvertement bafouée. On<br />

s'était accommodé d'un libertinage prudent qui, dédaigneux<br />

de prosélytisme,<br />

gardait ses audaces pour les ruelles mais affi<br />

chait dans la vie sociale une digne orthodoxie. Charron et Gas<br />

sendi étaient des prêtres irréprochables. Jusque-là, les églises<br />

chrétiennes avaient muselé l'hérésie; le danger avait été chaque<br />

fois décelé, circonscrit, annihilé. Campanella était venu mourir<br />

en France en 1639 mais son naturalisme étrange, son univers<br />

organique où tous les êtres et toutes les formes participent d'une<br />

pensée et d'un mouvement identiques, avaient excité la curiosité<br />

de quelques érudits sans éveiller la méfiance d'un Mersenne.<br />

Vanini avait passé pour un déséquilibré. On se souvenait avec<br />

complaisance de leurs essais apologétiques, de l'Alheismus trium-<br />

de la défense intéressée du catholicisme de<br />

l'autre (6). Spinoza n'offrait aucune de ces faiblesses. Vanini<br />

phatus (5) de l'un,<br />

réclamait des prébendes, Campanella au sortir des geôles ponti-<br />

(1) Arcana atheismi revelala, philosophice et paradoxe refulata (Rotter<br />

dam, 1676).<br />

(2) Enervalio Tractatus thêol.-polilici (Rotterdam, 1675).<br />

(3) Spécimen arlis raliocinandi naturalis et artiflcialis ad pantosophiae<br />

principia manuducens (Hambourg, 1684).<br />

(4) Cf. condamnation des synodes de Sud-Hollande et de Gueldre (23 juil<br />

let 1678 et 27 août 1680) contre Kuiper (in Freudenthal, Die Lebengeschichte<br />

Spinozas, Leipzig, Veit, 1899, p. 181 et 189). Cuffeler passait même<br />

pour un disciple de Spinoza (cf. Bayle, Œuvres diverses, t. I, p. 61, mai<br />

> » r ><br />

1684).<br />

(51 Paris, 1636 (2» édit.).<br />

(6) Cf. Strowski, De Montaigne à Pascal (p. 145 sq.), à propos de l'Amphitheatrum<br />

aelernae Providentiae divino-magicum (Lyon, 1615).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 35<br />

ficales avait besoin de l'appui de la cour de France (1) : Spinoza<br />

refusait les honneurs universitaires et les pensions des rois.<br />

Dans sa solitude, protégé par le silence et la médiocrité, il parais<br />

sait singulièrement plus dangereux et plus satanique. Les fan<br />

farons du libertinage, les hérétiques inspiraient dans leurs vicis<br />

situdes beaucoup de mépris et un peu de compassion. Beaucoup<br />

de bons esprits reculèrent devant le bûcher de Vanini. Spinoza<br />

au contraire concentre les haines. On ne peut attaquer sa vie,<br />

mais on attaque son visage. « Il était petit, jaunâtre... il avait<br />

quelque chose de noir dans la physionomie... il portait sur son<br />

diront les Menagiana:<br />

visage le caractère de la réprobation (2) »,<br />

— Pour un docteur de Wittenberg il est vrai qu'à Wittenberg<br />

les démons apparaissent souvent —<br />

c'est une incarnation du<br />

diable (3). L'iconographie de Spinoza recueillie par de Murr nous<br />

offre le philosophe entouré d'un serpent qui se mord la queue.<br />

Judaeus et Aiheistà, Atheorum Princeps, primi syslematis inter<br />

Alheos subtiliores Architectas, telles sont les épithètes qui sou<br />

lignent ses portraits (4).<br />

Jamais une telle unanimité de haine ne s'était encore dressée<br />

contre un auteur et une doctrine. Pendant plus de quarante ans,<br />

les réfutations se succédèrent. En 1706, l'Allemand Gottlob<br />

Friederich Jenichen crut l'heure venue d'en dresser le cata<br />

logue (5). La tradition se maintint durant tout le xvme siècle<br />

dans les universités allemandes de commencer une carrière de<br />

philosophe ou de théologien par une dissertation contre Spinoza.<br />

L'on peut donc parler à bon droit d'une querelle de Spinoza;<br />

non pas une de ces bénignes querelles littéraires qui lançaient<br />

les modernes contre les anciens, les admirateurs d'Homère contre<br />

ses détracteurs, les tenants de la poésie conbre ses adversaires,<br />

mais une véritable crise de la pensée occidentale où étaient enga<br />

gés le sens et la valeur du christianisme. Certes Spinoza n'était'<br />

pas seul à jouer un rôle dans cette crise de la conscience euro<br />

péenne,<br />

mais il symbolisa longtemps pour la pensée tradition<br />

nelle l'athéisme systématique et sans nuances. Son rôle histo<br />

rique est d'avoir occupé l'attention, d'avoir servi de cible, alors<br />

que déjà en Angleterre et en France, avec Locke et Fontenelle,<br />

(1) Cf. Léon Blanchet, Campanella (Alcan, 1920, p. 63 sq.).<br />

(2 Amsterdam, 1693 (et Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 30).<br />

(3) Musaeus, Tractatus theologico-politicus ad veritatis lucem examinalus<br />

(Wittenberg, 1708, Préface). « Le diable a séduit un grand nombre d'hommes<br />

qui semblent tous être à ses gages... Cependant, il y a lieu de douter si<br />

parmi eux aucun a travaillé à ruiner tout droit humain et divin avec plus<br />

d'efficacité que cet imposteur. » Musaeus enseignait la théologie à Iéna.<br />

(4) De Murr, Adnotaliones (La Haye, 1802, p. 6 sq.).<br />

Hisloria spinozismi Leenhofiani (Lipsiae, 1706).<br />

(5)


36 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

dans l'effort patient des académies à Londres ou à Paris se cons<br />

tituait un empirisme prudent autrement dangereux à l'usage<br />

pour les dogmes consacrés. Son rationalisme dogmatique était<br />

en un certain sens mieux adapté, plus accessible à la pensée<br />

moyenne encore très médiévale des universités d'Europe. Appa<br />

remment, le langage de l'Éthique était encore celui de saint<br />

Thomas et de Descartes et son appareil logique ne choquait pas<br />

les lecteurs d'Arnauld, à l'époque où la méthode expérimentale<br />

relevait encore de « l'amateurisme ». Le rationalisme chrétien<br />

voyait avec stupeur le conflit de la raison et de la foi ruiner son<br />

édifice.<br />

Mais,<br />

tienté,<br />

dans la mesure où cette crise est une crise de la chré<br />

la querelle devenait internationale. Il ne s'agit donc pas<br />

pour nous d'isoler abstraitement les réactions de l'opinion fran<br />

çaise et de lui conférer artificiellement une originalité. La pensée<br />

française déborde d'ailleurs les frontières du pays. Si, en France<br />

même, les colloques entre protestants et catholiques deviennent<br />

de plus en plus rares (1), la propagande catholique s'exerce<br />

toujours vers les pays du Nord, vers la Rhénanie ou les Pays-<br />

Bas : nous voyons Bossuet répandre son Exposition de la religion<br />

catholique par l'intermédiaire de M. de Néercassel, vicaire apos<br />

tolique d'Utrecht (2) et les jansénistes exilés à la suite d'Arnauld<br />

constituer de mystérieux centres de ferveur dans les bastions<br />

calvinistes (3). Mais les protestants français surtout servent<br />

d'intermédiaires;<br />

de 1685,<br />

même avant la Révocation et le grand Refuge<br />

ils délaissent de plus en plus les positions intérieures<br />

de La Rochelle, Montauban ou Saumur pour se concentrer<br />

sur les marches : Sedan, Deux-Ponts ou Genève. Les labadistes<br />

puis en Frise.<br />

ont essaimé aux Pays-Bas, à Middelbourg, à Veere,<br />

Antoinette Bourrignon parcourt le Nord de l'Europe (4). Les<br />

églises wallonnes prospèrent en Hollande, les églises vaudoises<br />

à Londres. L'Université de Leyde conserve une clientèle fran<br />

çaise. Docteurs ou pasteurs, les protestants français sont appré<br />

ciés à Hambourg, à Heidelberg, à Copenhague, bientôt à Berlin.<br />

Il est nécessaire, lorsqu'on parle de la pensée française, de dis<br />

per-<br />

tinguer deux théâtres : la France où le catholicisme, par la<br />

(1) La tentative de réunion des églises (1691-1692) se fera en dehors des<br />

protestants français (cf. P. Hazard, Crise de la conscience..., Boivin, 1935,<br />

t. I, p. 303 sq.).<br />

(2) Correspondance de Bossuet (édit. Urbain-Levesque, Hachette, t. I,<br />

p. 387, et t. II, p. 178). Cf. J. Tans, Bossuet en Hollande, Maestricht, 1949.<br />

(3) Correspondance d'Antoine Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. III,<br />

p. 185 sq.).<br />

(4) Cf. Bayle, Dictionnaire historique et critique (in verbo); Salomon Reinach,<br />

Cultes, mythes et religions (t. I, p. 426 sq. (1905)).


LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 37<br />

suasion ou par la force, tend à régner en maître, et l'Europe pro<br />

testante où une élite française hétérodoxe s'établit sur de solides<br />

positions. Alors que le catholicisme français sera averti assez tard<br />

de Spinoza et de sa doctrine, les protestants français, au contact<br />

direct des publications hollandaises, seront informés très tôt.<br />

Alors que nos réfutations catholiques garderont une grande unité<br />

de ton et sembleront même souvent résulter d'un plan d'attaque<br />

préalable, nos réfutations protestantes se feront en ordre dis<br />

persé, avec un choix personnel du terrain et des arguments. Mais<br />

ce qui est plus grave, c'est qu'en face d'un catholicisme qui ne<br />

se laisse pas entamer et qui force Richard Simon à se faire édi<br />

ter à Rotterdam, le protestantisme français subit l'influence de<br />

Spinoza; il fournit les premiers disciples, le traducteur Saint-<br />

Glain et le biographe Lucas; son aile soci-<br />

libérale, suspecte de<br />

nianisme,<br />

travaillée par les thèses d'Arminius et d'Episcopius<br />

et qui s'appuie en France même sur l'église de Saumur avec<br />

Pajon et celle de Charenton avec Claude, sera tentée par cer<br />

taines thèses spinozistes,<br />

et par l'apologie de la tolérance religieuse.<br />

par la critique biblique du Tractatus<br />

Il faut donc, pour discerner avec quelque chance d'exacti<br />

tude l'accueil fait à Spinoza par la pensée française, pour mesurer<br />

l'intensité des réactions et leur originalité propre, séparer les<br />

deux domaines. Ce sera la première fois, mais non la dernière,<br />

où Spinoza contraindra ses adversaires à prendre conscience<br />

d'eux-mêmes en mobilisant leurs forces vives dans un redoutable<br />

effort de sincérité.


Chapitre II<br />

<strong>SPINOZA</strong><br />

ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS<br />

C'est probablement en avril 1670 que paraît le Tractatus<br />

iheologico-politicus, sans nom d'auteur. L'éditeur était Jean<br />

Rieuwertsz ou plus sûrement Christoffel Kœnrad d'Amsterdam,<br />

mais on égaraitîles soupçons avecila fausse suscription : Ham<br />

bourg,<br />

Henricus Kùhnrath (1). Les milieux ecclésiastiques et<br />

tout d'abord les églises calvinistes de Hollande sonnent immé<br />

diatement l'alarme : l'église d'Amsterdam avertit ses fidèles<br />

dès le 30 juin 1670, suivie par tous les synodes provinciaux,<br />

Sud Hollande le 25 juillet, Nord Hollande le 5 août. Les pouvoirs<br />

publics interviennent à leur tour; le 24 avril 1671 les États<br />

de Hollande et de West. Frise déclenchent la répression officielle<br />

qui s'étend à Utrecht le 18 septembre. L'église de :Leyde est<br />

avertie plus tardivement le 8 décembre 1673 (2). Mais l'auteur<br />

semble ignoré et l'ouvrage est condamné de concert avec des<br />

traités sociniens et des publications licencieuses. Les premières<br />

réfutations fusent : à Leipzig, le maître de Leibniz, Thomasius,<br />

dans une harangue publique, rapproche le libertin inconnu<br />

d'Herbert de Cherbury et de Hobbes (3) : Rappolt le suit<br />

le 1er juin 1670(4). Utrecht semble le centre de l'opposition:<br />

Jean Melchior s'inquiète dans une Lettre à un ami publiée en<br />

1671 (5); le médecin cartésien Lambert Van Velthuysen proteste<br />

(1) Une deuxième édition in-8° était donnée sous le titre : Danielis Hensii<br />

P. P. Operum historicorum colleclio prima (Lugduni Batavorum, apud Isaacum<br />

Herculis, 1673). Annoncée comme plu9 correcte, multo emendatior, elle<br />

se borne à reprendre la première édition (Bibliothèque municipale de Bor<br />

deaux, n» 12.633 et 36.104). Cf. Van der Linde, op. cit. (deux éditions<br />

nouvelles sous sept titres différents entre 1673 et 1674).<br />

(2) Documents publiés par Freudenthal, op. cil. (p. 121 sq.).<br />

(3) Ceci dès le 8 mai 1670. Thomasius croyait l'auteur allemand à cause<br />

du faux lieu de l'édition (cf. Freudenthal, p. 192).<br />

(4) P.-L. Couchoud, Benotl de Spinoza (Alcan, 2« édit., 1924, p. 128,<br />

note 2).<br />

(5) J. M. D. M., Epislola ad amicum (Utrecht, 1671). Cf. Freudenthal.<br />

(p. 192) et Couchoud (p. 129).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 39<br />

violemment auprès de son ami Jacob Osten sans savoir encore<br />

que l'auteur est son correspondant Spinoza (1). Régnier de<br />

Mansvelt, professeur de philosophie à l'Académie municipale,<br />

prépare au su de Spinoza l'ouvrage qui paraîtra en 1674 (2).<br />

Puis le secret se divulgue assez rapidement dans les milieux<br />

universitaires, toujours curieux et souvent bavards. Dès le<br />

28 juin 1670, un docteur de Heidelberg, Miegius, révèle l'auteur :<br />

« C'est un Juif, un certain Spinoza... son ouvrage trouble les<br />

esprits (3). » Spinoza d'ailleurs a manqué de prudence. Deux de<br />

ses correspondants, peu sûrs, ont déjà tout compris : Van Vel-<br />

thuysen est renseigné par Osten et Spinoza a eu la faiblesse de<br />

répondre à ses critiques (4); le professeur d'Utrecht Graevius,<br />

tout en acceptant des services de Spinoza (5), le dénonce avec<br />

brutalité à Leibniz le 12 avril 1671 et lui propose l'envoi de<br />

l'ouvrage (6). Dès lors, toute l'Allemagne érudite sera avertie.<br />

En Hollande même, un pamphlet dirigé contre le grand Pen<br />

sionnaire Jean De Witt publie son nom en 1672 (7). La guerre<br />

contre la France, loin de faire oublier le scandale, tire Spinoza<br />

de sa retraite. Le colonel Stoppa entre à Utrecht en juin 1672<br />

avec l'armée de Condé; on l'informe de Spinoza. Qui? Comment<br />

ne pas penser à Van Velthuysen et à Grœvius? Spinoza compte<br />

tant d'adversaires à Utrecht. Après avoir accueilli le philosophe,<br />

Stoppa lance son pamphlet et accuse formellement les Hollandais<br />

de tolérer Spinoza et de ne pas le réfuter : « Ce Spinoza vit dans<br />

le pays... ses sectateurs n'osent pas se découvrir, parce que son<br />

livre renverse absolument les fondements de toutes les religions<br />

et qu'il a été condamné par un décret public des États et qu'on<br />

a défendu de le vendre,<br />

bien qu'on ne laisse pas de le vendre<br />

publiquement. Entre tous les théologiens qui sont dans ce pays,<br />

il ne s'en est trouvé aucun qui ait osé écrire contre les opinions<br />

que cet auteur avance dans son traité... S'ils continuent dans<br />

ce silence, on ne pourra s'empêcher de dire ou qu'ils n'ont point<br />

(1) Lettre 42 de la Correspondance de Spinoza (Appuhn, t. III, p. 265)<br />

datée du 24 janvier 1671.<br />

(2) Cf. Lettre 50 (Appuhn, t. III, p. 292). L'ouvrage s'intitule Adversus<br />

anonymum theologico-politicum (Amsterdam, 1674).<br />

« (3) Turbas ibi excitans ». Cf. Freudenthal, op. cit.,<br />

Samuel Andréas de Herborn).<br />

p. 193 (lettre à<br />

(4) Correspondance de Spinoza (Appuhn, t. III, p. 278, lettre'43).<br />

(5) Ibid., lettre 49,<br />

p. 290 (Spinoza lui a prêté un document relatif à<br />

Descartes).<br />

(6) Correspondance de Leibniz (Darmstadt, Reichl, 1923, Reihe I, Band I,<br />

p. 142).<br />

(7) Van der Linde, Benediclus Spinoza. Bibliografte (La Haye,<br />

Nijhoff, 1871, n° 62). On y accuse Jean de Witt de posséder le Tractatus<br />

de Spinoza dans sa bibliothèque.


40 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de charité en laissant sans réponse un livre si pernicieux, ou<br />

qu'ils approuvent les sentiments de cet auteur, .ou qu'ils<br />

n'ont pas le courage ou la force de les réfuter (1). »<br />

—<br />

Un tel appel à la répression quels qu'en fussent les mobiles<br />

—<br />

qui étaient beaucoup plus politiques que religieux pouvait<br />

avoir pour Spinoza de funestes conséquences, au moment même<br />

où la populace de La Haye qui venait d'assassiner les frères de<br />

Witt voyait dans Spinoza un confident sinon un complice du<br />

grand Pensionnaire de Hollande. C'était mal connaître les<br />

Pays-Bas dont la force et le prestige reposaient précisément sur<br />

la tolérance et le respect du droit des gens. Face à l'intolérance<br />

calviniste, les pouvoirs civils, souvent appuyés sur les « remon<br />

trants»,<br />

soucieux de conserver en dehors des églises leur autorité<br />

propre, craignaient cette confusion de la religion et de la poli<br />

tique. Le patriciat hollandais, libéral d'esprit et tolérant par<br />

intérêt, ne perdit pas son sang-froid. Comment faire croire aux<br />

Van Beuningen, aux Hudde, aux Paets,à ces réalistes concilia<br />

teurs d'Amsterdam et de Rotterdam que l'austère philosophe<br />

était un homme dangereux? La preuve en est que Spinoza ne<br />

fut l'objet d'aucune enquête officielle. Les églises calvinistes<br />

sont seules en scène et il faut cependant attendre le 21 juin 1675<br />

pour voir celle de La Haye s'inquiéter d'une éventuelle publica<br />

les synodes de Dordrecht (13 novembre<br />

1675), de Frise (29 mai 1676) et d'Utrecht (9 septembre 1676)<br />

visent plus l'ouvrage que l'homme. Les menaces en somme<br />

tion de l'Éthique (2);<br />

demeurent platoniques. Malgré l'insolente provocation de Stoppa,<br />

le philosophe poursuivait paisiblement ses recherches. Un témoi<br />

gnage précis traduit cet état d'esprit : c'est celui du Rhénan<br />

Jean Brun qui, en réponse au colonel de Condé, publie en 1675<br />

sa Véritable Religion des Hollandais (3). De son vrai nom Johann<br />

Braun, ancien étudiant de Metz, il a assisté comme pasteur à<br />

Nimègue aux exactions du fameux commissaire Methelet (4)<br />

et ne peut tolérer la solidarité que Stoupe semble établir entre<br />

Spinoza et l'église hollandaise : « M. Stoupe dit donc que Spi-<br />

(1 ) La Religion des Hollandais (Paris, Clousier et Auboin, 1673, 3" lettre,<br />

p. 92 sq.).<br />

(2) Cf. Freudenthal, op. cit. (p. 147).<br />

(3) La Véritable Religion des Hollandais avec une Apologie pour la reli<br />

gion des Eslats généraux des Provinces Unies, contre le libelle diffamatoire<br />

de Stoupe qui a pour litre la « Religion des Hollandais »... Cy est joint le<br />

conseil d'extorsion ou la volerie des François exercée en la ville de Nimègue<br />

(Amsterdam, Abraham Wolfganck, 1675).<br />

(4) Il devait terminer sa vie comme professeur à l'Université de Groningue<br />

(cf. de Witt, Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français,<br />

t. XXXI, p. 226) sous le nom de Braunius.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 41<br />

noza est un homme qui est né Juif, qui n'a point abjuré la religion<br />

des Juifs ni embrassé la religion des Chrétiens. S'il est Juif ou<br />

non, cela n'établit ni ne ruine la religion des Hollandais... Il<br />

semble être fort indifférent pour les religions, si Dieu ne lui<br />

touche le cœur. S'il soutient toutes les opinions comme Stoupe<br />

les lui attribue, je ne le rechercherai pas et Stoupe se serait<br />

passé avec plus d'édification d'en parler. Il pourra s'en justifier<br />

lui-même s'il veut. Je n'examinerai pas non plus s'il est l'auteur<br />

du livre qui a pour titre Tractatus iheologo-polilicus. Au moins<br />

l'on m'assure qu'il ne le veut pas reconnaître pour son fruit : et<br />

si l'on doit croire au titre, il n'est pas imprimé en ces provinces,<br />

mais à Hambourg. Mais prenons que ce méchant livre soit<br />

imprimé en Hollande; messieurs les États ont tâché de l'étouffer<br />

en sa naissance et l'ont condamné et en ont défendu le débit,<br />

par un décret public... Je sais bien qu'il s'est vendu en Angleterre,<br />

en Allemagne, en France et même en Suisse, aussi bien qu'en<br />

Hollande, mais je ne sais pas s'il a été défendu dans ces pays-là...<br />

Stoupe trouve pourtant de quoi accuser les Hollandais. C'est<br />

qu'ils n'ont pas réfuté un livre si pernicieux. Entre tous les<br />

théologiens, dit-il, qui sont dans ce pays, il ne s'en est trouvé<br />

aucun qui ait osé écrire contre les opinions que cet auteur avance<br />

dans son traité... Puisque ce livre a été imprimé à Hambourg,<br />

au moins comme le porte le titre, il me semble qu'il devait plutôt<br />

avoir fait ce reproche aux théologiens de cette ville-là qu'aux<br />

Hollandais. Prenons pourtant que Spinoza en soit l'auteur et<br />

qu'il soit imprimé en ce pays-ci,<br />

faudra-t-il justement que les<br />

théologiens de Hollande le réfutent? Tout ce qu'il y a de chrétiens<br />

au monde ne devaient-ils pas accourir pour le réfuter,<br />

jugeaient nécessaire?<br />

s'ils le<br />

« Mais peut-être les théologiens, tant Suisses que Hollandais,<br />

ont jugé qu'i/ n'était pas nécessaire de se presser tant pour réfuter<br />

Spinoza,<br />

croyant que l'horreur de la doctrine se réfute assez<br />

d'elle-même d'autant plus qu'il n'y a rien de nouveau dans ce<br />

traité, tout ce qu'il contient ayant été mille fois recuit par les<br />

profanes, sans avoir pourtant grâce à Dieu fait grand mal à<br />

l'Église. J'ai couché moi-même sur le papier plusieurs remarques<br />

contre ce détestable livre et si les malheurs de la guerre ne me<br />

l'avaient empêché, je ne sais ce que je n'aurais pas fait, quoique<br />

je croie néanmoins avoir employé mon temps plus utilement à<br />

d'autres ouvrages; je ne l'ai même jamais jugé si pernicieux que<br />

le libelle diffamatoire de Stoupe (1). »<br />

(1)<br />

La Vraie Religion... (op. cit., p. 158 sq.).


42 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Malgré sa langue un peu barbare,<br />

la réponse de Jean Brun<br />

portait. Le pasteur de Nimègue décelait fort bien la manœuvre<br />

politique de Stoupe et traduisait exactement la pensée de<br />

messieurs les États de Hollande. Mais s'il dégageait son Église<br />

de toute complicité avec l'impiété du Tractatus, il marquait aussi<br />

le refus d'une répression brutale et donnait aux soudards de<br />

Louis XIV une leçon de tolérance et d'intelligente charité.<br />

Aucun témoignage de protestants français ne nous est parvenu<br />

durant cette première crise. Faut-il s'en étonner? La guerre de<br />

Hollande les mettait en fâcheuse posture. Pris entre leur patrio<br />

— —<br />

tisme réel encore avant la Révocation de l'Édit de Nantes<br />

et leur attachement religieux pour les Provinces Unies, ils ne<br />

sauraient intervenir dans cette minime affaire. Beaucoup rallient<br />

les lignes françaises. Stoupe est leur coreligionnaire au même<br />

titre que Jean Brun. Français et Wallons sont étroitement<br />

surveillés d'ailleurs par la police des États et le peuple des<br />

grandes cités suspecte quiconque parle français. Puis le danger<br />

s'éloigne; les résidents français jouent à nouveau dans la vie<br />

hollandaise un rôle d'importance. Or, Spinoza continue à préoc<br />

cuper l'opinion, alertée par le duel de Stoupe et de Brun; attaque<br />

violente d'un ancien ami, Guillaume Blyenberg, courtier en<br />

grains de Dordrecht (1), réfutations officieuses de Kuiper et de<br />

se succèdent. Le silence ne se fait pas. C'est alors<br />

Bredembourg (2)<br />

qu'interviennent à leur tour les églises wallonnes qui ne peuvent<br />

plus demeurer indifférentes. Par trois fois les protestants fran<br />

çais sont avertis. Le 13 septembre 1675, le synode de Campen<br />

déclare dans son article 27 : « Sur l'instruction de l'église d'Utrecht,<br />

la compagnie, louant la vigilance et le zèle de ladite église, a<br />

chargé celles des villes où se rencontrent quelques -uns de<br />

MM. les députés des synodes de Sud et Nord Hollande respectifs<br />

de conférer avec eux pour chercher ensemble les moyens les<br />

plus convenables afin d'empêcher le nommé Spinoza de continuer<br />

à semer son impiété et son athéisme dans ces provinces (3). » A<br />

Middelbourg, le 22 avril 1676 (4), le synode wallon déplore « les<br />

blasphèmes et les impiétés du malheureux Spinoza », se félicite<br />

(1) Cf. Appuhn, t. III,<br />

p. 380, note 31.<br />

(2) Arcana alheismi revelata (Rotterdam, 1676) et Enervalio Tract, fft.politici<br />

(Rotterdam, 1675).<br />

(3) Livre synodal des Églises wallonnes, t. I, p. 754 (cité par Freuden<br />

thal, op. cit., p. 150).<br />

(4) Ibid., t. I, p. 756 (Freudenthal, p. 152).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 43<br />

du zèle ecclésiastique et cherche les remèdes capables « d'arrêter<br />

et d'extirper cette rongeante gangrène ». Enfin le synode de<br />

La Haye, tenu dès le 16 septembre 1676, demande avec instance<br />

aux églises de La Haye, Dordrecht, Utrecht et « Bréda, de s'in<br />

former soigneusement et de chercher en toute exactitude les<br />

lumières et les preuves nécessaires pour découvrir si (Spinoza)<br />

est l'autheur du livre impie intitulé Tractatus theologico-politicus<br />

et s'il débite les matières qui y sont contenues et qui depuis<br />

quelque temps a veu le jour (1) ». L'heure semblait venue pour<br />

les Français de Hollande de se mêler au chœur des réfutations.<br />

Il fallut pourtant attendre cinq ans, la mort de Spinoza, la<br />

parution de l'Éthique et surtout la traduction française du<br />

Tractatus pour que le silence fût enfin rompu. Ce précurseur d'une<br />

longue lignée s'appelait Pierre Yvon.<br />

Ce n'était ni un philosophe ni un érudit. Il avait même pour<br />

les spéculations rationnelles et pour les recherches d'histoire<br />

ee mépris inconscient des croyants que la vérité illumine du<br />

dedans et qu'une expérience religieuse intensément vécue dis<br />

pense de démonstration. L'expérience d'ailleurs était originale :<br />

Pierre Yvon était le disciple préféré du fameux agitateur Jean de<br />

Labadie et après la mort du maître à Altona en 1674 avait pris<br />

la direction spirituelle de la petite « église retirée du monde »; en<br />

1678, il s'était établi en Frise à Wiewert, puis après avoir épousé<br />

la châtelaine, une demoiselle de Sommelsdyck, il était devenu le<br />

seigneur du pays, cumulant à l'instar de Rome le spirituel et<br />

le temporel.<br />

Sa rencontre avec Spinoza avait été toute fortuite. Frais émoulu<br />

des écoles de Genève (2), il avait tout juste vingt ans lorsqu'il<br />

suivit en 1666 à Middelbourg le sillage aventureux de Labadie.<br />

Celui-ci prêchait un curieux millénarisme où l'homme régénéré,<br />

directement inspiré par l'Esprit Saint, en dehors de tout rite<br />

superstitieux et de tout symbolisme contestable, sans servitude<br />

à l'égard de l'Écriture,<br />

suivait la voie du salut dans une nouvelle<br />

alliance avec Dieu. En 1669, le synode de Dordrecht avait eu<br />

(1) Livre synodal..., t. I, p. 759 (cité par Freudenthal, op. cit., p. 154),<br />

(2) Cf. Haag, La France protestante (1 édit., Paris, Cherbuliez, 1859,<br />

t IX p. 552). Pierre Yvon était né à Montauban en 1646. Sa mère le menait<br />

dès l'âge de six ans aux sermons de Labadie qui exerça à Montauban les<br />

fonctions de pasteur, puis de recteur de l'Académie protestante jusqu'en<br />

1657.


44 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

beau l'excommunier, Middelbourg<br />

tenait pour son pasteur et se<br />

révoltait. Le petit troupeau avait alors essaimé librement, puis<br />

traqué, s'était réfugié au monastère luthérien de Hervorden<br />

dont l'abbesse n'était autre que la princesse Elisabeth de Bohème,<br />

l'ancienne fidèle de Descartes. La pauvre princesse un peu détra<br />

quée sombrait alors dans la mystique et,<br />

labadiste Anne-Marie de Schurmann,<br />

sur la foi de son amie<br />

refusait « le christianisme<br />

masqué qu'elle avait suivi jusque-là ». Durant ce séjour d'un an,<br />

de 1671 à 1672, jusqu'à l'approche de l'armée de Condé, les<br />

errants reprirent courage. Mais l'important est que la princesse<br />

Elisabeth joua une fois de plus son rôle d'intermédiaire en dis<br />

cutant Spinoza dans son philosophique couvent. C'est Pierre<br />

Yvon qui nous l'apprend : « Peu après que (le livre de Spinoza)<br />

eut paru, une personne considérable nous le mit en main, nous<br />

priant de l'examiner et de vouloir même nous appliquer à sa<br />

réfutation (1). » Après maintes traverses, à Erfurt et Altona,<br />

Pierre Yvon tint sa promesse et fit paraître en 1681 son Impiété<br />

convaincue (2).<br />

Pierre Yvon n'est pas un apologète habile, rompu aux querelles<br />

scolastiques. Malgré son séjour à Hervorden, il ne cite pas Des<br />

cartes; malgré le souvenir de Labadie, il n'ose bâtir une nouvelle<br />

cité gnostique et délaisse bon nombre des chimères de son vieux<br />

maître. Sa religion, c'est celle de Pascal : Dieu sensible au cœur,<br />

Dieu qui apparaît avec une évidence telle dans l'expérience<br />

psychologique du fidèle qu'aucun raisonnement, aucune expé<br />

rience d'ordre sensible ne sauraient venir l'infirmer. « S'il est<br />

vrai que Dieu se fait réellement sentir à l'âme du chrétien<br />

et du fidèle, il est impossible qu'il doute de la vérité de son être.<br />

Or,<br />

non seulement l'Écriture Sainte assure qu'il se fait comme<br />

voir, goûter, sentir et toucher même en esprit, mais l'expérience<br />

constante de l'homme régénéré et vraiment chrétien le lui<br />

prouve d'une manière indubitable. Il sent souvent au-dedans de<br />

soi un être et un esprit tout autre que le sien (3). » Dès lors le<br />

chrétien est un homme supérieur, riche de toutes les possibilités<br />

de l'homme naturel, mais qui participe directement à la vie sur<br />

naturelle par l'action sensible de Dieu en lui-même : « C'est un<br />

(11 L'Impiété convaincue, Préface.<br />

(2) L'Impiété convaincue en deux traités dont le premier établit clairement<br />

l'existence de Dieu et le deuxième contient la défense de l'Écriture Sainte par<br />

l'entière réfutation du livre impie de Spinoza nommé « Traité théologiquepoliliquei,<br />

par P. Y., pasteur de l'Église réformée retirée du monde et recueillie<br />

maintenant à Wiewert en Frise (Amsterdam, Van de Velde, 1681, in-12,<br />

423 p.).<br />

(3) L'Impiété convaincue (p. 92).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 45<br />

homme, de vrai, comme les autres, et ce qu'il y a de bon en eux<br />

se trouve si réellement en lui qu'on peut dire qu'il est plus homme<br />

que tous eux (1). »<br />

Or, ce qui le révolte le plus dans le Tractatus,<br />

c'est l'absence<br />

de cette vie religieuse profonde. Spinoza parle de Dieu comme<br />

d'un Être reconnu, admis, mais prodigieusement lointain, indif<br />

férent au sort des hommes, aussi impassible que le cours des<br />

lois éternelles qu'il ne peut enfreindre sans se nier lui-même.<br />

Ce n'est pas tant l'absence de Dieu que l'absence de contact<br />

avec lui qu'il ne peut admettre; sans ce lien, plus de religion.<br />

Comment ne pas être tenté dès lors de « nier l'Être même de<br />

Dieu (2) »? On pense aussitôt aux véhémentes adjurations de<br />

Pascal contre Descartes. Mais pourquoi s'en prendre à Spinoza,<br />

et non pas à toute philosophie intellectualiste? C'est que Spinoza<br />

a déjà une valeur de symbole et la crainte qu'il inspire donne<br />

la mesure de l'audience qu'il a obtenue. « En faisant voir la<br />

vanité de ses objections, l'on soudra celles de tous les autres<br />

qui lui sont semblables et qui, comme lui,<br />

veulent faire les<br />

entendus et les savants (3). » Derrière l'érudition rabbinique,<br />

Pierre Yvon découvre assez vite un substrat philosophique; sous<br />

les applications morales et politiques du Tractatus, il a décelé<br />

une dangereuse doctrine; en 1681, il n'a pas encore assimilé<br />

l'Éthique,<br />

mais il l'a parcourue et en cite les premiers théo<br />

rèmes (4). Le premier de sa génération, il a aperçu la prodigieuse<br />

cohérence intérieure du système spinoziste. Dès lors, il ne saurait<br />

se borner à des invectives, aux insultes gratuites, pas plus qu'aux<br />

querelles de mots. Avec une largeur de vue que ses successeurs<br />

n'auront que rarement, il osera prendre la défense de Dieu sans<br />

s'embrouiller dans une exégèse tatillonne que Labadie lui a<br />

appris à mépriser.<br />

Il n'en suit pas moins pas à pas son ennemi. D'abord il le<br />

déloge de ses positions érudites. Que vient faire cette critique,<br />

cette « malheureuse critique (5) »? Jamais un texte, quel qu'en<br />

soit l'établissement, n'a sauvé une âme; jamais les chicanes<br />

verbales n'ont enrichi la vie spirituelle. La connaissance de<br />

l'hébreu n'apporte rien de nouveau au message de l'Écriture.<br />

Qu'importent ces anachronismes, ces erreurs de date, ces petites<br />

contradictions, ces interpolations? Il ne les nie pas, car ce n'est<br />

(1) L'Impiété convaincue, p. 82 (cité par A. Monod, De Pascal à Cha<br />

teaubriand, Alcan, 1916, p. 33).<br />

(2) Ibid., Préface.<br />

(3) Ibid., p. 206.<br />

(4) Ibid., Préface.<br />

5) Ibid., p. 286.


46 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

pas de son ressort. L'essentiel n'est-il pas « d'interpréter comme<br />

il faut et salutairement (1) » les saintes lettres? Or, de même que<br />

le fidèle sent en lui-même la présence de Dieu, de même le lec<br />

teur honnête sent dans le livre unique la parole divine; son authen<br />

ticité découle de son originalité : il n'est rien en lui qu'un homme<br />

ait pu inventer; il n'est donc rien en lui qu'un homme puisse<br />

discuter.<br />

Mais Pierre Yvon ne se contente pas d'opposer aux raisons<br />

et même aux faits invoqués par Spinoza les affirmations véhé<br />

mentes de sa conviction intérieure. Sur quatre points qui prêtent<br />

davantage à la discussion, sa dialectique devient plus précise :<br />

les miracles, les prophéties, la loi divine et le droit naturel sont<br />

abordés plus méthodiquement. D'abord, Yvon se refuse à<br />

admettre, comme Spinoza dans sa préface,<br />

que la religion soit<br />

le fruit de la crainte et des passions humaines. La religion n'est<br />

pas la superstition qui n'est que « son ombre et phantosme (2) ».<br />

Mais la superstition elle-même, toute caricaturale, toute dégé<br />

nérée qu'elle soit, prouve la profondeur de cet instinct religieux<br />

« presque entièrement effacé par le péché ». Que Spinoza ne lui<br />

oppose pas la médiocrité morale des chrétiens! Le disciple de<br />

Labadie ne saurait s'en étonner, lui qui a voué sa vie à leur<br />

régénération et qui sait bien que l'amour seul permet la partici<br />

pation à la vie divine. Mais le heurt sur les prophéties est plus<br />

violent. En face de Spinoza qui tend une cloison étanche entre la<br />

philosophie et la théologie, entre la raison et la foi, Yvon rétablit<br />

le contact. Les paroles des prophètes ne s'appuient pas sur la<br />

foi seule; la prophétie « a ses lumières aussi bien que ses sacrés<br />

nuages (3) »; la révélation n'est pas une connaissance inférieure<br />

qui pousse les humbles à l'obéissance par la piété, mais une con<br />

naissance surnaturelle qui, par images et paroles, manifeste<br />

l'opération intérieure de l'esprit de Dieu. En tant qu'hommes,<br />

les prophètes ont leurs faiblesses mais ne faussent en rien la<br />

vérité qu'ils transmettent. Ironiquement, Yvon oppose enfin<br />

les philosophes qui ont « peu de science et beaucoup d'opinion (4) »<br />

et les prophètes et martyrs qui savent mourir pour leurs idées.<br />

Ainsi donc, la prophétie est une véritable science, éclairée du<br />

plus haut par l'esprit divin; le prophète n'est pas seulement<br />

l'interprète pieux, passif, imparfait, d'une vérité trop grande<br />

pour lui. Yvon, fort de son expérience mystique, ne le met pas<br />

(1) L'Impiété convaincue (p. 283).<br />

2 Ibid., p. 213.<br />

p. 218.<br />

p. 221.<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Ibid.,


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 47<br />

seulement sous le signe de la foi, mais sous celui de la vérité.<br />

Là encore, les affirmations semblent l'emporter sur les preuves.<br />

Ce n'est plus le cas dans l'examen des chapitres III, IV et VI<br />

de Spinoza sur la vocation des Hébreux, la loi divine et les<br />

miracles. C'est là qu'avec perspicacité, Yvon utilise sa connais<br />

sance de l'Éthique pour interpréter les thèses du Tractatus. Toute<br />

l'erreur de Spinoza procède d'une fausse conception de Dieu;<br />

« comme il ne croit pas à la création du monde... qu'il croit que<br />

tout se gouverne par une nécessité fatale... enfin comme il est<br />

au fond un vrai athée », son but inavoué mais réel est « d'abolir<br />

toute l'impression que les hommes ont de Dieu comme suprême<br />

législateur (1) ». Comment s'en étonner? « Que pouvons-nous<br />

attendre d'un impie... qui ne connaît pas d'autre Dieu que l'uni<br />

vers (2)? » Les conséquences dangereuses s'expliquent aussitôt<br />

par ce principe. Que peut être la loi divine pour cet athée? Il<br />

va confondre l'amour des créatures et celui du créateur puisqu'il<br />

prend « les œuvres de Dieu pour Dieu même ». Même confusion<br />

dans sa doctrine du miracle. En attribuant à la nature « une<br />

éternité qu'elle n'a point et une immutabilité qu'elle ne possède<br />

pas non plus (3) », en affirmant que Dieu ne saurait transgresser<br />

ses propres lois, Spinoza sous-entend que la nature de Dieu et celle<br />

des êtres créés sont les mêmes. Monstrueuse impiété! En réalité,<br />

Dieu transcende la nature et rien ne l'empêche d'agir « par<br />

dessus la nature des êtres produits de lui ». N'allons pas croire<br />

au caprice. Le miracle<br />

— et<br />

Yvon insiste sur ce point — doit<br />

avoir un caractère édifiant; il « ne procède pas du cours naturel des<br />

choses », mais la puissance infinie, parfaitement libre, est en<br />

droit de se manifester parfois par un coup d'éclat, afin de s'af<br />

firmer et de se faire « extraordinairement connaître « (4) », pour<br />

montrer qu'elle a tout fait, que tout dépend d'elle » et qu'elle<br />

peut agir « sans les au-dessus créatures, d'elles et contre leur<br />

cours naturel ». Et une belle définition clôt la discussion en<br />

soulignant la primauté de Dieu : « Un miracle n'est pas seulement<br />

ce qui va contre le cours ordinaire de la nature, mais ce qui<br />

est opéré au-dessus d'elle (5). » Enfin, P. Yvon se refuse aux défi<br />

nitions spinozistes du droit naturel où il décèle les impiétés<br />

du Léviathan de Hobbes. C'est là une autorisation dangereuse<br />

des instincts naturels qui procèdent du péché et de notre corrup-<br />

(1)<br />

2) Ibid.,<br />

3) Ibid.,<br />

4) Ibid.,<br />

5) Ibid.,<br />

L'Impiété convaincue (p. 232).<br />

p. 237.<br />

p. 253.<br />

p. 259.<br />

p. 263.


48 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

tion. Cet instinct de révolte est satanique. Là encore, confusion<br />

de Dieu et de la nature : « Il est vrai que les êtres créés n'ont<br />

rien que ce qu'ils reçoivent de Dieu... mais il faut que ce qu'ils<br />

ont reçu soit ce qu'il est lui-même et que la puissance d'agir<br />

qu'il leur donne soit sa divine puissance (1). » P. Yvon, fidèle à<br />

la doctrine du péché originel, se refuse à la légitimation d'une<br />

nature dépravée et souillée.<br />

Une telle réfutation impose le respect; d'abord parce qu'elle<br />

est en français la première, et surtout parce qu'elle ose embrasser<br />

le spinozisme d'un seul regard au lieu de l'aborder par des vétilles.<br />

Son orthodoxie est large, acceptable pour toutes les églises<br />

chrétiennes. Pierre Yvon n'a fait appel à aucune construction<br />

dogmatique, à aucun argument cartésien, à aucune rêverie<br />

labadiste, mais seulement à une expérience intime de la vie<br />

chrétienne. Dans son langage maladroit et vieillot de provincial<br />

qui ne connaît pas le bon ton, il a des franchises et des ferveurs<br />

toutes pascaliennes. Avec clairvoyance, il décèle le fort de<br />

l'adversaire et en donne la formule définitive tant exploitée<br />

depuis : « Le dieu de Spinoza, c'est l'Univers;<br />

» et malgré son<br />

penchant propre pour la vie intérieure qui le pousse à déceler<br />

en lui la présence de Dieu, il maintient la divinité personnelle<br />

et transcendante du christianisme. Cependant, pas plus que<br />

Pascal,<br />

il ne pouvait satisfaire l'intellectualisme foncier de son<br />

temps. Les contemporains de Descartes ne croient pas sincère<br />

ment à la corruption de la raison. Or, pour le mystique Pierre<br />

Yvon, la raison n'est valable que lorsqu'elle confirme les vérités<br />

de la foi; l'Écriture n'enseigne pas seulement l'obéissance aux<br />

âmes simples que dérouteraient les voies de l'intelligence. « Qui<br />

lui a dit que l'Écriture n'est pas donnée pour rendre sage à salut,<br />

pour enseigner la science des saints (2)? » Va-t-on voir dans la<br />

raison « une déesse qu'il faut adorer à la place du vrai Dieu (3) »?<br />

Mais par là-même, Yvon se coupait des meilleurs esprits de son<br />

temps qui verront dans l'édifice spinoziste moins d'erreurs de<br />

méthode que d'imprudences de raisonnement. Il n'offrait, comme<br />

tous les mystiques, nulle méthode, mais un exemple et un témoi<br />

gnage, apport toujours un peu naïf dans les grandes batailles<br />

d'idées.<br />

(1)<br />

(2) Ibid.,<br />

(3) Ibid.,<br />

L'Impiété convaincue (p. 409).<br />

p. 344.<br />

p. 402.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 49<br />

C'est pourtant le même appel au témoignage intérieur que<br />

lançait quatre ans plus tard contre Spinoza le pasteur Pierre<br />

Poiret. Né à Metz en 1646, fils d'un humble artisan, il avait quitté<br />

à treize ans l'atelier pour le collège. C'était un étonnant foyer<br />

de controverses religieuses que cette ville de Metz, lorsque s'af<br />

frontaient Bossuet et le pasteur Paul Ferri (1). Mais c'est surtout<br />

en terre rhénane que Poiret fit son éducation : précepteur en<br />

Alsace à Bouxwiller, étudiant de philosophie à Bâle où il s'initie<br />

à Descartes, étudiant en théologie à Hanau en 1667, vicaire<br />

d'un pasteur à Heidelberg, pasteur enfin en 1672 à Anweiler<br />

dans la principauté de Deux-Ponts, c'est surtout la pensée alle<br />

mande qui le forme. Descartes le gêne par son goût de l'évidence<br />

et par son orgueilleux rationalisme; il préfère l'Imitation, les<br />

lectures enivrantes du vieux Tauler et de Jacob Bœhme. Aux<br />

idées innées, il oppose les idées infuses et lorsqu'en 1676 les armées<br />

françaises entrent dans le Palatinat et qu'il lui faut fuir en<br />

Hollande, c'est d'instinct vers l'église labadiste de Frise qu'il se<br />

dirige; il s'en dégage pour suivre Antoinette Bourrignon à Ham<br />

bourg. Dès 1679, il publie ses œuvres; en 1680, il revient avec<br />

elle en Hollande à Franeker, puis s'installe à Amsterdam et<br />

enfin à Rheinsburg où Spinoza avait séjourné, menant pendant<br />

trente ans encore une vie de solitude et de piété (2).<br />

Mais les âmes simples ont leurs détours. La personnalité<br />

de Poiret se dérobe souvent. Au fond, c'est un médiéval; dans<br />

ses ouvrages touffus, désordonnés, d'une latinité souvent barbare,<br />

un appareil scolastique contraste violemment avec des ferveurs<br />

d'un autre âge. De Descartes, il a gardé le langage et un certain<br />

respect pour le raisonnement bien conduit; de la Bourrignon, la<br />

méfiance de toute<br />

philosophie et l'assurance que la raison est<br />

corrompue (3). Au lieu de se borner à l'exégèse mystique qui<br />

fit son renom en Allemagne (4),<br />

Pierre Poiret s'attaqua aux<br />

grands systèmes dogmatiques sans se douter que le terrain ne<br />

(1) Bossuet fut chanoine résidant de Metz de 1654 à 1659.<br />

(2)<br />

Cf Haag, La France protestante (op. cit., t. VIII, p. 268). Poiret<br />

m(3[Uè'où i'IntrV«atfonUsroguvent<br />

contradictoire de Poiret : cf. Walter<br />

les carté<br />

^<br />

JC(nL?, Dus vtZltnis... (La Philosophie et la théo "gie<br />

Poiret et Spinoza, Leipzig, 1912), et Max: Wieser, peter<br />

siens Malebranche,<br />

Poiret derVater der romanischen Mystik in Deulschland (Munchen, 1932)<br />

f41 1679 œuvres de la Bourrignon; 1683, traduction et paraphrase de<br />

l'Imitation; ^étude sur Jacob Bœhme; 1691, étude sur Catherine de<br />

Gênes.<br />

4<br />

Y. VERNIERE, I


50) <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE:<br />

lui convenait guère. En 1677, c'est encore en fidèle de Descartes<br />

qu'il s'exprime dans ses Cogitaniones rationales de Deo, anima<br />

et malo (1); dans sa réédition de 1685, Descartes contesté aban<br />

donne la scène et la cède à Spinoza. Sa connaissance du spino<br />

zisme semble tardive; lorsqu'il dédiait sa première édition à;<br />

l'électeur palatin Charles, il ignorait que celui-ci venait d'inviter-<br />

Spinoza à professer librement à Heidelberg (2). Mais il arrive en<br />

■ Hollande lors même de la mort de Spinoza<br />

l'Éthique,<br />

et de la parution de<br />

et sa réfutation laissera de côté le Tractatus. C'est;<br />

alors qu'il truffera ses dissertations cartésiennes de notes anti-<br />

spinozistes, les fera précéder' d'un discours sur la foi et la raison<br />

et ajoutera une réfutation méthodique de l'Éthique d'une cen<br />

taine de pages (3).<br />

L'unité- de ton est, donnée par l'anti-intellectualisme. Dans<br />

sa recherche de la vérité, l'homme doit se défier d'une raison<br />

corrompue; la découverte de Dieu est dans la contemplation,<br />

non dan* l'exercice de, l'intelligence : « Veritatis inveniendae<br />

quietem mentis plus prodesse quam ejus actiyitatem (4) », déclare-<br />

t-il. La raison atteint peut-être l'essence de Dieu, mais non Dieu<br />

lui-même et cette essence n'est qu'une « image, rationis objeetum<br />

non esse Deum ipsum, sedejus icônes seu picturas ». Tous les<br />

monuments dogmatiques sont des rêveries « som-<br />

dangereuses,<br />

niorum coacervatio », lorsqu'elles ne sont pas contrôlées par la<br />

foi. Si.le philosophe ne se souvient pas que son terrain est stérile}.<br />

ses idées obscures et son activité dépravée, il va à l'impiété et<br />

à l'athéisme (5). Or, qu'est-ce que l'athéisme sinon le fruit d'une<br />

raison corrompue et sans frein (6)? Descartes y mène par ses<br />

idées arbitraires de la divinité et Poiret ne craint pas de se<br />

désavouer lui-même en reprenant les vaticinations d'Antoinette<br />

Bourrignon contre le cartésianisme (7). Mais Spinoza est autre-<br />

(1) Cogitaiionum ralionalium de Deo, anima et malo, libri IV, in quibus<br />

quid de hisce Carlesius ejusque sequaces boni aut secus senserint, omnisque<br />

Philosophiae certiora fundamenta atque imprimis tota metaphysica verior,<br />

continentur, nec non Benedicti de Spinoza atheismus et exitiales errores<br />

funditus exstirpantur (Amsterdam, Blaeu, 1685, in-4° de 808 p.).<br />

30 novembre 1675.<br />

(2) Cette dédicace est datée de Deux-Ponts,<br />

(3) Fundamenta atheismi eversa (p. 721-808).<br />

(4) Discours préliminaire. Ce quies mentis rapproche singulièrement Poi<br />

ret de Mme Guyoi».<br />

(5) Ibid^<br />

« eumqui rationis et philosophiae via tuto vult incedere, probe<br />

memorem esse debere, rationem esse facultatem superflciariam, eamque<br />

cujus fundus sit sterilis, ideaeque obscuratae et activitas depravata ».<br />

« (6) Ibid., Fructus rationis corruptae et immodicae ».<br />

« (7) Dieu lui avait fait voir et même déclaré expressément que cette<br />

erreur du cartésianisme était la pire et la plus maudite de toutes les héré<br />

sies... et un athéisme formel ou une réjection de Dieu dans la place duquel<br />

la raison corrompue se substitue » (Bayle, Dictionnaire, article Bourrignon,<br />

note K).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 51<br />

ment plus dangereux. Il a toujours le nom de Dieu à la bouche,<br />

mais ce Dieu n'est qu'un pur concept, une entité chimérique,<br />

un amas de choses finies tant corporelles que spirituelles, rien<br />

de plus (1)} et non le Dieu de vie sensible au cœur du chrétien:<br />

Ne croyez pas cet impie lorsqu'il prétend dans le Tractatus<br />

sauvegarder la morale et l'État. Il faut exclure cet hypocrite'<br />

de là société des hommes, car il la corrompt et la mine (2).<br />

Une préface aussi violente laisse bien augurer de la réfutation<br />

elle-même. Poiret va s'y reprendre à trois fois dans un prodigieux<br />

désordre;<br />

on peut distinguer en gros une appréciation générale<br />

du spinozisme (3), puis une discussion d'ensemble de la théodicée<br />

de l'Éthique (4), enfin une critique suivie dès dix premières1<br />

propositions du même ouvrage (5). Qui est Spinoza? Poiret nous<br />

l'apprend succinctement : un Juif renégat dont les opinions<br />

n'ont fait qu'empirer, « ex Judaeo christianus, ex christiano<br />

Deistaj ex Deista Atheus (6) »; mais depuis sa mort, c'est-à-dire<br />

depuis sept ans, le silence ne s'est pas fait sur sa personne; on<br />

a publié de son œuvre la part la plus monstrueuse, on l'a traduit<br />

en langue vulgaire. Mais à côté des candidats à l'enfer, combien<br />

de braves gens, non prévenus, se sont laissé corrompre (7).<br />

Poiret s'est donc décidé à la réfutation. Il a lu l'Éthique avec<br />

soin; longtemps il a voulu croire à la religion ! de Spinoza; ne<br />

voir proela--<br />

en lui qu'un hérétique, non un athée. Ses disciples<br />

maient qu'une conception originale dé Dieu, même erronée,<br />

atheis1--<br />

n'entraîne pas « l'athéisme, errorem circa Deum non esse<br />

mum ï>. Poiret se sent prêt à lui pardonner même Te déisme;<br />

loin d'être un fanatique, il croit que dans toute église, l'honnête'<br />

homme peut faire son salut (8). Mais en toute raison et cons<br />

cience, Spinoza n'est même pas un déiste, c'est le pire dès athées',<br />

(1) Cogilaliones ralionales (p. 53) : « nil aliud intelligendum substituit<br />

quam modo chimaeras universalium logicorum modo compagem rerum flni-<br />

tam extensarum vel corporearum quam cogitantium mentium huma-<br />

tarum,t<br />

narum et praeterea nihil ».<br />

(2) Ibid.,<br />

p. 54 : « simulare solet se rerum publicarum politices ethicesque<br />

maxime curare et stabilire ».<br />

(3) Ibid., p. 70 à 82 (chap. XI daté d'Amsterdam, 15 avril 1684).<br />

(4) Ibid., p. 176 à 528 (passim, surtout dans les notes ajoutées en 1685).<br />

(5) Ibid., p. 721 à 808 (c'est le véritable traité Ahtispinozianus).<br />

(6) Ibid., p. 77. L'opinion contemporaine a souvent cru Spinoza pro<br />

testant, du fait de ses liens avec de nombreux « remontrants » ou « collé"<br />

giants ». Le stade déiste est représenté par le Traclalus, l'athéisme par<br />

l'Éthique.<br />

(7) Ibid., p. 79 : « sed quoniam post ejus obitum atheismi candidétt<br />

(errores Spinozae) luci tradidere, immo et in lingua vulgi a Saiûnae asseclis<br />

sunt publico expositi, denique quia... plurimi, nonnulli etiam non maligne"<br />

animo, sedincauto, iis intoxicantur:.. ».<br />

les'<br />

C'est ce qu'il développe dans la Paix des bonnes âmes dans tous<br />

(8)<br />

partis du christianisme (Amsterdam, 1687).


52 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

l'athée hypocrite (1). Ce qui fait la valeur d'une telle attaque,<br />

c'est sa spontanéité; Poiret n'a lu aucune réfutation, ne suit<br />

aucun maître et du moins dans cette première passe d'armes se<br />

laisse guider beaucoup moins par sa raison que par son intuition<br />

psychologique. Un fait s'impose : Spinoza ment. Trois aspects<br />

généraux condamnent l'Éthique, aspects d'ailleurs liés : d'abord<br />

l'impiété évidente qui couvre de mots sacrés des notions vagues<br />

où l'on ne sent vivre aucune foi, aucun amour sincère de Dieu.<br />

Ensuite, le système de l'Éthique se fonde uniquement sur l'abus<br />

de termes, sur le gauchissement du sens des mots; qu'il définisse<br />

Dieu, l'âme ou une passion, rien n'est conforme au sens commun;<br />

la clef de l'a Éthique », c'est que la langue de Spinoza est une<br />

langue inconnue jusqu'à ce jour : « Haec est clavis intelligentiae<br />

scriptorum Spinozae sine qua in iis vix capies quicquam (2) »;<br />

mais cette langue n'exprime aucune réalité et son agencement<br />

géométrique est une duperie (3). Enfin, chose beaucoup plus<br />

grave pour le chrétien, l'œuvre de Spinoza est une œuvre d'orgueil;<br />

avec beaucoup de tact, Poiret décèle chez le philosophe de La<br />

Haye, comme Pascal chez Descartes, l'incoercible libido sciendi<br />

de l'intellectuel qui fait de son esprit la mesure de la vérité.<br />

Or, il n'est pas de pire péché que cette croyance à la puissance<br />

intellectuelle de l'homme qui, se jugeant capable de saisir Dieu<br />

et le monde, prétend assumer de soi-même son bonheur et son<br />

salut. Et d'un mot, il caractérise cette idolâtrie nouvelle de<br />

l'homme pour l'homme : la béatitude n'est pas dans la contem<br />

plation de sa propre puissance (4). Ainsi Poiret, dans cette esquisse<br />

où il se révèle beaucoup mieux que dans une discussion précise,<br />

conteste à la fois dans l'Éthique la méthode d'exposition, l'effi<br />

cacité morale et la sincérité même des intentions. Sous des<br />

dehors probes et loyaux, jamais Spinoza ne devait subir assaut<br />

plus violent et somme toute plus injurieux que de la part de<br />

notre bénin inquisiteur (5).<br />

C'est alors la théodicée de Spinoza qu'il se met en devoir de<br />

réfuter tout au long des marges de ses Pensées raisonnables. On<br />

(1) Cogilaliones ralionales (p. 83) : « praecipuam Ethices atque ejus<br />

operum posthumorum partem legeram ut semper supponerem eum rêvera<br />

proflteri Deum neque Atheum esse sed Deistam ».<br />

(2) Ibid., p. 80.<br />

(3) Ibid., p. 74 : a Mathematicae veritatis seu certitudinis larva », un<br />

fantôme de vérité et de certitude mathématique.<br />

(4) Ibid., p. 75 : « propriam potentiam suam contemplari atque in hoc<br />

beatitudinem suam collocare voluit ».<br />

(5) Ibid., p. 76. Il insiste sur l'ingéniosité satanique de Spinoza; indus<br />

trieux et venimeux comme une « araignée, exitiosa sua Atheismi ûla geometrico<br />

more cacavit et connexuit ».


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 53<br />

a beau croire la raison corrompue et savoir qu'elle n'ouvre pas<br />

l'accès des choses spirituelles, on ne peut s'empêcher d'en user<br />

et d'en abuser. Poiret procède par une série d'affirmations;<br />

rarement une référence, mais plutôt une série de déductions.<br />

Le dieu de Spinoza n'a pas de vie; c'est une brute inanimée mais,<br />

d'autre part, il ne se distingue pas du reste des êtres. Pas plus<br />

qu'un principe actif, ce n'est une intelligence : en somme un<br />

mot, un pur concept (1). Sa définition est contradictoire : tantôt<br />

unique, ce dieu monstrueux est en fait composé de deux subs<br />

tances, l'étendue et la pensée (2). Poiret dans un beau désordre<br />

défigure de concert Descartes et Spinoza. Mais il amorce déjà<br />

l'argument de Bayle : tout est Dieu si Dieu est partout, et dans<br />

la confusion de la « nature naturante » et de la « nature naturée »,<br />

la divinité se dissout comme un sel dans l'eau (3). Conséquences<br />

plus terribles encore : Dieu n'est plus libre mais soumis au<br />

fatum comme le Jupiter antique (4); il n'est plus tout-puissant<br />

puisqu'il n'est ni le créateur ni le thaumaturge de la Bible (5);<br />

il n'est plus le garant de la justice puisque par le droit naturel,<br />

il autorise le règne de la brutalité et de la perfidie (6). Dans cette<br />

chaîne pesante,<br />

un seul argument de valeur que Fénelon repren<br />

dra : Spinoza qui parle de l'infinité de Dieu aurait dû distinguer<br />

l'infini mathématique ou plutôt numérique de l'infini de perfec<br />

tion,<br />

loin de la dialectique fénelonienne et de son insinuante sou<br />

plesse (8).<br />

en somme l'infini de l'indéfini (7). Mais que nous sommes<br />

Mais l'audace de Poiret ne s'arrête pas là. Après le survol<br />

de Spinoza, c'est l'analyse pointilleuse des dix propositions qui<br />

ouvrent l'Éthique (9) et des définitions et axiomes qui y con<br />

duisent. L'idée est neuve et sera reprise plus tard (10), mais<br />

la réalisation nous déçoit. Une seule critique,<br />

déjà évoquée dans<br />

(1) Cogilaliones ralionales, p. 176, 179, 190, 195, 209 (notes).<br />

(2 Ibid., p. 216-217. Poiret cite Éthique (I, prop. 14, corollaire), pui<br />

en déduit « ergo Dei Spinoziani duo sunt species ».<br />

_<br />

(3) Ibid., p. 217 : « ergo tôt sunt Dei spinoziani quot sunt res in natura •<br />

Bayle et Fénelon reprendront l'argument à satiété.<br />

p. 463.<br />

(4) Ibid.,<br />

(5 Ibid., p. 387-391. ,. . . .<br />

,<br />

493 : « evidentissimum est unumquemque authonzari ad<br />

(6) Ibid p<br />

violandum'ex jure naturae omnes leges divinas et humanas ».<br />

(7) Ibid., p. 507 : « non quidem perfectione, sed numéro ».<br />

18) Fénelon d'ailleurs insistera sur le caractère contradictoire de la notion<br />

d'infini composé. Poiret est incapable d'une telle finesse d analyse.<br />

(91 « Spécimen absurditatis atheismi spinoziani per examen definitionum,<br />

axiomatum et decem priorum definitionum suae Ethices ubi totius ems<br />

imniae<br />

Pseudo-Philosophiae fundamenta quae illic contmentur omnia radi-<br />

citSs exstirpantur. » Un tel titre ne révèle pas beaucoup d'humilité<br />

(10) Le cartésien Régis, le comte de Boulainvilliers, Condillac, etc.


54<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

sa préface : Spinoza par une fraude consciente prend tous les<br />

mots dans une acception contraire au sens commun. On ne peut<br />

croire avec Spinoza que tous les hommes se trompent sur les<br />

notions de Dieu, de substance et de liberté (1). Plus curieux est<br />

son refus de la preuve ontologique qui, par un artifice verbal,<br />

est le début de tous les sophismes. Poiret, comme tous les mys<br />

tiques, est sensible à la réalité vivante de Dieu et ne saurait<br />

enfermer sa personne dans l'insidieuse transition de l'essence<br />

à ^existence (2). Enfin, il revient avec lourdeur sur la notion<br />

d'infini dont il précise d'abord le contenu : « Collectio omnium<br />

infinitorum in suo génère (3) », c'est-rà-rdire une somme et >non<br />

l'unité seule digne de Dieu, puis les conséquences : le Dieu mons<br />

trueux assimilé à l'univers. L'auteur ne cache plus sa lassitude<br />

'mais s'engage cependant dans la démonstration d'une Éthique<br />

revue et corrigée : une effroyable scolastique surgit alors où<br />

quelques préceptes cartésiens comme celui de la dualité de<br />

l'étendue et de la pensée émergent du chaos (4).<br />

En somme, l'essai de Poiret est un échec, mais un échec<br />

limité et qui comporte une leçon. Poiret, comme son prédécesseur<br />

Yvon, est en droit de refuser, au nom du sentiment intérieur,<br />

d'un sens immédiat de la réalité divine, les prétentions orgueil<br />

leuses des philosophes qui font de l'esprit la mesure de la vérité.<br />

Mais il n'a nullement le pouvoir de condamner la raison par la<br />

raison. Au lieu de s'en tenir à l'expérience psychologique et de<br />

raconter ses visions, il combat maladroitement en terrain ennemi.<br />

La Bourrignon, qui n'avait pas fait sa théologie,<br />

ne commettait<br />

pas de ces erreurs. Cependant, aux détours de ce livre -illisible,<br />

souvent quelque argument original apparaît que des générations<br />

rde réfutateurs reprendront pieusement. Mais surtout, Poiret<br />

-est le premier Français à aborder courageusement l'É&ique,<br />

alors que ses contemporains craignent d'en pénétrer les ténèbres;<br />

il est même le seul à parcourir le Ve livre et à discuter la notion<br />

spinoziste du bonheur; avec un tact étonnant, il est allé à l'essen<br />

tiel. Il n'a pas senti — il a fallu deux siècles pour le comprendre<br />

— la parenté qui liait effectivement Spinoza aux penseurs mys<br />

tiques, sinon dans la démarche, du moins dans la vision finale;<br />

mais il a senti que la négation même du christianisme était<br />

11) Cogilaliones ralionales (p. 730).<br />

(2) Ibid., p. 732 : étude de la<br />

Ibid.. p. 732 : étude de la première définition de l'Éthique (• JJentends<br />

par cause de soi... ») où il oppose à Spinoza un sens beaucoup plus restreint<br />

do la « causa eui », à savoir


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 55<br />

contenue dans cette puissance autonome de l'esprit capable de<br />

se libérer des passions et d'atteindre la contemplation joyeuse<br />

de Dieu, l'amor intellectualis Dei. Brutalement, il refuse cette<br />

béatitude qui n'est vis-à-vis du corps qu'une hygiène et vis-à-vis<br />

de l'esprit qu'une abstraction dérisoire (1). Qu'est-ce que ce<br />

bonheur d'illusion en face d'une éternité de joies ou de châti<br />

ments? Voilà pourquoi Spinoza, comme plus tard pour Kortholt<br />

(2) et pour Fénelon, n'est pour notre pasteur messin qu'un<br />

imposteur. Malgré toute sa bonne foi, il reste insensible au ton<br />

de sincérité et à la joie discrète mais sereine qui se dégagent de<br />

l'Éthique; sans charité, il l'abandonne : « Demeure donc dans<br />

ton bonheur et dans ton ciel d'abstraction, où ton Dieu, subs<br />

tance suprême, t'absorbera pour l'éternité; mais après ta mort,<br />

sache qu'il ne restera de toi qu'une idée (3)! »<br />

Ainsi par deux fois, la mystique protestante se heurtait à<br />

Spinoza,<br />

avant même que les docteurs et les érudits n'entrassent<br />

en scène. Rien n'était plus normal si l'on considère l'œuvre<br />

spinoziste comme l'achèvement du rationalisme dogmatique.<br />

Et en un sens, elle est cela. Pierre Yvon dans le Tractatus, Pierre<br />

Poiret dans l'Éthique discernaient le même orgueil de l'homme<br />

qui dans la clarté intellectuelle et dans la joie qui en découle,<br />

marche de soi-même vers le Dieu des idées. Ni chute, ni rédem-<br />

tion dans ce monde qui se passe du Christ. Leur mérite est<br />

de ne s'être pas appesantis sur les détails d'érudition (4) et<br />

d'avoir discerné d'emblée le point de rupture. Faut-il leur en<br />

vouloir après cela d'avoir méconnu la religiosité profonde de<br />

l'Éthique et la parenté qui lie la participation avec Dieu des<br />

mystiques chrétiens et l'absorption joyeuse en Dieu de la gnose<br />

spinoziste? L'on sera moins beaucoup effarouché lorsque les<br />

(1) Cogitationes rcdionales (p. 528) : « Quando loquitur de vita beata vel<br />

de beatitudine, nil aliud intelligit respectu corporis quam mediciham, res-<br />

pectu vero mentis intelligit beatitudinem logicam. »<br />

(2) Ghristian Kortholt, De tribus impostonbus magnis (Kiel, 1680),<br />

ouvrage connu surtout par la réédition de son fils, accompagnée d'une bio<br />

graphie de Spinoza (Hambourg, 1700).<br />

....*,. .., ,<br />

(3) Cogitationes rationales (p. 528) : « Maneas îgitur in tua beatitudine<br />

logica et in tuo caelo praedicamentali, ubi genus summum substantiae,<br />

Deus tuus te aeternum sub se comprehendet, ea tamen lêge ut post mortem<br />

tuam nil de te supersit nisi idea generalis in idea naturae abstractae com-<br />

prehensa... atque sic te ipsum consolator et tibi de beatitudine tua gratu-<br />

I&tor " -«,<br />

Poiret visera plus nettement le Tractatus dans son Economie divine<br />

nu Sustème universel et démontré des œuvres et des desseins de Dieu envers<br />

les hommes (Amsterdam, Wetstein, 1687, t. III, p. 342, 343) : « Représentezvous<br />

des aveugles dans des cavernes noires et ténébreuses les yeux couverts<br />

de cent<br />

entendre parler<br />

bandeaux,<br />

de la lumière... Ils s'amusent à Compter<br />

les clous de la roue d'un chariot... et appellent ces folies Critiea «dcra... »<br />

(cité par A. Monod, op. cit., p. 143).


56 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Pères Jésuites révéleront à l'Occident la sagesse des Indes et de la<br />

Chine.<br />

L'accueil fait à ces réfutations mystiques par le protestan<br />

tisme français fut assez froid. Opposer à l'impiété une expérience<br />

personnelle est inefficace : le croyant n'en a nul besoin et n'a<br />

qu'à sonder son cœur. Mais les esprits forts s'en rient : « Ils<br />

veulent qu'on les paye de démonstrations... et on ne gagne rien<br />

avec eux si on ne les pousse jusqu'aux derniers retranchements<br />

avec de plus fortes armes que ne sont les moralités et les proba<br />

bilités », dira Bayle qui connaît le libertinage (1). Lorsqu'il<br />

était encore professeur à Sedan, Bayle avait rédigé, à la demande<br />

du pasteur de Metz, David Ancillon, une courtoise réponse à<br />

Pierre Poiret (2), mais en 1685, son compte rendu de la deuxième<br />

édition est assez ironique (3). Or, Bayle est encore à cette époque<br />

en accord avec les meilleurs esprits du protestantisme devenu,<br />

après cent ans de controverses avec l'Église romaine, intellec<br />

tualiste et raisonneur à souhait. Leur ambition, depuis l'Histoire<br />

des variations de Bossuet, est de constituer une orthodoxie rigou<br />

reuse, autoritaire, capable de réprimer les excès enthousiastes<br />

des labadistes ou de la Bourrignon dont les catholiques se<br />

gaussent. Jurieu ne représentera que l'aile extrême d'une ten<br />

dance générale chez les pasteurs de l'exil. Aussi la réfutation de<br />

Spinoza va-t-elle prendre un tout autre tour; après les mystiques,<br />

viendront les docteurs.<br />

Or, dangereuse coïncidence, au moment même où, devant<br />

les signes visibles d'une révocation prochaine de l'Édit de Nantes,<br />

le protestantisme à la recherche d'une unité spirituelle regroupe<br />

ses forces et ses idées, voici que Spinoza est reproché à l'esprit<br />

même de la Réforme, comme un exemple funeste de la tolérance<br />

et du libre examen. Après Stoupe qui sommait les théologiens<br />

de Hollande de réfuter l'impie sous peine d'être déclarés com<br />

plices, Arnauld intervient de Bruxelles où il est réfugié depuis<br />

1679 : « Enfin d'où sont venues les principales de ces méchantes<br />

t1» (1)<br />

t. Il,<br />

Nouvelles de la République des Lettres (1684, in Œuvres ' '<br />

diverses,<br />

II, p. 309).<br />

(2) Composées en 1679, ses «Objectiones in libros quatuor de Deo, anima<br />

et malo » se retrouvent dans les Œuvres diverses, t. IV, p. 132 sqq. (cf. Delvolvé,<br />

Pierre Bayle, Alcan, 1906, p. 31).<br />

(3) Nouvelles de la République des Lettres (avril 1685, 1. 1, p. 274) : « M. Poi<br />

ret a tellement renoncé à l'esprit du monde que de peur de l'offenser jelne<br />

donne pas à son livre les éloges qui lui sont dus. »


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 57<br />

difficultés contre les livres de l'Écriture... sinon de chez messieurs<br />

les protestants? Car il n'y a pas de livre qui leur en fournisse<br />

tant que l'abominable livre de Spinoza qui de juif s'était fait<br />

calviniste (1). » Une fois de plus, c'est une solidarité qu'il faut<br />

rompre. Pierre Jurieu, chassé de Sedan et qui guerroie déjà<br />

avec Bayle contre l'Histoire du calvinisme du jésuite Maimbourg<br />

(2), fait front aussitôt. L'athéisme de Spinoza n'est pas<br />

le fruit du calvinisme, mais de la corruption. Or, qu'est-ce que<br />

la Réforme sinon le désir de se dégager de la corruption de<br />

Rome? Va-t-on croire « qu'avant Spinoza, dont le livre n'a paru<br />

que depuis peu d'années, il n'y avait pas de libertins dans<br />

l'Église romaine? D'un million de prophanes qui sont à la<br />

cour de France, dans les armées et dans toutes sortes de condi<br />

tions, il n'y en a peut-être pas dix qui ayent ouï parler de Spinoza<br />

et qui sçachent qu'il ait fait un livre pour anéantir l'autorité<br />

de l'Écriture. A-t-on besoin de chercher la source du mépris<br />

que les libertins de l'Église romaine ont pour l'Église romaine<br />

ailleurs que dans l'Église romaine elle-même (3) »? Verte semonce,<br />

mais qui détourne la question. En somme, on est gêné; car<br />

Spinoza et son œuvre engagent le problème de la tolérance dans<br />

la mesure où ils en sont le fruit. A l'heure même de la persécution,<br />

le protestantisme français craint de devenir persécuteur. On<br />

préfère voir dans Spinoza un amas de ténèbres qu'il est inutile<br />

de percer et ridicule de craindre. C'est ce que pense Jurieu :<br />

« Spinoza semble n'avoir écrit que pour dégoûter ses lecteurs et<br />

par ses principes énormes et par les obscurités de son style (4). »<br />

C'est ce qu'écrira de Londres le pasteur Grostête de La Mothe (5) :<br />

« On n'a pas fait beaucoup d'attention sur cet auteur parce que<br />

l'on savait qu'il n'avait point de religion et que d'ailleurs l'obs<br />

curité et la négligence qui régnent dans ses ouvrages les ont<br />

rendus moins<br />

considérables. On ne craint pas de tels ennemis (6). »<br />

L'opinion moyenne est celle de Bayle qui écrit en juin 1684 :<br />

la conspiration du silence est meilleure qu'une réfutation trop<br />

p. 18-19).<br />

9 ïnvLÉ Critique générale de l'histoire du calvinisme de M.Maimbourg<br />

Le 1682); Jurieu, L'Histoire du calvinisme et celle du<br />

m Aooloaie pour les catholiques... (Liège, Bronkart, 1682, t. II,<br />

nri'EsTrît 7e raim^((Deventer, Colombius, 1684, t. I p. 158).<br />

[4)<br />

Le Philosophe de Rotterdam accusé, atteint et convaincu (Amsterdam,<br />

IV Né à370rléans en ancien avocat au Parlement de<br />

1647, Paris, puis<br />

pasteur de^Lisy-en-Brie. A la Révocation, il se réfugie à Londres ou il exerce<br />

k?^lfraTËfinfirZn<br />

terdam, 1695,<br />

p. 4).<br />

deIZres sacrés du Nouveau Testament (Ams


58<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

claire; il n'est point « d'autre antidote (à ces impiétés) que leur<br />

propre obscurité (1) ».<br />

Bossuet, dans l'autre camp,<br />

reprendra le même argument.<br />

Mais contre ces politiques soucieux d'immédiate efficacité, contre<br />

leur prudence à courte vue, se lèvent alors les grands pasteurs<br />

de l'exil. Tour à tour, on voit la vérité chrétienne dogmatique<br />

ment défendue par Jacques Abbadie, Isaac Jaquelot et Jean<br />

La Placette.<br />

Jacques Abbadie est le plus grand et le cède à peine en richesse<br />

intellectuelle et en efficacité à Pascal et à Bossuet. Mais il<br />

ne faut pas que son succès qui dura deux siècles et l'approba<br />

tion enthousiaste des meilleurs catholiques à son Traité de la<br />

vérité de la religion chrétienne puissent nous abuser (2). On com<br />

prend l'admiration de Bussy, de Mme de Sévigné, de Montau-<br />

sier, de Pellisson devant l'ordre pyramidal de son édifice, mais<br />

les matériaux manquent de solidité. Une impression de travail<br />

bien fait, à l'usage du grand public; un art de contourner les<br />

difficultés, d'éluder les réponses par l'appel généreux au bon<br />

sens. Rien de ce qu'il faut pour comprendre et ruiner la méticu<br />

leuse méthode de Spinoza.<br />

Sa jeunesse l'excusait. Ce Béarnais avait trente ans lorsque<br />

parut sa célèbre apologie du christianisme (3). Ancien étudiant<br />

des académies de Puylaurens et de Saumur, c'est à Sedan qu'il<br />

devenait docteur en théologie : il avait dix-sept ans. Avant 1680,<br />

il put y connaître Bayle et Jurieu qui n'étaient pas encore les<br />

frères ennemis. Il goûte Descartes, mais comme Bossuet, en<br />

docteur qui l'utilise, non en disciple qui s'en éprend, tout en<br />

gardant d'ailleurs des candeurs premières de la Réforme le sens<br />

profond de la religion intérieure. Plus éclectique que 'Pascal, il<br />

ne rejette aucun argument : « Comme la religion chrétienne a une<br />

lumière qui éclaire et une force qui sanctifie, il y a aussi deux<br />

sortes de preuves qui font connaître la vérité; les unes qu'on<br />

peut appeler les preuves de l'esprit et les autres qu'on peut nom<br />

mer les démonstrations de la conscience. Les premières consistent<br />

(1) Nouvelles de la République des Lettres(in Œuvres diverses, t. I,rp. 71).<br />

(2) A consulter Haag, La France prolestante (2e édit., Paris, Saiidoz et<br />

Fischbacher, 1877, t. I, p. 10 sqq.) (biographie et ttooignages contempo<br />

rains).<br />

(3) Traité de la vérité de la religion chrétienne (Rotterdam, Relnier Leers,<br />

1684).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 59<br />

en connaissance et les autres en sentiment (1) ». En 1680, le<br />

comte d'Espence, ambassadeur de l'électeur de Brandebourg<br />

frappé de son éloquence, l'engage au nom de son maître pour<br />

diriger l'église française de Berlin et le voici sur les routes d'Al<br />

lemagne, après un séjour en Hollande. C'est sur les bords de la<br />

Sprée qu'il achèvera son ouvrage.<br />

Abbadie traque le même ennemi que Pascal : le libertin qu'il<br />

pourchasse dans tous les refuges de la politique et de la philo<br />

sophie. Par là même, sa rencontre avec Spinoza n'est qu'un<br />

éP>sode- H le connaît peu et mal, ne s'est jamais aventuré dans<br />

l'Éthique et ne conserve du Tractatus que les thèses les plus<br />

voyantes et les plus dangereuses. Lorsqu'il énumère les diffé<br />

rents aspects de l'athéisme et en arrive à la traditionnelle as<br />

similation de la nature et de Dieu, ce n'est pas à Spinoza qu'il<br />

s'en prend, mais au panthéisme stoïcien et à l'Amphitheatrum<br />

de Vanini (2). Lorsqu'il mentionne Spinoza, il le cite dans la<br />

traduction française de 1678 et l'on croirait volontiers que son<br />

informateur fut Bayle à Sedan (3); rien n'indique qu'il ait recher<br />

ché en Hollande de plus grandes précisions. Ce serait d'ailleurs<br />

contraire à son but : il ne tient pas à isoler un adversaire précis,<br />

mais à écraser l'esprit général d'incrédulité et à dresser, en face<br />

d'objections disparates, la vaste synthèse chrétienne que son<br />

siècle attend et que Pascal n'avait pu parfaire.<br />

Tant qu'il déroule les harmonies de la révélation naturelle<br />

et qu'il retrouve la présence de Dieu dans la nature, la société<br />

et le cœur de l'homme, tant qu'il affirme avec Descartes la<br />

valeur de la preuve ontologique et l'efficacité de l'esprit qui de<br />

son existence même postule celle de Dieu, Abbadie ne saurait<br />

se heurter à Spinoza. Mais lorsqu'il aborde la révélation judaïque<br />

et qu'il veut superposer au déisme le Dieu des Écritures, Spinoza<br />

est présent à toutes les issues. La grande idée de Spinoza est<br />

que la Bible ne comporte pas une révélation privilégiée, mais<br />

que la loi morale, donc divine, qui l'inspire émane de consciences<br />

humaines; le message du prophétisme juif est une révélation<br />

purement naturelle adaptée à un peuple grossier et primitif<br />

et qu'il faut interpréter à la lumière de l'histoire et de la philo<br />

logie. Que la Bible soit dès lors un ouvrage de piété et non de<br />

philosophie ne heurte nullement Abbadie. Il accepterait volon<br />

tiers avec Spinoza le double accès à Dieu par l'intelligence et<br />

(1) Cf. Monod, op. cit. (p. 137).<br />

(2 Traité de la vérité... (p. 121 et 126).<br />

(3) Cf lettre de Bayle à Minutoli du 26 mai 1679 (in Œuvres diverses,<br />

t. IV, 574).


60 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

par la piété, mais il refuse la hautaine suprématie de la philo<br />

sophie : « Ce n'est pas là le but du Saint-Esprit qui se révèle,<br />

non de la manière qu'il le faudrait pour satisfaire la vaine curio<br />

sité des savants, mais de la manière qui est nécessaire pour<br />

sanctifier les hommes ». (1) Il refuse de se laisser porter sur le<br />

terrain de la philologie et de l'histoire; non pas tant parce qu'il<br />

en est incapable, mais parce que, fidèle à l'esprit de la Réforme,<br />

c'est dans l'illumination intérieure et l'assentiment de sa cons<br />

cience qu'il découvre l'authenticité des Écritures. Or, tout est<br />

divin dans cette œuvre de tant de siècles; au rythme des pro<br />

phéties, toute une évolution humaine s'y annonce et s'y réa<br />

lise; une trace continue, celle « de la douceur, de la piété, du<br />

désintéressement » : « on y trouve les doutes de la raison éclaircis<br />

et les mouvements de la conscience satisfaits ». (2) Il ne faut<br />

donc pas s'attendre à ce qu'Abbadie discute avec Spinoza la<br />

validité des prophéties et des miracles. On ne discute pas des<br />

faits. Rien ne lui paraît plus ridicule que la réduction spino<br />

ziste du miracle à une cause naturelle : que dire d'une verge<br />

changée en serpent devant des milliers de témoins? Tout un<br />

peuple a vu et cru et n'aurait pu laisser s'accréditer des impos<br />

tures. Même utilisation des vraisemblances psychologiques de<br />

vant les prophéties. Spinoza prétend que les prophètes ont parlé<br />

selon leur intérêt, leur éducation et leur tempérament. Mais tout<br />

prouve le contraire, les persécutions dont ils ont été l'objet,<br />

les nations ennemies dont ils prédisent le succès. C'est Moïse<br />

monothéiste qui converse avec les anges sans pouvoir expliquer<br />

leur présence et leur mission; c'est Isaïe qui contre la tradition<br />

générale du messianisme annonce le Christ souffrant, l'homme<br />

de douleur et non le roi temporel (3). Mais sur deux points<br />

précis, Abbadie fait face à Spinoza : la corruption du texte<br />

biblique et l'établissement tardif du canon des Hébreux.<br />

Là commence sa première erreur : pourquoi accepter la lutte<br />

sur un terrain où il se sent désarmé? Devant les exigences phi<br />

lologiques de Spinoza, comment se satisfaire d'évidences dou<br />

teuses et d'approximations? Pourquoi ne coupe-t-il pas court,<br />

comme le fera Bossuet, en se bornant à sa conclusion dédaigneuse :<br />

« Son traité n'est, à parler comme il faut, qu'un égarement perpé<br />

tuel. Car qu'est-ce qu'un livre où l'on ne fait qu'entasser quel<br />

ques difficultés, sans examiner une seule de nos preuves (4)? »<br />

(1)<br />

(2) Ibid.,<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Ibid.,<br />

Traité de la vérité... (p. 324).<br />

p. 202-203.<br />

p. 450.<br />

p. 298.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 61<br />

Spinoza présente, à la suite d'Aben Ezra, une série d'anachronismes<br />

qui le conduit à réfuter la mosaïcité du Pentaleuque.<br />

Moïse n'a pu dire « au-delà du Jourdain » en parlant de la rive<br />

droite du fleuve puisqu'il ne le traversa pas, ni que « le cana<br />

néen était alors en ce pays », puisque les Hébreux n'avaient pas<br />

encore envahi Canaan : « Il ne faut pas être savant en hébreu<br />

pour savoir que le terme qui est employé signifie indifféremment<br />

deçà ou delà (1) », répond Abbadie après Huet et quelques<br />

autres; l'autre objection est exécutée de même : Moïse fait allu<br />

sion à une conquête cananéenne antérieure à Abraham (2).<br />

Moïse parle des rois d'Israël? Pourquoi non? C'est un prophète<br />

ou bien ces rois ne sont que des chefs de famille (3). Pourquoi<br />

Moïse parle-t-il quelquefois à la troisième personne? Est-il vrai<br />

semblable qu'il se vante? Mais l'homme de Dieu n'a que faire<br />

de la modestie. D'ailleurs, il avoue ses fautes, comme le meurtre<br />

de l'Égyptien, et étale ses doutes. « Pourquoi douterions-nous<br />

qu'il n'ait composé les livres où nous trouvons tous ces faits avec<br />

tant de circonstances particulières qu'un autre n'aurait ni osé,<br />

ni voulu inventer (4)? » Parfois Abbadie se sent gêné; après<br />

avoir vu dans l'exégèse spinoziste un « composé de mauvaise<br />

foi, d'ignorance, d'inconsidération et de manque de jugement (5) »,<br />

il en vient à admettre des interpolations, des éclaircissements<br />

tardifs. Si Moïse n'a pas rédigé les livres mis sous son nom, ils ont<br />

« été composés par son ordre, ce qui revient à la même chose (6) ».<br />

S'il y a des adjonctions, c'est qu'on a voulu « rendre l'histoire<br />

de la Bible plus intelligible aux Juifs ». « Nous ne disputerons<br />

pas là-dessus, pourvu qu'on nous accorde que ce ne peut être<br />

que par l'ordre de Dieu et par l'inspiration du Saint-Esprit que<br />

tout cela s'est fait (7). »<br />

Mais si la prévention et la complaisance de l'exégèse parais<br />

sent singulièrement faibles en face des critiques de Spinoza,<br />

Abbadie reprend du terrain lorsque Spinoza s'aventure à son<br />

tour : va-t-on croire avec lui que le Pentaleuque et les livres<br />

historiques qui le suivent sont l'œuvre d'Esdras, vaste compi<br />

lation qui devait au retour de l'exil renseigner les Juifs corrom<br />

pus par l'étranger sur la vie et la religion de leurs aïeux? Ab<br />

badie, qui n'est pas un érudit, ne pense pas comme Bossuet ou<br />

(1)<br />

2) Ibid.,<br />

3 Ibid.,<br />

(4) Ibid.,<br />

(5) Ibid.,<br />

6) Ibid.,<br />

7 Ibid.,<br />

Traité de la vérité... (p. 284).<br />

p. 286.<br />

p. 297.<br />

p. 295<br />

p. 290.<br />

p. 296.<br />

p. 297.


62<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Leclèrc à citer le Pentaleuque samaritain, mais il triomphe sur le<br />

plan de la critique interne. On trouve des allusions nombreuses<br />

à; la Genèse et aux lois de Moïse dans les Rois ou chez les pro<br />

phètes anté-exiliques. Deux questions se posent dès lors. Moïse<br />

peut-il être l'auteur du Pentaleuque? Oui. Spinoza avoue lui-<br />

même que Moïse a eu l'intention d'écrire le livre des guerres<br />

de Dieu (1); est-il concevable qu'il ait voulu décrire « le détaildes<br />

campements israélites »,sans s'aviser « de faire l'histoire de<br />

la; sortie des enfants d'Israël hors du pays d'Egypte et d'ex<br />

pliquer ses lois avec quelque étendue (2) »? A cette vraisem<br />

blance s'en ajoute une autre. Esdras ne peut être l'auteur du.<br />

Bentateuque. Outre le danger d'être considéré comme le corrup<br />

teur de l'Écriture Sainte, on ne conçoit guère Esdras décrivant<br />

les murmures des Israélites, Moïse incrédule et désobéissant k<br />

Dieu et maint autre épisode peu flatteur pour les ancêtres,<br />

comme la perfidie de Lévi ou la vente de Joseph par ses frères (3).<br />

On peut admettre une recension tardive d'Esdras, non un roman<br />

de sa part. Tout le prouve : le style différent des livres, le désordre<br />

même des faits respecté et non artistiquement corrigé. On peub<br />

accepter des parenthèses; mais Esdras «n'a sans doute pas eux<br />

le dessein de faire accroire que ces parenthèses fissent partie<br />

du, discours de Moïse (4) ». Des notes ont pu «passer insensi<br />

blement de la marge dans le texte, ce qui n'empêcherait pas que<br />

cette écriture ne fût de Moïse et ne dût être considérée sur ce<br />

pded-là (5) ».<br />

Chef-d'œuvre de l'apologétique classique, le traité du pasteur<br />

Abbadie n'entamait nullement les positions spinozistes, même<br />

si sur certains points il faisait ressortir quelque hypothèse aven<br />

tureuse du philosophe. Pour discuter avec fruit, il faut posséder<br />

sinon la même méthode, du moins le même langage. Or Abbadie,<br />

au contraire des mystiques, veut bien accepter l'aide de la raison<br />

dans l'argument ontologique, tout en la récusant lorsque Spinoza<br />

l'histoire-<br />

interprète le miracle et la prophétie; aux rigueurs de<br />

et de la philologie, il oppose les vraisemblances psychologiques,<br />

l'impossibilité de duperies collectives, l'inaptitude à concevoir<br />

dans un monde primitif le développement et l'acceptation de'<br />

mythes brodant sur d'obscures réalités. Faut-il le lui<br />

Nul en son temps, même parmi les adversaires du christianisme,<br />

il) Tractatus theol.-polilicus (édit. Appuhn, t. II, p. 187).<br />

2 Traité de la vérité... (p. 312).<br />

3) Ibid., p. 320.<br />

4) Ibid., p. 324.<br />

5) Ibid., p. 325.<br />

repro


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 63<br />

n'échappait à cette « conception carrée de l'histoire » dont parle<br />

MA. M-onod (1). Voltaire ne s'en dégagera guère. Mais dans la<br />

mesure ou il représente trop bien l'esprit de son temps et ses<br />

exigences limitées, il laisse intact Spinoza qui les devance<br />

Mais 1 orage prévu depuis quelques années éclatait. La Révo<br />

cation de 1 Édit de Nantes chassait du pays l'élite intellectuelle<br />

de la Réforme française. La querelle de Spinoza s'efface un temps<br />

devant les misères de l'exil, les polémiques et les déchirements<br />

internes. Jurieu, avec brutalité et intelligence, s'évertue à main<br />

tenir dans le Refuge une impossible orthodoxie (2), Daniel de<br />

Larroque, pasteur et fils de pasteur, Isaac Papin, neveu du<br />

ministre Pajon, Aubert de Versé, préférant leur patrie à l'into<br />

lérance calviniste, rentrent en France vers 1690 et se conver<br />

tissent. L'Avis important aux réfugiés, en 1690, consomme la<br />

rupture entre Bayle et Jurieu et déclenche comme au temps des<br />

Provinciales une de ces interminables querelles philosophiques,<br />

qui régalaient la République des Lettres. Or, cette querelle.<br />

même, sans qu'aucun adversaire ne l'avoue, ne fait que refléter<br />

l'importance prise dans le monde protestant par la pensée de<br />

Spinoza : tolérance, droits imprescriptibles de la conscience,<br />

suprématie des pouvoirs politiques sur les pouvoirs religieux,<br />

séparation de la foi et de la raison, tout autant de thèmes rajeu<br />

nis par le Tractatus et qui assument dans le Refuge une actua<br />

lité souvent pénible. Mais l'importance de Spinoza s'affirmait<br />

encore en 1690 par la réfutation de l'Éthique par Wittichius (3).<br />

Célèbre professeur cartésien de Leyde, Wittichius venait de mou<br />

rir sans avoir pu mettre la dernière main à son Anli-Spinoza<br />

sive Examen Ethices, mais par la minutie de son analyse, d'une<br />

exactitude souvent pénible (4), d'un ouvrage qu'on jugeait com<br />

munément inaccessible, par la clarté de ses distinctions entre<br />

la théodicée de Descartes et celle de Spinoza, il allait renouveler<br />

(1) Cf. Monod, op. cit. (p. 139).<br />

(2) Cf. Frank Puaux, Les Précurseurs français de la tolérance au 17' siècle<br />

(Paris, 1881, chap. V, p. 98 sqq.).<br />

(3) Anti-Spinoza sive Examen Ethices Benedicti de commenla-<br />

Spinoza et<br />

rius de Deo et ejus altributis (Amsterdam, 1690, in-4°).<br />

(4) Cf. Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,<br />

Delagrave, 1868, t. I, p. 290 sqq.). L'année même de sa mort, Wittichius<br />

venait d'éditer des Adnolaiiones ad Renati Descartes Meditationes (1688);<br />

dès 1659, il avait démontré l'accord du cartésianisme et des vérités révélées<br />

(Consensus verilalis in scripiura divina... cum veritate philosophica a Renato<br />

Descartes détecta... (1659, 1 vol. in-12).


64 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

l'intérêt que l'on portait jusque-là au philosophe de La Haye.<br />

Or, si Wittichius ne pénètre guère en France, les pasteurs de<br />

l'exil, ordinairement cartésiens, l'utiliseront de confiance. Ce<br />

fut le cas d'Isaac Jaquelot.<br />

L'année même où le Dictionnaire de Bayle allait révéler à<br />

l'Europe la personnalité mystérieuse et l'œuvre non moins<br />

obscure de Spinoza, événement qui dépasse de beaucoup le<br />

cadre du protestantisme français, faisant écho à la première<br />

réfutation catholique de valeur, celle du bénédictin François<br />

Lami (1), Isaac Jaquelot, pasteur de l'église française de La<br />

Haye, publiait quatre Dissertations sur l'existence de Dieu dont<br />

la seconde représentait, sous l'égide de Descartes et avec l'aide<br />

de Wittichius,<br />

une assez pénétrante attaque de l'Ethique (2).<br />

L'ancien pasteur de Vassy (3) résidait depuis douze ans à La<br />

Haye. En 1690, il avait refusé, comme les meilleurs esprits du<br />

Refuge et contre Jurieu, de croire à l'athéisme de Bayle (4).<br />

L'année suivante, Jurieu le citait à son tour devant le synode<br />

de Leyde comme croyant au salut des païens vertueux. Son élo<br />

quence, sa modération, son libéralisme arminien lui conféraient<br />

un grand prestige. Mais sa formation cartésienne (5) le poussait,<br />

bien mieux qu'un apologète comme Abbadie ou qu'un polémiste<br />

comme Jurieu, à comprendre l'importance philosophique du<br />

spinozisme.<br />

Or, le spinozisme le heurte comme un scandale. Convaincu<br />

que la raison mène à Dieu, il ne peut admettre que le rationa<br />

lisme de Spinoza puisse détruire le christianisme. C'est une injus<br />

tice ou une imposture. Violemment, il se refuse au repli mys<br />

tique, aux séductions du cœur ou aux engagements d'un pari.<br />

Il faut retrouver la voie droite, celle de Descartes : « On se vante<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (Paris, RouIIand, 1696).<br />

(2) Dissertations sur l'existence de Dieu où l'on démontre cette vérité par<br />

l'histoire universelle de la première antiquité du monde, par la réfutation du<br />

système d'Épicure et de Spinoza, par les caractères de divinité qui se remarquent<br />

dans la religion des Juifs et dans l'établissement du christianisme. On y<br />

trouvera aussi des preuves convaincantes de la révélation des livres sacrés<br />

(La Haye, Foulque, 1697, in-4° de 705 p.).<br />

(3) Né à Vassy en 1647, il y avait exercé jusqu'en 1685 le ministère sacré<br />

(cf. Haag, op. cit., 1" édit., t. VI, p. 36). Sur sa famille et ses alliances,<br />

consulter Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français (t. XXI,<br />

p. 509); sur ses Dissertations... (ibid., t. XIX-XX, p. 182). Lassé par Jurieu,<br />

il devait en 1702 accepter l'offre du roi Frédéric de Prusse et mourir à<br />

Berlin en 1708.<br />

(4) A. Monod, op. cil. (p. 158, n. 1).<br />

(5) En 1700, il défendra Descartes contre Werenfels à propos de la<br />

preuve ontologique (Examen d'un écrit qui a pour titre « Judicium de argu-<br />

menlo Cartesii pro existenlia Dei petita ab efus idea »>. C'est toujours au nom<br />

de Descartes qu'il attaquera Bayle en 1705 (La Conformité de la foi avec la<br />

raison).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 65<br />

aujourd'hui d'être philosophe : chacun dit qu'il y a un Dieu.<br />

Mais ce grand nom fait souvent une équivoque dangereuse qui<br />

ne sert qu'à éblouir et à faire prendre le change. Tel qui parle<br />

de Dieu, de son entendement, de sa volonté, de son amour, n'a pas<br />

néanmoins d'autre idée de la Divinité que celle de la matière de<br />

l'Univers. Il faut donc chercher le Dieu que Moïse nous a ensei<br />

gné (1)... » Mais cette recherche ne se fera pas suivant le biais<br />

de l'histoire : les trois discours qu'y consacre Jaquelot sont d'une<br />

faiblesse exemplaire, soit qu'il essaie, à la suite du Père Pezron<br />

de concilier avec la Bible l'archéologie égyptienne et chinoise (2),<br />

soit qu'il mette en valeur comme Bossuet le caractère divin de<br />

l'établissement du christianisme (3). Seul Descartes peut défendre<br />

le vrai Dieu.<br />

Dans un raccourci saisissant et qui demeurera longtemps<br />

en français la meilleure exposition de l'Éthique, Jaquelot discerne<br />

six propositions cruciales d'où dérivent toutes les erreurs : Dieu<br />

est une substance infinie et unique. Spinoza, tout en voyant<br />

dans la pensée un mode différent de l'étendue, attribue tous ces<br />

modes « à un même sujet qui est la substance corporelle ». Au<br />

lieu d'une faculté humaine de l'entendement, il admet des idées<br />

dont l'amas fait l'entendement de Dieu; la volonté n'est pas<br />

une faculté autonome,<br />

mais certaines idées et manières de pen<br />

ser; la liberté chez les créatures est une illusion; enfin, dans un<br />

déterminisme aveugle, l'enchaînement des causes se poursuit<br />

Le texte même des objections révèle aussitôt le<br />

à l'infini. (4)<br />

cartésien fidèle à la dualité des substances et à une théorie de<br />

la connaissance fondée sur la disproportion de l'entendement et<br />

de la volonté. Mais le détail des réfutations manque souvent de<br />

puissance et de profondeur, chaque fois que le texte des Médita<br />

tions ne le soutient plus.<br />

« Dès qu'on a prouvé deux sortes de substances, toute la<br />

philosophie de Spinoza tonabe d'elle-même (5) », déclare Jaquelot.<br />

Oui, mais quelles sortes de substances? Au lieu de conserver la<br />

dualité cartésienne de l'étendue et de la pensée, il oppose à la<br />

substance divine nécessairement existante le pullulement des<br />

créatures dont l'existence n'est pas nécessaire. Dès lors l'instinct<br />

polémique l'emporte sur la logique interne; au lieu de respecter<br />

(1)<br />

Dissertations sur l'existence de Dieu. Épître dédicatoire à Guillaume<br />

(2) Ibid., I" dissertation (cf. L'Aniiquilé des temps rétablie..., Paris,<br />

Martin, 1687).<br />

IVe dissertation.<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Ibid.,<br />

(5) Ibid.,<br />

p. 452 sq.<br />

p. 441.<br />

Y. VERMERE, i<br />

°<br />

L\


66<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

la lente dialectique du Ier livre de l'Éthique, 11 accuse déjà<br />

Spinoza de confondre Dieu et la nature : « Il s'ensuivra nécessai<br />

rement que la substance d'une pierre, existant nécessairement...<br />

sera un être tout parfait (1). » Comme Bayle, il s'effraie d'un<br />

monstre qu'il crée de toutes pièces : il y a autant de substance<br />

dans le grain de sable que dans l'univers entier et « ce grain serait<br />

à parler exactement autant le Dieu de Spinoza que toute la<br />

matière de l'univers (2) ». Jaquelot décide alors un retour au<br />

monde familier, c'est-à-dire au monde théologique; loin de<br />

Descartes, il n'admet plus que le créateur et les créatures (3).<br />

Pour ne pas nous laisser sur cet aveu de défaite, suit une analyse<br />

des propositions 2 à 7 de l'Éthique. Deux substances à attribut<br />

différent n'ont rien de commun entre elles. Sophisme : Pierre et<br />

Jean peuvent être identiques mais être deux; l'atome A est<br />

identique à l'atome B, mais n'est pas le même. « Spinoza ne peut<br />

avoir de fondement et de vraisemblance que par rapport à<br />

des idées métaphysiques qui ne mettent rien de réel dans la<br />

nature (4). » Dès lors, tous les théorèmes de Spinoza s'écroulent;<br />

Jaquelot ne voit plus qu'une vaste tautologie : Spinoza règne<br />

sur les essences, Jaquelot localise des objets réels; Spinoza<br />

définit le triangle, Jaquelot le dessine aussitôt sur un plan. La<br />

logique et l'univers familier s'affrontent dans un étrange imbro<br />

glio. Il faut dès lors en finir : « Au fond, la substance de Spinoza<br />

ne signifie autre chose que la définition de la substance ou l'idée<br />

de son essence », avoue notre pasteur. Spinoza aurait acquiescé;<br />

mais pourquoi s'engager dans l'Éthique si l'on est convaincu<br />

par avance qu'il n'y a « aucune réalité dans les degrés métaphy<br />

siques de l'être (5) »?<br />

Une fois admise l'assimilation de Dieu et de la nature, Jaque<br />

lot va interdire à Spinoza l'utilisation de la preuve ontologique.<br />

C'est un sophisme de prouver l'existence nécessaire d'une subs<br />

tance corporelle. Qui dit corporel dit nécessairement étendu,<br />

figuré, susceptible de mouvement, donc divisible. La seconde<br />

conclusion annonce Fénelon : cette substance divisible n'implique<br />

aucune perfection qui seule peut impliquer à son tour l'existence<br />

nécessaire (6). Troisième conclusion : « Puisque l'étendue qui est<br />

un attribut de la substance corporelle n'a rien de commun avec<br />

la pensée, comme Spinoza lui-même l'avoue plusieurs fois, il<br />

1) Dissertations... (p. 443).<br />

,2 Ibid., p. 444.<br />

[3) « Il faut ...parler plus humainement » (ibid., p. 445).<br />

p. 446.<br />

(4) Ibid.,<br />

5 Ibid.,<br />

;6j Ibid.,<br />

p. 450.<br />

p. 454.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 67<br />

s'ensuit nécessairement que la substance corporelle n'est pas<br />

la substance qui pense (1). » D'où viennent alors nos idées?<br />

De nous-mêmes? Mais alors, en toute logique, «un vaisseau plein<br />

d'eau aura autant de connaissance qu'un homme ». (2) Rapide<br />

ment, Jaquelot exécute alors les dernières erreurs. Notre liberté,<br />

loin d'être une illusion, est prouvée par le sens intime : « C'est<br />

la dernière des extravagances d'entreprendre de faire accroire<br />

à un homme qu'il n'a pas le pouvoir d'ouvrir ou de fermer les<br />

yeux (3). » Nouvelle et dernière folie que l'enchaînement infini<br />

des causes, alors qu'il est si simple d'expliquer « la raison d'un<br />

mouvement ou d'une pensée (4) ».<br />

Rapidité et prévention étaient pour Descartes des causes<br />

d'erreur et le maître aurait pu sur ce point reprendre le dis<br />

ciple. Manifestement, Jaquelot a sous-estimé Spinoza et a cru<br />

trop<br />

facilement réduire l'Éthique à une contestable théodicée.<br />

« Peut-être n'y a-t-il guère de métaphysique plus obscure et plus<br />

difficile que l'Éthique de cet auteur (5) », disait-il; un tel aveu<br />

aurait dû l'engager à la prudence. Il est dangereux aussi pour<br />

un philosophe de faire de la philosophie une simple querelle de<br />

vocabulaire (6), et de tirer d'une doctrine qu'on avoue mal<br />

comprendre des conséquences si claires qu'elles en deviennent<br />

stupides. Il y a cependant chez Jaquelot un effort appréciable de<br />

synthèse, le désir d'une vue d'ensemble. Il n'a pas la verve de<br />

Bayle, son sens de la formule, mais il a plus de loyauté et de<br />

sérieux;<br />

souvent Fénelon n'aura qu'à développer ses schémas<br />

un peu grossiers. Enfin, il représente dans le protestantisme<br />

français l'extrême pointe cartésienne, déjà maladroite etémoussée,<br />

à l'heure où la présence de Locke en Hollande annonce d'autres<br />

méthodes de recherche. Mais son efficience est mise en doute<br />

par l'aile libérale de la Réforme et par les libertins de Londres<br />

Desmaizeaux et Pierre Coste (7). Et voici que Bayle confie sa<br />

désillusion à un catholique d'esprit large, l'abbé Du Bos : Jaque<br />

lot est inefficace parce que superficiel. « Il attaque mieux qu'il<br />

(1)<br />

(2) Ibid., p. 457.<br />

3) Ibid., p. 458.<br />

(4) Ibid., p. 458.<br />

(5) Ibid., p. 445.<br />

(6) « Rien n'est si obscur que cette démonstration. Les termes ne sont<br />

pas souvent intelligibles. Il leur donne un sens si différent de leurs idées<br />

et de leur signification ordinaire que je suis très persuadé que si plusieurs<br />

Dissertations... (p. 455).<br />

de ceux qui se sont voulu laisser entraîner à ses raisonnements entrepre<br />

naient de vouloir expliquer cette prétendue démonstration, ils ne pourraient<br />

en venir à bout » (ibid., p. 441).<br />

Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français (t. XIX-<br />

(7)<br />

XX,<br />

p. 182 sq.).


68 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ne défend et il ne se propose pas les objections dans toute la<br />

force où les libertins les pourraient mettre. » Sensible plus qu'il<br />

ne veut le dire au déterminisme de Spinoza, Bayle s'inquiète;<br />

« Il est certain que notre expérience de la liberté n'est pas une<br />

bonne raison de croire que nous soyons libres. Et je n'ai vu<br />

personne qui ait prouvé qu'il soit possible qu'un esprit créé<br />

soit la cause efficiente de ses volitions. Toutes les meilleures<br />

preuves qu'on allègue sont que sans cela l'homme ne pécherait<br />

point et que Dieu serait l'auteur des mauvaises pensées aussi<br />

bien que des bonnes. Cela est bon à dire de chrétien à chrétien,<br />

mais en disputant contre des impies, on tombe par là dans la<br />

pétition du principe. Spinoza admet cette conséquence et vous<br />

met dans la néeessité de recourir à d'autres preuves. Apparem<br />

M. Jaquelot réfutera plus ample<br />

ment dans une seconde édition,<br />

ment cet impie, sur ce qu'il réduit notre liberté à la simple et illu<br />

soire spontanéité ou non-coaction qui accompagne ce que nous<br />

nommons actions libres (1). «Bayle voyait clair : la puissance<br />

destructrice de l'Éthique était moins dans sa théodicée que dans<br />

sa théorie de la connaissance et de la liberté, qui posait à nouveau<br />

devant le dogme chrétien le problème de l'erreur et du mal.<br />

Mais Jaquelot était à bout de souffle (2); avant que Leibniz<br />

résolve pour son compte le conflit nouveau, le pasteur Jean La<br />

Placette essaya de le relayer.<br />

Le conflit avec Spinoza prenait d'ailleurs une toute autre<br />

ampleur depuis qu'il enrôlait Bayle sous sa bannière : le problème<br />

de la liberté était crucial pour le protestantisme. Sans libre<br />

arbitre, Dieu est accusé d'être l'auteur du péché;<br />

mais la doctrine<br />

de la grâce avec l'extrémisme calviniste de la prédestination<br />

heurte le libre arbitre : contradiction qui ne choque pas les mys<br />

tiques mais gêne le rationalisme religieux. Bayle y insiste avec<br />

malice dans ses Réponses aux questions d'un provincial (3). Mais<br />

alors que Jaquelot concentre ses efforts sur Bayle, Jean La Pla<br />

cette remonte aux sources et préfère s'en prendre à Spinoza<br />

(1) In Œuvres diverses de Bayle, t. IV, p. 729 sq. (lettre 185 du 13 dé<br />

cembre 1696).<br />

(2) Il reprendra cependant l'attaque contre Bayle dans sa Conformité<br />

de la foi avec la raison (Amsterdam, 1705, in-8°). Cf. un remarquable dévelop<br />

pement sur l'éminente dignité de l'homme libre contre les arguments logiques<br />

de Bayle dans les articles Buridan et Hélène du Dictionnaire (ibid., p. 166 sa.).<br />

(3) Œuvres diverses, t. III, p. 782 sq. (le tome I de la Réponse est de 1704;<br />

les tomes II et III de 1705; le tome IV de 1706).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 69<br />

dans ses Éclaircissements parus en 1709 (1). Béarnais comme<br />

Abbadie dont il est le maître et dont il a assuré la carrière, après<br />

il dirige depuis<br />

1686 l'église française de Copenhague; une œuvre considérable<br />

de moraliste, sa douceur de manières, son désir de conciliation<br />

l'ont fait souvent comparer à Nicole. Avec beaucoup de pers<br />

un court séjour en Hollande et à Kœnigsberg,<br />

picacité, il se rend compte depuis dix ans (2) que le problème de<br />

la liberté et du mal va être la pierre d'achoppement de l'apolo<br />

gétique rationnelle.<br />

Or, Spinoza, par la franchise de ses thèses, le met à l'aise,<br />

alors que la dissimulation de Bayle l'incommode. Le théorème<br />

48 de la deuxième partie de l'Éthique est net : « Dans l'âme,<br />

il n'existe pas de volonté absolue, autrement dit libre, mais<br />

l'âme est déterminée à vouloir telle ou telle chose, par une cause<br />

qui elle aussi est déterminée par une autre et cette autre à son<br />

tour par une autre et ainsi de suite à l'infini. » Mais La Placette<br />

est surtout frappé par le commentaire donné au théorème<br />

précédent par la lettre à Schuller de la fin de 1674 et par l'image<br />

de la pierre qui tombe et qui se croit libre (3). Alors que Bayle<br />

voyait surtout dans la liberté un postulat théologique, Spinoza<br />

n'y aperçoit qu'un préjugé du sens intime (4). Il faut conjurer<br />

le désastre à la fois sur le plan moral et sur le plan psychologique.<br />

La liberté est d'abord une exigence de la conscience morale.<br />

Sans liberté, pas de moralité, car on ne condamne pas la pierre<br />

qui tombe et le feu qui brûle. Sans loi morale, les passions se<br />

débrident. Tous les bons spinozistes, retenus ni par la crainte de<br />

Dieu, ni par l'espérance de l'au-delà, ni par la beauté de la vertu,<br />

ni par la réputation et la « gloire, se garderont bien de blâmer<br />

ceux qui suivent leur penchant et... ils auront pour les autres la<br />

même complaisance qu'ils souhaitent que les autres aient pour<br />

eux (5) ». Bayle peut-il encore admettre dans sa société d'hon<br />

nêtes gens les spinozistes athées? Qu'attendre d'eux, sinon<br />

« d'horribles excès (6)<br />

»? Si l'activité humaine est le reflet d'une<br />

(1) Éclaircissements sur quelques difficultés qui naissent de la considération<br />

de la liberté nécessaire pour agir moralement, avec une addition où l'on prouve<br />

contre Spinoza que nous sommes libres (Amsterdam, Estienne Roger, 1709).<br />

(2) En 1704, Dissertations sur divers sujets de morale et de théologie; en<br />

1707, Réponse à deux objections qu'on oppose de la part de la raison à ce que<br />

la foi nous apprend sur l'origine du mal (contre Bayle).<br />

(3) Appuhn, t. III, lettre 58, p. 314 sqq. Il est à remarquer que La Pla<br />

cette n'utilise pas Éthique, I, proposition 32, ni Éthique, III, scolie de la<br />

proposition 2.<br />

« (4) Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne<br />

s'en libèrent pas aisément » (Appuhn, t. III, p. 315).<br />

(5) Éclaircissements... (p. 285).<br />

Ibid., p. 287.<br />

18


70 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

nécessité aveugle, la prudence devient inutile. A quoi bon déli<br />

bérer? On ne délibère pas sur les événements inévitables, sur<br />

la pluie ou le coucher du soleil. Imaginez un chef d'État, un<br />

général,<br />

un médecin spinozistes? L'homme n'est plus qu'« un<br />

paralytique dans une maison en feu ou dans un vaisseau en<br />

perdition (1) ». Mais les conséquences sociales sont plus graves<br />

encore. Nier la liberté, c'est nier les lois et toute autorité poli<br />

tique; tout code suppose la liberté; on ne punit pas les fous,<br />

pas plus qu'un gouverneur qui rend une place quand il n'a<br />

plus de vivres. Avec Spinoza, la société devient « une misérable<br />

cohue, un chaos confus, une parfaite anarchie (2) ». Nier la<br />

liberté, c'est abolir l'usage des traités et des conventions; quand<br />

on n'est pas libre, on ne peut s'obliger, car toute obligation devient<br />

pour Spinoza ou impossible ou nécessaire. Dès lors « la société...<br />

qui n'est elle-même qu'un traité, se dissoudra d'elle-même et les<br />

hommes retomberont dans l'état sauvage d'où cette convention<br />

les avait tirés (3) ». Hobbes avait déjà décrit l'affreuse guerre de<br />

l'état de nature, mais admettait le pacte social : « Spinoza décrie<br />

ce remède et pose des principes qui ne sauraient être vrais sans<br />

faire voir avec la dernière évidence que ce remède est inutile<br />

et de nul effet (4). »<br />

Beaucoup<br />

de rhétorique et peu de philosophie. La Placette<br />

d'ailleurs s'en rend compte. Il ne suffit pas de dire que Spinoza<br />

est « un apothicaire empoisonneur »,qui mêle à toutes ses compo<br />

sitions et donne à tous ses malades du « sublimé corrosif (5) »,<br />

pour rompre la chaîne de ses déductions. La Placette comme<br />

Bayle n'ose pas s'avouer qu'il ne croit pas lui-même à la valeur<br />

rationnelle de l'exigence morale. Il revendique désespérément<br />

l'utilité pratique d'une liberté qu'il n'a pas encore réussi à<br />

prouver : « C'est un crime de répandre un dogme si pernicieux. »<br />

Même si Spinoza dit la vérité, le mensonge serait préférable,<br />

l'erreur profitable et féconde (6).<br />

C'est sur le plan rationnel que se joue la partie. La Placette<br />

le sent bien. Il faudrait se dégager d'un déterminisme qui le<br />

gêne, parce qu'il est l'essence même de sa religion. Rien de plus<br />

(1) Éclaircissements... (p. 291).<br />

(2 Ibid., p. 299.<br />

(3 Ibid., p. 303.<br />

(4) Ibid., p. 304. Avec une certaine déloyauté, La Placette cite le Traité<br />

politique (Appuhn, t. III, p. 12, chap. II, S 18) et assimile à la morale de<br />

Spinoza la description de l'amoralité dans l'état de nature : « Dans l'état de<br />

nature, il n'y a point de péché. »<br />

(51 Éclaircissements... (p. 3131.<br />

(6) Ibid., p. 307-310.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 71<br />

choquant que de voir assimiler les hommes à des animaux-<br />

machines. Or, que faut-il opposer à Spinoza qui voit une parfaite<br />

adéquation entre les desseins divins et l'enchaînement infini<br />

des causes? L'accuser d'hypocrisie, le soupçonner d'appeler néces<br />

sité ce qui n'est que le hasard d'Épicure (1)? La Placette est<br />

refoulé sur ses dernières positions, l'affirmation du sens intime.<br />

Spinoza nous prétend déterminés invinciblement en « tout; ce<br />

que nous nions, c'est que cet ordre de causes d'un côté nous déter<br />

mine toujours, et de l'autre que toutes les fois qu'elles le font,<br />

elles le fassent invinciblement (2) ». Il y<br />

a d'abord des actes sans<br />

aucune détermination physique ou morale qui prouvent une<br />

véritable liberté d'indifférence, et sur ce point La Placette se<br />

réfère à Descartes. La causalité morale n'a pas de caractère<br />

impérieux : je suis mieux assis que debout, mais je peux cependant<br />

demeurer debout (3). La causalité physique est impérieuse, mais<br />

je puis résister à la peur, au danger,<br />

par l'attrait de la gloire<br />

ou le sens du devoir. La Placette ne voit pas qu'il retombe sur<br />

un autre ordre de nécessité et s'en tire par une naïve pétition<br />

de principe : « Si les causes morales nous déterminaient toujours,<br />

les morales seraient inutiles ». (4) Mais tous ces arguments n'ont<br />

pas la valeur d'un fait dont la réalité s'impose à nous : « Nous<br />

sentons notre liberté et cela doit nous suffire pour nous con<br />

vaincre que nous sommes libres (5) ». Ce sentiment intime n'est<br />

pas une illusion : il nous démontre notre liberté avec autant<br />

d'efficience que notre existence même. Il y a en nous une « indif<br />

férence active « », un pouvoir de nous déterminer nous-mêmes<br />

comme il nous plaît ». (6) Que Spinoza ne nous oppose pas sa<br />

pierre qui tombe; sa pierre ne pense pas; lorsque l'homme tombe,<br />

il sait fort bien que cette chute est<br />

entraîné dans un gouffre,<br />

involontaire. L'image de la pierre est aussi ridicule que celle de<br />

la girouette donnée par Bayle (7) et qui ignorera toujours qu'il<br />

a des vents. A la primauté du déterminisme valable dans le<br />

y<br />

monde physique, La Placette oppose la primauté de la cons<br />

cience dans le monde de l'intelligence. La liberté dès lors n'est<br />

plus un préjugé, une erreur de jugement,<br />

mais la preuve de l'hété<br />

rogénéité foncière de la matière et de l'esprit. « Il y a en moi<br />

« (1) Je suis persuadé que ce qu'Êpicure appelait hasard et ce que Spi<br />

noza appelle nécessité est la même chose » (Éclaircissements... p. 317).<br />

(2) Ibid., p. 319.<br />

3 Ibid., p. 320.<br />

(4) Ibid., p. 322.<br />

(5) Titre du chapitre IX, p. 324.<br />

(6 Ibid., p. 327.<br />

(7) Réponse aux questions d'un provincial (t. II, p. 764).


72 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

quelque chose de plus que dans la pierre de Spinoza et dans la<br />

girouette de M. Bayle (1). »<br />

Délaissons certains aspects rhétoriques de La Placette qui<br />

sentent parfois leur pasteur; son petit traité n'en paraît pas<br />

moins original et important dans l'histoire des idées. Alors que<br />

Spinoza nie en fait la liberté en l'assimilant à une nécessité<br />

comprise, alors que Bayle montre le caractère purement théo<br />

logique de l'exigence morale de la liberté, La Placette renonce<br />

à prouver rationnellement le libre arbitre. Concession fort<br />

grave que les théologiens catholiques n'accepteront pas si vite.<br />

Mais dans la mesure où il laïcise le problème en se refusant à<br />

voir dans la liberté une pure notion théologique, par-delà le<br />

rationalisme intellectualiste que lui lègue son temps, il annonce<br />

déjà la solution kantienne d'une liberté qui serait un postulat<br />

de la raison pratique; dans la mesure où il refuse de laisser encer<br />

cler l'homme par la nécessité, il préfigure, bien que très maladroi<br />

tement, les analyses biraniennes. Encore une fois, Spinoza impose<br />

aux esprits de son temps, par l'inquiétude qu'il fait germer en<br />

eux à la rencontre des deux siècles, une vigoureuse et féconde<br />

prise de conscience.<br />

Mais le spinozisme, pour reprendre l'image de La Placette,<br />

n'est pas seulement une eau corrosive. Spinoza, certes, a fait<br />

merveille dans le protestantisme; avant Bayle et peut-être avec<br />

plus de vigueur, il a su ronger les rouilles de la scolastique et<br />

forcer les esprits à user de leur propre métal. Les mystiques se<br />

sont vus interdire les accès de la raison, les intellectualistes se<br />

sont vus livrés à leurs propres contradictions. Foi et raison appa<br />

raissent désormais comme deux domaines incompatibles, même<br />

s'ils délouchent,<br />

comme le laissent entrevoir le quinzième cha<br />

pitre du Tractatus (2) et la dernière partie de l'Éthique, sur la<br />

même réalité divine. Mais la pensée spinoziste pénètre plus avant.<br />

Certains esprits libéraux ou aventureux du protestantisme fran<br />

çais, sans se laisser conquérir et sans accepter ouvertement une<br />

filiation jugée dégradante, ne dédaignent pas d'utiliser telle<br />

thèse essentielle de YÉthique ou de reprendre à leur compte telle<br />

analyse audacieuse du Tractatus. Bayle était de ces ramasseurs<br />

de miettes. A ce même banquet, séduits par des mets divers,<br />

(1) Éclaircissements (p. 330).<br />

(2) Appuhn, t. II, p. 280 : « Où il est démontré que ni la théologie n'est<br />

1 a servante de la raison, ni la raison de la théologie. »


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 73<br />

se retrouvent Jean Leclerc et Aubert de Versé. Mais il ne faut<br />

attendre d'eux ni sincérité, ni reconnaissance.<br />

Tout préparait Jean Leclerc à une large et intelligente compré<br />

hension de Spinoza : son père, médecin et professeur de grec<br />

à Genève, son oncle paternel David, remarquable hébraïsant,<br />

lui avaient légué de riches bibliothèques dont tout jeune il sut<br />

tirer profit; à l'âge où l'on sort du collège, Jean Leclerc était<br />

un des premiers érudits de son temps. Mais surtout une tradi<br />

était le petit-neveu du théologien armi<br />

— nien Etienne de Courcelles (1) l'avait détaché du calvinisme<br />

rigide. Toute sa vie, il défendra avec vigueur contre Jurieu<br />

— tion de libéralisme il<br />

et les prédestinateurs la religion tolérante des grands remon<br />

trants, d'un Grotius et d'un Episcopius. Mais ce protestantisme<br />

élargi qui, au nom du libre examen, le dresse contre l'autorité<br />

romaine et le pousse à tirer les conséquences ultimes des prin<br />

cipes de la Réforme, ne va pas sans une solide piété : dans la<br />

mesure où cette piété demeure chrétienne, ce qui n'est pas le<br />

cas de Spinoza, il se heurtera au philosophe de La Haye. Il ne<br />

peut se refuser à la méthode historique et critique du Tractatus<br />

qui dégage la foi de tant de pierres de scandale;<br />

mais chaque<br />

fois que le déterminisme de l'Éthique lui offre une prédestina<br />

tion aussi absolue que celle de Calvin,<br />

l'arminien en lui protestera.<br />

Il n'a pas vingt-quatre ans lors de son premier contact avec<br />

Spinoza. Au sortir de Genève, après deux ans de préceptorat<br />

à Grenoble (2), il étudie la théologie à Saumur; est-ce à ses maîtres<br />

de Saumur ou tout simplement à la bibliothèque de son père (3)<br />

qu'il doit la révélation du Tractatus? Toujours est-il que dans<br />

une lettre latine datée de Grenoble (4), il révèle à un ami inconnu,<br />

un coreligionnaire de Hollande, à la fois la pénétration des idées<br />

spinozistes en France et sa position définitive à leur égard :<br />

a Je ne doute pas que tu aies lu le Traité Ihéologico-poliiique;<br />

ce livre détourne en France de nombreux prélats non seulement<br />

de leur religion, mais même du christianisme. Mais si parmi nous<br />

il n'a pas encore fait de tels progrès, il produira une épidémie<br />

aussi grave,<br />

si on ne le réfute solidement. Je pense aussi qu'aux<br />

Pays-Bas beaucoup ne l'ont pas lu avec assez de précaution et<br />

(1) Né à Genève en 1586, pasteur à Fontainebleau en 1614, puis à Amiens.<br />

Déposé pour arminianisme par le synode de Charenton eu 1622, il se sou<br />

met puis s'expatrie en Hollande auprès du célèbre remontrant Episcopius<br />

jusqu'à sa mort en 1659 (cf. Haag, op. cit., t. IV p. 81).<br />

(2) Auprès du fils du conseiller au Parlement, Sarrasin de la Pierre (lb78-<br />

1680).<br />

(3) Etienne Leclerc n'était mort qu'en 1676.<br />

(4) 6 décembre 1681 (cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas,<br />

p. 210).


74 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ont embrassé à la fois les vérités et les erreurs qu'il contient, tant<br />

il est un mélange du meilleur et du pire. Je voudrais donc,<br />

puisqu'il contient du poison, une solide réfutation qui, sauf<br />

erreur, n'a pas été faite jusqu'ici. A dire vrai, ses opinions sur<br />

l'auteur du « Pentateuque » et sa méthode critique et historique non<br />

seulement sont en grande partie justifiées, mais évidentes aussi<br />

pour ceux qui ont travaillé le sujet sans idée préconçue : elles sont<br />

même nécessaires à l'intelligence de maint passage de l'Écriture.<br />

Mais ses opinions sur le déterminisme ainsi que sur les miracles<br />

qu'à proprement parler il refuse d'admettre, sont si dangereuses<br />

que parmi les esprits qui s'y rangent, bien peu sont en mesure<br />

d'échapper au naufrage de leur foi (1). »<br />

Dès lors, Jean Leclerc ne changera plus d'avis. Au cours de<br />

son effrayante carrière d'érudit, d'historien, d'exégète, de jour<br />

naliste (2), il rencontrera souvent Spinoza sur sa route, mais<br />

s'en tiendra strictement à son jugement de jeunesse. Aucune réfu<br />

tation en forme d'ailleurs, car Leclerc ne tient pas à se renier<br />

lui-même en reniant Spinoza. Or, la méthode de Spinoza, sinon<br />

ses conséquences théologiques,<br />

est la seule qui soit rationnelle<br />

ment fondée. Il ne s'agit pas d'opposer la foi et la raison, mais<br />

de ne pas les laisser interférer : ;< La raison et la révélation sont<br />

pour ainsi dire deux filles du ciel qui ne se querellent jamais<br />

l'une l'autre (3) »;<br />

mais la foi qui n'est pas éclairée par la raison<br />

permet souvent toutes les aberrations : « Car enfin, dès que nous<br />

nous sommes défaits des lumières de la raison, nous n'entendons<br />

rien dans la révélation ni dans ses preuves qui supposent que<br />

nous savons raisonner (4) ». Comme Spinoza, Leclerc demande<br />

devant l'Ecriture une attitude humble de chercheur; il s'agit<br />

de chercher le sens des livres sacrés dans les livres sacrés eux-<br />

mêmes et non de substituer à notre ignorance les explications<br />

aventureuses de la scolastique ou le symbolisme de Maïmonide.<br />

(1)<br />

« Quod diCit de auctore Pentateuchi et alia ejusmodi quae ad Histo-<br />

riam et criticen pertinent, pleraque non modo sunt vera, sed et clara iis qui<br />

rem sine praeconceptis opinionibus expenderunt : imo etiam necessaria ad<br />

multorum Scripturae locorum intelligentiam. Sed opiniones de fato deque<br />

miraculis quae nulla proprie loquendo fuisse vult, ita sunt periculosae ut<br />

pauca cerebra quae eas probaverint fldei naufragium sint evasura » (Freu<br />

denthal, op. cit., p. 211).<br />

(2) En 1682, il prêche à Londres à l'église wallonne puis à l'église de<br />

Savoie. La même année, il passe en Hollande et pendant vingt-sept ans se<br />

fixe à Amsterdam. Non seulement il professe les belles-lettres et la philo<br />

sophie au collège des remontrants, mais à cûté d'incessantes publications<br />

crudités, il est l'auteur intarissable des Trois Bibliothèques (82 volumes de<br />

1686 à 1727). Cf. la thèse d'Annie Barnes, Jean Leclerc et la République des<br />

Lettres (Paris, Droz, 1938).<br />

(31 Entretiens sur diverses matières de théologie (1684, in-12, Introduction).<br />

(4) Parrhasiana (Amsterdam, 1699, t. I, p. 417).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 75<br />

Que faut-il faire? « N'expliquer pas ce que nous ne savons<br />

point (1) »,<br />

mais par là même s'astreindre à comprendre tout<br />

ce qui est compréhensible dans l'Écriture.<br />

De tels principes, Jean Leclerc ne craint pas de les exposer<br />

lors de sa fameuse controverse avec Richard Simon (2), et<br />

ce qui est plus grave, de les appliquer. Or, dans son attaque<br />

contre l'oratorien, il est caractéristique qu'il suit pas à pas<br />

Spinoza sans jamais invoquer son autorité. Il préfère des réfé<br />

rences moins dangereuses à Masius, Cappel et surtout aux Instituliones<br />

theologicae de son maître Episcopius. Et pourtant la<br />

lre lettre des Sentiments de quelques théologiens de Hollande n'est<br />

qu'une prudente adaptation du VIIe chapitre du « Tractatus, De<br />

l'interprétation de l'Écriture » : Leclerc, comme Spinoza, reven<br />

dique la primauté de l'histoire et de la philologie (3). La 6e lettre<br />

du même traité proclame la non-mosaïcité du Pentaleuque et<br />

accepte toutes les objections du VIIIe chapitre de Spinoza. Le<br />

titre est un peu ambigu : « Que Moïse n'est pas l'auteur de tout<br />

le Pentaleuque », ce qui semble dire qu'il est l'auteur d'une partie.<br />

Le sous-titre pose une question insoluble historiquement et<br />

détourne l'attention : « Qu'il y a dans le Pentaleuque des choses<br />

qui doivent avoir été écrites avant Moïse ». (4) Mais Leclerc<br />

accepte une à une les objections d'Aben Ezra que Spinoza<br />

avait été le premier à vulgariser (5). Le texte de l'Ancien Tes<br />

tament lui paraît avec évidence comme un tissu d'anachro-<br />

nismes et d'obscurités. La rédaction en est tardive. « Moïse<br />

n'a pas écrit le livre de la Genèse au moins tel que nous l'avons (6) »;<br />

ce sont ses successeurs qui ont multiplié les parenthèses, les<br />

éclaircissements (7). Jusque-là, aucune citation de Spinoza :<br />

Aben Ezra est déjà connu des érudits; la théorie des apports<br />

(1) Parrhasiana (t. I, p. 419).<br />

(2) Sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l'histoire critique du<br />

Vieux Testament composée par le Père Richard Simon de l'Oratoire, oà en<br />

remarquant les fautes de cet auteur on donne divers principes utiles pour l'in<br />

telligence de l'Écriture Sainte (Amsterdam, Henri Desbordes, 1683, in-12 de<br />

457 p.). Défense des sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l'his<br />

toire critique du Vieux Testament contre la réponse du Prieur de Bolleville<br />

(Amsterdam, H. Desbordes, 1686, in-12 de 459 p.).<br />

outre ce<br />

(3) Leclerc : « Pour entendre les livres sacrés, il faut savoir,<br />

qu'en dit l'histoire critique, à quelle occasion et dans quel dessein ils ont<br />

été écrits » (Sentimens..., p. 1).<br />

Spinoza : « Pour interpréter l'Ecriture, il est nécessaire d en acquérir une<br />

exacte connaissance historique... Si des contradictions se découvrent, il<br />

faudra voir à quelle occasion, en quel temps, pour qui, les textes opposés<br />

ont été écrits » (Appuhn, t. II, p. 150 et 158).<br />

(4) Senlimens de quelques théologiens... (p. 102).<br />

(5) Ibid., p. 111, 116.<br />

6 Ibid., p. 117.<br />

p. 115.<br />


76 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

successifs est déjà ancienne; «le grand homme de notre siècle<br />

qui a cru après plusieurs autres que les versets où l'on trouve de<br />

nouveaux noms ont été insérés dans les livres de Moïse par<br />

Esdras »,<br />

c'est évidemment Episcopius. Un tel escamotage est<br />

encore plus scandaleux, lorsque Leclerc justifie la fameuse objec<br />

tion « au-delà du Jourdain » en prouvant contre Huet que le<br />

mot hébreu beheber n'a jamais dans la Bible le sens de « en<br />

deçà (1) », ou lorsque, allant plus loin que Spinoza, il trouve dans<br />

la distinction des deux mots roe et nabi, qui signifient tous deux<br />

prophète, un argument de plus contre la mosaïcité du Pentateuque<br />

(2). Mais au milieu du lacis des critiques qui visent surtout<br />

Richard Simon, Leclerc retrouve Spinoza dans l'attribution<br />

aventurée du Pentateuque à Esdras : « Un auteur moderne qui a<br />

quelquefois réussi dans ses conjectures mais qui mêle une infi<br />

nité d'impiétés parmi le peu de bonnes choses que l'on trouve<br />

dans ses ouvrages, soutient que cet auteur (du Pentateuque<br />

évidemment) est Esdras qui selon lui n'y a pu mettre la dernière<br />

main (3). » Lorsqu'on copie le Tractatus, le silence est permis;<br />

lorsqu'on le critique, le courage revient. Spinoza évidemment<br />

s'est aventuré; malgré la ressemblance de style de tous les écrits<br />

du Vieux Testament, il est difficile de conclure à un seul auteur<br />

« comme a fait Spinoza qui n'entendait rien dans la critique (4) >.<br />

Il y a surtout ce fameux Pentateuque samaritain presque iden<br />

tique au texte hébreu et qui est antérieur à Esdras. Leclerc<br />

avance alors son hypothèse : ;; Le Pentateuque a été composé<br />

en un temps auquel les anciens caractères étaient encore plus<br />

connus aux Juifs que les nouveaux qu'ils prirent dans la cap<br />

tivité et par une personne qui n'était suspecte ni aux Samari<br />

tains ni aux Juifs (5) ». Ce rédacteur ne peut être que ce sacri<br />

ficateur israélite cité au IIe Iivredesi?o!s(6),qui vintdeBabylone<br />

après la dix-huitième année du règne de Josias pour instruire<br />

les nouveaux habitants de la Palestine. Une telle ingéniosité<br />

aurait ravi Spinoza qui, de lui-même, reconnaissait la fragilité<br />

de son attribution de tant de livres à Esdras; mais il aurait souri<br />

des ingratitudes de son disciple. En effet, que restait-il dès lors<br />

(1) Sentimens... (p. 1191.<br />

(2) Ibid., p. 117 : Nabi se disait autrefois roe, donc il y a anachronisme<br />

chaque fois que Moïse est appelé nabi ou tel autre dans le Pentaleuque<br />

(Aaron dans Exode, VII, 1) (cf. Tractatus, Appuhn, t. II, p. 194).<br />

(.'! Ibid., p. 127 (cf. Appuhn, t. II, p. 197 : « Je tiens (Esdras) pour le<br />

véritable auteur aussi longtemps qu'on ne m'en aura pas fait connaître<br />

un autre avec plus de certitude »).<br />

(4t Sentimens de quelques ihèoloqiens... (p. 153).<br />

(5) Ibid., p. 128-129.<br />

(6) Rois (11° livre, chap. 17).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 77<br />

de l'inspiration des livres sacrés? Il est beau après Grotius de<br />

refuser toute valeur prophétique aux livres historiques ainsi qu'à<br />

YEcclésiasle et au Cantique des Cantiques (1), de se méfier du style<br />

extrêmement hyperbolique des prophètes (2), mais que doit<br />

croire le fidèle devant un texte couturé d'anachronismes, de<br />

contradictions, où l'esprit critique taille et retaille à loisir, où<br />

la personne de Moïse recule dans une obscure antiquité, où un<br />

prêtre venu de Babylone, dont le nom même n'est pas rapporté,<br />

vient imposer sans aucune autorité au monde juif et chrétien<br />

une révélation qui semble aussitôt confuse et fabuleuse? Jean<br />

Leclerc est-il un hypocrite? Beaucoup le croiront en son siècle.<br />

Pendant vingt ans, Levassor (3), Faydit (4), le Père de Lau-<br />

brussel (5) parmi les catholiques, Grostête de La Mothe (6) parmi<br />

les protestants, clameront contre ce dangereux vulgarisateur de<br />

Spinoza, qui avait du moins l'avantage d'écrire en latin. « Il n'y<br />

a personne qui ait attaqué plus formellement l'inspiration des<br />

livres sacrés du Nouveau Testament que l'auteur des Sentimens<br />

de quelques théologiens de Hollande. Spinoza avait tracé le chemin<br />

de cette entreprise... Mais M. N. (Leclerc) a donné aux pensées<br />

de Spinoza un tour plus subtil et plus dangereux », dira l'un<br />

d'eux (7).<br />

Jean Leclerc était surtout un naïf. Ses intentions étaient<br />

pures et libérées de cet esprit d'orgueil et de chicane qui gêne<br />

si souvent le lecteur de Richard Simon. Résolument « moder<br />

niste », comme on dirait de nos jours, il croit à l'efficacité reli<br />

gieuse de la critique biblique : « On soudra tout d'un coup une<br />

infinité de difficultés que les libertins ont accoutumé de proposer<br />

contre l'Écriture Sainte, qu'il n'est pas possible de soudre selon<br />

les principes ordinaires... » « On les verra embrasser sans peine<br />

ce qu'ils ont rejeté jusqu'à présent, avec opiniâtreté, parce qu'on<br />

l'appuie mal à propos sur des suppositions qui se trouvaient<br />

contraires à toutes leurs lumières (8). » Que faire en effet devant<br />

Spinoza? Leclerc propose trois moyens : brûler tous les exem<br />

plaires du Tractatus? C'est impossible. Réfuter ses preuves?<br />

fil Sentimens... (p. 273).<br />

(3 Mich'elPLE Vassor, De la véritable religion (Barbin, Paris, 1688 p. 162).<br />

U) Faydit, Remarques sur Virgile et sur Homère (Cot, Pans, 1705).<br />

(5) LaubrÛssel, Traité des abus de la critique en matière de religion<br />

(D(U6rGROPSTÊTE1DÈ°LA Mothe, Traité de l'inspiration des livres sacrés du<br />

Nouveau Testament (Amsterdam, 1695).<br />

Isj<br />

cil., p. 47).<br />

sinUmenfdePqutlques théologiens, chap. 12 (cité par M. Monod, op.


78<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Personne ne l'a fait. Lui accorder que les écrivains sacrés n'ont<br />

été inspirés ni pour le style ni pour ce qu'ils ont pu savoir autre<br />

ment que par révélation et sauvegarder ainsi l'autorité du reste<br />

de l'Écriture? C'est la seule méthode efficace et valable (1).<br />

Et Leclerc de répéter : il faut céder du terrain, se défendre sur<br />

des positions inattaquables, abandonner le terrain miné : la<br />

révélation judaïque et chrétienne, la valeur des prophéties et des<br />

miracles, débarrassées d'une gangue légendaire, apparaîtront<br />

alors dans leur éternelle vérité.<br />

Cependant l'inquiétude le gagne quelquefois. Il est bon de<br />

faire la part du feu. Est-on sûr cependant d'arrêter l'incendie?<br />

Spinoza n'est dangereux que dans la mesure où les ignorants<br />

l'utilisent et déjà comme Bossuet, mais sans en tirer comme lui<br />

une politique de répression, il prévoit le grand combat qui va<br />

se mener contre le christianisme : « On se sert de la philosophie<br />

et de la critique pour détruire nos dogmes les plus saints et les<br />

plus inébranlables. On a publié des livres impies, non seulement<br />

en latin, mais encore en français, en anglais et en flamand que<br />

bien des gens qui n'ont point d'étude lisent avec une avidité<br />

incroyable. On voit partout des gens entêtés des sentiments de<br />

Spinoza, parce qu'ils ont lu ses livres en français, en flamand<br />

ou en anglais, quoiqu'ils n'aient aucune étude de philosophie<br />

ni de critique. Nous sommes en un temps où tout le monde veut<br />

faire le savant et veut passer pour esprit fort et on acquiert<br />

ces titres à peu de frais en lisant les livres que je viens de nommer.<br />

Mais ce qu'il y a en ceci de déplorable, c'est que ce n'est pas là<br />

une maladie de jeunesse qui se guérisse dans un âge plus avancé;<br />

on remarque que ceux qui se laissent prévenir une fois de ces<br />

malheureux sentiments ne s'en défont que très rarement (2). »<br />

Cette inquiétude explique la violence avec laquelle il réprouve<br />

la philosophie spinoziste. A la fin de sa vie, en 1713, comme tous<br />

ses contemporains, il voit en Spinoza « le plus fameux athée de<br />

notre temps (3) ». En 1710, il rompt toute solidarité : « Il n'y a<br />

rien que je méprise plus que le système de Spinoza... Tous ceux<br />

qui me connaissent ou qui ont lu mes ouvrages philosophiques<br />

ou théologiques savent qu'il n'y a point de manière plus opposée<br />

au spinozisme que la mienne... Ceux qui soutiennent la liberté<br />

(1) Défense des sentimens de quelques théologiens (p. 221).<br />

(2) Ibid., p. 220 (9e lettre). Le Tractatus a été traduit en français en<br />

1678 sous trois titres différents, en anglais en 1689, en hollandais en 1694<br />

(cf. Paul Hazard, Crise de la conscience européenne, t. III, p. 69).<br />

(3) Bibliothèque choisie, 1713, t. XXVI (à propos de l'ouvrage de<br />

S. Clarke, A démonstration of the Being of God).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 79<br />

de Dieu et des créatures et qui sont même presque les seuls<br />

d'entre les chrétiens qui pressentent fortement la nécessité de<br />

reconnaître la liberté, que l'on nomme communément d'indiffé<br />

rence, pour établir une juste idée du vice et de la vertu et pour<br />

rendre les récompenses et les peines légitimes, sont si éloignés<br />

de Spinoza qu'il ne faut guère être sage pour les accuser d'être<br />

d'un sentiment qui introduit la nécessité fatale de toutes<br />

choses (1). » Aussi, sans rien renier de sa méthode critique dans<br />

ses Commentaires philologiques sur l'Ancien Teslament (2) et<br />

dans son étonnant résumé qu'est l'Ars criiica (3), Jean Leclerc<br />

reporte l'attaque sur le point le plus scandaleux du spinozisme,<br />

la négation du miracle. Le miracle est le sceau de la révélation<br />

chrétienne, annonce-t-il dans son curieux traité d'apologétique<br />

De l'incrédulité (4). « Or, quelques incrédules ont essayé de<br />

rendre incertain ce caractère des miracles, en disant que nous ne<br />

connaissons pas si parfaitement les causes naturelles et leurs<br />

effets que nous puissions distinguer ce qu'elles peuvent produire<br />

de ce qui est au-dessus de leurs forces. Ils prétendent même que<br />

ce qu'on a appelé miraculeux ne devait être regardé que comme<br />

quelque chose d'extraordinaire et comme l'effet de causes natu<br />

relles qui n'étaient pas assez connues (5) ». La référence à Spi<br />

noza est évidente, mais la défense est originale. Beaucoup de<br />

faits paraissent des miracles aux yeux des simples, mais il ne<br />

s'agit pas de vanter peu judicieusement l'ignorance. Cependant<br />

il est un domaine « au-dessus de la puissance des hommes (6) »;<br />

le miracle, en dehors de toute imposture et de toute duperie,<br />

côtoie notre vie et se rapporte par des témoins dignes de foi.<br />

Le Christ marche sur les eaux, guérit sans remèdes et ressuscite<br />

Lazare. Mais le miracle n'est pas seulement un prodige qui<br />

dépasse les forces humaines et le cours ordinaire de la nature;<br />

il faut qu'il y ait un prophète pour l'annoncer ou un bénéfi<br />

ciaire qui en soit averti (7). Lorsque Alexandre dans le désert<br />

(1) Bibliothèque choisie, 1710, t. XXI (à propos du Spinoza revived du<br />

Révérend George Hickes paru à Londres en 1709) (cf. Hazard, op. cit.,<br />

'<br />

(2) '<br />

Commeniarii philologici et Paraphrases in Vel. Test. (4 vol. in-folio,<br />

Genève, 1693; Pentaleuque, 1696).<br />

(3) Ars criiica (1696). .<br />

(4) De l'incrédulité où l'on examine les motifs ou les raisons générales qui<br />

portent les incrédules à rejeter la religion chrétienne avec deux lettres où on en<br />

prouve directement la vérité (Amsterdam, Wetstein, 1696).<br />

(5) Ibid., p. 358 (en marge, référence à Spinoza, Tractatus,<br />

chap. VI).<br />

(6) Ibid., p. 359. .<br />

.<br />

,<br />

(7 ! Il faut qu'il sache auparavant que ce miracle arrivera ou que du<br />

moins il arrive à point nommé parce que sans cela il serait perdu » (ibid.,<br />

p. 360).


80 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

d'Idumée voit devant lui la mer chassée par le vent, il n'y a pas<br />

miracle, car Alexandre ne l'a pas prévu et n'en a pas été informé.<br />

Ce n'est pas le cas de Moïse franchissant la mer Rouge : « Si les<br />

faits miraculeux étaient des effets extraordinaires de causes<br />

naturelles mais inconnues, il est visible qu'on ne les pourrait pas<br />

prévoir (1). » Tels sont tous les miracles du Christ et surtout la<br />

Résurrection. Dès lors, Jean Leclerc, sans s'en rendre compte,<br />

édifie une doctrine solide que l'orthodoxie catholique reprendra<br />

plus tard (2) : le miracle est un prodige appuyé sur une prophétie;<br />

le miracle n'est pas seulement un prodige, mais un signe.<br />

Jean Leclerc ne va pas plus loin, mais il marque clairement<br />

la limite de son rationalisme. Alors que Spinoza prétend nier<br />

le miracle au nom d'une philosophie déterministe, le professeur<br />

d'Amsterdam demeure fidèle à l'histoire. Il ne s'agit pas de<br />

démontrer rationnellement l'impossibilité du miracle, mais d'éta<br />

blir des faits et de critiquer les témoignages. Mais ce que, dans<br />

la candeur de sa foi, Leclerc ne veut pas faire, sera l'ouvrage de<br />

Fontenelle et de Voltaire en France, de Toland et de Woolston<br />

en Angleterre.<br />

Avec une étonnante loyauté intellectuelle, Jean Leclerc a<br />

essayé sinon de concilier,<br />

du moins de sauvegarder les exigences<br />

critiques de sa raison et le fondement précieux d'une foi que,<br />

somme toute, comme beaucoup de réformés, il place beaucoup<br />

plus dans le témoignage intérieur de l'Esprit Saint que dans une<br />

légalité d'ordre juridique. C'est cela surtout qui le heurte chez<br />

Richard Simon. Mais en face de Spinoza, son attitude est révé<br />

latrice. Il le connaît à fond et le suit, même quand il l'injurie le<br />

plus, tant qu'il demeure fidèle à sa méthode d'exégèse fondée<br />

sur l'histoire et sur la philologie : c'était d'ailleurs demeurer<br />

dans l'esprit de l'arminianisme et continuer l'œuvre critique de<br />

Grotius et d'Episcopius. Mais lorsque au-dessus Spinoza, des<br />

humbles conclusions de l'exégèse prétend biblique, fonder une<br />

doctrine rationnelle du miracle sous-tendue par le déterminisme<br />

de l'Éthique, Leclerc, au nom de sa foi, mais aussi au nom de la<br />

méthode historique, reprend sa liberté (3), donnant par là au<br />

(1) De Fincrédulité..., p. 362 (Leclerc avait déjà reproché à R. Simon l'as<br />

similation scandaleuse des deux miracles dans ses Sentimens de quelques<br />

théologiens, 4° lettre, p. 76).<br />

(2) Dictionnaire apologétique de la foi catholique (édit. d'Alès, Beauchesne,<br />

Paris, 1919, article Miracle).<br />

(3) En 1705, Leclerc sera plus dédaigneux encore : « Je sais que l'auteur<br />

du Traité théologico-politique prétend que les miracles ne sont que des effets<br />

extraordinaires de la nature et que s'il se faisait quelque chose qui fût<br />

au-dessus de ses forces, cela affaiblirait plutôt la créance que nous avons


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 81<br />

maître de La Haye une leçon de modestie que la science moderne<br />

ne devait cesser de confirmer.<br />

L'œuvre entière de Leclerc, quoi qu'en ait dit et pensé l'auteur,<br />

assimilait de Spinoza une puissante méthode d'exégèse qu'il<br />

pensait pouvoir intégrer sans dommage pour la foi chrétienne.<br />

A ce disciple quelque peu ingrat du Tractatus s'oppose un dis<br />

ciple non moins honteux de l'Éthique, Noël Aubert de Versé.<br />

Jamais les déboires d'une vie ne furent causés plus directement<br />

par les excès d'un esprit aventureux. Né catholique au Mans<br />

vers 1645, Aubert de Versé étudie la théologie protestante à<br />

Genève en 1665 (1). Pasteur en Bourgogne, il est déposé en<br />

août 1669 par un synode tenu à Is-sUr-Thil et excommunié<br />

comme socinien niant la Trinité et la divinité du Christ. On le<br />

retrouve en Hollande, refuge de toutes les hétérodoxies. Quelque<br />

temps pasteur aux environs d'Amsterdam, il abandonne une<br />

fois de plus le ministère pour mener une vie d'expédients :<br />

correcteur d'imprimerie chez les Elzévier, il se lie, selon Moreri (2),<br />

au fameux socinien Christophe Sandius le fils; étudie la médecine<br />

et, une fois ses grades acquis, devient bourgeois d'Amsterdam.<br />

Mais au calme d'une vie bourgeoise, Aubert de Versé préfère les<br />

aventures. Les milieux les plus inquiétants le sollicitent; comme<br />

pour beaucoup de spinozistes, Meyer, Schuller, Lucas, la méde<br />

cine est un prétexte pour lui; il est assez lié avec le traducteur<br />

du Tractatus, Gabriel de Saint-Glain, pour continuer à sa mort<br />

en 1683 la rédaction des Nouvelles solides et choisies dont Bayle<br />

ne pense pas grand bien (3). Mais ce n'est pas seulement un<br />

folliculaire. En 1681, il a traduit en latin l'Histoire critique du<br />

il attaque Bossuet<br />

Vieux Testament de Richard Simon; en 1683,<br />

sur le principe de la communion; en 1634,<br />

sous le pseudonyme<br />

de Léon de La Guittonnière, il lance dans les jambes de Jurieu<br />

le Protestant pacifique et, pendant six ans encore, ne cesse de le<br />

harceler au nom de la tolérance, principe imprescriptible de la<br />

Réforme (4). En 1690, inquiété par l'orthodoxie calviniste, il<br />

qu'il y a un Dieu qu'il ne l'affermirait. Mais ces pensées sont si creuses et<br />

si déraisonnables qu'elles ne méritent pas que l'on s'y arrête » (Bibliothèque<br />

choisie, t. V, p. 111, Amsterdam, Schelte, 1705).<br />

(1) Cf. Haag, La France protestante (2° édit., t. I, p. 431).<br />

(2) Dictionnaire de Moreri (in verbo).<br />

(3) Œuvres diverses, t. IV, p. 620 (lettre du 18 janvier 1685).<br />

(4) Le Nouveau Visionnaire de Rotterdam ou Examen des parallèles mys<br />

tiques de Jurieu (Amsterdam, 1686), Traité de la liberté de conscience (Cologne,<br />

Pierre Marteau, 1687).<br />

Y. VERNIERE, x 6


82 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

rallie la France, se convertit au catholicisme et vit médiocrement<br />

à Paris jusqu'en 1714, nanti d'une pension du clergé pour brûler<br />

dans de médiocres publications tout ce qu'il avait adoré (1).<br />

Une telle vie ne démontre guère une grande solidité intellec<br />

tuelle. Aubert de Versé croyait assez aux idées pour se laisser<br />

tenter par les plus aventureuses, qui sont souvent les plus nobles.<br />

Allons-nous lui reprocher de n'avoir pas su souffrir pour elles,<br />

quand nous ne tenons nulle rigueur aux prudences de Bayle et<br />

aux chicanes de Richard Simon? Il fut le premier,<br />

que nous<br />

sachions, à vanter aussi noblement l'unité chrétienne qui se<br />

doit de tolérer dans son sein même les sociniens et les quakers (2) ;<br />

le premier, avant Voltaire, à trouver dans la tolérance à la fois<br />

un principe fécond de morale et une source de prospérité pour<br />

les Etats. Il n'est pas, comme son époque l'a cru,<br />

un esprit<br />

détraqué, une caricature de Bayle; il est déjà, par son goût de<br />

la libre discussion des idées, un authentique disciple de Spinoza :<br />

« J'avoue que chacun a droit de penser ce qu'il voudra et de<br />

censurer même toutes les pensées d'autrui. Mais cela se doit<br />

toujours faire sans violence et sans tyrannie sur les esprits.<br />

Lorsqu'on en vient à cette extrémité, ce n'est plus raisonner ni<br />

philosopher, c'est faire le tyran et le faire sur des sujets qui ne<br />

souffrent rien si impatiemment que la contrainte. Les hommes<br />

peuvent bien par la force régner sur les corps, mais ils ne sauraient<br />

jamais régner par elle sur les esprits. La gloire et le pouvoir de<br />

régner sur eux n'appartient qu'à la raison même (3). » Que ce<br />

soit un écho d'une page de Pascal ou du dernier chapitre du<br />

Tractatus (4), il y a certaine noblesse de pensée qui impose le<br />

respect.<br />

Or, par deux fois,<br />

Aubert de Versé se trouve plus directement<br />

en contact avec Spinoza; en 1687,<br />

dans son Traité de la liberté<br />

de conscience, il ne craindra pas restricd'engager,<br />

avec quelques<br />

(1) Notamment l'Anlisocinien (1692).<br />

(2' " - ' " ■<br />

(2) Cf. le sous-titre du Prolestant pacifique : « dans lequel on fait voir<br />

par les principes des réformés que la foi de l'Église catholique ne choque<br />

point les fondements du salut et qu'ils doivent tolérer dans leur communion<br />

tous les chrétiens du monde, les sociniens et les quakers même dont on<br />

explique la religion. »<br />

(3) L'Impie convaincu (Amsterdam, Jean Crélie, 1684, Avertissement).<br />

(4) Appuhn, t. II, chap. XX, p. 377 : « Il ne peut se faire que l'âme d'un<br />

homme appartienne entièrement à un autre; personne en effet ne peut trans<br />

férer à un autre ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa<br />

faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses. Ce<br />

fouvernement par suite est tenu pour violent qui prétend dominer sur les<br />

mes et une majesté souveraine parait agir injustement contre ses sujets<br />

et usurper leur droit quand elle veut prescrire à chacun ce qu'il doit admettre<br />

comme vrai ou rejeter comme faux... »


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 83<br />

tions mentales, les thèses politiques du Tractatus dans sa lutte<br />

contre l'intolérance calviniste de Jurieu; mais ce ne sera qu'une<br />

intervention dans une querelle plus vaste, où l'orientation poli-<br />

sique du Refuge sera tout entière mise en question et passionné<br />

ment discutée, à la lumière de Spinoza (1), aussi bien par Bossuet<br />

et Pellisson que par Jurieu, Claude, Saurin et Bayle. Mais, dès<br />

1684, Aubert de Versé essaie de faire honnêtement le point devant<br />

l'Éthique avec une franchise déconcertante et une originalité<br />

certaine : ce fut l'Impie convaincu (2).<br />

Il n'est pas de témoignage plus sensible que ce livre, de l'im<br />

portance que revêtait la diffusion du spinozisme aux yeux des<br />

contemporains. L'Éthique impose une révision des valeurs phi<br />

losophiques utilisées jusque-là pour confirmer le christianisme.<br />

Trois questions se posent à ce sujet; quel est le sens du spino<br />

zisme et quelles sont les conséquences religieuses qui en décou<br />

lent? Quelle est l'origine philosophique d'une telle doctrine et<br />

quels sont les précédents historiques qui ont permis de telles<br />

aberrations? Quel est enfin le moyen, tout en faisant la part<br />

des critiques justifiées et irréfutables, de construire en face<br />

du spinozisme un édifice rationnel capable d'abriter le christia<br />

nisme? L'ambition d'Aubert de Versé n'était pas modeste et<br />

excédait les moyens intellectuels du personnage. Mais le problème<br />

était posé pour la première fois avec vigueur et traduisait fort<br />

bien le désarroi temporaire de la pensée occidentale. Au lieu de<br />

crier au monstre, comme tant d'autres, il faisait face aux ravages.<br />

Avant de poser les théorèmes rigoureux du Ier livre de l'Éthique,<br />

Spinoza avait analysé longtemps les deux idées de Dieu et de<br />

nature et l'on peut suivre dans ses premiers essais, le Court<br />

Traité (3) ou la Lettre à Louis Meyer (4), le jeu de convergence<br />

qui mènera à leur complète assimilation. C'est cette même ana<br />

lyse que reprend Aubert de Versé, mais le jeu est singulièrement<br />

plus grossier. En face du dualisme chrétien, fondé sur l'idée de<br />

création et sur l'hétérogénéité fondamentale de Dieu et d'une<br />

(1) Cf. infra.<br />

(2) L'Impie convaincu ou Dissertation contre Spinoza dans laquelle on<br />

réfute les fondements de son athéisme (l'on trouvera dans cet ouvrage non<br />

seulement la réfutation des maximes impies de Spinoza mais aussi celle des<br />

principales hypothèses du cartésianisme que l'on fait voir être l'origine du<br />

spinozisme. Amsterdam, Jean Crélie, 1684, i-x-274 p., dont une lettre latine<br />

Aulhoris epistula ad amicum N. de Spinozianae impieialis origine, cum brevi<br />

illius confutalione, p. 241-274).<br />

(3) Composé vers 1660, le Court Traité de Dieu, de l'homme et de la santé<br />

de son âme nous est parvenu sous une rédaction en langue hollandaise (tra<br />

duction Janet, Paris, 1878).<br />

(4) Lettre 12 du 20 avril 1663 (Appuhn, t. III, p. 150 sq.), cf. P.-L. Cou<br />

choud, op. cit. (chap. III).


84 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Spinoza établit l'unicité de la<br />

matière tirée du néant absolu,<br />

substance qui fait du monde une émanation de Dieu. Aubert<br />

de Versé, dès sa préface (1), accepte la critique de l'idée de créa<br />

tion, mais refuse le monisme de Spinoza dont il aperçoit beaucoup<br />

plus les dangereuses conséquences antichrétiennes que les insuf<br />

fisances logiques. D'une part on ne saurait prouver la possi<br />

bilité d'une création ex « nihilo, qui est impossible et implique<br />

contradiction (2) »; c'est là une notion suspecte et confuse que<br />

le récit de la Genèse ne permet nullement d'inférer, fondée sur<br />

une interprétation contestable d'un mot hébreu et défendue<br />

très tardivement par un théologien aussi douteux que Tertullien<br />

: aucune nécessité d'orthodoxie n'exige donc qu'on accroche<br />

à un tel dogme l'avenir du christianisme. En l'acceptant, on<br />

trace même la voie au spinozisme : admettre un néant antérieur<br />

à la création, c'est reconnaître que Dieu a tout tiré de sa propre<br />

substance et voir dès lors dans le monde une émanation de Dieu.<br />

D'autre part, le point central de l'Éthique, l'unicité de la subs<br />

tance, n'est qu'un athéisme larvé : toute émanation de Dieu,<br />

c'est-à-dire toute créature,<br />

participerait alors à la perfection<br />

et à la divinité. Il faut donc échapper à l'impasse en trouvant<br />

une solution à la fois commode et rationnellement fondée. Repre<br />

nant alors le vieux thème lucrétien du ex nihilo nihil fit, Aubert<br />

de Versé rajeunit la vieille doctrine d'Anaxagore, plus ou moins<br />

reprise par Platon et par les stoïciens : en face de toute-<br />

Dieu,<br />

puissance et toute perfection, existe une matière éternelle essen<br />

tiellement imparfaite, sans force, vie ou connaissance, qu'un<br />

esprit organisateur informe et modèle à sa guise.<br />

Mais il ne suffit pas d'invoquer l'utilité d'une vieille cosmo<br />

gonie pour détruire l'édifice de YÉthique, qui somme toute<br />

paraît à notre auteur singulièrement séduisant. Admettre l'im<br />

possibilité de la création (3) et la validité du 3e théorème de<br />

l'Éthique (4)<br />

et refuser l'unicité de substance sur laquelle se<br />

fonde sa démonstration est déjà hasardeux. Aubert de Versé<br />

s'y risque, comme si l'on pouvait utiliser la solution d'un pro<br />

blème dont on conteste les données. Pour lui, le dualisme reste<br />

possible. C'est un pur sophisme que le théorème 5 : deux sub<br />

stances de même attribut peuvent exister à la fois dans la nature.<br />

« Mais qui t'a accordé, impie, qu'il n'y a que la seule diversité<br />

(1) L'Impie convaincu, Préface (p. vin).<br />

(2 Ibid., p. 2.<br />

(3) « Dieu ne peut être cause de la matière : cela parait avoir beaucoup<br />

de force » (ibid., p. 4).<br />

(4) « Si des choses n'ont rien de commun entre elles, l'une ne peut être<br />

la cause de l'autre » (Éth., I, prop. 3).


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 85<br />

d'attributs qui puisse distinguer les substances (1)? » Il y a<br />

aussi la position respective; à côté d'une identité logique, « sub<br />

tilité métaphysique qui appartient au traité des précisions men<br />

tales et de l'univocation (2) », il est une identité réelle, comme<br />

celle de deux atomes ou de deux grains de sable, tout à fait compa<br />

tible avec une existence indépendante. Va-t-on croire de même<br />

à l'infinité de la substance? Nouveau sophisme que ce 8e théo<br />

rème (3). Il est impossible de se rallier à cette argutie logique<br />

qui assimile l'existence et l'infinité. Si l'esprit, en concevant<br />

une chose finie, en nie purement l'existence et, en concevant<br />

l'infinité, lui attribue « l'existence, cette belle maxime d'athée<br />

ferait d'une simple pierre, d'un seul homme ou d'un seul cheval<br />

un Dieu infiniment parfait (4) ». En fait, il faut reconnaître que<br />

l'étendue de la matière est bornée par celle de Dieu et l'étendue<br />

de Dieu par celle de la matière : ce sont deux substances diffé<br />

rentes, distinctes, hétérogènes. Rien n'est plus impie que d'at<br />

tribuer l'infinité spatiale à Dieu, car c'est mettre en lui et conférer<br />

à sa nature l'ensemble d'un monde imparfait qui, à côté du ciel<br />

et des anges, comporte l'enfer, les brutes et les démons; c'est<br />

revenir au Jovis omnia plena (5).<br />

L'origine de l'erreur est maintenant visible. Spinoza est issu<br />

de Descartes. Le cartésianisme est le rempart des esprits forts<br />

et des athées. Du jour où l'on conçoit l'espace et le vide comme<br />

une substance réelle et positive, comme une étendue solide, il<br />

n'est plus de distinction possible entre Dieu et la matière; on<br />

ne peut faire coexister l'infinité de la substance étendue selon<br />

Descartes et l'être absolument infini en tout genre de sa théo-<br />

dicée. Il faut donc les assimiler : Spinoza est le continuateur<br />

logique de Descartes. Dans une affectation d'effroi, Aubert<br />

de Versé refuse « cette mer de contradictions (6) », cette accumu<br />

lation de Pélion sur Ossa. Il faut revenir une fois de plus à la<br />

distinction de deux substances pareillement éternelles, Dieu et<br />

la nature. Dieu ne se démontre pas rationnellement par l'idée<br />

d'infini, mais par l'idée de perfection; Descartes et Spinoza<br />

auraient dû se borner à l'argument ontologique : tirer l'<br />

existence<br />

de la perfection est aussi une argutie logique,<br />

pas de<br />

mais ne comporte<br />

conséquence dangereuse. Aubert de Versé préférerait se<br />

passer des idées innées et revenir à une formation empirique de<br />

(1)<br />

L'Impie convaincu (p. 8).<br />

(3) » Toute substance existe nécessairement infinie» (Éth., I,<br />

(4) L'Impie convaincu (p. 21).<br />

(5) Ibid., p. 45.<br />

(6) Ibid., p. 59.<br />

prop. 8).


86<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

l'idée de perfection : « C'est par le moyen de la vue et de l'im<br />

pression d'une infinité d'autres objets que nous découvrons qu'il<br />

en a de plus ou moins parfaits et que nous formons ainsi l'idée<br />

y<br />

de l'être souverainement parfait (1) ».<br />

En somme, Spinoza n'est pas le grand coupable; il n'est<br />

qu'un disciple logique de Descartes. Spinoza a le mérite de la<br />

franchise, alors que Malebranche fait l'hypocrite : « Le Père<br />

Malebranche qui définit Dieu comme Spinoza... ne peut éviter<br />

de tomber dans un précipice qui n'est éloigné que de deux<br />

doigts de celui de Spinoza, savoir que l'univers n'est qu'une éma<br />

nation de Dieu... Il croit que toute la nature est Dieu et que tout<br />

ce qui est appartient uniquement à la substance de Dieu (2) ».<br />

Seule la foi lui démontre l'existence de la matière et des corps.<br />

La conséquence implacable de la vision en Dieu, c'est l'assimi<br />

lation de Dieu et de l'univers, donc l'athéisme. La preuve en est<br />

que « les athées d'aujourd'hui qui veulent se mieux cacher que<br />

Spinoza et ses disciples et paraître cependant fort religieux<br />

embrassent avec joie et défendent avec chaleur les hypothèses<br />

du Père Malebranche (3) ». Et Aubert de Versé de conclure :<br />

contre le ferment d'athéisme que Descartes a répandu si impru<br />

demment, il n'est qu'un remède : se rallier à l'idée d'une subs<br />

tance étendue éternelle, fort compatible avec les textes sacrés,<br />

et renoncer à la funeste idée de création. « Voilà ce que j'avais<br />

à dire contre Spinoza. Je n'ai pu le faire sans examiner les prin<br />

cipes du cartésianisme qui sont les fondements du spinozisme.<br />

Je ne sais ce qu'en diront les partisans de cette philosophie et<br />

s'ils prendront le parti de défendre les hypothèses que je combats<br />

ou de montrer qu'elles ne conduisent nullement au spinozisme.<br />

S'ils le prennent, c'est là où on les attend (4) ».<br />

L'Impie convaincu fut accueilli avec méfiance, parfois avec<br />

stupéfaction. En terre protestante, le libéral Aubert de Versé<br />

passait un peu pour un provocateur. Bayle, qui, à propos du<br />

Protestant pacifique, lui découvrait beaucoup d'esprit, regrettait<br />

son indulgence pour l'Église romaine (5). Lorsqu'au début d'oc<br />

tobre 1684, il reçoit son nouvel ouvrage (6) et l'analyse dans les<br />

(1)<br />

2 Ibid., p. 143.<br />

3) Ibid., p. 202.<br />

4 Ibid., p. 240.<br />

(5) « Quand il adoucit les dogmes de l'Eglise romaine,<br />

L'Impie convaincu (p. 99).<br />

il s'attache surtout<br />

à écrire contre le Préservatif de M. Jurieu. Tous les sectaires de ce parti<br />

font grand cas du livre et il faut avouer qu'il y a de l'esprit en bien des<br />

endroits » (lettre à Lenfant du 8 mars 1684, in Œuvres diverses, t. IV, p. 613).<br />

« (6) On vient de m'envoier un qui est contre Spinoza et Descartes


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 87<br />

Nouvelles de la République des Lettres, son indignation éclate;<br />

tout d'abord contre le ton violent, les injures, l'aigreur de<br />

l'ancien pasteur, et par là Bayle se trahit, car le lecteur moderne<br />

n'y est guère sensible et ne discerne pas plus d'outrance chez<br />

Aubert de Versé que dans le moindre ouvrage polémique d'Ar<br />

nauld ou de Jurieu (1); ensuite contre l'assimilation, qui lui<br />

paraît scandaleuse, de la pensée de Spinoza avec celle de Male<br />

branche; manifestement, aucun penseur chrétien, même Bayle,<br />

ne garde son sang-froid devant Spinoza. De même Moreri :<br />

« Il semble qu'il n'ait écrit que pour attaquer (Malebranche et<br />

Descartes),<br />

car ce qu'il dit contre Spinoza est la partie la plus<br />

courte de son ouvrage (2). » Reinier Leers, le fameux éditeur de<br />

Rotterdam, dans une lettre assez plate à Malebranche dont il<br />

publie les Conversations chrétiennes, voit dans son adversaire<br />

« un franc coquin (3) ». Tout cela est singulièrement injuste<br />

à l'égard d'une pensée originale qui n'affectait nulle prudence<br />

et n'admettait nul sectarisme.<br />

En fait, l'ouvrage d'Aubert de Versé, en dehors des routines<br />

intellectuelles du temps, eut une influence féconde. Pour la<br />

première fois, le lien qui mène de Descartes à Spinoza est clai<br />

rement perçu. Non seulement Spinoza doit à Descartes sa<br />

méthode, son goût impénitent de l'évidence et de la démonstra<br />

tion géométrique, son besoin d'enfermer le monde en formules<br />

abstraites, mais aussi par la double thèse de l'infinité du monde<br />

et de l'infinité de Dieu l'exigence qui mène à les identifier (4).<br />

Depuis Aubert de Versé, le cartésianisme est en état d'alerte,<br />

non pas comme en France, sur la puérile querelle de l'incompa<br />

tibilité de l'étendue cartésienne et du dogme de l'Eucharistie (5);<br />

mais sur la conception même de Dieu et du monde. Bayle est<br />

le premier à sonner l'alarme. « Cartesius spinozismi architectus<br />

aut eversor », voilà le problème que se poseront vingt libelles<br />

qu'on attribue à de Versé... Je n'en ai pas encore lu une page » (lettre à<br />

Lenfant du 5 octobre 1684, ibid., t. IV, p. 619).<br />

(1) Nouvelles de la République des Lettres, t. I, p. 157 (octobre 1684) :<br />

« Que ne se contente-t-il de raisonner?... Cela lui enlève tout droit d'écrire<br />

contre les autres. » A. Monod conserve à tort la même interprétation (op.<br />

cit., p. 37).<br />

(2) Moreri, Dictionnaire (in verbo).<br />

(3) Abbé Blampignon, Correspondance inédite de Malebranche (Paris,<br />

Douniol, 1861, p. 127) (lettre du 11 juin 1685).<br />

(4) Cf. Lachièze-Rey, Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (Pa<br />

ris, Alcan, 1932).<br />

(5) Le Père Valois, Sentimens de M. Descaries touchant l'essence et les<br />

propriétés des corps opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs<br />

de Calvin sur le sujet de l'eucharistie (Paris, 1680, in-12); anonyme, La Phi<br />

losophie de M. Descaries contraire à la foi catholique (Paris, 1682, in-12),<br />

cf. Bouillier, op. cit. (t. 1, p. 462 sq. et 581 sq.).


88 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

et que résoudront en sens contraire Leibniz, François Lamy,<br />

Wolff et le cardinal Gerdil (1).<br />

J. Regius, Ruardus Andala,<br />

Par là même,<br />

Aubert de Versé force les cartésiens à prendre<br />

conscience de leur originalité, encourage Malebranche et Leibniz<br />

à sortir d'une ornière dangereuse en poursuivant en dehors de<br />

Spinoza des voies nouvelles d'évolution cartésienne.<br />

Mais Aubert de Versé n'a pas seulement contribué à l'écla<br />

tement du cartésianisme et à sa dispersion; par son analyse,<br />

il prouve aussi la pénétration du spinozisme; non seulement il<br />

en découvre les sources, mais il en accuse l'efficacité. Bien avant<br />

Voltaire (2), il renonce devant l'Éthique à l'idée de création. Lors<br />

même qu'il critique la notion de liberté divine et qu'il s'étonne<br />

devant l'assimilation de la liberté et de la nécessité, il ne fait<br />

que préciser le caractère rigoureux du déterminisme de Spinoza (3)<br />

et préfigure, dans une réfutation qui n'est qu'une exégèse, le<br />

dessein du disciple prudent que fut Boulainviller. N'allons pas<br />

trop loin cependant : le socinianisme libéral d'Aubert de Versé,<br />

sa connaissance du cartésianisme hollandais qui, par l'enseigne<br />

ment d'un Geulincx ou d'un Clauberg (4), annonçait déjà Spi<br />

noza, le poussent à une intelligente compréhension de l'Éthique;<br />

mais par sa répulsion pour les idées innées, par son empirisme<br />

qui fait de la pensée « un pur accident à la matière (5) », une simple<br />

perception de l'étendue, il annonce aussi Locke qui vers 1682<br />

précisément s'est réfugié en Hollande. original pour Trop faire<br />

(1) Pour la complicité des deux systèmes, Leibniz (lettre à l'abbé Nicaise,<br />

1697), J. Regius (Carlesius verus Spinozismi archilectus, Leeuwarden, 1718),<br />

Wolff (De differentia nexus rerum..., Halle, 1724). Contre cette complicité,<br />

Fr. Lamy (Le Nouvel Athéisme renversé, Paris, 1696, p. 454 sq.), Ruardus<br />

Andala (Carlesius verus spinozismi eversor..., Franeker, 1719) et le cardinal<br />

Gerdil (Recueil de IV8<br />

dissertations..., Paris, 1760, dissertation, p. 215).<br />

Sur les réfutations cartésiennes de Spinoza et en particulier sur Lamy et<br />

Gerdil, cf. Albert Balz (The Philosophical Review, t. 46, p. 461 sq., sep<br />

tembre 1937).<br />

(2) Il serait curieux d'étudier les rapports de Voltaire et d'Aubert de<br />

Versé (idée de tolérance, question des quakers, etc.). Soulignons qu'au cours<br />

de son premier voyage de Hollande en 1713, il connaît M""> Dunoyer,<br />

l'aventurière qui continue la rédaction des Nouvelles solides et choisies, à<br />

laquelle avait collaboré Aubert de Versé.<br />

(3) L'Impie convaincu (p. 221-222) : à propos du « In rerum natura,<br />

nullum datur contingens » (Ethica, 1, prop. 29), il avoue que Spino/a se<br />

doit de faire voir «que la liberté est une chose impossible et contradictoire »,<br />

sans essayer de fonder lui-même une doctrine de la liberté.<br />

(4) Clauberg, De cognitione Dei el noslri (1656); cf. Bouillier, op. cit.,<br />

t. I (p. 299). Geulincx mort en 1669 est connu par une Ethica posthume<br />

(Amsterdam, 1696)<br />

souvent rapprochée de Spinoza et qui précise un ensei<br />

gnement célèbre à Louvain et à Leyde (cf. Bouillier, op. cit., t. I,chap. XIV,<br />

et Gustav Saintleben, Geulincx, ein Vorgùnger Spinosas, Halle, 1885,<br />

in-8°).<br />

" "<br />

(5) L'Impie convaincu, p. 11 et 125.


<strong>SPINOZA</strong> ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 89<br />

école, Aubert de Versé, dans la confusion d'un ouvrage mal éla<br />

boré, mais riche de questions bien posées, traduit devant le<br />

spinozisme non seulement son désarroi, mais aussi celui de son<br />

temps.<br />

Le contact de Spinoza et du protestantisme français apparaît<br />

donc d'une singulière fécondité. Par leurs contacts étroits avec<br />

les pays étrangers et surtout avec la Hollande, où bon nombre des<br />

leurs sont installés bien avant la Révocation, nos réformés sont<br />

mieux et plus tôt informés de Spinoza que nos catholiques;<br />

par leur connaissance des polémiques hollandaises et des pre<br />

mières réfutations, ils apprécient plus vite l'importance du spi<br />

nozisme et analysent avec plus de facilité les détours obscurs<br />

de l'Éthique; mais une telle antériorité n'aurait que peu d'in<br />

térêt en dehors de l'originalité de leur réaction. Or, la position<br />

de nos réformés en face de Spinoza est extrêmement révéla<br />

trice de leur condition et de leur esprit. Le plus grand nombre,<br />

solidement dirigés par une étonnante élite de pasteurs, redoutent<br />

la désagrégation et la dispersion des forces et essaient de main<br />

tenir, par une discipline non seulement temporelle,<br />

mais intellec<br />

tuelle, une orthodoxie souvent difficile à préciser; c'est parmi<br />

eux qu'évoluent les docteurs et les grands apologètes, Abbadie,<br />

Jaquelot, La Placette;<br />

c'est eux qui inspirent les décisions des<br />

synodes et condamnent Spinoza et ses œuvres. N'attendons<br />

pas trop d'originalité de leur part. Formés en France dans les<br />

académies de Montauban et de Saumur ou à Genève, ils inter<br />

prètent Spinoza à la lumière d'un cartésianisme modéré, souvent<br />

adapté au langage scolastique de l'École. Abbadie réfute le<br />

Tractatus comme Huet et Bossuet, Jaquelot et La Placette<br />

ont les mêmes ar guments cartésiens qu'utilisent François Lamy,<br />

Régis- ou Fénelo n contre l'Éthique.<br />

Mais la dissid ence couve toujours dans l'esprit réformé. Dis<br />

sidence des mystiques tout d'abord, que Labadie ou Antoinette<br />

IcLirigncn ont dégEgés de Descartes : à travers Spinoza, Pierre<br />

Yvon et Pierre Poiret visent l'esprit intellectualiste de leur<br />

siècle et son rationalisme impénitent : avec maladresse, mais avec<br />

ils recher<br />

la force persuasive que donne la conviction intérieure,<br />

chent les vraies sources de la ferveur chrétienne. Spinoza sym<br />

bolise pour eux,coir,me Descartes pour Pascal, l'orgueil moderne,<br />

cette libido scicndi qu'Yvon attaque dans le Tractatus et Poiret<br />

dans l'Ethique. Feu suivis, isolés dans leurs retraites, interdits


90 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

par les synodes, ils conservent dans leur piétisme un domaine<br />

inaccessible aux analyses rationnelles, une religion du cœur et<br />

du sens intime qui sera plus tard celle de Marie Huber, de Rous<br />

seau, avant d'inspirer les conciliations kantiennes.<br />

Dissidence plus grave enfin : quelques réformés libéraux cèdent<br />

du terrain; à côté de Bayle dont l'influence est trop européenne<br />

pour se limiter au milieu protestant, Jean Leclerc, Jacques<br />

Basnage, Aubert de Versé sont séduits par la liberté d'esprit du<br />

par-delà l'épicurisme aristocratique du libertinage<br />

Tractatus qui,<br />

vieilli, tente de sauver la morale et l'État sans jamais abdiquer<br />

les droits de la pensée. L'exégèse biblique d'un Leclerc est<br />

celle d'un disciple de Spinoza; Aubert de Versé va plus loin encore<br />

en acceptant dans l'Éthique la critique de l'idée de création.<br />

Peu nombreux encore, ils représentent l'avenir en familiarisant<br />

le public de leurs gazettes avec les idées les plus accessibles du<br />

spinozisme.<br />

Mais ce qui les caractérise tous et qui fait le prix de leur témoi<br />

gnage, c'est la sincérité de leur réaction. Effrayés, scandalisés<br />

ou tentés par Spinoza, ils se révèlent eux-mêmes, sont frappés<br />

par tel point particulier, Yvon par la critique du miracle, La<br />

Placette par le problème de la liberté, sans donner de l'ensemble<br />

du spinozisme une vision totale qui risquerait d'être déformée.<br />

Ils n'obéissent pas à un mot d'ordre, ne développent pas, comme<br />

ce sera le cas pour le catholicisme français, une offensive concertée.<br />

Jurieu n'était pas en mesure et ne se souciait guère dans les<br />

rigueurs de l'exil de déclencher une campagne contre Spinoza :<br />

— Bossuet le fera nous le verrons — dans les dernières années<br />

du siècle. Mais par là même, le protestantisme français a de<br />

Spinoza une vision plus personnelle, plus sûre, plus loyale en<br />

un mot. Par là aussi, Spinoza a agi plus profondément sur lui.<br />

Après le Tractatus, l'apologétique protestante craindra d'ac<br />

crocher la foi à des querelles d'authenticité ou d'autorité des<br />

Écritures; après l'Éthique, elle se défiera des preuves rationnelles<br />

d'une théologie sans ferveur; bien avant le catholicisme qui<br />

s'y<br />

vient,<br />

verra contraint par les luttes antireligieuses du siècle qui<br />

elle retrouvera dans le cœur de l'homme et dans les<br />

exigences de sa conscience le véritable sanctuaire de la religion.


Chapitre III<br />

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME<br />

EN FRANGE<br />

S'il est relativement aisé de discerner la fortune de Spinoza<br />

en Hollande, de dénombrer les réfutations du Tractatus que,<br />

dès sa parution dans les premiers mois de 1670 (1), multiplièrent<br />

toutes les sectes et tous les théologiens hollandais; s'il est normal<br />

que les pasteurs des églises wallonnes et les réformés français<br />

résidant aux Pays-Bas aient aperçu très tôt le danger de ses<br />

thèses, il est beaucoup plus difficile de se représenter avec quelque<br />

chance de précision comment le nom de Spinoza devint familier<br />

au public français et dans quelles conditions son premier ouvrage,<br />

puis ses Opéra Posthuma furent lus. En effet, avant la Révoca<br />

tion de l'Édit de Nantes en 1685 et le grand Refuge de Hollande<br />

qui en fut la conséquence, on peut douter que les réfutations des<br />

Brun, des Pierre Yvon, des Poiret aient été en France d'une<br />

lecture courante, même dans les milieux ecclésiastiques (2). C'est<br />

à cette date seulement que la moindre publication hollandaise<br />

prendra du prix et que les gazettes rédigées pour l'exportation<br />

susciteront un intérêt croissant (3). II est peu probable que le<br />

nom de Spinoza se soit rapidement répandu en France, malgré<br />

les visites de Dehénault et de Saint-Évremond. Le livre du<br />

colonel Stouppe était bien le premier imprimé français à évoquer<br />

la personne du philosophe et à donner un bref et contestable<br />

résumé de sa doctrine; mais il s'agissait là d'un pamphlet à<br />

l'usage de l'opinion cultivée européenne et il ne semble pas qu'il<br />

ait été l'objet, en France même, d'une large diffusion. L'entrevue<br />

(1)<br />

Christ. Thomasius à Leipzig (cf. P.-L. Couchoud, Spinoza, Alcan, 2» édit.,<br />

1924, p. 126, note 1).<br />

Antérieurement au 8 mai 1670, date de la première réfutation de<br />

(2) L'exemplaire de Poiret de la Bibliothèque Nationale (R. 2.815) porte<br />

cependant l'ex-libris de Daniel Huet.<br />

(3) Cf. F. Brunot, Histoire de la langue française (t. V, p. 261).


92 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

manquée avec le prince de Condé eut en revanche de l'impor<br />

tance; elle frappa les esprits mais n'eut pas de suites pratiques,<br />

le protecteur de Dehénault et d'Isaac de La Peyrère ne faisant<br />

du libertinage qu'un usage strictement privé. Faut-il croire que<br />

les hasards de la contrebande pouvaient diffuser en bon lieu le<br />

Tractatus? Rien n'est moins évident, si l'on pense que dès 1673<br />

l'ouvrage fut interdit dans toutes les Provinces Unies. A la même<br />

date, la guerre de Hollande allait interrompre ou considérable<br />

ment gêner le trafic établi entre les libraires de deux pays.<br />

Enfin, le livre de Spinoza, écrit en latin et d'une lecture ardue,<br />

ne s'adressait qu'à un public cultivé. C'est donc par des voies<br />

individuelles —<br />

et la traduction française de 1678, tout en<br />

—<br />

élargissant l'audience, n'y changera rien qu'il faut essayer<br />

de se représenter l'introduction de Spinoza en France. Une<br />

telle méthode pourrait sembler, en l'absence de documents,<br />

étrangement conjecturale. Mais les documents existent et, avec<br />

une précision souvent étonnante, permettent de déceler les<br />

intermédiaires, les dates de leurs interventions, les limites de<br />

leur propagande; en revanche, ils nous renseignent beaucoup<br />

moins sur les milieux atteints et par la réserve et la prudence<br />

de leurs termes, dont l'interprétation est délicate, nous laissent<br />

difficilement pénétrer dans le secret des consciences : nous sau<br />

rons plus aisément discerner des lecteurs que des disciples;<br />

mais, dès les premiers contacts avec Spinoza, une double réaction<br />

marque déjà la coupure des esprits français; en face de la haine<br />

et des cris d'effroi des orthodoxes, on sent chez les autres, à<br />

travers les réticences et les mots calculés, percer une intense<br />

curiosité.<br />

Or, s'il est un milieu où l'on soit tenté de rechercher les intro<br />

ducteurs de Spinoza, c'est bien celui des ressortissants hollan<br />

dais à Paris. Même avant que Spinoza fût reconnu comme l'au<br />

teur du Tractatus, nombre de ses compatriotes avaient apprécié<br />

l'originalité de son intelligence et, ne serait-ce que par le mince<br />

ouvrage sur les Principes de Descartes paru en 1663, pouvaient<br />

donner de lui à l'étranger une idée avantageuse. Aucune trace<br />

précise n'en est restée. Le grand patricien Conrad Van Beunin-<br />

gen, en qui la tradition voit un solide protecteur de Spinoza (1),<br />

dirigea en 1661-1662 une ambassade extraordinaire des États<br />

(1) Madeleine Francès, op. cil. (p. 87 sq.).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 93<br />

auprès de Louis XIV et fréquenta, à la suite du jeune Huygens,<br />

l'académie scientifique du maître des requêtes Habert de Mont-<br />

Rohault et Bourdelot<br />

(1). Le cercle était volontiers libertin comme l'ambassa<br />

deur lui-même, mais rien n'indique que Spinoza fut évoqué,<br />

même comme polisseur de lunettes. En 1668, Van Beuningen<br />

quitte définitivement la France pendant que la politique de<br />

Louvois pousse à la guerre entre les deux pays : le Tractatus<br />

mor où se rencontraient Auzout, Desargues,<br />

n'est pas encore édité. Plus curieuse encore nous apparaît la pré<br />

sence à Paris dès 1671 du vieux maître de Spinoza, l'ancien direc<br />

teur de l'École latine d'Amsterdam, Franz Van den Enden (2).<br />

Spinoza conserve toujours des rapports avec Dick Kerckring<br />

qui vient d'épouser à cette époque Clara Maria, la fille du maître,<br />

et en qui la légende voit le seul amour du philosophe. Aventu<br />

reux dans sa vie comme dans sa pensée, il est peu vraisemblable<br />

qu'au moment de quitter la Hollande dans des conditions fort<br />

mystérieuses, Van den Enden n'ait rien su de la publication du<br />

Tractatus, dont étaient les premiers avertis ses anciens disciples,<br />

tous amis de Spinoza, Simon de Vries, Jarigh Jelles, Pieter<br />

Balling et dont l'un, Louis Meyer, fut accusé d'avoir rédigé la<br />

préface. Le vieil homme, tête folle de soixante-dix ans, vit<br />

obscurément au faubourg Saint-Antoine et enseigne les langues :<br />

en fait, il fomente un étrange complot contre Louis XIV avec le<br />

comte de Guiche et le chevalier de Rohan qui devait soulever la<br />

Normandie et préparer à Quillebœuf, en pleine guerre de Hol<br />

lande, un débarquement espagnol. Arrêté, l'aventurier est mis<br />

à la Bastille le 26 septembre 1674 et pendu deux mois plus<br />

tard (3). Certes, il serait vain de faire jouer un rôle à Spinoza<br />

dans cette ténébreuse affaire et son nom n'est pas prononcé dans<br />

les archives de la Bastille, mais il semble que ce soit là le point<br />

de départ d'une légende qui laissait croire à un voyage de Spi<br />

noza en France et à des menaces d'embastillement de la part<br />

du ministre Arnauld de Pomponne (4). Franz Van den Enden<br />

(I) Henri-L. Brugmans, Le Séjour de Christian Huygens à Paris (Paris,<br />

Pierre André, 1936, p. 45, 46 et 83).<br />

(2) Cf A J Van der Aa, Bwgraflsch Woordenboek der Nederlanden (Brederode<br />

Haarlem, 1865, in verbo). Les archives de la Bastille, à la date<br />

du 26 septembre 1674, indiquent qu'il réside à Paris depuis trois ans (édit.<br />

par François Ravaisson, Paris, Durand et Launel, 1866 à 1904, 19 vol.,<br />

'<br />

(3) Ibid., t. VII,<br />

Rohan, la Nouvelle Edition,<br />

p. 451. Cf. Claude Derblay (L'Affaire du chevalier de<br />

s. d.)<br />

(4) « J'ai ouï dire que Spinoza était mort de la peur qu il avait eue d être<br />

mis à la Bastille. Il était venu en France attiré par deux personnes de qua<br />

lité qui avaient envie de le voir (l'origine de ce bruit est évidemment dans<br />

l'entrevue d'Utrecht). M. de Pomponne en fut averti et comme c est un


94 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

avait-il trop parlé sous la torture,<br />

alimentant par avance les<br />

bavardages des Menagiana sur son élève?<br />

A côté de ces conjectures, le rôle joué par Christian Huygens<br />

prend un tout autre relief. Né en 1629, Christian Huygens<br />

sort d'une des plus brillantes familles du patriciat hollandais.<br />

Son père Constantin, poète, diplomate, d'une intelligence éclairée<br />

et libérale, est ouvert aux influences françaises au point d'être<br />

traité par Balzac de « Hollando-Français ». Dès l'âge de sept ans,<br />

Christian apprend notre langue; à quatorze ans, il écrit ses pre<br />

mières lettres françaises à son père et toute sa vie conservera<br />

cette habitude. A Leyde où il étudie, la lutte bat son plein entre<br />

Descartes et ses adversaires. Jusqu'à la mort du philosophe en<br />

1650, qu'il a personnellement connu chez son père à La Haye,<br />

il fera figure de disciple et on le verra rédiger son épitaphe en<br />

maladroits vers français (1). Tout jeune encore, il correspond<br />

avec Mersenne et Pascal. Un premier voyage à Paris lui fait con<br />

naître Gassendi et l'Académie de Montmor : à Angers, il acquiert<br />

le titre de docteur en droit. Sa découverte d'un satellite de<br />

Saturne le lie en 1656 avec l'influent personnage qu'est Chape<br />

lain (2). Roberval, Carcavy, Pascal s'émerveillent devant son<br />

Horologium oscillatorium (3). Un deuxième voyage à Paris<br />

d'octobre 1660 à mars 1661 consacre sa célébrité : toute une<br />

élite scientifique et mondaine l'accueille. En 1663, Colbert<br />

alerté par Chapelain l'inscrit pour 1.200 livres de pension aux<br />

côtés de Molière, Corneille et Racine (4) et, au cours d'un troi<br />

sième séjour à Paris, le consulte sur la fondation d'une Académie<br />

des Sciences. Enfin, le 18 février 1666, une lettre de Carcavy<br />

confirme une invitation officielle du ministre : Christien Huygens<br />

est chargé de diriger les travaux de la nouvelle Académie : à<br />

Paris l'attendent une pension de 6.000 livres et un logement à la<br />

ministre fort zélé pour la religion, il ne jugea pas à propos de souffrir Spi<br />

noza en France où il était capable de faire bien du désordre et, pour l'en<br />

empêcher, il résolut de le faire mettre à la Bastille. Spinoza, qui en eut avis,<br />

se sauva en habit de cordelier; mais je ne garantis pas cette dernière circons<br />

tance... » (Menagiana, Amsterdam, 1693; Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 30).<br />

L'anonyme Rencontre de Bayle et de Spinoza dans l'autre monde (Cologne,<br />

Pierre Marteau, 1711, p. 9-10) insiste sur les liens de Spinoza et de Van den<br />

Enden et décrit la torture de ce dernier : « Quand Louis Bourdaloue le vit<br />

prez de la Bastille sur le point d'être pendu, luy demanda : « Estes-vous<br />

« Van den Enden? » Cela marque que cet ignacien l'aura désaitéizé (sic) .<br />

Voilà la fin véritable de votre maître. »<br />

(1) Henri L. Brugmans, op. cit. (p. 19).<br />

(2) De Saturni luna Observalio nova (La Haye, 1656, in-4").<br />

(3) Dès 1656, il avait découvert la formule de l'horloge à pendule. L'ou<br />

vrage parut en 1658.<br />

(4) Gabriel Peignot, Documents authentiques sur les dépenses de Louis XIV<br />

(Paris, 1827, in-8», p. 51 et 57), cité par Brugmans, op. cit. (p. 58).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 95<br />

Bibliothèque du Roi (1). Pendant quinze ans (2), soutenu par<br />

la faveur du roi et de Colbert, Huygens jouira en France d'une<br />

audience étendue et d'un prestige scientifique incontesté.<br />

Or, le savant hollandais, devenu en 1666 un des premiers per<br />

sonnages de Paris, connaît fort bien Spinoza qui résidait, durant<br />

les années 1664 et 1665, à Voorburg, dans la banlieue de La<br />

Haye. C est a Voorburg même que son père Constantin avait fait<br />

bâtir en 1639 la maison de campagne de Hofwyck (3), aujour<br />

d'hui restaurée et dont un dessin de Christian Huygens lui-même<br />

nous restitue le charme campagnard un peu lourd. Ce ne sont<br />

pas les méditations philosophiques qui ont rapproché les deux<br />

hommes, malgré leur commun maître Descartes, mais bien les<br />

fameux « verres de lunettes » que Spinoza polissait et que l'as<br />

tronome appréciait. Ils ont un ami et correspondant commun,<br />

Henri Oldenburg, secrétaire de la Société royale de Londres.<br />

Échanges de livres, conversations scientifiques semblent avoir<br />

lié Spinoza (4)<br />

au savant patricien et durant ces deux années<br />

le philosophe a dû fréquenter assez assidûment le Hofwyck.<br />

N'allons pas croire cependant à une intimité. Rapidement<br />

Huygens s'apercevra que Spinoza, malgré son humilité de ma<br />

nières, n'a de l'homme de sciences, de l'expérimentateur, ni la<br />

patience ni la modestie intellectuelle (5). Il ne verra bientôt en<br />

lui qu'un amateur dangereux, un de ces dogmatiques qu'il<br />

craint tant. Et qui sait si quelque obscure rivalité artisanale<br />

ne les a pas opposés (6)? C'est ce que semblent confirmer de<br />

nombreuses lettres adressées de Paris en 1667 et 1668 à son<br />

frère Constantin, où, tout en se tenant au courant des menues<br />

(1) Correspondance de Huygens (La Haye, Nijhoff, 1895, t.JVI, lettre 1522).<br />

(2) Huygens quittera la France en septembre 1681.<br />

(3) Cf. Brugmans, op. cit., p. 11 (le dessin est reproduit en hors-texte,<br />

p. 96-97).<br />

(4) Cf. Appuhn, t. III, p. 227. Lettre 26 à Oldenburg, probablement de<br />

mai 1665 : « Je n'ai jamais manqué de m'informer auprès de... Christian<br />

Huygens qui m'avait dit vous connaître aussi. » « Huygens me l'aurait donné<br />

à lire si je savais l'anglais », dit-il à propos de l'ouvrage de Boyle sur les<br />

couleurs. « Huygens ma raconté des choses étonnantes sur ces microscopes<br />

et aussi sur des télescopes de fabrication italienne, »<br />

(5) Cf. P.-L. Couchoud, op. cit. (p. 80-85). L'examen du traité de Boyle<br />

Sur le nitre, par Spinoza, est caractéristique : l'expérimentation n'est pas<br />

pour lui le chemin d'une vérité, mais la preuve d'une vérité saisie a priori<br />

(ci. lettre à Oldenburg, Appuhn, t. III, p. 121).<br />

(6) Appuhn, t. III, p. . 241, lettre 32 du 20 novembre 1665 : Ce même<br />

Huygens a été tout occupé, il l'est encore, du polissage des lunettes; à cet<br />

effet, il a construit une machine assez jolie à l'aide de laquelle il peut fabri<br />

quer des lentilles au tour. Je ne sais cependant quels résultats il a obtenus<br />

et à dire la vérité, je ne suis pas très désireux de le savoir. L'expérience m'a<br />

montré en effet qu'on peut à la main mieux qu'avec aucune machine polir<br />

des lentilles sphériques. »


96 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

découvertes de son ancien voisin, il manifeste ouvertement sa<br />

méfiance. Les termes qu'il emploie à son égard ne sont pas<br />

toujours d'un galant homme (1) et marquent une condescendance<br />

patricienne qui contraste avec le respect que Spinoza dans sa<br />

Correspondance ne cessera de professer pour sa personne (2).<br />

Le célèbre astronome, qui se dégageait de plus en plus des<br />

concepts de la physique cartésienne et dont la mâthods expéri<br />

mentale s'opposait à toute spéculation métaphysique, n'était<br />

évidemment pas préparé à colporter les thèses de la future<br />

Éthique. Spinoza d'ailleurs ne lui en avait rien confié. En revanche<br />

toutes celles du Tractatus devaient plaire à cet authentique<br />

libertin dont les biographes hollandais ont essayé pieusemsnt de<br />

masquer le visage. Durant une maladie en 1670, Huygens refuse<br />

d'appeler le pasteur et scandalise sa famille en déclarant que<br />

« l'immortalité est une question problématique (3) »; déjà en<br />

1660, répondant au jésuite Tacquet qui essayait sur lui ses<br />

talents de convertisseur, il ne craignait pas de dire que la foi<br />

ne peut se fonder sur l'autorité de livres corrompus et ne saurait<br />

se démontrer par l'évidence de la géométrie : « Librorum enim<br />

auctoritatem adducitis qui corrumpi potuerunt, hominum qui<br />

decipi potuerunt;<br />

quam longe denique haec omnia absunt a<br />

geometricarum probationum evidentia (4). » N'est-ce pas là,<br />

dix ans avant le Tractatus, le sens général de l'exégèse spinoziste?<br />

En tout cas, de 1668 à 1670, les faveurs de Versailles et l'orga<br />

nisation rigoureuse de l'Académie des Sciences semblent lui<br />

faire oublier son obscur compatriote. Mais peut-on croire qu'au<br />

cours d'une convalescence qui le retint en Hollande du 5 sep<br />

tembre 1670 au 12 juin 1671 (5), il ait ignoré la brusque et invo-<br />

(1) Correspondance de Chr. Huygens (op. cit., t. VI) : 9 septembre 1667<br />

(p. 147)<br />

: • Le sieur Spinoza. » 23 septembre 1667 (p. 151) : Huygens voudrait<br />

savoir l'avis de Spinoza sur une ouverture de lunettes. 4 novembre 1667<br />

(p. 158) : « Le Juif de Voorburg achevait ses petites lentilles par le moyen<br />

de l'instrument et cela les rendait très excellentes. S'il continue le travail<br />

des grands verres, vous me ferez plaisir de m'apprendre comment il y<br />

réussit. » 2 décembre 1667 (p. 164) : « Il faut laisser notre Juif avec ses<br />

ouvertures. » 9 décembre 1667 (p. 168) : « N'avez-vous rien appris de ce<br />

que fait notre Israélite? » 11 mai 1668 (p. 213) : Huygens reconnaît la<br />

vérité d'une observation de Spinoza sur les microscopes, à savoir que les<br />

petits objectifs donnent plus de netteté que les grands; mais, petit témoi<br />

gnage de vanité, il recommande le secret : « Je ne voudrais pas que vous<br />

en dissiez rien à l'Israélite » (p. 215).<br />

(2) Appuhn, t. III, p. 344, lettre 70 : « Notre ami a dit à M. Huygens<br />

que vous lui aviez recommandé de rechercher son entretien et quel grand<br />

cas vous faisiez de sa personne. »<br />

(3) Correspondance (op. cit., t. VII, lettre 1807).<br />

(4) Ibid., t. III, lettres 766 et 767 (cité par Brugmans, op. cit., p. 105,<br />

note 1).<br />

(5) Cf. Brugmans, op. cil. (p. 67).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 97<br />

lontaire célébrité de petit polisseur de lunettes? A son retour<br />

n'aurait-il pas apporté dans ses bagages le livre déjà condamné à<br />

Utrecht, réfuté par Van Velthuysen et Jean Melchior, et qui<br />

ameute contre lui pasteurs et universitaires hollandais? Une<br />

fois l'orage de la guerre de Hollande passé, Spinoza n'hésite<br />

d'ailleurs pas à envoyer l'ouvrage à l'illustre savant quelque<br />

temps coupé de son pays, comme en témoigne la lettre du 14 sep<br />

tembre 1675 de son disciple Schuller : « Notre ami a dit à M. Huy<br />

gens que vous lui aviez recommandé de rechercher son entretien<br />

et quel grand cas vous faisiez de sa personne et l'a conduit à<br />

répondre que, de son côté, il avait pour vous beaucoup d'estime<br />

et avait récemment reçu de vous le Traité théologico-politique<br />

très apprécié de beaucoup de gens en France (1). » Un tel témoi<br />

gnage mérite l'attention. Non seulement Huygens reçoit à cette<br />

date un des premiers exemplaires de Spinoza qui circulèrent en<br />

France, mais, tout en faisant la part de la flatteuse politesse, il<br />

laisse suggérer que l'ouvrage est connu, non seulement de lui-<br />

même, mais de la société qu'il fréquente. Rien dans le Tractatus<br />

ne pouvait d'ailleurs heurter les sentiments profonds de Huygens;<br />

et si sa qualité d'étranger et de calviniste devait l'inciter à<br />

quelque prudence, on peut fort bien admettre qu'intentionnelle<br />

ment ou non, discrètement en tout cas, il ait joué un rôle dans<br />

la diffusion première du spinozisme en France.<br />

il semble que Spinoza se soit départi quelque<br />

Or, vers 1675,<br />

peu de son goût pour le mystère. L'approche de la mort lui<br />

fit-elle sentir l'urgence de faire connaître sa doctrine? On le voit<br />

durant cette ultime période renouer avec Oldenburg et essayer<br />

d'apaiser ses préventions contre le Tractatus (2). De jeunes dis<br />

ciples sont venus renforcer son collège; vers 1674, par les bons<br />

offices de l'éditeur Rieuwertsz, ce sont les Allemands G. H. Schul<br />

ler et Ehrenfried Walter von Tschirnhaus, tous deux étudiants<br />

à Leyde (3). Or, Tschirnhaus, jeune noble de Lusace, en quelques<br />

mois gagne la confiance de Spinoza par l'intelligence de ses<br />

questions et provoque de la part du maître de remarquables<br />

mises au point sur le problème des idées et de la liberté (4).<br />

Dès janvier 1675, des extraits substantiels de l'Éthique lui sont<br />

(1) Appuhn, t. III, lettre 70,<br />

(2) Ibid.,<br />

p. 344-345.<br />

t. III, p. 343. Lettre 68 : « Je voudrais aussi que vous me fis<br />

siez connaître, si cela ne vous est pas désagréable, les passages du Traité<br />

théologico-politique pouvant arrêter les savants, car j'ai l'intention d'éclaircir<br />

ce traité au moyen de quelques notes et de faire tomber, s'il est possible,<br />

les préventions qu'on peut avoir contre lui. •<br />

(3) Cf. Appuhn, t. III, p. 314, lettre 58.<br />

(4) Ibid., lettre 58 (sur la liberté); lettre 60 (sur l'idée vraie et l'idée adé<br />

quate).<br />

F. VERNIBRE, i 7


98 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

livrés (1). Lorsqu'au milieu de la même année Tschirnhaus part<br />

en Angleterre où il recueille les recommandations d'Oldenburg<br />

et de Denis Papin (2), lorsqu'il arrive à Paris auprès de Huygens<br />

à la fin de septembre (3), on peut considérer qu'il est l'homme<br />

d'Europe le mieux averti de la doctrine encore secrète de l'Éthique.<br />

L'accueil de Huygens est chaleureux et le jeune homme, aussitôt<br />

présenté à Colbert, est engagé comme précepteur du fils du<br />

ministre. Nous ne savons de la recommandation de Spinoza ou<br />

de celle d'Oldenburg laquelle fut la plus forte, mais il semble que<br />

les connaissances mathématiques de l'Allemand et non les secrets<br />

spinozistes qu'il détenait furent seules évoquées auprès de CojV<br />

bert. Huygens cependant le questionne sur l'activité de son maître,<br />

s'il n'a pas publié quelque nouvel ouvrage. Tschirnhaus, prudent,<br />

refuse de répondre (4). Du moins, c'est ce qu'il annonce à son<br />

ami Schuller qui s'empresse de rendre compte à Spinoza des<br />

résultats de l'entrevue. Spinoza approuve aussitôt la réserve<br />

de son disciple; Huygens n'est pas encore un allié tout acquis :<br />

« Il a eu dans ses conversations avec M. Huygens à mon sujet<br />

une conduite prudente à mon jugement (5) ».<br />

Or, par une curieuse coïncidence, Tschirnhaus, dès le premier<br />

mois de son séjour à Paris, est mis en contact avec un autre<br />

protégé de Huygens, son compatriote Leibniz. Depuis le prin<br />

temps de 1672, le jeune conseiller de Francfort réside à Paris et<br />

s'est fixé vers 1673 avec son élève, le fils de son protecteur le<br />

baron de Boinebourg, à l'hôtel Saint-Quentin, rue Garancière,<br />

tout près du Luxembourg (6). Or, si Tschirnhaus est le principal<br />

détenteur des secrets de Spinoza, Leibniz dans son universelle<br />

curiosité est depuis longtemps à l'affût de tout ce qui touche à<br />

la personne et aux œuvres du philosophe de La Haye (7). Dès<br />

(1) Appuhn, t. III, p. 321 (allusion au I" livre, définition 6) et p. 318<br />

(allusion au II8 livre).<br />

(2) Correspondance de Huygens, t. VII (lettre d'Oldenburg à Huygens<br />

du 30 juillet 1675 lui vantant les mérites mathématiques de Tschirnhaus,<br />

p. 486; lettre de Denis Papin au même du 10 août recommandant « le<br />

gentilhomme alleman », p. 490).<br />

(31 Ibid., t. VII, lettre de Huygens du 9 octobre à l'Anglais Smethwick.<br />

(4) Appuhn, t. III, p. 344. « M. Huygens a demandé avec intérêt si<br />

d'autres ouvrages du même auteur n'avaient pas été pubUés. A quoi Tschir<br />

nhaus a répondu qu'il ne connaissait que l'exposition des Principes de la<br />

philosophie de Descartes. Il n'a rien répondu de plus à votre sujet et espère<br />

que cela aussi ne vous sera pas désagréable (lettre 70 de Schuller à Spinoza,<br />

14 novembre 1675). »<br />

(5) Ibid., p. 348 (lettre 72, 18 novembre 1675).<br />

(6) Cf. Daville, Le Séjour de Leibniz à Paris (in Archiu fur Geschichle<br />

der Philosophie, Berlin, Leonhard Simion, 1920, Band XXV, p. 148).<br />

(7) Georges Fhiedmann a donné une remarquable mise au point de la<br />

question dans son Leibniz et Spinoza (Paris, Gallimard, 194:6) qui complète<br />

et rectifie l'ouvrage quelquefois tendancieux de Ludwig Stein : Leibniz uni


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME<br />

■rZ^ty'IWQÙJt<br />

* UUS ,fc<br />

1669, l'étudiant-prodige connaissait Spinoza comme cartésien<br />

et citait l'auteur des Principes de Descartes à son maître de<br />

Leipzig Jacob Thomasius (1). Or, quelques semaines après la<br />

parution du Tractatus, Thomasius réfutait l'ouvrage au cours<br />

d'une harangue inaugurale et avertissait son élève (2). Au milieu<br />

des clameurs des théologiens allemands, Leibniz, sans avoir lu<br />

le livre et sans connaître l'auteur, approuve la répression et de<br />

confiance rapproche le dangereux novateur des impiétés de<br />

Hobbes (3). Mais lorsque Graevius, professeur d'éloquence à<br />

Utrecht, lui révèle l'auteur en termes horrifiés,<br />

sa curiosité<br />

redouble (4). Moins d'un mois plus tard, le 5 mai 1671, il a lu<br />

l'ouvrage et s'émeut de ce qu'un tel talent se dresse contre les<br />

vérités chrétiennes : « Doleo virum doctum ut apparet hue pro-<br />

lapsum (5). » Jusque-là, ce n'est que la réaction normale d'un<br />

jeune homme pieux, nullement libéré de l'emprise religieuse<br />

de sa famille et de l'Université luthérienne de Leipzig. Mais au<br />

contact d'une telle érudition, que pour son compte il ne se sent<br />

nullement capable de combattre, son jugement se nuance selon<br />

ses correspondants. Tantôt il le dénonce avec emphase au maître<br />

Thomasius (6) et demande une réfutation solide à Gottlieb<br />

Spitzel, savant théologien et orientaliste d'Augsbourg (7); mais<br />

en même temps, la curiosité l'emportant sur la réprobation,<br />

avec une duplicité qui jette un jour étrange sur sa personne et<br />

sur les conditions de la vie intellectuelle du temps,<br />

il entre en<br />

Spinoza (1890). Mais il s'intéresse évidemment davantage aux réactions et<br />

variations de Leibniz vis-à-vis du spinozisme dans la maturation de son<br />

propre système qu'au rôle historique joué par lui et souvent malgré lui<br />

dans la diffusion des idées de Spinoza.<br />

(1) Correspondance générale de Leibniz (Darmstadt, Otto Reichl, 1926,<br />

Reihe I, Band I, p. 14), lettre du 20-30 avril 1669.<br />

(2) Ibid. (PhUosophischer Briefwechsel, Erster Band, p. 66).<br />

(3) Ibid. : « Videtur auctor non tantum politicam sed et religionem Hob-<br />

bianam sectari » (23 septembre 1670).<br />

(4) Ibid., Reihè I, Band I,<br />

nomine Spinoza qui dudum ATrooxjvdqfwYoç fuit propter opinionum monstra;<br />

sed et ejus liber eamden ob causam proscriptus est ab ordinibus. Puto te<br />

vidisse; si non vidisti, operam dabo ut ad te perferatur » (12 avril 1671).<br />

(5) Ibid., p. 148 : « Spinosae librum legi. Doleo virum doctum ut apparet<br />

hue prolapsum... Tendunt haec ad eversionem religionis christianae san<br />

guine martyrum pretiosio tantisque sudoribus et vigiliis stabilitae. Utinam<br />

p. 142 : « Auctor ejus dicitur esse Judaeus<br />

excitari posset aliquis eruditione par Spinozae sed qui crebros ejus paralo-<br />

gismos et litterarum orientalium abusum refutet » (5 mai 1671).<br />

(6) Ibid. (Philosophischer Brief., Erster Band, p. 205, 21 janvier 1672.<br />

Honnêtement, cependant, il indique les mérites intellectuels et scientifiques<br />

de Spinoza : « Ceterum homo omni literatura excultus et imprimis insignis<br />

opticus praeclarorum admodum tuborum elaborator »).<br />

(7) Ibid. (Reihe I, Band I, p. 193, 27 février 1672 : « pieta-<br />

Interest<br />

tis a viro quodam orientalia solide docto qualis tu tuique similes refutari<br />

»).


100<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

relations avec Spinoza en lui offrant dans une lettre respectueuse<br />

une dissertation sur quelques points d'optique (1). Sans défiance,<br />

le philosophe lui répond avec politesse et lui offre tout bonnement<br />

l'envoi de son ouvrage (2). C'était inutile, car le 13 octobre 1671,<br />

il venait d'acheter le Tractatus chez Johann David Zunner,<br />

son libraire habituel de Francfort (3). Il n'est nullement excessif<br />

de penser que durant ces deux années, la parution du Tractatus<br />

fut pour Leibniz le grand événement intellectuel de l'Europe.<br />

C'est encore tout chaud de l'affaire, peu de temps après ses<br />

lettres à Thomasius et Spitzel, que le conseiller de Mayence<br />

partit pour la France, avec un étonnant projet de croisade en<br />

Egypte capable de détourner de la Hollande les ardeurs guer<br />

rières de Louis XIV. En fait, il brûle de connaître Paris. Il a<br />

préparé le terrain : dans une lettre célèbre au grand Arnauld<br />

qu'il faut dater de la fin de 1671 ou de janvier 1672, il brosse<br />

un large tableau des tendances de la philosophie moderne contre<br />

la religion : Descartes s'allie aux impies par une doctrine incom<br />

patible avec le dogme de l'eucharistie; il faut échapper aux<br />

conséquences désastreuses du cartésianisme pour mieux écraser<br />

les modernes que sont Bacon, Hobbes et « l'auteur de ce livre<br />

horrible récemment publié sur la liberté de philosopher (4) ».<br />

L'on ne sait ce que furent les réactions du cartésien Arnauld<br />

à cette lettre qui vantait par surcroît la prudence de la Société<br />

de Jésus, mais pour la première fois en France, le Tractatus<br />

était officiellement signalé à l'attention d'un théologien. Il est<br />

remarquable cependant que le nom de Spinoza ne soit pas pro<br />

noncé, à l'heure où Leibniz est déjà en rapport avec lui (5).<br />

Arnauld prêta-t-il attention à l'indication de l'ouvrage? Sa<br />

correspondance est muette et ce n'est qu'en 1678, alerté par<br />

une tout autre voie, qu'il devait se heurter à Spinoza.<br />

En tout cas, dès son arrivée à Paris à la fin de mars 1672,<br />

le jeune Leibniz se trouve emporté par un tourbillon de relations<br />

mondaines et savantes (6). Huygens, à qui Oldenburg<br />

l'a recom-<br />

(1) Appuhn, t. III, p. 285 (lettre 45 du 5 octobre 1671 : «A Monsieur<br />

Spinoza, médecin très célèbre et philosophe très profond »).<br />

(2) Ibid., p. 287 (lettre 46 du 9 novembre 1671 : i En cas que le Traité<br />

théologico-politique ne soit pas encore en votre possession, je vous l'enverrai<br />

si cela peut vous être agréable »).<br />

(3) Livre facturé 1 florin 7/2.<br />

(4) Correspondance (Philosoph. Brief., Erster Band, p. 171 : « auctorem<br />

libri nuperi horribilis de Jibertate philosophandi »). Pour la date, cf. édit.<br />

Gerhardt (Berlin, 1875-1890, t. I, p. 48).<br />

(5) Excellente analyse et interprétation de cette lettre dans Friedmann,<br />

op. cit. (p. 56-57).<br />

(6) Cf. Davillé, loc. cil. (Band XXVI, 1920, p. 67-78).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 101<br />

mandé, lui sert officiellement de patron (1) et présente en 1674<br />

à l'Académie des Sciences son premier écrit relatif au calcul<br />

différentiel (2). Mais les mathématiques ne le détournent pas<br />

de la philosophie. Le grand Arnauld qu'il visite souvent rue<br />

Saint-Jacques l'introduit auprès de son neveu Arnauld de Pom<br />

ponne (3), secrétaire aux Affaires étrangères qui, peu de temps<br />

avant la guerre de Hollande, avait conduit à La Haye une mission<br />

extraordinaire. N'a-t-il pas parlé de Spinoza avec Huygens qui<br />

possède le Tractatus et qui reste toujours fort curieux de l'acti<br />

vité de son ancien voisin de Voorburg, avec Arnauld qui dès le<br />

12 septembre 1672 avoue trois ou quatre entrevues philoso<br />

phiques (4)? D'Allemagne, son correspondant Walter lui annonce<br />

que Spinoza garde en réserve d'autres ouvrages de même farine (5),<br />

Johann Friedrich Sinold traduit la persistance de l'émotion dans<br />

les cercles théologiques (6); de Hollande, le cartésien Craanen<br />

lui révèle la réfutation posthume de Reinier de Mansvelt (7).<br />

Comment oublier Spinoza? Ne vient-il pas de découvrir au quar<br />

tier Saint- Antoine, obscur maître de langues, le maître de l'École<br />

latine, Franz Van den Enden? Et sa mort dramatique tout autant<br />

que ses confidences l'ont assez frappé pour qu'il s'en souvienne<br />

encore dans sa Théodicée, au terme de sa vie (8).<br />

On comprend alors l'intense curiosité qui dirigea Leibniz<br />

vers Tschirnhaus dès qu'il sut ses rapports avec Spinoza. En<br />

moins d'un mois (octobre 1675), il a conquis sa confiance (9).<br />

Leibniz exige communication des secrets de l'Éthique; Tschir<br />

nhaus, gêné,<br />

se sent incapable de les conserver longtemps et<br />

en réfère au maître par l'intermédiaire de Schuller dont la lettre<br />

traduit à l'origine l'impérieuse pression de Leibniz : « Ce Leibniz<br />

mérite au plus haut point que vos écrits lui soient, avec votre<br />

permission, communiqués, et cette communication... paraît<br />

devoir être avantageuse... si vous l'avez pour agréable. Ce même<br />

Leibniz fait grand cas du Traité théologico-politique et vous a<br />

lettres 1820 et 1825).<br />

(1) Cf. Correspondance de Huygens (t. VII,<br />

2 Cf. Davillé, toc. cil. (Band XXVII, 1922, p. 33).<br />

3 Lettre d'Arnauld du 12 septembre 1672 (édit. des Œuvres de Leibniz<br />

par O. Klopp, Hanovre, 1864-1884, t. II, p. 139).<br />

,»*,.,<br />

Ibid. : « Il m'est venu voir trois ou quatre fois pour m entretenir de<br />

(4)<br />

philosophie. »<br />

„„„.<br />

., , „ T<br />

(5) Correspondance générale de Leibniz (op. cit., Reihe I, Band I, p. .5U0).<br />

(6) Ibid., p. 272 (lettre du 10 juin 1672).<br />

(7) Ibid., I, 1, p. 202. „ .,<br />

(8) Théodicée, livre III, § 376 (détail donné par Fhiedmann, op. cit.,<br />

P'<br />

(9) Tschirnhaus est arrivé fin septembre et la lettre de Schuller citée<br />

plus bas est du 14 novembre 1675.


102 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

écrit à son sujet une lettre, si vous vous le rappelez ». (1) Spinoza<br />

a été si souvent trahi que sa réponse est un chef-d'œuvre d'intel<br />

ligence matoise : « Autant que je puis le conjecturer par ses let<br />

tres, il m'a paru être un homme d'esprit libéral et versé dans<br />

toutes les sciences. Je croirais inconsidéré cependant de lui<br />

communiquer si vite mes écrits. Je voudrais savoir d'abord ce<br />

qu'il fait en France et connaître le jugement que portera sur<br />

lui notre ami Tschirnhaus, quand il l'aura fréquenté plus long<br />

temps et aura de son caractère une connaissance plus intime (2). »<br />

Évidemment Spinoza n'est pas dupe des avances de Leibniz,<br />

pas plus que des lettres malheureusement perdues que le con<br />

seiller de Mayence lui avaient envoyées sur le Tractatus; n'au<br />

rait-il pas aussi eu vent de ce projet de croisade qui justifiait<br />

sa mission? Le libérale ingenium du jeune Allemand a des aspects<br />

aventureux qui ne plaisent guère à la sérénité spinoziste.<br />

Nous avons la certitude que Tschirnhaus ne sut garder pour<br />

lui ses secrets. Leibniz nous a conservé le résumé des aveux<br />

dans une note découverte par Gerhardt (3) : « M. Tschirnhaus<br />

m'a conté beaucoup de choses du livre manuscrit de Spinoza...<br />

Le livre... sera de Deo, mente, beatitudine seu perfecti hominis<br />

idea, de Medecina mentis, de Medicina corporis... », sorte de<br />

brouillon grossier où l'on retrouve à peu près le plan et les idées<br />

essentielles de l'Éthique mêlées à de curieux éléments allogènes<br />

comme la transmigration des âmes (4). Peu importe d'ailleurs<br />

la pureté du spinozisme que peut dispenser Tschirnhaus à cette<br />

époque : lui-même et Leibniz attentif à ses côtés, attendent les<br />

réponses aux lettres du 2 mai et du 23 juin 1676 qui désormais<br />

se passent de l'intermédiaire de Schuller (5). Lorsqu'en octobre<br />

de la même année Leibniz quittera la France pour rejoindre<br />

Hanovre, il n'aura de cesse qu'il n'ait vu Spinoza à La Haye<br />

et, au cours d'une conférence dans l'humble logis du Paviljœnsgracht,<br />

lui proposera des objections écrites qu'on retrouvera<br />

dans ses papiers (6).<br />

(1) Appuhn, t. III, p. 346 (lettre 70).<br />

(2) Ibid., p. 349 (lettre 72 du 18 novembre 1675).<br />

(3) Sitzungsberichte der preuss. Akademie der Wissensch. (28 novembre<br />

1889, p. 1076). Texte reproduit dans Freudenthal, op. cit., p. 201, et<br />

complété par Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz (Paris,<br />

1903, p. 523).<br />

(4) Cf. Friedmann, op. cit., p. 62.<br />

(5) Appuhn, t. III, lettres 81, 82, 83 (p. 367 sq.).<br />

(6) Correspondance (Philosoph. Brief., Erster Band, p. 131). Note sous le<br />

titre : « Quod ens perfectissimum existit >, qui est une présentation nouvelle<br />

de l'argument ontologique, et une subscription : « ratiocina-<br />

Ostendi hanc<br />

tionem D. Spinozae cum Hagae Comiti6 essem qui solidam esse putavit;<br />

cum enim initio contradiceret, scripto compreheadi et banc schedam ei


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 103<br />

Ainsi, dès l'année 1676, nous avons avec Huygens, Leibniz<br />

et Tschirnhaus, trois hommes que des goûts communs pour<br />

les sciences, et, si l'on excepte Huygens, pour la métaphysique,<br />

ont liés d'autant plus fortement qu'à Paris ils sont des étrangers<br />

non catholiques. Tous trois connaissent mieux que personne en<br />

Europe ce que l'on peut savoir et comprendre du spinozisme;<br />

au Tractatus, ils ajoutent bon nombre de lettres autographes<br />

du maître et des brouillons un peu obscurs qui révèlent l'archi<br />

tecture de l'Éthique et l'essentiel des deux premières parties.<br />

Deux d'entre eux connaissent personnellement le philosophe<br />

et le troisième, Leibniz, ne sera satisfait qu'après la visite de<br />

La Haye et la divulgation des Opéra Posthuma. Mais cette doc<br />

trine, l'apprécient-ils pleinement et surtout tiennent-ils à la<br />

faire connaître? Huygens ne goûte guère la métaphysique et ne<br />

tient pas, dans ses hautes fonctions, à jouer au libertin. Tschir<br />

nhaus, le fidèle Tschirnhaus lui-même, continuera à assaillir le<br />

philosophe de questions, mais manifestement ne cherche qu'une<br />

documentation pour son ouvrage Medicina corporis et mentis<br />

qu'en 1686 et 1687 il dédiera à Louis XIV sans souffler mot du<br />

maître qui l'a inspiré (1). Quant à Leibniz, son génie universel<br />

allait bientôt l'écarter de toute tutelle et il sera fort marri en<br />

1677 de retrouver une de ses lettres imprimées dans les Opéra<br />

s'ils ont profondément admiré l'in<br />

Posthuma (2). Visiblement,<br />

telligence du philosophe, ils ont craint ses audaces et les consé<br />

comme il l'avouera<br />

quences temporelles de sa doctrine. Huygens,<br />

plus tard à Huet, sait que ce sont des matières « d'une discus<br />

sion difficile » et « qu'il n'est pas permis de... traiter en toute<br />

liberté (3) » : il préfère, comme Saint-Évremond, vivre et mourir<br />

en paix. Les deux autres sont trop jeunes pour compromettre<br />

leur carrière et les faveurs des puissants du monde. Leibniz<br />

patronné par Huygens brigue l'Académie des Sciences (4), sans<br />

d'ailleurs pouvoir l'obtenir et sans se rendre compte des raisons<br />

praelegi. » Cf. sur l'entrevue, Freudenthal, Das Leben Spinozas (Stntt-<br />

gam La noté de4LeU.niz due aux confidences de Tschirnhaus donnait ce<br />

titre à deux parties de l'Éthique (cf. supra) (cf. Madeleine Francès, op. cit.,<br />

p. 280; Friedmann, op. cit., p. Correspondance de 61; Huygens, t. IX,<br />

lBt(2)<br />

cttrespondance générale (échange de lettres avec Schuller de mars<br />

1678 Schuller s'excus! d'avoir édité cette lettre anodine : « Quamvis id<br />

periculi expers credam, cum praeter Mathematica ml contineant uterae<br />

tUWcPorrîspondance de Huygens, t. X, lettre 2665 (à propos du livre de<br />

Huet, De concordia rationis et fidei).<br />

„,„„„„ « vrit<br />

(4) Pendant cinq ans, de 1674 à 1679 (cf. Corresp. Huygens, t. VIII,<br />

lettre 2205).


104 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

politiques de son éviction. Tschirnhaus fait de même : au cours<br />

de son troisième voyage en France en 1682, sa théorie des caus<br />

tiques lui ouvrira l'Académie qui en 1699 l'associera à titre<br />

étranger (1). Mais ces petitesses bien humaines ne doivent pas<br />

nous faire oublier l'importance de leur rôle. C'est bien dans ce<br />

cercle étranger et surtout dans la Bibliothèque du Roi, rue<br />

Vivienne, où logeait Huygens,<br />

qu'on a parlé pour la première<br />

fois de Spinoza en France intelligemment, en toute connais<br />

sance de cause. Nous saisissons au vif dans quelle atmosphère<br />

de mystère et de contrebande intellectuelle, dans quel lacis<br />

d'indiscrétions et de réticences la doctrine de Spinoza a pu<br />

cheminer peu à peu dans la pensée française. Mais à qui sont<br />

allées ces confidences, à qui les livres dangereux furent-ils prêtés,<br />

quels milieux furent touchés par cette involontaire propagande?<br />

Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est le caractère spécial et<br />

relativement réduit de l'élite française mise en contact avec<br />

nos étrangers : ni grands seigneurs, ni prélats, ni salons littéraires<br />

ou mondains. Avant tout, c'est le milieu d'érudits qui fréquentent<br />

la Bibliothèque du Roi et d'hommes de science qui deux fois<br />

par semaine réunis rue Vivienne constituent l'Académie. Grâce<br />

au patronage de Huygens, maître de céans, Leibniz multiplie<br />

les conversations scientifiques avec Cassini, Carcavy, Ismaël<br />

Bouillaud, Frénicle, l'abbé Mariotte et même Malebranche (2).<br />

Grâce à l'amitié d'Arnauld, il connaît le cartésien Clerselier et<br />

Périer, le neveu de Pascal. Mais géomètres, physiciens, astro<br />

nomes et même philosophes ne se souciaient guère de l'obscur<br />

Spinoza. Il faut s'y résoudre : les grands esprits,<br />

surtout au<br />

xvne<br />

siècle, ne sont guère curieux et Arnauld ne semble nulle<br />

ment à cette époque avoir senti le danger possible du Tractatus.<br />

Il en est tout autrement de personnalités plus effacées, esprits<br />

libres et d'autant plus chercheurs qu'ils ne sont pas originaux,<br />

des amateurs plutôt que des hommes de science, des érudits<br />

plutôt que des hommes de lettres, pleins de cette naïveté ency<br />

clopédique qui fleurira plus tard dans nos académies de province.<br />

Tous fort bien en cour d'ailleurs, sachant concilier leurs goûts<br />

—<br />

avec les intérêts de leur carrière : presque tous et ce n'est pas<br />

un hasard, —<br />

car c'est le maître de l'heure sont des créatures ou<br />

(1) Cf. Éloge de Fontenelle (Œuvres, Paris, Bastien-Servières, 1790, t. VI,<br />

p. 245 sq.).<br />

(2) Davillé, loc. cit. (Band XXVI, p. 67-78).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 105<br />

des commensaux de Colbert. Leur modèle était le vieux Chape<br />

lain qui devait mourir en 1674 et qui, sans grand talent lui-même,<br />

avait si bien su déceler celui des autres (1). Au premier plan, les<br />

deux frères Perrault, grands favoris de Colbert : Charles, contrô<br />

leur général des Bâtiments du Roi, contribue à la fondation de<br />

l'Académie des Sciences; Claude qui selon Boileau :<br />

Laissant de Galien la science suspecte,<br />

De méchant médecin devint bon architecte,<br />

passe aussi pour un bon physicien et souvent dans son château<br />

de Viry convie Huygens et ses amis à des expériences de méca<br />

nique et d'optique (2). C'est le protestant Henri Justel, secrétaire<br />

et conseiller du roi, fier de ses manuscrits et de ses recueils de<br />

textes canoniques, qui continue l'érudite tradition de son père . (3)<br />

C'est enfin l'abbé Jean Gallois, commensal de Colbert, sans cesse<br />

à l'affût des curiosités géographiques et des raretés de l'histoire<br />

naturelle, qui depuis 1665 remplace Denis de Sallo au Journal<br />

des Savants. Légèrement à l'écart se trouve Daniel Huet, scep<br />

tique érudit qui se dégage de Descartes, mais qui n'est pas<br />

encore le querelleur de la Censura philosophiae carlesianae,<br />

l'évêque d'Àvranches et le pensionnaire des Jésuites, gardant<br />

encore l'esprit fort libéral de ses anciens amis de l'académie<br />

putéane; depuis 1670 il est sous-précepteur du dauphin, mais<br />

s'échappe des résidences royales pour parfaire à la Bibliothèque<br />

du Roi sa Demonstratio evangelica (4).<br />

Il serait cependant fort imprudent de parler à leur sujet d'une<br />

société fermée, d'un sodalicium comme M. Pintard en découvre<br />

parmi les libertins de la première moitié du siècle. Leur groupe<br />

est disparate et leur unité n'est faite socialement que de la com<br />

mune protection de Colbert; mais une affinité d'esprit les lie<br />

plus que beaucoup des intérêts temporels. Dans une ère d'orgueil<br />

français et de nationalisme littéraire, ils gardent une intarissable<br />

curiosité de ce qui se passe au-delà des frontières; comme au<br />

temps d'Érasme, leurs préoccupations scientifiques et érudites<br />

en font des Européens et leur correspondance souvent naïve<br />

(1) C'est Chapelain d'ailleurs qui joua un rôle primordial dans l'invitation<br />

de Huveens à Paris (cf. Brugmans, op. cit., p. 27 et 33).<br />

p. 323 et 728 (notamment un<br />

(2) Correspondance de Huygens, t. X,<br />

séjour de vacances à Viry en août et septembre 1671) Rien n intéresse<br />

notr^jetdans^^<br />

^fcf. So^iTtrâduits UpSW «achette, Parie,1853,<br />

p. 175). Rappelons que Daniel Huet ne fut ordonné prêtre qu en 1676.


106 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

essaie de tisser jusqu'à Londres, Leyde, Heidelberg<br />

ou Bologne<br />

le réseau de cette « République des Lettres » que Bayle ne<br />

pourra réaliser qu'en Hollande. D'instinct, ce sont eux qui<br />

accueillent en France les étrangers dont au même moment ne se<br />

soucient guère Boileau et Racine. Huet et Justel connaissent<br />

Huygens depuis 1660-1661 et ont facilité ses premiers pas à<br />

Paris (1); tous deux sont en rapport avec la Société royale de<br />

Londres et son actif secrétaire Henry Oldenburg (2). Par son<br />

ami, l'agent français Findekeller, Justel est au courant des choses<br />

d'Allemagne (3). Colbert encourage cette activité cosmopolite :<br />

Justel,<br />

pensionné en 1669 « en considération de son application<br />

aux belles lettres », l'est en 1670 pour un motif mieux justifié; il<br />

reçoit mille livres de gratification « à cause du commerce qu'il<br />

entretient avec la plupart des savants hommes de l'Europe (4j ».<br />

Leurs lieux de réunion sont toujours les mêmes; c'est d'abord à<br />

quelques pas de l'Hôtel Colbert la Bibliothèque du Roi où<br />

Huygens les accueille, où chacun va recueillir la dernière nouvelle<br />

et consulter le manuscrit rare ou le livre récent. Baluze tout<br />

proche leur ouvre les richesses de la bibliothèque personnelle de<br />

Colbert. L'Académie des Sciences les réunit deux fois par semaine;<br />

c'est leur création commune et grâce à une meilleure observance<br />

du principe de cooptation qu'à l'Académie française, il y règne<br />

jusqu'à la réorganisation royale de 1699 une certaine anarchie<br />

propice à la liberté intellectuelle (5). A deux cents mètres de la<br />

Bibliothèque du Roi, rue des Bons-Enfants, c'est la large hospi<br />

talité de l'Hôtel Perrault. Mais le lieu d'élection de nos cosmo<br />

polites, le rendez-vous de tous les étrangers de passage, c'est<br />

la vieille demeure de « Justel, sur les fossés de Monsieur-le-<br />

Prince (6) ». Tous les témoignages concordent et affluent; Huy<br />

gens et Leibniz y sont reçus. Huet voit poétiquement dans Justel<br />

« l'hôte des Muses elles-mêmes » : « tous les jours, sa maison était<br />

le rendez-vous des savants ». (7) Fontenelle avec quelque exagé<br />

ration y verra beaucoup plus tard un cercle « de rebelles qui<br />

(1) Cf. Brugmans, op. cil. (p. 89, 152 et 154).<br />

(2) Cf. Harcourt Brown (in Bulletin Soc. histoire du protestantisme fran<br />

çais, avril-juin 1933, p. 187 sq. Les archives de la Royal Society de Londres<br />

possèdent encore 200 lettres de Justel à Oldenburg, Boyle, Halley et Southwell.<br />

La correspondance avec Oldenburg s'étend de 1663 à 1677).<br />

(3) Ph. Dally, toc. cit. (1930, p. 10).<br />

p. 9.<br />

4) Ibid.,<br />

(5) Cf. E. Maindron, L'Académie des Sciences (Paris, Alcan, 1888, in-8°,<br />

p. 3).<br />

(6) Actuellement, 22,<br />

rue Monsieur-le-Prince (cf. i Dally, > /oc. cit., » 1928, ><br />

p. 349 sq.).<br />

(7) Mémoires (édit. Nisard, op. cit., p. 131).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 107<br />

conspiraient contre l'ignorance et les préjugés dominants (1) ».<br />

Plus simplement, le pasteur Charles Ancillon traduit sa recon<br />

naissance : « Il se faisait un plaisir singulier de communiquer à<br />

ses amis ses livres, ses manuscrits et ses lumières et de leur<br />

rendre tous les autres bons offices qui dépendaient de lui. Il se<br />

iaisait chez lui une fois par semaine une assemblée de gens doctes<br />

qui s entretenaient de tout ce qu'il y a de beau, de curieux et de<br />

solide dans toutes les sciences et surtout de la belle littérature (2).»><br />

Les étrangers sont encore plus éloquents; l'Italien Lorenzo<br />

Panciatichi qui le visite à la fin de 1670 le traite de « prince<br />

parmi les hommes (3) »; le jeune Francis Vernon, attaché de<br />

1 ambassadeur anglais Montagu, fréquente son cercle de 1670 à<br />

1672 et vante son hospitalité dans (4)-<br />

ses lettres à Oldenburg<br />

le chapelain de Charles II, George Hickes, venu à Paris en<br />

novembre 1673, se rend aussitôt chez celui qu'il appelle «le pro<br />

tecteur des étrangers et tout spécialement des Anglais (5) ».<br />

Ce charmant homme n'est pourtant pas un grand esprit; érudit<br />

naïf, il s'amuse de tout, recherche « la femme dans la lune »,<br />

croit aux dents qui poussent sous terre, s'ébahit des fleurs rouges<br />

du narcisse sphérique au Jardin du Roi (6); mais son impor<br />

tante correspondance à peine dépouillée laisse apparaître malgré<br />

le bavardage une précieuse indépendance, un épicurisme délicat<br />

qu'il voulait condenser dans un ouvrage « sur les commodités<br />

de la vie (7) », et surtout ce rôle essentiel d'agent de liaison qui<br />

fait de lui en cette fin du siècle un précurseur modeste de Voltaire<br />

et l'égal des Grimm et des Laharpe.<br />

(1) Éloge de Lémery (in Œuvres complètes, édit. Bastien, Paris, 1790-<br />

1792, t. VI, p. 370-371).<br />

(2) Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes<br />

célèbres de la République des Lettres (Amsterdam, 1709, in-12, p. 222, 231).<br />

« (3) M. Justel est l'homme le plus officieux et le plus gentil qui soit à<br />

Paris. II fait des faveurs à tout le monde et devine ce qui plaira. Sa maison<br />

est ouverte à tous, sa bibliothèque sert le bien public...; qui cherche des<br />

nouvelles s'adresse à lui, qui travaille dans les Belles-Lettres reçoit de lui<br />

des renseignements, de l'aide et des conseils. » (Lettre à Lorenzo Magalotti,<br />

in Belle Lettere familiari dei conte Magalotti, édit. Fabroni, Florence, 1769,<br />

t. II, p. 9; cité par Harcourt Brown, loc. cit., p. 196.)<br />

(4) Harcourt Brown, loc. cit. (p. 195).<br />

(5) Cf. Roger Ternois, Les Débuts de l'anglophilie en France (in Revue<br />

(documents manus<br />

de LUI. comparée, octobre-décembre 1933, p. 588-605)<br />

crits, Bibliothèque Bodleienne, ms. Rawlinson, D 1.254, fol. 261-264 :<br />

« The common patron of Etrangers and more especially of the English »).<br />

(6) Correspondance de Leibniz (op. cit., Reihe I, Band 2, n°<br />

529, p. 528).<br />

(7) Ibid. L'ouvrage ne fut jamais publié, malgré les instances de Leibniz.


108 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

C'est ainsi que peu à peu s'éclaire un des rares cercles français<br />

librement ouverts aux influences étrangères. C'est là, et là seule<br />

ment, que les intermédiaires que furent Huygens, Leibniz et<br />

Tschirnhaus purent parler de Spinoza avec quelque chance d'être<br />

entendus. En parlèrent-ils? Rien n'est plus fugitif qu'une conver<br />

sation et les thèses du Tractatus étaient assez dangereuses pour<br />

justifier beaucoup de prudence. Il est remarquable que le Journal<br />

des Savants, qui souvent ne fait que démarquer les conversations<br />

ou la correspondance du groupe, ne signale que deux fois le philo<br />

sophe hollandais à l'attention du public; bien tardivement d'ail<br />

leurs, lorsque l'abbé Gallois aura quitté la rédaction, il résumera<br />

en 1678 et 1680 dans de courtes notices bibliographiques les<br />

réfutations de Cuperus et de Van Velthuysen (1). Mais prudence<br />

n'implique nullement ignorance. Nous en avons une preuve plus<br />

directe : le 2 mai 1676, Tschirnhaus écrit de Paris à Spinoza :<br />

« J'ai appris de M. Leibniz que le précepteur du dauphin de<br />

France, appelé Huet, un homme d'un savoir étendu, doit écrire<br />

sur la vérité de la religion et réfuter votre Traité théologo-poli<br />

tique (2). » Or, par qui Daniel Huet, dont la Demonslralio evan-<br />

gelica est sur le chantier depuis 1670, a-t-il été informé des<br />

thèses du Tractatus, mis en possession de l'ouvrage qu'on ne<br />

saurait trouver encore dans une bibliothèque française? Il est<br />

difficile de penser à Huygens, homme prudent qui déteste les<br />

controverses. C'est très probablement Leibniz, à Paris depuis<br />

1672, qui au cours de fréquents contacts avec Huet, a pu consul<br />

ter le manuscrit de son apologie (3), informer l'érudit des impiétés<br />

spinozistes, confier sans doute l'ouvrage, susciter la réfutation<br />

sollicitée en vain de Spitzel; c'est lui encore qui guide la plume<br />

de Tschirnhaus écrivant à Spinoza et qui attend la réponse<br />

du maître avec ce mélange de naïveté et de duplicité qui carac<br />

térise si souvent sa correspondance et ses rapports sociaux.<br />

Nous n'hésitons pas à affirmer que Leibniz est le principal infor<br />

mateur de Huet. Mais ces vraisemblances deviendront des certi-<br />

(1) Journal des Savants (Paris, P. Witte, 1730; 13 décembre 1677, p. 144,<br />

et 17 janvier 1678, p. 16 : réfutation de Cuperus; 6 mai 1680, p. 78 : réfu<br />

tation de Velthuysen « contre l'ouvrage posthume de Spinoza et contre le<br />

premier que cet homme sans religion a donné depuis quelques années sous<br />

le nom de Tractatus theologico-politicus »).<br />

(2) Appuhn, t. III, p. 367.<br />

(3) Cf. lettre de Leibniz à Seckendorff du 10 juin 1683 : « Huetio quidem<br />

saepe locutus sum vidique opus ejus, cum adhuc non nisi manuscriptum<br />

haberetur » (cf. Davillé, loc. cit., Band XXVI, p. 75, note 51).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 109<br />

tudes lorsque le départ des étrangers, tout en appauvrissant le<br />

cercle, exigera le lien des correspondances et que la mort de<br />

Spinoza et la parution des Opéra Posthuma, éventant tout secret,<br />

raviveront la curiosité. Huygens malade quitte Paris le 1er juil<br />

let 1676 (1 ) ; Leibniz part à son tour en octobre pour aller rejoindre<br />

l'électeur de Hanovre : infatigable épistolier, il sera le principal<br />

maillon de la chaîne. Il reste en relation avec le disciple préféré<br />

de Spinoza, Schuller, ainsi qu'avec le vagabond Tschirnhaus<br />

qui, voyageant à Rome, ne craint pas de lui parler du maître en<br />

termes affectueux. Lorsque Schuller lui annonce en mars 1677<br />

la mort de Spinoza (2), lorsque Tschirnhaus défend auprès de<br />

lui son attachement à la notion de substance unique (3), le terme<br />

de mortuus noster traduit un sentiment qui n'est pas de com<br />

mande. Mais Leibniz n'oublie pas la France. Pendant que Bros-<br />

seau, résident du duc de Hanovre à Paris, lui expédie par Rouen<br />

et Hambourg de nombreux ballots de livres, il stimule les anciens<br />

membres du groupe par l'intermédiaire d'un précepteur danois,<br />

Friedrich Adolf Hansen,qui dirige à Paris quelques jeunes nobles<br />

de son pays (4). Mais il ranime plus directement encore le souvenir<br />

de Spinoza. En septembre 1677, c'est en termes émus qu'il<br />

annonce à Jean Gallois la mort du maître : « Spinoza est mort<br />

cet hiver. Je l'ai vu en passant par la Hollande et je lui ai parlé<br />

plusieurs fois et fort longtemps. Il a une étrange métaphysique<br />

pleine de paradoxes. Entre autres, il croit que le monde et Dieu<br />

n'est qu'une même chose en substance, que Dieu est la substance<br />

de toute chose et que les créatures ne sont que des modes et<br />

accidents (5). » Mais son principal correspondant est Henri<br />

Justel et leur communauté de religion autorise plus de liberté.<br />

Celui-ci le tient au courant des publications nouvelles et bien<br />

souvent le nom de Spinoza revient au fil de la plume; donc Justel,<br />

que ce soit par Huygens ou Leibniz, est informé du sujet bien<br />

(1) Brugmans, op. cil., p. 67 (Huygens, après deux ans de convalescence,<br />

devait revenir en juin 1678).<br />

(2) Correspondance de Leibniz (op. cit., lettre 136, p. 304).<br />

3 Ibid lettre 141, p. 315 ; « Attamen non intermittere possim quin<br />

dicam mihï eam definitionem quam tradidit mortuus noster videri adaequatissimam<br />

dum Deum définit per substantiam absolute infimtam » (lettre<br />

de Rome du 17 avril 1677). T» .„ ■ »<br />

p. 463). Hansen est qualifié de « Hofmeister<br />

(4) Ibid. (Reihe I, Band 2,<br />

dahischer Edelleute in Paris». En 1677 et 1678.il fréquente assidûment<br />

Justel et Mariotte et visite Huygens qui vient de rentrer à Pans<br />

(5) Ibid., lettre 158, p. 379. Un fragment de lettre dont on ignore le<br />

destinataire est encore plus émouvant si l'on pense au peu d affectivité de<br />

Leibniz : « M. Spinoza... a quitté cette vie il y a quelques semaines Spinoza<br />

était un homme d'une profonde méditation et qui avait le talent de s expli<br />

quer nettement...<br />

- (in Jean Baruzi, Leibniz, Pans, 1909, p. in.).


110 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

avant 1676. Dès le 17 février 1677, il annonce à son correspon<br />

dant les efforts apologétiques de Huet : « Monsieur Huet a mis<br />

sous la presse son traité de la vérité de la religion chrétienne où<br />

ait des<br />

il aura y beaucoup d'érudition; mais on doute qu'il y<br />

raisonnements convaincants. Il faudra répondre... au « Tractatus<br />

theokgico-polilicus » de Spinoza et aux objections de Julien<br />

l'Apostat et concilier les passages qui semblent se contrarier;<br />

sans cela,<br />

il est inutile d'entreprendre l'apologie de la religion<br />

chrétienne qui doit être défendue fortement ou point du tout (1). »<br />

Sans faire de Justel un spinoziste, on ne peut douter qu'il ait<br />

apprécié la force des arguments du Tractatus devant l'érudition<br />

intempestive de Huet; mais la même année, sans le nommer<br />

d'ailleurs, il donne à Leibniz des précisions sur les recherches<br />

de Richard Simon et semble assez au fait de ses thèses pour le<br />

rapprocher de Spinoza (2) : « Nous aurons bientôt une critique<br />

historique sur les livres de la Bible où il aura y des choses hardies.<br />

L'auteur soutient que le canon de l'Écriture n'a été fait qu'après<br />

la captivité (c'est aussi le sentiment de Spinoza), que le sanhédrin<br />

pouvait ajouter et ôter ce qui lui plaisait de l'Écriture qu'il<br />

croit avoir été maltraitée comme les autres livres. Il y a plusieurs<br />

autres choses de cette force-là qui me paraissent terribles. Cepen<br />

dant cet ouvrage sera bon et utile (3). » Une telle défiance pour les<br />

talents de Huet, une telle sympathie pour les audaces de Richard<br />

Simon n'est pas pour déplaire à Leibniz qui, quelques mois<br />

après la parution des Opéra Posthuma, ne craint pas de livrer à<br />

Justel le jugement le plus sincère qu'il ait jamais donné sur<br />

Spinoza : « Les œuvres posthumes de M. Spinoza ont été publiées.<br />

La plus considérable partie est Ethica, composée de cinq traités.<br />

J'y trouve quantité de belles pensées conformes aux miennes, comme<br />

savent quelques-uns de mes amis qui l'ont été aussi de Spinoza (4).<br />

Mais il y a aussi des paradoxes que je trouve ni soutenables ni<br />

jl> Correspondance de Leibniz (Reihe I, Band 2, n°<br />

218, p. 247).<br />

(2) Henri Justel est depuis 1676 en pourparlers avec Richard Simon et<br />

le pasteur Claude pour une traduction de la Bible « qui ne favorisât aucun<br />

paftin?i qui pût être é&aleraen' utile aux catholiques et aux protestants »<br />

(cf. Richard Simon, Réponse à la « Défense des sentimens de quelques théolo<br />

giens de Hollande », Rotterdam, Reinier Leers, 1687, p. 77). Bossuet repro<br />

chera violemment à R. Simon cette collusion avec des protestants (Disser<br />

tation sur la doctrine et la critique de Grotius, in Œuvres complètes, Coi-<br />

gnard, Paris, 1747, t. II, p. 361). Déjà, à la fin de 1673, l'Anglais Hickes<br />

avait connu chez Justel « un savant père de l'Oratoire » qui semble bien<br />

être Richard Simon (cf. Ternois, loc. cit., Revue de Littérature comparée,<br />

octobre-décembre 1933, p. 589).<br />

(3) Corresp. Leibniz, n»<br />

262, p. 285 (lettre du 30 juillet 1677).<br />

MJ Evidemment Justel est au fait de ses rapports avec Schuller et Tschir-


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 111<br />

même plausibles... Je tiens ce livre dangereux pour des gens<br />

qui voudront se donner la peine de l'approfondir, car les autres<br />

n'ont garde de l'entendre (1). » Justel en tout cas n'aura garde<br />

de s'effrayer et l'on soupçonne, sinon beaucoup de compétence (2),<br />

du moins quelque restriction mentale dans sa réponse : « Spinoza<br />

était de l'opinion de Servet. Cela ne devrait pas être publie (3). »<br />

Un an plus tard enfin, Leibniz essaiera de secouer l'indifférence<br />

métaphysique de son ami Huygens qui est de retour à Paris;<br />

il tient à connaître son opinion sur<br />

avec une âpreté curieuse,<br />

l'Éthique : « Je voudrais savoir aussi si vous avez lu avec atten<br />

tion le livre de feu M. Spinoza; il me semble que ses démonstra<br />

tions prétendues ne sont pas des plus exactes. Par exemple,<br />

lorsqu'il dit que Dieu seul est une substance et que les autres<br />

choses sont des modes de la substance divine, il me semble qu'il<br />

n'explique pas ce que c'est que substance (4). » Le livre semble<br />

donc en possession de Huygens à la fin de 1679 (5), alors qu'un<br />

an plus tôt Justel n'en pouvait disposer; mais l'astronome se<br />

gardera bien de disserter sur un sujet qu'il trouve futile et dan<br />

gereux.<br />

C'est alors, vers 1678-1679, que s'achève ce que l'on pourrait<br />

appeler la préhistoire du spinozisme en France; jusque-là l'on<br />

ignore tout de la personne et de la doctrine profonde du philo<br />

sophe. Trois étrangers ont révélé à Paris, dans un cercle restreint,<br />

l'existence d'un livre impie sur la politique et la religion, ont dit<br />

quelques mots prudents sur l'homme, un Juif hollandais. Quelques<br />

in-quarto latins du Tractatus ont alors circulé mystérieusement.<br />

Mais si la maison de Justel semble le lieu d'origine de ces infor<br />

mations qui devaient conduire aux premières réfutations fran-<br />

çaises^ celles de Richard Simon et de Huet, cette diffusion n'au<br />

rait pu se faire sans Leibniz. C'est lui qui joua le rôle essentiel<br />

d'intermédiaire et d'éveilleur durant cette période,<br />

dans la<br />

mesure où une intense curiosité le poussait vers Spinoza et où<br />

le spinozisme pouvait gêner ou aider l'élaboration lente de sa<br />

propre doctrine. Dans la recherche inquiète de sa propre vérité,<br />

165, p. 393 (lettre du 4 février 1678.Les<br />

(1) Corresp. Leibniz, ibid., n»<br />

premiers exemplaires des Opéra Posthuma parurent pour le jour de l'an).<br />

il résumait déjà bien cavalièrement la philosophie<br />

(2) Le 30 juillet 1677,<br />

nouvelle : « La métaphysique de Spinoza est l'opinion des Manichéens •;<br />

cette erreur grossière a pour excuse le fait que l'Éthique publiée à la fin de<br />

1677 ou au début de 1678 ne pouvait se trouver dans les mains de Justel.<br />

n"<br />

(3) Corresp. Leibniz, ibid., 306, p. 325 (lettre du 7 mars 1678).<br />

(4) Correspondance de Huygens, t. VIII, p. 253 (lettre du 10 décembre<br />

(5) Il est vraisemblable qu'il se soit procuré l'ouvrage- à La Haye où il<br />

est demeuré jusqu'au 24 juin 1678 (cf. Brugmans, op. cit., p. 68).


112 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Leibniz est le véritable introducteur de Spinoza en France. Est-ce<br />

à dire qu'il n'y avait pas d'autres voies d'accès?<br />

Il est difficile d'envisager cependant une exportation massive<br />

•et légale des ouvrages de Spinoza en France. Interdits depuis<br />

leur parution par les États de Hollande, ils ne peuvent faire<br />

l'objet d'un commerce libre de la part des libraires des Pays-Bas.<br />

Depuis longtemps d'ailleurs, Colbert lui-même intervenait auprès<br />

des États pour prolonger hors de France les effets de la censure<br />

royale. En 1668, l'imprimeur Praslard est envoyé dans les Pro<br />

vinces Unies « pour y acheter tous les méchants livres et en pour<br />

suivre la défense ». (1) Et Daniel Elzevier qui le patronne ne<br />

dédaigne pas d'écrire un mémoire De ce qu'on fait et de ce qu'on<br />

pourra faire pour empêcher la vente des livres qui sont injurieux à<br />

des personnes de qualité et contraires aux bonnes mœurs (2). Mais<br />

aucune police ne saurait empêcher l'essor d'une idée ni même la<br />

diffusion d'un livre; arrêtés aux frontières du nord, surveillés<br />

spécialement par le bureau de Péronne (3), les ballots d'imprimés<br />

arrivaient en revanche fort aisément par mer aux quais de Bor<br />

deaux et surtout de Rouen; dans cette dernière ville, l'entrepôt<br />

de la Romaine était un centre intense de contrebande d'où rouliers<br />

et chasse-marée partaient en coche pour Paris avec leur<br />

•étrange marchandise entassée dans des tonneaux et des paniers<br />

à poisson (4). C'est là sans doute la voie suivie par les ouvrages<br />

de Spinoza, aux côtés de libelles contre la cour et de pamphlets<br />

jansénistes. Comment s'expliquer autrement qu'à la fin de 1679,<br />

un jeune curieux qui fera son chemin, Pierre Bayle, ait pu ache<br />

ter à Paris les Opéra Poslhuma et le traité des Principes de<br />

Descartes sans difficulté d'aucune sorte (5)? La vérité est que<br />

ces traités latins d'allure érudite n'inspirent de prime abord<br />

aucune défiance. De lecture malaisée, ils rebutent le libertin<br />

friand de scandale et d'impiété grossière; en revanche, le Trac<br />

tatus semble s'être répandu très tôt dans quelques cercles reli<br />

gieux, notamment à l'Oratoire dont la bibliothèque rue Saint-<br />

Honoré est une des plus belles de Paris; deux témoignages<br />

concordent : celui de Richard Simon qui certes connaissait Justel,<br />

(1) Archives de la Bastille publiées par François Ravaisson (Paris, Durand<br />

et Pedone Lauriel, 1866 à 1904, t. VII. t>. V 206) '"<br />

(2) Ibid., t. VII, p. 204.<br />

(3) Ibid., t. X, p. 406.<br />

4 Ibid. (op. cit., t. VIII p. 44).<br />

(5) Œuvres diverses, t. IV, p. 577 (lettre à Minutoli du 1»' janvier 1680).


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 113<br />

mais ne fut jamais en rapport avec Leibniz et qui dès 1673,<br />

auprès du Père Lecointe, bibliothécaire de l'ordre, réunit pour<br />

son Histoire critique du Vieux Testament une importante docu<br />

mentation spinoziste. Autre témoignage moins connu, les notes<br />

de lectures du Père Louis Thomassin conservées à la bibliothèque<br />

de Carpentras (1), et qui font état d'une connaissance précise,<br />

antérieures à 1678, de l'édition princeps du Tractatus, prouvent<br />

qu'un exemplaire en fut accessible très tôt rue Saint-Honoré, où<br />

le savant oratorien était maintenu en réclusion depuis 1668 à la<br />

suite de ses aventureux Mémoires sur la grâce.<br />

Mais l'année 1678 allait marquer une ère nouvelle dans la diffu<br />

sion du spinozisme en France : non seulement les ouvrages de<br />

Richard Simon en 1678 et de Huet en 1679 attaquaient ouverte<br />

ment l'ouvrage impie et en signalaient l'existence auprès du<br />

public cultivé, non seulement les Opéra Posthuma, au lieu d'être<br />

anonymes comme le Tractatus, attiraient l'attention par les ini<br />

tiales de l'auteur et par l'importante préface des éditeurs, mais<br />

surtout une remarquable traduction aux titres mystérieux et<br />

alléchants tentait de vulgariser en France la doctrine du Trac<br />

tatus. Très rapidement, la Clef du sanctuaire et le Traité des céré<br />

monies superstitieuses des Juifs se répandirent. En mai 1679 à<br />

Sedan, Pierre Bayle a lu l'ouvrage dont il ne connaît l'original<br />

latin que par ouï-dire (2). Mais dès l'année précédente, Louis<br />

Thomassin en donnait un résumé de quatorze pages extrêmement<br />

curieux par le mélange de sympathie et d'effroi qu'il reflète; les<br />

erreurs y sont nombreuses : l'Oratorien fait mourir Spinoza à<br />

Amsterdam et le croit catholique romain. Mais il décèle déjà<br />

les sources cartésiennes, apprécie les notes ajoutées par Saint-<br />

Glain, vante l'excellence de la traduction, suppute le danger de<br />

cette nouvelle religion intérieure fondée sur la justice et la<br />

charité (3).<br />

(1) Bibliothèque de Carpentras,<br />

ms. n°<br />

1.694, fol. 112 (du folio 85 à 118,<br />

notes de lectures échelonnées de 1674 à 1678; cf. fol. 89 verso : « cejourd'hui,<br />

31 octobre 1674 »; du folio 112 à 118,<br />

compte rendu de la traduction fran<br />

çaise avec comparaison avec l'original latin : « pour moi, j'estime autant la<br />

traduction que l'original »).<br />

(2) Œuvres diverses, t. IV, p. 574 (lettre à Minutoli du 26 mai 1679).<br />

n"<br />

(3) Carpentras, ms. 1.694, fol. 112 : » Ce livre a été composé en latin<br />

le titre de Tractatus theologico-polilicus par un nommé Spinoza, Juif<br />

d'Amsterdam qui se fit catholique romain et qui est mort à Amsterdam<br />

en février 1678, n'ayant aucune religion, ainsi que son livre en fait foy.<br />

Celui qui a traduit ce livre y a fait des remarques très bonnes et il est entré<br />

dans les sentiments de l'auteur qu'on dirait qu'il a plus tost composé que<br />

traduit; pour moy, j'estime autant la traduction que l'original; l'auteur de<br />

ce livre est un grand cartésien et un grand raisonneur... cela est dangereux<br />

pour un jeune esprit qui n'est pas trop solide et qui est porté au libertinage<br />

et qui n'est pas prévenu contre la doctrine de cet auteur qui donne tout à<br />

Y. VERNIÊRE, X S


114 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Dès lors,<br />

les pouvoirs religieux sont alertés. L'alarme vient<br />

d'ailleurs de Hollande. Depuis 1661, le catholicisme a un solide<br />

défenseur aux Pays-Bas dans la personne de Jean de Néercassel,<br />

vicaire apostolique d'Utrecht. Cet Oratorien, qui fit ses études<br />

à Saumur et au séminaire Saint-Magloire de Paris, devenu en<br />

1662 évêque in partibus de Castorie, mène avec une âme d'apôtre<br />

et une foi de chrétien des premiers âges le combat de la contre-<br />

Réforme. Ses sympathies jansénistes sont évidentes et, depuis<br />

1669, Antoine Arnauld le conseille au milieu des embûches et des<br />

humiliations (1). De sa tête de pont d'Utrecht, il sollicite l'aide<br />

de Bossuet et diffuse en Hollande dès 1676 l'Exposition de la foi<br />

de l'Église catholique (2). Or, Jean de Néercassel connaît Spinoza;<br />

il a accueilli en 1672 à Utrecht l'armée de Condé qui rendait au<br />

culte catholique les églises désaffectées (3); il est au courant de<br />

la venue de Spinoza auprès de Stoupe et de Luxembourg; c'est<br />

d'Utrecht que partirent les premières réfutations du Tractatus.<br />

Mais ce n'est qu'au moment de la publication de l'édition fran<br />

çaise, en 1678, que l'évêque de Castorie juge nécessaire d'agir et<br />

d'informer du danger ses amis de France. Cette intervention, tout<br />

en étant certaine, nous demeure obscure et nous devons nous fier<br />

presque entièrement aux savants éditeurs des Œuvres complètes<br />

d'Arnauld qui disposaient de correspondances maintenant éga<br />

rées (4). Voici leur témoignage : « Cette traduction commençant<br />

à faire du bruit, M. de Néercassel, archevêque d'Utrecht, l'envoya<br />

vers le mois de mars de la même année (1678) à M. Arnauld par<br />

M. Du Quesnoy, dans un paquet adressé à M. Bossuet, évêque de<br />

Condom. M. Arnauld dévoila le venin caché sous les expressions<br />

obscures et souvent inintelligibles du nouvel athée... Il fait<br />

mention (de l'ouvrage de Spinoza) mais sans le désigner dans ses<br />

lettres à M. de Pontchâteau du 25 mai et du 20 août 1678. M. de<br />

Pontchâteau en parle aussi dans sa lettre à M. de Néercassel du<br />

la nature qui fait une religion à sa mode, qui donne pour principe du culte<br />

intérieur lajustice et la charité, qu'avec ces deux qualités (sic) on peut être<br />

extérieur '!"' indifférent, et que le prince est maistre du culte<br />

(1 Correspondance d'Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. II, p. 525).<br />

^lSorresPondance de Bossuet (Urbain-Lévesque, Hachette,<br />

p<br />

1909, t. I,<br />

(3) Bibliothèque oratorienne (Paris, Poussielgue, 1882-1883, t. III, p. 57*ff.).<br />

B 'n'<br />

réserve nT8e7RwrHS^ne'^-d'Arnay.' 1775-1783, 43 tomes en 38 vol.,<br />

"* S°mS d6^^ dU PaC de<br />

garde et del£k Hautefag^<br />

BeUe-<br />

iajS*.",'<br />

éti Ier- teS a7,?nt "'arWole remarquable de Jean Orcibal,<br />

ttsfn7itZl..J"Cl^pi"^


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 115<br />

5 août de la même année. Il lui dit expressément que M. Arnauld<br />

l'a lu, qu'il le regarde « comme un des plus méchants livres du<br />

« monde », qu'il l'a « fait voir à M. de Condom », afin d'empêcher<br />

par son crédit qu'il ne se débite en France (1). «L'interprétation<br />

des faits est facile : pour éviter tout ennui à la douane, l'évêque<br />

de Castorie envoie le Tractatus sous couvert de Bossuet au plus<br />

célèbre docteur de Sorbonne, Antoine Arnauld,<br />

qui vit assez<br />

suspect, entouré de fidèles, rue Saint-Jacques. Arnauld, qui n'a<br />

pas prêté attention à l'allusion de Leibniz dans sa grande lettre<br />

de la fin de 1671, est maintenant effrayé par le petit in-12° de<br />

Saint-Glain qui vulgarise et met à la portée des profanes les<br />

impiétés de Spinoza; Port-Royal est aussitôt mis en garde par<br />

plusieurs lettres à M. de Pontchâteau (2), le pieux jardinier de<br />

l'abbaye, grand ami de M. de Néercassel et qui, malgré sa retraite<br />

volontaire, conserve, par sa haute naissance et ses alliances, un<br />

grand prestige à la cour ainsi qu'auprès de Bossuet. Arnauld fait<br />

plus encore : il alerte Bossuet, lui prête l'ouvrage et organise de<br />

concert avec lui, pour la première fois en France, la répression<br />

contre le spinozisme. Il ne s'agit plus maintenant d'un détail<br />

anecdotique : l'Église de France avec Bossuet est officiellement<br />

avertie dès le milieu de 1678 de la naissance d'un nouveau déisme,<br />

autrement plus dangereux et plus efficace que les menues impiétés<br />

de salon des libertins du temps.<br />

L'alarme sonne désormais partout. Arnauld travaille aussitôt<br />

à une réfutation de l'impie. Quand il quittera la France l'année<br />

suivante le 17 juillet 1679 (3), compromis ainsi que son neveu le<br />

ministre Pomponne par des calomnies auprès du roi, il n'oubliera<br />

point son projet; à Bruxelles, il se documente sur Spinoza; en<br />

octobre 1681, visitant l'évêque de Castorie dans son béguinage<br />

Saint-Office pour arrêter l'impression des Opéra Posthuma. Trois points<br />

nouveaux semblent acquis : 1° Arnauld connut Van den Enden et Port-<br />

Royal connaît l'existence de Spinoza sinon le contenu du Tractatus dès la<br />

fin de 1673 (cf. p. 459). 2° L'ouvrage envoyé par Néercassel en mai 1678<br />

n'est pas la traduction de Saint-Glain mais les Opéra Posthuma, quoi qu'en<br />

dise l'édition de Lausanne (p. 463, n. 4). 3° L'offensive de Rome est due<br />

aux révélations d'Albert Burgh auprès du Saint-Office (p. 449 et 466), à<br />

la suite de la terrible lettre du philosophe (début 1676).<br />

(1) Œuvres (t. X, Préface, p. xv-xvi).<br />

(2) Sébastien du Cambout de Pontchâteau (17 janvier 1634-1690), fils du<br />

marquis de Coislin, cousin de Richelieu, après une jeunesse mondaine de<br />

riche bénéficier, est converti en 1662 par Singlin,<br />

donne sa fortune aux<br />

pauvres et se retire à Port-Royal. En 1679, lorsque Arnauld quitte la France,<br />

il se retire à l'abbaye de Haute-Fontaine en Champagne, puis a l'abbaye<br />

d'Orval en Luxembourg. Meurt durant le carême en 1690 à Paris. Le peuple<br />

en fait un saint et se dispute son linceul (cf. Vie manuscrite de Beaubriun,<br />

B. N., n. a. fr., 1899).<br />

(3) Cf. Correspondance d'Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. III, p. 185).


116<br />

de Delft,<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

nul doute qu'il n'ait parlé de l'affaire (1). La réfutation<br />

est malheureusement perdue; un incident de voyage en a décidé,<br />

comme nous le rapporte une lettre du grand fidèle d'Arnauld,<br />

Ernest Ruth d'Ans, chanoine de Sainte-Guduleà Bruxelles (2) :<br />

« J'écrivis dernièrement à M. Van Heufîen touchant quelques<br />

papiers écrits de la main de M. Arnauld que nous ne trouvons<br />

point parmi nos hardes et que nous croyons avoir oubliés dans<br />

quelques livres chez lui.Nous n'avons rien retrouvé et au contraire<br />

je me suis aperçu qu'il nous manquait un petit écrit contre Spi<br />

noza. Mais nous ne pouvons avoir laissé celui-là qu'à Dslft chez<br />

M. Van Erkel (3). » De Bruxelles, Arnauld poursuit son action;<br />

lorsqu'en 1683, Leibniz reprend contact avec lui par l'intermé<br />

diaire d'un ami commun, le landgrave Ernest de Hessen-Rheinfels,<br />

le conseiller de Hanovre rappelle quelque lettre inconnue<br />

d'Arnauld qui voit dans Spinoza « le plus impie et le plus dan<br />

gereux homme de ce siècle (4) ». Mais au milieu de ses polémiques,<br />

Arnauld ne poursuivit pas longtemps l'attaque; loin de reprendre<br />

sa réfutation égarée, il refusera de lire l'Éthique. Sa lettre à<br />

M. du Vaucel du 30 novembre 1690, difficile à interpréter, marque<br />

la lassitude : « Je n'ai point lu les livres de Spinoza; mais je sais<br />

que ce sont de très méchants livres et je suis persuadé que votre<br />

ami ferait très mal de les lire. C'est un franc athée qui ne croit<br />

point d'autre dieu que la nature. Il est de droit naturel de ne<br />

point lire de tels livres à moins qu'on ne les voulût réfuter et<br />

qu'on n'eût de talent pour cela (5). » Spinoza aurait-il fait douter<br />

de son propre talent l'autoritaire docteur?<br />

Bossuet en revanche, averti par le même geste de Néercassel,<br />

eut dans sa politique contre Spinoza plus de souplesse et plus de<br />

continuité. Sa première manœuvre est de maintenir la conspira<br />

tion du silence. En 1681, des pages entières du Discours sur<br />

l'histoire universelle sont dirigées contre la dangereuse exégèse<br />

spinoziste, mais le nom odieux n'est jamais cité. « A-t-on peur que<br />

les blasphèmes qui flattent le sens humain ne viennent pas assez<br />

(1) Correspondance d'Arnauld (t. III, p. 306 sq).<br />

(2) Ernest Ruth d'Ans, né à Verviers en 1653, fait ses études à Louvain<br />

se !le ,,ran?e.' avec PaJq6"-! Arnauld à Port-Roval et le suit à Bruxelles en<br />

al?ls,îer?,J"squ.à sa mort et mourra lui-même en 1728 sans avoir<br />

.«.».»ii<br />

accepté la Bulle Umgemlus.<br />

1684*) Œ"''res' °p- "'•• l- x> P- XVI ("e'tre à M. de Néercassel du 27 août<br />

du* ^MeSiP.'S,dan,eeJe Leibniz> Reihe<br />

4<br />

I. Band 2, n»<br />

241, p. 535 (lettre<br />

au 4 août 1683, cf. Friedmann, op. cit., p. 106-107).<br />

loia d'fiMh i^mauid' op: cif" *" VI> P- "81 (Paul-Louis du Vaucel, théo<br />

logal a Aleth, est un des principaux correspondante d'Arnauld pendant son


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 117<br />

tôt à la connaissance du peuple?... On étale les novateurs plutôt<br />

qu'on ne les combat. On leur attire de favorables spectateurs<br />

plutôt que des adversaires; on les fait passer pour des gens dont<br />

les sentiments méritent d'être connus. Le monde n'est déjà que<br />

trop porté à croire que ceux qu'on a condamnés ont eu leurs<br />

raisons », dira-t-il plus tard (1). Mais sa curiosité, tout en restant<br />

discrète, est intense. Dédaigneux des voies occultes, nous le<br />

voyons intervenir en 1682 auprès du comte d'Avaux, ambassa<br />

deur aux Pays-Bas, pour obtenir l'envoi de livres interdits (2) et<br />

se plaindre des difficultés que les érudits de bonne foi ont à se pro<br />

curer les imprimés de Hollande (3). Dans sa bibliothèque que plus<br />

tard l'évêque de Troyes, son neveu, vendra sans y<br />

avoir ajouté<br />

un volume, non seulement se retrouvent le Tractatus et les Opéra<br />

Poslhuma, mais un précieux manuscrit de l'Éthique montre que<br />

Bossuet avait fait copier l'ouvrage avant de pouvoir se procurer<br />

l'imprimé (4). Le grand politique avait pourtant tort de croire<br />

au pouvoir du silence; il n'était pas plus à même d'enrayer la<br />

diffusion du spinozisme que d'empêcher l'impression des œuvres<br />

de Richard Simon. Sa propre curiosité, qu'en tant que pasteur<br />

il croit un devoir, est celle de tout son siècle. Richard Simon,<br />

Huet et lui-même malgré ses prudences ont plus travaillé pour<br />

Spinoza que de timides partisans ou des lecteurs mal intention<br />

nés. Plus l'Église de France, dans ses meilleurs docteurs et ses<br />

meilleurs érudits, se dresse contre Spinoza, plus la figure du<br />

philosophe sort de l'ombre, plus sa doctrine est sollicitée, étu<br />

diée, gagnant du prestige par ses obscurités mêmes.<br />

Mais une pénétration aussi souterraine ne laisse guère de<br />

traces écrites. A l'heure où la curiosité semble le plus éveillée,<br />

le despotisme royal croît avec les succès militaires. L'heure de<br />

la grande faveur de Colbert semble passée, ainsi que le large libé<br />

ralisme qui avait présidé à la fondation de l'Académie des<br />

(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres posthumes,<br />

Amsterdam, 1753, t. II, p. 83).<br />

(2) Correspondance générale (édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1909, t. II,<br />

p. 341, lettre du 17 décembre 1682).<br />

(3) Cf. Brunot, Histoire de la langue française (op. cit., t. V, p. 261).<br />

(4) Catalogue de la Bibliothèque de Messieurs Bossuet, anciens èvtques de<br />

Meaux et de Troyes (Paris, Gandoin, 1 742, Bibliothèque municipale de<br />

Bordeaux, H. 19.070), p. 43, n» 638 : Tractatus, 1670; p. 45, n» 666 : Opta<br />

posthumum Benedicti de Spinosa manuscriptum; p. 55, n° 795 : B. D. S.,<br />

Opéra Posthuma. Aucun volume, sur les 1.470 de la collection vendue le<br />

n'est postérieur<br />

3 décembre 1742, salle du couvent des Augustins à Paris,


118<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Sciences et à l'appel des grands savants étrangers. Les esprits<br />

libres se cachent et les hétérodoxes s'égaillent.<br />

En septembre 1681, Huygens malade est ramené en Hollande<br />

par sa sœur et son beau-frère et tarde à revenir (1). Henri Justel<br />

qui depuis longtemps flaire la répression contre le protestantisme,<br />

vend en septembre 1680 sa bibliothèque et ses riches manuscrits<br />

et tout en annonçant à son ami Findekeller qu'il va faire « un<br />

petit voyage (2) », part pour Londres dans les premiers jours<br />

d'octobre 1681 : après quelques années misérables, il devait<br />

obtenir en 1689 la garde de la bibliothèque Saint-James et la<br />

nationalité anglaise (3). Leibniz, entré en relations avec Bossuet<br />

depuis 1678, travaille avec acharnement à la réunion des Églises,<br />

mais sent bientôt que ses menus succès au Hanovre n'ont aucune<br />

incidence sur la volonté implacable de Louis XIV (4).<br />

Dès lors, le cercle est rompu et ce n'est qu'autour de deux<br />

hommes que l'esprit de curiosité se maintient : l'abbé Jean Gallois<br />

et Claude Perrault, fidèles à l'esprit des vieilles conversations.<br />

Le 27 octobre 1682, nous voyons le docte abbé écrire à Huygens<br />

toujours retenu en Hollande : « On ne saurait trouver à Paris la<br />

Critique du Nouveau Testament qui a été imprimée depuis peu<br />

en Hollande (5), non plus que les Œuvres posthumes de Spinoza<br />

et son livre intitulé Theologico-politicus. Je vous serais bien<br />

obligé si vous vouliez bien prendre la peine de m'envoyer un<br />

exemplaire de chacun de ces livres (6). » Le 19 novembre, Huygens<br />

répond : « Pour les deux livres de Spinoza, je tâcherai de vous les<br />

envoyer au plus tôt et verrai si, par le moyen de M. l'ambassa<br />

deur Van Wassenaar ou de quelqu'un de chez lui, je puis vous<br />

adresser le paquet,<br />

car vous n'ignorez pas les défenses et les<br />

exactes recherches que l'on fait sur vos frontières en matière<br />

de livres jusqu'à fouiller dans les valises des voyageurs (7). »<br />

Le 7 janvier 1683, Gallois essaie de maintenir le contact : « Pour<br />

m'envoyer sûrement les livres que vous avez la bonté de faire<br />

chercher pour moi à Amsterdam, je vois que le meilleur moyen<br />

à la mort de l'évêque de Meaux (cf. Brunetière, La Bibliothèque de Bos<br />

suet, in Éludes critiques, t. VII, p. 41).<br />

(1) Cf. Bbugmans, op. cil. (p. 93).<br />

(2) Cf. Dally, loc. cit., 1930, p. 10 sq. (la lettre à Findekeller est du<br />

15 septembre 1681).<br />

p. 11.<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Cf. Fsiedmann, op. cit., p. 104 (Leibniz essaie d'agir sur Bossuet par<br />

I abbesse de Maubuisson, sœur de la princesse Sophie de Hanovre et par<br />

la secrétaire de M"<br />

l'abbesse, de Brinon).<br />

(51 L'ouvrage ne devait paraître qu'en 1689 (Rotterdam, Reinler Leers).<br />

(61 Correspondance de Chr. Huygens (op. cit., t. VIII, p. 401).<br />

p. 402.<br />

(7) Ibid.,


LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 119<br />

serait de les remettre dans quelque ballot de livres que les libraires<br />

d'Amsterdam pourraient envoyer aux libraires de Paris, car je<br />

crois qu'ils en envoient souvent »; une note explique le retard<br />

de sa lettre et traduit sa joie de bibliophile : « M. Perrault m'a<br />

envoyé de votre part les Œuvres posthumes de Spinoza dont je<br />

vous remercie très humblement (1). » Précieuse correspondance<br />

pour nous, mais d'interprétation malaisée. Il semble difficile que<br />

Huygens ait eu le temps d'envoyer les œuvres de Hollande; le<br />

rôle d'intermédiaire de Perrault est étrange, à moins qu'il ait été<br />

le dépositaire à Paris de la bibliothèque et des effets de Huygens,<br />

ce qui semble probable (2).<br />

C'est ainsi que l'esprit du petit cercle d'érudits et de curieux<br />

constitué dix ans plus tôt se conserve encore autour des Perrault,<br />

qui prennent ainsi une allure moins anodine que celle que l'his<br />

toire a conservée d'eux. Il ne devait pas subsister longtemps.<br />

Le coup de grâce fut donné à l'occasion de la mort de Colbert<br />

en 1683. Le successeur est Louvois; et son impérialisme brutal<br />

frappe aussitôt les étrangers et les cosmopolites. Huygens, qui<br />

n'aspire qu'à rentrer en France, se voit infliger des humiliations<br />

pénibles qu'il ne pardonnera jamais. Tschirnhaus, qui brigue la<br />

même année l'Académie des Sciences, se heurte à la xénophobie<br />

de certains membres dont La Hire est le porte-voix; Cassini, un<br />

étranger pourtant, veut exclure tous ses rivaux protestants,<br />

« ut externi ab Academia... penitus excludantur ». (3) La disgrâce<br />

s'étend aux favoris de Colbert. L'abbé Gallois se consacre à<br />

d'humbles travaux à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres<br />

et à son enseignement du Collège de France. Claude Perrault,<br />

après avoir publié ses Essais de physique, mourra en 1688; son<br />

par ses flatteries au roi et son manifeste des<br />

cadet Charles,<br />

modernes qui exalte le siècle nouveau, essaiera de maintenir son<br />

crédit ébranlé. La curiosité se transmue en bibliophilie : c'est<br />

l'abbé Gallois qui, dans son inestimable collection de douze mille<br />

volumes, dissimule le Tractatus et l'Éthique (4), collectionne les<br />

réfutations de Cuperus, de Poiret, de Velthuysen; c'est un jeune<br />

mousquetaire du roi, Charles de Cisternay de Fay, qui de ses<br />

campagnes en Flandre et en Palatinat ramène le noyau du plus<br />

(1) Corresp. Huygens, t. VIII (p. 406).<br />

(2) En 1685, Huygens demandera en effet à Louvois « la permission de<br />

retirer ses meubles » (cf. ibid., t. IX, lettre 2379, et Brugmans, op. cit.,<br />

p. 94).<br />

(3) Correspondance de Huygens, op. cit., t. VIII, lettre 2324 (cf. Brug<br />

mans, op. cit., p. 95, note 3).<br />

(4) Catalogue de la bibliothèque de Jean Gallois (Paris, Seneuze, 1710),<br />

t. I, n° 630 : Tractatus, 1670; n» 631 : Opéra Posthuma, 1677.


120 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

riche corpus spinozanum de son temps (1). Mais la vérité est là :<br />

si 1670 marque la débâcle des libertins et la fin d'une génération<br />

tournée vers le passé humaniste, la période 1680-1685, dont le<br />

terme logique était la Révocation de l'Édit de Nantes marque te<br />

plus puissant coup d'arrêt donné à l'essor de l'esprit nouveau.<br />

Pour la première fois, l'orthodoxie et la puissance temporelle se<br />

rejoignaient efficacement pour réprimer toute dissociation poli<br />

tique, toute hérésie intellectuelle. Ce n'est pas encore l'heure<br />

de la génération qui grandit et attend, celle des Bayle et des<br />

Fontenelle qui méditent leurs prochaines audaces. Bayle le sent<br />

bien qui s'exile, de même que Richard Simon qui se terre à<br />

Dieppe; dans la France muselée pour un temps, d'où toute l'élite<br />

protestante s'apprête à fuir, où la gloire du Roi-Soleil croissant<br />

toujours depuis la paix de Nimègue n'a reçu aucune atteinte<br />

encore, il n'y aura plus de place que pour la magnifique orches<br />

tration des lieux communs orthodoxes dont Bossuet donne<br />

l'exemple. L'offensive contre Spinoza pouvait commencer.<br />

(1) Bibliolheca Fayana (Paris, Gabriel Martin, 1725), n<br />

828, 831, 832,<br />

etc. La préface du libraire est curieuse : « numquam ad hélium<br />

833, 834,<br />

vel in Germaniam vel in Flandriam proflsciscebatur quin inde multa gaza<br />

literaria auctus rediret >. Né en 1662, après des études au collège de Clermont,<br />

il commence aussitôt sa carrière de mousquetaire bibliophile.


Chapitre IV<br />

LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong>. :<br />

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »<br />

A. —<br />

La critique scripturaire.<br />

« Ceux qui mettent tout leur savoir à<br />

remuer les livres des rabbins ne man<br />

quent presque jamais de s'éloigner beau<br />

coup de la vérité. »<br />

Bossuet, Dissert, sur la doctrine et la<br />

critique de Grotius (in Œuvres complètes,<br />

Coignard, Paris, 1747, t. II, p. 300).<br />

Bossuet, parlant vers la fin du siècle de l'exégèse biblique, dira<br />

avec dépit : « C'est la critique à la mode, et la seule qui peut<br />

contenter les curieux (1). » Les meilleurs historiens du sentiment<br />

religieux, comme l'abbé Brémond, n'ont toutefois pas été frappés<br />

par la multiplicité des doutes que les chrétiens du temps se<br />

posaient sur les fondements de leur foi; on reste plus sensible à<br />

leur goût de la synthèse, à leur aptitude à concilier l'apport<br />

antique et l'apport chrétien et à les fondre dans ce qu'on appelle<br />

« l'humanisme dévot ». L'évangélisme du siècle précédent n'avait<br />

pas suscité de vastes écoles critiques et n'avait fait que remplacer,<br />

par un fallacieux retour aux origines, la superstition du rite par<br />

la superstition de la lettre. En somme, à part quelques foyers<br />

de dissidence (2), la Renaissance se soldait par une orthodoxie<br />

plus rigoureuse et les droits de la philologie s'arrêtaient devant<br />

le prestige intact du texte sacré (3). Cependant l'érudition pro-<br />

(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres posthumes,<br />

Amsterdam, 1753, t. II, p. 92).<br />

(2) Les lucianistes français : Dolet et Bonaventure des Périers. L'école<br />

de Pomponace. Les tentatives philosophiques de Cardan et de Giordano<br />

Bruno.<br />

(3) • Érudits mais croyants, Lefèvre d'Etaples et ses émules ont repris


122 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

testante avait eu l'avantage de proclamer l'autorité du texte<br />

hébreu et par là même d'attirer l'attention sur les études bibliques.<br />

Luther traduit la Bible et Calvin commente l'Ancien Testament<br />

d'après la tradition massorétique, sans se douter qu'elle est<br />

assez récente et que l'introduction des points voyelles entre le<br />

ve et le ixe siècle après Jésus-Christ a permis des divergences qui<br />

renforcent l'autorité de la version des Septante (1). Ces excès<br />

furent combattus à la fois par le protestant Louis Cappel (2) de<br />

Saumur et par l'oratorien Jean Morin (3). Mais ces polémiques,<br />

qui d'ailleurs agitent peu l'opinion, ne constituent nullement une<br />

ébauche de critique scripturaire. Que le texte « théopneuste »<br />

soit hébreu, grec ou même latin, il y a toujours pour chaque<br />

École un texte intangible à révérer : c'est en fin de compte une<br />

querelle d'éditeurs.<br />

Aussi, lorsqu'en 1670 parut le Tractatus, l'opinion était-elle<br />

assez mal préparée à comprendre ou même à tolérer l'extraordi<br />

naire nouveauté des thèses de Spinoza. Pour la première fois,<br />

il ne s'agissait plus d'une question d'investiture, mais d'authen<br />

ticité. La Bible n'était plus le Livre, mais un livre ramené à la<br />

mesure humaine et qui, comme un texte d'Origène ou de Salluste,<br />

devait être soumis aux minutieuses investigations de l'histoire<br />

et de la philologie. Des précurseurs? On peut honnêtement dire<br />

que Spinoza n'en a pas. S'il nous cite lui-même Abraham Aben<br />

Ézra, qui se souvient en son temps du docteur de Grenade contem<br />

porain des premiers Capétiens? Comment déceler une méthode<br />

dans ses six objections obscures contre la mosaïcité du Penta<br />

teuque? Certes, de siècle en siècle, des commentateurs avaient<br />

prudemment élevé leurs doutes : au xve<br />

siècle, le Juif portugais<br />

comme malgré eux la route ouverte par Albert le Grand et suivie par Tho<br />

mas d'Aquin, celle qui permettait d'accorder la Bible et le Lycée.Leur exé<br />

gèse, loin de bousculer la routine universitaire, a finalement confirmé<br />

l'habitude d'unir, dans le commentaire d'Aristote, le souci de la fidélité<br />

religieuse à la rigueur scientifique, voire à donner au premier le pas sur le<br />

second. Sans le vouloir, elle a ranimé, au moment où en déclinait la force,<br />

l'aristotélisme christianisé du moyen âge (René Pintard, Le Libertinage<br />

érudil, Boivin, 1943, t. I, p. 39).<br />

(1) Cf. Lucien Gautier, Introduction à l'Ancien Testament (Lausanne,<br />

Bridel, 1914, t. I, p. 40).<br />

(2) Dans son Arcanum punclalionis revelalum, publié en 1624 par Thomas<br />

Erpenius de Leyde et dans sa Criiica sacra, publiée en 1650 grâce a l'inter<br />

vention de théologiens catholiques dont Morin.<br />

(3) Exercilationes biblicae de Hebraei graecique texlus sinceritaie (l" partie,<br />

1633; 2« partie posthume, 1669).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 123<br />

Abravanel, l'évêque espagnol Tostatus, au xvie le réformé<br />

Bodenstein (1), le jurisconsulte belge Masius (2), au début du<br />

xvne, les Pères jésuites Bonfrère et Cornélius a Lapide. Mais la<br />

plupart résolvent leurs doutes en soutenant l'existence d'inter<br />

polations et d'additions marginales. Spinoza devrait-il davantage<br />

à Hobbes et à Isaac de La Peyrère? En tout cas, ils figurent dans<br />

sa bibliothèque (3). Le Systema theologiae in Preadamitarum<br />

hypothesi avait fait beaucoup de bruit, lors de sa parution en<br />

Belgique en 1655, avant d'alimenter la verve de Voltaire; la<br />

critique du Pentateuque, dont le noyau mosaïque aurait été modi<br />

fié et complété par des historiens ultérieurs, ne manque pas de<br />

perspicacité, mais enrobée dans les élucubrations fantaisistes de<br />

l'original Bordelais, elle perdait de son autorité. Thomas Hobbes<br />

est plus sérieux. Dans son Leviathan paru en 1651, tout un cha<br />

pitre, le 33e de sa « Civitas christiana », cherche à doser la valeur<br />

des différents livres canoniques reconnus par les églises chré<br />

tiennes. Des allusions au tombeau de Moïse (4), à la disparition<br />

des Chananéens (5), l'amènent à dire que Moïse n'a écrit que<br />

la «Loi » (Deutéronome, 11-27) et que le Pentaleuque n'est qu'une<br />

compilation historique sur le législateur d'Israël : « Liber Pen-<br />

tateuci scriptorem habuisse Mosem non videtur sed potius de<br />

Mose quam a Mose scriptum esse (6). » De même, le Livre de<br />

Josué ne peut être attribué au successeur de Moïse, deux allusions<br />

à une époque postérieure y étant contenues (7) : « Liber Josuae<br />

longo tempore scriptus est post mortem ejus (8). » Enfin, le<br />

Livre des Juges se condamne par une référence à la captivité de<br />

Babylone et sa (9) rédaction doit dater du grand retour. Mais<br />

Hobbes, qui semble sur la voie, se contente de quelques coups de<br />

sonde. Ses remarques, bien que perspicaces, ne constituent pas<br />

une méthode générale d'interprétation; Spinoza peut lui devoir<br />

certains exemples, mais aucune hypothèse constructive en<br />

(1) De canonicis scripturis libellus (Wittemberg, 1520).<br />

8(2)<br />

Josuhae historia illustrata et explicala (Anvers, 1574).<br />

(3) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas (Leipzig, Veit, 1899.<br />

n»»<br />

p. 161 sqq., 54 et 129).<br />

(4) Deutéronome, 6.<br />

(5) Genèse, 12-6.<br />

(6) Opéra philosophica quae latine scripsii omnia (Amsterdam, Jean Blaeu,<br />

1668, t. II, p. 177).<br />

(7) Les douze pierres érigées par Josué dans le lit du Jourdain (« et ibi<br />

sunt usque ad praesentem diem ») et le vocable de Galgala (« vocatum est<br />

usque in praesentem diem »).<br />

(8) Ibid., p. 177.<br />

(9) Cf. Juges, 18-30 (« usque ad diem captivitatis suae ») (cf. Hobbes,<br />

ibid., p. 178 : « manifestum est quod post captivitatem decem tribuum<br />

scriptus sit »).


124<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

matière d'exégèse. Hobbes d'ailleurs se sent tenu à quelque pru<br />

dence (1).<br />

Spinoza devrait-il davantage au milieu intellectuel où il a<br />

vécu? Il est évident qu'en Hollande même la multiplicité des<br />

croyances religieuses, qui de plus en plus substituaient les exé<br />

gèses personnelles des théologiens aux professions de foi des trop<br />

nombreuses églises, orienta très tôt le philosophe de La Haye<br />

vers ces délicates recherches. A l'orthodoxie stricte de Vcetius<br />

qui professait à Utrecht, s'opposait le cartésien Coccejus à Leyde<br />

qui reprenait sur les Écritures l'interprétation symbolique de<br />

Maïmonide. Un ami même de Spinoza publiait en 1663 une<br />

Philosophia sanctae Scripturae Interpres : Louis Meyer croyait en<br />

effet possible de donner une interprétation cartésienne de la<br />

Bible et longtemps son ouvrage passa pour avoir été inspiré par<br />

le maître en personne.<br />

En fait, Spinoza renonce à toute explication philosophique<br />

et mystique (2). Traitant la Bible comme un texte ordinaire,<br />

écartant toute superstition qui, selon son mot, « préfère les restes<br />

des temps anciens à l'éternité même (3) », fidèle à quelques<br />

principes clairs de critique, il recherche sans les discuter le sens<br />

des textes bibliques et l'intention de leurs auteurs. Programme<br />

simple mais neuf qui nécessitait une « naïveté », une fraîcheur<br />

d'esprit incomparable, la fraîcheur des exclus et des excommu<br />

niés.<br />

Dès l'abord, dans les quatre chapitres du Tractatus qui déve<br />

loppent sa méthode d'exégèse (4), on est frappé par le caractère<br />

positif de l'argumentation. Il s'agit d'une enquête philosophique<br />

et historique qui ne se prononce pas sur la valeur, mais sur la<br />

signification d'un texte. Trois moyens sont envisagés : la langue<br />

qui exige une connaissance très poussée de l'hébreu et pour les<br />

derniers livres du canon, de l'araméen; plus particulièrement<br />

la sémantique permettra d'étudier par comparaison et par l'éta<br />

blissement de dictionnaires le sens exact des mots, leur acception<br />

littérale ou métaphorique; enfin l'histoire du peuple hébreu et<br />

la biographie des auteurs présumés éclaireront les buts pour<br />

suivis par chaque ouvrage, la transmission des œuvres, les<br />

différentes leçons et l'établissement du recueil canonique. Aucune<br />

(1) Cf. Dédicace à Francis Godolphin : « Displicebit etiam fortasse non<br />

paucis quod quaedam loca Scripturae sacrae aliter interpretari ausus sim<br />

quam ab aliis explicari soleant. »<br />

(2)<br />

losophie » (Tractatus, Appuhn, t. II, p. 13, Préface).<br />

!3) Ibid., p. 13.<br />

4) Chap. VII, VIII, IX, X.<br />

• L'Écriture laisse la raison libre et n'a rien de commun avec la phi


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 125<br />

autorité, aucune infaillibilité ne sauraient donc empêcher que<br />

ce soit celle des papes ou celle des pharisiens, une intelligence<br />

libre d'accéder à l'histoire critique de l'Écriture. Aucun symbo<br />

lisme ne peut venir torturer un texte à sa guise et l'interpréter<br />

en vertu de critères externes. Aussitôt, Spinoza passe aux<br />

exemples : le plus probant est le Pentaleuque. Aux six objections<br />

mystérieuses d'Aben Ezra, il en ajoute six autres qui prouvent<br />

toutes,<br />

par des allusions à des événements postérieurs (noms<br />

géographiques ou faits historiques), la rédaction tardive d'un<br />

historien « qui a vécu beaucoup de siècles après Moïse (1) ».<br />

La même méthode s'applique aux Livres de Josué, de Samuel<br />

et des Rois. Mais Spinoza ne s'arrête pas comme Hobbes à ces<br />

constatations de détail. C'est alors que se propose l'hypothèse :<br />

tous les anachronismes se résolvent si l'<br />

on envisage une compi<br />

lation des livres sacrés lors du retour de Babylone. Dans la<br />

masse des livres antérieurs, sans travail critique ni ordre ration<br />

nel, sans se soucier des redites contradictoires, des fausses chro<br />

nologies et des généalogies défectueuses, un pieux historien, sans<br />

doute Esdras, s'applique à faire pour un peuple qui renaît à la<br />

vie politique et qui a besoin de foi en ses destinées un recueil<br />

général des Antiquités juives. Ce n'est que bien plus tard, après<br />

saint Jérôme qui ne niait pas le rôle d'Esdras, instaurator operis,<br />

que la superstition et l'ignorance ont fait prendre les titres des<br />

chapitres pour les noms des auteurs. Quant au reste des ouvrages<br />

du canon hébreu, à la suite de remarques rapides (2), Spinoza<br />

n'hésite pas à repousser leur compilation jusqu'à l'époque de la<br />

deuxième renaissance juive sous Judas Macchabée et quelque<br />

fois plus tard, sous l'autorité discrétionnaire des Pharisiens du<br />

deuxième temple.<br />

L'ensemble ne se présente pas cependant comme une explica<br />

tion totale et définitive de la Bible. Mais, presque un siècle avant<br />

Astruc (3), deux siècles avant Wellhausen (4), Spinoza définit<br />

la méthode de l'exégèse moderne; et dans ces quelques chapitres<br />

où, limitant ses exemples.il ne donne que des résultats som<br />

maires encore mais précieux,<br />

avec une honnêteté intellectuelle<br />

et une sérénité qui contrastent avec le ton habituel aux que<br />

relles théologiques de l'époque, il ébranle tranquillement sinon<br />

les fondements de la foi chrétienne dont il ne parle guère, se<br />

(1) Tractatus (Appuhn, t. II, p. 186).<br />

(2) Caractère fragmentaire d'Isaîe et d'Ézéchiel. Mélange de Jérémie et<br />

des mémoires dictés à Baruch. Énigme de Job. Partie chaldéenne de Daniel.<br />

(3) Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s'est<br />

servi pour composer le livre de la « Genèse »... (Bruxelles, 1753).<br />

(4) Histoire d'Israël, t. I, 1878.


126 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

défiant de sa connaissance du grec, du moins l'irremplaçable<br />

édifice de figures et de prophéties qui la justifiait jusque-là dans<br />

les apologies officielles.<br />

Pareille attaque ne pouvait demeurer sans réponse.L'Église ne<br />

pouvait admettre sous peine de suicide que l'Écriture, qui cons<br />

tituait la base de sa créance et le texte authentique de ses déci<br />

sions, fût soumise à la destinée ordinaire des ouvrages humains;<br />

si la Providence n'a pas eu plus de part dans sa conservation que<br />

dans celle du texte homérique, si la Bible n'est que l'assemblage<br />

confus de la mythologie, de l'histoire et de la littérature juives,<br />

comment étayer la révélation chrétienne? Il fallait donc restau<br />

rer à tout prix l'intangibilité et par suite la divinité des Écritures<br />

et reprendre contre le philosophe imprudent le mot de saint<br />

Augustin : « Qui veut donner le sens de l'Écriture et ne le prend<br />

point de l'Écriture, est ennemi de l'Écriture. »<br />

Chose curieuse, celui qui devait porter les premiers coups<br />

contre l'exégèse spinoziste n'était pas plus que Pascal un apolo-<br />

gète officiel, mais grâce à sa largeur d'esprit et à son érudition<br />

encyclopédique, c'était à la fois un adversaire honnête et solide :<br />

Pierre-Daniel Huet, frais émoulu des Jésuites de Caen, était<br />

arrivé à Paris à vingt ans bourré d'hébreu et de grec; dès 1650,<br />

il est lié aux frères Dupuy dont l'aîné, Pierre, dirige la Biblio<br />

thèque du Roi et à Gabriel Naudé, garde de la Mazarine(l).<br />

Comme tant de libertins de l'académie putéane, il fit le voyage<br />

de Suède auprès de la reine Christine avec son maître d'hébreu,<br />

le protestant Samuel Bochart. A l'aller comme au retour, il visite<br />

Amsterdam: le rabbin Manassé ben Israël l'introduit à la syna<br />

gogue et l'initie aux études bibliques (2) : Spinoza, âgé de vingt<br />

et un ans en ce printemps 1653 et qui n'avait pas encore été exclu<br />

de la communauté, assistait sans aucun doute à cette présenta<br />

tion officielle et dut sourire des maladresses du chrétien devant<br />

le tabernacle (3). Dès lors une vie sage d'érudit l'attendait en<br />

(1) Il ne reniera pas leur amitié dans ses Mémoires latins (traduction<br />

Nisard, Hachette, 1853, p. 44).<br />

(2) Manassé ben Israël était l'auteur du Conciliador dei Pentateucho<br />

paru en 1632. Mort en 1657, il a été un des maîtres talmudiques de Spinoza<br />

qui fait allusion à son livre dans le X» chapitre du Tractatus (cf. Appuhn,<br />

t. II, p. 229, note 4). Son influence sur Huet fut décisive : » Le résultat de<br />

ces longues et profondes opérations de mon esprit fut l'ouvrage que je publiai<br />

plus tard sous le titre de Demonstratio evangelica » (Mémoires, p. 86). Il<br />

avoue « de longues conférences avec lui sur les matières de religion » (Hue-<br />

hana, publiés par l'abbé d'Olivet, Paris, Jacques Estienne, 1722,<br />

p. 225).<br />

(3) Toute la communauté d'Amsterdam était présente. Sur l'anecdote,<br />

Huet ayant mis le pied sur une marche interdite, cf. Huetiana, p. 225.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 127<br />

France. Tous les familiers de la Bibliothèque du Roi sont ses<br />

amis. Dans ses Mémoires latins, il s'étend complaisamment sur<br />

le charme des conversations d'autrefois; et comme par hasard,<br />

nous retrouvons Henri Justel (1), l'abbé Jean Gallois (2), Chris<br />

tian Huygens (3) et l'infatigable intermédiaire qu'est Olden<br />

burg à Londres (4). Nommé sous-précepteur du dauphin en<br />

1670, il prépare aussitôt le grand ouvrage de sa vie, sa Demons-<br />

Iratio Evangelica, énorme compilation de science naïve qui,<br />

dans son humanisme vieillot, reflète les illusions généreuses de<br />

la Renaissance (5). Au cours de ces dix ans de travail, quand<br />

tomba-t-il sur le Tractatus? Est-ce Huygens qui lui parla le pre<br />

mier de Spinoza, au long d'une de ces veillées à la Biblio<br />

thèque du Roi d'où il revenait exténué à Versailles? Il est<br />

beaucoup plus probable que l'alerte vint de Leibniz, fort<br />

intime avec lui de 1672 à 1676. Toujours est-il que personne<br />

n'était mieux préparé en France, si ce n'est Richard Simon,<br />

tant par son intérêt pour la langue et les questions bibliques<br />

que par ses fréquentations érudites, à découvrir Spinoza et à<br />

sentir la valeur et le danger de sa critique.<br />

L'ouvrage fut célèbre bien avant de paraître. Prêtre en 1676,<br />

abbé d'Aunay deux ans plus tard, Huet défrayait la chronique<br />

érudite européenne.Justel et Leibniz en discutent. Tschirnhaus<br />

apprend à Paris en mai 1676 que le savant normand se propose<br />

explicitement de réfuter Spinoza; il avertit aussitôt son maître :<br />

« J'ai appris de M. Leibniz que le précepteur du dauphin de<br />

France appelé Huet, un homme d'un savoir étendu, doit écrire<br />

sur la vérité de la religion et réfuter votre Traité théologico-<br />

politique (6) »; et la dernière lettre que nous possédions de notre<br />

philosophe traduit aussitôt son intérêt et sa curiosité : « Je vous<br />

prie de vous informer si le traité de M. Huet contre le Traité<br />

) « Je ne dois pas omettre Henri Justel, moins lettré sans doute que<br />

atron des lettrés et l'hôte des muses elles-mêmes. Tous les jours sa maison<br />

tait le rendez-vous des savants qui s'y entretenaient de matières d'érudi<br />

tion • (Mémoires, p. 131).<br />

(2) « Dans ce temps-là, j'eus le plaisir très vif de recevoir le Syslema<br />

saturnicum de Chr. Huygens... La liaison commencée à cette occasion<br />

entre lui et moi fut cultivée avec soin de part et d'autre les années suivantes,<br />

pendant qu'il était à Paris où le roi l'avait fait venir » (ibid., p. 130).<br />

(3) Gallois « qui, le premier, écrivit chez nous avec pureté et politesse<br />

le Journal des Savants » (ibid., p. 191).<br />

(4) Ibid., p. 143.<br />

« (5) Une fois ma leçon donnée au dauphin, j'accourais à Paris le soir<br />

et même à la nuit close; puis après avoir employé une grande partie de la<br />

nuit à feuilleter les livres de la bibliothèque, à faire des recherches et des<br />

extraits, je revenais à mon poste. Ce travail dura dix ans » (Mémoires,<br />

p. 175).<br />

(6) Appuhn, t. III, p. 367, lettre 80 du 2 mai 1676.


128 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

théologico-politique dont vous m'avez parlé antérieurement a vu<br />

le jour et si vous pouvez m'envoyer un exemplaire (1). » Mais<br />

lorsque l'ouvrage parut en 1679, neuf ans après le Tractatus et<br />

deux ans après la mort de Spinoza, il dépassait singulièrement le<br />

cadre d'une simple réfutation. Devançant sans le savoir la présen<br />

tation de l'Éthique, et suivant probablement l'exemple de Cicé-<br />

ron au livre III du De officiis, Huet avait décidé en une matière<br />

peu neuve d'employer une méthode « originale, la méthode<br />

démonstrative des géomètres ». (2) Tout en avouant que cette<br />

méthode n'est valable que pour les impies, le voilà présentant<br />

ses définitions, postulats et axiomes. Dès le début, son but se<br />

précise : assurer le caractère authentique des livres saints; sans<br />

craindre de fonder la vérité historique sur des fondements aussi<br />

étranges que la foi et le consentement universel (3), il avance de<br />

curieux axiomes : « Un livre est authentique quand il a été cru<br />

tel dans tous les temps sans interruptiondepuis sa publication (4). »<br />

« Une histoire est vraie quand elle rapporte les faits comme ils<br />

sont rapportés par d'autres auteurs contemporains ou qui vi<br />

vaient dans des temps rapprochés des faits qu'ils rapportent (5). »<br />

Mais l'intérêt de Huet n'est pas dans sa naïve conception de<br />

l'histoire, il est dans les adversaires qu'il vise. Aucune originalité<br />

dans ses propositions sur le Nouveau Testament où il réfute après<br />

les Pères de l'Église la plupart des hérésies classiques; mais dès<br />

qu'il aborde le Pentateuque, l'ennemi se précise : « Il a paru<br />

dernièrement un Traité théologico-politique comme porte son<br />

titre dans lequel l'auteur affecte une grande liberté de discussion<br />

philosophique; il ne se contente pas de saper les bases de la reli<br />

gion et d'une saine théologie, il va même jusqu'à ébranler l'ordre<br />

politique et les notions du sens commun. Son but est d'accréditer<br />

la dangereuse hérésie du déisme qui aujourd'hui fait de si déplo<br />

rables progrès. Il ne serait pas difficile de détruire tout cet écha<br />

faudage d'impiété, mais comme je ne puis dans cet ouvrage<br />

m'écarter trop de mon sujet, je vais choisir ce qui s'y rapporte<br />

davantage, et en le réfutant, j'ajouterai à la force des preuves<br />

que j'ai déjà développées. L'auteur a puisé ses arguments en<br />

partie dans Aben Ezra, en partie dans le Leviathan de Hobbes<br />

et dans le système des Préadamiles dont l'auteur a prouvé plus<br />

tard tout son repentir (6). » L'ennemi visé est donc bien Spinoza.<br />

(11 Appuhn, p. 371, lettre 83 du 15 juillet 1676.<br />

(2) Cf. Démonstrations évangèliques de Mione (Paris, 1843, t. V, p. 26).<br />

(3) Ibid., p. 37.<br />

4 Ibid., p. 37.<br />

(5 Ibid., p. 39.<br />

(6) Ibid., p. 265.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 129<br />

Huet, avec son flair d'érudit, a repéré aisément les sources pos<br />

sibles de l'impiété; mieux encore, il a lu le Tractatus avec une<br />

minutie honnête que les polémistes du temps méprisent. Dès<br />

lors, avec une étonnante conscience, il va reprendre un à un tous<br />

les arguments destructeurs; il sent que pour promouvoir l'authen<br />

ticité de l'Écriture, aucune faille ne peut être tolérée dans l'édi<br />

fice.<br />

C'est d'abord sur la mosaïcité du Pentaleuque que portait<br />

l'attaque de Spinoza. Si la base de l'Écriture croule, si la puissante<br />

figure du réformateur hébreu cède le pas à un rhapsode tardif et<br />

anonyme, si la parole de Dieu est ravalée au rang d'une compila<br />

tion historique et mythologique, le prestige des antiquités<br />

hébraïques s'évanouit. Seul un tableau peut rendre compte des<br />

douze points contestés et des réfutations de Daniel Huet :<br />

Spinoza, Tractatus,<br />

chap. VIII (1).<br />

1° Voici les paroles que Moïse<br />

dit à tout Israël au-delà du Jour<br />

dain (Deut., 1-1). Or Moïse n'a pas<br />

passé le Jourdain. Mais ce mot<br />

est normal pour Esdras (p. 182).<br />

2° Le mystère des Douze, se<br />

lon l'expression curieuse d'Aben<br />

Ezra. Les douze pierres de l'au<br />

tel élevé par Josué n'auraient pu<br />

contenir le Pentateuque dans son<br />

état actuel. Spinoza d'ailleurs ad<br />

met d'autres hypothèses (p. 182).<br />

3° Et Moïse écrivit la Loi (Deut.,<br />

XXXI-9). Ce n'est pas Moïse qui<br />

parle, mais un autre qui raconte<br />

ce que Moïse a fait (p. 182).<br />

4° Moïse fait remarquer que<br />

les Chananéens habitaient Cha-<br />

naan à l'arrivée d'Abraham (Ge<br />

nèse, 6 et 7). Cette remarque n'a<br />

d'intérêt que pour les descen<br />

dants de Moïse, lorsque les Cha<br />

nanéens n'y habitaient plus, car<br />

du temps de Moïse, ils occupaient<br />

toujours le pays (p. 182).<br />

Huet, Demonstratio Evangelica<br />

proposition IV (1).<br />

« Bengever » signifie


130 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

5° La Genèse appelle la mon<br />

tagne de Morya « le mont d'où le<br />

Seigneur voit » (Genèse, XXII-<br />

14),<br />

nom donné seulement après<br />

la construction du temple. Il<br />

s'agit donc d'une interpolation<br />

(p. 183).<br />

6° Allusion au lit de fer du<br />

géant Og, roi de Bazan (Deut.,<br />

III). Pourquoi prouver la gran<br />

deur du géant à ceux qui l'ont<br />

tué et vu à terre? Pourquoi mon<br />

trer son lit à Rabbath et non à<br />

Bazan? Et puis ce lit de fer est<br />

bizarre (p. 183-184).<br />

La construction du temple n'a<br />

pas donné le nom à la montagne,<br />

mais a fourni une explication<br />

commode de ce nom.<br />

Gêne manifeste de Huet. Cer<br />

tains Hébreux ont pu ne pas<br />

voir la bataille. Les lits de fer<br />

sont attestés dans l'Antiquité<br />

(cf. Thucydide, Quinte Curce,<br />

etc.).<br />

Après les six objections d'Aben Ezra, Huet s'attaque aux<br />

six objections personnelles de Spinoza :<br />

1° Les villes de Jaïr, nommées<br />

ainsi jusqu'à ce jour (Deut., III,<br />

14). Il s'agit donc d'une rédac<br />

tion tardive qui craint que les<br />

contemporains ne saisissent plus<br />

l'ancien nom de terre des géants<br />

(p. 184).<br />

2° Dans le Deutéronome, Moïse<br />

parle à la première personne,<br />

dans les autres livres, on parle de<br />

Moïse à la troisième personne en<br />

le louant ou en le critiquant<br />

(p. 185).<br />

3° Mention de la mort, de l'en<br />

sevelissement de Moïse et du deuil<br />

des Hébreux dans un recueil mis<br />

sous son nom (p. 185).<br />

4° Lieux désignés par leur nom<br />

postérieur. La ville de Dan (Ge<br />

nèse, XIV-14) n'a pris ce nom<br />

que longtemps après la mort<br />

de Josué (cf. Juges, XVIII-29)<br />

(p. 186).<br />

5° Moïse dit dans l'Exode que<br />

les enfants d'Israël mangèrent<br />

la manne durant quarante ans<br />

Il s'agit d'une note marginale<br />

qui a passé dans le texte défini<br />

tif,<br />

note qui peut être d'Esdras.<br />

Ce reproche s'adresserait aussi<br />

bien à Xénophon ou à César<br />

(cf. saint Grégoire le Grand :<br />

« Les écrivains sacrés parlent<br />

d'eux-mêmes comme s'ils étaient<br />

des étrangers. »). Moïse parle<br />

dans le Deutéronome et raconte<br />

dans les autres livres.<br />

Il s'agit d'une conclusion au<br />

Pentateuque écrite par Josué. Il<br />

est inutile voir comme<br />

Jo-<br />

d'y<br />

sèphe une prophétie.<br />

Ou bien Esdras a changé l'an<br />

cien nom qui n'évoquait<br />

(Laïs)<br />

plus rien, ou bien la source du<br />

Jourdain qui portait ce nom a<br />

donné plus tard son nom à la<br />

ville.<br />

Moïse est prophète ou bien<br />

c'est une addition d'Esdras.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 131<br />

jusqu'aux abords du Chanaan.<br />

Comment pouvait-il le prévoir?<br />

(p. 186).<br />

6° Moïse parle des rois d'Israël<br />

(Genèse,<br />

XXXVI-31 : « avant<br />

qu'aucun roi régnât sur les en<br />

fants d'Israël »), établis bien<br />

postérieurement à son époque<br />

(p. 186).<br />

Pourquoi refuser à Moïse le<br />

pouvoir de prophétie? D'ailleurs,<br />

il y a d'autres allusions aux rois<br />

(Deut., XVII-14-15).<br />

Ce qui frappe dès l'abord dans cette réfutation, c'est son carac<br />

tère disparate. Rarement l'argument est d'ordre philologique,<br />

rarement de même Huet oppose une fin de non-recevoir. Quelque<br />

fois c'est une hypothèse hasardeuse et qui n'intervient que parce<br />

qu'on a besoin d'elle (fontaine de Dan). Mais ordinairement deux<br />

explications sont données : ou bien l'auteur est prophète et peut<br />

prévoir l'avenir; ou bien des notes marginales, des épilogues, des<br />

transitions ont pu passer dans le texte lors de la recension d'Es<br />

dras. Huet ne choisit pas entre ces deux dernières, ce qui, intel<br />

lectuellement, est dangereux. Mais un aveu se dessine : le texte<br />

actuel n'est pas intact; il a été remanié;<br />

Esdras ou un autre<br />

historien y ont laissé des traces; Dieu a-t-il mis dans la conserva<br />

tion des textes sacrés toute la diligence que veulent y voir les<br />

théologiens? L'éditeur scrupuleux d'Origène,le promoteur des<br />

éditions ad usumdelphini sent qu'il est difficile de ne pas appliquer<br />

à l'Écriture une méthode qui ailleurs a fait ses preuves. La même<br />

gêne se fera jour dans l'étude des autres livres :<br />

Spinoza, Tractatus,<br />

VIII, IX, X.<br />

Josué. 1° L'expression « jus<br />

qu'à ce jour » (XVI-10)<br />

prouve un long intervalle<br />

entre la rédaction et l'évé<br />

nement raconté (p. 193).<br />

2° Josué ferait son éloge,<br />

ce qui est contraire à toute<br />

modestie (VI-27).<br />

3° Le récit des fils d'É-<br />

phraïm qui soumirent les<br />

Chananéens de Gazer<br />

(XVI-10) se retrouve au<br />

1er chapitre des Juges, ce<br />

qui prouve une rédaction<br />

Huet, Demonstr. Evang.,<br />

IV.<br />

Josué a écrit dans sa<br />

vieillesse. Les événements<br />

sont donc déjà anciens<br />

(p. 283).<br />

Même réponse que pour<br />

Moïse (p. 286).<br />

On a pu répéter ce récit<br />

cent ans après si les Cha<br />

nanéens de Gazer exis<br />

taient encore (p. 286).


132 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Juges.<br />

Samuel.<br />

Rois.<br />

postérieure à Josué (p.<br />

193).<br />

4° Aucune allusion n'est<br />

faite à Josué lors de la<br />

guerre entre tribus à pro<br />

pos de l'autel du Jourdain<br />

(p. 193).<br />

La rédaction n'est pas<br />

des juges eux-mêmes mais<br />

d'un seul écrivain comme<br />

le prouve l'épilogue (p.<br />

194).<br />

1° Intercalation du mot :<br />

« Celui qui s'appelle au<br />

jourd'hui prophète s'ap<br />

pelait alors voyant » (I-<br />

IX-9)<br />

(p. 194).<br />

2° Contradictions nom<br />

breuses dans l'histoire de<br />

David et de Saûl. David<br />

est-il arrivé à la cour de<br />

Saûl pour combattre Go<br />

liath ou pour le soulager<br />

avec sa harpe?<br />

Il faut donc admettre<br />

deux rédacteurs différents<br />

au chapitre XVI et XVII<br />

(p. 201).<br />

3° Même contradiction<br />

entre le chapitre VII (les<br />

Philistins n'osèrent plus<br />

approcher) et XIII (les<br />

Philistins se montrent à<br />

nouveau menaçants).<br />

1° Fausse chronologie.<br />

Salomon commence à bâ<br />

tir le temple quatre cent<br />

quatre-vingts ans après<br />

la sortie d'Egypte (chap.<br />

VII). Or, les récits nous in<br />

diquent cinq cent quatre-<br />

vingts (p. 202-203).<br />

Josué a pu être absent<br />

(sic), ou bien il s'agit d'un<br />

mauvais enchaînement des<br />

faits (p. 287).<br />

Huet y voit l'œuvre de<br />

Samuel et se moque de ce<br />

que Spinoza qui voit un<br />

seul rédacteur dans son<br />

chapitre VIII (p. 194), en<br />

trouve plusieurs au cha<br />

pitre IX. Il délaisse d'ail<br />

leurs l'objection princi<br />

pale : l'allusion aux rois<br />

postérieurs.<br />

Intercalation qu'Esdras<br />

a pu se permettre (p. 304).<br />

David a pu être mandé<br />

deux fois à la cour (p. 304).<br />

Le mot « ngud » = plus<br />

ne signifie qu'un court<br />

laps de temps et non ja<br />

mais (comme en latin non<br />

jam et nunquam) (p. 306).<br />

D ne faut pas imputer<br />

aux auteurs sacrés les er<br />

reurs des copistes (p. 312).


a LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 133<br />

Paralipo-<br />

mènes.<br />

Esdras.<br />

Proverbes.<br />

Isaïe.<br />

Jérémie.<br />

2° Même chronologie<br />

défectueuse pour les rè<br />

gnes des rois de Juda et<br />

d'Israël (p. 204-205).<br />

Ceux-ci furent écrits<br />

après la reconstruction du<br />

temple, car une allusion est<br />

faite à deux portiers du<br />

temple dans la liste des<br />

familles (p. 213-214).<br />

1° Esdras et Néhémie<br />

sont l'œuvre des Saddu-<br />

céens, postérieurement à<br />

la restauration de Judas<br />

Macchabée. En effet, on y<br />

parle de Darius Codoman<br />

et du pontife Jeddoa qui<br />

au témoignage de Josèphe<br />

(Ant. jud., XI, 8) alla<br />

au devant d'Alexandre<br />

(p. 220).<br />

2° La généalogie d'Es<br />

dras (II) diffère de la gé<br />

néalogie de Néhémie (VII).<br />

Les Proverbes de Salomon,<br />

d'après le recueil<br />

même, ont été recueillis<br />

bien plus tard « par les ser<br />

viteurs d'Ezéchias roi de<br />

Juda »<br />

(p. 218).<br />

(XXIV, in fine)<br />

C'est un recueil de pro<br />

phéties prises au hasard et<br />

mêlées aux chroniques de<br />

Juda et d'Israël. Mais il<br />

nous manque le récit d'I-<br />

saïe sur le règne d'Osias<br />

(p. 219).<br />

1° Manque d'ordre.<br />

Recueil de plusieurs au<br />

teurs. Confusion des temps<br />

(p. 219).<br />

Même réponse. Huet qui<br />

pense aux premiers Capé<br />

tiens ajoute que certains<br />

rois ont pu associer leur<br />

fils au trône (p. 312).<br />

Le temple n'avait pas<br />

besoin d'être achevé pour<br />

avoir des portiers (sic) qui<br />

pouvaient d'ailleurs être<br />

portiers de la ville (p. 317).<br />

Cette critique n'est va<br />

lable que pour Néhémie.<br />

Par un jeu chronologique,<br />

Huet tâche de donner cent<br />

trente ans à Néhémie lors<br />

de la mort de Darius Co<br />

doman. Huet d'ailleurs se<br />

sent gêné après la querelle<br />

sur ce sujet de Scaliger et<br />

du Père Pétau (p. 320-<br />

321).<br />

Fautes de copistes.<br />

Huet ne peut « se refu<br />

ser le plaisir de confondre<br />

Spinoza » en montrant<br />

qu'il ne distingue pas com<br />

position des proverbes et<br />

rédaction du recueil. Au<br />

fond ils sont du même<br />

avis.<br />

Il faut admettre le dé<br />

sordre du prophète inspiré<br />

et que l'ouvrage séparé<br />

sur Osias ne nous est pas<br />

parvenu (p. 388).<br />

« On y a certes peu<br />

d'égards à la suite des évé<br />

nements, mais il ne s'y<br />

trouve pas de contradic<br />

tions. S'il y en avait, il<br />

faudrait les attribuer aux<br />

historiens qui, selon le cri-


134 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Êzéchiel.<br />

2° Contradiction entre<br />

le malheur promis à Jé-<br />

chonias (XXII-28) et son<br />

malheur dans les Paralipomènes<br />

(1-16) et les Rois<br />

(IV, in fine) (p. 223).<br />

3° Contradictions entre<br />

la mort paisible promise à<br />

Sédécias (XXIV-5) et ses<br />

yeux crevés après la mort<br />

de ses enfants (p. 223).<br />

1° Contradiction avec le<br />

Pentateuque (XVIII. Il ne<br />

faut pas punir les enfants<br />

pour les crimes des pa<br />

rents; cf. Exode, 34, et Jerémie,<br />

32).<br />

2° C'est un fragment<br />

d'un livre plus volumi<br />

neux. Trois raisons sont<br />

données. Le livre débute<br />

par « et ». Le prophète a<br />

trente ans en commençant<br />

donc ce n'est<br />

le livre,<br />

qu'une suite de sa prophé<br />

tie puisque le Seigneur lui<br />

a déjà parlé. Enfin, au<br />

dire de Josèphe, Êzéchiel<br />

aurait prédit que Sédécias<br />

ne verrait pas Babylone, ce<br />

qui est contraire au texte<br />

actuel (XVII) (p. 220-221)<br />

Daniel. Livre postérieur à la<br />

restauration de Judas Mac<br />

chabée. Daniel serait l'au<br />

teur des derniers chapitres<br />

mais les sept premiers se<br />

raient tirés de chronolo<br />

gies chaldéennes et écrits<br />

en chaldéen (p. 223). Il<br />

faut le rattacher aux chro<br />

niques d'Esdras et d'Es-<br />

ther.<br />

Jonas. Une prophétie de Jonas<br />

mentionnée dans Rois, II-<br />

tique,<br />

livre» (p. 395).<br />

auraient composé le<br />

Huet s'évertue à prou<br />

ver que Jéchonias a eu le<br />

malheur d'être exilé et le<br />

bonheur d'être bien ac<br />

cueilli par le roi de Baby<br />

lone (p. 396).<br />

On peut mourir en paix<br />

même avec les yeux cre<br />

vés (?) (.p. 398).<br />

Contradiction sans va<br />

leur et apparente (p. 412).<br />

« Et » initial n'est qu'un<br />

ornement de langage fré<br />

quent ailleurs. Toutes les<br />

prophéties ont pu ne pas<br />

être écrites (p. 413).<br />

Huet ne dit rien sur les<br />

faits mais maintient sa<br />

distinction entre auteur et<br />

rédacteur (p. 424-425).<br />

Tout n'est pas parvenu.<br />

Ce qui est parvenu n'en


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 135<br />

14, n'est pas parvenue. est que plus précieux, sur-<br />

Donc le recueil est incom- tout lorsque c'est la figure<br />

plet (p. 221). du Sauveur ressuscité au<br />

troisième jour (p. 442).<br />

Toujours le même caractère disparate de la réfutation nous<br />

frappe. Huet souvent s'impatiente, surtout devant les chrono<br />

logies défectueuses et les contradictions entre les prophéties. Il<br />

veut bien admettre selon Maïmonide que « l'inspiration des pro<br />

phètes s'adaptait au génie, au caractère, aux habitudes de cha<br />

cun individuellement (1) », mais la diversité des manières ne doit<br />

pas cacher l'unité de l'inspiration. Allant même plus loin que<br />

dans son examen du Pentaleuque, il accepte non seulement les<br />

interpolations et les notes marginales incluses dans le texte, mais<br />

les erreurs des copistes qui ont faussé les chronologies, ce qui<br />

écarte implicitement l'idée d'une faveur de Dieu, conservateur<br />

de l'Écriture; il accepte que tous les textes ne soient pas parvenus<br />

jusqu'à nous et que, liée au sort banal de tant de manuscrits, la<br />

révélation nous soit présentée mutilée et incomplète. Ce sont là<br />

de graves aveux de défaite devant la critique incisive de Spinoza.<br />

Mais sur deux points, Huet ne cède pas. Historiquement, il ne<br />

peut admettre que le canon des livres saints soit postérieur à<br />

Esdras reconnu déjà comme instaurator operis par saint Jérôme.<br />

C'est une question de dignité : Esdras peut encore passer pour<br />

inspiré de Dieu, mais comment faire révérer à des chrétiens les<br />

Pharisiens du deuxième temple qui bientôt condamneront Jésus?<br />

« Il n'y a eu qu'un seul canon avant Jésus-Christ. C'est Esdras<br />

qui l'a composé et il a été approuvé par la grande synagogue (2). »<br />

Mais la querelle est surtout philosophique. Huet prétend avoir<br />

prouvé que « les livres de l'Ancien Testament ont été réellement<br />

écrits par les auteurs dont ils portent les noms et à l'époque<br />

environ qu'on leur assigne (3) ». Or, il admet que la rédaction<br />

qui nous est parvenue est tardive. C'est que pour lui « authen<br />

ticité » n'a pas le même sens que pour Spinoza. Bien longtemps<br />

avant Wolff et ses Prolégomènes, la querelle biblique prend<br />

l'aspect de la querelle homérique. Pour Huet, est authentique<br />

un texte rapporté par un rhapsode; Spinoza veut au contraire<br />

distinguer le rhapsode du poète inspiré. Spinoza représente la<br />

critique alexandrine, Huet la critique conservatrice de l'École<br />

de Pergame. Le but de Spinoza, c'est de marquer de l'obel infa-<br />

(1) T. V, p. 469.<br />

(2) Ibid., p. 470.<br />

(3) Ibid., p. 481.


136 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

mant toutes les additions marginales, tous les prologues et épi<br />

logues manifestement apocryphes, de retrouver derrière les<br />

alluvions du temps le texte primitif dans sa pureté. Mais son but<br />

est-il seulement philologique? Spinoza n'est-il que le descendant<br />

des humanistes du siècle dernier, des Budé et des Érasme? Huet<br />

sent fort bien que derrière cet appareil philologique se dresse<br />

une menace philosophique. Spinoza veut faire pénétrer en nous<br />

le doute, éteindre le respect, laïciser la question biblique comme<br />

la question homérique, qui ne sera que querelle de savants. Et<br />

c'est pourquoi l'abbé d'Àunay, fort de son orthodoxie et de son<br />

érudition, veut avant tout rétablir le respect religieux du texte qui<br />

ne doit nullement se laisser entamer par la présence d'annota<br />

tions marginales ou d'apparentes contradictions. Ce qu'il ne veut<br />

pas, c'est qu'on porte la question sur le seul terrain scientifique.<br />

De fait, le but de Spinoza, « préserver l'Écriture de toute<br />

atteinte en empêchant qu'on accommode les passages clairs<br />

à ceux qui sont obscurs et qu'on en corrompe les parties saines<br />

au moyen des parties altérées (1) », lutter contre l'idolâtrie de<br />

la lettre, est souvent dépassé par une intention plus secrète<br />

qui parfois transparaît. Ce qu'il veut, c'est lutter contre « l'ido<br />

lâtrie de l'Écriture (2) », contre « une ridicule piété « », piété de<br />

vieille dévote (3)<br />

». D'où cet aveu significatif : « La Bible ne doit<br />

pas son caractère de livre saint aux paroles et aux discours<br />

qu'elle contient ou à la langue où elle est écrite, mais aux choses<br />

mêmes que l'intelligence y découvre; et par conséquent tous les<br />

livres qui contiennent des récits et des enseignements d'une<br />

moralité excellente, en quelque langue qu'ils soient écrits, chez<br />

quelque nation qu'on les rencontre, sont également sacrés. »<br />

C'est contre ce syncrétisme philosophique qui fait de toute reli<br />

gion la servante d'une morale universelle que se dresse Huet :<br />

dans l'appareil prétentieux et souvent naïf de sa Demonstratio<br />

evangelica, se révèle toujours le désir d'authentifier à tout prix<br />

l'irremplaçable ensemble de figures et de prophéties sur lequel<br />

s'appuie la révélation chrétienne.<br />

Mais y a-t-il réussi? Sur les points essentiels de l'incorruptibilité<br />

du texte, il a battu en retraite et cédé un précieux terrain que<br />

Bossuet voudra reprendre : aucune providence singulière n'a<br />

préservé la Bible. Devant les faits, sa foi et son érudition acquise<br />

auprès des Bochart et des Manassé ben Israël ne lui ont servi de<br />

rien. En dernier disciple des humanistes, il a cru vainement<br />

(1) Appuhn, t. II,<br />

2 Ibid., p. 222.<br />

3) Ibid., p. 207.<br />

p. 224.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 137<br />

pouvoir concilier la foi et la science, « concordia rationis et<br />

fidei (1) ». Il n'a même pas su construire devant son adversaire<br />

Spinoza une explication cohérente, un de ces édifices qui, même<br />

légers, masquent les ruines. Cet élève des Jésuites ne savait pas<br />

l'art de manier la casuistique; ce rôle devait revenir à un bien<br />

plus habile homme et tout aussi savant, l'oratorien Richard<br />

Simon.<br />

« Margarita est sermo Dei et ex omni parte forari potest » :<br />

c'est une belle devise que donne Margival (2) à l'œuvre de Richard<br />

Simon; tout autant que Bossuet, le fils du forgeron de Dieppe<br />

a eu le sentiment de l'unité et de la beauté des Écritures, mais<br />

nul plus que lui au xvne siècle n'a eu le sens des difficultés qui<br />

jalonnent le chemin des vérités chrétiennes. Il en a cherché<br />

âprement, humblement tous les accès, avec une ténacité, une<br />

méfiance de paysan; il n'a pas craint de battre les buissons quand<br />

tant d'autres comme l'évêque de Meaux empruntaient la voie<br />

royale. Aussi, dans son œuvre immense et minutieuse,<br />

que de<br />

perspectives neuves, de sentiers ignorés, de traces perdues et<br />

retrouvées. Ce sens de la complexité des faits en aurait fait<br />

un excellent historien, si la matière eût été historique; il ne<br />

faut donc pas s'étonner si notre chercheur, en bon catholique,<br />

ruse quelquefois, non pas avec son lecteur, mais avec sa propre<br />

intelligence.<br />

Lorsqu'il publie au printemps 1678 l'ouvrage de sa vie, l'His<br />

toire critique du Vieux Testament, Richard Simon a quarante<br />

ans à peine, mais depuis presque vingt ans une vocation impé<br />

rieuse ne lui a laissé aucun repos. Aucun maître à l'Oratoire de<br />

Dieppe ou aux Jésuites de Rouen ne l'a poussé aux études<br />

bibliques; la langue hébraïque n'est pas en odeur de sainteté en<br />

Sorbonne et le lourd quinquennium a pu développer en lui le<br />

polémiste, mais non le critique; il ne jouit pas comme Spinoza<br />

de l'apport de toute une tradition et n'a pas comme lui appris<br />

à lire dans le Talmud; il n'a pas comme Sorbière fait le voyage<br />

de Hollande et étudié sous les maîtres de Leyde et d'Utrecht.<br />

Aucun Manassé ben Israël ne l'a initié aux secrets de la Syna<br />

gogue. Daniel Huet suivait et imitait « l'illustre » Samuel Bochart.<br />

(1) C'est le sous-titre de ses Quaesliones Alnelanae, publiées à Caen en<br />

1690.<br />

(2) Essai sur Richard Simon et la crilique biblique au 17' siècle, Paris,<br />

Maillet, 1900, p. 103.


138 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Richard Simon ne suit que son génie et n'imite personne. Certes,<br />

il est curieux des choses juives; il nous parle souvent dans ses<br />

lettres d'un obscur marchand de Pignerol, Jona Salvador (1)<br />

et n'hésitera pas à lancer à sa demande son généreux Factum<br />

pour les Juifs de Metz (1670); il ne craint pas de fréquenter de<br />

jeunes marranes de Bordeaux venus étudier à Paris (2). Mais sa<br />

traduction des Cérémonies et coutumes des Juifs de Léon de<br />

Modène montre une belle assurance contre les gloses rabbiniques.<br />

Il connaît La Peyrère, mais ne lui doit que le souvenir d'une<br />

plaisante répartie (3). Quand il entre à l'Oratoire en 1662, le<br />

Père Jean Morin est mort depuis trois ans et son enseignement<br />

n'est pas resté assez vivant pour éviter à son successeur maints<br />

désagréments. Mais l'Oratoire lui donne davantage, à savoir le<br />

loisir et les richesses de la bibliothèque de la rue Saint-Honoré :<br />

c'est là qu'il se forme au contact des livres moins menteurs que<br />

les hommes pour ceux qui savent lire (4). Cette formation aride<br />

et solitaire développe en lui une curieuse indépendance d'esprit,<br />

un solide mépris des prétendues autorités, une confiance sans<br />

limites dans l'exercice de sa raison. De sa cellule de la rue Saint-<br />

Honoré, l'Oratorien communiait sans le savoir avec le solitaire<br />

de la Haye, dans sa chambre du quai silencieux. Une même vie<br />

présume quelque parenté d'esprit et ne laisse pas de la fortifier.<br />

Spinoza et Richard Simon auront le même orgueil des cher<br />

cheurs solitaires, les mêmes déboires de novateurs, les mêmes<br />

réussites contestées. Est-il étonnant que, sur un même terrain,<br />

ils se soient quelquefois rencontrés?<br />

Mais cette rencontre, de la part de Richard Simon, fut souvent<br />

volontaire et il faut la légèreté de Renan pour le nier (5). Très<br />

tôt, Richard Simon a connu les thèses du Tractatus, que ce<br />

soit par l'intermédiaire de son ami Justel dont les nombreux<br />

manuscrits sacrés l'attiraient, ou par son compatriote Huet qui,<br />

attelé à une même tâche, raconte sur lui de curieuses anecdotes (6)<br />

(1) Cf. Margival, op. cil. (p. 34).<br />

(2) Lettres choisies (I, p. 97 sq.).<br />

3) Ibid., II, p. 5 sq.<br />

(4) En 1667, il est appelé par le supérieur général Sénault pour établir<br />

le catalogue des manuscrits orientaux. Après quelques années d'enseigne<br />

ment à Juilly (1668-1670 et 1672), il se fixe à Paris en 1673, attaché à la<br />

bibliothèque auprès du Père Lecointe (cf. Charles Hamel, Histoire de l'abbaye<br />

et du collège de Juilly, Paris, Douniol, 1868, et P. Adolphe Perraud, L'Ora<br />

toire en France, Paris, Douniol, 1866).<br />

(5) Renan, L'Exégèse biblique et l'esprit français (in Revue des Deux<br />

Mondes, 1865), ose en effet dire : a Je ne sais si Richard Simon avait lu<br />

Spinoza, en tout cas il n'en relève pas. » Son désir, en face de la science<br />

allemande, de montrer les origines françaises de l'exégèse est excusable,<br />

mais bien dangereux.<br />

« (6) Quand ma Démonstration fut publiée, un homme, s'il eût su se


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 139<br />

et l'accuse ouvertement de plagiat. Rapidement, il décèle en.<br />

Spinoza l'initiateur et le tentateur, et son but profond sinon<br />

avoué sera non pas de le réfuter, mais de le rendre inoffensif.<br />

Aussi les huit premiers chapitres du premier livre de l'Histoire<br />

critique du Vieux Testament offrent-ils un parallélisme curieux<br />

avec les chapitres VII-X du Tractatus.<br />

Pour Richard Simon comme pour Spinoza, la seule méthode<br />

légitime d'exégèse est la méthode critique fondée sur l'expérience<br />

et la raison. Toutes les ressources de l'érudition philologique et<br />

historique sont nécessaires pour retrouver ce sens littéral qui<br />

seul intéresse notre positif oratorien; mais souvent le bon sens<br />

le plus élémentaire lui suffit pour isoler un certain nombre de<br />

faits troublants. Déjà son cinquième chapitre porte un titre à<br />

scandale : « Preuves des additions et autres changements qui<br />

ont été faits dans l'Écriture et en particulier dans le Pentateuque.<br />

Moïse ne peut être l'auteur de tout ce qui est dans les livres qui<br />

lui ont été attribués (1). » Et le voilà qui cite les six arguments<br />

d'Aben Ezra. Moïse, fût-il prophète, n'a pu parler des rois<br />

d'Israël et décrire sa propre mort. Il n'a pu parler de Dan et<br />

d'Hébron et constater la disparition des Cananéens. Dans la<br />

Genèse, allant plus loin que Spinoza et préludant aux recherches<br />

d'Astruc, il remarque un désordre, des redites et des contradic<br />

tions qu'on ne peut imputer à Moïse. Enfin plus délicat encore,<br />

la diversité des styles qui se révèle dans le Pentateuque, lui<br />

impose de croire à une diversité d'auteurs (2). Jusque-là Richard<br />

Simon ne semble pas dépasser l'audace des Jésuites de la Renais<br />

sance, d'un Bonfrerius par exemple, et il est significatif que les<br />

objections personnelles de Spinoza ne soient pas reprises et que<br />

son nom ne soit jamais prononcé. C'est dans l'explication et<br />

non pas seulement l'acceptation des faits, que Richard Simon<br />

allait donner sa mesure. Pas un seul instant il n'essaie comme<br />

Huet de préserver l'intangibilité du texte : ces livres sacrés ont<br />

eu le sort des choses humaines. « Comme les hommes ont été les<br />

dépositaires des livres sacrés et que les premiers originaux ont<br />

modérer, vraiment supérieur dans la critique de toute sorte de livres mais<br />

particulièrement de ceux qui traitent de matières ecclésiastiques, Richard<br />

Simon, vint chez le libraire Michallet et là, faisant tout haut l'éloge de<br />

l'ouvrage, il déclare qu'il avait l'intention de l'abréger. Mais la vraie pensée<br />

de Simon était bien différente. Il ne se proposait rien moins que d'inter<br />

poler, refondre, désarticuler mon livre, de l'accommoder à son dessein et<br />

de le faire entièrement le sien propre » (Mémoires latins, Hachette, 1853,<br />

p. 178). Le malheur est que la Demonslratio evangelica fut publiée un an<br />

après l'interdiction de la Critique du Vieux Testament.<br />

(1) Histoire critique du Vieux Testament (Rotterdam, Reinier Leers, 1685,<br />

p. 31 sq.).<br />

(2) Ibid., p. 39.


140 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

été perdus, il était en quelque façon impossible qu'il n'y arrivât<br />

plusieurs changements (1). » Croire à la divinité de la lettre est<br />

un préjugé juif dû à l'orgueil des rabbins : « La Bible a été sujette<br />

aux mêmes accidents que la plupart des autres livres (2). »<br />

Aussi va-t-il traiter l'Écriture comme un livre ordinaire. Ce<br />

désordre, cette confusion, ces redites, ces anachronismes sont<br />

dus aux copistes. « On a joint ensemble plusieurs leçons et expli<br />

cations des mêmes mots (3) »; on a prodigué des éclaircissements<br />

« pour rendre le texte plus intelligible (4) »; il y a eu interversion<br />

de l'ordre des matières grâce à une utilisation maladroite des<br />

rouleaux de papyrus. Enfin et surtout, « ceux qui ont recueilli<br />

ces livres y ont ajouté quelques mots pour éclaircir davantage<br />

les paroles du texte en les accommodant aux usages et aux cou<br />

tumes de leur temps (5) ». Si l'on pense que des remarques sem<br />

blables s'appliquent à Josué où Richard Simon revient à Masius<br />

et Abravanel, à Samuel « compilé longtemps après que les faits<br />

dont il est y parlé sont arrivés (6) », aux Prophètes auxquels on<br />

attribue « plusieurs histoires qui n'ont pas été écrites par ceux<br />

dont elles portent les noms (7) », la conclusion s'impose rapide<br />

ment : le texte sacré est une compilation tardive, révisée par les<br />

prophètes, mais plus sûrement par Esdras qui a, soit refait la<br />

Bible, soit « recueilli les anciens mémoires en y ajoutant, dimi<br />

nuant et changeant ce qu'il croyait être nécessaire (8) »; il faut<br />

nous résoudre à repérer sur un texte primitif hypothétique la<br />

trace des erreurs, des gloses, des additions marginales, des sou<br />

dures plus ou moins adroites, des lacunes et des répétitions. Et<br />

c'est ainsi que Richard Simon, sans citer une seule fois Spinoza,<br />

se retrouve avec lui au bord de l'abîme. Quelle certitude dès lors<br />

peut s'appuyer sur un édifice aussi ruineux? Comment ne pas<br />

comprendre le scandale d'une telle exégèse auprès des chrétiens?<br />

Aussitôt, en Hollande, Ezéchiel Spanheim, qui a connu Spinoza,<br />

rapprochera les deux hommes : « On aura craint qu'en appuyant<br />

comme il fait après le même Spinoza et encore de toute la force<br />

de la critique l'incertitude des auteurs de plusieurs livres du<br />

Vieux Testament..., qu'en exposant ces livres sacrés à toute la<br />

même destinée des ouvrages appelés communément profanes,<br />

(I) Histoire critique du Vieux Testament (p. 1).<br />

2) Ibid., p. 37.<br />

p. 33.<br />

(3) Ibid.,<br />

4) Ibid., p. 34.<br />

5) Ibid., p. 45.<br />

(6) Ibid., p. 53.<br />

7) Ibid., p. 55.<br />

(8) Ibid., p. 4.


€ LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 141<br />

en ne reconnaissant aucun effet de la Providence divine dans leur<br />

conservation, c'était par même moyen mettre en compromis toute<br />

certitude de cette parole divine (1). » Aucune église, aucun croyant<br />

ne pouvaient suspendre la vérité de la religion aux caprices d'une<br />

critique qu'une autre pouvait infirmer, ou laisser saper le texte<br />

qui servait de base à leur créance et de preuve à leurs décisions.<br />

Ce serait pourtant une erreur de prendre notre rusé Dieppois<br />

pour un naïf. Richard Simon n'a rien d'un La Peyrère; si le<br />

danger le tente, il sait le reconnaître. Il soupçonne que Spinoza<br />

lui sera toujours reproché comme un scandaleux modèle. Il<br />

n'invoquera donc jamais son témoignage et s'appuiera sur saint<br />

Jérôme, des évêques ou d'érudits Jésuites. Sa préface sera d'une<br />

onctueuse habileté : son but est de concilier la science et la<br />

religion, d'établir un texte critique de l'Écriture sans diminuer<br />

son autorité. Spinoza? C'est un dangereux impie qui prétend<br />

tirer « des conséquences fausses et pernicieuses de ces change<br />

ments et additions, comme si ces réformations étaient purement<br />

humaines ». D'ailleurs, il ne faut pas les multiplier « peu judi<br />

cieusement », mais surtout tenir compte de la qualité des réfor<br />

mateurs, « en quoi Spinoza a fait paraître son ignorance ou plutôt<br />

sa malice (2) ». Mais Richard Simon peut-il éluder les conséquences<br />

logiques d'une méthode dont il accepte tous les principes? Ne le<br />

prenons pas pour un hypocrite, mais c'est un homme habile et<br />

qui, s'il ne veut rien renier des exigences de son esprit, ne tient<br />

nullement à rompre avec l'orthodoxie; s'il n'est pas le pieux<br />

Oratorien que nous peint M. Margival, il est un catholique sincère<br />

et solide; élevé par les Jésuites tout autant que par les Orato-<br />

riens, il sait qu'il n'est aucune impasse pour un dialecticien.<br />

Tout d'abord, en bon moliniste (qu'il restera même dans le<br />

repaire janséniste de la rue Saint-Honoré), il attribue beaucoup<br />

plus d'importance aux dogmes et à l'enseignement de l'Église<br />

qu'au répertoire un peu suranné de figures et de prophéties que<br />

présente l'Ancien Testament. Dans la critique scripturaire, il<br />

ne voit aucun scandale, « nul rapport à la foi ni aux bonnes<br />

mœurs (3) ». D'autre part, en bon philologue, il n'admet pas que<br />

des retouches de détail puissent ruiner « le jugement qu'on doit<br />

faire en gros de toute l'Écriture (4) ». Enfin et surtout, il a une<br />

doctrine toute prête, ingénieuse à souhait, la doctrine des scribes.<br />

(1) Lettre de Spanheim à un amy (édit. R. Leers du Vieux Testament,<br />

p. 567 (1679), appendice).<br />

12) (2)<br />

Ibid., Préface (passim).<br />

3) Ibid., I, chap. 1, p. 6.<br />

■'<br />

p. 6.<br />

Ibid.,


142 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Tous ceux qui ont rédigé l'Écriture, à quelque date que ce soit,<br />

ont été des hommes inspirés de Dieu et qu'ils en aient ou non<br />

porté le nom, de véritables prophètes. Qu'ils aient écrit sous la<br />

dictée de Moïse ou sous leur propre inspiration, qu'ils aient rema<br />

nié de vieux textes, soudé des chroniques de provenance diverse,<br />

concilié ou découpé, toutes ces réformations gardent leur valeur,<br />

leur prix, leur caractère sacré. Que le dernier compilateur ait été<br />

Esdras ou que les Pharisiens du second temple aient mis la<br />

dernière main au texte, leur autorité demeure la même (1). Pour<br />

l'excellent catholique qu'est Richard Simon, ce terme d'autorité<br />

semble décisif. Tous les livres reconnus par la Grande Synagogue<br />

sont divins, car la synagogue avait en matière de foi dans le<br />

monde juif l'autorité des conciles généraux dans le monde<br />

chrétien. Et même les livres apocryphes non reconnus par les<br />

Juifs sont divins « lorsque l'Église les a reconnus pour divins<br />

et authentiques (2) ». C'est ainsi que par une curieuse doctrine<br />

de l'inspiration et de l'infaillibilité, Richard Simon espère se<br />

tirer d'affaire; c'est par là qu'il croit pouvoir éluder les consé<br />

quences impies de la méthode spinoziste et désarmer les préven<br />

tions des orthodoxes. Moins prudent que Descartes, il aura<br />

moins de chance : car ce n'est pas l'indulgence d'un Père Mer-<br />

senne qui l'attend, mais les foudres de Bossuet.<br />

C'est le jeudi saint 1678 que Bossuet eut par hasard connais<br />

sance de la table des matières de l'Histoire critique (3). Scandalisé<br />

par le titre du chapitre V, il agit aussitôt auprès du chancelier<br />

Le Tellier. Le 15 juin 1678, un arrêt du Conseil d'En Haut signé<br />

Colbert supprimait cet « amas d'impiétés » et ce « rempart de<br />

libertinage ». Le lieutenant de police La Reynie faisait détruire<br />

les treize cents exemplaires de l'édition originale. Devançant<br />

l'arrêt, le Conseil de l'Ordre de l'Oratoire excluait le 21 mai<br />

1678 de la communauté le dangereux moliniste. Une telle<br />

avalanche aurait pu abattre beaucoup de bons esprits : le Nor<br />

mand fit front. Dès lors commençaient pour lui vingt années<br />

de luttes, menées avec d'autant plus de courage qu'il ne défen<br />

dait plus seulement sa conscience de chercheur, mais aussi sa<br />

foi catholique mise en doute.<br />

(1)<br />

de prophètes, pourvu qu'ils en aient eu la même autorité » (p. 55).<br />

(2) Ibid., p. 56.<br />

(3) Cf. Margival, op. cit. (p. 89 et 90), et le récit de l'affaire par Simon<br />

lui-même dans sa lettre au Père Du Breuil de l'Oratoire de février 1679<br />

« Il importe fort peu que ces derniers écrivains n'aient pas eu le nom<br />

(cf. Bibliothèque critique, t. IV, p. 61 sq., Amsterdam, De Lormes, 1708-1710).<br />

L'érudit Orléanais Toinard surprit un exemplaire du prospectus destine<br />

aux libraires et le communiqua à l'abbé Eusèbe ami Renaudot, de Bossuet<br />

et membre de son « petit concile ».


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 143<br />

Les attaques fusent de toutes parts : Saldenus et Spanheim<br />

en Hollande, Vossius en Angleterre, Ellies du Pin et le cordelier<br />

Claude Frassen en France. Même des esprits libres comme Vossius<br />

et Jean Leclerc l'attaquent sur l'autorité des manuscrits hébreux<br />

ou sa théorie des scribes inspirés. Tous constatent l'étonnante<br />

parenté de sa méthode avec celle de Spinoza : l'opinion le consi<br />

dère bientôt comme le vulgarisateur français des thèses impies<br />

du « Tractatus ». Dès lors, Richard Simon, exilé à Dieppe, aura<br />

pour principal souci de renier cette dangereuse parenté et pour<br />

cela, d'approfondir sa propre doctrine. C'est avec un soin minu<br />

tieux qu'il va étudier Spinoza, appuyer sur les nuances qui l'op<br />

posent à lui, prendre connaissance des Opéra Posthuma et de<br />

l'édifice dogmatique qui fonde sa méthode critique. Il ne faut<br />

donc pas s'étonner s'il se laisse aller à quelques atténuations et<br />

si les ouvrages de sa vieillesse comportent quelque prudence.<br />

Ses Opuscula critica adversus Vossium prouvent déjà un recul<br />

sensible (1). Sur un ton neutre et peu personnel, il se refuse à la<br />

polémique, garde le silence sur les points litigieux, et constitue<br />

surtout un réservoir de références et d'autorités. Il ne refuse<br />

point brutalement à Moïse, Josué, Samuel, la paternité des<br />

recueils mis sous leur nom; mais avec un scepticisme prudent,<br />

il montre la difficulté d'opter, dans l'état actuel de la critique<br />

biblique (2). Souriant de la trop grande délicatesse de Vossius (3),<br />

il se retranche derrière l'autorité de Huet mieux en cour que lui-<br />

même (4). Enfin avec une étonnante virtuosité, il fait jouer sa<br />

doctrine des scribes : au lieu de voir en eux de tardifs compila<br />

teurs comme il le laissait entendre dans son Histoire critique, il<br />

les rapproche des grands prophètes et les considère volontiers<br />

comme de simples secrétaires écrivant sous leur dictée; en les<br />

échelonnant tout au long des temps bibliques, il pense ainsi<br />

concilier les exigences de la critique et les préventions de ses<br />

adversaires. Nouveau recul devant Jean Leclerc.<br />

Le jeune professeur d'Amsterdam avait rapidement décelé<br />

le point faible de la doctrine de Simon : la thèse des scribes<br />

inspirés. Remarquable hébraïsant, disciple inavoué de Spinoza (5),<br />

(1) Edimbourg, Calderwood, 1685.<br />

« (2) Verum utrum Moyses ipse eam quam sub nomine ejus habemus<br />

historiam totam literis mandant, vel ex parte a notariis illis qui res aetatis<br />

suae conscriberant chartis excipi jusserit, major est difflcultas • (Opuscula.<br />

p. 42).<br />

(3)<br />

(4)<br />

« Delicatulus » est le terme ironique qu'il emploie.<br />

« Ipsemet D. Huetius Spinosae objicienti libris Mosis nonnulla adsuta<br />

fuisse, ita respondet ut ab eo vix discedere videatur » (ibid., p. 43).<br />

(5) Margival veut en faire l'élève de R. Simon (op. cit., p. 228). II est<br />

indéniable qu'il ait subi plus tard son influence et même qu'il ait admiré


144 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

il propose des solutions personnelles. A chaque audace, Richard<br />

Simon répond par un retour prudent à la tradition. Leclerc<br />

veut-il affirmer la non-mosaïcité du Pentaleuque? Rien n'empêche,<br />

« que tout le Pentateuque ne soit véritablement de<br />

dira Simon,<br />

Moïse, puisqu'il n'a pas d'autres additions que celles qui se<br />

trouvent dans les autres livres et qu'on distingue par les règles<br />

de la critique sans les ôter pour cela à leurs véritables auteurs (1) ».<br />

Leclerc suggère-t-il l'idée d'une fraude pieuse lors de la décou<br />

verte sous le roi Josias du livre de la Loi? Richard Simon s'émeut<br />

«t admet que c'était le seul exemplaire authentique existant<br />

dans tout Israël (2). Leclerc enfin doute-t-il de l'existence des<br />

scribes? Richard Simon se défend laborieusement et passe aux<br />

aveux : c'est une hypothèse utile qui « établit contre les libertins<br />

la vérité des histoires contenues dans les Écritures ». « Si l'on<br />

est une fois convaincu que les Hébreux ont toujours eu dans leur<br />

République des personnes chargées du soin de mettre par écrit<br />

•ce qui se passait de plus important dans leur État, on sera<br />

obligé de reconnaître que les actes qui sont dans le Pentateuque<br />

et dans les autres livres de la Bible ont été écrits par des auteurs<br />

contemporains et qu'ils ont par conséquent toute l'antiquité<br />

nécessaire (3). »<br />

C'est alors que se sentant acculé et mis en demeure de choisir<br />

entre la tradition et le libéralisme des latitudinaires, Richard<br />

Simon décide d'en finir avec Spinoza qu'on ne cesse d'évoquer<br />

à son propos : ce sera l'objet de l'opuscule De l'inspiration des<br />

livres sacrés (4). Cette fois, il parlera sans détours : Spinoza a<br />

vu clair mais il a mal raisonné. Les faits qu'il invoque sont<br />

exacts, mais les conséquences qu'il en tire sont fausses. Ce n'est<br />

pas une raison pour nier les faits : Spinoza « convient souvent<br />

de principes avec nos plus savants théologiens... Il est seulement<br />

blâmable dans les fausses conséquences qu'il en tire. C'est pour<br />

quoi quelques auteurs qui lui ont contesté de certains principes<br />

qui lui sont communs avec les plus habiles gens de notre commu-<br />

VHisloire critique (cf. Margival, p. 225), mais n'oublions pas que ce dernier<br />

ouvrage ne fut abordable que dans l'édition de Reinier Leers de 1685.<br />

(1) Réponse au livre intitulé 'Sentimens de quelques théologiens de Hol<br />

lande... • par le prieur de Bolleville (R. Simon) (Rotterdam, R. Leers, 1686,<br />

p. 78). Cf. Réponse à la défense des • Sentimens... » (Rotterdam, R. Leers,<br />

1687, p. 137) : » Pour ce qui est des additions qu'on croit avoir été insérées<br />

au Pentateuque après Moïse, elles ne sont pas de si grande importance qu'on<br />

en puisse conclure qu'il n'est point l'auteur des anciens actes qui sont dans<br />

les livres de la Loi. ><br />

(2) Réponse à la défense..., p. 140.<br />

3) Ibid., p. 116.<br />

(4) De l'inspiration des livres sacrés (lettre à M. l'abbé P., docteur et<br />

professeur en théologie touchant..., Rotterdam, Reinier Leers, 1687, 50 p.).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 145<br />

nion l'ont fait peu judicieusement;<br />

car ils donnent par là occasion<br />

aux spinozistes d'établir leurs sentiments avec plus de force.<br />

Je vous prie de faire réflexion là-dessus et de considérer que sous<br />

prétexte de combattre Spinoza, on ne doit pas s'opposer aux plus<br />

anciens et aux plus savants Pères et même à la raison et à l'ex<br />

périence (1) ». Dès lors, il va répondre avec la même minutie<br />

que Huet aux fameuses objections contre la mosaïcité du Pen<br />

tateuque :<br />

Spinoza, Tractatus,<br />

chap. VIII.<br />

1° Moïse n'a pas<br />

pu parler au-delà du<br />

Jourdain.<br />

2° Le mystère des<br />

Douze qui implique<br />

que le livre écrit sur<br />

les douze pierres est<br />

plus petit que le Pen<br />

tateuque actuel.<br />

3° Moïse parle à la<br />

troisième personne.<br />

4° Les Cananéens<br />

étaient alors dans le<br />

pays.<br />

5° Le lit de fer d'Og,<br />

roi de Bazan.<br />

(1) Ibid.,<br />

p. 49.<br />

r. VERNIERE,<br />

Richard Simon,<br />

De l'inspiration des livres sacrés.<br />

Simon admet l'explication de Huet : le<br />

mot hébreu signifie « au passage ». Mais rien<br />

ne permet d'accepter les conclusions de Spi<br />

noza, « même si on avait changé deçà en delà<br />

pour rendre le sens plus net par rapport à<br />

la situation des Israélites quand ils eurent<br />

passé le Jourdain » (p. 44).<br />

Il ne s'agit pas du livre de Moïse, mais de<br />

quelques commandements qu'on écrivit sur<br />

des pierres pour servir d'avertissement aux<br />

Israélites » (p. 43). Mais cela infirme-t-il<br />

l'attribution du reste à Moïse « comme Spi<br />

noza l'a affirmé hardiment? »<br />

C'est le cas de Josèphe et de César, dé<br />

clare Simon après Huet. « Je veux bien<br />

néanmoins que Moïse ne soit pas toujours<br />

l'auteur de ces façons de parler qui sont si<br />

fréquentes dans ses livres. Peut-on en con<br />

clure que le Pentateuque a été écrit long<br />

temps après lui? Si quelque autre que Moïse<br />

en était l'auteur, ne serait-il pas plus à pro<br />

pos de recourir aux scribes... Ce principe,<br />

bien loin de détruire l'antiquité et l'inspi<br />

ration des premiers actes, l'établit entière<br />

ment puisqu'ils auraient été écrits de son<br />

temps et par son ordre » (p. 45).<br />

Équivoque sur le mot « jam » = alors.<br />

Mais même en suivant « Spinoza, que peut-<br />

on en conclure sinon qu'on a ajouté ces mots<br />

pour une plus grande explication du texte,<br />

sans que cela diminue en rien l'antiquité<br />

des actes qui y sont rapportés » (p. 45).<br />

Ce détail a été ajouté « pour un plus<br />

ca-<br />

grand éclaircissement ». Beaucoup de<br />

10


146 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

6° Lieux et villes<br />

désignés par leur nom<br />

postérieur.<br />

7° Moïse parle des<br />

rois d'Israël.<br />

8° Allusion aux vil<br />

les de Jaïr.<br />

9° Spinoza prétend<br />

que les livres de Moïse<br />

(Guerres du Seigneur,<br />

Livre de l'Alliance,<br />

Loi de Dieu) sont per<br />

dus et sans rapport<br />

avec le Pentateuque'<br />

actuel.<br />

10° Spinoza prétend<br />

que Moïse n'a écrit<br />

que les petits livres ou<br />

discours dont il est<br />

fait mention dans le<br />

Pentateuque.<br />

tholiques sont de cet avis1<br />

et « n'en concluent<br />

pas que le Pentateuque a été écrit longtemps<br />

après Moïse » (p. 45).<br />

« Mais il n'y a rien de si ordinaire que ces<br />

sortes de changements dans la plupart des<br />

livres sans qu'on en puisse conclure que<br />

les actes ont été altérés. Il se peut faire<br />

qu'on ait mis par forme de remarque le mot<br />

Dan en la place de l'ancien nom et que ce<br />

nouveau nom soit demeuré seul dans le<br />

texte » (p. 46).<br />

Simon préfère l'explication du jésuite<br />

Bonfrère à celle de Huet : « J'aime mieux<br />

dire que quelque écrivain hagiographe a<br />

ajouté quelque chose que de faire passer tou<br />

jours Moïse pour un prophète. » Mais on ne<br />

peut infirmer tout un livre à cause d'une<br />

addition « autrement il n'en resterait plus<br />

aucun dans le monde qu'on pût assurer<br />

être véritablement de celui dont il porte le<br />

nom » (p. 46).<br />

Simon se retranche derrière Huet qu'il<br />

cite et traduit : « Doit-on s'étonner que<br />

quelques remarques que quelques personnes<br />

pieuses et doctes auront mises à la marge<br />

aient peut-être passé dans le texte? » (p. 47).<br />

Simon invoque sa théorie des scribes.<br />

Rien n'est perdu puisque les scribes de<br />

l'époque de Moïse rédigeaient les annales.<br />

Tous les livres de Moïse sont dans le Pen<br />

tateuque actuel : « Spinoza paraît ridicule<br />

quand il prétend qu'ils sont différents du<br />

Pentateuque sans apporter d'autre preuve si<br />

ce n'est qu'ils sont plus courts : comme si<br />

une section d'un livre n'était pas plus<br />

courte que le livre entier » (p. 48).<br />

Simon ne s'engage pas sur ce terrain dan<br />

gereux et se contente d'affirmer : « Il est<br />

certain que Moïse a donné au peuple toutes<br />

les lois qui sont comprises dans les cinq<br />

livres » (p. 48).<br />

Ainsi donc, dans cette réfutation en règle, Richard Simon<br />

compte battre Spinoza sur son propre terrain. Moins hasardeux<br />

que Huet, il n'espère plus réduire les anachronismes en accordant<br />

à Moïse le don de prophétie. Mais il conserve son argument


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 147<br />

essentiel : les disparates ne sont pas des parenthèses qui permet<br />

traient de dater et de repousser à une époque tardive les textes<br />

sacrés, mais de simples additions marginales, des éclaircissements<br />

passés dans le texte au cours des nombreuses recensions des<br />

manuscrits. Cependant, à côté de cette explication traditionnelle,<br />

il laisse percer son inquiétude. Il sait qu'il a lui-même nié l'attrtbution<br />

totale du Pentateuque à Moïse; il sait et affirme que seule<br />

sa théorie des scribes permet de maintenir la valeur de l'ensemble.<br />

Fragile certes, sa position dénote en tout cas une belle honnêteté<br />

intellectuelle. Il fait profession de mépriser Spinoza : « S'il avait<br />

lu avec application, dit-il, les livres d'Aben Ezra d'où il a pris<br />

seulement ce qui favorisait ses préjugés, il n'aurait pas parlé<br />

avec tant de témérité des livres de Moïse. Il ne paraît pas- même<br />

qu'il ait fait beaucoup de réflexion sur la matière qu'il traitait,<br />

s'étant contenté souvent de suivre le système mal digéré de<br />

La Peyrère auteur des Préadamites (1). ;, Mais, derrière ce mépris<br />

que lui imposent le public et le souci de sa propre sécurité, perce<br />

constamment l'admiration pour une méthode qui reste la sienne :<br />

Spinoza croit comme lui à la raison et à l'expérience. C'est ce res<br />

pect des faits qui fait de Richard Simon le précurseur de nos<br />

exégètes modernes. Mais d'autres que lui en son siècle préten<br />

daient ne rien renier de la raison > et de l'expérience;<br />

et c'est au<br />

nom des mêmes principes, ou du moins des* mêmes- mots, que<br />

l'apologétique officielle maintiendra l'intangibilité des textes<br />

bibliques.<br />

En effet, aux yeux de l'opinion orthodoxe, Daniel Huet et<br />

Richard Simon ne représentaient que d'imprudents francs-tireurs.<br />

La mythologie comparée de l'un, la méthode critique dé l'autre,<br />

par leurs conclusions ridicules ou par leurs conséquences dange<br />

reuses représentaient pour les âmes simples (2) d'inutiles excès<br />

d'intelligence et de recherche. Le classicisme répugnait à tant<br />

d'érudition; l'honnête homme avait peu de goût pour tant de<br />

controverses; le politique craignait toute agitation, même intel<br />

lectuelle. De plus, leur réfutation de Spinoza ne paraissait nulle<br />

ment convaincante: l'un et l'autre, non contents d'avoir vulgarisé<br />

les erreurs du Tractatus et d'avoir rendu le mal plus dangereux<br />

en le dévoilant, avaient abandonné bien des positions que l'on<br />

(1)<br />

De l'inspiration des livres sacrés (p. 48).<br />

(2) On connaît le mot de Racine sur Huet, rapporté par son flls : «Te<br />

cum tua monstratione magnus perdat Jupiter» (Œuvres de Racine, édit.<br />

Mesnard, Hachette, 1865, t. I, p. 304).


148 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

croyait solides. Les fidèles regrettaient la lumineuse concision<br />

de l'apologie de Grotius (1)<br />

et de l'Exposition de la doctrine de<br />

l'Église catholique que venait de rédiger Bossuet. Les fanatiques<br />

s'emportent. Le cordelier Claude Frassen clame contre la cor<br />

ruption de l'intelligence : « Vides, catholice lector, in quam hor-<br />

rendas errorum voragines misère praecipites ruant, qui, abjecta<br />

semel fidei simplicitate, spretisque majorum documentis, volunl<br />

$apere plus quam oportet sapere (2). » Mais dans cette condamna<br />

tion de l'esprit, dans ce déni de la raison, n'allait-on pas voir<br />

comme un aveu de défaite? Une grande voix se devait d'inter<br />

venir, celle de Bossuet.<br />

Paul Hazard, dans un de ses meilleurs chapitres de la Crise<br />

de la conscience européenne (3), nous a révélé la figure nouvelle<br />

d'un Bossuet humilié et douloureux, non pas celle de l'orateur<br />

nombreux ou du prélat chamarré de Rigaud, mais celle d'un<br />

vieux lutteur qui se désespère et fait front de toutes parts.<br />

Bossuet connaît le Tractatus que le grand Arnauld, autre lutteur<br />

aux abois, vient de recevoir de Hollande; et s'il avait dépendu<br />

de lui,<br />

nul n'en aurait entendu parler. Mais d'autres n'ont pas<br />

eu cette sagesse; les thèses diaboliques sont dévoilées et les<br />

meilleurs esprits en subissent l'influence. Il ne suffit pas de<br />

dénoncer Richard Simon et Ellies du Pin, d'écraser l'erreur et<br />

de la livrer au bras séculier; il faut exalter la vérité. Or, tou<br />

jours fidèle à l'esprit du collège de Navarre, cette vérité n'est<br />

pas seulement pour lui une vérité de foi, mais une vérité de<br />

bonne foi, une vérité raisonnable. C'est ce qu'il s'attache à<br />

prouver dans son Discours sur l'histoire universelle (4). Alors<br />

que Spinoza et Richard Simon sont frappés par la diversité,<br />

l'erreur, le disparate, Bossuet admire au contraire la logique<br />

providentielle de l'évolution humaine; la gigantesque fresque qu'il<br />

présente à son royal élève n'offre ni retouche ni repentir. Nul<br />

problème ne se pose, il suffit d'admirer « tout l'ordre et toute<br />

la suite, de comprendre tout ce qu'il y a de grand parmi les<br />

hommes, de tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de<br />

l'univers (5) ». L'inquiétude cependant n'en est pas toujours<br />

(1) De verilate religionis chrislianae (Elzévir, 1636), ouvrage maintes fois<br />

réédité au cours du siècle et traduit par Mézeray en 1649, Beauvoir en 1656<br />

et l'oratorien Lejeune en 1692 (cf. Albert Monod, De Pascal à Chateau<br />

briand, Paris, Alcan, 1916, p. 14). C'est l'apologie préférée de Bayle et de<br />

Leibniz.<br />

!2) Disquisiliones biblicae (Paris, 1682, 2 vol., t. I, p. 132).<br />

3) Paris, Boivin, 1935 (3 vol. in-8»), t. I, p. 265 sq.<br />

4) I" édit., 1681, in-4°; 3« édit. revue, 1700.<br />

5) Ibid., Œuvres choisies de Bossuet (Hachette, 1865, t. I, p. 160 (Pré-


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 149<br />

absente. Si l'ensemble respire une étonnante sérénité, quelques<br />

chapitres laissent encore entendre l'écho des querelles contem<br />

poraines. Spinoza n'est jamais nommé (1), mais c'est bien le<br />

Tractatus que Bossuet réfute dans les quatre derniers chapitres<br />

de la première partie. L'abbé Ledieu dans son Journal ne nous<br />

laisse aucun doute : « Il a avoué que dans ces derniers chapitres<br />

est la force de tout l'ouvrage, c'est-à-dire la preuve complète de<br />

la vérité de la religion et de la certitude de la révélation des<br />

livres saints contre les libertins ; que là paraît véritablement tout<br />

ce qui est la pure production de son esprit, que ce sont de nou<br />

veaux arguments qui n'ont pas été traités par les Saint Pères,<br />

« nouveaux » puisqu'ils sont faits pour répondre aux nouvelles<br />

objections des athées (2). » Quels sont ces arguments?<br />

Dès l'abord, les divergences éclatent. Pour Bossuet, l'histoire<br />

ne se reconstruit pas patiemment par l'accumulation de faits<br />

dûment vérifiés; l'analyse n'est pas la voie de la vérité et se<br />

perd souvent dans les méandres de l'érudition. La vérité, même<br />

historique, ne se cherche pas; elle se possède. Seul le croyant,<br />

avec l'intuition de la foi, peut concevoir l'ordre, déceler le<br />

mouvement, saisir le sens de l'histoire du monde. Or, que nous<br />

présente l'histoire? Avant tout, une majestueuse ordonnance<br />

où tout s'annonce et s'enchaîne, où toutes choses, comme prises<br />

dans les lacs divins, s'orientent depuis les jours de la création<br />

jusqu'à celui du jugement dernier; dans ce cadre grandiose, un<br />

miracle continu s'impose,<br />

celui de la préfiguration et de la réus<br />

site temporelle de l'Église. Or peut-on concevoir qu'une telle<br />

réussite qui révèle une évidente volonté de Dieu, se fonde sur<br />

des actes inauthentiques? Dans la mesure où l'histoire est une<br />

théologie, peu s'en faut que Bossuet comme Descartes ne reprenne<br />

l'hypothèse du « malin génie » pour l'écarter aussitôt : Dieu ne<br />

peut nous tromper et fonder sur la fraude la créance que nous<br />

avons en lui.<br />

Mais cet argument, valable pour le prêtre Richard Simon,<br />

peut-il toucher l'impie Spinoza? Bossuet reprend alors un thème<br />

favori. De même que Dieu n'a pas voulu nous tromper, de<br />

même la suite des générations humaines n'a pu se tromper. On ne<br />

peut admettre que l'erreur puisse prendre une telle extension<br />

dans le temps et dans l'espace. Le consensus omnium, le juge-<br />

(1) Spinoza, & notre connaissance, n'est cité qu'une fois, à propos ds<br />

Grotius et de Simon, dans toute l'œuvre de Bossuet (Dissertation sur la<br />

doctrine et la critique de Grotius, in Œuvres complètes, Ceignard, Paris,<br />

p. 367).<br />

1747, t. II,<br />

(2) Journal de Ledieu (édit. Urbain-Lévesque, t. II, p. 198,<br />

Hazard, op. cit., t. III, p. 81).<br />

cité par


150 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ment des siècles est aussi bien le fondement de la valeur histo<br />

rique que de la beauté littéraire. Or, les livres sacrés sont les<br />

plus anciens du monde; « les Hébreux sont les seuls qui aient<br />

conservé les monuments primitifs de leur religion (1) »; ils sont<br />

l'objet depuis des siècles de la plus large diffusion et de l'audience<br />

la plus étendue; « les actes en ont été publiés à toute la terre;<br />

les circonstances des temps, des personnes et des lieux ont<br />

rendu l'examen facile à quiconque a été soigneux de son salut (2) ».<br />

Une conclusion s'impose : « le monde s'est informé, le monde a<br />

cru (3) » et nulle opinion particulière, c'est-à-dire, aucune<br />

hérésie (4),<br />

ne peut venir infirmer le témoignage d'un consente<br />

ment universel pas plus que le fait d'une réussite temporelle<br />

éminemment providentielle.<br />

Dès lors, tout s'organise. L'Écriture Sainte est absolument<br />

authentique; ses livres ont été composés en divers temps, mais<br />

leur rédaction est toujours contemporaine des faits : « Dieu a<br />

toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses<br />

dans les temps qu'elles étaient arrivées ou que la mémoire en<br />

était récente (5). » On ne peut admettre que ces textes divins<br />

n'aient pas été protégés par une providence particulière : « On<br />

a regardé (les Écritures) dès leur origine comme véritables en<br />

tout, comme données de Dieu même, et on (les) a conservées avec<br />

tant de religion qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété y altérer<br />

une seule lettre (6). » Va-t-on maintenant supposer qu'Esdras<br />

est un faussaire ou un compilateur hasardeux? Mais tout le<br />

dément : « Moïse a toujours passé dans tout l'Orient pour le<br />

législateur des Juifs et pour l'auteur des livres qu'ils lui attri<br />

buent (7). » « Ceux donc qui ont voulu dire, quoique sans aucune<br />

raison, que ces livres étant perdus ou n'ayant jamais été, ont<br />

été ou rétablis ou composés à nouveau ou altérés par Esdras,<br />

outre qu'ils sont démentis par Esdras lui-même, le sont aussi<br />

par le Pentateuque samaritain (8). » Et voilà Bossuet utilisant<br />

contre Spinoza l'érudition du Père Morin : le Pentateuque sama-<br />

(I) Discours sur l'histoire universelle (in Œuvres complètes, Paris, Vives,<br />

1864, t. XXIV, p. 538).<br />

(2) Ibid.<br />

(3 Ibid. \<br />

(4) Cf. Histoire des variations (Hachette, 1865, t. II, p. 301). « Le. propre<br />

de I hérétique, c'est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de<br />

s'attacher à ses propres pensées; et le propre du catholique, c'est-à-dire de<br />

^universel, est de préférer à ses sentiments le sentiment commun de toute<br />

l'Eglise. »<br />

(5) Discours, p. 539.<br />

6 Ibid.<br />

(7) Ibid., p. 540.<br />

p. 541.<br />

(8) Ibid.,


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 151<br />

ritain confirme la valeur de la recension d'Esdras et, prouve par<br />

là-même l'identité et l'ancienneté du texte sacré. Il est impossible<br />

que le peuple juif ait attendu Esdras pour avoir ses lois, ses<br />

mœurs et son histoire. Tous les prophètes, tous les livres histo<br />

riques supposent Moïse et la loi mosaïque (1). Jamais Esdras<br />

n'aurait pu imposer la créance de quelque chose de neuf, forgé<br />

à sa fantaisie. Il n'est pas de théorie plus ridicule que celle de<br />

faussaires qui réussissent.<br />

Jusque-là, Bossuet semble refuser la discussion. L'Écriture<br />

sacrée lui apparaît comme un bloc sans fissure, l'histoire des<br />

Juifs définitivement connue, les scrupules de l'érudition histo<br />

rique vains ou dangereux. Va-t-il cependant passer sous silence<br />

les objections de Spinoza? Avec une belle probité, il ne peut<br />

s'y<br />

résoudre : « Voyons néanmoins ce qu'on oppose à une auto<br />

rité si reconnue et au consentement de tant de siècles : car<br />

puisque de nos jours on a bien osé publier en toutes sortes de<br />

langues des livres contre l'Écriture, il ne faut point dissimuler<br />

ce qu'on dit pour décrier ses antiquités. Que dit-on donc pour<br />

autoriser la supposition du Pentateuque et que peut-on objecter<br />

à une tradition de trois mille ans, soutenue par sa propre force<br />

et par la suite des choses (2)? » Rapidement, avec dédain, il<br />

énumère les difficultés : les lieux ont changé de nom ou d'état,<br />

les dates sont oubliées, les généalogies ne sont plus connues,, et<br />

il arrive « qu'il n'y a plus de remède aux fautes qu'une copie<br />

tant soit peu négligée introduit si aisément en de telles choses (3) ».<br />

La mort de Moïse est-elle rapportée dans le Pentateuque? « Quelle<br />

merveille que ceux qui ont continué son histoire aient ajouté sa<br />

fin bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout<br />

un même corps (4)? » Il y a des réflexions anachroniques? Mais<br />

ce sont des remarques faites par des prophètes anciens qui<br />

« auront naturellement passé dans le texte (5) ». Non, dans<br />

toutes ces objections, il n'y a « rien de suivi, rien de positif, rien<br />

d'important : des chicanes sur des nombres, sur des lieux ou sur<br />

des noms (6) ». Gomment ne pas déceler cette unité de substance,<br />

ce « fond inaltérable » immédiatement sensible à la raison ;écjairée<br />

et à un cœur chrétien? La vérité, c'est que l'on cherche chicane<br />

(1) « Si haut qu'on, remonte, on trouve toujours la loi de Moïse, .étabKe,<br />

célèbre, universellement reconnue, et on ne, peut, se reposer qu'en Moïse<br />

même » (ibid.).<br />

(2) Discours, p. ,549.<br />

(3) Ibid.,<br />

4) Ibid.,<br />

5) Ibid.,<br />

6) Ibid.,<br />

p. 549.<br />

p. 551.<br />

p. 551.<br />

p. 549.


152 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

au christianisme. « Quels monstres d'opinions se faut-il mettre<br />

dans l'esprit, quand on veut secouer le joug de l'autorité divine<br />

et ne régler ses sentiments non plus que ses mœurs que par sa<br />

raison égarée (1). » La vérité, c'est que l'on veut secouer la loi<br />

du Christ : « L'Écriture est un livre ennemi du genre humain;<br />

il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu; il faut<br />

qu'il périsse et, à quelque prix que ce soit, il doit être sacrifié<br />

au libertinage (2). »<br />

Il y a derrière ces accents lyriques de Bossuet une sincérité<br />

qui impose le respect, et l'on imagine aisément la douleur un<br />

peu rageuse qu'il ressentit en feuilletant après Arnauld cette<br />

traduction de Saint-Glain venue d'Utrecht. Rien ne le portait<br />

à estimer Spinoza ni même à le comprendre. Bossuet ne connaît<br />

pas l'hébreu; ces controverses dont il ne saisit que les consé<br />

quences désastreuses, maintenant que le livre est traduit en<br />

français, l'irritent. Du haut de ses certitudes, il fouaille les<br />

regratteurs de syllabes et dévoile leurs noirs desseins. En fait<br />

cependant, il marque quelques reculs : l'Écriture présente des<br />

difficultés; les altérations y sont nombreuses de même que les<br />

contradictions dans les lieux, les dates et les généalogies. Le<br />

don de prophétie ne peut résoudre les anachronismes. Il y a eu<br />

des recensions, des copies fautives, des additions marginales qui<br />

ont passé dans le texte, ou tout simplement des erreurs de<br />

mémoire. On ne peut plus admettre qu'une providence spéciale a<br />

sauvegardé la lettre de l'Écriture (3) et l'on sent que Bossuet souffre<br />

de cet aveu. Mais Bossuet ne saurait accepter que l'étude de la<br />

lettre portât atteinte au fond. Or, plus perspicace en cela que<br />

Richard Simon, il sent que la philologie et l'histoire mènent au<br />

libertinage; que si l'on accepte la méthode de Spinoza, il est<br />

vain de croire que l'on peut s'arrêter en route et, par une falla<br />

cieuse théorie, s'opposer à des conclusions que la raison exige.<br />

Voilà pourquoi jusqu'à sa mort il luttera si durement contre<br />

l'ancien oratorien, malgré tous ses sarcasmes (4); voilà pourquoi<br />

il répétera l'ancienne leçon de saint Augustin : il faut soumettre<br />

son esprit à Dieu, car la raison de l'homme n'est pas moins<br />

(1) Discours (p. 547).<br />

2 Ibid., p. 552.<br />

« (3) Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres<br />

sacrés et que pourrions-nous demander de plus à la divine Providence? »<br />

(Ibid., p. 550.)<br />

prétend que i.<br />

qui reconnaissent dans les livres de la loi le moindre changement... accordent<br />

trop à leurs adversaires » (cité par Hazard, op. cit., t. III, p. 82).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 153<br />

corrompue que son corps. Mais Richard Simon ne voyait là<br />

qu'une « opinion probable » et Spinoza qu'un blasphème.<br />

Cette intelligence hautaine,<br />

cette clairvoyance politique qui<br />

discerne aussitôt le danger, cette aptitude éminemment classique<br />

à séparer l'argument essentiel de l'argutie érudite, cette profon<br />

deur de foi suffisamment vivante pour ne pas faire appel au<br />

pédantisme,<br />

nous ne les retrouverons plus dans les obscures<br />

compilations de Frassen et de Martianay. Esprits subalternes,<br />

il leur convient d'outrer l'orthodoxie, de dispenser l'injure et, ce<br />

qui est plus grave, de piller le réservoir d'érudition que leur<br />

offre Huet dans sa Demonslralio evangelica. Le cordelier Claude<br />

Frassen, dans ses Disquisitiones biblicae (1), suit pas à pas<br />

l'évêque d'Avranches, quitte à le critiquer quelquefois pour<br />

masquer ses larcins;<br />

mais son latin rocailleux n'a pas la même<br />

aisance. Prouver la mosaïcité du Pentaleuque n'est pour lui qu'un<br />

jeu d'enfant, puisque les difficultés de Spinoza ne sont que les<br />

mauvaises plaisanteries d'un barbouilleur, bariolator (2). Tout<br />

est très simple : anachronismes, allusions à des événements<br />

récents ne sont dans l'Écriture qu'une preuve de plus du don<br />

de prophétie des rédacteurs; cet argument, qui visiblement gênait<br />

Huet et Bossuet,<br />

est dispensé partout. Si Moïse décrit sa mort<br />

et les détails de ses funérailles, s'il sait que les Hébreux mange<br />

ront pendant quarante ans la manne au désert, qu'ils auront<br />

plus tard des rois, c'est qu'il est prophète. Rien de plus dange<br />

reux que de croire aux adjonctions de Josué ou d'Esdras :<br />

Verius senlire videntur qui existimant Mosem spiritu prophetico<br />

morlem suam in lileras relulisse (3), Mosem diviniius praenosse<br />

poluisse (4). Moïse n'est pas seulement un historien, il n'écrit<br />

pas pour ses contemporains mais pour l'avenir que par voie<br />

divine il aperçoit déjà. Pour le reste, voyez Huet; ce sont menues<br />

objections, levia momenta (5); le lit du géant Og visible à Rabath<br />

chez les Ammonites et que les Hébreux n'ont pu voir qu'après<br />

les conquêtes de David? Conjecture stupide, alors qu'il est si<br />

simple de soutenir que le roi de Basan y avait mis son mobilier<br />

(1) Disquisiliones biblicae (Paris, Roullant, 1682, in-4°).<br />

(2) Ibid., p. 122.<br />

(3 Ibid., p. 115.<br />

(4) Ibid., p. 120 (cf. p. 119 : « Moses fuit historicus simul et propheta. »<br />

« Nosse potuit distinctissime quae post mortem Judaeis contingere debebant<br />

transmisso Jordane »).<br />

(5) Ibid., p. 115 (cf. « inanis conjectura », « futile commentum », p. 121).


154 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

à l'abri avant de partir en guerre (1). Croire à des documents<br />

mosaïques perdus et peut-être différents du Pentateuque actuel?<br />

Non, Moïse s'est cité lui-même dans un document définitif,<br />

incorruptible, divinement conservé dans la moindre lettre (2).<br />

Mais ce plaisantin de Spinoza est cependant plus dangereux<br />

que La Peyrère et Hobbes, car Frassen croit déceler un plan<br />

d'ensemble. Va-t-il l'exposer et le réfuter? Non, notre Gordelier<br />

s'en tire par une image, souvenir de Tertullien : Hobbes et<br />

La Peyrère ne sont que des vipères, Spinoza est un aspic; aspis<br />

a vipera venenum mutuatus (3).<br />

Plus grande encore est l'indigence d'esprit du bénédictin<br />

Jean Martianay. Gascon un peu brouillon (4), il s'est attaqué<br />

fort imprudemment au Père Pezron lorsqu'il résidait à Bordeaux,<br />

puis d'intarissables publications ont fini par le tirer de l'obscurité.<br />

Éditeur de saint Jérôme, il aurait dû aborder avec le respect<br />

d'un critique l'érudition de Spinoza. Mais il a entendu parler de<br />

l'Éthique et son siège est fait : « J'aimerais mieux servir les dieux<br />

de la fable que de donner dans les extravagances de la méta<br />

physique et de la morale de Spinoza.» C'est ainsi qu'il ouvre son<br />

Traité de la vérité et de la connaissance des livres de la Sainte<br />

Écriture (5). Comment être de sang-froid devant « ces hommes<br />

pervertis dans la foy et corrompus dans le cœur « »; c'est déjà<br />

un préjugé... que d'avoir de tels ennemis à combattre (6) ».<br />

N'attendons de sa part ni objectivité, ni originalité,<br />

car Huet<br />

est son unique source. Comme Frassen, il sait que Moïse pro<br />

phète pouvait annoncer les quarante années de manne; mais<br />

ordinairement il accepte la présence de gloses; il n'est point de<br />

livre « où il ne se soit glissé dans la suite des temps quelque petite<br />

adjonction, quelque changement de noms (7) »; avec justesse,<br />

l'éditeur de saint Jérôme s'inquiète qu'on refuse pour cela<br />

l'authenticité d'une œuvre, car Homère, Virgile et Cicéron pour<br />

raient aussi bien faire les frais d'une telle critique. Tantôt il<br />

s'inquiète : « De semblables difficultés ne sont que trop capables<br />

de tromper plusieurs personnes dont le cœur est déjà cor-<br />

(1) Ibid.,<br />

p. 121.<br />

(2) « Non potuisset eos (les documents antérieurs) in libris Pentateuchi<br />

posterius scriptis Mosem citare? » (ibid., p. 122).<br />

• antecesso-<br />

(3) Spinoza, autor Tractatus tilulo theologo polilyci (sic) qui<br />

rum venena colligens et, ut ait Tertullianus : i Aspis a vipera venenum<br />

i<br />

mutuatus, omnem Scripturae sacrae divinam autoritatem elidere tentât »<br />

(Disquisiliones biblicae, p. 104).<br />

(4) Né à SainUSever en 1647, mort à Paris en 1717.<br />

(5) Paris, Huart, 1697, in-12.<br />

6 Ibid., p. 223.<br />

(7) Ibid., p. 228.


156<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

auteur des Mémoires sur la grâce; Richard Simon avait été exclu<br />

au premier geste de Bossuet. Comment racheter la congrégation<br />

ainsi compromise par tant d'esprits aventureux? C'est à ce<br />

dessein que répondait un de leurs plus brillants sujets, Michel<br />

Le Vassor, en publiant en 1688 De la véritable religion (1), trois<br />

ans après l'exclusion pour jansénisme de Duguet et de Quesnel.<br />

L'intelligence et l'orgueil se partageaient l'esprit indépendant<br />

de Michel Le Vassor. Né à Orléans en 1646, Cordelier et Génovéfain<br />

avant d'entrer à l'Oratoire, il s'était un temps laissé<br />

séduire par l'augustinisme (2); depuis quelques années, appa<br />

remment assagi, il enseignait la théologie à Saint-Magloire, le<br />

séminaire oratorien de Paris. Érudit, disert, d'une science patristique<br />

peu commune, prenant sans réticence son bien chez Grotius<br />

ou Abbadie (3), Le Vassor tient avant tout dans son traité<br />

à déconsidérer la critique moderne. Pour la première fois, une<br />

apologie de la religion chrétienne prend un aspect purement<br />

défensif. Le Vassor, au contraire de Frassen et de Martianay, ne<br />

sous-estime pas ses adversaires. Le plus solide, par sa cohérence<br />

et sa franchise, c'est Spinoza; mais bien plus dangereux encore<br />

les Leclerc et les Simon : « Que Spinoza<br />

ses disciples inavoués,<br />

dise donc tant qu'il voudra que le Pentaleuque est une compila<br />

tion de quelques vieux mémoires mal digérés et remplis de<br />

fautes... pouvons-nous attendre autre chose d'un ennemi déclaré<br />

de notre religion? Mais je ne puis assez m'étonner que des gens<br />

qui font profession d'avoir de la religion parmi les catholiques<br />

et parmi les protestants aient entrepris de soutenir ouvertement<br />

que le Pentateuque n'est pas de Moïse et qu'ils aient employé tout<br />

ce qu'ils ont d'esprit et d'érudition à chercher de quoi fortifier<br />

les faibles arguments de Spinoza et des libertins. Fallait-il pour<br />

trois ou quatre petites difficultés abandonner une tradition si<br />

ancienne, si constante (4)? » C'est le ton et apparemment l'assu<br />

rance de Bossuet,<br />

mais l'inquiétude perce lorsqu'il se met en<br />

devoir d'énumérer les « petites difficultés ». Défilent d'abord les<br />

arguments d'autorité : la croyance séculaire qui ne se serait<br />

jamais démentie sans les insinuations d'un « obscur rabbin du<br />

xne<br />

siècle (5) »; le témoignage de Jésus, mais « des gens comme<br />

(1) Paris, Barbin, 1688 (in-4» de 710 p.). Le livre est fièrement dédié à<br />

1 archevêque de Paris, persécuteur de l'Oratoire : • Je ne prétends pas<br />

procurer un défenseur à mon livre mais je viens rendre compte de ma doc<br />

trine à mon évêque. »<br />

(2) Cf. Moreri (in verbo). C'est vers 1681 qu'il abandonne saint Augus<br />

tin, conversion qui d'ailleurs fit jaser.<br />

(31 De la véritable religion. Préface (in 'fine).<br />

4 Ibid., p. 160.<br />

(5) Ibid., p. 164 (évidente allusion à Aben Ezra).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 157<br />

Spinoza ne s'embarrasseront pas de cet argument (1) ». Bossuet<br />

suggère alors la présence opportune des livres samaritains bien<br />

antérieurs à Esdras, mais la route est longue de Moïse aux Sama<br />

ritains. Le Vassor ne fait aucune difficulté pour l'admettre.<br />

L'antiquité du Pentateuque n'est nullement atteinte par les<br />

parenthèses et les additions marginales qui se sont glissées dans<br />

le texte (2);<br />

ce n'est plus une audace depuis les ouvrages de<br />

Huet et de Bossuet devant lesquels l'Oratorien s'efface. Dès<br />

lors, la jonglerie commence. La mort de Moïse est ajoutée par<br />

Josué. Adjonction que l'allusion aux villages de Jaïr : c'est<br />

l'opinion du savant Huet (3). Adjonction et correction posté<br />

rieure que l'allusion à Dan : c'est l'opinion du socinien Episco<br />

pius, mais pourquoi n'en pas tirer parti (4)? Moïse parle des rois<br />

d'Israël; même s'il est gênant d'y voir une prévision prophé<br />

Le Vassor présente deux autres passages<br />

— tique et, beau joueur,<br />

contestables<br />

—<br />

, il est simple de se rallier à Leclerc : « On a pu<br />

ajouter les paroles qu'on nous objecte (5). » Le néologisme nabi<br />

signifiant « prophète » est employé par Moïse : mais on disait<br />

nabi ou roé comme de nos jours évêque ou prélat (6). L'Oratorien<br />

s'amuse quelquefois : le lit de fer d'Og, roi de Basan, a pu figurer<br />

dans une exposition organisée par Moïse « comme à la foire Saint-<br />

Germain (7) »; c'est à Spinoza de prouver dans la fameuse expres<br />

sion « au-delà du Jourdain » que beheber ne signifie pas aussi<br />

« en deçà (8) », ce qui est une curieuse riposte. Enfin la fatigue, à<br />

moins que ce soit le manque de conviction, atteint notre homme;<br />

d'où l'aveu : « Je n'ose pas me vanter d'avoir le goût assez fin<br />

pour discerner ce qui vient d'un auteur de ce qui n'en vient<br />

pas (9). »<br />

Que faut-il voir derrière cette assurance? D'abord une igno<br />

rance certaine des armes de l'adversaire : Le Vassor n'est pas<br />

un philologue et ignore l'hébreu (10). Puis un mépris sincère pour<br />

l'impie Spinoza qu'il réfute sans grande conviction et qu'il<br />

aurait volontiers ignoré sans d'aussi dangereux disciples chrétiens<br />

11) De la véritable religion (p. 166).<br />

« (2) Ces choses mises en parenthèses ou en note marginale auront pu<br />

se confondre avec le texte dans la suite des temps » (ibid., p. 173).<br />

(3) Ibid., p. 187.<br />

4) Ibid., p. 178.<br />

5) Ibid., p. 181.<br />

(6) Ibid., p. 185.<br />

(7) Ibid., p. 187.<br />

8) Ibid., p. 186.<br />

(9) Ibid., p. 183.<br />

(10) Ses sources sont Lightfoot et Richard Simon lui-même (cf. Monod,<br />

op. cit., p. 53).


158<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

que Leclerc et Simon (1). Mais cette assurance cache aussi de<br />

sérieux reculs doctrinaux : Le Vassor abandonne totalement le<br />

don prophétique de Moïse pour expliquer les anachronismes du<br />

Pentateuque, admet la corruption d'un texte composite, remanié<br />

au cours des âges. Plus encore; alors que Bossuet s'accroche aux<br />

passages douteux, s'insurge avec véhémence contre l'audace des<br />

eritiques, Le Vassor ne lutte pas, n'insulte pas, utilise avec<br />

bonhomie telle thèse de Leclerc ou d'Episcopius, lâche du lest<br />

avec une élégance qui paraît quelquefois de l'indifférence. Devant<br />

Leclerc et Simon, il laisse parler Bossuet et Huet sans prétendre<br />

à l'originalité. Sous son ton d'honnête homme perce le scepti<br />

cisme historique. Derrière l'édifice admirablement composé de<br />

son traité, derrière les phrases harmonieuses d'une rhétorique<br />

qui souvent ne le cède en rien à celle de Bossuet, Le Vassor<br />

reproche surtout à la critique de dépasser son rôle subalterne,<br />

dé vouloir fonder en face de l'orthodoxie millénaire un dogma<br />

tisme plus contestable encore. Spinoza n'est pas dangereux<br />

par ses menues objections, mais par son dessein général, par la<br />

métaphysique impie qu'il veut nous imposer : « Spinoza s'est<br />

tùé à force de rêver sur les moyens d'établir l'athéisme et l'irréli<br />

gion. Qu'a-t-il trouvé enfin, ce rare et sublime génie? Une méta<br />

physique où l'on ne comprend rien... Un homme de bon sens<br />

hasardera-i-il son salut sur la métaphysique de Spinoza? Que<br />

les sectateurs de cet impie méditent tant qu'il leur plaira, prou<br />

veront-ils jamais que notre foi n'est pas prudente, je veux dire<br />

que nous n'avons pas du moins autant de raisons de croire les<br />

faits principaux qui servent de fondement à notre religion, que<br />

l'on en a de croire les grands événements de l'histoire des Grecs<br />

et des Romains? Or, tant qu'il sera vrai que nous ne sommes<br />

pas imprudents de croire ce qui est dans l'Évangile,<br />

un esprit<br />

hien fait embrassera toujours une religion où il y a tant d gagner<br />

tl si peu d perdre (2). » L'allusion finale au pari de Pascal est<br />

révélatrice (3) des tendances secrètes de l'Oratoire, mais ne<br />

doit pas nous abuser. L'assurance de Pascal ne le pénètre pas<br />

et l'inquiétude que l'auteur des Pensées voulait faire naître chez<br />

les libertins n'existe qu'en lui-même. Le Vassor semble souvent<br />

défendre une orthodoxie à laquelle il ne semble que socialement<br />

attaché. Voilà pourquoi le cas de Simon et de Leclerc le pas-<br />

(1)<br />

■ Le libertinage déclaré n'est pas ce qui fait le plus de mal en ce<br />

siècle corrompu. La plus grande partie du monde en a horreur et le seul<br />

nom d'un homme sans religion empêche souvent qu'on ne l'écoute • (ibid.,<br />

(21 De la véritable religion, Préface.<br />

(3) Le Vassor cite plusieurs fois les Pensées (p. 59 et 60 notamment).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 159<br />

car c'est au fond le sien. Un<br />

sionne plus que celui de Spinoza,<br />

avenir proche devait le lui prouver. Deux ans plus tard, en 1690,<br />

il quittait l'Oratoire, non comme le disaient ses ennemis, pour<br />

obtenir plus aisément un bénéfice, mais pour gagner sa liberté.<br />

En 1694, il fuyait en Hollande, cette terre de liberté dont il<br />

avait tant médit (1), puis en Angleterre. Au fond, aucune voca<br />

tion impérieuse dans ces variations qui devaient l'amener à<br />

l'anglicanisme (2); simplement un manque total de conviction.<br />

Bayle le trouve un « très honnête homme (3) », le Père de Sainte-<br />

Marthe le croit intéressé et lui offre toute sa fortune pour abjurer<br />

son apostasie (4). Une impression générale subsiste : esprit errant<br />

et libéral, mal à l'aise en tout dogmatisme, Le Vassor prouve<br />

plus par ses aventures temporelles que par ses écrits l'influence<br />

de Spinoza sur ses détracteurs même.<br />

Cependant, dans l'opinion cultivée française, c'est Bossuet<br />

du moins momentanément. Le Tractatus n'a pas<br />

qui triomphe,<br />

été l'objet en France d'une diffusion considérable, même après<br />

la traduction posthume de 1678, et l'œuvre de Richard Simon<br />

qui aurait pu attirer l'attention sur l'exégèse spinoziste a été<br />

efficacement pourchassée. Mais surtout la critique scripturaire<br />

demeure un domaine de spécialistes. Le public du temps n'y<br />

découvre rien de vital et la condamnation de Richard Simon ne<br />

déclenche nullement un mouvement d'opinion comme les Pro<br />

vinciales ou plus tard la bulle Unigenitus. Tout écarte de l'exégèse<br />

l'honnête homme qui ne peut croire qu'un pédantisme d'hébraï-<br />

sants ou de philologues puisse prouver ou infirmer une religion<br />

qui se doit d'être accessible aux âmes simples. Et le déisme<br />

naissant aura de son côté besoin d'arguments plus gros et peutêtre<br />

moins probes.<br />

Mais en dehors du grand public, l'élite catholique aurait dû<br />

(1)<br />

« On serait tenté de croire qu'une des grandes maximes de leur gou<br />

vernement est celle qui plaît tant à Spinoza et aux sociniens que, dans une<br />

République libre,<br />

chacun doit avoir la liberté de penser ce qu'il veut et<br />

de dire ce qu'il pense de la religion » (De la véritable religion, p. 163).<br />

(2) En 1697, il reçut une pension du prince d'Orange à la demande de<br />

l'évêque de Salisbury, Burnet.<br />

p. 712 (lettre du 14 septembre 1694 : « Nous<br />

(3) Œuvres diverses, t. IV,<br />

avons ici depuis peu un Père de l'Oratoire nommé M. Le Vassor qui vient<br />

pour embrasser notre religion... Il parait très honnête homme et il ne s'est<br />

pas amusé comme tant d'autres à ne rien faire... Nous lui conseillons de<br />

passer en Angleterre et il goûte ce conseil »).<br />

(4) Bibliothèque oratorienne (Paris, Poussielgue, 1882-1883, t. II, article<br />

sur le Père de Sainte-Marthe).


160 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

légitimement s'inquiéter de la critique philologique de Spinoza.<br />

Il faut avouer que l'inquiétude ne fut pas générale. Non pas<br />

que l'ignorance régnât partout,<br />

mais le clergé catholique pas<br />

plus que les ordres religieux n'était préparé à la lutte; les meilleurs<br />

d'entre eux, écrasés par le lourd quinquennium de Sorbonne,<br />

respectueux de l'apparat scolastique qui consacrait leurs études,<br />

ne pouvaient comprendre l'efficacité de l'humble méthode phi<br />

lologique. Quels que fussent leurs maîtres à penser, saint Augus<br />

tin, saint Thomas ou Descartes, ils étaient bien mieux préparés<br />

à réagir à la métaphysique de Spinoza, à l'interprétation ration<br />

nelle des miracles et des prophéties qu'à prêter attention à des<br />

vétilles de mots ou à des recherches lexicologiques. Très peu<br />

d'entre eux étaient orientés vers l'érudition sacrée; malgré d'hono<br />

rables exceptions dans l'Oratoire et le rôle éminent joué par le<br />

Père Morin, l'autorité religieuse ne voyait pas sans effroi depuis<br />

la Réforme l'intelligence critique s'appliquer à l'étude de la<br />

Bible. On préférait faire un article de foi de l'incorruptibilité<br />

d'un texte qu'on soustrayait d'ailleurs le plus possible aux yeux<br />

novices. Aussi, sur la quarantaine d'apologies catholiques publiées<br />

en France de 1670 à 1700 et recensées avec minutie par M. Albert<br />

Monod (1), il n'en est pas cinq qui fassent clairement allusion à<br />

la méthode critique de Spinoza. Ni l'Oratorien Bernard Lamy<br />

dans son Apparaius ad Biblia sacra (2), ni le prêtre dauphinois<br />

homonyme de Richard Simon (3)<br />

Dictionnaire de la Bible,<br />

qui publia en 1693 un excellent<br />

n'osent en tenir compte.<br />

Et cependant, dans le cercle étroit des initiés, le malaise<br />

grandit. Bien avant que l'enclos sacré soit envahi et que des<br />

profanes comme Voltaire y promènent leur impiété, les gardiens<br />

s'inquiètent. Il semble qu'ils veuillent d'abord se rassurer eux-<br />

mêmes. Chacun réagit suivant son tempérament et ses aptitudes<br />

intellectuelles. Huet inonde Spinoza de son érudition fantaisiste,<br />

Frassen l'insulte et vante la sainte ignorance, Martianay affine<br />

ses syllogismes, Le Vassor plaisante en sceptique. Deux hommes<br />

seulement ont pris Spinoza au sérieux et confrontent dramati<br />

quement leurs solutions : Richard Simon, en homme de science,<br />

accepte la critique spinoziste dont il masque élégamment les<br />

conséquences théologiques par la voie autoritaire de la légalité;<br />

Bossuet surtout, en prélat responsable du salut de son troupeau,<br />

(1) De Pascal à Chateaubriand (Paris, Alcan, 1916,<br />

p. 531 sq.).<br />

(2) Paris, 1687 (devenu en 1696 Apparaius biblicus sive manuductio ad<br />

Sacram Scripluram lum clarius lum facilius intelligendam, traduit en 1699<br />

et 1709 par l'abbé Boyer, chanoine de Montbrison).<br />

(3) Lyon, Jean Certe, 1693, in-folio (Richard Simon ne cite que Capelle,<br />

Uvalton, le Père Morin et Simon l'Oratorien; cf. Introduction, p. iv).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 161<br />

déplore la vaine curiosité et reporte la lutte en terrain plus solide.<br />

Dès lors la discorde couve en terre chrétienne.<br />

La répression, au lieu d'être prudente et silencieuse, s'étale<br />

dangereusement. La curiosité naît autour de Richard Simon<br />

qui, de son repaire de Dieppe, refuse de se taire et publie inlas<br />

sablement. La fuite de Michel Le Vassor et son apostasie font<br />

scandale. Ne voilà-t-il pas qu'un bien honnête homme, d'une<br />

piété insoupçonnable, comme Louis Ellies Du Pin se laisse aller<br />

aux nouveautés (1)? Le docteur janséniste, l'ami de Racine,<br />

prend au sérieux les objections de Spinoza : les anachronismes<br />

sont évidents dans le Pentateuque. Pourquoi se refuser à l'idée<br />

d'une recension tardive? Telle narration, comme la mort de<br />

Moïse, « a été ajoutée ou par Josué ou par Esdras ou par la<br />

synagogue des Juifs pour rendre l'histoire du Pentateuque com<br />

plète ». (2) Spinoza disait-il autre chose? Quant à l'esprit pro<br />

phétique de Moïse, ce n'est « nullement vraisemblable (3) ».<br />

Certes le naïf docteur n'y voit « nul inconvénient (4) », mais<br />

Bossuet s'affole et condamne à nouveau. Pourtant lui-même a<br />

marqué un recul. Puisque la conspiration du silence est rompue,<br />

certains principes ne sont plus guère contestés : utilité des con<br />

naissances linguistiques, supériorité du sens littéral sur le sens<br />

métaphorique, impossibilité d'une intégrité formelle de l'Écri<br />

ture. Mais ce qu'on n'ose contester n'est pas pour autant vanté<br />

et officiellement enseigné. De plus en plus, avec le siècle qui<br />

s'achève, le ton monte contre Spinoza. Bossuet ne cesse de lutter<br />

âprement; de Strasbourg, où les ouvrages hétérodoxes affluent<br />

par le Rhin de Hollande et de la foire de Francfort, les Jésuites<br />

s'affairent. En même temps que le Père Baltus bataille contre<br />

Van Dale et Fontenelle, le Père Ignace de Laubrussel lance son<br />

remarquable Traité des abus de la critique en matière de religion (5).<br />

La critique philologique apparaît comme la forme la plus sédui<br />

sante du libertinage et par l'autorité du bon sens exerce une<br />

véritable tyrannie sur les esprits éclairés (6). Spinoza n'est pas<br />

(1) Dissertation préliminaire ou Prolégomènes sur la Bible (Paris), Pralard,<br />

2" édit., 1701, 3 vol.). L'approbation des docteurs de Sorbonne Blampignon<br />

et Hideux est de décembre 1698.<br />

(2) T. I, p. 221.<br />

3) Ibid., p. 221.<br />

(4) Ibid., p. 223. Pour Du Pin, le désordre et les répétitions sont des<br />

Preuves d'antiquité; une recension récente serait au contraire ordonnée.<br />

ossuet n'était pas éloigné de cet avis.<br />

(5) Paris, Dupuis, 1710 (2 vol. Dédicace du 25 septembre 1709 à l'arche<br />

vêque de Strasbourg, cardinal prince de Rohan de Soubise).<br />

(6) « De quoi on se sent redevable à la critique, c'est de ce qu'à un liber<br />

tinage grossier et de débauche elle en a fait succéder un plus raffiné qui<br />

est de système et qui dès là est plus séduisant » (t. I, p. 89; cf. p. 137).<br />

P. YBR.NIÊRB, I<br />

11


162 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

seulement un athée, mais un fou qu'il ne faut pas juger d'après<br />

sa critique, mais d'après sa métaphysique, s'exclame Laubrussel :<br />

« Exprès pour ôter à la Bible, avec tout caractère de divinité,<br />

toute créance, il s'attache à ramasser avec soin et à exposer<br />

tous les changements vrais ou faux de ce dépôt sacré; regardant<br />

en particulier le Pentateuque comme une compilation informe<br />

de mémoires mal digérés qu'Esdras a rajustés à la hâte et<br />

éclairés par de fréquentes additions mais qu'il n'a pu ni corriger<br />

ni revoir assez à loisir. En quoi cet athée fait voir, comme en<br />

ce qu'on appelle l'hypothèse du spinozisme, un renversement<br />

d'esprit presque égal à celui de religion (1). »<br />

Dès lors, en exagérant le danger, les apologètes le créent. Le<br />

public commence à s'intéresser à ce domaine obscur de l'érudi<br />

tion scripturaire. Plus de limite à la curiosité : l'abbé de Rancé<br />

l'avoue : « Donner un frein à un critique, c'est ce qui n'est<br />

guère possible (2). » Mabillon, le savant Mabillon lui-même<br />

le déplore : « Rien n'est plus à la mode que la critique; tout le<br />

monde s'en mêle et il n'y a pas jusqu'aux femmes qui en font<br />

profession. C'est là peut-être une des maladies de notre siècle (3). »<br />

Laubrussel s'indigne : « L'impiété grossière de la critique de<br />

Spinoza semblerait porter en elle un sûr préservatif contre la<br />

contagion de son livre, si l'inclinaison dominante des hommes<br />

vers tout ce qui flatte l'incrédulité et leur aversion contre tout<br />

ce qui impose à l'esprit une espèce de sujétion ne leur faisait<br />

recevoir à bras ouverts les plus pitoyables difficultés. De là vient<br />

que Spinoza, tout inintelligible qu'il est par le fond de son sys<br />

tème où l'on ne croit voir qu'une cervelle démontée, tout super<br />

ficiel qu'il paraît dans ses preuves contre l'Écriture où l'on<br />

n'aperçoit qu'un dessein formé de la contredire mal à propos,<br />

ne laisse pas d'être recherché et lu avidement (4). »<br />

Une fois de plus, Spinoza doit beaucoup<br />

de son exégèse biblique à ses disciples honteux,<br />

Richard Simon,<br />

moins la diffusion<br />

à Leclerc et<br />

qu'à la propagande intempestive de ses adver<br />

saires. Bossuet l'avait fort bien senti,<br />

avec une intelligence<br />

politique qui lui faisait taire le nom même de Spinoza. Mais ce<br />

qui était grave, c'est que l'érudition scripturaire, par le renom<br />

de scandale qui l'entourait,<br />

allait perdre pour longtemps en<br />

France son caractère objectif et scientifique. Alors que le Trac-<br />

(1) T. I (p. 201).<br />

(2) Réponse au<br />

(Paris, 1691, p. 276).<br />

(3) Traité des études monastiques (Paris, 1691, t. IL chap. 13).<br />

(4) Traité des abus... (p. 204-205).<br />

« Traité des éludes monastiques » (du Père Mabillon)


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 163<br />

tatus pouvait déclencher dans le monde catholique un renouveau<br />

des études bibliques —<br />

et<br />

l'effort méritoire de Richard Simon<br />

en montrait à la fois l'opportunité et la possibilité — la critique<br />

biblique devient une arme pour le nouveau libertinage. A la<br />

sérénité spinoziste, succéderont au siècle suivant les pamphlets<br />

de Fréret et d'Holbach, les notes caricaturales de la Bible enfin<br />

expliquée, les outrances ricanantes de Voltaire. Certes,<br />

en face<br />

de Spinoza, l'Église catholique a dû préciser sa doctrine biblique,<br />

en exclure la fantaisie et la puérilité; mais en étendant sciem<br />

ment sur les livres sacrés une zone d'ombre, en coupant net<br />

aux curiosités de ses propres membres, en déclarant brutalement<br />

pour reprendre le titre de l'athée d'Orléans Geoffroy Vallée que<br />

l'art de la critique était « l'art de ne rien croire (1) », elle a dan<br />

gereusement renoncé pour longtemps à une science qui désormais<br />

se bâtira en dehors d'elle. Il est permis, avec Renan, mais aussi<br />

avec l'abbé Margival, de le regretter (2).<br />

B. —<br />

La critique religieuse.<br />

Mais si l'apologétique officielle pouvait, en face de la critique<br />

scripturaire instaurée par Spinoza, feindre l'ignorance et garder<br />

le silence,<br />

elle se devait d'intervenir vigoureusement lorsque les<br />

preuves les plus simples et les plus populaires étaient mises en<br />

cause, à savoir les prophéties et les miracles. Certes, Spanheim<br />

avait montré contre Richard Simon que, sans l'assurance d'un<br />

texte sacré intangible, les preuves traditionnelles s'écroulent;<br />

mais c'était une objection d'érudit qui n'atteignait guère la<br />

foi populaire, et l'orthodoxie pouvait à bon droit penser que<br />

demeurait sauve l'efficacité pratique du merveilleux chrétien.<br />

Spinoza allait ruiner cet espoir, considérablement aidé d'ailleurs<br />

par l'essor du rationalisme qui à l'intérieur même de l'Église<br />

s'est assuré déjà des positions essentielles.<br />

(1) Le mot est de Laubrussel, op. cil. (t. I, p. 393).<br />

(2) Ce n'est que le 27 juillet 1906 que la papauté approuve la décision<br />

suivante (cf. Dictionnaire apologétique de la foi catholique, Paris, Beauchesne,<br />

1919, p. non-<br />

1915) : « Utrum admitti possit tam longo saeculorum decursu<br />

nullas modificationes obvenisse uti addimenta post Moysi mortem; vel ab<br />

auctore inspiralo apposita, vel glossas et explicationes textui interjectas,<br />

vocabula quaedam et formas e sermone antiquato in sermonem recentiorem<br />

translatas? Responsio : affirmativa, salvo Ecclesiae judicio. » Richard Simon<br />

avait attendu deux cents ans sa justification.


164 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

LE MIRACLE.<br />

f Quand les vignes gèlent en mon vil<br />

lage, mon prêtre en argumente l'ire de<br />

Dieu sur la race humaine et juge que la<br />

pépie en tienne déjà les cannibales. »<br />

Montaigne, Essais, I, 25.<br />

« Les miracles sont des désobéissances<br />

de Dieu. »<br />

André Gide, Réflexions sur quelques<br />

points de littérature et de morale (in<br />

Œuvres complètes, N. R. F., t. II, p. 414).<br />

Il n'est pas d'argument apologétique plus simple et plus popu<br />

laire que le miracle. Frappant directement la sensibilité d'une<br />

foule, indirectement l'imagination du catéchumène, il démontre<br />

sans phrases la vocation divine de Moïse et la nature divine de<br />

Jésus. Ne faisant appel ni au raisonnement, ni à l'élan mystique,<br />

il touche tout un chacun par son évidence concrète. Il n'exige<br />

ni l'intelligence et le sens dialectique des gnostiques ni les fer<br />

veurs des illuminés. Mais il présente dans son emploi une sérieuse<br />

difficulté. Non seulement l'apologète doit prouver son existence<br />

et en établir l'authenticité et par là il est soumis à toutes les<br />

règles de la critique historique; mais l'Église doit l'interpréter,<br />

reconnaître son sens avant de le proposer aux fidèles. Le miracle<br />

n'est pas seulement un fait extraordinaire qui rompt avec les<br />

lois habituelles de la nature, un prodige en somme (répaç); il<br />

doit aussi manifester une intention divine et faire éclater à des<br />

fins d'édification la puissance de Dieu; il doit être un signe<br />

(cr/)fi.eïov). Or, rien n'est plus rare qu'un prodige historiquement<br />

reconnu et théologiquement interprété.<br />

L'apologétique officielle du xvne siècle semble s'en être rendu<br />

compte. L'Église reconnaît l'éminente valeur des<br />

l'Écriture Sainte,<br />

miracles de<br />

mais elle hésite devant tout miracle nouveau.<br />

Le miracle de la Sainte Épine sur la personne de la petite Mar<br />

guerite Périer le 24 mars 1656 n'est pas accepté sans murmures (1),<br />

même par des croyants. La Réforme a porté un coup sensible<br />

au culte des reliques et plusieurs bons notamment dans<br />

esprits,<br />

la Compagnie de Jésus, inclineraient à penser à la disparition<br />

(1) Sentence de vérification accordée le 22 octobre 1656 par M. de Hodencq<br />

grand vicaire, suppléant le cardinal de Retz, archevêque de Paris i éloigne<br />

de son diocèse » (cf. Brunschvicg, édit. des Pensées et Opuscules de Pascal,<br />

Hachette, p. 214, note I).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 165<br />

progressive du miracle depuis les temps primitifs de l'Église.<br />

Pour reprendre le mot de Pascal, « si Dieu se découvrait conti<br />

nuellement aux hommes, il n'y aurait point de mérite à le<br />

croire (1) ».<br />

Même chez Pascal, la désaffection à l'égard du miracle est<br />

sensible. Et pourtant, il représente en son siècle la plus ferme<br />

tradition anti-intellectualiste. Le Dieu qu'il recherche n'est pas<br />

le Dieu des philosophes et des savants et son apologétique ne veut<br />

se fonder que sur les faits : les faits psychologiques qui rendent<br />

Dieu sensible au cœur et les faits historiques qui justifient cette<br />

croyance. Mais il est remarquable qu'à côté des figures et des<br />

prophéties, il laisse peu de place aux miracles. Il a peine à répondre<br />

à l'objection des Jésuites : « Les miracles ne sont plus nécessaires,<br />

à cause qu'on en a déjà (2). » Quant à ceux mêmes de l'Écriture,<br />

comment établir leur validité? Par la doctrine? Mais la doctrine<br />

elle-même se fonde sur les miracles et il est permis d'hésiter<br />

devant ce cercle vicieux (3). Lui-même,<br />

Montaigne, s'effraie devant les faux miracles; fidèle à son passé<br />

scientifique, il craint les ravages de la magie. Il hésite entre le<br />

fidèle au souvenir de<br />

mot de saint Thomas : « Les miracles ne servent pas à convertir,<br />

mais à condamner » (4) et celui de saint Augustin : « Je ne serais<br />

pas chrétien sans les miracles (5). » Et lorsqu'il nous dit : « Ceux<br />

que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties<br />

et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux<br />

qui ont cette connaissance », il semble bien qu'avec Albert<br />

Monod (6),<br />

nous puissions croire que l'argument du miracle est<br />

pour lui « un bagage imposé par la tradition qui deviendra de<br />

jour en jour plutôt un fardeau qu'un viatique ». Beaucoup plus<br />

sensible au symbolisme des figures (7), il doute de l'efficacité<br />

immédiate des miracles et ne les présente qu'aux esprits déjà<br />

préparés à les recevoir. Ce n'est qu'à la lumière de la grâce que<br />

l'on peut saisir à la fois les preuves rationnelles et les preuves<br />

positives de Dieu : une fois de plus, l'ordre de la charité est<br />

consacré dans sa prééminence.<br />

Dans ce mouvement de défiance à l'égard du miracle, on serait<br />

tenté d'enrôler Descartes. Comment soumettre en effet le miracle,<br />

(I) Lettre à M"e de Roannez (octobre 1656) (Brunschvicg, op. cil., p. 214.)<br />

(2) Ibid., p. 712, fragment 832.<br />

(3) Ibid., p. 701, frag. 803.<br />

(4) Ibid., p. 709, frag. 825.<br />

5) Ibid., p. 704, frag. 812.<br />

(61 Op. cit., p. 21.<br />

(7) Un cas est caractéristique : le miracle de la mer Rouge est pour lui<br />

avant tout « une image de la Rédemption » (cf. Monod, op. cit., p. 622,<br />

frag. 643).


166 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSEE FRANÇAISE<br />

acte gratuit et inexplicable, à la célèbre méthode et à sa rigueur<br />

rationnelle? Comment inscrire le miracle, fait contingent, dans<br />

le mécanisme universel? Comment enfin un esprit aussi logique<br />

pourrait-il exclure le miracle, preuve historique, de sa condam<br />

nation générale de l'histoire, toujours confuse, soumise à l'ima<br />

gination, étrangère à l'entendement? Il n'en est rien pourtant.<br />

Nul n'est plus prudent que ce révolutionnaire. « On a vu Des<br />

cartes déserter une méthode sublime et dès le second pas rai<br />

sonner comme un moine », disait Stendhal (1). Descartes a<br />

revendiqué contre la scolastique les droits de la raison,<br />

mais ce<br />

ne sera en aucun cas contre les droits de la divinité. Nous sommes<br />

finis, Dieu est infini; donc il pense et agit sans que notre raison<br />

puisse le comprendre : « Nous ne devons pas trouver étrange<br />

qu'il y ait, dans sa nature qui est immense et en ce qu'il a fait,<br />

beaucoup de choses qui surpassent la capacité de notre esprit (2). »<br />

Dès lors, une cloison étanche est dressée entre la foi et la raison,<br />

entre l'histoire et la science. La seconde satisfait seule notre<br />

entendement; mais à la première, Descartes accorde néanmoins<br />

une crédibilité appuyée sur l'autorité établie et l'illumination<br />

de la grâce. Il n'y a donc aucune raison de mettre en doute le<br />

miracle. Descartes l'accepte les yeux fermés. Dieu peut, quand il<br />

le veut, et par simple « promulgation », rompre l'ordre de la<br />

nature et créer ce qu'il lui plaît. Car, « à quoi servirait l'infinie<br />

puissance de cet infini imaginaire s'il ne pouvait jamais rien<br />

créer (3) ». « Puisque Dieu est infini, ce n'est pas à moi à pres<br />

crire aucune fin à ses ouvrages (4). » En un mot, le Père La<br />

Berthonnière résume (5) cette doctrine implicite : « Pour qu'il<br />

y ait miracle, il suffit que Dieu se détermine à faire quelque chose<br />

autrement que conformément aux lois selon lesquelles il a<br />

constitué le monde. »<br />

Mais Descartes n'est pas un théologien médiéval. D'autres<br />

avant lui avaient proclamé l'exclusion réciproque de la foi par<br />

la science et de la science par la foi. Mais les théologiens antérieurs<br />

avaient pour but de diminuer la science. Au contraire, Descartes<br />

ne pratique cette tolérance respectueuse à l'égard du miracle<br />

et des autres vérités de foi que par une désaffection réelle; son<br />

séparatisme est au fond une exaltation de la science, qui tendait<br />

(1) Histoire de la peinture en Italie, Épilogue (cité par Alain, Stendhal,<br />

Paris, Rieder, 1935, p. 15).<br />

(2) Principes, 1" partie, t. IX, p. 35-36 (édit. Adam-Tannery, Hachette).<br />

(3) Secondes réponses (ibid., t. IX, p. 111).<br />

(4) Lettre à Clerselier (23 avril 1649, ibid., t. V, p. 355).<br />

(5) La Religion de Descartes (in Annales de Philosophie juillet-<br />

chrétienne,<br />

septiimbre 1911, p. 384).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 167<br />

à son tour «non pas à l'indépendance seulement comme elle tâchait<br />

de s'en persuader, mais à la souveraineté même (1) ». N'allons pas<br />

faire de Descartes un hypocrite, même s'il sut pratiquer la vertu<br />

de prudence; il fut un pratiquant scrupuleux et fit une mort<br />

édifiante. Mais chez ce pur intellectuel, dont la foi était un accord<br />

de sentiment et de routine, l'intérêt profond de la vie était ailleurs.<br />

Son acceptation totale et aveugle d'un Dieu qui transcende la<br />

raison humaine et qui peut à son gré promulguer des miracles<br />

est en contradiction flagrante avec sa méthode. « Spinoza fera<br />

de la religion un succédané de la philosophie à l'usage des simples.<br />

Mais une telle idée n'a pas effleuré l'esprit de Descartes (2). »<br />

Mais l'équivoque née de son « séparatisme » ne lui survivra pas<br />

longtemps. Malebranche, plus cartésien que son maître, va le<br />

premier appliquer au miracle la méthode rationnelle. Et comme<br />

le remarque M. Blondel : « Peut-être, en assimilant la raison au<br />

Verbe divin d'une façon tout à fait antipathique à l'arrière-<br />

pensée de Descartes, Malebranche,<br />

ainsi que Bossuet a eu la<br />

clairvoyance de le deviner, marquait-il le passage logique qui,<br />

au sortir du cartésianisme chrétien, fait apparaître le cartésia<br />

nisme libre-penseur (3). »<br />

De fait, dans ses premières œuvres, Malebranche ne fait<br />

qu'effleurer la question du miracle. Il n'est pas de ceux qu'un<br />

prodige conquiert. Son esprit est trop élevé pour subir le prestige<br />

fortes pour<br />

de l'extraordinaire, ses exigences rationnelles trop<br />

reléguer la foi dans un domaine privilégié. Comme son Aris-<br />

tarque, il est de ces chrétiens qui disent : « J'en suis convaincu<br />

par la foi, mais je vous avoue que je n'en suis pas pleinement<br />

convaincu par la raison (4). » Il a même des formules singulière<br />

ment hardies : « L'évidence, l'intelligence, est préférable à la<br />

foi. Car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternelle<br />

ment (5). » La foi en effet n'est pas par essence différente de la<br />

raison : « La foi est véritablement un grand bien, mais c'est<br />

(1) P. La Behthonnièhe, ibid. (p. 512). Cf. également M. Blondel, Le<br />

Christianisme de Descartes (in Revue de Métaphysique et de Morale, 1896,<br />

p. 551-567); Henri Gouhier, La Pensée religieuse de Descartes (Paris, Vrin,<br />

1924).<br />

(2) Ibid., p. 620.<br />

(3) Blondel, article cité (p. 567).<br />

(4) Conversations chrétiennes (Pari3, Migeot, 1676; citation, édit. Genoude,<br />

1837, t. I, p. 196 b).<br />

(5) Traité de morale (Cologne, d'Egmont, 1683; édit. Joly, Paris, Thorin,<br />

1882, p. 20).


168 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

qu'elle conduit à l'intelligence (1). » Elle n'est en somme qu'un<br />

état transitoire dont la valeur relative n'est due qu'à la faiblesse<br />

de notre esprit, non à la nature de l'objet à connaître. « Il y a<br />

des vérités de foi et des vérités de raison non pas à l'intérieur du<br />

monde intelligible mais dans la représentation que l'homme s'en<br />

fait (3). » Dès lors, pourquoi se reposer sur des faits extraordi<br />

naires qui semblent désavouer les lois naturelles et échapper à<br />

la raison? La foi de Malebranche aime le calme de la satisfaction<br />

rationnelle. Son Dieu n'est pas un être arbitraire et capricieux,<br />

mais l'Être parfaitement libre qui « n'agit que pour sa gloire (2) »<br />

et suit l'ordre admirable qu'il a créé par la nécessité éternelle de<br />

sa nature. Ses élans mystiques sont ceux d'un mathématicien :<br />

« 0, mon unique Maître! J'avais cru jusqu'à présent que les<br />

effets miraculeux étaient plus dignes de votre Père que les<br />

effets ordinaires et naturels. Mais je comprends présentement<br />

que la puissance et la sagesse de Dieu paraissent davantage, à<br />

l'égard de ceux qui y pensent bien, dans les effets les plus com<br />

muns que dans ceux qui frappent et qui étonnent à cause de leur<br />

nouveauté (4). » Le miracle semble donc une voie basse et indigne<br />

pour nous mener à Dieu. Malebranche va-t-il aller plus loin?<br />

La logique de sa pensée, sur ce point beaucoup plus conséquente<br />

que celle de Descartes, devrait conduire à une tentative d'expli<br />

cation naturelle, à la réduction complète du miracle.<br />

Or, plusieurs fois, dans le Traité de la nature et de la grâce (1680),<br />

puis dans les Méditations chrétiennes (1683), avec quelques allu<br />

sions brèves mais impératives dont Bayle se réclamera, nous<br />

croyons le pas franchi. Dieu est incapable de volontés particu<br />

lières, de caprices contraires à l'ordre naturel. Si un événement,<br />

pluie, soleil ou grêle, semble anormal, s'il naît un enfant à deux<br />

têtes ou un veau à cinq pattes, ce sont en réalité des suites néces<br />

saires de la loi de « communication des mouvements ». L'erreur<br />

commune consiste donc, non dans la constatationde tel fait étrange,<br />

mais dans son explication par le vulgaire, qui voit là l'effet d'une<br />

volonté particulière, une intention d'édification ou de châtiment.<br />

Ce sont des explications anthropologiques qui faussent la nature<br />

de Dieu, flattent l'amour-propre humain et « s'accommodent<br />

fort bien de l'ignorance où nous sommes de la combinaison des<br />

(1) Traité de morale (p. 20).<br />

(2) Henri Gouhieh, La Vocation de Malebranche (Vrin, 1926, p. 150).<br />

(3) Traité de la nature et de la grâce (Amsterdam, Elzévir, 1680, édit.<br />

Genoude, p. 297).<br />

(4) Méditations chrétiennes (Cologne, d'Egmont, 1683; édit. Genoude, ...<br />

p. 137).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 169<br />

causes occasionnelles (1)<br />

sauvegarder aussi la dignité suprême de Dieu en ramenant tout<br />

». Spinoza fera-t-il autre chose que de<br />

prodige à une composition, inconnue de nous, des lois naturelles?<br />

A vrai dire, en toute naïveté, le pieux oratorien s'en tenait<br />

aux prodiges dont volontiers s'empare la superstition populaire<br />

et ne se doutait nullement des conséquences théologiques de sa<br />

doctrine. Mais Arnauld, longtemps bienveillant, s'indigne à la<br />

lecture du Traité. Que deviennent en cela les miracles attestés<br />

de l'Écriture Sainte? Ne nous enseigne-t-elle pas à tout moment<br />

suspend l'effet de la loi<br />

que Dieu, par une volonté particulière,<br />

générale « des communications des mouvements »? La vive polé<br />

mique qui s'engage va contraindre Malebranche non pas à pré<br />

ciser sa doctrine, car la clarté y perdra, mais à la nuancer. En<br />

gros, il lui faudra battre en retraite sur des positions théologiques.<br />

Tout d'abord, une distinction subtile lui permet de sauve<br />

garder l'orthodoxie menacée. L'ordre du monde n'est pas seu<br />

lement fondé sur les lois éternelles de la mécanique universelle,<br />

la communication des mouvements ne prétend pas tout régir.<br />

Il est des cas où la sauvegarde de l'ordre exige l'intervention<br />

particulière de Dieu. Malebranche ne prétend pas que « la manne<br />

tomba dans le désert durant quarante ans, tous les jours de la<br />

semaine hormis le samedi, et cela par une suite nécessaire des<br />

lois de la communication des mouvements (2) ». Dès lors, l'univers<br />

de Descartes n'est plus celui de Malebranche qui semble rejoindre,<br />

par derrière la tradition oratorienne de Bérulle, les constructions<br />

gnostiques d'Alexandrie : non seulement il accepte le domaine de<br />

la grâce,<br />

mais développe une curieuse doctrine angélique où<br />

saint Michel évite à Dieu toute intervention directe et lui permet<br />

de rester en coulisse. Mais ce premier recul du rationalisme est<br />

suivi d'un second. Il est des cas où la sauvegarde de l'ordre n'est<br />

nullement engagée : c'est là proprement le domaine du miracle,<br />

volonté particulière et gratuite de Dieu. Mais ces infractions<br />

divines que l'ordre ne réclame pas et permet seulement, sont<br />

rares et impossibles à reconnaître du dehors. La plupart des<br />

miracles de l'Ancien Testament ne sont pas de vrais miracles,<br />

dans la mesure où l'ordre les exige, et « ne marquent nullement<br />

que Dieu agisse souvent par des volontés particulières (3) »; ce<br />

(1) Traité de la nature et de la grâce (p. 89), cité par A. Prat, édit. de<br />

Pensées sur la Comète de Bayle (Société des Textes français modernes,<br />

Paris, Cornély, 1912, t. II, p. 231, note).<br />

(2) Ibid., édit. Genoude, p. 360 b.<br />

(3) C'est le titre même du dernier éclaircissement du Traité précité (ibid.,<br />

p. 360 b). Tout le chapitre sur le miracle d'Henri Gouhier (La Philosophie<br />

de Malebranche et son expérience religieuse, Paris, Vrin, 1926, p. 55 sq) est à<br />

consulter.


170 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

sont les applications normales de lois étrangères à notre raison,<br />

mais inhérentes par exemple à la nature des anges. Au contraire,<br />

l'Annonciation ou l'ordre à Joseph de fuir en Egypte ou simple<br />

ment la conversion soudaine d'une âme sont des effets particu<br />

liers de la volonté divine, donc les seuls authentiques miracles.<br />

Ainsi, ces deux reculs successifs amènent Malebranche, comme<br />

malgré lui, à une position fidéiste qui pourrait sembler au phi<br />

losophe, sinon au psychologue, bien étrangère à ses tendances<br />

profondes. Est-ce chez lui prudence ou manque de courage intel<br />

lectuel? A-t-il senti trop tard, comme Richard Simon, les consé<br />

quences dangereuses de ses exigences rationnelles? Cette liberté<br />

suprême du philosophe avait déjà permis à Spinoza de réaliser<br />

sans restrictions, dans le IVe chapitre du Tractatus, cette réduction<br />

du miracle que l'oeuvre de Malebranche se bornait à suggérer.<br />

C'est en effet au sujet des miracles que l'audace ingénue du<br />

philosophe de La Haye apparaît dans toute sa lumière. Aucune<br />

réticence dans sa doctrine, aucun repentir dans une œuvre<br />

sans fissures, aucun respect des dogmes établis ou des puissances<br />

temporelles. Comme retiré dans un univers clos, Spinoza suit<br />

sa pensée avec une rigueur totale. Libre de toute église, il ne<br />

pratique pas la vertu de prudence chère à Descartes, mais il<br />

échappe aussi aux hésitations dialectiques de Pascal de même<br />

qu'aux timides arguties de Malebranche. Le premier, il va donner<br />

mais ce sera pour le nier. Mais<br />

une doctrine cohérente du miracle,<br />

le miracle ou plutôt l'élimination du miracle est une charnière<br />

trop importante de son système, secret encore mais déjà élaboré<br />

«n 1670, pour qu'il se contente d'une réfutation philosophique;<br />

il lui faut sur ce point obtenir une audience plus grande, acquérir<br />

la conviction même des âmes simples et pour cela de philosophe<br />

se muer en historien, en sociologue, en homme de bon sens ou<br />

de sens commun; et c'est ainsi rabbi-<br />

que, fort de son érudition<br />

nique, il osera entrouvrir le catalogue de miracles qu'est l'Ancien<br />

Testament et utiliser, dans un domaine jusque-là privilégié, cette<br />

« Lumière naturelle » dont son maître Descartes lui a légué<br />

l'emploi.<br />

Or, pour le vulgaire, tout prodige est un miracle. Tout ouvrage<br />

insolite de la nature est un ouvrage de Dieu. Par un curieux<br />

mélange de dévotion et de haine de la science, toute dérogation<br />

aux lois naturelles, ou plutôt toute dérogation à ce que sa pauvre<br />

•expérience lui a enseigné, lui paraît un triomphe de la divinité.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 171<br />

« La puissance de Dieu ne lui paraît jamais plus admirable que<br />

lorsqu'il se représente la puissance de la nature comme vaincue<br />

par Dieu (1). » Il faut se dégager de ce dualisme enfantin. Si<br />

Dieu est l'Être infiniment parfait, il n'y a pas de distinction à<br />

établir entre ce qu'il conçoit et ce qu'il veut. Donc, puisque<br />

l'univers est le résultat d'un décret « divin, les lois universelles de<br />

la nature sont de simples décrets divins découlant de la nécessité<br />

et de la perfection de la nature divine (2) ». Dès lors, contredire<br />

les lois de la nature c'est contredire Dieu ou croire que Dieu<br />

puisse se contredire. On ne peut admettre aucun gauchissement,<br />

on ne peut admettre plusieurs ordres oomme Pascal ou même<br />

Malebranche. Si les lois de la nature sont les décrets mêmes de<br />

Dieu, on ne peut en aucun cas restreindre leur domaine qui doit<br />

s'étendre à tout ce que conçoit l'entendement divin. Le miracle<br />

donc n'existe pas et n'a de sens que par « rapport à l'opinion des<br />

hommes ». Bien plus, accepter l'existence du miracle, c'est se<br />

refuser à connaître l'essence et l'existence de Dieu, c'est ravaler<br />

la divinité au rang d'un thaumaturge. Refuser le miracle, c'est<br />

au contraire dans le déterminisme universel voir se manifester<br />

l'infinité de Dieu, son éternité et son immutabilité. C'est préci<br />

sément dans un monde régi par la fantaisie et l'arbitraire que<br />

nous devrions raisonnablement perdre la foi. La foi au miracle,<br />

c'est l'acceptation, non de l'ordre divin, mais du désordre et du<br />

chaos, qui « nous ferait douter de tout et nous conduirait à<br />

l'athéisme (3) ».<br />

Il est pourtant des faits irréductibles aux lois naturelles, dira<br />

le vulgaire. Spinoza ne ruse pas et va choisir les miracles les<br />

plus patents de l'Ancien Testament. Va-t-on croire avec Josué<br />

à l'arrêt du soleil dans sa marche ou même comme Isaïe à sa<br />

rétrogradation? Il est bien évident que l'Écriture Sainte par<br />

ces assertions contredit les lois les plus simples de l'astronomie<br />

et que l'on ne peut mettre au compte de Dieu les interprétations<br />

ignorantes de quelques primitifs. A supposer même que les<br />

faits soient exacts, tout cela ne relève que de ces prétendues<br />

merveilles déjà étudiées par Aristote et Pline. Josué, en soldat<br />

fruste qu'il était, n'a pu prêter attention « à quelque effet de<br />

réfraction inaccoutumée (4) », causée peut-être par la présence<br />

de glace dans l'atmosphère. Isaïe devant la rétrogradation de<br />

l'ombre n'avait aucune idée des parhélies et a pu de bonne foi<br />

(1) Appuhn, Spinoza (t. II,<br />

(2) Ibid., p. 126.<br />

3) Ibid., p. 132.<br />

(4) Ibid., p. 51.<br />

p. 124).


172 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

la prédire « par un moyen à sa portée, à savoir la rétrogradation<br />

du soleil (1) ». Si la mer Rouge s'est ouverte devant les Hébreux,<br />

ce n'est pas au geste de Moïse, mais sous l'effet d'un vent très<br />

violent dont on ne fait pas mention dans l'Exode, mais dans le<br />

Cantique (XV, 10) (2). Enfin, si Elisée ressuscite l'enfant, c'est<br />

qu'il n'était pas mort et que le prophète l'avait réchauffé en se<br />

couchant près de lui (3). Que faut-il donc conclure? C'est, encore<br />

une fois, qu'i'Z n'est pas de miracle irréductible à des lois : « Tout ce<br />

qui est réellement arrivé, est arrivé naturellement (4) ».<br />

Mais un tel déterminisme n'est à portée que de l'homme<br />

de science ou du philosophe; l'homme du peuple demeure à<br />

l'écart de telles spéculations qui contredisent ses notions sim<br />

plistes de l'efficace et de la liberté de Dieu. Spinoza abandonne dès<br />

lors ce domaine pour celui des faits et décide d'aborder la réduc<br />

tion du miracle biblique en historien et en sociologue. Le monde<br />

de la Bible est un monde de primitifs dont il convient de recons<br />

tituer la langue, les mœurs et la religion. Or,<br />

la religion juive<br />

ignore les causes moyennes et tout événement nécessite le recours<br />

à Dieu. La prospérité et la ruine de Job sont le résultat d'un<br />

décret divin. Tout désir et toute idée sont inspirés par Dieu.<br />

Cette intervention incessante traduit simplement un naïf anthro<br />

pomorphisme : « Quand l'Écriture dit que Dieu a endurci le<br />

cœur de Pharaon, il faut donc croire que cela veut simplement<br />

dire : Pharaon s'obstina. Et quand il dit que Dieu ouvrit les<br />

fenêtres du ciel, cela signifie que la pluie tomba avec abon<br />

dance (5). » Mais cette conception primitive de la divinité est<br />

renforcée encore par le caractère poétique de la langue hébraïque.<br />

Que de miracles fictifs qui ne sont que des métaphores, des orne<br />

ments littéraires ou l'expression toute naturelle d'une littérature<br />

orientale! Comment prendre au pied de la lettre la description<br />

épique que fait Isaïe de la destruction de Babylone :


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 173<br />

science historique et de la critique des témoignages. Or, tous ces<br />

témoignages, Spinoza les trouve suspects; tous sont l'œuvre de<br />

narrateurs prévenus, ignorants ou intéressés. « Dans leurs chro<br />

niques et leurs histoires, les hommes racontent leurs propres<br />

opinions plus que les faits réellement arrivés (1). » Le récit de<br />

Josué est le fait d'un fanatique et d'un ignorant : il ne sait pas<br />

que le soleil est immobile, mais il n'est pas fâché de prouver aux<br />

adorateurs du soleil que leur astre est à la merci de Jéhovah.<br />

La propagande religieuse exige que le peuple croie à l'incessante<br />

présence de Dieu qui s'irrite, se contriste de nos péchés, stérilise<br />

ou rafraîchit la terre, brûle les cités et ruine les empires. Enfin,<br />

faut-il exclure le mensonge pieux, « l'addition faite aux livres<br />

sacrés par des hommes sacrilèges (2)? »<br />

Ainsi donc, le miracle n'existe pas, car il contredit tout ce que<br />

la lumière naturelle nous enseigne sur la véritable religion. Croire<br />

au miracle, c'est attenter à Dieu. Et tous les miracles de l'Ancien<br />

Testament, lorsqu'ils ne sont pas de purs mensonges ou l'expres<br />

sion poétique d'une rhétorique orientale, sont réductibles à des<br />

faits naturels masqués par l'ignorance, la prévention et l'intérêt<br />

de primitifs narrateurs. Pour la première fois dans la pensée<br />

occidentale,<br />

une doctrine cohérente éliminait le miracle. Mais Spi<br />

noza sur ce point dépassait la logique même du cartésianisme;<br />

non content d'exposer une méthode, il l'appliquait impérieu<br />

sement dans un domaine jusque-là sacré. Avec lui, le problème<br />

du miracle passait du stade philosophique au stade polémique.<br />

Une telle rigueur fit scandale; aucun esprit chrétien, même<br />

libéral, ne put assimiler la pensée de Spinoza. Le cas de Pierre<br />

Bayle est caractéristique, par les limites mêmes de son audace,<br />

dans la fameuse affaire de la Comète de 1680. Spinoza, dédaigneux<br />

d'une banale actualité, aurait refusé de répondre « aux questions<br />

de plusieurs personnes curieuses ou alarmées » (3) et de pro<br />

mouvoir sa doctrine par des moyens de journaliste. Bayle sait<br />

bien que les « bonnes âmes » ont pu être rassurées par maints<br />

ouvrages qui depuis 1665 ramènent (4) ces étranges météores<br />

aux lois naturelles. Mais n'était-ce pas là un prétexte unique<br />

(1) Appuhn, Spinoza (p. 140).<br />

2) Ibid., p. 139.<br />

(3) Pensées diverses sur la Comète (Avis au lecteur, édit. Prat, t. I,<br />

p. 3).<br />

(4) Particulièrement P. Petit, Dissertation sur la nature des Comètes (Paris,<br />

1665), et M. Mallement de Messange, Dissertation sur les Comètes (Paris,<br />

1681).


174<br />

pour exposer,<br />

l'auditoire,<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

sous le couvert d'une actualité qui seule grossit<br />

quelques idées qui lui étaient chères et d'écrire un<br />

traité contre toutes les superstitions populaires, tous les prodiges.<br />

Or, du prodige au miracle, il n'y a qu'un pas. Ne retrouverait-on<br />

pas l'influence de Spinoza au passage,<br />

parmi les mille détours et<br />

les longues digressions des Pensées diverses? Nous avons déjà<br />

quelques repères. En 1681, Bayle possède le Tractatus et le<br />

connaît bien; sans aucun doute, il a trouvé dans le chapitre VI<br />

un écho à ses propres exigences rationnelles et peut-être un<br />

modèle. Mais il est engagé dans le siècle; il a accepté à Sedan<br />

comme à Rotterdam des fonctions officielles, alors que Spinoza<br />

refusait à l'électeur palatin la chaire de Heidelberg. De plus,<br />

rompu aux discussions encore fort scolastiques de la théologie<br />

calviniste, fort peu dogmatique et sensible aux aspects ondoyants<br />

de la réalité, Bayle n'aura jamais une véritable unité de doctrine.<br />

Aussi bien, tant par prudence que par tour intellectuel, ses<br />

opinions sur le miracle resteront singulièrement modérées. Il se<br />

refusera dans les Pensées diverses à faire le lit d'un spinozisme<br />

brutal. Il se bornera aux idées « inquiétantes » qui ne heurtent<br />

pas de front et font penser. Comme Pascal, il veut être de plain<br />

pied avec le lecteur que Spinoza effare et scandalise. Avant d'être<br />

philosophe, il se fait pédagogue et sait que les idées cheminent<br />

lentement.<br />

Or, il ne saurait choquer l'opinion fortement travaillée par<br />

un demi-siècle de cartésianisme en séparant soigneusement le<br />

prodige du miracle. Il cite ses sources, avoue sa filiation carté<br />

sienne (1) et reconnaît sa dette envers Malebranche (2). Il vient<br />

de lire le récent Traité de la nature et de la grâce et la doctrine<br />

du miracle esquissée par l'Oratorien lui paraît si satisfaisante<br />

qu'il lui souhaite des détracteurs, pour l'obliger à « débrouiller<br />

ce nouveau système d'où on pourrait... tirer de grandes utili<br />

tés (3) ». Comme lui, rationaliste et mécaniste, il est persuadé<br />

que « ce qu'on appelle prodige est souvent aussi naturel que les<br />

choses les plus communes », car « l'auteur de la nature va toujours<br />

son grand chemin et suit la loi générale qu'il a établie ». (4) Les<br />

prodiges où le vulgaire voit des dérogations à ces lois n'en sont<br />

que des applications moins évidentes. Bayle reprend même la<br />

doctrine des causes occasionnelles. Ce sont celles qui, modifiant<br />

l'application des lois générales que Dieu voulut simples mais<br />

(1) Prat, op. cil. (t. II, p. 197).<br />

(2) Ibid., t. II, p. 239-242.<br />

3 Ibid., t. II, p. 242.<br />

(4) Ibid., t. I, p. 171.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 175<br />

fécondes, donnent parfois l'illusion du surnaturel (1). Mais<br />

Bayle n'est pas un doux contemplatif formé à l'Oratoire; on ne<br />

retrouve pas, dans la pensée incisive de son ouvrage, l'enthou<br />

siasme de Malebranche devant les miracles quotidiens de l'ordre<br />

divin qui préside à l'éclosion des fleurs et à la maturité des fruits.<br />

Esprit positif, il cherche des règles critiques; sensible à l'expé<br />

rience comme peu le furent en son siècle, il veut un critère<br />

pratique du fait miraculeux. Il écarte délibérément toutes les<br />

poétiques arguties de son prédécesseur et ses interventions angéliques;<br />

préfigurant déjà la doctrine moderne de l'Église catho<br />

lique (2), il distingue le miracle du prodige par le critère de<br />

l'utilité. La raison d'être du miracle, la seule légitimité de toute<br />

dérogation aux lois naturelles, c'est la gloire de Dieu, l'édifica<br />

tion des âmes, la promotion de la vraie foi. Les miracles sont<br />

nécessairement conformes à la bonté divine, et tous ceux qui<br />

portent de façon incontestable ce caractère d'édification pieuse<br />

ne sont pas mis en doute par Bayle, tels les miracles de Moïse,<br />

de Jésus-Christ et des apôtres. En revanche, l'effet miraculeux<br />

des comètes est inconcevable, car il enfoncerait davantage<br />

encore les idolâtres dans le culte des faux dieux.<br />

On ne saurait être plus orthodoxe. Néanmoins, si cette défiance<br />

modérée à l'égard de l'extraordinaire, ce goût de l'évidence,<br />

cette prudence pleine de respect pour les choses religieuses sont<br />

bien dans la tradition cartésienne, le ton est nouveau, d'une<br />

âpreté qui fait penser au Tractatus; et sur deux points, notre<br />

inquiétude s'éveille. Tout d'abord, remarquons l'isolement com<br />

plet des vérités de foi qui échappent aussi bien à la raison qu'à<br />

la morale, car le miracle ne connaît point de justification ration<br />

nelle et l'athée peut être vertueux. Que devient donc la religion<br />

ainsi mise à l'écart, sans intérêt théorique ou pratique, incapable<br />

de satisfaire les exigences de l'esprit et les exigences de l'action?<br />

Ne doit-elle pas bien vite se mourir d'étiolement? N'est-ce pas<br />

une manœuvre finalement aussi efficace que la négation sans<br />

nuances de Spinoza? D'autre part,<br />

rien n'est plus curieux que<br />

le passage à la limite de cette doctrine du miracle. Bayle —<br />

est-ce<br />

un hasard ou une intention de rencontre? — prend pour exemple<br />

l'épisode du chapitre VII de l'Exode où Dieu lui-même déclare :<br />

« J'endurcirai le cœur de Pharaon »; or, Spinoza s'en était<br />

déjà servi dans le chapitre VI du Tractatus et il en avait rapi-<br />

(1) Cf. t. II, p. 195.<br />

(2) Cf. Dictionnaire apologétique de la foi catholique (édit. d Aies, Beau-<br />

article Miracle).<br />

.8<br />

chesne, Paris, 1919,


176 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

dément fait justice par une explication purement linguistique (1).<br />

Rien n'est plus embarrassant pour Bayle que ce prétendu miracle<br />

qui échappe à son critérium cui bono; il est à notre jugement<br />

humain, nuisible à la cause de Dieu, puisque contraire à la jus<br />

tice et à la bonté divines. Et pourtant, si le fait est avéré, Bayle<br />

l'acceptera par un acte de foi, délibérément absurde : « Si nous<br />

avions une révélation expresse qui nous assurât que l'intention<br />

du Saint-Esprit a été que ces paroles fussent prises dans toute<br />

la rigueur de la lettre, l'Église ne manquerait pas d'y déférer,<br />

imposant silence à la raison et lui démontrant que, puisque Dieu<br />

qui est la règle et la source de la sainteté et de la justice nous<br />

déclare qu'il a endurci le cœur de Pharaon au pied de la lettre,<br />

cet endurcissement est un acte qui ne choque ni sa sincérité, ni<br />

sa justice, ni sa sainteté (2). » Que de réticences et d'arguties<br />

dans cet acte de foi! M. Delvolvé peut s'inquiéter à juste titre<br />

d'une aussi minutieuse orthodoxie (3). Acculés à accepter un<br />

« miracle » qui ne répond plus au critérium moral, nous sommes<br />

tentés d'en contester l'authenticité, même au prix d'une exégèse<br />

historique. Nul doute que sur ce point précis Bayle ne se soit<br />

souvenu de Spinoza.<br />

Le livre de Bayle, complété en « 1683, jouit pendant neuf ans<br />

d'une paix assez glorieuse » et attira à l'auteur des éloges « de<br />

la part de plusieurs personnes d'État et d'érudition ». (4) Même<br />

le pasteur Jurieu fut longtemps bienveillant; puis les disputes<br />

d'ordre politique qui opposèrent les deux hommes, une douzaine<br />

de libelles échangés entre 1691 et 1694 aiguisèrent à la fois la<br />

haine et la clairvoyance. Jurieu flaira le danger d'une doctrine<br />

aussi déterministe et reprocha vivement à Bayle « son dessein<br />

d'établir que Dieu ne fait jamais de prodiges et de choses extraor<br />

dinaires pour être des présages de l'avenir et que les tremble<br />

ments de terre, les météores extraordinaires, les apparitions, les<br />

voix, les monstres, etc., se font par des voies naturelles et néces<br />

saires ». De même qu'Arnauld avait poussé Malebranche à préci<br />

ser bien malgré lui sa doctrine, Jurieu contraint Bayle à appro<br />

fondir la sienne. Sans doute Bayle maintient-il sa croyance aux<br />

miracles de l'Écriture, moyennant leur utilité pour la bonne<br />

cause : = Bien entendu que s'il y a quelque part des feux extra<br />

ordinaires visibles seulement ou à quelque ville ou à quelque<br />

« (1) Quand l'Écriture dit que Dieu a endurci le coeur de Pharaon, il faut<br />

croire que cela veut simplement dire : Pharaon s'obstina » (cf. Appuhn,<br />

t. II, p. 144).<br />

(2 Pensées diverses... (édit. Prat, t. II, p. 224).<br />

13) Essai sur Pierre Bayle (thèse, Paris, 1906, p. 49).<br />

(4) Additions aux . Pensées diverses », Avertissement au lecteur.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 177<br />

pays qui connaisse le vrai Dieu comme il en parut autrefois sur<br />

la ville de Jérusalem,<br />

on peut les prendre pour des signes envoyés<br />

par une Providence toute particulière (1). » Mais il se défend<br />

de l'accusation d'athéisme par un argument qui n'est plus un<br />

argument de foi : « N'est-ce pas poser un Dieu infini en ses per<br />

fections que de rejeter une doctrine parce qu'on la trouve peu<br />

conforme aux attributs infinis de Dieu? Or, je rejette la doctrine<br />

des comètes parce que je la trouve peu conforme aux attributs<br />

infinis de Dieu. Il faut donc nécessairement que je pose pour la<br />

base et pour le principe de mon raisonnement l'existence d'un<br />

Dieu infini dans ses perfections. » N'est-ce pas l'écho du Trac<br />

tatus? La croyance au miracle, disait Spinoza, « non seulement<br />

ne pourrait donner aucune connaissance de Dieu, mais au con<br />

traire ravirait celle que nous avons naturellement et nous ferait<br />

douter de Dieu et de tout (2) ».<br />

C'est à la fin de 1679 que Bayle se procure les Opéra Posthuma,<br />

mais il est probable qu'au moment où il rédige les Pensées diverses,<br />

il n'a pas achevé d'assimiler les thèses ardues de l'Éthique. Sa<br />

connaissance se précisera ensuite peu à peu, à la suite de mul<br />

tiples enquêtes et réfutations, qui en Hollande même attireront<br />

l'attention sur la personne et l'œuvre de Spinoza. Aussi faut-il<br />

chercher dans le tome V du Dictionnaire l'état définitif de la<br />

pensée de Bayle sur l'interprétation spinoziste du miracle. Or,<br />

il semble bien que son antipathie pour l'Éthique ait gâté sa<br />

sympathie spontanée pour les thèses du Tractatus. Sous la<br />

critique rationnelle, Bayle, avec autant de clairvoyance que<br />

Pierre Yvon, décèle maintenant les théorèmes du Ier livre de<br />

l'Éthique : « La nature et Dieu sont le même être, de sorte que,<br />

si Dieu faisait quelque chose contre les lois de la nature, il<br />

ferait quelque chose contre lui-même, ce qui est impossible (3). »<br />

Une telle hypothèse indigne Bayle, parce qu'elle ôte à Dieu son<br />

caractère de législateur libre et en fait le jouet d'une force aveugle<br />

et nécessaire. Prétendre ensuite qu'aucune volonté particulière<br />

de Dieu ne peut rompre cette loi d'airain est une pure pétition<br />

de principe. Bien plus, croyant avoir reconstitué le substrat méta<br />

physique de la doctrine spinoziste du miracle, il va faire rejaillir<br />

sur elle les attaques d'une ironie facile dont il avait criblé le<br />

fameux panthéisme. Puisque la puissance de la nature est infinie,<br />

elle peut aussi faire des miracles et par exemple rendre la vie<br />

à un mort. N'importe quelle modification de ce grand tout est<br />

(1) Cité par Prat, t. I, p. 171, note 1.<br />

(2 Appuhn, t. II, p. 132.<br />

p. 217).<br />

(3) Dictionnaire critique (t. V,<br />

Y. VERNIÈHE, I 12


178 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

possible et Spinoza « ignorait les suites de son principe lorsqu'il<br />

disait (on m'a affirmé qu'il disait cela à ses amis) que, s'il eût<br />

pu se persuader la résurrection de Lazare, il aurait brisé en<br />

pièces tout son système (1) ».<br />

N'insistons pas. Il est certain que l'antipathie de Bayle pour<br />

le panthéisme spinoziste, que d'ailleurs il ne comprend guère,<br />

est sincère. L'occasion est belle d'étaler son zèle contre un athée<br />

pour excuser ses propres hardiesses. Bayle, au sujet du miracle,<br />

se replie donc sur une position cartésienne modérée;<br />

son ratio<br />

nalisme, étayé sur le sens commun, l'éloigné des subtilités gnostiques<br />

de Malebranche et de ses interventions angéliques pour<br />

préserver le déterminisme divin. Mais quelle est la valeur pro<br />

fonde de cette orthodoxie? Quelle est la mesure de sa sincérité?<br />

Quelles sont les limites de sa prudence? Avec quel soin ne pré-<br />

cise-t-il pas dans le Dictionnaire le domaine réservé qu'il ne<br />

veut pas entamer! Le miracle est possible, certes, mais unique<br />

ment dans le monde de l'Écriture Sainte (2). Et pour Bayle,<br />

comme pour Spinoza, comme pour Balthasar Bekker (3), le<br />

but essentiel du philosophe est de « désenchanter » le monde,<br />

à savoir le nôtre.<br />

Il faut donc avouer que le problème du miracle n'est abordé<br />

en France qu'avec beaucoup de réserve et de pudeur; les esprits<br />

religieux se méfient de toute controverse sur ce sujet délicat<br />

et les libertins n'y font que des allusions détournées. Au fond,<br />

un même rationalisme les unit dont la source est Descartes. Il<br />

fallait un franc-tireur pour attaquer Spinoza de front, pour mettre<br />

au jour les impiétés du VIe chapitre du Tractatus : ce fut Pierre-<br />

Valentin Faydit. Né à Riom en 1644 et petit-neveu du R. P. Sir-<br />

mond confesseur du roi, entré à dix-huit ans à l'Oratoire, il se<br />

fit remarquer très tôt par la singularité de sa conduite et de ses<br />

opinions. En 1669, ses supérieurs faillirent l'exclure et s'y<br />

résolvent en 1671. Esprit sans profondeur, d'une érudition fan<br />

taisiste, très caustique, il adore la polémique. Toute querelle<br />

théologique le met en joie, excite sa verve, provoque ses bons<br />

mots et ses anecdotes méchantes. Somme toute, une caricature<br />

(1) Dictionnaire critique.<br />

(2) Ibid. : « Je veux dire, afin d'ôter toute équivoque, la possibilité des<br />

événements racontés dans l'Écriture. »<br />

(3) De betoverde Weereld, Leuwarden, 1691 (traduit e* édité à Amster<br />

dam en 1694 sous le titre le Monde enchanté).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 179<br />

du grand Arnauld ou une joviale figure de moine ligueur. Ni un<br />

voyage à Rome, ni la charge d'official puis de grand vicaire au<br />

siège de Nevers, ni même l'âge ne peuvent l'assagir. En 1696, son<br />

ouvrage sur YAltération du dogme théologique par ta philosophie<br />

d'Arisiote le fait enfermer à Saint-Lazare. En 1699, il plaisante<br />

sur la lutte de Molinos et de Malebranche dans sa Presbyiéro-<br />

machie; en 1700, il tourne Fénelon en ridicule dans la Téléma-<br />

comanie. Ses Remarques sur Virgile et Homère et sur le style<br />

poétique de l'Écriture Sainte (1) en 1705 lui valent enfin une lettre<br />

de cachet qui l'exile à Riom, où il meurt en 1709. Un an plus<br />

tard paraissaient en Hollande ses Nouvelles Remarques ou les<br />

sophomories des sages et des savants (2). Ces deux derniers recueils,<br />

malgré les plaisanteries de mauvais goût et les rapprochements<br />

burlesques, révèlent beaucoup de lecture sinon beaucoup de<br />

bon sens. Valentin Faydit, ennemi des idées neuves, flaire avec<br />

joie l'hétérodoxie des Malebranche et des Richard Simon. Mais<br />

le premier en son siècle, avec une vigueur qui étonne et une<br />

perspicacité digne de Bossuet, il en montre l'unique source,<br />

Spinoza. Or, il connaît parfaitement l'œuvre du philosophe de<br />

La Haye. Il a lu le Tractatus dans l'édition latine de 1670 et en<br />

fait de longues citations; il a compulsé les Cérémonies des Juifs,<br />

titre donné en 1678 à la traduction de Saint-Glain et qu'il attribue<br />

faussement à Leclerc (3); il s'est même aventuré dans l'Éthique<br />

et dans le reste des Opéra Posthuma (4). L'idée d'une réfutation<br />

lui vint au cours d'une conversation avec un disciple de Male<br />

branche, Lélevel; celui-ci prétendait renverser Spinoza « sans<br />

pourtant en faire connaître le venin entier et sans révéler ni<br />

développer aux lecteurs la profondeur et la solidité de ses rai<br />

sonnements », et ajoutait avec bonne foi : « Si je découvrais au<br />

jour le véritable système de Spinoza et que je voulusse en faire<br />

comprendre toute la force, j'appréhenderais de faire bien des<br />

mpies et d'ébranler la religion. Enfin j'aimerais mieux avoir un<br />

(1) Où l'on réfute les inductions pernicieuses que Spinoza, Grotius et<br />

M. Leclerc en ont tirées et quelques opinions particulières du Père Male<br />

branche, du sieur l'Ëlevel et de M. Simon (Paris, Jean et Pierre Cot, 1705,<br />

in-12).<br />

(2) Dans lequel on réfute les erreurs des spinozistes, sociniens et armi<br />

niens et les opinions particulières et hétérodoxes des plus célèbres auteurs<br />

tant anciens que modernes (Amsterdam, François Lhenoré, 1734, in-12,<br />

1"<br />

édit., 1710, s. I.).<br />

« (3) Dans le livre abominable qu'on dit qu'il a fait sous le nom de Céré<br />

monies des Juifs qui n'est autre chose qu'une pure traduction du Tractatus<br />

theologico-poliiicus de Spinoza » (Remarques sur Virgile et sur Homère,<br />

p. 1031.<br />

(4) Il n'y a que la Morale et les Œuvres Posthumes de Spinoza qui ne<br />

soient pas aussi connues que son Theologico-politicus (ibid., p. 199).


180<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

bras coupé que d'expliquer en français Spinoza tel qu'il est et<br />

que je le conçois, car la moitié des gens qui se mêlent de le lire<br />

ne l'entendent pas, faute de pénétration et d'élévation d'es<br />

prit (1). » Valentin Faydit n'a cure de cette prudence et pour<br />

suit sa relation : « Je ne pus m'empêcher de lui rire au nez et de<br />

lui dire qu'il ne devrait pas avoir ce scrupule et qu'au contraire<br />

il rendrait un grand service à l'Église et convertirait tous les<br />

impies et tous les libertins, s'il mettait Spinoza dans toute sa<br />

force et sa clarté. » Dès lors, il reprit l'idée à son compte avec une<br />

naïve autorité. Bon humaniste mais piètre philologue, il délaisse<br />

la critique scripturaire. Ce qui le frappe avant tout dans l'œuvre<br />

spinoziste, c'est la réduction incessante du miracle. Ce qu'il décèle<br />

avec netteté, c'est que tout miracle devient pour Spinoza sus<br />

ceptible d'une interprétation naturelle ou poétique. « Spinoza<br />

ne veut point de miracle en façon quelconque et prétend qu'il<br />

n'est jamais arrivé et n'arrivera jamais et qu'il est même impos<br />

sible de toute sorte d'impossibilité qu'il arrive jamais que Dieu<br />

déroge aux lois générales qu'il a établies dans la matière, qui est<br />

le seul cas qu'on puisse qualifier proprement du nom de miracle,<br />

parce qu'il prétend que cet ordre immuable et ces lois générales<br />

de la nature sont Dieu même. Mais il dit que ce que l'Écriture,<br />

pour se conformer aux idées et au langage du vulgaire ignorant,<br />

appelle miracle, n'est autre chose que ce qui est extraordinaire<br />

et qui n'arrive que rarement et dont le vulgaire ne connaît pas<br />

la cause prochaine et naturelle (2). » Dès lors, avec méthode et<br />

non sans complaisance, Faydit énonce les conséquences de cette<br />

doctrine et passe en revue les miracles de l'Ancien Testament.<br />

Le déluge biblique n'a nullement pour cause occasionnelle les<br />

péchés de l'humanité, mais s'explique tout aussi naturellement<br />

que « les pluies du printemps » ou tout aussi poétiquement que<br />

le déluge de la mythologie grecque (3). Le passage de la mer<br />

Rouge n'est qu'un récit hyperbolique, comparable au passage de<br />

la mer de Pamphilie par Alexandre rapporté par Josèphe et<br />

Arrien (4). Moïse n'est qu'un sourcier à baguette, la manne n'est<br />

qu'une rosée à goût de miel fréquente en Syrie (5). La verge<br />

d'Aaron qui fleurit et donne des fruits fait penser à la massue<br />

(1) Ibid., p. 199-200. Henry Lelevel d'Alençon entre à l'Oratoire en 1677<br />

et fut congédié en 1681. Il n'est connu que par un violent ouvrage contre<br />

Régis, La Vraie et la Fausse Métaphysique, Rotterdam, 1694 (cf. Francisque<br />

Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Delagrave, 1868, t. II,<br />

p. 349).<br />

(2) Nouvelles Remarques... (II, chap. 11, p. 334).<br />

p. 242.<br />

3) Ibid.,<br />

(4 Ibid., p. 248.<br />

5) Ibid., p. 264.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 181<br />

d'Hercule qui prit racine (1). Enfin si la journée de Gabaon a<br />

paru si longue, ce n'est pas dû à l'arrêt du soleil, mais à la réver<br />

bération de la neige (2). Faydit refuse de distinguer entre les<br />

explications comparatistes propres à Huet et les explications<br />

naturelles ou stylistiques de Spinoza. Avec belle humeur, il n'y<br />

voit que folie. Un miracle n'a pas à s'expliquer, mais doit être<br />

admis et cru; toute tentative d'explication traduit un dangereux<br />

esprit d'examen. Expliquer l'Écriture, « c'est se jouer de l'Écri<br />

ture ». Avec verdeur, il réplique au comparatisme qui met sur<br />

le même plan Alexandre et Moïse, la longueur du jour de Josué<br />

et la longueur de la nuit d'Ulysse et de Pénélope (3), Aaron et<br />

Hercule, la fable antique et le livre de vie. Avec une simplicité<br />

d'âme qui finit par ressembler a du courage, il revient aux<br />

anciens critères; six cent mille Juifs étaient témoins du passage<br />

de la mer Rouge; la manne n'est pas une rosée naturelle puisque<br />

Jésus ni saint Louis n'ont pu en profiter. Mais croit-il vraiment<br />

à la valeur des arguments qu'il donne, quand il vient dans le<br />

même ouvrage de prouver l'excellence de la théologie de Virgile<br />

et d'Homère (4)? Derrière le bel esprit, souvent bien lourd<br />

d'ailleurs,<br />

on sent la mauvaise conscience. A quoi sert de clamer<br />

contre l'impiété si l'on est incapable de la réduire? A quoi bon<br />

citer des pages entières du Tractatus (5), quand on ne peut le<br />

réfuter? A quoi bon insulter Malebranche et le traiter d'hypo<br />

crite (6), pour se rétracter ensuite (7)? Il faut l'avouer; Valentin<br />

Faydit est un propagandiste dangereux pour la cause même qu'il<br />

veut défendre. Et l'on comprend maintenant les haines que<br />

suscita contre lui ce pauvre Trissotin d'église, les lettres de cachet<br />

et l'exil en Auvergne. Honni par tous, méprisé par Bossuet,<br />

ignoré par Fénelon, férocement attaqué par Richard Simon qui<br />

se donne la joie de relever les puérilités et les sottises de sa<br />

8<br />

» pi-<br />

(1)<br />

(2 Ibid., p. 334.<br />

(3) Remarques... (p. 239).<br />

(4 Ibid., p. 86.<br />

(5) Notamment ibid., p. 104 à 107, depuis « Ostendi Scripturam non<br />

docere... » (Tractatus, édit. Appuhn, t. II, p. 137 à 139).<br />

(6) Ibid., p. 128-129 (mot à Malebranche au cours d'un Te Deum pour<br />

Nouvelles Remarques... (p. 304).<br />

la naissance de Mgr le duc de Bretagne : « Que faites-vous donc ici, Pater?...<br />

Vous riez dans votre âme et sous cape de notre dévotion et vous dites en<br />

vous-même que nous sommes bien simples et de grands idiots de croire<br />

que ce soit Dieu par une volonté particulière qui a rendu la santé au roi<br />

et a donné un fils à son petit-fils »).<br />

(7) Ibid., p. 604 : « Quoique je confonde quelquefois le Père Malebranche<br />

avec Spinoza et M. Le ...je Clerc, suis bien éloigné de croire que ce savant<br />

prêtre soit dans les mêmes erreurs que ces deux hérétiques. J'ai voulu dire<br />

seulement qu'on peut tirer des conséquences de ses principes en faveur de<br />

leur doctrine. »


182 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

toyable rapsodie », Valentin Faydit a cependant un mérite :<br />

montrer l'importance de la doctrine spinoziste dans la pensée<br />

de son temps, l'influence qu'elle exerce chez ceux qui s'en croient<br />

les plus éloignés, la désaffection de plus en plus grande des<br />

esprits chrétiens éclairés pour l'argument apologétique tradi<br />

tionnel qu'est le miracle.<br />

Or,<br />

cette désaffection est partout sensible. Voici de pieux<br />

esprits comme Louis Ellies Du Pin qui admettent imprudem<br />

ment la théorie de la fraude pieuse. Dès 1686, l'année même de<br />

l'Histoire des oracles, il attaque les impostures chrétiennes avec<br />

la même vigueur que Fontenelle mettait à accuser les superche<br />

ries des prêtres païens : « C'est la piété peu éclairée de certaines<br />

gens qui se sont imaginés rendre service à l'Église en supposant<br />

des monuments ecclésiastiques ou profanes en faveur de la<br />

religion et de la vérité... C'est ce même motif qui a porté les<br />

catholiques à inventer de fausses histoires, de faux miracles,<br />

de fausses vies de saints pour nourrir la piété des fidèles... Ce<br />

serait une honte d'appeler le mensonge et la fausseté à son<br />

secours et il ne faut jamais se servir de ces sortes de voies que<br />

la vérité et la sincérité condamnent,<br />

quelque bon effet qu'elles<br />

puissent avoir (1). » Belle leçon d'honnêteté intellectuelle que<br />

Bossuet en 1692 ne saura guère apprécier et que le jésuite Baltus<br />

trouvera ridicule : « On ne souffre point dans l'Église catholique<br />

de reliques supposées ni de faux miracles (2). » Et pourtant,<br />

Ellies Du Pin n'est pas un trublion. Il ne fait que traduire les<br />

meilleures exigences de son siècle, le besoin d'évidence ration<br />

nelle, dans un domaine jusque-là privilégié. Mais surtout,<br />

il ne<br />

fait que réagir contre la montée grandissante de la superstition.<br />

Paul Hazard a montré l'emprise de la magie sur les consciences<br />

du temps et l'action même des pouvoirs publics contre les faiseurs<br />

de miracles. Depuis 1672, Louis XIV intervient directement<br />

dans les procès de sorcellerie en ouvrant les prisons de Rouen. En<br />

1679 débute la terrible affaire de la Voisin. Pendant trois ans,<br />

près de cinq cents inculpés font d'invraisemblables aveux,<br />

(1) Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques (André Pralard, Paris,<br />

1698 (approbation des théologiens de Paris, 30 janvier 1686), t. I, Préface,<br />

p. 35).<br />

(2) Suite de la réponse à P «Histoire des oracles » (Doulssecker, Strasbourg,<br />

1708,'p. 339). En cas d'erreur, ajoute-t-il, toute créance abusive « qui vient<br />

d'un bon principe et d'une pieuse disposition du coeur ne peut pas déplaire<br />

à Dieu ».


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 183<br />

révèlent un monde obscur de messes noires, d'évocations d'âmes,<br />

de sabbats et de crimes. Ce monde a ses prophètes, ses rites et<br />

ses miracles : une monstrueuse parodie de la religion catholique<br />

■étalait aux yeux des esprits les moins prévenus le danger du<br />

merveilleux, la fourberie des thaumaturges, l'alliance de l'erreur<br />

et du mystère. Or, cette mentalité primitive qui reparaissait<br />

•curieusement dans un siècle qui se croyait éclairé, Spinoza<br />

l'avait déjà dénoncée dans son chapitre des « Miracles ». Cette<br />

même ignorance et cette même prévention qu'il décelait au temps<br />

de Josué et d'<br />

Isaïe, ses propres contemporains les retrouvent<br />

dans les faits divers du temps : c'est le Dauphinois Jacques<br />

Aymar, sourcier et sorcier comme Moïse, qui séduit Brossette et<br />

irrite Boileau (1). Une génération plus tard ce seront les convul-<br />

sionnaires de saint Médard et les miracles sur la tombe du diacre<br />

Paris. Dès lors, une étonnante pudeur saisit les apologistes. Il<br />

est remarquable que Pascal et Abbadie (1684) soient les derniers<br />

à utiliser de façon méthodique l'argument des miracles, si nous<br />

exceptons l'attardé qu'est le Père Baltus. Tous les autres, de<br />

Huet à Fénelon, de François Lamy à Régis, cartésiens, sceptiques,<br />

malebranchiens, répugnent au jeu puéril et contestable de la<br />

thaumaturgie. Tous, d'inspiration mystique ou d'obédience ration<br />

nelle, tiennent à une religion spiritualisée, dégagée d'une primi<br />

tive matérialité. On ne doute pas des miracles de Moïse ou de<br />

Josué, mais on préfère ne pas en parler. On ne doute pas des<br />

voit plutôt des signes que des<br />

miracles du Christ, mais on y<br />

preuves. Le cas le plus probant est donné par Bossuet. Dans son<br />

•œuvre énorme, le prédicateur n'a jamais parlé des miracles de<br />

l'Ancien Testament et deux fois seulement des miracles du<br />

Christ. Le 6 décembre 1665, deuxième dimanche de l'Avent,<br />

alors que l'évangile du jour le contraint à parler de Jésus guéris<br />

sant les malades, loin d'insister sur la valeur probante des<br />

miracles sensibles, il voit que n'y les signes sacrés d'autres miracles<br />

spirituels qui seuls expriment la mission de vérité, d'équité et<br />

de bonté du Rédempteur : « Ce n'est plus en illuminant les<br />

aveugles, ni en faisant marcher les estropiés, ni en purifiant les<br />

lépreux, ni en ressuscitant les morts que Jésus-Christ autorise<br />

sa mission et fait connaître aux hommes sa divinité. Mais ces<br />

miracles sensibles,<br />

qui ont été faits par le fils de Dieu sur des<br />

personnes particulières et pendant un temps limité, étaient les<br />

■ (1) C'était au siècle de Dagobert et de Charles Martel qu'on croyait de<br />

pareils imposteurs, mais sous le règne de Louis le Grand, peut-on prêter<br />

l'oreille à de pareilles chimères?» (lettre à Brossette du 30 septembre 1706,<br />

•.citée par P. Hazard, Crise de la conscience..., t. I, p. 238).


184 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

signes sacrés d'autres miracles spirituels qui n'ont point de<br />

bornes semblables (1). » Vingt ans plus tard, lorsqu'il achève en<br />

1695 ses Méditations sur l'Évangile,<br />

sa doctrine n'a pas changé.<br />

Développant le mot du Christ dans saint Jean « (XIV, 10-12) Ne<br />

croyez-vous pas que je suis en mon Père et mon Père en moi?<br />

Croyez-le du moins à cause des œuvres que je fais », il insiste<br />

sur le caractère vulgaire des preuves matérielles (2) : c'est par<br />

l'amour que doit se faire la conversion, par l'intuition immé<br />

diate de la divinité du Christ. Les vrais, les seuls miracles sont<br />

dans la réussite du christianisme. La meilleure preuve, c'est que<br />

les miracles des apôtres sont plus grands que ceux du Christ,<br />

non pas les miracles chétifs racontés dans les Actes, mais la<br />

conversion d'un monde soulevé par la prédication apostolique :<br />

« Celui qui croit en moi non seulement fera les œuvres que je<br />

fais, mais il en fera encore de plus grandes. » Dès lors le miracle<br />

est dans la conquête des âmes, miracle spirituel incessant dans<br />

l'Église et que Bossuet lui-même obtient par sa voix inspirée, du<br />

haut de sa chaire ou dans ses lettres de direction. Nous voilà<br />

donc bien proches de la doctrine de la Société de Jésus que<br />

contestait Pascal. Bossuet, dans son apologétique purifiée,<br />

rejoint sans s'en douter Érasme qui affirmait à Episcopus que le<br />

christianisme ne dépendait pas des miracles : « Non pendet<br />

religio Christianorum a miraculis (3); » l'évangélisme qui selon<br />

Guillaume Postel écartait le miracle de l'apologétique : ; Nullis<br />

miraculis opus esse ad confirmationem religionis » (4); et même<br />

le fameux mot de Luther : « Si j'étais obligé de choisir, je m'en<br />

tiendrais volontiers à cette prédication du Christ et je renon<br />

cerais à ses miracles, qui ne me servent de rien (5). » Certes,<br />

Bossuet ne croit pas être obligé de choisir et ne veut rien mutiler<br />

d'une tradition qu'il croit authentique. Il sait très bien qu'aucune<br />

philosophie, pas plus celle de Descartes que celle de Spinoza,<br />

ne le mènera au Dieu des chrétiens : s Nous avons besoin parmi<br />

nos erreurs, non d'une philosophie qui dispute,<br />

mais d'un Dieu<br />

qui nous détermine dans la recherche de la vérité. La voie du<br />

raisonnement est trop lente et trop incertaine. Le chrétien n'a<br />

rien à chercher parce qu'il trouve tout dans la foi, le chrétien<br />

(1) Second Sermon pour le IIe dimanche de l'Avent (in Œuvres complètes,<br />

édit. Lâchât, Paris, Vives, 1862, t. VIII, p. 178).<br />

(2) Ibid., t. VI, p. 518 sq.<br />

(31 Lettre à Episcopus, Ie' septembre 1528 (édit. Leclerc, t. III, ép. 974).<br />

(4) Alcorani et Evangelislarum concordia, prop. 28 (Paris, Gromorsius,<br />

(5) Préface à la traduction du Nouveau Testament (traduction Reuss,<br />

t. XVII, Introduction, p. 18).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 185<br />

n'a rien à prouver parce que la foi lui décide tout... L'homme<br />

a été instruit par une voie courte, parce que sans aucun circuit<br />

de raisonnement l'autorité de la foi l'a mené dès les premiers<br />

pas à la certitude (1). » Mais l'évidence matérielle des miracles<br />

ne saurait réussir où échoue l'évidence rationnelle. Il est curieux<br />

de voir Bossuet poser un jalon entre la méthode d'immanence<br />

chère à Pascal et le Dieu du vicaire savoyard, donnée immédiate<br />

de la conscience. A qui doit-il ce refuge? A qui attribuer ce gau<br />

chissement de l'apologétique traditionnelle, qui depuis saint<br />

Thomas cumulait les preuves positives et les preuves rationnelles?<br />

Qui faisait donc renoncer à la raison l'homme qui crut un instant<br />

utiliser Descartes au profit de l'Église, et renoncer à l'histoire<br />

l'écrivain des Variations? Quelques chapitres seulement d'un<br />

livre menu, mais définitif, que Bossuet cachait au fond de sa<br />

bibliothèque et ne citait jamais (2), et qui montrait avec candeur<br />

que le miracle n'existait pas et que l'exercice de la raison menait<br />

à un tout autre Dieu que celui des chrétiens. Spinoza avait gagné<br />

une première bataille.<br />

La prophétie.<br />

« Le plus grand des prophètes.Moïse,<br />

n'a jamais fait un raisonnement véri<br />

table. »<br />

Spinoza, Tract, iheol.-pol.<br />

(Appuhn, t. II, p. 236).<br />

« Il ne faut pas prendre pour la pa<br />

role de Dieu ce qui pourrait n'être que<br />

l'imagination des hommes. »<br />

M. de Valincour, Lettre à Bossuet,<br />

17 septembre 1703.<br />

Si le miracle frappe les sens par son évidence matérielle, les<br />

prophéties apparaissent comme des miracles d'ordre intellectuel.<br />

Ce n'est pas la toute-puissance de Dieu qui se révèle par une<br />

action directe sur la nature, mais son omniscience qui se commu<br />

nique à quelques hommes privilégiés, les prophètes. En un sens<br />

large,<br />

est prophétie toute parole émise sous l'influence d'un<br />

instinct divin, prédiction, mais aussi entretien, exhortation<br />

morale ou même grâces d'état du ministère sacerdotal. Mais<br />

la définition ordinairement se restreint à une connaissance sur-<br />

a 1) Œuvres complètes, t. VIII, p. 182.<br />

2) Cf. P. Hazard, Crise de la conscience européenne (t. I, p. 270).


Ï86 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

naturelle ou même à une prédiction infaillible d'événements<br />

futurs naturellement imprévisibles (1). Entre simple inspiration<br />

difficilement contrôlable et exacte prédiction, la distance est<br />

grande, permettant et autorisant de nombreuses controverses. Les<br />

théologiens du xvne siècle n'y ont pas échappé et Spinoza, en<br />

posant le problème de la valeur et de la validité d'une connais<br />

sance révélée, donc surnaturelle, les a forcés à préciser leur<br />

doctrine (2).<br />

Or, le point était d'importance. Alors qu'un miracle se discute<br />

«t que l'on peut contester l'exactitude du fait, ou la véracité<br />

du narrateur, on ne peut discuter une prophétie qui se réalise.<br />

Lorsque de grands événements historiques comme la destruc<br />

tion du Temple de Jérusalem ou la suprématie romaine, de<br />

grands événements religieux comme l'arrivée de Jésus ou la<br />

conversion des Gentils ne sont trouvés annoncés des siècles<br />

auparavant, l'homme de mauvaise foi se tait et admire. Sans<br />

la prophétie, le Nouveau Testament se détache de l'Ancien, la<br />

vocation chrétienne de la vocation des Hébreux, la Jérusalem<br />

•céleste de la Jérusalem terrestre et la venue de Jésus apparaît<br />

comme un fait isolé, inexplicable, terriblement contingent dans<br />

la vaste histoire du monde qui mène d'Adam jusqu'à nous.<br />

L'apologétique chrétienne n'avait donc jamais cessé de renforcer<br />

ce lien, de préciser de nouvelles analogies, d'éclaircir les obscu<br />

rités. Deux écoles se faisaient jour; les réalistes se contentaient<br />

de quelques prophéties éclatantes comme celle d'Isaïe annon<br />

çant le règne de Jésus, fils de la Vierge, ou celle de Daniel dite<br />

des « soixante-dix semaines », datant avec exactitude l'arrivée<br />

du Messie; d'autres au contraire, fidèles au Pugio fidei compilé<br />

avec des documents judaïques au xme siècle par le dominicain<br />

Martini, donnaient une interprétation totale de l'Écriture fondée<br />

sur le symbolisme (3) : à côté d'un sens « charnel » se développait<br />

un sens spirituel accessible aux seuls chrétiens. Or, lorsqu'en<br />

1670, Spinoza prit position, la controverse était à son comble<br />

dans le monde chrétien, en l'absence de toute décision orthodoxe.<br />

De même que chez les docteurs juifs, la méthode historique de<br />

Rabbi ben Ezra s'était opposée au symbolisme de Maïmonide,<br />

(1) C'est la définition de saint Thomas d'Aquin : « divina inspiratio,<br />

rerum eventus immobili veritate denuntians » (cf. sur ce point Dictionnaire<br />

de théologie catholique, Letouzey, Paris, 1936, t. XIII, p. 708).<br />

(2) Elle ne l'a été que par le dernier concile du Vatican qui revient à la<br />

définition restreinte du thomisme : la prophétie est prévision de l'avenir<br />

et non manifestation de toute vérité révélée.<br />

(3) L'ouvrage venait d'être édité et commenté par l'hébralsant bordelais<br />

Joseph de Voisin en 1654 (cf. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, t. III,<br />

,p. 259-288).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 187<br />

l'on voyait dans les Provinces Unies le vieil universitaire d'Utrecht<br />

Voetius défendre un formalisme conservateur, contre les allé<br />

gories plus ou moins cartésiennes professées à Leyde par Coc-<br />

cejus. L'ami de Spinoza, Louis Meyer,<br />

outre encore les thèses<br />

•coccéiennes dans sa Philosophie interprète de l'Écriture (1). Mais<br />

une secte nouvelle est apparue, pourchassée et par là mystérieuse,<br />

celle des sociniens. Allant plus loin que le schisme arien, les<br />

adeptes de Fauste Sozzini ne croient plus à la divinité du Christ :<br />

les prophéties ne sont plus que des allégories, de véritables<br />

fictions poétiques sans valeur littérale et sans force probante.<br />

Le sage Grotius lui-même, dont le chris-<br />

De Veritate religionis<br />

iianae (2) fera encore l'émerveillement de Bayle et de Leibniz,<br />

se laisse tenter par les arguments du socinien Crellius qu'il<br />

■connaît en Hollande vers 1631, quatre ans avant de venir à<br />

Paris comme ambassadeur de la reine Christine de Suède (3).<br />

Bien inquiétante est sa doctrine de la prophétie. Sous prétexte<br />

de réaliser la paix des Églises, Grotius reconnaît dans l'Écriture,<br />

i, côté des livres inspirés afflatu divino, de simples livres de piété,<br />

pio animi motu,<br />

pour lesquels aucune intervention divine n'est<br />

nécessaire : dictari a spiritu sancto nihil opus (4). Quant aux<br />

prophéties sur le Christ,<br />

rique acceptable,<br />

elles ont un double sens : un sens histo<br />

mais limité strictement au monde contempo<br />

rain du prophète, et un sens allégorique qui n'a aucune valeur<br />

d'argument. En France même, l'ambiguïté règne; mais les<br />

•opinions larges de Grotius déclenchent une offensive. Albert<br />

Monod a exhumé le Moyse dévoilé du protestant Girard des<br />

Bergeries (5), invraisemblable recueil de toutes les figures de<br />

l'Ancien Testament où de puériles analogies tiennent lieu de<br />

preuves : Samson tuant le lion annonce Jésus tuant la mort;<br />

le silencieux travail des constructeurs du Temple préfigure l'édi<br />

fication pacifique de l'Église de Dieu. Neuf ans plus tard, en<br />

1679, l'avocat parisien Louis Ferrand renouvelle l'interpréta<br />

tion de deux prophéties messianiques, celle de Jacob dans la<br />

Genèse et celle de Daniel (6) : son érudition historique, non<br />

exempte d'arguties,<br />

fera grosse impression sur les esprits du<br />

temps et convaincra aussi bien Huet que Bossuet. La même<br />

(1) Philosophia S. Scripturae inlerpres, exercilalio paradoxa (1663).<br />

(2) Elzévir, 1636, in-12.<br />

(3) Cf. Pradier-Fodéré, Essai biographique et historique sur Grotius et<br />

son temps (en tête d'une traduction du De jure belli ac pacis, Paris, Guillau-<br />

min 1867), et Bossuet, Dissertation sur la doctrine et la critique de Grotius<br />

/in ouvres complètes, Paris, Coignard, 1747, t. II, p. 367).<br />

(4) Volum pro pace ecclesiastica (article De canon, script., t. III, p. 672).<br />

(5) Genève, 1670 (cf. De Pascal à Chateaubriand, Alcan, 1916, p. 63).<br />

(6) Réflexions sur la religion chrétienne (Paris, Pralard, 1679,2 vol. in-12).


188 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

année, l'énorme Démonstration êvangélique de Huet attaque<br />

Grotius et dans un parallélisme qui semble rigoureux, avec une<br />

ampleur et une clarté d'exposition qui inquiètent, rattache au<br />

Christ seul toutes les prophéties messianiques.<br />

Mais nulle part l'ambiguïté n'apparaît avec plus d'évidence<br />

que dans l'opposition de Pascal et de Bossuet. Pascal a lu Gro<br />

tius (1) et lui emprunte son répertoire de prophéties. Mais la<br />

prophétie est obscure et ne peut convaincre que l'esprit déjà<br />

convaincu : « Le prophéties, les miracles et les preuves de notre<br />

religion ne sont pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils sont<br />

absolument convaincants (2). » Les fantaisistes que Pascal appelle<br />

les « apocalyptiques » ne craignent pas les figures qui « semblent<br />

un peu tirées par les cheveux (3) ». La méthode historique ellemême<br />

ne semble pas sûre et Daniel ne prédit le Christ qu'à deux<br />

cents ans près : « Les septante semaines de Daniel sont équi<br />

voques pour le terme du commencement, à cause des termes de<br />

la prophétie; et pour le terme de la fin, à cause des diversités<br />

des chronologistes (4). » Pascal va-t-il conclure à l'inutilité<br />

apologétique des prophéties, bonnes « pour ceux qui sont per<br />

suadés d'ailleurs »? Bien au contraire. Cette obscurité des pro<br />

phéties est la preuve même de leur valeur. Il fallait que le peuple<br />

juif se trompât sur leur sens; en crucifiant le Christ au lieu de<br />

l'adorer, il a été l'instrument de Dieu, le témoin fidèle et irrécu<br />

sable d'une vérité qu'il récusait pour son propre compte. Rien<br />

d'étonnant dès lors à ce que l'Écriture apparaisse comme un<br />

chiffre dont le chrétien seul possède la clef (5). Un vaste sym<br />

bolisme pénètre alors l'Ancien Testament et rapproche, comme<br />

le dit M. Strowski,la doctrine de Pascal de celle des grands ini<br />

tiés (6). Ce symbolisme n'est pas une utilisation poétique de<br />

l'allégorie; nulle argutie rationnelle, nulle érudition philologique<br />

ou historique ne dévoilent le mystère de l'Écriture, mais un<br />

autre ordre de connaissance, le cœur sensible à Dieu. Ce qui<br />

nous fait croire aux prophéties, c'est la croix, ne evacuala sil<br />

crux (7). Terrible aveu qui subordonne définitivement la raison<br />

à la foi, qui n'offre des preuves qu'à des cœurs qui n'en ont plus<br />

(1) Cf. édit. Brunschvicg, p. 659, frag. 715.<br />

(2 Ibid., p. 584, frag. 564.<br />

3 Ibid., p. 624, frag. 650.<br />

4 Ibid., p. 666, frag. 723.<br />

(5) Ibid., p. 643, frag. 691 : « Le Vieux Testament est un chiffre. » P. 683,<br />

frag. 748 : « Au temps du Messie, le peuple se partage. Les spirituels ont<br />

embrassé le Messie; les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins. »<br />

(6) Les « Pensées » de Pascal (Paris, Mellotée, s. d., p. 167).<br />

(7) Édit. Brunschvicg, p. 594, frag. 588.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 189<br />

besoin et exige, selon le mot même de Pascal, la suprématie ou<br />

du moins l'antériorité de la folie sur la sagesse.<br />

Bossuet n'ira jamais si loin dans le déni de la raison. Long<br />

temps cartésien, il n'aime guère le mystère et cette préciosité<br />

de l'esprit qu'est le symbolisme. Historien des Variations, il<br />

connaît la valeur démonstrative de quelques documents bien<br />

choisis. Homme de bon sens, il craint l'amas diffus de prophéties<br />

que lui présente Huet, sans considération de leur valeur relative.<br />

Un seul fait le frappe et l'éclairé dans l'immense anarchie de<br />

l'évolution humaine : la venue du Christ. C'est par le Christ seul<br />

que l'histoire du monde prend son sens. Inutile de discuter sur<br />

quelques prophéties obscures pour le peuple et douteuses pour<br />

l'érudit. Toutes les prophéties essentielles, Aggée, Malachie,<br />

Zacharie, Daniel, convergent vers trois faits historiques qui<br />

ont changé la face du monde : « la désolation des Juifs, la conver<br />

sion des Gentils, la prédication de l'Évangile (1) ». Il n'existe<br />

donc pas des prophéties, mais une prophétie, l'annonce de la<br />

rédemption, la prédiction du christianisme triomphant. Tout<br />

était obscur pour Pascal, tout est aveuglant de clarté pour Bos<br />

suet; la foi n'est pas pour lui une mystérieuse participation à<br />

la folie de la croix, c'est l'adhésion enthousiaste de la raison à<br />

l'ordre du monde, c'est-à-dire « à l'ordre des conseils de Dieu (2) ».<br />

Encore une fois, Spinoza va faire irruption au milieu des<br />

contradictions doctrinales. En toute liberté, sans violence polé<br />

mique, il se dégage de toute la tradition juive sans rien admettre<br />

de la tradition chrétienne. Le premier dans l'histoire de la pensée<br />

occidentale, faisant de la prophétie un cas particulier de la<br />

connaissance révélée, il va poser la question de la valeur de tout<br />

mode de connaissance surnaturel. Jusqu'à l'apparition du Trac<br />

tatus en 1670, les controverses sur la prophétie reposaient sur<br />

deux ambiguïtés : ambiguïté de définition qui hésitait entre la<br />

simple inspiration divine et la prédiction exacte d'événements<br />

futurs, ambiguïté d'interprétation qui allait du sens historique<br />

au sens allégorique. Spinoza tranche aussitôt : peu importe<br />

la valeur relative des prophéties. L'important est de savoir si<br />

une connaissance prophétique est possible et valable en dehors<br />

d'une connaissance naturelle. Quant à l'interprétation allégo-<br />

(1) Discours sur l'histoire universelle (édit. Lâchât, Paris, Vives, 1862,<br />

t. XXIV, chap. 30, p. 562).<br />

p. 562.<br />

(2) Ibid.,


190 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

rique, elle n'est qu'une fantaisie dangereuse, variable avec cha<br />

cun : il faut comprendre la Bible par la Bible, c'est-à-dire retrouver<br />

la pensée des prophètes en interrogeant leur langue et en les<br />

replaçant dans leur temps. C'est donc non seulement par une<br />

théorie de la connaissance,<br />

mais aussi par une méthode critique<br />

et historique que Spinoza va aborder le problème de la pro<br />

phétie.<br />

Pour Spinoza comme pour Pascal, l'Écriture est un chiffre,<br />

mais ce n'est pas par quelque mystique initiation qu'on peut<br />

y<br />

accéder. Pascal non plus que Maïmonide n'a le droit de torturer<br />

un texte pour en tirer ses « propres fictions ». C'est là « une<br />

entreprise ridicule (1) ». La clef n'est pas la passion du Christ,<br />

mais tout bonnement la langue hébraïque et l'histoire du peuple<br />

hébreu : « Il ne nous reste qu'à dérouler les volumes sacrés<br />

à nous laissés par les Prophètes (2). » Or, qu'est-ce qu'un pro<br />

phète? Ce n'est pas un docteur qui par une prédication raisonnée<br />

répand une doctrine, mais un interprète de Dieu qui, sans discus<br />

sion ni rhétorique, sans autre garant que lui-même, révèle les<br />

desseins divins au commun des hommes. Mais si l'on se souvient<br />

que l'expression hébraïque « de Dieu » n'est souvent qu'un<br />

simple superlatif,<br />

que les cèdres de Dieu sont de grands cèdres<br />

et le vent de Dieu, une tempête de vent, le prophète plein de<br />

l'esprit de Dieu n'est souvent qu'un homme d'une vertu singu<br />

lière,<br />

au-dessus du commun et qui pratique « la piété avec une<br />

constance extraordinaire (3) ». Il ne faut donc pas confondre<br />

l'interprète de Dieu avec n'importe quel sage d'Israël. Cette<br />

restriction faite, il nous faut classer les véritables prophètes; à<br />

côté de Moïse qui seul, d'après la Bible, parlait bouche à bouche<br />

avec Dieu (4), tous les autres ont eu la révélation de Dieu par<br />

des visions, vieillard assis pour Michée, personnage vêtu de<br />

blanc pour Daniel, grand feu pour Êzéchiel, colombe ou<br />

langues de feu pour les apôtres. Il ne vient à l'esprit d'aucun<br />

homme éclairé d'enclore Dieu par ces images : « Nous pouvons<br />

donc affirmer sans scrupule que les prophètes n'ont perçu de<br />

révélation de Dieu qu'avec le secours de l'imagination (5). » Et<br />

si ces visions se résolvent en paroles, images, symboles, énigmes,<br />

« nous devons rechercher d'où les prophètes ont pu tirer la certi-<br />

(1)<br />

(2)<br />

Tract, theol.-pol. (édit. Appuhn, t. II, p. 26).<br />

Ibid., p. 21.<br />

(3) Ibid., p. 37.<br />

(4) Nombres, XII-8 : a A Moïse, je parle bouche à bouche, aux autres par<br />

images énigmatiques. »<br />

(5) Appuhn, t. II, p. 38.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 19Î<br />

tude de ce qu'ils percevaient seulement par l'imagination et noa<br />

par des principes certains de la pensée (1) ».<br />

Or,<br />

cette certitude n'est nullement fondée sur l'entendement :<br />

le sage Salomon n'est pas prophète, au contraire de l'inculte<br />

servante d'Abraham, Agar. Le prophète n'a nullement plus de<br />

science que les hommes de son temps, ne connaît parhé-<br />

pas les<br />

lies et croit que le rapport du diamètre d'un cercle à la circon<br />

férence est de trois à un. Chaque prophète conserve son tempé<br />

rament : l'un, mélancolique, annonce les ruines, l'autre, gai,<br />

prédit la miséricorde; le berger Amos conserve son style grossier,<br />

le courtisan Isaïe ses raffinements d'expression. La révélation<br />

divine s'adapte à la personnalité même de l'interprète. Quelle<br />

est donc la mesure de cette certitude? D'abord, une imagination<br />

vive que les esprits supérieurs par l'entendement refrènent ordi<br />

nairement (2); puis un signe qui distingue le faux du vrai pro<br />

phète par d'indiscutables miracles ou du moins crée une suffi<br />

sante conviction intérieure. Mais surtout cette certitude dépend<br />

du contenu même de la révélation : tous les prophètes n'ont<br />

d'inclination que pour le juste et le bon. Certes, ce n'est pas une<br />

certitude mathématique, mais une certitude morale (3). La mission<br />

des prophètes n'est pas d'augmenter la science des hommes, de<br />

percer les secrets de la nature, ni même de nous renseigner sur<br />

la nature de Dieu (4); ce ne sont ni des philosophes ni des savants<br />

et nous n'avons aucune confiance à leur accorder dans ces-<br />

domaines (5). Mais ils nous apprennent la voie droite, les règles<br />

d'une vie bonne et pieuse, les prescriptions de la charité, la<br />

conformité des mœurs avec la loi de Dieu.<br />

Spinoza ne nie pas l'évidente valeur de cette certitude morale.<br />

L'Écriture s'adresse à un peuple de primitifs, à des âmes simples;<br />

à ce peuple, à ces âmes, il faut des mandements précis, des.<br />

exigences, des ordres, et non de subtils raisonnements ou les<br />

enchaînements rigoureux de la géométrie. Pour le vulgaire, il<br />

ne s'agit pas de raisonner sa foi, mais de la vivre;<br />

si le salut<br />

dépendait de l'intelligence ou de la science, combien peu d'hommesseraient<br />

sauvés. Heureusement, il suffit d'obéir. L'Écriture n'est<br />

qu'« une leçon d'obéissance (6) ». « Dieu n'exige des hommes<br />

par les prophètes d'autre connaissance de lui-même que celle<br />

(1) Appuhn, t. II,<br />

2) Ibid., p. 41.<br />

3 Ibid., p. 45.<br />

p. 40.<br />

(4) « Les Israélites n'ont à peu près rien su de Dieu » (ibid., p. 58).<br />

(5) « Il s'en faut de qu'on beaucoup doive tirer d'eux la connaissance de*<br />

choses naturelles et spirituelles » (ibid., p. 62).<br />

(6) Appuhn, t. II, p. 270.


192 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de sa Justice et de sa Charité divines, c'est-à-dire des attributs<br />

qui sont tels que les hommes les puissent imiter en suivant une<br />

certaine règle de vie (1). » Mais les conséquences d'une telle<br />

doctrine sont graves. Spinoza ne dissimule pas un certain mépris<br />

pour cette manière d'aller à Dieu. Cette vie pieuse n'est pas<br />

le résultat d'une intelligence libre, d'une volonté éclairée. Moïse<br />

exige l'amour de Dieu « comme des parents ont accoutumé<br />

d'enseigner des enfants privés de raison (2) ». Voilà pourquoi le<br />

culte et l'amour de Dieu furent pour les Hébreux « plutôt une<br />

servitude qu'une vraie liberté, une grâce et un don de Dieu (3) ».<br />

Et Spinoza insiste : ce n'est pas par des menaces et des ordres<br />

que l'on peut accéder à la vraie béatitude. Derrière l'historien<br />

et le critique du Tractatus apparaît déjà le philosophe de l'Éthique:<br />

la connaissance prophétique comme toute connaissance révélée,<br />

tout en étant la voie la plus commode du salut pour le vulgaire<br />

et d'une incontestable efficacité pour la stabilité de l'État, est<br />

un mode de connaissance inférieur fondé sur l'imagination,<br />

celui qu'il appellera connaissance du premier genre; un théorème<br />

de l'Éthique le dira brutalement : C'est la connaissance du second<br />

et du troisième genre et non celle du premier qui nous enseigne<br />

d discerner le vrai du faux (4). Mais une foi ainsi fondée n'est<br />

pour Spinoza qu'une foi provisoire, chancelante, toujours menacée<br />

dans la mesure où la crainte s'efface et l'esprit d'obéissance<br />

s'abolit. Il faut pour lui que l'homme accède au vrai par un<br />

progrès intérieur qui le mène de l'imagination à la raison rai<br />

sonnante puis intuitive : là seulement la connaissance de Dieu<br />

se confondra avec l'amour de Dieu dans la béatitude, amor<br />

intellectualis Dei (5).<br />

Mais alors que Spinoza éliminait le miracle du monde, nous<br />

constatons qu'il traite avec plus de nuances de la prophétie.<br />

Cependant la prophétie n'est plus pour lui un miracle d'ordre<br />

intellectuel et la connaissance révélée n'est plus d'un ordre<br />

privilégié. Les prophètes ne sont que des hommes, avec leurs<br />

faiblesses et leurs préventions, et leur puissance d'imagination<br />

ne les met pas en dehors de la nature humaine (6). De même<br />

(1) Appuhn, t. II, p. 265.<br />

(2) Ibid., p. 59.<br />

3) Ibid., p. 59.<br />

(4) Éthique, livre II, théorème 42.<br />

(5) Ibid., livre V, théorème 42.<br />

(6) Tract, theol.-pol., note 3, de la main de Spinoza (Appuhn, t. II, p. 392) :<br />

f Bien que certains hommes possèdent des dons que la Nature refuse aux<br />

autres, on ne dit pas cependant qu'ils dépassent la nature humaine, à<br />

moin9 que les caractères par où ils se distinguent ne soient tels qu'on ne<br />

puisse les percevoir par la définition de la nature humaine... S'il se trouvait


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 193<br />

que leurs prédictions sont œuvre d'imagination et n'exigent<br />

nulle créance, de même toute exégèse allégorique de leurs pro<br />

phéties, toute utilisation apologétique, est œuvre de fantaisie<br />

vouée par d'illusoires analogies à des controverses sans fin. Mais<br />

les prophètes sont aussi les premiers éducateurs moraux de<br />

l'humanité et les prophéties demeurent un guide de la vie morale,<br />

pratique et efficace pour une humanité indigne encore d'accéder<br />

à la liberté du sage.<br />

Cette doctrine restait obscure; les quelques audaces étaient<br />

dispersées dans plusieurs chapitres éloignés les uns des autres (1)<br />

ou enrobées dans de longues digressions philologiques (2).<br />

Moïse conservait une place à part dans le groupe des prophètes,<br />

ce qui confirmait la valeur privilégiée de la Loi (3). Spinoza<br />

semblait même parfois admettre la révélation chrétienne sinon<br />

les dogmes des Églises (4). Aussi bien l'opinion du temps fut-elle<br />

beaucoup plus scandalisée par les attaques contre l'intégrité de<br />

l'Écriture que par cette interprétation nuancée de la prophétie.<br />

Chose plus grave, cette opinion, surtout celle des théologiens,<br />

était fort divisée. En face de théologiens incapables de donner<br />

une doctrine cohérente sinon orthodoxe de la prophétie, en face<br />

de philosophes pour la plupart cartésiens qui séparent normale<br />

ment la raison de la révélation,<br />

refoulent toute connaissance<br />

révélée vers le pur domaine de la théologie et se trouvent fort<br />

empêchés de combattre une théorie de la connaissance qui, en<br />

gros, reste la leur, Spinoza obtient une espèce de non-lieu, d'au<br />

tant plus qu'il ne conteste jamais l'existence de la révélation,<br />

mais seulement sa valeur.<br />

De fait,<br />

la doctrine spinoziste de la prophétie sera rapidement<br />

incluse sinon noyée dans une querelle plus vaste,<br />

théopneustie, ou pour parler plus clairement, celle de l'inspiration<br />

celle de la<br />

quelqu'un qui eût un autre moyen de percevoir et d'autres fondements de<br />

la connaissance, il dépasserait les limites de la nature humaine. »<br />

(1) Tractatus theol.-pol., chap. I, De la prophétie; chap. II, Des prophètes;<br />

chap III De la vocation des Hébreux; chap. XIII, Montrant que l'Ecriture<br />

ne contient que des enseignements très simples; chap. XIV et X.V,passim<br />

p. 29 à 37).<br />

(2) Cf. interprétation du mot hébreu ruagh = esprit (t. II,<br />

(3) Ibid., chap. I, p. 22 sqq.<br />

(4 Ibid chap I p 28 : « Je ne croîs pas qu'aucun se soit élevé au-dessus<br />

des autres'a une telle perfection, si ce n'est le Christ à qui les décisions de<br />

Dieu qui conduisent les hommes au salut ont été révélées sans paroles m<br />

visions immédiatement ... Si donc Moïse parlait avec Dieu face à face<br />

(c'est-à-dire par le moyen de leurs deux corps), le Christ, lui, a communiqué<br />

avec Dieu d'âme à âme. »<br />

Y. VERNIERE, I


194 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

des livres sacrés. Il ne s'agit plus de préciser la valeur de la<br />

connaissance prophétique,<br />

mais de délimiter son domaine dans<br />

l'Écriture même; en somme, alors que les traditionalistes refusent<br />

toute laïcisation, même partielle, des monuments de l'histoire<br />

juive, les libéraux ne cherchent qu'un compromis qui puisse<br />

exclure de leur foi épurée quelques anachronismes voyants et<br />

quelques scandales métaphysiques. Ainsi, aucune allusion à<br />

Spinoza dans l'in-folio de l'oratorien Bernard Lamy, Apparaius<br />

ad biblia sacra (1), dont le succès exigea pourtant de nombreuses<br />

rééditions; aucune référence à cet aspect du Tractatus chez le<br />

bénédictin Jean qui Martianay accumule péniblement les syllo<br />

gismes dans ses Traités de la vérité et de la connaissance des<br />

livres de la Sainte Écriture (2). Mais Jean Leclerc lui-même,<br />

encore dans toute l'audace de sa jeunesse, n'essaie nullement<br />

de discuter la valeur de la connaissance révélée. Refusant de<br />

considérer le problème dans toute son ampleur, il ne tient qu'à<br />

« soudre tout d'un coup une infinité de difficultés que les libertins<br />

ont accoutumé de proposer contre l'Écriture Sainte (3) ». Délais<br />

sant Spinoza qu'il connaît pourtant fort bien, il revient à Gro<br />

tius et à sa délimitation précise : inspiration des livres prophé<br />

non-inspiration des livres historiques (4). Sa longue<br />

tiques,<br />

polémique contre Richard Simon porte sur la méthode, non sur<br />

l'intention qui demeure identique chez les deux hommes : sau<br />

vegarder de l'Écriture ce qui peut être sauvegardé. M. Albert<br />

Monod caractérise fort bien ce qui les oppose (5) : alors que le<br />

protestant Jean Leclerc justifie l'inspiration des livres sacrés<br />

par le témoignage intérieur du Saint-Esprit, par une confronta<br />

tion de « leur contenu avec l'exigence de sa conscience et les<br />

besoins de son cœur », Richard Simon, prêtre catholique, refuse<br />

toute valeur au témoignage intérieur aux dépens d'un témoi<br />

gnage juridique. Ce qu'il faut à Richard Simon, ce n'est pas<br />

tant une doctrine aventureuse qu'une orthodoxie définitive,<br />

une légalité qui couvre par ailleurs toutes ses audaces historiques<br />

et critiques. Lorsqu'il édifie en 1678 dans son Histoire critique<br />

du Vieux Testament sa théorie des scribes inspirés, il ne désire<br />

nullement attaquer Spinoza auquel il doit tant, mais tout sim<br />

plement se protéger. En fait, il refuse toute interprétation allé-<br />

(1) Grenoble, 1687. Traduction française de 1693. Réimpressions de 1697,<br />

1699, 1709 et 1720 (cf. A. Monod, op. cit., p. 52, note 1).<br />

(2) Paris, Huart, 1694-1697 (4 vol. in-12J.<br />

lettre 11 (cf.<br />

(3) Sentimens de quelques théologiens de Hollande..., 1685,<br />

Monod, op. cit., p. 47).<br />

'"<br />

Ibid., lettres 11 et 12.<br />

Op. cit., p. 47.<br />

îoj


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 195<br />

gorique et aborde en historien l'Ancien Testament. Que ce<br />

soit dans le Pentateuque ou ailleurs, il préfère supposer des<br />

« interpolations que de toujours invoquer des prophéties d'ave<br />

nir (1) ». Mais ce domaine théologique n'est pas le sien. Il faut<br />

sauver la révélation? La chose est facile. Il suffit d'instaurer<br />

dans l'Ancien Testament une légalité tout aussi rigoureuse que<br />

dans l'orthodoxie catholique. Ne distinguons pas comme Leclerc<br />

et Grotius entre livres historiques et livres prophétiques (2).<br />

Une longue suite attestée de scribes officiels a rédigé depuis<br />

Moïse annales et prophéties d'avenir; il est impossible de distin<br />

guer entre les prophètes et les scribes écrivant sous leur dictée.<br />

Tous sont des inspirés de Dieu et l'ensemble de ces œuvres gardent<br />

leur valeur dogmatique. Lors du second Temple, lorsque les<br />

prophètes firent défaut, les décisions du sanhédrin maintinrent<br />

l'orthodoxie au même titre que les conciles de l'Église catho<br />

lique (3). Nous ne doutons pas des décisions de l'Église, tenues<br />

pour inspirées bien que les contingences historiques en soient<br />

connues; pourquoi douter de la valeur de la révélation judaïque<br />

et s'inquiéter de quelques écarts anachroniques que l'historien,<br />

par sa profession, est en droit de relever?<br />

Le danger était visible. Une telle théorie consacrait l'appau<br />

vrissement de la notion d'inspiration. En répandant uniformément<br />

le bénéfice de l'inspiration sur tout l'Ancien Testament, Richard<br />

Simon mettait dans l'ombre et non en relief les prophéties essen<br />

tielles et par là même énervait l'une des principales preuves de<br />

la religion chrétienne. Par sa légalité abstraite, par ce biais<br />

juridique qu'était le blanc-seing divin accordé au moindre<br />

scribe, il faisait perdre de vue ce mystère incomparable de<br />

la révélation où la parole de Dieu parvenait aux hommes, tra<br />

duite en langage humain par la voix des prophètes. Qu'il le<br />

voulût ou non,<br />

Richard Simon desséchait l'âme même de la<br />

religion et transformait en code l'émouvant appel prophétique.<br />

(1) Histoire crit. du V. T. (livre I, chap. 5).<br />

(2) Réponse à la « Défense des sentimens... « (Rotterdam, Reinier Leers,<br />

p. 114. Richard Simon établit une distinction délicate entre prophètes<br />

1687,<br />

prédisant l'avenir et prophètes scribes écrivant des annales. Mais tous sont<br />

également inspirés. Samuel a pu cumuler les fonctions).<br />

(3) « L'inspiration est également dans les conciles et dans le sanhédrin...<br />

Dieu avait établi dans l'ancienne loi des juges de tous les points qui avaient<br />

besoin d'être consultés de la même manière que les évêques assemblés dans<br />

les conciles sont les juges des controverses de la religion chrétienne : on<br />

doit se soumettre à leurs décisions » (ibid., p. 102). RichaTd Simon avait<br />

même écrit dans la Réponse aux « Sentimens... » (Rotterdam, Leers, 1686,<br />

p. 120) : « Dieu soumet les prophètes à l'autorité du sanhédrin qui devait<br />

condamner à mort les faux prophètes » : c'était le triomphe du légalisme<br />

ecclésiastique sur l'inspiration anarchique.


196<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Pratiquement, son interprétation risquait d'être dans le présent<br />

plus dangereuse que celle de Spinoza, qui du moins ne laissait<br />

pas dans l'ombre la valeur morale du message juif.<br />

Violemment attaqué, maladroitement rapproché de Spinoza<br />

Simon ne faiblira jamais. Il sent que sa<br />

du moins sur ce point,<br />

doctrine de l'inspiration est la seule justification d'un prêtre<br />

épris d'exégèse biblique et que la mission même de sa vie en<br />

accuse sa science? « Le Père<br />

dépend. Le cordelier Frassen (1)<br />

Frassen n'a pas pris garde que, sous prétexte de défendre l'auto<br />

rité des livres de Moïse et des prophètes contre Spinoza, il a<br />

réfuté les plus anciens Pères et les plus savants théologiens de<br />

notre temps. Mgr l'évêque de Meaux et M. Huet selon lui sont<br />

des spinozistes qui ruinent l'Écriture Sainte (2). » Le janséniste<br />

Ellies Du Pin (3) ferait bien de se souvenir de la paille et de la<br />

poutre; en acceptant la fraude pieuse, en repérant l'imposture,<br />

« il apporte de l'eau au moulin spinoziste »; ses règles générales<br />

d'exégèse sont issues de Spinoza : « Un spinoziste qui les appli<br />

quera au livre de la loi en tirera de très fâcheuses consé<br />

quences (4) ». Quant à Valentin Faydit, c'est un plaisantin qui,<br />

« sous prétexte de rapporter de bons mots,<br />

ne dit le plus souvent<br />

que des sottises ». Il est facile de rire et de chanter :<br />

Richard Simon n'est pas athée<br />

Mais sur la foi c'est un Protée, (5)<br />

mais ce badin personnage, en retrouvant dans Virgile une pres<br />

ne voit pas que ce Dieu à l'antique<br />

cience du christianisme,<br />

est fort proche de celui de Spinoza (6). Dès lors, Richard Simon<br />

se repose sur Spinoza et craint beaucoup moins le parallèle<br />

que sur l'exégèse biblique. Sur l'inspiration des livres sacrés,<br />

« Spinoza a pu avancer plusieurs choses véritables (7) »; respec<br />

tons, là comme ailleurs, la raison et l'expérience. Pourquoi<br />

s'étonner des divergences de style qui séparent les prophètes,<br />

de leurs ignorances, de leurs préventions : « Ce sont des hommes<br />

(1) Disquisiliones biblicae (Paris, 1682, 2 vol., I, p. 132).<br />

(2) De l'inspiration des livres sacrés (Rotterdam, Leers, 1687, p. 30).<br />

(3) Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, Paris, André Pralard,<br />

1698 (mais l'ouvrage approuvé par la Sorbonne le 30 janvier 1686 était<br />

connu de Sfmon dès cette époque).<br />

(4) De l'inspiration... (p. 34).<br />

(5) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, J. et P. Cot, 1705,<br />

p. 369).<br />

(6) Bibliothèque critique (Amsterdam, J.-L. de Lormes,<br />

p. 531).<br />

(7) De l'inspiration... (p. 43).<br />

1708, t. III,


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 197<br />

qui ont été les instruments de Dieu et qui pour être prophètes<br />

n'ont pas cessé d'être hommes. Le Saint-Esprit les a conduits<br />

d'une manière qu'ils ne se sont jamais trompés dans ce qu'ils<br />

ont écrit; mais on ne doit pas croire pour cela qu'il n'y ait<br />

rien dans leurs expressions que de divin et de surnaturel (1). »<br />

Vous tenez à retrouver la pure parole de Dieu? Une bonne<br />

édition critique serait déjà un progrès (2),<br />

et ne pas interdire<br />

comme le Père Tellier toute traduction en langue vulgaire contri<br />

buerait à rapprocher le fidèle de son Dieu. Mais le véritable dan<br />

ger n'est pas dans l'approfondissement du texte biblique. Il est<br />

dans ce besoin de diviser l'Écriture, de limiter l'inspiration,<br />

comme le font Grotius et Jean Leclerc, à quelques livres choisis<br />

en vertu de critères personnels, donc chanceux (3). Il est sur<br />

tout dans une notion fausse de l'inspiration comme celle que<br />

soutient Spinoza. Chose curieuse, c'est dans l'Histoire critique<br />

' du Nouveau Testament, domaine où Spinoza ne prétend à aucune<br />

compétence,<br />

habile,<br />

où Spinoza, —<br />

nisme,<br />

que l'attaque décisive sera montée. Le biais est<br />

car Simon utilisera surtout le chapitre XI du Tractatus<br />

par égard sincère<br />

d'ailleurs —<br />

pour le christia<br />

voit dans les apôtres plutôt des docteurs que des pro<br />

phètes et confère à leur enseignement une valeur rationnelle.<br />

« Spinoza a suivi exactement ce sentiment de Grotius qu'il a<br />

expliqué avec plus d'étendue dans son Tractatus théologico-poli-<br />

ticus où il ne nie pas à la vérité que les apôtres n'aient été pro<br />

phètes; mais il dit qu'on peut douter qu'ils aient écrit leurs<br />

livres en qualité de prophètes par un commandement exprès de<br />

Dieu qui les inspirait, comme ont été Moïse, Jérémie et les<br />

autres. Il prétend que si on juge des ouvrages des apôtres par<br />

leur style, on trouvera qu'ils ont écrit en qualité de docteurs<br />

particuliers et non en qualité de prophètes parce qu'ils n'ont rien<br />

de prophétique... C'était, dit-il, la coutume des prophètes de<br />

témoigner qu'ils parlaient par l'ordre de Dieu et ils n'ont pas<br />

seulement observé cela dans leurs prophéties, mais même dans<br />

leurs lettres qui contenaient des révélations (4). » Peu importent<br />

les arguments tirés de saint Paul ou de Papias qu'utilise Richard<br />

Simon pour réfuter cette idée. Mais l'occasion est belle d'en<br />

finir avec Spinoza. Il ne discute pas le fait que l'ordre de Jésus-<br />

!1) De l'inspiration... (p. 3).<br />

2) Ibid., p. 13.<br />

3) Ibid., p. 7-12.<br />

(4) Histoire critique du texte du Nouveau Testament (Rotterdam, Reinier<br />

Leers, 1689, chap. XXII, p. 272). Le passage est en partie traduit du cha<br />

pitre XI du Tractatus (Appuhn, t. II, p. 236-239) et le texte original de<br />

Spinoza en latin est cité en note.


198 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Christ de prêcher l'Évangile est aussi impératif que le comman<br />

dement exprès de Dieu de prophétiser. Spinoza n'est pas chré<br />

tien et l'argument ne le toucherait pas. Mais « ce qui a trompé<br />

Spinoza est qu'il s'est imaginé qu'un homme ne peut pas se<br />

servir de sa raison et être en même temps dirigé par l'esprit<br />

de Dieu. Comme si en devenant l'interprète de Dieu on ces<br />

sait d'être homme, et qu'on fût un instrument purement passif-<br />

Cet homme suppose toujours que l'inspiration prive entière<br />

ment de l'usage de la raison,<br />

ce qui est très faux... Les pro<br />

phètes de Spinoza sont des enthousiastes qui ressemblent plu<br />

tôt à des hommes poussés par un esprit de fureur que par un<br />

esprit prophétique (1) ». Cette fois, Richard Simon est au nœud<br />

de l'affaire. Il ne peut admettre cette confusion de la prophé<br />

tie et de l'enthousiasme et ravaler les prophètes juifs au rang<br />

des labadistes (2) ou des quakers (3); or,<br />

c'est bien un peu ce<br />

que Spinoza laisse entendre, dans la mesure où la connaissance<br />

prophétique, fondée sur l'imagination, n'est qu'un substitut vul<br />

gaire de la connaissance rationnelle. Avec Richard Simon et<br />

Spinoza s'opposent pour la première fois les deux explications<br />

désormais classiques de l'expérience, mystique.<br />

Mais Bossuet, inlassable,<br />

guette Richard Simon à chaque<br />

publication nouvelle. Une telle explication de la prophétie qui<br />

en sauvegarde l'autorité mais en sape les fondements, l'inquiète.<br />

Lorsqu'en 1693 paraît l'Histoire critique des commentateurs du<br />

Nouveau Testament, le siège du prélat est fait. Richard Simon<br />

fait courir à l'Église un péril mortel; ce prêtre est le loup dans<br />

la bergerie. Non content de mésuser de son érudition rabbi-<br />

nique, il avoue les sources de ses doctrines étranges. Avec sa<br />

clairvoyance habituelle, Bossuet décèle la ligue socinienne, celle<br />

de CreHius et d'Épiscopius, l'influence déterminante de Grotius,<br />

la tentation diabolique de Spinoza. Sous prétexte d'objectivité,<br />

Simon remue « une infinité de difficultés qu'il ne peut ni ne veut<br />

résoudre » et par les doutes qu'il provoque,<br />

fi<br />

son ouvrage est<br />

(I) Histoire critique... (chap. XXV, p. 298).<br />

(2) Jean de Labadie, né à Bourg-sur-Gironde en 1610, mort à Altona<br />

en 1674, fondateur d'une secte millénariste en Hollande.<br />

(3) Les quakers, dont les voyageurs en Angleterre s'étonnèrent dès le<br />

milieu du xvn» siècle (cf. Recueil Conrart, Arsenal, ms. 5.423), étaient<br />

connus par l'ouvrage d'Aubert db Vbrsé (Le Protestant pacifique, Amster<br />

dam, 1688) et par la traduction de Chamberlaywe (Êlat présent de l'Angle<br />

terre, 1698, 2 vol. in-12). Cf. sur ce point Lanson, édition critique des Lettres<br />

philosophiques (Paris, Droz, 5» édit., 1937, pi 8-10).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »<br />

199<br />

« un nouveau charme pour les libertins qui aiment toujours à<br />

douter de ce qui les condamne (1) ». Mais le temps presse. La que<br />

relle du quiétisme, la tentative de réunion des Églises demandent<br />

une action immédiate et la Défense de la tradition et des Saints<br />

Pères, commencée dès 1693, ne verra jamais le jour du vivant<br />

de Bossuet (2). Simon profite de ce répit, et voici qu'au prin<br />

temps 1702, dûment approuvée par la censure, paraît à Tré<br />

voux dans la principauté de Dombes, la Version du Nouveau<br />

Testament. Cette fois, Bossuet est libre, étudie la version, lance,<br />

dès le mois de mai, quatre-vingt-neuf remarques critiques, agit<br />

vigoureusement auprès de M. de Malézieu, chancelier de la prin<br />

cipauté, et de Mgr de Noailles, archevêque de Paris, interdit<br />

l'ouvrage dans son diocèse par une ordonnance du 29 septembre.<br />

Dès le 29 décembre, il publie chez Anisson la Première Instruc<br />

tion sur la version du Nouveau Testament (3); dans la seconde,<br />

précédée d'une Dissertation sur la doctrine et la critique de Gro<br />

tius, Bossuet décide d'étudier la filiation libertine qui mène de<br />

Socin à Richard Simon. Incapable de voir la position originale<br />

de Spinoza, ou craignant plutôt de dévoiler une doctrine obs<br />

cure, il le range sans nuances dans la secte (4), qu'il croit unie,<br />

de ses adversaires. Dès lors, son attaque paraît confuse. Pour<br />

quoi distinguer? Tous poursuivent un but commun : « conten<br />

ter la raison humaine par l'exclusion de tous les mystères »,<br />

développer « le sens charnel qui secoue le joug de la foi « », éteindre<br />

l'enfer (5) ». Or, le point essentiel de l'attaque libertine porte<br />

sur les prophéties. Les sociniens admettent les miracles et la<br />

Résurrection. C'est une hypocrisie de la part d'impies qui<br />

« éludent les prophéties au sens véritable et les réduisent en un<br />

sens mystique et spirituel (6) ». Il n'est pas naturel qu'un phi<br />

lologue,<br />

un homme positif comme Simon vante sans arrière-<br />

pensée cette interprétation sublime, ce deras comme il dit dans<br />

son jargon rabbinique. La prophétie n'est pas une allégorie<br />

« qui n'a rien de littéral ni de concluant (7) », la Bible n'est<br />

(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres complètes, édit.<br />

Lâchât, Paris, Vives, 1862, t. IV, Préface, p. x).<br />

(2) Cf. Journal de l'abbé Ledieu, 19 octobre 1701 : « Si je ne le donne<br />

pas (cet ouvrage), c'est faute de loisir et que je n'en ai pas pu trouver le<br />

temps depuis l'affaire de M. de Cambrai... Avant toute chose, il ne se faut<br />

pas mettre la tête en quatre; j'ai en mains un ouvrage plus pressant, c'est<br />

la conciliation. » Ce n'est qu'en 1743 que la Défense paraîtra en Hollande<br />

dans les Œuvres posthumes.<br />

(3) La seconde parait chez le même éditeur le 9 août 1703.<br />

(4) Œuvres complètes (t. III, p. 484).<br />

(5) Ibid., t. III, p. 394.<br />

6) Ibid., p. 571.<br />

(7) Ibid., p. 485.


200 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

pas une fiction poétique dont chacun peut à sa guise se per<br />

mettre la vaine exégèse. Simon croit sauvegarder l'Écriture par<br />

sa doctrine des scribes inspirés? C'est une légalité illusoire.<br />

Simon croit que « les livres sacrés n'étaient canoniques que par<br />

l'événement et par l'approbation postérieure que l'Église leur<br />

avait donnée »? Bien au contraire : « La foi catholique nous<br />

enseigne qu'étant divins par leur origine, l'Église ne fait autre<br />

chose que d'en reconnaître et déclarer la divinité (1). » Avec<br />

dureté, Bossuet montre qu'il n'y a pas de demi-mesure dans le<br />

libertinage et l'hérésie. Le prêtre Richard Simon est ramené<br />

vers ses sources; une fois ses arguties percées à jour, derrière<br />

les doctrines illusoires des prophéties allégoriques et de l'ins<br />

piration généralisée, il ne reste qu'une voie que seul Spinoza<br />

ose suivre sans terreur : la destruction de la religion révélée.<br />

La Version de Trévoux fut interdite. Bossuet, avec une fran<br />

chise qui force le respect, refuse toutes les restrictions mentales<br />

des latitudinaires. Dans son ouvrage posthume (2), il ne fera<br />

que reprendre avec plus de méthode les arguments et souvent<br />

les termes de sa dissertation sur Grotius : dans l'esprit de Jésus-<br />

Christ et des apôtres, les prophéties sont des preuves convain<br />

cantes et toute la tradition chrétienne s'inscrit en faux contre<br />

ces nouveautés. Le malheur voulait cependant que ces expli<br />

cations « carrées », ces affirmations brutales,<br />

ces longues réfé<br />

rences aux Pères et aux vieilles apologies ne suffisent plus aux<br />

consciences troublées et aux intelligences inquiètes. Bossuet s'en<br />

rendit compte avec M. de Valincour : « Pendant que je m'oc<br />

cupais à découvrir les erreurs des critiques judaïsants, je sen<br />

tais mon esprit ému en soi-même, en voyant des chrétiens et<br />

des chrétiens savants qui semblaient même zélés pour la reli<br />

gion, au lieu de travailler... à l'édification de la foi, employer<br />

toute leur subtilité à éluder les prophéties sur lesquelles elle<br />

est appuyée... Il me paraissait qu'une courte interprétation de<br />

quelques anciennes prophéties pouvait être un remède aussi<br />

abrégé qu'efficace... et alors il arriva qu'un de mes amis m'ayant<br />

proposé ses difficultés sur la prédiction d'Isaïe... j'avais tâché<br />

d'y<br />

répondre avec toute la netteté et toute la précision pos<br />

sibles (3). » Trousset de Valincour n'était pas un socinien; membre<br />

de l'Académie française et secrétaire général à la Marine, il était<br />

un brin janséniste et avait été l'ami de Racine et de Boileau.<br />

Or, Valincour a des doutes sur les preuves positives de la reli-<br />

(1)<br />

Œuvres complètes (p. 484).<br />

2 Défense de la tradition (t. IV, chap. XXII à XXX, p. 113-125).<br />

(3) Œuvres complètes (t. II, p. 233).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 201<br />

gion. Fidèle à Pascal (1), il comprend qu'un libertin «ne sau<br />

rait être touché ni par les martyrs ni par les miracles, voyant<br />

que tant d'autres religions manifestement impies et extrava<br />

gantes se vantent d'avoir les leurs », mais qu'il doit être sen<br />

sible à une religion annoncée « par des prophètes qui, pour<br />

preuve de leur mission, ont prédit des choses surprenantes...<br />

qui sont arrivées précisément dans les temps et dans la manière<br />

qu'ils l'avaient prédit (2) ». Or, la défiance est normale; on ne<br />

peut prendre « pour la parole de Dieu ce qui pourrait n'être que<br />

l'imagination des hommes ». Puisque les prophéties sont les<br />

preuves de la religion,<br />

« elles doivent avoir l'évidence qui sert<br />

à convaincre ». Où est cette évidence? Videte ne quis vos sedu-<br />

cat : « Si je dis à un homme : Vous devez croire à cette religion<br />

qui est prouvée par tant de prophéties et que je lui donne pour<br />

preuve de la certitude de ces prophéties l'autorité qu'elles ont<br />

dans la religion..., je tombe dans un cercle en prenant pour preuve<br />

la chose même que je veux prouver (3). » Tout autre que Bossuet<br />

aurait été atterré par ces remarques pascaliennes (4); l'évêque<br />

de Meaux ne doute pas de la foi de son correspondant, mais<br />

il pouvait mesurer le progrès de l'inquiétude dans un cœur chré<br />

tien et sentir que les fils de Pascal avaient d'autres exigences<br />

que les paysans de son diocèse. Valincour avait-il lu Spinoza?<br />

Perrault lui en avait-il parlé après quelque séance à l'Académie?<br />

Il est évident que la question posée à Bossuet est le sujet cen<br />

tral du Tractatus, l'existence et la valeur de la connaissance<br />

révélée. Par trois fois, Bossuet va répondre à son ami (5), ana<br />

lysant avec minutie la prophétie d'<br />

Isaïe, renvoyant à sa dis<br />

sertation sur Grotius, insistant sur la nécessaire obscurité, sur<br />

la bienséance du mariage temporel de la Vierge, sur l'impossi<br />

bilité historique de voir un autre que le Christ dans l'enfant<br />

annoncé, sur le sens exact du mot almah (6) en hébreu. Érudi<br />

tion, bon sens, vraisemblances psychologiques, il fait feu de<br />

tout bois et pourtant sa démonstration laisse une impression<br />

de défaite. En cette fin d'année 1703, trente ans après le Tracta<br />

tus, six ans après le Dictionnaire de Bayle, Bossuet paraît curieu<br />

sement anachronique dans un monde où même les croyants<br />

(1) Qu'il cite d'ailleurs (ibid., p. 237).<br />

2) Ibid., p. 238.<br />

(3) Ibid., p. 239 (lettre du 25 novembre 1703).<br />

(4) Cf. Pensées (Brunschvicg, op. cit., frag. 803, p. 701).<br />

(5) Lettres du 1er octobre, du 26 octobre et du 8 novembre 1703 (t. II,<br />

p. 244 sqq.).<br />

(6) Vierge ou femme? Cf. Reuss, Les Prophètes (Paris, 1876, t. I, p. 234,<br />

note).


202 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

comme Valincour constatent avec quelque cruauté ses insuffi<br />

sances.<br />

Étonnante en effet l'indigence de la pensée française en<br />

face de l'ampleur et de la liberté d'esprit de Spinoza. Chacun,<br />

orthodoxe ou libertin, rigide ou latitudinaire, se cantonne dans<br />

le détail, voile ses intentions profondes,<br />

pense avec anxiété<br />

aux conséquences temporelles de ses doctrines. Il est caracté<br />

ristique que tous les théologiens du temps connaissent Spinoza<br />

et que bien peu osent énoncer avec clarté ses idées sur la révé<br />

lation; caractéristique encore que le déisme naissant ne veuille<br />

avouer ses dettes envers le Tractatus. L'audace de la pensée et<br />

la modération du ton ont dû gêner nos pamphlétaires.<br />

Mais cette gêne est encore modérée chez les défenseurs de<br />

la prophétie. La tendance générale est de donner une interpré<br />

tation non pas rationnelle, mais raisonnable de la théopneustie.<br />

Certes, cette emprise de Dieu sur l'âme des prophètes, cette<br />

inspiration de l'Esprit Saint sur les apôtres demeurent quelque<br />

chose de mystérieux. Mais une certaine pudeur, bien dans la<br />

ligne digne et sévère de la pensée officielle, interdit de ramener<br />

l'inspiration à l'illuminisme. « Les auteurs des livres sacrés non<br />

seulement ont dit la vérité, ils ont encore parlé d'une manière<br />

sensée et raisonnable », déclare l'homonyme de Richard Simon;<br />

le sens littéral est le bon et l'allégorie dangereuse : « L'on ne<br />

doit recourir à l'allégorie et à la métaphore que quand le sens<br />

propre est absurde, parce que le Saint-Esprit ne peut inspirer<br />

des absurdités (1) ». D'autres, comme le janséniste Dupin ou<br />

le protestant Grostête de La Mothe, essaient de ramener<br />

l'inspiration à une direction, à une assistance plutôt qu'à une<br />

suggestion impérieuse qui s'exerce en dehors des faits psycho<br />

logiques normaux : « La plus grande partie du Nouveau Testa<br />

ment n'est du Saint-Esprit qu'en ce qu'elle a été écrite sous<br />

sa direction par des hommes dont il laissait agir les facultés en<br />

les rendant invariables dans le chemin de la vérité (2) »; l'ins<br />

piration est « une assistance particulière du Saint-Esprit qui<br />

(1) Dictionnaire de la Bible (Lyon, Jean Certe, 1693, p. 57, 2« règle).<br />

(2) Traité de l'inspiration des livres sacrés du N. T. (Amsterdam, 1695,<br />

p. 226), cité par A. Monod, op. cit., p. 59 ( Grostête de la Mothe et non<br />

Groteste,<br />

comme l'écrit M. Monod sur la foi d'une erreur d'impression (cf. sur<br />

■ce point le catalogue de la Bibliothèque Nationale), né à Orléans en 1647,<br />

fut pasteur de l'Église française de Savoie à Londres après la Révocation<br />

de l'Ëdit de Nantes).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »<br />

203<br />

conduit l'esprit de celui qui écrit, en sorte qu'il ne permet pas<br />

qu'il se trompe (1) ».<br />

Bayle va plus loin; les orthodoxes ne voient rien que de<br />

raisonnable dans l'Écriture; Spinoza justifie la valeur des pro<br />

phéties par leur essence morale; le professeur de Rotterdam<br />

renchérit et ne craint pas d'amputer l'Écriture chaque fois que<br />

la morale rationnelle lui paraît atteinte; un chapitre de son<br />

Commentaire philosophique sur le Compelle intrare porte ce titre :<br />

« Que la lumière naturelle ou les principes généraux de nos<br />

connaissances sont la règle matrice et originale de toute inter<br />

prétation de l'Écriture, en matière de mœurs principalement (2),. »<br />

Il ne conteste pas une certaine autorité de l'Écriture, mais la<br />

limite : « Tout dogme qui n'est pas homologué pour ainsi dire,<br />

vérifié et enregistré au Parlement suprême de la raison et de<br />

la lumière naturelle, ne peut être que d'une autorité chance<br />

lante et fragile (3). » Cette monnaie d'une grande doctrine, nous<br />

la retrouvons chez le journaliste de génie que fut Fontenelle<br />

dans sa jeunesse. Fontenelle n'a pas comme Bayle une connais<br />

sance exhaustive de Spinoza; mais depuis 1674, il fait de longs<br />

séjours à Paris avant de s'y fixer définitivement vers 1688. Il<br />

fréquente assidûment vers 1680 chez le protestant Justel, dont<br />

nous avons aperçu le rôle dans la diffusion du spinozisme en<br />

France (4). Dans la querelle des Anciens et des Modernes, il<br />

est l'allié des frères Perrault dont le rôle ne fut pas moindre.<br />

Maintes fois dans ses œuvres postérieures, le contact avec Spi<br />

noza est établi sans que le nom soit prononcé (5). Or, dès 1686,<br />

avec la Relation de l'île de Bornéo, l'Entretien sur la pluralité<br />

des mondes et surtout l'Histoire des oracles,<br />

sa doctrine et ses<br />

méthodes sont constituées. Comme Spinoza, il veut une nature<br />

sans miracles et infirmer la connaissance révélée. Mais sa méthode,<br />

très française, est d'un journaliste plus que d'un philosophe;<br />

Dissertation préliminaire ou Prolégomènes sur la Bible<br />

(1) Ellies Dupin,<br />

(Paris, 1699. t. I, chap. 2, S 2; cf. Monod, p. 59).<br />

(2) Œuvres diverses (t. II, livre I, chap. 1, p. 367).<br />

(3) Ibid., p. 369.<br />

(4) « Il y avait encore des conférences chez divers particuliers. Ceux qui<br />

avaient le goût dps véritables sciences s'assemblaient par petites troupes<br />

comme des espèces de rebelles qui conspiraient contre l'ignorance et les préjugés<br />

dominants. Telles étaient les assemblées de l'abbé Bourdelot, médecin du<br />

prince le grand Condé et celles de Justel » (Éloge de Lémery, 1715, in Œuvres,<br />

édit. Bastien, 1790-1792, t. VI, p. 370 et 371).<br />

(5) Cf. J.-R. Carré, La Philosophie de Fontenelle ou le sourire de la rai<br />

son (Paris, Alcan, 1932) (« Fontenelle a dû avoir entre les mains le texte<br />

des Opéra Pnsthuma de 1677 », p. 381, note 618. « La source spinoziste...<br />

est plausible », p. 477. « (Les lectures) de Spinoza ou lues ou entrevues chez<br />

des spinozistes plus ou moins sincères sont peut-être les plus probables<br />

avant 1686 », p. 476).


204 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ses patrons, plus que Spinoza, sont Bekker et Van Dale. Épris<br />

d'efficience, il sent que la moyenne des esprits de son temps<br />

sera plus aisément conquise par de gros arguments positifs que<br />

par une obscure théorie de la connaissance. Or, que dissimule<br />

l'Histoire des oracles? Non pas que la connaissance révélée<br />

est une connaissance imaginative qui souvent reste de bonne<br />

foi, mais une connaissance frauduleuse. Très rarement Spinoza<br />

conteste l'honnêteté de l'Écriture (1). Fontenelle au contraire,<br />

libéré de toute contrainte puisqu'il n'attaque que les oracles<br />

païens, fait de la fraude pieuse ou même de la fraude intéressée<br />

l'élément constitutif des religions révélées. On peut soutenir,<br />

sans doute à tort, que le Tractatus est antireligieux. L'Histoire<br />

des oracles est nettement anticléricale et par là répond à cer<br />

taines exigences de l'esprit français depuis le moyen âge. Spi<br />

noza, plus scientifique à certains égards, ne méprise jamais le<br />

sentiment religieux et analyse de façon très nuancée la menta<br />

lité primitive des rédacteurs de l'Ancien Testament; Fontenelle,<br />

sous des dehors raffinés, dénonce avec brutalité la fourberie<br />

des fondateurs de religion. S'il n'ose encore, comme Van Dale<br />

dans sa deuxième édition de 1700, insister sur les rapports du<br />

culte catholique et des cultes païens,<br />

sur l'usage de l'encens<br />

et égayer son ouvrage d'estampes où les prêtres païens portent<br />

des surplis et des mitres (2), il est plus beaucoup dans la ligne<br />

agressive du Traité des trois imposteurs que dans la voie sereine<br />

du philosophe de La Haye. Cette méthode comparatiste —<br />

brin hypocrite —<br />

un<br />

n'excluait pas le rôle de la raison. Alors que<br />

Spinoza établissait a priori l'existence d'une connaissance ration<br />

nelle supérieure à la connaissance prophétique, Fontenelle mon<br />

trait dans l'évolution humaine les progrès de la raison. Si les<br />

oracles se sont tus, si les démons se sont effacés,<br />

ce n'est pas<br />

à cause de la venue du Christ et de l'efficacité des exorcismes<br />

chrétiens, mais à cause d'un lent progrès intellectuel qui dégage<br />

l'humanité des chimères. Spinoza laissait une place humble au<br />

merveilleux dont il essayait de justifier pour le peuple l'utilité<br />

morale; Fontenelle expulse peu à peu le merveilleux de l'his<br />

toire.<br />

Or, l'époque était propice pour cette campagne. La Révoca<br />

tion de l'Édit de Nantes avait lancé dans le siècle de nouveaux<br />

prophètes. Le pasteur Jurieu interprétant l'Apocalypse dirigeait<br />

contre Rome et contre la France de Louis XIV et de Bossuet<br />

l'Accomplissement des prophéties ou la délivrance prochaine de<br />

(1) Cf. cependant Tractatus, t. II, p. 139.<br />

(2) Cf. J.-R. Carré, p. 419, note.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 205<br />

l'Église (1). Le règne de l'Antéchrist,<br />

c'est-à-dire de l'Église<br />

catholique, devait s'achever au bout de douze cent soixante ans.<br />

En avril 1689, la « Bête » devait périr. Jurieu sombra dans le<br />

ridicule. Bossuet tonna contre les nouveaux prophètes de Hol<br />

lande,<br />

«terre classique des hallucinations » : « Si la profanation<br />

des Écritures est toujours un attentat plein de sacrilège, la<br />

profanation des prophéties est d'autant plus criminelle que leur<br />

obscurité sainte devait être plus respectée (2). » Mais Bayle,<br />

tout en assurant que les prophètes juifs, appuyés sur des signes,<br />

étaient raisonnablement justifiés dans leur mission,<br />

en profite<br />

pour donner une leçon de rationalisme : « Aujourd'hui, la cer<br />

titude chrétienne ne saurait être bien fondée,<br />

à l'égard de la<br />

possession des vérités, qu'à proportion des connaissances que<br />

nous avons des preuves, des raisons, des solutions, des objec<br />

tions... à moins que de donner ou peu ou beaucoup<br />

dans le<br />

quakérisme et l'enthousiasme (3). » Les dragonnades et la répres<br />

sion brutale des Camisards favorisent l'illuminisme protestant;<br />

les protestants pourchassés se prennent pour les Juifs exilés,<br />

voient Babylone dans Paris et le temple de Jérusalem dans<br />

leurs sanctuaires montagnards. Séguier, Cavalier, le pasteur<br />

Marion, Mazel, Couderc, tous prophétisent. Marion publie à<br />

Londres en 1707 ses Avertissements prophétiques (4). En Dau-<br />

phiné, des enfants vaticinent. Les protestants sensés (5) essaient<br />

en vain d'endiguer cette vague mystique qui secouait profon<br />

dément les âmes simples.<br />

Faut-il s'étonner dès lors si un lourd discrédit pèse sur l'ar<br />

gument apologétique des prophéties? Faute d'en donner une<br />

définition claire, une explication historique ou psychologique,<br />

les orthodoxes sont contraints comme Bossuet d'accepter comme<br />

un fait indémontrable l'inspiration divine et par là même de<br />

reconnaître l'impossible conciliation de la foi et de la raison;<br />

les libéraux comme Richard Simon se réfugient dans un léga<br />

lisme juridique qui risque de ne pas emporter l'adhésion totale<br />

(1) Rotterdam, 1686 (2 vol. in-12).<br />

(2) Avertissement aux protestants (Paris, Mabre-Cramoisy, 1689, in<br />

Œuvres complètes, t. III).<br />

(3) Supplément au commentaire philosophique (1688, in Œuvres diverses,<br />

t. II, p. 525).<br />

(4) Cf. sur ce point Monod, op. cil. (p. 268).<br />

(5) Shaftesbuhy, Lettre sur l'enthousiasme (trad. fr., La Haye, 1709);<br />

Grostôte de la Mothe, Caractère des nouvelles prophéties en quatre ser<br />

mons (Londres, 1708).


206 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

des âmes vraiment religieuses; les déistes comme Fontenelle<br />

insinuent l'idée d'une gigantesque supercherie. Seul Spinoza<br />

tente de classer les valeurs; en face des trois ordres de Pascal<br />

dont les cloisons étanches établissent dans l'âme humaine un<br />

éternel combat, le philosophe de La Haye essaie de construire<br />

un homme total qui par un progrès intérieur peut accéder à<br />

la connaissance rationnelle. Mais le temps n'était pas venu de<br />

comprendre Spinoza; il demeure isolé ou, ce qui est plus grave,<br />

mêlé avec légèreté à la foule des libertins. On craint, comme<br />

Richard Simon, les conséquences de sa doctrine parce qu'on<br />

est incapable d'accéder à ses principes. Voilà pourquoi son<br />

interprétation de la prophétie, odieuse aux uns, paraît aux<br />

autres dogmatique et par là inefficace. L'esprit français n'en<br />

à penser sub specie<br />

était pas encore — — et pour longtemps<br />

aeterniiatis.<br />

Le déisme.<br />

« Un déiste est un homme qui n'a pas<br />

encore eu le temps de devenir athée. »<br />

De Bonald (cité par Hazard,<br />

Crise de la conscience..., t. II, p. 31).<br />

Est-ce à dire que le Tractatus dans ses quinze premiers cha<br />

pitres n'ait eu qu'un succès de curiosité, vite tempéré par l'ef<br />

froi des esprits traditionalistes? N'oublions pas que nous connais<br />

sons l'ouvrage par ses détracteurs, non par ses lecteurs ou par<br />

ses éventuels disciples, et qu'il nous est difficile de mesurer le<br />

lent cheminement d'une doctrine dans une société qui contrôle<br />

efficacement tout témoignage intellectuel et qui, lors de la paru<br />

tion du Tractatus, persécute avec vigueur le cartésianisme (1).<br />

On est tenté de dire que l'ouvrage est apparu trop tard pour<br />

influencer le libertinage érudit, dont le sodalicium s'est dispersé<br />

depuis bientôt dix ans et dont les derniers représentants comme<br />

Bernier finissent à force de prudence par perdre toute audience;<br />

est-il paru trop tôt d'autre part pour constituer une base de<br />

départ aux précurseurs de l'esprit philosophique? On le croirait<br />

volontiers, lorsqu'on compare la méthode et le style de Fonte-<br />

(1) Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,<br />

Delagrave, 1868, chap. XXII, p. 466 sqq.). L'ordre verbal du roi déclaré<br />

à l'Université de Paris par l'archevêque François de Harlay est de 1671.<br />

L'Université d'Angers est mise au pas par un arrêt du conseil du roi du<br />

2 août 1675. Caen expulse les professeurs cartésiens en 1677. Les Génovéfains<br />

s'épurent en 1678.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 207<br />

nelle avec la manière rude et sérieuse de Spinoza. Et Bayle<br />

lui-même, violent critique de Spinoza, mais admirateur de Gas<br />

sendi, de La Mothe le Vayer et de Naudé, éditeur de 1701 à<br />

1703 des Naudaeana et des Paliniana, semble demeurer fidèle<br />

à une ligne exclusivement française (1). Il n'y a là qu'une part<br />

de vérité. Entre la génération des érudits libertins qui s'éteint<br />

vers 1660 et celle de Fontenelle qui peu à peu s'impose vers<br />

1685-1686,<br />

une large coupure figure les triomphes diploma<br />

tiques et militaires de Louis XIV, sur lesquels s'appuient effica<br />

cement les dogmes de l'orthodoxie politique et religieuse. Pro<br />

testants, jansénistes et même cartésiens sont pourchassés ou<br />

réduits au silence. Toutes les apparences semblent donc indiquer<br />

que jamais ouvrage ne parut dans des conditions aussi peu<br />

favorables. Ces apparences sont fausses. Le Tractatus de Spinoza<br />

doit précisément son influence à son caractère insolite, à son<br />

apparition isolée. Dans la France toute catholique sous le règne<br />

de Louis le Grand, il est le seul témoignage, non pas de la sur<br />

vivance de la pensée libre, mais de sa capacité de renouvelle<br />

ment, avant les grands déboires de la fin du siècle qui délieront<br />

les langues et permettront les premières audaces.<br />

Rien n'est plus instructif à cet égard que de dresser le bilan<br />

du libertinage français. M. Pintard l'a fait et malgré ses efforts<br />

pour éclairer la figure de ses héros, pour mettre en valeur leurs<br />

moindres confidences et donner de la cohérence à leurs ébauches,<br />

on est frappé d'emblée par leur stérilité intellectuelle. Tous,<br />

même les chefs comme Gassendi, Sorbière, Naudé, Bourdelot,<br />

Le Vayer, regardent plus vers le passé prestigieux de l'Antiquité<br />

et de la Renaissance que vers l'avenir. Tous, prudents mais<br />

« défaitistes, ressentent un désaccord entre eux-mêmes et leur<br />

temps... réduits à un emmurement qui ne leur permet avec leurs<br />

semblables que de furtifs contacts (2) ». Qu'ils exploitent le<br />

fonds antique ou le fonds padouan, ils s'usent dans de stériles<br />

conciliations, restaurent l'atomisme épicurien, réhabilitent la<br />

morale stoïcienne ou le pyrrhonisme. Mais leur timide syncré<br />

tisme, hâtif et plein de fissures,<br />

ne permet aucun essor intellec<br />

tuel. « Ils avaient songé à utiliser tout ce qu'avait produit le<br />

xvie<br />

siècle incrédule, à l'étendre, à l'enrichir, pour en faire la<br />

philosophie des temps nouveaux : ils donnent l'impression de<br />

n'avoir guère sauvé que des débris et ils sont morts avec l'ap<br />

parence de vaincus, à l'arrière-garde des armées de la Renais-<br />

(1) René Pintard,<br />

(2) Ibid., p. 566.<br />

op. cil. (p. 573).


208 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

sance (1). » Quelle audience obtenir au milieu de tant de contra<br />

dictions? Incrédules, et souvent avec violence lorsqu'ils sont<br />

assurés du secret, ils respectent la religion révélée et en observent<br />

toutes les pratiques. Philosophes, ils se refusent au prosély<br />

tisme et sont incapables de former des disciples. Esprits libres,<br />

ils flattent les puissants, vivent de leurs sinécures à l'abri des<br />

bibliothèques comme les frères Dupuy,ou composent des louanges<br />

à l'absolutisme comme Naudé (2) et Sorbière. Souverainement<br />

incapables de mourir ou même de souffrir pour leur foi, inca<br />

pables de choisir entre leurs intérêts temporels et leur authen<br />

tique mission, ils ne peuvent prétendre à la conquête des esprits.<br />

Spinoza est tout autre. Lorsque cette Byzance libertine achève<br />

de mourir, le Tractatus paraît : bloc sans fissures, riche d'une<br />

érudition sans exemple encore, mais riche surtout d'une pensée<br />

sans réticences et sans précautions, adossée à une doctrine<br />

cohérente qu'on devine déjà et qui s'épanouira dans l'Éthique,<br />

dégagée de toute flatterie stylistique et, plus qu'on ne l'a cru (3),<br />

de toute contingence sociale. Nulle anecdote ne traduit davan<br />

tage l'étonnement des libertins français que celle que nous rap<br />

portent les Chevraeana. Urbain Chevreau est en 1673 à Heidel-<br />

berg, conseiller de l'électeur palatin Charles-Louis;<br />

après avoir<br />

longtemps hurlé avec les loups et plaisanté la religion à la cour<br />

de Suède avec son ami Bourdelot, il se fatigue de la vie liber<br />

tine et médite sa rentrée à la cour de France (4). Le voilà pour<br />

tant garant de Spinoza dont il connaît le premier traité carté<br />

sien (5) : « Étant à la cour de l'électeur palatin, je parlai<br />

fort avantageusement de Spinoza... M. l'Électeur se résolut à<br />

l'appeler dans son Académie de Heidelberg pour enseigner y la<br />

philosophie, à condition de ne pas dogmatiser. M. Fabrice,<br />

professeur de théologie, eut ordre du maître de lui écrire et,<br />

quoique Spinoza ne fût pas trop bien dans ses affaires, il ne laissa<br />

pas de refuser cet honnête emploi. On chercha les raisons de ce<br />

refus et sur quelques lettres que je reçus de La Haye et d'Ams<br />

terdam, je conjecturai que ces mots à condition de ne pas dogma<br />

tiser lui avaient fait peur (6). » Évidemment l'anecdote est un<br />

(I) Pintard,<br />

2) Ibid.,<br />

op. cit. (p. 568).<br />

p. 542 sqq.<br />

(3) Cf. Madeleine Francès, op. cit., contre les thèses de Freudenthal et<br />

de Karl Gebhardt.<br />

(4) Il rentrera en 1678 après avoir préparé le mariage de Monsieur, frère<br />

du roi, avec la princesse palatine dont il obtient la conversion en vingt<br />

jours; il sera aussitôt nommé précepteur et secrétaire aux commandements<br />

du duc du Maine.<br />

(6) En fait, en Fabri-<br />

1673, il doit connaître le Tractatus, tout autant que<br />

cius, mais cherche à s'excuser en 1697 de son imprudente recommandation.<br />

(6) Chevraeana (Delaulne, Paris, 1697, t. I, p. 105-106).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 209<br />

peu inexacte et le conseiller Fabricius promettait une grande<br />

indépendance, « philosophandi libertatem habebis amplissi-<br />

mam (1) », mais ce qui nous frappe, c'est cet étonnement teinté<br />

d'admiration pour un philosophe dédaigneux des faveurs, fier<br />

de sa liberté, satisfait de sa médiocrité. Urbain Chevreau, le<br />

sage de Loudun, sentait à merveille la valeur de cet isolement<br />

serein; mais il y voyait aussi, comme tous les libertins français<br />

— —<br />

et cette attitude les révèle<br />

une orgueilleuse singularité.<br />

Mais l'originalité de Spinoza n'est pas moins sensible dans sa<br />

doctrine que dans sa vie.<br />

Le rationalisme critique n'était pas chose neuve en France<br />

et l'incrédulité y fleurissait. L'Heptaplomeres (2) de Jean Bodin<br />

et la Sagesse (3) de Charron aimaient déjà réduire le merveilleux<br />

par des explications naturelles. Le Napolitain Vanini dès 1616<br />

attaquait miracles, oracles et prophéties dans son De admiran-<br />

dis Nalurae arcanis (4)<br />

et se réclamait ouvertement de son<br />

maître Pomponazzi. Mais que de contradictions, de précautions<br />

et de doutes dans les fragments épars de leur philosophie. Dans<br />

les variations de La Mothe le Vayer, dans les repentirs suc<br />

cessifs de Gassendi, l'on ne sent jamais un rationalisme conqué<br />

rant capable d'exprimer l'homme et le monde. Montaigne demeure<br />

leur maître et les installe dans un fidéisme ironique. Descartes<br />

ne les atteint pas et son dogmatisme les irrite. Gabriel Naudé,<br />

la plus forte tête d'entre eux, glisse mainte remarque incisive<br />

contre un douteux surnaturel dans son Apologie (5) et dans ses<br />

Considérations (6), mais comment retrouver un corps de doc<br />

trine dans une multitude de publications échelonnées sur un<br />

demi-siècle? Écoutons au contraire la préface du Tractatus :<br />


210 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

prit, l'examen de l'Écriture et de n'en rien affirmer, de ne rien<br />

admettre comme faisant partie de sa doctrine, qui ne fût ensei<br />

gnée par elle avec une parfaite clarté (1). » Dès lors, sérieuse<br />

ment, car c'est le mot qui met un monde entre Spinoza et Mon<br />

taigne ou ses disciples tardifs, le philosophe de La Haye se met<br />

à réduire tous les fondements de la religion révélée : l'Écriture<br />

n'est qu'une compilation tardive et souvent fautive des pre<br />

miers monuments de l'histoire et de la pensée juives; le miracle<br />

est impensable et contredit toute conception rationnelle de<br />

Dieu, même lorsqu'il n'est pas immédiatement réductible à une<br />

cause naturelle; la prophétie est une connaissance imaginative<br />

dont la valeur morale est respectable, mais qui ne mène à Dieu<br />

que par une voie basse et indigne, l'obéissance et la crainte.<br />

Du somptueux édifice de la révélation ne subsiste qu'un dogme,<br />

susceptible de rallier toutes les religions dans une véritable foi<br />

catholique, c'est-à-dire universelle : « 11 existe un Être suprême<br />

qui aime la Justice et la Charité, auquel tous pour être sauvés<br />

sont tenus d'obéir et qu'ils doivent adorer en pratiquant la<br />

Justice et la Charité envers le prochain (2). » Alors que tous<br />

les apologistes, depuis Descartes, s'épuisent dans l'impossible<br />

conciliation de la foi et de la raison (3), et que Malebranche,<br />

dans un prodigieux effort, construit le dernier système de phi<br />

losophie chrétienne, alors que les derniers libertins réfugiés dans<br />

le pyrrhonisme renient l'instrument même de leur libération,<br />

Spinoza définit pour la première fois, avec une grandeur dénuée<br />

d'insolence et de raillerie, les rapports éternels de la philoso<br />

phie et de la religion. Alors que Descartes biaisait, Spinoza,<br />

comme saint Thomas, s'engage. « Entre la Foi ou la Théologie<br />

et la Philosophie, il n'y a nul commerce, nulle parenté; nul ne<br />

peut l'ignorer qui connaît le but et le fondement de ces deux<br />

disciplines... Le but de la philosophie est uniquement la vérité,<br />

celui de la foi... uniquement l'obéissance et la piété (4). » La<br />

raison n'a pas à se plier à l'Écriture, comme le voudraient les<br />

sceptiques qui nient la certitude de la lumière naturelle; mais<br />

l'Écriture n'a pas à se plier à la raison, comme l'exigent de dan<br />

gereux dogmatiques qui font fi aisément trop de la médiocrité<br />

humaine et vouent ainsi à la damnation la majeure partie<br />

des hommes. Spinoza oppose ainsi les exégètes juifs, Maïmonide<br />

(1) Appuhn, t. II p. II.<br />

2 Ibid., p. 275.<br />

(3) Huet, Alneianae quaesliones sive de concordia rationis et fidei libri III<br />

(Caen, 1690); Régis, L'Usage de la raison et de la foi ou l'accord de la foi<br />

et de la raison (Cusson, Paris, 1704).<br />

(4) Appuhn, t. II, p. 278.


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 211<br />

le rationnel et Judas Alpakhar le sceptique, mais en 1670 ses<br />

paro les avaient une autre résonance : c'était le dialogue de<br />

Descartes et de Pascal qu'il venait interrompre pour en montrer<br />

l'inanité. Il n'y a pas un Dieu horloger, instaurateur et soutien<br />

d'un mécanisme universel, dressé en face du Dieu d'Abraham,<br />

d'Isaac et de Jacob. Il n'y a qu'un même Dieu, accessible par<br />

deux voies, aussi pieuses l'une que l'autre, celle de l'intelligence<br />

et celle de l'obéissance (1). Dès'1665, Spinoza exprimait à Guil<br />

laume de Blyenbergh cette distinction essentielle : l'Écriture ne<br />

se démontre pas; mais à côté d'une certitude mathématique,<br />

elle offre une certitude morale, non scio more mathemalico, sed<br />

credo (2).<br />

Là vraiment se mesure l'importance de l'analyse spinoziste.<br />

Il ne s'agit pas encore d'une théodicée, comme l'Éthique nous<br />

en donnera l'esquisse ambitieuse; plus encore que d'une théo<br />

rie de la connaissance qui se devine, mais qui lui paraît encore<br />

peu accessible dans l'ouvrage de vulgarisation qu'est le Trac<br />

tatus, il s'agit d'un guide de vie. Or, rien ne pouvait plaire<br />

davantage au public du xvne<br />

siècle, épris de vérités morales et<br />

qui va bientôt préférer aux sermons doctrinaux de Bossuet les<br />

fines analyses de Bourdaloue. Mais qu'était cette religion de<br />

Spinoza, réduite à un dogme, l'existence de Dieu, et à une<br />

prescription, l'exercice de la justice et de la charité, privée de<br />

cérémonies et de rites, sans prêtres, sans églises, sans pompe<br />

sacerdotale, sans élément affectif capable de consoler et de<br />

conquérir les âmes, exténuant le christianisme en ramenant!


212 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Nous l'appellerions une théosophie; les contemporains y virent<br />

un athéisme déguisé.<br />

Ce n'était en fait qu'un déisme neuf, d'une incomparable<br />

puissance dialectique, seul capable d'insuffler la vie dans le<br />

libertinage exténué. Dès le 24 janvier 1671, Lambert de Vel<br />

thuysen, médecin d'Utrecht, un des premiers lecteurs du Trac<br />

tatus, a le sentiment à la fois de cette parenté et de ce dépasse<br />

ment : « Dans sa crainte de la superstition, (l'auteur) s'est dépouillé<br />

de toute religion. Du moins ne s'élève-t-il pas au-dessus de la<br />

religion des déistes qui sont partout en assez grand nombre, et<br />

particulièrement en France. Mersenne a publié contre eux un<br />

traité qu'il me souvient d'avoir lu. Mais parmi les déistes, on<br />

en trouverait difficilement un seul qui ait écrit en faveur de<br />

cette cause détestable avec autant d'habileté et d'astuce (1). » En<br />

1680, en reprenant un titre célèbre dans son De tribus imposto-<br />

ribus magnis, l'Allemand Christian Kortholt (2)<br />

montre une<br />

curieuse identité de vues entre Spinoza et les deux déistes<br />

anglais, Hobbes et lord Edouard Herbert de Cherbury (3). Mais<br />

en France même, le déisme,<br />

c'est-à-dire l'ambition d'établir une<br />

religion naturelle, sans mystère ni fanatisme, réduite « au credo<br />

le plus court (4) », n'est encore qu'une tendance non explicite.<br />

Le Père Mersenne se plaint lui-même de se battre contre des<br />

ombres, même lorsqu'il grandit ses adversaires cachés, et les<br />

fameux Quatrains du déiste qu'il réfute et qui dès 1620 circulent<br />

sous le manteau, ne témoignent pas d'une grande profon<br />

deur philosophique (5). Quant au Theophraslus Redivivus, dont<br />

la violence antireligieuse fait penser davantage aux pam<br />

phlets voltairiens et aux publications de Naigeon qu'à la<br />

sérénité spinoziste, dont l'information vieillie ne va pas audelà<br />

de Bodin et de Vanini, M. Stephenson Spink a fort<br />

du manuscrit de la lettre de Simon de Vries (24 février présentée par<br />

1663)<br />

Madeleine Francès (op. cit., p. 227 sqq.) : « Défendre sous votre conduite<br />

la vérité contre les superstitions de toutes les religions, même la chrétienne,<br />

et soutenir l'assaut du monde entier », contra superstiliose religiosos ehrislianosque<br />

verilatem defendere (pour une lecture différente, cf. Appuhn, t. III,<br />

p. 138).<br />

(1) Lettre à Jacob Ostens (cf. Appuhn, t. III, p. 265, lettre du 24 janvier<br />

1671).<br />

(2) Kiel, 1680.<br />

(3) Son De veritale fut publié en France au cours d'une ambassade (1624)<br />

et critiqué par Gassendi (Opéra omnia, Lyon, 1658, t. III, p. 411 sqq.;<br />

Ad librum Domini Edoardi Herberli, et. Pintard, op. cit., p. 481).<br />

(4) Pintard, op. cit. (p. 49).<br />

(5) L'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps... (Paris, Bilaine,<br />

1624; cf. sur ce point Pintard, op. cit., p. 49 et 600). Les Quatrains du<br />

déiste, . l'Antibigot ou le faux dévotieux ■, ont été publiés par Fréd Lachèvre<br />

à la suite de Voltaire mourant (Paris, 1908).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 213<br />

bien montré que la diffusion en a été minime et fort tardive (1).<br />

Spinoza vient donc à son heure, au moment où le scepticisme<br />

libertin ne suffit plus à « ces esprits doctes et curieux » dont<br />

parle Bossuet dans son sermon sur la Divinité de la religion,<br />

où la décence classique répudie les fanfarons du libertinage<br />

et les impiétés naïves de Théophile de Viau, où plus de vingt<br />

ans de cartésianisme imposent un rationalisme constructeur.<br />

L'âge des négateurs est fini. Dans cette marche à l'esprit philo<br />

sophique qui triomphera au siècle suivant, Spinoza est le pre<br />

mier à ne pas se contenter de ruines.<br />

Mais quelle fut cette influence? « Spinoza, a dit M. Lanson,<br />

a eu une influence limitée, bornée à une élite peu nombreuse<br />

et difficile à saisir. Sa doctrine n'a rien de populaire (2). » Ceci<br />

est vrai des Opéra Posthuma et notamment de l'Éthique, dont<br />

nous verrons plus tard le retentissement. Mais rien n'est moins<br />

vrai pour le Tractatus, dont les traductions fort courantes de<br />

Saint-Glain vulgarisent le contenu, et dont la lecture est autre<br />

ment plus facile que le moindre ouvrage de Richard Simon ou<br />

de Huet. Diffusion limitée? Mais des prélats comme Bossuet,<br />

Fénelon, Mgr de Sillery, évêque de Soissons, Massillon, François<br />

Hébert évêque d'Agen (3), ont eu le Tractatus entre leurs mains,<br />

ainsi que des érudits comme Richard Simon, Ellies Du Pin,<br />

Huet, Faydit, Justel, Coulau, directeur de la Mazarine, Jean-<br />

Pierre Bignon, président de l'Académie des Sciences, un simple<br />

curé comme Hideux, des philosophes comme Malebranche, Henri<br />

Lélevel, Régis, des apologètes comme François Lamy et Michel<br />

des académiciens comme les Perrault et l'abbé Gal<br />

Le Vassor,<br />

lois,<br />

des libertins sans doute comme Fontenelle et le médecin<br />

Bourdelot, sans parler de ceux qui comme Arnauld, Yvon, Ja<br />

quelot, Poiret et Abbadie vivent à l'étranger et disposent d'autres<br />

sources d'information. Certes, il s'agit d'une élite, mais en est-il<br />

autrement à l'époque pour tout ouvrage sérieux? Nous pour<br />

rions tout aussi bien nier l'influence du Discours sur l'Histoire<br />

universelle ou du Traité des vraies et fausses idées. Ce sont tous des<br />

adversaires de Spinoza et Fontenelle même n'osera prononcer<br />

son nom. Mais peut-il en être autrement entre 1670 et 1715,<br />

(1) R. H. L. (1937). Ce lourd manuscrit latin, qui ne fut probablement<br />

n°<br />

jamais imprimé (B. N., fonds latin 9.324) dans sa pensée peu vivante,<br />

ignore Descartes et Galilée et reflète l'esprit de la Renaissance. Mais<br />

M. St. Spink ne croit pas à une diffusion antérieure au début du xvme siècle.<br />

(2) Revue des Cours et Conférences (24 décembre 1908, p. 363).<br />

(3) Catalogue de la bibliothèque de Mgr d'Agen (Agen, 1729, s. n. d'éditeur,<br />

Bibliothèque municipale de Bordeaux, n° H. 19.118). Le Tractatus (Ham<br />

bourg, 1670) est signalé page 14.


214- <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

avec le régime de la librairie qui sévit sous Louis XIV, lorsque<br />

nous voyons en 1702 Pontcbartrain imposer un censeur royal<br />

à Bossuet lui-.même dans l'affaire de la version de Trévoux?<br />

Faut-il se résigner à l'ignorance par suites du manque de témoi<br />

gnages écrits, d'aveux précis? Ce serait aller trop vite que d'in<br />

férer l'absence de péchés de l'absence de confessions. Certes,<br />

nous n'aurons pas en France comme en Hollande des cercles<br />

spinozistes, du moins au xvne<br />

siècle, de petites églises propa<br />

geant la doctrine du maître avec leurs persécutions, leurs héré<br />

sies et leurs schismes (1). Mais que dire d'un François Lamy<br />

assurant'<br />

que « le nombre des sectateurs de Spinoza allait crois<br />

sant tous les jours » et que « ses erreurs avaient tourné la cer<br />

velle à bien des jeunes gens (2) », d'un Massillon morigénant<br />

les insensés « qui cherchaient (Spinoza) avec tant d'empresse<br />

ment, qui voulaient le voir, l'entendre, le consulter (3) ». Faut-il<br />

y<br />

voir seulement des exagérations d'apologète ou de sermon-<br />

naire?<br />

Nous ne le croyons pas. Si nous laissons de côté pour le moment<br />

l'obscure doctrine de l'Éthique plus difficilement assimilable, si<br />

nous nous limitons au déisme positif du Tractatus, nous décè<br />

lerons une double influence. La première, la plus évidente, c'est<br />

l'énervement des preuves apologétiques traditionnelles chez les<br />

apologètes eux-mêmes. L'on n'attaque plus le déisme comme le<br />

Père Mersenne ou le Père Garasse; l'inquiétude l'emporte sur<br />

le. mépris, la discussion serrée sur l'emphase oratoire. L'intégrité<br />

de l'Écriture n'est plus admise, mais prouvée à grand renfort<br />

d'érudition; le miracle n'est plus mis en vedette, mais limité<br />

à quelques cas anciens et vénérables; la prophétie essaie de<br />

s'appuyer sur l'histoire et les querelles de chronologie cachent<br />

une gêne évidente. Bossuet dans ses dernières années, faisant<br />

litière de son cartésianisme de jeunesse,<br />

semble définitivement<br />

douter de l'accord de la foi et de la raison. Le Tractatus va for<br />

cer l'apologétique chrétienne à changer de méthode et M. Albert<br />

Monod a fort bien montré l'évolution qui se dessine dès 1670,'<br />

pour aboutir en 1722 aux preuves historiques de l'oratorien<br />

Houteville (4). Grâce à Spinoza,<br />

plus Huet, mais Pascal.<br />

Voltaire en 1734 ne réfutera<br />

(1) Cf. P.-L. Couchoud, Spinoza (Alcan, Paris, 2» édit., 1924, p. 130)<br />

(citant Van der Linde, Spinoza, seine.<br />

Lehre..., 1862).<br />

(2) Le Nouvel Athéisme renversé (Paris, Roulland, 1696, Avertissement).<br />

(3) Sermon pour le mardi de la 4« semaine du Carême (édit. Blampignon-<br />

p. 149).<br />

Guérin, Bar-le-Duc, 1866, t. II,<br />

(4) La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Dupuis, Paris,


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 215<br />

Mais une influence positive se discerne ailleurs. Pas de pro<br />

fessions de foi certes,<br />

ou d'ouvrages dogmatiques. Reprenant le<br />

vieux cadre libertin du voyage extraordinaire, protégés par la<br />

fiction et les parfums de l'aventure, les déistes vont dépayser<br />

leur doctrine, l'attribuer à des peuples étranges et par là même<br />

en refuser la paternité. Voltaire fera-t-il autre chose dans ses<br />

Contes et Montesquieu dans ses Lettres persanes? Voyons les<br />

Australiens de Jacques Sadeur (1). Leur société naturelle est<br />

uniquement guidée par la raison qui leur fait « confondre la ■<br />

vanité de plusieurs qui, faisant gloire d'être éclairés de lumières :<br />

surnaturelles, vivent comme des bêtes, pendant que ceux qui<br />

ne sont conduits que de l'humanité font paraître tant d'exemples<br />

de vertu ». (2) C'est un crime chez eux de parler et de discuter de<br />

religion; leur dieu, le Haab,<br />

« grand architecte et suprême modé<br />

rateur », n'admet ni théologie ni culte. « Cet être incompréhen<br />

sible est partout. » Aucune volonté particulière ne le manifeste<br />

car « un être universel ne doit agir qu'universellement et sans<br />

particularité ». Il est vain de prétendre le voir et l'approcher,<br />

car « cet être des êtres ne se découvre non plus que s'il n'était<br />

pas ». Il n'y a pas de prophètes et d'inspirés : « Comment croire<br />

que le Haab a plutôt parlé aux uns qu'aux autres? » Il n'y<br />

a pas de miracles : « D'où pouvait-on connaître que ces mer<br />

veilles avaient été faites? » On ne peut fonder une religion sur<br />

« la crédulité de ceux qui se laissent plus facilement persua<br />

der ». L'Australien, c'est-à-dire le déiste, s'avoue « incapable de<br />

connaissances surnaturelles, d'autant plus qu'(il) croit impossible<br />

ou incompréhensible tout ce qu'il ne peut comprendre (3) ».<br />

Délaissons les scories allogènes, les réminiscences de Campa<br />

nella et de Cyrano de Bergerac sur l'âme ignée (4). Ne s'agit-il<br />

pas d'un résumé grossier, outrancier et parfois maladroit des<br />

thèses essentielles du Tractatus? Or, quel est l'auteur? Un pauvre<br />

diable, un cordelier lorrain défroqué, Gabriel de Foigny, né vers<br />

1630 entre Rethel et Reims, d'excellente éducation, qui vint<br />

s'établir à Genève en février 1666. Peu importe sa vie dissolue<br />

(1) Cf. Lanson, R. C. C. (12 mars et 2 avril 1908), et Frédéric Lachèvre v'<br />

Les Successeurs de Cyrano de Bergerac (Champion, " Paris, * 1922) (chapv'<br />

'<br />

VI, VII de l'édition de Foigny).<br />

(2) Lachèvre, op. cit. (p. 108).<br />

(3) Ibid., p. 109-114.<br />

(4) Foigny développe (ibid., p. 117) la doctrine « d'un génie universel<br />

qui se communique par parties à chaque particulier et qui a la vertu lors<br />

qu'un animal meurt, de se conserver jusqu'à ce qu'il soit communiqué à<br />

un autre... tellement que ce génie s'éteint en la mort sans cependant être<br />

détruit, puisqu'il n'attend que l'occasion d'une nouvelle disposition pour<br />

se rallumer et qu'il se rallume selon la qualité du feu qui lui est commu<br />

niqué ».


216 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ses déboires avec les pasteurs, ses séjours à Morges et Lausanne<br />

et sa fin dans un obscur couvent de Savoie (1). L'essentiel est<br />

qu'en 1676 il manifeste une curieuse connaissance de Spinoza.<br />

M. Lanson fait observer que Foigny ne doit rien aux libertins,<br />

car l'Australien réfute vigoureusement l'atomisme, rien aux<br />

déistes anglais avec lesquels il n'est pas en contact et qui d'ail<br />

leurs à cette date n'ont rien écrit (2). Parler des mystiques<br />

allemands, Tauler et Maître Eckart —<br />

l'allemand —<br />

car Foigny connaissait<br />

est d'autant plus aventureux que le ton ratio<br />

naliste est constant. Reste Spinoza dont il faut bien se résoudre<br />

à constater l'influence sans pouvoir préciser par quels moyens<br />

et quelles voies elle s'est exercée (3). Un an plus tard, en 1677,<br />

Denis Vairasse d'Alès faisait paraître à Paris chez Barbin la<br />

première partie de l'Histoire des Sévarambes. Dans le même<br />

décor des terres australes, il nous peignait les ravages de la<br />

superstition. Un peuple crédule est soumis à une fausse religion<br />

imposée par l'imposteur Omigas. « Par diverses ruses et plu<br />

sieurs faux miracles (4) », par des secrets de médecine, il obtient<br />

l'obéissance aveugle de la populace. Comme Moïse, il fait sourdre<br />

des sources « en frappant du pied contre les rochers (5) »; il<br />

guérit les infirmes comme le Christ, mais « en subornant des<br />

gens qui contrefesoient les aveugles et les boiteux (6) »; il annonce<br />

comme les prophètes juifs les calamités et les sécheresses. A sa<br />

mort, des apôtres répandent son renom et des oracles perpétuent<br />

sa voix. Dès lors, l'esprit libre est pourchassé : « Il valait mieux<br />

se taire que de s'opposer à des abus autorisés par le temps, la<br />

coutume et le faux prodige (7) ». Violente parodie du christia<br />

nisme, l'histoire d'Omigas nous éloigne de Spinoza qui n'abor<br />

dait qu'avec répugnance le thème de la fraude pieuse. C'est un<br />

message de haine qui fait penser au traité des Trois Imposteurs<br />

plutôt qu'une critique sérieuse de la révélation; la réduction<br />

du miracle est schématique, brutale, et ne s'appuie sur aucune<br />

métaphysique. Mais à cette religion barbare des Australiens<br />

s'oppose le déisme des Sévarambes. Le dieu de Sévaras, leur<br />

chef (lisez Vairasse), a deux hypostases, le soleil et la déesse de<br />

la patrie, mais lui-même est « un dieu souverain, indépendant<br />

(1) Cf. Lachèvre, op. cil. (p. 1-60).<br />

(2 R. C. C. (2 avril 1908, p. 147).<br />

(3J « Foigny s'inspire très probablement directement de Spinoza », déclare<br />

M. Gilbert Chinard (L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature fran<br />

çaise au 17' et 18' siècle), cité par Lachèvre, op. cit. (p. 115).<br />

(4) Lachèvre, ibid. (p. 179).<br />

5 Ibid., p. 192.<br />

(6 Ibid., p. 180.<br />

(7 Ibid., p. 187.


«c LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 217<br />

et invisible ». Ce roi des Esprits est un « être éternel, infini,<br />

tout-puissant, tout bon, qui gouverne et conduit toutes choses<br />

par une admirable sagesse,... et qui ne veut pas que nous le<br />

voyions autrement que par les yeux de l'esprit (1) »; il n'exige<br />

aucun culte. Si l'anticléricalisme de Denis Vairasse n'est pas<br />

d'essence spinoziste, son déisme en revanche nous fait penser<br />

au Tractatus. Qui est Denis Vairasse (2)? Né d'une famille<br />

protestante d'Alès vers 1635-1638, après avoir fait campagne<br />

en Piémont et Catalogne, il revient à ses foyers à vingt ans.<br />

Docteur en droit à Montpellier, avocat à Toulouse, il séjourne<br />

deux ans à Paris. En 1665, il est à Londres, lié avec Locke,<br />

conseiller de Shaftesbury. En 1672, il est attaché, non comme<br />

officier français, mais comme plénipotentiaire, à l'ambassade des<br />

lords Buckingham et Arlington. Ce n'est qu'en 1674 qu'à la<br />

disgrâce d'Arlington il revient pour toujours s'établir à Paris<br />

où il mène une vie médiocre de professeur d'anglais. Ses sources<br />

d'idées? L'Angleterre, certes,<br />

l'a longtemps fixé. Mais le déisme<br />

n'y est pas encore constitué et Hobbes, vieilli et violemment<br />

attaqué en 1670 par Antoine Wood va bientôt se retirer en<br />

Devonshire. N'aurait-il pas visité Spinoza lors de son ambas<br />

sade à La Haye de 1672, à l'époque même où Saint-Évremond<br />

à la suite de Downing faisait son troisième voyage de Hol<br />

lande (3)? Est-il possible en tout cas que le Tractatus lui soit<br />

demeuré totalement inconnu? C'est peu vraisemblable. Il ne<br />

s'agit pas d'affirmer que Denis Vairasse doit toutes ses idées à<br />

Spinoza, mais M. Lanson a raison de constater l'originalité d'un<br />

déisme qui s'écarte aussi bien de la pensée libertine que de la<br />

pensée cartésienne (4).<br />

Dès lors nous commençons à pressentir l'importance de Spi<br />

noza dans la propagation du déisme en France. L'on a cru<br />

trop volontiers jusqu'ici que la religion des philosophes du<br />

xvme siècle s'était façonnée au contact du déisme anglais. Or,<br />

que nous enseignent les dates de publication et surtout de tra<br />

duction des premiers ouvrages hétérodoxes d'outre-Manche? Le<br />

livre d'Edward Stillingfleet, Défense de la religion chrétienne et<br />

de l'Écriture Sainte contre les déistes, paru à Paris en 1681 (5), n'est<br />

qu'une apologie classique. La Religion d'un honnête homme qui<br />

(1) Cité et commenté par Lanson, R. C. C. (2 avril 1908, p. 150).<br />

(2) Cf. G. Ascoli, Mélanges Lanson (1922); Quelques notes biographiques<br />

sur Denis Veiras d'Alais.<br />

(3) Cf. G. Cohen, Le Séjour de Saint-Evremond en Hollande (in Revue<br />

de Littérature comparée, 1926, p. 405).<br />

(4) R. C. C. (2 avril 1908, p. 153).<br />

1681 (traduit par Jean-Baptiste de Rosemond).<br />

(5) Paris, Lucas,


218 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

n'est pas théologien d'Edward Synge n'est traduite qu'en 1694<br />

en Hollande (1), et demeure assez orthodoxe. Pierre Coste nous<br />

procure le Christianisme raisonnable de Locke en 1696 (2). Coi-<br />

lins nous atteint en 1714 avec son Discours sur la liberté de<br />

penser (3). Les plus violents ou les plus explicites ne nous par<br />

viennent qu'après la mort de Louis XIV, Wollaston en 1726,<br />

Mandeville en 1723, Warburton en 1742. Les Lettres philoso<br />

phiques de Voltaire en 1734 révéleront souvent leur nom pour<br />

la première fois au public français. Une conclusion s'impose :<br />

de 1670 à 1700, le déisme anglais n'a pu de façon notable contri<br />

buer à former le déisme français. Leur développement n'est<br />

pas successif, mais parallèle. Le seul problème qui se pose est<br />

celui de leurs sources communes. M. Léon Roth l'a en partie<br />

résolu pour l'Angleterre (4), en montrant le respect de Hobbes<br />

et de Toland pour Spinoza, l'indulgence de Locke, de Shaftes<br />

bury et même de Clarke. Mais Lanson va trop loin en affirmant<br />

que « la philosophie est née en France au xvne siècle (5) ». Ni<br />

le libertinage en détresse, ni le cartésianisme dont on utilise<br />

beaucoup moins la méthode que les arguments métaphysiques,<br />

ne permettent de prévoir l'essor de l'esprit philosophique, qui<br />

souvent s'établira en réaction contre eux.<br />

Le Tractatus au contraire, en se plaçant d'emblée au-dessus<br />

des sectes, par sa critique solide de la révélation, tout autant<br />

que par sa répugnance pour l'argument facile de la fraude<br />

pieuse, a pu en France comme en Angleterre développer l'idée<br />

d'un christianisme élargi et raisonnable. Certes, M. Lanson a<br />

raison de montrer combien d'éléments intellectuels, du cartésia<br />

nisme au gassendisme, et d'événements politiques comme la<br />

Révocation de l'Édit de Nantes, le colbertisme ou les échecs<br />

de la fin du règne, préparaient les esprits à l'accepter. Mais il<br />

— faut bien avouer que le Tractatus est avant 1700 à l'heure<br />

où le Dictionnaire de Bayle n'a pas encore révélé dans le dédale<br />

de ses notes sa prodigieuse puissance de critique et de dissolu<br />

— tion le seul ouvrage doctrinal capable de fonder en raison<br />

la philosophie nouvelle. Ce sont ses thèmes essentiels, souvent<br />

déformés et avilis, qui préfigurent la religion du siècle des lumières<br />

et marquent déjà le dédoublement classique de la religion vol-<br />

tairienne. Nous reconnaîtrons aisément le souvenir de l'analyse<br />

(I) Amsterdam, Brunel, 1694.<br />

(2) Amsterdam, Wetstein, 1696.<br />

(3) Bruxelles, 1714 (traduit par Scheurleer et Rousset).<br />

(4) Spinoza, Descaries and Malmonides (Oxford, 1924).<br />

(5) R. C. C. (24 décembre 1908, p. 359).


« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 219<br />

spinoziste dans l'opposition de la Loi naturelle imprimée au<br />

cœur du philosophe et de la foi populaire que le seigneur de<br />

appréciait et respectait chez ses paysans jurassiens. Dans<br />

Ferney<br />

la mesure où l'esprit philosophique devait renier plus tard en<br />

Spinoza son plus authentique précurseur, il nous appartenait<br />

de souligner par avance son ingratitude.


Chapitre V<br />

LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> :<br />

A. —<br />

« L'ÉTHIQUE »<br />

La critique métaphysique.<br />

La violence des réactions catholiques contre les thèses poli<br />

tiques et religieuses du Tractatus n'a pas de quoi étonner le<br />

lecteur moderne. La religion officielle, qui depuis 1685 prétend<br />

avoir assuré l'unité morale de la France, se devait de réfuter<br />

une doctrine qui, en niant l'intégrité du texte sacré, l'existence<br />

des miracles et la validité d'une connaissance révélée, ne fai<br />

sait du christianisme qu'un substitut populaire de la religion<br />

du sage. Déisme ou théosophie,<br />

c'était en fait pour le liberti<br />

nage du temps une justification efficace de l'indifférence en<br />

matière religieuse tant attaquée par les sermonnaires. Nous<br />

comprenons beaucoup moins en revanche l'intérêt éveillé dans<br />

le public du temps par la sécheresse métaphysique de l'Éthique.<br />

Pourquoi l'obscur Spinoza, à peine révélé à la suite de l'anonyme<br />

Tractatus, devait-il avoir une fortune en France, alors que<br />

Giordano Bruno ou Campanella demeuraient sans lecteurs et<br />

que les ouvrages de Clauberg et de Geulincx ne passaient même<br />

pas nos frontières? Pourquoi l'Éthique, œuvre étrangère, sans<br />

traducteur, sans introducteur avoué, œuvre posthume, sans<br />

défenseur, livrée dans un geste de foi à une postérité défiante,<br />

devait-elle en quelques années faire assez de chemin dans les<br />

esprits pour inquiéter une opinion philosophique qui semble avoir<br />

sur son propre sol suffisamment de contradictions à résoudre,<br />

de controverses à poursuivre, entre l'aristotélisme scolaire et les<br />

nouveautés de Gassendi et de Descartes? Pour un Français cul<br />

tivé de 1680, Malebranche et Arnauld ont un visage; leurs doc<br />

trines s'élaborent au grand jour, leurs querelles emplissent jour<br />

naux et salons. Arnauld, même en exil, est soutenu par une<br />

secte remuante qui fait de lui un véritable chef d'opposition.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 221<br />

Malebranche est passionnément défendu par des disciples comme<br />

Henri Lélevel, le Père André, Pierre de Montmort ou le marquis<br />

d'Allemans. L'audience de nos philosophes s'étend d'autant plus<br />

que, depuis l'exemple de Descartes, ils écrivent en français (1).<br />

Spinoza n'a nul répondant, aucun disciple et n'offre qu'un lourd<br />

ouvrage latin inaccessible au vulgaire.<br />

Ce serait là méconnaître dans le public du xvne siècle finissant<br />

une curiosité qui n'est plus la nôtre, un attrait impénitent pour<br />

les subtilités religieuses et philosophiques, une « sensibilité méta<br />

physique » que nous ne comprenons plus et que nous apprécions<br />

mal. La vie intellectuelle, détournée par le pouvoir des ques<br />

tions économiques et politiques, exerçait toute sa vigueur cri<br />

tique sur d'obscurs problèmes abstraits. L'étonnant public des<br />

Provinciales qui se passionne pour la querelle de la grâce, nous<br />

le retrouvons partagé entre Arnauld et Malebranche sur la<br />

nature des idées ou les causes occasionnelles et plus tard entre<br />

Bossuet et Fénelon sur la doctrine du pur amour. Ne l'oublions<br />

pas : c'est ce public qui découvrit et lut Spinoza. Sans connaître<br />

l'homme, sans mettre une âme derrière ce visage fin au regard<br />

direct,<br />

Opéra Posthuma,<br />

aux lèvres closes et sinueuses qu'offre l'estampe des<br />

sans chercher encore sur ces traits les signes<br />

de réprobation qu'y découvriront les Menagiana (2), les lec<br />

teurs du temps abordèrent l'Éthique avec autant d'aisance que<br />

les plus illisibles traités d'Arnauld.<br />

Or, l'Éthique avait de quoi les séduire : une impression éton<br />

nante d'ordre et d'harmonie découlait de l'appareil géomé<br />

trique qui nous paraît maintenant le point le plus contestable<br />

de l'ouvrage. Nouvel Euclide dans un domaine traditionnellement<br />

confus,<br />

Spinoza déroulait à partir de définitions et d'axiomes<br />

un enchaînement strict de théorèmes. Toute la doctrine semblait<br />

obéir aux lois impérieuses d'un mécanisme interne; aux disciples<br />

de Descartes, aux tenants des tourbillons, aux admirateurs de<br />

Leibniz et du marquis de L'Hospital qui se passionnent avec<br />

Malebranche pour le calcul infinitésimal et recherchent la « carac<br />

téristique universelle », Spinoza semblait par ses démonstrations<br />

apporter bien plus que l'appareil démodé des syllogismes. C'est<br />

aux excès de langage des réfutateurs eux-mêmes que l'on mesure<br />

le mieux la séduction exercée par l'Éthique : Spinoza a détourné<br />

de son usage légitime une méthode divine; c'est par là qu'il<br />

(1) A l'exception de quelques attardés comme Huet (Alnelanae quaesliones,<br />

Caen, 1690).<br />

(2) Amsterdam, 1695, p. 15 : « Bien des personnes qui l'ont vu m'ont<br />

assuré qu'il était petit, jaunâtre, qu'il avait quelque chose de noir dans la<br />

physionomie et qu'il portait sur son visage le caractère de la réprobation. »


222 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

est menteur, hypocrite, diabolique. Pour Fénelon,<br />

Spinoza «~a<br />

affecté la méthode des géomètres pour donner à son ouvrage<br />

un tour d'exactitude et de démonstration (1)»; l'évêque de<br />

Soissons, Mgr de Sillery, lui reproche « de se servir de la plus<br />

sûre de toutes les méthodes pour établir des idées... fausses et...<br />

singulières (2) »; François Lamy s'effraie de « ces démonstrations<br />

si enchaînées et qui ont un si grand air de justesse et de liaison<br />

avec la raison que..., dès qu'on s'est laissé aller aux premières, il<br />

est malaisé de ne pas se laisser aller aux suivantes (3) ». Mais<br />

Bayle n'est pas sans apprécier cette « méthode toute nou<br />

velle » (4) et l'impression première d'un mathématicien comme<br />

Dortous de Mairan semble bien résumer celle des meilleurs<br />

esprits : « Le caractère de cet auteur, si différent de tout ce<br />

que j'avais vu jusqu'alors, la forme abstraite, concise et géomé<br />

trique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me<br />

parurent dignes d'attention (5). » C'est donc cette méthode qui<br />

parut l'invention la plus maligne de Spinoza : tous les réfuta-<br />

teurs, loin de la dénigrer, voudront se l'assimiler; les meilleurs<br />

d'entre eux, les plus naïfs aussi, François Lamy, Régis, Lan-<br />

genhert, combattront Spinoza avec « les mêmes armes dont il<br />

s'est servi « (6) », par une méthode géométrique à laquelle l'es<br />

prit ne saurait s'échapper (7) ». En face du monument spino<br />

ziste, chacun voudra dresser l'esquisse caricaturale d'une nou<br />

velle Éthique.<br />

Mais quel était le contenu de ces cadres séduisants? Le lec<br />

teur averti du Tractatus pouvait déjà s'en douter. Non seule<br />

ment Spinoza devait légitimement inquiéter les chrétiens par<br />

son exégèse biblique et son insidieuse interprétation des pro<br />

phéties, mais sur deux points il révélait le substrat métaphy<br />

sique de ses impiétés. Tout d'abord l'impossibilité du miracle<br />

dans l'enchaînement des lois naturelles engageait la doctrine<br />

d'un Dieu infini, immuable, sans passions, qui n'intervenait pas<br />

dans les affaires humaines et dont l'action s'inscrivait totale<br />

ment dans le déterminisme universel. De plus, en interdisant<br />

toute servitude réciproque entre la raison et la foi, Spinoza<br />

(1) Lettre du 14 juin 1696 à M. Lamy (en tête de son ouvrage Le Nouvel<br />

Athéisme renversé, Paris, Roulland, 1696).<br />

(2) Lettre du 14 mai 1696 (ibid., Avertissement).<br />

(3) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil., p. 11).<br />

(4) Dictionnaire historique et critique (5° édit., Amsterdam, 1734, t. V,<br />

p. 201).<br />

(5) Lettre à Malebranche du 17 septembre 1713 (in Cousin, Fragments<br />

de philosophie cartésienne, Paris, Charpentier, 1845, p. 269).<br />

(6) Lettre de M. Hideux du 15 mai 1696 (in Lamy, op. cit., Avertissement).<br />

(7) Lettre de Mgr de Sillery (ibid.).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 223<br />

donnait déjà l'esquisse d'une théorie de la connaissance et sépa<br />

rait en dignité l'ignorance pieuse et soumise du vulgaire, domaine<br />

de la foi et de la révélation, de l'évidence intérieure qui mène<br />

i le sage à la vérité et à Dieu. Donc, dès le Tractatus, le chrétien<br />

pouvait accuser notre philosophe de soumettre Dieu au destin,<br />

iDeum subjicere fato et la foi à la raison, fidem subjicere rationi.<br />

Mais ce rationalisme déterministe se révélait avec beaucoup<br />

plus de brutalité dans l'Éthique. Et cela, dès le Ier livre. Dans<br />

ce sommaire apparent de la théologie scolastique où le lecteur<br />

ne se trouvait nullement dépaysé devant les distinctions de<br />

substance, modes et attributs, la théorie de la substance unique<br />

engageait aussitôt l'absorption du monde en Dieu : Tout ce qui<br />

existe, existe en Dieu (1); et la préface du IVe livre en donnait<br />

une confirmation plus voyante : « Cet être infini et éternel que<br />

nous appelons Dieu, autrement dit la Nature, agit en vertu de<br />

la même nécessité qui fait qu'il existe (2).» Dès lors un der-<br />

inier théorème clôt le cercle : « Dans la nature, il n'existe rien<br />

de contingent : au contraire, toutes les choses sont déterminées<br />

par la nécessité de la nature de Dieu à exister et à agir d'une<br />

façon donnée (3). » Le lecteur chrétien n'a nul besoin d'aller<br />

plus loin : les conséquences d'une telle doctrine sont désastreuses<br />

pour sa foi. Si l'on admet l'assimilation Deus sive Natura, le<br />

dogme de la création devient un mythe puéril; si Dieu n'est<br />

pas libre de modifier à son gré l'ordre éternel sans se nier lui-<br />

même, il n'y a plus de Providence dans l'histoire d'un monde<br />

qui obéit aux lois d'un mécanisme intelligent mais sans repen<br />

tir, dans lequel le miracle ne peut venir modifier les réalités<br />

physiques ni la grâce la condition humaine. Si l'homme enfin<br />

n'est pas libre, le péché originel n'a plus de sens, la rédemption<br />

n'est qu'une promesse vaine, le salut qu'un espoir fallacieux.<br />

Aussi bien, les réfutateurs du xvne siècle ne liront pas l'Éthique<br />

au-delà du premier livre; peu leur importent la théorie des<br />

idées développée dans le deuxième, le traité des Passions des<br />

troisième et quatrième, qui avait pourtant de quoi ravir les<br />

disciples de Descartes, ou l'étonnante mystique intellectualiste<br />

du traité de la Béatitude. Dès les prémisses, ils croient saisir<br />

l'homme et découvrir son venin : Spinoza est un athée, le pire<br />

de tous; ce n'est pas un de ces libertins discrets dont la doc<br />

trine est aussi relâchée que la conduite; c'est « l'imposteur »,<br />

(1) Éthique (livre I, théorème 15).<br />

2 Ibid., livre IV, Préface.<br />

(3) Ibid., livre I, théorème 29.


224 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

comme l'appelle déjà Christian Kortholt (1), qui détourne du<br />

vrai Dieu l'instrument divin de l'intelligence; c'est l'athée de<br />

système (2), qui pour la première fois fonde en doctrine cohé<br />

rente les aspirations les plus sataniques de notre nature corrom<br />

pue.<br />

Mais comment comprendre cette importance donnée à Spi<br />

noza par l'opinion philosophique en France? Il était si facile<br />

de taire son nom, de proscrire ses ouvrages, d'ignorer sa doc<br />

trine. En vérité, le bruit fait autour de Spinoza n'est pas dû<br />

à la virulence de ses idées et le scandale semble avoir été sys<br />

tématiquement organisé, puis utilisé par certaines factions phi<br />

losophiques. On n'a pas assez remarqué que l'introduction en<br />

France des Opéra Posthuma vers 1680 correspond au plus haut<br />

point de la lutte anticartésienne : la même année, le Père Valois<br />

sous le pseudonyme de Delaville adressait à tous les évêques<br />

un violent factum contre Descartes et ses disciples, où il mon<br />

trait l'incompatibilité de leurs principes avec le dogme de l'Eu<br />

charistie et l'identité de ces mêmes principes avec ceux de Cal<br />

vin (3). Mais Spinoza n'est pas nommé parmi les cartésiens,<br />

au nombre des disciples comme Clerselier, Delaforge, Rohault,<br />

Pierre Cally et Malebranche. C'est Leibniz qui le premier éta<br />

blit un rapport de filiation entre Descartes et Spinoza, essayant<br />

par là-même, sans grande générosité, de compromettre dans<br />

l'opinion cultivée européenne les disciples du premier par les<br />

terribles conséquences doctrinales du second. Tous ses apho-<br />

rismes circulent et sont repris par les anticartésiens : « Le spi<br />

nozisme est un cartésianisme immodéré « (4) », Spinoza n'a fait<br />

que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Des<br />

cartes (5) », « Spinoza, qui n'admet qu'une seule substance, ne<br />

s'éloigne pas beaucoup de la doctrine d'un esprit universel<br />

unique et même les nouveaux cartésiens, qui prétendent que<br />

Dieu seul agit, l'établissent quasi sans penser y (6) ». Dès lors,<br />

(1) De tribus impostoribus magnis (Kiel, 1680).<br />

(2) Le mot semble de Bayle (Dictionnaire historique et critique, 1697,<br />

article Spinoza), mais fut repris aussi bien par des apologistes comme<br />

Laubrussel (op. cit., p. 89) que par VEncgclopédie (articles Spinoza, Athée<br />

et Athéisme).<br />

(3) Sentimens de M. Descaries touchant l'<br />

essence et les propriétés du corps<br />

opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs de Calvin sur le<br />

sujet de l'eucharistie (Paris, 1680, in-12). La même thèse est soutenue deux<br />

ans plus tard par l'ouvrage anonyme, La Philosophie deM. Descartes contraire<br />

à la foi catholique (Paris, 1682, in-12,Bibliothèque municipale de Bordeaux,<br />

n» 35.043).<br />

(4) Leirniz, Œuvres (édit. Dutens, Genève, 1768, t. I, p. 392).<br />

(5) Lettre à l'abbé Nicaise du 15 février 1697 (édit. Gerhardt, Berlin,<br />

1875-1890, t. IV, p. 562).<br />

(6) Édition Erdmann de la Théodicée (Berlin, 1840, p. 179). Le rôle pré-


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 225<br />

le combat change d'aspect et nous comprenons mieux le rôle<br />

joué par l'Éthique en cette fin de siècle : Spinoza n'est pas<br />

attaqué pour lui-même et sa doctrine n'est pas objectivement<br />

étudiée; grâce à Leibniz et à la Compagnie de Jésus, qui repré<br />

sente en France le plus solide bastion anticartésien (1), la que<br />

relle de Spinoza apparaît de plus en plus comme un épisode de<br />

la querelle de Descaries. Bien souvent chez les cartésiens, nous<br />

sentirons le désir de désavouer une parenté odieuse, le besoin<br />

d'éclairer les différences originales des deux doctrines et même<br />

de les exagérer; mais quelle objectivité leur demander lorsque<br />

leur sort personnel et l'avenir de leur enseignement sont en<br />

jeu? Chez leurs ennemis au contraire, Spinoza apparaît comme<br />

le terme nécessaire d'une évolution de la pensée cartésienne et<br />

ce sont toujours les sinistres références de l'Éthique qui sont<br />

opposées ou suggérées à Malebranche.<br />

Faut-il en déduire que l'interprétation de Spinoza sera tou<br />

jours systématiquement faussée? Nous ne le croyons pas. L'obs<br />

curité de l'Éthique, qu'invoquent tous les réfutateurs, n'est sou<br />

vent qu'un paravent commode et une invite à la prudence;<br />

nous ne pouvons croire aisément sur parole ces lecteurs stu<br />

dieux de Tertullien et de saint Augustin. Or, cette doctrine,<br />

par sa force propre, dans la mesure même où une faction l'op<br />

posait à Descartes quand une autre la rapprochait de lui, consa<br />

crait aux yeux de tous l'éclatement du cartésianisme. Cette dis<br />

persion, visible en Hollande avec le lecteur de Leyde Geulincx<br />

et en Allemagne avec Clauberg, s'étale dans les polémiques<br />

d'Arnauld et de Malebranche sur la théorie des idées, le pre<br />

mier tirant Descartes vers l'empirisme, le second vers l'idéa<br />

lisme de la vision en Dieu (2). Mais pendant que Malebranche<br />

et Fénelon essaient de voler de leurs propres ailes, les esprits<br />

mineurs hésitent : Huet, fervent cartésien à Caen, rompt avec<br />

son maître, et sa Censura philosophiae cartesianae en 1689 scelle<br />

pondérant joué par Leibniz dans cette lutte anticartésienne est bien mis<br />

en valeur par Bouillier (op. cit., t. II, p. 415) et surtout par Friedmann<br />

(op. cit., p. 96 sq.). Cette intention est plus visible encore dans les lettres à<br />

Philipp de janvier 1680 (édit. Gerhardt, t. IV, p. 283 et 285) et à Molanus<br />

(ibid., t. IV, p. 268).<br />

Leibniz compte d'ailleurs sur la Compagnie de Jésus dans sa lutte<br />

(1)<br />

anticartésienne (cf. Friedmann, op. cit., p. 105, et édit. Gerhardt, t. IV,<br />

p. 346 et 349). Pour reprendre le mot de Friedmann (op. cit., p. 111), Spi<br />

noza est aussi bien pour les anticartésiens français que pour Leibniz « le<br />

boulet qu'on attache à Descartes pour plus sûrement le couler ».<br />

(2) La rupture se consomme en 1683 avec le Traité des vraies et des fausses<br />

idées d'ARNAULD (Cologne, 1683; cf. Œuvres philosophiques d'ARNAULD,<br />

édit. Jourdain, Hachette, 1843, p. 347 sq.).<br />

F. VHRN1ÈHE, I<br />

15


226 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

son rapprochement avec les Jésuites (1). François Lamy tantôt<br />

défend Malebranche et tantôt l'attaque (2); le «prince carté<br />

sien » lui-même qui attirait tout Paris à ses conférences, Pierre<br />

Sylvain Régis, passe pour un hérésiarque dans sa théorie empiriste<br />

de la connaissance (3). Dès 1673, un obscur philosophe<br />

de ruelle, habitué du salon de Mme de Sablé, M. de la Clausure,<br />

tirait « avec une certaine complaisance », selon le mot de Vic<br />

tor Cousin, des thèses cartésiennes sur l'infinité du monde ce<br />

que dix ans plus tard l'opinion française appellera spinozisme (4).<br />

C'est donc dans le désordre des doctrines, au moment de la<br />

plus grande confusion des consciences, que la métaphysique de<br />

Spinoza vient aborder la France. Elle contraste avec les produc<br />

tions de l'heure par la rigidité de ses démonstrations et par<br />

la sérénité de son ton impersonnel. Mais bientôt il apparaît<br />

qu'au contraire de Descartes, on ne peut acclimater Spinoza<br />

en terre chrétienne. De son acceptation ou de son refus, dépend<br />

la valeur accordée à la théologie traditionnelle. Dès lors, Spinoza<br />

concentre toutes les haines. Mais il était nécessaire, avant d'en<br />

trer dans le détail des réfutations, de montrer le désarroi de<br />

la pensée française et ses luttes internes dont le morcellement<br />

du cartésianisme n'est qu'un épisode : en face de Spinoza, les<br />

attitudes seront plus nuancées qu'on ne le croit d'habitude et<br />

représenteront, par leurs violences comme par leurs prudences,<br />

beaucoup<br />

moins les réactions personnelles de lecteurs objectifs<br />

ou !les aspects divers d'une large réfutation chrétienne que les<br />

incidences d'un système nouveau sur d'obscures polémiques, où<br />

l'intelligence française achève de se dégrader et de se perdre.<br />

B. —<br />

Anticartésiens et francs-tireurs.<br />

!Dans la lutte contre Spinoza, il semblerait normal de voir<br />

s'engager tous les anticartésiens du temps, et au premier rang,<br />

les champions batailleurs de la Compagnie de Jésus. En fait,<br />

il n'en est rien. Les Jésuites n'ont jamais attaqué Spinoza de<br />

front; ils semblent avoir longtemps partagé l'opinion de Bos-<br />

(1) Cf. Bouillier, op. cil. (p. 594).<br />

2 Ibid., t. II, p. 365.<br />

(3) Système de philosophie (Paris, Denis Thierry, 1690, t. I, livre 2, Chap. 1<br />

et 14, p. 184 sq.). Régis fut attaqué sur ce point par Lélevel, disciple de<br />

Malebranche, dans La Vraie et la Fausse Métaphysique (Rotterdam, 1694).<br />

(4) Cf. Victor Cousin, Fragments de philosophie cartésienne (Paris, Char<br />

pentier, 1845, p. 434 sq.). « Le monde sera donc nécessaire et comme il est<br />

déjà immense, il sera encore éternel: en un mot, le monde sera Dieu • (ibid.,<br />

p. 436).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 227<br />

suet sur l'opportunité du silence et ne s'être jamais exagéré<br />

l'urgence du danger. D'autres querelles essentielles les sollicitent<br />

dont l'enjeu temporel est plus évident : les déviations jansé<br />

nistes de l'augustmisme, les nouveautés cartésiennes de Port-<br />

Royal et de l'Oratoire;<br />

Spinoza en revanche ne compromet<br />

aucun intérêt majeur de la Compagnie, n'inspire aucune secte,<br />

n'entache l'enseignementidîaucun collège. Spinoza ne sera jamais<br />

comme Descartes l'objet des plaisanteries du Père Daniel (1),<br />

le point de mire d'attaques savamment concertées et éche<br />

lonnées tout au long du siècle; Spinoza ne verra pas se dresser<br />

contre lui une réfutation en forme comme celle de Malebranche<br />

par le Père Dutertre (2). Parmi ses Alhei detecli (3), le Père<br />

Hardouin place Pascal, Descartes et Malebranche, mais oublie<br />

Spinoza dont l'athéisme est voyant pour trop être dangereux.<br />

Mais cette discrétion vient aussi de l'intérêt modéré que mani<br />

feste la compagnie pour les spéculations philosophiques; ses<br />

meilleurs esprits vont aux belles-lettres, comme les Pères Rapin<br />

et Bouhours, ou se consacrent à la direction des grands comme<br />

confesseur du roi. La Compagnie d'ailleurs<br />

le Père de La Chaise,<br />

n'a pas de doctrine propre. Engagée depuis sa fondation avec<br />

la philosophie de > l'École, elle utilise sans aucune ferveur Aristote<br />

dans sa lutte contre Descartes (4), mais accueille aussi<br />

l'empirisme de Gassendi (5) et le scepticisme des dernières années<br />

de Huet. Aussi agira-t-elle par personnes interposées et faudra-<br />

t-il attendre la fin du règne pour voir le Père de Tournemine<br />

préciser l'attitude de -son ordre en face de Spinoza et reprendre<br />

avec quelque ampleur des accusations de Leibniz.<br />

iDepuis la fin de son préceptorat en 1680 et l'échec relatif<br />

auprès de l'opinion cartésienne de sa Demonslralio evangelica,<br />

nanti en 1678 de l'abbaye d'Aunay,puis en 1689 de l'évê-<br />

Huet,<br />

ché d'Avranches,<br />

était très en faveur auprès des beaux esprits<br />

(1) Le Voyage du monde de Descartes (Paris, 1690) et Lettres d'un péripalêticien<br />

à l'auleur.d'un voyage deiDescartes, touchant la connaissance des bêtes<br />

(Paris, 1693).<br />

(2) Réfutation d'un nouveau système de métaphysique proposé par le Père<br />

Malebranche (Paris, 1715, 3 in-12).<br />

(3) In Opéra Varia (Amsterdam, 1733, in-folio).<br />

(4) Cf. Bayle, Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philoso<br />

phie de M. Descaries (Amsterdam, Henri Desbordes, 1684, p. 1 : concordat<br />

entre les Jésuites et les Pères de l'Oratoire de septembre 1678; p. 12 : énu-<br />

mération de sept opinions cartésiennes interdites et remplacées par les<br />

notions aristotéliciennes de formes substantielles, d'accidents réels et abso<br />

lus inhérents à leur sujet, etc.).<br />

(5) Cf. Bouillier, op. cit., t. I, p. 572 (opinion du Père Daniel sur Gas<br />

sendi : > Il paraît être un peu pyrrhonien en métaphysique, ee qui, à notre<br />

avis, ne sied pas mal à un philosophe »).


228 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de la Compagnie de Jésus. Le mépris des cartésiens pour l'éru<br />

dition l'avait ulcéré : « Jam ergo ludibrium debemus cartesia-<br />

nis, quod docti sumus! » avouera-t-il dans les dernières pages<br />

de la Censure (1). N'oublions pas enfin qu'il passera les vingt<br />

dernières années de sa vie, rue Saint-Antoine, dans la maison<br />

professe des Jésuites, et qu'il leur léguera sa bibliothèque. Or<br />

l'abbé d'Aunay connaît fort bien Spinoza dont il a tenté lour<br />

dement de réfuter le Tractatus en 1679. Il est caractéristique<br />

de le voir revenir à l'attaque dix ans plus tard dans ses Questions<br />

sur le terrain plus métaphysique de l'accord de la<br />

d'Aunay<br />

raison et de la foi (2). S'il a lu l'Éthique, il ne la cite pas et se<br />

fonde seulement sur les chapitres XIV et XV du Tractatus.<br />

Avec assez de perspicacité, Huet montre bien que la séparation<br />

de la foi et de la raison en matière religieuse ne peut aller sans<br />

l'exaltation de la raison, et le futur auteur de la Faiblesse de<br />

l'esprit humain (3) donne libre cours à son indignation : « Voyez<br />

avec quelle stupidité dangereuse Spinoza dans son horrible et<br />

sacrilège traité... déclare que la théologie, c'est-à-dire la foi, ne<br />

doit pas être la servante de la raison, non plus que la raison<br />

servante de la foi; que ceux qui accommodent l'Écriture à la<br />

raison se trompent tout autant que ceux qui accommodent la<br />

raison à l'Écriture, qu'il y a dans les deux cas corruption réci<br />

proque et que chacune a son domaine propre et sa propre légis<br />

lation, sans s'opposer l'une à l'autre. » Au dire de Spinoza,<br />

« c'est une grave erreur que de vouloir soumettre la raison, don<br />

de Dieu, lumière céleste, gardienne et médiatrice de vérité à<br />

la lettre morte de l'Écriture...; on ne peut sans crime porter<br />

atteinte à la dignité de l'esprit qui est en nous la marque du<br />

Verbe divin, syngraphum Verbi Dei (4) ». Huet, qui ne peut<br />

accepter ce rationalisme, voit une hypocrisie nouvelle dans le<br />

fait d'assigner à la foi le domaine obscur de l'obéissance : « Dès<br />

lors, si l'on se sent poussé à l'obéissance de Dieu par les fables<br />

des Grecs, le culte des idoles ou la doctrine du Coran, on devra<br />

les suivre! » « Toutes ces folies devraient être non pas réfutées,<br />

mais réprimées par les verges et par les fers, non disputationibus,<br />

sed vinculis ac virgis fuerinl opprimenda (5). » Rien n'est plus<br />

F^(l) Cf. le commentaire d'Emile Saisset, Le Scepticisme (Paris, Didier,<br />

1865, p. 244).<br />

(2) Pétri Danielis Huelii Alnetanae Quaestiones de concordia rationis et<br />

fidei (Caen et Paris, Thomas Moette, 1690).<br />

(3) Le De imbecillilale mentis humanae, ouvrage posthume, parut en 1723<br />

par les soins de l'abbé d'Olivet.<br />

(4) Quaestiones Alnetanae (op. cit., p. 76-77).<br />

(5) Ibid., p. 77.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 229<br />

odieux que de limiter la religion à l'action vertueuse, à l'obéis<br />

sance à une loi morale qui ne se fonde pas sur une théologie<br />

positive : « Nous pouvons alors ignorer la manière d'obéir^ à<br />

Dieu, ce qu'est Dieu, ce qu'il ordonne, par le ministère de qui<br />

il a promulgué ses ordres, quels livres nous ont été transmis<br />

où cette obéissance s'affirme nécessaire. » Il est impensable que<br />

tous les païens vertueux soient sauvés. La religion de Spinoza<br />

n'est qu'une dérision de la foi véritable. Il faut sévir contrejcet<br />

athée sans mérites, dont la folie égare déjà nombre de chrétiens<br />

qui « prétendent admirer un homme non seulement ignorant de<br />

l'Écriture, de toute théologie, de la probité philosophique et<br />

des belles-lettres, mais aussi d'un esprit étroit, absolument<br />

fermé au raisonnement logique et à l'enchaînement des causes<br />

et des conséquences (1)<br />

». Huet comme toujours se laisse aller<br />

aux redondances latines, mais derrière ses excès de langage<br />

perce une inquiétude qui est aussi celle de ses maîtres jésuites.<br />

Mais dans cette défense d'une religion positive inaccessible<br />

aux curiosités de la critique et aux spéculations de l'esprit,<br />

aucune allusion à l'Éthique ne se fait jour. Le Père Ignace de<br />

Laubrussel ne va guère plus loin : « Si Spinoza se fût contenté<br />

d'écrire sur la métaphysique, on l'aurait laissé comme un extra<br />

vagant (2). » Rendant ironiquement hommage au philosophe<br />

hollandais d'avoir fait succéder au libertinage grossier un liberti<br />

nage raffiné et séduisant, il n'essaie pas de suivre l'enchaînement<br />

de l'Éthique et se borne à lancer les accusations les plus banales :<br />

c'est un système « qui porte à l'athéisme le plus insensé (3) »;<br />

c'est une hypothèse qui témoigne « d'un renversement d'es<br />

d'<br />

prit (4) », œuvre monstrueuse « une cervelle démontée (5) ».<br />

Une telle polémique n'est pas un modèle d'honnête discussion.<br />

Il fallut attendre 1712 pour que la Compagnie de Jésus prît<br />

officiellement position en face de l'Éthique, mais là encore, Spi<br />

noza n'est étudié qu'en fonction de la lutte anticartésienne.<br />

Cette année-là venait de paraître, à l'insu de son auteur, la<br />

première partie du Traité de l'existence de Dieu de Fénelon qui<br />

s'appuyait solidement sur les démonstrations de la théodicée<br />

de Descartes. Les Jésuites, fort liés avec Fénelon, furent effrayés<br />

(1) Quaestiones Alnetanae (op. cit., p. 78) : « Hominem mirari, nonsolum<br />

Scripturae Sacrae omnisque theologiae ac sincerae philosophiae, meliorumque<br />

literarum plane rudem, sed permediocrem etiam ratiocinan-<br />

ingenio et ad<br />

dum causasque et consequentias rerum videndas satis obtusum. »<br />

(2) Traité des abus de la critique en matière de religion<br />

.....<br />

(Paris, Dupuy, 1710,<br />

p. 72).<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Ibid.,<br />

(5) Ibid.,<br />

p. 201.<br />

p. 204.<br />

p. 205.


■230<br />

<strong>SPINOZA</strong>. ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de cette autorité soudaine donnée à leurs ennemis et chargèrent<br />

le Père Tournemine, un des plus brillants, maîtres du collège<br />

Louis le Grand, de rédiger une préface qui corrigerait « le mau<br />

vais effet du livre (1) ». Fénelon n'est pas cartésien, insinue<br />

avec habileté notre Jésuite; il a utilisé des preuves fondées sur<br />

«des opinions nouvelles fort contestées»,<br />

preuves ad hominem,<br />

mais ce sont, là des<br />

valables « pour les cartésiens et les maler<br />

branchistes (2) ». Mais par là même, il peut laisser accréditer<br />

les erreurs de Spinoza; Tournemine s'offre donc à remplacer le<br />

prélat trop préoccupé par les devoirs de, sa charge et qui n'a<br />

pu mettre au courant un traité déjà ancien : « Je n'ai pu refu<br />

ser à des personnes, pour qui je dois avoir une déférence abso<br />

quelques réflexions qui remplaceront mal celles que l'illustre<br />

lue,<br />

auteur n'a pas faites (3). »<br />

Aussitôt, avec beaucoup de netteté, Tournemine limite le<br />

débat. L'Éthique dérive indiscutablemsnt de Descartes et il est<br />

vain de la réfuter en invoquant les principes mêmes dont elle<br />

est tirée : « Le système de Spinoza n'a rien de nouveau que les<br />

principes cartésiens auxquels il a tâché de l'ajuster et le langage<br />

obscur dont il l'a enveloppé (4). » C'est avant tout une doctrine<br />

de la nécessité : « Point d'autre Dieu que le monde, que le tout,.<br />

que l'être universel, que cette source éternelle et nécessaire de<br />

tout ce qui paraît, que cette substance unique dont tout ce qui:<br />

existe sont des portions et tout ce qui arrive des affections (5). »<br />

Peut-on concevoir que cette substance soit aveugle? Mais c'est<br />

alors nier effrontément la finalité de l'univers, l'harmonie « de<br />

productions si sages et si concertées ». On ne peut prétendre<br />

que


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 231<br />

matière doit être intelligente, mais rien n'est plus incompatible<br />

que l'esprit et la matière dans un même sujet; la matière ne<br />

peut penser. Voilà pourquoi tant de philosophes anciens, comme<br />

Pythagore au dire de Virgile,<br />

trés de la Chine, joignent à la matière « une âme du monde<br />

intelligente », divisant ainsi le tout en deux parties, l'une spiri<br />

tuelle, l'autre matérielle. Ce sont là des systèmes absurdes, mais<br />

ou de modernes comme les let<br />

non athées. Seul Spinoza se flatte dérisoirement de détourner<br />

l'objection en prétendant que sa substance unique est « suscep<br />

tible de plusieurs attributs; un attribut la rend étendue, un<br />

autre la rend pensante ». Qui ne voit qu'il s'agit là d'une argu<br />

tie purement verbale? «Admirable effort de ce rare génie (1),»,<br />

s'écrie ironiquement Tournemine.<br />

Le détail même de l'Éthique n'est pas moins équivoque. Que<br />

veut dire cette 6e proposition du Ier livre suivant laquelle une<br />

substance ne peut en produire une autre? Et cela,<br />

sous pré<br />

texte qu'il ne peut exister deux substances de même attribut,<br />

c'est-à-dire qui aient quelque chose de commun. Vraiment, Spi<br />

noza emploie « un curieux langage », car en bon « français, n'avoir<br />

rien de commun » signifie n'avoir aucun rapport et non être<br />

de nature différente (2). C'est engager là en tout cas une étrange<br />

doctrine de la causalité. Et Tournemine, fidèle à Aristote, d'expli<br />

quer à Spinoza que l'on peut connaître l'effet par la cause, non<br />

la cause par l'effet, car « l'effet ne contient pas toutes les<br />

perfections de la cause ». Les lois naturelles ne reflètent donc<br />

pas les fluctuations intimes d'une substance unique, mais les<br />

rapports réciproques de substances hétérogènes. Il n'y a pas<br />

de substance unique ; Spinoza a bâti « sur le fondement ruineux<br />

d'un axiome pris à contresens ». « Tant vanté par ceux qui res<br />

pectent son obscurité, il fait pitié à ceux qui l'entendent (3). »<br />

En conclusion, rien n'est plus stupide que cette négation<br />

constante de la Providence dans l'Éthique. Tout reflète dans<br />

l'univers la volonté libre d'un ouvrier divin « qui a conformé<br />

son ouvrage au dessein qu'il avait ». D'où vient donc cette<br />

nécessité, cette servitude? « S'il y a un esclave, il y a un maître,..;<br />

le sujet de détermination n'est point sans un principe de déter<br />

mination (4). » Spinoza n'est pas un vrai philosophe, c'est un<br />

dangereux illusionniste « qui se joue de ses lecteurs par des<br />

expressions prises à contresens »; quant à ses disciples, « ils<br />

(1) Démonstralion de l'existence de Dieu (p. xxix).<br />

(2) Ibid., Préface, p. xxxn.<br />

(3) Ibid., p. xxxv.<br />

(4) Ibid., p. xxxvi.


232 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

supposent hardiment une nécessité générale par cette seule rai<br />

son qu'ils en ont besoin pour établir l'athéisme (1) ».<br />

Une telle réfutation, sans être originale, tranchait parmi les<br />

productions du temps par la vigueur de son ton. Pour la pre<br />

mière fois la Compagnie de Jésus prenait position en face de<br />

l'Éthique. Tournemine, fidèle à la ligne intellectuelle de son<br />

ordre, ne craignait pas d'opposer à Spinoza l'argument des<br />

causes finales, que le cartésianisme avait singulièrement déprécié<br />

et que Pascal refusait d'admettre dans son apologétique; à<br />

l'aube du xvme<br />

siècle, Tournemine faisait écho à la Théodicée<br />

de Leibniz et léguait à son élève de Louis le Grand, le futur<br />

Voltaire, un dogme que les déistes ne renieront jamais. Par<br />

contre,<br />

son langage scolastique et sa défense des formes subs<br />

tantielles paraissent déjà singulièrement vieillis. Mais le plus<br />

caractéristique est que cet incident, provoqué par les Jésuites<br />

pour désolidariser Fénelon de Descartes, n'apparaît encore que<br />

comme un épisode tardif de la lutte anticartésienne. L'effort<br />

pour comprendre Spinoza manque de sérieux et somme toute<br />

de loyauté.<br />

En dehors des cartésiens et des Jésuites, il n'y a plus que des<br />

francs-tireurs. L'Éthique ne semble guère avoir troublé les<br />

tenants d'Aristote dans leurs citadelles universitaires. Aucune<br />

allusion à Spinoza dans la Philosophia universalis de Duhamel<br />

dont le cours fut célèbre dans les collèges (2). Nous verrons<br />

même des censeurs officiels, des docteurs de Sorbonne comme<br />

Pirot et Courcier, gêner la publication des réfutations de Spi<br />

noza 60us prétexte de cartésianisme (3). Mais les isolés ne<br />

comptent guère. Il y a pourtant quelque bon sens dans le grief<br />

porté contre Spinoza par l'ancien pasteur,<br />

nisme, Isaac Papin (4). Dans son ouvrage posthume,<br />

transfuge du calvi<br />

rédigé en<br />

(1) Démonstration de l'existence de Dieu, Préface (p. xxxvn).<br />

(2) Philosophia universalis. Sive commentarius in universam Aristotelis<br />

philosophiam, ad usum scholarum comparatam (Paris, 1705, 5 vol. in-'*).<br />

(3) Notamment la réfutation de Dom François lb8b-<br />

Lamy (cf. infra), vers<br />

1688 (Correspondance de Bossuet, édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1910,<br />

Autot.<br />

III, p. 493). Lettre de Fr. Lamy à Mabillon du 24 octobre 1689, in<br />

Graphes de la collection de Troussures, édit. P. Denis, Paris, 1912, p. 608<br />

614.<br />

(4) Isaac Papin (1657-1709), neveu du pasteur Claude Pajon et de Denis<br />

Papin. Partisan d'un calvinisme tolérant, libéral. Après la Révocation,<br />

séjourne en Angleterre et en Hollande où Jurieu le fait condamner par le<br />

synode de Bois-le-Duc. Chassé comme hérétique, il rentre en France et<br />

abjure entre les mains de Bossuet le 15 janvier 1690. Il devait passer le<br />

reste de sa vie à combattre la tolérance qu'il avait défendue.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 233<br />

1707, la Cause des hérétiques discutée et condamnée par la méthode<br />

du droit (1), où il attaque sans délicatesse ses anciens coreli<br />

gionnaires, un chapitre condamne dans l'Éthique « l'abus de la<br />

géométrie » : « C'est de cette source qu'est sortie l'erreur de<br />

Spinoza qui nie qu'il y ait une substance incorporelle, parce<br />

qu'il s'imagine qu'il n'y a rien où l'on ne saurait concevoir ni<br />

lignes ni points... Cet axiome est vrai sans doute en géométrie :<br />

aucune autre chose qu'un corps ne saurait toucher ni être tou<br />

ché. Mais cet axiome est faux en parlant physiquement et notre<br />

propre expérience nous en démontre la fausseté, puisque nous<br />

avons une sensation physique par laquelle nous sommes cer<br />

tains et que nous pensons et que nos pensées influent en quelque<br />

manière dans les mouvements de notre corps (2). » Isaac Papin,<br />

avec quelque maladresse, semble opposer à la métaphysique<br />

rationnelle dont, à partir de Descartes, Spinoza marque l'extrême<br />

pointe, une philosophie de l'expérience, du sens intime, qui,<br />

intuitivement, nous assure de notre liberté et de l'existence en<br />

nous d'une substance spirituelle. La doctrine de la nécessité<br />

chère à Spinoza est un nouvel abus de la méthode géométrique;<br />

il ne s'agit pas de se demander si les miracles de Dieu sont<br />

possibles, mais s'ils sont. « Ses raisonnements prouvent unique<br />

ment que le comment est inexplicable; mais ils échouent contre<br />

l'autorité des témoins, contre la foy et contre l'évidence avec<br />

laquelle nous voyons que les faits sont constants (3). » Par<br />

cette défiance à l'égard du dogmatisme, par ce recours aux<br />

faits et à l'histoire, Papin annonce l'apologétique nouvelle de<br />

l'abbé Houteville (4).<br />

Il n'est pas moins curieux de voir Richard Simon, dans les<br />

dernières années de sa vie, dire son mot sur l'Éthique. A vrai<br />

dire, le critique ne goûte guère la métaphysique, mais comment<br />

laisser sans réponse les insultes et les plaisanteries de l'abbé<br />

Faydit contre lui-même et Malebranche (5)? Dans la mesure<br />

où on l'accuse de copier le Tractatus, il se sent solidaire de<br />

l'Oratorien accusé de tracer le même sillon que Spinoza. Or,<br />

(1) Cet essai fait partie du Recueil des ouvrages composés par feu M. Papin<br />

en faveur de la religion (Paris, Roulland, 1723, 3 vol. in-12), qui fut dédié<br />

par sa veuve à l'évêque de Blois, Jean-François de Caumartin, grand connais<br />

seur de Spinoza de même que son frère, protecteur attitré de Voltaire. Une<br />

première édition avait paru à Leyde en 1713.<br />

(2) Ibid., t. III, p. 115.<br />

(3 Ibid., t. III, p. 125.<br />

(4) La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Paris, Dupuis.<br />

1722, in-4°).<br />

(5) Abbé Faydit, Remarques sur Virgile et sur Homère... (op. cit., p. 107-


234 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Richard Simon semble avoir une connaissance originale des<br />

Opéra Posthuma. Mais derrière cette théodicée de forme géomé<br />

trique, il ne voit qu'athéisme déguisé : « Je dis athée* car d'appe<br />

ler Spinoza hérétique c'est trop peu dire. Cet homme n'a été ni<br />

juif ni chrétien. Il a été également opposé aux deux religions<br />

et il n'a reconnu le souverain Dieu, qu'il appelle quelquefois un<br />

être souverainement parfait et absolument infini, que de nom<br />

seulement (1). » « Lorsqu'on vient à examiner avec application<br />

ses sentiments, surtout dans ses derniers ouvrages, on y voit<br />

que ce Dieu n'est autre chose que la nature ou l'univers. Il ne<br />

reconnaît point de premier moteur (2). » Mais si l'appareil géor<br />

métrique de l'Éthique répugne à Simon, c'est avec beaucoup<br />

d'aisance qu'il lie le Ier livre avec la doctrine immanentiste<br />

d'une lettre à Oldenburg : « Dico me de Deo et Natura sententiam<br />

fovere longe diversam ab ea quam neoterici Christiani<br />

defendere soient; Deum rerum omnium causam immanentem, ut<br />

aiunt, non vero transeuntem statuo : omnia, inquam, in Deo<br />

esse et in Deo moveri cum Paulo affirmo (3). » Il y a beaucoup<br />

de complaisance et d'érudition gratuite quand il rapproche le<br />

déterminisme de l'Éthique de trois longs passages du Tractatus<br />

qu'il cite sur l'assimilation des lois de la nature et des décrets<br />

de Dieu (4). Mais comment savoir le fond de la pensée du vieux<br />

reclus de Dieppe? Y a-t-il de l'ironie dans cette mise en valeur<br />

de la lettre où Spinoza s'appuie sur Descartes, lorsqu'on l'ac<br />

cuse de soumettre Dieu au destin (5)? Est-ce l'effet d'une vieille<br />

rancune contre les cartésiens ennemis de l'érudition? En tout<br />

cas, le scepticisme s'étale dans cette conclusion fort cavalière<br />

sur le grave problème de la liberté : « Il y a sans doute un milieu<br />

à garder sur cette matière entre ceux que M. Faydit nomme<br />

spinozistes et cléricistes et les sociniens. Les premiers selon leurs<br />

principes détruisent entièrement la liberté, les autres au contraire<br />

(1)<br />

Bibliothèque critique ou recueil de diverses pièces critiques..., publiées<br />

?ar M. de Sainjore (Richard Simon) (Amsterdam, Jean-Louis de Lormes,<br />

708, t. III, p. 514).<br />

(2) Ibid., t. III, p. 512.<br />

3) Ibid., t. III, p. 531 (il s'agit de la lettre 73 de novembre 1675, Appuhn,<br />

t. III, p. 350).<br />

(4) Simon cite une grande partie du second point du chapitre VI sur les<br />

miracles (cf. Appuhn, t. II, p. 128 à 135, notamment p. 130 : « Sive dicamus<br />

omnia secundum naturae leges fleri sive ex Dei decreto et directione ordi-<br />

nari, idem dicimus... »).<br />

(5) Il s'agit certainement de la lettre à Jacob Osten du début 1671<br />

(Appuhn, t. III, p. 280) où Spinoza répond indirectement au cartésien Vel<br />

thuysen : » Que pense-t-il de son Descartes qui affirmait que rien ne peut<br />

être fait par nous qui n'ait été pré-ordonné par Dieu... et que cependant,<br />

nous agissons avec la liberté de notre arbitre, chose que, de l'aveu même de<br />

Descartes, nul ne peut concevoir. »


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 235<br />

relèvent tellement la liberté de l'homme qu'ils nient absolument<br />

la grâce de Jésus-Christ (1). »<br />

La compétence et la lourdeur consciencieuses de Gaspard Lan-<br />

genhert contrastent avec cette légèreté française. Ce Hollan<br />

dais que les historiens de la philosophie ont totalement ignoré,<br />

transfuge du calvinisme, était venu s'établir à Paris en juin 1697,<br />

bravant les dangers de la guerre à laquelle devait mettre fin<br />

trois mois plus tard la paix de Ryswick. Le 9 novembre de la<br />

même année, il abjurait le protestantisme entre les mains du<br />

Père jésuite Benié (2) et sollicitait la protection de l'abbé Régnier<br />

Desmarais, secrétaire perpétuel de l'Académie française, gram<br />

mairien de renom et élégant traducteur de l'Iliade et du De<br />

finibus. Recteur du gymnase de Zwolle, il donne à son départ<br />

des raisons uniquement religieuses et se glorifie d'avoir aban<br />

donné une situation enviée, pour se mettre sans hypocrisie en<br />

règle avec les injonctions de sa conscience (3). Vouant donc au<br />

malheur ses anciens compatriotes (4), il compte sur l'hospitalité<br />

de la France catholique, hospes in hospitalem Franciam veni.<br />

Mais la personnalité de Langenhert présente plus d'intérêt que<br />

ses déboires religieux. 11 enseignait la philosophie à Zwolle et,<br />

au dire de l'annaliste hollandais Petrus Rabus, défendait la<br />

thèse des animaux-machines (5). Mais à la suite de Geulincx<br />

dont il avait annoté le Compendium physicae (6), il s'était rapi<br />

dement éloigné de Descartes. En tout cas, grand amateur de<br />

joutes métaphysiques, remarquable connaisseur de Spinoza,<br />

(1) Bibliothèque critique (op. cit., t. III, p. 546).<br />

(2) Mazarine, ms. n° 1.119 : « Rationes quae ex calvinismo redire eum<br />

ad religionem Romano-catholicam fecerunt •, fol. 1-7.<br />

« (3) Mihi resipiscenti munus quod honeste satis et satis largiter illic me<br />

aluit, deponendum erat... Renuente conscientia, frequentenda ea a quibus<br />

abhorrebam sacra » (Mazarine, ms. 1.119, ibid.).<br />

« (4) Pessumos mores hominum abominans quibuscum tamen erat vivendum<br />

» (ibid.).<br />

(5) Petrus Rabus, Boekzaal van Europe (1701, t. I, p. 54; t. II, p. 648).<br />

Cf. A. J. Van der Aa, Biograftsch Woordenboek der Nederlanden (Haarlem,<br />

p. 128). A noter que Van der Aa l'appelle Langenheit et<br />

Brederode, 1865,<br />

non Langenherf qui est son véritable nom, attesté par maintes signatures<br />

dans le ms. de la Mazarine).<br />

(6) Compendium physicae, illustralum a Casparo Langenhert (Franeker,<br />

1688, in-8") (l'ouvrage n'est pas à la Nationale, mais se trouvait au British<br />

Muséum d'après le Catalogue de 1817, Londres, Woodfall). En 1699 devait<br />

paraître de lui une Traduction et commentaire du « Prince » de Machiavel<br />

(Amsterdam, 1699; cf. B. N., E. 3.229). Le Nieuw Nederlandsch biograftsch<br />

Woordenboek de Blok et Molhuysen (Leyde, Sijthoff, 1911) ne fait, pas<br />

mention du personnage.


236 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

notre homme pense, aussitôt arrivé en France, à monnayer sa<br />

science : le 3 juillet 1698, il dédie à l'archevêque de Paris, le<br />

cardinal de Noailles, une curieuse ébauche de réfutation de<br />

l'Éthique qui méritait un meilleur sort que de demeurer manus<br />

crite dans les papiers du séminaire de Saint-Sulpice (1).<br />

Une lettre assez plate à l'archevêque précède l'ouvrage; l'au<br />

teur, que onze mois de séjour en France ont réduit à l'indigence,<br />

quête quelque secours ou quelque bénéfice. Est-il de meilleure<br />

recommandation qu'une réfutation de cette Éthique dont les<br />

ravages ne se comptent plus et mènent les âmes à leur perdition?<br />

Spinoza est un adversaire redoutable, acer adversarius, non seu<br />

lement de notre religion, mais de toute religion. Dans l'amas<br />

aucune ne s'est révélée satisfaisante. Langenhert<br />

des réfutations,<br />

prétend avoir une méthode originale et décisive et, s'il ne peut<br />

dans cette ébauche donner une réfutation complète qui récla<br />

merait du loisir et l'absence de soucis matériels, il consacrerait<br />

volontiers sa vie à cette œuvre magistrale (2).<br />

Il y a évidemment du cuistre dans cette profession de foi,<br />

mais l'étude minutieuse de son essai fait oublier cette première<br />

impression. En quinze pages manuscrites, Langenhert prouve<br />

une lecture précise et une méditation fort originale de l'Éthique<br />

dont ses contemporains, surtout en France, sont fort incapables.<br />

Sans essayer de combattre Spinoza de l'extérieur en se référant,<br />

comme tant d'autres, à une orthodoxie qui ne peut convaincre<br />

que les convaincus, Langenhert accepte la lutte sur le terrain<br />

de son adversaire, la recherche rationnelle de la vérité (3) :<br />

« Beaucoup, à force de rechercher la vraie science des choses,<br />

fatigués et déçus, ont proclamé que la vérité est enfouie dans<br />

un gouffre, tout entière cachée et que la connaissance est impos<br />

sible. Cette science, Spinoza l'a recherchée assidûment et se<br />

glorifie de l'avoir trouvée avec le plus de chances de certitude<br />

et par la plus scrupuleuse des méthodes. Mon dessein est de<br />

montrer qu'il n'en a rien fait, qu'il n'a découvert aucun élément<br />

nouveau de vérité et de certitude; pour le prouver, c'est sur ses<br />

principes mêmes que je me fonderai (4). » Nous ne pouvons<br />

(1) Gaspari Langenhert philosophi meihodus refulandi opus posthumum<br />

Benedicli de Spinoza (Mazarine, ms. n»<br />

1.119, 2e cahier, fol. 1-17).<br />

« (2) Quod a capite usque ad calcem non refutaverim verbo tenus, haud<br />

mea, sed fortunae culpa est aliis mihi occupationibus quae victum volebat<br />

quaeri » (Mazarine, ms. 1119, 2e cahier, fol. 1).<br />

« (3) Veritatem me eam intelligere quae ralione nuda vestigatur, semel<br />

monuisse suflîciat » 2'<br />

(ibid., cahier, Préambule, fnl. 2).<br />

« (4) Hanc (scientiam) nec obiter quaesivit B. de Spinoza seque eam<br />

quam certissime quidem, si non accuratissime forte methodo, reperisse glo-<br />

riatur. Ut vero nihil ejus invenerit nec quicquam prae ceteris veri ac certi


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 237<br />

descendre jusqu'aux détails d'une réfutation encombrée de<br />

références et de citations; remarquons seulement que Langenhert,<br />

avec une prescience qui fait de lui le premier des critiques<br />

modernes du spinozisme, refuse de mettre au centre de la doc<br />

trine la théodicée du premier livre de l'Éthique; c'est en philo<br />

sophe, non en théologien, qu'il aborde la complexe théorie de<br />

la connaissance exposée dans le deuxième livre et la fin du<br />

premier. Tout d'abord, rien n'est plus contestable dans ses<br />

conséquences comme dans ses principes qu'un déterminisme<br />

universel fondé sur la causalité divine; derrière l'enchaînement<br />

infini des effets et des causes, Dieu demeure la cause immanente<br />

et par un passage à la limite, seule est vraie la causalité dans<br />

l'éternel qui consacre l'identité de la cause et de l'effet (1). Dès<br />

lors, une première stupidité saute aux yeux : tout rapport sup<br />

pose ou crée une identité; il n'y a plus de différence entre le sujet<br />

et l'objet, entre l'esprit et l'objet de connaissance : toute connais<br />

sance devient un mythe (2).<br />

Avec adresse, Langenhert utilise contre Spinoza la démons<br />

tration par l'absurde si lassante quelquefois dans l'Éthique :<br />

c'est de bonne guerre. De l'axiome 5 : « Les choses qui n'ont<br />

rien de commun entre elles, ne peuvent être comprises les unes<br />

par les autres (3) », il tire une réciproque : « Les choses qui ont<br />

entre elles quelque chose de commun sont comprises les unes<br />

par les autres, donc identiques (4). » Dans la mesure où les corps<br />

participent à l'étendue et les esprits à la pensée, ils sont donc,<br />

chacun dans leur genre, confondus. Il n'y a plus de principe<br />

d'<br />

individuaiion. Cette nature monstrueuse, à laquelle Spinoza<br />

donne le nom de Dieu, est à la fois l'un et le tout : « Toute la<br />

nature n'est qu'un seul individu, dont les parties... varient en<br />

d'infinies modifications, sans aucun changement de l'individu<br />

tout entier (5). » Il n'y a donc plus de natures individuelles,<br />

puisque toute chose finie ne pouvant être limitée que par une<br />

detexerit, indicare propositum est idque ex ipsis ejus praesertim fundamentis<br />

- (Mazarine, ms. 1.119, 2e cahier, fol. 2).<br />

(1) Éthique (I, axiome 4) : « La connaissance de l'effet dépend de la<br />

connaissance de la cause et l'enveloppe. » Langenhert rapproche de ce texte<br />

le De Emendaiione intellecius (Opéra Posthuma, p. 306) : « Cognitio effectus<br />

nihil aliud est quam perfectiorem causae cognitionem acquirere » (cf. sur<br />

ce point, Couchoud, op. cit., p. 179-180).<br />

« I (2) Ex quibus hanc collegimus summam : Quae per invicem intelliguntur,<br />

a se invicem non différant, sunt unum idemque, i. e., idem per se ipsum<br />

intelligitur. Corollarium : omnia quae percipiuntur per se percipi debent »<br />

(Mazarine, ms. 1.119, 2' cahier, fol. 3).<br />

(3) Éthique (I, axiome 5).<br />

(4) Langenhert, 2' cahier, fol. 2 v°.<br />

(5) Éthique, II, lemme 7, scholie (cf. Langenhert, fol. 5 v°).


238 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

autre de même nature qui par ailleurs lui est identique, ne<br />

serait donc bornée que par elle-même. Tout cela nous mène<br />

à l'absurde conclusion : « Rien n'est fini, tout est infini : nullam<br />

rem lerminari, omnem infinitam esse (1). r, Nouvelle conséquence<br />

et nouvelle absurdité; mettre la causalité en Dieu, c'est suppri<br />

mer toute causalité : « Rien n'est cause d'autre chose, tout est<br />

cause de soi, nullam rem alterius esse causam, sed omnem esse<br />

causant sui (2). » Comment interpréter alors les distinctions<br />

fameuses du livre III de l'Éthique entre agir et pâtir? Tout le<br />

système moral de Spinoza qui semble son dessein suprême<br />

s'effondre sur des bases aussi ruineuses (3). Comment fonder<br />

une physique sur une doctrine qui nie la communication des<br />

mouvements? S'il n'y a pas d'action réciproque entre substances<br />

indépendantes,<br />

même (4).<br />

rien ne peut être mis en mouvement de soi-<br />

Langenhert triomphe alors. L'étrange monde de Spinoza, où<br />

règne un déterminisme absolu, où la liberté est refusée tout<br />

aussi bien à l'homme qu'à Dieu qui n'a même pas, comme pour<br />

Descartes, l'initiative de la chiquenaude initiale,<br />

est le domaine<br />

de l'inconnaissable. L'homme ne peut prétendre par une phy<br />

sique retrouver les lois des phénomènes ni par une morale un<br />

sens à ses actions. Spinoza joue avec les mots dont il déforme<br />

le sens à loisir, confusas Cl vulgares loquelas; dans ses excès de<br />

subtilité, il ne fait que battre les airs (5); mais à ce jeu-là, il<br />

nous trompe tout autant qu'il se trompe, ludit et luditur.<br />

Certes, Langenhert excède souvent les droits d'une honnête<br />

discussion et, avec une complaisance inquiétante, verse l'obscu<br />

rité sur les passages ardus de l'Éthique. Mais sa critique qui<br />

va droit au IIe livre, témoigne d'une belle audace, refuse de<br />

suivre les accusations banales des théologiens, et jongle non sans<br />

adresse avec l'effrayant appareil géométrique de l'ouvrage. On<br />

peut lui reprocher d'être négative, mais Langenhert promet dans<br />

sa conclusion de trouver au problème de la connaissance des<br />

«•solutions neuves et originales (6) ». Or,<br />

cette promesse a été<br />

(1) Éthique (fol. 3 v°).<br />

(2) Ibid., fol. 4.<br />

(3) Ibid., fol. 7 et v».<br />

(4) Ibid., fol. 8 v».<br />

(5) Langenhert, op. cit. (fol. 5) : « medio-<br />

Quae, inquam, si quis vel<br />

criter suetus ratiociniis contulerit, nae is facili opéra perspexerit quam subtiliter<br />

subtilem sed non cohaerentem aerem pulset Spinoza ».<br />

(6) Ibid., fol. 9 : « Ne tamen opinetur quisquam quod, dum Spinozae haec<br />

objiciam, ex aliorum putem qui hactenus claruere Philosophorum ratiociniis<br />

propositae quaestionis solutionem hauriri posse : alia certe et ab iis diversissimum<br />

esse novi, quae huic et similibus satisfaciant. »


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 239<br />

tenue en partie. En 1701, notre Hollandais ouvrait à Paris une<br />

école de philosophie : un curieux prospectus, traduit par son<br />

protecteur l'abbé Régnier Desmarais,<br />

exposait en quatre dia<br />

logues les éléments d'une philosophie nouvelle et les sujets de<br />

— ses premières conférences (1). Le Nouveau Philosophe c'était<br />

—<br />

le titre de l'ouvrage essayait en dehors de Descart.es et de<br />

Spinoza de fonder une théorie valable de la connaissance.<br />

Renonçant au doute cartésien, attaquant violemment les uni-<br />

versaux scolastiques dont il faisait la base contestable de la<br />

théodicée spinoziste (2), il annonce une réfutation complète de<br />

l'Éthique « par les principes mêmes de Spinoza... et que Spinoza<br />

ne pourrait pas s'empêcher de reconnaître pour ses principes (3) ».<br />

Mais son idée nouvelle est que Spinoza n'a pas compris la dis<br />

tinction des sciences; il y a une vérité des mathématiques et de<br />

l'histoire qui n'est pas celle de la métaphysique : « Si, en compo<br />

sant son Éthique, il avait connu cette distinction des sciences,<br />

il n'aurait jamais attaqué le christianisme comme il l'a fait ni<br />

son judaïsme. Et si ceux qui ont entrepris de le réfuter l'avaient<br />

bien eux-mêmes connue, ils n'y auraient pas échoué comme ils<br />

l'ont fait au grand contentement des spinozistes (4). » Quant à<br />

la vérité du monde extérieur, par-delà la commode vision en<br />

Dieu de Malebranche, il semble annoncer déjà les solutions de<br />

Berkeley : « Hors de notre esprit, point de corps », ou amorcer<br />

l'hypothèse kantienne d'une science des « phénomènes, prouvée<br />

par le sentiment intérieur... et appuyée sur la vérité de la phy<br />

sique ». (5) 11 est remarquable cependant que ces voies nou<br />

velles dérivaient d'une exégèse minutieuse non seulement de<br />

Descartes, mais surtout de Spinoza dont Langenhert est pro<br />

fondément nourri (6). Même si nous ignorons ce que fut son<br />

influence —<br />

son école ne semble guère avoir attiré d'élèves et<br />

—<br />

nous perdons sa trace dès 1704 nous (7) tirons de sa courte<br />

(1) Le Nouveau Philosophe (Paris, André Cramoisy, 1701-1702, 3 dia<br />

logues d'octobre, novembre, décembre 1701 et 4e du début de 1702) (B. N,,<br />

R. 14.601). « L'auteur du Nouveau Philosophe donnera tous les mois au<br />

public un dialogue pareil à celui-ci, où il traitera de la philosophie suivant<br />

ses principes. Tous les mercredis il tiendra chez lui des conférences publiques<br />

pour ceux qui voudront s'en éclaircir avec lui... »<br />

« (2) C'est de la supposition des choses et des idées générales et univer<br />

selles que... Spinoza a tiré cet être universel qu'il appelle Dieu » (Le Nouveau<br />

Philosophe, 1" dialogue, p. 93).<br />

(3) Ibid., p. 75-77.<br />

4 Ibid., p. 65.<br />

5) Ibid., IV dialogue, p. 88.<br />

(6) Ibid. (W dialogue, citations p. 77-81; cf. p. 97 : « Depuis que vous<br />

avez lu Spinoza, vous me paraissez être devenu plus ardent dans la dispute<br />

que vous n'étiez en qualité de simple cartésien »).<br />

(7) Nous possédons de Langenhert un Carmen nalalilium Aremoricae


240 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

apparition dans le champ de la pensée française la preuve qu'à<br />

l'aube du xvme<br />

siècle, des conférences publiques sur Spinoza<br />

se sont tenues à Paris et qu'un académicien influent comme<br />

Régnier Desmarais ne craignait pas de prêter la main à une<br />

dangereuse vulgarisation.<br />

C. —<br />

Les<br />

cartésiens.<br />

« De sots cartésiens, pour écarter le soupçon de m'être favo<br />

rables, ne cessaient pas et continuent d'afficher l'horreur de<br />

mes opinions et de mes écrits (1) », écrivait Spinoza à Olden<br />

moins burg de deux ans avant sa mort. Aux yeux des cartésiens<br />

de Hollande, Spinoza passait en effet pour un transfuge et le<br />

Tractatus pour une trahison après le commentaire des Principes<br />

du maître. Une telle raison n'est pas valable pour les cartésiens<br />

de France. Si Urbain Chevreau, à la cour de l'Électeur palatin,<br />

pouvait encore croire en 1675 au cartésianisme de Spinoza (2),<br />

si Bayle put acheter, à la fin de 1679 à Paris, les Principia Renati<br />

Descartes et mesurer ainsi l'évolution de la pensée spinoziste (3),<br />

bien peu de Français étaient capables de déceler dans le Trac<br />

tatus l'utilisation audacieuse, en un domaine que le maître<br />

s'était interdit, de la méthode cartésienne (4). C'est pourtant<br />

en France parmi les cartésiens que Spinoza trouva ses adver<br />

saires les plus résolus et les mieux informés. Nous en avons déjà<br />

exposé la raison profonde : au milieu des attaques qu'ils subissent<br />

depuis plus d'une génération de la part des scolastiques et des<br />

jésuites, accusés d'enseigner une physique incompatible avec le<br />

dogme de l'Eucharistie et de favoriser par là le calvinisme,<br />

compromis avec l'augustinisme par les chefs de Port-Royal, les<br />

cartésiens français accueillent d'abord avec aisance les Opéra<br />

Poslhuma : c'est pour eux une remarquable occasion de prou<br />

ver contre la nouvelle impiété l'efficacité apologétique de leur<br />

doctrine; il serait vain de lutter contre Spinoza avec l'appareil<br />

démodé de la théologie naturelle et d'un finalisme puéril; Des<br />

cartes au contraire rénove les preuves traditionnelles de l'exis-<br />

Duci,<br />

en l'honneur de la naissance du duc de Bretagne (Paris, 1704, in-4°;<br />

cf. Catalogue du British Muséum de 1817, Londres, Woodfall, in verbo).<br />

Il) Lettres (édit. Appuhn, t. III, p. (?)).'<br />

342) (novembre 1675<br />

2 Chevraeana (Paris, Delaulne, 1697, t. I, p. 105-106). Cf. supra.<br />

(3) Œuvres diverses (t. IV, p. 577).<br />

(4) Thomassin dit cependant en 1678 : « L'auteur de ce livre (le Tractatus)<br />

est un grand cartésien et un grand raisonneur » (ms. de Carpentras, n»<br />

k v<br />

1.694,<br />

•fol. 112).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 241<br />

tence de Dieu et réconcilie la foi et la raison. Mais nos carté<br />

siens, tentés par des voies diverses et qui souvent se déchirent<br />

entre eux, ne sont pas fâchés non plus de démontrer en face de<br />

Spinoza la valeur dialectique et l'orthodoxie chrétienne de leurs<br />

propres déviations. C'est donc pour le cartésianisme une ques<br />

tion de salut; c'est en combattant Spinoza qu'il fera la preuve<br />

à la fois de son efficience et de sa piété.<br />

Mais cette aisance devait être de courte durée. Les ennemis<br />

de Descartes, loin de désarmer, ajoutaient à l'argument eucha<br />

ristique une accusation plus insidieuse; dans une campagne qui<br />

souvent apparaît conjuguée, Leibniz et la Compagnie de Jésus<br />

dénoncent la parenté des deux philosophes. Il devient donc<br />

urgent de défendre Descartes et de se désolidariser violemment<br />

de l'impiété nouvelle. Nous distinguerons historiquement ces<br />

deux attitudes : la première époque est marquée par une offen<br />

sive presque officielle de l'Église française qui, dans ses meilleurs<br />

esprits, croit encore à l'utilité de Descartes et si l'on en juge<br />

par l'importance donnée à l'événement par les correspondances<br />

du temps et par la valeur des autorités engagées, semble com<br />

mettre le soin de réfuter Spinoza au bénédictin François Lamy.<br />

A cette attitude offensive allait succéder vers 1696-1697, à la<br />

suite de l'affaire déclenchée par la lettre de Leibniz à l'abbé<br />

Nicaise, une attitude défensive. L'Église devient réticente à<br />

l'égard d'une doctrine compromise; Fontenelle, qui se dit car<br />

tésien en physique, ne se soucie nullement de défendre des<br />

valeurs théologiques qu'il conteste. La piété cartésienne se fait<br />

dès lors prudente : alors qu'Arnauld et Lélevel se taisent, inter<br />

viendront encore avec autorité les derniers fanatiques, Pierre<br />

Cally et Régis.<br />

Né l'année même du Cid, le baron de Monthyveau, capitaine<br />

de chevau-légers, passait à l'armée pour un rude bretteur (1);<br />

converti à la suite d'un duel où la règle de saint Benoît l'avait<br />

protégé, il avait pris l'habit en 1658 et prononcé ses vœux à<br />

Reims l'année suivante; devenu Dom François Lamy en entrant<br />

dans la Congrégation de Saint-Maur, il devait cependant, conser<br />

ver l'humeur querelleuse et susceptible du duelliste d'autrefois.<br />

(1) Cf. Bouillier, op. cit. (t. II, p. 363)<br />

(des renseignements souvent dis<br />

cordants sont donnés par Moreri, La Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques<br />

du 18' siècle, Paris, 1736, 2 vol. in-8°, et par Dom Tassin, Histoire littéraire<br />

de la Congrégation de Saint-Maur, 1770, in-4").<br />

P. VERNIÈRE, I<br />

16


242 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

En quarante ans, il se heurta à tous les philosophes et théolo<br />

giens de son temps : Rancé, Arnauld, Nicole, Duguet, Fonte<br />

nelle; et même son maître Malebranche devait éprouver la<br />

vigueur de ses coups (1). Mais aucune mélancolie chez ce moine<br />

militaire; rien de cette hauteur chagrine qui écarte d'Arnauld.<br />

Un de ses ennemis, le Père André, le décrit ainsi (2):« Il avait<br />

un peu de ce qu'on appelle précieux, un peu vain, présomptueux,<br />

aimant à briller, imaginatif, délicat et sensible,<br />

assez philosophe<br />

et qui eût pu même passer pour un bel esprit, s'il eût eu ce<br />

goût naturel et sensé qui doit être la première règle d'un écri<br />

vain... Il déplaît en un mot parce qu'il veut plaire (3). » Le<br />

Père André avait tort : François Lamy plut beaucoup et malgré<br />

son style à la Balzac, sut attirer la confiance d'un Bossuet et<br />

l'amitié d'un Fénelon.<br />

Célèbre jusque-là pour son enseignement théologique, François<br />

vint résider peu de temps avant 1685 à l'abbaye Saint-<br />

Lamy<br />

Faron de Meaux,<br />

qu'il devait quitter en 1687 pour devenir<br />

prieur de Rebais. C'est alors qu'entre Bossuet et le Bénédictin<br />

fut mis sur pied le grand projet de réfutation contre Spinoza.<br />

Bossuet a déjà agi contre le Tractatus dans son Discours sur<br />

l'histoire universelle, mais se sent mal armé devant les subtili<br />

tés de l'Éthique; au fond la philosophie demeure pour lui la<br />

servante de la théologie; un rude jouteur comme Lamy ferait<br />

l'affaire, avec d'autant plus de chances qu'il est cartésien, et<br />

que devant un libertinage aussi spécieux,<br />

un athéisme aussi<br />

neuf, Descartes seul est assez moderne pour servir efficacement<br />

de rempart à la foi. Bossuet lui-même, malgré son éducation<br />

thomiste, n'a pas craint de suivre Descartes pas à pas dans La<br />

connaissance de Dieu et de soi-même qui devait initier le dauphin<br />

à la philosophie (4). François Lamy se met donc au travail :<br />

en 1686 (5), une centaine de pages constituent une réfutation<br />

(1) Il attaque Rancé sur la valeur des études monastiques, Arnauld sur<br />

la vision en Dieu, Fontenelle sur les causes occasionnelles, Leibniz sur<br />

l'haTmonie préétablie; mais il penche pour Fénelon et abandonne Male<br />

branche sur la doctrine du pur amour (cf. Bouillier, op. cit., t. II, p.<br />

364-<br />

366J.<br />

(2) Disciple comme Lamy de Malebranche, le Père André dissimule mal<br />

sa jalousie : « Grand copiste de Malebranche, il fait partout le méditatif,<br />

mais il le copie sans lui ressembler. »<br />

(3) Père André (ms. de Troyes, n"<br />

2.287; cf. Bouillier, op. cit., t. II,<br />

p. 364, note 1).<br />

(4) Le traité ne devait paraître qu'après sa mort, mais la lettre latine à<br />

Innocent XI du 8 mars 1679, où il expose son plan général d'éducation, le<br />

préfigure très nettement dans sa partie philosophique.<br />

(5) Dans l'Avertissement de 1696, Lamy avouera que son ouvrage « est<br />

composé en grande partie depuis dix ans ».


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 243<br />

géométrique de Spinoza; le Bénédictin, après avoir traduit et<br />

contesté les définitions, axiomes et propositions du Ier livre de<br />

l'Éthique,<br />

reprend méthodiquement l'ordre de son adversaire et<br />

essaie de camper une théodicée orthodoxe. Puis il laisse le<br />

manuscrit dans ses tiroirs. Bossuet ne l'entend pas ainsi et<br />

rafraîchit la mémoire du nouveau prieur de Rebais par une<br />

lettre du 7 janvier 1688 : « La méthode (de votre démonstration)<br />

en eét nette et elle m'a fait souvenir des propositions contre<br />

Spinoza que je souhaiterais beaucoup voir au jour (1). » Dom<br />

Lamy<br />

s'excuse : « J'avais mis la Réfutation de Spinoza au nombre<br />

des vieux registres qu'on ne veut plus regarder. Si néanmoins,<br />

Monseigneur, vous la jugez utile à la religion, vous en êtes le<br />

maître (2) »;<br />

et Bossuet de Versailles promet d'agir : « Je verrai<br />

quand je serai à Paris ce qu'on pourra faire de l'ouvrage contre<br />

Spinoza que je crois en effet être utile (3). » Malebranche consulté<br />

à son tour approuve la méthode : « Il me semble que vous en<br />

dites assez pour renverser les principes de Spinoza (4) », mais<br />

tout en donnant des conseils de rigueur et de précision, craint<br />

une publicité dangereuse : « Je crois en général qu'écrivant<br />

contre Spinoza, il faut rapporter de ses écrits suffisamment pour<br />

assurer le lecteur que ce sont ses sentiments que l'on combat.<br />

On pourrait néanmoins prouver les vérités qu'il attaque sans<br />

faire mention de lui (5)... » L'ouvrage, largement soutenu, semble<br />

donc vers le début de 1688 assuré de paraître. Mais on avait<br />

compté sans la Sorbonne. Les deux docteurs commis à la cen<br />

sure, Pirot et Courcier, s'opposent à la parution (6); le motif<br />

officiel était qu'une réfutation trop géométrique risquait de<br />

laisser le lecteur sur la force de Spinoza, et le docteur Pirdt<br />

réclamait une seconde réfutation à la portée du vulgaire: le<br />

motif profond était l'hostilité des tenants d'Aristote contre une<br />

dialectique purement cartésienne : la Sorbonne se devait de<br />

censurer Lamy comme elle avait refusé d'approuver la Recherche<br />

de la Vérité (7). Le Bénédictin, lassé de ces oppositions, pris<br />

(D « Correspondance de Bossuet (édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1910,<br />

t. III, p. 469, lettre du 7 janvier 1688).<br />

(2) Ibid., p. 493.<br />

p. 494 (lettre du 26 janvier 1688).<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Correspondance inédile de Malebranche (édit. Blampignon, Paris, 'Dou<br />

niol, 1861, p. 49).<br />

(5) Ibid., p. 51 (ces deux lettres, non datées, semblent être antérieures<br />

à 1688).<br />

(6) Ct. lettre de Lamy à Mabillon du 24 octobre 1689 (Autographes de<br />

la Collection de Troussures, édit. P. Denis, Paris, 1912, p. 608 à 614).<br />

(7) C'était le même Pirot qui avait censuré Malebranche (cf. Bouillier,<br />

op. cit., t. II, p. 21).


244<br />

par de nouveaux ouvrages (1),<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ne donna que près de dix ans<br />

plus tard, après une attente impatiente du public, le livre qui<br />

allait en France constituer le plus solide effort antispinoziste :<br />

le Nouvel Athéisme renversé (2).<br />

Mais cette fois, toutes les précautions étaient prises. C'était<br />

autour de Lamy une véritable levée de boucliers. Fénelon, inti<br />

mement lié avec l'auteur et devenu depuis un an archevêque<br />

de Cambrai, recommandait solennellement l'ouvrage et permet<br />

tait l'impression en appendice d'un plan personnel de réfuta<br />

tion (3). Mgr de Sillery, évêque de Soissons, sans comprendre<br />

l'attrait maléfique sur les libertins des obscurités de l'Éthique,<br />

se félicitait d'une exposition claire qui dissiperait l'erreur : « Il<br />

suffit de comprendre (cette doctrine) pour en concevoir de l'hor<br />

reur et du mépris; elle se détruit d'elle-même du moment qu'on<br />

la dépouille des tours mystérieux dont cet esprit dangereux l'a<br />

revêtue. » M. Hideux, curé des Saints-Innocents, déclamait<br />

contre « le monstre affreux » : « Notre siècle a vu avec horreur<br />

s'élever un fameux maître dans l'école de l'impiété; et ce maître,<br />

sous prétexte de redresser les idées et de corriger les préjugés<br />

des hommes, vouloir ôter à Dieu sa liberté, sa providence, son<br />

pouvoir, en le soumettant à une fatalité aveugle... et mettre le<br />

souverain bien de l'homme dans l'homme même. » Le docteur<br />

de Sorbonne Coulau, directeur de la Bibliothèque Mazarine,<br />

critiquait les faux raisonnements de ce « méchant philosophe »<br />

qui nous enveloppe d'<br />

« une chaîne de ténèbres », et attendait<br />

de Lamy une réfutation fondée, non « sur de beaux lieux com<br />

muns », mais sur « un excellent usage de cette raison même bien<br />

conduite ». Pour couronner le tout, Bossuet intervient à son<br />

tour; deux fragments de lettres prouvent son contentement :<br />

« J'approuve beaucoup, Monsieur, tout ce que je vois dans votre<br />

ouvrage contre Spinoza. Il est plein d'une excellente et sublime<br />

métaphysique. » Même en tenant compte de l'abstention de<br />

Noailles, archevêque de Paris, et des Jésuites, le Nouvel Athéisme<br />

renversé, par le poids de ses protecteurs, semblait soutenu par<br />

l'autorité collective du catholicisme français (4).<br />

(1)<br />

Traité de la vérité évidente de la religion chrétienne (Paris, Couterot,<br />

1694) et Traité de la connaissance de soi-même (2 vol., 1694; 2 nouveaux vol.<br />

en 1697).<br />

(2) Chez deux éditeurs, Roulland et Jean de Nully (1696), in-12 de 524 p.<br />

(Les deux éditions, Roulland (B. N., D. 40.353) et Jean de Nully (Bordeaux,<br />

35.210) sont identiques et portent le même sous-titre : Réfutation du sys<br />

tème de Spinoza tirée pour la plupart de la connaissance de la nature de<br />

l'homme.)<br />

(3) Ibid., p. 525-550.<br />

(4) La lettre de Sillery est du 14 mai 1696,<br />

celles de Hideux et Coulau


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 245<br />

Mais François Lamy, d'autre part, tenait à écarter toutes<br />

les oppositions venues de Sorbonne; son ouvrage triplait de<br />

volume; à une réfutation géométrique à l'usage des s libertins<br />

spirituels », s'adjoignait une réfutation selon « la méthode com<br />

mune » à l'usage du grand public. Enfin, un long préambule<br />

exposait avec clarté la doctrine de Spinoza, tout en révélant<br />

ses conséquences désastreuses dans le triple domaine de la reli<br />

gion, de la morale et de la politique.<br />

Jamais encore le danger de Spinoza n'avait été dénoncé avec<br />

autant de violence. Le salut des jeunes générations est en jeu,<br />

s'exclame Lamy : « On m'assurait que le nombre des sectateurs<br />

de Spinoza allait croissant tous les jours, que ses erreurs avaient<br />

tourné la cervelle à bien des jeunes gens et l'on m'en donnait<br />

des preuves de fait auxquelles il était malaisé de résister (1). »<br />

Or, ce salut dépend, tout autant que de la foi, d'une métaphy<br />

sique saine. Spinoza, par ses folies, consacre la révolte de l'intel<br />

ligence contre la religion. Nul n'a su le réfuter jusque-là : Lamy<br />

a lu Cuperus et a entendu parler par la Gazette de Hollande<br />

de l'Impie convaincu d'Aubert de Versé (2); mais ce sont des<br />

sociniens déguisés. Faut-il se taire? « Quelques personnes pour<br />

raient peut-être penser qu'il serait plus à propos de dissimuler<br />

ces erreurs que de les publier en prétendant les réfuter. Mais<br />

outre que le mal... est déjà fait..., outre que ce système a déjà<br />

fait trop de bruit chez les libertins et fait tous les jours trop de<br />

progrès pour pouvoir prétendre le supprimer par cette dissimu<br />

lation, il est à propos d'ôter aux impies la pensée qu'ils pour<br />

raient avoir qu'on les redoute en supprimant leurs ouvrages.<br />

Il faut s'efforcer de leur faire voir que la véritable religion n'a<br />

rien à craindre... et que la raison ne plaide pas moins bien sa<br />

cause que la révélation (3). »<br />

Mais avant de faire plaider la raison, le sens commun suffit<br />

à montrer dans le spinozisme un monstre destructeur de toute<br />

humanité. Chacun connaît le gros de la doctrine, une substance<br />

unique, Dieu, qui assume toute réalité en dehors des êtres qui<br />

ne sont que des modifications passagères. Mais a-t-on vu les<br />

conséquences de cet athéisme déguisé, puisque son Dieu « est<br />

du 15 mai. Le 24 mai, Fénelon demande l'avis de Bossuet : « Avez-vous In,<br />

Monseigneur, l'ouvrage du Père Lamy contre Spinoza? Auriez-vou» la<br />

bonté de me mander ce que vous en pensez? » (Corresp. Bossuet, op. cit.,<br />

t. VII, p. 409). Le 14 juin, rassuré, il envoie sa recommandation à Lamy.<br />

Il est à remarquer que la querelle du quiétisme couvait déjà depuis l'arres<br />

tation de M»» Guyon en décembre 1695.<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé, Préambule.<br />

(2 Ibid., p. 11.<br />

p. 15.<br />

(3) Ibid.,


246<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

sans liberté et sans providence, sans but et sans fin, sans choix<br />

et sans élection, emporté par une nécessité aveugle (1) »? Tout<br />

ordre politique est détruit; car si le droit naturel est le règne<br />

du plus fort et du plus habile, les hommes sont-ils libres d'abdi<br />

quer en faveur d'un souverain (2)? La morale est anéantie, car<br />

Dieu n'est pas un souverain qui ordonne, l'Écriture est d'origine<br />

humaine et la Providence n'est qu'un ordre immuahle de la<br />

nature. Enfin que devient la religion, si le péché originel est<br />

« une fiction d'esprit »,<br />

si Jésus-Christ n'est ni le médiateur ni<br />

le rédempteur? Toutes ces erreurs mènent à d'<br />

« horribles excès »,<br />

mais le pire est qu'elles séduisent. Les raisons de ce succès,<br />

Lamy<br />

les voit dans l'unité profonde d'une doctrine sensible<br />

aussi bien dans les Lettres et le Tractatus que dans l'Éthique<br />

et qui donne au spinozisme entier « un air d'enchaînement » et<br />

« un tour de nouveauté (3) ». Mais ce succès vient avant tout<br />

chez le lecteur de la corruption libertine, et chez l'auteur d'un<br />

art consommé de l'imposture. Haine du christianisme d'abord :<br />

« La grande source... des erreurs du système de Spinoza..., c'est<br />

le chagrin, le dégoût, l'aversion qu'on a de la morale chrétienne :<br />

une morale qui s'oppose aux penchants les plus naturels... ne<br />

peut plaire naturellement au cœur humain; c'est un joug insup<br />

portable qu'il faut secouer à quelque prix que ce soit (4). »<br />

Mais aussi incessante hypocrisie qui donne le change : Spinoza<br />

ose parler de la loi de Dieu : « Un catholique (en) parlerait-il<br />

mieux et n'aurait-on pas sujet de prendre ces belles paroles<br />

pour une rétractation formelle de ce qu'il nous vient de dire<br />

touchant la vertu? Mais il peut bien changer de langage et<br />

affecter un air de piété; il ne change pas pour cela de senti<br />

ments (5). » Spinoza ose parler de l'amour de Dieu,<br />

mais lors<br />

qu'il le rend compatible avec le règne des « passions, il n'est pas<br />

besoin de se faire beaucoup de mal à la tête pour accomplir la<br />

loi de Dieu et vivre dans l'amour actuel (6-) », c'est-à-dire dans<br />

la sensualité. En résumé, une dérision impie que cette religion<br />

et cette morale prétendues : « Sans mentir,<br />

le Dieu de Spinoza<br />

est un Dieu fort commode et peu jaloux de sa gloire et de son<br />

culte. Prenez ce Dieu pour tout ce qui vous plaira, pour le feu,<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 33).<br />

(2) Ibid., p. 42.<br />

(3) Ibid., p. 75.<br />

(4) Ibid., p. 84.<br />

5 Ibid., p. 59.<br />

(6) Ibid., p. 60 (Lamy se fonde sur Éthique, V, prap. 15 et 16 : ' Celui qui<br />

comprend et soi-même et ses affections clairement et distinctement, aime<br />

Dieu •).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 247<br />

pour le soleil, pour une planète, pour une bête, pour une plante,<br />

pour une pierre. Figurez-vous si vous voulez que ce Dieu se<br />

transforme de pierre en plante, de plante en bête, de bête en<br />

planète, de planète en feu, en soleil; déférez si bon vous semble<br />

à tout ce qu'il y a de crapauds et de grenouilles les honneurs<br />

de la divinité, établissez votre culte dans quelle posture et dans<br />

quelle grimace il vous plaira. Faites-la consister à voltiger, à<br />

danser à la corde, à jouer des gobelets; abandonnez-vous enfin<br />

en l'honneur de votre Dieu, aux actions les plus infâmes et les<br />

plus honteuses, pourvu qu'avec cela vous conserviez l'extrava<br />

gante obéissance de Spinoza et son impertinent exercice de vertu,<br />

c'est-à-dire, pourvu que vous travailliez courageusement à votre<br />

conservation, à votre établissement et à la défense de vos inté<br />

rêts..., vous êtes juste, saint, agréable aux yeux du Dieu de<br />

Spinoza et enfin vous faites admirablement votre salut (1). »<br />

Par la seule impiété de ses conséquences, un tel système devrait<br />

être écarté par quiconque songe au salut des sociétés et des<br />

il faut cependant remonter aux principes et en mon<br />

hommes;<br />

trer le néant.<br />

Mais avant d'en venir aux démonstrations géométriques,<br />

François Lamy s'en tient à une méthode qu'il appelle « vul<br />

gaire » et qui doit contenter les exigences de la Sorbonne. « La<br />

pure raison, dit-il, fait trouver dans la connaissance de l'homme<br />

et de sa nature l'écueil du spinozisme (2). » Mais alors que nous<br />

nous attendons à des preuves psychologiques, aux fameuses<br />

convictions du sens intime chères aux docteurs protestants,<br />

notre Bénédictin reprend les développements rhétoriques de son<br />

Traité de la connaissance de soi-même; au lieu de suivre le schéma<br />

cartésien qui, à partir du cogito, monte vers Dieu avant de des<br />

cendre à la création, Lamy trahit Descartes et développe en<br />

trente pages les arguments traditionnels de la finalité (3);<br />

non pas la finalité de l'univers, mais la finalité des moindres<br />

aspects de l'homme. Rien de moins philosophique que cette<br />

inspection du corps humain qui de l'utilité des dents, de la<br />

langue, des lèvres, du cœur, des merveilles de l'œil et de la cir<br />

culation du sang,<br />

nous élève à la reconnaissance d'un Dieu infi<br />

niment sage et parfait, donc libre. Après de nouvelles plaisante-<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 70-72). (Cette longue plaisanterie,<br />

qu une méconnaissance des deux plans spinozistes de la durée et de l'éter<br />

nité peut expliquer sinon excuser, a l'intérêt d'être antérieure d'un an à<br />

celles de Bayle dans son Dictionnaire; mais la source commune est Male<br />

branche, Entreliens métaphysiques, 1688, édit. Genoude, t. IX, p. 205.)<br />

(2) Ibid., p. 93.<br />

p. 105-135.<br />

(3) Ibid.,


248 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ries sur « l'extravagante divinité de Spinoza que l'on peut<br />

diviser et couper en pièces et dont chaque grain de sable et chaque<br />

goutte d'eau de la mer a son morceau..., à qui l'on tranche la<br />

tête en un endroit pendant qu'on la couronne dans un autre (1) »,<br />

Lamy<br />

sans transition nous offre un éloquent sermon de qua<br />

rante pages sur la liberté, la responsabilité, la corruption et<br />

les devoirs de l'homme (2). Spinoza semble oublié dans ces<br />

banalités oratoires.<br />

C'est avec plus d'aisance que François Lamy aborde la « mé<br />

thode des géomètres ». Manifestement, il est sans illusion sur<br />

l'efficacité des causes finales et des prêches moraux auprès des<br />

« libertins spirituels »; or, où se recrutent les partisans de Spi<br />

noza sinon parmi ceux « qui se piquent de force d'esprit, de<br />

philosophie et d'exactitude (3) »? C'est pour ceux-là que, par<br />

un étrange travail de démarquage, Lamy,<br />

tout en respectant<br />

strictement les cadres spinozistes, va insérer un contenu carté<br />

sien de plus ou moins bon aloi. Il a cependant l'avantage de<br />

donner pour la première fois en France une traduction fort<br />

correcte du Ier livre de l'Éthique et le jeu de substitution garde<br />

dès lors une certaine honnêteté intellectuelle. Il y a aussi beau<br />

coup<br />

de clairvoyance dans l'analyse des définitions et des<br />

axiomes; derrière ce mécanisme rigide, il décèle bien vite que<br />

tout repose non sur des démonstrations mais sur un principe<br />

indémontré, celui d'une substance unique qui assume toute la<br />

réalité du monde; si on l'accepte, inutile d'aller plus loin : «le<br />

procès est vidé (4) »,<br />

de cette foule de définitions,<br />

« Spinoza pouvait bien s'épargner les frais<br />

d'axiomes et de démonstrations<br />

qu'il emploie pour prouver ses paradoxes,<br />

s'il a cru qu'on lui<br />

dût passer la seule définition de Dieu avec son commentaire;<br />

et s'il ne l'a pas cru, il devait s'épargner encore tous ces frais,<br />

puisque, son système ne roulant guère que sur cette définition,<br />

il est visible qu'en la lui ôtant, ces frais deviennent inutiles (5). »<br />

Il ne s'agit donc pas pour Lamy de discuter une définition<br />

qu'il récuse plus par un effort de volonté que d'intelligence,<br />

mais d'en donner un substitut cartésien. Il peut exister autant<br />

de substances que d'êtres; ces substances peuvent se créer<br />

l'une l'autre; elles participent des mêmes attributs, l'étendue<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 139) (la ressemblance avec l'argument<br />

baylien de Dieu modifié en Allemands et en Turcs est ici plus évidente<br />

encore).<br />

(2) Ibid.,<br />

(3) Ibid.,<br />

(4) Ibid.,<br />

(5) Ibid.,<br />

p. 145-185.<br />

p. 240.<br />

p. 253.<br />

p. 254.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 249<br />

et la pensée. Gêné par ces cadres étrangers qu'il tient à res<br />

pecter, Lamy défigure d'ailleurs Descartes et sa prestigieuse<br />

dialectique des Méditations; plus rien de vivant n'apparaît dans<br />

cette nouvelle scolastique; mais sur deux points l'inquiétude<br />

s'éveille : Dieu est défini comme l'être absolument parfait, non<br />

comme l'être absolument infini, et l'on sent que Lamy veut<br />

défendre son maître d'une assimilation matérialiste de Dieu et<br />

de l'étendue; de plus un axiome nouveau sonne plus pascalien<br />

que cartésien : « La pensée est plus noble que l'étendue (1) »;<br />

et cette hiérarchie des attributs de Dieu dont l'un, la pensée,<br />

semble consubstantiel, tandis que l'autre, hors de son essence,<br />

justifie le dogme de la création, apparaît comme le gauchisse<br />

ment considérable d'un cartésianisme apologétique infidèle aux<br />

desseins de son premier auteur.<br />

Peu importe dès lors que François Lamy dresse dans un<br />

parallèle spécieux sa propre Éthique en face de celle de Spinoza.<br />

Il ne tient nullement à comprendre son adversaire, à suivre<br />

honnêtement les détours d'une pensée probe en quête de vérité.<br />

Méthode vulgaire, méthode géométrique ne sont que les aspects<br />

d'une stratégie, donc d'une guerre. Le sens commun eût dû<br />

suffire et l'exposé dramatique des conséquences du système<br />

ennemi; car Spinoza prend avec Lamy le visage qu'il devait<br />

si longtemps garder : ce n'est pas un fou, c'est un diabolique<br />

imposteur suscité pour détruire le christianisme et sa divine<br />

morale. Spinoza ne parle « que de vertu, de tempérance, que<br />

de mépris des biens sensibles, que d'obéissance et d'amour de<br />

Dieu. Mais je sais bien aussi que ce sont de grands mots vides<br />

de sens (2) »... ;; Il transforme Dieu en machine dans sa méta<br />

physique et l'homme en bête dans sa morale (3). » Et la conclu<br />

sion laisse planer la menace sur les éventuels disciples : « Que<br />

ceux donc qui se sont laissé sottement enchanter par les pré<br />

tendues beautés d'esprit de Spinoza et misérablement lier par<br />

l'enchaînement spécieux mais faux de son système, pensent<br />

sérieusement si cette éternelle damnation est quelque chose à<br />

devoir être risqué sur un peut-être (4). »<br />

C'est là évidemment que nous mesurons le sens que le carté<br />

sianisme pouvait avoir aux yeux de l'Église. Beaucoup plus<br />

qu'une aventure intellectuelle capable de faire accéder ration<br />

nellement l'homme à la vérité, il apparaissait comme un remar-<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 262).<br />

2) Ibid., p. 434.<br />

(3) Ibid., p. 445.<br />

(4) Ibid., p. 453.


250 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

quable instrument d'apologétique, comme un nouveau servi<br />

teur d'une théologie traditionnelle. Descartes n'était plus un<br />

guide, mais un auxiliaire. Mais cette méconnaissance de Des<br />

cartes entraîne la méconnaissance de Spinoza. Si Spinoza reflète<br />

le nouvel athéisme d'une conscience moderne en révolte, Des<br />

cartes seul peut infléchir en un autre sens cette conscience en<br />

seul son dualisme permet la réfutation rationnelle d'une<br />

déroute;<br />

doctrine où la matière risque d'annexer la pensée. En somme,<br />

même le cartésien Lamy part d'une exigence morale qui postule<br />

la liberté de l'homme et la Providence de Dieu (1); et par là,<br />

peut-il rester fidèle au maître qui se contentait d'une morale<br />

provisoire? Mais par là aussi, dans sa lourde et indigeste réfu<br />

tation,<br />

dans le désordre consciencieux de ses méthodes contra<br />

dictoires où le cartésianisme ne craint pas de côtoyer le* plus<br />

naïfs arguments du finalisme, notre Bénédictin a produit une<br />

œuvre extrêmement caractéristique; plus que ses opinions per<br />

sonnelles, il reflète à la fois l'effort collectif et disparate des<br />

meilleurs esprits du catholicisme français et leur inquiétude pro<br />

fonde devant un rationalisme qui soudain se décide à chemi<br />

ner seul.<br />

Mais l'inquiétude chez nos cartésiens avait déjà d'autres<br />

sources. Au premier plan, des dissensions internes: Malebranche,<br />

depuis le Traité de la nature et de la grâce en 1681, poursuit<br />

parallèlement au spinozisme, bien que sans contact avec lui,<br />

une éclatante et dangereuse carrière. Bossuet, qui par l'intermé<br />

diaire de l'évêque de Castorie pousse Arnauld à l'attaque, sup<br />

pute les dangers d'un cartésianisme mal compris (2). Dans sa<br />

fameuse lettre du 21 mai 1687 au protecteur de Malebranche,<br />

M. d'Allemans, tout en se refusant au parallèle infamant de<br />

l'Oratorien et du J uif, il y a une prescience admirable du péril :<br />

«Pour ne rien vous dissimuler..., je vois un grand combat se<br />

préparer contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne.<br />

Je vois naître de son sein et de ses principes, d mon avis mal<br />

entendus, plus d'une hérésie et je prévois que les conséquences<br />

qu'on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus la feront<br />

rendre odieuse et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle<br />

(1) Cet aspect est bien mis en valeur dans l'article d'Albert G. A. Balz,<br />

Cartesian réfutations of Spinoza (in The Philosophical Review, t. 46 sep<br />

tembre 1937, p. 461 sq.).<br />

(2) Cf. Bouillier, op. cil. (t. II, p. 237).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 251<br />

en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la<br />

divinité et l'immortalité de l'âme (1). » Qui ne voit que derrière<br />

Malebranche se profile Spinoza?<br />

Cette inquiétude était fondée. En 1689 éclate comme une<br />

bombe la Censura philosophiae cartesianae de Huet. Non seule<br />

ment le futur évêque d'Avranches récusait le cogito, le critère<br />

de l'évidence, les idées innées et la théodicée de Descartes,<br />

mais il faisait le procès de toute philosophie rationnelle dont<br />

l'orgueil n'accepte la théologie que lorsqu'elle ne heurte pas la<br />

lumière naturelle, nisi theologia rationis lumini repugnet (2).<br />

Mais le dernier pas sera fait par Leibniz; c'est lui qui, par une<br />

propagande intense de plus de vingt années, en faisant cause<br />

commune avec tous les ennemis de Descartes,<br />

va essayer de<br />

compromettre définitivement auprès du public français Des<br />

cartes par Spinoza. Même chez Leibniz, cette tactique est récente<br />

et semble dater de 1679, lors d'une conversation chez Puffen-<br />

dorf (3); quatre lettres à Christian Philipp de Hambourg<br />

cisent (4). Des cartes,<br />

la pré<br />

en abandonnant les causes finales et en<br />

admettant l'évolution indéfinie et spontanée de la matière, mène<br />

droit à l'athéisme de Spinoza. Deux mémoires à Molanus, pro<br />

bablement de 1680, vont encore plus loin : le Dieu de Descartes<br />

qui n'a ni volonté ni entendement est tout proche « du Dieu<br />

de Spinoza,<br />

savoir le principe des choses et une certaine sou<br />

veraine puissance ou nature primitive qui met tout en action<br />

et fait tout ce qui est faisable (5)<br />

». Mais deux événements<br />

allaient ranimer la verve de Leibniz et porter la querelle en<br />

France : la Censura de Huet en 1689 et la publication en 1691<br />

de la Vie de Descartes par Baillet (6). C'est le 5 juin 1692 que<br />

l'abbé Nicaise,qui jouait le rôle des utilités dans la République<br />

des Lettres et remplaçait auprès de Leibniz le bon Justel parti<br />

à Londres, reçut de Hanovre une violente satire anticartésienne<br />

mêlée à de grands éloges de l'ouvrage de Huet (7). Nicaise la<br />

(1) Bouillier, op. cil. (p. 239).<br />

(2) Censura philosophiae cartesianae (Paris, Daniel Horthemels, 1689,<br />

p. 174).<br />

(3) Lettre de Philipp à Leibniz du 22 novembre 1679: « Je me souviens,<br />

que vous disiez<br />

Monsieur, quand nous étions une fois chez M. de Puffendorf,<br />

que les principes de M. Descartes menaient assez fortement à l'athéisme »<br />

(Leibniz, Œuvres philosophiques, édit. Gerhardt, Berlin, 1880, t. IV, p. 281).<br />

(4) Lettres de janvier et février 1680 (ibid., p. 281 à 289).<br />

5) Ibid., p. 299.<br />

(6) Leibniz devait d'ailleurs travailler sur l'abrégé anonyme de 1693 :<br />

« La Vie de M. Descaries, contenant l'histoire de sa philosophie et de ses<br />

autres ouvrages; et aussi ce qui luy est arrivé de plus remarquable pendant<br />

le cours de sa vie. »<br />

(7) Œuvres philosophiques (édit. Gerhardt, t. II, p. 533).


252 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

communique aussitôt à l'évêque d'Avranches et la fait insérer<br />

par le président Cousin dans le Journal des Savants (1). Le<br />

12 septembre 1692, Huet se félicite auprès de Nicaise de son<br />

accord avec le philosophe de Hanovre : « Ce ne m'est pas un<br />

petit sujet de joye et de gloire de voir le jugement que j'ay<br />

fait de M. Descartes et de sa doctrine confirmé par celui d'un<br />

aussi excellent homme que M. Leibniz (2). » En 1695, une lettre<br />

latine de Leibniz établit un contact direct avec Huet (3). Deux<br />

ans plus tard, après avoir longuement préparé le terrain, il<br />

lance dans une nouvelle lettre à Nicaise du 15 février 1697<br />

l'ultime accusation : « Aussi peut-on dire que Spinoza n'a fait<br />

que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Des<br />

cartes, de sorte que je crois qu'il importe effectivement pour la<br />

religion et la piété que cette philosophie soit châtiée par le<br />

retranchement des erreurs qui sont mêlées avec la vérité (4). »<br />

La lettre, par les soins officieux de Nicaise,<br />

courait tout Paris.<br />

Sous peine de perdre la face, le parti cartésien ne pouvait plus<br />

se taire. Pressentant l'attaque, il est caractéristique que l'année<br />

précédente François Lamy avait ajouté à son Nouvel Athéisme<br />

renversé un curieux parallèle de Descartes et de Spinoza; cet<br />

appendice dénonçait « l'injustice et l'aveuglement de ceux qui<br />

prétendent que le cartisme a produit le spinozisme (5) ». Dans<br />

un raccourci vigoureux, il opposait sur trois points les deux<br />

doctrines : le dualisme cartésien était incompatible avec la<br />

notion de substance unique; Descartes partait du cogito avant<br />

d'aller à Dieu et au monde, alors que Spinoza partait directe<br />

ment de Dieu; et surtout le Dieu de Spinoza, étendu, ne visant<br />

aucune fin, sans liberté ni puissance devant la nécessité, contras<br />

tait avec le Dieu de Descartes ni étendu ni corporel, libre et<br />

tout-puissant. Lamy violemment repoussait toute assimilation :<br />

« Comme rien n'est plus capable de flétrir un auteur que de le<br />

rendre coupable des erreurs des autres,<br />

rien n'est aussi plus<br />

ordinaire à ceux qui ont dessein de décrier une doctrine que<br />

de rejeter sur ses principes les impiétés et les extravagances<br />

des libertins. C'est une injustice que l'on a faite plus d'une<br />

fois à M. Descartes et l'on n'y a pas manqué à l'occasion des<br />

impiétés de Spinoza (6). » Mais la lettre à Nicaise mettait le<br />

(1)<br />

Ibid., p. 529 (lettre du 25 octobre 1692).<br />

(2) Œuvres de Leibniz (op. cit., t. III, p. 5).<br />

(3) Ibid., t. III, p. 19 (Leibniz proposait quelques addenda à la censure<br />

de Huet).<br />

(41 Ibid., t. II, p. 563.<br />

(5) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil., p. 454; cf. p. 454-499).<br />

p. 454-455.<br />

(6) Ibid.,


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 253<br />

feu aux poudres. Un nouveau champion allait se lever : Pierre<br />

Sylvain Régis.<br />

C'était un bon professeur et un remarquable conférencier<br />

mondain. Converti à Descartes par le physicien Rohault, il<br />

avait remué les foules à Toulouse et à Montpellier (1). En 1680,<br />

tout Paris était accouru à ses causeries cartésiennes chez le<br />

chimiste Lémery. Dans le parti, Régis représentait l'orthodoxie<br />

rigide, bien que, sur la formation des idées, il inclinât comme<br />

Arnauld vers l'empirisme. On lui devait en 1690 le premier<br />

manuel scolaire cartésien, son Système de Philosophie (2), où il<br />

critiquait violemment Malebranche qui faisait de Dieu une nature<br />

universelle qui « serait composée des êtres, comme une montre<br />

est composée de roues et de ressorts (3) ». En 1691, il avait<br />

vigoureusement réfuté Huet en démontrant admirablement le<br />

caractère intuitif du cogito (4). Six ans plus tard, on le retrouve<br />

face à Leibniz. Avec aisance, il démonte les deux arguments<br />

du philosophe de Hanovre : Descartes a raison de bannir les<br />

causes finales d'une philosophie naturelle pour les reléguer dans<br />

la morale; on ne peut étudier la nature en y transportant les<br />

exigences de la foi : « En physique on ne demande pas pour<br />

quoi les choses sont,<br />

mais comment elles se font. Il ne serait<br />

pas moins ridicule de demander en morale des causes efficientes<br />

qu'il le serait de demander en physique des causes finales (5). »<br />

Quant au déterminisme absolu de Descartes, que Leibniz pré<br />

tend tirer de l'article 47 de la IIIe partie des Principes (6),<br />

c'est une duperie ou une grossière incompréhension; l'évolution<br />

de la matière n'est pas régie pour Descartes par le hasard :<br />

« 11 ne sera pas vrai enfin que M. Descartes ressemble à Hobbes<br />

ni à Spinoza; ceux-ci nient absolument la Providence divine<br />

et la liberté humaine; au contraire il enseigne expressément<br />

dans le quatrième article de la lre partie que nous ferions un<br />

crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire<br />

aucune chose que Dieu ne l'eût auparavant ordonnée (7). »<br />

(1) Né en 1632 à la Salvetat de Blanquefort, près d'Agen, Régis fait sa<br />

théologie à Cahors, puis à Paris. Ses conférences de Toulouse lui valent en<br />

1665 une pension de la ville; il suit alors le comte de Vardes à Aiguës-Mortes<br />

et à Montpellier; en 1680, il est à Paris.<br />

(2) Paris, Denis Thierry, 1690, 3 vol. in-8».<br />

(3) Système de philosophie (t. I, p. 184).<br />

(4) Réponse au livre qui a pour titre « Censura philosophiae cartesianae<br />

(Paris, Jean Cusson, 1691).<br />

(5) Journal des Savants (Paris, Cusson, 1697, 17 juin, p. 274) et Œuvres<br />

de Leibniz (op. cit., t. IV, p. 334).<br />

(61 « Cum enim earum ope materia formas omnes quarum est capax<br />

successive assumât. »<br />

(7) Journal des Savants (loc. cit., p. 275).


254 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Régis alors renvoie à l'appendice de Lamy et ne craint pas<br />

d'égratigner l'adversaire : « Il y a longtemps qu'il semble que<br />

M. Leibniz veut établir sa réputation sur les ruines de celle de<br />

M. Descartes (1). »<br />

Leibniz accuse le coup dans sa réponse, insérée le 19 et le<br />

26 août au Journal des Savants : il n'a pas voulu insulter la<br />

mémoire de Descartes, ni faire preuve d'animosité contre un<br />

auteur « dont il a toujours admiré le mérite et contre un parti<br />

où il y a des personnes qu'il estime et qu'il honore (2) ». Mais<br />

il ne saurait céder sur les causes finales, car c'est de la consi<br />

dération d'un être providentiel qu'il faut tout tirer en physique;<br />

il est d'ailleurs incapable de partialité et se repent, avec une<br />

duplicité qui lui est familière, de la publication de la lettre à<br />

Nicaise : « Une doctrine peut être dangereuse sans que celui<br />

qui l'enseigne ou qui la suit en remarque ou approuve les consé<br />

quences. Cependant il est bon de les faire connaître afin qu'on<br />

s'en donne garde, d'autant qu'il paraît effectivement que Spinoza<br />

et quelques autres les en ont tirées... Je n'aurais pas parlé de<br />

Spinoza si j'avais pensé qu'on publierait ce que j'écrivais, de<br />

peur qu'on ne crût que je voulais rendre les cartésiens odieux,<br />

sachant assez qu'on leur a fait du tort quelquefois par un zèle<br />

mal entendu (3). »<br />

L'alerte avait été chaude en cette année 1697, mais se soldait<br />

somme toute par une reculade de Leibniz. Il essaiera encore<br />

d'agir par l'entremise de quelques Jésuites, comme le Père<br />

Tournemine ou un de ses rares disciples français comme le<br />

réfugié Louis Bourguet (4) et marquera sa rancœur dans un<br />

mot à Nicaise : « Le jugement de M. d'Avranches sur ma réponse<br />

à M. Régis me donne beaucoup de contentement. Sufficit Ialibus<br />

planiisse. Les bons cartésiens tels qu'ils sont vulgairement<br />

n'ont pas grand sujet de se vanter de leur grimoire (5). » Mais<br />

le cartésianisme français n'en est pas moins touché dans ses<br />

œuvres vives.<br />

Quoi qu'en aient ses docteurs, le nom de Spinoza s'attache<br />

désormais à eux comme une marque d'infamie. Le vieil Arnauld<br />

(1) Journal des Savants (p. 273).<br />

2) Ibid., 19 août 1697, p. 381 (in Œuvres de Leibniz, t. IV,<br />

p. 336).<br />

(3 Ibid., 26 août 1697, p. 387 (in Œuvres de Leibniz, t. IV, p. 341).<br />

(4) Cf. Œuvres de Leibniz (t. III, p. 543 et 575).<br />

p. 583 (lettre du 4-14 mai 1698).<br />

(5) Ibid., t. II,


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 255<br />

qui refusait de lire l'Éthique est mort en 1694, dépensant ses<br />

dernières forces à attaquer Malebranche,<br />

sans oser regarder en<br />

face le vrai danger. L'abbé Faydit fait rage dans ses Remarques<br />

sur Virgile et sur Homère et rapproche insidieusement la Recherche<br />

de la vérité de l'Éthique (1). L'ancien oratorien Henri Léle-<br />

vel (2), disciple de Malebranche, mis au défi par Faydit de<br />

réfuter Spinoza, s'était dérobé sous un vain motif de piété :<br />

« Si je découvrais au jour le véritable système de Spinoza, j'ap<br />

préhenderais de faire bien des impies et d'ébranler la religion;<br />

enfin j'aimerais mieux avoir un bras coupé que d'expliquer en<br />

français Spinoza tel qu'il est (3). » Mais nos cartésiens étudient<br />

Spinoza en secret. L'ardent disciple Pierre Cally,<br />

professeur de<br />

philosophie et d'éloquence à l'Université de Caen, avait pour<br />

tant souffert de la répression et donné la mesure de son cou<br />

rage, puisqu'en 1686 il avait dû cesser son enseignement et<br />

s'exiler à Montdidier (4); il laissa pourtant manuscrites sa tra<br />

duction et son ébauche de réfutation de YÉthique qui dormait<br />

encore récemment dans la Bibliothèque municipale de Caen (5).<br />

Le seul à agir fut encore Régis. En 1704 paraissait l'Usage de<br />

la raison et de la foy ou l'accord de la foy et de la raison (6).<br />

Régis revenait d'autorité au séparatisme de son maître. Dieu<br />

communique aux hommes la vérité « par deux grandes voyes (7) »,<br />

la foi divine et la raison naturelle; toutes deux sont respec<br />

tables et infaillibles dans leur genre, l'une dans l'ordre de la<br />

nature, l'autre dans l'ordre de la grâce. Toute interférence est<br />

néfaste puisque leur objet est différent. Dès lors, l'utilité de la<br />

philosophie rationnelle n'est pas de donner « des démonstrations<br />

touchant le fond des mystères, mais seulement de faire voir<br />

qu'ils sont croyables (8) ». Alors qu'un Malebranche et un Leib<br />

Régis se<br />

niz veulent justifier rationnellement la révélation,<br />

(1) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, Cot, 1705, p. 110, 128<br />

et 129).<br />

(2) Né à Alençon en 1655, sorti de l'Oratoire en 1681, Lélevel avait attaqué<br />

l'empirisme de Régis dans la Vraie et la Fausse Métaphysique (Rotterdam,<br />

Reinier I.eers, 1694, in-12).<br />

(3) Rapporté par Faydit, op. cit. (p. 199).<br />

(41 Cf. Bayle, Nouvelles de la République des Lettres (janvier 1687), et<br />

Bouillier, op. cil. (t. I, p. 527 sq.). Il avait publié un manuel de philosophie<br />

cartésienne, l'Universae philosophiae Inslilutio (Paris, Louis Guérin, 1695),<br />

fort estimé dans les écoles (cf. Journal des Savants, 1696, p. 62 sq.).<br />

(51 Ms.n0 588, Theologia Spinosae (Haec sunt quae de Spinosa tradidit d.<br />

Petrus Calli, regiae eloquentiae philosophiaeque professor, Artiumque<br />

collegii moderator, anno 1703). La bataille de Caen en 1944, qui a ruiné la<br />

bibliothèque, m'en a rendu la consultation impossible.<br />

(6) Paris, Cusson, 1704 (in-4° de 500 p.).<br />

(7) Ibid., Avertissement.<br />

(8) Ibid., p. 268.


256 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

borne à prouver que les motifs de croyance sont aussi justifiés<br />

que ceux de l'impiété. Dans la mesure où Descartes rend la<br />

révélation possible, son disciple l'oppose à Spinoza qui la nie.<br />

Voilà pourquoi, dans un appendice de vingt pages, il choisit<br />

cet exemple privilégié en donnant « une brève, mais exacte<br />

réfutation de Spinoza touchant l'existence et la nature de<br />

Dieu ». (1) En somme, c'est la théodicée des quinze premières<br />

propositions de l'Éthique que Régis va reprendre après Fran<br />

çois Lamy, mais avec un ton neutre et une froideur toute pro<br />

fessorale. Chaque définition, axiome et proposition sont méti-<br />

culeusement traduits puis réfutés avec une rigueur de catalogue.<br />

Mais chaque fois, au lieu de discuter les termes spinozistes,<br />

d'en montrer la vanité, il se borne à reprendre les mêmes termes<br />

dans une acception différente, conforme au langage cartésien.<br />

En somme, les deux philosophes parlent deux langues et Régis<br />

refuse tout interprète. Au lecteur de choisir la meilleure. En<br />

fait,<br />

c'est un étrange dépeçage. Que discerner derrière ces dis<br />

tinctions verbales : « L'essence peut renfermer l'existence en<br />

deux manières, ou en excluant seulement la cause matérielle<br />

ou en excluant tout ensemble et la cause matérielle et la cause<br />

efficiente (2) »; « une chose peut être finie en deux manières,<br />

ou selon son essence ou selon sa grandeur »; il existe « des attri<br />

buts génériques, spécifiques et numériques (3)? » En fait, on<br />

sent le professeur qui suit un schéma d'études et qui a peur<br />

d'échapper à ses cadres scolaires. Pour Régis comme pour Des<br />

cartes, Dieu demeure un être supersubstantiel (4), le seul à<br />

exister in se et per se par la seule nécessité de sa définition;<br />

deux substances, l'étendue et la pensée,<br />

n'existent que par un<br />

acte libre de Dieu, in se sed non per se. Au lieu de revivre dans<br />

son intensité psychologique le mouvement des Méditations, Régis<br />

donne au cartésianisme l'allure sclérosée d'une philosophie scolastique.<br />

Nulle part l'impression d'une pensée personnelle, mais<br />

l'opposition d'une recette à une autre. Certes, il reconnaît la<br />

parenté intellectuelle des deux philosophes : « Si les définitions<br />

et axiomes de Spinoza mal entendus ne suffisent pas pour<br />

prouver que Dieu est une substance étendue et pensante, comme<br />

Spinoza le prétend, ils servent au moins, quand ils sont pris dans<br />

un bon sens, à confirmer ce que nous avons dit de la nature<br />

et de l'existence de Dieu (5). » Certes, il y a de la clarté dans<br />

(1) L'Usage de la foy et de la raison (p. 481-500).<br />

(2) Ibid., p. 482.<br />

3 Ibid., p. 483.<br />

4) Ibid., p. 491.<br />

(5) Ibid., p. 499.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 257<br />

cet exposé, et une sérénité de ton qui contraste avec les vaines<br />

insultes des docteurs de l'époque. Mais que retirer de cette<br />

sécheresse dogmatique? Quand Régis critique Spinoza au nom<br />

de définitions autres que les siennes, croit-il que le lecteur pré<br />

férera son catéchisme professoral à la pensée vécue que révèle<br />

à l'étude l'appareil trop géométrique de l'Éthique? Décidément,<br />

Leibniz avait raison : à l'aube du xvme<br />

siècle, le cartésianisme<br />

apparaissait singulièrement figé, infécond, mal armé pour les<br />

rudes joutes intellectuelles de l'avenir.<br />

Son action contre Spinoza était cependant lourde de con<br />

séquences. Tout d'abord, l'Éthique s'était révélée pour la<br />

première fois comme un puissant « réactif », en obligeant les car<br />

tésiens à prendre conscience dans leur doctrine de ce qui demeu<br />

rait vivant et en assurait le prix. En partie grâce à Spinoza,<br />

à l'éclatement doctrinal de 1680 que consacrait la lutte de Male<br />

branche et d'Arnauld, succédait un second éclatement bien plus<br />

grave; c'est vers la fin du siècle que sous les coups de boutoir<br />

de Leibniz, la scission s'effectue entre le cartésianisme scien<br />

tifique et le cartésianisme théologique. Les uns, fidèles à l'en<br />

seignement de Rohault et de Lémery, défendront surtout la<br />

physique du maître contre Newton et les novateurs d'Angle<br />

terre et de Hollande : avec Fontenelle et Dortous de Mairan,<br />

ce sera le cartésianisme des académiciens. Les autres malgré les<br />

échecs continueront à croire à l'efficacité apologétique du sys<br />

tème : ce sera le cartésianisme des cardinaux, avec Polignac,<br />

Gerdil et Bernis. Ce seront dès lors des frères ennemis.<br />

Mais d'autres résultats étaient plus positifs. Grâce aux réfu<br />

tations cartésiennes, l'Éthique peu à peu sortait de ses ténèbres;<br />

certes ni Régis, ni Lamy n'avaient perçu dans l'ouvrage le des<br />

sein primordial de Spinoza, qui était bien moins de construire<br />

une théodicée qu'une théorie de la connaissance et une morale;<br />

sans se soucier du titre qui inquiétait Bayle, ils s'étaient hâtés<br />

de réfuter le premier livre en croyant à l'écroulement nécessaire<br />

des quatre autres. Mais pouvait-on exiger davantage de leur<br />

impérieux besoin d'orthodoxie? Quelle distance cependant entre<br />

leurs analyses et l'indignation verbeuse de leurs adversaires,<br />

péripatéticiens ou sceptiques! Qu'on le veuille ou non, la for<br />

mation cartésienne fit beaucoup en France pour une compréhen<br />

sion plus sereine et plus profonde de Spinoza.<br />

La preuve en est dans le succès durable de ces réfutations<br />

Y. VERNIÈRE, 1<br />

t7


258 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

mêmes. Le Nouvel Athéisme renversé de François Lamy fut<br />

attendu avec impatience dans toute la chrétienté. Bayle qui le<br />

réclamait à l'abbé Du Bos six mois avant sa parution (1) et<br />

qui s'était montré si dur pour l'honnête travail de Jaquelot (2),<br />

avouait sa satisfaction (3) et ne craignait pas de reprendre pour<br />

son propre compte quelques brillants développements du Béné<br />

dictin. L'abbé Du Bos lui-même lui en avait donné une louan<br />

geuse analyse (4). Urbain Chevreau, qui s'était fait prêter l'ou<br />

vrage par le Bénédictin Charles Conrade, ne tarit pas d'éloges :<br />

« Ce petit livre est à mon avis un grand trésor (5). » Trente ans<br />

plus tard, l'abbé Lenglet-Dufresnoy le réimprimera dans le<br />

recueil collectif de Bruxelles avec Fénelon et Boulainviller (6),<br />

recueil où tout le xvme siècle s'évertuera à retrouver le vrai<br />

visage de Spinoza. La réfutation de Régis, par son aspect confi<br />

dentiel aux dernières pages d'un gros livre, semblait devoir<br />

faire moins de bruit; mais Boulainviller, dans un mémoire<br />

manuscrit, allait l'attaquer avec vigueur avant 1712 (7) : de<br />

nombreuses copies devaient jusqu'à la Révolution garder de<br />

l'oubli le nom du conférencier cartésien (8).<br />

Avec le siècle nouveau, de nombreux symptômes laissaient<br />

prévoir le dégoût des esprits pour la métaphysique et pour les<br />

spéculations gratuites de l'esprit. Les recherches expérimen<br />

tales et les soucis politiques et sociaux entraîneront dans le<br />

même discrédit Descartes et Spinoza; mais si l'Éthique survit<br />

encore, éveillant souvent curiosité et réfusympathie,<br />

c'est aux<br />

(1) « J'attends avec impatience l'exemplaire du livre du Père Lamy<br />

contre Spinoza pour voir le tour qu'il a pris; car peut-être n'a-t-il pas choisi<br />

celui qui serait le plus propre par rapport à l'entêtement des spinozistes<br />

de ces quartiers » (lettre du 28 mai 1697, in Revue d'Histoire littéraire de la<br />

France, octobre-décembre 1912, p. 930).<br />

(2) Œuvres diverses, t. IV, p. 729 (13 décembre 1696).<br />

(3) Ibid., t. IV, p. 744 (lettre du 2 août 1697 à M. Bayze : « Une réfutation<br />

de Spinoza qui est fort bonne »).<br />

p. 729. (« Je vous suis très obligé de m'avoir communiqué par<br />

(4) Ibid.,<br />

avance l'analyse de cet ouvrage. »)<br />

(5) Chevraeana (Paris, Delaulne, 1697, t. II, p. 107)<br />

où tout est solide, où tout est net et même si clair que dans le style de<br />

: « J'ai lu ce livre<br />

Tertullien il semble être écrit avec un des rayons du soleil. Ce qui m'y<br />

Îiaralt de plus merveilleux, c'est que Dom Fr. Lamy a employé pour détruire<br />

e système de Spinoza les mêmes principes que ce dernier avait employés<br />

pour l'affermir... Si quelqu'un en juge autrement, il ne connaît ni méthode,<br />

ni métaphysique, ni géométrie. »<br />

(6) Bruxelles, Foppens, 1731 (mais un extrait seulement de l'ouvrage y<br />

est inséré, p. 321-375).<br />

(7) Cf. R. Simon, Henri de Boulainviller (Gap, Louis Jean, 1940, t. II,<br />

p. 19).<br />

(8) Ms. Fécamp 24-25 et Auxerre 238. (Le manuscrit 1.792 du ministère<br />

de la Guerre en possède aussi une remarquable copie ayant appartenu au<br />

comte de Guibert.)


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 259<br />

tations cartésiennes qu'elle le devra, ainsi qu'à l'écho prolongé<br />

des passions mêmes qu'elle avait soulevées.<br />

D. —<br />

Deux philosophies chrétiennes.<br />

Rien n'était plus décevant que les efforts des doctrinaires<br />

officiels contre Spinoza; non que YÉthique ait éveillé dès sa<br />

parution l'enthousiasme et les ferveurs qui entourèrent Des<br />

cartes tout au long de sa vie : trop souvent les apologètes gros<br />

sissent le danger pour se donner de l'importance. Mais la fai<br />

blesse des réfutations consacrait l'essoufflement des doctrines :<br />

nul esprit vigoureux ne pouvait se satisfaire de l'empirisme<br />

prudent de la Société de Jésus, du scepticisme imprudent de<br />

Huet, de la scolastique desséchée où se mourait le cartésia<br />

nisme. Leibniz était hors de France, et ses ouvrages essentiels<br />

devaient paraître trop tard pour susciter des disciples avant la<br />

mort de Louis XIV (1). Cependant, deux philosophes chrétiens,<br />

d'une authentique originalité, soucieux d'orthodoxie, mais qui<br />

ne craignaient pas le libre essor de l'intelligence, devaient tôt<br />

ou tard se heurter à Spinoza : c'étaient Malebranche et Féne<br />

lon. L'un et l'autre s'étaient formés au contact de Descartes;<br />

l'un et l'autre croyaient à la recherche intellectuelle de la vérité<br />

et à l'efficience d'une théologie rationnelle. Tout laissait prévoir<br />

de leur part une compréhension loyale de Spinoza et même une<br />

sympathie pour le Juif de La Haye, qui était à maints égards<br />

leur frère en esprit. Mais ce serait là méconnaître les conditions<br />

sociales de la vie intellectuelle d'alors. Non seulement des fron<br />

tières, mais une race, une religion les séparaient de Spinoza;<br />

plus encore, dans la mesure où ils sont des novateurs, des aven<br />

turiers de l'esprit, dans un siècle où toute nouveauté est héré<br />

tique, ils doivent se défendre d'assimilations dangereuses qui<br />

compromettent leur paix et leur crédit. D'ailleurs, quel chré<br />

tien peut juger sainement de l'Éthique après avoir lu le Tracta<br />

tus? Le scandale règne autour du nom et de la doctrine de<br />

Spinoza. Comme le dit fort justement M. Friedmann,<br />

« ne parti<br />

cipent-ils pas, eux aussi, d'un ensemble où il est bien difficile<br />

de distinguer les opinions authentiques d'un penseur de tout<br />

ce qu'un climat d'oppression intellectuelle, de délation, peut<br />

imposer de torsions, de ruses, de masques, de restriction ou<br />

(1) Citons, cependant, Rémond (Œuvres de Leibniz, op. cil., t. II, p. 632<br />

et 651, lettres du 9 janvier 1715 et du 4 septembre 1715).


260 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

d'enflure, selon les cas, aux sentiments profonds d'un auteur (1)? s<br />

Voilà pourquoi Malebranche et Fénelon, alors que leurs doc<br />

trines propres les rapprochaient singulièrement de l'Éthique<br />

essaieront tout autant que Leibniz de dissimuler la parenté de<br />

leur inspiration par la vigueur de leurs attaques.<br />

1° Malebranche et Spinoza.<br />

Lorsque les Opéra Posthuma parurent en 1677, Malebranche<br />

avait déjà constitué l'essentiel de sa doctrine et les ouvrages<br />

postérieurs à la Recherche de la vérité (2), malgré leurs formes<br />

nouvelles qui les orientent vers le dialogue platonicien ou vers<br />

le pamphlet, n'apparaissent souvent que comme la menue mon<br />

naie d'un vaste système que l'auteur débite à regret, poussé<br />

par l'inintelligence ou la malveillance des lecteurs. Nul philo<br />

sophe qui se suffise autant à lui-même que l'Oratorien : c'est<br />

un musicien qui ne joue que sa propre musique. En dehors de<br />

la vocation philosophique révélée brutalement par la lecture du<br />

Traité de l'homme de Descartes (3), il est difficile de discerner<br />

en lui le poids respectif des influences étrangères. Nous ne sau<br />

rions en tout cas ici reproduire le dosage savant de M. Henri<br />

Gouhier (4), et mettre à leur juste place dans l'élaboration de<br />

son œuvre la pensée de Descartes, de Bérulle et de saint Augus<br />

tin. Ce qui est certain, c'est que les deux systèmes, sans qu'il<br />

y ait eu quelque dépendance historique entre eux,<br />

sans que<br />

Malebranche ait jamais été attiré comme Leibniz par la per<br />

sonne même de Spinoza, ont poursuivi, au sortir des mêmes<br />

sources cartésiennes, une inquiétante carrière parallèle. Male<br />

branche a dû tenir compte de l'Ethique à son corps défendant.<br />

M. Gouhier dit à juste titre que l'œuvre de Malebranche, depuis<br />

les Méditations « chrétiennes, est une protestation contre le spi<br />

nozisme (5) »; peut-être faut-il y déceler plus tragiquement la<br />

hantise permanente d'un adversaire qui semblait aux yeux du<br />

pieux Oratorien dresser une odieuse caricature de sa pensée.<br />

Et pourtant, même sans aucune prévention,<br />

des rapproche-<br />

(1) Friedmann, op. cit. (p. 181). , „,<br />

livres IV,<br />

(2) Paris, Pralard, 1674 (1« vol., livres I, II et III), 1675 (2« vol.,<br />

V et VI).<br />

(3) L'Homme de René Descaries et un Traité du fœtus du même auteur,<br />

avec les remarques de Louis de La Forge... (Paris, Charles Angot, 1664, m-4 ).<br />

(4) La Vocation de Malebranche (Paris, Vrin, 1926). .<br />

(5j La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse (Pans,<br />

Vrin, 1926, p. 372).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 261<br />

ments s'imposent à nous comme aux contemporains. Dès 1680,<br />

dans le Traité de la nature et de la grâce, Malebranche dénonce<br />

les erreurs anthropomorphiques que commet le vulgaire sur la<br />

personne de Dieu; après Spinoza, comment ne pas reconnaître<br />

que l'Écriture a multiplié les « anthropologies » pour se mettre<br />

à la portée du vulgaire : « Non seulement elle donne un corps<br />

à Dieu, un thrône, un charriot, un équipage, les passions de<br />

joie, de tristesse, de colère, de repentir et autres mouvements<br />

de l'âme,<br />

elle lui attribue encore les manières d'agir ordinaires<br />

aux hommes afin de parler aux simples de manière plus sen<br />

sible (1). » Cette même conception rationnelle et spiritualiste de<br />

Dieu se retrouve dans l'interprétation du miracle. Pour Spi<br />

noza comme pour Malebranche : « Il n'arrive rien dans la nature<br />

qui contredise à ses lois universelles... Tout ce qui arrive en<br />

effet arrive par le décret éternel de Dieu (2). » Enfin, de même<br />

que Spinoza faisait du Christ non point un prophète, interprète<br />

passif de la révélation, mais « le fils éternel de Dieu, c'est-à-dire<br />

de la Sagesse éternelle qui s'est manifestée en toutes choses,<br />

principalement dans l'âme humaine (3) »,<br />

un philosophe en<br />

somme et le plus grand des philosophes, de même Malebranche<br />

charge le Christ d'exposer ses propres découvertes dans les<br />

Méditations chrétiennes. Interprétation hardie qui nous mène<br />

bien loin des transports pascaliens du « mystère de Jésus », ou<br />

des colloques fervents de YImitation, mais qui rejoint l'idée<br />

essentielle de notre cartésien : « La religion, c'est la vraie phi<br />

losophie (4). » Pour lui, le recours à l'évidence sensible de la<br />

foi n'est qu'un moyen pédagogique adapté à la corruption et<br />

à la faiblesse de notre nature : « Agissant avec des fous, il s'est<br />

servi d'une espèce de folie pour les rendre sages (5) », et il répète<br />

avec saint Augustin : « L'évidence, l'intelligence est préférable<br />

à la foi; car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternelle<br />

ment (6). »<br />

Cette vision géométrique de l'univers évoque « invincible-<br />

(1) Amsterdam, EIzevier, 1680, p. 86 (cf. Spinoza, Appuhn, t. II, p. 142 :<br />

= Le vulgaire forge en conséquence un Dieu corporel, investi du pouvoir<br />

royal et dont le trône s'appuie à la voûte du ciel au-dessus des étoiles >).<br />

(2) Ibid., p. 35 (cf. Spinoza : « Les lois de la nature sont constantes et<br />

immuables. Elles sont générales pour tous les temps et pour tous les lieux >,<br />

Appuhn, t. II, p. 126).<br />

de novembre ou dé<br />

(3) Appuhn, t. III, p. 350 (lettre 73 à Oldenburg<br />

cembre 1675).<br />

(4) Traité de morale (Cologne, d'Egmont, 1683, I" partie, livre 2, § 11).<br />

(5) Recherche de la vérité (livre V, chap. 3; cf. Spinoza, Traciatus, chap.\14 :<br />

t Ce qu'est la foi », passim).<br />

(6) Traité de morale (édit. Joly, Paris, Thorin, 1882, p. 20).


262 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

tnent », comme dit M. Brunschwicg (1), le souvenir du monde<br />

spinoziste. Mais la question des rapports historiques des deux<br />

systèmes et des réactions personnelles de Malebranche à l'égard<br />

de Spinoza n'en est pas pour autant éclairée. L'Oratorien avoue<br />

vers la fin de sa vie à Dortous de Mairan une connaissance<br />

partielle du spinozisme : « J'en ai lu autrefois une partie, mais<br />

j'en fus bientôt dégoûté (2) »; mais dès 1685-1686 son souvenir<br />

en est confus au point de ne pouvoir donner au Père Lamy<br />

des conseils de quelque efficacité : « Je n'ai pas assez de loisir<br />

pour relire le livre de ce misérable philosophe qui est même fort<br />

dégoûtant et demande quelque attention pour être assuré qu'on<br />

prend bien son sens (3). » Il s'agit évidemment de l'Éthique<br />

dans ces deux lettres. Or, si son confrère Richard Simon a pu<br />

depuis longtemps orienter la curiosité de Malebranche vers le<br />

Tractatus, et si ses propres recherches cartésiennes l'ont conduit<br />

vers toutes les exégèses du maître et vers toutes les déforma<br />

tions de sa pensée, il est cependant étrange qu'aucun ouvrage<br />

de Spinoza ne se trouve parmi les sept cents titres de sa biblio<br />

thèque recensée par le Père Lelong (4). Lut-il le Tractatus comme<br />

son confrère Thomassin et les Opéra Posthuma comme son<br />

confrère Le Vassor à la bibliothèque de la rue Saint-Honoré (5)?<br />

Fut-il amené tardivement à confronter sa propre doctrine avec<br />

celle du Juif, à la suite d'attaques précises et de rapprochements<br />

troublants qu'on ne pouvait manquer d'établir entre deux dis<br />

ciples trop ingénieux de Descartes? Il semble que Malebranche<br />

n'étudia Spinoza qu'à regret et le ton d'irritation et de mépris<br />

qu'il affecte toujours à son sujet paraît un réflexe de défense.<br />

Ce serait une grave erreur de croire que Malebranche a cédé<br />

sur ce point à la pression de ses adversaires. L'Oratorien est<br />

(1) Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3» édit., 1923, p. 338).<br />

(2) Lettre du 17 septembre 1713 (in V. Cousin, Fragments de philosophie<br />

cartésienne, Charpentier, 1845, p. 272).<br />

(3) Correspondance inédite (recueillie par l'abbé Blampignon, Paris, Dou<br />

niol, p. 49. Cette lettre non datée fait allusion à la Défense de M. Arnauld<br />

de 1684 et semble remonter à la première version du Nouvel Athéisme ren<br />

versé de François Lamy rédigée vers 1686).<br />

(4) Archives Nationales, earton S. 6.770 (et. Gouhier, La Vocation dt<br />

Malebranche, Paris, Vrin, 1926, p. 6). On y trouve bon nombre d'ouvrages<br />

de « rabbinage » et les raretés cartésiennes de Clauberg et de Geulincx<br />

p. 69). Mais le livre d'influence majeure n'est pas toujours celui qu'on<br />

(ibid-,<br />

possède.<br />

(5) M. Gouhier a retrouvé une liste de livres prêtés au confrère Male<br />

branche, mais il s'agit de l'époque du noviciat, avant même l'illumination<br />

cartésienne (ibid., p. 36 et note 1).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 263<br />

allé de lui-même à Spinoza et la parenté des systèmes qui devait<br />

frapper tous les contemporains lui fut sensible avant tout autre.<br />

Comment expliquer en effet cette réfutation savante de la<br />

9e Méditation de 1683, alors que Malebranche n'a été attaqué<br />

par personne et que le Traité des vraies et des fausses idées<br />

d'Arnauld (1)<br />

n'a pas encore paru? Nous ne pouvons parler<br />

de duplicité, mais dès que Malebranche connaît Spinoza, la<br />

violence de son ton trahit une mauvaise conscience (2).<br />

M. Gouhier fait remarquer fort habilement que dans le Xe Éclair<br />

cissement d la « Recherche de la vérité », publié en 1678 (3),<br />

Malebranche élude toute discussion sur l'infinité du monde<br />

et sur l'infinité de Dieu, tout en employant pour la première<br />

fois l'expression tant contestée depuis d'<br />

« étendue intelli<br />

gible ». Mais après les Opéra Posthuma, il devient inutile de<br />

biaiser. Spinoza qui conçoit Dieu comme une substance infi<br />

niment étendue assimile par là même la nature à Dieu et rend<br />

la création impossible. Atteint dans son orthodoxie, Male<br />

branche affirme son originalité; Jésus, son porte-parole, montre<br />

que seule la foi peut garantir l'étendue matérielle et que la<br />

nature, loin d'être éternelle, a été créée : « Tu dois distinguer<br />

deux espèces d'étendues, l'une intelligible, l'autre matérielle.<br />

L'étendue intelligible est éternelle, immense, nécessaire... L'autre<br />

espèce d'étendue est la matière dont le monde est composé et<br />

bien loin que tu l'aperçoives comme un être nécessaire, il n'y a<br />

que la foi qui t'apprenne son existence. Le misérable Spinoza<br />

a jugé que la création était impossible et par là dans quels égare<br />

ments n'est-il pas tombé (4). » Tout le dialogue est dominé par<br />

l'effroi des conséquences de l'Éthique : « Crois ce que tu vois,<br />

mais ne crois pas que le monde soit éternel ni que la matière<br />

qui le compose soit immense, éternelle, nécessaire; n'attribue<br />

pas à la créature ce qui n'appartient qu'au Créateur et ne confonds<br />

pas ma substance que Dieu engendre par la nécessité de son<br />

être, avec mon ouvrage que je produis avec le Père et le Saint-<br />

(1) Cologne, d'Egmont, 1683.<br />

(2) Lettre à Lamy (Blampignon, op. cit., p. 51) : n On pourrait néanmoins<br />

prouver les vérités qu'il attaque sans faire mention de lui et peut-être que<br />

cette manière serait assez utile et effectivement j'ai dit bien des choses<br />

dans ce dessein de munir mon lecteur contre ses impiétés, comme ce qui est<br />

dit par rapport à lui dans la 9° Méditation. » Malebranche craint beaucoup<br />

plus un rapprochement fatal avec sa doctrine qu'il ne croit au danger<br />

couru par l'Église par la divulgation de Spinoza.<br />

(3) Cf. Gouhier, La Philosophie de Malebranche (op. cit., p. 366) (t Je<br />

n'ose pas m'engager à traiter ce sujet à fond »).<br />

(4) Méditations chrétiennes (édit. Genoude, Paris, de Sapia, 1837, t. II,<br />

p. 145).


264 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Esprit par une action entièrement libre (1). » Nous pouvons<br />

donc affirmer qu'avant 1683 Malebranche a déjà pris connais<br />

sance de l'Éthique et que c'est à son contact qu'il a été contraint<br />

de préciser sa doctrine de l'étendue intelligible.<br />

Les rencontres qui suivirent devaient être plus rudes; l'Ora<br />

torien est attaqué de toutes parts et son succès même fait de<br />

lui le point de mire de tous ses rivaux; cartésiens, péripatéticiens,<br />

jansénistes et jésuites semblent s'unir contre lui. Le rouage<br />

de l'étendue intelligible ne lui en paraît que plus essentiel.<br />

Cependant les Entretiens sur ta métaphysique et la religion en<br />

1688 (2) affirment à nouveau l'opposition foncière entre la matière<br />

et la divinité. Ariste, pressé par Théodore qui représente la phi<br />

losophie orthodoxe et qui joue les Phèdre auprès de notre<br />

Socrate, donne la conclusion attendue : « Ce que vous me dites<br />

là me fait bien comprendre que cet impie de nos jours qui faisait<br />

son Dieu de l'Univers n'en avait point. C'était un véritable<br />

athée (3). » Dans le neuvième entretien, Ariste par un badinage<br />

assez maladroit feint d'être conquis au spinozisme : « Notre<br />

nature est éternelle; nous sommes une émanation nécessaire<br />

de la divinité. Nous en faisons partie. L'Être infiniment parfait,<br />

c'est l'Univers, c'est l'assemblage de tout ce qui est (4). » Mais<br />

il s'empresse aussitôt de rassurer son ami : « Ne pensez pas,<br />

Théodore,<br />

que je sois assez impie et assez insensé pour donner<br />

dans ces rêveries. Mais je suis bien aise que vous m'appreniez<br />

à les réfuter, car j'ai ouï-dire qu'il y a des esprits assez corrom<br />

pus pour s'en laisser charmer (5). » C'est une occasion tentante<br />

pour Malebranche d'en finir avec Spinoza. Théodore se déchaîne<br />

alors au nom du bon sens et de la morale chrétienne, d'abord<br />

contre les anciens philosophes, auteurs de ces folles chimères,<br />

puis contre leur dangereux sectateur; cette fois la théorie de<br />

l'étendue est singulièrement dépassée : « Car enfin, l'auteur qui<br />

a renouvelé cette impiété convient que Dieu est l'être infini<br />

ment parfait. Et cela étant, comment aurait-il pu croire que<br />

tous les êtres créés ne sont que des parties ou des modifications<br />

de la Divinité? Est-ce une perfection que d'être injuste dans<br />

(11 Méditations (IX, édit. Genoude, p. 144-145).<br />

(2) Rotterdam, Reinier Leers, 1688, in-12.<br />

(3) Ibid., édit. J. Simon, Paris, 1872, t. II, p. 188 : « Il n'y a point de<br />

substance plus imparfaite, plus éloignée de la Divinité que la matière, fût-<br />

elle infinie. Elle répond parfaitement à l'étendue intelligible qui est son<br />

archétype, mais elle ne répond à l'immensité divine que fort imparfaite<br />

ment. Et elle ne répond nullement aux autres attributs de l'Être infiniment<br />

parfait. •<br />

'"<br />

loi<br />

Ibid.,<br />

Ibid.<br />

p. 205.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 265<br />

ses parties, malheureux dans ses modifications, ignorant, insensé,<br />

impie? Il y a plus de pécheurs que de gens de bien, d'idolâtres<br />

que de fidèles. Quel désordre, quel combat entre la Divinité<br />

et ses parties, quel monstre, Ariste, quelle épouvantable et ridi<br />

cule chimère? Un Dieu nécessairement haï, blasphémé, méprisé<br />

ou du moins ignoré par la meilleure partie de ce qu'il est... un<br />

Dieu nécessairement ou malheureux ou insensible dans le plus<br />

grand nombre de ses parties ou de ses modifications, un Dieu<br />

se punissant ou se vengeant lui-même, en un mot un Être<br />

infiniment parfait composé néanmoins de tous les désordres de<br />

l'Univers. Quelle notion plus remplie de contradictions visibles!<br />

Assurément, s'il y a des gens capables de se forger un Dieu sur<br />

une idée si monstrueuse, ou c'est qu'ils n'en veulent point voir,<br />

ou bien ce sont des esprits nés pour chercher dans l'idée du<br />

cercle toutes les propriétés du triangle (1). » Nous reconnaissons<br />

déjà le grand argument contre la prétendue perfection d'un<br />

infini composé que reprendront bientôt Lamy, Bayle et Féne<br />

lon. Mais lorsque Malebranche accule son fantôme de spino<br />

zisme, où il n'a su distinguer l'ordre de la durée de l'ordre de<br />

l'éternité, entre l'impiété et la déraison, peut-il exiger de la<br />

part de ses adversaires une honnêteté intellectuelle dont il fait<br />

fi à l'égard de Spinoza?<br />

Or, depuis cinq ans, Arnauld s'accroche à lui hargneusement.<br />

Il n'ose encore l'attaquer sur les points les plus théologiques<br />

de la Providence, des miracles ou des plaisirs des sens. Mais il<br />

est surtout choqué par la théorie malebranchienne de l'étendue<br />

intelligible où il croit reconnaître derrière une argutie verbale<br />

l'étendue spinoziste, simple attribut de la substance infinie.<br />

C'était évidemment le point faible de la doctrine; rien ne parais<br />

sait plus spécieux que ce dualisme de façade, que cette distinc<br />

tion utile, mais sans fondement, de l'étendue réelle où l'univers<br />

matériel se détaillait à la manière cartésienne et de l'étendue<br />

intelligible, elle aussi divisible en parties intelligibles et cepen<br />

dant présente en Dieu. Comment dès lors ne pas l'assimiler à<br />

Dieu et faire de Dieu un être infiniment étendu? Arnauld ne<br />

veut pas encore accabler Malebranche dans cette première passe<br />

d'armes qu'est le Traité des vraies et des fausses idées, mais lors<br />

qu'il compare sa conception de l'étendue avec celle des « épi-<br />

(1) Entretiens métaphysiques (IX, loc. cit., p. 205).


266 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

curiens et gassendistes », c'est manifestement au spinozisme<br />

qu'il pense et dont il est lui-même hanté (1). Dans la mesure<br />

où Malebranche conçoit une étendue intelligible infinie que Dieu<br />

renferme, il fait de Dieu un être matériel. Or, n'est-ce pas le<br />

reproche par excellence fait à l'Éthique : « De bonne foi, je ne<br />

saurais deviner ce qu'il a voulu que nous entendissions par cette<br />

étendue intelligible infinie... car il en dit des choses si contra<br />

dictoires qu'il me serait difficile de m'en former une notion dis<br />

tincte... Elle est Dieu et elle n'est pas Dieu; c'est une créature<br />

et ce n'est pas une créature; elle est divisible et elle n'est pas<br />

divisible... C'est une créature puisque c'est l'étendue que Dieu<br />

a faite... et ce n'est pas une créature puisque si cela était, en<br />

voyant les choses dans cette étendue intelligible infinie, nous<br />

ne les verrions que dans une créature; et son dessein est de nous<br />

montrer que nous les voyons en Dieu; et par là, il faut qu'elle<br />

soit Dieu (2). »<br />

Arnauld abandonne toute courtoisie. Dans<br />

une exégèse rigoureuse de la 9e Méditation où Malebranche<br />

prétendait défendre contre Spinoza l'idée de création, l'irascible<br />

docteur prétend voir clair et refuse de se battre contre des<br />

Un an plus tard,<br />

nuages. « Il est bon de remarquer qu'il y a eu en vue de réfu<br />

ter Spinoza, qui a cru que la matière dont Dieu a fait le monde<br />

était incréée, et qu'il cherche une raison qui a porté cet impie<br />

dans cette erreur. Cette raison, selon lui, est que, quand les<br />

hommes pensent à l'étendue, ils ne peuvent s'empêcher de la<br />

regarder comme un être nécessaire. Or, il paraît, par ce qui<br />

suit, qu'il n'a pas cru que cette pensée fût fausse; mais seulement<br />

que Spinoza en avait abusé en la portant trop loin (3). » Dès<br />

lors le ton monte : « En quoi met-il donc l'impiété de Spinoza? »<br />

Prétend-il nous abuser avec cette distinction inintelligible des<br />

deux étendues? Au nom de Descartes, Arnauld se refuse à voir<br />

dans l'étendue autre chose que la nature du corps, et à imagi<br />

ner je ne sais quel archétype issu de philosophies désuètes dont<br />

nous n'avons aucune notion claire et distincte. Arnauld ne peut<br />

souffrir cette confusion; s'il y a une étendue en Dieu, Dieu est<br />

corporel : « Le mot d'intelligible qu'il donne à cette étendue<br />

« (1) Les épicuriens et les gassendistes ne pensent point à Dieu, quand ils<br />

conçoivent l'espace où se promènent les atomes comme une étendue intelli<br />

gible infinie (Traité des vraies et des fausses idées, in Œuvres philosophiques<br />

d'Arnauld, Hachette, 1843, p. 421). « Il lui a plu de considérer l'étendue<br />

comme l'espace des gassendistes » (ibid., p. 426).<br />

(2) Arnauld. op. cit., p. 419-420.<br />

(3) Défense d Arnauld contre la Réponse de Malebranche (Cologne, 1684,<br />

édit. Lausanne, d'Arnay, p. 518, cité par Gouhier, op. cit., p. 371, note 8).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 267<br />

pour l'opposer à l'étendue matérielle, n'est qu'une pure illu<br />

sion, pour déguiser un dogme qui ferait horreur, si on le présen<br />

tait à découvert, comme un philosophe extravagant osa faire il<br />

y a quelques années (1). »<br />

Dès lors le saut est fait : c'est au nom de Spinoza que les<br />

deux adversaires vont se déchirer dans leur interminable que<br />

relle. Une fois de plus le climat intellectuel de cette fin du<br />

xvne<br />

siècle nous apparaît avec ses préventions, ses précautions,<br />

ses duplicités, son air irrespirable. Le véritable spinozisme n'est<br />

pas en cause et nul ne se soucie de ce que fut la pensée réelle<br />

du philosophe de La Haye; mais c'est un épouvantail qu'on<br />

brandit, une haine qu'on remâche. Nulle part mieux que dans<br />

cette lamentable polémique n'apparaît le rôle dissolvant du spi<br />

nozisme : Malebranche ni Arnauld, tout comme Leibniz, ne<br />

gardent leur sang-froid. Comme le dit M. Gouhier : « Les deux<br />

adversaires puisent leur passion à la même source et la haine<br />

du spinozisme les jette l'un contre l'autre avec une égale vio<br />

lence (2). »<br />

Malebranche repoussera avec une conviction douloureuse<br />

« cette accusation atroce » et lancera l'anathème contre le pan<br />

théisme (3). Mais la nuée de ses adversaires ne désarme pas.<br />

Les uns gardent quelques ménagements comme Fénelon (4) et<br />

même Régis. Mais le futur réfutateur de Spinoza ne peut être<br />

tendre, dans son Système de philosophie, devant une confusion<br />

entre l'idée de Dieu et l'idée d'étendue : « Si Dieu était tout<br />

être ou l'Être universel, comme cet auteur l'enseigne, il fau<br />

drait que tous les êtres fussent des parties intégrantes ou des<br />

parties subjectives de Dieu, puisqu'il est impossible de trouver<br />

un autre genre de parties. Or, les êtres ne sont pas des parties<br />

intégrantes de Dieu parce que, s'ils l'étaient, Dieu serait composé<br />

des ...ce êtres, qui répugne à la simplicité divine. Les êtres ne<br />

sont pas non plus des parties subjectives de Dieu parce que,<br />

s'ils l'étaient, Dieu serait une nature universelle qui n'existerait,<br />

que dans l'entendement de celui qui la concevrait (5). » La<br />

(1) Défense d'Arnauld... (p. 538).<br />

(2) Op. cit., p. 372.<br />

(3)<br />

Lettre du 7 juillet 1694 : « Anathème à quiconque met en Dieu l'éten<br />

due formelle, je le prononce du fond de mon coeur » (cité par Bouillier, op.<br />

cit., t. II, p. 183).<br />

(4) Réfutation du système de la nature et de la grâce (composée vers 1681-<br />

1684, éditée après la mort de Fénelon).<br />

p. 187).<br />

(5) Paris, Denis Thierry, 1690 (t. I,


268 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

réponse irritée de Malebranche n'est pas pour le disculper (1).<br />

Mais bientôt il n'est plus de ménagement; c'est le fantaisiste<br />

abbé Faydit qui en 1705 réfute « les inductions pernicieuses » de<br />

Spinoza et de Grotius et « quelques opinions particulières du Père<br />

Malebranche (2) »; puis les Jésuites se déchaînent lorsque Male<br />

branche aura blessé leur amour-propre en accusant d'athéisme,<br />

dans son Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe<br />

chinois (3), le peuple où la Compagnie recrutait tant de caté<br />

chistes. Tour à tour entrent en lice le Père Tournemine dans les<br />

Mémoires de Trévoux, puis le Père Dutertre l'année même de<br />

la mort du philosophe (4); le Père Hardouin enfin ne craindra<br />

pas d'insulter sa mémoire dans les Alhei Detecti qu'il publiera<br />

en 1733 en Hollande (5).<br />

Mais le coup de grâce devait venir d'un jeune disciple. C'est<br />

en toute loyauté pourtant que deux ans avant la mort de Male<br />

branche, Dortous de Mairan, qui pendant quatre années à Paris<br />

avait profité de ses leçons mathématiques, lui fera part de<br />

l'étonnante similitude qu'il découvre entre les deux systèmes<br />

sur la question de l'étendue. C'est avec l'Éthique en main qu'il<br />

se sent incapable de distinguer l'étendue réelle et l'étendue<br />

intelligible. Il lui propose une solution, celle de Spinoza : l'éten<br />

due réelle ne serait-elle pas simplement un mode ou une affec<br />

tion de la substance étendue et non une substance? « Il est<br />

clair que votre étendue intelligible n'est autre que l'étendue-<br />

substance dont l'étendue créée ou matérielle n'est que le simple<br />

mode (6). » Poussant à l'extrême son souci de logique, désireux<br />

de ne pas le céder en rigueur à Spinoza, le jeune mathématicien<br />

place son maître devant le dilemme, ou d'une nature indépen<br />

dante de Dieu ou d'un Dieu assimilé à la nature.<br />

Ainsi donc, pendant près de trente ans, tous les meilleurs<br />

esprits du temps ont acculé Malebranche au spinozisme. Nous<br />

« (1) Je ne réponds point à ce discours de M. Régis. Je m'en plains et<br />

je voudrais bien ne m'en plaindre qu'à lui-même, mais cela est trop public.<br />

De bonne foi, Monsieur, aviez-vous prétendu combattre mon sentiment en<br />

cet endroit de votre ouvrage? Prenez garde, je vous prie, le monde en<br />

conclurait que vous n'entendez pas ce que vous lisez. Car je défie le plus<br />

habile et le plus mal intentionné critique de me faire soupçonner, par ceux<br />

qui ont lu mes livres, d'avoir insinué cette impiété que Dieu est l'être uni<br />

versel en ce sens que tous les êtres créés sont ses parties intégrantes. »<br />

(Réponse à M. Régis, chap. II.)<br />

(2) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, Cot, 1705, in-12).<br />

(3) Paris, David, 1708.<br />

(4) Réfutation d'un nouveau système de métaphysique proposé par le<br />

P. Malebranche (Paris, 1715, 3 vol. in-12).<br />

(5) In Opéra varia (Amsterdam, 1733, in-folio).<br />

(6j Lettre du 19 novembre 1713 (in V. Cousin, op. cit., p. 279).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 269<br />

ne pouvons croire M. Gouhier, lorsqu'il nous peint « un vieillard<br />

stupéfait devant lequel on parle très sérieusement et avec res<br />

pect d'idées qu'il n'a jamais prises au sérieux (1) ». En fait,<br />

Malebranche a souffert toute sa vie, dans sa conscience de chré<br />

tien et de prêtre, de l'existence même du spinozisme. Sans Spi<br />

noza, effroyable repoussoir de sa propre doctrine, il aurait coulé<br />

l'heureuse existence d'un Gassendi; et ses controverses, inévi<br />

tables en un siècle chicanier, n'auraient été que le piment de<br />

sa calme vie oratorienne. Avec Spinoza, c'est le drame à sa<br />

porte, c'est une collusion sinistre révélée, c'est l'inquiétude dans<br />

sa pensée même. D'où cette haine lorsqu'il parle de l'impie de<br />

La Haye : athée, misérable, extravagant, tels sont les termes<br />

que se permet un homme pacifique et courtois. Lorsque la<br />

réfutation de Lamy paraît, il l'exécute d'un mot : « Je ne sais<br />

si ce fou et cet impie méritait une réponse (2). » Lorsque Dor-<br />

tous de Mairan le met en demeure de découvrir le paralogisme<br />

qui romprait la chaîne des démonstrations de Spinoza, il reprend<br />

avec lassitude les arguments d'autrefois, en chrétien désabusé<br />

des discussions et qui veut mourir en paix. Qu'importent les<br />

bonnes raisons si les conséquences sont mauvaises : c; Il suffit<br />

de reconnaître qu'il suit de son principe une infinité de contra<br />

dictions et de sentiments impies pour se défier de ses préten<br />

dues démonstrations, quand même elles nous paraîtraient convain<br />

cantes (3). » Nous serions tentés de lui répondre avec Dortous<br />

de Mairan : « Il me semble que l'horreur et tous les autres mou<br />

vements de cette nature ne partent que d'un préjugé bon ou<br />

mauvais,<br />

et ne renferment que des notions bien confuses qui<br />

ne sauraient entrer en parallèle avec l'évidence d'une démons<br />

tration (4). »<br />

Ainsi la réfutation de Malebranche nous laisse comme Dor<br />

tous de Mairan, sur notre soif. Il était le seul, avec Fénelon<br />

peut-être au xvne<br />

siècle, qui pouvait et devait apprécier avec<br />

sympathie l'œuvre monumentale de l'Éthique. Ses habitudes<br />

intellectuelles, son obédience cartésienne devaient l'y pousser.<br />

Or, il s'est enfermé dans son monde. Il n'a pas fait le moindre<br />

(1) Op. cit., p. 374.<br />

(2) Correspondance inédite (édit. Blampignon, op. cit., p. 6, lettre du<br />

8 janvier 1698).<br />

(3) Lettre du 29 septembre 1713 (in Cousin, op. cit., p. 265 sq.).<br />

(4) Ibid., lettre du 19 novembre 1713, p. 276.


270<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

effort pour pénétrer le sens profond de l'Éthique et n'a touché<br />

l'ouvrage qu'avec dégoût (1). Mais aussi il l'a haï, non pas tant<br />

comme un adversaire de sa religion que parce que toute sa vie<br />

on crut entre eux à une parenté intellectuelle. On ne saurait<br />

pourtant le lui reprocher. La contradiction était à l'intérieur<br />

même de Malebranche, comme elle avait été peut-être chez Des<br />

cartes : l'impossibilité de concilier la stricte méthode rationnelle<br />

avec les dogmes d'une religion révélée. L'énigme du système<br />

de Malebranche, c'est le drame même de son âme qui fait que<br />

ce cartésien mourra en fidéiste. Mais ce drame, c'est aussi celui<br />

d'une époque, celui du rationalisme chrétien déchiré entre des<br />

exigences contradictoires. Il serait vain de regretter que, dans<br />

cette crise intellectuelle où le salut des âmes compte plus qu'une<br />

éphémère loyauté, Malebranche, « ce frère chrétien de Spi<br />

noza (2) », comme disait Renouvier, n'ait pas été l'introducteur<br />

naturel de l'Éthique dans le champ de la pensée française et<br />

qu'il ait laissé ce mérite à un vulgarisateur comme Bayle, qui<br />

ne le valait pas.<br />

Si Fénelon,<br />

2° Fénelon et Spinoza.<br />

xvme<br />

dans l'opinion du siècle, passa pour l'un<br />

des réfutateurs les plus sérieux de Spinoza, il dut sans doute<br />

cette réputation à la diffusion en 1731 du recueil hétérogène<br />

publié à Bruxelles où l'éditeur, l'abbé Lenglet Dufresnoy, l'avait<br />

étrangement associé ainsi que François Lamy à l'analyse de<br />

l'Éthique de Boulainviller; c'était d'ailleurs fort peu de chose,<br />

un fragment de lettre que l'on pouvait déjà lire en appendice<br />

du Nouvel Athéisme renversé (3). En effet, par humilité ou par<br />

paresse, l'archevêque de Cambrai, exception faite du Télémaque,<br />

dédaigna sa vie durant d'éditer ses ouvrages; et ce n'est qu'après<br />

sa mort que sa mémoire et son œuvre furent défendues par le<br />

chevalier de Ramsay et le marquis Gabriel Jacques. Il n'est<br />

donc pas facile de saisir historiquement les circonstances de sa<br />

rencontre avec Spinoza.<br />

(1) « Je n'ai point lu les réfutations qu'on a faites de ses erreurs, car je<br />

n'en ai pas besoin... « », je n'ai pas écrit ex professa contre l'auteur... »,<br />

« j'en fus bientôt dégoûté •, etc. (lettre du 29 septembre 1713, in Cousin,<br />

op. cil., p. 272).<br />

(2) In La Critique philosophique (1er juin 1876, p. 274).<br />

(3) Réfutation des erreurs de Benoit de Spinoza, par M. de Fénelon, arche<br />

Boullain-<br />

vêque de Cambrai, par le P. Lamy bénédictin et par M. le comte de<br />

villiers (Bruxelles, François Foppens, 1731). En fait, il n'y a sur 483 pages<br />

que 10 pages de Fénelon (p. 376-386), dont le nom couvre évidemment la<br />

marchandise de Boulainviller.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 271<br />

Voué dès sa jeunesse à l'apostolat et à la direction spirituelle,<br />

par sa formation à Saint-Sulpice et par les nécessités mêmes<br />

de ses missions, Fénelon échappait évidemment aux querelles<br />

érudites qui opposaient Huet et Richard Simon aux thèses du<br />

Tractatus. Malgré les délicats pastiches du Télémaque et un sens<br />

aigu de la vie antique, il ne sera jamais un historien. En revanche,<br />

la puissance dialectique qui séduisait Bossuet, les profondeurs<br />

d'une intense vie intérieure, le poussèrent très tôt aux détails<br />

les plus ardus d'une théodicée. Esprit fluide et nuancé, il semble<br />

avoir longtemps hésité dans l'élaboration d'une doctrine per<br />

sonnelle, élaboration qui subit moins qu'on ne le pense d'in<br />

fluences étrangères. Mme Guyon fut pour lui beaucoup plus une<br />

expérience vivante que la dépositaire d'une sagesse nouvelle.<br />

Rien d'.étonnant donc à ce qu'il ait, au détour de cette lente<br />

maturation, rencontré l'Éthique de Spinoza. Mais tout porte à<br />

croire que sa lecture en fut rapide, qu'il n'y chercha nullement<br />

une vérité et que les thèses de l'incrédule, loin d'être examinées<br />

avec sympathie, ne furent pour lui comme pour Malebranche,<br />

qu'un système de références ou mieux une série de limites dan<br />

gereuses,<br />

une espèce d'Enfer intellectuel dont il ne convenait<br />

pas d'approcher de trop<br />

près (1).<br />

« Tous les chrétiens, disait Fénelon au cardinal de Noailles,<br />

ne peuvent pas être métaphysiciens, mais les principaux théolo<br />

giens ont grand besoin de l'être (2). » Lorsqu'en 1681, à la<br />

demande et avec la collaboration de Bossuet, il commence à<br />

écrire sa Réfutation du système du Père Malebranche sur la<br />

nature et la grâce, il sent pleinement l'utilité de Descartes en<br />

matière théologique : avant tout, il cherche à établir que Dieu<br />

est libre à l'égard de tout ce qui n'est pas lui-même et que, loin<br />

d'être lié à l'ordre du monde qu'il a établi, il a sur sa création<br />

un pouvoir arbitraire. Or, cette liberté de Dieu qu'il défend<br />

contre Malebranche est le thème essentiel des attaques contre<br />

Spinoza. Mais nulle part le philosophe hollandais n'est cité.<br />

Est-ce par charité pour l'oratorien? Jamais Fénelon dans ses<br />

polémiques n'est descendu aux insultes d'un Faydit ou aux<br />

insinuations d'un Tournemine ou d'un Dutertre. Mais il est<br />

(1) La meilleure étude sur le sujet demeure toujours celle de M. Léon<br />

Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3e édit., 1923,<br />

'<br />

(2) Histoire littéraire de Fénelon, par l'abbé Gosselin (Paris, 1843,<br />

p. 238).


272 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

aussi fort vraisemblable qu'à cette date, Fénelon n'a pas encore<br />

lu l'Éthique. Dès lors pendant quinze ans, le préceptorat du<br />

duc de Bourgogne, la vie de cour où « le fumet des affaires »,<br />

comme dit Saint-Simon, ne lui est pas indifférent, et surtout<br />

la tourmente du quiétisme, l'empêchent de penser à une doc<br />

trine qu'il n'a que superficiellement côtoyée. Fénelon est tou<br />

jours beaucoup plus friand d'âmes que de sagesse dogmatique.<br />

Mais dans la dernière partie de sa vie, à l'époque de la néces<br />

saire mise au point, dans le glorieux exil de Cambrai, il ne pourra<br />

se refuser à approfondir sa doctrine personnelle : c'est alors que<br />

bon gré mal gré, il trouvera Spinoza sur son chemin.<br />

Dès 1696, un an après sa consécration, nous le voyons sou<br />

tenir de tout son prestige la réfutation cartésienne du Père<br />

François Lamy et laisser publier en appendice à l'ouvrage<br />

l'ébauche d'une dialectique personnelle (1); ces quelques frag<br />

ments n'avaient pas l'ambition ridicule de suivre une méthode<br />

géométrique, mais développaient avec une précision nouvelle et<br />

une finesse rare quatre points d'attaque : l'idée d'infini, l'idée<br />

de création, la distinction de Dieu et du monde et la multi<br />

plicité des substances. Amorçant déjà, à la suite de Malebranche,<br />

l'argumentation à laquelle Bayle donnera un tour définitif, Féne<br />

lon montre tout d'abord la stupidité qu'il y a à concevoir un<br />

Dieu infini constitué par une multiplicité de parties : « Tout<br />

infini divisible est impossible; donc l'infini dont nous avons<br />

l'idée est simple..., donc il est infini par une totalité d'être qui<br />

n'est pas collective mais intensive. L'unité dit plus que le plus<br />

grand nombre (2). » Contre Spinoza qui ruine l'idée de création,<br />

il établit que si Dieu est l'être parfait, le pouvoir de création<br />

augmente cette perfection : « Il est plus parfait de pouvoir<br />

produire quelque chose de distingué de soi que de ne le pou<br />

voir pas. » L'infini n'est fécond en effet que dans la mesure où<br />

il fait passer quelque chose du néant à l'être, mais nécessaire<br />

ment cette création est bornée et imparfaite. Par suite, Dieu<br />

■est distinct de la création et dans la notion d'être, il faut dis<br />

tinguer le degré et la partie : « Dieu est tout degré d'être, mais<br />

il n'est pas tout être en nombre (3). » Enfin, contre Spinoza<br />

qui croit démontrer l'unicité de la substance, Fénelon proclame<br />

l'existence de substances multiples, qui loin d'être des modifi<br />

cations d'attributs divins, sont réellement indépendantes. Les<br />

(1) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil.) (« suivi d'un extrait d'une lettre<br />

de Mgr de Fénelon sur la réfutation de Spinoza », p. 525-550).<br />

(2) Lettre sur la religion (III, B, édit. Didot, '<br />

Paris, 1845, t. I, p. 147).<br />

p. 148.<br />

(3) Ibid.,


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE» 273<br />

créatures ne peuvent pas être de simples modes de l'Être infini;<br />

on ne saurait passer de la fourmi à l'essence divine : i La mul<br />

tiplication extensive de l'Être par la création de l'Univers<br />

n'ajoute rien à ce genre d'infini intensif qui est celui de Dieu (1). »<br />

Cette rigueur dans l'abstraction, ce langage métaphysique très<br />

moderne qu'il manie avec une aisance que ne connaîtra jamais<br />

nous les retrouverons amplifiés et humanisés dans le<br />

Bossuet,<br />

Traité de l'existence de Dieu;<br />

cette ébauche d'un grand ouvrage<br />

sur la religion que Fénelon n'acheva jamais avait été publiée en<br />

1712 à son insu par suite de l'indélicatesse d'un copiste (2).<br />

Après avoir développé avec une poésie discrète les preuves tra<br />

ditionnelles tirées du spectacle de la nature, il en vient aux mer<br />

veilles de l'âme humaine : Descartes succède au Psalmiste et<br />

la dialectique à la contemplation; mais dans cette deuxième par<br />

tie,<br />

un chapitre entier est dirigé contre Spinoza et a reçu tra<br />

ditionnellement des éditeurs le titre de Réfutation du spino<br />

zisme, sans qu'une seule fois le nom de l'adversaire y fût cité (3).<br />

Les mêmes arguments et la même sérénité de ton s'y retrouvent<br />

que dans la lettre au Père Lamy. Cependant c'est l'idée d'in<br />

fini qui, maniée en tous sens par un prodigieux génie dialec<br />

tique, semble la pièce essentielle. Pour Fénelon, Spinoza ne<br />

conçoit qu'un infini composé; et longuement, il établit que ce<br />

tout infini où tout est changeant ne peut épuiser l'idée de per<br />

fection que nous présente Dieu : « Il est évident qu'un tout qui<br />

change perpétuellement ne saurait remplir l'idée que j'ai de l'in<br />

finie perfection (4). » S'il y avait identité réelle entre toutes<br />

les parties, l'une serait réellement l'autre et dans cette homo<br />

généité on ne saurait distinguer l'air de l'eau, le jour de la<br />

nuit. Fénelon ne craint pas de revenir sur les arguments plai<br />

sants du Dictionnaire de Bayle : « La glace serait chaude et le<br />

feu froid. Une pierre serait du bois, le verre serait du marbre...<br />

Mes erreurs seraient celles de mon voisin. Il serait vicieux par<br />

mes vices, je serais vertueux par ses vertus... ce qui ferait un<br />

(1) Lettre sur la religion (p. 149).<br />

(2) Cardinal Bausset, Histoire de Fénelon (Paris, 1808, t. III,<br />

(3) Moreri dans son Dictionnaire (édit. 1759, t. V, p. 82)<br />

p. 351).<br />

attribue gra<br />

tuitement ce chapitre au Père Tournemine; mais aucune preuve ne saurait<br />

être tirée, soit du style, soit du mouvement général de la démonstration,<br />

soit même des arguments qui demeurent cartésiens. Tournemine dans sa<br />

Préface déjà citée, y fait expressément allusion (édit. Amsterdam, Châtelain,<br />

1715, p. xxix-xxx).<br />

(4) Traité de l'existence de Dieu (W partie, chap. 3, édit. Didot, t. I,<br />

p. 91) (cf. Descartes, Réponse aux 2" Objections, édit. Adam-Tannery,<br />

t. IX, p. 109 : « C'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé<br />

que de pouvoir l'être »).<br />

Y. VERNIÈRE, I 18


274 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

monstre dont la raison a honte et horreur (1). » Enfin il passe<br />

à l'argument essentiel : si l'on admet cette identité réelle et<br />

réciproque de tous les êtres de l'univers, il est impossible de<br />

concevoir quelque chose de parfait et d'infini. Tout ce qui est<br />

composé peut être diminué, amoindri; donc l'infini composé ne<br />

peut être conçu comme une perfection : « Tous les infinis compo<br />

sés se détruisent et se contredisent eux-mêmes par leur compo<br />

sition (2). » Il faut donc revenir à l'unité qui seule peut remplir<br />

l'idée d'une « infinie perfection ».<br />

L'affaire du Père Tournemine fit départir Fénelon de sa<br />

réserve. Les Jésuites, piqués de l'utilisation d'arguments car<br />

tésiens dans l'édition subreptice du Traité de l'existence de<br />

Dieu,<br />

avaient fait rédiger une curieuse préface au professeur<br />

de Louis le Grand; on y<br />

insinuait clairement que Fénelon n'avait<br />

nullement réfuté le spinozisme : s II a, dit-on, oublié les spino<br />

zistes (3) »;<br />

et le bon père ingénument se proposait de suppléer<br />

aux insuffisances de l'ouvrage. L'archevêque de Cambrai désa<br />

voua cette insolente préface et obtint satisfaction du Père<br />

Tournemine (4). On comprend dès lors avec quelle violence il<br />

prit Spinoza à partie, deux mois après l'affaire, dans une lettre<br />

du 5 juin 1713 sur l'existence de Dieu; il se doit, en tant que<br />

prélat chrétien, de renchérir sur le ton du Jésuite. Mais pour<br />

quoi se faire des illusions sur le danger du spinozisme? En bon<br />

connaisseur d'âmes, Fénelon sait qu'une doctrine aussi ardue<br />

que celle de l'Éthique n'est pas accessible au commun des liber<br />

tins,<br />

qui préfèrent l'illusion d'un Dieu indifférent aux hommes<br />

et ne recherchent dans le silence de Dieu qu'un encouragement<br />

à leurs passions. En honnête homme, il se refuse à assimiler<br />

les jouisseurs aux athées spéculatifs; en historien, il pressent<br />

qu'un déisme nouveau, qui n'a pas que Spinoza pour ancêtre,<br />

tente les nouvelles générations : chez son disciple Ramsay, ce<br />

n'est pas le spinozisme qu'il a eu à réduire. « La grande mode<br />

des libertins de notre temps n'est point de suivre le système<br />

de Spinoza (5). » Cependant, c'est avec brutalité qu'il se déchaîne<br />

contre cette dépravation de la raison qu'est pour lui le spino<br />

zisme : « Je vous avoue que le système de Spinoza ne me parait<br />

point difficile à renverser. Dès qu'on l'entame par quelque<br />

endroit,<br />

(1)<br />

on rompt toute sa prétendue chaîne. Selon ce philo-<br />

Traité de l'existence de Dieu (p. 92).<br />

2 Ibid., p. 93.<br />

(31 Édit. Amsterdam, 1715, p. xxn.<br />

(41 Cf. Journal de Trévoux (novembre 1713, p. 2209<br />

(5) 5» Lettre sur la religion (édit. Didot, t. I, p. 155).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 275<br />

sophe, deux hommes dont l'un dit oui et l'autre non, dont l'un<br />

se trompe et l'autre croit la vérité, dont l'un est scélérat et<br />

l'autre est un homme très vertueux,<br />

ne sont qu'un même être<br />

indivisible. C'est ce que je défie tout homme sensé de croire<br />

jamais sérieusement dans la pratique. La secte des spinozistes<br />

est donc une secte de menteurs et non de philosophes (1). »<br />

Ainsi donc, durant la dernière partie de sa vie, Fénelon a<br />

été amené, un peu à contrecœur, à combattre Spinoza. Si nous<br />

oublions le dernier épisode où la violence est due aux circons<br />

tances, on ne peut qu'admirer la vigueur et l'aisance, auxquelles<br />

Arnauld ni même Malebranche ne nous ont guère habitués, et<br />

la sobriété, dont Lamy n'était pas capable, de sa discussion<br />

philosophique. En face du spinozisme, il campe les meilleurs<br />

arguments que lui fournissent le christianisme avec l'idée de<br />

création, Descartes avec la dualité de substance,<br />

Bayle enfin<br />

avec l'idée de l'infini indissociable. Nul ne semblait donc mieux<br />

armé que Fénelon pour donner à son siècle la réfutation défir<br />

nitive qu'il attendait. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Fénelon l'a<br />

lui-même avoué : il ne croit pas sérieusement au danger du<br />

spinozisme et en cela, sa clairvoyance est moindre que celle<br />

de Bossuet; aussi n'a-t-il pas étudié Spinoza avec soin et son<br />

contact avec lui est extrêmement superficiel. Mais une raison<br />

demeure inavouée : dans les contradictions de sa doctrine propre,<br />

dans les détours subtils qui lui sont familiers, n'aurait-il pas<br />

rejoint des conclusions qu'un Spinoza n'aurait pas désavouées?<br />

N'aurait-il pas préféré, devant une parenté odieuse obscuré<br />

ment sentie, en rester à un fantôme rassurant du spinozisme?<br />

Or, l'argument essentiel qu'adresse Fénelon à Spinoza, à<br />

savoir l'impossibilité d'un infini divisible, ne fait que reprendre<br />

un vieux problème longuement médité par le philosophe hol<br />

landais. Dans sa lettre à Louis Meyer (2), quatorze ans avant<br />

la parution de l'Éthique, ce dernier donnait déjà par avance<br />

toute satisfaction à Fénelon. Pour tous deux en effet, il existe<br />

deux notions d'infini qu'il faut rigoureusement distinguer : l'un<br />

qui est divisible et l'autre qui ne peut être divisé en parties<br />

(1) Édit. Didot, t. I, p. 154-155.<br />

(2) Edit. Appuhn, t. III, p. 150 (n» 12, lettre du 20 avril 1663). La distinc<br />

tion capitale de l'èternilé où se situe l'infini indivisible de la substance et<br />

de la durée où se déploie l'infini divisible des modes, n'a pas été comprise<br />

par les exégètes anciens du spinozisme.


276 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

ou qui est sans parties. Il est évident que l'Être infini, pour<br />

l'un comme pour l'autre, n'est pas un composé, ni un assem<br />

blage de parties, mais une réalité indivisible qui ne se soumet<br />

à aucune borne, à aucune réalité extérieure à elle. Spinoza n'a<br />

jamais varié sur cette notion (1). Il faut donc que Fénelon,<br />

ou bien ait volontairement déformé la pensée d'un adversaire<br />

réputé dangereux, ou qu'il n'ait eu qu'une connaissance frag<br />

mentaire des Opéra Posthuma. Laissons à Fénelon le bénéfice<br />

d'une ignorance que tous ses contemporains d'ailleurs semblaient<br />

partager. Depuis longtemps en effet, l'archevêque de Cambrai<br />

ne lit guère,<br />

et en dehors de ses stricts devoirs temporels qui<br />

sont lourds quand la guerre déchire son diocèse, il se replie<br />

volontiers dans le repos de la vie intérieure. Qu'aurait-il dit<br />

pourtant, si quelque exégète malicieux du quiétisme l'avait<br />

confronté avec Spinoza?<br />

a beau jeu de montrer que l'un et l'autre<br />

M. Brunschwicg<br />

veulent « justifier à la flamme du rationalisme cartésien la spi<br />

ritualité de la vie intérieure (2) ». Le vrai mystère n'est<br />

pas chez Spinoza mais dans l'âme inquiète de Fénelon. On a<br />

depuis Bossuet bien souvent constaté les contradictions qui<br />

opposent en lui l'adepte de Descartes et le chrétien mystique.<br />

Dans la mesure où il veut donner une démonstration rationnelle<br />

de sa religion, il ne trouve pas de meilleure doctrine que le<br />

cartésianisme; mais lorsque, cherchant à communier avec Dieu,<br />

il essaie non plus de retrouver le créateur mais de se noyer<br />

dans sa toute présence, il retrouve, par-delà Molinos et Mme Guyon,<br />

les accents poétiques de saint Jean de la Croix. Si nous délais<br />

sons, comme certains l'ont fait, un appareil philosophique qui,<br />

pour lui-même, devait paraître scolaire et lourd et qu'il réser<br />

vait aux âmes communes, nous retrouvons fréquemment chez<br />

lui des expressions que la cinquième partie de l'Éthique aurait<br />

pu accueillir. Dès 1702, dans ses Considérations sur la doctrine<br />

d'un esprit universel unique, Leibniz ne craignait pas de remar<br />

quer maint aspect identique dans le spinozisme et le quié<br />

tisme (3). Le Père Tournemine, malgré la prudence que lui dic<br />

tait son ordre en face d'un prélat fort ami des Jésuites, sentait<br />

bien les défauts d'une théodicée dangereuse (4). Nombre de fois,<br />

(I) Cf. Éthique (livre I, théorème 15, scholie) (cf. L. Brunschwicg, op.<br />

cit., p. 259).<br />

(21 Op. cit., p. 361.<br />

(3) Œuvres philosophiques (édit. Gerhardt, Berlin, 1880, t. VI, p. 530)<br />

(cf. Brunschvicg, op. cit., p. 361-362).<br />

(4) « S'il avait voulu revoir cet ouvrage, il y aurait peut-être aperçu des<br />

défauts que personne n'y verra » (op. cit., p. xxi).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 277<br />

dans le Traité de l'existence de Dieu, le vocabulaire de Fénelon<br />

et celui de Spinoza sont interchangeables : « Qu'est-ce que la<br />

substance de Dieu? C'est tout l'être. Qu'est-ce que la substance<br />

de la créature? C'est une portion de l'être. L'essence d'une<br />

créature est la manière bornée dont elle possède l'être... Tout<br />

est pris dans l'être comme plusieurs habits seraient pris dans<br />

une même pièce d'étoffe... Ainsi, il ne faut pas se représenter<br />

les différences, soit génériques, soit spécifiques comme ajoutant<br />

quelque chose de réel et de positif pour constituer les substances<br />

et les natures particulières (1). » Mais alors quelle différence<br />

instaurer, autre que verbale, entre les substances particulières<br />

de Fénelon et les modes de Spinoza? L'un et l'autre ne semblent<br />

accorder qu'une existence relative aux individus (2). Pour prendre<br />

un langage spinoziste, la nature « naturée » est dans une dépen<br />

dance absolue de la nature « naturante » : « Otez aux substances<br />

créées toutes leurs modifications, vous en faites l'être universel<br />

et sans bornes (3). » Comment ne pas être tenté de conclure<br />

que Fénelon, malgré un prologue cartésien,<br />

la création une existence indépendante par rapport au Créa<br />

teur? Et l'on comprend qu'un moderniste comme Jacques<br />

Rivière n'ait pas hésité à dire que « la théodicée de Fénelon est<br />

un panthéisme (4) ».<br />

a souvent dénié à<br />

Certes, il est difficile d'admettre l'incohérence dans la pensée<br />

d'un homme tel que Fénelon; mais comment ne pas reconnaître<br />

de contradiction dans les termes entre la réfutation cartésienne<br />

de Malebranche, qui affirme la transcendance de Dieu, et l'assu<br />

rance de son immanence au monde formulée dans le Traité?<br />

Quelle est l'attitude qui est essentielle? Quelle est celle qui<br />

représente la précaution? Il semble bien que lorsque Fénelon<br />

s'abandonne à l'élan intérieur de sa pensée, c'est plus l'union<br />

avec Dieu qu'il recherche que sa démonstration méthodique.<br />

Si nous faisons de la thèse de l'immanence au monde le centre<br />

de sa théodicée, Fénelon tout autant que Malebranche doit<br />

apparaître comme « le frère chrétien de Spinoza ». Le quié<br />

tisme, avec sa contemplation passive, avec sa recherche de<br />

l'union avec Dieu, avec sa doctrine du pur amour, reprend<br />

(1) JVafure de l'homme (édit. Didot, t. I, p. 31).<br />

(2) Cf. Éthique, I, théor. 25, corollaire : «Les choses particulières ne sont<br />

rien d'autre que les affections, autrement dit les modes des attributs de<br />

Dieu », et I, théor. 15 : • Tout ce qui existe, existe en Dieu et rien ne peut<br />

exister ni être conçu sans Dieu. »<br />

(3) Nature de l'homme (loc. cit., p. 40).<br />

(4) In Annales de la philosophie chrétienne (IV* série, t. VII, 1908-1909,<br />

p. 143).


278 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

souvent les termes des derniers théorèmes de l'Éthique et l'exal<br />

tation de Spinoza devant l'amor inlellectualis Dei. Lorsque Féne<br />

lon,<br />

extase,<br />

au terme d'une recherche intellectuelle qui s'achève en<br />

dit à son Dieu : « C'est vous qui vous aimez vous-même<br />

en moi », ne donne-t-il pas la traduction affective de Spinoza :<br />

« Dieu, dans la mesure où il s'aime lui-même, aime les hommes<br />

et conséquemment l'amour de Dieu à l'égard des hommes et<br />

l'amour intellectuel de l'âme à l'égard de Dieu n'est qu'une<br />

seule et même chose (1)? » Faut-il aller plus loin en<br />

core et rechercher des ancêtres communs, faut-il évoquer les<br />

Dialoghi aVamore de Leone Hebreo où Molinos et Spinoza<br />

auraient puisé de concert le goût d'une « spiritualité intellec-<br />

tive (2) »?<br />

La vérité est ailleurs et plus proche. Derrière les contradic<br />

tions d'une doctrine fuyante et les ressemblances de termes,<br />

elle est dans l'âme même de Fénelon. Certes l'archevêque de<br />

Cambrai vit intensément, comme Spinoza, un drame métaphy<br />

sique et recherche aussi, bien qu'avec moins de sérénité et une<br />

ferveur plus visible, les voies intellectuelles de la vérité, mais<br />

l'extase de la fusion en Dieu n'est pas comme dans l'Éthique<br />

une contemplation sereine et consciente. « Un moment de recueil<br />

lement, d'amour et de présence de Dieu fait plus voir et entendre<br />

la vérité que tous les raisonnements des hommes », avouera-t-il<br />

dans ses Méditations sur l'Écriture sainte (3). Et nous voilà<br />

bien loin de Spinoza. Il est arrivé en effet à Fénelon ce qui<br />

arrive à tous les mystiques; c'est d'avoir à traduire ses aspira<br />

tions et ses visions en un langage qui demeurait intellectuel.<br />

A suivre la lettre de Fénelon, sa doctrine nous paraît souvent<br />

parente de celle de Spinoza, qu'il réfute pourtant âprement à<br />

chaque rencontre, et que, selon toute vraisemblance, il connaît<br />

fort mal. Mais nous aurions tort de rechercher dans les épan-<br />

chements du mystique archevêque de Cambrai la rigueur intel<br />

lectuelle (4)<br />

qui mène à Dieu le penseur de l'Éthique. N'est-ce<br />

pas lui qui confiait un jour à Ramsay : « Il y a un style du<br />

cœur et un autre de l'esprit, un langage du sentiment et un<br />

(1) Éthique (livre V, théorème 35, corollaire).<br />

(2) Diletiatione inlelletuale (ci. Brunschwico, op. cit.,<br />

p. 374 et note).<br />

(3J Cf. Ély Carcassonne, Fénelon, l'homme et l'œuvre ( Paris, Boivin, 1946,<br />

§. 118). M. Carcassonne parle d'un « progrès instinctif et sollicité cependant<br />

e la démonstration à l'extase » (ibid., p. 119).<br />

(4) Fénelon a d'ailleurs le sentiment de son instabilité : « Au reste, je ne<br />

Suis expliquer mon fond. Il m'échappe, il me paraît changer à toute heure.<br />

e ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après »<br />

(lettre à la duchesse de Mortemart, édit. Aimé Martin, t. I, p. 555).


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 279<br />

autre du raisonnement; ce qui est souvent une beauté dans l'un<br />

est souvent une imperfection dans l'autre (1). »<br />

E. —<br />

Le bilan d'une querelle.<br />

Vingt ans de polémiques n'apportaient donc aucune lumière<br />

sur le fond même du problème : le sens et la valeur du spino<br />

zisme. Si l'Éthique exige le renoncement à la foi chrétienne et<br />

en ruine les dogmes essentiels, il est vain d'attendre de la pen<br />

sée orthodoxe une interprétation objective : l'objectivité est<br />

pour le croyant une attitude de jeu; tout système métaphysique<br />

est jugé en fonction de ses conséquences religieuses, nullement<br />

d'après sa rectitude dialectique. Bossuet, Fénelon, Lamy, Leib<br />

niz, le Père Tournemine ne recherchent pas la vérité originelle<br />

du cartésianisme, mais s'interrogent sur l'aide ou sur le danger<br />

qu'offre Descartes au regard de la vérité chrétienne. A nombre<br />

de chrétiens, le titre même de Malebranche, la Recherche de la<br />

Vérité, a pu paraître d'une orgueilleuse singularité. Rien d'éton<br />

nant si l'Éthique semble un « monstre », c'est-à-dire une ano<br />

malie,<br />

dans sa prétention de reconstruire rationnellement le<br />

monde en dehors du christianisme. Ainsi, non seulement le<br />

sort, mais l'intelligence du spinozisme dépendent étroitement,<br />

en cette fin de siècle, de l'emprise réelle que le christianisme<br />

exerce sur les esprits, emprise qu'il faut d'ailleurs concevoir<br />

plus comme une inhibition intellectuelle que sous la<br />

beaucoup<br />

forme d'une pression sociale.<br />

Or, la chance veut que nous ayons conservé un témoignage<br />

inestimable du choc produit par le spinozisme dans des cons<br />

ciences chrétiennes, à savoir la correspondance échangée de sep<br />

tembre 1713 à septembre 1714 entre Malebranche et Dortous<br />

de Mairan (2). Deux esprits d'élite, d'une scrupuleuse honnêteté<br />

intellectuelle, en dehors de tout dessein intéressé et de toute<br />

(1) Chevalier de Ramsay, Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon<br />

(La Haye, 1723, p. 68).<br />

(2) Cette correspondance (8 lettres), issue des papiers de Dortous de Mai<br />

ran et retrouvée par Feuillet de Conches dans la bibliothèque de Millon,<br />

professeur de philosophie à la Sorbonne, a été publiée en 1841 (Paris, Del-<br />

loye), puis étudiée et rééditée par Victor Cousin (in Fragments de philosophie<br />

cartésienne, Paris, Charpentier, 1845) et tout récemment par Joseph Moreau<br />

(Malebranche. Correspondance avec J.-J. Dortous de Mairan, Paris, Vrin,<br />

1947).


280 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

visée temporelle, s'interrogent sur Spinoza et prennent position<br />

avec d'autant plus de franchise que leurs lettres ne subissent<br />

aucune censure. Malebranche, à soixante-quinze ans, est au<br />

comble de sa gloire : malgré les attaques d'Arnauld et du Père<br />

Boursier, plus de cinq cents correspondants assurent son influence<br />

européenne. Jean-Jacques Dortous de Mairan est un inconnu;<br />

né à Béziers en 1678, élevé au collège de Toulouse, il a connu<br />

Malebranche à Paris, au cours d'un séjour de quatre ans de<br />

1698 à 1702, et l'Oratorien l'a initié au calcul infinitésimal;<br />

physicien et mathématicien, il séjourne depuis à Béziers, obscur<br />

commensal de l'évêque (1). Trois mémoires couronnés de 1715<br />

à 1717 par l'Académie de Bordeaux lui ouvriront en 1718 l'Aca<br />

démie des Sciences et sa très longue carrière scientifique se<br />

poursuivra jusqu'en 1771. En 1713 notre géomètre est en pleine<br />

crise philosophique : Spinoza est venu troubler sa quiétude et<br />

c'est à Malebranche qu'il fait appel. C'est une étonnante confes<br />

sion : ;; Le caractère de (Spinoza), si différent de tout ce que<br />

j'avais vu jusqu'alors, la forme abstraite, concise et géomé<br />

trique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me<br />

parurent dignes d'attention. Je le lus donc attentivement et il<br />

me frappa. Je l'ai relu depuis, je l'ai médité dans la solitude<br />

et dans ce que vous appelez le silence des passions;<br />

mais plus<br />

je le lis, plus je le trouve solide et plein de bon sens. En un<br />

mot, je ne sais par où rompre la chaîne de ses démonstrations...<br />

mais quand on est vivement touché du<br />

J'ai voulu l'oublier;<br />

désir de connaître la vérité, peut-on oublier ce qui a paru évi<br />

dent? D'un côté, je ne puis envisager sans compassion pour<br />

l'humanité et sans tristesse les conséquences qui suivent de ses<br />

principes; de l'autre, je ne puis résister à ses démonstrations (2). »<br />

Mairan a trente-cinq ans, ce n'est pas un élève étourdi qui veut<br />

briller aux yeux du maître; aucun artifice dans l'exposé serein<br />

de ce drame de conscience. Mais l'exigence est nette : « Les<br />

prétendues réfutations » de Spinoza « ne font que blanchir contre<br />

lui »; personne ne comprend Spinoza, « faute d'y avoir apporté<br />

assez de précision, d'équité et de sang-froid »;<br />

une philosophie<br />

ne peut être jugée que dans son expression « des lois générales<br />

et immuables de la nature », et non dans sa convenance aux<br />

« intérêts particuliers de l'homme ou à ses désirs ». Malebranche<br />

est impérieusement requis de découvrir, « succinctement, à la<br />

(1) Cf. Éloge de Mairan, par Grandjean de Fouchy (in Mémoires de<br />

l'Académie des Sciences, année 1771, p. 90).<br />

(2) Édit. Cousin, p. 269-270; édit. Moreau, p. 102-103.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 281<br />

manière des géomètres (1) », la pierre d'achoppement de l'Éthique,<br />

c'est-à-dire de parler le langage de la raison et non celui de la<br />

religion. En d'autres termes, Dortous de Mairan ne consulte pas<br />

un prêtre, mais un philosophe.<br />

Malebranche répond rapidement, un peu distraitement, mais<br />

joue le jeu : « Je n'ai point le livre dont vous me parlez. J'en<br />

ai lu autrefois une partie, mais j'en fus bientôt dégoûté, non<br />

seulement par les conséquences qui font horreur, mais encore<br />

par le faux des prétendues démonstrations de l'auteur (2). »<br />

L'erreur essentielle de Spinoza est de confondre les corps et les<br />

idées des corps, le monde matériel et l'étendue intelligible;<br />

aucune clarté en tout cela, mais un amas d'obscurités et d'équi<br />

voques. Dortous de Mairan le 9 novembre 1713 ne cache pas<br />

sa déception et ironise aussitôt; l'horreur n'est pas un argument,<br />

mais un mouvement de l'âme. Où est le paralogisme qui fera<br />

trébucher Spinoza? Le Dieu de l'Éthique, comme celui de la<br />

Recherche de la vérité, se fonde sur l'argument ontologique. Reli<br />

sons l'ouvrage dont la méthode « sévère et abstraite » demande<br />

« une grande attention et beaucoup d'habitude à la justesse (3) »;<br />

rien, dans le rigoureux parallélisme de l'Éthique, ne permet de<br />

croire à une confusion des idées et des corps; Spinoza, comme<br />

Malebranche, voit tout en Dieu qui est le lieu géométrique<br />

commun des modes de pensée et des modifications de l'éten<br />

due. Dortous de Mairan passe alors à l'attaque. La distinction<br />

malebranchienne de l'étendue réelle et de l'étendue intelligible<br />

lui paraît un expédient fâcheux. Comment distinguer la subs<br />

tance matérielle de son archétype? Cette substance matérielle<br />

n'est-elle pas déjà un simple objet de l'entendement, une abs<br />

traction? Tout devient clair si l'on assimile l'étendue intelligible<br />

à la substance et l'étendue créée à l'ensemble des modes. Avec<br />

Spinoza, nous retrouvons le royaume des idées claires et dis<br />

tinctes (4).<br />

Malebranche ne s'émeut pas, car il reconnaît là les objections<br />

d'Arnauld;<br />

mais il refuse encore l'engagement personnel. Ce<br />

qu'il conteste maintenant,<br />

c'est la définition de la substance<br />

unique : Spinoza définit une souveraine Raison, lieu de toutes<br />

nos idées, mais ne prouve nullement que cette Raison absorbe<br />

l'univers. Réponse d'un homme pressé : Malebranche est en<br />

(1) Cousin, p. 270; Moreau, p. 103.<br />

(2) Lettre du 29 septembre 1713 (Moreau, p. 105-106).<br />

(3) Lettre du 9 novembre 1713 (ibid., p. 111).<br />

(4) Édit. Moreau, p. 116 (M. Moreau remarque fort justement la témérité<br />

de ces insinuations qui contrastent « avec le ton déférent de la première<br />

lettre », ibid., p. 24).


282<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

train de réfuter le Père Boursier et ne croit pas comme son<br />

obscur correspondant que l'affaire engage « la gloire de Dieu »<br />

et « le salut de (son) prochain (1) ». Dortous de Mairan pendant<br />

six mois garde le silence, puis une troisième lettre part de Béziers,<br />

incisive, nette,<br />

presque insolente dans sa froideur (2). Le géo<br />

mètre veut des preuves : « Il serait absolument inutile, mon<br />

Révérend Père, d'insister davantage, à l'avenir, sur notre auteur,<br />

sur ses erreurs et sur ses contradictions, à moins que vous ne<br />

me marquiez précisément et à la manière des géomètres, l'en<br />

droit de son premier paralogisme, et en quoi il consiste... C'est<br />

la voie la plus courte, la plus facile, la plus conforme au bon<br />

sens et la moins captieuse (3). » Un quart d'heure d'attention<br />

doit suffire, puisque dès la 5e proposition, l'Éthique est en<br />

contradiction avec « la doctrine reçue », c'est-à-dire le chris<br />

tianisme. Une espèce de révolte couve sous le ton poli : « Quel<br />

charme,<br />

quel enchantement Spinoza a-t-il répandu sur ces pro<br />

positions et sur une demi-douzaine de définitions et autant<br />

d'axiomes qu'on ne puisse dire : Voilà son premier faux pas (4)! »<br />

Malebranche, avec « sa justesse d'esprit » et « sa droiture de<br />

cœur », est tenu de répondre : « Car enfin les objections vagues,<br />

les inductions, ne détruisent pas, parmi les géomètres, un sys<br />

tème régulier et géométrique (5). » Quand Malebranche reproche<br />

à Spinoza de confondre l'idée éternelle et son objet, n'est-ce<br />

pas une objection vague? Reportons-nous au 5e théorème du<br />

livre Ier de l'Éthique : « Dans la Nature, il ne peut exister<br />

deux ou plusieurs substances de même nature, autrement dit<br />

de même attribut. » Malebranche, comme Lamy, croit que deux<br />

perles identiques peuvent co-exister; Spinoza répondrait que si<br />

l'on anéantit tout rapport de distance et de position, les deux<br />

perles identiques seront, dans l'esprit, absolument confon<br />

dues (6). A plus forte raison pour la substance en soi et par soi<br />

qui ne peut être qu'unique. Et Dortous de Mairan de presser<br />

son ancien maître, maintenant son adversaire : votre théorie<br />

de l'être est celle de Spinoza, même si a posteriori vous faites<br />

intervenir la finalité et la Providence; mais devant l'obstacle<br />

de l'étendue qui risque d'engager la matérialité de Dieu, vous<br />

avez imaginé « une théorie » qui pourrait « satisfaire à tous les<br />

inconvénients » et se concilier avec les notions religieuses tra-<br />

(1) Moreau (p. 117).<br />

(2) Lettre du 6 mai 1714 (ibid., p. 121 sq.).<br />

3) Ibid., p. 122.<br />

4 Ibid., p. 122.<br />

(5) Ibid., p. 123.<br />

(6) Ibid., p. 125-126.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 283<br />

ditionnelles. Mais cette conciliation « ingénieuse » est sans valeur<br />

philosophique (1).<br />

Malebranche dès lors ne peut plus se dérober. Dans sa longue<br />

réponse du 12 juin 1714, il expose patiemment sa doctrine de<br />

l'étendue et maintient ses trois étages : l'étendue intelligible,<br />

la substance étendue divisible, la multiplicité des choses. Spi<br />

noza confond le monde et l'étendue intelligible; sans cette subs<br />

tance étendue divisible, Dieu n'aurait pas eu de matière pour<br />

composer la diversité du monde (2); Spinoza confond l'ouvrage<br />

avec l'ouvrier. Dortous de Mairan, toujours mécontent, revient<br />

à l'assaut avec une remarquable aisance dialectique; le voici<br />

revendiquant pour l'idée d'infini en général, et pour l'idée d'une<br />

étendue infinie en particulier, « le privilège de l'argument onto<br />

logique que Descartes réservait pour l'idée de parfait (3) r.<br />

concevoir l'idée de l'étendue, c'est concevoir son existence. Sous<br />

l'idée de l'étendue, il y a une étendue réelle infinie ou un pur<br />

néant (4). Malebranche a donc tort de distinguer « deux sortes<br />

d'idée d'étendue », l'étendue intelligible non divisible et l'éten<br />

due substance divisible qui n'est qu'une abstraction (5); s'il<br />

n'admet pas une adéquation parfaite entre l'idée et son ideatum,<br />

le monde matériel n'a plus aucune réalité et nous tombons<br />

dans l'immatérialisme : que devient donc le dogme de la Créa<br />

tion (6)? Il ne faut donc pas refuser à Dieu, l'être infiniment<br />

infini, « la réalité que l'esprit aperçoit le plus clairement, et le<br />

plus invinciblement », à savoir l'étendue. Malebranche parle lui-<br />

même de « l'immensité divine »;<br />

si ce n'est pas « un beau mot<br />

il faut se rallier à la conception spinoziste de<br />

vide de sens (7) »,<br />

Dieu.<br />

L'Oratorien tient à conclure. Sa dernière lettre met fin au<br />

débat le 6 septembre 1714. Rapidement, il revient sur la plu<br />

ralité des substances niée par Spinoza dans son 5e théorème<br />

et refuse le mot de « modification » : il n'y a que des parties<br />

dans l'étendue matérielle et non des manières d'être. Quant à<br />

l'étendue intelligible,<br />

elle n'implique pas l'existence de l'éten<br />

due réelle; c'est l'expérience et non la raison qui nous la révèle<br />

et le monde pourrait ne pas plus exister que la main qui fait<br />

souffrir le manchot ou le spectre qui effraye un fou (8).<br />

(I) Moreau, p. 129-130.<br />

2) Lettre du 12 juin 1714 (ibid.,<br />

3) Ibid., p. 31.<br />

4) Ibid., p. 151.<br />

5) Ibid., p. 152.<br />

6) Ibid., p. 30 et 164.<br />

(7) Ibid., p. 165.<br />

p. 140).<br />

(8 Lettre du 6 septembre 1714 (ibid., p. 170-171).


284 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Ainsi s'achève, comme un fleuve se perd dans les sables, une<br />

des plus étonnantes joutes intellectuelles du siècle. Il ne nous<br />

appartient pas de déceler si Dortous de Mairan a saisi toutes<br />

les nuances du système malebranchien. On s'aperçoit, dès sa<br />

seconde lettre, que son siège est fait et qu'entre Spinoza et<br />

Malebranche son hésitation n'est faite que de politesse. Mais<br />

nous ne saurions lui reprocher d'être prévenu en faveur de<br />

l'Éthique non plus qu'à Malebranche d'être fidèle à lui-même (1).<br />

Ce qui importe, c'est l'attitude de deux intelligences loyales en<br />

face de Spinoza.<br />

Or, cette austère discussion pourrait seulement prouver l'im<br />

pénétrabilité relative des esprits et la difficulté de trouver un<br />

langage commun. Malebranche s'en plaint : « Si nous n'atta<br />

chons pas les mêmes idées aux mêmes termes, nous parlons<br />

inutilement (2) »; et par lettre, cette entente immédiate sur la<br />

signification des mots semble impossible. Mais une telle excuse<br />

n'est pas valable pour Dortous de Mairan; il ne s'agit pas de<br />

concilier deux vocabulaires, mais de comprendre dans son exac<br />

titude et sa rigueur, le mouvement de pensée de Spinoza; il<br />

ne s'agit pas de donner de l'Éthique une traduction déformée<br />

en langage aristotélicien ou cartésien, mais d'apprendre déli<br />

bérément une langue étrangère et d'en percer les secrets. Et<br />

le jeune disciple de donner une leçon de méthode au vieux<br />

maître : Il me semble que selon les lois exactes du raisonne<br />

ment on ne peut se servir (des propositions de Spinoza) contre<br />

lui qu'en les prenant au même sens que lui, ou qu'après les<br />

avoir démontrées autrement, par des principes communs aux<br />

deux systèmes (3). » Mais l'objectivité de cette méthode, qui<br />

paraît naturelle à la critique moderne, passait alors pour une<br />

dangereuse singularité.<br />

Le danger d'ailleurs existait : l'objectivité de Dortous de<br />

Mairan l'entraîne jusqu'à la conversion au spinozisme. Nul en<br />

son temps n'a donné de l'Éthique une paraphrase aussi bril<br />

lante; c'est avec une aisance de virtuose qu'il commente la<br />

distinction spinoziste entre l'infini indivisible et l'indéfini divi-<br />

(1) M. Moreau, qui s'intéresse plus particulièrement à l'interprétation de<br />

Malebranche (cf. op. cit., p. 30-31), a un point de vue légèrement différent.<br />

2) Moreau, p. 169.<br />

(3) Ibid., p. 147.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 285<br />

sible (1),<br />

et la met en rapport avec le double plan de l'éternité<br />

et de la durée : une telle analyse n'a pas vieilli. Mais cette médi<br />

tation de l'œuvre l'engage peu à peu : sa première lettre était<br />

d'un cartésien tenté, sa dernière d'un authentique disciple de<br />

Spinoza. Or, cette conversion devait être définitive. Nous le<br />

verrons bientôt en correspondance avec le spinoziste Pérelle (2),<br />

et les notes marginales qu'il écrira en 1730 sur les minutes de<br />

ses lettres à Malebranche ne témoigneront d'aucun repentir (3).<br />

Mais l'important est que cette adhésion au spinozisme n'a pas<br />

dépendu d'un préjugé libertin ou d'une hostilité latente contre<br />

le christianisme. Dortous de Mairan ne se réjouit pas des consé<br />

quences impies de l'Éthique; lorsqu'il adjure son vieux maître<br />

de découvrir le fameux « paralogisme », on perçoit plus de défé<br />

rence et de confiance que de malice, en tout cas nulle hypocri<br />

sie; dans l'aveu de ce géomètre séduit par la rigueur des raison<br />

nements, tout heureux de trouver dans l'Éthique un schéma<br />

euclidien de l'univers, l'ingénuité semble même excessive. Une<br />

telle conversion, dans les conditions de la vie intellectuelle du<br />

temps,<br />

est un cas unique.<br />

C'est pourquoi le débat de Malebranche et de Dortous de<br />

Mairan revêt dans l'histoire du spinozisme en France une valeur<br />

symbolique. D'un côté l'homme de science, plus précisément le<br />

géomètre, pour qui la religion ne saurait interférer avec les évi<br />

dences rationnelles et qui répugne à rompre une chaîne logique,<br />

même si les conséquences pratiques en sont désastreuses : « On<br />

n'est pas toujours maître de ne raisonner plus, quand on a<br />

raisonné jusqu'à un certain point (4). » De l'autre, un philo<br />

sophe chrétien,<br />

peut,<br />

pour qui l'exercice de la raison non seulement<br />

mais doit confirmer les vérités de la foi. Malebranche<br />

sent avec douleur chez son jeune ami cette absence de la religion<br />

dans la vie de l'esprit; mais par là même, il avoue que la rai<br />

son n'est pas toute-puissante et justifie ses adversaires qui<br />

voient dans sa doctrine de « l'étendue intelligible » un simple<br />

expédient : « Le vrai fidèle n'écoute pas... ceux qui attaquent<br />

la foi, de peur d'être embarrassé par des objections qu'il ne<br />

pourrait pas résoudre; car perdre la foi, c'est tout perdre; et<br />

la foi ne vient que par la révélation et non de la spéculation<br />

(1) Moreau, p. 162 (cf. p. 43 : « On voit chez Mairan... la pensée spino<br />

ziste vivre, délivrée du carcan de l'ordre géométrique »).<br />

(2) Cf. E.-R. Briggs, L'Incrédulité et la pensée anglaise au 18» siècle<br />

(in B. H. L., 1934, t. XLI, p. 497 sq.).<br />

(3) Cf. Victor Cousin, op. cit. (p. 346).<br />

(4) Cf. Moreau, op. cil. (p. 167, première rédaction non envoyée de la<br />

'ettre du 26 août 1714).


286 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

des idées claires, des mathématiques, et des nombres (1). »<br />

Après un tel aveu, le dialogue était inutile : entre l'exigence<br />

rationnelle, la disponibilité intellectuelle de Dortous de Mai<br />

ran et ce déni brutal de la raison où Malebranche n'essayait<br />

plus de concilier les jeux de l'esprit et l'exigence chrétienne, le<br />

contraste des deux siècles s'accusait. Une fois de plus, le spino<br />

zisme était rejeté de la pensée chrétienne, mais par la voix de<br />

Dortous de Mairan, ami futur de Fontenelle et de Voltaire,<br />

Spinoza ruinait l'ambition du rationalisme chrétien et l'espoir<br />

d'une conciliation aisée de la foi et de la raison.<br />

Mais l'exemple de Dortous de Mairan justifiait toutes les<br />

inquiétudes. D'autres viendraient, qui n'auraient ni sa loyauté<br />

ni sa culture et qui trouveraient dans l'édifice spinoziste un<br />

refuge commode pour leur impiété. C'est contre cette autorité<br />

que se dresse un autre oratorien, Massillon, dans son sermon<br />

Des doutes sur la religion (2). Il ne s'agit plus dès lors de réfu<br />

ter l'athée, mais de protéger le troupeau : « Un Spinoza, ce<br />

monstre qui, après avoir embrassé différentes religions, finit par<br />

n'en avoir aucune, n'était pas empressé de chercher quelque<br />

impie déclaré qui l'affermît dans le parti de l'irréligion et de<br />

l'athéisme; il s'était formé à lui-même ce chaos impénétrable<br />

d'impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul<br />

désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l'ennui et le dégoût<br />

de ceux qui le lisent, où hors l'impiété tout est inintelligible<br />

et qui, à la honte de l'humanité, serait tombé en naissant dans<br />

un oubli éternel et n'aurait jamais trouvé de lecteurs, s'il n'eût<br />

attaqué l'Être suprême; cet impie, dis-je, vivait caché, retiré,<br />

tranquille; il faisait son unique occupation de ses productions<br />

ténébreuses et n'avait besoin pour se rassurer que de lui-même.<br />

Mais ceux qui le cherchaient avec tant d'empressement, qui<br />

voulaient le voir, l'entendre, le consulter, ces hommes frivoles<br />

et dissolus, c'étaient des insensés qui souhaitaient de devenir<br />

impies et qui... cherchaient dans le témoignage seul d'un homme<br />

(1) Moreau, p. 143 (cf. p. 172 : « Pour moi, je ne bâtis que sur les dogmes<br />

de la foi dans les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par<br />

mille raisons, qu'ils sont solidement posés »).<br />

(2) Sermon pour le mardi de la 4' semaine de Carême. L'abbé Blampignon<br />

(Massillon, Paris, Palmé, 1879, p. 191) ne réussit pas à en établir la date.<br />

Il semble en tout cas postérieur à 1704, car l'édition non avouée de Trévoux<br />

ne le recueille pas (1705-1706) et antérieur à 1717, date du Carême prêché<br />

aux Quinze-Vingts et de la nomination à l'évêché de Clermont.


LA QUERELLE DE <strong>SPINOZA</strong> : « L'ÉTHIQUE » 287<br />

obscur, d'un transfuge de toutes les religions, d'un monstre<br />

obligé de se cacher aux yeux de tous les hommes, une autorité<br />

déplorable et monstrueuse qui les affermît dans l'impiété et<br />

qui les défendît contre leur propre conscience (1). » Faisons la<br />

part de l'éloquence; dans ce portrait romantique du solitaire<br />

de La Haye, deux idées se font jour. Massillon, qui a dû lire<br />

l'article de Bayle, reconnaît la dignité de sa vie et l'originalité<br />

de sa pensée : un « monstre » certes, mais qui a sa grandeur et<br />

quelque chose de la beauté du Satan de Milton. Mais l'orateur<br />

chrétien se refuse à confondre le philosophe réprouvé et les<br />

faux incrédules que sont les libertins; missionnaire, il veut ral<br />

lier ses frères égarés. En accentuant l'isolement de Spinoza,<br />

se doutait-il qu'il en grandissait la figure, excitait la curiosité<br />

du public, rehaussait le prestige d'une doctrine mystérieuse?<br />

Par charité, Massillon commettait une erreur de tactique; confon<br />

dant les libertins d'autrefois et ceux que Bayle appelle mainte<br />

nant les « rationaux », il usait d'une psychologie trop simpliste<br />

pour que son appel fût efficace.<br />

Ainsi s'achevait, avec le siècle de Louis XIV, la querelle de<br />

Spinoza. L'influence du Tractatus et celle de l'Éthique, décelées<br />

et combattues par les meilleurs esprits du temps, convergeaient<br />

et se renforçaient. Le grand combat contre le christianisme<br />

qu'annonçait Bossuet dans sa lettre au marquis d'Allemans, ce<br />

n'était plus au nom de Descartes qu'il allait se livrer, mais au<br />

nom d'un déisme positif qui tire du Tractatus sa méthode et<br />

ses forces vives et qui sait, grâce à l'Éthique, que la religion<br />

traditionnelle n'a plus le privilège d'une théodicée rationnelle<br />

et d'une métaphysique subtile. Quoi qu'en disent les sermonnaires,<br />

Spinoza n'a pas sans doute beaucoup de disciples; mais<br />

le cas de Dortous de Mairan permet de mesurer l'attrait d'une<br />

doctrine; Spinoza n'est plus seulement pour un libertinage fron<br />

deur le type inquiétant de l'athée vertueux; il joue désormais<br />

son rôle dans l'évolution intellectuelle de notre pays. Le spino<br />

zisme n'est plus seulement un symbole, mais,<br />

Massillon,<br />

une « autorité ».<br />

comme l'affirme<br />

(1) In Œuvres de Massillon (édit. Blampignon, Bar-le-Duc, Guérin,<br />

1866, t. II, p. 160 sq.).


Chapitre VI<br />

AU SEUIL DU NOUVEAU SIËGLE<br />

BAYLE ET BOULAINVILLER<br />

A. —<br />

Bayle devant le spinozisme.<br />

La recherche de la vérité, mais aussi l'exigence d'une cons<br />

cience qui se refuse à transiger avec les doctrines établies et<br />

dominantes, poussaient les esprits libres aux changements de<br />

séjour et à la vie errante; la vie de Bayle est en cela plus aven<br />

tureuse que celle de Spinoza, mais les étapes de Genève, de<br />

Sedan et de Rotterdam font penser aux étapes de Rijnsburg,<br />

de Voorburg<br />

et de La Haye. Tous deux ont connu la foi qui<br />

chancelle et l'excommunication, tous deux ont été traités de<br />

renégats et de relaps; leur vie à tous deux s'achève dans la<br />

sagesse érémitique : « Je n'ai pour soutien dans ma petite et<br />

chétive fortune, dira Bayle, que l'indifférence philosophique dont<br />

mon tempérament, une longue habitude, et une vieillesse pré<br />

maturée qui amollit et émousse les passions, me donnent une<br />

heureuse provision. Sans cela, je serais le plus à plaindre de<br />

tous les nommes et ceux qui ne sentent pas cette ressource<br />

comme je la sens me croient fort malheureux, dans la vie soli<br />

taire et uniquement enfoncée dans l'étude qu'ils me voient<br />

mener, sans aucune des commodités et des aises de la vie (1). »<br />

Une telle similitude de mœurs et d'ambitions aurait dû très<br />

tôt éveiller non seulement la curiosité, mais la sympathie de<br />

Bayle pour la vie et les œuvres du solitaire de La Haye. En<br />

fait, si la curiosité fut constante, les réactions de Bayle furent<br />

très diverses et fort nuancées. Depuis plus de deux siècles la<br />

critique piétine et s'égare (2); les philosophes du xvm8 siècle<br />

(1) Cf. Œuvres diverses (La Haye, 1735, t. I, p. 188, lettre à M. de Naudis<br />

du 17 février 1700).<br />

philoso-<br />

(2) L'article de Paul Janet, Le Spinozisme en France (in Revue


BAYLE ET BOULAINVILLER 289<br />

ne savent choisir entre Bayle critique de l'Éthique et Bayle défen<br />

seur de l'athée vertueux; les modernes s'étonnent du heurt de<br />

deux pensées libres dont l'influence historique devait rapide<br />

ment devenir convergente. Peut-on encore accepter que la pen<br />

sée baylienne manque d'unité, peut-on prendre ses prudences<br />

et ses indécisions pour des condamnations? Dans la mesure où<br />

l'interprétation baylienne du spinozisme paraîtra définitive aux<br />

esprits français et même encore à l'école cousinienne (1), il est<br />

nécessaire d'en reprendre l'étude et d'en séparer définitivement,<br />

à la lumière de toute une œuvre, la part évidente de sincérité<br />

et la part plus mystérieuse d'une habile tactique.<br />

Il est possible que le jeune « proposant » qu'était Bayle à<br />

et qui suivait avec passion l'exégèse<br />

Genève, féru de livres,<br />

biblique de son maître Sartory, ait entendu parler du Tracta<br />

tus. Au cours d'un séjour à Rouen auprès de M. Le Moine,<br />

érudit hébraïsant, à la fin de l'année 1674, ou lors de son stage<br />

de précepteur à Paris, au printemps de 1675 chez M. de Béringhen,<br />

les échos du livre impie sont peut être arrivés jusqu'à<br />

lui. Sa correspondance ne permet pas de l'affirmer. Ses thèses<br />

de Sedan, rédigées en 1675 et soutenues en 1676, ne pouvaient<br />

faire aucune allusion à la doctrine inconnue de l'Éthique que<br />

devaient révéler l'année suivante les Opéra Posthuma (2). C'est<br />

dans une lettre à son frère aîné, datée de Sedan, le 29 novembre<br />

1677, que nous trouvons la première référence à Spinoza : « On<br />

a imprimé en Hollande une réponse à ce livre qui a fait tant<br />

de bruit et dans lequel on traite d'une manière si impie des<br />

affaires de la religion. Vous comprenez bien que je parle du<br />

Tractatus iheologo-politicus (sic), fait par un Juif espagnol<br />

nommé Spinoza, si je ne me trompe. La réponse dont je parle<br />

phique, 1882, t. XIII, p. 109), est très rapide sur la question; celui de F. Pillon,<br />

La critique de Bayle du panthéisme spinoziste (in Année philosophique,<br />

1899), dénué de tout sens historique, relève du kantisme universitaire. Seul<br />

M. Delvolvé (Essai sur Pierre Bayle, Paris, Alcan, 1906, p. 259 sq.) a<br />

quelques remarquables intuitions.<br />

(1) C'est le cas de Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,<br />

1854, t. II), et de Nourrisson, Spinoza et le naturalisme contemporain<br />

(Paris, 1866).<br />

(2) Le passage suivant des Thèses philosophiques, reproduit dans le<br />

Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M Descaries<br />

(Amsterdam, Desbordes, 1684), est un remaniement du cours de Sedan, car<br />

l'Éthique, I, 14, y est citée : « Spinoza qui, dans un ouvrage posthume,<br />

obscur et embarrassé au dernier point, obscurissimo et intricatissimo, n'a<br />

pas fait difficulté d'avouer qu'il ne peut y avoir et qu'on ne saurait concevoir<br />

qu'une seule substance qu'on appelle Dieu » (Œuvres diverses, t. IV, p. 134).<br />

Y, VERNIÈRE, I<br />


290 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

s'intitule Ariadne atheismi retorta et vient d'un socinien. On ne<br />

laisse pas de dire qu'elle est bonne (1). » Bien que Bayle soit<br />

tenu à une certaine réserve à l'égard de son père et de son frère,<br />

l'un et l'autre pasteurs, il ne semble pas qu'il ait encore une<br />

connaissance précise de l'œuvre. Mais le Tractatus est déjà<br />

célèbre; on en parlait même à Montauban et la curiosité des<br />

pasteurs méridionaux était éveillée, puisque Bayle revient sur<br />

la question dans sa lettre du 23 février 1678 : « Le Tractatus<br />

dont un médecin étranger a dit tant de<br />

theologico-politicus,<br />

bien à Montauban, a été réfuté par Cuperus. Je ne crois pas<br />

que ce soit la même réponse que celle qui s'intitule Ariadne<br />

atheismi retorta (2). »<br />

Un an plus tard, Bayle est satisfait,<br />

il vient d'obtenir enfin<br />

avec plus de franchise<br />

la traduction française de Saint-Glain;<br />

et d'abandon, il se confie à Minutoli, son ancien condisciple<br />

de Genève. Mais la peine avec laquelle il identifie l'auteur nous<br />

prouve qu'il n'a pas eu une connaissance précise du texte latin<br />

de 1670 : « J'ai lu un livre in-12 imprimé à Amsterdam chez<br />

Jacob Smith, l'an 1678, intitulé Traité des cérémonies supersti<br />

tieuses des Juifs tant anciens que modernes,<br />

qui est bien le plus<br />

rempli de doctrines impies que j'aie jamais lu. Jamais je n'ai<br />

vu traiter l'Écriture Sainte si cavalièrement. L'auteur avance<br />

sans détour que tous les livres de l'Ancien Testament, jusqu'aux<br />

Paralipomènes exclusivement, sont un ramas d'histoires qu'Es-*dras<br />

avait compilées de divers endroits, à dessein de composer<br />

un juste système de l'histoire de sa nation, qu'il prenait deçà<br />

delà des mémoires et souvent de différents auteurs, qui n'étaient<br />

d'accord ni quant au temps ni quant aux motifs des faits, et<br />

qu'un jour, s'il eût vécu, il eût choisi parmi ces mémoires ce<br />

qu'il eût trouvé de plus vraisemblable et en eût fait un corps<br />

d'histoire exact et bien suivi... et que c'est la raison du peu<br />

de justesse qu'il y a, à ce qu'il prétend, dans la narration des<br />

faits et des contradictions qui exercent si fort les théologiens.<br />

Ce qu'il dit sur la fin, que le Prince est le souverain maître<br />

de la religion me ferait penser que l'auteur est le fameux Spi<br />

noza, qui a composé de semblables pensées son Tractatus theolo<br />

gico-politicus (3). ;; Nous sommes en face d'un véritable compte<br />

(1) Œuvres diverses (t. I, p. 85).<br />

(2) Ibid., t. I, p. 90. Le titre de l'ouvrage du socinien François CupeR<br />

prête évidemment à confusion : Arcana atheismi revelala (Rotterdam, 1676).<br />

Quant au médecin étranger qui vante Spinoza lors de son passage à Mon<br />

tauban, ne serait-ce pas encore le médecin Morelli, disciple de Spinoza, ami<br />

de Saint-Évremond?<br />

(3) Ibid., t. IV, p. 574, (lettre du 26 mai 1679 à Minutoli).


BAYLE ET BOULAINVILLER 291<br />

rendu de lecture; le ton railleur domine : on sent Bayle amusé<br />

du scandale,<br />

conquis par tant de hardiesse et de puissance cri<br />

tique. 11 allait bientôt déchanter devant l'aspect dogmatique<br />

de Spinoza. Au cours d'un voyage à Paris à la fin de l'année<br />

1679, il ne peut se refuser l'achat des Opéra Poslhuma, et dès<br />

son retour à Sedan l'annonce le 1er janvier 1680 à son confi<br />

dent Minutoli. Il apprécie toujours la force des thèses du Trac<br />

tatus, mais l'assimilation de l'Éthique demande du temps : « On<br />

ne devrait point répondre à cette espèce de livres ou il faudrait<br />

le faire avec la dernière force. Car il n'est rien qui ait plus servi<br />

à faire valoir le livre de Spinoza que la faiblesse de quelques-<br />

uns qui l'ont voulu réfuter. J'ai acheté à Paris un traité de ce<br />

Spinoza où il établit les principes de M. Descartes par une méthode<br />

géométrique et ses Œuvres posthumes qui consistent en un gros<br />

traité de morale, plusieurs lettres et une grammaire hébraïque.<br />

Sa morale n'est pas si orthodoxe à beaucoup près que celle que<br />

Henricus Morus... fit imprimer il y a quelques années sous le<br />

titre é'Enchyridion eihicum (1). »<br />

C'est donc en France, à Sedan,<br />

que Bayle a pu acquérir une<br />

connaissance complète des œuvres de Spinoza. La chose est<br />

d'importance : c'est sa propre curiosité qui l'a poussé vers le<br />

philosophe de La Haye et non l'influence fortuite d'un ami<br />

hollandais. Toutefois, l'exil de Hollande qui devait le jeter en<br />

octobre 1681 sur les quais de Rotterdam, lui permit de retrou<br />

ver le milieu où Spinoza avait vécu. Son souvenir, loin d'être<br />

éteint,<br />

était ravivé par d'innombrables réfutations. En mars<br />

1682 paraissait à Cologne la première édition des Pensées diverses<br />

sur la comète (2), édition préparée en France : l'athée vertueux<br />

y prenait plutôt la figure de Vanini que celle de Spinoza; dans<br />

la deuxième édition de septembre 1683, prend place au contraire<br />

une longue anecdote sur la mort du philosophe (3). « Je la<br />

tiens d'un grand homme qui le sait de bonne part », annonce<br />

Bayle qui avoue par là ses recherches sur le spinozisme. Le<br />

« grand homme » n'est autre que son protecteur de Rotterdam,<br />

le conseiller Adrien Paets, libéral hostile à l'intolérance calvi<br />

niste,<br />

qui lui dédiera en 1685 un petit traité de tolérance De<br />

nuperis Angliae molibus (4). Bien qu'il ne faille pas exagérer<br />

(1) Œuvres diverses (t. IV, p. 577).<br />

(2) Lettre à M. L. A. D. C, docteur de Sorbonne, où il est prouvé... que les<br />

comètes ne sont point le présage d'aucun malheur (Cologne, Pierre Marteau,<br />

1682).<br />

(3) Rotterdam, Reinier Leers, 1683 (cf. Prat, édition citée, t. 1, chap. 181,<br />

P- 134).<br />

(4) Cf. sur les sentiments de Bayle à son égard, Œuvres diverses (t. I,


292<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

les rapports entre le riche prud'homme de Rotterdam et l'humble<br />

professeur de « l'École illustre », il est certain qu'à son contact<br />

Bayle a précisé sa connaissance des origines, de la personnalité<br />

et de l'influence de celui qui déjà symbolisait à ses yeux l'athée<br />

vertueux.<br />

Dès lors, et pour toute sa vie, Bayle est lié à Spinoza; pen<br />

dant plus de vingt ans, une attention minutieuse lui fait lire<br />

tout ce qui paraît sur le spinozisme, interroger ceux qui l'ont<br />

connu, rechercher auprès des libraires les manuscrits inédits et<br />

des lettres, consigner les anecdotes. Son érudition trouve d'abord<br />

une excuse dans les comptes rendus des Nouvelles de la Répu<br />

blique des Lettres; en mai 1684, il décèle le spinozisme d'Abraham<br />

Cuffeler; en juin 1684 discute les objections de Saldenus au<br />

Tractatus et rapproche Spinoza du naturalisme de Bodin (1); en<br />

octobre, il lit l'Impie convaincu d'Aubert de Versé et dénoue<br />

les liens qui mènent de Descartes à Spinoza (2); en avril 1685,<br />

il loue modérément les arguments mystiques de Poiret contre<br />

la théologie de l'Éthique (3); en 1685 et 1686, il assiste en specta<br />

teur passionné aux querelles de Jean Leclerc et de Richard<br />

Simon sur l'authenticité de l'Écriture et l'inspiration des livres<br />

sacrés (4), et apprécie dans la sagesse de leur libéralisme le<br />

seul moyen de dégager la religion des attaques du Tractatus;<br />

en juin 1686, il reconnaît la position conciliante d'Ellies Du<br />

Pin (5). La même année, dans sa lettre latine De scriplis ades-<br />

potis à Jansen Van Ameloveen, il signale que l'auteur de la<br />

préface aux Opéra Posthuma est le mennonite Jarig Jelles et<br />

que Louis Meyer l'aurait traduite en latin (6). Malgré ses inter<br />

minables polémiques contre Jurieu, il prépare dès 1690 le Dic<br />

tionnaire; l'énorme article sur Spinoza est déjà en chantier;<br />

l'effrayante érudition qu'il accumule lui permet de préciser les<br />

liens qui unissent aux thèses de l'Éthique les philosophes de<br />

l'antiquité, de la Renaissance italienne et de l'Orient. Sur la<br />

vie de Spinoza, il consulte la préface de Jarig Jelles aux Opéra<br />

Poslhuma et « un mémoire communiqué à son libraire... dressé<br />

p. 138, 15 juillet 1683 : « Je voudrais avoir plusieurs patrons et amis comme<br />

celui-là », et p. 387, octobre 1685).<br />

(1) Cf. Œuvres diverses (t. I, p. 61, 66 et 71).<br />

(2) Ibid., t. I, p. 157.<br />

3) Ibid., t. I, p. 274.<br />

(4) Ibid., t. 1, p. 331 (juillet 1685, à propos des Sentimens de quelques<br />

théologiens de Hollande,<br />

de Leclerc), p. 422 (novembre compte<br />

1685,<br />

rendu de la réponse de Richard Simon), p. 718 (décembre compte<br />

1686,<br />

rendu de Simon, VInspiration des livres sacrés).<br />

(5) Ibid., t. I, p. 574, (compte rendu de la Nouvelle Bibliothèque des<br />

auteurs ecclésiastiques).<br />

(6) Ibid., t. IV, p. 164.


BAYLE ET BOULAINVILLER 293<br />

à la hâte (1) », qui n'est autre que la biographie encore manus<br />

il « attend<br />

crite de Lucas; en mars 1697, il a lu Jens; en mai,<br />

avec impatience » la réfutation de Lamy (2). En 1697, le Dic<br />

tionnaire paraît et l'article Spinoza s'encombre d'une bibliogra<br />

phie à peu près exhaustive qui soulèvera pendant un siècle<br />

l'admiration des érudits. En 1698, l'article Spinoza, traduit en<br />

hollandais, paraît à Utrecht chez le libraire Halma (3). Mais il<br />

juge encore l'œuvre imparfaite; pour sa deuxième édition du<br />

Dictionnaire, il consulte la minutieuse enquête de Kortholt, De<br />

Tribus impostoribus magnis, parue à Hambourg en 1700 (4),<br />

précise grâce au Père Lecomte les rapports du spinozisme et<br />

de la philosophie chinoise, interroge sur l'entrevue de Spinoza<br />

et de Condé le libraire Halma, le chirurgien Buissière et le<br />

mystérieux Morelli. La deuxième édition de 1702 n'éteint pas<br />

sa curiosité : le 16 juin 1702, il défend vigoureusement son<br />

interprétation de l'Éthique (5); il y revient en 1703 et 1704<br />

dans la continuation des Pensées diverses (6). Quelques mois<br />

avant, sa mort, en avril 1706, il lisait la biographie de Colerus<br />

et acceptait de bonne foi quelques-unes de ses (7).<br />

Une telle persévérance dans l'étude de Spinoza, une telle<br />

attention réservée à un homme réputé dangereux et à une<br />

œuvre qui passe à la fois pour impie et obscure, prouvent autre<br />

chose qu'une simple conscience d'érudit. Il faut évidemment<br />

que la pensée de Bayle ait été séduite ou gênée dans son déve<br />

loppement par la présence du spinozisme et que Bayle ait été<br />

personnellement engagé à l'écarter de son chemin; or, dans ce<br />

heurt avec Spinoza, nous décelons deux moments critiques : en<br />

1683, Spinoza symbolise dans les Pensées diverses l'athée ver<br />

tueux; en 1702, dans la deuxième édition du Dictionnaire, l'écra<br />

sement du spinozisme prend sa forme définitive. Cette dualité<br />

d'attitude révèle-t-elle une évolution de Bayle au cours de ces<br />

vingt ans? S'agit-il au contraire d'une dialectique spécifique<br />

ment baylienne? Il est impossible de le savoir sans analyser les<br />

rapports étroits de la pensée de Bayle avec les thèmes essen-<br />

(1) Œuvres diverses, t. IV, p. 876 (lettre d'avril 1706).<br />

(2) Cf. Lettres inédites de Bayle (in B. H. L., octobre 1912, p. 930,<br />

lettre à l'abbé Dubos du 28 mai 1697; p. 921, lettre à Janiçon du 21 mars<br />

1697).<br />

(3) Hei Leven van B. de Spinoza (Utrecht, Halma, 1698). L ouvrage<br />

comportait un mémoire de Bayle sur la vie et les œuvres de Spinoza et une<br />

réfutation de Jaquelot.<br />

(4) L'ouvrage de Christian Kortholt était de 1680, mais son fils avait<br />

fait précéder la réédition de 1700 d'une enquête biographique sur Spinoza.<br />

(5) Œuvres diverses (t. IV, p. 169-170).<br />

(6) Ibid., t. III, p. 226 (18 novembre 1703) et p. 397.<br />

p. 875-876.<br />

(7) Ibid., t. IV,


294 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

tiels du Tractatus et de l'Éthique et sans retrouver dans l'ar<br />

ticle Spinoza et dans le lacis presque inextricable de ses notes<br />

les intentions profondes et les appels prudents que la violence<br />

de la réfutation a si longtemps masqués.<br />

Dès 1681, Bayle confiait à son frère : « Plus j'étudie la philo<br />

sophie, plus j'y trouve d'incertitude. La différence entre les<br />

sectes ne va qu'à quelque probabilité de plus ou de moins; il<br />

n'y en a point encore qui ait frappé au but (1). » Mais cette<br />

incertitude même était déjà une attitude philosophique; ce qu'il<br />

reproche à tout dogmatisme, chrétien ou non,<br />

c'est de vouloir<br />

construire une doctrine rationnelle du monde et de se refuser<br />

aux faits, seule source et seul objet de la connaissance humaine.<br />

La vérité est donc pour Bayle d'ordre physique et historique;<br />

on ne raisonne pas contre un fait; tout dogme qui se heurte à<br />

une expérience physique ou morale est non seulement faux,<br />

mais nuisible.<br />

Les Pensées diverses sur la comète avaient été la première<br />

application de cette méthode. C'est par des faits qu'était consa<br />

crée l'indépendance de la religion et de la vie morale : Vaniiri<br />

et Spinoza étaient des exemples positifs d'un athéisme vertueux.<br />

Moins audacieux dans son appréciation des miracles, c'était<br />

encore par des faits, le critère moral de l'utilité et de l'édifica<br />

tion des fidèles, qu'était justifiée la vérité du merveilleux chré<br />

tien. Or, s'il est un ouvrage où Spinoza ait mis en œuvre cette<br />

méthode positive, où il se soit astreint à la rude école de l'his<br />

toire et de la philologie, c'est bien le Tractatus. Bayle ne l'ignore<br />

pas; mais si la méthode lui plaît, la matière l'effraie. En 1679,<br />

il trouve la conduite de Spinoza trop « cavalière »; en 1684 il<br />

fait mine de s'indigner et approuve Saldenus de ne pas réfuter<br />

Spinoza en langue vulgaire de peur d'exciter « la curiosité du<br />

peuple ». En 1686, il se rallie ouvertement à Richard Simon<br />

et convient avec lui qu'on peut suivre les principes critiques<br />

de Spinoza sans accepter ses conséquences impies (2). En 1697,<br />

dans le Dictionnaire, il énumère scrupuleusement les réfuta-<br />

teurs du Tractatus, constate que tous « y ont découvert les<br />

semences de l'athéisme », mais se garde d'ajouter la moindre<br />

note personnelle à ce concert d'imprécations pieuses; bien mieux,<br />

il suggère perfidement qu'il n'est pas « facile de satis faire à<br />

(1) Œuvres diverses (t. I, p . 126,<br />

(2) Ibid., t. I,<br />

lettre du 29 mai 1681).<br />

p. 71 et 718.


BAYLE ET BOULAINVILLER 295<br />

toutes les difficultés de cet ouvrage (1) ». Prudence ou inconsé<br />

quence? Il faut en avoir le cœur net.<br />

Nous sommes donc amenés à chercher dans l'œuvre de Bayle,<br />

non pas l'aveu d'emprunts littéraux, mais l'esprit même du<br />

Tractatus. Autre chose est de déclarer un ouvrage « pernicieux<br />

et détestable (2) », autre chose de s'en inspirer et d'en admettre<br />

les thèses. S'agit-il de critique biblique? Bayle, qui ne connaît<br />

pas l'hébreu, n'a pas les moyens de rivaliser avec Spinoza ou<br />

Richard Simon et reconnaît hautement la mosaïcité du Pen<br />

taleuque et l'inspiration des Écritures. Mais pourquoi insinuer<br />

le désaccord de la Genèse et de Flavius Josèphe au sujet d'Abi-<br />

mélech? Faut-il conclure que l'historien juif « a cru que le<br />

sentiment particulier qu'il avait sur la faillibilité et par consé<br />

quent sur la non-inspiration de Moïse, était commun parmi les<br />

Juifs »? (3) Faut-il admettre les contradictions évidentes du<br />

livre de Judith et de l'histoire de David : « Si une narration<br />

comme celle-ci se trouvait dans Tite-Live ou dans Thucydide,<br />

tous les critiques concluraient unanimement que les copistes<br />

auraient transposé des pages, oublié quelque chose en un lieu,<br />

rejeté quelque chose dans un autre,<br />

ou inséré des morceaux<br />

postiches dans l'ouvrage de l'auteur. Mais il faut bien se gar<br />

der de pareils soupçons lorsqu'il s'agit de la Bible (4). » Le bon<br />

apôtre ne convainc personne.<br />

S'agit-il du miracle? Le critère cui bono des Pensées sur la<br />

comète était déjà fort inquiétant, lorsqu'il s'appliquait au « cor<br />

induravit Pharaonis ». Mais faut-il croire Bayle lorsque la note<br />

R de l'article Spinoza dénonce « l'illusion » des spinozistes dans<br />

leur négation du miracle? Les miracles de l'Écriture, proclame-<br />

t-il,<br />

ne sont pas des « tours de souplesse » : « Laissons-leur le<br />

front d'airain qu'il faut pour nier les faits de cette nature (5) »,<br />

attaquons leurs principes; si la puissance de la nature est infi<br />

nie, elle peut ressusciter un mort. Mais Bayle ne prouve pas la<br />

réalité des miracles; il se borne à montrer que le spinozisme<br />

devrait les admettre, ce qui est tout différent. Pourquoi donc<br />

choisir le miracle le plus grossier de l'Écriture, celui de Jonas,<br />

et insister sur l'impossibilité physique d'un tel prodige (6)?<br />

Pourquoi ne pas admettre la légende d'Arion? Bayle va même<br />

plus loin que Spinoza en renvoyant dos à dos toutes les relj-<br />

II) Dictionnaire (édit. 1734, t. V,<br />

2) Ibid., édit. 1734, t. V,<br />

3) Ibid., article Abimélech (t. I,<br />

p. 209-210).<br />

p. 205.<br />

p. 41, remarque C).<br />

4) Ibid., article David (t. II, p. 576, remarque C).<br />

5) Ibid., t. V, p. remarque 217, R.<br />

6) Ibid., article Jonas (t. III, p. 464-465).


296 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

gions, et n'essaie nullement de donner du miracle une explica<br />

tion par les causes naturelles : c'est jeu de théologien, non<br />

de philosophe. Faut-il donc croire Bayle lorsqu'il se rallie à<br />

saint Augustin à propos du miracle de Jonas : « Ou il faut nier<br />

tous les miracles de Dieu ou reconnaître qu'on n'a nul sujet<br />

de rejeter celui-ci? » Encore une fois,<br />

personne n'est dupe.<br />

Mais Bayle ne ruse pas toujours. Le message de tolérance<br />

à côté de la<br />

du Tractatus, son idéal de religion naturelle qui,<br />

sagesse philosophique, prête une valeur morale à la révélation,<br />

son essai de construction politique qui sauvegarde les droits de<br />

la conscience, mais maintient la suprématie du pouvoir politique<br />

sur la religion, tout cela donnait à penser. Or, il est assez curieux<br />

que l'essentiel des thèses spinozistes soit repris par Bayle lors<br />

de la furieuse polémique qui l'oppose à Jurieu. Lisons le Com<br />

mentaire philosophique sur le « Compelle intrare » de 1686 : ;; La<br />

lumière naturelle ou les principes généraux de nos connais<br />

sances sont la règle matrice et originale de toute interprétation<br />

de l'Écriture... Tout sens littéral qui contient l'obligation de<br />

faire des crimes est faux... Tout dogme particulier est faux<br />

lorsqu'il est réfuté par les notions claires et distinctes de la<br />

lumière naturelle (1). » Ce sont les principes mêmes de Spinoza<br />

au chapitre IV De la loi divine, lorsqu'il essaie de retrouver<br />

dans la révélation judaïque les prescriptions de la lumière<br />

naturelle (2). Spinoza se défiait de la théocratie juive et affir<br />

mait qu'il était « pernicieux, tant pour la religion que pour<br />

l'État,<br />

d'accorder aux ministres du culte le droit de décréter<br />

quoi que ce soit ou de traiter les affaires de l'État (3) ». Bayle,<br />

dans l'Avis important aux réfugiés de 1690, s'insurge de même<br />

contre les appels révolutionnaires de Jurieu qui relèvent moins<br />

du libéralisme que d'une théocratie déguisée; derrière l'appel<br />

au peuple, Bayle décèle l'ambition politique du calvinisme. Spi<br />

noza disait que « le souverain seul... avait charge de conser<br />

ver et de garder les droits de l'État (4) »; Bayle maintient que<br />

« la souveraineté est une » et que « les souverains ont droit de<br />

bannir pour la religion », sans que les bannis puissent trahir<br />

leur patrie (5). Mais chez l'un et l'autre, cette loyauté politique<br />

et cette haine de la sédition se concilient fort bien avec le res<br />

pect des consciences : Bayle marque les limites du pouvoir<br />

(11 Commentaire philosophique... (in Œuvres diverses, t. II, p. 367 et 370).<br />

(2) Appuhn, t. II, p. 92 sq.<br />

3) Ibid., t. II, p. 354.<br />

(4) Ibid., t. II, p. 312.<br />

(5) Avis important... (in Œuvres diverses, t. II, p. 574 et 592).


BAYLE ET BOULAINVILLER 297<br />

politique : ;; Le souverain ne peut faire agir les sujets en dehors<br />

de leur conscience (1) »; même liberté d'opiner et de juger dans<br />

la république de Spinoza : le citoyen ne peut abdiquer « sa faculté<br />

de faire de sa raison un libre usage (2) ». On ne saurait donc<br />

nier la solidarité profonde de Bayle et de Spinoza; une même<br />

sagesse pratique les guide, une même conception des rapports<br />

humains,<br />

un même idéal conciliant l'efficacité sociale et la<br />

liberté de conscience; Spinoza auprès de Jean De Witt, Bayle<br />

à Rotterdam auprès d'Adrien Paets ont défendu la même huma<br />

nité.<br />

Qu'importe une sagesse commune si leurs doctrines théoriques<br />

s'opposent, dira-t-on? En fait, pratique et théorie se rejoignent<br />

souvent. Il n'est pas jusqu'aux thèses métaphysiques de l'Éthique<br />

que Bayle n'ait su accueillir. Pour le lecteur chrétien, le spi<br />

nozisme n'est pas une doctrine subtile de la substance unique,<br />

mais une série d'affirmations diaboliques : Dieu n'est pas le<br />

créateur du monde, puisqu'il est le monde; Dieu ne peut modi<br />

fier l'ordre du monde sans se nier lui-même, donc il n'y a pas<br />

de Providence; si l'homme enfin n'est pas libre, il n'y a ni péché,<br />

ni rédemption, ni salut. Or, Bayle a repris toutes ces thèses,<br />

non pas more geometrico, mais en usant chaque fois d'une inquié<br />

tante dialectique : il suffit de proposer une antinomie, dont un<br />

terme est rationnellement insoutenable et l'autre chrétiennement<br />

dangereux et de suggérer au lecteur ébahi de chercher une<br />

solution dans la foi qu'il se refuse à justifier ou dans l'attente<br />

problématique de la grâce. S'agit-il du dogme de la création?<br />

L'article Êpicure affirme que la production du monde ex nihilo<br />

répugne à la raison et que la révélation doit intervenir pour la<br />

faire admettre (3). L'article Zabarella pose subtilement la pre<br />

mière antinomie kantienne : le décret éternel de Dieu a-t-il<br />

créé le monde éternellement ou le monde, créature temporelle,<br />

a-t-il eu un commencement? Bayle hésite à peine : « Comment<br />

prouvez-vous que le monde n'a pas toujours existé? » Peut-on<br />

empêcher que « la durée du monde ne s'étende au-delà de tous<br />

les commencements particuliers que vous lui voudriez mar<br />

quer (4) »? La doctrine chrétienne de la création ne peut éta<br />

blir rationnellement des rapports entre l'éternité divine et le<br />

monde physique soumis à la durée : c'est un mystère inintelli<br />

gible. S'agit-il de la Providence? La perfection du monde devrait<br />

(1) Commentaire philosophique... (in Œuvres diverses, t. II, p. 384).<br />

(2) Appuhn, t. II, p. 377.<br />

(3) Dictionnaire, article Épicure (t. II, p. 749).<br />

p. 585).<br />

(4) Ibid., article Zabarella (t. V,


298 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

découler de la perfection de Dieu. Comment expliquer dès lors<br />

la souffrance et la méchanceté des hommes, le mal physique<br />

et le mal moral? Comment concilier la bonté de Dieu avec le<br />

péché originel et la damnation de la plupart des âmes? Va-<br />

t-on se rallier au dualisme des manichéens et abandonner l'unité<br />

de Dieu (1)? Dans l'hypothèse chrétienne d'un Dieu unique et<br />

parfait, la présence du mal dans la création est un scandale<br />

pour la raison. « Mais, direz-vous, les voies de Dieu ne sont pas<br />

nos voies. Tenez-vous-en donc là; c'est un texte de l'Écriture<br />

et ne venez plus raisonner (2). » Encore une fois, nous butons<br />

contre le mystère. Mais si l'homme est libre, Dieu est dégagé<br />

de la responsabilité du mal. Spinoza niait cette liberté, tantôt<br />

en construisant une doctrine intellectualiste de la volonté, tan<br />

tôt en dénonçant l'illusion de l'être de désir (3); Bayle ne va<br />

pas jusqu'à affirmer l'impossibilité du libre arbitre, mais fidèle<br />

à sa méthode, il nie le caractère intelligible du problème. L'exi<br />

gence morale de la liberté est un postulat des théologiens; entre<br />

Molina et Calvin, Bayle nous laisse en suspens;<br />

ou plutôt il<br />

offre avec cynisme le refuge de l'Éthique : « Un philosophe qui<br />

ne serait point chrétien affaiblirait beaucoup (les conséquences<br />

du déterminisme), soit à cause qu'il n'admettrait pas ce que<br />

l'Écriture nous apprend sur les peines du péché, soit à cause<br />

qu'il effacerait de la liste des péchés un très grand nombre<br />

d'actions que l'Écriture y renferme » (4) : on ne saurait être<br />

plus engageant. Mais le contact de Bayle et de Spinoza est<br />

souvent plus visible; l'article Buridan fait directement allusion<br />

aux critiques de la liberté d'indifférence à la fin du IIe livre<br />

de YÉthique (5). L'article Rorarius constate après Spinoza que<br />

la liberté n'est pas un attribut essentiel de la créature, puisque<br />

les enfants et les fous en sont privés (6). L'article Hélène revient<br />

sur l'illusion psychologique qui fait prendre la conscience de<br />

l'action pour sa cause volontaire (7). Dans les Réponses aux<br />

(1) Dictionnaire, article Manichéens (t. IV, p. 90).<br />

2) Ibid., article Pauliciens (t. IV, p. 530).<br />

(3) Éthique (livre II, prop. 49, scholie, et livre III, prop. 2, scholie).<br />

(4) Réponses aux questions d'un Provincial (1704-1706) (in Œuvres diverses,<br />

t. III, p. 782).<br />

(5) Dictionnaire, article Buridan (t. II, p. 207, discussion ironique de<br />

l'Éthique, II, prop. 49, scholie, 4e objection).<br />

(6) Ibid., article Rorarius (t. IV, p. 911; Spinoza refuse de même de<br />

confondre la liberté et les actes gratuits des fous et des enfants, cf. Éthique, II,<br />

prop. 49, scholie, réponse à la 4" objection).<br />

(7) Ibid., article Hélène (t. III, p. 262 : « Ceux qui n'examinent pas à<br />

fond ce qui se passe en eux-mêmes se persuadent facilement qu'ils sont<br />

libres ». Cf. Éthique, III, prop. 2, scholie, et lettre à Schuller, Appuhn, t. III,<br />

p. 315).


BAYLE ET BOULAINVILLER 299<br />

questions d'un Provincial, la girouette de Bayle croit librement<br />

s'orienter dans le vent comme la pierre de Spinoza croit à la<br />

liberté de la chute des corps (1). A la certitude du détermi<br />

nisme, Bayle ne répond que par l'hypothèse de la liberté appuyée<br />

sur la révélation : une fois de plus, taisons-nous et acceptons<br />

le mystère.<br />

Critique biblique, miracles, thèses politiques, dogmes chrétiens<br />

de la création, de la Providence et du libre arbitre, autant de<br />

carrefours où Bayle et Spinoza se rencontrent. Bayle découvre<br />

même avec plus d'impudeur l'irrationalisme foncier du chris<br />

tianisme. Qui sera dupe du refuge de la foi qu'il nous offre,<br />

puisqu'il la fait dépendre ironiquement du caractère positif de<br />

la révélation? Son dessein, dévoilé par la clairvoyance haineuse<br />

de Jurieu (2), est celui même de Spinoza : établir que Philoso<br />

phie et Théologie ont « leur royaume propre »; mais celui du<br />

chrétien n'est plus que « de nuit et de silence (3) ». Comment<br />

expliquer dès lors la rupture violente de cet accord tacite? Quels<br />

sont le sens et la valeur de l'article Spinoza du Dictionnaire?<br />

Bayle s'est très longtemps refusé à parler de l'Éthique; en<br />

1684 dans ses Thèses philosophiques, il n'y trouvait qu'obscurité<br />

et vaine complexité (4), et suivait avec un intérêt poli les réfu<br />

tations de Wittichius, d'Aubert de Versé et de Poiret. Au fond<br />

de lui-même, il préférait le silence, comme Bossuet; si un sot<br />

se mêle de réfuter Spinoza, il ne comprendra rien,<br />

mais suppo<br />

sons qu'un habile homme l'entreprenne : « Il débrouillera un<br />

chaos où presque personne n'entend rien et en le débrouillant,<br />

il rendra cette doctrine plus dangereuse parce que tous ceux<br />

qui ont l'impertinente vanité de passer pour spinozistes, quoi<br />

qu'ils entendent aussi peu Spinoza que l'arabe, deviendront en<br />

effet ce qu'ils ne sont que de nom, si on leur rend ces impiétés<br />

moins malaisées à comprendre. Il faut donc les laisser dans les<br />

ténèbres impénétrables où leur auteur les a mises et ne leur<br />

point chercher d'autre antidote que leur propre obscurité (5). »<br />

Comment ne pas être surpris de voir treize ans plus tard le bon<br />

(1) Appuhn, t. III, p. 315.<br />

'2) Le Philosophe de Rotterdam accusé, atteint, convaincu L2'<br />

(Amsterd«m,<br />

1706)<br />

(3) Cf. Delvolvé, op. cil. (p. 343).<br />

(4) Cf. Œuvres diverses (t. IV, p. 134 : « opus... obscurissimum et<br />

intricatissimum<br />

»).<br />

(5) Ibid., t. I, p. 71 (Nouvelles de la République des Lettres, juin 1684)-


300 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

apôtre s'armer de toutes ses foudres pour discuter l'œuvre<br />

démoniaque et la tirer de l'ombre avec tant de verve. N'est-ce<br />

pas lui « l'habile homme » dont il redoutait naguère l'esprit<br />

clair? L'explication est facile : depuis 1683, la crise du carté<br />

sianisme, au cours des polémiques de Malebranche et d'Arnauld,<br />

se déroule sous le signe de l'Éthique; en 1688, dans les Entre<br />

tiens métaphysiques, Malebranche, par sa critique de l'infini<br />

composé, a donné le premier schéma d'une réfutation rationnelle<br />

du spinozisme (1). Bayle en 1697, sans avoir encore lu Fran<br />

çois Lamy (2), est délié de son vœu de silence. L'article Spinoza<br />

est, sous sa forme définitive de 1702, un des plus lourds du Dic<br />

tionnaire : vingt-cinq pages in-folio et vingt-huit remarques (3)<br />

déroulent un curieux lacis de précisions biographiques, de réfé<br />

rences érudites, d'interprétations nouvelles et de repentirs.<br />

Encore faudrait-il tenir compte des quinze articles où le spino<br />

zisme est étudié dans ses rapports avec les philosophies anciennes<br />

et modernes (4). Mais cette érudition, loin d'être inutile, permet<br />

de circonscrire le sujet. Le dogmatisme unitaire de l'Éthique,<br />

éclairé par l'évolution de la pensée humaine, apparaît sous sa<br />

forme géométrique comme l'expression privilégiée d'une phi<br />

losophie ennemie. L'attaque se déclenche brutalement : « C'est<br />

la plus monstrueuse hypothèse qui se puisse imaginer, la plus<br />

absurde et la plus diamétralement opposée aux notions les<br />

plus évidentes de notre esprit (5). »<br />

Mais Bayle ne tient pas à suivre l'Éthique pas à pas, comme<br />

Wittichius et Lamy. Un résumé rapide du premier livre suffit,<br />

un seul point critique « l'arrête, l'idée horrible de Dieu » confondu<br />

avec la nature; il ne saurait aller plus loin, car son argumenta<br />

tion, fort simple, s'appuie sur deux bases de pensée populaire,<br />

l'expérience et le bon sens; toute la richesse est dans un luxe<br />

d'exemples comiques servis avec humour : Bayle veut plaire<br />

et entraîner l'adhésion à moindres frais. Premier argument<br />

fondé sur l'expérience : l'univers n'est pas une substance unique,<br />

car « tout ce qui est étendu a nécessairement des parties et<br />

tout ce qui a des parties est composé (6) ». Bayle ne se soucie<br />

(1) Entretiens métaphysiques (édit. Genoude, t. IX,<br />

(2) Cf. B. H. L. (octobre 1912, p. 930).<br />

3) Dictionnaire (t. V, p. 201-226).<br />

p. 205).<br />

(4) Ibid., articles Aristote (I, 477), Abélard (I, 27), Abumuslimus (I, 55),<br />

Averroës (I, 562), Césalpin (II, 386), Buridan (II, 207), Cainites (II, 231),<br />

Diogène (II, 640), Démocrite (II, 609), Chrysippe (II, 466), Japon (III, 436),<br />

Leucippe (III, 677), Lucrèce (III, 829), Xénophane (V, 564) et Zenon<br />

(5) Ibid., t. V, p. 203.<br />

(6) Ibid., t. V, remarque N, p. 210.


BAYLE ET BOULAINVILLER 301<br />

pas encore de l'argument malebranchien d'un Dieu contradic<br />

toire; l'univers nous apparaît comme une juxtaposition de<br />

parties et non comme un être simple : « Un corps de cent pouces<br />

est composé de cent parties réellement distinctes l'une de l'autre<br />

qui ont chacune l'étendue d'un pouce (1). » Spinoza prétend<br />

que ces parties sont des modalités; Bayle refuse la querelle de<br />

mots et propose un argument de logique : « Les modalités<br />

incompatibles demandent des sujets distincts. » L'étendue est<br />

donc composée d'autant de substances distinctes que de modi<br />

fications et la plaisanterie fuse : « Spinoza n'était pas assez<br />

fou pour croire qu'il n'y avait pas de différence entre lui et le<br />

Juif qui lui donna un coup de couteau, ni pour oser dire qu'à<br />

tous égards son lit et sa chambre étaient le même être que<br />

l'empereur de la Chine (2). »<br />

Mais, pour Spinoza, la substance unique est Dieu et Bayle,<br />

qui s'en tenait jusque-là à la connaissance positive, accepte le<br />

combat métaphysique; or ;< l'immutabilité de Dieu est incompa<br />

tible avec la nature de l'étendue ». C'est ôter à Dieu la simpli<br />

cité et le composer d'un nombre infini de parties; l'argument<br />

vient de Malebranche : la matière est le théâtre privilégié du<br />

changement; si Dieu est matière, il est « corruptible et muable »<br />

comme les dieux d'Ovide et de Virgile; c'est « le Protée des<br />

poètes, leur Thétis et leur Vertumne (3) ». Mais le Dieu spino<br />

ziste n'est pas seulement le lieu géométrique de tout objet<br />

matériel, il est aussi celui de toute pensée en tant que substance<br />

spirituelle. Sera-t-il dès lors le sujet d'inhérence des pensées de<br />

l'homme qui sont contradictoires entre elles? Bayle fait encore<br />

appel à la logique traditionnelle : « On ne peut pas affirmer<br />

véritablement d'un même sujet aux mêmes égards et en même<br />

temps deux termes qui sont opposés (4). » Dieu pourrait-il nier<br />

et affirmer les mêmes choses en même temps? Spinoza aurait<br />

tort de se moquer du mystère de la Trinité et de « regarder<br />

comme des fous ceux qui admettent la Transsubstantiation (5) ».<br />

Obscurité pour obscurité, scandale pour scandale, Bayle préfère<br />

à la caution spinoziste le refuge de la révélation.<br />

Absurdité physique et logique, le spinozisme est une abomi<br />

nation morale. Les poètes antiques avaient à cœur de ne pas<br />

attribuer à leurs dieux « tous les crimes qui se commettent et<br />

(1)<br />

2) Ibid., t. V,<br />

(3) Ibid.<br />

4) Ibid.,<br />

(5) Ibid.<br />

Dictionnaire (t. V, p. 211).<br />

p. 211.<br />

p. 212.


302<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

toutes les infirmités du monde »; car le Dieu de l'Éthique, lieu<br />

de pensées contradictoires, l'est aussi de toutes les mauvaises<br />

pensées, partant de toutes les infamies. Et Bayle de donner<br />

libre cours à sa verve; comment croire que


BAYLE ET BOULAINVILLER 303<br />

immuable dans le changement même de ses modalités; atten<br />

tion! Bayle, toujours fidèle au langage courant, n'entend pas<br />

par changement anéantissement, mais «passage d'un état à un<br />

autre état »; il n'est pas permis à Spinoza d'inventer un langage<br />

et seuls les catholiques romains ont le privilège, abusif d'ail<br />

leurs, de le faire en interprétant l'Eucharistie (1). D'autres<br />

reprochent à Bayle de ne pas avoir analysé la notion de « mode »;<br />

entendons-nous. Si les modes spinozistes sont les objets et si,<br />

rallié à Descartes, Spinoza conserve la dualité de l'étendue et<br />

de la pensée, « il sera très aisé de ramener à l'orthodoxie tout<br />

son système et de faire évanouir toute sa secte; car on ne veut<br />

être spinoziste qu'à cause qu'on croit qu'il a renversé de fond<br />

en comble le système des philosophes chrétiens (2) ». Mais<br />

Bayle prétend que Spinoza n'est pas un philosophe de l'imma<br />

nence : Dieu, selon lui, ne pénètre pas toute chose, il est toute<br />

chose; la substance divine est l'universel sujet d'inhérence,<br />

comme « l'étain est sujet d'inhérence de la forme de l'écuelle ».<br />

Nous avons donc à choisir entre deux interprétations de l'Éthique :<br />

orthodoxe, son sens est obscur et son intérêt nul; originale,<br />

c'est un édifice monstrueux.<br />

Mais Bayle craint de lâcher prise trop vite. La fin de son<br />

article amène tout un cortège d'autorités nouvelles : « Indépen<br />

damment des intérêts de la religion,<br />

Spinoza a paru fort mépri<br />

sable aux plus grands mathématiciens de notre temps »; Huy<br />

gens, Leibniz, Newton, Bernouilli s'opposent à la substance<br />

unique, non seulement parce que tout physicien est persuadé<br />

de la multiplicité des substances, mais parce que la physique<br />

nouvelle, contre Descartes, admet l'existence du vide, donc la<br />

séparation réelle des objets et l'hétérogénéité de la matière (3).<br />

Le Dictionnaire clos, Bayle reviendra deux fois encore à Spinoza.<br />

Dans une lettre du 16 juin 1702, il se félicite de n'avoir pas<br />

suivi l'Éthique pas à pas et de s'être borné à un « médium »,<br />

un biais logique qui dispensait d'aller plus avant; que l'on<br />

donne à « mode » un sens cartésien ou un sens nouveau, l'assi<br />

milation de Dieu et des choses est tout aussi scandaleuse (4).<br />

Même idée dans la Continuation des « Pensées diverses » en 1703 :<br />

« Jamais on ne comprendra que l'unité de substance à quoi<br />

(1) Dictionnaire (t. V, p. 221, note CC).<br />

(2) Ibid., t. V, p. 224, note DD. . J „ Â<br />

(3) Ibid., p. 226 (le même argument est repris avec 1 appui de Newton<br />

dans l'article Leucippe, t. III, p. 677, et dans l'article Zenon, t. V, p. 605:<br />

« L'hypothèse du vide est la plus propre à renverser le système de Spi<br />

noza >).<br />

(*) Œuvres diverses (t. IV, p. 169-170).


304 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Spinoza réduit l'univers soit autre chose que l'unité collective<br />

dont j'ai parlé, ou que l'unité formelle qui ne subsiste qu'idéale<br />

ment dans notre esprit (1). »<br />

Ainsi s'achève la rencontre de Bayle et de Spinoza; brutale,<br />

évidemment sincère, sa réfutation s'adresse souvent au grand<br />

public, rarement aux théologiens. Bayle, en grand avocat, sait<br />

mettre les rieurs de son côté; il excelle, par ses réductions à<br />

l'absurde, à faire de son adversaire un simple d'esprit; poussant<br />

l'imagination à la hauteur des contes de fées, il nous promène<br />

-avec Spinoza dans un monde irréel et cocasse. Devant cet<br />

-effroyable « éreintement », nous nous demandons parfois s'il<br />

s'agit d'une «galéjade» ou d'une réfutation sérieuse.<br />

Notre propos n'est pas de réformer la caricature que donne<br />

Bayle du spinozisme. La lecture du premier livre de l'Éthique<br />

n'a jamais permis d'en saisir le sens profond : réduire l'admi<br />

rable construction à quelques étranges propositions, refuser de<br />

comprendre le lent mouvement dialectique qui mène d'une théo<br />

rie de l'être à la béatitude, tout cela suffirait pour traiter Bayle<br />

d'impudent journaliste, si Malebranche ne lui avait montré le<br />

chemin. Ni Malebranche ni Fénelon n'ont eu la conscience de<br />

lire la lettre de Spinoza à Meyer sur la distinction de l'étendue<br />

divisible et de l'étendue infinie indivisible, et de méditer l'op<br />

position de la nalura naturans et de la natura nalurata; mais<br />

de fervents chrétiens pouvaient à bon droit récuser un ennemi<br />

-et rompre les chiens. Que penser de Bayle, qui se soucie modéré<br />

ment de l'avenir du christianisme?<br />

Une première remarque s'impose. Il y a chez Bayle des cri<br />

tiques accessoires; évoquer l'hypothèse du vide contre Spinoza,<br />

c'est ruiner le cartésianisme et Bayle n'en prend pas la res<br />

ponsabilité; reprocher au Dieu de Spinoza de ne pas être le<br />

Dieu personnel des Chrétiens, immuable et parfait, c'est se pro<br />

téger derrière Malebranche. Un seul argument est proprement<br />

baylien : la pluralité des substances est un fait expérimental :<br />

la méditation spinoziste sur l'Être indispose Bayle, qui ne peut<br />

admettre qu'un raisonnement a priori puisse prévaloir sur l'ob<br />

servation consciencieuse des phénomènes; toute son œuvre<br />

s'élève contre une doctrine rationnelle du monde. Dans la mesure<br />

(1) Œuvres diverses, (t. III, p. 226 § 26, daté du 18 novembre 1703).


BAYLE ET BOULAINVILLER 305<br />

où Spinoza méprise l'expérience (1), Bayle,<br />

qui met dans la<br />

connaissance positive l'avenir de la science, de la politique et<br />

de la morale, ne peut être que son ennemi.<br />

Mais Bayle reproche surtout au dogmatisme de l'Éthique<br />

d'être théologique. Rien n'empêcherait le spinozisme de venir<br />

relayer Descartes et de fournir à la religion un appui rationnel;<br />

par trois fois le Dictionnaire (2) revient sur les rapports entre<br />

le Dieu de Spinoza et la doctrine de la transsubstantiation. Les<br />

chrétiens vont-ils avoir recours à l'Éthique ou les spinozistes<br />

au mystère de la Trinité? « Mais ce serait ruiner la philosophie<br />

que de transporter sur les choses naturelles ce que la révélation<br />

nous apprend sur la nature de Dieu (3). » En fait Spinoza s'est<br />

heurté comme tous les philosophes aux problèmes de la créa<br />

tion, de la Providence et du mal; il a cru les résoudre rationnelle<br />

ment en échappant à la solution chrétienne. A-t-il apporté<br />

mieux? L'Éthique est plus obscure que l'Écriture et ne nous<br />

apporte ni espoirs ni consolations. Bayle se sent le droit de<br />

rejeter une doctrine qui « n'est pas exposée à de moindres<br />

objections que l'hypothèse chrétienne ». (4) Qu'on ne lui demande<br />

pas d'ailleurs de défendre rationnellement le christianisme; la<br />

raison ne nous conduit qu'à d'insolubles antinomies. Bayle se<br />

tait et Spinoza aurait mieux fait de se taire.<br />

Au dogmatisme antichrétien de Spinoza, Bayle oppose donc<br />

l'humilité d'une intelligence qui doute. Mais faut-il croire à son<br />

indignation devant l'impiété de son adversaire? Comme dit<br />

joliment Delvolvé, ne soyons pas dupes « des airs qu'il se donne<br />

d'un saint Michel terrassant le dragon (5) ». L'athéisme ne lui<br />

a jamais fait peur; la figure de Spinoza lui en impose jusqu'à<br />

son lit de mort; en 1704 c'est encore son exemple « éclatant »<br />

qu'il propose : « Vous trouverez (dans la morale de Spinoza)<br />

tout ensemble l'athéisme le plus formel qui ait jamais été ensei<br />

gné et un grand nombre de bonnes maximes sur les devoirs<br />

de l'honnête homme (6). » Nous ne savons jusqu'à quel point<br />

Bayle poursuit « la théologie dans le système de l'athée (7) »<br />

et si l'odieux de sa doctrine n'est pas mis en valeur pour rehaus<br />

ser sa vertu. Un mot du Dictionnaire est révélateur : « Si les<br />

(1) Cf. le mot de Spinoza à Simon de Vries (Appuhn, t. III, p. 144) :<br />

« Nous n'avons jamais besoin de l'expérience. -<br />

(2) T. V, p. 212, p. 221, p. 222.<br />

3) Dictionnaire (t. V, p. remarque 225, DD).<br />

(4) Ibid., p. remarque 215, O.<br />

5) Op. cit., p. 260. (6)<br />

_ _,.<br />

„<br />

, TTI<br />

Continuation des « Pensées diverses » (in Œuvres diverses, t. 111,<br />

p. 397).<br />

(7) Delvolvé, op. cit. (p. 260).<br />

P. VERNIERE, I<br />

iu


306 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

spinozistes ne peuvent se soumettre à l'orthodoxie, s'ils aiment<br />

tant à disputer, il leur serait plus commode de ne point faire<br />

les dogmatiques (1). » Le secret de Bayle est là. Entre Spinoza<br />

et lui, c'est une querelle d'influence qui s'engage; le libertinage<br />

vieilli du siècle précédent cherche ses maîtres et Bayle craint<br />

dans le spinozisme non seulement une concurrence, mais une<br />

déviation dangereuse pour l'avenir de la pensée libre. Le soli<br />

taire de Rotterdam, attaqué de toutes parts, démasqué par<br />

Jurieu, renié par Jaquelot et les chrétiens « rationaux », lance<br />

dans l'article Spinoza un ultime et discret appel : le liberti<br />

nage ne doit pas s'égarer dans les méandres de l'Éthique et<br />

s'enferrer dans le dogmatisme; les spinozistes, ceux qu'on appelle<br />

ainsi « à vue de pays » parce qu'ils n'ont guère de religion (2),<br />

Bayle leur offre les positions commodes de son scepticisme<br />

indulgent, de sa critique railleuse, de sa science humble et posi<br />

tive. Et cet appel de ralliement, cette tactique de sagesse étroite<br />

et efficace, bien rares seront ceux qui, tout au long du siècle<br />

qui vient, ne les auront ni entendus ni compris.<br />

B. —<br />

Boulainviller.<br />

Rien dans sa glorieuse ascendance ne semblait pousser Henry<br />

de Boulainviller, comte de Saint-Saire (3), vers les études désin<br />

téressées ou les recherches abstraites. Le hasard peut-être en<br />

décida qui lui fit faire sa rhétorique au collège de Juilly avec<br />

le Père Richard Simon. Mais son père en décida plus encore :<br />

par son second mariage, il mit un tel désordre dans les affaires<br />

de la famille que le fils dut renoncer vers 1688 à la carrière<br />

des armes que poursuivaient avec honneur ses condisciples de<br />

Juilly, son aîné Villars et son cadet Berwick. Dès lors, seigneur<br />

de grande race mais de petit avoir, fidèle au terroir de Saint-<br />

Saire, soucieux de l'éducation de ses deux fils et de ses deux<br />

filles, il sut mener dans son verdoyant pays de Bray une vie<br />

de sagesse et de labeur intellectuel qui, pour être assez diffé<br />

rente de la réclusion urbaine d'un Spinoza, n'en est pas moins<br />

celle d'un authentique philosophe. L'étonnant est qu'avec des<br />

origines si différentes, des traditions si opposées, des préoccupa-<br />

(1) T. V, p. 219.<br />

2 Ibid.<br />

(3) Nous disposons maintenant pour l'étude de Boulainviller du travail<br />

riche et consciencieux de Renée Simon, Henri/ de Boulainviller, historien,<br />

politique, philosophe, astrologue (thèse, Lille, 1939, Paris, Boivin, s. d.).


BAYLE ET BOULAINVILLER 307<br />

tions et des devoirs qui, dans la société, les auraient probable<br />

ment écartés l'un de l'autre, une parenté intellectuelle ait uni<br />

Spinoza et Boulainviller. Si la fortune l'avait fait riche et mor<br />

dant, le comte de Saint-Saire aurait été bien proche du duc de<br />

Saint-Simon et l'on imagine le portrait protecteur et narquois<br />

qu'aurait pu faire ce dernier du petit Juif de La Haye. Mais<br />

le malheur atténue les inégalités sociales et ce contact avec<br />

Spinoza que Saint-Evremond dut à l'exil, Boulainviller le dut<br />

à sa pauvreté.<br />

On ne peut cependant négliger l'importance de sa formation<br />

intellectuelle. Entré à Juilly à onze ans le 14 octobre 1669, il<br />

y fait en cinq ans ses études secondaires complètes (1). On<br />

peut douter que sa philosophie en 1673-1674 avec le Père Charles<br />

Gautier l'ait orienté vers Spinoza, bien que son cours en cinq<br />

volumes et qui coûtait huit livres ait été vraisemblablement<br />

cartésien (2). Mais l'année précédente, son maître de rhétorique<br />

était le fameux Richard Simon; c'est lui le maître que son bio<br />

graphe Moreri n'osera nommer (3). Quand on pense que cette<br />

année était la dernière de son enseignement à Juilly et qu'il<br />

traduisait précisément les Cérémonies des Juifs de Léon de<br />

Modène, il est vraisemblable que le savant oratorien ait mis<br />

ses meilleurs élèves dans la confidence de ses travaux, ait aiguillé<br />

leur curiosité vers l'histoire des religions et peut-être même vers<br />

la critique philologique. En tout cas, Boulainviller n'oublia<br />

jamais le chemin ardu que lui proposaient ses maîtres et la<br />

méthode rigoureuse de Richard Simon. Dans l'avertissement de<br />

son Abrégé d'Histoire universelle, resté manuscrit comme la plu<br />

part de ses œuvres, il leur rendra hommage : « Je n'apporte<br />

proprement à cette entreprise que les idées historiques dont on<br />

m'a rempli l'esprit dans ma jeunesse (4). » Peu importe son<br />

stage de neuf ans aux mousquetaires du roi, de 1679 à 1688 :<br />

la vie militaire ne le détourne pas de l'étude. Son premier manus<br />

crit, daté de 1683,<br />

porte le titre ambitieux d'Idée d'un système<br />

général de la nature (5) : plus précoce que Spinoza, il prétend<br />

déjà enfermer en formules l'homme et le monde. La chimie et<br />

l'astrologie le tentent; il dévore Boyle, Van Helmont et même<br />

Paracelse. Dès lors, les ennuis l'assaillent; un procès l'oppose<br />

(1) Renée Simon, op. cil. (p. 23).<br />

(2) Ibid., p. 23, note 45.<br />

(3) Moreri, Dictionnaire historique, 1759, in verbo : « un oratorien passé<br />

maître en histoire ».<br />

n°"<br />

(4) Mazarine, ms. 1.577-1.578, I, 25; cf. Simon, op. cit. (p. 258). L'ou<br />

vrage fut entrepris vers 1700, vingt-cinq ans après son départ de Juilly.<br />

n»<br />

(5) Vire, ms.<br />

VERIX'IERE, 1<br />

A-60, Chambre des Députés, ms. n° 231.<br />

20 '


308<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

à son père qui vient d'épouser une fille de basse condition (1).<br />

Il voyage, comme le fera Montesquieu, en Angleterre et en Alle<br />

magne (2). Marié le 26 septembre 1689, il lui naît deux fils et<br />

deux filles. Il semble que vers 1694 il se soit établi définitive<br />

ment à Saint-Saire. C'est de cette période de repos qu'il faut<br />

faire dater son premier contact avec Spinoza.<br />

Nous lisons en effet dans la préface de sa prétendue Réfuta<br />

tion de Spinoza, rédigée beaucoup plus tard et imprimée en<br />

1731, qu'encouragé par «un grand prélat » (3) il s'était attaché<br />

à l'étude et à la critique du Tractatus, mais que des « embarras<br />

domestiques » avaient interrompu « l'ouvrage, embarras surve<br />

nus à l'occasion de la mort de ses plus proches (4) ». La data<br />

tion est facile : sa femme mourait en septembre 1696 ainsi que<br />

son père en décembre 1697. Une succession difficile lui interdit<br />

tout travail désintéressé : il faut donc placer cette étude avant<br />

1696. Qui fut ce grand prélat? Bossuet n'était guère de ses amis.<br />

On aimerait y voir Fénelon qui, en 1697, obtiendra le siège de<br />

Cambrai,<br />

qui partage tant de ses idées politiques et sociales<br />

et qui, en 1696, encourage l'essai de réfutation de François<br />

Lamy<br />

(5). Il est intéressant en tout cas que ce premier contact<br />

n'ait rien dû à l'ouvrage de Lamy ni à l'article de Bayle qui<br />

est de deux ans postérieur. L'effort de Boulainviller s'inscrit<br />

donc dans le cadre de la grande offensive catholique contre<br />

Spinoza et lui emprunte son caractère presque officiel.<br />

Longtemps cette étude demeura inconnue. Longtemps en<br />

revanche, sur la foi de la préface de 1731, on attribua au comte<br />

de Saint-Saire une Analise du « Traité théologi-politique » (sic),<br />

parue à Londres en 1767 et liée à l'opuscule Doutes sur la reli<br />

gion qui n'est manifestement pas de lui. Renée Simon a rétabli<br />

la vérité en mettant en valeur les Extraits des lectures de M. le<br />

comte de Roulainviller avec des réflexions demeurés manuscrits (6).<br />

(11 Cf. Simon, op. cil. (p. 18-23).<br />

(2) Cf. Id., op. cil. (p. 31, note 70, o durant la paix ■, c'est-à-dire entre<br />

1688 et 1689).<br />

(3) Réfutation des erreurs de B. de Spinoza (Bruxelles, Foppens, 1731,<br />

p. 152).<br />

(4) Bibliothèque Nationale, ms. n»<br />

9.111, fol. 2 (cité par Simon, op. cit.,<br />

p. 460, note 16). Le détail n'est pas consigné dans le texte de 1731.<br />

(5) Son premier essai contre Spinoza figure dans le Nouvel Athéisme ren<br />

versé de Lamy (Paris, Roulland, 1696).<br />

(6) B. N., ms. fonds fr., n. a., n 11.071 à 11.076, t. II, fol. 53 à 255.<br />

La discussion sur l'attribution fausse de VAnalise de 1767 se retrouve


BAYLE ET BOULAINVILLER 309<br />

Il ne s'agit pas là d'un spicilège ordinaire, comparable aux<br />

miettes laissées par Montesquieu : le tome II contient une ana<br />

lyse serrée, sur deux cents feuillets, du Traité de Spinoza, réac<br />

tion d'un homme intelligent et libéral, mais qui reste sensible<br />

encore à tout le poids d'une tradition. Cette analyse cependant<br />

se borne aux six premiers chapitres, c'est-à-dire au tiers de<br />

l'ouvrage,<br />

soit qu'effectivement les embarras domestiques aient<br />

arrêté son étude, soit qu'un manque de compétence l'ait honnê<br />

tement gêné; le septième chapitre en effet, qui suit les pages<br />

fameuses sur le miracle,<br />

exige une certaine connaissance de la<br />

critique scripturaire et Boulainviller, qui cherchait encore en 1704<br />

une grammaire hébraïque, a dû comme Bayle à la même époque<br />

hésiter devant l'érudition requise en la matière. Enfin les quatre<br />

derniers chapitres, purement politiques, devaient éveiller trop<br />

de résonances chez le futur historien pour déclencher une réfu<br />

tation hâtive. En 1694-1695, c'est donc l'aspect proprement<br />

théologique du Tractatus qui attire son intérêt.<br />

Traduisant le texte latin, il le résume et l'analyse avec net<br />

teté, puis passe à la réfutation : sa méthode, fort scolaire, mais<br />

efficace, ne variera pas. Ce qui nous frappe dès l'abord, c'est<br />

le caractère traditionaliste de sa réaction. A propos de la préface<br />

du Tractatus, d'ailleurs assez violente, les deux thèses se heurtent.<br />

Spinoza veut-il opposer la religion et la philosophie, la foi et la<br />

lumière naturelle (1), veut-il montrer la raison méprisée et<br />

condamnée « comme une source d'impiété, la crédulité prise<br />

pour la foi (2) », la superstition engendrant les émeutes et la<br />

guerre? Boulainviller sagement distinguera la foi de la crédu<br />

lité : « La première est l'effet très parfait de la soumission que<br />

l'homme doit à la révélation divine; la seconde est l'effet de<br />

la faiblesse et de la timidité de la chair (3) », sans se demander<br />

si cette soumission très parfaite est humainement possible et<br />

laquelle des deux sources de la religion est socialement la plus<br />

forte. Mais au cours des chapitres,<br />

l'opposition devient plus<br />

rude. L'interprétation<br />

philosophique de la personne du Christ<br />

le scandalise (4) : « Tout homme portant le nom de chrétien<br />

sera indigné de l'expression de Spinoza touchant Jésus-Christ,<br />

chez Renée Simon (op. cit., t. II, p. 16 et 30 sq.). Nous reviendrons ulté<br />

y<br />

mj„„-<br />

rieurement. ...<br />

,<br />

p. 13. (■ J'ai acquis l'entière conviction que 1 ten<br />

(1) Cf. Appuhn, t. II,<br />

ture laisse la raison absolument libre et n'a rien de commun avec la philoso<br />

ena-<br />

phie, mais que l'une et l'autre se maintiennent par une force propre a<br />

cune. »)<br />

(2) Ibid., p. 11.<br />

3 Ms. B. N., 58 v» (cf. Simon, op. cit., p. 462).<br />

(4) Cf. Appuhn, p. 28 et 29.


310 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

car encore qu'il soit vrai de dire que Dieu s'est manifesté nue-<br />

ment et immédiatement à son esprit et que par lui Dieu s'est<br />

fait connaître aux hommes, ce n'a point été par voie de révéla<br />

tion mais par celle d'union en sorte que Jésus-Christ a pu dire :<br />

Pater et ego unum sumus. Son humanité a été véritablement<br />

la voie par laquelle Dieu s'est manifesté aux hommes, mais<br />

elle est encore la vérité et la vie en tant qu'unie à la divinité :<br />

c'est pourquoi la pensée de Spinoza est encore plus absurde<br />

qu'elle n'est impie (1). » La conception spinoziste de la pro<br />

phétie appelle d'autres réponses.<br />

Boulainviller condamne d'abord l'esprit général, l'entreprise<br />

elle-même qu'il juge « superbe et téméraire (2) ». Mais il ne<br />

peut admettre la prétention de Spinoza qui tend à rationaliser<br />

la prophétie : celle-ci n'est pas une prédication morale et le<br />

prophète est autre chose qu'un sage inspiré; Dieu parle effec<br />

tivement par sa voix : « Si cela n'était pas ainsi, Jésus-Christ<br />

n'aurait employé que de bonnes raisons, il ne se serait pas<br />

autorisé par la voie des miracles (3). » Lorsque Spinoza montre<br />

que les cérémonies du culte ont pour origine un but politique,<br />

soit que Moïse tienne à organiser théocratiquement le gouver<br />

nement des Juifs, soit que les sacrements chrétiens manifestent<br />

des signes d'union que les chrétiens eux-mêmes « sont incapables<br />

de sanctifier (4) », Boulainviller le reprend avec véhémence :<br />

« Comment Spinoza peut-il donc faire pour détruire la nécessité<br />

des cérémonies et leur sainteté puisque c'est Dieu même qui<br />

les a prescrites, qui les a réglées, déterminées (5)? » « ... C'est<br />

ignorer les premiers principes de notre culte. Cette proposition<br />

pleine d'une impiété que l'on ne peut trop détester mérite plus<br />

d'indignation que de réponse et doit servir d'exemple aux<br />

funestes conséquences de la doctrine de cet athée (6). » Enfin<br />

l'interprétation spinoziste du miracle porte au comble sa gêne.<br />

Il est obligé d'admettre « l'abus des idées vulgaires touchant<br />

les miracles... Tout esprit raisonnable sera indigné de l'opinion<br />

qui ferait consister la principale gloire de la divinité dans le<br />

dérèglement des lois naturelles ». (7) Mais au lieu de se tirer<br />

d'embarras en empruntant à Malebranche la thèse des causes<br />

(1) Ms. B. N., 77 (cf. Simon, p. 465).<br />

(2) Ms. B. N., 102 et v» (cf. Simon, p. 469; d. 98 v" : « Sa manière de<br />

traiter avec une liberté que l'on peut nommer téméraire des matières aussi<br />

hautes »).<br />

(3) Ibid., 101.<br />

(4) Appuhn, t. II, p. 115.<br />

(5) Ms. B. N., 192 v».<br />

(6) Ms. B. N., 200.<br />

(7) Ibid., 249 v».


BAYLE ET BOULAINVILLER 311<br />

occasionnelles, il préfère revenir à deux arguments classiques :<br />

le miracle est un événement naturel dont nous ignorons les<br />

causes et qui heurte nos habitudes, et Spinoza ne verrait là<br />

qu'une question de vocabulaire; mais surtout on ne peut por<br />

ter atteinte à la toute-puissance et liberté de Dieu en l'enchaî<br />

nant à des lois pré-existantes : « Si Dieu et la nature sont la<br />

même chose ou si l'ordre fixe du monde est une conséquence<br />

de l'ordre divin et non de dispensation libre de sa toute-puis<br />

sance, Spinoza aura raison (1). »<br />

Nous ne laissons pas d'être déçus par cette réfutation sin<br />

cère mais qui sent encore son collège. Nous comprenons qu'un<br />

grand prélat y ait présidé. Mais quel autre intérêt dans cet<br />

essai qu'un effort de gymnastique intellectuelle? A quoi bon<br />

reprendre les arguments de vingt théologiens, opposer la foi et<br />

la raison, établir la primauté de la révélation sur la lumière<br />

naturelle? Tout cela prouve seulement qu'en 1694 Boulainviller<br />

n'était nullement spinoziste et qu'à trente-six ans il ne s'était<br />

pas constitué de système personnel. Mais sa curiosité, avant-<br />

qui s'est déjà portée vers la<br />

coureuse d'une pensée originale,<br />

chimie et l'astrologie, va l'orienter bientôt vers l'histoire et la<br />

philosophie. Et le chef du libertinage érudit à qui il reconnais<br />

sait « une morale assez étroite (2) », le Juif détestable dont « la<br />

doctrine conduit... au naturalisme le plus grossier » et soutient<br />

« dans l'erreur ceux qui la pratiquent (3) »,<br />

se trouvera à nou<br />

veau sur son chemin. Il lui sera plus difficile cette fois de résis<br />

ter à sa séduction.<br />

dans une intention secrète de riva<br />

liser avec Bossuet qu'il n'aimait pas (4), rédige ad usum<br />

liberorum,<br />

un Abrégé d'histoire universelle (5). Sans abandonner ses<br />

Vers 1700, Boulainviller,<br />

(1) Ms. B. N., 241 v° (cf. ibid. : l'ordre du monde dépend « d'une puis<br />

sance libre qui le détermine et non pas d'une nécessité de nature »).<br />

(2) Ibid., 239 V.<br />

(3) Ibid., 240. .<br />

„ ,<br />

(4) Lettres sur les Parlements (1727, IIIe lettre, p. 253 : ■ Tout homme<br />

non intéressé et suffisamment éclairé regardera le système de l'illustre Bos<br />

suet... comme un des plus honteux témoignages de l'indignité de notre<br />

(5) Renée Simon en fixe la date à 1700, époque où l'alné de Boulainviller,<br />

âgé de dix ans, pouvait en tirer profit (op. cit., p. 470, note 42). Nous dispo<br />

sons de deux manuscrits : Mazarine, n°» 1.577-1.578, t. I, et Angoulême,<br />

n0' 24-25.


312 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

positions chrétiennes, laissant intact le domaine de la révéla<br />

tion,<br />

notre auteur se sent tenu à une consciencieuse mise au<br />

point. Voilà pourquoi ce traité d'intention pédagogique, qu'il ne<br />

publiera jamais, reflète une telle honnêteté intellectuelle : aucun<br />

prélat n'y prête la main. Or, il faut l'avouer : l'influence du<br />

Tractatus y paraît considérable, soit que l'article de Bayle en<br />

1697 l'ait réconcilié avec l'homme, soit que la rigueur du phi<br />

losophe l'ait peu à peu gagné. L'esprit général de son étude<br />

sera délibérément critique : « Dieu qui nous a donné la lumière<br />

naturelle n'est point offensé de l'usage que nous en faisons<br />

pour découvrir ce que notre curiosité dont il est le principe<br />

nous fait désirer de connaître : il a abandonné le monde à notre<br />

dispute (1). » Devant les obstacles, il ne se dérobera plus : «Je<br />

tâcherai de concilier les miracles, même ceux de la création et<br />

du déluge, avec les idées que nous donne la philosophie natu<br />

relle, persuadé que c'est aider la vérité et le plus sûr moyen<br />

d'éloigner les doutes et les inquiétudes; non que je ne reconnaisse<br />

les avantages de la parfaite soumission, telle que notre reli<br />

gion l'exige, mais parce que je sais que tous les hommes n'en<br />

sont pas également capables (2). » Lui-même n'en est plus<br />

capable et nous retrouverons cette méthode dans tous ses<br />

essais historiques, aussi bien dans l'Histoire de la religion et de<br />

la philosophie ancienne (3) demeurée manuscrite que dans la<br />

Vie de Mahomet publiée en 1730 après sa mort (4).<br />

L'histoire de l'Egypte et de la Grèce ancienne, comme YHis<br />

toire des oracles de Fontenelle, offre un terrain neutre où le<br />

rationalisme de Boulainviller se donne libre cours. Tous les<br />

thèmes du Tractatus y affleurent. Étudiant l'origine des reli<br />

gions, il en découvre la base psychologique. « l'inquiétude de<br />

l'esprit humain », et insiste sur le caractère artificiel de tous les<br />

cultes : « On a chargé les cérémonies de pratiques supersti<br />

tieuses et quelquefois si choquantes que pour les justifier, il a<br />

fallu que les gens pieux et timorés aient cherché des interpréta<br />

tions favorables (5). » Mais ce n'est pas seulement le moraliste<br />

qui s'insurge, à propos du culte d'Apis, contre « l'entêtement<br />

dont les hommes ont de tout temps été capables en fait de<br />

religions (6) », c'est surtout l'historien politique qui aperçoit le<br />

(1) Mazarine, n°<br />

1.577, t. I,<br />

(2) Ibid., Avertissement.<br />

(3)<br />

25-26, t. II,<br />

p. 56.<br />

In Mémoires particuliers de M. L. C. D. B. (ms. École supérieure de<br />

Guerre, n<br />

p. 354-367).<br />

(4) Londres et Amsterdam, 1730, in-8».<br />

(5) Abrégé, ms. Mazarine, t. I, p. 435-436.<br />

p. 480.<br />

(6) Ibid.,


BAYLE ET BOULAINVILLER 313<br />

danger d'un sacerdoce avide de richesses et de gouvernements<br />

utilisant la religion pour affermir leur autorité. Derrière les<br />

prêtres d'Apis, nous pensons comme dans les contes de Vol<br />

taire à un autre clergé; derrière Aménophis purgeant l'Egypte<br />

des lépreux et des libertins, nous évoquons les persécutions reli<br />

gieuses de Louis XIV (1). Tous ces empiétements du spirituel<br />

sur le temporel sont abondamment développés dans les derniers<br />

chapitres du Tractatus, mais l'influence est encore plus nette<br />

lorsque Boulainviller, abordant l'histoire juive, s'engage délibé<br />

rément dans la critique rationaliste du miracle.<br />

N'allons pas trop loin cependant. Il se défie de la méthode<br />

philologique dans la mesure où il est incapable de la pratiquer.<br />

S'il reconnaît comme Huet et Richard Simon que « les livres<br />

saints sont fort embrouillés à l'égard de la supputation des<br />

temps (2) », son exégèse demeure prudente : ;c Le sentiment des<br />

savants sur la narration de Moïse s'éloigne également de la<br />

servitude de la lettre et de la licence des libertins (3). » Il admet<br />

la création et s'oppose sur ce point à Spinoza (4); mais ne craint<br />

pas de se rallier à la Theoria sacra telluris de l'Anglais Burnet :<br />

« Il n'y a aucun inconvénient à croire que la masse entière de<br />

notre globe s'est formée insensiblement dans le progrès des<br />

siècles (5). » L'essentiel pour lui est de concilier l'Écriture avec<br />

les « principes d'une bonne physique (6) ».<br />

Or,<br />

cette conciliation même est d'esprit spinoziste. « Sommes-<br />

nous tenus de croire que Josué, un soldat, était versé dans l'as<br />

tronomie? » demandait Spinoza (7). Boulainviller fait écho :<br />

« Le livre de Moïse n'est pas destiné spécialement à instruire<br />

des choses naturelles et physiques (8). » Dès lors le miracle ne<br />

vient pas rompre l'ordre naturel. Le Déluge ne fait que tra<br />

duire une corrélation entre « les forces de la nature et les lois<br />

de la justice (9) » et, d'accord sur ce point avec Malebranche,<br />

il préfère montrer Dieu laissant agir les causes naturelles plu-<br />

(1) Ms. Mazarine, p. 605 : «Aménophis ne considéra point que l'intérêt des<br />

prêtres allait directement à faire bannir de l'Egypte tous ceux... dont la<br />

conscience n'était pas assez soumise à leur conduite. Il rendit une ordon<br />

nance selon leur désir. » L'allusion à la Révocation de 1 Edit de Nantes<br />

est à peine voilée.<br />

(2) Ibid., t. I, p. 35.<br />

(3 Ibid., p. 52. . . . . .<br />

t , ,<br />

,<br />

p. 55 : « Lucrèce et Spinoza sont également absurdes dans tout<br />

(4) Ibid.,<br />

le raisonnement qu'ils font pour la détruire. »<br />

(5) Ibid., p. 73.<br />

6) Ibid., p. 64.<br />

7) Appuhn, t. II, p. 51.<br />

(8) Ms. Mazarine, t. I, p. 253.<br />

p. 75.<br />

(9) Ibid., t. I,


314 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

tôt que se l'imaginer « irrité, perdant le monde dans sa colère<br />

et le réparant ensuite sans le rendre meilleur (1) ». La ruine<br />

de Sodome prouve le même accord de la Providence et de la<br />

nature « qui fait que ses habitants se trouvent au comble de<br />

leurs désordres lorsque leur terre perd ses fondements et qu'elle<br />

s'abîme (2) ». Le passage de la mer Rouge par les Hébreux<br />

exige la même réduction naturelle; Spinoza s'appuyait sur le<br />

témoignage de Josèphe (3), Boulainviller utilise Diodore et<br />

Strabon qui notent le peu de profondeur du golfe et les reflux<br />

gigantesques; il est vain de « concevoir cet événement comme<br />

un prodige purement surnaturel »,<br />

mais « plus noble et plus<br />

convenable de la considérer comme un effet singulier de la Pro<br />

vidence dans la direction des causes naturelles (4) ». Quant aux<br />

prodiges secondaires, il s'en débarrasse plus aisément que Spi<br />

noza : ;; La même Écriture dit ailleurs que le mouvement du<br />

soleil fut arrêté par Josué. On ferait de cette histoire une très<br />

mauvaise preuve contre le mouvement de la Terre (5). »<br />

Quelle est donc, vers 1700, l'intention générale de Boulain<br />

viller? Manifestement, c'est un conciliateur qui ne s'embarrasse<br />

plus des prudences de Richard Simon. Servi par un tempéra<br />

ment fort peu mystique,<br />

qui expliquera sa sympathie pour la<br />

pureté dogmatique de l'Islam, il tient à sauvegarder la révéla<br />

mais veut dégager la religion de la politique et par là-<br />

tion,<br />

même du réseau des intérêts et des superstitions : « La religion<br />

est une souveraine médecine qui fait digérer les ordonnances<br />

les plus dures et qui plie avec facilité les esprits à leur obser<br />

vation (6)... » « Les superstitions... ont été le fruit du loisir et<br />

de l'adresse des prêtres qui faisaient par leur institution un<br />

corps séparé du reste de la nation et dont l'intérêt sensible était<br />

de se rendre maîtres de la conscience des autres hommes (7). »<br />

Ce christianisme épuré, rationnel, méfiant à l'égard du culte<br />

et des dogmes, n'est pas loin du déisme de Spinoza. Mais ne<br />

faisons pas encore du comte de Saint-Saire un de ses disciples.<br />

Alors que Spinoza montrait<br />

qu'<br />

« entre la foi ou la théologie<br />

et la philosophie, il n'y a nul commerce, nulle parenté (8) »,<br />

(1) Ms. Mazarine.<br />

2 Ibid., t. I, p. 730.<br />

(3) Appuhn, t. II, p. 147.<br />

(4) Ms. Mazarine, t. I, p. 858-859.<br />

(5) Abrégé d'histoire universelle, ms. Angoulême, t. I, p. 216.<br />

(6) Abrégé, ms. B. N., f. gr., n»<br />

6.364, t. II, p. 147 (cf. Simon, op. cil.,<br />

p. 320).<br />

(7) Ibid., ms. Mazarine, t. I, p. 510-511.<br />

(8) Appuhn, t. II, p. 278 : « Nul ne peut l'ignorer qui connaît le but et<br />

le fondement de ces deux disciplines, lesquels sont entièrement différents :


BAYLE et boulainviller 315<br />

Boulainviller, reprenant le parallèle, dira : «La religion et la<br />

philosophie ont une liaison naturelle qui les assujettit l'une à<br />

l'autre : elles enseignent toutes deux le même objet, savoir la<br />

vérité. Elles ne diffèrent que dans la manière de les considérer<br />

Si l'une admire, l'autre adore (1). » Il est curieux de voir se<br />

concilier chez lui la fidélité à la foi ancestrale et les prestiges<br />

de l'esprit nouveau : il avait en cela plus de mérite que le des<br />

cendant des marranes.<br />

Boulainviller cependant ne devait pas en rester là. Nul plus<br />

que lui, dans cette évolution qui le mène de Richard Simon à<br />

Spinoza, n'a subi cette crise de conscience qui est celle de sa<br />

génération. Il s'est expliqué lui-même sur cette hantise de Spi<br />

noza qu'alimentent d'année en année le traité de François Lamy,<br />

la réfutation socinienne de Cuperus, l'article de Bayle « (2); Ce<br />

qui acheva de me faire considérer l'Éthique comme un ouvrage<br />

sérieux et digne d'être mis au net..., ce fut la publication de la<br />

doctrine des Chinois dans les écrits de Messieurs des Missions<br />

étrangères, intéressés à faire connaître que les honneurs qu'on<br />

rend en Orient à Confucius ne sont pas plus légitimes que ceux<br />

que l'on rendrait en Europe à Spinoza, puiqu'ils ont soutenu<br />

tous deux les mômes opinions (3). » Il en parle en société, mais<br />

aucune opinion ne le satisfait; Bayle surtout l'indispose. Bou<br />

lainviller affecte l'indifférence et se prétend « très content d'igno<br />

rer le pour et le contre »; mais voici qu'en 1704, alors qu'il<br />

cherchait une grammaire hébraïque, les Opéra Posthuma lui<br />

tombent sous la main. Une heureuse fatalité le remettait en<br />

présence de Spinoza (4). « Le grand loisir » d'un séjour à la<br />

campagne, entendons la paix du château de Saint-Saire, lui<br />

permit une lecture attentive. Faut-il nous laisser prendre à l'ef<br />

froi factice qu'il manifeste? Boulainviller, sous prétexte de pré<br />

parer le chemin à la réputation définitive, tient d'abord à voir<br />

clair. 11 entreprend dès lors de dépouiller l'Éthique « de cette<br />

sécheresse mathématique qui en rend la lecture impraticable,<br />

même à la moitié des savants, afin que le système rendu dans<br />

le but de la philosophie est uniquement la vérité, celui de la foi... uniquement<br />

l'obéissance et la piété. »<br />

(1) Histoire de la religion et de la philosophie ancienne. (École supérieure<br />

n°»<br />

de Guerre, ms. 25-26, t. II, p. 354; cf. Simon, op. cit., p. 350).<br />

i2) Réfutation de Spinoza (op. cit., Préface, p. 152).<br />

3 Ibid. (op. cit., p. 153).<br />

4) Ibid., p. 154.


316 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

une langue commune et réduit à des expressions ordinaires pût<br />

être en état d'exciter une indignation pareille à la sienne et<br />

procurer par ce moyen de véritables ennemis à de si pernicieux<br />

principes (1) ».<br />

L'effort de Boulainviller devait donc se borner à une para<br />

phrase de l'Éthique. Mais nous avons la certitude que la para<br />

phrase fut précédée d'une exacte traduction. C'est le mérite<br />

de Colonna d'Istria de nous avoir révélé la valeur du manus<br />

crit de Lyon (2); son authenticité, fondée sur la parenté de<br />

termes avec la Réfutation, ne saurait être mise en doute (3),<br />

même si la rédaction n'est pas, comme le croyait l'éditeur, de<br />

la main de Boulainviller (4). Celui-ci, fidèle à la méthode appli<br />

quée au Tractatus, n'a pas voulu commenter sans traduire. Cette<br />

première version française de l'Éthique, antérieure d'un siècle<br />

et demi à celle de Saisset, aurait pu donner un essor précieux<br />

au véritable spinozisme. Il n'en fut rien, et le manuscrit dis<br />

parut pour deux siècles. Mais le travail n'avait pas été inutile :<br />

cette lente familiarité avec un texte difficile, cette tension intel<br />

lectuelle, qui dura peut-être plusieurs années (5), conduisit au<br />

résultat ordinaire que tous les traducteurs connaissent bien :<br />

une inévitable sympathie pour la pensée que l'on découvre et<br />

qui se dérobe. La dialectique rigoureuse emporta peu à peu<br />

l'estime puis l'adhésion. Il est vraisemblable que de la traduc<br />

tion data la conversion (6).<br />

Quelle étrange idée poussa dès lors Boulainviller à YEssay<br />

de métaphysique dans les principes de Benoît de Spinoza, puisque<br />

tel est le titre ordinaire que douze manuscrits nous rapportent (7),<br />

(1) Réfutation de Spinoza (p. 155).<br />

(2) Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Mestre, n° 839. Actuellement<br />

fonds généraux, n» 5.165.<br />

(3) Ethique (traduction Boulainviller, édit. Colonna d'Istria, Paris, Armand<br />

Colin, 1907; Appendice II, p. 369-371).<br />

p. 24). (Le reçu invoqué par Colonna<br />

(4) Et Renée Simon, op. cil. (t. II,<br />

d'Istria pour prouver l'identité des écritures serait d'un autre Boulain<br />

viller.)<br />

(5) Le manuscrit de Lyon est de 676 pages.<br />

(6) Il suffit de comparer la traduction de Boulainviller avec celle de<br />

Saisset (cf. Colonna d'Istria, op. cit., introduction, p. vu : « Si l'estimable<br />

traduction d'Emile Saisset nous laisse souvent déçus, c'est un peu parce<br />

que l'hostilité loyale du spiritualiste français à l'égard de Spinoza a contri<br />

bué à lui rendre étrangère la pensée du philosophe. » Dans les notes de son<br />

ouvrage, p. 325-389, vingt exemples prouvent la supériorité de Boulain<br />

viller : notes 14, 24, 26 du livre I, 13 du livre II, 32 du livre III, 5 du<br />

livre IV, 19, 49 du livre V).<br />

(7) Renée Simon n'en signale que dix (op. cit., t. II, p. 39). Les voici :<br />

B. N., 9.111 et 12.242; Auxerre, 235 et 237; Angoulême, 29; Valenciennes,<br />

295; Laon, 514; Troyes, 2.820; Arsenal, 2.235 et 2.236; Mazarine, 3.558;<br />

Prytanée de La Flèche, 6.


BAYLE ET BOULAINVILLER 317<br />

qui devait, déguisé en Réfutation de Spinoza, paraître en 1731 à<br />

Bruxelles (1). C'est en tout cas après plusieurs années d'études<br />

et de méditations qu'il s'y résolut, s'il semble bien que l'Essai<br />

date de 1712 (2). Est-ce une réfutation? Nullement; et son ami<br />

Mathieu Marais ne s'y était pas laissé prendre quand il disait<br />

que le titre ne tromperait personne (3). Il s'agit en fait d'un<br />

remaniement de l'Éthique, organisé non en cinq livres mais en<br />

deux parties, qui, négligeant la théorie de la connaissance du<br />

second livre et la doctrine du bonheur du cinquième, essaie de<br />

relier à la mode cartésienne une métaphysique de l'Être à un<br />

traité des passions. Boulainviller, comme le remarque Renée<br />

Simon, a repris le plan du Court Traité (4) qu'il ne connaissait<br />

pas. Rien d'étonnant : le but était le même, un effort pédago<br />

gique de vulgarisation. M. Paul Janet, qui ignorait la traduc<br />

tion préalable de l'Éthique, aura beau jeu de déclarer : « Bou<br />

lainviller a plutôt affaibli Spinoza qu'il ne l'a soutenu : son<br />

exposition diffuse est loin d'avoir la force saisissante de Spinoza<br />

lui-même (5). » Mais n'est-ce pas un peu facile, après un siècle<br />

d'études spinozistes, de traiter l'Essay de « paraphrase souvent<br />

pénible »? Un peu de sens historique prouve que les esprits du<br />

temps n'étaient pas à même, sans commentaire ni exégèse,<br />

d'adhérer à une pensée si audacieuse. Or, c'est cette exégèse<br />

que Boulainviller prétend donner : « Que nous servirait-il de<br />

diminuer la force des raisonnements que l'on nous oppose? Ne<br />

travaillons-nous pas pour la vérité? Et peut-elle manquer d'évi<br />

dence, de quelques couleurs que son contraire puisse être embelli?<br />

J'ai donc poussé le raisonnement de Spinoza aussi loin que j'ai<br />

pu le porter. Je n'ai point négligé d'orner ses pensées au-delà<br />

de ce qu'il a fait lui-même; et en général je n'ai rien appréhendé<br />

davantage que d'affaiblir ses démonstrations (6). » Quant à la<br />

réfutation, il la laisse à d'autres, ce qui est la meilleure preuve<br />

que pour lui elle n'est pas encore faite et que, comme à Dortous<br />

(1) Dans le recueil Réfutation des erreurs de Benoit de Spinoza (Bruxelles,<br />

Foppens, 1731).<br />

(2) Selon Renée Simon, op. cit. (t. I, p. 457, note 2). 4 manuscrits sont de<br />

1712, les 2 d'Auxerre-Laon-Arsenal, 2.236, et seul celui de Valenciennes<br />

serait daté de 1714. En fait, celui d'Angoulême et celui de Troyes portent<br />

août 1714.<br />

lettre du 4 mai 1732 :<br />

(3) Journal et Mémoires (Paris, 1868, t. IV, p. 361,<br />

« Pour le Spinoza de M. de Boulainviller, je l'ai vu manuscrit, et c'est<br />

une étrange idée d'avoir voulu éclairer ce que cet athée avait tenu obscur.<br />

Le titre de la Réfutation ne trompera personne... »).<br />

(4) Cf. Simon, op. cit. (p. 495, note 4). Le Korle Verhandeling, retrouvé<br />

au xix»<br />

siècle, a été publié en 1862 par Van Vloten.<br />

(5) Le Spinozisme en France (in Revue philosophique, 1882, t. XIII,<br />

p. 109).<br />

(6) Réfutation (p. 156).


318 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

de Mairan à la même époque,<br />

la doctrine s'impose à lui avec<br />

une évidence dangereuse : « C'est sans jalousie que je cède à un<br />

plus docte et à un plus éloquent écrivain l'honneur de procurer<br />

à la religion une victoire moins équivoque que celle que la<br />

violence de l'Inquisition lui fait remporter, par la suppression<br />

des livres ou les supplices de ceux qui les ont composés (1). »<br />

Délaissons donc ces réticences qu'aucune conviction intellec<br />

tuelle ne guide.<br />

L'Essay<br />

s'ouvre par une méditation d'allure cartésienne où<br />

l'auteur passe de la notion d'existence à l'idée d'être absolu et<br />

nécessaire, c'est-à-dire à la substance unique de Spinoza. Cette<br />

préparation a son importance : Boulainviller, au lieu d'énoncer<br />

le théorème, suit le cheminement de la pensée spinoziste; à<br />

une époque où l'histoire de la philosophie ne se concevait pas,<br />

c'est une méthode de disciple.<br />

Mais Boulainviller ne se borne pas à un commentaire expli<br />

cite. Sur plusieurs points, il va au-delà du texte et en tire cou<br />

rageusement les conséquences. C'est ce que Renée Simon ne<br />

montre pas avec suffisamment d'évidence. Après avoir dénoncé<br />

l'anthropomorphisme de la religion traditionnelle et réfuté la<br />

morale vulgaire fondée sur la crainte et l'espérance (2), notre<br />

auteur s'attaque au point crucial, à la doctrine de la création<br />

qui, selon son mot « ironique, présente de grands avantages et<br />

sauve de grands inconvénients ». Cette doctrine flatteuse intro<br />

duit en morale l'idée de compensations nécessaires qui facilitent<br />

nos sacrifices et dans les sciences de la nature développe notre<br />

paresse en nous dispensant par la notion de miracle de toute<br />

recherche oiseuse : « Oserait-on dire après cela qu'il manque la<br />

plus essentielle partie à la beauté de ce système, savoir la vérité?<br />

Cependant il faut l'avouer. Si l'Être suprême était tel qu'il le<br />

représente, il ne serait rien moins que ce que l'on veut qu'il<br />

soit et nous n'aurions aucune certitude qu'il existât (3). »<br />

La deuxième partie de la prétendue Réfutation développe le<br />

mécanisme des passions. Contre la religion qui les soumet à la<br />

grâce, contre la philosophie qui les soumet à la raison, Bou<br />

lainviller avec Spinoza critique la notion de liberté fondée sur<br />

(1) Réfutation (p. 158).<br />

(2) Ibid., p. 49 : « Si l'on pratique la vertu dans cette disposition,<br />

peut-on se flatter d'en mériter quelque récompense, même de la part d'un<br />

juge qui est supposé infiniment juste et éclairé? C'est obéir à la terreur<br />

et renoncer par caprice aux lumières de la raison qui pourraient rendre<br />

l'homme heureux, en lui faisant trouver Dieu, la vérité, le repos au miUeu<br />

de lui-même sans remettre leur possession au temps d'une autre vie »).<br />

Spinoza avait plus d'indulgence que Boulainviller.<br />

(3) Ibid., p. 63.


BAYLE ET BOULAINVILLER 319<br />

une fausse idée des « volitions » : « Les hommes se croient libres<br />

parce qu'ils ont le sentiment de leurs désirs et des actions qu'ils<br />

font en conséquence et qu'ils n'en ont point des causes qui les<br />

déterminent (1). » Si l'on étudie le détail des passions, dont les<br />

analyses se terminent par des pointes contre la théologie et par<br />

des remarques ironiques sur la crédulité de « l'animal religieux »<br />

qu'est l'homme (2) ; si l'on constate comment Boulainviller voile<br />

les dernières pages de l'Éthique où nous pourrions découvrir<br />

quelque équivalent mystique de la foi, nous sommes évidem<br />

ment tentés de voir dans YEssay la transformation de l'Éthique<br />

en une machine de guerre contre la pensée traditionnelle. Libre<br />

à Renée Simon de louer le souci d'exactitude et la pénétration<br />

du moderne professeur de philosophie que serait Boulainvil<br />

ler (3). Une telle objectivité que ni Bayle ni Fénelon n'ont su<br />

concevoir est un anachronisme. L'essai de Boulainviller, s'il n'est<br />

pas une tentative spécieuse pour compromettre définitivement<br />

l'Éthique aux yeux du public, et ni la préface ni les réactions<br />

du siècle ne nous le laissent croire, n'est susceptible que d'une<br />

interprétation : c'est une œuvre de vulgarisation qui reflète<br />

sinon une adhésion totale, du moins une étonnante sympathie<br />

pour la doctrine qu'elle expose.<br />

La preuve en est que Boulainviller, qui s'est jugé indigne<br />

de réfuter Spinoza, ne craint nullement de réfuter ses adver<br />

saires. Le célèbre cartésien Pierre Sylvain Régis venait en 1704<br />

d'attaquer le philosophe hollandais (4). Or, trois manuscrits<br />

antérieurs à 1712, intitulés Examen de la « Réfutation faite par<br />

M. Régis de l'opinion de Spinoza sur l'existence et la nature de<br />

Dieu (5) », et qu'il faut attribuer sans conteste à Boulainviller,<br />

non seulement exposent, mais défendent « le faux système »<br />

contre lequel il demandait ironiquement à la Providence de<br />

susciter de judicieux ennemis. Peu importe le nouvel exposé<br />

doctrinal où il a l'avantage de traduire cette fois la théorie<br />

(1) Réfutation (p. 178).<br />

2) Colonna d'Istria, op. cit. (p. xxxvn); Simon, op. cit. (p. 508).<br />

(31 Cf. Renée Simon, op. cit. (p. 510 : « Malgré la forme personnelle, ce<br />

n'est point Rouliiinviller qui s'exprime, sauf en certains passages où il<br />

apporte un exemple nouveau. II est donc difficile de démêler son propre<br />

sentiment de relia de Spinoza »).<br />

(41 Dans VUsaqe de la raison et de la foi ou l'accord de la foi et de la rai<br />

son (Paris, Cusson, 1704, II« partie, chap. V et VI, Appendice, p. 481-500 :<br />

« Réfutation de l'opinion de Spinoza touchant l'existence et la nature de<br />

Dieu


320 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

spinoziste de la connaissance. Il est plus curieux de voir Bou<br />

lainviller donner à son adversaire une leçon d'honnêteté intel<br />

lectuelle. Régis avait porté la querelle sur un seul point : la<br />

notion de substance, c'est-à-dire l'existence et la nature de<br />

Dieu. Mais alors que le cartésien veut détruire une pensée dont<br />

il juge les conséquences odieuses, Boulainviller veut comprendre<br />

et constate la solidité de la chaîne logique. Le premier se réfère<br />

à un vocabulaire scolastique répudié par Descartes : cause effi<br />

ciente et cause matérielle,<br />

notion de fini selon son essence et<br />

selon sa grandeur, sans voir qu'il introduit dans l'Éthique des<br />

distinctions qui n'y sont pas. Boulainviller pose la question<br />

avec vigueur : il ne s'agit pas de défendre un système de valeurs,<br />

de sauvegarder la morale et la religion, mais de savoir si l'es<br />

prit humain est capable de concevoir Dieu.<br />

Or, Régis, malgré son cartésianisme, manque de confiance<br />

dans sa méthode rationnelle. Comment concevoir la création?<br />

Comment concevoir un Dieu « qui n'est ni substance, ni mode,<br />

ni essence, mais un Être supérieur à tous les êtres, l'Être super<br />

substantiel (1) »? Il serait bien plus simple d'admettre l'infirmité<br />

de l'esprit et de se rallier, comme le fait Malebranche dans sa<br />

dernière lettre à Dortous de Mairan, à la certitude de la foi.<br />

Boulainviller n'en veut pas. Si,<br />

comme le croient Descartes et<br />

Spinoza, le bon usage de la raison est infaillible, peut-on « nous<br />

donner une notion directe, distincte et claire de ce qu'il pré<br />

tend n'être ni substance ni mode (2)? i Faut-il traiter Spinoza<br />

d'athée? Faut-il comme Bayle prétendre que la doctrine de la<br />

substance unique revient à confondre Dieu et la nature? « Spi<br />

noza est bien éloigné de croire que cet univers soit Dieu, puisque<br />

cet univers lui-même n'est selon lui qu'une modification d'un<br />

endroit de la substance infiniment étendue (3). » Ne fait-il pas<br />

« tout son pouvoir pour prouver l'existence d'un Dieu (4) »? Et<br />

Boulainviller, subtil exégète, utilise pour la première fois le<br />

Ve livre de l'Éthique. Si « notre salut et béatitude consistent<br />

dans un amour éternel pour Dieu et dans un amour de Dieu<br />

pour nous (5) », que manque-t-il à cet « état de gloire » pour<br />

ressembler à celui des chrétiens? 11 n'est plus question d'une<br />

réfutation; c'est bien d'une apologie qu'il s'agit, intelligente,<br />

discrète, insinuante. Une telle persévérance n'est pas d'un éru-<br />

1) Cf. Régis, op. cil. (p. 491) et Boulainviller,<br />

|2) Ms. Auxerre, p. 64.<br />

3) Ms. ministère de la Guerre, p. 23.<br />

"<br />

Ibid., p. 70.<br />

Ibid., p. 42.<br />

î]<br />

ms. Auxerre, p. 49.


BAYLE ET BOULAINVILLER 321<br />

dit,<br />

mais d'un disciple : « Il est vrai que des principes de ce<br />

philosophe il résulte des conséquences qui ne s'accordent point<br />

avec les dogmes de la religion chrétienne, mais ne peut-on pas<br />

lui accorder ses principes et en éluder les conséquences qui sont<br />

contraires (1)? » Nous n'irons pas jusqu'à dire avec Colonna<br />

d'Istria que Boulainviller est « un athée de tempérament (2) »,<br />

mais il plane une singulière menace sur les mots qui achèvent<br />

son essai : « Le plus grand de tous les malheurs de l'homme<br />

serait d'avoir lieu de douter de l'existence de Dieu; il serait<br />

alors inutile d'avoir recours aux lumières de la foi en faveur<br />

de notre religion. Celui qui ne sera pas persuadé qu'il est un<br />

Dieu ne croira pas à la révélation (3). »<br />

L'emprise de Spinoza sur Boulainviller est donc considérable<br />

et nous mesurons son progrès depuis la Réfutation du Tractatus<br />

jusqu'à l'Essay de métaphysique et les objections contre Régis.<br />

De son vivant, le comte de Saint-Saire s'est constitué un corpus<br />

spinozanum complet; la plupart des manuscrits de l'Essay, copiés<br />

en 1712-1714, sont encore reliés à la Vie de Lucas et à l'Esprit<br />

de Spinoza que nombre d'amateurs au xvme siècle lui attri<br />

buèrent de confiance (4). Nous les retrouverons dans la biblio<br />

thèque de son gendre, le président Bernard de Rieux ou (5) de<br />

parents, comme les Crussol et les princes de Croy (6). Nous<br />

nous demanderons même plus tard si Boulainviller, autour de<br />

Fréret et du duc de Noailles, ne s'est pas livré à une discrète<br />

propagande, et si certain cercle de 1707 où l'on se proposait<br />

« l'étude de l'Écriture » ne (7) diffusa pas quelque peu le spino<br />

zisme.<br />

Du même coup, la figure intellectuelle de Boulainviller s'éclaire.<br />

Esprit hautain et d'une froide honnêteté, curieux, mais inac<br />

cessible à l'enthousiasme, il n'a jamais eu le goût équivoque de<br />

(1) Ms. Auxerre, p. 71; ms. ministère de la Guerre, p. 70 (texte légèrement<br />

et p. 162.<br />

(2) Colonna d'Istria, op. cit. (p. xxxvm).<br />

3) Ms. Auxerre, p. 71; ms. ministère de la Guerre, p. lbZ.<br />

2.235 et<br />

différent)<br />

'<br />

(4) C'est le cas de B. N., 12.242-12.243; Laon, 514; Arsenal,<br />

Catalogue Bernard de Bieux (Paris, Barrois, 1747, p. 348 n° 3.292).<br />

(6) L'étonnante collection d'Angoulême vient des Crussol (n°« 16 à 49 .<br />

Or, la petite fille de Boulainviller, Bonne Bernard devint baronne de Crussol<br />

L'exemplaire de Valenciennes (n» .<br />

.<br />

vient 295) des princes de collatéraux<br />

Croy,<br />

des Boulainviller. . „<br />

...<br />

j„ ,„.<br />

(7) Boulainviller, Éloge de Fréret (in Mémoires de l Académie des Ins<br />

criptions et Belles-Lettres, t. XXIII, p. 314 sq.).


322 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Bayle pour l'anecdote, le déguisement prudent, l'insinuation; sa<br />

rigueur morale l'écarté de l'ironie voltairienne, des flambées d'un<br />

Diderot; sa rigueur intellectuelle des paradoxes ou des ferveurs<br />

de Rousseau. Mais tous les traits qui composent cette figure<br />

originale, plus respectable qu'attirante, expliquent la séduction<br />

exercée par Spinoza. Les thèses du Tractatus qu'il essaie, jeune<br />

encore, de réfuter s'imposent rapidement à lui et parsèment<br />

ses ouvrages d'histoire. Le premier en France, il traduit l'Éthique,<br />

la défend contre ses détracteurs, la met au niveau du grand<br />

public par une exposition loyale. Peu importe si son adhésion<br />

au spinozisme est totale; il est probable que Locke fut son<br />

second tentateur. Mais c'est un fait que Boulainviller, tout<br />

autant et plus que Bayle, demeure le véritable introducteur du<br />

spinozisme en France; sa prétendue réfutation, répandue en<br />

manuscrits dès 1712, et imprimée en 1731, sera le bréviaire du<br />

spinozisme au xvme<br />

siècle; elle dispensera bien souvent Vol<br />

taire et Diderot de recourir au texte latin. Nous pourrions<br />

croire que par vulgarisation excessive, l'ouvrage a simplifié abu<br />

sivement une doctrine entamée par les arguments railleurs de<br />

Bayle; certes, la traduction de ..si l'Éthique, sa diffusion avait<br />

été effective, aurait pu redresser mainte interprétation contes<br />

table et mainte discussion oiseuse. Mais après Bayle qui venait<br />

de réhabiliter l'homme et de grandir la figure vertueuse du<br />

philosophe de La Haye, Boulainviller réhabilite la doctrine et,<br />

le premier en France, ose manifester sa confiance dans le pro<br />

digieux édifice rationnel où tous ses contemporains ne voyaient<br />

qu'un monstre. Pour Voltaire qui le mettra en scène dans un<br />

de ses dialogues (1), mais encore pour le baron De Gérando<br />

en 1804 (2), Boulainviller est le « Spinoza français »; même s'il<br />

y a quelque légende dans ce prestige inquiétant, l'histoire des<br />

idées doit en tenir compte.<br />

(1) Le Dîner du comte de Boulainvilliers (1767).<br />

(2) Histoire comparée des systèmes de philosophie (Paris, Ladrange, 2» édit.,<br />

1847, t. VI, p. 421-423 : « Boulainviller donne une vie, une figure à ce sys<br />

tème; il le met en action... Le spinozisme désormais... est environné de<br />

tous les prestiges que peut lui prêter le talent »).


TABLE DES MATIÈRES<br />

DE LA PREMIÈRE PARTIE<br />

Pages<br />

Introduction 1<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

<strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

Chapitre Premier. —<br />

— A.<br />

— B.<br />

— C.<br />

— D.<br />

Chapitre II. —<br />

— A.<br />

— B.<br />

— C.<br />

AU XVIIe SIÈCLE (1663-1715)<br />

La naissance d'une légende et<br />

d'une querelle 7<br />

contacts.<br />

Premiers 7<br />

Les libertins 12<br />

De la vie à la légende : l'athée vertueux 23<br />

La naissance d'une querelle 33<br />

Spinoza et le protestantisme français. 38<br />

L'offensive mystique<br />

43<br />

L'offensive des docteurs<br />

58<br />

La séduction du spinozisme . . 72<br />

Chapitrb III. —<br />

— A.<br />

— B.<br />

— C.<br />

La<br />

France<br />

pénétration du spinozisme en<br />

Trois intermédiaires étrangers<br />

Les<br />

L'information<br />

milieux atteints<br />

catholique<br />

91<br />

91<br />

104<br />

112


324 <strong>SPINOZA</strong> ET LA PENSÉE FRANÇAISE<br />

— Chapitre IV. La querelle de Spinoza : « le Traité<br />

— A.<br />

— B.<br />

La<br />

La<br />

Chapitre V. —<br />

— A.<br />

— B.<br />

— C.<br />

— D.<br />

— E.<br />

La<br />

Anti<br />

Les<br />

Deux<br />

Le<br />

Chapitre VI. —<br />

théologico-politique » 121<br />

critique scripturaire. . . 121<br />

critique religieuse. . . 163<br />

La querelle de Spinoza : « l'Éthique ». 220<br />

critique métaphysique 220<br />

cartésiens et francs-tireurs . 226<br />

cartésiens 240<br />

philosophies chrétiennes 259<br />

bilan d'une querelle. ... 279<br />

Au seuil du nouveau siècle. . . 288<br />

A. —Bayle '. 288<br />

— B. Boulainviller . . 306<br />

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