SPINOZA

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SPINOZA
ET
LA PENSEE FRANÇAISE
AVANT LA RÉVOLUTION
Paul VER1VIÈRE
Maître de Conférences à la Faculté des Lettres d'Alger
Docteur es-Lettres
TOME PREMIER
XVIIe SIÈCLE
(1663-1715)
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
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*
61360
20

SPINOZA
ET LA PENSÉE FRANÇAISE
AVANT LA RÉVOLUTION

Diderot. —
Le
DU MÊME AUTEUR
Rêve de d'Alemberl, édition critique
(Paris, Marcel Didier, 1951).

PUBLICATIONS DE LA FACULTÉ DES LETTRES D'ALGER
====== XX =================
SPINOZA
61360
ET LA PENSÉE FRANÇAISE
AVANT LA RÉVOLUTION
PAB
Paul VERNIÈRE
Ancien élève de l'École Normale Supérieure
Maître de conférences à la Faculté des Lettres d'Alger
Docteur ès-Lettres
PREMIÈRE PARTIE
XVIIe SIÈCLE
(1663-1715)
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
108, Boulevard Saint-Germain, PARIS
!954
2h
!»

1" édition
DÉPÔT LÉGAL
TOUS DROITS
Ie» trimestre 1954
de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
COPYRIGHT
by Presses Universitaires de France, 1954

INTRODUCTION
« Comme en l'Éthique de Spinoza, où
toutes choses sont fixées en leur vérité
et finalement égales devant le juge
ment dernier et premier... Mais le vrai
spectateur ne s'est pas montré sou
vent. »
Alain, Propos de littérature,
Paris, Hartmann, 1942, p. 107.
Malgré l'unité rigide de sa doctrine qui semble décourager
l'exégèse, malgré la minceur de son œuvre ramassée en quelques
volumes, Spinoza n'a jamais été et ne sera jamais un philosophe
populaire. Son latin était clair mais rude, son vocabulaire con
densé mais souvent obscur comme chez tout penseur qui crée
des notions neuves, sa dialectique souvent brutale et engoncée
dans son appareil mathématique. Rien de cet agrément que l'on
rencontre chez Descartes qui nous conte ses aventures intellec
tuelles et nous présente des expériences concrètes, ou chez Malebranche
qui excelle comme Berkeley à reprendre le dialogue pla
tonicien. Mais nulle part plus qu'en France le public ne fut rebelle
à cette pensée austère et dépouillée. Nos générations classiques
du xvne et du xvme
siècle, éprises de clarté et qui depuis les
Provinciales veulent tirer de la philosophie même de faciles plai
sirs, verront toutes dans l'œuvre de Spinoza, selon le mot de
Massillon, un « chaos impénétrable »,
« un monstre de confusion
et de ténèbres (1) ». De plus, en pays latin et catholique, Spinoza,
au contraire des épigones français du cartésianisme, heurtait
de front un dogmatisme religieux et métaphysique qui interdi
sait toute controverse et voyait un hérétique dans quiconque pro
fessait « une opinion particulière ». (2) Aussi ne faut-il pas s'éton
ner si la fortune de Spinoza en France ne fut pas aussi brillante
qu'en Angleterre ni surtout qu'en Allemagne.
Est-ce une raison valable pour ne pas l'étudier? Nous n'avons
(1) Des doutes sur la religion, sermon pour le mardi de la IVe semaine du
Carême (Sermons, Paris, 1747, t. III, p. 247).
p. 301).
(2) Bossuet, Histoire des variations... (Paris, Hachette, 1865, t. II,
P. VERNIÈRB, 1 1

2 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
nullement en France l'équivalent des travaux de Krakauer (1),
de Bàck (2) et de Max Griinwald (3). Aucune étude d'ensemble
ne résume le cheminement obscur de cette pensée dont pourtant
Paul Janet voici plus de soixante ans traçait les grandes lignes (4).
Nous manquons tout d'abord de monographies précises sur
nombre d'auteurs secondaires. Depuis l'Histoire du cartésianisme
de Francisque Bouillier (5), toujours critiqué mais nullement
remplacé, il faut l'autorité de Léon pour camper
Brunschwicg
avec autant de maîtrise l'originalité de Spinoza en face de Pascal,
Leibniz, Malebranche et Fénelon (6). Plus rarement encore l'in
fluence de Spinoza sur une œuvre ou une doctrine a été décelée
et circonscrite (7). Ce n'est pas que nos maîtres de l'histoire litté
raire aient négligé Spinoza; mais Gustave Lanson et Paul Hazard,
s'ils lui consacrent quelques notes rapides (8), ont été plutôt
sensibles aux grands courants de la pensée européenne qui visaient
à détruire en tout domaine les moules traditionnels : dans cette
élaboration de notre monde intellectuel, Spinoza ne pouvait
prendre qu'une place limitée; son importance était pressentie,
mais non démontrée.
Notre ambition est de combler cette lacune et d'établir avec
quelque chance d'exactitude le rôle joué par Spinoza et le spi-
avant que l'histoire de
nozisme dans la pensée française; et cela,
la philosophie et les chaires magistrales aient pu influer sur les
connaissances et les goûts du public français. Voilà pourquoi
la Révolution française qui fit tant pour le cosmopolitisme litté
raire nous semble une limite nécessaire. Spinoza nous reviendra,
au xixe
siècle, par le canal de la pensée allemande,
plus pur
(1) Zùr Geschichte des Spinozismus in Deulschland (Breslau, Kœhler, 1881).
(2) Spinozas erste Einwirkungen aùf Deulschland (Berlin, Mayer, 1895).
(3) Spinoza in Deulschland (Berlin, Calvary, 1897). Georg Bohrmann,
dans son ouvrage Spinozas Stellung zùr Religion, a donné une esquisse du
spinozisme en Angleterre jusqu'en 1750 (Giessen, Topelmann, 1914). Dunin
Borkowski, dans son Spinoza nach dreihundert Jahren (Berlin et Bonn,
Dûmmler, 1932), compose une remarquable synthèse, beaucoup trop géné
rale pour nous gêner.
(4) Le Spinozisme en France (in Revue philosophique, 1882, t. XIII,
p. 109 sq.).
(b) Paris, 1854 (et Delagrave, 1868, 2 vol.).
(6) Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3e édit., 1923).
(7) Trois exceptions notables : Charles Oudin, Le Spinozisme de Montes
quieu (Paris, Pichon et Durand, 1911); P. Hazard, Voltaire et Spinoza (in
Modem Philology, t. XXXVIII, février 1941); Walter Eckstein, Rousseau
and Spinoza (in Journal of ihe Hisiorg of Meas, t. V, juin 1944).
(8) Lanson, Origines et premières manifestations de l'esprit philosophique
dans la littérature française de 1675 à 1748 (in Revue des Cours et Confé
rences, 1907-1910; cf. Burtout 16 avril 1908, p. 241-253); Hazard, Crise de
la conscience européenne (Paris, Boivin, 1934) et surtout La Pensée euro
péenne au 18' siècle (Paris, Boivin, 1946, p. 44-46).

INTRODUCTION 3
certes; mais la réaction de la pensée française ne sera plus dès
lors spontanée et originale.
Aussi bien notre étude ne peut-elle ressortir à la philosophie,
mais à l'histoire des idées. Si le philosophe tient à retrouver un©
doctrine authentique,
si l'historien ou le psychologue se doit de
faire revivre un personnage, de donner un portrait qui ne soit
pas falsifié, d'évoquer des mœurs, de critiquer des anecdotes,
peu importe à l'historien des idées. Il se meut avec plaisir sinon
avec aisance dans l'erreur, entendons dans l'erreur des autres.
Son but est de montrer comment les idées s'interprètent, se
combattent et se chevauchent. Peu importe si leur influence est
légitime ou non, si Descartes aurait patronné le cartésianisme
ou si Spinoza aurait accepté l'interprétation que donnèrent
Bayle et Voltaire de sa personne et de son œuvre. L'histoire des
idées risque évidemment de n'être plus que la légende des idées.
Mais n'est-il pas normal que toute pensée neuve, au contact de
l'opinion dominante, soit systématiquement déformée par ses
adversaires ou même par ses premiers adeptes? Chacun y prend
son bien, plus soucieux de confirmer son propre credo que de
restituer un vrai visage ou une idée nouvelle. Telle fut l'aventure
d'Aristote au moyen âge, que les traductions et les gloses ren
dirent méconnaissable. Ce fut encore, durant plus d'un siècle,
où pourtant ne manquaient point en France ni les moyens d'in
formation ni le goût de la critique, l'aventure de Spinoza.
Étudier le contact de Spinoza et de la pensée française avant
que le spinozisme authentique nous soit révélé par la philosophie
allemande, tel sera donc le but de notre enquête. Est-ce à dire
que Spinoza n'y gagnera rien? Victor Delbos qui n'était pas un
médiocre connaisseur disait : « Si la force interne d'une doctrine
se mesure au degré d'organisation qu'elle implique, on dirait au
contraire que son influence historique se mesure au degré de
désorganisation qu'elle est capable de subir sans être dénaturée
en son fond (1). » Fortunat Strowski renchérit encore : « L'action
des idées n'est pas proportionnelle au souvenir précis que nous
gardons d'elles et à l'impression que leur dessin a fait sur nous.
Au contraire,
un système qui s'offre à nous comme un ensemble
achevé et définitif s'impose à notre esprit et ne le fait guère
penser. L'expérience en est facile à faire. Jamais système ne
fut plus systématique que celui de Spinoza. Jamais aussi doc
trine n'a laissé un plus grand nom et une image plus précise;
en même temps, son influence est singulièrement profonde et
(1) Le Problème moral dans la philosophie de Spinoza (Paris, 1893, Pré
face, p. vi).

4 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
étendue. Mais regardez de près. Est-ce à la rigidité de sa systé
matisation que le spinozisme doit sa puissance et sa vitalité?
Nullement, il la doit à la souplesse avec laquelle la pensée spino-
ziste a pu se dégager de la forme géométrique où l'avait enfermée
Spinoza (1). »
Mais si, dans cette déformation, l'intégrité du penseur et de
son œuvre ne saurait sembler dangereusement compromise, il
n'en est pas moins essentiel pour l'histoire des idées de se deman
der la raison de ces erreurs et de ces gauchissements. Gustave
Lanson dès 1908 nous traçait notre méthode : « Il faut nous
garder d'aller chercher dans les œuvres (de Spinoza) ce que nous
y trouvons ou ce que nous croyons y trouver aujourd'hui; il
faut plutôt nous demander sous quel aspect cette pensée subtile
a pu apparaître aux contemporains et nous résigner d'avance à
toutes les erreurs d'interprétation qui auront été commises (2). »
Mais cette résignation n'est pas un aveu d'impuissance. Sans
perdre de vue l'auteur, nous nous tournons vers l'auditoire.
Tout un monde dès lors apparaît, avec ses préventions, ses partis
pris, ses croyances fondamentales ou ses préjugés temporaires,
avec son idéal aussi. Dans le heurt brutal des doctrines, la per
sonnalité des grands esprits s'éclaire et se précise; dans les nuances
de leurs jugements successifs, leur évolution philosophique se
dessine. Nous espérons en tout cas que notre xvme
siècle, dans
ses origines intellectuelles, dans ses modes de pensée, audacieux
ou timorés,
prendra au contact de Spinoza quelque nouvelle
clarté. Le philosophe de profession verra peut-être d'un mauvais
œil le maître de La Haye réduit au rôle de « réactif »; ce n'est
pourtant pas un rôle négligeable que d'aider un siècle comme
celui de Voltaire à prendre conscience de lui-même, au même
titre et à peine dans une moindre mesure que Descartes et Locke.
Enfin,
s'il est vrai qu'aucun indice n'est plus précieux pour
classer les diverses sortes d'esprit que la seule manière dont ils
lisent; s'il n'est pas de meilleur procédé d'analyse expérimentale
que de savoir ce que des générations de lecteurs ont vu dans
un même écrit, nous ne regretterons pas d'avoir posé quelques
nouveaux jalons de cette « histoire naturelle des esprits » qui
depuis l'appel de Sainte-Beuve demeure toujours ébauchée.
(1) Saint Frangois de Sales, Introduction à rhisloire du sentiment religieux
au 17' siècle (thèse Paris, 1898, p. 395).
(2) Bévue des Cours et Conférences (16 avril 1908, n°
23, p. 241).

PREMIÈRE PARTIE
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
AU XVII* SIÈCLE (1663-1715)

Chapitre Premier
LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE
ET D'UNE QUERELLE
A. —
Premiers contacts.
Lorsqu'en 1663 Spinoza fit paraître les Principes de la philo
sophie de Descartes et les Pensées métaphysiques, personne en
France ne pouvait soupçonner, dans ces ouvrages probes, sco
laires,
et qui ne dépassaient guère le niveau des exégèses cou
rantes de Descartes, l'annonce d'une géniale construction à la
dimension de l'Éthique ou d'une méthode critique comme celle
du Traité théoloyico-politique capable de saper les fondements de
la politique et de la religion. En France, cette première œuvre
passa inaperçue; si l'on voit, dix-sept ans plus tard, Bayle acheter
à Paris l'Examen des principes,
c'est que sa curiosité a été
éveillée par la lecture du Traclatus (1). Mais à cette heure, malgré
cet intérêt pour un philosophe français qui prouvait la déférence
d'un disciple un peu spécieux mais encore fidèle (2), rien ne
semblait rapprocher l'humble descendant des marranes portu
gais de la vie et de la civilisation françaises.
Dans la communauté juive d'Amsterdam où Spinoza naquit
en 1632, aucune attirance ne pouvait s'exercer vers la France,
où le judaïsme était difficilement toléré et maintenait pénible
ment son existence dans les marches de l'Est et quelques ports
méridionaux. Tous les intérêts commerciaux de Micaël de Spi
noza, le père du philosophe, étaient tournés vers le Portugal et
l'Espagne. Dès l'âge de dix-sept ans, lors de la mort de son frère
aîné Isaac, le jeune Bento seconde son père et doit bientôt assu-
(1) Cf. Bayle, Œuvres diverses (La Haye, Husson, 1725-1728, t. IV,
p. 577. Lettre du 1" janvier 1680 à Minutoli).
Cf. Etienne Gilson, Spinoza interprète de Descartes (in Chronicon
(2)
Spinozanum, 1923, t. III, p. 68-87), et Léon Brunschwicg, Descartes et
Spinoza (in Revue de Métaphysique el de Morale, 1904).

8 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
mer, associé à son cadet Gabriel, la direction du commerce
familial (1). Non seulement les Juifs d'Amsterdam demeurent
fidèles à leurs origines péninsulaires et importent vins,
fruits et
huile d'olive, mais ils continuent à parler la langue espagnole.
La bibliothèque de Spinoza nous offrira Quevedo, Gongora et
Cervantes, Montalvan et Antonio Perez (2). Une telle dépen
dance envers l'Espagne, intellectuelle tout autant que commer
ciale, prend tout son sens lorsqu'on pense à l'hostilité plus que
centenaire des Rois Très Chrétiens et des Rois Très Catholiques.
Mais ce lien avec l'Espagne était aussi un lien avec le monde
catholique. Fréquemment le calvinisme officiel des Pays-Bas
accusera les anciens marranes d'introduire un papisme déguisé (3).
Ce soupçon se justifierait aisément lorsque nous voyons Spinoza
entrer vers 1652 à 1'
« École latine » de Frans Van den Enden.
Certes les plus grands bourgeois d'Amsterdam fréquentèrent
l'établissement de cet ancien Jésuite, brillant élève de Louvain.
Mais c'était là que Spinoza devait être mis en contact avec la
pensée française et échapper ainsi, une fois sa rupture consom
mée avec la synagogue, à l'air raréfié des innombrables sectes
hollandaises. Jusque vers 1660, date de l'installation de Spinoza
à Rijnsburg près de Leyde, l'influence de Van den Enden se fera
sentir. C'est lui, cartésien notoire depuis son séjour à Louvain,
ancien libraire à l'affût des nouveautés, qui l'orientera définiti
vement vers Descartes et la philosophie. Bien que Spinoza n'ait
lu Descartes qu'en latin ou en traduction hollandaise, comme en
fait foi sa bibliothèque (4), l'esprit de la méthode cartésienne,
le goût d'une pensée analytique claire et d'une exposition
rigoureuse et si possible géométrique, disons le mot, la fleur de la
pensée française du temps, le pénétreront et l'écarteront à jamais
de l'érudition rabbinique où sa naissance le poussait et des
subtilités scolastiques où se complaisaient trop souvent les
universités de Hollande.
Mais l'influence française s'exerçait aussi de façon plus directe
sur les Pays-Bas (5). Sans être encore le refuge vers lequel, après
(1) Cf. A. M. Vas Diaz, Spinoza Mercalor et Autodidaclus (La Haye,
Nijhoff, 1932), et Madeleine Francès, Spinoza dans les pays néerlandais
(thèse, Paris, Alcan, 1937, p. 119).
(2) Cf. Servaas Van Rooijen, Inventaire de la bibliothèque de Spinoza
(Paris, Mounerat, 1888), et Paul Vulliaud, Spinoza d'après les livres de sa
bibliothèque (Paris, Chaeornac, 1934).
(3) Madeleine Francès, op. cit., p. 130.
(4) Cf. Servaas Van Rooijen, op. cit. (les Méditations, original latin;
Les Preuves et la Correspondance de Descartes en hollandais).
(5) Cf. Gustave Cohen, Écrivains français en Hollande dans la première
moitié du 17' siècle (Paris, Champion, 1920).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 9
la Révocation de l'Êdit de Nantes en 1685, afflueront des milliers
de protestants français, nombreux sont nos compatriotes qu'ils
ont accueillis ou attirés au cours du siècle. Ce sont des soldats,
capitaines au service des États, qui depuis l'époque glorieuse du
Béarnais ont trouvé là un admirable champ d'action contre
l'ennemi espagnol où ils pouvaient servir leur foi sans trahir leur
pays. Les cadets protestants sont à l'avant-garde des troupes
hollandaises depuis les luttes héroïques des Odet de la Noue et
des Robert de Schélandre. Turenne y fit ses premières armes.
En 1668, Henri Charles de la Trémoille est lieutenant général
de la cavalerie. Jusqu'en 1673, c'est un Français,
ton, baron de Montbas,
Jean de Bar-
qui restera commissaire général de la
cavalerie hollandaise, date à laquelle il désertera pour rentrer
au service de son roi légitime (1).
Tout près de Rijnsburg où séjourne Spinoza, l'Université de
Leyde, malgré l'enseignement en latin, demeure un foyer de
culture française, et cela, tout au long du siècle. Depuis Louis
Cappel et Feugueray qui inaugurèrent ses chaires, le pasteur
André Rivet y régente la théologie; le souvenir prestigieux de
l'enseignement de Joseph Juste Scaliger n'est pas encore effacé
lorsque le Français Claude Saumaise de 1632 à 1653 prolonge en
plein xvne siècle l'humanisme de la Renaissance. A l'époque
même de Spinoza, le père de Mme Dacier, Tanneguy Lefèvre,
est pressenti pour succéder à Saumaise. D'innombrables étu
diants français ont pris le chemin de Hollande à la suite de
Théophile de Viau, de Balzac et de Sorbière. De même les églises
wallonnes, sans avoir encore l'ardeur et la combativité que
leur insufflera plus tard le grand Refuge (2), attirent par leurs
prêches de nombreux curieux de la langue française. Vers 1637,
à Warmond près de Leyde, Descartes riait du « français extra
vagant » de ministres anabaptistes (3). Dès 1666, Jean de Laba-
die, étonnante figure d'agitateur religieux, aidé de ses disciples
Pierre Yvon et Pierre du Lignon, exalte ses adeptes de Middelbourg
et, malgré l'excommunication du synode de Dordrecht en
crée des églises autonomes à Veere et à Amsterdam.
1669,
Soldats, professeurs, étudiants, pasteurs, c'est donc à toute
une élite française que s'ouvre la Hollande. Toute une élite
hollandaise subit leur emprise, parle leur langage, adopte leurs
modes. Les Pays-Bas ont leurs libertins et leurs précieux. Les
(1) Gustave Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue
de Littérature comparée, 1926, p. 70).
(3) Descartes, Correspondance (édit. Adam-Tannery, t. II, p. 619-621).

10 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
frères Huygens correspondent en français (1); Conrad Van Beuningen,
ambassadeur en France, n'aura nul besoin d'interprète;
Heinsius écrit une épigramme en français sur la conquête de la
Franche-Comté (2); Vossius connaît le français comme toutes
les langues de l'Europe. Il fallut vraiment la guerre inexpiable
de 1673 pour détruire la situation exceptionnelle dont jouissaient
en Hollande les Français et la France. Peut-on croire avec vrai
semblance que Spinoza ait ignoré totalement ce prestige qui
s'exerçait dans les domaines militaire, intellectuel et religieux,
qui modelait impérieusement les mœurs mêmes du pays le plus
indépendant et le plus susceptible d'Europe?
Or, il faut l'avouer, il ne semble pas qu'aucun Français, du
moins dans la première partie de sa vie, soit entré bien avant
dans l'intimité du philosophe solitaire. Un nom nous attire dans
sa Correspondance, celui de Pierre Serrurier (3) qui assure la liai
son entre Spinoza à Voorburg et Oldenburg à Londres. De
1663 à 1665, il effectue l'échange de lettres, transporte les exem
plaires réservés, donne oralement les dernières nouvelles. Il a ses
entrées chez l'éditeur Jan Rieuwertsz d'Amsterdam dans l'ar-
rière-boutique duquel passeront tant de disciples de Spinoza.
Nous aimerions voir en lui un Français; il n'était sans doute que
wallon mais restait fidèle à sa langue (4). On ne peut d'ailleurs
exagérer l'intimité de Serrurier avec Spinoza; ce millénariste qui
passait souvent en Angleterre pour y annoncer le règne temporel
du Christ, n'aurait pu, s'il avait vécu, s'accommoder de la rigueur
intellectuelle du Tractatus. Son rôle fut anecdotique, comme
celui de ce médecin calviniste de Caen, le docteur Bourgeois (5),
qui fit passer à Spinoza la première lettre de réconciliation d'Ol-
denburg.
L'obstacle essentiel qui écartait en fait Spinoza,
sinon de la
pensée française, du moins de la fréquentation des Français, était
celui de la langue. Nous sommes à peu près sûr que Spinoza ne
connaissait pas le français (6). Il sait évidemment depuis son
(1) Cf.
10 vol.).
Christian Huygens, Correspondance (La Haye, Nijhofl, 1895,
(2) Cf. Cohen, article cité (p. 46, note 4).
(3) Spinoza, Œuvres (édit. Appuhn, Paris, Garnier, 1929, t. III, lettres
n°"
14, 16, 25, 26, 31, échelonnées entre le 10 août 1663 et le 12 octobre 1665).
(4) Cf. Bayle, Dictionnaire critique, article Desmarets, et K. Meinsma,
Spinoza und sein Kreis (Berlin, 1919, p. 212). Né en Flandre vers le début
du siècle, Pierre Serrurier, pasteur à Cologne, est révoqué en 1628. Fils de
Pierre et de Barbe Brasseur, il se marie en 1630 avec Sarah Paul. Il mou
rut selon Bayle avant 1670.
(5) Spinoza, Œuvres, t. III, p. 321 (lettre n» 61 du 8 juin 1675). La
France protestante de Haag ignore le médecin Bourgeois.
(6) Beaucoup ont pu croire qu'une partie des notes du Tractatus (n»« 15,

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE U
enfance l'espagnol qui est sa vraie langue maternelle, le hollan
dais, langue de sa patrie d'adoption et sans doute l'allemand. Le
rabbin Saûl Morteira, Vénitien d'origine, l'a peut-être initié à
l'italien (1), mais de même que l'anglais (2), le français lui est
fermé. A Guillaume de Blyenbergh qui lui demande d'écrire dans
le langage que son éducation lui a rendu familier ou dans un
autre « pourvu que ce soit le latin ou le français (3) », Spinoza se
garde de répondre en français. Il est significatif qu'il possède
dans sa bibliothèque Calvin en traduction espagnole et qu'il ait
préféré une version très rare de l'Institution chrétienne (4) aux
textes courants français ou même latins. Enfin,
sur les cent
soixante ouvrages qui ont orné la modeste « armoire à livres, en
bois de sapin avec cinq rayons » dont après sa mort le libraire
Jan Rieuwertsz fit pieusement l'inventaire, trois seulement sont
français. A côté de Dialoyues françois dont le titre obscur rend
l'identification difficile (5),
et du charmant Voyage d'Espagne de
la comtesse d'Aulnoy paru en 1666 dont le choix ne fait que tra
duire peut-être la nostalgie de l'ancienne patrie interdite, un
seul livre, mais de prix, et qui par sa pureté de style et sa droiture
de méthode pouvait donner à l'héritier de Descartes la plus haute
idée de l'esprit français, la Logique de Port Royal.
Ainsi,
ni la naissance ni le milieu où Spinoza grandit et se
forma ne le poussaient vers la France. Certes, il ne pouvait igno
rer la vigueur de sa civilisation et de son impérialisme qui
débordaient largement ses frontières et commençaient en plein
xvne siècle à créer par la puissance de l'esprit, de la mode et
des armes cette Europe française où évoluera Voltaire. Il ne
pouvait méconnaître non plus l'influence grandissante en son
pays même des cercles français. Mais sa vie et sa correspondance
prouvent qu'il n'y attacha pas d'attention particulière. Il ne
17, 20 et 27, partiellement n°8 24 et 37) étaient de la main de Spinoza.
Même son dernier éditeur, Appuhn, laisse accréditer l'erreur par son silence.
En fait, le texte français de Saint-Glain étant la seule source de ces anno
tations, il faut admettre avec Karl Gebhardt (Spinoza Opéra, Cari Winter,
soit que l'aventurier français ait aidé Spinoza
Heidelberg, t. III, p. 382 sq.),
à les corriger, soit que Spinoza lui ait remis une rédaction à traduire.
(1) Il possède les Œuvres de Machiavel en italien, mais lit les Dialogues
d'amour de Leone Hebreo en espagnol (cf. Van Rooijen, op. cit., p. 132).
Il a sans doute voulu apprendre la langue et se sert d'un dictionnaire espa
gnol-italien.
(2) Cf. Œuvres, t. III, p. 227 (lettre 26. Il écrit à Oldenburg à propos d'un
traité de Boyle : « Huygens me l'aurait donné à lire si je savais l'anglais »).
(3) Ibid., p. 201 (lettre 20).
(4) Institucion de la religion christiana (1597).
(5) Dunin Borkowski suggère qu'il s'agit des Entretiens d'Ariste et d'Eu
gène du Père Bouhours, parus en 1671 et 1673, ou des Maximes de La
p. 55).
Rochefoucauld (Spinoza, Munster, 1935, t. III,

12 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
cherche ni amis ni protecteurs en France, au moment même où
Vossius et Christian Huygens ne dédaignent pas les
Heinsius,
pensions de Louis XIV. Il ne cherche même pas à
idées,
brouillons de l'Éthique; en 1675,
répandre ses
confie craintivement à quelques initiés les premiers
on le verra féliciter son dis
ciple Tschirnhaus en voyage à Paris de ne pas livrer ses secrets
à Huygens et lui interdire d'en faire part à Leibniz (1). Spinoza
n'a donc rien fait pour la pénétration de ses idées en France. Il
n'est pas, comme tant d'autres qui ne dédaignaient pas ce rôle,
l'auteur de sa propre propagande. Fidèle en cela à Descartes, il
à la force de l'idée qu'aucune mer et aucune fron
croyait trop
tière n'arrêtent; ce n'était pas à lui de se dévoiler, c'était aux
esprits libres de le découvrir. Il n'en manquait pas en France.
B. —
Les libertins.
L'esprit de Montaigne n'était pas mort en France. Plus qu'une
doctrine, les Essais diffusaient un art de vivre où les chrétiens
sévères voyaient du libertinage; les libertins avaient hérité de
leur maître cette haine de la contrainte, cette sensualité modérée,
cet amour de soi qui désolent Pascal, mais aussi une curiosité
toujours en éveil pour la diversité des hommes. Quelques-uns
avaient même gardé cette intellectualité ardente,
cette passion
un peu joueuse des idées et des systèmes. Et Malebranche, en
attaquant dans Montaigne « le pédant à la cavalière », distingue
fort bien les deux formes, érudite et mondaine, du libertinage
de son temps. Mais ce vaste mouvement, dont on ne peut plus
après les travaux de M. René Pintard (2) méconnaître l'impor
manque d'unité et de rigueur intellectuelle. Rares sont
tance,
ceux qui renouent avec l'école de Padoue et l'averroïsme de la
Renaissance : Giordano Bruno est inconnu, Vanini sans dis
ciples, Campanella incompris; les libertins préfèrent les souve
nirs de collège; Des Coutures, Dehénault, Molière et Chapelle
recherchent en traduisant Lucrèce le développement logique de
Pépicurisme; Gabriel Naudé fait grand état, au dire de Guy
Patin (3), du fameux chœur des Troyennes de Sénèque et Dehé
nault le traduira (4); Gassendi tente de donner un visage chrétien
(1) Œuvres (t. III, p. 348).
(2) Le Libertinage érudil (thèse, Paris, Boivin, 1943).
(3) Lettre à M. Spon (citée par Lanson, Choix de Lettres du 17' siècle.
12» édit., Hachette, 1920, p. 207).
(4) In Œuvres diverses (Paris, Barbin, 1670).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 13
à l'atomisme antique; La Mothe Le Vayer, après le chancelier
Du Vair et Juste Lipse, se laisse séduire par le stoïcisme.
Mais vers le milieu du siècle, le libertinage perd ses maîtres (1).
Naudé meurt en 1653 à son retour de Suède; Gassendi, chrétien
tenté, après avoir « achevé l'œuvre de sa vie qui est depuis long
temps d'étouffer la vie de son œuvre (2) », disparaît en octobre
1655. Sorbière et Isaac de la Peyrère se sont convertis en 1653
et 1657 et répudient toutes leurs erreurs, confiants dans l'indul
gence de l'Église romaine. En 1656 Bernier s'embarque et ne
reviendra que treize ans plus tard; à son retour, il retrouvera le
seul La Mothe Le Vayer qui mourra en 1672. Entre temps, l'édi
fice gassendiste s'est lézardé; la doctrine pourchassée s'est réfu
giée dans quelques ruelles et dans quelques maisons sûres, à
Àuteuil chez Molière ou chez Ninon de Lenclos rue des Tournelles.
Était-elle solide d'ailleurs? On pourrait en douter en voyant
l'ultime héritier qu'est Bernier écrire en 1674 son Abrégé de la
philosophie de Gassendi et se réfuter lui-même huit ans plus tard.
Ainsi, à l'heure même où l'ordre monarchique et chrétien
consolide ses assises, les derniers libertins du règne précédent
s'assagissent, trahissent ou meurent. Période éminemment cri
tique, car la « relève » (3) des Bayle et des Fontenelle n'est pas
encore prête. Sans figure de proue, miné par l'anarchie intellec
tuelle, déconsidéré par le cartésianisme théologique en qui
l'orthodoxie voit encore un précieux appui, le libertinage fran
çais devait être tenté de chercher hors de France l'homme et la
doctrine qui lui faisaient défaut. Si Montaigne eût encore vécu
et qu'il fût allé en Hollande, nul doute qu'il eût découvert
Spinoza dans sa retraite : ce rôle était réservé à deux de ses
authentiques disciples, Jean Dehénault et Saint-Êvremond.
C'est Bayle qui,
dans une note ironique du Dictionnaire histo
rique et critique (4), nous conte l'aventure du premier : « Il
se piquait d'athéisme et faisait parade de son sentiment avec une
fureur et une affection abominables. Il avait composé trois sys
tèmes de la mortalité de l'âme et avait fait le voyage de Hollande
exprès pour voir Spinoza qui cependant ne fit pas grand cas de
son érudition (4). » L'anecdote est piquante et sera reprise à
(1) Cf. R. Pintahd, op. cit. (p. 414-434).
2) Ibid., p. 414.
3 Ibid., p. 432.
(4) Dictionnaire historique et critique, article Hénault.

14 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
satiété au xvme siècle (1); mérite-t-elle quelque créance? Jean
est par lui-même un étrange personnage : comme
Dehénault (2)
La Fontaine, il aima la poésie, défendit Fouquet, fit un détes
table fonctionnaire, goûta la liberté des mœurs et la vie insou
ciante et mourut converti selon la mode du temps. Né en 1611,
élevé au collège de Clermont comme ses cadets Molière et Cha
pelle, il visite la Hollande probablement avant 1648 :
J'ai fait ouïr mes chants dans cette terre heureuse
Que baignaient l'Océan et le Rhin et la Meuse (3).
il se lie avec la Deshoulières.
Chez les Condés qui le protègent,
Fouquet le nomme en 1655 receveur des tailles à Montbrison;
Colbert le révoque en 1661. De retour à Paris, il traduit Lucrèce
et les Troyennes, fréquente à Auteuil la société de Molière et
passe aux yeux de Guy Patin pour un fanfaron du libertinage (4).
C'est alors qu'il pense à un second voyage en Hollande; nous
pouvons, mieux que M. Lachèvre, en préciser la date. L'édition
de ses Œuvres diverses chez Claude Barbin est du 8 mai 1670,
avec une préface à M. Doort, un Hollandais qui l'avait accueilli;
le privilège étant du 14 avril 1669 et la paix d'Aix-la-Chapelle
du 2 mai 1668, nous pouvons sans invraisemblance placer le
voyage entre ces deux dates. Mais nous en ignorons les motifs.
M. Lachèvre, à la suite de Bayle, prétend que « grisé par son
orgueil, se croyant un penseur de premier ordre », il se décida à
partir « afin de soumettre ses conceptions philosophiques au célèbre
Spinoza (5) ». Cette légende,
Dehénault lui-même, est insoutenable;
colportée peut-être plus tard par
rien ne nous assure qu'il
allait en Hollande rechercher un prophète. Spinoza d'ailleurs en
1669 est inconnu en France; pour Christian Huygens qui réside
à Paris depuis 1666, Spinoza n'est encore qu'un habile polisseur
de lentilles et ce n'est qu'en 1670 que le Tractatus lui conférera
un dangereux prestige. Il est possible, quel que fût le motif de
(1) Cf. Moreri, Dictionnaire historique (1759, t. V, p. 575 : « Hénault
avait des sentiments très suspects en matière de religion. On a même publié
qu'il penchait vers l'athéisme et qu'après avoir composé trois systèmes
différents sur la mortalité de l'âme, il avait fait exprès un voyage en Hol
lande pour les communiquer à Spinoza qui n'avait pas fait grand cas de
son érudition »).
(2) Les actes authentiques du receveur des tailles en Forez, consultés par
Frédéric Lachèvre, portent bien la signature Dehénault et non Hénault.
Cf. Jean Dehénault, Parisien (Paris, Champion, 1922).
avant la disgrâce de Fouquet
(3) Cette églogue fut composée vers 1660,
(cf. Lachèvre, op. cit., p. x).
(4) Cf. Paliniana (Amsterdam, Van der Plaats, 1703, p. 81).
(5) Lachèvre, op. cil. (p. xxvi).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 15
sa venue, que Dehénault ait visité « comme une des curiosités
de la résidence », pour reprendre le mot de G. Cohen (1), l'humble
philosophe dans sa retraite de Voorburg, près de La Haye (2).
Il est probable, si la visite a eu lieu, que Spinoza n'a guère
apprécié les centons lucrétiens de l'apprenti philosophe et que,
malgré sa politesse native, il l'a laissé voir. Mais, en 1668-1669,
ce n'est qu'en Hollande que Dehénault a pu apprendre l'exis
tence de Spinoza et avoir vent de sa discrète renommée. L'anec
dote de Bayle, même si elle n'a pas plus de valeur que tant d'ana
récoltés au cours du siècle, prouve en tout cas le désarroi des
libertins français en quête de chefs et de doctrines et associe
pour la première fois leur nom à celui de Spinoza.
Nos libertins avaient d'ailleurs en Hollande depuis 1665 un
représentant plus honorable et un interprète mieux qualifié (3).
Ce n'était certes pas une ambassade qui avait conduit Charles
de Saint-Denis, sieur de Saint-Évremond, dans ce pays où selon
ses dires « les lois mettent à couvert des volontés des hommes
et où, pour être sûrs de tout, il suffit que nous soyons sûrs
de nous-mêmes ». C'était pour lui un exil paisible, sinon doré,
que cette auberge tenue à La Haye par un compatriote, Michel
Bussy, à l'enseigne du « Dauphin de France ». En tout cas, le
loisir studieux qui lui laissait écrire ses Observations sur Salluste
et Tacite et sa dissertation sur l'Alexandre lui permettait aussi
de fréquenter les doctes du pays. Écoutons son biographe
Des Maizeaux : « M. de Saint-Évremond se fit aussi un plaisir de
voir quelques savants et quelques philosophes célèbres qui étaient
alors à La Haye et particulièrement Heinsius, Vossius et Spinoza;
« ce dernier, me disait-il un jour, avait la taille médiocre et la
« physionomie agréable. Son savoir, sa modestie et son désinté-
« ressèment le faisaient estimer et rechercher de toutes les per
ce sonnes d'esprit qui se trouvaient à La Haye. Il ne paraissait
« point dans ses conversations ordinaires qu'il eût les sentiments
« qu'on a ensuite trouvés dans ses Œuvres posthumes. Il suppo-
« sait un Être distinct de la matière qui avait opéré les miracles
(1) G. Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue de
Littérature comparée, 1926, p. 62).
(2) Spinoza résidait encore le 5 septembre 1669 à Voorburg, chez le
peintre Daniel Tydeman (cf. Œuvres, édit. Appuhn, t. III, p. 265).
(3) L'essentiel de notre documentation provient du remarquable article
de Gustave Cohen, Le Séjour de Saint-Évremond en Hollande (in Revue
de Littérature comparée, 1925, p. 431 sq.; 1926, p. 28 sq. et p. 402 sq.).

16 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
« par des voies naturelles et qui avait ordonné la
religion pour
« faire observer la justice et la charité et pour exiger l'obéissance.
« C'est aussi, ajoutait M. de Saint-Évremond,
ce qu'il a tâché
« de prouver ensuite dans sa Théologie politique. » Il semble en
effet que c'est là le but principal de ce livre; mais si on l'examine
de près, on verra bientôt que l'auteur en veut à la religion même.
Spinoza ne s'est pas découvert tout d'un coup. Il gardait encore
des ménagements dans la conversation ordinaire lorsque M. de
Saint-Évremond était en Hollande (1). » Délaissons dans l'anec
dote ce qui est proprement de Des Maizeaux désireux d'écarter
de son maître l'accusation de complicité et de le dégager d'une
familiarité trop grande avec le dangereux athée. L'important
est que Saint-Évremond ait visité Spinoza, soit avant la fin de
1669 à Voorburg, soit en voisin au début de 1670 (2) sur le quai
silencieux, au Stille Veerkade, attiré par son renom de science
et de vertu. Que le philosophe n'ait pas confié sa pensée secrète
au gentilhomme exilé, rien de plus normal pour qui connaît les
habitudes prudentes du petit cénacle spinoziste. Mais n'a-t-il
pas fallu un introducteur, sinon un interprète? M. Cohen cite
le Grand Pensionnaire De Witt, protecteur de Spinoza, avec qui
Saint-Évremond eut des conversations politiques (3) ; Constantin
Huygens qui reçoit Saint-Évremond à La Haye le 21 novembre
1669 et apprécie son voisin de Voorburg (4); Conrad Van Beu-
ningen, bourgmestre d'Amsterdam, familier des De Witt à qui
peut-être il présenta Spinoza (5). Nous penchons pour Vossius
qui fut en Hollande pour Saint-Évremond un guide constant,
un dictionnaire vivant et qui devait en 1670 le suivre en Angle
terre. Spinoza était en rapports avec Vossius et le cite avec faveur
dans une lettre à Jarig Jelles du 25 mars 1667 (6). Cette entrevue
entre les deux meilleurs représentants du libertinage français
et hollandais et celui dont ils pressentent la puissance intellec
tuelle ne dut pas manquer de piquant; mais cette attirance ne
pouvait engager une adhésion; les deux visiteurs n'avaient pas
(1) Saint-Évremond, Œuvres (Londres, 1725, t. I, p. cxvn).
(2) Plus précisément avant le mois d'avril 1670, date de la parution du
Tractatus, que Saint-Évremond ignore encore. Saint-Évremond devait quit
ter La Haye le 17 mai et s'embarquer à Nieuport pour l'Angleterre (cf. v Cohen,
article cité, 1926, p. 403).
(3) Saint-Évremond, Œuvres (op. cit., t. III, p. 128).
(4) Correspondance de C. Huygens (La Haye, Nijhoff, t. VI, p. 157).
(5) Cf. Madeleine Francès, Spinoza dans les paus néerlandais (Paris.
Alcan, 1938, p. 87 sq.).
(6) Cf. Appuhn, t. III, p. 259 (Spinoza l'avait consulté sur une affaire
de transmutation de métaux. Vossius en bon libertin s'était contenté de
rire, mais Spinoza comme dans l'histoire de la dent d'or alla voir l'orfèvre).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 17
cette fraîcheur d'esprit, cette sincérité d'âme requises à des dis
ciples : ils n'étaient que des curieux, non des chercheurs.
Quand Saint-Évremond plus tard connut le Tractatus et les
Opéra Posthuma, il s'effraya d'avoir pu frayer avec un athée
si dogmatique et Des Maizeaux traduira fort bien son regret
de s'être commis avec le Juif de La Haye : petite lâcheté courante
dans la vie du seigneur normand. En tout cas, si au cours d'un
nouveau voyage en Hollande au début de 1672, probablement
à la suite de l'ambassadeur Downing, il rendit à nouveau visite
à Spinoza, ni la correspondance de celui-ci ni la biographie de
Des Maizeaux n'en font foi. M. Cohen, malgré ses recherches,
ne peut réussir à prouver la présence de Saint-Évremond à La
Haye après la déclaration de guerre de Louis XIV en avril 1672
ni par suite lui faire jouer un rôle dans la fameuse entrevue du
philosophe avec Condé (1). Mais notre libertin n'oublie pas Spi
noza; en 1676, dans son Discours de l'amitié dédié à la belle Hortense
Mancini, il semble admettre la valeur de sa critique reli
gieuse : « Nos sentiments ne doivent avoir rien de fort opposé
en ce qui regarde la religion. Celui qui rapporte tout à la raison
et celui qui soumet tout à l'autorité s'accommoderont mal en
semble. Hobbes et Spinoza qui n'admettent ni prophéties ni
miracles... feront peu de cas des esprits crédules qui reçoivent
les révélations de sainte Brigide, la Légende des Saints comme des
articles de foi (2). » Il reste en relation avec le médecin Morales
ou Morelli, Juif converti au catholicisme qui réside à Londres,
grand familier de Spinoza avant de l'être de Toland et qui infor
mera du spinozisme Bayle et Des Maizeaux (3). En 1686, il
mettra même en chanson le cosmopolitisme de son « ami parti
culier » et dans de mauvais vers verra dans la beauté de la
duchesse de Bouillon le seul argument contre l'athéisme de
Spinoza :
Dans les Indes gymnosophiste,
A Constantinople Moufti,
Dans Jérusalem rabiniste,
A la Cabale assujetti,
(1) Cohen, article cité (1926, p. 405-407).
(2) Œuvres (t. III, p. 287).
(3) A Collection several pièces of of Mr. John Toland (Londres, Peele,
1726, t. II, p. 376); Bayle, Œuvres diverses (La Haye, 1727-1731, t. IV,
p. 872). Ces deux éditions sont dues à Des Maizeaux. Lorsque Morelli part
en France avec la comtesse de Sandwich, Saint-Évremond recommande
son docteur à Ninon de Lenclos et insiste sur le charme de sonesprit cosmo
polite (Œuvres choisies, édit. Hippeau, Didot, 1892, p. 502).
P. VERNIÈRE, I
2

18 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Je serais ici apinosiste.
Mais comment prendre ce parti
Quand je vois deux objets d'une beauté divine
Marquer si clairement leur céleste origine?
S'il est encor des Spinosas
Ne songeons point à leur répondre;
Beau couple, vos rares appas
Nous suffiront pour les confondre (1).
Madrigal ou pochade, ces vers marquent bien les limites
intellectuelles de Saint-Évremond. Toujours à l'affût d'un sourire
de femme ou d'une faveur royale, sa sensualité l'attache à la
terre. Son esprit toujours à la recherche d'un bon mot évite les
hauteurs. L'« honnête homme » en lui craint de paraître outré.
Spinoza a dû le ravir et le scandaliser à la fois. Nous ne sau
rions donc donner à cette entrevue l'importance que lui accorde
M. Cohen; avant 1670, Spinoza n'avait encore qu'une gloire
toute locale. Mais la parution du Tractatus, le premier livre du
philosophe qui traduisît une pensée personnelle et hardie, la
guerre de Hollande qui allait mettre l'armée française d'inva
sion au contact de la civilisation néerlandaise devaient rapi
dement dissiper l'ombre qui entourait la personne réservée de
Spinoza.
Le 23 juin 1672, les Français faisaient leur entrée dans Utrecht,
après avoir forcé le passage du Rhin. Le maréchal de Luxem
bourg était nommé gouverneur de la ville;
son commandant
d'armes était un officier suisse d'origine romanche, le lieutenant
colonel Jean-Baptiste Stoppa ou Stouppe. Une longue carrière
d'aventure l'avait vu pasteur de l'église vaudoise à Londres,
agent de Cromwell, familier de Mazarin; il passe alors dans un
régiment suisse commandé par son frère Pierre. En 1671, Louvois
l'emploie en Suisse à recruter des troupes pour la future campagne
de Hollande (2). Son talent diplomatique le fait valoir : l'an
cien pasteur devra organiser une offensive littéraire contre la
Hollande à laquelle Luxembourg lui-même ne dédaignera pas de
collaborer (3). Durant l'hiver 1672-1673, Stoppa se documente à
(1) Œuvres (op. cit., t. V, p. 417).
(2) Cf. Lucien Feer, Un pamphlet contre les Hollandais au 17" siècle
(in Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français, t. XXXI,
1882, p. 78 sq.).
(3) Cf. Pierre De Witt, Les collaborateurs du colonel Stoppa (ibid.,
t. XXXII, 1883, p. 368 sq.).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 19
Utrecht sur la vie hollandaise, les mœurs et croyances du pays,
consulte passe-
avec méthode les bibliothèques; peut-être même
t-il les lignes aux écluses d'Ameiden; en tout cas il entretient
une correspondance suivie avec les Français de La Haye (1).
Le 21 avril 1673, Condé qui, blessé au passage du Rhin, était allé
se refaire à Chantilly, fait son entrée dans Utrecht. La semaine
de ripailles qui suit provoque chez le grand homme une attaque
de goutte qui le consigne au quartier général durant le mois de
mai, du 2 au 25. Propice intermède pour la conversation. II
est normal que Condé ait cherché à se renseigner sur le pays;
or, Stoppa vient, pour le compte de Louvois, de se livrer à une
minutieuse enquête. Ainsi fut composé le violent pamphlet de la
Religion des Hollandais.
Peu importe l'intention générale de ces six lettres d'« un officier
de l'armée du roy à un pasteur et professeur en théologie de
Berne » qui tendent à prouver à l'opinion européenne que les
Hollandais ne sont pas de véritables réformés. L'essentiel pour
nous est que, datées d'Utrecht du 4 au 19 mai 1673, elles men
tionnent pour la première fois, dans un ouvrage imprimé voué
à une grande diffusion puisqu'il s'agit d'un pamphlet de propa
gande, le nom jusque-là peu connu de Spinoza. Voici en quels
termes : « Je ne croirois pas vous avoir parlé de toutes les reli
gions de ce païs si je ne vous avois dit un mot d'un homme illustre
et scavant qui, à ce que l'on m'a asseuré, a un grand nombre
de sectateurs qui sont entièrement attachez à ses sentiments.
C'est un homme qui est né Juif, qui n'a point abjuré la religion
des Juifs ny embrassé la religion chrétienne; aussi il est très
méchant Juif et n'est pas meilleur chrestien. Il a fait, depuis
quelques années, un livre en latin dont le titre est Tractatus
theologo-positivus (sic), dans lequel il semble avoir pour but
principal de détruire toutes les religions et particulièrement la
judaïque et la chrétienne et d'introduire l'athéisme, le liberti
nage,
et la liberté de toutes les religions. Il soutient qu'elles
ont toutes esté inventées pour l'utilité que le public en reçoit,
afin que tous les citoyens vivent honêtement et obéissent à leur
magistrat, et qu'ils s'adonnent à la vertu, non pour l'espérance
d'aucune récompence après la mort, mais pour l'excellence de
la vertu en elle-mesme, et pour les avantages que ceux qui la
suivent en reçoivent dès cette vie. Il ne dit pas ouvertement dans
ce livre l'opinion qu'il a de la Divinité, mais il ne laisse pas
de l'insinuer et de la découvrir. Au lieu que, dans ses discours,
(1) Cohen, article cité (p. 70, note 3).

20
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
il dit hautement que Dieu n'est pas un estre doué d'intelligence,
infiniment parfait et heureux comme nous mais l'imaginons, que
ce n'est autre chose que cette vertu de la Nature qui est répandue
dans toutes les créatures (1). »
Ainsi voilà Spinoza dévoilé, le Tractatus analysé en français
pour la première fois et quelques-uns des arcanes de la future
Éthique mis au jour. L'ancien pasteur ne manquait pas d'intel
ligence et de flair, mais nous aimerions connaître ses informa
teurs. A Utrecht même, Jean Melchior et Régnier de Mansvelt
ont écrit ou écrivent contre Spinoza; mais nous croyons meilleure
l'opinion de M. Cohen : l'intermédiaire fut le médecin cartésien
Lambert Van Velthuysen (2); demeuré à Utrecht sous l'occupa
tion française, ce dernier remit les clefs de la ville aux Français
comme membre de la municipalité; partisan des thèses politiques
du Tractatus que Spinoza lui a fait parvenir, c'est un adversaire
loyal des thèses religieuses. Par l'intermédiaire d'un ami commun,
le chirurgien Jacob Ostens, il les a réfutées dans une lettre de
janvier 1671 demeurée aux Opéra Posthuma (3). Il connaît per
sonnellement le philosophe (4) et ses ouvrages se retrouveront
dans la bibliothèque du Stille Veerkade. Lui seul a pu informer
Stoppa, lui prêter son exemplaire du Tractatus et lui révéler
quelques-unes des thèses encore secrètes de l'Éthique.
Mais c'est le propre des libertins de vouloir assouvir leur curio
sité. Condé est de ceux-là; de même qu'il a protégé autrefois
Dehénault et la Peyrère, il veut maintenant voir Spinoza.
Inutile de supposer, comme le fait M. Cohen (5), que le nom de
Spinoza lui est connu par Saint-Évremond ou Dehénault; Stoppa
suffit. C'est ainsi que l'humble solitaire, tant ennemi du bruit
et si peu soucieux de la gloire, fut officiellement mandé à Utrecht
par le prestigieux vainqueur. L'histoire dès lors s'empare du
fait : Spinoza se dégage des anecdotes brumeuses, des ombres
d'une secte prudente. L'entrevue d'Utrecht consacrera son entrée
dans le champ de la pensée européenne et lui conférera un prestige
(1) La Religion des Hollandais (Paris, Clousier et Auboin, 1673. Permis
d'imprimer du 20 juillet, impression achevée le 23 août, ' petit
r in-12 de
204 pages, p. 90-93).
(2) Cf. Cohen, article cité (p. 77), et Madeleine Francès, ' op. r cil. (p. ^ 62
et 310 sq.).
(3) Appuhn, t. III, p. 265 (lettre 42).
(4) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas (Leipzig, 1899, p. 209),
et Francès, op. cit. (p. 63, note 2). (L'aveu est dans la préface de ses Œuvres,
publiées à Rotterdam en 1680 : « Quamvis dum viveret, multos cum eo
contulerim sermones. >)
(5) Article cité (p. 62-63).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 21
qu'aucun livre, aucun cours d'université, aucune propagande
n'auraient pu lui donner.
M. Gustave Cohen a minutieusement recherché les circons
tances de ce voyage. Pour l'érudit Meinsma et Madeleine Francès,
l'invitation et les passeports auraient été transmis à Spinoza
par Everard Booth, fils d'un bourgmestre d'Utrecht, ami des
Condé, qui passa les lignes deux fois en mai et juin 1673 (1);
mais M. Cohen établit un voyage à La Haye du colonel Stouppe
au début de juin (2) : c'est lui qui après avoir déclamé contre
Spinoza ne craindra pas de l'attirer et de lui faire bonne figure.
Mais l'habile homme savait distinguer entre les nécessités d'une
propagande politique et les plaisirs que donnent aux esprits
libres les conversations audacieuses et les sujets défendus. Tous
les contemporains nous raconteront l'anecdote. Les uns s'en
scandalisent; le pasteur de Nimègue Jean Brun en 1675, dans sa
réponse au pamphlet de Stouppe, la Véritable Religion des
Hollandais, s'insurge plutôt contre la duplicité du colonel suisse :
« Il faut que je reconnaisse l'étonnement que j'ai de voir que
Stouppe ait tant voulu déclamer contre ce Spinoza et qu'il dise
qu'il en y a beaucoup en ce pays ici qui le visitent, vu qu'il avait
fait et cultivé une si étroite amitié avec lui pendant qu'il était à
Utrecht. Car on m'a assuré que le prince de Condé, à sa sollici
tation, l'a fait venir de La Haye à Utrecht tout exprès pour
conférer avec lui et que Stouppe l'a fort loué et a vécu fort
familièrement avec lui (3). » Oudaan en 1683, dans une épigramme
en tête du Masque de l'athéisme arraché de Verwers, voit même
une preuve de trahison dans la présence de Spinoza « au banquet
des Français (4) ». Les biographes du philosophe, malgré quelques
détails contradictoires, le félicitent au contraire et en profitent
pour vanter son urbanité et son désintéressement. Lucas, qui
écrivait vers 1685, ne croit pas à la présence de Condé lors
de l'arrivée à Utrecht : « Le prince de Condé lui envoya un sauf-
conduit avec une lettre obligeante pour l'inviter à l'aller voir...
Ses amis le déterminèrent à se mettre en chemin. Pendant
quoi, un ordre du roi de France ayant appelé le Prince ailleurs,
M. de Luxembourg qui le reçut en son absence, lui fit mille ca
resses et l'assura de la bienveillance de Son Altesse... Après
(1) Cf. Meinsma, Spinoza en zijn Kring (La Haye, Nijhoff, 1896,
373).
p. 371-
(2) Article cité, p. 70, note 3 (cf. lettre inédite de Bardo Magalotti, Musée
Condé, série P, t. XLVII, fol. 18).
(3) La Véritable Religion des Hollandais (Amsterdam, Volfganck, 1675,
p. 158-162).
(4) Cf. Meinsma, op. cit. (p. 377, note 1).

22
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
quelques semaines, le Prince ayant mandé qu'il ne pouvait
retourner à Utrecht,
tous les curieux d'entre les Français en
eurent du chagrin (1)... » Le pasteur luthérien Colerus précise
le rôle de Stouppe : « Ce Monsieur Stouppe ayant échangé avec
Spinoza plusieurs lettres l'invita... à se rendre à Utrecht parce
que Son Excellence le prince de Condé... désirait lui parler. Il
est certain que Spinoza rendit visite au Prince et passa plusieurs
jours en sa compagnie... Toutefois à des amis encore vivants et
chez qui il logeait alors à La Haye il déclara ne pas avoir entretenu
le prince de Condé qui avait quitté la ville quelques jours aupa
ravant, mais avoir par contre discuté avec M. Stouppe l'offre
d'une pension royale, offre qu'il avait courtoisement déclinée,
n'ayant nulle intention de dédier aucun de ses écrits au roi de
France (2). » De même Bayle hésite longtemps pour fixer ce point
d'histoire; en 1697 dans la première édition du Dictionnaire, il
croit à la présence de Condé puis se rétracte en note : « Feu
M. le prince de Condé... qui ne haïssait pas la conversation des
esprits forts, souhaita de voir Spinoza et lui procura les passe
ports nécessaires pour le voyage d'Utrecht. J'ai ouï dire qu'il
fut obligé d'aller visiter un poste le jour que Spinoza devait
arriver et que le terme du passeport expira avant que ce Prince
fût retourné à Utrecht (3). » En 1702, nouvelle enquête : « J'ai
appris que le prince de Condé fut de retour à Utrecht avant que
Spinoza en partît et qu'il est très vrai qu'il conféra avec cet
auteur (4)». Trois témoignages permettent de l'assurer: le libraire
de La Haye, François Halma, le médecin Buissière qui était à
Utrecht avec l'armée française et le fameux Morelli, qui se van
tait d'avoir connu « très particulièrement » le philosophe (5).
Dans une lettre d'avril 1706, Bayle hésite toujours et se rallie
à l'opinion de Colerus (6). M. Cohen a mis un terme à cette oiseuse
discussion : sa découverte aux archives de Chantilly de deux
lettres du frère de Stouppe prouve sans conteste que Spinoza
arriva à Utrecht le jeudi 27 juillet alors que Condé avait quitté
la ville le 15 en direction des Flandres et de Paris (7).
(1) Nouvelles littéraires (1719, t. II, 1" partie, p. 62).
(2) Vie de Colerus (réédit. La Haye, Nijhofî, 1880, p. 35).
(3) Dictionnaire historique et critique (Rotterdam, Leers, 1697, t. III,
p. 1697, note F).
(4) Dictionnaire historique et critique (2° édit., 1702).
(5) Cf. Œuvres diverses (La Haye, Husson, 1727-1731, t. IV, p. 872).
(6 Ibid., t. IV, p. 875 (lettre n» 337).
(7) Cf. Cohen, article cité (p. 69-70). Pierre Stouppe mande d'Utrecht à
Condé le 28 juillet :
« Le nommé Spinoza qui est venu de La Haye à la
prière de mon frère lui a dit que le sieur de Montbas, qui avait été condamné

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 23
Un fait subsiste : Spinoza vint réellement à Utrecht à la
demande de Condé et de ses familiers. Peu importe la sincé
rité des « caresses » et l'offre assez douteuse d'une pension royale.
L'essentiel est que Spinoza ait suscité assez de curiosité pour être
invité au quartier général français et que l'attrait de sa conversa
tion ait été plus fort que le renom dangereux des thèses du Trac
tatus. Peu importe que Condé ait été présent ou non à l'entrevue :
son nom a certainement couvert cette prise de contact. L'impor
tance de cette espèce d'ambassade ne saurait nous échapper.
Les personnages du maréchal de Luxembourg et du colonel
Stouppe, bien que secondaires, ne prouveraient que l'extension
du libertinage français; mais Condé est d'un autre relief. M. Cohen
insiste avec raison sur la figure nouvelle, plus véridique que celle
de l'Oraison funèbre, donnée par cette anecdote au vainqueur de
Rocroi. Le Prince qui avait protégé Molière et fait jouer au
Raincy le Tartuffe,
qui en 1685 emploie toujours Stouppe à la
recherche de « livres rares (1) » et qui si longtemps s'abstint d'ap
procher de la sainte Table, manifeste à cette occasion, avec plus
d'audace que Saint-Évremond et moins de naïveté que Dehé
nault, le désarroi du libertinage français, son indigence dogma
tique, ses appels et ses espérances. Nous n'irons pas jusqu'à dire
avec M. Cohen que dans Spinoza nos libertins qui en sont demeu
rés à « la fronde spirituelle », cherchent et pensent « avoir trouvé
le théoricien de (leur) impiété, le métaphysicien qui en fonde en
raison et traduit en doctrine la tendance la plus profonde (2) ».
En 1673, le Tractatus est à peine connu, et l'Éthique qui ne paraî
tra que quatre ans plus tard demandera des années pour qu'on
la pénètre et qu'on l'assimile. Mais c'est bien de cette entrevue
manquée qui associe de façon baroque le nom de Condé et celui
de l'humble Juif qu'il faut faire dater le prestige de Spinoza dans
l'opinion européenne.
C.
De la vie à la légende : l'athée vertueux.
Lorsque les Français évacuèrent la Hollande, Spinoza n'avait
guère plus de trois ans à vivre : il devait disparaître le 23 février
1677. Il semble cependant que son cercle se soit agrandi au
au mois de novembre passé... mardi dernier, avait été pendu en effigie. »
Spinoza était donc le 23 à La Haye et le 28 à Utrecht (cf. Musée Condé,
série P, t. L, fol. 166).
(1) Cf Cohen, article cité (p. 72, note 1, Archives de Chantilly, série O,
t. II, fol. 775).
(2) Cohen, article cité (p. 415-416).

24
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
cours de ces dernières années. De tout jeunes gens comme Hugo
Boxel le consultent (1), non pas tant pour avoir une réponse que
pour briller et avoir accès auprès du maître, quitte à l'impatienter.
Ce sont deux étudiants allemands, Schuller et Tschirnhaus qui
deviennent de fidèles disciples, après avoir été orientés vers Spi
noza dès la fin de 1674 par l'éditeur Rieuwertsz (2); c'est l'ou
blieux Oldenburg qui en juin 1675 fait amende honorable, solli
cite quelques confidences sur l'œuvre encore secrète (3) et promet
même une discrète propagande (4). Mais c'est à de plus humbles
disciples que devait être réservé le rôle d'éditer l'œuvre et de
sauver la mémoire du maître; il n'est pas moins étrange de
reconnaître dans ces fidèles deux Français, deux exilés de Hol
lande, dont la personnalité, malgré les recherches érudites de
K. Meinsma et de W. Meijer (5), demeure singulièrement obscure :
Gabriel de Saint-Glain et Jean-Maximilien Lucas.
Lorsqu'ils connurent Spinoza, vraisemblablement après la
campagne de Hollande, ils étaient tous deux journalistes. Lucas
appartint même quelque temps à la guilde des libraires de La
Haye (6). L'intermédiaire entre eux et le philosophe fut encore
l'éditeur Rieuwertsz dont l'arrière-boutique d'Amsterdam, dans
le passage Dirk Van Assen, fut un curieux centre de pensée indé
pendante (7). Gabriel de Saint-Glain semble un aventurier;
ni son nom ni ses origines ne sont sûrs. On l'appelle parfois Saint-
Glen ou Saint-Guislain; il est Angevin au dire de Des Maizeaux (8)
qui a connu et interrogé son ami Morelli, lui aussi disciple avoué
de Spinoza;
d'autres le font naître à Limoges vers 1620 (9).
il s'expatrie et entre comme capi
Calviniste de petite noblesse,
taine « au service de Messieurs les États de Hollande ». Quittant
l'épée pour la plume, on le voit collaborer à la Gazette d'Ams-
(1) Cf. Œuvres (édit. Appuhn, t. III, p. 292 sq.).
(2) C'est l'ami J. R. (Jan Rieuwertsz) de la lettre 58 (Appuhn, t. III,
p. 314).
(3) Œuvres, t. III, p. 322 (lettre du 8 juin 1675 : « Je considère que mon
jugement était prématuré. » « Je vous promets solennellement de n'en rien
divulguer à personne. »).
(4) Ibid. : « Je m'efforcerai seulement de disposer peu à peu les esprits
d'hommes intelligents et honnêtes à embrasser les vérités que vos publica
tions mettront plus complètement en lumière quelque jour et d'écarter les
préjugés conçus contre votre philosophie. »
(5) Meinsma, op. cit., et W. Meijer, Nieuw Nederlandsch Biogra/lsch
Woordenboelc de Blok et Molhuysen, in verbo (SijthoiT, Leyde, 1911).
(6) Madeleine Francès, op. cil. (p. 279, note 2).
(7 Ibid., p. 280.
(8) In Bayle, Œuvres diverses (op. cit., t. IV, p. 574, note de Des Mai
zeaux : « Je tiens ces particularités de M. Morelli... Il avait particulièrement
connu le sieur de Saint-Glain »).
(9) Cf. Haag, La France protestante (1" édit., t. IX, p. 86).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 25
terdam selon Des Maizeaux, puis selon Bayle aux Nouvelles
solides et choisies de Rotterdam (1); aux gages de Guillaume
d'Orange, il écrit dans les « lardons » de violents libelles contre
la France de Louis XIV. Le Mercure galant de mars 1684 annonce
sa mort en termes soulagés (2); Bayle d'autre part précise le
18 janvier 1685 que sa veuve continue la rédaction du journal
aidée d'Aubert de Versé et de Gédéon Fleurnois (3). Tout semble
rait donc à la fois obscur et médiocre dans cette vie de folliculaire
si Spinoza ne venait l'éclairer : « Dès qu'il eût connu Spinoza,
il devint un de ses disciples et de ses plus grands admirateurs »,
disait Morelli à Des Maizeaux (4). Il fallait en effet une singulière
ferveur et aussi quelque courage pour oser, un an après la mort
du maître, traduire le Tractatus en français et le rendre ainsi
accessible à tous; l'ouvrage parut en 1678 sous trois titres étranges
et chez des éditeurs supposés : la Clef du sanctuaire, le Traité des
cérémonies superstitieuses des Juifs et les Réflexions curieuses
d'un esprit désintéressé (5). Jan Rieuwertsz qui n'a pas craint
d'éditer l'année précédente les Opéra Posthuma ne saurait être
étranger à l'affaire; mais faut-il ne voir dans Saint-Glain qu'un
homme de paille, comme certains l'ont supposé (6)? Rappelons
que cette traduction, souvent excellente et toujours intelligente,
trahit à la fois un disciple authentique et un Français de nais
sance. Rappelons aussi que le traducteur possédait un volume
annoté de la main de Spinoza et que pour la première fois nous
voyons apparaître, en langue française, des éclaircissements
précieux et un commentaire inestimable (7). Qu'un tel travail
(1) En fait les Nouvelles solides et choisies n'ont ni nom d'imprimeur ni
lieu et semblent avoir paru de 1683 à 1685 (la collection de la Bibliothèque
Mazarine ne commence qu'en septembre 1684).
(2) Cf. Eugène Hatin, Les Gazettes de Hollande et la presse clandestine
aux 17' et 18' siècles (Paris, Pincebourde, 1865, p. 113 et 114. Le Mercure
galant de mars 1684 signale le lardon du 24 février annonçant la mort de
Saint-Glain). Dunin Borkowski (op. cit., t. III, p. 27) reculerait cette mort
jusqu'en 1683.
(3) Œuvres diverses, t. IV, p. 620 (lettre à Lenfant du 18 janvier 1685 :
« J'ai lu quatre ou cinq fois celles que M0 gaze-
de Saint-Glain, veuve d'un
tier de ce nom d'Amsterdam..., a fait faire tantôt par de Versé, tantôt par
le sieur Fleurnois »). Cette veuve énergique, nommée Marie Patoillat, fonde
en 1685 la Gazette de Rotterdam et la maintint jusqu'en 1716 avec l'aide de
son fils (cf. Hatin, op. cit., p. 164-165).
(4) Cf. Bayle, Œuvres diverses (t. IV, p. 574, note).
(5) La Clef du sanctuaire (Leyde, Pierre Warnaer, 1678), Traité des céré
monies superstitieuses des Juifs (Amsterdam, Jacob Smith, 1678), Réflexions
curieuses d'un esprit désintéressé (Cologne, Claude Emmanuel, 1678). Le
texte et le format sont identiques (in-12, xiv-532 p.).
(6) Madeleine Francès (op. cit., p. 113, note 1) relève le ton ironique
à l'égard de Saint-Glain d'un commentateur inconnu de la Vie de Lucas.
(7) Sous le titre de Remarques curieuses et nécessaires pour l'intelligence
de ce livre (l'ensemble des notes de Spinoza n'a été publié qu'en 1802 à

26
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
n'ait pu se faire sans Rieuwertsz qui possédait les papiers de
Spinoza, c'est évident; mais nous ne pouvons oublier le mérite
de Saint-Glain et son courage et supprimer sa personne sous
prétexte qu'elle est obscure. Dès cette date en effet, le Trac
tatus réservé jusque-là à une élite, raréfié depuis sa condamna
tion en 1675 par tous les synodes hollandais (1), allait se répandre
dans toute l'Europe, piquer la curiosité par ses titres bizarres,
acquérir sous sa forme française une audience qu'il n'aurait jamais
connue. Le Tractatus n'aura de version anglaise qu'en 1689 et
hollandaise qu'en 1693; la traduction allemande de Conz est de
1806 (2); grâce à Saint-Glain, le gros in quarto de 1670 devenait
un in-12 facile à dissimuler et de lecture aisée : c'est presque
toujours sous cette forme que nos libertins, et Bayle un des
premiers, accéderont au spinozisme.
La personne de Jean-Maximilien Lucas est tout aussi obscure,
mais son rôle ne sera pas moindre. Après le traducteur, ce devait
être le biographe. On a voulu voir en lui un médecin normand né
à Rouen vers 1646; calviniste, il passe en Hollande. Journaliste,
libraire à La Haye, il collabore aux fameux « lardons » qui néces
sitent l'intervention en 1686 de notre ambassadeur le comte
d'Avaux : le 7 mars, les États interdisent toute gazette fran
çaise et promettent de châtier Lucas (3). Promesse vaine car,
dès 1689 dans les Quintessences, Lucas engage contre Louis XIV
une campagne violente et souvent grossière qui ne peut se com
prendre sans la complicité de Guillaume d'Orange (4). Une
fiche de la bibliothèque wallonne de Leyde donne la date de sa
mort à La Haye : 22 février 1697 (5). Rien ne demeurerait de ce
journaliste besogneux si, vingt-deux ans plus tard, n'était parue
sous son nom en français dans les Nouvelles littéraires d'Ams-
La Haye par De Murr, mais une partie n'est connue que par le français de
Saint-Glain).
(1) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichle (op. cit., p. 150 sq.).
(2) Cf. La Bibliographie de Spinoza de Van der Linde (La Haye, Nijhoff,
1871).
(3) Cf. Hatin, op. cit., p. 96 (le comte d'Avaux mande le 14 juillet 1686 :
« Il me paraît que Messieurs d'Amsterdam sont dans de très bonnes dispo
sitions; ils ont marqué dans le châtiment de Lucas, leur gazetier, l'envie
qu'ils ont de plaire à Votre Majesté »).
(4) Quintessence des nouvelles historiques, critiques, politiques, morales et
galantes (La Haye et Amsterdam, 1689-1730, in-folio). Les successeurs de
Lucas sont sévères à son égard (cf. numéro du 4 octobre 1723 : « Le sieur
Lucas, son fondateur, écrivait Dieu sait comment; son style bas, sa fade
poésie et les flots d'impertinence qu'il répandait sur le parti qu'il pouvait
insulter impunément, font son caractère. » Cité par Hatto, op. cit., p. 183).
(5) Cf. Cohen, article cité (p. 65, note 3). Bayle annonce sa mort a l'abbé
Dubos le 2 mai 1697 (cf. Lettres inédites de Bayle, R. H. L., octobredécembre
1912, p. 929).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 27
terdam la Vie de Monsieur Benoît de Spinoza (1). Peu importe
si la préface hésite pour l'attribuer à Lucas et suggère aussi
Saint-Glain (2); on pourrait seulement s'étonner qu'un témoi
gnage aussi tardif gardât quelque importance. Mais si l'on pense
que l'ouvrage, rédigé avant 1685, courut longtemps sous le man
teau et que l'éditeur Rieuwertsz, puis son fils, le tinrent à la
disposition de leurs amis, on ne saurait le négliger. C'est le manus
crit que Bayle pillera plus tard pour rédiger son article du Dic
tionnaire (3). Il s'enrichira au cours des années de commentaires,
de notes marginales, puis enfin d'une préface, si bien qu'on
éprouve quelque peine à retrouver le fond primitif.
Mais son intérêt ne vient pas de sa valeur historique. Madeleine
Francès montre l'imprudence de travaux anciens comme ceux
de Meinsma ou récents comme ceux de Cari Gebhardt qui pour
une simple question d'antériorité accordent toute confiance à
Lucas; elle préfère pour son compte la méthode lente, la myopie
du pasteur Colerus (4). A lire Lucas,
on s'aperçoit bien vite
que la prétendue biographie est une reconstitution littéraire
souvent romancée et toujours bavarde; rien de plus hasardeux
que la notation directe des paroles du philosophe. Lucas est un
hagiographe qui grandit son héros : Spinoza devant les docteurs
juifs fait penser à Jésus devant Caïphe. Ailleurs, il n'a que
mépris pour le commerce et apparaît sinon comme un courtisan,
du moins comme un parfait homme du monde. Nous comprenons
la méfiance de l'historien, mais le moraliste y trouve son compte.
Avec le dévot biographe qu'est Lucas, se crée déjà une légende.
Spinoza peu à peu s'éloigne de la vie discrète et somme toute
commune qui fut la sienne; sa vertu qui était de sagesse et de
mesure et s'accommodait de la bière et du tabac se teinte
son incrédulité qui restait prudente et qui ne l'em
d'héroïsme;
pêchait pas de recommander le prêche à ses hôtes devient brutale.
C'est une nouvelle figure qui se dégage, un type humain qui
excède sans doute la vie temporelle du philosophe, le type de
l'athée vertueux. Bayle allait bientôt donner un sens à cet
exemple privilégié et en tirer une doctrine singulière des rapports
de la morale et de la religion; mais il n'était pas inutile de déceler
l'humble intermédiaire que fut le manuscrit français de Lucas.
(1) Amsterdam, Du Sauzet, 1719 (t. II, 1" partie).
(2) Le mot du préfacier est sibyllin : Lucas serait « l'auteur, peut-être
avec certitude ».
(3) Cf. Francès, op. cit., p. 117 (Bayle s'était aussi procuré auprès de
Rieuwertsz le jeune la lettre XLVIII bis qui n'avait pas été insérée dans
les Opéra Posihuma).
(4) Ibid., p. 38 sq.

28 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
« Je voudrais voir un homme sobre, modéré, chaste, équitable,
prononcer qu'il n'y a pas de Dieu; il parlerait du moins sans inté
rêt : mais cet homme ne se trouve point », dira La Bruyère
au chapitre des Esprits forts (1). C'était faire fi trop aisément
de la thèse que Bayle développait six ans plus tôt dans les
Pensées diverses sur la comète (2); c'était ignorer aussi la nais
sance récente de « l'athée vertueux ». Il y avait quelque chose de
choquant pour la logique classique à imaginer une vie morale
sans les secours de la religion et les pharisiens aimaient associer
la débauche et la pensée libre. Quelques rares protestations se
font entendre : Charron distinguait la religion et la sagesse (3)
et La Mothe Le Vayer, citant le chancelier Bacon dans les Dia
logues d'Oratius Tubero, soutenait que l'athéisme ne troublait
jamais les États mais rendait « l'homme plus prévoyant à soi-
même comme ne regardant pas plus loin ». (4) Mais Bayle est le
premier à donner dignité et noblesse au libertinage nouveau ;
plus de trente chapitres des Pensées diverses sur la comète com
posent dans une audacieuse digression un véritable traité De
la vertu des athées; mais surtout, à côté des souvenirs antiques et
des païens magnanimes, Bayle tient à donner à sa thèse une
résonance moderne : c'est Vanini dont le bûcher symbolise l'in
tolérance qu'il combat; c'est Spinoza enfin dont le souvenir
discret et obsédant donne à ce qui pourrait n'être qu'un jeu
d'école la chaleur et la force de persuasion.
Lorsque Bayle est jeté en octobre 1681 sur les quais de Rot
terdam, toutes les œuvres de Spinoza lui sont connues; il possède
dès sa parution la traduction française du Tractatus et dès la
fin de 1679 les Opéra Poslhuma (5). Lorsqu'il rédige à Sedan les
Pensées diverses sur la comète, c'est dans la préface même du
Tractalus qu'il trouve la pierre angulaire de sa thèse; cette rup
ture entre les principes et l'action, qui fait que les croyances sont
bien rarement les mobiles de notre conduite, est pour Bayle
(11 Les Caractères (Paris, Michallet, 1688, chap. XVI, § 5 devenu § 11).
(2) 1" édit., Cologne, Pierre 2» Marteau, 1682; définitive, Rotterdam,
Société des Textes
Reinier Leers, 1683 (nous citerons d'après l'édition Prat,
français modernes, Paris, Cornély, 1911, 2 vol.).
(31 Pierre Charron, De la sagesse (Bordeaux, 1601, livre II, chap. 5).
(4) Dialogues d'Oratius Tubero (Francfort, 1506 (fausse date)), La Divi
nité (p. 393-394, cité par A. Prat, op. cit., t. I, p. 304).
(5) Œuvres diverses (op. cit., t. IV, p. 574 et 577).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 29
comme pour Spinoza le paradoxe de base; sans hésiter il reprend
les termes mêmes du Tractatus :
J'ai vu maintes fois avec éton-
nement des hommes fiers de
professer la religion chrétienne,
■c'est-à-dire l'amour, la joie, la
paix, la continence et la bonne
foi envers tous, se combattre avec
une incroyable ardeur malveil
lante et se donner les marques de
la haine la plus âpre, si bien qu'à
ces sentiments plus qu'aux pré
cédents leur foi les faisait con
naître...
Voilà longtemps déjà,
les cho
ses en sont venues au point qu'il
est presque impossible de savoir ce
qu'est un homme, Chrétien, Turc,
sinon à sa tenue
Juif ou Idolâtre,
extérieure et à son vêtement, ou
à ce qu'il fréquente telle ou telle
Eglise ou enfin à ce qu'il est atta
ché à telle ou telle opinion et jure
sur la parole de tel ou tel maître.
Pour le reste, leur vie à tous est la
même (1).
Et si cela n'était pas, comment
serait-il possible que les chrétiens
qui connaissent si clairement...
qu'il faut renoncer au vice pour
être éternellement heureux et
pour n'être pas éternellement
malheureux, qui ont tant d'excel
lents prédicateurs payés pour
leur faire là-dessus les plus vives
et les plus pressantes exhorta
tions... comment, dis-je, serait-il
possible parmi tout cela que les
chrétiens vécussent comme ils le
dans les plus énormes dérè
font,
glements du vice?
Que le Juif ou le Mahométan,
le Turc et le More, le Chrétien et
l'Infidèle, l'Indien et le Tartare,
l'habitant de terre ferme et l'ha
bitant des îles, le Noble et le
Roturier, toutes ces sortes de
gens qui dans le reste ne con
viennent, pour ainsi dire que
dans la notion générale d'homme,
sont si semblables à l'égard de
ces passions que l'on dirait qu'ils
se copient les uns les autres (2).
Mais Bayle ne saurait se contenter d'une enquête sociologique.
La conduite des hommes « s'accommode à la passion dominante
du cœur, à la pente du tempérament, à la force des habitudes
contractées,
au goût et à la sensibilité qu'on a pour certains
objets (3) »; si l'inclination est souveraine,
pourquoi l'athée ne
serait-il pas vertueux? L'histoire ne nous en présente-t-elle
pas? Avec vigueur,
joueur,
Bayle dénonce l'image banale du libertin
buveur et coureur de filles : « Les gens voluptueux ne
s'amusent guère à dogmatiser contre la religion », tel est le titre
du chapitre 175 (4). L'athéisme systématique exige en revanche
(1) Tractatus theol.-polilicus (édit. Appuhn, t. II, p. 8-9).
(2) Pensées diverses sur la comète (édit. Prat, t. II, chap. CXXXVI,
p. 12-13).
(3) Ibid. (op. cit., t. II, p. 9).
(4) Ibid., t. II, p. 114.

30
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de longues méditations et une sorte d'ascétisme; tout naturelle
ment le souvenir de Spinoza inspire à Bayle cette tirade ironique :
« Les ennemis de la religion, ces esprits qui ne croient rien, qui
se font un titre d'esprit fort..., qui cherchent des réponses aux
arguments dont on se sert pour prouver l'existence de Dieu,
qui raffinent les difficultés que l'on objecte contre la Providence,
ne sont pas pour l'ordinaire des gens fort voluptueux. Quand on
passe toute la journée parmi les verres et les pots, qu'on aime
à courir le bal toute la nuit, qu'on en conte à la blonde et à la
brune, qu'on tend toutes sortes de pièges à la pudicité des femmes,
qu'on ne cherche qu'à tuer le temps dans la débauche... on ne
se met guère en peine de savoir si M. Descartes a bien démontré
dans sa métaphysique l'existence de Dieu... on ne va point se
rompre la tête à étudier les prétendues démonstrations de Spi
noza pour tâcher de comprendre que l'Univers est un Etre
simple et que nous sommes des modifications de Dieu (1). »
Non seulement l'athée peut être un sage solitaire, un philo
sophe inoffensif,
mais il est injurieux d'en faire un mauvais
citoyen : une société d'athées pourrait être parfaitement réglée (2).
De plus les athées sont sensibles à l'amour-propre; comme tous
les hommes, ils ont le goût de la gloire, des louanges et c'est là
un ressort puissant pour la pratique du bien. Spinoza n'en
était pas exempt, déclarera Bayle à Jurieu dans sa Défense des
« Pensées diverses » : « Je défie mon délateur de produire un
homme de jugement qui proteste qu'il croit que Spinoza ne trou
vait pas plus glorieux l'approbation des savants que celle des
ignorants (3). » Orgueil peut-être, mais générateur de grandeur
d'âme et d'héroïsme. Spinoza n'est pas mort sur le bûcher comme
Vanini,
mais sa fin n'est pas vulgaire : « Que peut-on faire de
plus que ce qui fut fait par Spinoza, un peu avant de mourir?
La chose est de fraîche date et je la tiens d'un grand homme qui
le sait de bonne part (4). C'était le plus grand athée qui ait jamais
été et qui s'était tellement infatué de certains principes de phi
losophie que, pour mieux les méditer, il se mit comme en retraite,
renonçant à tout ce qu'on appelle plaisirs et vanités du monde
et ne s'occupant que de ses abstruses méditations. Se sentant
près de sa fin, il fit venir son hôtesse et la pria qu'aucun ministre
ne le vînt voir en cet état. Sa raison était, comme on l'a su de
(I) Pensées diverses (op. cit., t. II, p. 115).
Ibid., chap. 161 et 172.
(2)
(3) Cité par Prat, op. cit., t. II, p. 103 (in Œuvres diverses, op. cit., t. . e . III, >
p. 175).
(4) Le grand homme ne serait-il pas Adrien Paets, le conseiller de Rotter
dam, son protecteur?

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 31
ses amis, qu'il voulait mourir sans dispute et qu'il craignait de
tomber dans quelque faiblesse de sens qui lui fît dire quelque
chose dont on tirât avantage contre ses principes. C'est-à-dire
qu'il craignait qu'on ne débitât dans le monde qu'à la vue de la
mort, sa conscience s'étant réveillée l'avait fait démentir de sa
bravoure et renoncer à ces sentiments (1). »
« Vanité ridicule et outrée », conclut Bayle; derrière la pru
dence des mots, décelons au contraire l'admiration. Dans la
mesure où il défend dès lors la thèse de l'athée vertueux, Bayle
se sent solidaire de Spinoza; en même temps que sa pensée s'en
sa connaissance du spinozisme se précise et la figure de
richit,
Spinoza s'embellit jusqu'au dernier portrait du Dictionnaire
historique et critique. Au cours de ses polémiques contre le Père
Maimbourg, puis contre Jurieu,
il recherche toujours le fonde
ment de la moralité des athées; bientôt l'idée germe en lui d'une
raison pratique universelle, donnée à tous les hommes, indépen
dante de la raison spéculative. Cet instinct moral, cette cons
cience immanente, n'est l'apanage exclusif d'aucune secte. Sans
base métaphysique, cette raison pratique que les athées par
tagent avec les chrétiens n'exige aucune récompense surnatu
relle. Dès les Pensées diverses, Bayle laissait entendre que « la
vertu se devait tenir à elle-même lieu de récompense et qu'il
n'appartenait qu'à un méchant homme de s'abstenir du mal par
la crainte du châtiment (2) ». Mais si le bien n'a pas de salaire,
l'athée ne surpasserait-il pas le chrétien par le caractère désin
téressé de son acte? Bayle n'hésite pas à le prétendre; dans une
note de son Dictionnaire, il va jusqu'à voir là l'idée profonde de
Spinoza : « Ceux qui nient l'immortalité de l'âme et la Provi
dence... sont ceux qui soutiennent qu'il faut s'attacher à la vertu
à cause de son excellence et parce qu'on trouve dans cette vie
assez d'avantages à la pratique du bien moral pour n'avoir pas
sujet de se plaindre. C'est sans doute la doctrine que Spinoza
aurait étalée s'il avait osé dogmatiser publiquement (3). »
Dès lors, nous comprendrons mieux les critiques de Bayle à
l'égard de l'Éthique; sans vouloir douter de leur sincérité, il faut
convenir que Bayle a intérêt, pour les besoins de sa thèse, à voir
dans Spinoza un athée dont le déisme n'est que précaution de
style. Spinoza doit demeurer le cas limite de l'athée vertueux.
Plus la critique du système se durcit, plus la beauté morale du
(1) Pensées diverses (op. cit., t. II, chap. 181, p. 134).
2) Ibid., (édit. Prat, t. II, chap. 178, p. 122-123).
p. 206, note E).
(3) Dictionnaire (Amsterdam, 1734, t. V,

32 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
philosophe s'accuse. Dans le Dictionnaire, informé par Lucas,
puis par Colerus, Bayle peut enfin peindre au naturel « cet
athée de naissance « », cet incrédule sans dessein et de bonnes
mœurs » à qui, dès les Pensées diverses, il lui coûtait de fermer
« le chemin du salut (1) ». Le voici donc, épris de vérité et de
solitude, détaché du monde et des plaisirs : « Il se sentit une si
forte passion de chercher la vérité qu'il renonça en quelque façon
au monde pour mieux vaquer à cette recherche... Il abandonna
aussi Amsterdam, à cause que les visites de ses amis interrom
paient trop ses spéculations. Il se retira à la campagne, il y
médita tout à son aise, il y travailla à des microscopes et à des
télescopes. Il continua cette vie après qu'il se fût établi à La
Haye, et il se plaisait tellement à méditer et à mettre en ordre
ses méditations... qu'il ne donnait que très peu de temps à récréer
son esprit et qu'il laissait quelquefois passer trois mois tout
entiers sans mettre le pied hors de son logis (2). » Mais cet ascète
est affable avec tous, même avec les paysans de Voorburg. Et
Bayle ajoute non sans malice : « Cela est étrange, mais au fond
il ne faut pas s'en étonner plus que de voir des gens qui vivent
très mal quoiqu'ils aient une pleine persuasion de l'Évan
gile (3). » Est-ce un fanatique? Il a bien au contraire le respect
de la religion des humbles : « Si vous exceptez les discours qu'il
pouvait tenir en confidence à ses intimes amis qui voulaient bien
être aussi ses disciples, il ne disait rien en conversation qui ne
fût édifiant. Il ne jurait jamais; il ne parlait jamais irrévéremment
de la Majesté divine; il assistait quelquefois aux prédica
tions et il exhortait les autres à être assidus aux temples (4). »
Verrons-nous encore un libertin vulgaire en ce sage sans ambi
tion qui a refusé l'héritage de Simon de Vries, les avances de
l'électeur Palatin, les offres de pension de Condé? Verrons-nous
en lui un ermite égoïste? Spinoza savait quitter sa retraite et
fréquenter les grands, conseiller De Witt,
proposer ses idées
mûries dans la solitude; car ce philosophe était aussi un grand
citoyen : « Ce n'était point pour s'entretenir de bagatelles ou
pour des parties de plaisir, c'était pour raisonner sur des affaires
d'État. Il s'y connaissait sans les avoir maniées (5). »
Rien ne manque donc à ce portrait du sage moderne, de
cet athée paradoxal qui ajoute aux prestiges de l'intelligence
(1) Pensées diverses (op. cit., t. II, chap. 177, p. 121).
(2) Dictionnaire, t. V, p. 206-207.
3) Ibid., p. 208.
(4) Ibid., p. 208, note 1.
(5) Ibid., note 1.

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 33
les vertus morales qu'un Montaigne n'a pas toujours et les qua
lités sociales dont un Pascal se désintéresse. Bayle, depuis les
dans un souci
Pensées diverses de 1682 jusqu'au Dictionnaire,
constant d'idéalisation, l'a remanié et retouché. Le Spinoza
qu'il nous offre est sans faiblesses; à force de bienveillance,
son visage perd peu à peu toute réalité humaine et sa vie même
échappe à notre modeste condition. Nous nous refusons pour
l'heure à mesurer l'exacte sympathie qui liait au solitaire de
La Haye le solitaire de Rotterdam; il est possible que Spinoza
n'ait été pour Bayle qu'un exemple privilégié, qu'une pièce
d'échec dans son insidieuse doctrine. Il n'en reste pas moins que
grâce à lui, au moment même où le spinozisme heurte tout ce que
l'Europe compte de penseurs chrétiens, une légende se crée et
s'affirme durablement; mais comme toute légende, elle s'appuyait
sur l'histoire : le siècle qui vient fera sienne la complaisance
de Bayle et verra dans Spinoza l'image optimiste et le symbole
rassurant de l'athée vertueux.
D. —
La
naissance d'une querelle.
Malgré la singularité de sa vie qui très tôt devait prêter à la
l'œuvre de Spinoza apparut comme un monstre aux
légende,
yeux des penseurs occidentaux. L'intellectualisme chrétien qui,
malgré les tendances empiristes de la Société de Jésus et les
timides essais de Gassendi, domine sur le continent, vit avec
effroi les conséquences d'une raison débridée dont la foi ne tem
pérait plus les excès. Alors qu'Aristote, copieusement glosé par
les scolastiques et adapté par le thomisme, avait été assimilé
par la pensée chrétienne au point d'en constituer la plus solide
justification rationnelle, alors que Descartes, longtemps suspect
à Rome et toujours interdit dans les collèges jésuites, pénétrait
profondément les meilleurs esprits du jansénisme, inspirait l'Ora
toire et fournissait de nouvelles armes à l'apologétique chré
tienne,
Spinoza se présentait comme un bloc inquiétant. Sa
pensée, un peu raide, sa dialectique trop loyale et qui, dans son
appareil mathématique , apparaissait sans fissures, ne permettaient
pas d'interprétation conciliante. Aucun exégète, assez ami de
l'orthodoxie et suffisamment fidèle à la doctrine du maître, ne
s'offrait aux ingrates
vèrent la voix en Hollande,
compromissions. Quelques libéraux éle
essayèrent vainement dans de hâtives
réfutations de sauvegarder quelques bribes de la doctrine. L'un
après l'autre, ils furent écartés sous les huées, obligés de lâcher
v. VERNIÈRE, 1
3

34 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
prise : Frans Kuiper (1), Jean Bredembourg (2)
du vivant de
furent traités de sociniens
Spinoza, Abraham Cuffeler (3) enfin,
et d'athées oubliés même (4), avant que leurs avances prudentes
aient pu instaurer une discussion auprès d'un public unanime
ment hostile. Très tôt l'on aperçut le lien qui menait du Trac
tatus à l'Éthique, du Dieu sans miracles et sans prophètes au
Dieu inaccessible et immuable de l'intelligence; on ne fut pas
longtemps dérouté par l'apparente contradiction entre la mé
thode historique et philologique du Tractatus et la méthode
mathématique de l'Éthique. Dès 1673, Stouppe avait décelé
l'effrayante unité de la doctrine et attaquait le nouveau pro
phète d'un Dieu qui n'était autre chose « que cette vertu de la
nature... répandue dans toutes les créatures ». Spinoza fut d'abord
un déiste, puis un athée hypocrite, puis, avant que l'Anglais John
Toland ait inventé le mot de « panthéisme, un athée de système ».
Malgré son obscurité,
on lui reprochait sa franchise qui apparais
sait comme une insupportable audace. Pour la première fois,
la pensée traditionnelle se voyait ouvertement bafouée. On
s'était accommodé d'un libertinage prudent qui, dédaigneux
de prosélytisme,
gardait ses audaces pour les ruelles mais affi
chait dans la vie sociale une digne orthodoxie. Charron et Gas
sendi étaient des prêtres irréprochables. Jusque-là, les églises
chrétiennes avaient muselé l'hérésie; le danger avait été chaque
fois décelé, circonscrit, annihilé. Campanella était venu mourir
en France en 1639 mais son naturalisme étrange, son univers
organique où tous les êtres et toutes les formes participent d'une
pensée et d'un mouvement identiques, avaient excité la curiosité
de quelques érudits sans éveiller la méfiance d'un Mersenne.
Vanini avait passé pour un déséquilibré. On se souvenait avec
complaisance de leurs essais apologétiques, de l'Alheismus trium-
de la défense intéressée du catholicisme de
l'autre (6). Spinoza n'offrait aucune de ces faiblesses. Vanini
phatus (5) de l'un,
réclamait des prébendes, Campanella au sortir des geôles ponti-
(1) Arcana atheismi revelala, philosophice et paradoxe refulata (Rotter
dam, 1676).
(2) Enervalio Tractatus thêol.-polilici (Rotterdam, 1675).
(3) Spécimen arlis raliocinandi naturalis et artiflcialis ad pantosophiae
principia manuducens (Hambourg, 1684).
(4) Cf. condamnation des synodes de Sud-Hollande et de Gueldre (23 juil
let 1678 et 27 août 1680) contre Kuiper (in Freudenthal, Die Lebengeschichte
Spinozas, Leipzig, Veit, 1899, p. 181 et 189). Cuffeler passait même
pour un disciple de Spinoza (cf. Bayle, Œuvres diverses, t. I, p. 61, mai
> » r >
1684).
(51 Paris, 1636 (2» édit.).
(6) Cf. Strowski, De Montaigne à Pascal (p. 145 sq.), à propos de l'Amphitheatrum
aelernae Providentiae divino-magicum (Lyon, 1615).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 35
ficales avait besoin de l'appui de la cour de France (1) : Spinoza
refusait les honneurs universitaires et les pensions des rois.
Dans sa solitude, protégé par le silence et la médiocrité, il parais
sait singulièrement plus dangereux et plus satanique. Les fan
farons du libertinage, les hérétiques inspiraient dans leurs vicis
situdes beaucoup de mépris et un peu de compassion. Beaucoup
de bons esprits reculèrent devant le bûcher de Vanini. Spinoza
au contraire concentre les haines. On ne peut attaquer sa vie,
mais on attaque son visage. « Il était petit, jaunâtre... il avait
quelque chose de noir dans la physionomie... il portait sur son
diront les Menagiana:
visage le caractère de la réprobation (2) »,
— Pour un docteur de Wittenberg il est vrai qu'à Wittenberg
les démons apparaissent souvent —
c'est une incarnation du
diable (3). L'iconographie de Spinoza recueillie par de Murr nous
offre le philosophe entouré d'un serpent qui se mord la queue.
Judaeus et Aiheistà, Atheorum Princeps, primi syslematis inter
Alheos subtiliores Architectas, telles sont les épithètes qui sou
lignent ses portraits (4).
Jamais une telle unanimité de haine ne s'était encore dressée
contre un auteur et une doctrine. Pendant plus de quarante ans,
les réfutations se succédèrent. En 1706, l'Allemand Gottlob
Friederich Jenichen crut l'heure venue d'en dresser le cata
logue (5). La tradition se maintint durant tout le xvme siècle
dans les universités allemandes de commencer une carrière de
philosophe ou de théologien par une dissertation contre Spinoza.
L'on peut donc parler à bon droit d'une querelle de Spinoza;
non pas une de ces bénignes querelles littéraires qui lançaient
les modernes contre les anciens, les admirateurs d'Homère contre
ses détracteurs, les tenants de la poésie conbre ses adversaires,
mais une véritable crise de la pensée occidentale où étaient enga
gés le sens et la valeur du christianisme. Certes Spinoza n'était'
pas seul à jouer un rôle dans cette crise de la conscience euro
péenne,
mais il symbolisa longtemps pour la pensée tradition
nelle l'athéisme systématique et sans nuances. Son rôle histo
rique est d'avoir occupé l'attention, d'avoir servi de cible, alors
que déjà en Angleterre et en France, avec Locke et Fontenelle,
(1) Cf. Léon Blanchet, Campanella (Alcan, 1920, p. 63 sq.).
(2 Amsterdam, 1693 (et Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 30).
(3) Musaeus, Tractatus theologico-politicus ad veritatis lucem examinalus
(Wittenberg, 1708, Préface). « Le diable a séduit un grand nombre d'hommes
qui semblent tous être à ses gages... Cependant, il y a lieu de douter si
parmi eux aucun a travaillé à ruiner tout droit humain et divin avec plus
d'efficacité que cet imposteur. » Musaeus enseignait la théologie à Iéna.
(4) De Murr, Adnotaliones (La Haye, 1802, p. 6 sq.).
Hisloria spinozismi Leenhofiani (Lipsiae, 1706).
(5)

36 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
dans l'effort patient des académies à Londres ou à Paris se cons
tituait un empirisme prudent autrement dangereux à l'usage
pour les dogmes consacrés. Son rationalisme dogmatique était
en un certain sens mieux adapté, plus accessible à la pensée
moyenne encore très médiévale des universités d'Europe. Appa
remment, le langage de l'Éthique était encore celui de saint
Thomas et de Descartes et son appareil logique ne choquait pas
les lecteurs d'Arnauld, à l'époque où la méthode expérimentale
relevait encore de « l'amateurisme ». Le rationalisme chrétien
voyait avec stupeur le conflit de la raison et de la foi ruiner son
édifice.
Mais,
tienté,
dans la mesure où cette crise est une crise de la chré
la querelle devenait internationale. Il ne s'agit donc pas
pour nous d'isoler abstraitement les réactions de l'opinion fran
çaise et de lui conférer artificiellement une originalité. La pensée
française déborde d'ailleurs les frontières du pays. Si, en France
même, les colloques entre protestants et catholiques deviennent
de plus en plus rares (1), la propagande catholique s'exerce
toujours vers les pays du Nord, vers la Rhénanie ou les Pays-
Bas : nous voyons Bossuet répandre son Exposition de la religion
catholique par l'intermédiaire de M. de Néercassel, vicaire apos
tolique d'Utrecht (2) et les jansénistes exilés à la suite d'Arnauld
constituer de mystérieux centres de ferveur dans les bastions
calvinistes (3). Mais les protestants français surtout servent
d'intermédiaires;
de 1685,
même avant la Révocation et le grand Refuge
ils délaissent de plus en plus les positions intérieures
de La Rochelle, Montauban ou Saumur pour se concentrer
sur les marches : Sedan, Deux-Ponts ou Genève. Les labadistes
puis en Frise.
ont essaimé aux Pays-Bas, à Middelbourg, à Veere,
Antoinette Bourrignon parcourt le Nord de l'Europe (4). Les
églises wallonnes prospèrent en Hollande, les églises vaudoises
à Londres. L'Université de Leyde conserve une clientèle fran
çaise. Docteurs ou pasteurs, les protestants français sont appré
ciés à Hambourg, à Heidelberg, à Copenhague, bientôt à Berlin.
Il est nécessaire, lorsqu'on parle de la pensée française, de dis
per-
tinguer deux théâtres : la France où le catholicisme, par la
(1) La tentative de réunion des églises (1691-1692) se fera en dehors des
protestants français (cf. P. Hazard, Crise de la conscience..., Boivin, 1935,
t. I, p. 303 sq.).
(2) Correspondance de Bossuet (édit. Urbain-Levesque, Hachette, t. I,
p. 387, et t. II, p. 178). Cf. J. Tans, Bossuet en Hollande, Maestricht, 1949.
(3) Correspondance d'Antoine Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. III,
p. 185 sq.).
(4) Cf. Bayle, Dictionnaire historique et critique (in verbo); Salomon Reinach,
Cultes, mythes et religions (t. I, p. 426 sq. (1905)).

LA NAISSANCE D'UNE LÉGENDE 37
suasion ou par la force, tend à régner en maître, et l'Europe pro
testante où une élite française hétérodoxe s'établit sur de solides
positions. Alors que le catholicisme français sera averti assez tard
de Spinoza et de sa doctrine, les protestants français, au contact
direct des publications hollandaises, seront informés très tôt.
Alors que nos réfutations catholiques garderont une grande unité
de ton et sembleront même souvent résulter d'un plan d'attaque
préalable, nos réfutations protestantes se feront en ordre dis
persé, avec un choix personnel du terrain et des arguments. Mais
ce qui est plus grave, c'est qu'en face d'un catholicisme qui ne
se laisse pas entamer et qui force Richard Simon à se faire édi
ter à Rotterdam, le protestantisme français subit l'influence de
Spinoza; il fournit les premiers disciples, le traducteur Saint-
Glain et le biographe Lucas; son aile soci-
libérale, suspecte de
nianisme,
travaillée par les thèses d'Arminius et d'Episcopius
et qui s'appuie en France même sur l'église de Saumur avec
Pajon et celle de Charenton avec Claude, sera tentée par cer
taines thèses spinozistes,
et par l'apologie de la tolérance religieuse.
par la critique biblique du Tractatus
Il faut donc, pour discerner avec quelque chance d'exacti
tude l'accueil fait à Spinoza par la pensée française, pour mesurer
l'intensité des réactions et leur originalité propre, séparer les
deux domaines. Ce sera la première fois, mais non la dernière,
où Spinoza contraindra ses adversaires à prendre conscience
d'eux-mêmes en mobilisant leurs forces vives dans un redoutable
effort de sincérité.

Chapitre II
SPINOZA
ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS
C'est probablement en avril 1670 que paraît le Tractatus
iheologico-politicus, sans nom d'auteur. L'éditeur était Jean
Rieuwertsz ou plus sûrement Christoffel Kœnrad d'Amsterdam,
mais on égaraitîles soupçons avecila fausse suscription : Ham
bourg,
Henricus Kùhnrath (1). Les milieux ecclésiastiques et
tout d'abord les églises calvinistes de Hollande sonnent immé
diatement l'alarme : l'église d'Amsterdam avertit ses fidèles
dès le 30 juin 1670, suivie par tous les synodes provinciaux,
Sud Hollande le 25 juillet, Nord Hollande le 5 août. Les pouvoirs
publics interviennent à leur tour; le 24 avril 1671 les États
de Hollande et de West. Frise déclenchent la répression officielle
qui s'étend à Utrecht le 18 septembre. L'église de :Leyde est
avertie plus tardivement le 8 décembre 1673 (2). Mais l'auteur
semble ignoré et l'ouvrage est condamné de concert avec des
traités sociniens et des publications licencieuses. Les premières
réfutations fusent : à Leipzig, le maître de Leibniz, Thomasius,
dans une harangue publique, rapproche le libertin inconnu
d'Herbert de Cherbury et de Hobbes (3) : Rappolt le suit
le 1er juin 1670(4). Utrecht semble le centre de l'opposition:
Jean Melchior s'inquiète dans une Lettre à un ami publiée en
1671 (5); le médecin cartésien Lambert Van Velthuysen proteste
(1) Une deuxième édition in-8° était donnée sous le titre : Danielis Hensii
P. P. Operum historicorum colleclio prima (Lugduni Batavorum, apud Isaacum
Herculis, 1673). Annoncée comme plu9 correcte, multo emendatior, elle
se borne à reprendre la première édition (Bibliothèque municipale de Bor
deaux, n» 12.633 et 36.104). Cf. Van der Linde, op. cit. (deux éditions
nouvelles sous sept titres différents entre 1673 et 1674).
(2) Documents publiés par Freudenthal, op. cil. (p. 121 sq.).
(3) Ceci dès le 8 mai 1670. Thomasius croyait l'auteur allemand à cause
du faux lieu de l'édition (cf. Freudenthal, p. 192).
(4) P.-L. Couchoud, Benotl de Spinoza (Alcan, 2« édit., 1924, p. 128,
note 2).
(5) J. M. D. M., Epislola ad amicum (Utrecht, 1671). Cf. Freudenthal.
(p. 192) et Couchoud (p. 129).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 39
violemment auprès de son ami Jacob Osten sans savoir encore
que l'auteur est son correspondant Spinoza (1). Régnier de
Mansvelt, professeur de philosophie à l'Académie municipale,
prépare au su de Spinoza l'ouvrage qui paraîtra en 1674 (2).
Puis le secret se divulgue assez rapidement dans les milieux
universitaires, toujours curieux et souvent bavards. Dès le
28 juin 1670, un docteur de Heidelberg, Miegius, révèle l'auteur :
« C'est un Juif, un certain Spinoza... son ouvrage trouble les
esprits (3). » Spinoza d'ailleurs a manqué de prudence. Deux de
ses correspondants, peu sûrs, ont déjà tout compris : Van Vel-
thuysen est renseigné par Osten et Spinoza a eu la faiblesse de
répondre à ses critiques (4); le professeur d'Utrecht Graevius,
tout en acceptant des services de Spinoza (5), le dénonce avec
brutalité à Leibniz le 12 avril 1671 et lui propose l'envoi de
l'ouvrage (6). Dès lors, toute l'Allemagne érudite sera avertie.
En Hollande même, un pamphlet dirigé contre le grand Pen
sionnaire Jean De Witt publie son nom en 1672 (7). La guerre
contre la France, loin de faire oublier le scandale, tire Spinoza
de sa retraite. Le colonel Stoppa entre à Utrecht en juin 1672
avec l'armée de Condé; on l'informe de Spinoza. Qui? Comment
ne pas penser à Van Velthuysen et à Grœvius? Spinoza compte
tant d'adversaires à Utrecht. Après avoir accueilli le philosophe,
Stoppa lance son pamphlet et accuse formellement les Hollandais
de tolérer Spinoza et de ne pas le réfuter : « Ce Spinoza vit dans
le pays... ses sectateurs n'osent pas se découvrir, parce que son
livre renverse absolument les fondements de toutes les religions
et qu'il a été condamné par un décret public des États et qu'on
a défendu de le vendre,
bien qu'on ne laisse pas de le vendre
publiquement. Entre tous les théologiens qui sont dans ce pays,
il ne s'en est trouvé aucun qui ait osé écrire contre les opinions
que cet auteur avance dans son traité... S'ils continuent dans
ce silence, on ne pourra s'empêcher de dire ou qu'ils n'ont point
(1) Lettre 42 de la Correspondance de Spinoza (Appuhn, t. III, p. 265)
datée du 24 janvier 1671.
(2) Cf. Lettre 50 (Appuhn, t. III, p. 292). L'ouvrage s'intitule Adversus
anonymum theologico-politicum (Amsterdam, 1674).
« (3) Turbas ibi excitans ». Cf. Freudenthal, op. cit.,
Samuel Andréas de Herborn).
p. 193 (lettre à
(4) Correspondance de Spinoza (Appuhn, t. III, p. 278, lettre'43).
(5) Ibid., lettre 49,
p. 290 (Spinoza lui a prêté un document relatif à
Descartes).
(6) Correspondance de Leibniz (Darmstadt, Reichl, 1923, Reihe I, Band I,
p. 142).
(7) Van der Linde, Benediclus Spinoza. Bibliografte (La Haye,
Nijhoff, 1871, n° 62). On y accuse Jean de Witt de posséder le Tractatus
de Spinoza dans sa bibliothèque.

40 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de charité en laissant sans réponse un livre si pernicieux, ou
qu'ils approuvent les sentiments de cet auteur, .ou qu'ils
n'ont pas le courage ou la force de les réfuter (1). »
—
Un tel appel à la répression quels qu'en fussent les mobiles
—
qui étaient beaucoup plus politiques que religieux pouvait
avoir pour Spinoza de funestes conséquences, au moment même
où la populace de La Haye qui venait d'assassiner les frères de
Witt voyait dans Spinoza un confident sinon un complice du
grand Pensionnaire de Hollande. C'était mal connaître les
Pays-Bas dont la force et le prestige reposaient précisément sur
la tolérance et le respect du droit des gens. Face à l'intolérance
calviniste, les pouvoirs civils, souvent appuyés sur les « remon
trants»,
soucieux de conserver en dehors des églises leur autorité
propre, craignaient cette confusion de la religion et de la poli
tique. Le patriciat hollandais, libéral d'esprit et tolérant par
intérêt, ne perdit pas son sang-froid. Comment faire croire aux
Van Beuningen, aux Hudde, aux Paets,à ces réalistes concilia
teurs d'Amsterdam et de Rotterdam que l'austère philosophe
était un homme dangereux? La preuve en est que Spinoza ne
fut l'objet d'aucune enquête officielle. Les églises calvinistes
sont seules en scène et il faut cependant attendre le 21 juin 1675
pour voir celle de La Haye s'inquiéter d'une éventuelle publica
les synodes de Dordrecht (13 novembre
1675), de Frise (29 mai 1676) et d'Utrecht (9 septembre 1676)
visent plus l'ouvrage que l'homme. Les menaces en somme
tion de l'Éthique (2);
demeurent platoniques. Malgré l'insolente provocation de Stoppa,
le philosophe poursuivait paisiblement ses recherches. Un témoi
gnage précis traduit cet état d'esprit : c'est celui du Rhénan
Jean Brun qui, en réponse au colonel de Condé, publie en 1675
sa Véritable Religion des Hollandais (3). De son vrai nom Johann
Braun, ancien étudiant de Metz, il a assisté comme pasteur à
Nimègue aux exactions du fameux commissaire Methelet (4)
et ne peut tolérer la solidarité que Stoupe semble établir entre
Spinoza et l'église hollandaise : « M. Stoupe dit donc que Spi-
(1 ) La Religion des Hollandais (Paris, Clousier et Auboin, 1673, 3" lettre,
p. 92 sq.).
(2) Cf. Freudenthal, op. cit. (p. 147).
(3) La Véritable Religion des Hollandais avec une Apologie pour la reli
gion des Eslats généraux des Provinces Unies, contre le libelle diffamatoire
de Stoupe qui a pour litre la « Religion des Hollandais »... Cy est joint le
conseil d'extorsion ou la volerie des François exercée en la ville de Nimègue
(Amsterdam, Abraham Wolfganck, 1675).
(4) Il devait terminer sa vie comme professeur à l'Université de Groningue
(cf. de Witt, Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français,
t. XXXI, p. 226) sous le nom de Braunius.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 41
noza est un homme qui est né Juif, qui n'a point abjuré la religion
des Juifs ni embrassé la religion des Chrétiens. S'il est Juif ou
non, cela n'établit ni ne ruine la religion des Hollandais... Il
semble être fort indifférent pour les religions, si Dieu ne lui
touche le cœur. S'il soutient toutes les opinions comme Stoupe
les lui attribue, je ne le rechercherai pas et Stoupe se serait
passé avec plus d'édification d'en parler. Il pourra s'en justifier
lui-même s'il veut. Je n'examinerai pas non plus s'il est l'auteur
du livre qui a pour titre Tractatus iheologo-polilicus. Au moins
l'on m'assure qu'il ne le veut pas reconnaître pour son fruit : et
si l'on doit croire au titre, il n'est pas imprimé en ces provinces,
mais à Hambourg. Mais prenons que ce méchant livre soit
imprimé en Hollande; messieurs les États ont tâché de l'étouffer
en sa naissance et l'ont condamné et en ont défendu le débit,
par un décret public... Je sais bien qu'il s'est vendu en Angleterre,
en Allemagne, en France et même en Suisse, aussi bien qu'en
Hollande, mais je ne sais pas s'il a été défendu dans ces pays-là...
Stoupe trouve pourtant de quoi accuser les Hollandais. C'est
qu'ils n'ont pas réfuté un livre si pernicieux. Entre tous les
théologiens, dit-il, qui sont dans ce pays, il ne s'en est trouvé
aucun qui ait osé écrire contre les opinions que cet auteur avance
dans son traité... Puisque ce livre a été imprimé à Hambourg,
au moins comme le porte le titre, il me semble qu'il devait plutôt
avoir fait ce reproche aux théologiens de cette ville-là qu'aux
Hollandais. Prenons pourtant que Spinoza en soit l'auteur et
qu'il soit imprimé en ce pays-ci,
faudra-t-il justement que les
théologiens de Hollande le réfutent? Tout ce qu'il y a de chrétiens
au monde ne devaient-ils pas accourir pour le réfuter,
jugeaient nécessaire?
s'ils le
« Mais peut-être les théologiens, tant Suisses que Hollandais,
ont jugé qu'i/ n'était pas nécessaire de se presser tant pour réfuter
Spinoza,
croyant que l'horreur de la doctrine se réfute assez
d'elle-même d'autant plus qu'il n'y a rien de nouveau dans ce
traité, tout ce qu'il contient ayant été mille fois recuit par les
profanes, sans avoir pourtant grâce à Dieu fait grand mal à
l'Église. J'ai couché moi-même sur le papier plusieurs remarques
contre ce détestable livre et si les malheurs de la guerre ne me
l'avaient empêché, je ne sais ce que je n'aurais pas fait, quoique
je croie néanmoins avoir employé mon temps plus utilement à
d'autres ouvrages; je ne l'ai même jamais jugé si pernicieux que
le libelle diffamatoire de Stoupe (1). »
(1)
La Vraie Religion... (op. cit., p. 158 sq.).

42 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Malgré sa langue un peu barbare,
la réponse de Jean Brun
portait. Le pasteur de Nimègue décelait fort bien la manœuvre
politique de Stoupe et traduisait exactement la pensée de
messieurs les États de Hollande. Mais s'il dégageait son Église
de toute complicité avec l'impiété du Tractatus, il marquait aussi
le refus d'une répression brutale et donnait aux soudards de
Louis XIV une leçon de tolérance et d'intelligente charité.
Aucun témoignage de protestants français ne nous est parvenu
durant cette première crise. Faut-il s'en étonner? La guerre de
Hollande les mettait en fâcheuse posture. Pris entre leur patrio
— —
tisme réel encore avant la Révocation de l'Édit de Nantes
et leur attachement religieux pour les Provinces Unies, ils ne
sauraient intervenir dans cette minime affaire. Beaucoup rallient
les lignes françaises. Stoupe est leur coreligionnaire au même
titre que Jean Brun. Français et Wallons sont étroitement
surveillés d'ailleurs par la police des États et le peuple des
grandes cités suspecte quiconque parle français. Puis le danger
s'éloigne; les résidents français jouent à nouveau dans la vie
hollandaise un rôle d'importance. Or, Spinoza continue à préoc
cuper l'opinion, alertée par le duel de Stoupe et de Brun; attaque
violente d'un ancien ami, Guillaume Blyenberg, courtier en
grains de Dordrecht (1), réfutations officieuses de Kuiper et de
se succèdent. Le silence ne se fait pas. C'est alors
Bredembourg (2)
qu'interviennent à leur tour les églises wallonnes qui ne peuvent
plus demeurer indifférentes. Par trois fois les protestants fran
çais sont avertis. Le 13 septembre 1675, le synode de Campen
déclare dans son article 27 : « Sur l'instruction de l'église d'Utrecht,
la compagnie, louant la vigilance et le zèle de ladite église, a
chargé celles des villes où se rencontrent quelques -uns de
MM. les députés des synodes de Sud et Nord Hollande respectifs
de conférer avec eux pour chercher ensemble les moyens les
plus convenables afin d'empêcher le nommé Spinoza de continuer
à semer son impiété et son athéisme dans ces provinces (3). » A
Middelbourg, le 22 avril 1676 (4), le synode wallon déplore « les
blasphèmes et les impiétés du malheureux Spinoza », se félicite
(1) Cf. Appuhn, t. III,
p. 380, note 31.
(2) Arcana alheismi revelata (Rotterdam, 1676) et Enervalio Tract, fft.politici
(Rotterdam, 1675).
(3) Livre synodal des Églises wallonnes, t. I, p. 754 (cité par Freuden
thal, op. cit., p. 150).
(4) Ibid., t. I, p. 756 (Freudenthal, p. 152).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 43
du zèle ecclésiastique et cherche les remèdes capables « d'arrêter
et d'extirper cette rongeante gangrène ». Enfin le synode de
La Haye, tenu dès le 16 septembre 1676, demande avec instance
aux églises de La Haye, Dordrecht, Utrecht et « Bréda, de s'in
former soigneusement et de chercher en toute exactitude les
lumières et les preuves nécessaires pour découvrir si (Spinoza)
est l'autheur du livre impie intitulé Tractatus theologico-politicus
et s'il débite les matières qui y sont contenues et qui depuis
quelque temps a veu le jour (1) ». L'heure semblait venue pour
les Français de Hollande de se mêler au chœur des réfutations.
Il fallut pourtant attendre cinq ans, la mort de Spinoza, la
parution de l'Éthique et surtout la traduction française du
Tractatus pour que le silence fût enfin rompu. Ce précurseur d'une
longue lignée s'appelait Pierre Yvon.
Ce n'était ni un philosophe ni un érudit. Il avait même pour
les spéculations rationnelles et pour les recherches d'histoire
ee mépris inconscient des croyants que la vérité illumine du
dedans et qu'une expérience religieuse intensément vécue dis
pense de démonstration. L'expérience d'ailleurs était originale :
Pierre Yvon était le disciple préféré du fameux agitateur Jean de
Labadie et après la mort du maître à Altona en 1674 avait pris
la direction spirituelle de la petite « église retirée du monde »; en
1678, il s'était établi en Frise à Wiewert, puis après avoir épousé
la châtelaine, une demoiselle de Sommelsdyck, il était devenu le
seigneur du pays, cumulant à l'instar de Rome le spirituel et
le temporel.
Sa rencontre avec Spinoza avait été toute fortuite. Frais émoulu
des écoles de Genève (2), il avait tout juste vingt ans lorsqu'il
suivit en 1666 à Middelbourg le sillage aventureux de Labadie.
Celui-ci prêchait un curieux millénarisme où l'homme régénéré,
directement inspiré par l'Esprit Saint, en dehors de tout rite
superstitieux et de tout symbolisme contestable, sans servitude
à l'égard de l'Écriture,
suivait la voie du salut dans une nouvelle
alliance avec Dieu. En 1669, le synode de Dordrecht avait eu
(1) Livre synodal..., t. I, p. 759 (cité par Freudenthal, op. cit., p. 154),
(2) Cf. Haag, La France protestante (1 édit., Paris, Cherbuliez, 1859,
t IX p. 552). Pierre Yvon était né à Montauban en 1646. Sa mère le menait
dès l'âge de six ans aux sermons de Labadie qui exerça à Montauban les
fonctions de pasteur, puis de recteur de l'Académie protestante jusqu'en
1657.

44 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
beau l'excommunier, Middelbourg
tenait pour son pasteur et se
révoltait. Le petit troupeau avait alors essaimé librement, puis
traqué, s'était réfugié au monastère luthérien de Hervorden
dont l'abbesse n'était autre que la princesse Elisabeth de Bohème,
l'ancienne fidèle de Descartes. La pauvre princesse un peu détra
quée sombrait alors dans la mystique et,
labadiste Anne-Marie de Schurmann,
sur la foi de son amie
refusait « le christianisme
masqué qu'elle avait suivi jusque-là ». Durant ce séjour d'un an,
de 1671 à 1672, jusqu'à l'approche de l'armée de Condé, les
errants reprirent courage. Mais l'important est que la princesse
Elisabeth joua une fois de plus son rôle d'intermédiaire en dis
cutant Spinoza dans son philosophique couvent. C'est Pierre
Yvon qui nous l'apprend : « Peu après que (le livre de Spinoza)
eut paru, une personne considérable nous le mit en main, nous
priant de l'examiner et de vouloir même nous appliquer à sa
réfutation (1). » Après maintes traverses, à Erfurt et Altona,
Pierre Yvon tint sa promesse et fit paraître en 1681 son Impiété
convaincue (2).
Pierre Yvon n'est pas un apologète habile, rompu aux querelles
scolastiques. Malgré son séjour à Hervorden, il ne cite pas Des
cartes; malgré le souvenir de Labadie, il n'ose bâtir une nouvelle
cité gnostique et délaisse bon nombre des chimères de son vieux
maître. Sa religion, c'est celle de Pascal : Dieu sensible au cœur,
Dieu qui apparaît avec une évidence telle dans l'expérience
psychologique du fidèle qu'aucun raisonnement, aucune expé
rience d'ordre sensible ne sauraient venir l'infirmer. « S'il est
vrai que Dieu se fait réellement sentir à l'âme du chrétien
et du fidèle, il est impossible qu'il doute de la vérité de son être.
Or,
non seulement l'Écriture Sainte assure qu'il se fait comme
voir, goûter, sentir et toucher même en esprit, mais l'expérience
constante de l'homme régénéré et vraiment chrétien le lui
prouve d'une manière indubitable. Il sent souvent au-dedans de
soi un être et un esprit tout autre que le sien (3). » Dès lors le
chrétien est un homme supérieur, riche de toutes les possibilités
de l'homme naturel, mais qui participe directement à la vie sur
naturelle par l'action sensible de Dieu en lui-même : « C'est un
(11 L'Impiété convaincue, Préface.
(2) L'Impiété convaincue en deux traités dont le premier établit clairement
l'existence de Dieu et le deuxième contient la défense de l'Écriture Sainte par
l'entière réfutation du livre impie de Spinoza nommé « Traité théologiquepoliliquei,
par P. Y., pasteur de l'Église réformée retirée du monde et recueillie
maintenant à Wiewert en Frise (Amsterdam, Van de Velde, 1681, in-12,
423 p.).
(3) L'Impiété convaincue (p. 92).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 45
homme, de vrai, comme les autres, et ce qu'il y a de bon en eux
se trouve si réellement en lui qu'on peut dire qu'il est plus homme
que tous eux (1). »
Or, ce qui le révolte le plus dans le Tractatus,
c'est l'absence
de cette vie religieuse profonde. Spinoza parle de Dieu comme
d'un Être reconnu, admis, mais prodigieusement lointain, indif
férent au sort des hommes, aussi impassible que le cours des
lois éternelles qu'il ne peut enfreindre sans se nier lui-même.
Ce n'est pas tant l'absence de Dieu que l'absence de contact
avec lui qu'il ne peut admettre; sans ce lien, plus de religion.
Comment ne pas être tenté dès lors de « nier l'Être même de
Dieu (2) »? On pense aussitôt aux véhémentes adjurations de
Pascal contre Descartes. Mais pourquoi s'en prendre à Spinoza,
et non pas à toute philosophie intellectualiste? C'est que Spinoza
a déjà une valeur de symbole et la crainte qu'il inspire donne
la mesure de l'audience qu'il a obtenue. « En faisant voir la
vanité de ses objections, l'on soudra celles de tous les autres
qui lui sont semblables et qui, comme lui,
veulent faire les
entendus et les savants (3). » Derrière l'érudition rabbinique,
Pierre Yvon découvre assez vite un substrat philosophique; sous
les applications morales et politiques du Tractatus, il a décelé
une dangereuse doctrine; en 1681, il n'a pas encore assimilé
l'Éthique,
mais il l'a parcourue et en cite les premiers théo
rèmes (4). Le premier de sa génération, il a aperçu la prodigieuse
cohérence intérieure du système spinoziste. Dès lors, il ne saurait
se borner à des invectives, aux insultes gratuites, pas plus qu'aux
querelles de mots. Avec une largeur de vue que ses successeurs
n'auront que rarement, il osera prendre la défense de Dieu sans
s'embrouiller dans une exégèse tatillonne que Labadie lui a
appris à mépriser.
Il n'en suit pas moins pas à pas son ennemi. D'abord il le
déloge de ses positions érudites. Que vient faire cette critique,
cette « malheureuse critique (5) »? Jamais un texte, quel qu'en
soit l'établissement, n'a sauvé une âme; jamais les chicanes
verbales n'ont enrichi la vie spirituelle. La connaissance de
l'hébreu n'apporte rien de nouveau au message de l'Écriture.
Qu'importent ces anachronismes, ces erreurs de date, ces petites
contradictions, ces interpolations? Il ne les nie pas, car ce n'est
(1) L'Impiété convaincue, p. 82 (cité par A. Monod, De Pascal à Cha
teaubriand, Alcan, 1916, p. 33).
(2) Ibid., Préface.
(3) Ibid., p. 206.
(4) Ibid., Préface.
5) Ibid., p. 286.

46 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
pas de son ressort. L'essentiel n'est-il pas « d'interpréter comme
il faut et salutairement (1) » les saintes lettres? Or, de même que
le fidèle sent en lui-même la présence de Dieu, de même le lec
teur honnête sent dans le livre unique la parole divine; son authen
ticité découle de son originalité : il n'est rien en lui qu'un homme
ait pu inventer; il n'est donc rien en lui qu'un homme puisse
discuter.
Mais Pierre Yvon ne se contente pas d'opposer aux raisons
et même aux faits invoqués par Spinoza les affirmations véhé
mentes de sa conviction intérieure. Sur quatre points qui prêtent
davantage à la discussion, sa dialectique devient plus précise :
les miracles, les prophéties, la loi divine et le droit naturel sont
abordés plus méthodiquement. D'abord, Yvon se refuse à
admettre, comme Spinoza dans sa préface,
que la religion soit
le fruit de la crainte et des passions humaines. La religion n'est
pas la superstition qui n'est que « son ombre et phantosme (2) ».
Mais la superstition elle-même, toute caricaturale, toute dégé
nérée qu'elle soit, prouve la profondeur de cet instinct religieux
« presque entièrement effacé par le péché ». Que Spinoza ne lui
oppose pas la médiocrité morale des chrétiens! Le disciple de
Labadie ne saurait s'en étonner, lui qui a voué sa vie à leur
régénération et qui sait bien que l'amour seul permet la partici
pation à la vie divine. Mais le heurt sur les prophéties est plus
violent. En face de Spinoza qui tend une cloison étanche entre la
philosophie et la théologie, entre la raison et la foi, Yvon rétablit
le contact. Les paroles des prophètes ne s'appuient pas sur la
foi seule; la prophétie « a ses lumières aussi bien que ses sacrés
nuages (3) »; la révélation n'est pas une connaissance inférieure
qui pousse les humbles à l'obéissance par la piété, mais une con
naissance surnaturelle qui, par images et paroles, manifeste
l'opération intérieure de l'esprit de Dieu. En tant qu'hommes,
les prophètes ont leurs faiblesses mais ne faussent en rien la
vérité qu'ils transmettent. Ironiquement, Yvon oppose enfin
les philosophes qui ont « peu de science et beaucoup d'opinion (4) »
et les prophètes et martyrs qui savent mourir pour leurs idées.
Ainsi donc, la prophétie est une véritable science, éclairée du
plus haut par l'esprit divin; le prophète n'est pas seulement
l'interprète pieux, passif, imparfait, d'une vérité trop grande
pour lui. Yvon, fort de son expérience mystique, ne le met pas
(1) L'Impiété convaincue (p. 283).
2 Ibid., p. 213.
p. 218.
p. 221.
(3) Ibid.,
(4) Ibid.,

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 47
seulement sous le signe de la foi, mais sous celui de la vérité.
Là encore, les affirmations semblent l'emporter sur les preuves.
Ce n'est plus le cas dans l'examen des chapitres III, IV et VI
de Spinoza sur la vocation des Hébreux, la loi divine et les
miracles. C'est là qu'avec perspicacité, Yvon utilise sa connais
sance de l'Éthique pour interpréter les thèses du Tractatus. Toute
l'erreur de Spinoza procède d'une fausse conception de Dieu;
« comme il ne croit pas à la création du monde... qu'il croit que
tout se gouverne par une nécessité fatale... enfin comme il est
au fond un vrai athée », son but inavoué mais réel est « d'abolir
toute l'impression que les hommes ont de Dieu comme suprême
législateur (1) ». Comment s'en étonner? « Que pouvons-nous
attendre d'un impie... qui ne connaît pas d'autre Dieu que l'uni
vers (2)? » Les conséquences dangereuses s'expliquent aussitôt
par ce principe. Que peut être la loi divine pour cet athée? Il
va confondre l'amour des créatures et celui du créateur puisqu'il
prend « les œuvres de Dieu pour Dieu même ». Même confusion
dans sa doctrine du miracle. En attribuant à la nature « une
éternité qu'elle n'a point et une immutabilité qu'elle ne possède
pas non plus (3) », en affirmant que Dieu ne saurait transgresser
ses propres lois, Spinoza sous-entend que la nature de Dieu et celle
des êtres créés sont les mêmes. Monstrueuse impiété! En réalité,
Dieu transcende la nature et rien ne l'empêche d'agir « par
dessus la nature des êtres produits de lui ». N'allons pas croire
au caprice. Le miracle
— et
Yvon insiste sur ce point — doit
avoir un caractère édifiant; il « ne procède pas du cours naturel des
choses », mais la puissance infinie, parfaitement libre, est en
droit de se manifester parfois par un coup d'éclat, afin de s'af
firmer et de se faire « extraordinairement connaître « (4) », pour
montrer qu'elle a tout fait, que tout dépend d'elle » et qu'elle
peut agir « sans les au-dessus créatures, d'elles et contre leur
cours naturel ». Et une belle définition clôt la discussion en
soulignant la primauté de Dieu : « Un miracle n'est pas seulement
ce qui va contre le cours ordinaire de la nature, mais ce qui
est opéré au-dessus d'elle (5). » Enfin, P. Yvon se refuse aux défi
nitions spinozistes du droit naturel où il décèle les impiétés
du Léviathan de Hobbes. C'est là une autorisation dangereuse
des instincts naturels qui procèdent du péché et de notre corrup-
(1)
2) Ibid.,
3) Ibid.,
4) Ibid.,
5) Ibid.,
L'Impiété convaincue (p. 232).
p. 237.
p. 253.
p. 259.
p. 263.

48 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
tion. Cet instinct de révolte est satanique. Là encore, confusion
de Dieu et de la nature : « Il est vrai que les êtres créés n'ont
rien que ce qu'ils reçoivent de Dieu... mais il faut que ce qu'ils
ont reçu soit ce qu'il est lui-même et que la puissance d'agir
qu'il leur donne soit sa divine puissance (1). » P. Yvon, fidèle à
la doctrine du péché originel, se refuse à la légitimation d'une
nature dépravée et souillée.
Une telle réfutation impose le respect; d'abord parce qu'elle
est en français la première, et surtout parce qu'elle ose embrasser
le spinozisme d'un seul regard au lieu de l'aborder par des vétilles.
Son orthodoxie est large, acceptable pour toutes les églises
chrétiennes. Pierre Yvon n'a fait appel à aucune construction
dogmatique, à aucun argument cartésien, à aucune rêverie
labadiste, mais seulement à une expérience intime de la vie
chrétienne. Dans son langage maladroit et vieillot de provincial
qui ne connaît pas le bon ton, il a des franchises et des ferveurs
toutes pascaliennes. Avec clairvoyance, il décèle le fort de
l'adversaire et en donne la formule définitive tant exploitée
depuis : « Le dieu de Spinoza, c'est l'Univers;
» et malgré son
penchant propre pour la vie intérieure qui le pousse à déceler
en lui la présence de Dieu, il maintient la divinité personnelle
et transcendante du christianisme. Cependant, pas plus que
Pascal,
il ne pouvait satisfaire l'intellectualisme foncier de son
temps. Les contemporains de Descartes ne croient pas sincère
ment à la corruption de la raison. Or, pour le mystique Pierre
Yvon, la raison n'est valable que lorsqu'elle confirme les vérités
de la foi; l'Écriture n'enseigne pas seulement l'obéissance aux
âmes simples que dérouteraient les voies de l'intelligence. « Qui
lui a dit que l'Écriture n'est pas donnée pour rendre sage à salut,
pour enseigner la science des saints (2)? » Va-t-on voir dans la
raison « une déesse qu'il faut adorer à la place du vrai Dieu (3) »?
Mais par là-même, Yvon se coupait des meilleurs esprits de son
temps qui verront dans l'édifice spinoziste moins d'erreurs de
méthode que d'imprudences de raisonnement. Il n'offrait, comme
tous les mystiques, nulle méthode, mais un exemple et un témoi
gnage, apport toujours un peu naïf dans les grandes batailles
d'idées.
(1)
(2) Ibid.,
(3) Ibid.,
L'Impiété convaincue (p. 409).
p. 344.
p. 402.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 49
C'est pourtant le même appel au témoignage intérieur que
lançait quatre ans plus tard contre Spinoza le pasteur Pierre
Poiret. Né à Metz en 1646, fils d'un humble artisan, il avait quitté
à treize ans l'atelier pour le collège. C'était un étonnant foyer
de controverses religieuses que cette ville de Metz, lorsque s'af
frontaient Bossuet et le pasteur Paul Ferri (1). Mais c'est surtout
en terre rhénane que Poiret fit son éducation : précepteur en
Alsace à Bouxwiller, étudiant de philosophie à Bâle où il s'initie
à Descartes, étudiant en théologie à Hanau en 1667, vicaire
d'un pasteur à Heidelberg, pasteur enfin en 1672 à Anweiler
dans la principauté de Deux-Ponts, c'est surtout la pensée alle
mande qui le forme. Descartes le gêne par son goût de l'évidence
et par son orgueilleux rationalisme; il préfère l'Imitation, les
lectures enivrantes du vieux Tauler et de Jacob Bœhme. Aux
idées innées, il oppose les idées infuses et lorsqu'en 1676 les armées
françaises entrent dans le Palatinat et qu'il lui faut fuir en
Hollande, c'est d'instinct vers l'église labadiste de Frise qu'il se
dirige; il s'en dégage pour suivre Antoinette Bourrignon à Ham
bourg. Dès 1679, il publie ses œuvres; en 1680, il revient avec
elle en Hollande à Franeker, puis s'installe à Amsterdam et
enfin à Rheinsburg où Spinoza avait séjourné, menant pendant
trente ans encore une vie de solitude et de piété (2).
Mais les âmes simples ont leurs détours. La personnalité
de Poiret se dérobe souvent. Au fond, c'est un médiéval; dans
ses ouvrages touffus, désordonnés, d'une latinité souvent barbare,
un appareil scolastique contraste violemment avec des ferveurs
d'un autre âge. De Descartes, il a gardé le langage et un certain
respect pour le raisonnement bien conduit; de la Bourrignon, la
méfiance de toute
philosophie et l'assurance que la raison est
corrompue (3). Au lieu de se borner à l'exégèse mystique qui
fit son renom en Allemagne (4),
Pierre Poiret s'attaqua aux
grands systèmes dogmatiques sans se douter que le terrain ne
(1) Bossuet fut chanoine résidant de Metz de 1654 à 1659.
(2)
Cf Haag, La France protestante (op. cit., t. VIII, p. 268). Poiret
m(3[Uè'où i'IntrV«atfonUsroguvent
contradictoire de Poiret : cf. Walter
les carté
^
JC(nL?, Dus vtZltnis... (La Philosophie et la théo "gie
Poiret et Spinoza, Leipzig, 1912), et Max: Wieser, peter
siens Malebranche,
Poiret derVater der romanischen Mystik in Deulschland (Munchen, 1932)
f41 1679 œuvres de la Bourrignon; 1683, traduction et paraphrase de
l'Imitation; ^étude sur Jacob Bœhme; 1691, étude sur Catherine de
Gênes.
4
Y. VERNIERE, I

50) SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE:
lui convenait guère. En 1677, c'est encore en fidèle de Descartes
qu'il s'exprime dans ses Cogitaniones rationales de Deo, anima
et malo (1); dans sa réédition de 1685, Descartes contesté aban
donne la scène et la cède à Spinoza. Sa connaissance du spino
zisme semble tardive; lorsqu'il dédiait sa première édition à;
l'électeur palatin Charles, il ignorait que celui-ci venait d'inviter-
Spinoza à professer librement à Heidelberg (2). Mais il arrive en
■ Hollande lors même de la mort de Spinoza
l'Éthique,
et de la parution de
et sa réfutation laissera de côté le Tractatus. C'est;
alors qu'il truffera ses dissertations cartésiennes de notes anti-
spinozistes, les fera précéder' d'un discours sur la foi et la raison
et ajoutera une réfutation méthodique de l'Éthique d'une cen
taine de pages (3).
L'unité- de ton est, donnée par l'anti-intellectualisme. Dans
sa recherche de la vérité, l'homme doit se défier d'une raison
corrompue; la découverte de Dieu est dans la contemplation,
non dan* l'exercice de, l'intelligence : « Veritatis inveniendae
quietem mentis plus prodesse quam ejus actiyitatem (4) », déclare-
t-il. La raison atteint peut-être l'essence de Dieu, mais non Dieu
lui-même et cette essence n'est qu'une « image, rationis objeetum
non esse Deum ipsum, sedejus icônes seu picturas ». Tous les
monuments dogmatiques sont des rêveries « som-
dangereuses,
niorum coacervatio », lorsqu'elles ne sont pas contrôlées par la
foi. Si.le philosophe ne se souvient pas que son terrain est stérile}.
ses idées obscures et son activité dépravée, il va à l'impiété et
à l'athéisme (5). Or, qu'est-ce que l'athéisme sinon le fruit d'une
raison corrompue et sans frein (6)? Descartes y mène par ses
idées arbitraires de la divinité et Poiret ne craint pas de se
désavouer lui-même en reprenant les vaticinations d'Antoinette
Bourrignon contre le cartésianisme (7). Mais Spinoza est autre-
(1) Cogitaiionum ralionalium de Deo, anima et malo, libri IV, in quibus
quid de hisce Carlesius ejusque sequaces boni aut secus senserint, omnisque
Philosophiae certiora fundamenta atque imprimis tota metaphysica verior,
continentur, nec non Benedicti de Spinoza atheismus et exitiales errores
funditus exstirpantur (Amsterdam, Blaeu, 1685, in-4° de 808 p.).
30 novembre 1675.
(2) Cette dédicace est datée de Deux-Ponts,
(3) Fundamenta atheismi eversa (p. 721-808).
(4) Discours préliminaire. Ce quies mentis rapproche singulièrement Poi
ret de Mme Guyoi».
(5) Ibid^
« eumqui rationis et philosophiae via tuto vult incedere, probe
memorem esse debere, rationem esse facultatem superflciariam, eamque
cujus fundus sit sterilis, ideaeque obscuratae et activitas depravata ».
« (6) Ibid., Fructus rationis corruptae et immodicae ».
« (7) Dieu lui avait fait voir et même déclaré expressément que cette
erreur du cartésianisme était la pire et la plus maudite de toutes les héré
sies... et un athéisme formel ou une réjection de Dieu dans la place duquel
la raison corrompue se substitue » (Bayle, Dictionnaire, article Bourrignon,
note K).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 51
ment plus dangereux. Il a toujours le nom de Dieu à la bouche,
mais ce Dieu n'est qu'un pur concept, une entité chimérique,
un amas de choses finies tant corporelles que spirituelles, rien
de plus (1)} et non le Dieu de vie sensible au cœur du chrétien:
Ne croyez pas cet impie lorsqu'il prétend dans le Tractatus
sauvegarder la morale et l'État. Il faut exclure cet hypocrite'
de là société des hommes, car il la corrompt et la mine (2).
Une préface aussi violente laisse bien augurer de la réfutation
elle-même. Poiret va s'y reprendre à trois fois dans un prodigieux
désordre;
on peut distinguer en gros une appréciation générale
du spinozisme (3), puis une discussion d'ensemble de la théodicée
de l'Éthique (4), enfin une critique suivie dès dix premières1
propositions du même ouvrage (5). Qui est Spinoza? Poiret nous
l'apprend succinctement : un Juif renégat dont les opinions
n'ont fait qu'empirer, « ex Judaeo christianus, ex christiano
Deistaj ex Deista Atheus (6) »; mais depuis sa mort, c'est-à-dire
depuis sept ans, le silence ne s'est pas fait sur sa personne; on
a publié de son œuvre la part la plus monstrueuse, on l'a traduit
en langue vulgaire. Mais à côté des candidats à l'enfer, combien
de braves gens, non prévenus, se sont laissé corrompre (7).
Poiret s'est donc décidé à la réfutation. Il a lu l'Éthique avec
soin; longtemps il a voulu croire à la religion ! de Spinoza; ne
voir proela--
en lui qu'un hérétique, non un athée. Ses disciples
maient qu'une conception originale dé Dieu, même erronée,
atheis1--
n'entraîne pas « l'athéisme, errorem circa Deum non esse
mum ï>. Poiret se sent prêt à lui pardonner même Te déisme;
loin d'être un fanatique, il croit que dans toute église, l'honnête'
homme peut faire son salut (8). Mais en toute raison et cons
cience, Spinoza n'est même pas un déiste, c'est le pire dès athées',
(1) Cogilaliones ralionales (p. 53) : « nil aliud intelligendum substituit
quam modo chimaeras universalium logicorum modo compagem rerum flni-
tam extensarum vel corporearum quam cogitantium mentium huma-
tarum,t
narum et praeterea nihil ».
(2) Ibid.,
p. 54 : « simulare solet se rerum publicarum politices ethicesque
maxime curare et stabilire ».
(3) Ibid., p. 70 à 82 (chap. XI daté d'Amsterdam, 15 avril 1684).
(4) Ibid., p. 176 à 528 (passim, surtout dans les notes ajoutées en 1685).
(5) Ibid., p. 721 à 808 (c'est le véritable traité Ahtispinozianus).
(6) Ibid., p. 77. L'opinion contemporaine a souvent cru Spinoza pro
testant, du fait de ses liens avec de nombreux « remontrants » ou « collé"
giants ». Le stade déiste est représenté par le Traclalus, l'athéisme par
l'Éthique.
(7) Ibid., p. 79 : « sed quoniam post ejus obitum atheismi candidétt
(errores Spinozae) luci tradidere, immo et in lingua vulgi a Saiûnae asseclis
sunt publico expositi, denique quia... plurimi, nonnulli etiam non maligne"
animo, sedincauto, iis intoxicantur:.. ».
les'
C'est ce qu'il développe dans la Paix des bonnes âmes dans tous
(8)
partis du christianisme (Amsterdam, 1687).

52 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
l'athée hypocrite (1). Ce qui fait la valeur d'une telle attaque,
c'est sa spontanéité; Poiret n'a lu aucune réfutation, ne suit
aucun maître et du moins dans cette première passe d'armes se
laisse guider beaucoup moins par sa raison que par son intuition
psychologique. Un fait s'impose : Spinoza ment. Trois aspects
généraux condamnent l'Éthique, aspects d'ailleurs liés : d'abord
l'impiété évidente qui couvre de mots sacrés des notions vagues
où l'on ne sent vivre aucune foi, aucun amour sincère de Dieu.
Ensuite, le système de l'Éthique se fonde uniquement sur l'abus
de termes, sur le gauchissement du sens des mots; qu'il définisse
Dieu, l'âme ou une passion, rien n'est conforme au sens commun;
la clef de l'a Éthique », c'est que la langue de Spinoza est une
langue inconnue jusqu'à ce jour : « Haec est clavis intelligentiae
scriptorum Spinozae sine qua in iis vix capies quicquam (2) »;
mais cette langue n'exprime aucune réalité et son agencement
géométrique est une duperie (3). Enfin, chose beaucoup plus
grave pour le chrétien, l'œuvre de Spinoza est une œuvre d'orgueil;
avec beaucoup de tact, Poiret décèle chez le philosophe de La
Haye, comme Pascal chez Descartes, l'incoercible libido sciendi
de l'intellectuel qui fait de son esprit la mesure de la vérité.
Or, il n'est pas de pire péché que cette croyance à la puissance
intellectuelle de l'homme qui, se jugeant capable de saisir Dieu
et le monde, prétend assumer de soi-même son bonheur et son
salut. Et d'un mot, il caractérise cette idolâtrie nouvelle de
l'homme pour l'homme : la béatitude n'est pas dans la contem
plation de sa propre puissance (4). Ainsi Poiret, dans cette esquisse
où il se révèle beaucoup mieux que dans une discussion précise,
conteste à la fois dans l'Éthique la méthode d'exposition, l'effi
cacité morale et la sincérité même des intentions. Sous des
dehors probes et loyaux, jamais Spinoza ne devait subir assaut
plus violent et somme toute plus injurieux que de la part de
notre bénin inquisiteur (5).
C'est alors la théodicée de Spinoza qu'il se met en devoir de
réfuter tout au long des marges de ses Pensées raisonnables. On
(1) Cogilaliones ralionales (p. 83) : « praecipuam Ethices atque ejus
operum posthumorum partem legeram ut semper supponerem eum rêvera
proflteri Deum neque Atheum esse sed Deistam ».
(2) Ibid., p. 80.
(3) Ibid., p. 74 : a Mathematicae veritatis seu certitudinis larva », un
fantôme de vérité et de certitude mathématique.
(4) Ibid., p. 75 : « propriam potentiam suam contemplari atque in hoc
beatitudinem suam collocare voluit ».
(5) Ibid., p. 76. Il insiste sur l'ingéniosité satanique de Spinoza; indus
trieux et venimeux comme une « araignée, exitiosa sua Atheismi ûla geometrico
more cacavit et connexuit ».

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 53
a beau croire la raison corrompue et savoir qu'elle n'ouvre pas
l'accès des choses spirituelles, on ne peut s'empêcher d'en user
et d'en abuser. Poiret procède par une série d'affirmations;
rarement une référence, mais plutôt une série de déductions.
Le dieu de Spinoza n'a pas de vie; c'est une brute inanimée mais,
d'autre part, il ne se distingue pas du reste des êtres. Pas plus
qu'un principe actif, ce n'est une intelligence : en somme un
mot, un pur concept (1). Sa définition est contradictoire : tantôt
unique, ce dieu monstrueux est en fait composé de deux subs
tances, l'étendue et la pensée (2). Poiret dans un beau désordre
défigure de concert Descartes et Spinoza. Mais il amorce déjà
l'argument de Bayle : tout est Dieu si Dieu est partout, et dans
la confusion de la « nature naturante » et de la « nature naturée »,
la divinité se dissout comme un sel dans l'eau (3). Conséquences
plus terribles encore : Dieu n'est plus libre mais soumis au
fatum comme le Jupiter antique (4); il n'est plus tout-puissant
puisqu'il n'est ni le créateur ni le thaumaturge de la Bible (5);
il n'est plus le garant de la justice puisque par le droit naturel,
il autorise le règne de la brutalité et de la perfidie (6). Dans cette
chaîne pesante,
un seul argument de valeur que Fénelon repren
dra : Spinoza qui parle de l'infinité de Dieu aurait dû distinguer
l'infini mathématique ou plutôt numérique de l'infini de perfec
tion,
loin de la dialectique fénelonienne et de son insinuante sou
plesse (8).
en somme l'infini de l'indéfini (7). Mais que nous sommes
Mais l'audace de Poiret ne s'arrête pas là. Après le survol
de Spinoza, c'est l'analyse pointilleuse des dix propositions qui
ouvrent l'Éthique (9) et des définitions et axiomes qui y con
duisent. L'idée est neuve et sera reprise plus tard (10), mais
la réalisation nous déçoit. Une seule critique,
déjà évoquée dans
(1) Cogilaliones ralionales, p. 176, 179, 190, 195, 209 (notes).
(2 Ibid., p. 216-217. Poiret cite Éthique (I, prop. 14, corollaire), pui
en déduit « ergo Dei Spinoziani duo sunt species ».
_
(3) Ibid., p. 217 : « ergo tôt sunt Dei spinoziani quot sunt res in natura •
Bayle et Fénelon reprendront l'argument à satiété.
p. 463.
(4) Ibid.,
(5 Ibid., p. 387-391. ,. . . .
,
493 : « evidentissimum est unumquemque authonzari ad
(6) Ibid p
violandum'ex jure naturae omnes leges divinas et humanas ».
(7) Ibid., p. 507 : « non quidem perfectione, sed numéro ».
18) Fénelon d'ailleurs insistera sur le caractère contradictoire de la notion
d'infini composé. Poiret est incapable d'une telle finesse d analyse.
(91 « Spécimen absurditatis atheismi spinoziani per examen definitionum,
axiomatum et decem priorum definitionum suae Ethices ubi totius ems
imniae
Pseudo-Philosophiae fundamenta quae illic contmentur omnia radi-
citSs exstirpantur. » Un tel titre ne révèle pas beaucoup d'humilité
(10) Le cartésien Régis, le comte de Boulainvilliers, Condillac, etc.

54
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
sa préface : Spinoza par une fraude consciente prend tous les
mots dans une acception contraire au sens commun. On ne peut
croire avec Spinoza que tous les hommes se trompent sur les
notions de Dieu, de substance et de liberté (1). Plus curieux est
son refus de la preuve ontologique qui, par un artifice verbal,
est le début de tous les sophismes. Poiret, comme tous les mys
tiques, est sensible à la réalité vivante de Dieu et ne saurait
enfermer sa personne dans l'insidieuse transition de l'essence
à ^existence (2). Enfin, il revient avec lourdeur sur la notion
d'infini dont il précise d'abord le contenu : « Collectio omnium
infinitorum in suo génère (3) », c'est-rà-rdire une somme et >non
l'unité seule digne de Dieu, puis les conséquences : le Dieu mons
trueux assimilé à l'univers. L'auteur ne cache plus sa lassitude
'mais s'engage cependant dans la démonstration d'une Éthique
revue et corrigée : une effroyable scolastique surgit alors où
quelques préceptes cartésiens comme celui de la dualité de
l'étendue et de la pensée émergent du chaos (4).
En somme, l'essai de Poiret est un échec, mais un échec
limité et qui comporte une leçon. Poiret, comme son prédécesseur
Yvon, est en droit de refuser, au nom du sentiment intérieur,
d'un sens immédiat de la réalité divine, les prétentions orgueil
leuses des philosophes qui font de l'esprit la mesure de la vérité.
Mais il n'a nullement le pouvoir de condamner la raison par la
raison. Au lieu de s'en tenir à l'expérience psychologique et de
raconter ses visions, il combat maladroitement en terrain ennemi.
La Bourrignon, qui n'avait pas fait sa théologie,
ne commettait
pas de ces erreurs. Cependant, aux détours de ce livre -illisible,
souvent quelque argument original apparaît que des générations
rde réfutateurs reprendront pieusement. Mais surtout, Poiret
-est le premier Français à aborder courageusement l'É&ique,
alors que ses contemporains craignent d'en pénétrer les ténèbres;
il est même le seul à parcourir le Ve livre et à discuter la notion
spinoziste du bonheur; avec un tact étonnant, il est allé à l'essen
tiel. Il n'a pas senti — il a fallu deux siècles pour le comprendre
— la parenté qui liait effectivement Spinoza aux penseurs mys
tiques, sinon dans la démarche, du moins dans la vision finale;
mais il a senti que la négation même du christianisme était
11) Cogilaliones ralionales (p. 730).
(2) Ibid., p. 732 : étude de la
Ibid.. p. 732 : étude de la première définition de l'Éthique (• JJentends
par cause de soi... ») où il oppose à Spinoza un sens beaucoup plus restreint
do la « causa eui », à savoir

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 55
contenue dans cette puissance autonome de l'esprit capable de
se libérer des passions et d'atteindre la contemplation joyeuse
de Dieu, l'amor intellectualis Dei. Brutalement, il refuse cette
béatitude qui n'est vis-à-vis du corps qu'une hygiène et vis-à-vis
de l'esprit qu'une abstraction dérisoire (1). Qu'est-ce que ce
bonheur d'illusion en face d'une éternité de joies ou de châti
ments? Voilà pourquoi Spinoza, comme plus tard pour Kortholt
(2) et pour Fénelon, n'est pour notre pasteur messin qu'un
imposteur. Malgré toute sa bonne foi, il reste insensible au ton
de sincérité et à la joie discrète mais sereine qui se dégagent de
l'Éthique; sans charité, il l'abandonne : « Demeure donc dans
ton bonheur et dans ton ciel d'abstraction, où ton Dieu, subs
tance suprême, t'absorbera pour l'éternité; mais après ta mort,
sache qu'il ne restera de toi qu'une idée (3)! »
Ainsi par deux fois, la mystique protestante se heurtait à
Spinoza,
avant même que les docteurs et les érudits n'entrassent
en scène. Rien n'était plus normal si l'on considère l'œuvre
spinoziste comme l'achèvement du rationalisme dogmatique.
Et en un sens, elle est cela. Pierre Yvon dans le Tractatus, Pierre
Poiret dans l'Éthique discernaient le même orgueil de l'homme
qui dans la clarté intellectuelle et dans la joie qui en découle,
marche de soi-même vers le Dieu des idées. Ni chute, ni rédem-
tion dans ce monde qui se passe du Christ. Leur mérite est
de ne s'être pas appesantis sur les détails d'érudition (4) et
d'avoir discerné d'emblée le point de rupture. Faut-il leur en
vouloir après cela d'avoir méconnu la religiosité profonde de
l'Éthique et la parenté qui lie la participation avec Dieu des
mystiques chrétiens et l'absorption joyeuse en Dieu de la gnose
spinoziste? L'on sera moins beaucoup effarouché lorsque les
(1) Cogitationes rcdionales (p. 528) : « Quando loquitur de vita beata vel
de beatitudine, nil aliud intelligit respectu corporis quam mediciham, res-
pectu vero mentis intelligit beatitudinem logicam. »
(2) Ghristian Kortholt, De tribus impostonbus magnis (Kiel, 1680),
ouvrage connu surtout par la réédition de son fils, accompagnée d'une bio
graphie de Spinoza (Hambourg, 1700).
....*,. .., ,
(3) Cogitationes rationales (p. 528) : « Maneas îgitur in tua beatitudine
logica et in tuo caelo praedicamentali, ubi genus summum substantiae,
Deus tuus te aeternum sub se comprehendet, ea tamen lêge ut post mortem
tuam nil de te supersit nisi idea generalis in idea naturae abstractae com-
prehensa... atque sic te ipsum consolator et tibi de beatitudine tua gratu-
I&tor " -«,
Poiret visera plus nettement le Tractatus dans son Economie divine
nu Sustème universel et démontré des œuvres et des desseins de Dieu envers
les hommes (Amsterdam, Wetstein, 1687, t. III, p. 342, 343) : « Représentezvous
des aveugles dans des cavernes noires et ténébreuses les yeux couverts
de cent
entendre parler
bandeaux,
de la lumière... Ils s'amusent à Compter
les clous de la roue d'un chariot... et appellent ces folies Critiea «dcra... »
(cité par A. Monod, op. cit., p. 143).

56 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Pères Jésuites révéleront à l'Occident la sagesse des Indes et de la
Chine.
L'accueil fait à ces réfutations mystiques par le protestan
tisme français fut assez froid. Opposer à l'impiété une expérience
personnelle est inefficace : le croyant n'en a nul besoin et n'a
qu'à sonder son cœur. Mais les esprits forts s'en rient : « Ils
veulent qu'on les paye de démonstrations... et on ne gagne rien
avec eux si on ne les pousse jusqu'aux derniers retranchements
avec de plus fortes armes que ne sont les moralités et les proba
bilités », dira Bayle qui connaît le libertinage (1). Lorsqu'il
était encore professeur à Sedan, Bayle avait rédigé, à la demande
du pasteur de Metz, David Ancillon, une courtoise réponse à
Pierre Poiret (2), mais en 1685, son compte rendu de la deuxième
édition est assez ironique (3). Or, Bayle est encore à cette époque
en accord avec les meilleurs esprits du protestantisme devenu,
après cent ans de controverses avec l'Église romaine, intellec
tualiste et raisonneur à souhait. Leur ambition, depuis l'Histoire
des variations de Bossuet, est de constituer une orthodoxie rigou
reuse, autoritaire, capable de réprimer les excès enthousiastes
des labadistes ou de la Bourrignon dont les catholiques se
gaussent. Jurieu ne représentera que l'aile extrême d'une ten
dance générale chez les pasteurs de l'exil. Aussi la réfutation de
Spinoza va-t-elle prendre un tout autre tour; après les mystiques,
viendront les docteurs.
Or, dangereuse coïncidence, au moment même où, devant
les signes visibles d'une révocation prochaine de l'Édit de Nantes,
le protestantisme à la recherche d'une unité spirituelle regroupe
ses forces et ses idées, voici que Spinoza est reproché à l'esprit
même de la Réforme, comme un exemple funeste de la tolérance
et du libre examen. Après Stoupe qui sommait les théologiens
de Hollande de réfuter l'impie sous peine d'être déclarés com
plices, Arnauld intervient de Bruxelles où il est réfugié depuis
1679 : « Enfin d'où sont venues les principales de ces méchantes
t1» (1)
t. Il,
Nouvelles de la République des Lettres (1684, in Œuvres ' '
diverses,
II, p. 309).
(2) Composées en 1679, ses «Objectiones in libros quatuor de Deo, anima
et malo » se retrouvent dans les Œuvres diverses, t. IV, p. 132 sqq. (cf. Delvolvé,
Pierre Bayle, Alcan, 1906, p. 31).
(3) Nouvelles de la République des Lettres (avril 1685, 1. 1, p. 274) : « M. Poi
ret a tellement renoncé à l'esprit du monde que de peur de l'offenser jelne
donne pas à son livre les éloges qui lui sont dus. »

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 57
difficultés contre les livres de l'Écriture... sinon de chez messieurs
les protestants? Car il n'y a pas de livre qui leur en fournisse
tant que l'abominable livre de Spinoza qui de juif s'était fait
calviniste (1). » Une fois de plus, c'est une solidarité qu'il faut
rompre. Pierre Jurieu, chassé de Sedan et qui guerroie déjà
avec Bayle contre l'Histoire du calvinisme du jésuite Maimbourg
(2), fait front aussitôt. L'athéisme de Spinoza n'est pas
le fruit du calvinisme, mais de la corruption. Or, qu'est-ce que
la Réforme sinon le désir de se dégager de la corruption de
Rome? Va-t-on croire « qu'avant Spinoza, dont le livre n'a paru
que depuis peu d'années, il n'y avait pas de libertins dans
l'Église romaine? D'un million de prophanes qui sont à la
cour de France, dans les armées et dans toutes sortes de condi
tions, il n'y en a peut-être pas dix qui ayent ouï parler de Spinoza
et qui sçachent qu'il ait fait un livre pour anéantir l'autorité
de l'Écriture. A-t-on besoin de chercher la source du mépris
que les libertins de l'Église romaine ont pour l'Église romaine
ailleurs que dans l'Église romaine elle-même (3) »? Verte semonce,
mais qui détourne la question. En somme, on est gêné; car
Spinoza et son œuvre engagent le problème de la tolérance dans
la mesure où ils en sont le fruit. A l'heure même de la persécution,
le protestantisme français craint de devenir persécuteur. On
préfère voir dans Spinoza un amas de ténèbres qu'il est inutile
de percer et ridicule de craindre. C'est ce que pense Jurieu :
« Spinoza semble n'avoir écrit que pour dégoûter ses lecteurs et
par ses principes énormes et par les obscurités de son style (4). »
C'est ce qu'écrira de Londres le pasteur Grostête de La Mothe (5) :
« On n'a pas fait beaucoup d'attention sur cet auteur parce que
l'on savait qu'il n'avait point de religion et que d'ailleurs l'obs
curité et la négligence qui régnent dans ses ouvrages les ont
rendus moins
considérables. On ne craint pas de tels ennemis (6). »
L'opinion moyenne est celle de Bayle qui écrit en juin 1684 :
la conspiration du silence est meilleure qu'une réfutation trop
p. 18-19).
9 ïnvLÉ Critique générale de l'histoire du calvinisme de M.Maimbourg
Le 1682); Jurieu, L'Histoire du calvinisme et celle du
m Aooloaie pour les catholiques... (Liège, Bronkart, 1682, t. II,
nri'EsTrît 7e raim^((Deventer, Colombius, 1684, t. I p. 158).
[4)
Le Philosophe de Rotterdam accusé, atteint et convaincu (Amsterdam,
IV Né à370rléans en ancien avocat au Parlement de
1647, Paris, puis
pasteur de^Lisy-en-Brie. A la Révocation, il se réfugie à Londres ou il exerce
k?^lfraTËfinfirZn
terdam, 1695,
p. 4).
deIZres sacrés du Nouveau Testament (Ams

58
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
claire; il n'est point « d'autre antidote (à ces impiétés) que leur
propre obscurité (1) ».
Bossuet, dans l'autre camp,
reprendra le même argument.
Mais contre ces politiques soucieux d'immédiate efficacité, contre
leur prudence à courte vue, se lèvent alors les grands pasteurs
de l'exil. Tour à tour, on voit la vérité chrétienne dogmatique
ment défendue par Jacques Abbadie, Isaac Jaquelot et Jean
La Placette.
Jacques Abbadie est le plus grand et le cède à peine en richesse
intellectuelle et en efficacité à Pascal et à Bossuet. Mais il
ne faut pas que son succès qui dura deux siècles et l'approba
tion enthousiaste des meilleurs catholiques à son Traité de la
vérité de la religion chrétienne puissent nous abuser (2). On com
prend l'admiration de Bussy, de Mme de Sévigné, de Montau-
sier, de Pellisson devant l'ordre pyramidal de son édifice, mais
les matériaux manquent de solidité. Une impression de travail
bien fait, à l'usage du grand public; un art de contourner les
difficultés, d'éluder les réponses par l'appel généreux au bon
sens. Rien de ce qu'il faut pour comprendre et ruiner la méticu
leuse méthode de Spinoza.
Sa jeunesse l'excusait. Ce Béarnais avait trente ans lorsque
parut sa célèbre apologie du christianisme (3). Ancien étudiant
des académies de Puylaurens et de Saumur, c'est à Sedan qu'il
devenait docteur en théologie : il avait dix-sept ans. Avant 1680,
il put y connaître Bayle et Jurieu qui n'étaient pas encore les
frères ennemis. Il goûte Descartes, mais comme Bossuet, en
docteur qui l'utilise, non en disciple qui s'en éprend, tout en
gardant d'ailleurs des candeurs premières de la Réforme le sens
profond de la religion intérieure. Plus éclectique que 'Pascal, il
ne rejette aucun argument : « Comme la religion chrétienne a une
lumière qui éclaire et une force qui sanctifie, il y a aussi deux
sortes de preuves qui font connaître la vérité; les unes qu'on
peut appeler les preuves de l'esprit et les autres qu'on peut nom
mer les démonstrations de la conscience. Les premières consistent
(1) Nouvelles de la République des Lettres(in Œuvres diverses, t. I,rp. 71).
(2) A consulter Haag, La France prolestante (2e édit., Paris, Saiidoz et
Fischbacher, 1877, t. I, p. 10 sqq.) (biographie et ttooignages contempo
rains).
(3) Traité de la vérité de la religion chrétienne (Rotterdam, Relnier Leers,
1684).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 59
en connaissance et les autres en sentiment (1) ». En 1680, le
comte d'Espence, ambassadeur de l'électeur de Brandebourg
frappé de son éloquence, l'engage au nom de son maître pour
diriger l'église française de Berlin et le voici sur les routes d'Al
lemagne, après un séjour en Hollande. C'est sur les bords de la
Sprée qu'il achèvera son ouvrage.
Abbadie traque le même ennemi que Pascal : le libertin qu'il
pourchasse dans tous les refuges de la politique et de la philo
sophie. Par là même, sa rencontre avec Spinoza n'est qu'un
éP>sode- H le connaît peu et mal, ne s'est jamais aventuré dans
l'Éthique et ne conserve du Tractatus que les thèses les plus
voyantes et les plus dangereuses. Lorsqu'il énumère les diffé
rents aspects de l'athéisme et en arrive à la traditionnelle as
similation de la nature et de Dieu, ce n'est pas à Spinoza qu'il
s'en prend, mais au panthéisme stoïcien et à l'Amphitheatrum
de Vanini (2). Lorsqu'il mentionne Spinoza, il le cite dans la
traduction française de 1678 et l'on croirait volontiers que son
informateur fut Bayle à Sedan (3); rien n'indique qu'il ait recher
ché en Hollande de plus grandes précisions. Ce serait d'ailleurs
contraire à son but : il ne tient pas à isoler un adversaire précis,
mais à écraser l'esprit général d'incrédulité et à dresser, en face
d'objections disparates, la vaste synthèse chrétienne que son
siècle attend et que Pascal n'avait pu parfaire.
Tant qu'il déroule les harmonies de la révélation naturelle
et qu'il retrouve la présence de Dieu dans la nature, la société
et le cœur de l'homme, tant qu'il affirme avec Descartes la
valeur de la preuve ontologique et l'efficacité de l'esprit qui de
son existence même postule celle de Dieu, Abbadie ne saurait
se heurter à Spinoza. Mais lorsqu'il aborde la révélation judaïque
et qu'il veut superposer au déisme le Dieu des Écritures, Spinoza
est présent à toutes les issues. La grande idée de Spinoza est
que la Bible ne comporte pas une révélation privilégiée, mais
que la loi morale, donc divine, qui l'inspire émane de consciences
humaines; le message du prophétisme juif est une révélation
purement naturelle adaptée à un peuple grossier et primitif
et qu'il faut interpréter à la lumière de l'histoire et de la philo
logie. Que la Bible soit dès lors un ouvrage de piété et non de
philosophie ne heurte nullement Abbadie. Il accepterait volon
tiers avec Spinoza le double accès à Dieu par l'intelligence et
(1) Cf. Monod, op. cit. (p. 137).
(2 Traité de la vérité... (p. 121 et 126).
(3) Cf lettre de Bayle à Minutoli du 26 mai 1679 (in Œuvres diverses,
t. IV, 574).

60 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
par la piété, mais il refuse la hautaine suprématie de la philo
sophie : « Ce n'est pas là le but du Saint-Esprit qui se révèle,
non de la manière qu'il le faudrait pour satisfaire la vaine curio
sité des savants, mais de la manière qui est nécessaire pour
sanctifier les hommes ». (1) Il refuse de se laisser porter sur le
terrain de la philologie et de l'histoire; non pas tant parce qu'il
en est incapable, mais parce que, fidèle à l'esprit de la Réforme,
c'est dans l'illumination intérieure et l'assentiment de sa cons
cience qu'il découvre l'authenticité des Écritures. Or, tout est
divin dans cette œuvre de tant de siècles; au rythme des pro
phéties, toute une évolution humaine s'y annonce et s'y réa
lise; une trace continue, celle « de la douceur, de la piété, du
désintéressement » : « on y trouve les doutes de la raison éclaircis
et les mouvements de la conscience satisfaits ». (2) Il ne faut
donc pas s'attendre à ce qu'Abbadie discute avec Spinoza la
validité des prophéties et des miracles. On ne discute pas des
faits. Rien ne lui paraît plus ridicule que la réduction spino
ziste du miracle à une cause naturelle : que dire d'une verge
changée en serpent devant des milliers de témoins? Tout un
peuple a vu et cru et n'aurait pu laisser s'accréditer des impos
tures. Même utilisation des vraisemblances psychologiques de
vant les prophéties. Spinoza prétend que les prophètes ont parlé
selon leur intérêt, leur éducation et leur tempérament. Mais tout
prouve le contraire, les persécutions dont ils ont été l'objet,
les nations ennemies dont ils prédisent le succès. C'est Moïse
monothéiste qui converse avec les anges sans pouvoir expliquer
leur présence et leur mission; c'est Isaïe qui contre la tradition
générale du messianisme annonce le Christ souffrant, l'homme
de douleur et non le roi temporel (3). Mais sur deux points
précis, Abbadie fait face à Spinoza : la corruption du texte
biblique et l'établissement tardif du canon des Hébreux.
Là commence sa première erreur : pourquoi accepter la lutte
sur un terrain où il se sent désarmé? Devant les exigences phi
lologiques de Spinoza, comment se satisfaire d'évidences dou
teuses et d'approximations? Pourquoi ne coupe-t-il pas court,
comme le fera Bossuet, en se bornant à sa conclusion dédaigneuse :
« Son traité n'est, à parler comme il faut, qu'un égarement perpé
tuel. Car qu'est-ce qu'un livre où l'on ne fait qu'entasser quel
ques difficultés, sans examiner une seule de nos preuves (4)? »
(1)
(2) Ibid.,
(3) Ibid.,
(4) Ibid.,
Traité de la vérité... (p. 324).
p. 202-203.
p. 450.
p. 298.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 61
Spinoza présente, à la suite d'Aben Ezra, une série d'anachronismes
qui le conduit à réfuter la mosaïcité du Pentaleuque.
Moïse n'a pu dire « au-delà du Jourdain » en parlant de la rive
droite du fleuve puisqu'il ne le traversa pas, ni que « le cana
néen était alors en ce pays », puisque les Hébreux n'avaient pas
encore envahi Canaan : « Il ne faut pas être savant en hébreu
pour savoir que le terme qui est employé signifie indifféremment
deçà ou delà (1) », répond Abbadie après Huet et quelques
autres; l'autre objection est exécutée de même : Moïse fait allu
sion à une conquête cananéenne antérieure à Abraham (2).
Moïse parle des rois d'Israël? Pourquoi non? C'est un prophète
ou bien ces rois ne sont que des chefs de famille (3). Pourquoi
Moïse parle-t-il quelquefois à la troisième personne? Est-il vrai
semblable qu'il se vante? Mais l'homme de Dieu n'a que faire
de la modestie. D'ailleurs, il avoue ses fautes, comme le meurtre
de l'Égyptien, et étale ses doutes. « Pourquoi douterions-nous
qu'il n'ait composé les livres où nous trouvons tous ces faits avec
tant de circonstances particulières qu'un autre n'aurait ni osé,
ni voulu inventer (4)? » Parfois Abbadie se sent gêné; après
avoir vu dans l'exégèse spinoziste un « composé de mauvaise
foi, d'ignorance, d'inconsidération et de manque de jugement (5) »,
il en vient à admettre des interpolations, des éclaircissements
tardifs. Si Moïse n'a pas rédigé les livres mis sous son nom, ils ont
« été composés par son ordre, ce qui revient à la même chose (6) ».
S'il y a des adjonctions, c'est qu'on a voulu « rendre l'histoire
de la Bible plus intelligible aux Juifs ». « Nous ne disputerons
pas là-dessus, pourvu qu'on nous accorde que ce ne peut être
que par l'ordre de Dieu et par l'inspiration du Saint-Esprit que
tout cela s'est fait (7). »
Mais si la prévention et la complaisance de l'exégèse parais
sent singulièrement faibles en face des critiques de Spinoza,
Abbadie reprend du terrain lorsque Spinoza s'aventure à son
tour : va-t-on croire avec lui que le Pentaleuque et les livres
historiques qui le suivent sont l'œuvre d'Esdras, vaste compi
lation qui devait au retour de l'exil renseigner les Juifs corrom
pus par l'étranger sur la vie et la religion de leurs aïeux? Ab
badie, qui n'est pas un érudit, ne pense pas comme Bossuet ou
(1)
2) Ibid.,
3 Ibid.,
(4) Ibid.,
(5) Ibid.,
6) Ibid.,
7 Ibid.,
Traité de la vérité... (p. 284).
p. 286.
p. 297.
p. 295
p. 290.
p. 296.
p. 297.

62
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Leclèrc à citer le Pentaleuque samaritain, mais il triomphe sur le
plan de la critique interne. On trouve des allusions nombreuses
à; la Genèse et aux lois de Moïse dans les Rois ou chez les pro
phètes anté-exiliques. Deux questions se posent dès lors. Moïse
peut-il être l'auteur du Pentaleuque? Oui. Spinoza avoue lui-
même que Moïse a eu l'intention d'écrire le livre des guerres
de Dieu (1); est-il concevable qu'il ait voulu décrire « le détaildes
campements israélites »,sans s'aviser « de faire l'histoire de
la; sortie des enfants d'Israël hors du pays d'Egypte et d'ex
pliquer ses lois avec quelque étendue (2) »? A cette vraisem
blance s'en ajoute une autre. Esdras ne peut être l'auteur du.
Bentateuque. Outre le danger d'être considéré comme le corrup
teur de l'Écriture Sainte, on ne conçoit guère Esdras décrivant
les murmures des Israélites, Moïse incrédule et désobéissant k
Dieu et maint autre épisode peu flatteur pour les ancêtres,
comme la perfidie de Lévi ou la vente de Joseph par ses frères (3).
On peut admettre une recension tardive d'Esdras, non un roman
de sa part. Tout le prouve : le style différent des livres, le désordre
même des faits respecté et non artistiquement corrigé. On peub
accepter des parenthèses; mais Esdras «n'a sans doute pas eux
le dessein de faire accroire que ces parenthèses fissent partie
du, discours de Moïse (4) ». Des notes ont pu «passer insensi
blement de la marge dans le texte, ce qui n'empêcherait pas que
cette écriture ne fût de Moïse et ne dût être considérée sur ce
pded-là (5) ».
Chef-d'œuvre de l'apologétique classique, le traité du pasteur
Abbadie n'entamait nullement les positions spinozistes, même
si sur certains points il faisait ressortir quelque hypothèse aven
tureuse du philosophe. Pour discuter avec fruit, il faut posséder
sinon la même méthode, du moins le même langage. Or Abbadie,
au contraire des mystiques, veut bien accepter l'aide de la raison
dans l'argument ontologique, tout en la récusant lorsque Spinoza
l'histoire-
interprète le miracle et la prophétie; aux rigueurs de
et de la philologie, il oppose les vraisemblances psychologiques,
l'impossibilité de duperies collectives, l'inaptitude à concevoir
dans un monde primitif le développement et l'acceptation de'
mythes brodant sur d'obscures réalités. Faut-il le lui
Nul en son temps, même parmi les adversaires du christianisme,
il) Tractatus theol.-polilicus (édit. Appuhn, t. II, p. 187).
2 Traité de la vérité... (p. 312).
3) Ibid., p. 320.
4) Ibid., p. 324.
5) Ibid., p. 325.
repro

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 63
n'échappait à cette « conception carrée de l'histoire » dont parle
MA. M-onod (1). Voltaire ne s'en dégagera guère. Mais dans la
mesure ou il représente trop bien l'esprit de son temps et ses
exigences limitées, il laisse intact Spinoza qui les devance
Mais 1 orage prévu depuis quelques années éclatait. La Révo
cation de 1 Édit de Nantes chassait du pays l'élite intellectuelle
de la Réforme française. La querelle de Spinoza s'efface un temps
devant les misères de l'exil, les polémiques et les déchirements
internes. Jurieu, avec brutalité et intelligence, s'évertue à main
tenir dans le Refuge une impossible orthodoxie (2), Daniel de
Larroque, pasteur et fils de pasteur, Isaac Papin, neveu du
ministre Pajon, Aubert de Versé, préférant leur patrie à l'into
lérance calviniste, rentrent en France vers 1690 et se conver
tissent. L'Avis important aux réfugiés, en 1690, consomme la
rupture entre Bayle et Jurieu et déclenche comme au temps des
Provinciales une de ces interminables querelles philosophiques,
qui régalaient la République des Lettres. Or, cette querelle.
même, sans qu'aucun adversaire ne l'avoue, ne fait que refléter
l'importance prise dans le monde protestant par la pensée de
Spinoza : tolérance, droits imprescriptibles de la conscience,
suprématie des pouvoirs politiques sur les pouvoirs religieux,
séparation de la foi et de la raison, tout autant de thèmes rajeu
nis par le Tractatus et qui assument dans le Refuge une actua
lité souvent pénible. Mais l'importance de Spinoza s'affirmait
encore en 1690 par la réfutation de l'Éthique par Wittichius (3).
Célèbre professeur cartésien de Leyde, Wittichius venait de mou
rir sans avoir pu mettre la dernière main à son Anli-Spinoza
sive Examen Ethices, mais par la minutie de son analyse, d'une
exactitude souvent pénible (4), d'un ouvrage qu'on jugeait com
munément inaccessible, par la clarté de ses distinctions entre
la théodicée de Descartes et celle de Spinoza, il allait renouveler
(1) Cf. Monod, op. cit. (p. 139).
(2) Cf. Frank Puaux, Les Précurseurs français de la tolérance au 17' siècle
(Paris, 1881, chap. V, p. 98 sqq.).
(3) Anti-Spinoza sive Examen Ethices Benedicti de commenla-
Spinoza et
rius de Deo et ejus altributis (Amsterdam, 1690, in-4°).
(4) Cf. Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,
Delagrave, 1868, t. I, p. 290 sqq.). L'année même de sa mort, Wittichius
venait d'éditer des Adnolaiiones ad Renati Descartes Meditationes (1688);
dès 1659, il avait démontré l'accord du cartésianisme et des vérités révélées
(Consensus verilalis in scripiura divina... cum veritate philosophica a Renato
Descartes détecta... (1659, 1 vol. in-12).

64 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
l'intérêt que l'on portait jusque-là au philosophe de La Haye.
Or, si Wittichius ne pénètre guère en France, les pasteurs de
l'exil, ordinairement cartésiens, l'utiliseront de confiance. Ce
fut le cas d'Isaac Jaquelot.
L'année même où le Dictionnaire de Bayle allait révéler à
l'Europe la personnalité mystérieuse et l'œuvre non moins
obscure de Spinoza, événement qui dépasse de beaucoup le
cadre du protestantisme français, faisant écho à la première
réfutation catholique de valeur, celle du bénédictin François
Lami (1), Isaac Jaquelot, pasteur de l'église française de La
Haye, publiait quatre Dissertations sur l'existence de Dieu dont
la seconde représentait, sous l'égide de Descartes et avec l'aide
de Wittichius,
une assez pénétrante attaque de l'Ethique (2).
L'ancien pasteur de Vassy (3) résidait depuis douze ans à La
Haye. En 1690, il avait refusé, comme les meilleurs esprits du
Refuge et contre Jurieu, de croire à l'athéisme de Bayle (4).
L'année suivante, Jurieu le citait à son tour devant le synode
de Leyde comme croyant au salut des païens vertueux. Son élo
quence, sa modération, son libéralisme arminien lui conféraient
un grand prestige. Mais sa formation cartésienne (5) le poussait,
bien mieux qu'un apologète comme Abbadie ou qu'un polémiste
comme Jurieu, à comprendre l'importance philosophique du
spinozisme.
Or, le spinozisme le heurte comme un scandale. Convaincu
que la raison mène à Dieu, il ne peut admettre que le rationa
lisme de Spinoza puisse détruire le christianisme. C'est une injus
tice ou une imposture. Violemment, il se refuse au repli mys
tique, aux séductions du cœur ou aux engagements d'un pari.
Il faut retrouver la voie droite, celle de Descartes : « On se vante
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (Paris, RouIIand, 1696).
(2) Dissertations sur l'existence de Dieu où l'on démontre cette vérité par
l'histoire universelle de la première antiquité du monde, par la réfutation du
système d'Épicure et de Spinoza, par les caractères de divinité qui se remarquent
dans la religion des Juifs et dans l'établissement du christianisme. On y
trouvera aussi des preuves convaincantes de la révélation des livres sacrés
(La Haye, Foulque, 1697, in-4° de 705 p.).
(3) Né à Vassy en 1647, il y avait exercé jusqu'en 1685 le ministère sacré
(cf. Haag, op. cit., 1" édit., t. VI, p. 36). Sur sa famille et ses alliances,
consulter Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français (t. XXI,
p. 509); sur ses Dissertations... (ibid., t. XIX-XX, p. 182). Lassé par Jurieu,
il devait en 1702 accepter l'offre du roi Frédéric de Prusse et mourir à
Berlin en 1708.
(4) A. Monod, op. cil. (p. 158, n. 1).
(5) En 1700, il défendra Descartes contre Werenfels à propos de la
preuve ontologique (Examen d'un écrit qui a pour titre « Judicium de argu-
menlo Cartesii pro existenlia Dei petita ab efus idea »>. C'est toujours au nom
de Descartes qu'il attaquera Bayle en 1705 (La Conformité de la foi avec la
raison).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 65
aujourd'hui d'être philosophe : chacun dit qu'il y a un Dieu.
Mais ce grand nom fait souvent une équivoque dangereuse qui
ne sert qu'à éblouir et à faire prendre le change. Tel qui parle
de Dieu, de son entendement, de sa volonté, de son amour, n'a pas
néanmoins d'autre idée de la Divinité que celle de la matière de
l'Univers. Il faut donc chercher le Dieu que Moïse nous a ensei
gné (1)... » Mais cette recherche ne se fera pas suivant le biais
de l'histoire : les trois discours qu'y consacre Jaquelot sont d'une
faiblesse exemplaire, soit qu'il essaie, à la suite du Père Pezron
de concilier avec la Bible l'archéologie égyptienne et chinoise (2),
soit qu'il mette en valeur comme Bossuet le caractère divin de
l'établissement du christianisme (3). Seul Descartes peut défendre
le vrai Dieu.
Dans un raccourci saisissant et qui demeurera longtemps
en français la meilleure exposition de l'Éthique, Jaquelot discerne
six propositions cruciales d'où dérivent toutes les erreurs : Dieu
est une substance infinie et unique. Spinoza, tout en voyant
dans la pensée un mode différent de l'étendue, attribue tous ces
modes « à un même sujet qui est la substance corporelle ». Au
lieu d'une faculté humaine de l'entendement, il admet des idées
dont l'amas fait l'entendement de Dieu; la volonté n'est pas
une faculté autonome,
mais certaines idées et manières de pen
ser; la liberté chez les créatures est une illusion; enfin, dans un
déterminisme aveugle, l'enchaînement des causes se poursuit
Le texte même des objections révèle aussitôt le
à l'infini. (4)
cartésien fidèle à la dualité des substances et à une théorie de
la connaissance fondée sur la disproportion de l'entendement et
de la volonté. Mais le détail des réfutations manque souvent de
puissance et de profondeur, chaque fois que le texte des Médita
tions ne le soutient plus.
« Dès qu'on a prouvé deux sortes de substances, toute la
philosophie de Spinoza tonabe d'elle-même (5) », déclare Jaquelot.
Oui, mais quelles sortes de substances? Au lieu de conserver la
dualité cartésienne de l'étendue et de la pensée, il oppose à la
substance divine nécessairement existante le pullulement des
créatures dont l'existence n'est pas nécessaire. Dès lors l'instinct
polémique l'emporte sur la logique interne; au lieu de respecter
(1)
Dissertations sur l'existence de Dieu. Épître dédicatoire à Guillaume
(2) Ibid., I" dissertation (cf. L'Aniiquilé des temps rétablie..., Paris,
Martin, 1687).
IVe dissertation.
(3) Ibid.,
(4) Ibid.,
(5) Ibid.,
p. 452 sq.
p. 441.
Y. VERMERE, i
°
L\

66
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
la lente dialectique du Ier livre de l'Éthique, 11 accuse déjà
Spinoza de confondre Dieu et la nature : « Il s'ensuivra nécessai
rement que la substance d'une pierre, existant nécessairement...
sera un être tout parfait (1). » Comme Bayle, il s'effraie d'un
monstre qu'il crée de toutes pièces : il y a autant de substance
dans le grain de sable que dans l'univers entier et « ce grain serait
à parler exactement autant le Dieu de Spinoza que toute la
matière de l'univers (2) ». Jaquelot décide alors un retour au
monde familier, c'est-à-dire au monde théologique; loin de
Descartes, il n'admet plus que le créateur et les créatures (3).
Pour ne pas nous laisser sur cet aveu de défaite, suit une analyse
des propositions 2 à 7 de l'Éthique. Deux substances à attribut
différent n'ont rien de commun entre elles. Sophisme : Pierre et
Jean peuvent être identiques mais être deux; l'atome A est
identique à l'atome B, mais n'est pas le même. « Spinoza ne peut
avoir de fondement et de vraisemblance que par rapport à
des idées métaphysiques qui ne mettent rien de réel dans la
nature (4). » Dès lors, tous les théorèmes de Spinoza s'écroulent;
Jaquelot ne voit plus qu'une vaste tautologie : Spinoza règne
sur les essences, Jaquelot localise des objets réels; Spinoza
définit le triangle, Jaquelot le dessine aussitôt sur un plan. La
logique et l'univers familier s'affrontent dans un étrange imbro
glio. Il faut dès lors en finir : « Au fond, la substance de Spinoza
ne signifie autre chose que la définition de la substance ou l'idée
de son essence », avoue notre pasteur. Spinoza aurait acquiescé;
mais pourquoi s'engager dans l'Éthique si l'on est convaincu
par avance qu'il n'y a « aucune réalité dans les degrés métaphy
siques de l'être (5) »?
Une fois admise l'assimilation de Dieu et de la nature, Jaque
lot va interdire à Spinoza l'utilisation de la preuve ontologique.
C'est un sophisme de prouver l'existence nécessaire d'une subs
tance corporelle. Qui dit corporel dit nécessairement étendu,
figuré, susceptible de mouvement, donc divisible. La seconde
conclusion annonce Fénelon : cette substance divisible n'implique
aucune perfection qui seule peut impliquer à son tour l'existence
nécessaire (6). Troisième conclusion : « Puisque l'étendue qui est
un attribut de la substance corporelle n'a rien de commun avec
la pensée, comme Spinoza lui-même l'avoue plusieurs fois, il
1) Dissertations... (p. 443).
,2 Ibid., p. 444.
[3) « Il faut ...parler plus humainement » (ibid., p. 445).
p. 446.
(4) Ibid.,
5 Ibid.,
;6j Ibid.,
p. 450.
p. 454.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 67
s'ensuit nécessairement que la substance corporelle n'est pas
la substance qui pense (1). » D'où viennent alors nos idées?
De nous-mêmes? Mais alors, en toute logique, «un vaisseau plein
d'eau aura autant de connaissance qu'un homme ». (2) Rapide
ment, Jaquelot exécute alors les dernières erreurs. Notre liberté,
loin d'être une illusion, est prouvée par le sens intime : « C'est
la dernière des extravagances d'entreprendre de faire accroire
à un homme qu'il n'a pas le pouvoir d'ouvrir ou de fermer les
yeux (3). » Nouvelle et dernière folie que l'enchaînement infini
des causes, alors qu'il est si simple d'expliquer « la raison d'un
mouvement ou d'une pensée (4) ».
Rapidité et prévention étaient pour Descartes des causes
d'erreur et le maître aurait pu sur ce point reprendre le dis
ciple. Manifestement, Jaquelot a sous-estimé Spinoza et a cru
trop
facilement réduire l'Éthique à une contestable théodicée.
« Peut-être n'y a-t-il guère de métaphysique plus obscure et plus
difficile que l'Éthique de cet auteur (5) », disait-il; un tel aveu
aurait dû l'engager à la prudence. Il est dangereux aussi pour
un philosophe de faire de la philosophie une simple querelle de
vocabulaire (6), et de tirer d'une doctrine qu'on avoue mal
comprendre des conséquences si claires qu'elles en deviennent
stupides. Il y a cependant chez Jaquelot un effort appréciable de
synthèse, le désir d'une vue d'ensemble. Il n'a pas la verve de
Bayle, son sens de la formule, mais il a plus de loyauté et de
sérieux;
souvent Fénelon n'aura qu'à développer ses schémas
un peu grossiers. Enfin, il représente dans le protestantisme
français l'extrême pointe cartésienne, déjà maladroite etémoussée,
à l'heure où la présence de Locke en Hollande annonce d'autres
méthodes de recherche. Mais son efficience est mise en doute
par l'aile libérale de la Réforme et par les libertins de Londres
Desmaizeaux et Pierre Coste (7). Et voici que Bayle confie sa
désillusion à un catholique d'esprit large, l'abbé Du Bos : Jaque
lot est inefficace parce que superficiel. « Il attaque mieux qu'il
(1)
(2) Ibid., p. 457.
3) Ibid., p. 458.
(4) Ibid., p. 458.
(5) Ibid., p. 445.
(6) « Rien n'est si obscur que cette démonstration. Les termes ne sont
pas souvent intelligibles. Il leur donne un sens si différent de leurs idées
et de leur signification ordinaire que je suis très persuadé que si plusieurs
Dissertations... (p. 455).
de ceux qui se sont voulu laisser entraîner à ses raisonnements entrepre
naient de vouloir expliquer cette prétendue démonstration, ils ne pourraient
en venir à bout » (ibid., p. 441).
Bulletin de la Société de l'histoire du protestantisme français (t. XIX-
(7)
XX,
p. 182 sq.).

68 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ne défend et il ne se propose pas les objections dans toute la
force où les libertins les pourraient mettre. » Sensible plus qu'il
ne veut le dire au déterminisme de Spinoza, Bayle s'inquiète;
« Il est certain que notre expérience de la liberté n'est pas une
bonne raison de croire que nous soyons libres. Et je n'ai vu
personne qui ait prouvé qu'il soit possible qu'un esprit créé
soit la cause efficiente de ses volitions. Toutes les meilleures
preuves qu'on allègue sont que sans cela l'homme ne pécherait
point et que Dieu serait l'auteur des mauvaises pensées aussi
bien que des bonnes. Cela est bon à dire de chrétien à chrétien,
mais en disputant contre des impies, on tombe par là dans la
pétition du principe. Spinoza admet cette conséquence et vous
met dans la néeessité de recourir à d'autres preuves. Apparem
M. Jaquelot réfutera plus ample
ment dans une seconde édition,
ment cet impie, sur ce qu'il réduit notre liberté à la simple et illu
soire spontanéité ou non-coaction qui accompagne ce que nous
nommons actions libres (1). «Bayle voyait clair : la puissance
destructrice de l'Éthique était moins dans sa théodicée que dans
sa théorie de la connaissance et de la liberté, qui posait à nouveau
devant le dogme chrétien le problème de l'erreur et du mal.
Mais Jaquelot était à bout de souffle (2); avant que Leibniz
résolve pour son compte le conflit nouveau, le pasteur Jean La
Placette essaya de le relayer.
Le conflit avec Spinoza prenait d'ailleurs une toute autre
ampleur depuis qu'il enrôlait Bayle sous sa bannière : le problème
de la liberté était crucial pour le protestantisme. Sans libre
arbitre, Dieu est accusé d'être l'auteur du péché;
mais la doctrine
de la grâce avec l'extrémisme calviniste de la prédestination
heurte le libre arbitre : contradiction qui ne choque pas les mys
tiques mais gêne le rationalisme religieux. Bayle y insiste avec
malice dans ses Réponses aux questions d'un provincial (3). Mais
alors que Jaquelot concentre ses efforts sur Bayle, Jean La Pla
cette remonte aux sources et préfère s'en prendre à Spinoza
(1) In Œuvres diverses de Bayle, t. IV, p. 729 sq. (lettre 185 du 13 dé
cembre 1696).
(2) Il reprendra cependant l'attaque contre Bayle dans sa Conformité
de la foi avec la raison (Amsterdam, 1705, in-8°). Cf. un remarquable dévelop
pement sur l'éminente dignité de l'homme libre contre les arguments logiques
de Bayle dans les articles Buridan et Hélène du Dictionnaire (ibid., p. 166 sa.).
(3) Œuvres diverses, t. III, p. 782 sq. (le tome I de la Réponse est de 1704;
les tomes II et III de 1705; le tome IV de 1706).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 69
dans ses Éclaircissements parus en 1709 (1). Béarnais comme
Abbadie dont il est le maître et dont il a assuré la carrière, après
il dirige depuis
1686 l'église française de Copenhague; une œuvre considérable
de moraliste, sa douceur de manières, son désir de conciliation
l'ont fait souvent comparer à Nicole. Avec beaucoup de pers
un court séjour en Hollande et à Kœnigsberg,
picacité, il se rend compte depuis dix ans (2) que le problème de
la liberté et du mal va être la pierre d'achoppement de l'apolo
gétique rationnelle.
Or, Spinoza, par la franchise de ses thèses, le met à l'aise,
alors que la dissimulation de Bayle l'incommode. Le théorème
48 de la deuxième partie de l'Éthique est net : « Dans l'âme,
il n'existe pas de volonté absolue, autrement dit libre, mais
l'âme est déterminée à vouloir telle ou telle chose, par une cause
qui elle aussi est déterminée par une autre et cette autre à son
tour par une autre et ainsi de suite à l'infini. » Mais La Placette
est surtout frappé par le commentaire donné au théorème
précédent par la lettre à Schuller de la fin de 1674 et par l'image
de la pierre qui tombe et qui se croit libre (3). Alors que Bayle
voyait surtout dans la liberté un postulat théologique, Spinoza
n'y aperçoit qu'un préjugé du sens intime (4). Il faut conjurer
le désastre à la fois sur le plan moral et sur le plan psychologique.
La liberté est d'abord une exigence de la conscience morale.
Sans liberté, pas de moralité, car on ne condamne pas la pierre
qui tombe et le feu qui brûle. Sans loi morale, les passions se
débrident. Tous les bons spinozistes, retenus ni par la crainte de
Dieu, ni par l'espérance de l'au-delà, ni par la beauté de la vertu,
ni par la réputation et la « gloire, se garderont bien de blâmer
ceux qui suivent leur penchant et... ils auront pour les autres la
même complaisance qu'ils souhaitent que les autres aient pour
eux (5) ». Bayle peut-il encore admettre dans sa société d'hon
nêtes gens les spinozistes athées? Qu'attendre d'eux, sinon
« d'horribles excès (6)
»? Si l'activité humaine est le reflet d'une
(1) Éclaircissements sur quelques difficultés qui naissent de la considération
de la liberté nécessaire pour agir moralement, avec une addition où l'on prouve
contre Spinoza que nous sommes libres (Amsterdam, Estienne Roger, 1709).
(2) En 1704, Dissertations sur divers sujets de morale et de théologie; en
1707, Réponse à deux objections qu'on oppose de la part de la raison à ce que
la foi nous apprend sur l'origine du mal (contre Bayle).
(3) Appuhn, t. III, lettre 58, p. 314 sqq. Il est à remarquer que La Pla
cette n'utilise pas Éthique, I, proposition 32, ni Éthique, III, scolie de la
proposition 2.
« (4) Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne
s'en libèrent pas aisément » (Appuhn, t. III, p. 315).
(5) Éclaircissements... (p. 285).
Ibid., p. 287.
18

70 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
nécessité aveugle, la prudence devient inutile. A quoi bon déli
bérer? On ne délibère pas sur les événements inévitables, sur
la pluie ou le coucher du soleil. Imaginez un chef d'État, un
général,
un médecin spinozistes? L'homme n'est plus qu'« un
paralytique dans une maison en feu ou dans un vaisseau en
perdition (1) ». Mais les conséquences sociales sont plus graves
encore. Nier la liberté, c'est nier les lois et toute autorité poli
tique; tout code suppose la liberté; on ne punit pas les fous,
pas plus qu'un gouverneur qui rend une place quand il n'a
plus de vivres. Avec Spinoza, la société devient « une misérable
cohue, un chaos confus, une parfaite anarchie (2) ». Nier la
liberté, c'est abolir l'usage des traités et des conventions; quand
on n'est pas libre, on ne peut s'obliger, car toute obligation devient
pour Spinoza ou impossible ou nécessaire. Dès lors « la société...
qui n'est elle-même qu'un traité, se dissoudra d'elle-même et les
hommes retomberont dans l'état sauvage d'où cette convention
les avait tirés (3) ». Hobbes avait déjà décrit l'affreuse guerre de
l'état de nature, mais admettait le pacte social : « Spinoza décrie
ce remède et pose des principes qui ne sauraient être vrais sans
faire voir avec la dernière évidence que ce remède est inutile
et de nul effet (4). »
Beaucoup
de rhétorique et peu de philosophie. La Placette
d'ailleurs s'en rend compte. Il ne suffit pas de dire que Spinoza
est « un apothicaire empoisonneur »,qui mêle à toutes ses compo
sitions et donne à tous ses malades du « sublimé corrosif (5) »,
pour rompre la chaîne de ses déductions. La Placette comme
Bayle n'ose pas s'avouer qu'il ne croit pas lui-même à la valeur
rationnelle de l'exigence morale. Il revendique désespérément
l'utilité pratique d'une liberté qu'il n'a pas encore réussi à
prouver : « C'est un crime de répandre un dogme si pernicieux. »
Même si Spinoza dit la vérité, le mensonge serait préférable,
l'erreur profitable et féconde (6).
C'est sur le plan rationnel que se joue la partie. La Placette
le sent bien. Il faudrait se dégager d'un déterminisme qui le
gêne, parce qu'il est l'essence même de sa religion. Rien de plus
(1) Éclaircissements... (p. 291).
(2 Ibid., p. 299.
(3 Ibid., p. 303.
(4) Ibid., p. 304. Avec une certaine déloyauté, La Placette cite le Traité
politique (Appuhn, t. III, p. 12, chap. II, S 18) et assimile à la morale de
Spinoza la description de l'amoralité dans l'état de nature : « Dans l'état de
nature, il n'y a point de péché. »
(51 Éclaircissements... (p. 3131.
(6) Ibid., p. 307-310.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 71
choquant que de voir assimiler les hommes à des animaux-
machines. Or, que faut-il opposer à Spinoza qui voit une parfaite
adéquation entre les desseins divins et l'enchaînement infini
des causes? L'accuser d'hypocrisie, le soupçonner d'appeler néces
sité ce qui n'est que le hasard d'Épicure (1)? La Placette est
refoulé sur ses dernières positions, l'affirmation du sens intime.
Spinoza nous prétend déterminés invinciblement en « tout; ce
que nous nions, c'est que cet ordre de causes d'un côté nous déter
mine toujours, et de l'autre que toutes les fois qu'elles le font,
elles le fassent invinciblement (2) ». Il y
a d'abord des actes sans
aucune détermination physique ou morale qui prouvent une
véritable liberté d'indifférence, et sur ce point La Placette se
réfère à Descartes. La causalité morale n'a pas de caractère
impérieux : je suis mieux assis que debout, mais je peux cependant
demeurer debout (3). La causalité physique est impérieuse, mais
je puis résister à la peur, au danger,
par l'attrait de la gloire
ou le sens du devoir. La Placette ne voit pas qu'il retombe sur
un autre ordre de nécessité et s'en tire par une naïve pétition
de principe : « Si les causes morales nous déterminaient toujours,
les morales seraient inutiles ». (4) Mais tous ces arguments n'ont
pas la valeur d'un fait dont la réalité s'impose à nous : « Nous
sentons notre liberté et cela doit nous suffire pour nous con
vaincre que nous sommes libres (5) ». Ce sentiment intime n'est
pas une illusion : il nous démontre notre liberté avec autant
d'efficience que notre existence même. Il y a en nous une « indif
férence active « », un pouvoir de nous déterminer nous-mêmes
comme il nous plaît ». (6) Que Spinoza ne nous oppose pas sa
pierre qui tombe; sa pierre ne pense pas; lorsque l'homme tombe,
il sait fort bien que cette chute est
entraîné dans un gouffre,
involontaire. L'image de la pierre est aussi ridicule que celle de
la girouette donnée par Bayle (7) et qui ignorera toujours qu'il
a des vents. A la primauté du déterminisme valable dans le
y
monde physique, La Placette oppose la primauté de la cons
cience dans le monde de l'intelligence. La liberté dès lors n'est
plus un préjugé, une erreur de jugement,
mais la preuve de l'hété
rogénéité foncière de la matière et de l'esprit. « Il y a en moi
« (1) Je suis persuadé que ce qu'Êpicure appelait hasard et ce que Spi
noza appelle nécessité est la même chose » (Éclaircissements... p. 317).
(2) Ibid., p. 319.
3 Ibid., p. 320.
(4) Ibid., p. 322.
(5) Titre du chapitre IX, p. 324.
(6 Ibid., p. 327.
(7) Réponse aux questions d'un provincial (t. II, p. 764).

72 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
quelque chose de plus que dans la pierre de Spinoza et dans la
girouette de M. Bayle (1). »
Délaissons certains aspects rhétoriques de La Placette qui
sentent parfois leur pasteur; son petit traité n'en paraît pas
moins original et important dans l'histoire des idées. Alors que
Spinoza nie en fait la liberté en l'assimilant à une nécessité
comprise, alors que Bayle montre le caractère purement théo
logique de l'exigence morale de la liberté, La Placette renonce
à prouver rationnellement le libre arbitre. Concession fort
grave que les théologiens catholiques n'accepteront pas si vite.
Mais dans la mesure où il laïcise le problème en se refusant à
voir dans la liberté une pure notion théologique, par-delà le
rationalisme intellectualiste que lui lègue son temps, il annonce
déjà la solution kantienne d'une liberté qui serait un postulat
de la raison pratique; dans la mesure où il refuse de laisser encer
cler l'homme par la nécessité, il préfigure, bien que très maladroi
tement, les analyses biraniennes. Encore une fois, Spinoza impose
aux esprits de son temps, par l'inquiétude qu'il fait germer en
eux à la rencontre des deux siècles, une vigoureuse et féconde
prise de conscience.
Mais le spinozisme, pour reprendre l'image de La Placette,
n'est pas seulement une eau corrosive. Spinoza, certes, a fait
merveille dans le protestantisme; avant Bayle et peut-être avec
plus de vigueur, il a su ronger les rouilles de la scolastique et
forcer les esprits à user de leur propre métal. Les mystiques se
sont vus interdire les accès de la raison, les intellectualistes se
sont vus livrés à leurs propres contradictions. Foi et raison appa
raissent désormais comme deux domaines incompatibles, même
s'ils délouchent,
comme le laissent entrevoir le quinzième cha
pitre du Tractatus (2) et la dernière partie de l'Éthique, sur la
même réalité divine. Mais la pensée spinoziste pénètre plus avant.
Certains esprits libéraux ou aventureux du protestantisme fran
çais, sans se laisser conquérir et sans accepter ouvertement une
filiation jugée dégradante, ne dédaignent pas d'utiliser telle
thèse essentielle de YÉthique ou de reprendre à leur compte telle
analyse audacieuse du Tractatus. Bayle était de ces ramasseurs
de miettes. A ce même banquet, séduits par des mets divers,
(1) Éclaircissements (p. 330).
(2) Appuhn, t. II, p. 280 : « Où il est démontré que ni la théologie n'est
1 a servante de la raison, ni la raison de la théologie. »

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 73
se retrouvent Jean Leclerc et Aubert de Versé. Mais il ne faut
attendre d'eux ni sincérité, ni reconnaissance.
Tout préparait Jean Leclerc à une large et intelligente compré
hension de Spinoza : son père, médecin et professeur de grec
à Genève, son oncle paternel David, remarquable hébraïsant,
lui avaient légué de riches bibliothèques dont tout jeune il sut
tirer profit; à l'âge où l'on sort du collège, Jean Leclerc était
un des premiers érudits de son temps. Mais surtout une tradi
était le petit-neveu du théologien armi
— nien Etienne de Courcelles (1) l'avait détaché du calvinisme
rigide. Toute sa vie, il défendra avec vigueur contre Jurieu
— tion de libéralisme il
et les prédestinateurs la religion tolérante des grands remon
trants, d'un Grotius et d'un Episcopius. Mais ce protestantisme
élargi qui, au nom du libre examen, le dresse contre l'autorité
romaine et le pousse à tirer les conséquences ultimes des prin
cipes de la Réforme, ne va pas sans une solide piété : dans la
mesure où cette piété demeure chrétienne, ce qui n'est pas le
cas de Spinoza, il se heurtera au philosophe de La Haye. Il ne
peut se refuser à la méthode historique et critique du Tractatus
qui dégage la foi de tant de pierres de scandale;
mais chaque
fois que le déterminisme de l'Éthique lui offre une prédestina
tion aussi absolue que celle de Calvin,
l'arminien en lui protestera.
Il n'a pas vingt-quatre ans lors de son premier contact avec
Spinoza. Au sortir de Genève, après deux ans de préceptorat
à Grenoble (2), il étudie la théologie à Saumur; est-ce à ses maîtres
de Saumur ou tout simplement à la bibliothèque de son père (3)
qu'il doit la révélation du Tractatus? Toujours est-il que dans
une lettre latine datée de Grenoble (4), il révèle à un ami inconnu,
un coreligionnaire de Hollande, à la fois la pénétration des idées
spinozistes en France et sa position définitive à leur égard :
a Je ne doute pas que tu aies lu le Traité Ihéologico-poliiique;
ce livre détourne en France de nombreux prélats non seulement
de leur religion, mais même du christianisme. Mais si parmi nous
il n'a pas encore fait de tels progrès, il produira une épidémie
aussi grave,
si on ne le réfute solidement. Je pense aussi qu'aux
Pays-Bas beaucoup ne l'ont pas lu avec assez de précaution et
(1) Né à Genève en 1586, pasteur à Fontainebleau en 1614, puis à Amiens.
Déposé pour arminianisme par le synode de Charenton eu 1622, il se sou
met puis s'expatrie en Hollande auprès du célèbre remontrant Episcopius
jusqu'à sa mort en 1659 (cf. Haag, op. cit., t. IV p. 81).
(2) Auprès du fils du conseiller au Parlement, Sarrasin de la Pierre (lb78-
1680).
(3) Etienne Leclerc n'était mort qu'en 1676.
(4) 6 décembre 1681 (cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas,
p. 210).

74 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ont embrassé à la fois les vérités et les erreurs qu'il contient, tant
il est un mélange du meilleur et du pire. Je voudrais donc,
puisqu'il contient du poison, une solide réfutation qui, sauf
erreur, n'a pas été faite jusqu'ici. A dire vrai, ses opinions sur
l'auteur du « Pentateuque » et sa méthode critique et historique non
seulement sont en grande partie justifiées, mais évidentes aussi
pour ceux qui ont travaillé le sujet sans idée préconçue : elles sont
même nécessaires à l'intelligence de maint passage de l'Écriture.
Mais ses opinions sur le déterminisme ainsi que sur les miracles
qu'à proprement parler il refuse d'admettre, sont si dangereuses
que parmi les esprits qui s'y rangent, bien peu sont en mesure
d'échapper au naufrage de leur foi (1). »
Dès lors, Jean Leclerc ne changera plus d'avis. Au cours de
son effrayante carrière d'érudit, d'historien, d'exégète, de jour
naliste (2), il rencontrera souvent Spinoza sur sa route, mais
s'en tiendra strictement à son jugement de jeunesse. Aucune réfu
tation en forme d'ailleurs, car Leclerc ne tient pas à se renier
lui-même en reniant Spinoza. Or, la méthode de Spinoza, sinon
ses conséquences théologiques,
est la seule qui soit rationnelle
ment fondée. Il ne s'agit pas d'opposer la foi et la raison, mais
de ne pas les laisser interférer : ;< La raison et la révélation sont
pour ainsi dire deux filles du ciel qui ne se querellent jamais
l'une l'autre (3) »;
mais la foi qui n'est pas éclairée par la raison
permet souvent toutes les aberrations : « Car enfin, dès que nous
nous sommes défaits des lumières de la raison, nous n'entendons
rien dans la révélation ni dans ses preuves qui supposent que
nous savons raisonner (4) ». Comme Spinoza, Leclerc demande
devant l'Ecriture une attitude humble de chercheur; il s'agit
de chercher le sens des livres sacrés dans les livres sacrés eux-
mêmes et non de substituer à notre ignorance les explications
aventureuses de la scolastique ou le symbolisme de Maïmonide.
(1)
« Quod diCit de auctore Pentateuchi et alia ejusmodi quae ad Histo-
riam et criticen pertinent, pleraque non modo sunt vera, sed et clara iis qui
rem sine praeconceptis opinionibus expenderunt : imo etiam necessaria ad
multorum Scripturae locorum intelligentiam. Sed opiniones de fato deque
miraculis quae nulla proprie loquendo fuisse vult, ita sunt periculosae ut
pauca cerebra quae eas probaverint fldei naufragium sint evasura » (Freu
denthal, op. cit., p. 211).
(2) En 1682, il prêche à Londres à l'église wallonne puis à l'église de
Savoie. La même année, il passe en Hollande et pendant vingt-sept ans se
fixe à Amsterdam. Non seulement il professe les belles-lettres et la philo
sophie au collège des remontrants, mais à cûté d'incessantes publications
crudités, il est l'auteur intarissable des Trois Bibliothèques (82 volumes de
1686 à 1727). Cf. la thèse d'Annie Barnes, Jean Leclerc et la République des
Lettres (Paris, Droz, 1938).
(31 Entretiens sur diverses matières de théologie (1684, in-12, Introduction).
(4) Parrhasiana (Amsterdam, 1699, t. I, p. 417).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 75
Que faut-il faire? « N'expliquer pas ce que nous ne savons
point (1) »,
mais par là même s'astreindre à comprendre tout
ce qui est compréhensible dans l'Écriture.
De tels principes, Jean Leclerc ne craint pas de les exposer
lors de sa fameuse controverse avec Richard Simon (2), et
ce qui est plus grave, de les appliquer. Or, dans son attaque
contre l'oratorien, il est caractéristique qu'il suit pas à pas
Spinoza sans jamais invoquer son autorité. Il préfère des réfé
rences moins dangereuses à Masius, Cappel et surtout aux Instituliones
theologicae de son maître Episcopius. Et pourtant la
lre lettre des Sentiments de quelques théologiens de Hollande n'est
qu'une prudente adaptation du VIIe chapitre du « Tractatus, De
l'interprétation de l'Écriture » : Leclerc, comme Spinoza, reven
dique la primauté de l'histoire et de la philologie (3). La 6e lettre
du même traité proclame la non-mosaïcité du Pentaleuque et
accepte toutes les objections du VIIIe chapitre de Spinoza. Le
titre est un peu ambigu : « Que Moïse n'est pas l'auteur de tout
le Pentaleuque », ce qui semble dire qu'il est l'auteur d'une partie.
Le sous-titre pose une question insoluble historiquement et
détourne l'attention : « Qu'il y a dans le Pentaleuque des choses
qui doivent avoir été écrites avant Moïse ». (4) Mais Leclerc
accepte une à une les objections d'Aben Ezra que Spinoza
avait été le premier à vulgariser (5). Le texte de l'Ancien Tes
tament lui paraît avec évidence comme un tissu d'anachro-
nismes et d'obscurités. La rédaction en est tardive. « Moïse
n'a pas écrit le livre de la Genèse au moins tel que nous l'avons (6) »;
ce sont ses successeurs qui ont multiplié les parenthèses, les
éclaircissements (7). Jusque-là, aucune citation de Spinoza :
Aben Ezra est déjà connu des érudits; la théorie des apports
(1) Parrhasiana (t. I, p. 419).
(2) Sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l'histoire critique du
Vieux Testament composée par le Père Richard Simon de l'Oratoire, oà en
remarquant les fautes de cet auteur on donne divers principes utiles pour l'in
telligence de l'Écriture Sainte (Amsterdam, Henri Desbordes, 1683, in-12 de
457 p.). Défense des sentimens de quelques théologiens de Hollande sur l'his
toire critique du Vieux Testament contre la réponse du Prieur de Bolleville
(Amsterdam, H. Desbordes, 1686, in-12 de 459 p.).
outre ce
(3) Leclerc : « Pour entendre les livres sacrés, il faut savoir,
qu'en dit l'histoire critique, à quelle occasion et dans quel dessein ils ont
été écrits » (Sentimens..., p. 1).
Spinoza : « Pour interpréter l'Ecriture, il est nécessaire d en acquérir une
exacte connaissance historique... Si des contradictions se découvrent, il
faudra voir à quelle occasion, en quel temps, pour qui, les textes opposés
ont été écrits » (Appuhn, t. II, p. 150 et 158).
(4) Senlimens de quelques théologiens... (p. 102).
(5) Ibid., p. 111, 116.
6 Ibid., p. 117.
p. 115.

76 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
successifs est déjà ancienne; «le grand homme de notre siècle
qui a cru après plusieurs autres que les versets où l'on trouve de
nouveaux noms ont été insérés dans les livres de Moïse par
Esdras »,
c'est évidemment Episcopius. Un tel escamotage est
encore plus scandaleux, lorsque Leclerc justifie la fameuse objec
tion « au-delà du Jourdain » en prouvant contre Huet que le
mot hébreu beheber n'a jamais dans la Bible le sens de « en
deçà (1) », ou lorsque, allant plus loin que Spinoza, il trouve dans
la distinction des deux mots roe et nabi, qui signifient tous deux
prophète, un argument de plus contre la mosaïcité du Pentateuque
(2). Mais au milieu du lacis des critiques qui visent surtout
Richard Simon, Leclerc retrouve Spinoza dans l'attribution
aventurée du Pentateuque à Esdras : « Un auteur moderne qui a
quelquefois réussi dans ses conjectures mais qui mêle une infi
nité d'impiétés parmi le peu de bonnes choses que l'on trouve
dans ses ouvrages, soutient que cet auteur (du Pentateuque
évidemment) est Esdras qui selon lui n'y a pu mettre la dernière
main (3). » Lorsqu'on copie le Tractatus, le silence est permis;
lorsqu'on le critique, le courage revient. Spinoza évidemment
s'est aventuré; malgré la ressemblance de style de tous les écrits
du Vieux Testament, il est difficile de conclure à un seul auteur
« comme a fait Spinoza qui n'entendait rien dans la critique (4) >.
Il y a surtout ce fameux Pentateuque samaritain presque iden
tique au texte hébreu et qui est antérieur à Esdras. Leclerc
avance alors son hypothèse : ;; Le Pentateuque a été composé
en un temps auquel les anciens caractères étaient encore plus
connus aux Juifs que les nouveaux qu'ils prirent dans la cap
tivité et par une personne qui n'était suspecte ni aux Samari
tains ni aux Juifs (5) ». Ce rédacteur ne peut être que ce sacri
ficateur israélite cité au IIe Iivredesi?o!s(6),qui vintdeBabylone
après la dix-huitième année du règne de Josias pour instruire
les nouveaux habitants de la Palestine. Une telle ingéniosité
aurait ravi Spinoza qui, de lui-même, reconnaissait la fragilité
de son attribution de tant de livres à Esdras; mais il aurait souri
des ingratitudes de son disciple. En effet, que restait-il dès lors
(1) Sentimens... (p. 1191.
(2) Ibid., p. 117 : Nabi se disait autrefois roe, donc il y a anachronisme
chaque fois que Moïse est appelé nabi ou tel autre dans le Pentaleuque
(Aaron dans Exode, VII, 1) (cf. Tractatus, Appuhn, t. II, p. 194).
(.'! Ibid., p. 127 (cf. Appuhn, t. II, p. 197 : « Je tiens (Esdras) pour le
véritable auteur aussi longtemps qu'on ne m'en aura pas fait connaître
un autre avec plus de certitude »).
(4t Sentimens de quelques ihèoloqiens... (p. 153).
(5) Ibid., p. 128-129.
(6) Rois (11° livre, chap. 17).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 77
de l'inspiration des livres sacrés? Il est beau après Grotius de
refuser toute valeur prophétique aux livres historiques ainsi qu'à
YEcclésiasle et au Cantique des Cantiques (1), de se méfier du style
extrêmement hyperbolique des prophètes (2), mais que doit
croire le fidèle devant un texte couturé d'anachronismes, de
contradictions, où l'esprit critique taille et retaille à loisir, où
la personne de Moïse recule dans une obscure antiquité, où un
prêtre venu de Babylone, dont le nom même n'est pas rapporté,
vient imposer sans aucune autorité au monde juif et chrétien
une révélation qui semble aussitôt confuse et fabuleuse? Jean
Leclerc est-il un hypocrite? Beaucoup le croiront en son siècle.
Pendant vingt ans, Levassor (3), Faydit (4), le Père de Lau-
brussel (5) parmi les catholiques, Grostête de La Mothe (6) parmi
les protestants, clameront contre ce dangereux vulgarisateur de
Spinoza, qui avait du moins l'avantage d'écrire en latin. « Il n'y
a personne qui ait attaqué plus formellement l'inspiration des
livres sacrés du Nouveau Testament que l'auteur des Sentimens
de quelques théologiens de Hollande. Spinoza avait tracé le chemin
de cette entreprise... Mais M. N. (Leclerc) a donné aux pensées
de Spinoza un tour plus subtil et plus dangereux », dira l'un
d'eux (7).
Jean Leclerc était surtout un naïf. Ses intentions étaient
pures et libérées de cet esprit d'orgueil et de chicane qui gêne
si souvent le lecteur de Richard Simon. Résolument « moder
niste », comme on dirait de nos jours, il croit à l'efficacité reli
gieuse de la critique biblique : « On soudra tout d'un coup une
infinité de difficultés que les libertins ont accoutumé de proposer
contre l'Écriture Sainte, qu'il n'est pas possible de soudre selon
les principes ordinaires... » « On les verra embrasser sans peine
ce qu'ils ont rejeté jusqu'à présent, avec opiniâtreté, parce qu'on
l'appuie mal à propos sur des suppositions qui se trouvaient
contraires à toutes leurs lumières (8). » Que faire en effet devant
Spinoza? Leclerc propose trois moyens : brûler tous les exem
plaires du Tractatus? C'est impossible. Réfuter ses preuves?
fil Sentimens... (p. 273).
(3 Mich'elPLE Vassor, De la véritable religion (Barbin, Paris, 1688 p. 162).
U) Faydit, Remarques sur Virgile et sur Homère (Cot, Pans, 1705).
(5) LaubrÛssel, Traité des abus de la critique en matière de religion
(D(U6rGROPSTÊTE1DÈ°LA Mothe, Traité de l'inspiration des livres sacrés du
Nouveau Testament (Amsterdam, 1695).
Isj
cil., p. 47).
sinUmenfdePqutlques théologiens, chap. 12 (cité par M. Monod, op.

78
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Personne ne l'a fait. Lui accorder que les écrivains sacrés n'ont
été inspirés ni pour le style ni pour ce qu'ils ont pu savoir autre
ment que par révélation et sauvegarder ainsi l'autorité du reste
de l'Écriture? C'est la seule méthode efficace et valable (1).
Et Leclerc de répéter : il faut céder du terrain, se défendre sur
des positions inattaquables, abandonner le terrain miné : la
révélation judaïque et chrétienne, la valeur des prophéties et des
miracles, débarrassées d'une gangue légendaire, apparaîtront
alors dans leur éternelle vérité.
Cependant l'inquiétude le gagne quelquefois. Il est bon de
faire la part du feu. Est-on sûr cependant d'arrêter l'incendie?
Spinoza n'est dangereux que dans la mesure où les ignorants
l'utilisent et déjà comme Bossuet, mais sans en tirer comme lui
une politique de répression, il prévoit le grand combat qui va
se mener contre le christianisme : « On se sert de la philosophie
et de la critique pour détruire nos dogmes les plus saints et les
plus inébranlables. On a publié des livres impies, non seulement
en latin, mais encore en français, en anglais et en flamand que
bien des gens qui n'ont point d'étude lisent avec une avidité
incroyable. On voit partout des gens entêtés des sentiments de
Spinoza, parce qu'ils ont lu ses livres en français, en flamand
ou en anglais, quoiqu'ils n'aient aucune étude de philosophie
ni de critique. Nous sommes en un temps où tout le monde veut
faire le savant et veut passer pour esprit fort et on acquiert
ces titres à peu de frais en lisant les livres que je viens de nommer.
Mais ce qu'il y a en ceci de déplorable, c'est que ce n'est pas là
une maladie de jeunesse qui se guérisse dans un âge plus avancé;
on remarque que ceux qui se laissent prévenir une fois de ces
malheureux sentiments ne s'en défont que très rarement (2). »
Cette inquiétude explique la violence avec laquelle il réprouve
la philosophie spinoziste. A la fin de sa vie, en 1713, comme tous
ses contemporains, il voit en Spinoza « le plus fameux athée de
notre temps (3) ». En 1710, il rompt toute solidarité : « Il n'y a
rien que je méprise plus que le système de Spinoza... Tous ceux
qui me connaissent ou qui ont lu mes ouvrages philosophiques
ou théologiques savent qu'il n'y a point de manière plus opposée
au spinozisme que la mienne... Ceux qui soutiennent la liberté
(1) Défense des sentimens de quelques théologiens (p. 221).
(2) Ibid., p. 220 (9e lettre). Le Tractatus a été traduit en français en
1678 sous trois titres différents, en anglais en 1689, en hollandais en 1694
(cf. Paul Hazard, Crise de la conscience européenne, t. III, p. 69).
(3) Bibliothèque choisie, 1713, t. XXVI (à propos de l'ouvrage de
S. Clarke, A démonstration of the Being of God).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 79
de Dieu et des créatures et qui sont même presque les seuls
d'entre les chrétiens qui pressentent fortement la nécessité de
reconnaître la liberté, que l'on nomme communément d'indiffé
rence, pour établir une juste idée du vice et de la vertu et pour
rendre les récompenses et les peines légitimes, sont si éloignés
de Spinoza qu'il ne faut guère être sage pour les accuser d'être
d'un sentiment qui introduit la nécessité fatale de toutes
choses (1). » Aussi, sans rien renier de sa méthode critique dans
ses Commentaires philologiques sur l'Ancien Teslament (2) et
dans son étonnant résumé qu'est l'Ars criiica (3), Jean Leclerc
reporte l'attaque sur le point le plus scandaleux du spinozisme,
la négation du miracle. Le miracle est le sceau de la révélation
chrétienne, annonce-t-il dans son curieux traité d'apologétique
De l'incrédulité (4). « Or, quelques incrédules ont essayé de
rendre incertain ce caractère des miracles, en disant que nous ne
connaissons pas si parfaitement les causes naturelles et leurs
effets que nous puissions distinguer ce qu'elles peuvent produire
de ce qui est au-dessus de leurs forces. Ils prétendent même que
ce qu'on a appelé miraculeux ne devait être regardé que comme
quelque chose d'extraordinaire et comme l'effet de causes natu
relles qui n'étaient pas assez connues (5) ». La référence à Spi
noza est évidente, mais la défense est originale. Beaucoup de
faits paraissent des miracles aux yeux des simples, mais il ne
s'agit pas de vanter peu judicieusement l'ignorance. Cependant
il est un domaine « au-dessus de la puissance des hommes (6) »;
le miracle, en dehors de toute imposture et de toute duperie,
côtoie notre vie et se rapporte par des témoins dignes de foi.
Le Christ marche sur les eaux, guérit sans remèdes et ressuscite
Lazare. Mais le miracle n'est pas seulement un prodige qui
dépasse les forces humaines et le cours ordinaire de la nature;
il faut qu'il y ait un prophète pour l'annoncer ou un bénéfi
ciaire qui en soit averti (7). Lorsque Alexandre dans le désert
(1) Bibliothèque choisie, 1710, t. XXI (à propos du Spinoza revived du
Révérend George Hickes paru à Londres en 1709) (cf. Hazard, op. cit.,
'
(2) '
Commeniarii philologici et Paraphrases in Vel. Test. (4 vol. in-folio,
Genève, 1693; Pentaleuque, 1696).
(3) Ars criiica (1696). .
(4) De l'incrédulité où l'on examine les motifs ou les raisons générales qui
portent les incrédules à rejeter la religion chrétienne avec deux lettres où on en
prouve directement la vérité (Amsterdam, Wetstein, 1696).
(5) Ibid., p. 358 (en marge, référence à Spinoza, Tractatus,
chap. VI).
(6) Ibid., p. 359. .
.
,
(7 ! Il faut qu'il sache auparavant que ce miracle arrivera ou que du
moins il arrive à point nommé parce que sans cela il serait perdu » (ibid.,
p. 360).

80 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
d'Idumée voit devant lui la mer chassée par le vent, il n'y a pas
miracle, car Alexandre ne l'a pas prévu et n'en a pas été informé.
Ce n'est pas le cas de Moïse franchissant la mer Rouge : « Si les
faits miraculeux étaient des effets extraordinaires de causes
naturelles mais inconnues, il est visible qu'on ne les pourrait pas
prévoir (1). » Tels sont tous les miracles du Christ et surtout la
Résurrection. Dès lors, Jean Leclerc, sans s'en rendre compte,
édifie une doctrine solide que l'orthodoxie catholique reprendra
plus tard (2) : le miracle est un prodige appuyé sur une prophétie;
le miracle n'est pas seulement un prodige, mais un signe.
Jean Leclerc ne va pas plus loin, mais il marque clairement
la limite de son rationalisme. Alors que Spinoza prétend nier
le miracle au nom d'une philosophie déterministe, le professeur
d'Amsterdam demeure fidèle à l'histoire. Il ne s'agit pas de
démontrer rationnellement l'impossibilité du miracle, mais d'éta
blir des faits et de critiquer les témoignages. Mais ce que, dans
la candeur de sa foi, Leclerc ne veut pas faire, sera l'ouvrage de
Fontenelle et de Voltaire en France, de Toland et de Woolston
en Angleterre.
Avec une étonnante loyauté intellectuelle, Jean Leclerc a
essayé sinon de concilier,
du moins de sauvegarder les exigences
critiques de sa raison et le fondement précieux d'une foi que,
somme toute, comme beaucoup de réformés, il place beaucoup
plus dans le témoignage intérieur de l'Esprit Saint que dans une
légalité d'ordre juridique. C'est cela surtout qui le heurte chez
Richard Simon. Mais en face de Spinoza, son attitude est révé
latrice. Il le connaît à fond et le suit, même quand il l'injurie le
plus, tant qu'il demeure fidèle à sa méthode d'exégèse fondée
sur l'histoire et sur la philologie : c'était d'ailleurs demeurer
dans l'esprit de l'arminianisme et continuer l'œuvre critique de
Grotius et d'Episcopius. Mais lorsque au-dessus Spinoza, des
humbles conclusions de l'exégèse prétend biblique, fonder une
doctrine rationnelle du miracle sous-tendue par le déterminisme
de l'Éthique, Leclerc, au nom de sa foi, mais aussi au nom de la
méthode historique, reprend sa liberté (3), donnant par là au
(1) De Fincrédulité..., p. 362 (Leclerc avait déjà reproché à R. Simon l'as
similation scandaleuse des deux miracles dans ses Sentimens de quelques
théologiens, 4° lettre, p. 76).
(2) Dictionnaire apologétique de la foi catholique (édit. d'Alès, Beauchesne,
Paris, 1919, article Miracle).
(3) En 1705, Leclerc sera plus dédaigneux encore : « Je sais que l'auteur
du Traité théologico-politique prétend que les miracles ne sont que des effets
extraordinaires de la nature et que s'il se faisait quelque chose qui fût
au-dessus de ses forces, cela affaiblirait plutôt la créance que nous avons

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 81
maître de La Haye une leçon de modestie que la science moderne
ne devait cesser de confirmer.
L'œuvre entière de Leclerc, quoi qu'en ait dit et pensé l'auteur,
assimilait de Spinoza une puissante méthode d'exégèse qu'il
pensait pouvoir intégrer sans dommage pour la foi chrétienne.
A ce disciple quelque peu ingrat du Tractatus s'oppose un dis
ciple non moins honteux de l'Éthique, Noël Aubert de Versé.
Jamais les déboires d'une vie ne furent causés plus directement
par les excès d'un esprit aventureux. Né catholique au Mans
vers 1645, Aubert de Versé étudie la théologie protestante à
Genève en 1665 (1). Pasteur en Bourgogne, il est déposé en
août 1669 par un synode tenu à Is-sUr-Thil et excommunié
comme socinien niant la Trinité et la divinité du Christ. On le
retrouve en Hollande, refuge de toutes les hétérodoxies. Quelque
temps pasteur aux environs d'Amsterdam, il abandonne une
fois de plus le ministère pour mener une vie d'expédients :
correcteur d'imprimerie chez les Elzévier, il se lie, selon Moreri (2),
au fameux socinien Christophe Sandius le fils; étudie la médecine
et, une fois ses grades acquis, devient bourgeois d'Amsterdam.
Mais au calme d'une vie bourgeoise, Aubert de Versé préfère les
aventures. Les milieux les plus inquiétants le sollicitent; comme
pour beaucoup de spinozistes, Meyer, Schuller, Lucas, la méde
cine est un prétexte pour lui; il est assez lié avec le traducteur
du Tractatus, Gabriel de Saint-Glain, pour continuer à sa mort
en 1683 la rédaction des Nouvelles solides et choisies dont Bayle
ne pense pas grand bien (3). Mais ce n'est pas seulement un
folliculaire. En 1681, il a traduit en latin l'Histoire critique du
il attaque Bossuet
Vieux Testament de Richard Simon; en 1683,
sur le principe de la communion; en 1634,
sous le pseudonyme
de Léon de La Guittonnière, il lance dans les jambes de Jurieu
le Protestant pacifique et, pendant six ans encore, ne cesse de le
harceler au nom de la tolérance, principe imprescriptible de la
Réforme (4). En 1690, inquiété par l'orthodoxie calviniste, il
qu'il y a un Dieu qu'il ne l'affermirait. Mais ces pensées sont si creuses et
si déraisonnables qu'elles ne méritent pas que l'on s'y arrête » (Bibliothèque
choisie, t. V, p. 111, Amsterdam, Schelte, 1705).
(1) Cf. Haag, La France protestante (2° édit., t. I, p. 431).
(2) Dictionnaire de Moreri (in verbo).
(3) Œuvres diverses, t. IV, p. 620 (lettre du 18 janvier 1685).
(4) Le Nouveau Visionnaire de Rotterdam ou Examen des parallèles mys
tiques de Jurieu (Amsterdam, 1686), Traité de la liberté de conscience (Cologne,
Pierre Marteau, 1687).
Y. VERNIERE, x 6

82 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
rallie la France, se convertit au catholicisme et vit médiocrement
à Paris jusqu'en 1714, nanti d'une pension du clergé pour brûler
dans de médiocres publications tout ce qu'il avait adoré (1).
Une telle vie ne démontre guère une grande solidité intellec
tuelle. Aubert de Versé croyait assez aux idées pour se laisser
tenter par les plus aventureuses, qui sont souvent les plus nobles.
Allons-nous lui reprocher de n'avoir pas su souffrir pour elles,
quand nous ne tenons nulle rigueur aux prudences de Bayle et
aux chicanes de Richard Simon? Il fut le premier,
que nous
sachions, à vanter aussi noblement l'unité chrétienne qui se
doit de tolérer dans son sein même les sociniens et les quakers (2) ;
le premier, avant Voltaire, à trouver dans la tolérance à la fois
un principe fécond de morale et une source de prospérité pour
les Etats. Il n'est pas, comme son époque l'a cru,
un esprit
détraqué, une caricature de Bayle; il est déjà, par son goût de
la libre discussion des idées, un authentique disciple de Spinoza :
« J'avoue que chacun a droit de penser ce qu'il voudra et de
censurer même toutes les pensées d'autrui. Mais cela se doit
toujours faire sans violence et sans tyrannie sur les esprits.
Lorsqu'on en vient à cette extrémité, ce n'est plus raisonner ni
philosopher, c'est faire le tyran et le faire sur des sujets qui ne
souffrent rien si impatiemment que la contrainte. Les hommes
peuvent bien par la force régner sur les corps, mais ils ne sauraient
jamais régner par elle sur les esprits. La gloire et le pouvoir de
régner sur eux n'appartient qu'à la raison même (3). » Que ce
soit un écho d'une page de Pascal ou du dernier chapitre du
Tractatus (4), il y a certaine noblesse de pensée qui impose le
respect.
Or, par deux fois,
Aubert de Versé se trouve plus directement
en contact avec Spinoza; en 1687,
dans son Traité de la liberté
de conscience, il ne craindra pas restricd'engager,
avec quelques
(1) Notamment l'Anlisocinien (1692).
(2' " - ' " ■
(2) Cf. le sous-titre du Prolestant pacifique : « dans lequel on fait voir
par les principes des réformés que la foi de l'Église catholique ne choque
point les fondements du salut et qu'ils doivent tolérer dans leur communion
tous les chrétiens du monde, les sociniens et les quakers même dont on
explique la religion. »
(3) L'Impie convaincu (Amsterdam, Jean Crélie, 1684, Avertissement).
(4) Appuhn, t. II, chap. XX, p. 377 : « Il ne peut se faire que l'âme d'un
homme appartienne entièrement à un autre; personne en effet ne peut trans
férer à un autre ni être contraint d'abandonner son droit naturel ou sa
faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses. Ce
fouvernement par suite est tenu pour violent qui prétend dominer sur les
mes et une majesté souveraine parait agir injustement contre ses sujets
et usurper leur droit quand elle veut prescrire à chacun ce qu'il doit admettre
comme vrai ou rejeter comme faux... »

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 83
tions mentales, les thèses politiques du Tractatus dans sa lutte
contre l'intolérance calviniste de Jurieu; mais ce ne sera qu'une
intervention dans une querelle plus vaste, où l'orientation poli-
sique du Refuge sera tout entière mise en question et passionné
ment discutée, à la lumière de Spinoza (1), aussi bien par Bossuet
et Pellisson que par Jurieu, Claude, Saurin et Bayle. Mais, dès
1684, Aubert de Versé essaie de faire honnêtement le point devant
l'Éthique avec une franchise déconcertante et une originalité
certaine : ce fut l'Impie convaincu (2).
Il n'est pas de témoignage plus sensible que ce livre, de l'im
portance que revêtait la diffusion du spinozisme aux yeux des
contemporains. L'Éthique impose une révision des valeurs phi
losophiques utilisées jusque-là pour confirmer le christianisme.
Trois questions se posent à ce sujet; quel est le sens du spino
zisme et quelles sont les conséquences religieuses qui en décou
lent? Quelle est l'origine philosophique d'une telle doctrine et
quels sont les précédents historiques qui ont permis de telles
aberrations? Quel est enfin le moyen, tout en faisant la part
des critiques justifiées et irréfutables, de construire en face
du spinozisme un édifice rationnel capable d'abriter le christia
nisme? L'ambition d'Aubert de Versé n'était pas modeste et
excédait les moyens intellectuels du personnage. Mais le problème
était posé pour la première fois avec vigueur et traduisait fort
bien le désarroi temporaire de la pensée occidentale. Au lieu de
crier au monstre, comme tant d'autres, il faisait face aux ravages.
Avant de poser les théorèmes rigoureux du Ier livre de l'Éthique,
Spinoza avait analysé longtemps les deux idées de Dieu et de
nature et l'on peut suivre dans ses premiers essais, le Court
Traité (3) ou la Lettre à Louis Meyer (4), le jeu de convergence
qui mènera à leur complète assimilation. C'est cette même ana
lyse que reprend Aubert de Versé, mais le jeu est singulièrement
plus grossier. En face du dualisme chrétien, fondé sur l'idée de
création et sur l'hétérogénéité fondamentale de Dieu et d'une
(1) Cf. infra.
(2) L'Impie convaincu ou Dissertation contre Spinoza dans laquelle on
réfute les fondements de son athéisme (l'on trouvera dans cet ouvrage non
seulement la réfutation des maximes impies de Spinoza mais aussi celle des
principales hypothèses du cartésianisme que l'on fait voir être l'origine du
spinozisme. Amsterdam, Jean Crélie, 1684, i-x-274 p., dont une lettre latine
Aulhoris epistula ad amicum N. de Spinozianae impieialis origine, cum brevi
illius confutalione, p. 241-274).
(3) Composé vers 1660, le Court Traité de Dieu, de l'homme et de la santé
de son âme nous est parvenu sous une rédaction en langue hollandaise (tra
duction Janet, Paris, 1878).
(4) Lettre 12 du 20 avril 1663 (Appuhn, t. III, p. 150 sq.), cf. P.-L. Cou
choud, op. cit. (chap. III).

84 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Spinoza établit l'unicité de la
matière tirée du néant absolu,
substance qui fait du monde une émanation de Dieu. Aubert
de Versé, dès sa préface (1), accepte la critique de l'idée de créa
tion, mais refuse le monisme de Spinoza dont il aperçoit beaucoup
plus les dangereuses conséquences antichrétiennes que les insuf
fisances logiques. D'une part on ne saurait prouver la possi
bilité d'une création ex « nihilo, qui est impossible et implique
contradiction (2) »; c'est là une notion suspecte et confuse que
le récit de la Genèse ne permet nullement d'inférer, fondée sur
une interprétation contestable d'un mot hébreu et défendue
très tardivement par un théologien aussi douteux que Tertullien
: aucune nécessité d'orthodoxie n'exige donc qu'on accroche
à un tel dogme l'avenir du christianisme. En l'acceptant, on
trace même la voie au spinozisme : admettre un néant antérieur
à la création, c'est reconnaître que Dieu a tout tiré de sa propre
substance et voir dès lors dans le monde une émanation de Dieu.
D'autre part, le point central de l'Éthique, l'unicité de la subs
tance, n'est qu'un athéisme larvé : toute émanation de Dieu,
c'est-à-dire toute créature,
participerait alors à la perfection
et à la divinité. Il faut donc échapper à l'impasse en trouvant
une solution à la fois commode et rationnellement fondée. Repre
nant alors le vieux thème lucrétien du ex nihilo nihil fit, Aubert
de Versé rajeunit la vieille doctrine d'Anaxagore, plus ou moins
reprise par Platon et par les stoïciens : en face de toute-
Dieu,
puissance et toute perfection, existe une matière éternelle essen
tiellement imparfaite, sans force, vie ou connaissance, qu'un
esprit organisateur informe et modèle à sa guise.
Mais il ne suffit pas d'invoquer l'utilité d'une vieille cosmo
gonie pour détruire l'édifice de YÉthique, qui somme toute
paraît à notre auteur singulièrement séduisant. Admettre l'im
possibilité de la création (3) et la validité du 3e théorème de
l'Éthique (4)
et refuser l'unicité de substance sur laquelle se
fonde sa démonstration est déjà hasardeux. Aubert de Versé
s'y risque, comme si l'on pouvait utiliser la solution d'un pro
blème dont on conteste les données. Pour lui, le dualisme reste
possible. C'est un pur sophisme que le théorème 5 : deux sub
stances de même attribut peuvent exister à la fois dans la nature.
« Mais qui t'a accordé, impie, qu'il n'y a que la seule diversité
(1) L'Impie convaincu, Préface (p. vin).
(2 Ibid., p. 2.
(3) « Dieu ne peut être cause de la matière : cela parait avoir beaucoup
de force » (ibid., p. 4).
(4) « Si des choses n'ont rien de commun entre elles, l'une ne peut être
la cause de l'autre » (Éth., I, prop. 3).

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 85
d'attributs qui puisse distinguer les substances (1)? » Il y a
aussi la position respective; à côté d'une identité logique, « sub
tilité métaphysique qui appartient au traité des précisions men
tales et de l'univocation (2) », il est une identité réelle, comme
celle de deux atomes ou de deux grains de sable, tout à fait compa
tible avec une existence indépendante. Va-t-on croire de même
à l'infinité de la substance? Nouveau sophisme que ce 8e théo
rème (3). Il est impossible de se rallier à cette argutie logique
qui assimile l'existence et l'infinité. Si l'esprit, en concevant
une chose finie, en nie purement l'existence et, en concevant
l'infinité, lui attribue « l'existence, cette belle maxime d'athée
ferait d'une simple pierre, d'un seul homme ou d'un seul cheval
un Dieu infiniment parfait (4) ». En fait, il faut reconnaître que
l'étendue de la matière est bornée par celle de Dieu et l'étendue
de Dieu par celle de la matière : ce sont deux substances diffé
rentes, distinctes, hétérogènes. Rien n'est plus impie que d'at
tribuer l'infinité spatiale à Dieu, car c'est mettre en lui et conférer
à sa nature l'ensemble d'un monde imparfait qui, à côté du ciel
et des anges, comporte l'enfer, les brutes et les démons; c'est
revenir au Jovis omnia plena (5).
L'origine de l'erreur est maintenant visible. Spinoza est issu
de Descartes. Le cartésianisme est le rempart des esprits forts
et des athées. Du jour où l'on conçoit l'espace et le vide comme
une substance réelle et positive, comme une étendue solide, il
n'est plus de distinction possible entre Dieu et la matière; on
ne peut faire coexister l'infinité de la substance étendue selon
Descartes et l'être absolument infini en tout genre de sa théo-
dicée. Il faut donc les assimiler : Spinoza est le continuateur
logique de Descartes. Dans une affectation d'effroi, Aubert
de Versé refuse « cette mer de contradictions (6) », cette accumu
lation de Pélion sur Ossa. Il faut revenir une fois de plus à la
distinction de deux substances pareillement éternelles, Dieu et
la nature. Dieu ne se démontre pas rationnellement par l'idée
d'infini, mais par l'idée de perfection; Descartes et Spinoza
auraient dû se borner à l'argument ontologique : tirer l'
existence
de la perfection est aussi une argutie logique,
pas de
mais ne comporte
conséquence dangereuse. Aubert de Versé préférerait se
passer des idées innées et revenir à une formation empirique de
(1)
L'Impie convaincu (p. 8).
(3) » Toute substance existe nécessairement infinie» (Éth., I,
(4) L'Impie convaincu (p. 21).
(5) Ibid., p. 45.
(6) Ibid., p. 59.
prop. 8).

86
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
l'idée de perfection : « C'est par le moyen de la vue et de l'im
pression d'une infinité d'autres objets que nous découvrons qu'il
en a de plus ou moins parfaits et que nous formons ainsi l'idée
y
de l'être souverainement parfait (1) ».
En somme, Spinoza n'est pas le grand coupable; il n'est
qu'un disciple logique de Descartes. Spinoza a le mérite de la
franchise, alors que Malebranche fait l'hypocrite : « Le Père
Malebranche qui définit Dieu comme Spinoza... ne peut éviter
de tomber dans un précipice qui n'est éloigné que de deux
doigts de celui de Spinoza, savoir que l'univers n'est qu'une éma
nation de Dieu... Il croit que toute la nature est Dieu et que tout
ce qui est appartient uniquement à la substance de Dieu (2) ».
Seule la foi lui démontre l'existence de la matière et des corps.
La conséquence implacable de la vision en Dieu, c'est l'assimi
lation de Dieu et de l'univers, donc l'athéisme. La preuve en est
que « les athées d'aujourd'hui qui veulent se mieux cacher que
Spinoza et ses disciples et paraître cependant fort religieux
embrassent avec joie et défendent avec chaleur les hypothèses
du Père Malebranche (3) ». Et Aubert de Versé de conclure :
contre le ferment d'athéisme que Descartes a répandu si impru
demment, il n'est qu'un remède : se rallier à l'idée d'une subs
tance étendue éternelle, fort compatible avec les textes sacrés,
et renoncer à la funeste idée de création. « Voilà ce que j'avais
à dire contre Spinoza. Je n'ai pu le faire sans examiner les prin
cipes du cartésianisme qui sont les fondements du spinozisme.
Je ne sais ce qu'en diront les partisans de cette philosophie et
s'ils prendront le parti de défendre les hypothèses que je combats
ou de montrer qu'elles ne conduisent nullement au spinozisme.
S'ils le prennent, c'est là où on les attend (4) ».
L'Impie convaincu fut accueilli avec méfiance, parfois avec
stupéfaction. En terre protestante, le libéral Aubert de Versé
passait un peu pour un provocateur. Bayle, qui, à propos du
Protestant pacifique, lui découvrait beaucoup d'esprit, regrettait
son indulgence pour l'Église romaine (5). Lorsqu'au début d'oc
tobre 1684, il reçoit son nouvel ouvrage (6) et l'analyse dans les
(1)
2 Ibid., p. 143.
3) Ibid., p. 202.
4 Ibid., p. 240.
(5) « Quand il adoucit les dogmes de l'Eglise romaine,
L'Impie convaincu (p. 99).
il s'attache surtout
à écrire contre le Préservatif de M. Jurieu. Tous les sectaires de ce parti
font grand cas du livre et il faut avouer qu'il y a de l'esprit en bien des
endroits » (lettre à Lenfant du 8 mars 1684, in Œuvres diverses, t. IV, p. 613).
« (6) On vient de m'envoier un qui est contre Spinoza et Descartes

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 87
Nouvelles de la République des Lettres, son indignation éclate;
tout d'abord contre le ton violent, les injures, l'aigreur de
l'ancien pasteur, et par là Bayle se trahit, car le lecteur moderne
n'y est guère sensible et ne discerne pas plus d'outrance chez
Aubert de Versé que dans le moindre ouvrage polémique d'Ar
nauld ou de Jurieu (1); ensuite contre l'assimilation, qui lui
paraît scandaleuse, de la pensée de Spinoza avec celle de Male
branche; manifestement, aucun penseur chrétien, même Bayle,
ne garde son sang-froid devant Spinoza. De même Moreri :
« Il semble qu'il n'ait écrit que pour attaquer (Malebranche et
Descartes),
car ce qu'il dit contre Spinoza est la partie la plus
courte de son ouvrage (2). » Reinier Leers, le fameux éditeur de
Rotterdam, dans une lettre assez plate à Malebranche dont il
publie les Conversations chrétiennes, voit dans son adversaire
« un franc coquin (3) ». Tout cela est singulièrement injuste
à l'égard d'une pensée originale qui n'affectait nulle prudence
et n'admettait nul sectarisme.
En fait, l'ouvrage d'Aubert de Versé, en dehors des routines
intellectuelles du temps, eut une influence féconde. Pour la
première fois, le lien qui mène de Descartes à Spinoza est clai
rement perçu. Non seulement Spinoza doit à Descartes sa
méthode, son goût impénitent de l'évidence et de la démonstra
tion géométrique, son besoin d'enfermer le monde en formules
abstraites, mais aussi par la double thèse de l'infinité du monde
et de l'infinité de Dieu l'exigence qui mène à les identifier (4).
Depuis Aubert de Versé, le cartésianisme est en état d'alerte,
non pas comme en France, sur la puérile querelle de l'incompa
tibilité de l'étendue cartésienne et du dogme de l'Eucharistie (5);
mais sur la conception même de Dieu et du monde. Bayle est
le premier à sonner l'alarme. « Cartesius spinozismi architectus
aut eversor », voilà le problème que se poseront vingt libelles
qu'on attribue à de Versé... Je n'en ai pas encore lu une page » (lettre à
Lenfant du 5 octobre 1684, ibid., t. IV, p. 619).
(1) Nouvelles de la République des Lettres, t. I, p. 157 (octobre 1684) :
« Que ne se contente-t-il de raisonner?... Cela lui enlève tout droit d'écrire
contre les autres. » A. Monod conserve à tort la même interprétation (op.
cit., p. 37).
(2) Moreri, Dictionnaire (in verbo).
(3) Abbé Blampignon, Correspondance inédite de Malebranche (Paris,
Douniol, 1861, p. 127) (lettre du 11 juin 1685).
(4) Cf. Lachièze-Rey, Les Origines cartésiennes du Dieu de Spinoza (Pa
ris, Alcan, 1932).
(5) Le Père Valois, Sentimens de M. Descaries touchant l'essence et les
propriétés des corps opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs
de Calvin sur le sujet de l'eucharistie (Paris, 1680, in-12); anonyme, La Phi
losophie de M. Descaries contraire à la foi catholique (Paris, 1682, in-12),
cf. Bouillier, op. cit. (t. 1, p. 462 sq. et 581 sq.).

88 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
et que résoudront en sens contraire Leibniz, François Lamy,
Wolff et le cardinal Gerdil (1).
J. Regius, Ruardus Andala,
Par là même,
Aubert de Versé force les cartésiens à prendre
conscience de leur originalité, encourage Malebranche et Leibniz
à sortir d'une ornière dangereuse en poursuivant en dehors de
Spinoza des voies nouvelles d'évolution cartésienne.
Mais Aubert de Versé n'a pas seulement contribué à l'écla
tement du cartésianisme et à sa dispersion; par son analyse,
il prouve aussi la pénétration du spinozisme; non seulement il
en découvre les sources, mais il en accuse l'efficacité. Bien avant
Voltaire (2), il renonce devant l'Éthique à l'idée de création. Lors
même qu'il critique la notion de liberté divine et qu'il s'étonne
devant l'assimilation de la liberté et de la nécessité, il ne fait
que préciser le caractère rigoureux du déterminisme de Spinoza (3)
et préfigure, dans une réfutation qui n'est qu'une exégèse, le
dessein du disciple prudent que fut Boulainviller. N'allons pas
trop loin cependant : le socinianisme libéral d'Aubert de Versé,
sa connaissance du cartésianisme hollandais qui, par l'enseigne
ment d'un Geulincx ou d'un Clauberg (4), annonçait déjà Spi
noza, le poussent à une intelligente compréhension de l'Éthique;
mais par sa répulsion pour les idées innées, par son empirisme
qui fait de la pensée « un pur accident à la matière (5) », une simple
perception de l'étendue, il annonce aussi Locke qui vers 1682
précisément s'est réfugié en Hollande. original pour Trop faire
(1) Pour la complicité des deux systèmes, Leibniz (lettre à l'abbé Nicaise,
1697), J. Regius (Carlesius verus Spinozismi archilectus, Leeuwarden, 1718),
Wolff (De differentia nexus rerum..., Halle, 1724). Contre cette complicité,
Fr. Lamy (Le Nouvel Athéisme renversé, Paris, 1696, p. 454 sq.), Ruardus
Andala (Carlesius verus spinozismi eversor..., Franeker, 1719) et le cardinal
Gerdil (Recueil de IV8
dissertations..., Paris, 1760, dissertation, p. 215).
Sur les réfutations cartésiennes de Spinoza et en particulier sur Lamy et
Gerdil, cf. Albert Balz (The Philosophical Review, t. 46, p. 461 sq., sep
tembre 1937).
(2) Il serait curieux d'étudier les rapports de Voltaire et d'Aubert de
Versé (idée de tolérance, question des quakers, etc.). Soulignons qu'au cours
de son premier voyage de Hollande en 1713, il connaît M""> Dunoyer,
l'aventurière qui continue la rédaction des Nouvelles solides et choisies, à
laquelle avait collaboré Aubert de Versé.
(3) L'Impie convaincu (p. 221-222) : à propos du « In rerum natura,
nullum datur contingens » (Ethica, 1, prop. 29), il avoue que Spino/a se
doit de faire voir «que la liberté est une chose impossible et contradictoire »,
sans essayer de fonder lui-même une doctrine de la liberté.
(4) Clauberg, De cognitione Dei el noslri (1656); cf. Bouillier, op. cit.,
t. I (p. 299). Geulincx mort en 1669 est connu par une Ethica posthume
(Amsterdam, 1696)
souvent rapprochée de Spinoza et qui précise un ensei
gnement célèbre à Louvain et à Leyde (cf. Bouillier, op. cit., t. I,chap. XIV,
et Gustav Saintleben, Geulincx, ein Vorgùnger Spinosas, Halle, 1885,
in-8°).
" "
(5) L'Impie convaincu, p. 11 et 125.

SPINOZA ET LE PROTESTANTISME FRANÇAIS 89
école, Aubert de Versé, dans la confusion d'un ouvrage mal éla
boré, mais riche de questions bien posées, traduit devant le
spinozisme non seulement son désarroi, mais aussi celui de son
temps.
Le contact de Spinoza et du protestantisme français apparaît
donc d'une singulière fécondité. Par leurs contacts étroits avec
les pays étrangers et surtout avec la Hollande, où bon nombre des
leurs sont installés bien avant la Révocation, nos réformés sont
mieux et plus tôt informés de Spinoza que nos catholiques;
par leur connaissance des polémiques hollandaises et des pre
mières réfutations, ils apprécient plus vite l'importance du spi
nozisme et analysent avec plus de facilité les détours obscurs
de l'Éthique; mais une telle antériorité n'aurait que peu d'in
térêt en dehors de l'originalité de leur réaction. Or, la position
de nos réformés en face de Spinoza est extrêmement révéla
trice de leur condition et de leur esprit. Le plus grand nombre,
solidement dirigés par une étonnante élite de pasteurs, redoutent
la désagrégation et la dispersion des forces et essaient de main
tenir, par une discipline non seulement temporelle,
mais intellec
tuelle, une orthodoxie souvent difficile à préciser; c'est parmi
eux qu'évoluent les docteurs et les grands apologètes, Abbadie,
Jaquelot, La Placette;
c'est eux qui inspirent les décisions des
synodes et condamnent Spinoza et ses œuvres. N'attendons
pas trop d'originalité de leur part. Formés en France dans les
académies de Montauban et de Saumur ou à Genève, ils inter
prètent Spinoza à la lumière d'un cartésianisme modéré, souvent
adapté au langage scolastique de l'École. Abbadie réfute le
Tractatus comme Huet et Bossuet, Jaquelot et La Placette
ont les mêmes ar guments cartésiens qu'utilisent François Lamy,
Régis- ou Fénelo n contre l'Éthique.
Mais la dissid ence couve toujours dans l'esprit réformé. Dis
sidence des mystiques tout d'abord, que Labadie ou Antoinette
IcLirigncn ont dégEgés de Descartes : à travers Spinoza, Pierre
Yvon et Pierre Poiret visent l'esprit intellectualiste de leur
siècle et son rationalisme impénitent : avec maladresse, mais avec
ils recher
la force persuasive que donne la conviction intérieure,
chent les vraies sources de la ferveur chrétienne. Spinoza sym
bolise pour eux,coir,me Descartes pour Pascal, l'orgueil moderne,
cette libido scicndi qu'Yvon attaque dans le Tractatus et Poiret
dans l'Ethique. Feu suivis, isolés dans leurs retraites, interdits

90 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
par les synodes, ils conservent dans leur piétisme un domaine
inaccessible aux analyses rationnelles, une religion du cœur et
du sens intime qui sera plus tard celle de Marie Huber, de Rous
seau, avant d'inspirer les conciliations kantiennes.
Dissidence plus grave enfin : quelques réformés libéraux cèdent
du terrain; à côté de Bayle dont l'influence est trop européenne
pour se limiter au milieu protestant, Jean Leclerc, Jacques
Basnage, Aubert de Versé sont séduits par la liberté d'esprit du
par-delà l'épicurisme aristocratique du libertinage
Tractatus qui,
vieilli, tente de sauver la morale et l'État sans jamais abdiquer
les droits de la pensée. L'exégèse biblique d'un Leclerc est
celle d'un disciple de Spinoza; Aubert de Versé va plus loin encore
en acceptant dans l'Éthique la critique de l'idée de création.
Peu nombreux encore, ils représentent l'avenir en familiarisant
le public de leurs gazettes avec les idées les plus accessibles du
spinozisme.
Mais ce qui les caractérise tous et qui fait le prix de leur témoi
gnage, c'est la sincérité de leur réaction. Effrayés, scandalisés
ou tentés par Spinoza, ils se révèlent eux-mêmes, sont frappés
par tel point particulier, Yvon par la critique du miracle, La
Placette par le problème de la liberté, sans donner de l'ensemble
du spinozisme une vision totale qui risquerait d'être déformée.
Ils n'obéissent pas à un mot d'ordre, ne développent pas, comme
ce sera le cas pour le catholicisme français, une offensive concertée.
Jurieu n'était pas en mesure et ne se souciait guère dans les
rigueurs de l'exil de déclencher une campagne contre Spinoza :
— Bossuet le fera nous le verrons — dans les dernières années
du siècle. Mais par là même, le protestantisme français a de
Spinoza une vision plus personnelle, plus sûre, plus loyale en
un mot. Par là aussi, Spinoza a agi plus profondément sur lui.
Après le Tractatus, l'apologétique protestante craindra d'ac
crocher la foi à des querelles d'authenticité ou d'autorité des
Écritures; après l'Éthique, elle se défiera des preuves rationnelles
d'une théologie sans ferveur; bien avant le catholicisme qui
s'y
vient,
verra contraint par les luttes antireligieuses du siècle qui
elle retrouvera dans le cœur de l'homme et dans les
exigences de sa conscience le véritable sanctuaire de la religion.

Chapitre III
LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME
EN FRANGE
S'il est relativement aisé de discerner la fortune de Spinoza
en Hollande, de dénombrer les réfutations du Tractatus que,
dès sa parution dans les premiers mois de 1670 (1), multiplièrent
toutes les sectes et tous les théologiens hollandais; s'il est normal
que les pasteurs des églises wallonnes et les réformés français
résidant aux Pays-Bas aient aperçu très tôt le danger de ses
thèses, il est beaucoup plus difficile de se représenter avec quelque
chance de précision comment le nom de Spinoza devint familier
au public français et dans quelles conditions son premier ouvrage,
puis ses Opéra Posthuma furent lus. En effet, avant la Révoca
tion de l'Édit de Nantes en 1685 et le grand Refuge de Hollande
qui en fut la conséquence, on peut douter que les réfutations des
Brun, des Pierre Yvon, des Poiret aient été en France d'une
lecture courante, même dans les milieux ecclésiastiques (2). C'est
à cette date seulement que la moindre publication hollandaise
prendra du prix et que les gazettes rédigées pour l'exportation
susciteront un intérêt croissant (3). II est peu probable que le
nom de Spinoza se soit rapidement répandu en France, malgré
les visites de Dehénault et de Saint-Évremond. Le livre du
colonel Stouppe était bien le premier imprimé français à évoquer
la personne du philosophe et à donner un bref et contestable
résumé de sa doctrine; mais il s'agissait là d'un pamphlet à
l'usage de l'opinion cultivée européenne et il ne semble pas qu'il
ait été l'objet, en France même, d'une large diffusion. L'entrevue
(1)
Christ. Thomasius à Leipzig (cf. P.-L. Couchoud, Spinoza, Alcan, 2» édit.,
1924, p. 126, note 1).
Antérieurement au 8 mai 1670, date de la première réfutation de
(2) L'exemplaire de Poiret de la Bibliothèque Nationale (R. 2.815) porte
cependant l'ex-libris de Daniel Huet.
(3) Cf. F. Brunot, Histoire de la langue française (t. V, p. 261).

92 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
manquée avec le prince de Condé eut en revanche de l'impor
tance; elle frappa les esprits mais n'eut pas de suites pratiques,
le protecteur de Dehénault et d'Isaac de La Peyrère ne faisant
du libertinage qu'un usage strictement privé. Faut-il croire que
les hasards de la contrebande pouvaient diffuser en bon lieu le
Tractatus? Rien n'est moins évident, si l'on pense que dès 1673
l'ouvrage fut interdit dans toutes les Provinces Unies. A la même
date, la guerre de Hollande allait interrompre ou considérable
ment gêner le trafic établi entre les libraires de deux pays.
Enfin, le livre de Spinoza, écrit en latin et d'une lecture ardue,
ne s'adressait qu'à un public cultivé. C'est donc par des voies
individuelles —
et la traduction française de 1678, tout en
—
élargissant l'audience, n'y changera rien qu'il faut essayer
de se représenter l'introduction de Spinoza en France. Une
telle méthode pourrait sembler, en l'absence de documents,
étrangement conjecturale. Mais les documents existent et, avec
une précision souvent étonnante, permettent de déceler les
intermédiaires, les dates de leurs interventions, les limites de
leur propagande; en revanche, ils nous renseignent beaucoup
moins sur les milieux atteints et par la réserve et la prudence
de leurs termes, dont l'interprétation est délicate, nous laissent
difficilement pénétrer dans le secret des consciences : nous sau
rons plus aisément discerner des lecteurs que des disciples;
mais, dès les premiers contacts avec Spinoza, une double réaction
marque déjà la coupure des esprits français; en face de la haine
et des cris d'effroi des orthodoxes, on sent chez les autres, à
travers les réticences et les mots calculés, percer une intense
curiosité.
Or, s'il est un milieu où l'on soit tenté de rechercher les intro
ducteurs de Spinoza, c'est bien celui des ressortissants hollan
dais à Paris. Même avant que Spinoza fût reconnu comme l'au
teur du Tractatus, nombre de ses compatriotes avaient apprécié
l'originalité de son intelligence et, ne serait-ce que par le mince
ouvrage sur les Principes de Descartes paru en 1663, pouvaient
donner de lui à l'étranger une idée avantageuse. Aucune trace
précise n'en est restée. Le grand patricien Conrad Van Beunin-
gen, en qui la tradition voit un solide protecteur de Spinoza (1),
dirigea en 1661-1662 une ambassade extraordinaire des États
(1) Madeleine Francès, op. cil. (p. 87 sq.).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 93
auprès de Louis XIV et fréquenta, à la suite du jeune Huygens,
l'académie scientifique du maître des requêtes Habert de Mont-
Rohault et Bourdelot
(1). Le cercle était volontiers libertin comme l'ambassa
deur lui-même, mais rien n'indique que Spinoza fut évoqué,
même comme polisseur de lunettes. En 1668, Van Beuningen
quitte définitivement la France pendant que la politique de
Louvois pousse à la guerre entre les deux pays : le Tractatus
mor où se rencontraient Auzout, Desargues,
n'est pas encore édité. Plus curieuse encore nous apparaît la pré
sence à Paris dès 1671 du vieux maître de Spinoza, l'ancien direc
teur de l'École latine d'Amsterdam, Franz Van den Enden (2).
Spinoza conserve toujours des rapports avec Dick Kerckring
qui vient d'épouser à cette époque Clara Maria, la fille du maître,
et en qui la légende voit le seul amour du philosophe. Aventu
reux dans sa vie comme dans sa pensée, il est peu vraisemblable
qu'au moment de quitter la Hollande dans des conditions fort
mystérieuses, Van den Enden n'ait rien su de la publication du
Tractatus, dont étaient les premiers avertis ses anciens disciples,
tous amis de Spinoza, Simon de Vries, Jarigh Jelles, Pieter
Balling et dont l'un, Louis Meyer, fut accusé d'avoir rédigé la
préface. Le vieil homme, tête folle de soixante-dix ans, vit
obscurément au faubourg Saint-Antoine et enseigne les langues :
en fait, il fomente un étrange complot contre Louis XIV avec le
comte de Guiche et le chevalier de Rohan qui devait soulever la
Normandie et préparer à Quillebœuf, en pleine guerre de Hol
lande, un débarquement espagnol. Arrêté, l'aventurier est mis
à la Bastille le 26 septembre 1674 et pendu deux mois plus
tard (3). Certes, il serait vain de faire jouer un rôle à Spinoza
dans cette ténébreuse affaire et son nom n'est pas prononcé dans
les archives de la Bastille, mais il semble que ce soit là le point
de départ d'une légende qui laissait croire à un voyage de Spi
noza en France et à des menaces d'embastillement de la part
du ministre Arnauld de Pomponne (4). Franz Van den Enden
(I) Henri-L. Brugmans, Le Séjour de Christian Huygens à Paris (Paris,
Pierre André, 1936, p. 45, 46 et 83).
(2) Cf A J Van der Aa, Bwgraflsch Woordenboek der Nederlanden (Brederode
Haarlem, 1865, in verbo). Les archives de la Bastille, à la date
du 26 septembre 1674, indiquent qu'il réside à Paris depuis trois ans (édit.
par François Ravaisson, Paris, Durand et Launel, 1866 à 1904, 19 vol.,
'
(3) Ibid., t. VII,
Rohan, la Nouvelle Edition,
p. 451. Cf. Claude Derblay (L'Affaire du chevalier de
s. d.)
(4) « J'ai ouï dire que Spinoza était mort de la peur qu il avait eue d être
mis à la Bastille. Il était venu en France attiré par deux personnes de qua
lité qui avaient envie de le voir (l'origine de ce bruit est évidemment dans
l'entrevue d'Utrecht). M. de Pomponne en fut averti et comme c est un

94 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
avait-il trop parlé sous la torture,
alimentant par avance les
bavardages des Menagiana sur son élève?
A côté de ces conjectures, le rôle joué par Christian Huygens
prend un tout autre relief. Né en 1629, Christian Huygens
sort d'une des plus brillantes familles du patriciat hollandais.
Son père Constantin, poète, diplomate, d'une intelligence éclairée
et libérale, est ouvert aux influences françaises au point d'être
traité par Balzac de « Hollando-Français ». Dès l'âge de sept ans,
Christian apprend notre langue; à quatorze ans, il écrit ses pre
mières lettres françaises à son père et toute sa vie conservera
cette habitude. A Leyde où il étudie, la lutte bat son plein entre
Descartes et ses adversaires. Jusqu'à la mort du philosophe en
1650, qu'il a personnellement connu chez son père à La Haye,
il fera figure de disciple et on le verra rédiger son épitaphe en
maladroits vers français (1). Tout jeune encore, il correspond
avec Mersenne et Pascal. Un premier voyage à Paris lui fait con
naître Gassendi et l'Académie de Montmor : à Angers, il acquiert
le titre de docteur en droit. Sa découverte d'un satellite de
Saturne le lie en 1656 avec l'influent personnage qu'est Chape
lain (2). Roberval, Carcavy, Pascal s'émerveillent devant son
Horologium oscillatorium (3). Un deuxième voyage à Paris
d'octobre 1660 à mars 1661 consacre sa célébrité : toute une
élite scientifique et mondaine l'accueille. En 1663, Colbert
alerté par Chapelain l'inscrit pour 1.200 livres de pension aux
côtés de Molière, Corneille et Racine (4) et, au cours d'un troi
sième séjour à Paris, le consulte sur la fondation d'une Académie
des Sciences. Enfin, le 18 février 1666, une lettre de Carcavy
confirme une invitation officielle du ministre : Christien Huygens
est chargé de diriger les travaux de la nouvelle Académie : à
Paris l'attendent une pension de 6.000 livres et un logement à la
ministre fort zélé pour la religion, il ne jugea pas à propos de souffrir Spi
noza en France où il était capable de faire bien du désordre et, pour l'en
empêcher, il résolut de le faire mettre à la Bastille. Spinoza, qui en eut avis,
se sauva en habit de cordelier; mais je ne garantis pas cette dernière circons
tance... » (Menagiana, Amsterdam, 1693; Paris, Delaulne, 1715, t. III, p. 30).
L'anonyme Rencontre de Bayle et de Spinoza dans l'autre monde (Cologne,
Pierre Marteau, 1711, p. 9-10) insiste sur les liens de Spinoza et de Van den
Enden et décrit la torture de ce dernier : « Quand Louis Bourdaloue le vit
prez de la Bastille sur le point d'être pendu, luy demanda : « Estes-vous
« Van den Enden? » Cela marque que cet ignacien l'aura désaitéizé (sic) .
Voilà la fin véritable de votre maître. »
(1) Henri L. Brugmans, op. cit. (p. 19).
(2) De Saturni luna Observalio nova (La Haye, 1656, in-4").
(3) Dès 1656, il avait découvert la formule de l'horloge à pendule. L'ou
vrage parut en 1658.
(4) Gabriel Peignot, Documents authentiques sur les dépenses de Louis XIV
(Paris, 1827, in-8», p. 51 et 57), cité par Brugmans, op. cit. (p. 58).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 95
Bibliothèque du Roi (1). Pendant quinze ans (2), soutenu par
la faveur du roi et de Colbert, Huygens jouira en France d'une
audience étendue et d'un prestige scientifique incontesté.
Or, le savant hollandais, devenu en 1666 un des premiers per
sonnages de Paris, connaît fort bien Spinoza qui résidait, durant
les années 1664 et 1665, à Voorburg, dans la banlieue de La
Haye. C est a Voorburg même que son père Constantin avait fait
bâtir en 1639 la maison de campagne de Hofwyck (3), aujour
d'hui restaurée et dont un dessin de Christian Huygens lui-même
nous restitue le charme campagnard un peu lourd. Ce ne sont
pas les méditations philosophiques qui ont rapproché les deux
hommes, malgré leur commun maître Descartes, mais bien les
fameux « verres de lunettes » que Spinoza polissait et que l'as
tronome appréciait. Ils ont un ami et correspondant commun,
Henri Oldenburg, secrétaire de la Société royale de Londres.
Échanges de livres, conversations scientifiques semblent avoir
lié Spinoza (4)
au savant patricien et durant ces deux années
le philosophe a dû fréquenter assez assidûment le Hofwyck.
N'allons pas croire cependant à une intimité. Rapidement
Huygens s'apercevra que Spinoza, malgré son humilité de ma
nières, n'a de l'homme de sciences, de l'expérimentateur, ni la
patience ni la modestie intellectuelle (5). Il ne verra bientôt en
lui qu'un amateur dangereux, un de ces dogmatiques qu'il
craint tant. Et qui sait si quelque obscure rivalité artisanale
ne les a pas opposés (6)? C'est ce que semblent confirmer de
nombreuses lettres adressées de Paris en 1667 et 1668 à son
frère Constantin, où, tout en se tenant au courant des menues
(1) Correspondance de Huygens (La Haye, Nijhoff, 1895, t.JVI, lettre 1522).
(2) Huygens quittera la France en septembre 1681.
(3) Cf. Brugmans, op. cit., p. 11 (le dessin est reproduit en hors-texte,
p. 96-97).
(4) Cf. Appuhn, t. III, p. 227. Lettre 26 à Oldenburg, probablement de
mai 1665 : « Je n'ai jamais manqué de m'informer auprès de... Christian
Huygens qui m'avait dit vous connaître aussi. » « Huygens me l'aurait donné
à lire si je savais l'anglais », dit-il à propos de l'ouvrage de Boyle sur les
couleurs. « Huygens ma raconté des choses étonnantes sur ces microscopes
et aussi sur des télescopes de fabrication italienne, »
(5) Cf. P.-L. Couchoud, op. cit. (p. 80-85). L'examen du traité de Boyle
Sur le nitre, par Spinoza, est caractéristique : l'expérimentation n'est pas
pour lui le chemin d'une vérité, mais la preuve d'une vérité saisie a priori
(ci. lettre à Oldenburg, Appuhn, t. III, p. 121).
(6) Appuhn, t. III, p. . 241, lettre 32 du 20 novembre 1665 : Ce même
Huygens a été tout occupé, il l'est encore, du polissage des lunettes; à cet
effet, il a construit une machine assez jolie à l'aide de laquelle il peut fabri
quer des lentilles au tour. Je ne sais cependant quels résultats il a obtenus
et à dire la vérité, je ne suis pas très désireux de le savoir. L'expérience m'a
montré en effet qu'on peut à la main mieux qu'avec aucune machine polir
des lentilles sphériques. »

96 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
découvertes de son ancien voisin, il manifeste ouvertement sa
méfiance. Les termes qu'il emploie à son égard ne sont pas
toujours d'un galant homme (1) et marquent une condescendance
patricienne qui contraste avec le respect que Spinoza dans sa
Correspondance ne cessera de professer pour sa personne (2).
Le célèbre astronome, qui se dégageait de plus en plus des
concepts de la physique cartésienne et dont la mâthods expéri
mentale s'opposait à toute spéculation métaphysique, n'était
évidemment pas préparé à colporter les thèses de la future
Éthique. Spinoza d'ailleurs ne lui en avait rien confié. En revanche
toutes celles du Tractatus devaient plaire à cet authentique
libertin dont les biographes hollandais ont essayé pieusemsnt de
masquer le visage. Durant une maladie en 1670, Huygens refuse
d'appeler le pasteur et scandalise sa famille en déclarant que
« l'immortalité est une question problématique (3) »; déjà en
1660, répondant au jésuite Tacquet qui essayait sur lui ses
talents de convertisseur, il ne craignait pas de dire que la foi
ne peut se fonder sur l'autorité de livres corrompus et ne saurait
se démontrer par l'évidence de la géométrie : « Librorum enim
auctoritatem adducitis qui corrumpi potuerunt, hominum qui
decipi potuerunt;
quam longe denique haec omnia absunt a
geometricarum probationum evidentia (4). » N'est-ce pas là,
dix ans avant le Tractatus, le sens général de l'exégèse spinoziste?
En tout cas, de 1668 à 1670, les faveurs de Versailles et l'orga
nisation rigoureuse de l'Académie des Sciences semblent lui
faire oublier son obscur compatriote. Mais peut-on croire qu'au
cours d'une convalescence qui le retint en Hollande du 5 sep
tembre 1670 au 12 juin 1671 (5), il ait ignoré la brusque et invo-
(1) Correspondance de Chr. Huygens (op. cit., t. VI) : 9 septembre 1667
(p. 147)
: • Le sieur Spinoza. » 23 septembre 1667 (p. 151) : Huygens voudrait
savoir l'avis de Spinoza sur une ouverture de lunettes. 4 novembre 1667
(p. 158) : « Le Juif de Voorburg achevait ses petites lentilles par le moyen
de l'instrument et cela les rendait très excellentes. S'il continue le travail
des grands verres, vous me ferez plaisir de m'apprendre comment il y
réussit. » 2 décembre 1667 (p. 164) : « Il faut laisser notre Juif avec ses
ouvertures. » 9 décembre 1667 (p. 168) : « N'avez-vous rien appris de ce
que fait notre Israélite? » 11 mai 1668 (p. 213) : Huygens reconnaît la
vérité d'une observation de Spinoza sur les microscopes, à savoir que les
petits objectifs donnent plus de netteté que les grands; mais, petit témoi
gnage de vanité, il recommande le secret : « Je ne voudrais pas que vous
en dissiez rien à l'Israélite » (p. 215).
(2) Appuhn, t. III, p. 344, lettre 70 : « Notre ami a dit à M. Huygens
que vous lui aviez recommandé de rechercher son entretien et quel grand
cas vous faisiez de sa personne. »
(3) Correspondance (op. cit., t. VII, lettre 1807).
(4) Ibid., t. III, lettres 766 et 767 (cité par Brugmans, op. cit., p. 105,
note 1).
(5) Cf. Brugmans, op. cil. (p. 67).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 97
lontaire célébrité de petit polisseur de lunettes? A son retour
n'aurait-il pas apporté dans ses bagages le livre déjà condamné à
Utrecht, réfuté par Van Velthuysen et Jean Melchior, et qui
ameute contre lui pasteurs et universitaires hollandais? Une
fois l'orage de la guerre de Hollande passé, Spinoza n'hésite
d'ailleurs pas à envoyer l'ouvrage à l'illustre savant quelque
temps coupé de son pays, comme en témoigne la lettre du 14 sep
tembre 1675 de son disciple Schuller : « Notre ami a dit à M. Huy
gens que vous lui aviez recommandé de rechercher son entretien
et quel grand cas vous faisiez de sa personne et l'a conduit à
répondre que, de son côté, il avait pour vous beaucoup d'estime
et avait récemment reçu de vous le Traité théologico-politique
très apprécié de beaucoup de gens en France (1). » Un tel témoi
gnage mérite l'attention. Non seulement Huygens reçoit à cette
date un des premiers exemplaires de Spinoza qui circulèrent en
France, mais, tout en faisant la part de la flatteuse politesse, il
laisse suggérer que l'ouvrage est connu, non seulement de lui-
même, mais de la société qu'il fréquente. Rien dans le Tractatus
ne pouvait d'ailleurs heurter les sentiments profonds de Huygens;
et si sa qualité d'étranger et de calviniste devait l'inciter à
quelque prudence, on peut fort bien admettre qu'intentionnelle
ment ou non, discrètement en tout cas, il ait joué un rôle dans
la diffusion première du spinozisme en France.
il semble que Spinoza se soit départi quelque
Or, vers 1675,
peu de son goût pour le mystère. L'approche de la mort lui
fit-elle sentir l'urgence de faire connaître sa doctrine? On le voit
durant cette ultime période renouer avec Oldenburg et essayer
d'apaiser ses préventions contre le Tractatus (2). De jeunes dis
ciples sont venus renforcer son collège; vers 1674, par les bons
offices de l'éditeur Rieuwertsz, ce sont les Allemands G. H. Schul
ler et Ehrenfried Walter von Tschirnhaus, tous deux étudiants
à Leyde (3). Or, Tschirnhaus, jeune noble de Lusace, en quelques
mois gagne la confiance de Spinoza par l'intelligence de ses
questions et provoque de la part du maître de remarquables
mises au point sur le problème des idées et de la liberté (4).
Dès janvier 1675, des extraits substantiels de l'Éthique lui sont
(1) Appuhn, t. III, lettre 70,
(2) Ibid.,
p. 344-345.
t. III, p. 343. Lettre 68 : « Je voudrais aussi que vous me fis
siez connaître, si cela ne vous est pas désagréable, les passages du Traité
théologico-politique pouvant arrêter les savants, car j'ai l'intention d'éclaircir
ce traité au moyen de quelques notes et de faire tomber, s'il est possible,
les préventions qu'on peut avoir contre lui. •
(3) Cf. Appuhn, t. III, p. 314, lettre 58.
(4) Ibid., lettre 58 (sur la liberté); lettre 60 (sur l'idée vraie et l'idée adé
quate).
F. VERNIBRE, i 7

98 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
livrés (1). Lorsqu'au milieu de la même année Tschirnhaus part
en Angleterre où il recueille les recommandations d'Oldenburg
et de Denis Papin (2), lorsqu'il arrive à Paris auprès de Huygens
à la fin de septembre (3), on peut considérer qu'il est l'homme
d'Europe le mieux averti de la doctrine encore secrète de l'Éthique.
L'accueil de Huygens est chaleureux et le jeune homme, aussitôt
présenté à Colbert, est engagé comme précepteur du fils du
ministre. Nous ne savons de la recommandation de Spinoza ou
de celle d'Oldenburg laquelle fut la plus forte, mais il semble que
les connaissances mathématiques de l'Allemand et non les secrets
spinozistes qu'il détenait furent seules évoquées auprès de CojV
bert. Huygens cependant le questionne sur l'activité de son maître,
s'il n'a pas publié quelque nouvel ouvrage. Tschirnhaus, prudent,
refuse de répondre (4). Du moins, c'est ce qu'il annonce à son
ami Schuller qui s'empresse de rendre compte à Spinoza des
résultats de l'entrevue. Spinoza approuve aussitôt la réserve
de son disciple; Huygens n'est pas encore un allié tout acquis :
« Il a eu dans ses conversations avec M. Huygens à mon sujet
une conduite prudente à mon jugement (5) ».
Or, par une curieuse coïncidence, Tschirnhaus, dès le premier
mois de son séjour à Paris, est mis en contact avec un autre
protégé de Huygens, son compatriote Leibniz. Depuis le prin
temps de 1672, le jeune conseiller de Francfort réside à Paris et
s'est fixé vers 1673 avec son élève, le fils de son protecteur le
baron de Boinebourg, à l'hôtel Saint-Quentin, rue Garancière,
tout près du Luxembourg (6). Or, si Tschirnhaus est le principal
détenteur des secrets de Spinoza, Leibniz dans son universelle
curiosité est depuis longtemps à l'affût de tout ce qui touche à
la personne et aux œuvres du philosophe de La Haye (7). Dès
(1) Appuhn, t. III, p. 321 (allusion au I" livre, définition 6) et p. 318
(allusion au II8 livre).
(2) Correspondance de Huygens, t. VII (lettre d'Oldenburg à Huygens
du 30 juillet 1675 lui vantant les mérites mathématiques de Tschirnhaus,
p. 486; lettre de Denis Papin au même du 10 août recommandant « le
gentilhomme alleman », p. 490).
(31 Ibid., t. VII, lettre de Huygens du 9 octobre à l'Anglais Smethwick.
(4) Appuhn, t. III, p. 344. « M. Huygens a demandé avec intérêt si
d'autres ouvrages du même auteur n'avaient pas été pubUés. A quoi Tschir
nhaus a répondu qu'il ne connaissait que l'exposition des Principes de la
philosophie de Descartes. Il n'a rien répondu de plus à votre sujet et espère
que cela aussi ne vous sera pas désagréable (lettre 70 de Schuller à Spinoza,
14 novembre 1675). »
(5) Ibid., p. 348 (lettre 72, 18 novembre 1675).
(6) Cf. Daville, Le Séjour de Leibniz à Paris (in Archiu fur Geschichle
der Philosophie, Berlin, Leonhard Simion, 1920, Band XXV, p. 148).
(7) Georges Fhiedmann a donné une remarquable mise au point de la
question dans son Leibniz et Spinoza (Paris, Gallimard, 194:6) qui complète
et rectifie l'ouvrage quelquefois tendancieux de Ludwig Stein : Leibniz uni

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME
■rZ^ty'IWQÙJt
* UUS ,fc
1669, l'étudiant-prodige connaissait Spinoza comme cartésien
et citait l'auteur des Principes de Descartes à son maître de
Leipzig Jacob Thomasius (1). Or, quelques semaines après la
parution du Tractatus, Thomasius réfutait l'ouvrage au cours
d'une harangue inaugurale et avertissait son élève (2). Au milieu
des clameurs des théologiens allemands, Leibniz, sans avoir lu
le livre et sans connaître l'auteur, approuve la répression et de
confiance rapproche le dangereux novateur des impiétés de
Hobbes (3). Mais lorsque Graevius, professeur d'éloquence à
Utrecht, lui révèle l'auteur en termes horrifiés,
sa curiosité
redouble (4). Moins d'un mois plus tard, le 5 mai 1671, il a lu
l'ouvrage et s'émeut de ce qu'un tel talent se dresse contre les
vérités chrétiennes : « Doleo virum doctum ut apparet hue pro-
lapsum (5). » Jusque-là, ce n'est que la réaction normale d'un
jeune homme pieux, nullement libéré de l'emprise religieuse
de sa famille et de l'Université luthérienne de Leipzig. Mais au
contact d'une telle érudition, que pour son compte il ne se sent
nullement capable de combattre, son jugement se nuance selon
ses correspondants. Tantôt il le dénonce avec emphase au maître
Thomasius (6) et demande une réfutation solide à Gottlieb
Spitzel, savant théologien et orientaliste d'Augsbourg (7); mais
en même temps, la curiosité l'emportant sur la réprobation,
avec une duplicité qui jette un jour étrange sur sa personne et
sur les conditions de la vie intellectuelle du temps,
il entre en
Spinoza (1890). Mais il s'intéresse évidemment davantage aux réactions et
variations de Leibniz vis-à-vis du spinozisme dans la maturation de son
propre système qu'au rôle historique joué par lui et souvent malgré lui
dans la diffusion des idées de Spinoza.
(1) Correspondance générale de Leibniz (Darmstadt, Otto Reichl, 1926,
Reihe I, Band I, p. 14), lettre du 20-30 avril 1669.
(2) Ibid. (PhUosophischer Briefwechsel, Erster Band, p. 66).
(3) Ibid. : « Videtur auctor non tantum politicam sed et religionem Hob-
bianam sectari » (23 septembre 1670).
(4) Ibid., Reihè I, Band I,
nomine Spinoza qui dudum ATrooxjvdqfwYoç fuit propter opinionum monstra;
sed et ejus liber eamden ob causam proscriptus est ab ordinibus. Puto te
vidisse; si non vidisti, operam dabo ut ad te perferatur » (12 avril 1671).
(5) Ibid., p. 148 : « Spinosae librum legi. Doleo virum doctum ut apparet
hue prolapsum... Tendunt haec ad eversionem religionis christianae san
guine martyrum pretiosio tantisque sudoribus et vigiliis stabilitae. Utinam
p. 142 : « Auctor ejus dicitur esse Judaeus
excitari posset aliquis eruditione par Spinozae sed qui crebros ejus paralo-
gismos et litterarum orientalium abusum refutet » (5 mai 1671).
(6) Ibid. (Philosophischer Brief., Erster Band, p. 205, 21 janvier 1672.
Honnêtement, cependant, il indique les mérites intellectuels et scientifiques
de Spinoza : « Ceterum homo omni literatura excultus et imprimis insignis
opticus praeclarorum admodum tuborum elaborator »).
(7) Ibid. (Reihe I, Band I, p. 193, 27 février 1672 : « pieta-
Interest
tis a viro quodam orientalia solide docto qualis tu tuique similes refutari
»).

100
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
relations avec Spinoza en lui offrant dans une lettre respectueuse
une dissertation sur quelques points d'optique (1). Sans défiance,
le philosophe lui répond avec politesse et lui offre tout bonnement
l'envoi de son ouvrage (2). C'était inutile, car le 13 octobre 1671,
il venait d'acheter le Tractatus chez Johann David Zunner,
son libraire habituel de Francfort (3). Il n'est nullement excessif
de penser que durant ces deux années, la parution du Tractatus
fut pour Leibniz le grand événement intellectuel de l'Europe.
C'est encore tout chaud de l'affaire, peu de temps après ses
lettres à Thomasius et Spitzel, que le conseiller de Mayence
partit pour la France, avec un étonnant projet de croisade en
Egypte capable de détourner de la Hollande les ardeurs guer
rières de Louis XIV. En fait, il brûle de connaître Paris. Il a
préparé le terrain : dans une lettre célèbre au grand Arnauld
qu'il faut dater de la fin de 1671 ou de janvier 1672, il brosse
un large tableau des tendances de la philosophie moderne contre
la religion : Descartes s'allie aux impies par une doctrine incom
patible avec le dogme de l'eucharistie; il faut échapper aux
conséquences désastreuses du cartésianisme pour mieux écraser
les modernes que sont Bacon, Hobbes et « l'auteur de ce livre
horrible récemment publié sur la liberté de philosopher (4) ».
L'on ne sait ce que furent les réactions du cartésien Arnauld
à cette lettre qui vantait par surcroît la prudence de la Société
de Jésus, mais pour la première fois en France, le Tractatus
était officiellement signalé à l'attention d'un théologien. Il est
remarquable cependant que le nom de Spinoza ne soit pas pro
noncé, à l'heure où Leibniz est déjà en rapport avec lui (5).
Arnauld prêta-t-il attention à l'indication de l'ouvrage? Sa
correspondance est muette et ce n'est qu'en 1678, alerté par
une tout autre voie, qu'il devait se heurter à Spinoza.
En tout cas, dès son arrivée à Paris à la fin de mars 1672,
le jeune Leibniz se trouve emporté par un tourbillon de relations
mondaines et savantes (6). Huygens, à qui Oldenburg
l'a recom-
(1) Appuhn, t. III, p. 285 (lettre 45 du 5 octobre 1671 : «A Monsieur
Spinoza, médecin très célèbre et philosophe très profond »).
(2) Ibid., p. 287 (lettre 46 du 9 novembre 1671 : i En cas que le Traité
théologico-politique ne soit pas encore en votre possession, je vous l'enverrai
si cela peut vous être agréable »).
(3) Livre facturé 1 florin 7/2.
(4) Correspondance (Philosoph. Brief., Erster Band, p. 171 : « auctorem
libri nuperi horribilis de Jibertate philosophandi »). Pour la date, cf. édit.
Gerhardt (Berlin, 1875-1890, t. I, p. 48).
(5) Excellente analyse et interprétation de cette lettre dans Friedmann,
op. cit. (p. 56-57).
(6) Cf. Davillé, loc. cil. (Band XXVI, 1920, p. 67-78).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 101
mandé, lui sert officiellement de patron (1) et présente en 1674
à l'Académie des Sciences son premier écrit relatif au calcul
différentiel (2). Mais les mathématiques ne le détournent pas
de la philosophie. Le grand Arnauld qu'il visite souvent rue
Saint-Jacques l'introduit auprès de son neveu Arnauld de Pom
ponne (3), secrétaire aux Affaires étrangères qui, peu de temps
avant la guerre de Hollande, avait conduit à La Haye une mission
extraordinaire. N'a-t-il pas parlé de Spinoza avec Huygens qui
possède le Tractatus et qui reste toujours fort curieux de l'acti
vité de son ancien voisin de Voorburg, avec Arnauld qui dès le
12 septembre 1672 avoue trois ou quatre entrevues philoso
phiques (4)? D'Allemagne, son correspondant Walter lui annonce
que Spinoza garde en réserve d'autres ouvrages de même farine (5),
Johann Friedrich Sinold traduit la persistance de l'émotion dans
les cercles théologiques (6); de Hollande, le cartésien Craanen
lui révèle la réfutation posthume de Reinier de Mansvelt (7).
Comment oublier Spinoza? Ne vient-il pas de découvrir au quar
tier Saint- Antoine, obscur maître de langues, le maître de l'École
latine, Franz Van den Enden? Et sa mort dramatique tout autant
que ses confidences l'ont assez frappé pour qu'il s'en souvienne
encore dans sa Théodicée, au terme de sa vie (8).
On comprend alors l'intense curiosité qui dirigea Leibniz
vers Tschirnhaus dès qu'il sut ses rapports avec Spinoza. En
moins d'un mois (octobre 1675), il a conquis sa confiance (9).
Leibniz exige communication des secrets de l'Éthique; Tschir
nhaus, gêné,
se sent incapable de les conserver longtemps et
en réfère au maître par l'intermédiaire de Schuller dont la lettre
traduit à l'origine l'impérieuse pression de Leibniz : « Ce Leibniz
mérite au plus haut point que vos écrits lui soient, avec votre
permission, communiqués, et cette communication... paraît
devoir être avantageuse... si vous l'avez pour agréable. Ce même
Leibniz fait grand cas du Traité théologico-politique et vous a
lettres 1820 et 1825).
(1) Cf. Correspondance de Huygens (t. VII,
2 Cf. Davillé, toc. cil. (Band XXVII, 1922, p. 33).
3 Lettre d'Arnauld du 12 septembre 1672 (édit. des Œuvres de Leibniz
par O. Klopp, Hanovre, 1864-1884, t. II, p. 139).
,»*,.,
Ibid. : « Il m'est venu voir trois ou quatre fois pour m entretenir de
(4)
philosophie. »
„„„.
., , „ T
(5) Correspondance générale de Leibniz (op. cit., Reihe I, Band I, p. .5U0).
(6) Ibid., p. 272 (lettre du 10 juin 1672).
(7) Ibid., I, 1, p. 202. „ .,
(8) Théodicée, livre III, § 376 (détail donné par Fhiedmann, op. cit.,
P'
(9) Tschirnhaus est arrivé fin septembre et la lettre de Schuller citée
plus bas est du 14 novembre 1675.

102 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
écrit à son sujet une lettre, si vous vous le rappelez ». (1) Spinoza
a été si souvent trahi que sa réponse est un chef-d'œuvre d'intel
ligence matoise : « Autant que je puis le conjecturer par ses let
tres, il m'a paru être un homme d'esprit libéral et versé dans
toutes les sciences. Je croirais inconsidéré cependant de lui
communiquer si vite mes écrits. Je voudrais savoir d'abord ce
qu'il fait en France et connaître le jugement que portera sur
lui notre ami Tschirnhaus, quand il l'aura fréquenté plus long
temps et aura de son caractère une connaissance plus intime (2). »
Évidemment Spinoza n'est pas dupe des avances de Leibniz,
pas plus que des lettres malheureusement perdues que le con
seiller de Mayence lui avaient envoyées sur le Tractatus; n'au
rait-il pas aussi eu vent de ce projet de croisade qui justifiait
sa mission? Le libérale ingenium du jeune Allemand a des aspects
aventureux qui ne plaisent guère à la sérénité spinoziste.
Nous avons la certitude que Tschirnhaus ne sut garder pour
lui ses secrets. Leibniz nous a conservé le résumé des aveux
dans une note découverte par Gerhardt (3) : « M. Tschirnhaus
m'a conté beaucoup de choses du livre manuscrit de Spinoza...
Le livre... sera de Deo, mente, beatitudine seu perfecti hominis
idea, de Medecina mentis, de Medicina corporis... », sorte de
brouillon grossier où l'on retrouve à peu près le plan et les idées
essentielles de l'Éthique mêlées à de curieux éléments allogènes
comme la transmigration des âmes (4). Peu importe d'ailleurs
la pureté du spinozisme que peut dispenser Tschirnhaus à cette
époque : lui-même et Leibniz attentif à ses côtés, attendent les
réponses aux lettres du 2 mai et du 23 juin 1676 qui désormais
se passent de l'intermédiaire de Schuller (5). Lorsqu'en octobre
de la même année Leibniz quittera la France pour rejoindre
Hanovre, il n'aura de cesse qu'il n'ait vu Spinoza à La Haye
et, au cours d'une conférence dans l'humble logis du Paviljœnsgracht,
lui proposera des objections écrites qu'on retrouvera
dans ses papiers (6).
(1) Appuhn, t. III, p. 346 (lettre 70).
(2) Ibid., p. 349 (lettre 72 du 18 novembre 1675).
(3) Sitzungsberichte der preuss. Akademie der Wissensch. (28 novembre
1889, p. 1076). Texte reproduit dans Freudenthal, op. cit., p. 201, et
complété par Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz (Paris,
1903, p. 523).
(4) Cf. Friedmann, op. cit., p. 62.
(5) Appuhn, t. III, lettres 81, 82, 83 (p. 367 sq.).
(6) Correspondance (Philosoph. Brief., Erster Band, p. 131). Note sous le
titre : « Quod ens perfectissimum existit >, qui est une présentation nouvelle
de l'argument ontologique, et une subscription : « ratiocina-
Ostendi hanc
tionem D. Spinozae cum Hagae Comiti6 essem qui solidam esse putavit;
cum enim initio contradiceret, scripto compreheadi et banc schedam ei

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 103
Ainsi, dès l'année 1676, nous avons avec Huygens, Leibniz
et Tschirnhaus, trois hommes que des goûts communs pour
les sciences, et, si l'on excepte Huygens, pour la métaphysique,
ont liés d'autant plus fortement qu'à Paris ils sont des étrangers
non catholiques. Tous trois connaissent mieux que personne en
Europe ce que l'on peut savoir et comprendre du spinozisme;
au Tractatus, ils ajoutent bon nombre de lettres autographes
du maître et des brouillons un peu obscurs qui révèlent l'archi
tecture de l'Éthique et l'essentiel des deux premières parties.
Deux d'entre eux connaissent personnellement le philosophe
et le troisième, Leibniz, ne sera satisfait qu'après la visite de
La Haye et la divulgation des Opéra Posthuma. Mais cette doc
trine, l'apprécient-ils pleinement et surtout tiennent-ils à la
faire connaître? Huygens ne goûte guère la métaphysique et ne
tient pas, dans ses hautes fonctions, à jouer au libertin. Tschir
nhaus, le fidèle Tschirnhaus lui-même, continuera à assaillir le
philosophe de questions, mais manifestement ne cherche qu'une
documentation pour son ouvrage Medicina corporis et mentis
qu'en 1686 et 1687 il dédiera à Louis XIV sans souffler mot du
maître qui l'a inspiré (1). Quant à Leibniz, son génie universel
allait bientôt l'écarter de toute tutelle et il sera fort marri en
1677 de retrouver une de ses lettres imprimées dans les Opéra
s'ils ont profondément admiré l'in
Posthuma (2). Visiblement,
telligence du philosophe, ils ont craint ses audaces et les consé
comme il l'avouera
quences temporelles de sa doctrine. Huygens,
plus tard à Huet, sait que ce sont des matières « d'une discus
sion difficile » et « qu'il n'est pas permis de... traiter en toute
liberté (3) » : il préfère, comme Saint-Évremond, vivre et mourir
en paix. Les deux autres sont trop jeunes pour compromettre
leur carrière et les faveurs des puissants du monde. Leibniz
patronné par Huygens brigue l'Académie des Sciences (4), sans
d'ailleurs pouvoir l'obtenir et sans se rendre compte des raisons
praelegi. » Cf. sur l'entrevue, Freudenthal, Das Leben Spinozas (Stntt-
gam La noté de4LeU.niz due aux confidences de Tschirnhaus donnait ce
titre à deux parties de l'Éthique (cf. supra) (cf. Madeleine Francès, op. cit.,
p. 280; Friedmann, op. cit., p. Correspondance de 61; Huygens, t. IX,
lBt(2)
cttrespondance générale (échange de lettres avec Schuller de mars
1678 Schuller s'excus! d'avoir édité cette lettre anodine : « Quamvis id
periculi expers credam, cum praeter Mathematica ml contineant uterae
tUWcPorrîspondance de Huygens, t. X, lettre 2665 (à propos du livre de
Huet, De concordia rationis et fidei).
„,„„„„ « vrit
(4) Pendant cinq ans, de 1674 à 1679 (cf. Corresp. Huygens, t. VIII,
lettre 2205).

104 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
politiques de son éviction. Tschirnhaus fait de même : au cours
de son troisième voyage en France en 1682, sa théorie des caus
tiques lui ouvrira l'Académie qui en 1699 l'associera à titre
étranger (1). Mais ces petitesses bien humaines ne doivent pas
nous faire oublier l'importance de leur rôle. C'est bien dans ce
cercle étranger et surtout dans la Bibliothèque du Roi, rue
Vivienne, où logeait Huygens,
qu'on a parlé pour la première
fois de Spinoza en France intelligemment, en toute connais
sance de cause. Nous saisissons au vif dans quelle atmosphère
de mystère et de contrebande intellectuelle, dans quel lacis
d'indiscrétions et de réticences la doctrine de Spinoza a pu
cheminer peu à peu dans la pensée française. Mais à qui sont
allées ces confidences, à qui les livres dangereux furent-ils prêtés,
quels milieux furent touchés par cette involontaire propagande?
Ce qui nous frappe tout d'abord, c'est le caractère spécial et
relativement réduit de l'élite française mise en contact avec
nos étrangers : ni grands seigneurs, ni prélats, ni salons littéraires
ou mondains. Avant tout, c'est le milieu d'érudits qui fréquentent
la Bibliothèque du Roi et d'hommes de science qui deux fois
par semaine réunis rue Vivienne constituent l'Académie. Grâce
au patronage de Huygens, maître de céans, Leibniz multiplie
les conversations scientifiques avec Cassini, Carcavy, Ismaël
Bouillaud, Frénicle, l'abbé Mariotte et même Malebranche (2).
Grâce à l'amitié d'Arnauld, il connaît le cartésien Clerselier et
Périer, le neveu de Pascal. Mais géomètres, physiciens, astro
nomes et même philosophes ne se souciaient guère de l'obscur
Spinoza. Il faut s'y résoudre : les grands esprits,
surtout au
xvne
siècle, ne sont guère curieux et Arnauld ne semble nulle
ment à cette époque avoir senti le danger possible du Tractatus.
Il en est tout autrement de personnalités plus effacées, esprits
libres et d'autant plus chercheurs qu'ils ne sont pas originaux,
des amateurs plutôt que des hommes de science, des érudits
plutôt que des hommes de lettres, pleins de cette naïveté ency
clopédique qui fleurira plus tard dans nos académies de province.
Tous fort bien en cour d'ailleurs, sachant concilier leurs goûts
—
avec les intérêts de leur carrière : presque tous et ce n'est pas
un hasard, —
car c'est le maître de l'heure sont des créatures ou
(1) Cf. Éloge de Fontenelle (Œuvres, Paris, Bastien-Servières, 1790, t. VI,
p. 245 sq.).
(2) Davillé, loc. cit. (Band XXVI, p. 67-78).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 105
des commensaux de Colbert. Leur modèle était le vieux Chape
lain qui devait mourir en 1674 et qui, sans grand talent lui-même,
avait si bien su déceler celui des autres (1). Au premier plan, les
deux frères Perrault, grands favoris de Colbert : Charles, contrô
leur général des Bâtiments du Roi, contribue à la fondation de
l'Académie des Sciences; Claude qui selon Boileau :
Laissant de Galien la science suspecte,
De méchant médecin devint bon architecte,
passe aussi pour un bon physicien et souvent dans son château
de Viry convie Huygens et ses amis à des expériences de méca
nique et d'optique (2). C'est le protestant Henri Justel, secrétaire
et conseiller du roi, fier de ses manuscrits et de ses recueils de
textes canoniques, qui continue l'érudite tradition de son père . (3)
C'est enfin l'abbé Jean Gallois, commensal de Colbert, sans cesse
à l'affût des curiosités géographiques et des raretés de l'histoire
naturelle, qui depuis 1665 remplace Denis de Sallo au Journal
des Savants. Légèrement à l'écart se trouve Daniel Huet, scep
tique érudit qui se dégage de Descartes, mais qui n'est pas
encore le querelleur de la Censura philosophiae carlesianae,
l'évêque d'Àvranches et le pensionnaire des Jésuites, gardant
encore l'esprit fort libéral de ses anciens amis de l'académie
putéane; depuis 1670 il est sous-précepteur du dauphin, mais
s'échappe des résidences royales pour parfaire à la Bibliothèque
du Roi sa Demonstratio evangelica (4).
Il serait cependant fort imprudent de parler à leur sujet d'une
société fermée, d'un sodalicium comme M. Pintard en découvre
parmi les libertins de la première moitié du siècle. Leur groupe
est disparate et leur unité n'est faite socialement que de la com
mune protection de Colbert; mais une affinité d'esprit les lie
plus que beaucoup des intérêts temporels. Dans une ère d'orgueil
français et de nationalisme littéraire, ils gardent une intarissable
curiosité de ce qui se passe au-delà des frontières; comme au
temps d'Érasme, leurs préoccupations scientifiques et érudites
en font des Européens et leur correspondance souvent naïve
(1) C'est Chapelain d'ailleurs qui joua un rôle primordial dans l'invitation
de Huveens à Paris (cf. Brugmans, op. cit., p. 27 et 33).
p. 323 et 728 (notamment un
(2) Correspondance de Huygens, t. X,
séjour de vacances à Viry en août et septembre 1671) Rien n intéresse
notr^jetdans^^
^fcf. So^iTtrâduits UpSW «achette, Parie,1853,
p. 175). Rappelons que Daniel Huet ne fut ordonné prêtre qu en 1676.

106 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
essaie de tisser jusqu'à Londres, Leyde, Heidelberg
ou Bologne
le réseau de cette « République des Lettres » que Bayle ne
pourra réaliser qu'en Hollande. D'instinct, ce sont eux qui
accueillent en France les étrangers dont au même moment ne se
soucient guère Boileau et Racine. Huet et Justel connaissent
Huygens depuis 1660-1661 et ont facilité ses premiers pas à
Paris (1); tous deux sont en rapport avec la Société royale de
Londres et son actif secrétaire Henry Oldenburg (2). Par son
ami, l'agent français Findekeller, Justel est au courant des choses
d'Allemagne (3). Colbert encourage cette activité cosmopolite :
Justel,
pensionné en 1669 « en considération de son application
aux belles lettres », l'est en 1670 pour un motif mieux justifié; il
reçoit mille livres de gratification « à cause du commerce qu'il
entretient avec la plupart des savants hommes de l'Europe (4j ».
Leurs lieux de réunion sont toujours les mêmes; c'est d'abord à
quelques pas de l'Hôtel Colbert la Bibliothèque du Roi où
Huygens les accueille, où chacun va recueillir la dernière nouvelle
et consulter le manuscrit rare ou le livre récent. Baluze tout
proche leur ouvre les richesses de la bibliothèque personnelle de
Colbert. L'Académie des Sciences les réunit deux fois par semaine;
c'est leur création commune et grâce à une meilleure observance
du principe de cooptation qu'à l'Académie française, il y règne
jusqu'à la réorganisation royale de 1699 une certaine anarchie
propice à la liberté intellectuelle (5). A deux cents mètres de la
Bibliothèque du Roi, rue des Bons-Enfants, c'est la large hospi
talité de l'Hôtel Perrault. Mais le lieu d'élection de nos cosmo
polites, le rendez-vous de tous les étrangers de passage, c'est
la vieille demeure de « Justel, sur les fossés de Monsieur-le-
Prince (6) ». Tous les témoignages concordent et affluent; Huy
gens et Leibniz y sont reçus. Huet voit poétiquement dans Justel
« l'hôte des Muses elles-mêmes » : « tous les jours, sa maison était
le rendez-vous des savants ». (7) Fontenelle avec quelque exagé
ration y verra beaucoup plus tard un cercle « de rebelles qui
(1) Cf. Brugmans, op. cil. (p. 89, 152 et 154).
(2) Cf. Harcourt Brown (in Bulletin Soc. histoire du protestantisme fran
çais, avril-juin 1933, p. 187 sq. Les archives de la Royal Society de Londres
possèdent encore 200 lettres de Justel à Oldenburg, Boyle, Halley et Southwell.
La correspondance avec Oldenburg s'étend de 1663 à 1677).
(3) Ph. Dally, toc. cit. (1930, p. 10).
p. 9.
4) Ibid.,
(5) Cf. E. Maindron, L'Académie des Sciences (Paris, Alcan, 1888, in-8°,
p. 3).
(6) Actuellement, 22,
rue Monsieur-le-Prince (cf. i Dally, > /oc. cit., » 1928, >
p. 349 sq.).
(7) Mémoires (édit. Nisard, op. cit., p. 131).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 107
conspiraient contre l'ignorance et les préjugés dominants (1) ».
Plus simplement, le pasteur Charles Ancillon traduit sa recon
naissance : « Il se faisait un plaisir singulier de communiquer à
ses amis ses livres, ses manuscrits et ses lumières et de leur
rendre tous les autres bons offices qui dépendaient de lui. Il se
iaisait chez lui une fois par semaine une assemblée de gens doctes
qui s entretenaient de tout ce qu'il y a de beau, de curieux et de
solide dans toutes les sciences et surtout de la belle littérature (2).»>
Les étrangers sont encore plus éloquents; l'Italien Lorenzo
Panciatichi qui le visite à la fin de 1670 le traite de « prince
parmi les hommes (3) »; le jeune Francis Vernon, attaché de
1 ambassadeur anglais Montagu, fréquente son cercle de 1670 à
1672 et vante son hospitalité dans (4)-
ses lettres à Oldenburg
le chapelain de Charles II, George Hickes, venu à Paris en
novembre 1673, se rend aussitôt chez celui qu'il appelle «le pro
tecteur des étrangers et tout spécialement des Anglais (5) ».
Ce charmant homme n'est pourtant pas un grand esprit; érudit
naïf, il s'amuse de tout, recherche « la femme dans la lune »,
croit aux dents qui poussent sous terre, s'ébahit des fleurs rouges
du narcisse sphérique au Jardin du Roi (6); mais son impor
tante correspondance à peine dépouillée laisse apparaître malgré
le bavardage une précieuse indépendance, un épicurisme délicat
qu'il voulait condenser dans un ouvrage « sur les commodités
de la vie (7) », et surtout ce rôle essentiel d'agent de liaison qui
fait de lui en cette fin du siècle un précurseur modeste de Voltaire
et l'égal des Grimm et des Laharpe.
(1) Éloge de Lémery (in Œuvres complètes, édit. Bastien, Paris, 1790-
1792, t. VI, p. 370-371).
(2) Mémoires concernant les vies et les ouvrages de plusieurs modernes
célèbres de la République des Lettres (Amsterdam, 1709, in-12, p. 222, 231).
« (3) M. Justel est l'homme le plus officieux et le plus gentil qui soit à
Paris. II fait des faveurs à tout le monde et devine ce qui plaira. Sa maison
est ouverte à tous, sa bibliothèque sert le bien public...; qui cherche des
nouvelles s'adresse à lui, qui travaille dans les Belles-Lettres reçoit de lui
des renseignements, de l'aide et des conseils. » (Lettre à Lorenzo Magalotti,
in Belle Lettere familiari dei conte Magalotti, édit. Fabroni, Florence, 1769,
t. II, p. 9; cité par Harcourt Brown, loc. cit., p. 196.)
(4) Harcourt Brown, loc. cit. (p. 195).
(5) Cf. Roger Ternois, Les Débuts de l'anglophilie en France (in Revue
(documents manus
de LUI. comparée, octobre-décembre 1933, p. 588-605)
crits, Bibliothèque Bodleienne, ms. Rawlinson, D 1.254, fol. 261-264 :
« The common patron of Etrangers and more especially of the English »).
(6) Correspondance de Leibniz (op. cit., Reihe I, Band 2, n°
529, p. 528).
(7) Ibid. L'ouvrage ne fut jamais publié, malgré les instances de Leibniz.

108 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
C'est ainsi que peu à peu s'éclaire un des rares cercles français
librement ouverts aux influences étrangères. C'est là, et là seule
ment, que les intermédiaires que furent Huygens, Leibniz et
Tschirnhaus purent parler de Spinoza avec quelque chance d'être
entendus. En parlèrent-ils? Rien n'est plus fugitif qu'une conver
sation et les thèses du Tractatus étaient assez dangereuses pour
justifier beaucoup de prudence. Il est remarquable que le Journal
des Savants, qui souvent ne fait que démarquer les conversations
ou la correspondance du groupe, ne signale que deux fois le philo
sophe hollandais à l'attention du public; bien tardivement d'ail
leurs, lorsque l'abbé Gallois aura quitté la rédaction, il résumera
en 1678 et 1680 dans de courtes notices bibliographiques les
réfutations de Cuperus et de Van Velthuysen (1). Mais prudence
n'implique nullement ignorance. Nous en avons une preuve plus
directe : le 2 mai 1676, Tschirnhaus écrit de Paris à Spinoza :
« J'ai appris de M. Leibniz que le précepteur du dauphin de
France, appelé Huet, un homme d'un savoir étendu, doit écrire
sur la vérité de la religion et réfuter votre Traité théologo-poli
tique (2). » Or, par qui Daniel Huet, dont la Demonslralio evan-
gelica est sur le chantier depuis 1670, a-t-il été informé des
thèses du Tractatus, mis en possession de l'ouvrage qu'on ne
saurait trouver encore dans une bibliothèque française? Il est
difficile de penser à Huygens, homme prudent qui déteste les
controverses. C'est très probablement Leibniz, à Paris depuis
1672, qui au cours de fréquents contacts avec Huet, a pu consul
ter le manuscrit de son apologie (3), informer l'érudit des impiétés
spinozistes, confier sans doute l'ouvrage, susciter la réfutation
sollicitée en vain de Spitzel; c'est lui encore qui guide la plume
de Tschirnhaus écrivant à Spinoza et qui attend la réponse
du maître avec ce mélange de naïveté et de duplicité qui carac
térise si souvent sa correspondance et ses rapports sociaux.
Nous n'hésitons pas à affirmer que Leibniz est le principal infor
mateur de Huet. Mais ces vraisemblances deviendront des certi-
(1) Journal des Savants (Paris, P. Witte, 1730; 13 décembre 1677, p. 144,
et 17 janvier 1678, p. 16 : réfutation de Cuperus; 6 mai 1680, p. 78 : réfu
tation de Velthuysen « contre l'ouvrage posthume de Spinoza et contre le
premier que cet homme sans religion a donné depuis quelques années sous
le nom de Tractatus theologico-politicus »).
(2) Appuhn, t. III, p. 367.
(3) Cf. lettre de Leibniz à Seckendorff du 10 juin 1683 : « Huetio quidem
saepe locutus sum vidique opus ejus, cum adhuc non nisi manuscriptum
haberetur » (cf. Davillé, loc. cit., Band XXVI, p. 75, note 51).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 109
tudes lorsque le départ des étrangers, tout en appauvrissant le
cercle, exigera le lien des correspondances et que la mort de
Spinoza et la parution des Opéra Posthuma, éventant tout secret,
raviveront la curiosité. Huygens malade quitte Paris le 1er juil
let 1676 (1 ) ; Leibniz part à son tour en octobre pour aller rejoindre
l'électeur de Hanovre : infatigable épistolier, il sera le principal
maillon de la chaîne. Il reste en relation avec le disciple préféré
de Spinoza, Schuller, ainsi qu'avec le vagabond Tschirnhaus
qui, voyageant à Rome, ne craint pas de lui parler du maître en
termes affectueux. Lorsque Schuller lui annonce en mars 1677
la mort de Spinoza (2), lorsque Tschirnhaus défend auprès de
lui son attachement à la notion de substance unique (3), le terme
de mortuus noster traduit un sentiment qui n'est pas de com
mande. Mais Leibniz n'oublie pas la France. Pendant que Bros-
seau, résident du duc de Hanovre à Paris, lui expédie par Rouen
et Hambourg de nombreux ballots de livres, il stimule les anciens
membres du groupe par l'intermédiaire d'un précepteur danois,
Friedrich Adolf Hansen,qui dirige à Paris quelques jeunes nobles
de son pays (4). Mais il ranime plus directement encore le souvenir
de Spinoza. En septembre 1677, c'est en termes émus qu'il
annonce à Jean Gallois la mort du maître : « Spinoza est mort
cet hiver. Je l'ai vu en passant par la Hollande et je lui ai parlé
plusieurs fois et fort longtemps. Il a une étrange métaphysique
pleine de paradoxes. Entre autres, il croit que le monde et Dieu
n'est qu'une même chose en substance, que Dieu est la substance
de toute chose et que les créatures ne sont que des modes et
accidents (5). » Mais son principal correspondant est Henri
Justel et leur communauté de religion autorise plus de liberté.
Celui-ci le tient au courant des publications nouvelles et bien
souvent le nom de Spinoza revient au fil de la plume; donc Justel,
que ce soit par Huygens ou Leibniz, est informé du sujet bien
(1) Brugmans, op. cil., p. 67 (Huygens, après deux ans de convalescence,
devait revenir en juin 1678).
(2) Correspondance de Leibniz (op. cit., lettre 136, p. 304).
3 Ibid lettre 141, p. 315 ; « Attamen non intermittere possim quin
dicam mihï eam definitionem quam tradidit mortuus noster videri adaequatissimam
dum Deum définit per substantiam absolute infimtam » (lettre
de Rome du 17 avril 1677). T» .„ ■ »
p. 463). Hansen est qualifié de « Hofmeister
(4) Ibid. (Reihe I, Band 2,
dahischer Edelleute in Paris». En 1677 et 1678.il fréquente assidûment
Justel et Mariotte et visite Huygens qui vient de rentrer à Pans
(5) Ibid., lettre 158, p. 379. Un fragment de lettre dont on ignore le
destinataire est encore plus émouvant si l'on pense au peu d affectivité de
Leibniz : « M. Spinoza... a quitté cette vie il y a quelques semaines Spinoza
était un homme d'une profonde méditation et qui avait le talent de s expli
quer nettement...
- (in Jean Baruzi, Leibniz, Pans, 1909, p. in.).

110 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
avant 1676. Dès le 17 février 1677, il annonce à son correspon
dant les efforts apologétiques de Huet : « Monsieur Huet a mis
sous la presse son traité de la vérité de la religion chrétienne où
ait des
il aura y beaucoup d'érudition; mais on doute qu'il y
raisonnements convaincants. Il faudra répondre... au « Tractatus
theokgico-polilicus » de Spinoza et aux objections de Julien
l'Apostat et concilier les passages qui semblent se contrarier;
sans cela,
il est inutile d'entreprendre l'apologie de la religion
chrétienne qui doit être défendue fortement ou point du tout (1). »
Sans faire de Justel un spinoziste, on ne peut douter qu'il ait
apprécié la force des arguments du Tractatus devant l'érudition
intempestive de Huet; mais la même année, sans le nommer
d'ailleurs, il donne à Leibniz des précisions sur les recherches
de Richard Simon et semble assez au fait de ses thèses pour le
rapprocher de Spinoza (2) : « Nous aurons bientôt une critique
historique sur les livres de la Bible où il aura y des choses hardies.
L'auteur soutient que le canon de l'Écriture n'a été fait qu'après
la captivité (c'est aussi le sentiment de Spinoza), que le sanhédrin
pouvait ajouter et ôter ce qui lui plaisait de l'Écriture qu'il
croit avoir été maltraitée comme les autres livres. Il y a plusieurs
autres choses de cette force-là qui me paraissent terribles. Cepen
dant cet ouvrage sera bon et utile (3). » Une telle défiance pour les
talents de Huet, une telle sympathie pour les audaces de Richard
Simon n'est pas pour déplaire à Leibniz qui, quelques mois
après la parution des Opéra Posthuma, ne craint pas de livrer à
Justel le jugement le plus sincère qu'il ait jamais donné sur
Spinoza : « Les œuvres posthumes de M. Spinoza ont été publiées.
La plus considérable partie est Ethica, composée de cinq traités.
J'y trouve quantité de belles pensées conformes aux miennes, comme
savent quelques-uns de mes amis qui l'ont été aussi de Spinoza (4).
Mais il y a aussi des paradoxes que je trouve ni soutenables ni
jl> Correspondance de Leibniz (Reihe I, Band 2, n°
218, p. 247).
(2) Henri Justel est depuis 1676 en pourparlers avec Richard Simon et
le pasteur Claude pour une traduction de la Bible « qui ne favorisât aucun
paftin?i qui pût être é&aleraen' utile aux catholiques et aux protestants »
(cf. Richard Simon, Réponse à la « Défense des sentimens de quelques théolo
giens de Hollande », Rotterdam, Reinier Leers, 1687, p. 77). Bossuet repro
chera violemment à R. Simon cette collusion avec des protestants (Disser
tation sur la doctrine et la critique de Grotius, in Œuvres complètes, Coi-
gnard, Paris, 1747, t. II, p. 361). Déjà, à la fin de 1673, l'Anglais Hickes
avait connu chez Justel « un savant père de l'Oratoire » qui semble bien
être Richard Simon (cf. Ternois, loc. cit., Revue de Littérature comparée,
octobre-décembre 1933, p. 589).
(3) Corresp. Leibniz, n»
262, p. 285 (lettre du 30 juillet 1677).
MJ Evidemment Justel est au fait de ses rapports avec Schuller et Tschir-

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 111
même plausibles... Je tiens ce livre dangereux pour des gens
qui voudront se donner la peine de l'approfondir, car les autres
n'ont garde de l'entendre (1). » Justel en tout cas n'aura garde
de s'effrayer et l'on soupçonne, sinon beaucoup de compétence (2),
du moins quelque restriction mentale dans sa réponse : « Spinoza
était de l'opinion de Servet. Cela ne devrait pas être publie (3). »
Un an plus tard enfin, Leibniz essaiera de secouer l'indifférence
métaphysique de son ami Huygens qui est de retour à Paris;
il tient à connaître son opinion sur
avec une âpreté curieuse,
l'Éthique : « Je voudrais savoir aussi si vous avez lu avec atten
tion le livre de feu M. Spinoza; il me semble que ses démonstra
tions prétendues ne sont pas des plus exactes. Par exemple,
lorsqu'il dit que Dieu seul est une substance et que les autres
choses sont des modes de la substance divine, il me semble qu'il
n'explique pas ce que c'est que substance (4). » Le livre semble
donc en possession de Huygens à la fin de 1679 (5), alors qu'un
an plus tôt Justel n'en pouvait disposer; mais l'astronome se
gardera bien de disserter sur un sujet qu'il trouve futile et dan
gereux.
C'est alors, vers 1678-1679, que s'achève ce que l'on pourrait
appeler la préhistoire du spinozisme en France; jusque-là l'on
ignore tout de la personne et de la doctrine profonde du philo
sophe. Trois étrangers ont révélé à Paris, dans un cercle restreint,
l'existence d'un livre impie sur la politique et la religion, ont dit
quelques mots prudents sur l'homme, un Juif hollandais. Quelques
in-quarto latins du Tractatus ont alors circulé mystérieusement.
Mais si la maison de Justel semble le lieu d'origine de ces infor
mations qui devaient conduire aux premières réfutations fran-
çaises^ celles de Richard Simon et de Huet, cette diffusion n'au
rait pu se faire sans Leibniz. C'est lui qui joua le rôle essentiel
d'intermédiaire et d'éveilleur durant cette période,
dans la
mesure où une intense curiosité le poussait vers Spinoza et où
le spinozisme pouvait gêner ou aider l'élaboration lente de sa
propre doctrine. Dans la recherche inquiète de sa propre vérité,
165, p. 393 (lettre du 4 février 1678.Les
(1) Corresp. Leibniz, ibid., n»
premiers exemplaires des Opéra Posthuma parurent pour le jour de l'an).
il résumait déjà bien cavalièrement la philosophie
(2) Le 30 juillet 1677,
nouvelle : « La métaphysique de Spinoza est l'opinion des Manichéens •;
cette erreur grossière a pour excuse le fait que l'Éthique publiée à la fin de
1677 ou au début de 1678 ne pouvait se trouver dans les mains de Justel.
n"
(3) Corresp. Leibniz, ibid., 306, p. 325 (lettre du 7 mars 1678).
(4) Correspondance de Huygens, t. VIII, p. 253 (lettre du 10 décembre
(5) Il est vraisemblable qu'il se soit procuré l'ouvrage- à La Haye où il
est demeuré jusqu'au 24 juin 1678 (cf. Brugmans, op. cit., p. 68).

112 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Leibniz est le véritable introducteur de Spinoza en France. Est-ce
à dire qu'il n'y avait pas d'autres voies d'accès?
Il est difficile d'envisager cependant une exportation massive
•et légale des ouvrages de Spinoza en France. Interdits depuis
leur parution par les États de Hollande, ils ne peuvent faire
l'objet d'un commerce libre de la part des libraires des Pays-Bas.
Depuis longtemps d'ailleurs, Colbert lui-même intervenait auprès
des États pour prolonger hors de France les effets de la censure
royale. En 1668, l'imprimeur Praslard est envoyé dans les Pro
vinces Unies « pour y acheter tous les méchants livres et en pour
suivre la défense ». (1) Et Daniel Elzevier qui le patronne ne
dédaigne pas d'écrire un mémoire De ce qu'on fait et de ce qu'on
pourra faire pour empêcher la vente des livres qui sont injurieux à
des personnes de qualité et contraires aux bonnes mœurs (2). Mais
aucune police ne saurait empêcher l'essor d'une idée ni même la
diffusion d'un livre; arrêtés aux frontières du nord, surveillés
spécialement par le bureau de Péronne (3), les ballots d'imprimés
arrivaient en revanche fort aisément par mer aux quais de Bor
deaux et surtout de Rouen; dans cette dernière ville, l'entrepôt
de la Romaine était un centre intense de contrebande d'où rouliers
et chasse-marée partaient en coche pour Paris avec leur
•étrange marchandise entassée dans des tonneaux et des paniers
à poisson (4). C'est là sans doute la voie suivie par les ouvrages
de Spinoza, aux côtés de libelles contre la cour et de pamphlets
jansénistes. Comment s'expliquer autrement qu'à la fin de 1679,
un jeune curieux qui fera son chemin, Pierre Bayle, ait pu ache
ter à Paris les Opéra Poslhuma et le traité des Principes de
Descartes sans difficulté d'aucune sorte (5)? La vérité est que
ces traités latins d'allure érudite n'inspirent de prime abord
aucune défiance. De lecture malaisée, ils rebutent le libertin
friand de scandale et d'impiété grossière; en revanche, le Trac
tatus semble s'être répandu très tôt dans quelques cercles reli
gieux, notamment à l'Oratoire dont la bibliothèque rue Saint-
Honoré est une des plus belles de Paris; deux témoignages
concordent : celui de Richard Simon qui certes connaissait Justel,
(1) Archives de la Bastille publiées par François Ravaisson (Paris, Durand
et Pedone Lauriel, 1866 à 1904, t. VII. t>. V 206) '"
(2) Ibid., t. VII, p. 204.
(3) Ibid., t. X, p. 406.
4 Ibid. (op. cit., t. VIII p. 44).
(5) Œuvres diverses, t. IV, p. 577 (lettre à Minutoli du 1»' janvier 1680).

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 113
mais ne fut jamais en rapport avec Leibniz et qui dès 1673,
auprès du Père Lecointe, bibliothécaire de l'ordre, réunit pour
son Histoire critique du Vieux Testament une importante docu
mentation spinoziste. Autre témoignage moins connu, les notes
de lectures du Père Louis Thomassin conservées à la bibliothèque
de Carpentras (1), et qui font état d'une connaissance précise,
antérieures à 1678, de l'édition princeps du Tractatus, prouvent
qu'un exemplaire en fut accessible très tôt rue Saint-Honoré, où
le savant oratorien était maintenu en réclusion depuis 1668 à la
suite de ses aventureux Mémoires sur la grâce.
Mais l'année 1678 allait marquer une ère nouvelle dans la diffu
sion du spinozisme en France : non seulement les ouvrages de
Richard Simon en 1678 et de Huet en 1679 attaquaient ouverte
ment l'ouvrage impie et en signalaient l'existence auprès du
public cultivé, non seulement les Opéra Posthuma, au lieu d'être
anonymes comme le Tractatus, attiraient l'attention par les ini
tiales de l'auteur et par l'importante préface des éditeurs, mais
surtout une remarquable traduction aux titres mystérieux et
alléchants tentait de vulgariser en France la doctrine du Trac
tatus. Très rapidement, la Clef du sanctuaire et le Traité des céré
monies superstitieuses des Juifs se répandirent. En mai 1679 à
Sedan, Pierre Bayle a lu l'ouvrage dont il ne connaît l'original
latin que par ouï-dire (2). Mais dès l'année précédente, Louis
Thomassin en donnait un résumé de quatorze pages extrêmement
curieux par le mélange de sympathie et d'effroi qu'il reflète; les
erreurs y sont nombreuses : l'Oratorien fait mourir Spinoza à
Amsterdam et le croit catholique romain. Mais il décèle déjà
les sources cartésiennes, apprécie les notes ajoutées par Saint-
Glain, vante l'excellence de la traduction, suppute le danger de
cette nouvelle religion intérieure fondée sur la justice et la
charité (3).
(1) Bibliothèque de Carpentras,
ms. n°
1.694, fol. 112 (du folio 85 à 118,
notes de lectures échelonnées de 1674 à 1678; cf. fol. 89 verso : « cejourd'hui,
31 octobre 1674 »; du folio 112 à 118,
compte rendu de la traduction fran
çaise avec comparaison avec l'original latin : « pour moi, j'estime autant la
traduction que l'original »).
(2) Œuvres diverses, t. IV, p. 574 (lettre à Minutoli du 26 mai 1679).
n"
(3) Carpentras, ms. 1.694, fol. 112 : » Ce livre a été composé en latin
le titre de Tractatus theologico-polilicus par un nommé Spinoza, Juif
d'Amsterdam qui se fit catholique romain et qui est mort à Amsterdam
en février 1678, n'ayant aucune religion, ainsi que son livre en fait foy.
Celui qui a traduit ce livre y a fait des remarques très bonnes et il est entré
dans les sentiments de l'auteur qu'on dirait qu'il a plus tost composé que
traduit; pour moy, j'estime autant la traduction que l'original; l'auteur de
ce livre est un grand cartésien et un grand raisonneur... cela est dangereux
pour un jeune esprit qui n'est pas trop solide et qui est porté au libertinage
et qui n'est pas prévenu contre la doctrine de cet auteur qui donne tout à
Y. VERNIÊRE, X S

114 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Dès lors,
les pouvoirs religieux sont alertés. L'alarme vient
d'ailleurs de Hollande. Depuis 1661, le catholicisme a un solide
défenseur aux Pays-Bas dans la personne de Jean de Néercassel,
vicaire apostolique d'Utrecht. Cet Oratorien, qui fit ses études
à Saumur et au séminaire Saint-Magloire de Paris, devenu en
1662 évêque in partibus de Castorie, mène avec une âme d'apôtre
et une foi de chrétien des premiers âges le combat de la contre-
Réforme. Ses sympathies jansénistes sont évidentes et, depuis
1669, Antoine Arnauld le conseille au milieu des embûches et des
humiliations (1). De sa tête de pont d'Utrecht, il sollicite l'aide
de Bossuet et diffuse en Hollande dès 1676 l'Exposition de la foi
de l'Église catholique (2). Or, Jean de Néercassel connaît Spinoza;
il a accueilli en 1672 à Utrecht l'armée de Condé qui rendait au
culte catholique les églises désaffectées (3); il est au courant de
la venue de Spinoza auprès de Stoupe et de Luxembourg; c'est
d'Utrecht que partirent les premières réfutations du Tractatus.
Mais ce n'est qu'au moment de la publication de l'édition fran
çaise, en 1678, que l'évêque de Castorie juge nécessaire d'agir et
d'informer du danger ses amis de France. Cette intervention, tout
en étant certaine, nous demeure obscure et nous devons nous fier
presque entièrement aux savants éditeurs des Œuvres complètes
d'Arnauld qui disposaient de correspondances maintenant éga
rées (4). Voici leur témoignage : « Cette traduction commençant
à faire du bruit, M. de Néercassel, archevêque d'Utrecht, l'envoya
vers le mois de mars de la même année (1678) à M. Arnauld par
M. Du Quesnoy, dans un paquet adressé à M. Bossuet, évêque de
Condom. M. Arnauld dévoila le venin caché sous les expressions
obscures et souvent inintelligibles du nouvel athée... Il fait
mention (de l'ouvrage de Spinoza) mais sans le désigner dans ses
lettres à M. de Pontchâteau du 25 mai et du 20 août 1678. M. de
Pontchâteau en parle aussi dans sa lettre à M. de Néercassel du
la nature qui fait une religion à sa mode, qui donne pour principe du culte
intérieur lajustice et la charité, qu'avec ces deux qualités (sic) on peut être
extérieur '!"' indifférent, et que le prince est maistre du culte
(1 Correspondance d'Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. II, p. 525).
^lSorresPondance de Bossuet (Urbain-Lévesque, Hachette,
p
1909, t. I,
(3) Bibliothèque oratorienne (Paris, Poussielgue, 1882-1883, t. III, p. 57*ff.).
B 'n'
réserve nT8e7RwrHS^ne'^-d'Arnay.' 1775-1783, 43 tomes en 38 vol.,
"* S°mS d6^^ dU PaC de
garde et del£k Hautefag^
BeUe-
iajS*.",'
éti Ier- teS a7,?nt "'arWole remarquable de Jean Orcibal,
ttsfn7itZl..J"Cl^pi"^

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 115
5 août de la même année. Il lui dit expressément que M. Arnauld
l'a lu, qu'il le regarde « comme un des plus méchants livres du
« monde », qu'il l'a « fait voir à M. de Condom », afin d'empêcher
par son crédit qu'il ne se débite en France (1). «L'interprétation
des faits est facile : pour éviter tout ennui à la douane, l'évêque
de Castorie envoie le Tractatus sous couvert de Bossuet au plus
célèbre docteur de Sorbonne, Antoine Arnauld,
qui vit assez
suspect, entouré de fidèles, rue Saint-Jacques. Arnauld, qui n'a
pas prêté attention à l'allusion de Leibniz dans sa grande lettre
de la fin de 1671, est maintenant effrayé par le petit in-12° de
Saint-Glain qui vulgarise et met à la portée des profanes les
impiétés de Spinoza; Port-Royal est aussitôt mis en garde par
plusieurs lettres à M. de Pontchâteau (2), le pieux jardinier de
l'abbaye, grand ami de M. de Néercassel et qui, malgré sa retraite
volontaire, conserve, par sa haute naissance et ses alliances, un
grand prestige à la cour ainsi qu'auprès de Bossuet. Arnauld fait
plus encore : il alerte Bossuet, lui prête l'ouvrage et organise de
concert avec lui, pour la première fois en France, la répression
contre le spinozisme. Il ne s'agit plus maintenant d'un détail
anecdotique : l'Église de France avec Bossuet est officiellement
avertie dès le milieu de 1678 de la naissance d'un nouveau déisme,
autrement plus dangereux et plus efficace que les menues impiétés
de salon des libertins du temps.
L'alarme sonne désormais partout. Arnauld travaille aussitôt
à une réfutation de l'impie. Quand il quittera la France l'année
suivante le 17 juillet 1679 (3), compromis ainsi que son neveu le
ministre Pomponne par des calomnies auprès du roi, il n'oubliera
point son projet; à Bruxelles, il se documente sur Spinoza; en
octobre 1681, visitant l'évêque de Castorie dans son béguinage
Saint-Office pour arrêter l'impression des Opéra Posthuma. Trois points
nouveaux semblent acquis : 1° Arnauld connut Van den Enden et Port-
Royal connaît l'existence de Spinoza sinon le contenu du Tractatus dès la
fin de 1673 (cf. p. 459). 2° L'ouvrage envoyé par Néercassel en mai 1678
n'est pas la traduction de Saint-Glain mais les Opéra Posthuma, quoi qu'en
dise l'édition de Lausanne (p. 463, n. 4). 3° L'offensive de Rome est due
aux révélations d'Albert Burgh auprès du Saint-Office (p. 449 et 466), à
la suite de la terrible lettre du philosophe (début 1676).
(1) Œuvres (t. X, Préface, p. xv-xvi).
(2) Sébastien du Cambout de Pontchâteau (17 janvier 1634-1690), fils du
marquis de Coislin, cousin de Richelieu, après une jeunesse mondaine de
riche bénéficier, est converti en 1662 par Singlin,
donne sa fortune aux
pauvres et se retire à Port-Royal. En 1679, lorsque Arnauld quitte la France,
il se retire à l'abbaye de Haute-Fontaine en Champagne, puis a l'abbaye
d'Orval en Luxembourg. Meurt durant le carême en 1690 à Paris. Le peuple
en fait un saint et se dispute son linceul (cf. Vie manuscrite de Beaubriun,
B. N., n. a. fr., 1899).
(3) Cf. Correspondance d'Arnauld (Nancy, Nicolay, 1743, t. III, p. 185).

116
de Delft,
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
nul doute qu'il n'ait parlé de l'affaire (1). La réfutation
est malheureusement perdue; un incident de voyage en a décidé,
comme nous le rapporte une lettre du grand fidèle d'Arnauld,
Ernest Ruth d'Ans, chanoine de Sainte-Guduleà Bruxelles (2) :
« J'écrivis dernièrement à M. Van Heufîen touchant quelques
papiers écrits de la main de M. Arnauld que nous ne trouvons
point parmi nos hardes et que nous croyons avoir oubliés dans
quelques livres chez lui.Nous n'avons rien retrouvé et au contraire
je me suis aperçu qu'il nous manquait un petit écrit contre Spi
noza. Mais nous ne pouvons avoir laissé celui-là qu'à Dslft chez
M. Van Erkel (3). » De Bruxelles, Arnauld poursuit son action;
lorsqu'en 1683, Leibniz reprend contact avec lui par l'intermé
diaire d'un ami commun, le landgrave Ernest de Hessen-Rheinfels,
le conseiller de Hanovre rappelle quelque lettre inconnue
d'Arnauld qui voit dans Spinoza « le plus impie et le plus dan
gereux homme de ce siècle (4) ». Mais au milieu de ses polémiques,
Arnauld ne poursuivit pas longtemps l'attaque; loin de reprendre
sa réfutation égarée, il refusera de lire l'Éthique. Sa lettre à
M. du Vaucel du 30 novembre 1690, difficile à interpréter, marque
la lassitude : « Je n'ai point lu les livres de Spinoza; mais je sais
que ce sont de très méchants livres et je suis persuadé que votre
ami ferait très mal de les lire. C'est un franc athée qui ne croit
point d'autre dieu que la nature. Il est de droit naturel de ne
point lire de tels livres à moins qu'on ne les voulût réfuter et
qu'on n'eût de talent pour cela (5). » Spinoza aurait-il fait douter
de son propre talent l'autoritaire docteur?
Bossuet en revanche, averti par le même geste de Néercassel,
eut dans sa politique contre Spinoza plus de souplesse et plus de
continuité. Sa première manœuvre est de maintenir la conspira
tion du silence. En 1681, des pages entières du Discours sur
l'histoire universelle sont dirigées contre la dangereuse exégèse
spinoziste, mais le nom odieux n'est jamais cité. « A-t-on peur que
les blasphèmes qui flattent le sens humain ne viennent pas assez
(1) Correspondance d'Arnauld (t. III, p. 306 sq).
(2) Ernest Ruth d'Ans, né à Verviers en 1653, fait ses études à Louvain
se !le ,,ran?e.' avec PaJq6"-! Arnauld à Port-Roval et le suit à Bruxelles en
al?ls,îer?,J"squ.à sa mort et mourra lui-même en 1728 sans avoir
.«.».»ii
accepté la Bulle Umgemlus.
1684*) Œ"''res' °p- "'•• l- x> P- XVI ("e'tre à M. de Néercassel du 27 août
du* ^MeSiP.'S,dan,eeJe Leibniz> Reihe
4
I. Band 2, n»
241, p. 535 (lettre
au 4 août 1683, cf. Friedmann, op. cit., p. 106-107).
loia d'fiMh i^mauid' op: cif" *" VI> P- "81 (Paul-Louis du Vaucel, théo
logal a Aleth, est un des principaux correspondante d'Arnauld pendant son

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 117
tôt à la connaissance du peuple?... On étale les novateurs plutôt
qu'on ne les combat. On leur attire de favorables spectateurs
plutôt que des adversaires; on les fait passer pour des gens dont
les sentiments méritent d'être connus. Le monde n'est déjà que
trop porté à croire que ceux qu'on a condamnés ont eu leurs
raisons », dira-t-il plus tard (1). Mais sa curiosité, tout en restant
discrète, est intense. Dédaigneux des voies occultes, nous le
voyons intervenir en 1682 auprès du comte d'Avaux, ambassa
deur aux Pays-Bas, pour obtenir l'envoi de livres interdits (2) et
se plaindre des difficultés que les érudits de bonne foi ont à se pro
curer les imprimés de Hollande (3). Dans sa bibliothèque que plus
tard l'évêque de Troyes, son neveu, vendra sans y
avoir ajouté
un volume, non seulement se retrouvent le Tractatus et les Opéra
Poslhuma, mais un précieux manuscrit de l'Éthique montre que
Bossuet avait fait copier l'ouvrage avant de pouvoir se procurer
l'imprimé (4). Le grand politique avait pourtant tort de croire
au pouvoir du silence; il n'était pas plus à même d'enrayer la
diffusion du spinozisme que d'empêcher l'impression des œuvres
de Richard Simon. Sa propre curiosité, qu'en tant que pasteur
il croit un devoir, est celle de tout son siècle. Richard Simon,
Huet et lui-même malgré ses prudences ont plus travaillé pour
Spinoza que de timides partisans ou des lecteurs mal intention
nés. Plus l'Église de France, dans ses meilleurs docteurs et ses
meilleurs érudits, se dresse contre Spinoza, plus la figure du
philosophe sort de l'ombre, plus sa doctrine est sollicitée, étu
diée, gagnant du prestige par ses obscurités mêmes.
Mais une pénétration aussi souterraine ne laisse guère de
traces écrites. A l'heure où la curiosité semble le plus éveillée,
le despotisme royal croît avec les succès militaires. L'heure de
la grande faveur de Colbert semble passée, ainsi que le large libé
ralisme qui avait présidé à la fondation de l'Académie des
(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres posthumes,
Amsterdam, 1753, t. II, p. 83).
(2) Correspondance générale (édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1909, t. II,
p. 341, lettre du 17 décembre 1682).
(3) Cf. Brunot, Histoire de la langue française (op. cit., t. V, p. 261).
(4) Catalogue de la Bibliothèque de Messieurs Bossuet, anciens èvtques de
Meaux et de Troyes (Paris, Gandoin, 1 742, Bibliothèque municipale de
Bordeaux, H. 19.070), p. 43, n» 638 : Tractatus, 1670; p. 45, n» 666 : Opta
posthumum Benedicti de Spinosa manuscriptum; p. 55, n° 795 : B. D. S.,
Opéra Posthuma. Aucun volume, sur les 1.470 de la collection vendue le
n'est postérieur
3 décembre 1742, salle du couvent des Augustins à Paris,

118
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Sciences et à l'appel des grands savants étrangers. Les esprits
libres se cachent et les hétérodoxes s'égaillent.
En septembre 1681, Huygens malade est ramené en Hollande
par sa sœur et son beau-frère et tarde à revenir (1). Henri Justel
qui depuis longtemps flaire la répression contre le protestantisme,
vend en septembre 1680 sa bibliothèque et ses riches manuscrits
et tout en annonçant à son ami Findekeller qu'il va faire « un
petit voyage (2) », part pour Londres dans les premiers jours
d'octobre 1681 : après quelques années misérables, il devait
obtenir en 1689 la garde de la bibliothèque Saint-James et la
nationalité anglaise (3). Leibniz, entré en relations avec Bossuet
depuis 1678, travaille avec acharnement à la réunion des Églises,
mais sent bientôt que ses menus succès au Hanovre n'ont aucune
incidence sur la volonté implacable de Louis XIV (4).
Dès lors, le cercle est rompu et ce n'est qu'autour de deux
hommes que l'esprit de curiosité se maintient : l'abbé Jean Gallois
et Claude Perrault, fidèles à l'esprit des vieilles conversations.
Le 27 octobre 1682, nous voyons le docte abbé écrire à Huygens
toujours retenu en Hollande : « On ne saurait trouver à Paris la
Critique du Nouveau Testament qui a été imprimée depuis peu
en Hollande (5), non plus que les Œuvres posthumes de Spinoza
et son livre intitulé Theologico-politicus. Je vous serais bien
obligé si vous vouliez bien prendre la peine de m'envoyer un
exemplaire de chacun de ces livres (6). » Le 19 novembre, Huygens
répond : « Pour les deux livres de Spinoza, je tâcherai de vous les
envoyer au plus tôt et verrai si, par le moyen de M. l'ambassa
deur Van Wassenaar ou de quelqu'un de chez lui, je puis vous
adresser le paquet,
car vous n'ignorez pas les défenses et les
exactes recherches que l'on fait sur vos frontières en matière
de livres jusqu'à fouiller dans les valises des voyageurs (7). »
Le 7 janvier 1683, Gallois essaie de maintenir le contact : « Pour
m'envoyer sûrement les livres que vous avez la bonté de faire
chercher pour moi à Amsterdam, je vois que le meilleur moyen
à la mort de l'évêque de Meaux (cf. Brunetière, La Bibliothèque de Bos
suet, in Éludes critiques, t. VII, p. 41).
(1) Cf. Bbugmans, op. cil. (p. 93).
(2) Cf. Dally, loc. cit., 1930, p. 10 sq. (la lettre à Findekeller est du
15 septembre 1681).
p. 11.
(3) Ibid.,
(4) Cf. Fsiedmann, op. cit., p. 104 (Leibniz essaie d'agir sur Bossuet par
I abbesse de Maubuisson, sœur de la princesse Sophie de Hanovre et par
la secrétaire de M"
l'abbesse, de Brinon).
(51 L'ouvrage ne devait paraître qu'en 1689 (Rotterdam, Reinler Leers).
(61 Correspondance de Chr. Huygens (op. cit., t. VIII, p. 401).
p. 402.
(7) Ibid.,

LA PÉNÉTRATION DU SPINOZISME 119
serait de les remettre dans quelque ballot de livres que les libraires
d'Amsterdam pourraient envoyer aux libraires de Paris, car je
crois qu'ils en envoient souvent »; une note explique le retard
de sa lettre et traduit sa joie de bibliophile : « M. Perrault m'a
envoyé de votre part les Œuvres posthumes de Spinoza dont je
vous remercie très humblement (1). » Précieuse correspondance
pour nous, mais d'interprétation malaisée. Il semble difficile que
Huygens ait eu le temps d'envoyer les œuvres de Hollande; le
rôle d'intermédiaire de Perrault est étrange, à moins qu'il ait été
le dépositaire à Paris de la bibliothèque et des effets de Huygens,
ce qui semble probable (2).
C'est ainsi que l'esprit du petit cercle d'érudits et de curieux
constitué dix ans plus tôt se conserve encore autour des Perrault,
qui prennent ainsi une allure moins anodine que celle que l'his
toire a conservée d'eux. Il ne devait pas subsister longtemps.
Le coup de grâce fut donné à l'occasion de la mort de Colbert
en 1683. Le successeur est Louvois; et son impérialisme brutal
frappe aussitôt les étrangers et les cosmopolites. Huygens, qui
n'aspire qu'à rentrer en France, se voit infliger des humiliations
pénibles qu'il ne pardonnera jamais. Tschirnhaus, qui brigue la
même année l'Académie des Sciences, se heurte à la xénophobie
de certains membres dont La Hire est le porte-voix; Cassini, un
étranger pourtant, veut exclure tous ses rivaux protestants,
« ut externi ab Academia... penitus excludantur ». (3) La disgrâce
s'étend aux favoris de Colbert. L'abbé Gallois se consacre à
d'humbles travaux à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres
et à son enseignement du Collège de France. Claude Perrault,
après avoir publié ses Essais de physique, mourra en 1688; son
par ses flatteries au roi et son manifeste des
cadet Charles,
modernes qui exalte le siècle nouveau, essaiera de maintenir son
crédit ébranlé. La curiosité se transmue en bibliophilie : c'est
l'abbé Gallois qui, dans son inestimable collection de douze mille
volumes, dissimule le Tractatus et l'Éthique (4), collectionne les
réfutations de Cuperus, de Poiret, de Velthuysen; c'est un jeune
mousquetaire du roi, Charles de Cisternay de Fay, qui de ses
campagnes en Flandre et en Palatinat ramène le noyau du plus
(1) Corresp. Huygens, t. VIII (p. 406).
(2) En 1685, Huygens demandera en effet à Louvois « la permission de
retirer ses meubles » (cf. ibid., t. IX, lettre 2379, et Brugmans, op. cit.,
p. 94).
(3) Correspondance de Huygens, op. cit., t. VIII, lettre 2324 (cf. Brug
mans, op. cit., p. 95, note 3).
(4) Catalogue de la bibliothèque de Jean Gallois (Paris, Seneuze, 1710),
t. I, n° 630 : Tractatus, 1670; n» 631 : Opéra Posthuma, 1677.

120 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
riche corpus spinozanum de son temps (1). Mais la vérité est là :
si 1670 marque la débâcle des libertins et la fin d'une génération
tournée vers le passé humaniste, la période 1680-1685, dont le
terme logique était la Révocation de l'Édit de Nantes marque te
plus puissant coup d'arrêt donné à l'essor de l'esprit nouveau.
Pour la première fois, l'orthodoxie et la puissance temporelle se
rejoignaient efficacement pour réprimer toute dissociation poli
tique, toute hérésie intellectuelle. Ce n'est pas encore l'heure
de la génération qui grandit et attend, celle des Bayle et des
Fontenelle qui méditent leurs prochaines audaces. Bayle le sent
bien qui s'exile, de même que Richard Simon qui se terre à
Dieppe; dans la France muselée pour un temps, d'où toute l'élite
protestante s'apprête à fuir, où la gloire du Roi-Soleil croissant
toujours depuis la paix de Nimègue n'a reçu aucune atteinte
encore, il n'y aura plus de place que pour la magnifique orches
tration des lieux communs orthodoxes dont Bossuet donne
l'exemple. L'offensive contre Spinoza pouvait commencer.
(1) Bibliolheca Fayana (Paris, Gabriel Martin, 1725), n
828, 831, 832,
etc. La préface du libraire est curieuse : « numquam ad hélium
833, 834,
vel in Germaniam vel in Flandriam proflsciscebatur quin inde multa gaza
literaria auctus rediret >. Né en 1662, après des études au collège de Clermont,
il commence aussitôt sa carrière de mousquetaire bibliophile.

Chapitre IV
LA QUERELLE DE SPINOZA. :
« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »
A. —
La critique scripturaire.
« Ceux qui mettent tout leur savoir à
remuer les livres des rabbins ne man
quent presque jamais de s'éloigner beau
coup de la vérité. »
Bossuet, Dissert, sur la doctrine et la
critique de Grotius (in Œuvres complètes,
Coignard, Paris, 1747, t. II, p. 300).
Bossuet, parlant vers la fin du siècle de l'exégèse biblique, dira
avec dépit : « C'est la critique à la mode, et la seule qui peut
contenter les curieux (1). » Les meilleurs historiens du sentiment
religieux, comme l'abbé Brémond, n'ont toutefois pas été frappés
par la multiplicité des doutes que les chrétiens du temps se
posaient sur les fondements de leur foi; on reste plus sensible à
leur goût de la synthèse, à leur aptitude à concilier l'apport
antique et l'apport chrétien et à les fondre dans ce qu'on appelle
« l'humanisme dévot ». L'évangélisme du siècle précédent n'avait
pas suscité de vastes écoles critiques et n'avait fait que remplacer,
par un fallacieux retour aux origines, la superstition du rite par
la superstition de la lettre. En somme, à part quelques foyers
de dissidence (2), la Renaissance se soldait par une orthodoxie
plus rigoureuse et les droits de la philologie s'arrêtaient devant
le prestige intact du texte sacré (3). Cependant l'érudition pro-
(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres posthumes,
Amsterdam, 1753, t. II, p. 92).
(2) Les lucianistes français : Dolet et Bonaventure des Périers. L'école
de Pomponace. Les tentatives philosophiques de Cardan et de Giordano
Bruno.
(3) • Érudits mais croyants, Lefèvre d'Etaples et ses émules ont repris

122 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
testante avait eu l'avantage de proclamer l'autorité du texte
hébreu et par là même d'attirer l'attention sur les études bibliques.
Luther traduit la Bible et Calvin commente l'Ancien Testament
d'après la tradition massorétique, sans se douter qu'elle est
assez récente et que l'introduction des points voyelles entre le
ve et le ixe siècle après Jésus-Christ a permis des divergences qui
renforcent l'autorité de la version des Septante (1). Ces excès
furent combattus à la fois par le protestant Louis Cappel (2) de
Saumur et par l'oratorien Jean Morin (3). Mais ces polémiques,
qui d'ailleurs agitent peu l'opinion, ne constituent nullement une
ébauche de critique scripturaire. Que le texte « théopneuste »
soit hébreu, grec ou même latin, il y a toujours pour chaque
École un texte intangible à révérer : c'est en fin de compte une
querelle d'éditeurs.
Aussi, lorsqu'en 1670 parut le Tractatus, l'opinion était-elle
assez mal préparée à comprendre ou même à tolérer l'extraordi
naire nouveauté des thèses de Spinoza. Pour la première fois,
il ne s'agissait plus d'une question d'investiture, mais d'authen
ticité. La Bible n'était plus le Livre, mais un livre ramené à la
mesure humaine et qui, comme un texte d'Origène ou de Salluste,
devait être soumis aux minutieuses investigations de l'histoire
et de la philologie. Des précurseurs? On peut honnêtement dire
que Spinoza n'en a pas. S'il nous cite lui-même Abraham Aben
Ézra, qui se souvient en son temps du docteur de Grenade contem
porain des premiers Capétiens? Comment déceler une méthode
dans ses six objections obscures contre la mosaïcité du Penta
teuque? Certes, de siècle en siècle, des commentateurs avaient
prudemment élevé leurs doutes : au xve
siècle, le Juif portugais
comme malgré eux la route ouverte par Albert le Grand et suivie par Tho
mas d'Aquin, celle qui permettait d'accorder la Bible et le Lycée.Leur exé
gèse, loin de bousculer la routine universitaire, a finalement confirmé
l'habitude d'unir, dans le commentaire d'Aristote, le souci de la fidélité
religieuse à la rigueur scientifique, voire à donner au premier le pas sur le
second. Sans le vouloir, elle a ranimé, au moment où en déclinait la force,
l'aristotélisme christianisé du moyen âge (René Pintard, Le Libertinage
érudil, Boivin, 1943, t. I, p. 39).
(1) Cf. Lucien Gautier, Introduction à l'Ancien Testament (Lausanne,
Bridel, 1914, t. I, p. 40).
(2) Dans son Arcanum punclalionis revelalum, publié en 1624 par Thomas
Erpenius de Leyde et dans sa Criiica sacra, publiée en 1650 grâce a l'inter
vention de théologiens catholiques dont Morin.
(3) Exercilationes biblicae de Hebraei graecique texlus sinceritaie (l" partie,
1633; 2« partie posthume, 1669).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 123
Abravanel, l'évêque espagnol Tostatus, au xvie le réformé
Bodenstein (1), le jurisconsulte belge Masius (2), au début du
xvne, les Pères jésuites Bonfrère et Cornélius a Lapide. Mais la
plupart résolvent leurs doutes en soutenant l'existence d'inter
polations et d'additions marginales. Spinoza devrait-il davantage
à Hobbes et à Isaac de La Peyrère? En tout cas, ils figurent dans
sa bibliothèque (3). Le Systema theologiae in Preadamitarum
hypothesi avait fait beaucoup de bruit, lors de sa parution en
Belgique en 1655, avant d'alimenter la verve de Voltaire; la
critique du Pentateuque, dont le noyau mosaïque aurait été modi
fié et complété par des historiens ultérieurs, ne manque pas de
perspicacité, mais enrobée dans les élucubrations fantaisistes de
l'original Bordelais, elle perdait de son autorité. Thomas Hobbes
est plus sérieux. Dans son Leviathan paru en 1651, tout un cha
pitre, le 33e de sa « Civitas christiana », cherche à doser la valeur
des différents livres canoniques reconnus par les églises chré
tiennes. Des allusions au tombeau de Moïse (4), à la disparition
des Chananéens (5), l'amènent à dire que Moïse n'a écrit que
la «Loi » (Deutéronome, 11-27) et que le Pentaleuque n'est qu'une
compilation historique sur le législateur d'Israël : « Liber Pen-
tateuci scriptorem habuisse Mosem non videtur sed potius de
Mose quam a Mose scriptum esse (6). » De même, le Livre de
Josué ne peut être attribué au successeur de Moïse, deux allusions
à une époque postérieure y étant contenues (7) : « Liber Josuae
longo tempore scriptus est post mortem ejus (8). » Enfin, le
Livre des Juges se condamne par une référence à la captivité de
Babylone et sa (9) rédaction doit dater du grand retour. Mais
Hobbes, qui semble sur la voie, se contente de quelques coups de
sonde. Ses remarques, bien que perspicaces, ne constituent pas
une méthode générale d'interprétation; Spinoza peut lui devoir
certains exemples, mais aucune hypothèse constructive en
(1) De canonicis scripturis libellus (Wittemberg, 1520).
8(2)
Josuhae historia illustrata et explicala (Anvers, 1574).
(3) Cf. Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinozas (Leipzig, Veit, 1899.
n»»
p. 161 sqq., 54 et 129).
(4) Deutéronome, 6.
(5) Genèse, 12-6.
(6) Opéra philosophica quae latine scripsii omnia (Amsterdam, Jean Blaeu,
1668, t. II, p. 177).
(7) Les douze pierres érigées par Josué dans le lit du Jourdain (« et ibi
sunt usque ad praesentem diem ») et le vocable de Galgala (« vocatum est
usque in praesentem diem »).
(8) Ibid., p. 177.
(9) Cf. Juges, 18-30 (« usque ad diem captivitatis suae ») (cf. Hobbes,
ibid., p. 178 : « manifestum est quod post captivitatem decem tribuum
scriptus sit »).

124
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
matière d'exégèse. Hobbes d'ailleurs se sent tenu à quelque pru
dence (1).
Spinoza devrait-il davantage au milieu intellectuel où il a
vécu? Il est évident qu'en Hollande même la multiplicité des
croyances religieuses, qui de plus en plus substituaient les exé
gèses personnelles des théologiens aux professions de foi des trop
nombreuses églises, orienta très tôt le philosophe de La Haye
vers ces délicates recherches. A l'orthodoxie stricte de Vcetius
qui professait à Utrecht, s'opposait le cartésien Coccejus à Leyde
qui reprenait sur les Écritures l'interprétation symbolique de
Maïmonide. Un ami même de Spinoza publiait en 1663 une
Philosophia sanctae Scripturae Interpres : Louis Meyer croyait en
effet possible de donner une interprétation cartésienne de la
Bible et longtemps son ouvrage passa pour avoir été inspiré par
le maître en personne.
En fait, Spinoza renonce à toute explication philosophique
et mystique (2). Traitant la Bible comme un texte ordinaire,
écartant toute superstition qui, selon son mot, « préfère les restes
des temps anciens à l'éternité même (3) », fidèle à quelques
principes clairs de critique, il recherche sans les discuter le sens
des textes bibliques et l'intention de leurs auteurs. Programme
simple mais neuf qui nécessitait une « naïveté », une fraîcheur
d'esprit incomparable, la fraîcheur des exclus et des excommu
niés.
Dès l'abord, dans les quatre chapitres du Tractatus qui déve
loppent sa méthode d'exégèse (4), on est frappé par le caractère
positif de l'argumentation. Il s'agit d'une enquête philosophique
et historique qui ne se prononce pas sur la valeur, mais sur la
signification d'un texte. Trois moyens sont envisagés : la langue
qui exige une connaissance très poussée de l'hébreu et pour les
derniers livres du canon, de l'araméen; plus particulièrement
la sémantique permettra d'étudier par comparaison et par l'éta
blissement de dictionnaires le sens exact des mots, leur acception
littérale ou métaphorique; enfin l'histoire du peuple hébreu et
la biographie des auteurs présumés éclaireront les buts pour
suivis par chaque ouvrage, la transmission des œuvres, les
différentes leçons et l'établissement du recueil canonique. Aucune
(1) Cf. Dédicace à Francis Godolphin : « Displicebit etiam fortasse non
paucis quod quaedam loca Scripturae sacrae aliter interpretari ausus sim
quam ab aliis explicari soleant. »
(2)
losophie » (Tractatus, Appuhn, t. II, p. 13, Préface).
!3) Ibid., p. 13.
4) Chap. VII, VIII, IX, X.
• L'Écriture laisse la raison libre et n'a rien de commun avec la phi

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 125
autorité, aucune infaillibilité ne sauraient donc empêcher que
ce soit celle des papes ou celle des pharisiens, une intelligence
libre d'accéder à l'histoire critique de l'Écriture. Aucun symbo
lisme ne peut venir torturer un texte à sa guise et l'interpréter
en vertu de critères externes. Aussitôt, Spinoza passe aux
exemples : le plus probant est le Pentaleuque. Aux six objections
mystérieuses d'Aben Ezra, il en ajoute six autres qui prouvent
toutes,
par des allusions à des événements postérieurs (noms
géographiques ou faits historiques), la rédaction tardive d'un
historien « qui a vécu beaucoup de siècles après Moïse (1) ».
La même méthode s'applique aux Livres de Josué, de Samuel
et des Rois. Mais Spinoza ne s'arrête pas comme Hobbes à ces
constatations de détail. C'est alors que se propose l'hypothèse :
tous les anachronismes se résolvent si l'
on envisage une compi
lation des livres sacrés lors du retour de Babylone. Dans la
masse des livres antérieurs, sans travail critique ni ordre ration
nel, sans se soucier des redites contradictoires, des fausses chro
nologies et des généalogies défectueuses, un pieux historien, sans
doute Esdras, s'applique à faire pour un peuple qui renaît à la
vie politique et qui a besoin de foi en ses destinées un recueil
général des Antiquités juives. Ce n'est que bien plus tard, après
saint Jérôme qui ne niait pas le rôle d'Esdras, instaurator operis,
que la superstition et l'ignorance ont fait prendre les titres des
chapitres pour les noms des auteurs. Quant au reste des ouvrages
du canon hébreu, à la suite de remarques rapides (2), Spinoza
n'hésite pas à repousser leur compilation jusqu'à l'époque de la
deuxième renaissance juive sous Judas Macchabée et quelque
fois plus tard, sous l'autorité discrétionnaire des Pharisiens du
deuxième temple.
L'ensemble ne se présente pas cependant comme une explica
tion totale et définitive de la Bible. Mais, presque un siècle avant
Astruc (3), deux siècles avant Wellhausen (4), Spinoza définit
la méthode de l'exégèse moderne; et dans ces quelques chapitres
où, limitant ses exemples.il ne donne que des résultats som
maires encore mais précieux,
avec une honnêteté intellectuelle
et une sérénité qui contrastent avec le ton habituel aux que
relles théologiques de l'époque, il ébranle tranquillement sinon
les fondements de la foi chrétienne dont il ne parle guère, se
(1) Tractatus (Appuhn, t. II, p. 186).
(2) Caractère fragmentaire d'Isaîe et d'Ézéchiel. Mélange de Jérémie et
des mémoires dictés à Baruch. Énigme de Job. Partie chaldéenne de Daniel.
(3) Conjectures sur les mémoires originaux dont il paraît que Moïse s'est
servi pour composer le livre de la « Genèse »... (Bruxelles, 1753).
(4) Histoire d'Israël, t. I, 1878.

126 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
défiant de sa connaissance du grec, du moins l'irremplaçable
édifice de figures et de prophéties qui la justifiait jusque-là dans
les apologies officielles.
Pareille attaque ne pouvait demeurer sans réponse.L'Église ne
pouvait admettre sous peine de suicide que l'Écriture, qui cons
tituait la base de sa créance et le texte authentique de ses déci
sions, fût soumise à la destinée ordinaire des ouvrages humains;
si la Providence n'a pas eu plus de part dans sa conservation que
dans celle du texte homérique, si la Bible n'est que l'assemblage
confus de la mythologie, de l'histoire et de la littérature juives,
comment étayer la révélation chrétienne? Il fallait donc restau
rer à tout prix l'intangibilité et par suite la divinité des Écritures
et reprendre contre le philosophe imprudent le mot de saint
Augustin : « Qui veut donner le sens de l'Écriture et ne le prend
point de l'Écriture, est ennemi de l'Écriture. »
Chose curieuse, celui qui devait porter les premiers coups
contre l'exégèse spinoziste n'était pas plus que Pascal un apolo-
gète officiel, mais grâce à sa largeur d'esprit et à son érudition
encyclopédique, c'était à la fois un adversaire honnête et solide :
Pierre-Daniel Huet, frais émoulu des Jésuites de Caen, était
arrivé à Paris à vingt ans bourré d'hébreu et de grec; dès 1650,
il est lié aux frères Dupuy dont l'aîné, Pierre, dirige la Biblio
thèque du Roi et à Gabriel Naudé, garde de la Mazarine(l).
Comme tant de libertins de l'académie putéane, il fit le voyage
de Suède auprès de la reine Christine avec son maître d'hébreu,
le protestant Samuel Bochart. A l'aller comme au retour, il visite
Amsterdam: le rabbin Manassé ben Israël l'introduit à la syna
gogue et l'initie aux études bibliques (2) : Spinoza, âgé de vingt
et un ans en ce printemps 1653 et qui n'avait pas encore été exclu
de la communauté, assistait sans aucun doute à cette présenta
tion officielle et dut sourire des maladresses du chrétien devant
le tabernacle (3). Dès lors une vie sage d'érudit l'attendait en
(1) Il ne reniera pas leur amitié dans ses Mémoires latins (traduction
Nisard, Hachette, 1853, p. 44).
(2) Manassé ben Israël était l'auteur du Conciliador dei Pentateucho
paru en 1632. Mort en 1657, il a été un des maîtres talmudiques de Spinoza
qui fait allusion à son livre dans le X» chapitre du Tractatus (cf. Appuhn,
t. II, p. 229, note 4). Son influence sur Huet fut décisive : » Le résultat de
ces longues et profondes opérations de mon esprit fut l'ouvrage que je publiai
plus tard sous le titre de Demonstratio evangelica » (Mémoires, p. 86). Il
avoue « de longues conférences avec lui sur les matières de religion » (Hue-
hana, publiés par l'abbé d'Olivet, Paris, Jacques Estienne, 1722,
p. 225).
(3) Toute la communauté d'Amsterdam était présente. Sur l'anecdote,
Huet ayant mis le pied sur une marche interdite, cf. Huetiana, p. 225.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 127
France. Tous les familiers de la Bibliothèque du Roi sont ses
amis. Dans ses Mémoires latins, il s'étend complaisamment sur
le charme des conversations d'autrefois; et comme par hasard,
nous retrouvons Henri Justel (1), l'abbé Jean Gallois (2), Chris
tian Huygens (3) et l'infatigable intermédiaire qu'est Olden
burg à Londres (4). Nommé sous-précepteur du dauphin en
1670, il prépare aussitôt le grand ouvrage de sa vie, sa Demons-
Iratio Evangelica, énorme compilation de science naïve qui,
dans son humanisme vieillot, reflète les illusions généreuses de
la Renaissance (5). Au cours de ces dix ans de travail, quand
tomba-t-il sur le Tractatus? Est-ce Huygens qui lui parla le pre
mier de Spinoza, au long d'une de ces veillées à la Biblio
thèque du Roi d'où il revenait exténué à Versailles? Il est
beaucoup plus probable que l'alerte vint de Leibniz, fort
intime avec lui de 1672 à 1676. Toujours est-il que personne
n'était mieux préparé en France, si ce n'est Richard Simon,
tant par son intérêt pour la langue et les questions bibliques
que par ses fréquentations érudites, à découvrir Spinoza et à
sentir la valeur et le danger de sa critique.
L'ouvrage fut célèbre bien avant de paraître. Prêtre en 1676,
abbé d'Aunay deux ans plus tard, Huet défrayait la chronique
érudite européenne.Justel et Leibniz en discutent. Tschirnhaus
apprend à Paris en mai 1676 que le savant normand se propose
explicitement de réfuter Spinoza; il avertit aussitôt son maître :
« J'ai appris de M. Leibniz que le précepteur du dauphin de
France appelé Huet, un homme d'un savoir étendu, doit écrire
sur la vérité de la religion et réfuter votre Traité théologico-
politique (6) »; et la dernière lettre que nous possédions de notre
philosophe traduit aussitôt son intérêt et sa curiosité : « Je vous
prie de vous informer si le traité de M. Huet contre le Traité
) « Je ne dois pas omettre Henri Justel, moins lettré sans doute que
atron des lettrés et l'hôte des muses elles-mêmes. Tous les jours sa maison
tait le rendez-vous des savants qui s'y entretenaient de matières d'érudi
tion • (Mémoires, p. 131).
(2) « Dans ce temps-là, j'eus le plaisir très vif de recevoir le Syslema
saturnicum de Chr. Huygens... La liaison commencée à cette occasion
entre lui et moi fut cultivée avec soin de part et d'autre les années suivantes,
pendant qu'il était à Paris où le roi l'avait fait venir » (ibid., p. 130).
(3) Gallois « qui, le premier, écrivit chez nous avec pureté et politesse
le Journal des Savants » (ibid., p. 191).
(4) Ibid., p. 143.
« (5) Une fois ma leçon donnée au dauphin, j'accourais à Paris le soir
et même à la nuit close; puis après avoir employé une grande partie de la
nuit à feuilleter les livres de la bibliothèque, à faire des recherches et des
extraits, je revenais à mon poste. Ce travail dura dix ans » (Mémoires,
p. 175).
(6) Appuhn, t. III, p. 367, lettre 80 du 2 mai 1676.

128 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
théologico-politique dont vous m'avez parlé antérieurement a vu
le jour et si vous pouvez m'envoyer un exemplaire (1). » Mais
lorsque l'ouvrage parut en 1679, neuf ans après le Tractatus et
deux ans après la mort de Spinoza, il dépassait singulièrement le
cadre d'une simple réfutation. Devançant sans le savoir la présen
tation de l'Éthique, et suivant probablement l'exemple de Cicé-
ron au livre III du De officiis, Huet avait décidé en une matière
peu neuve d'employer une méthode « originale, la méthode
démonstrative des géomètres ». (2) Tout en avouant que cette
méthode n'est valable que pour les impies, le voilà présentant
ses définitions, postulats et axiomes. Dès le début, son but se
précise : assurer le caractère authentique des livres saints; sans
craindre de fonder la vérité historique sur des fondements aussi
étranges que la foi et le consentement universel (3), il avance de
curieux axiomes : « Un livre est authentique quand il a été cru
tel dans tous les temps sans interruptiondepuis sa publication (4). »
« Une histoire est vraie quand elle rapporte les faits comme ils
sont rapportés par d'autres auteurs contemporains ou qui vi
vaient dans des temps rapprochés des faits qu'ils rapportent (5). »
Mais l'intérêt de Huet n'est pas dans sa naïve conception de
l'histoire, il est dans les adversaires qu'il vise. Aucune originalité
dans ses propositions sur le Nouveau Testament où il réfute après
les Pères de l'Église la plupart des hérésies classiques; mais dès
qu'il aborde le Pentateuque, l'ennemi se précise : « Il a paru
dernièrement un Traité théologico-politique comme porte son
titre dans lequel l'auteur affecte une grande liberté de discussion
philosophique; il ne se contente pas de saper les bases de la reli
gion et d'une saine théologie, il va même jusqu'à ébranler l'ordre
politique et les notions du sens commun. Son but est d'accréditer
la dangereuse hérésie du déisme qui aujourd'hui fait de si déplo
rables progrès. Il ne serait pas difficile de détruire tout cet écha
faudage d'impiété, mais comme je ne puis dans cet ouvrage
m'écarter trop de mon sujet, je vais choisir ce qui s'y rapporte
davantage, et en le réfutant, j'ajouterai à la force des preuves
que j'ai déjà développées. L'auteur a puisé ses arguments en
partie dans Aben Ezra, en partie dans le Leviathan de Hobbes
et dans le système des Préadamiles dont l'auteur a prouvé plus
tard tout son repentir (6). » L'ennemi visé est donc bien Spinoza.
(11 Appuhn, p. 371, lettre 83 du 15 juillet 1676.
(2) Cf. Démonstrations évangèliques de Mione (Paris, 1843, t. V, p. 26).
(3) Ibid., p. 37.
4 Ibid., p. 37.
(5 Ibid., p. 39.
(6) Ibid., p. 265.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 129
Huet, avec son flair d'érudit, a repéré aisément les sources pos
sibles de l'impiété; mieux encore, il a lu le Tractatus avec une
minutie honnête que les polémistes du temps méprisent. Dès
lors, avec une étonnante conscience, il va reprendre un à un tous
les arguments destructeurs; il sent que pour promouvoir l'authen
ticité de l'Écriture, aucune faille ne peut être tolérée dans l'édi
fice.
C'est d'abord sur la mosaïcité du Pentaleuque que portait
l'attaque de Spinoza. Si la base de l'Écriture croule, si la puissante
figure du réformateur hébreu cède le pas à un rhapsode tardif et
anonyme, si la parole de Dieu est ravalée au rang d'une compila
tion historique et mythologique, le prestige des antiquités
hébraïques s'évanouit. Seul un tableau peut rendre compte des
douze points contestés et des réfutations de Daniel Huet :
Spinoza, Tractatus,
chap. VIII (1).
1° Voici les paroles que Moïse
dit à tout Israël au-delà du Jour
dain (Deut., 1-1). Or Moïse n'a pas
passé le Jourdain. Mais ce mot
est normal pour Esdras (p. 182).
2° Le mystère des Douze, se
lon l'expression curieuse d'Aben
Ezra. Les douze pierres de l'au
tel élevé par Josué n'auraient pu
contenir le Pentateuque dans son
état actuel. Spinoza d'ailleurs ad
met d'autres hypothèses (p. 182).
3° Et Moïse écrivit la Loi (Deut.,
XXXI-9). Ce n'est pas Moïse qui
parle, mais un autre qui raconte
ce que Moïse a fait (p. 182).
4° Moïse fait remarquer que
les Chananéens habitaient Cha-
naan à l'arrivée d'Abraham (Ge
nèse, 6 et 7). Cette remarque n'a
d'intérêt que pour les descen
dants de Moïse, lorsque les Cha
nanéens n'y habitaient plus, car
du temps de Moïse, ils occupaient
toujours le pays (p. 182).
Huet, Demonstratio Evangelica
proposition IV (1).
« Bengever » signifie

130 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
5° La Genèse appelle la mon
tagne de Morya « le mont d'où le
Seigneur voit » (Genèse, XXII-
14),
nom donné seulement après
la construction du temple. Il
s'agit donc d'une interpolation
(p. 183).
6° Allusion au lit de fer du
géant Og, roi de Bazan (Deut.,
III). Pourquoi prouver la gran
deur du géant à ceux qui l'ont
tué et vu à terre? Pourquoi mon
trer son lit à Rabbath et non à
Bazan? Et puis ce lit de fer est
bizarre (p. 183-184).
La construction du temple n'a
pas donné le nom à la montagne,
mais a fourni une explication
commode de ce nom.
Gêne manifeste de Huet. Cer
tains Hébreux ont pu ne pas
voir la bataille. Les lits de fer
sont attestés dans l'Antiquité
(cf. Thucydide, Quinte Curce,
etc.).
Après les six objections d'Aben Ezra, Huet s'attaque aux
six objections personnelles de Spinoza :
1° Les villes de Jaïr, nommées
ainsi jusqu'à ce jour (Deut., III,
14). Il s'agit donc d'une rédac
tion tardive qui craint que les
contemporains ne saisissent plus
l'ancien nom de terre des géants
(p. 184).
2° Dans le Deutéronome, Moïse
parle à la première personne,
dans les autres livres, on parle de
Moïse à la troisième personne en
le louant ou en le critiquant
(p. 185).
3° Mention de la mort, de l'en
sevelissement de Moïse et du deuil
des Hébreux dans un recueil mis
sous son nom (p. 185).
4° Lieux désignés par leur nom
postérieur. La ville de Dan (Ge
nèse, XIV-14) n'a pris ce nom
que longtemps après la mort
de Josué (cf. Juges, XVIII-29)
(p. 186).
5° Moïse dit dans l'Exode que
les enfants d'Israël mangèrent
la manne durant quarante ans
Il s'agit d'une note marginale
qui a passé dans le texte défini
tif,
note qui peut être d'Esdras.
Ce reproche s'adresserait aussi
bien à Xénophon ou à César
(cf. saint Grégoire le Grand :
« Les écrivains sacrés parlent
d'eux-mêmes comme s'ils étaient
des étrangers. »). Moïse parle
dans le Deutéronome et raconte
dans les autres livres.
Il s'agit d'une conclusion au
Pentateuque écrite par Josué. Il
est inutile voir comme
Jo-
d'y
sèphe une prophétie.
Ou bien Esdras a changé l'an
cien nom qui n'évoquait
(Laïs)
plus rien, ou bien la source du
Jourdain qui portait ce nom a
donné plus tard son nom à la
ville.
Moïse est prophète ou bien
c'est une addition d'Esdras.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 131
jusqu'aux abords du Chanaan.
Comment pouvait-il le prévoir?
(p. 186).
6° Moïse parle des rois d'Israël
(Genèse,
XXXVI-31 : « avant
qu'aucun roi régnât sur les en
fants d'Israël »), établis bien
postérieurement à son époque
(p. 186).
Pourquoi refuser à Moïse le
pouvoir de prophétie? D'ailleurs,
il y a d'autres allusions aux rois
(Deut., XVII-14-15).
Ce qui frappe dès l'abord dans cette réfutation, c'est son carac
tère disparate. Rarement l'argument est d'ordre philologique,
rarement de même Huet oppose une fin de non-recevoir. Quelque
fois c'est une hypothèse hasardeuse et qui n'intervient que parce
qu'on a besoin d'elle (fontaine de Dan). Mais ordinairement deux
explications sont données : ou bien l'auteur est prophète et peut
prévoir l'avenir; ou bien des notes marginales, des épilogues, des
transitions ont pu passer dans le texte lors de la recension d'Es
dras. Huet ne choisit pas entre ces deux dernières, ce qui, intel
lectuellement, est dangereux. Mais un aveu se dessine : le texte
actuel n'est pas intact; il a été remanié;
Esdras ou un autre
historien y ont laissé des traces; Dieu a-t-il mis dans la conserva
tion des textes sacrés toute la diligence que veulent y voir les
théologiens? L'éditeur scrupuleux d'Origène,le promoteur des
éditions ad usumdelphini sent qu'il est difficile de ne pas appliquer
à l'Écriture une méthode qui ailleurs a fait ses preuves. La même
gêne se fera jour dans l'étude des autres livres :
Spinoza, Tractatus,
VIII, IX, X.
Josué. 1° L'expression « jus
qu'à ce jour » (XVI-10)
prouve un long intervalle
entre la rédaction et l'évé
nement raconté (p. 193).
2° Josué ferait son éloge,
ce qui est contraire à toute
modestie (VI-27).
3° Le récit des fils d'É-
phraïm qui soumirent les
Chananéens de Gazer
(XVI-10) se retrouve au
1er chapitre des Juges, ce
qui prouve une rédaction
Huet, Demonstr. Evang.,
IV.
Josué a écrit dans sa
vieillesse. Les événements
sont donc déjà anciens
(p. 283).
Même réponse que pour
Moïse (p. 286).
On a pu répéter ce récit
cent ans après si les Cha
nanéens de Gazer exis
taient encore (p. 286).

132 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Juges.
Samuel.
Rois.
postérieure à Josué (p.
193).
4° Aucune allusion n'est
faite à Josué lors de la
guerre entre tribus à pro
pos de l'autel du Jourdain
(p. 193).
La rédaction n'est pas
des juges eux-mêmes mais
d'un seul écrivain comme
le prouve l'épilogue (p.
194).
1° Intercalation du mot :
« Celui qui s'appelle au
jourd'hui prophète s'ap
pelait alors voyant » (I-
IX-9)
(p. 194).
2° Contradictions nom
breuses dans l'histoire de
David et de Saûl. David
est-il arrivé à la cour de
Saûl pour combattre Go
liath ou pour le soulager
avec sa harpe?
Il faut donc admettre
deux rédacteurs différents
au chapitre XVI et XVII
(p. 201).
3° Même contradiction
entre le chapitre VII (les
Philistins n'osèrent plus
approcher) et XIII (les
Philistins se montrent à
nouveau menaçants).
1° Fausse chronologie.
Salomon commence à bâ
tir le temple quatre cent
quatre-vingts ans après
la sortie d'Egypte (chap.
VII). Or, les récits nous in
diquent cinq cent quatre-
vingts (p. 202-203).
Josué a pu être absent
(sic), ou bien il s'agit d'un
mauvais enchaînement des
faits (p. 287).
Huet y voit l'œuvre de
Samuel et se moque de ce
que Spinoza qui voit un
seul rédacteur dans son
chapitre VIII (p. 194), en
trouve plusieurs au cha
pitre IX. Il délaisse d'ail
leurs l'objection princi
pale : l'allusion aux rois
postérieurs.
Intercalation qu'Esdras
a pu se permettre (p. 304).
David a pu être mandé
deux fois à la cour (p. 304).
Le mot « ngud » = plus
ne signifie qu'un court
laps de temps et non ja
mais (comme en latin non
jam et nunquam) (p. 306).
D ne faut pas imputer
aux auteurs sacrés les er
reurs des copistes (p. 312).

a LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 133
Paralipo-
mènes.
Esdras.
Proverbes.
Isaïe.
Jérémie.
2° Même chronologie
défectueuse pour les rè
gnes des rois de Juda et
d'Israël (p. 204-205).
Ceux-ci furent écrits
après la reconstruction du
temple, car une allusion est
faite à deux portiers du
temple dans la liste des
familles (p. 213-214).
1° Esdras et Néhémie
sont l'œuvre des Saddu-
céens, postérieurement à
la restauration de Judas
Macchabée. En effet, on y
parle de Darius Codoman
et du pontife Jeddoa qui
au témoignage de Josèphe
(Ant. jud., XI, 8) alla
au devant d'Alexandre
(p. 220).
2° La généalogie d'Es
dras (II) diffère de la gé
néalogie de Néhémie (VII).
Les Proverbes de Salomon,
d'après le recueil
même, ont été recueillis
bien plus tard « par les ser
viteurs d'Ezéchias roi de
Juda »
(p. 218).
(XXIV, in fine)
C'est un recueil de pro
phéties prises au hasard et
mêlées aux chroniques de
Juda et d'Israël. Mais il
nous manque le récit d'I-
saïe sur le règne d'Osias
(p. 219).
1° Manque d'ordre.
Recueil de plusieurs au
teurs. Confusion des temps
(p. 219).
Même réponse. Huet qui
pense aux premiers Capé
tiens ajoute que certains
rois ont pu associer leur
fils au trône (p. 312).
Le temple n'avait pas
besoin d'être achevé pour
avoir des portiers (sic) qui
pouvaient d'ailleurs être
portiers de la ville (p. 317).
Cette critique n'est va
lable que pour Néhémie.
Par un jeu chronologique,
Huet tâche de donner cent
trente ans à Néhémie lors
de la mort de Darius Co
doman. Huet d'ailleurs se
sent gêné après la querelle
sur ce sujet de Scaliger et
du Père Pétau (p. 320-
321).
Fautes de copistes.
Huet ne peut « se refu
ser le plaisir de confondre
Spinoza » en montrant
qu'il ne distingue pas com
position des proverbes et
rédaction du recueil. Au
fond ils sont du même
avis.
Il faut admettre le dé
sordre du prophète inspiré
et que l'ouvrage séparé
sur Osias ne nous est pas
parvenu (p. 388).
« On y a certes peu
d'égards à la suite des évé
nements, mais il ne s'y
trouve pas de contradic
tions. S'il y en avait, il
faudrait les attribuer aux
historiens qui, selon le cri-

134 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Êzéchiel.
2° Contradiction entre
le malheur promis à Jé-
chonias (XXII-28) et son
malheur dans les Paralipomènes
(1-16) et les Rois
(IV, in fine) (p. 223).
3° Contradictions entre
la mort paisible promise à
Sédécias (XXIV-5) et ses
yeux crevés après la mort
de ses enfants (p. 223).
1° Contradiction avec le
Pentateuque (XVIII. Il ne
faut pas punir les enfants
pour les crimes des pa
rents; cf. Exode, 34, et Jerémie,
32).
2° C'est un fragment
d'un livre plus volumi
neux. Trois raisons sont
données. Le livre débute
par « et ». Le prophète a
trente ans en commençant
donc ce n'est
le livre,
qu'une suite de sa prophé
tie puisque le Seigneur lui
a déjà parlé. Enfin, au
dire de Josèphe, Êzéchiel
aurait prédit que Sédécias
ne verrait pas Babylone, ce
qui est contraire au texte
actuel (XVII) (p. 220-221)
Daniel. Livre postérieur à la
restauration de Judas Mac
chabée. Daniel serait l'au
teur des derniers chapitres
mais les sept premiers se
raient tirés de chronolo
gies chaldéennes et écrits
en chaldéen (p. 223). Il
faut le rattacher aux chro
niques d'Esdras et d'Es-
ther.
Jonas. Une prophétie de Jonas
mentionnée dans Rois, II-
tique,
livre» (p. 395).
auraient composé le
Huet s'évertue à prou
ver que Jéchonias a eu le
malheur d'être exilé et le
bonheur d'être bien ac
cueilli par le roi de Baby
lone (p. 396).
On peut mourir en paix
même avec les yeux cre
vés (?) (.p. 398).
Contradiction sans va
leur et apparente (p. 412).
« Et » initial n'est qu'un
ornement de langage fré
quent ailleurs. Toutes les
prophéties ont pu ne pas
être écrites (p. 413).
Huet ne dit rien sur les
faits mais maintient sa
distinction entre auteur et
rédacteur (p. 424-425).
Tout n'est pas parvenu.
Ce qui est parvenu n'en

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 135
14, n'est pas parvenue. est que plus précieux, sur-
Donc le recueil est incom- tout lorsque c'est la figure
plet (p. 221). du Sauveur ressuscité au
troisième jour (p. 442).
Toujours le même caractère disparate de la réfutation nous
frappe. Huet souvent s'impatiente, surtout devant les chrono
logies défectueuses et les contradictions entre les prophéties. Il
veut bien admettre selon Maïmonide que « l'inspiration des pro
phètes s'adaptait au génie, au caractère, aux habitudes de cha
cun individuellement (1) », mais la diversité des manières ne doit
pas cacher l'unité de l'inspiration. Allant même plus loin que
dans son examen du Pentaleuque, il accepte non seulement les
interpolations et les notes marginales incluses dans le texte, mais
les erreurs des copistes qui ont faussé les chronologies, ce qui
écarte implicitement l'idée d'une faveur de Dieu, conservateur
de l'Écriture; il accepte que tous les textes ne soient pas parvenus
jusqu'à nous et que, liée au sort banal de tant de manuscrits, la
révélation nous soit présentée mutilée et incomplète. Ce sont là
de graves aveux de défaite devant la critique incisive de Spinoza.
Mais sur deux points, Huet ne cède pas. Historiquement, il ne
peut admettre que le canon des livres saints soit postérieur à
Esdras reconnu déjà comme instaurator operis par saint Jérôme.
C'est une question de dignité : Esdras peut encore passer pour
inspiré de Dieu, mais comment faire révérer à des chrétiens les
Pharisiens du deuxième temple qui bientôt condamneront Jésus?
« Il n'y a eu qu'un seul canon avant Jésus-Christ. C'est Esdras
qui l'a composé et il a été approuvé par la grande synagogue (2). »
Mais la querelle est surtout philosophique. Huet prétend avoir
prouvé que « les livres de l'Ancien Testament ont été réellement
écrits par les auteurs dont ils portent les noms et à l'époque
environ qu'on leur assigne (3) ». Or, il admet que la rédaction
qui nous est parvenue est tardive. C'est que pour lui « authen
ticité » n'a pas le même sens que pour Spinoza. Bien longtemps
avant Wolff et ses Prolégomènes, la querelle biblique prend
l'aspect de la querelle homérique. Pour Huet, est authentique
un texte rapporté par un rhapsode; Spinoza veut au contraire
distinguer le rhapsode du poète inspiré. Spinoza représente la
critique alexandrine, Huet la critique conservatrice de l'École
de Pergame. Le but de Spinoza, c'est de marquer de l'obel infa-
(1) T. V, p. 469.
(2) Ibid., p. 470.
(3) Ibid., p. 481.

136 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
mant toutes les additions marginales, tous les prologues et épi
logues manifestement apocryphes, de retrouver derrière les
alluvions du temps le texte primitif dans sa pureté. Mais son but
est-il seulement philologique? Spinoza n'est-il que le descendant
des humanistes du siècle dernier, des Budé et des Érasme? Huet
sent fort bien que derrière cet appareil philologique se dresse
une menace philosophique. Spinoza veut faire pénétrer en nous
le doute, éteindre le respect, laïciser la question biblique comme
la question homérique, qui ne sera que querelle de savants. Et
c'est pourquoi l'abbé d'Àunay, fort de son orthodoxie et de son
érudition, veut avant tout rétablir le respect religieux du texte qui
ne doit nullement se laisser entamer par la présence d'annota
tions marginales ou d'apparentes contradictions. Ce qu'il ne veut
pas, c'est qu'on porte la question sur le seul terrain scientifique.
De fait, le but de Spinoza, « préserver l'Écriture de toute
atteinte en empêchant qu'on accommode les passages clairs
à ceux qui sont obscurs et qu'on en corrompe les parties saines
au moyen des parties altérées (1) », lutter contre l'idolâtrie de
la lettre, est souvent dépassé par une intention plus secrète
qui parfois transparaît. Ce qu'il veut, c'est lutter contre « l'ido
lâtrie de l'Écriture (2) », contre « une ridicule piété « », piété de
vieille dévote (3)
». D'où cet aveu significatif : « La Bible ne doit
pas son caractère de livre saint aux paroles et aux discours
qu'elle contient ou à la langue où elle est écrite, mais aux choses
mêmes que l'intelligence y découvre; et par conséquent tous les
livres qui contiennent des récits et des enseignements d'une
moralité excellente, en quelque langue qu'ils soient écrits, chez
quelque nation qu'on les rencontre, sont également sacrés. »
C'est contre ce syncrétisme philosophique qui fait de toute reli
gion la servante d'une morale universelle que se dresse Huet :
dans l'appareil prétentieux et souvent naïf de sa Demonstratio
evangelica, se révèle toujours le désir d'authentifier à tout prix
l'irremplaçable ensemble de figures et de prophéties sur lequel
s'appuie la révélation chrétienne.
Mais y a-t-il réussi? Sur les points essentiels de l'incorruptibilité
du texte, il a battu en retraite et cédé un précieux terrain que
Bossuet voudra reprendre : aucune providence singulière n'a
préservé la Bible. Devant les faits, sa foi et son érudition acquise
auprès des Bochart et des Manassé ben Israël ne lui ont servi de
rien. En dernier disciple des humanistes, il a cru vainement
(1) Appuhn, t. II,
2 Ibid., p. 222.
3) Ibid., p. 207.
p. 224.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 137
pouvoir concilier la foi et la science, « concordia rationis et
fidei (1) ». Il n'a même pas su construire devant son adversaire
Spinoza une explication cohérente, un de ces édifices qui, même
légers, masquent les ruines. Cet élève des Jésuites ne savait pas
l'art de manier la casuistique; ce rôle devait revenir à un bien
plus habile homme et tout aussi savant, l'oratorien Richard
Simon.
« Margarita est sermo Dei et ex omni parte forari potest » :
c'est une belle devise que donne Margival (2) à l'œuvre de Richard
Simon; tout autant que Bossuet, le fils du forgeron de Dieppe
a eu le sentiment de l'unité et de la beauté des Écritures, mais
nul plus que lui au xvne siècle n'a eu le sens des difficultés qui
jalonnent le chemin des vérités chrétiennes. Il en a cherché
âprement, humblement tous les accès, avec une ténacité, une
méfiance de paysan; il n'a pas craint de battre les buissons quand
tant d'autres comme l'évêque de Meaux empruntaient la voie
royale. Aussi, dans son œuvre immense et minutieuse,
que de
perspectives neuves, de sentiers ignorés, de traces perdues et
retrouvées. Ce sens de la complexité des faits en aurait fait
un excellent historien, si la matière eût été historique; il ne
faut donc pas s'étonner si notre chercheur, en bon catholique,
ruse quelquefois, non pas avec son lecteur, mais avec sa propre
intelligence.
Lorsqu'il publie au printemps 1678 l'ouvrage de sa vie, l'His
toire critique du Vieux Testament, Richard Simon a quarante
ans à peine, mais depuis presque vingt ans une vocation impé
rieuse ne lui a laissé aucun repos. Aucun maître à l'Oratoire de
Dieppe ou aux Jésuites de Rouen ne l'a poussé aux études
bibliques; la langue hébraïque n'est pas en odeur de sainteté en
Sorbonne et le lourd quinquennium a pu développer en lui le
polémiste, mais non le critique; il ne jouit pas comme Spinoza
de l'apport de toute une tradition et n'a pas comme lui appris
à lire dans le Talmud; il n'a pas comme Sorbière fait le voyage
de Hollande et étudié sous les maîtres de Leyde et d'Utrecht.
Aucun Manassé ben Israël ne l'a initié aux secrets de la Syna
gogue. Daniel Huet suivait et imitait « l'illustre » Samuel Bochart.
(1) C'est le sous-titre de ses Quaesliones Alnelanae, publiées à Caen en
1690.
(2) Essai sur Richard Simon et la crilique biblique au 17' siècle, Paris,
Maillet, 1900, p. 103.

138 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Richard Simon ne suit que son génie et n'imite personne. Certes,
il est curieux des choses juives; il nous parle souvent dans ses
lettres d'un obscur marchand de Pignerol, Jona Salvador (1)
et n'hésitera pas à lancer à sa demande son généreux Factum
pour les Juifs de Metz (1670); il ne craint pas de fréquenter de
jeunes marranes de Bordeaux venus étudier à Paris (2). Mais sa
traduction des Cérémonies et coutumes des Juifs de Léon de
Modène montre une belle assurance contre les gloses rabbiniques.
Il connaît La Peyrère, mais ne lui doit que le souvenir d'une
plaisante répartie (3). Quand il entre à l'Oratoire en 1662, le
Père Jean Morin est mort depuis trois ans et son enseignement
n'est pas resté assez vivant pour éviter à son successeur maints
désagréments. Mais l'Oratoire lui donne davantage, à savoir le
loisir et les richesses de la bibliothèque de la rue Saint-Honoré :
c'est là qu'il se forme au contact des livres moins menteurs que
les hommes pour ceux qui savent lire (4). Cette formation aride
et solitaire développe en lui une curieuse indépendance d'esprit,
un solide mépris des prétendues autorités, une confiance sans
limites dans l'exercice de sa raison. De sa cellule de la rue Saint-
Honoré, l'Oratorien communiait sans le savoir avec le solitaire
de la Haye, dans sa chambre du quai silencieux. Une même vie
présume quelque parenté d'esprit et ne laisse pas de la fortifier.
Spinoza et Richard Simon auront le même orgueil des cher
cheurs solitaires, les mêmes déboires de novateurs, les mêmes
réussites contestées. Est-il étonnant que, sur un même terrain,
ils se soient quelquefois rencontrés?
Mais cette rencontre, de la part de Richard Simon, fut souvent
volontaire et il faut la légèreté de Renan pour le nier (5). Très
tôt, Richard Simon a connu les thèses du Tractatus, que ce
soit par l'intermédiaire de son ami Justel dont les nombreux
manuscrits sacrés l'attiraient, ou par son compatriote Huet qui,
attelé à une même tâche, raconte sur lui de curieuses anecdotes (6)
(1) Cf. Margival, op. cil. (p. 34).
(2) Lettres choisies (I, p. 97 sq.).
3) Ibid., II, p. 5 sq.
(4) En 1667, il est appelé par le supérieur général Sénault pour établir
le catalogue des manuscrits orientaux. Après quelques années d'enseigne
ment à Juilly (1668-1670 et 1672), il se fixe à Paris en 1673, attaché à la
bibliothèque auprès du Père Lecointe (cf. Charles Hamel, Histoire de l'abbaye
et du collège de Juilly, Paris, Douniol, 1868, et P. Adolphe Perraud, L'Ora
toire en France, Paris, Douniol, 1866).
(5) Renan, L'Exégèse biblique et l'esprit français (in Revue des Deux
Mondes, 1865), ose en effet dire : a Je ne sais si Richard Simon avait lu
Spinoza, en tout cas il n'en relève pas. » Son désir, en face de la science
allemande, de montrer les origines françaises de l'exégèse est excusable,
mais bien dangereux.
« (6) Quand ma Démonstration fut publiée, un homme, s'il eût su se

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 139
et l'accuse ouvertement de plagiat. Rapidement, il décèle en.
Spinoza l'initiateur et le tentateur, et son but profond sinon
avoué sera non pas de le réfuter, mais de le rendre inoffensif.
Aussi les huit premiers chapitres du premier livre de l'Histoire
critique du Vieux Testament offrent-ils un parallélisme curieux
avec les chapitres VII-X du Tractatus.
Pour Richard Simon comme pour Spinoza, la seule méthode
légitime d'exégèse est la méthode critique fondée sur l'expérience
et la raison. Toutes les ressources de l'érudition philologique et
historique sont nécessaires pour retrouver ce sens littéral qui
seul intéresse notre positif oratorien; mais souvent le bon sens
le plus élémentaire lui suffit pour isoler un certain nombre de
faits troublants. Déjà son cinquième chapitre porte un titre à
scandale : « Preuves des additions et autres changements qui
ont été faits dans l'Écriture et en particulier dans le Pentateuque.
Moïse ne peut être l'auteur de tout ce qui est dans les livres qui
lui ont été attribués (1). » Et le voilà qui cite les six arguments
d'Aben Ezra. Moïse, fût-il prophète, n'a pu parler des rois
d'Israël et décrire sa propre mort. Il n'a pu parler de Dan et
d'Hébron et constater la disparition des Cananéens. Dans la
Genèse, allant plus loin que Spinoza et préludant aux recherches
d'Astruc, il remarque un désordre, des redites et des contradic
tions qu'on ne peut imputer à Moïse. Enfin plus délicat encore,
la diversité des styles qui se révèle dans le Pentateuque, lui
impose de croire à une diversité d'auteurs (2). Jusque-là Richard
Simon ne semble pas dépasser l'audace des Jésuites de la Renais
sance, d'un Bonfrerius par exemple, et il est significatif que les
objections personnelles de Spinoza ne soient pas reprises et que
son nom ne soit jamais prononcé. C'est dans l'explication et
non pas seulement l'acceptation des faits, que Richard Simon
allait donner sa mesure. Pas un seul instant il n'essaie comme
Huet de préserver l'intangibilité du texte : ces livres sacrés ont
eu le sort des choses humaines. « Comme les hommes ont été les
dépositaires des livres sacrés et que les premiers originaux ont
modérer, vraiment supérieur dans la critique de toute sorte de livres mais
particulièrement de ceux qui traitent de matières ecclésiastiques, Richard
Simon, vint chez le libraire Michallet et là, faisant tout haut l'éloge de
l'ouvrage, il déclare qu'il avait l'intention de l'abréger. Mais la vraie pensée
de Simon était bien différente. Il ne se proposait rien moins que d'inter
poler, refondre, désarticuler mon livre, de l'accommoder à son dessein et
de le faire entièrement le sien propre » (Mémoires latins, Hachette, 1853,
p. 178). Le malheur est que la Demonslratio evangelica fut publiée un an
après l'interdiction de la Critique du Vieux Testament.
(1) Histoire critique du Vieux Testament (Rotterdam, Reinier Leers, 1685,
p. 31 sq.).
(2) Ibid., p. 39.

140 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
été perdus, il était en quelque façon impossible qu'il n'y arrivât
plusieurs changements (1). » Croire à la divinité de la lettre est
un préjugé juif dû à l'orgueil des rabbins : « La Bible a été sujette
aux mêmes accidents que la plupart des autres livres (2). »
Aussi va-t-il traiter l'Écriture comme un livre ordinaire. Ce
désordre, cette confusion, ces redites, ces anachronismes sont
dus aux copistes. « On a joint ensemble plusieurs leçons et expli
cations des mêmes mots (3) »; on a prodigué des éclaircissements
« pour rendre le texte plus intelligible (4) »; il y a eu interversion
de l'ordre des matières grâce à une utilisation maladroite des
rouleaux de papyrus. Enfin et surtout, « ceux qui ont recueilli
ces livres y ont ajouté quelques mots pour éclaircir davantage
les paroles du texte en les accommodant aux usages et aux cou
tumes de leur temps (5) ». Si l'on pense que des remarques sem
blables s'appliquent à Josué où Richard Simon revient à Masius
et Abravanel, à Samuel « compilé longtemps après que les faits
dont il est y parlé sont arrivés (6) », aux Prophètes auxquels on
attribue « plusieurs histoires qui n'ont pas été écrites par ceux
dont elles portent les noms (7) », la conclusion s'impose rapide
ment : le texte sacré est une compilation tardive, révisée par les
prophètes, mais plus sûrement par Esdras qui a, soit refait la
Bible, soit « recueilli les anciens mémoires en y ajoutant, dimi
nuant et changeant ce qu'il croyait être nécessaire (8) »; il faut
nous résoudre à repérer sur un texte primitif hypothétique la
trace des erreurs, des gloses, des additions marginales, des sou
dures plus ou moins adroites, des lacunes et des répétitions. Et
c'est ainsi que Richard Simon, sans citer une seule fois Spinoza,
se retrouve avec lui au bord de l'abîme. Quelle certitude dès lors
peut s'appuyer sur un édifice aussi ruineux? Comment ne pas
comprendre le scandale d'une telle exégèse auprès des chrétiens?
Aussitôt, en Hollande, Ezéchiel Spanheim, qui a connu Spinoza,
rapprochera les deux hommes : « On aura craint qu'en appuyant
comme il fait après le même Spinoza et encore de toute la force
de la critique l'incertitude des auteurs de plusieurs livres du
Vieux Testament..., qu'en exposant ces livres sacrés à toute la
même destinée des ouvrages appelés communément profanes,
(I) Histoire critique du Vieux Testament (p. 1).
2) Ibid., p. 37.
p. 33.
(3) Ibid.,
4) Ibid., p. 34.
5) Ibid., p. 45.
(6) Ibid., p. 53.
7) Ibid., p. 55.
(8) Ibid., p. 4.

€ LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 141
en ne reconnaissant aucun effet de la Providence divine dans leur
conservation, c'était par même moyen mettre en compromis toute
certitude de cette parole divine (1). » Aucune église, aucun croyant
ne pouvaient suspendre la vérité de la religion aux caprices d'une
critique qu'une autre pouvait infirmer, ou laisser saper le texte
qui servait de base à leur créance et de preuve à leurs décisions.
Ce serait pourtant une erreur de prendre notre rusé Dieppois
pour un naïf. Richard Simon n'a rien d'un La Peyrère; si le
danger le tente, il sait le reconnaître. Il soupçonne que Spinoza
lui sera toujours reproché comme un scandaleux modèle. Il
n'invoquera donc jamais son témoignage et s'appuiera sur saint
Jérôme, des évêques ou d'érudits Jésuites. Sa préface sera d'une
onctueuse habileté : son but est de concilier la science et la
religion, d'établir un texte critique de l'Écriture sans diminuer
son autorité. Spinoza? C'est un dangereux impie qui prétend
tirer « des conséquences fausses et pernicieuses de ces change
ments et additions, comme si ces réformations étaient purement
humaines ». D'ailleurs, il ne faut pas les multiplier « peu judi
cieusement », mais surtout tenir compte de la qualité des réfor
mateurs, « en quoi Spinoza a fait paraître son ignorance ou plutôt
sa malice (2) ». Mais Richard Simon peut-il éluder les conséquences
logiques d'une méthode dont il accepte tous les principes? Ne le
prenons pas pour un hypocrite, mais c'est un homme habile et
qui, s'il ne veut rien renier des exigences de son esprit, ne tient
nullement à rompre avec l'orthodoxie; s'il n'est pas le pieux
Oratorien que nous peint M. Margival, il est un catholique sincère
et solide; élevé par les Jésuites tout autant que par les Orato-
riens, il sait qu'il n'est aucune impasse pour un dialecticien.
Tout d'abord, en bon moliniste (qu'il restera même dans le
repaire janséniste de la rue Saint-Honoré), il attribue beaucoup
plus d'importance aux dogmes et à l'enseignement de l'Église
qu'au répertoire un peu suranné de figures et de prophéties que
présente l'Ancien Testament. Dans la critique scripturaire, il
ne voit aucun scandale, « nul rapport à la foi ni aux bonnes
mœurs (3) ». D'autre part, en bon philologue, il n'admet pas que
des retouches de détail puissent ruiner « le jugement qu'on doit
faire en gros de toute l'Écriture (4) ». Enfin et surtout, il a une
doctrine toute prête, ingénieuse à souhait, la doctrine des scribes.
(1) Lettre de Spanheim à un amy (édit. R. Leers du Vieux Testament,
p. 567 (1679), appendice).
12) (2)
Ibid., Préface (passim).
3) Ibid., I, chap. 1, p. 6.
■'
p. 6.
Ibid.,

142 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Tous ceux qui ont rédigé l'Écriture, à quelque date que ce soit,
ont été des hommes inspirés de Dieu et qu'ils en aient ou non
porté le nom, de véritables prophètes. Qu'ils aient écrit sous la
dictée de Moïse ou sous leur propre inspiration, qu'ils aient rema
nié de vieux textes, soudé des chroniques de provenance diverse,
concilié ou découpé, toutes ces réformations gardent leur valeur,
leur prix, leur caractère sacré. Que le dernier compilateur ait été
Esdras ou que les Pharisiens du second temple aient mis la
dernière main au texte, leur autorité demeure la même (1). Pour
l'excellent catholique qu'est Richard Simon, ce terme d'autorité
semble décisif. Tous les livres reconnus par la Grande Synagogue
sont divins, car la synagogue avait en matière de foi dans le
monde juif l'autorité des conciles généraux dans le monde
chrétien. Et même les livres apocryphes non reconnus par les
Juifs sont divins « lorsque l'Église les a reconnus pour divins
et authentiques (2) ». C'est ainsi que par une curieuse doctrine
de l'inspiration et de l'infaillibilité, Richard Simon espère se
tirer d'affaire; c'est par là qu'il croit pouvoir éluder les consé
quences impies de la méthode spinoziste et désarmer les préven
tions des orthodoxes. Moins prudent que Descartes, il aura
moins de chance : car ce n'est pas l'indulgence d'un Père Mer-
senne qui l'attend, mais les foudres de Bossuet.
C'est le jeudi saint 1678 que Bossuet eut par hasard connais
sance de la table des matières de l'Histoire critique (3). Scandalisé
par le titre du chapitre V, il agit aussitôt auprès du chancelier
Le Tellier. Le 15 juin 1678, un arrêt du Conseil d'En Haut signé
Colbert supprimait cet « amas d'impiétés » et ce « rempart de
libertinage ». Le lieutenant de police La Reynie faisait détruire
les treize cents exemplaires de l'édition originale. Devançant
l'arrêt, le Conseil de l'Ordre de l'Oratoire excluait le 21 mai
1678 de la communauté le dangereux moliniste. Une telle
avalanche aurait pu abattre beaucoup de bons esprits : le Nor
mand fit front. Dès lors commençaient pour lui vingt années
de luttes, menées avec d'autant plus de courage qu'il ne défen
dait plus seulement sa conscience de chercheur, mais aussi sa
foi catholique mise en doute.
(1)
de prophètes, pourvu qu'ils en aient eu la même autorité » (p. 55).
(2) Ibid., p. 56.
(3) Cf. Margival, op. cit. (p. 89 et 90), et le récit de l'affaire par Simon
lui-même dans sa lettre au Père Du Breuil de l'Oratoire de février 1679
« Il importe fort peu que ces derniers écrivains n'aient pas eu le nom
(cf. Bibliothèque critique, t. IV, p. 61 sq., Amsterdam, De Lormes, 1708-1710).
L'érudit Orléanais Toinard surprit un exemplaire du prospectus destine
aux libraires et le communiqua à l'abbé Eusèbe ami Renaudot, de Bossuet
et membre de son « petit concile ».

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 143
Les attaques fusent de toutes parts : Saldenus et Spanheim
en Hollande, Vossius en Angleterre, Ellies du Pin et le cordelier
Claude Frassen en France. Même des esprits libres comme Vossius
et Jean Leclerc l'attaquent sur l'autorité des manuscrits hébreux
ou sa théorie des scribes inspirés. Tous constatent l'étonnante
parenté de sa méthode avec celle de Spinoza : l'opinion le consi
dère bientôt comme le vulgarisateur français des thèses impies
du « Tractatus ». Dès lors, Richard Simon, exilé à Dieppe, aura
pour principal souci de renier cette dangereuse parenté et pour
cela, d'approfondir sa propre doctrine. C'est avec un soin minu
tieux qu'il va étudier Spinoza, appuyer sur les nuances qui l'op
posent à lui, prendre connaissance des Opéra Posthuma et de
l'édifice dogmatique qui fonde sa méthode critique. Il ne faut
donc pas s'étonner s'il se laisse aller à quelques atténuations et
si les ouvrages de sa vieillesse comportent quelque prudence.
Ses Opuscula critica adversus Vossium prouvent déjà un recul
sensible (1). Sur un ton neutre et peu personnel, il se refuse à la
polémique, garde le silence sur les points litigieux, et constitue
surtout un réservoir de références et d'autorités. Il ne refuse
point brutalement à Moïse, Josué, Samuel, la paternité des
recueils mis sous leur nom; mais avec un scepticisme prudent,
il montre la difficulté d'opter, dans l'état actuel de la critique
biblique (2). Souriant de la trop grande délicatesse de Vossius (3),
il se retranche derrière l'autorité de Huet mieux en cour que lui-
même (4). Enfin avec une étonnante virtuosité, il fait jouer sa
doctrine des scribes : au lieu de voir en eux de tardifs compila
teurs comme il le laissait entendre dans son Histoire critique, il
les rapproche des grands prophètes et les considère volontiers
comme de simples secrétaires écrivant sous leur dictée; en les
échelonnant tout au long des temps bibliques, il pense ainsi
concilier les exigences de la critique et les préventions de ses
adversaires. Nouveau recul devant Jean Leclerc.
Le jeune professeur d'Amsterdam avait rapidement décelé
le point faible de la doctrine de Simon : la thèse des scribes
inspirés. Remarquable hébraïsant, disciple inavoué de Spinoza (5),
(1) Edimbourg, Calderwood, 1685.
« (2) Verum utrum Moyses ipse eam quam sub nomine ejus habemus
historiam totam literis mandant, vel ex parte a notariis illis qui res aetatis
suae conscriberant chartis excipi jusserit, major est difflcultas • (Opuscula.
p. 42).
(3)
(4)
« Delicatulus » est le terme ironique qu'il emploie.
« Ipsemet D. Huetius Spinosae objicienti libris Mosis nonnulla adsuta
fuisse, ita respondet ut ab eo vix discedere videatur » (ibid., p. 43).
(5) Margival veut en faire l'élève de R. Simon (op. cit., p. 228). II est
indéniable qu'il ait subi plus tard son influence et même qu'il ait admiré

144 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
il propose des solutions personnelles. A chaque audace, Richard
Simon répond par un retour prudent à la tradition. Leclerc
veut-il affirmer la non-mosaïcité du Pentaleuque? Rien n'empêche,
« que tout le Pentateuque ne soit véritablement de
dira Simon,
Moïse, puisqu'il n'a pas d'autres additions que celles qui se
trouvent dans les autres livres et qu'on distingue par les règles
de la critique sans les ôter pour cela à leurs véritables auteurs (1) ».
Leclerc suggère-t-il l'idée d'une fraude pieuse lors de la décou
verte sous le roi Josias du livre de la Loi? Richard Simon s'émeut
«t admet que c'était le seul exemplaire authentique existant
dans tout Israël (2). Leclerc enfin doute-t-il de l'existence des
scribes? Richard Simon se défend laborieusement et passe aux
aveux : c'est une hypothèse utile qui « établit contre les libertins
la vérité des histoires contenues dans les Écritures ». « Si l'on
est une fois convaincu que les Hébreux ont toujours eu dans leur
République des personnes chargées du soin de mettre par écrit
•ce qui se passait de plus important dans leur État, on sera
obligé de reconnaître que les actes qui sont dans le Pentateuque
et dans les autres livres de la Bible ont été écrits par des auteurs
contemporains et qu'ils ont par conséquent toute l'antiquité
nécessaire (3). »
C'est alors que se sentant acculé et mis en demeure de choisir
entre la tradition et le libéralisme des latitudinaires, Richard
Simon décide d'en finir avec Spinoza qu'on ne cesse d'évoquer
à son propos : ce sera l'objet de l'opuscule De l'inspiration des
livres sacrés (4). Cette fois, il parlera sans détours : Spinoza a
vu clair mais il a mal raisonné. Les faits qu'il invoque sont
exacts, mais les conséquences qu'il en tire sont fausses. Ce n'est
pas une raison pour nier les faits : Spinoza « convient souvent
de principes avec nos plus savants théologiens... Il est seulement
blâmable dans les fausses conséquences qu'il en tire. C'est pour
quoi quelques auteurs qui lui ont contesté de certains principes
qui lui sont communs avec les plus habiles gens de notre commu-
VHisloire critique (cf. Margival, p. 225), mais n'oublions pas que ce dernier
ouvrage ne fut abordable que dans l'édition de Reinier Leers de 1685.
(1) Réponse au livre intitulé 'Sentimens de quelques théologiens de Hol
lande... • par le prieur de Bolleville (R. Simon) (Rotterdam, R. Leers, 1686,
p. 78). Cf. Réponse à la défense des • Sentimens... » (Rotterdam, R. Leers,
1687, p. 137) : » Pour ce qui est des additions qu'on croit avoir été insérées
au Pentateuque après Moïse, elles ne sont pas de si grande importance qu'on
en puisse conclure qu'il n'est point l'auteur des anciens actes qui sont dans
les livres de la Loi. >
(2) Réponse à la défense..., p. 140.
3) Ibid., p. 116.
(4) De l'inspiration des livres sacrés (lettre à M. l'abbé P., docteur et
professeur en théologie touchant..., Rotterdam, Reinier Leers, 1687, 50 p.).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 145
nion l'ont fait peu judicieusement;
car ils donnent par là occasion
aux spinozistes d'établir leurs sentiments avec plus de force.
Je vous prie de faire réflexion là-dessus et de considérer que sous
prétexte de combattre Spinoza, on ne doit pas s'opposer aux plus
anciens et aux plus savants Pères et même à la raison et à l'ex
périence (1) ». Dès lors, il va répondre avec la même minutie
que Huet aux fameuses objections contre la mosaïcité du Pen
tateuque :
Spinoza, Tractatus,
chap. VIII.
1° Moïse n'a pas
pu parler au-delà du
Jourdain.
2° Le mystère des
Douze qui implique
que le livre écrit sur
les douze pierres est
plus petit que le Pen
tateuque actuel.
3° Moïse parle à la
troisième personne.
4° Les Cananéens
étaient alors dans le
pays.
5° Le lit de fer d'Og,
roi de Bazan.
(1) Ibid.,
p. 49.
r. VERNIERE,
Richard Simon,
De l'inspiration des livres sacrés.
Simon admet l'explication de Huet : le
mot hébreu signifie « au passage ». Mais rien
ne permet d'accepter les conclusions de Spi
noza, « même si on avait changé deçà en delà
pour rendre le sens plus net par rapport à
la situation des Israélites quand ils eurent
passé le Jourdain » (p. 44).
Il ne s'agit pas du livre de Moïse, mais de
quelques commandements qu'on écrivit sur
des pierres pour servir d'avertissement aux
Israélites » (p. 43). Mais cela infirme-t-il
l'attribution du reste à Moïse « comme Spi
noza l'a affirmé hardiment? »
C'est le cas de Josèphe et de César, dé
clare Simon après Huet. « Je veux bien
néanmoins que Moïse ne soit pas toujours
l'auteur de ces façons de parler qui sont si
fréquentes dans ses livres. Peut-on en con
clure que le Pentateuque a été écrit long
temps après lui? Si quelque autre que Moïse
en était l'auteur, ne serait-il pas plus à pro
pos de recourir aux scribes... Ce principe,
bien loin de détruire l'antiquité et l'inspi
ration des premiers actes, l'établit entière
ment puisqu'ils auraient été écrits de son
temps et par son ordre » (p. 45).
Équivoque sur le mot « jam » = alors.
Mais même en suivant « Spinoza, que peut-
on en conclure sinon qu'on a ajouté ces mots
pour une plus grande explication du texte,
sans que cela diminue en rien l'antiquité
des actes qui y sont rapportés » (p. 45).
Ce détail a été ajouté « pour un plus
ca-
grand éclaircissement ». Beaucoup de
10

146 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
6° Lieux et villes
désignés par leur nom
postérieur.
7° Moïse parle des
rois d'Israël.
8° Allusion aux vil
les de Jaïr.
9° Spinoza prétend
que les livres de Moïse
(Guerres du Seigneur,
Livre de l'Alliance,
Loi de Dieu) sont per
dus et sans rapport
avec le Pentateuque'
actuel.
10° Spinoza prétend
que Moïse n'a écrit
que les petits livres ou
discours dont il est
fait mention dans le
Pentateuque.
tholiques sont de cet avis1
et « n'en concluent
pas que le Pentateuque a été écrit longtemps
après Moïse » (p. 45).
« Mais il n'y a rien de si ordinaire que ces
sortes de changements dans la plupart des
livres sans qu'on en puisse conclure que
les actes ont été altérés. Il se peut faire
qu'on ait mis par forme de remarque le mot
Dan en la place de l'ancien nom et que ce
nouveau nom soit demeuré seul dans le
texte » (p. 46).
Simon préfère l'explication du jésuite
Bonfrère à celle de Huet : « J'aime mieux
dire que quelque écrivain hagiographe a
ajouté quelque chose que de faire passer tou
jours Moïse pour un prophète. » Mais on ne
peut infirmer tout un livre à cause d'une
addition « autrement il n'en resterait plus
aucun dans le monde qu'on pût assurer
être véritablement de celui dont il porte le
nom » (p. 46).
Simon se retranche derrière Huet qu'il
cite et traduit : « Doit-on s'étonner que
quelques remarques que quelques personnes
pieuses et doctes auront mises à la marge
aient peut-être passé dans le texte? » (p. 47).
Simon invoque sa théorie des scribes.
Rien n'est perdu puisque les scribes de
l'époque de Moïse rédigeaient les annales.
Tous les livres de Moïse sont dans le Pen
tateuque actuel : « Spinoza paraît ridicule
quand il prétend qu'ils sont différents du
Pentateuque sans apporter d'autre preuve si
ce n'est qu'ils sont plus courts : comme si
une section d'un livre n'était pas plus
courte que le livre entier » (p. 48).
Simon ne s'engage pas sur ce terrain dan
gereux et se contente d'affirmer : « Il est
certain que Moïse a donné au peuple toutes
les lois qui sont comprises dans les cinq
livres » (p. 48).
Ainsi donc, dans cette réfutation en règle, Richard Simon
compte battre Spinoza sur son propre terrain. Moins hasardeux
que Huet, il n'espère plus réduire les anachronismes en accordant
à Moïse le don de prophétie. Mais il conserve son argument

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 147
essentiel : les disparates ne sont pas des parenthèses qui permet
traient de dater et de repousser à une époque tardive les textes
sacrés, mais de simples additions marginales, des éclaircissements
passés dans le texte au cours des nombreuses recensions des
manuscrits. Cependant, à côté de cette explication traditionnelle,
il laisse percer son inquiétude. Il sait qu'il a lui-même nié l'attrtbution
totale du Pentateuque à Moïse; il sait et affirme que seule
sa théorie des scribes permet de maintenir la valeur de l'ensemble.
Fragile certes, sa position dénote en tout cas une belle honnêteté
intellectuelle. Il fait profession de mépriser Spinoza : « S'il avait
lu avec application, dit-il, les livres d'Aben Ezra d'où il a pris
seulement ce qui favorisait ses préjugés, il n'aurait pas parlé
avec tant de témérité des livres de Moïse. Il ne paraît pas- même
qu'il ait fait beaucoup de réflexion sur la matière qu'il traitait,
s'étant contenté souvent de suivre le système mal digéré de
La Peyrère auteur des Préadamites (1). ;, Mais, derrière ce mépris
que lui imposent le public et le souci de sa propre sécurité, perce
constamment l'admiration pour une méthode qui reste la sienne :
Spinoza croit comme lui à la raison et à l'expérience. C'est ce res
pect des faits qui fait de Richard Simon le précurseur de nos
exégètes modernes. Mais d'autres que lui en son siècle préten
daient ne rien renier de la raison > et de l'expérience;
et c'est au
nom des mêmes principes, ou du moins des* mêmes- mots, que
l'apologétique officielle maintiendra l'intangibilité des textes
bibliques.
En effet, aux yeux de l'opinion orthodoxe, Daniel Huet et
Richard Simon ne représentaient que d'imprudents francs-tireurs.
La mythologie comparée de l'un, la méthode critique dé l'autre,
par leurs conclusions ridicules ou par leurs conséquences dange
reuses représentaient pour les âmes simples (2) d'inutiles excès
d'intelligence et de recherche. Le classicisme répugnait à tant
d'érudition; l'honnête homme avait peu de goût pour tant de
controverses; le politique craignait toute agitation, même intel
lectuelle. De plus, leur réfutation de Spinoza ne paraissait nulle
ment convaincante: l'un et l'autre, non contents d'avoir vulgarisé
les erreurs du Tractatus et d'avoir rendu le mal plus dangereux
en le dévoilant, avaient abandonné bien des positions que l'on
(1)
De l'inspiration des livres sacrés (p. 48).
(2) On connaît le mot de Racine sur Huet, rapporté par son flls : «Te
cum tua monstratione magnus perdat Jupiter» (Œuvres de Racine, édit.
Mesnard, Hachette, 1865, t. I, p. 304).

148 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
croyait solides. Les fidèles regrettaient la lumineuse concision
de l'apologie de Grotius (1)
et de l'Exposition de la doctrine de
l'Église catholique que venait de rédiger Bossuet. Les fanatiques
s'emportent. Le cordelier Claude Frassen clame contre la cor
ruption de l'intelligence : « Vides, catholice lector, in quam hor-
rendas errorum voragines misère praecipites ruant, qui, abjecta
semel fidei simplicitate, spretisque majorum documentis, volunl
$apere plus quam oportet sapere (2). » Mais dans cette condamna
tion de l'esprit, dans ce déni de la raison, n'allait-on pas voir
comme un aveu de défaite? Une grande voix se devait d'inter
venir, celle de Bossuet.
Paul Hazard, dans un de ses meilleurs chapitres de la Crise
de la conscience européenne (3), nous a révélé la figure nouvelle
d'un Bossuet humilié et douloureux, non pas celle de l'orateur
nombreux ou du prélat chamarré de Rigaud, mais celle d'un
vieux lutteur qui se désespère et fait front de toutes parts.
Bossuet connaît le Tractatus que le grand Arnauld, autre lutteur
aux abois, vient de recevoir de Hollande; et s'il avait dépendu
de lui,
nul n'en aurait entendu parler. Mais d'autres n'ont pas
eu cette sagesse; les thèses diaboliques sont dévoilées et les
meilleurs esprits en subissent l'influence. Il ne suffit pas de
dénoncer Richard Simon et Ellies du Pin, d'écraser l'erreur et
de la livrer au bras séculier; il faut exalter la vérité. Or, tou
jours fidèle à l'esprit du collège de Navarre, cette vérité n'est
pas seulement pour lui une vérité de foi, mais une vérité de
bonne foi, une vérité raisonnable. C'est ce qu'il s'attache à
prouver dans son Discours sur l'histoire universelle (4). Alors
que Spinoza et Richard Simon sont frappés par la diversité,
l'erreur, le disparate, Bossuet admire au contraire la logique
providentielle de l'évolution humaine; la gigantesque fresque qu'il
présente à son royal élève n'offre ni retouche ni repentir. Nul
problème ne se pose, il suffit d'admirer « tout l'ordre et toute
la suite, de comprendre tout ce qu'il y a de grand parmi les
hommes, de tenir, pour ainsi dire, le fil de toutes les affaires de
l'univers (5) ». L'inquiétude cependant n'en est pas toujours
(1) De verilate religionis chrislianae (Elzévir, 1636), ouvrage maintes fois
réédité au cours du siècle et traduit par Mézeray en 1649, Beauvoir en 1656
et l'oratorien Lejeune en 1692 (cf. Albert Monod, De Pascal à Chateau
briand, Paris, Alcan, 1916, p. 14). C'est l'apologie préférée de Bayle et de
Leibniz.
!2) Disquisiliones biblicae (Paris, 1682, 2 vol., t. I, p. 132).
3) Paris, Boivin, 1935 (3 vol. in-8»), t. I, p. 265 sq.
4) I" édit., 1681, in-4°; 3« édit. revue, 1700.
5) Ibid., Œuvres choisies de Bossuet (Hachette, 1865, t. I, p. 160 (Pré-

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 149
absente. Si l'ensemble respire une étonnante sérénité, quelques
chapitres laissent encore entendre l'écho des querelles contem
poraines. Spinoza n'est jamais nommé (1), mais c'est bien le
Tractatus que Bossuet réfute dans les quatre derniers chapitres
de la première partie. L'abbé Ledieu dans son Journal ne nous
laisse aucun doute : « Il a avoué que dans ces derniers chapitres
est la force de tout l'ouvrage, c'est-à-dire la preuve complète de
la vérité de la religion et de la certitude de la révélation des
livres saints contre les libertins ; que là paraît véritablement tout
ce qui est la pure production de son esprit, que ce sont de nou
veaux arguments qui n'ont pas été traités par les Saint Pères,
« nouveaux » puisqu'ils sont faits pour répondre aux nouvelles
objections des athées (2). » Quels sont ces arguments?
Dès l'abord, les divergences éclatent. Pour Bossuet, l'histoire
ne se reconstruit pas patiemment par l'accumulation de faits
dûment vérifiés; l'analyse n'est pas la voie de la vérité et se
perd souvent dans les méandres de l'érudition. La vérité, même
historique, ne se cherche pas; elle se possède. Seul le croyant,
avec l'intuition de la foi, peut concevoir l'ordre, déceler le
mouvement, saisir le sens de l'histoire du monde. Or, que nous
présente l'histoire? Avant tout, une majestueuse ordonnance
où tout s'annonce et s'enchaîne, où toutes choses, comme prises
dans les lacs divins, s'orientent depuis les jours de la création
jusqu'à celui du jugement dernier; dans ce cadre grandiose, un
miracle continu s'impose,
celui de la préfiguration et de la réus
site temporelle de l'Église. Or peut-on concevoir qu'une telle
réussite qui révèle une évidente volonté de Dieu, se fonde sur
des actes inauthentiques? Dans la mesure où l'histoire est une
théologie, peu s'en faut que Bossuet comme Descartes ne reprenne
l'hypothèse du « malin génie » pour l'écarter aussitôt : Dieu ne
peut nous tromper et fonder sur la fraude la créance que nous
avons en lui.
Mais cet argument, valable pour le prêtre Richard Simon,
peut-il toucher l'impie Spinoza? Bossuet reprend alors un thème
favori. De même que Dieu n'a pas voulu nous tromper, de
même la suite des générations humaines n'a pu se tromper. On ne
peut admettre que l'erreur puisse prendre une telle extension
dans le temps et dans l'espace. Le consensus omnium, le juge-
(1) Spinoza, & notre connaissance, n'est cité qu'une fois, à propos ds
Grotius et de Simon, dans toute l'œuvre de Bossuet (Dissertation sur la
doctrine et la critique de Grotius, in Œuvres complètes, Ceignard, Paris,
p. 367).
1747, t. II,
(2) Journal de Ledieu (édit. Urbain-Lévesque, t. II, p. 198,
Hazard, op. cit., t. III, p. 81).
cité par

150 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ment des siècles est aussi bien le fondement de la valeur histo
rique que de la beauté littéraire. Or, les livres sacrés sont les
plus anciens du monde; « les Hébreux sont les seuls qui aient
conservé les monuments primitifs de leur religion (1) »; ils sont
l'objet depuis des siècles de la plus large diffusion et de l'audience
la plus étendue; « les actes en ont été publiés à toute la terre;
les circonstances des temps, des personnes et des lieux ont
rendu l'examen facile à quiconque a été soigneux de son salut (2) ».
Une conclusion s'impose : « le monde s'est informé, le monde a
cru (3) » et nulle opinion particulière, c'est-à-dire, aucune
hérésie (4),
ne peut venir infirmer le témoignage d'un consente
ment universel pas plus que le fait d'une réussite temporelle
éminemment providentielle.
Dès lors, tout s'organise. L'Écriture Sainte est absolument
authentique; ses livres ont été composés en divers temps, mais
leur rédaction est toujours contemporaine des faits : « Dieu a
toujours gardé cet ordre admirable de faire écrire les choses
dans les temps qu'elles étaient arrivées ou que la mémoire en
était récente (5). » On ne peut admettre que ces textes divins
n'aient pas été protégés par une providence particulière : « On
a regardé (les Écritures) dès leur origine comme véritables en
tout, comme données de Dieu même, et on (les) a conservées avec
tant de religion qu'on n'a pas cru pouvoir sans impiété y altérer
une seule lettre (6). » Va-t-on maintenant supposer qu'Esdras
est un faussaire ou un compilateur hasardeux? Mais tout le
dément : « Moïse a toujours passé dans tout l'Orient pour le
législateur des Juifs et pour l'auteur des livres qu'ils lui attri
buent (7). » « Ceux donc qui ont voulu dire, quoique sans aucune
raison, que ces livres étant perdus ou n'ayant jamais été, ont
été ou rétablis ou composés à nouveau ou altérés par Esdras,
outre qu'ils sont démentis par Esdras lui-même, le sont aussi
par le Pentateuque samaritain (8). » Et voilà Bossuet utilisant
contre Spinoza l'érudition du Père Morin : le Pentateuque sama-
(I) Discours sur l'histoire universelle (in Œuvres complètes, Paris, Vives,
1864, t. XXIV, p. 538).
(2) Ibid.
(3 Ibid. \
(4) Cf. Histoire des variations (Hachette, 1865, t. II, p. 301). « Le. propre
de I hérétique, c'est-à-dire de celui qui a une opinion particulière, est de
s'attacher à ses propres pensées; et le propre du catholique, c'est-à-dire de
^universel, est de préférer à ses sentiments le sentiment commun de toute
l'Eglise. »
(5) Discours, p. 539.
6 Ibid.
(7) Ibid., p. 540.
p. 541.
(8) Ibid.,

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 151
ritain confirme la valeur de la recension d'Esdras et, prouve par
là-même l'identité et l'ancienneté du texte sacré. Il est impossible
que le peuple juif ait attendu Esdras pour avoir ses lois, ses
mœurs et son histoire. Tous les prophètes, tous les livres histo
riques supposent Moïse et la loi mosaïque (1). Jamais Esdras
n'aurait pu imposer la créance de quelque chose de neuf, forgé
à sa fantaisie. Il n'est pas de théorie plus ridicule que celle de
faussaires qui réussissent.
Jusque-là, Bossuet semble refuser la discussion. L'Écriture
sacrée lui apparaît comme un bloc sans fissure, l'histoire des
Juifs définitivement connue, les scrupules de l'érudition histo
rique vains ou dangereux. Va-t-il cependant passer sous silence
les objections de Spinoza? Avec une belle probité, il ne peut
s'y
résoudre : « Voyons néanmoins ce qu'on oppose à une auto
rité si reconnue et au consentement de tant de siècles : car
puisque de nos jours on a bien osé publier en toutes sortes de
langues des livres contre l'Écriture, il ne faut point dissimuler
ce qu'on dit pour décrier ses antiquités. Que dit-on donc pour
autoriser la supposition du Pentateuque et que peut-on objecter
à une tradition de trois mille ans, soutenue par sa propre force
et par la suite des choses (2)? » Rapidement, avec dédain, il
énumère les difficultés : les lieux ont changé de nom ou d'état,
les dates sont oubliées, les généalogies ne sont plus connues,, et
il arrive « qu'il n'y a plus de remède aux fautes qu'une copie
tant soit peu négligée introduit si aisément en de telles choses (3) ».
La mort de Moïse est-elle rapportée dans le Pentateuque? « Quelle
merveille que ceux qui ont continué son histoire aient ajouté sa
fin bienheureuse au reste de ses actions, afin de faire du tout
un même corps (4)? » Il y a des réflexions anachroniques? Mais
ce sont des remarques faites par des prophètes anciens qui
« auront naturellement passé dans le texte (5) ». Non, dans
toutes ces objections, il n'y a « rien de suivi, rien de positif, rien
d'important : des chicanes sur des nombres, sur des lieux ou sur
des noms (6) ». Gomment ne pas déceler cette unité de substance,
ce « fond inaltérable » immédiatement sensible à la raison ;écjairée
et à un cœur chrétien? La vérité, c'est que l'on cherche chicane
(1) « Si haut qu'on, remonte, on trouve toujours la loi de Moïse, .étabKe,
célèbre, universellement reconnue, et on ne, peut, se reposer qu'en Moïse
même » (ibid.).
(2) Discours, p. ,549.
(3) Ibid.,
4) Ibid.,
5) Ibid.,
6) Ibid.,
p. 549.
p. 551.
p. 551.
p. 549.

152 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
au christianisme. « Quels monstres d'opinions se faut-il mettre
dans l'esprit, quand on veut secouer le joug de l'autorité divine
et ne régler ses sentiments non plus que ses mœurs que par sa
raison égarée (1). » La vérité, c'est que l'on veut secouer la loi
du Christ : « L'Écriture est un livre ennemi du genre humain;
il veut obliger les hommes à soumettre leur esprit à Dieu; il faut
qu'il périsse et, à quelque prix que ce soit, il doit être sacrifié
au libertinage (2). »
Il y a derrière ces accents lyriques de Bossuet une sincérité
qui impose le respect, et l'on imagine aisément la douleur un
peu rageuse qu'il ressentit en feuilletant après Arnauld cette
traduction de Saint-Glain venue d'Utrecht. Rien ne le portait
à estimer Spinoza ni même à le comprendre. Bossuet ne connaît
pas l'hébreu; ces controverses dont il ne saisit que les consé
quences désastreuses, maintenant que le livre est traduit en
français, l'irritent. Du haut de ses certitudes, il fouaille les
regratteurs de syllabes et dévoile leurs noirs desseins. En fait
cependant, il marque quelques reculs : l'Écriture présente des
difficultés; les altérations y sont nombreuses de même que les
contradictions dans les lieux, les dates et les généalogies. Le
don de prophétie ne peut résoudre les anachronismes. Il y a eu
des recensions, des copies fautives, des additions marginales qui
ont passé dans le texte, ou tout simplement des erreurs de
mémoire. On ne peut plus admettre qu'une providence spéciale a
sauvegardé la lettre de l'Écriture (3) et l'on sent que Bossuet souffre
de cet aveu. Mais Bossuet ne saurait accepter que l'étude de la
lettre portât atteinte au fond. Or, plus perspicace en cela que
Richard Simon, il sent que la philologie et l'histoire mènent au
libertinage; que si l'on accepte la méthode de Spinoza, il est
vain de croire que l'on peut s'arrêter en route et, par une falla
cieuse théorie, s'opposer à des conclusions que la raison exige.
Voilà pourquoi jusqu'à sa mort il luttera si durement contre
l'ancien oratorien, malgré tous ses sarcasmes (4); voilà pourquoi
il répétera l'ancienne leçon de saint Augustin : il faut soumettre
son esprit à Dieu, car la raison de l'homme n'est pas moins
(1) Discours (p. 547).
2 Ibid., p. 552.
« (3) Que nous fallait-il davantage que ce fond inaltérable des livres
sacrés et que pourrions-nous demander de plus à la divine Providence? »
(Ibid., p. 550.)
prétend que i.
qui reconnaissent dans les livres de la loi le moindre changement... accordent
trop à leurs adversaires » (cité par Hazard, op. cit., t. III, p. 82).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 153
corrompue que son corps. Mais Richard Simon ne voyait là
qu'une « opinion probable » et Spinoza qu'un blasphème.
Cette intelligence hautaine,
cette clairvoyance politique qui
discerne aussitôt le danger, cette aptitude éminemment classique
à séparer l'argument essentiel de l'argutie érudite, cette profon
deur de foi suffisamment vivante pour ne pas faire appel au
pédantisme,
nous ne les retrouverons plus dans les obscures
compilations de Frassen et de Martianay. Esprits subalternes,
il leur convient d'outrer l'orthodoxie, de dispenser l'injure et, ce
qui est plus grave, de piller le réservoir d'érudition que leur
offre Huet dans sa Demonslralio evangelica. Le cordelier Claude
Frassen, dans ses Disquisitiones biblicae (1), suit pas à pas
l'évêque d'Avranches, quitte à le critiquer quelquefois pour
masquer ses larcins;
mais son latin rocailleux n'a pas la même
aisance. Prouver la mosaïcité du Pentaleuque n'est pour lui qu'un
jeu d'enfant, puisque les difficultés de Spinoza ne sont que les
mauvaises plaisanteries d'un barbouilleur, bariolator (2). Tout
est très simple : anachronismes, allusions à des événements
récents ne sont dans l'Écriture qu'une preuve de plus du don
de prophétie des rédacteurs; cet argument, qui visiblement gênait
Huet et Bossuet,
est dispensé partout. Si Moïse décrit sa mort
et les détails de ses funérailles, s'il sait que les Hébreux mange
ront pendant quarante ans la manne au désert, qu'ils auront
plus tard des rois, c'est qu'il est prophète. Rien de plus dange
reux que de croire aux adjonctions de Josué ou d'Esdras :
Verius senlire videntur qui existimant Mosem spiritu prophetico
morlem suam in lileras relulisse (3), Mosem diviniius praenosse
poluisse (4). Moïse n'est pas seulement un historien, il n'écrit
pas pour ses contemporains mais pour l'avenir que par voie
divine il aperçoit déjà. Pour le reste, voyez Huet; ce sont menues
objections, levia momenta (5); le lit du géant Og visible à Rabath
chez les Ammonites et que les Hébreux n'ont pu voir qu'après
les conquêtes de David? Conjecture stupide, alors qu'il est si
simple de soutenir que le roi de Basan y avait mis son mobilier
(1) Disquisiliones biblicae (Paris, Roullant, 1682, in-4°).
(2) Ibid., p. 122.
(3 Ibid., p. 115.
(4) Ibid., p. 120 (cf. p. 119 : « Moses fuit historicus simul et propheta. »
« Nosse potuit distinctissime quae post mortem Judaeis contingere debebant
transmisso Jordane »).
(5) Ibid., p. 115 (cf. « inanis conjectura », « futile commentum », p. 121).

154 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
à l'abri avant de partir en guerre (1). Croire à des documents
mosaïques perdus et peut-être différents du Pentateuque actuel?
Non, Moïse s'est cité lui-même dans un document définitif,
incorruptible, divinement conservé dans la moindre lettre (2).
Mais ce plaisantin de Spinoza est cependant plus dangereux
que La Peyrère et Hobbes, car Frassen croit déceler un plan
d'ensemble. Va-t-il l'exposer et le réfuter? Non, notre Gordelier
s'en tire par une image, souvenir de Tertullien : Hobbes et
La Peyrère ne sont que des vipères, Spinoza est un aspic; aspis
a vipera venenum mutuatus (3).
Plus grande encore est l'indigence d'esprit du bénédictin
Jean Martianay. Gascon un peu brouillon (4), il s'est attaqué
fort imprudemment au Père Pezron lorsqu'il résidait à Bordeaux,
puis d'intarissables publications ont fini par le tirer de l'obscurité.
Éditeur de saint Jérôme, il aurait dû aborder avec le respect
d'un critique l'érudition de Spinoza. Mais il a entendu parler de
l'Éthique et son siège est fait : « J'aimerais mieux servir les dieux
de la fable que de donner dans les extravagances de la méta
physique et de la morale de Spinoza.» C'est ainsi qu'il ouvre son
Traité de la vérité et de la connaissance des livres de la Sainte
Écriture (5). Comment être de sang-froid devant « ces hommes
pervertis dans la foy et corrompus dans le cœur « »; c'est déjà
un préjugé... que d'avoir de tels ennemis à combattre (6) ».
N'attendons de sa part ni objectivité, ni originalité,
car Huet
est son unique source. Comme Frassen, il sait que Moïse pro
phète pouvait annoncer les quarante années de manne; mais
ordinairement il accepte la présence de gloses; il n'est point de
livre « où il ne se soit glissé dans la suite des temps quelque petite
adjonction, quelque changement de noms (7) »; avec justesse,
l'éditeur de saint Jérôme s'inquiète qu'on refuse pour cela
l'authenticité d'une œuvre, car Homère, Virgile et Cicéron pour
raient aussi bien faire les frais d'une telle critique. Tantôt il
s'inquiète : « De semblables difficultés ne sont que trop capables
de tromper plusieurs personnes dont le cœur est déjà cor-
(1) Ibid.,
p. 121.
(2) « Non potuisset eos (les documents antérieurs) in libris Pentateuchi
posterius scriptis Mosem citare? » (ibid., p. 122).
• antecesso-
(3) Spinoza, autor Tractatus tilulo theologo polilyci (sic) qui
rum venena colligens et, ut ait Tertullianus : i Aspis a vipera venenum
i
mutuatus, omnem Scripturae sacrae divinam autoritatem elidere tentât »
(Disquisiliones biblicae, p. 104).
(4) Né à SainUSever en 1647, mort à Paris en 1717.
(5) Paris, Huart, 1697, in-12.
6 Ibid., p. 223.
(7) Ibid., p. 228.

156
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
auteur des Mémoires sur la grâce; Richard Simon avait été exclu
au premier geste de Bossuet. Comment racheter la congrégation
ainsi compromise par tant d'esprits aventureux? C'est à ce
dessein que répondait un de leurs plus brillants sujets, Michel
Le Vassor, en publiant en 1688 De la véritable religion (1), trois
ans après l'exclusion pour jansénisme de Duguet et de Quesnel.
L'intelligence et l'orgueil se partageaient l'esprit indépendant
de Michel Le Vassor. Né à Orléans en 1646, Cordelier et Génovéfain
avant d'entrer à l'Oratoire, il s'était un temps laissé
séduire par l'augustinisme (2); depuis quelques années, appa
remment assagi, il enseignait la théologie à Saint-Magloire, le
séminaire oratorien de Paris. Érudit, disert, d'une science patristique
peu commune, prenant sans réticence son bien chez Grotius
ou Abbadie (3), Le Vassor tient avant tout dans son traité
à déconsidérer la critique moderne. Pour la première fois, une
apologie de la religion chrétienne prend un aspect purement
défensif. Le Vassor, au contraire de Frassen et de Martianay, ne
sous-estime pas ses adversaires. Le plus solide, par sa cohérence
et sa franchise, c'est Spinoza; mais bien plus dangereux encore
les Leclerc et les Simon : « Que Spinoza
ses disciples inavoués,
dise donc tant qu'il voudra que le Pentaleuque est une compila
tion de quelques vieux mémoires mal digérés et remplis de
fautes... pouvons-nous attendre autre chose d'un ennemi déclaré
de notre religion? Mais je ne puis assez m'étonner que des gens
qui font profession d'avoir de la religion parmi les catholiques
et parmi les protestants aient entrepris de soutenir ouvertement
que le Pentateuque n'est pas de Moïse et qu'ils aient employé tout
ce qu'ils ont d'esprit et d'érudition à chercher de quoi fortifier
les faibles arguments de Spinoza et des libertins. Fallait-il pour
trois ou quatre petites difficultés abandonner une tradition si
ancienne, si constante (4)? » C'est le ton et apparemment l'assu
rance de Bossuet,
mais l'inquiétude perce lorsqu'il se met en
devoir d'énumérer les « petites difficultés ». Défilent d'abord les
arguments d'autorité : la croyance séculaire qui ne se serait
jamais démentie sans les insinuations d'un « obscur rabbin du
xne
siècle (5) »; le témoignage de Jésus, mais « des gens comme
(1) Paris, Barbin, 1688 (in-4» de 710 p.). Le livre est fièrement dédié à
1 archevêque de Paris, persécuteur de l'Oratoire : • Je ne prétends pas
procurer un défenseur à mon livre mais je viens rendre compte de ma doc
trine à mon évêque. »
(2) Cf. Moreri (in verbo). C'est vers 1681 qu'il abandonne saint Augus
tin, conversion qui d'ailleurs fit jaser.
(31 De la véritable religion. Préface (in 'fine).
4 Ibid., p. 160.
(5) Ibid., p. 164 (évidente allusion à Aben Ezra).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 157
Spinoza ne s'embarrasseront pas de cet argument (1) ». Bossuet
suggère alors la présence opportune des livres samaritains bien
antérieurs à Esdras, mais la route est longue de Moïse aux Sama
ritains. Le Vassor ne fait aucune difficulté pour l'admettre.
L'antiquité du Pentateuque n'est nullement atteinte par les
parenthèses et les additions marginales qui se sont glissées dans
le texte (2);
ce n'est plus une audace depuis les ouvrages de
Huet et de Bossuet devant lesquels l'Oratorien s'efface. Dès
lors, la jonglerie commence. La mort de Moïse est ajoutée par
Josué. Adjonction que l'allusion aux villages de Jaïr : c'est
l'opinion du savant Huet (3). Adjonction et correction posté
rieure que l'allusion à Dan : c'est l'opinion du socinien Episco
pius, mais pourquoi n'en pas tirer parti (4)? Moïse parle des rois
d'Israël; même s'il est gênant d'y voir une prévision prophé
Le Vassor présente deux autres passages
— tique et, beau joueur,
contestables
—
, il est simple de se rallier à Leclerc : « On a pu
ajouter les paroles qu'on nous objecte (5). » Le néologisme nabi
signifiant « prophète » est employé par Moïse : mais on disait
nabi ou roé comme de nos jours évêque ou prélat (6). L'Oratorien
s'amuse quelquefois : le lit de fer d'Og, roi de Basan, a pu figurer
dans une exposition organisée par Moïse « comme à la foire Saint-
Germain (7) »; c'est à Spinoza de prouver dans la fameuse expres
sion « au-delà du Jourdain » que beheber ne signifie pas aussi
« en deçà (8) », ce qui est une curieuse riposte. Enfin la fatigue, à
moins que ce soit le manque de conviction, atteint notre homme;
d'où l'aveu : « Je n'ose pas me vanter d'avoir le goût assez fin
pour discerner ce qui vient d'un auteur de ce qui n'en vient
pas (9). »
Que faut-il voir derrière cette assurance? D'abord une igno
rance certaine des armes de l'adversaire : Le Vassor n'est pas
un philologue et ignore l'hébreu (10). Puis un mépris sincère pour
l'impie Spinoza qu'il réfute sans grande conviction et qu'il
aurait volontiers ignoré sans d'aussi dangereux disciples chrétiens
11) De la véritable religion (p. 166).
« (2) Ces choses mises en parenthèses ou en note marginale auront pu
se confondre avec le texte dans la suite des temps » (ibid., p. 173).
(3) Ibid., p. 187.
4) Ibid., p. 178.
5) Ibid., p. 181.
(6) Ibid., p. 185.
(7) Ibid., p. 187.
8) Ibid., p. 186.
(9) Ibid., p. 183.
(10) Ses sources sont Lightfoot et Richard Simon lui-même (cf. Monod,
op. cit., p. 53).

158
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
que Leclerc et Simon (1). Mais cette assurance cache aussi de
sérieux reculs doctrinaux : Le Vassor abandonne totalement le
don prophétique de Moïse pour expliquer les anachronismes du
Pentateuque, admet la corruption d'un texte composite, remanié
au cours des âges. Plus encore; alors que Bossuet s'accroche aux
passages douteux, s'insurge avec véhémence contre l'audace des
eritiques, Le Vassor ne lutte pas, n'insulte pas, utilise avec
bonhomie telle thèse de Leclerc ou d'Episcopius, lâche du lest
avec une élégance qui paraît quelquefois de l'indifférence. Devant
Leclerc et Simon, il laisse parler Bossuet et Huet sans prétendre
à l'originalité. Sous son ton d'honnête homme perce le scepti
cisme historique. Derrière l'édifice admirablement composé de
son traité, derrière les phrases harmonieuses d'une rhétorique
qui souvent ne le cède en rien à celle de Bossuet, Le Vassor
reproche surtout à la critique de dépasser son rôle subalterne,
dé vouloir fonder en face de l'orthodoxie millénaire un dogma
tisme plus contestable encore. Spinoza n'est pas dangereux
par ses menues objections, mais par son dessein général, par la
métaphysique impie qu'il veut nous imposer : « Spinoza s'est
tùé à force de rêver sur les moyens d'établir l'athéisme et l'irréli
gion. Qu'a-t-il trouvé enfin, ce rare et sublime génie? Une méta
physique où l'on ne comprend rien... Un homme de bon sens
hasardera-i-il son salut sur la métaphysique de Spinoza? Que
les sectateurs de cet impie méditent tant qu'il leur plaira, prou
veront-ils jamais que notre foi n'est pas prudente, je veux dire
que nous n'avons pas du moins autant de raisons de croire les
faits principaux qui servent de fondement à notre religion, que
l'on en a de croire les grands événements de l'histoire des Grecs
et des Romains? Or, tant qu'il sera vrai que nous ne sommes
pas imprudents de croire ce qui est dans l'Évangile,
un esprit
hien fait embrassera toujours une religion où il y a tant d gagner
tl si peu d perdre (2). » L'allusion finale au pari de Pascal est
révélatrice (3) des tendances secrètes de l'Oratoire, mais ne
doit pas nous abuser. L'assurance de Pascal ne le pénètre pas
et l'inquiétude que l'auteur des Pensées voulait faire naître chez
les libertins n'existe qu'en lui-même. Le Vassor semble souvent
défendre une orthodoxie à laquelle il ne semble que socialement
attaché. Voilà pourquoi le cas de Simon et de Leclerc le pas-
(1)
■ Le libertinage déclaré n'est pas ce qui fait le plus de mal en ce
siècle corrompu. La plus grande partie du monde en a horreur et le seul
nom d'un homme sans religion empêche souvent qu'on ne l'écoute • (ibid.,
(21 De la véritable religion, Préface.
(3) Le Vassor cite plusieurs fois les Pensées (p. 59 et 60 notamment).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 159
car c'est au fond le sien. Un
sionne plus que celui de Spinoza,
avenir proche devait le lui prouver. Deux ans plus tard, en 1690,
il quittait l'Oratoire, non comme le disaient ses ennemis, pour
obtenir plus aisément un bénéfice, mais pour gagner sa liberté.
En 1694, il fuyait en Hollande, cette terre de liberté dont il
avait tant médit (1), puis en Angleterre. Au fond, aucune voca
tion impérieuse dans ces variations qui devaient l'amener à
l'anglicanisme (2); simplement un manque total de conviction.
Bayle le trouve un « très honnête homme (3) », le Père de Sainte-
Marthe le croit intéressé et lui offre toute sa fortune pour abjurer
son apostasie (4). Une impression générale subsiste : esprit errant
et libéral, mal à l'aise en tout dogmatisme, Le Vassor prouve
plus par ses aventures temporelles que par ses écrits l'influence
de Spinoza sur ses détracteurs même.
Cependant, dans l'opinion cultivée française, c'est Bossuet
du moins momentanément. Le Tractatus n'a pas
qui triomphe,
été l'objet en France d'une diffusion considérable, même après
la traduction posthume de 1678, et l'œuvre de Richard Simon
qui aurait pu attirer l'attention sur l'exégèse spinoziste a été
efficacement pourchassée. Mais surtout la critique scripturaire
demeure un domaine de spécialistes. Le public du temps n'y
découvre rien de vital et la condamnation de Richard Simon ne
déclenche nullement un mouvement d'opinion comme les Pro
vinciales ou plus tard la bulle Unigenitus. Tout écarte de l'exégèse
l'honnête homme qui ne peut croire qu'un pédantisme d'hébraï-
sants ou de philologues puisse prouver ou infirmer une religion
qui se doit d'être accessible aux âmes simples. Et le déisme
naissant aura de son côté besoin d'arguments plus gros et peutêtre
moins probes.
Mais en dehors du grand public, l'élite catholique aurait dû
(1)
« On serait tenté de croire qu'une des grandes maximes de leur gou
vernement est celle qui plaît tant à Spinoza et aux sociniens que, dans une
République libre,
chacun doit avoir la liberté de penser ce qu'il veut et
de dire ce qu'il pense de la religion » (De la véritable religion, p. 163).
(2) En 1697, il reçut une pension du prince d'Orange à la demande de
l'évêque de Salisbury, Burnet.
p. 712 (lettre du 14 septembre 1694 : « Nous
(3) Œuvres diverses, t. IV,
avons ici depuis peu un Père de l'Oratoire nommé M. Le Vassor qui vient
pour embrasser notre religion... Il parait très honnête homme et il ne s'est
pas amusé comme tant d'autres à ne rien faire... Nous lui conseillons de
passer en Angleterre et il goûte ce conseil »).
(4) Bibliothèque oratorienne (Paris, Poussielgue, 1882-1883, t. II, article
sur le Père de Sainte-Marthe).

160 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
légitimement s'inquiéter de la critique philologique de Spinoza.
Il faut avouer que l'inquiétude ne fut pas générale. Non pas
que l'ignorance régnât partout,
mais le clergé catholique pas
plus que les ordres religieux n'était préparé à la lutte; les meilleurs
d'entre eux, écrasés par le lourd quinquennium de Sorbonne,
respectueux de l'apparat scolastique qui consacrait leurs études,
ne pouvaient comprendre l'efficacité de l'humble méthode phi
lologique. Quels que fussent leurs maîtres à penser, saint Augus
tin, saint Thomas ou Descartes, ils étaient bien mieux préparés
à réagir à la métaphysique de Spinoza, à l'interprétation ration
nelle des miracles et des prophéties qu'à prêter attention à des
vétilles de mots ou à des recherches lexicologiques. Très peu
d'entre eux étaient orientés vers l'érudition sacrée; malgré d'hono
rables exceptions dans l'Oratoire et le rôle éminent joué par le
Père Morin, l'autorité religieuse ne voyait pas sans effroi depuis
la Réforme l'intelligence critique s'appliquer à l'étude de la
Bible. On préférait faire un article de foi de l'incorruptibilité
d'un texte qu'on soustrayait d'ailleurs le plus possible aux yeux
novices. Aussi, sur la quarantaine d'apologies catholiques publiées
en France de 1670 à 1700 et recensées avec minutie par M. Albert
Monod (1), il n'en est pas cinq qui fassent clairement allusion à
la méthode critique de Spinoza. Ni l'Oratorien Bernard Lamy
dans son Apparaius ad Biblia sacra (2), ni le prêtre dauphinois
homonyme de Richard Simon (3)
Dictionnaire de la Bible,
qui publia en 1693 un excellent
n'osent en tenir compte.
Et cependant, dans le cercle étroit des initiés, le malaise
grandit. Bien avant que l'enclos sacré soit envahi et que des
profanes comme Voltaire y promènent leur impiété, les gardiens
s'inquiètent. Il semble qu'ils veuillent d'abord se rassurer eux-
mêmes. Chacun réagit suivant son tempérament et ses aptitudes
intellectuelles. Huet inonde Spinoza de son érudition fantaisiste,
Frassen l'insulte et vante la sainte ignorance, Martianay affine
ses syllogismes, Le Vassor plaisante en sceptique. Deux hommes
seulement ont pris Spinoza au sérieux et confrontent dramati
quement leurs solutions : Richard Simon, en homme de science,
accepte la critique spinoziste dont il masque élégamment les
conséquences théologiques par la voie autoritaire de la légalité;
Bossuet surtout, en prélat responsable du salut de son troupeau,
(1) De Pascal à Chateaubriand (Paris, Alcan, 1916,
p. 531 sq.).
(2) Paris, 1687 (devenu en 1696 Apparaius biblicus sive manuductio ad
Sacram Scripluram lum clarius lum facilius intelligendam, traduit en 1699
et 1709 par l'abbé Boyer, chanoine de Montbrison).
(3) Lyon, Jean Certe, 1693, in-folio (Richard Simon ne cite que Capelle,
Uvalton, le Père Morin et Simon l'Oratorien; cf. Introduction, p. iv).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 161
déplore la vaine curiosité et reporte la lutte en terrain plus solide.
Dès lors la discorde couve en terre chrétienne.
La répression, au lieu d'être prudente et silencieuse, s'étale
dangereusement. La curiosité naît autour de Richard Simon
qui, de son repaire de Dieppe, refuse de se taire et publie inlas
sablement. La fuite de Michel Le Vassor et son apostasie font
scandale. Ne voilà-t-il pas qu'un bien honnête homme, d'une
piété insoupçonnable, comme Louis Ellies Du Pin se laisse aller
aux nouveautés (1)? Le docteur janséniste, l'ami de Racine,
prend au sérieux les objections de Spinoza : les anachronismes
sont évidents dans le Pentateuque. Pourquoi se refuser à l'idée
d'une recension tardive? Telle narration, comme la mort de
Moïse, « a été ajoutée ou par Josué ou par Esdras ou par la
synagogue des Juifs pour rendre l'histoire du Pentateuque com
plète ». (2) Spinoza disait-il autre chose? Quant à l'esprit pro
phétique de Moïse, ce n'est « nullement vraisemblable (3) ».
Certes le naïf docteur n'y voit « nul inconvénient (4) », mais
Bossuet s'affole et condamne à nouveau. Pourtant lui-même a
marqué un recul. Puisque la conspiration du silence est rompue,
certains principes ne sont plus guère contestés : utilité des con
naissances linguistiques, supériorité du sens littéral sur le sens
métaphorique, impossibilité d'une intégrité formelle de l'Écri
ture. Mais ce qu'on n'ose contester n'est pas pour autant vanté
et officiellement enseigné. De plus en plus, avec le siècle qui
s'achève, le ton monte contre Spinoza. Bossuet ne cesse de lutter
âprement; de Strasbourg, où les ouvrages hétérodoxes affluent
par le Rhin de Hollande et de la foire de Francfort, les Jésuites
s'affairent. En même temps que le Père Baltus bataille contre
Van Dale et Fontenelle, le Père Ignace de Laubrussel lance son
remarquable Traité des abus de la critique en matière de religion (5).
La critique philologique apparaît comme la forme la plus sédui
sante du libertinage et par l'autorité du bon sens exerce une
véritable tyrannie sur les esprits éclairés (6). Spinoza n'est pas
(1) Dissertation préliminaire ou Prolégomènes sur la Bible (Paris), Pralard,
2" édit., 1701, 3 vol.). L'approbation des docteurs de Sorbonne Blampignon
et Hideux est de décembre 1698.
(2) T. I, p. 221.
3) Ibid., p. 221.
(4) Ibid., p. 223. Pour Du Pin, le désordre et les répétitions sont des
Preuves d'antiquité; une recension récente serait au contraire ordonnée.
ossuet n'était pas éloigné de cet avis.
(5) Paris, Dupuis, 1710 (2 vol. Dédicace du 25 septembre 1709 à l'arche
vêque de Strasbourg, cardinal prince de Rohan de Soubise).
(6) « De quoi on se sent redevable à la critique, c'est de ce qu'à un liber
tinage grossier et de débauche elle en a fait succéder un plus raffiné qui
est de système et qui dès là est plus séduisant » (t. I, p. 89; cf. p. 137).
P. YBR.NIÊRB, I
11

162 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
seulement un athée, mais un fou qu'il ne faut pas juger d'après
sa critique, mais d'après sa métaphysique, s'exclame Laubrussel :
« Exprès pour ôter à la Bible, avec tout caractère de divinité,
toute créance, il s'attache à ramasser avec soin et à exposer
tous les changements vrais ou faux de ce dépôt sacré; regardant
en particulier le Pentateuque comme une compilation informe
de mémoires mal digérés qu'Esdras a rajustés à la hâte et
éclairés par de fréquentes additions mais qu'il n'a pu ni corriger
ni revoir assez à loisir. En quoi cet athée fait voir, comme en
ce qu'on appelle l'hypothèse du spinozisme, un renversement
d'esprit presque égal à celui de religion (1). »
Dès lors, en exagérant le danger, les apologètes le créent. Le
public commence à s'intéresser à ce domaine obscur de l'érudi
tion scripturaire. Plus de limite à la curiosité : l'abbé de Rancé
l'avoue : « Donner un frein à un critique, c'est ce qui n'est
guère possible (2). » Mabillon, le savant Mabillon lui-même
le déplore : « Rien n'est plus à la mode que la critique; tout le
monde s'en mêle et il n'y a pas jusqu'aux femmes qui en font
profession. C'est là peut-être une des maladies de notre siècle (3). »
Laubrussel s'indigne : « L'impiété grossière de la critique de
Spinoza semblerait porter en elle un sûr préservatif contre la
contagion de son livre, si l'inclinaison dominante des hommes
vers tout ce qui flatte l'incrédulité et leur aversion contre tout
ce qui impose à l'esprit une espèce de sujétion ne leur faisait
recevoir à bras ouverts les plus pitoyables difficultés. De là vient
que Spinoza, tout inintelligible qu'il est par le fond de son sys
tème où l'on ne croit voir qu'une cervelle démontée, tout super
ficiel qu'il paraît dans ses preuves contre l'Écriture où l'on
n'aperçoit qu'un dessein formé de la contredire mal à propos,
ne laisse pas d'être recherché et lu avidement (4). »
Une fois de plus, Spinoza doit beaucoup
de son exégèse biblique à ses disciples honteux,
Richard Simon,
moins la diffusion
à Leclerc et
qu'à la propagande intempestive de ses adver
saires. Bossuet l'avait fort bien senti,
avec une intelligence
politique qui lui faisait taire le nom même de Spinoza. Mais ce
qui était grave, c'est que l'érudition scripturaire, par le renom
de scandale qui l'entourait,
allait perdre pour longtemps en
France son caractère objectif et scientifique. Alors que le Trac-
(1) T. I (p. 201).
(2) Réponse au
(Paris, 1691, p. 276).
(3) Traité des études monastiques (Paris, 1691, t. IL chap. 13).
(4) Traité des abus... (p. 204-205).
« Traité des éludes monastiques » (du Père Mabillon)

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 163
tatus pouvait déclencher dans le monde catholique un renouveau
des études bibliques —
et
l'effort méritoire de Richard Simon
en montrait à la fois l'opportunité et la possibilité — la critique
biblique devient une arme pour le nouveau libertinage. A la
sérénité spinoziste, succéderont au siècle suivant les pamphlets
de Fréret et d'Holbach, les notes caricaturales de la Bible enfin
expliquée, les outrances ricanantes de Voltaire. Certes,
en face
de Spinoza, l'Église catholique a dû préciser sa doctrine biblique,
en exclure la fantaisie et la puérilité; mais en étendant sciem
ment sur les livres sacrés une zone d'ombre, en coupant net
aux curiosités de ses propres membres, en déclarant brutalement
pour reprendre le titre de l'athée d'Orléans Geoffroy Vallée que
l'art de la critique était « l'art de ne rien croire (1) », elle a dan
gereusement renoncé pour longtemps à une science qui désormais
se bâtira en dehors d'elle. Il est permis, avec Renan, mais aussi
avec l'abbé Margival, de le regretter (2).
B. —
La critique religieuse.
Mais si l'apologétique officielle pouvait, en face de la critique
scripturaire instaurée par Spinoza, feindre l'ignorance et garder
le silence,
elle se devait d'intervenir vigoureusement lorsque les
preuves les plus simples et les plus populaires étaient mises en
cause, à savoir les prophéties et les miracles. Certes, Spanheim
avait montré contre Richard Simon que, sans l'assurance d'un
texte sacré intangible, les preuves traditionnelles s'écroulent;
mais c'était une objection d'érudit qui n'atteignait guère la
foi populaire, et l'orthodoxie pouvait à bon droit penser que
demeurait sauve l'efficacité pratique du merveilleux chrétien.
Spinoza allait ruiner cet espoir, considérablement aidé d'ailleurs
par l'essor du rationalisme qui à l'intérieur même de l'Église
s'est assuré déjà des positions essentielles.
(1) Le mot est de Laubrussel, op. cil. (t. I, p. 393).
(2) Ce n'est que le 27 juillet 1906 que la papauté approuve la décision
suivante (cf. Dictionnaire apologétique de la foi catholique, Paris, Beauchesne,
1919, p. non-
1915) : « Utrum admitti possit tam longo saeculorum decursu
nullas modificationes obvenisse uti addimenta post Moysi mortem; vel ab
auctore inspiralo apposita, vel glossas et explicationes textui interjectas,
vocabula quaedam et formas e sermone antiquato in sermonem recentiorem
translatas? Responsio : affirmativa, salvo Ecclesiae judicio. » Richard Simon
avait attendu deux cents ans sa justification.

164 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
LE MIRACLE.
f Quand les vignes gèlent en mon vil
lage, mon prêtre en argumente l'ire de
Dieu sur la race humaine et juge que la
pépie en tienne déjà les cannibales. »
Montaigne, Essais, I, 25.
« Les miracles sont des désobéissances
de Dieu. »
André Gide, Réflexions sur quelques
points de littérature et de morale (in
Œuvres complètes, N. R. F., t. II, p. 414).
Il n'est pas d'argument apologétique plus simple et plus popu
laire que le miracle. Frappant directement la sensibilité d'une
foule, indirectement l'imagination du catéchumène, il démontre
sans phrases la vocation divine de Moïse et la nature divine de
Jésus. Ne faisant appel ni au raisonnement, ni à l'élan mystique,
il touche tout un chacun par son évidence concrète. Il n'exige
ni l'intelligence et le sens dialectique des gnostiques ni les fer
veurs des illuminés. Mais il présente dans son emploi une sérieuse
difficulté. Non seulement l'apologète doit prouver son existence
et en établir l'authenticité et par là il est soumis à toutes les
règles de la critique historique; mais l'Église doit l'interpréter,
reconnaître son sens avant de le proposer aux fidèles. Le miracle
n'est pas seulement un fait extraordinaire qui rompt avec les
lois habituelles de la nature, un prodige en somme (répaç); il
doit aussi manifester une intention divine et faire éclater à des
fins d'édification la puissance de Dieu; il doit être un signe
(cr/)fi.eïov). Or, rien n'est plus rare qu'un prodige historiquement
reconnu et théologiquement interprété.
L'apologétique officielle du xvne siècle semble s'en être rendu
compte. L'Église reconnaît l'éminente valeur des
l'Écriture Sainte,
miracles de
mais elle hésite devant tout miracle nouveau.
Le miracle de la Sainte Épine sur la personne de la petite Mar
guerite Périer le 24 mars 1656 n'est pas accepté sans murmures (1),
même par des croyants. La Réforme a porté un coup sensible
au culte des reliques et plusieurs bons notamment dans
esprits,
la Compagnie de Jésus, inclineraient à penser à la disparition
(1) Sentence de vérification accordée le 22 octobre 1656 par M. de Hodencq
grand vicaire, suppléant le cardinal de Retz, archevêque de Paris i éloigne
de son diocèse » (cf. Brunschvicg, édit. des Pensées et Opuscules de Pascal,
Hachette, p. 214, note I).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 165
progressive du miracle depuis les temps primitifs de l'Église.
Pour reprendre le mot de Pascal, « si Dieu se découvrait conti
nuellement aux hommes, il n'y aurait point de mérite à le
croire (1) ».
Même chez Pascal, la désaffection à l'égard du miracle est
sensible. Et pourtant, il représente en son siècle la plus ferme
tradition anti-intellectualiste. Le Dieu qu'il recherche n'est pas
le Dieu des philosophes et des savants et son apologétique ne veut
se fonder que sur les faits : les faits psychologiques qui rendent
Dieu sensible au cœur et les faits historiques qui justifient cette
croyance. Mais il est remarquable qu'à côté des figures et des
prophéties, il laisse peu de place aux miracles. Il a peine à répondre
à l'objection des Jésuites : « Les miracles ne sont plus nécessaires,
à cause qu'on en a déjà (2). » Quant à ceux mêmes de l'Écriture,
comment établir leur validité? Par la doctrine? Mais la doctrine
elle-même se fonde sur les miracles et il est permis d'hésiter
devant ce cercle vicieux (3). Lui-même,
Montaigne, s'effraie devant les faux miracles; fidèle à son passé
scientifique, il craint les ravages de la magie. Il hésite entre le
fidèle au souvenir de
mot de saint Thomas : « Les miracles ne servent pas à convertir,
mais à condamner » (4) et celui de saint Augustin : « Je ne serais
pas chrétien sans les miracles (5). » Et lorsqu'il nous dit : « Ceux
que nous voyons chrétiens sans la connaissance des prophéties
et des preuves ne laissent pas d'en juger aussi bien que ceux
qui ont cette connaissance », il semble bien qu'avec Albert
Monod (6),
nous puissions croire que l'argument du miracle est
pour lui « un bagage imposé par la tradition qui deviendra de
jour en jour plutôt un fardeau qu'un viatique ». Beaucoup plus
sensible au symbolisme des figures (7), il doute de l'efficacité
immédiate des miracles et ne les présente qu'aux esprits déjà
préparés à les recevoir. Ce n'est qu'à la lumière de la grâce que
l'on peut saisir à la fois les preuves rationnelles et les preuves
positives de Dieu : une fois de plus, l'ordre de la charité est
consacré dans sa prééminence.
Dans ce mouvement de défiance à l'égard du miracle, on serait
tenté d'enrôler Descartes. Comment soumettre en effet le miracle,
(I) Lettre à M"e de Roannez (octobre 1656) (Brunschvicg, op. cil., p. 214.)
(2) Ibid., p. 712, fragment 832.
(3) Ibid., p. 701, frag. 803.
(4) Ibid., p. 709, frag. 825.
5) Ibid., p. 704, frag. 812.
(61 Op. cit., p. 21.
(7) Un cas est caractéristique : le miracle de la mer Rouge est pour lui
avant tout « une image de la Rédemption » (cf. Monod, op. cit., p. 622,
frag. 643).

166 SPINOZA ET LA PENSEE FRANÇAISE
acte gratuit et inexplicable, à la célèbre méthode et à sa rigueur
rationnelle? Comment inscrire le miracle, fait contingent, dans
le mécanisme universel? Comment enfin un esprit aussi logique
pourrait-il exclure le miracle, preuve historique, de sa condam
nation générale de l'histoire, toujours confuse, soumise à l'ima
gination, étrangère à l'entendement? Il n'en est rien pourtant.
Nul n'est plus prudent que ce révolutionnaire. « On a vu Des
cartes déserter une méthode sublime et dès le second pas rai
sonner comme un moine », disait Stendhal (1). Descartes a
revendiqué contre la scolastique les droits de la raison,
mais ce
ne sera en aucun cas contre les droits de la divinité. Nous sommes
finis, Dieu est infini; donc il pense et agit sans que notre raison
puisse le comprendre : « Nous ne devons pas trouver étrange
qu'il y ait, dans sa nature qui est immense et en ce qu'il a fait,
beaucoup de choses qui surpassent la capacité de notre esprit (2). »
Dès lors, une cloison étanche est dressée entre la foi et la raison,
entre l'histoire et la science. La seconde satisfait seule notre
entendement; mais à la première, Descartes accorde néanmoins
une crédibilité appuyée sur l'autorité établie et l'illumination
de la grâce. Il n'y a donc aucune raison de mettre en doute le
miracle. Descartes l'accepte les yeux fermés. Dieu peut, quand il
le veut, et par simple « promulgation », rompre l'ordre de la
nature et créer ce qu'il lui plaît. Car, « à quoi servirait l'infinie
puissance de cet infini imaginaire s'il ne pouvait jamais rien
créer (3) ». « Puisque Dieu est infini, ce n'est pas à moi à pres
crire aucune fin à ses ouvrages (4). » En un mot, le Père La
Berthonnière résume (5) cette doctrine implicite : « Pour qu'il
y ait miracle, il suffit que Dieu se détermine à faire quelque chose
autrement que conformément aux lois selon lesquelles il a
constitué le monde. »
Mais Descartes n'est pas un théologien médiéval. D'autres
avant lui avaient proclamé l'exclusion réciproque de la foi par
la science et de la science par la foi. Mais les théologiens antérieurs
avaient pour but de diminuer la science. Au contraire, Descartes
ne pratique cette tolérance respectueuse à l'égard du miracle
et des autres vérités de foi que par une désaffection réelle; son
séparatisme est au fond une exaltation de la science, qui tendait
(1) Histoire de la peinture en Italie, Épilogue (cité par Alain, Stendhal,
Paris, Rieder, 1935, p. 15).
(2) Principes, 1" partie, t. IX, p. 35-36 (édit. Adam-Tannery, Hachette).
(3) Secondes réponses (ibid., t. IX, p. 111).
(4) Lettre à Clerselier (23 avril 1649, ibid., t. V, p. 355).
(5) La Religion de Descartes (in Annales de Philosophie juillet-
chrétienne,
septiimbre 1911, p. 384).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 167
à son tour «non pas à l'indépendance seulement comme elle tâchait
de s'en persuader, mais à la souveraineté même (1) ». N'allons pas
faire de Descartes un hypocrite, même s'il sut pratiquer la vertu
de prudence; il fut un pratiquant scrupuleux et fit une mort
édifiante. Mais chez ce pur intellectuel, dont la foi était un accord
de sentiment et de routine, l'intérêt profond de la vie était ailleurs.
Son acceptation totale et aveugle d'un Dieu qui transcende la
raison humaine et qui peut à son gré promulguer des miracles
est en contradiction flagrante avec sa méthode. « Spinoza fera
de la religion un succédané de la philosophie à l'usage des simples.
Mais une telle idée n'a pas effleuré l'esprit de Descartes (2). »
Mais l'équivoque née de son « séparatisme » ne lui survivra pas
longtemps. Malebranche, plus cartésien que son maître, va le
premier appliquer au miracle la méthode rationnelle. Et comme
le remarque M. Blondel : « Peut-être, en assimilant la raison au
Verbe divin d'une façon tout à fait antipathique à l'arrière-
pensée de Descartes, Malebranche,
ainsi que Bossuet a eu la
clairvoyance de le deviner, marquait-il le passage logique qui,
au sortir du cartésianisme chrétien, fait apparaître le cartésia
nisme libre-penseur (3). »
De fait, dans ses premières œuvres, Malebranche ne fait
qu'effleurer la question du miracle. Il n'est pas de ceux qu'un
prodige conquiert. Son esprit est trop élevé pour subir le prestige
fortes pour
de l'extraordinaire, ses exigences rationnelles trop
reléguer la foi dans un domaine privilégié. Comme son Aris-
tarque, il est de ces chrétiens qui disent : « J'en suis convaincu
par la foi, mais je vous avoue que je n'en suis pas pleinement
convaincu par la raison (4). » Il a même des formules singulière
ment hardies : « L'évidence, l'intelligence, est préférable à la
foi. Car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternelle
ment (5). » La foi en effet n'est pas par essence différente de la
raison : « La foi est véritablement un grand bien, mais c'est
(1) P. La Behthonnièhe, ibid. (p. 512). Cf. également M. Blondel, Le
Christianisme de Descartes (in Revue de Métaphysique et de Morale, 1896,
p. 551-567); Henri Gouhier, La Pensée religieuse de Descartes (Paris, Vrin,
1924).
(2) Ibid., p. 620.
(3) Blondel, article cité (p. 567).
(4) Conversations chrétiennes (Pari3, Migeot, 1676; citation, édit. Genoude,
1837, t. I, p. 196 b).
(5) Traité de morale (Cologne, d'Egmont, 1683; édit. Joly, Paris, Thorin,
1882, p. 20).

168 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
qu'elle conduit à l'intelligence (1). » Elle n'est en somme qu'un
état transitoire dont la valeur relative n'est due qu'à la faiblesse
de notre esprit, non à la nature de l'objet à connaître. « Il y a
des vérités de foi et des vérités de raison non pas à l'intérieur du
monde intelligible mais dans la représentation que l'homme s'en
fait (3). » Dès lors, pourquoi se reposer sur des faits extraordi
naires qui semblent désavouer les lois naturelles et échapper à
la raison? La foi de Malebranche aime le calme de la satisfaction
rationnelle. Son Dieu n'est pas un être arbitraire et capricieux,
mais l'Être parfaitement libre qui « n'agit que pour sa gloire (2) »
et suit l'ordre admirable qu'il a créé par la nécessité éternelle de
sa nature. Ses élans mystiques sont ceux d'un mathématicien :
« 0, mon unique Maître! J'avais cru jusqu'à présent que les
effets miraculeux étaient plus dignes de votre Père que les
effets ordinaires et naturels. Mais je comprends présentement
que la puissance et la sagesse de Dieu paraissent davantage, à
l'égard de ceux qui y pensent bien, dans les effets les plus com
muns que dans ceux qui frappent et qui étonnent à cause de leur
nouveauté (4). » Le miracle semble donc une voie basse et indigne
pour nous mener à Dieu. Malebranche va-t-il aller plus loin?
La logique de sa pensée, sur ce point beaucoup plus conséquente
que celle de Descartes, devrait conduire à une tentative d'expli
cation naturelle, à la réduction complète du miracle.
Or, plusieurs fois, dans le Traité de la nature et de la grâce (1680),
puis dans les Méditations chrétiennes (1683), avec quelques allu
sions brèves mais impératives dont Bayle se réclamera, nous
croyons le pas franchi. Dieu est incapable de volontés particu
lières, de caprices contraires à l'ordre naturel. Si un événement,
pluie, soleil ou grêle, semble anormal, s'il naît un enfant à deux
têtes ou un veau à cinq pattes, ce sont en réalité des suites néces
saires de la loi de « communication des mouvements ». L'erreur
commune consiste donc, non dans la constatationde tel fait étrange,
mais dans son explication par le vulgaire, qui voit là l'effet d'une
volonté particulière, une intention d'édification ou de châtiment.
Ce sont des explications anthropologiques qui faussent la nature
de Dieu, flattent l'amour-propre humain et « s'accommodent
fort bien de l'ignorance où nous sommes de la combinaison des
(1) Traité de morale (p. 20).
(2) Henri Gouhieh, La Vocation de Malebranche (Vrin, 1926, p. 150).
(3) Traité de la nature et de la grâce (Amsterdam, Elzévir, 1680, édit.
Genoude, p. 297).
(4) Méditations chrétiennes (Cologne, d'Egmont, 1683; édit. Genoude, ...
p. 137).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 169
causes occasionnelles (1)
sauvegarder aussi la dignité suprême de Dieu en ramenant tout
». Spinoza fera-t-il autre chose que de
prodige à une composition, inconnue de nous, des lois naturelles?
A vrai dire, en toute naïveté, le pieux oratorien s'en tenait
aux prodiges dont volontiers s'empare la superstition populaire
et ne se doutait nullement des conséquences théologiques de sa
doctrine. Mais Arnauld, longtemps bienveillant, s'indigne à la
lecture du Traité. Que deviennent en cela les miracles attestés
de l'Écriture Sainte? Ne nous enseigne-t-elle pas à tout moment
suspend l'effet de la loi
que Dieu, par une volonté particulière,
générale « des communications des mouvements »? La vive polé
mique qui s'engage va contraindre Malebranche non pas à pré
ciser sa doctrine, car la clarté y perdra, mais à la nuancer. En
gros, il lui faudra battre en retraite sur des positions théologiques.
Tout d'abord, une distinction subtile lui permet de sauve
garder l'orthodoxie menacée. L'ordre du monde n'est pas seu
lement fondé sur les lois éternelles de la mécanique universelle,
la communication des mouvements ne prétend pas tout régir.
Il est des cas où la sauvegarde de l'ordre exige l'intervention
particulière de Dieu. Malebranche ne prétend pas que « la manne
tomba dans le désert durant quarante ans, tous les jours de la
semaine hormis le samedi, et cela par une suite nécessaire des
lois de la communication des mouvements (2) ». Dès lors, l'univers
de Descartes n'est plus celui de Malebranche qui semble rejoindre,
par derrière la tradition oratorienne de Bérulle, les constructions
gnostiques d'Alexandrie : non seulement il accepte le domaine de
la grâce,
mais développe une curieuse doctrine angélique où
saint Michel évite à Dieu toute intervention directe et lui permet
de rester en coulisse. Mais ce premier recul du rationalisme est
suivi d'un second. Il est des cas où la sauvegarde de l'ordre n'est
nullement engagée : c'est là proprement le domaine du miracle,
volonté particulière et gratuite de Dieu. Mais ces infractions
divines que l'ordre ne réclame pas et permet seulement, sont
rares et impossibles à reconnaître du dehors. La plupart des
miracles de l'Ancien Testament ne sont pas de vrais miracles,
dans la mesure où l'ordre les exige, et « ne marquent nullement
que Dieu agisse souvent par des volontés particulières (3) »; ce
(1) Traité de la nature et de la grâce (p. 89), cité par A. Prat, édit. de
Pensées sur la Comète de Bayle (Société des Textes français modernes,
Paris, Cornély, 1912, t. II, p. 231, note).
(2) Ibid., édit. Genoude, p. 360 b.
(3) C'est le titre même du dernier éclaircissement du Traité précité (ibid.,
p. 360 b). Tout le chapitre sur le miracle d'Henri Gouhier (La Philosophie
de Malebranche et son expérience religieuse, Paris, Vrin, 1926, p. 55 sq) est à
consulter.

170 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
sont les applications normales de lois étrangères à notre raison,
mais inhérentes par exemple à la nature des anges. Au contraire,
l'Annonciation ou l'ordre à Joseph de fuir en Egypte ou simple
ment la conversion soudaine d'une âme sont des effets particu
liers de la volonté divine, donc les seuls authentiques miracles.
Ainsi, ces deux reculs successifs amènent Malebranche, comme
malgré lui, à une position fidéiste qui pourrait sembler au phi
losophe, sinon au psychologue, bien étrangère à ses tendances
profondes. Est-ce chez lui prudence ou manque de courage intel
lectuel? A-t-il senti trop tard, comme Richard Simon, les consé
quences dangereuses de ses exigences rationnelles? Cette liberté
suprême du philosophe avait déjà permis à Spinoza de réaliser
sans restrictions, dans le IVe chapitre du Tractatus, cette réduction
du miracle que l'oeuvre de Malebranche se bornait à suggérer.
C'est en effet au sujet des miracles que l'audace ingénue du
philosophe de La Haye apparaît dans toute sa lumière. Aucune
réticence dans sa doctrine, aucun repentir dans une œuvre
sans fissures, aucun respect des dogmes établis ou des puissances
temporelles. Comme retiré dans un univers clos, Spinoza suit
sa pensée avec une rigueur totale. Libre de toute église, il ne
pratique pas la vertu de prudence chère à Descartes, mais il
échappe aussi aux hésitations dialectiques de Pascal de même
qu'aux timides arguties de Malebranche. Le premier, il va donner
mais ce sera pour le nier. Mais
une doctrine cohérente du miracle,
le miracle ou plutôt l'élimination du miracle est une charnière
trop importante de son système, secret encore mais déjà élaboré
«n 1670, pour qu'il se contente d'une réfutation philosophique;
il lui faut sur ce point obtenir une audience plus grande, acquérir
la conviction même des âmes simples et pour cela de philosophe
se muer en historien, en sociologue, en homme de bon sens ou
de sens commun; et c'est ainsi rabbi-
que, fort de son érudition
nique, il osera entrouvrir le catalogue de miracles qu'est l'Ancien
Testament et utiliser, dans un domaine jusque-là privilégié, cette
« Lumière naturelle » dont son maître Descartes lui a légué
l'emploi.
Or, pour le vulgaire, tout prodige est un miracle. Tout ouvrage
insolite de la nature est un ouvrage de Dieu. Par un curieux
mélange de dévotion et de haine de la science, toute dérogation
aux lois naturelles, ou plutôt toute dérogation à ce que sa pauvre
•expérience lui a enseigné, lui paraît un triomphe de la divinité.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 171
« La puissance de Dieu ne lui paraît jamais plus admirable que
lorsqu'il se représente la puissance de la nature comme vaincue
par Dieu (1). » Il faut se dégager de ce dualisme enfantin. Si
Dieu est l'Être infiniment parfait, il n'y a pas de distinction à
établir entre ce qu'il conçoit et ce qu'il veut. Donc, puisque
l'univers est le résultat d'un décret « divin, les lois universelles de
la nature sont de simples décrets divins découlant de la nécessité
et de la perfection de la nature divine (2) ». Dès lors, contredire
les lois de la nature c'est contredire Dieu ou croire que Dieu
puisse se contredire. On ne peut admettre aucun gauchissement,
on ne peut admettre plusieurs ordres oomme Pascal ou même
Malebranche. Si les lois de la nature sont les décrets mêmes de
Dieu, on ne peut en aucun cas restreindre leur domaine qui doit
s'étendre à tout ce que conçoit l'entendement divin. Le miracle
donc n'existe pas et n'a de sens que par « rapport à l'opinion des
hommes ». Bien plus, accepter l'existence du miracle, c'est se
refuser à connaître l'essence et l'existence de Dieu, c'est ravaler
la divinité au rang d'un thaumaturge. Refuser le miracle, c'est
au contraire dans le déterminisme universel voir se manifester
l'infinité de Dieu, son éternité et son immutabilité. C'est préci
sément dans un monde régi par la fantaisie et l'arbitraire que
nous devrions raisonnablement perdre la foi. La foi au miracle,
c'est l'acceptation, non de l'ordre divin, mais du désordre et du
chaos, qui « nous ferait douter de tout et nous conduirait à
l'athéisme (3) ».
Il est pourtant des faits irréductibles aux lois naturelles, dira
le vulgaire. Spinoza ne ruse pas et va choisir les miracles les
plus patents de l'Ancien Testament. Va-t-on croire avec Josué
à l'arrêt du soleil dans sa marche ou même comme Isaïe à sa
rétrogradation? Il est bien évident que l'Écriture Sainte par
ces assertions contredit les lois les plus simples de l'astronomie
et que l'on ne peut mettre au compte de Dieu les interprétations
ignorantes de quelques primitifs. A supposer même que les
faits soient exacts, tout cela ne relève que de ces prétendues
merveilles déjà étudiées par Aristote et Pline. Josué, en soldat
fruste qu'il était, n'a pu prêter attention « à quelque effet de
réfraction inaccoutumée (4) », causée peut-être par la présence
de glace dans l'atmosphère. Isaïe devant la rétrogradation de
l'ombre n'avait aucune idée des parhélies et a pu de bonne foi
(1) Appuhn, Spinoza (t. II,
(2) Ibid., p. 126.
3) Ibid., p. 132.
(4) Ibid., p. 51.
p. 124).

172 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
la prédire « par un moyen à sa portée, à savoir la rétrogradation
du soleil (1) ». Si la mer Rouge s'est ouverte devant les Hébreux,
ce n'est pas au geste de Moïse, mais sous l'effet d'un vent très
violent dont on ne fait pas mention dans l'Exode, mais dans le
Cantique (XV, 10) (2). Enfin, si Elisée ressuscite l'enfant, c'est
qu'il n'était pas mort et que le prophète l'avait réchauffé en se
couchant près de lui (3). Que faut-il donc conclure? C'est, encore
une fois, qu'i'Z n'est pas de miracle irréductible à des lois : « Tout ce
qui est réellement arrivé, est arrivé naturellement (4) ».
Mais un tel déterminisme n'est à portée que de l'homme
de science ou du philosophe; l'homme du peuple demeure à
l'écart de telles spéculations qui contredisent ses notions sim
plistes de l'efficace et de la liberté de Dieu. Spinoza abandonne dès
lors ce domaine pour celui des faits et décide d'aborder la réduc
tion du miracle biblique en historien et en sociologue. Le monde
de la Bible est un monde de primitifs dont il convient de recons
tituer la langue, les mœurs et la religion. Or,
la religion juive
ignore les causes moyennes et tout événement nécessite le recours
à Dieu. La prospérité et la ruine de Job sont le résultat d'un
décret divin. Tout désir et toute idée sont inspirés par Dieu.
Cette intervention incessante traduit simplement un naïf anthro
pomorphisme : « Quand l'Écriture dit que Dieu a endurci le
cœur de Pharaon, il faut donc croire que cela veut simplement
dire : Pharaon s'obstina. Et quand il dit que Dieu ouvrit les
fenêtres du ciel, cela signifie que la pluie tomba avec abon
dance (5). » Mais cette conception primitive de la divinité est
renforcée encore par le caractère poétique de la langue hébraïque.
Que de miracles fictifs qui ne sont que des métaphores, des orne
ments littéraires ou l'expression toute naturelle d'une littérature
orientale! Comment prendre au pied de la lettre la description
épique que fait Isaïe de la destruction de Babylone :

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 173
science historique et de la critique des témoignages. Or, tous ces
témoignages, Spinoza les trouve suspects; tous sont l'œuvre de
narrateurs prévenus, ignorants ou intéressés. « Dans leurs chro
niques et leurs histoires, les hommes racontent leurs propres
opinions plus que les faits réellement arrivés (1). » Le récit de
Josué est le fait d'un fanatique et d'un ignorant : il ne sait pas
que le soleil est immobile, mais il n'est pas fâché de prouver aux
adorateurs du soleil que leur astre est à la merci de Jéhovah.
La propagande religieuse exige que le peuple croie à l'incessante
présence de Dieu qui s'irrite, se contriste de nos péchés, stérilise
ou rafraîchit la terre, brûle les cités et ruine les empires. Enfin,
faut-il exclure le mensonge pieux, « l'addition faite aux livres
sacrés par des hommes sacrilèges (2)? »
Ainsi donc, le miracle n'existe pas, car il contredit tout ce que
la lumière naturelle nous enseigne sur la véritable religion. Croire
au miracle, c'est attenter à Dieu. Et tous les miracles de l'Ancien
Testament, lorsqu'ils ne sont pas de purs mensonges ou l'expres
sion poétique d'une rhétorique orientale, sont réductibles à des
faits naturels masqués par l'ignorance, la prévention et l'intérêt
de primitifs narrateurs. Pour la première fois dans la pensée
occidentale,
une doctrine cohérente éliminait le miracle. Mais Spi
noza sur ce point dépassait la logique même du cartésianisme;
non content d'exposer une méthode, il l'appliquait impérieu
sement dans un domaine jusque-là sacré. Avec lui, le problème
du miracle passait du stade philosophique au stade polémique.
Une telle rigueur fit scandale; aucun esprit chrétien, même
libéral, ne put assimiler la pensée de Spinoza. Le cas de Pierre
Bayle est caractéristique, par les limites mêmes de son audace,
dans la fameuse affaire de la Comète de 1680. Spinoza, dédaigneux
d'une banale actualité, aurait refusé de répondre « aux questions
de plusieurs personnes curieuses ou alarmées » (3) et de pro
mouvoir sa doctrine par des moyens de journaliste. Bayle sait
bien que les « bonnes âmes » ont pu être rassurées par maints
ouvrages qui depuis 1665 ramènent (4) ces étranges météores
aux lois naturelles. Mais n'était-ce pas là un prétexte unique
(1) Appuhn, Spinoza (p. 140).
2) Ibid., p. 139.
(3) Pensées diverses sur la Comète (Avis au lecteur, édit. Prat, t. I,
p. 3).
(4) Particulièrement P. Petit, Dissertation sur la nature des Comètes (Paris,
1665), et M. Mallement de Messange, Dissertation sur les Comètes (Paris,
1681).

174
pour exposer,
l'auditoire,
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
sous le couvert d'une actualité qui seule grossit
quelques idées qui lui étaient chères et d'écrire un
traité contre toutes les superstitions populaires, tous les prodiges.
Or, du prodige au miracle, il n'y a qu'un pas. Ne retrouverait-on
pas l'influence de Spinoza au passage,
parmi les mille détours et
les longues digressions des Pensées diverses? Nous avons déjà
quelques repères. En 1681, Bayle possède le Tractatus et le
connaît bien; sans aucun doute, il a trouvé dans le chapitre VI
un écho à ses propres exigences rationnelles et peut-être un
modèle. Mais il est engagé dans le siècle; il a accepté à Sedan
comme à Rotterdam des fonctions officielles, alors que Spinoza
refusait à l'électeur palatin la chaire de Heidelberg. De plus,
rompu aux discussions encore fort scolastiques de la théologie
calviniste, fort peu dogmatique et sensible aux aspects ondoyants
de la réalité, Bayle n'aura jamais une véritable unité de doctrine.
Aussi bien, tant par prudence que par tour intellectuel, ses
opinions sur le miracle resteront singulièrement modérées. Il se
refusera dans les Pensées diverses à faire le lit d'un spinozisme
brutal. Il se bornera aux idées « inquiétantes » qui ne heurtent
pas de front et font penser. Comme Pascal, il veut être de plain
pied avec le lecteur que Spinoza effare et scandalise. Avant d'être
philosophe, il se fait pédagogue et sait que les idées cheminent
lentement.
Or, il ne saurait choquer l'opinion fortement travaillée par
un demi-siècle de cartésianisme en séparant soigneusement le
prodige du miracle. Il cite ses sources, avoue sa filiation carté
sienne (1) et reconnaît sa dette envers Malebranche (2). Il vient
de lire le récent Traité de la nature et de la grâce et la doctrine
du miracle esquissée par l'Oratorien lui paraît si satisfaisante
qu'il lui souhaite des détracteurs, pour l'obliger à « débrouiller
ce nouveau système d'où on pourrait... tirer de grandes utili
tés (3) ». Comme lui, rationaliste et mécaniste, il est persuadé
que « ce qu'on appelle prodige est souvent aussi naturel que les
choses les plus communes », car « l'auteur de la nature va toujours
son grand chemin et suit la loi générale qu'il a établie ». (4) Les
prodiges où le vulgaire voit des dérogations à ces lois n'en sont
que des applications moins évidentes. Bayle reprend même la
doctrine des causes occasionnelles. Ce sont celles qui, modifiant
l'application des lois générales que Dieu voulut simples mais
(1) Prat, op. cil. (t. II, p. 197).
(2) Ibid., t. II, p. 239-242.
3 Ibid., t. II, p. 242.
(4) Ibid., t. I, p. 171.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 175
fécondes, donnent parfois l'illusion du surnaturel (1). Mais
Bayle n'est pas un doux contemplatif formé à l'Oratoire; on ne
retrouve pas, dans la pensée incisive de son ouvrage, l'enthou
siasme de Malebranche devant les miracles quotidiens de l'ordre
divin qui préside à l'éclosion des fleurs et à la maturité des fruits.
Esprit positif, il cherche des règles critiques; sensible à l'expé
rience comme peu le furent en son siècle, il veut un critère
pratique du fait miraculeux. Il écarte délibérément toutes les
poétiques arguties de son prédécesseur et ses interventions angéliques;
préfigurant déjà la doctrine moderne de l'Église catho
lique (2), il distingue le miracle du prodige par le critère de
l'utilité. La raison d'être du miracle, la seule légitimité de toute
dérogation aux lois naturelles, c'est la gloire de Dieu, l'édifica
tion des âmes, la promotion de la vraie foi. Les miracles sont
nécessairement conformes à la bonté divine, et tous ceux qui
portent de façon incontestable ce caractère d'édification pieuse
ne sont pas mis en doute par Bayle, tels les miracles de Moïse,
de Jésus-Christ et des apôtres. En revanche, l'effet miraculeux
des comètes est inconcevable, car il enfoncerait davantage
encore les idolâtres dans le culte des faux dieux.
On ne saurait être plus orthodoxe. Néanmoins, si cette défiance
modérée à l'égard de l'extraordinaire, ce goût de l'évidence,
cette prudence pleine de respect pour les choses religieuses sont
bien dans la tradition cartésienne, le ton est nouveau, d'une
âpreté qui fait penser au Tractatus; et sur deux points, notre
inquiétude s'éveille. Tout d'abord, remarquons l'isolement com
plet des vérités de foi qui échappent aussi bien à la raison qu'à
la morale, car le miracle ne connaît point de justification ration
nelle et l'athée peut être vertueux. Que devient donc la religion
ainsi mise à l'écart, sans intérêt théorique ou pratique, incapable
de satisfaire les exigences de l'esprit et les exigences de l'action?
Ne doit-elle pas bien vite se mourir d'étiolement? N'est-ce pas
une manœuvre finalement aussi efficace que la négation sans
nuances de Spinoza? D'autre part,
rien n'est plus curieux que
le passage à la limite de cette doctrine du miracle. Bayle —
est-ce
un hasard ou une intention de rencontre? — prend pour exemple
l'épisode du chapitre VII de l'Exode où Dieu lui-même déclare :
« J'endurcirai le cœur de Pharaon »; or, Spinoza s'en était
déjà servi dans le chapitre VI du Tractatus et il en avait rapi-
(1) Cf. t. II, p. 195.
(2) Cf. Dictionnaire apologétique de la foi catholique (édit. d Aies, Beau-
article Miracle).
.8
chesne, Paris, 1919,

176 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
dément fait justice par une explication purement linguistique (1).
Rien n'est plus embarrassant pour Bayle que ce prétendu miracle
qui échappe à son critérium cui bono; il est à notre jugement
humain, nuisible à la cause de Dieu, puisque contraire à la jus
tice et à la bonté divines. Et pourtant, si le fait est avéré, Bayle
l'acceptera par un acte de foi, délibérément absurde : « Si nous
avions une révélation expresse qui nous assurât que l'intention
du Saint-Esprit a été que ces paroles fussent prises dans toute
la rigueur de la lettre, l'Église ne manquerait pas d'y déférer,
imposant silence à la raison et lui démontrant que, puisque Dieu
qui est la règle et la source de la sainteté et de la justice nous
déclare qu'il a endurci le cœur de Pharaon au pied de la lettre,
cet endurcissement est un acte qui ne choque ni sa sincérité, ni
sa justice, ni sa sainteté (2). » Que de réticences et d'arguties
dans cet acte de foi! M. Delvolvé peut s'inquiéter à juste titre
d'une aussi minutieuse orthodoxie (3). Acculés à accepter un
« miracle » qui ne répond plus au critérium moral, nous sommes
tentés d'en contester l'authenticité, même au prix d'une exégèse
historique. Nul doute que sur ce point précis Bayle ne se soit
souvenu de Spinoza.
Le livre de Bayle, complété en « 1683, jouit pendant neuf ans
d'une paix assez glorieuse » et attira à l'auteur des éloges « de
la part de plusieurs personnes d'État et d'érudition ». (4) Même
le pasteur Jurieu fut longtemps bienveillant; puis les disputes
d'ordre politique qui opposèrent les deux hommes, une douzaine
de libelles échangés entre 1691 et 1694 aiguisèrent à la fois la
haine et la clairvoyance. Jurieu flaira le danger d'une doctrine
aussi déterministe et reprocha vivement à Bayle « son dessein
d'établir que Dieu ne fait jamais de prodiges et de choses extraor
dinaires pour être des présages de l'avenir et que les tremble
ments de terre, les météores extraordinaires, les apparitions, les
voix, les monstres, etc., se font par des voies naturelles et néces
saires ». De même qu'Arnauld avait poussé Malebranche à préci
ser bien malgré lui sa doctrine, Jurieu contraint Bayle à appro
fondir la sienne. Sans doute Bayle maintient-il sa croyance aux
miracles de l'Écriture, moyennant leur utilité pour la bonne
cause : = Bien entendu que s'il y a quelque part des feux extra
ordinaires visibles seulement ou à quelque ville ou à quelque
« (1) Quand l'Écriture dit que Dieu a endurci le coeur de Pharaon, il faut
croire que cela veut simplement dire : Pharaon s'obstina » (cf. Appuhn,
t. II, p. 144).
(2 Pensées diverses... (édit. Prat, t. II, p. 224).
13) Essai sur Pierre Bayle (thèse, Paris, 1906, p. 49).
(4) Additions aux . Pensées diverses », Avertissement au lecteur.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 177
pays qui connaisse le vrai Dieu comme il en parut autrefois sur
la ville de Jérusalem,
on peut les prendre pour des signes envoyés
par une Providence toute particulière (1). » Mais il se défend
de l'accusation d'athéisme par un argument qui n'est plus un
argument de foi : « N'est-ce pas poser un Dieu infini en ses per
fections que de rejeter une doctrine parce qu'on la trouve peu
conforme aux attributs infinis de Dieu? Or, je rejette la doctrine
des comètes parce que je la trouve peu conforme aux attributs
infinis de Dieu. Il faut donc nécessairement que je pose pour la
base et pour le principe de mon raisonnement l'existence d'un
Dieu infini dans ses perfections. » N'est-ce pas l'écho du Trac
tatus? La croyance au miracle, disait Spinoza, « non seulement
ne pourrait donner aucune connaissance de Dieu, mais au con
traire ravirait celle que nous avons naturellement et nous ferait
douter de Dieu et de tout (2) ».
C'est à la fin de 1679 que Bayle se procure les Opéra Posthuma,
mais il est probable qu'au moment où il rédige les Pensées diverses,
il n'a pas achevé d'assimiler les thèses ardues de l'Éthique. Sa
connaissance se précisera ensuite peu à peu, à la suite de mul
tiples enquêtes et réfutations, qui en Hollande même attireront
l'attention sur la personne et l'œuvre de Spinoza. Aussi faut-il
chercher dans le tome V du Dictionnaire l'état définitif de la
pensée de Bayle sur l'interprétation spinoziste du miracle. Or,
il semble bien que son antipathie pour l'Éthique ait gâté sa
sympathie spontanée pour les thèses du Tractatus. Sous la
critique rationnelle, Bayle, avec autant de clairvoyance que
Pierre Yvon, décèle maintenant les théorèmes du Ier livre de
l'Éthique : « La nature et Dieu sont le même être, de sorte que,
si Dieu faisait quelque chose contre les lois de la nature, il
ferait quelque chose contre lui-même, ce qui est impossible (3). »
Une telle hypothèse indigne Bayle, parce qu'elle ôte à Dieu son
caractère de législateur libre et en fait le jouet d'une force aveugle
et nécessaire. Prétendre ensuite qu'aucune volonté particulière
de Dieu ne peut rompre cette loi d'airain est une pure pétition
de principe. Bien plus, croyant avoir reconstitué le substrat méta
physique de la doctrine spinoziste du miracle, il va faire rejaillir
sur elle les attaques d'une ironie facile dont il avait criblé le
fameux panthéisme. Puisque la puissance de la nature est infinie,
elle peut aussi faire des miracles et par exemple rendre la vie
à un mort. N'importe quelle modification de ce grand tout est
(1) Cité par Prat, t. I, p. 171, note 1.
(2 Appuhn, t. II, p. 132.
p. 217).
(3) Dictionnaire critique (t. V,
Y. VERNIÈHE, I 12

178 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
possible et Spinoza « ignorait les suites de son principe lorsqu'il
disait (on m'a affirmé qu'il disait cela à ses amis) que, s'il eût
pu se persuader la résurrection de Lazare, il aurait brisé en
pièces tout son système (1) ».
N'insistons pas. Il est certain que l'antipathie de Bayle pour
le panthéisme spinoziste, que d'ailleurs il ne comprend guère,
est sincère. L'occasion est belle d'étaler son zèle contre un athée
pour excuser ses propres hardiesses. Bayle, au sujet du miracle,
se replie donc sur une position cartésienne modérée;
son ratio
nalisme, étayé sur le sens commun, l'éloigné des subtilités gnostiques
de Malebranche et de ses interventions angéliques pour
préserver le déterminisme divin. Mais quelle est la valeur pro
fonde de cette orthodoxie? Quelle est la mesure de sa sincérité?
Quelles sont les limites de sa prudence? Avec quel soin ne pré-
cise-t-il pas dans le Dictionnaire le domaine réservé qu'il ne
veut pas entamer! Le miracle est possible, certes, mais unique
ment dans le monde de l'Écriture Sainte (2). Et pour Bayle,
comme pour Spinoza, comme pour Balthasar Bekker (3), le
but essentiel du philosophe est de « désenchanter » le monde,
à savoir le nôtre.
Il faut donc avouer que le problème du miracle n'est abordé
en France qu'avec beaucoup de réserve et de pudeur; les esprits
religieux se méfient de toute controverse sur ce sujet délicat
et les libertins n'y font que des allusions détournées. Au fond,
un même rationalisme les unit dont la source est Descartes. Il
fallait un franc-tireur pour attaquer Spinoza de front, pour mettre
au jour les impiétés du VIe chapitre du Tractatus : ce fut Pierre-
Valentin Faydit. Né à Riom en 1644 et petit-neveu du R. P. Sir-
mond confesseur du roi, entré à dix-huit ans à l'Oratoire, il se
fit remarquer très tôt par la singularité de sa conduite et de ses
opinions. En 1669, ses supérieurs faillirent l'exclure et s'y
résolvent en 1671. Esprit sans profondeur, d'une érudition fan
taisiste, très caustique, il adore la polémique. Toute querelle
théologique le met en joie, excite sa verve, provoque ses bons
mots et ses anecdotes méchantes. Somme toute, une caricature
(1) Dictionnaire critique.
(2) Ibid. : « Je veux dire, afin d'ôter toute équivoque, la possibilité des
événements racontés dans l'Écriture. »
(3) De betoverde Weereld, Leuwarden, 1691 (traduit e* édité à Amster
dam en 1694 sous le titre le Monde enchanté).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 179
du grand Arnauld ou une joviale figure de moine ligueur. Ni un
voyage à Rome, ni la charge d'official puis de grand vicaire au
siège de Nevers, ni même l'âge ne peuvent l'assagir. En 1696, son
ouvrage sur YAltération du dogme théologique par ta philosophie
d'Arisiote le fait enfermer à Saint-Lazare. En 1699, il plaisante
sur la lutte de Molinos et de Malebranche dans sa Presbyiéro-
machie; en 1700, il tourne Fénelon en ridicule dans la Téléma-
comanie. Ses Remarques sur Virgile et Homère et sur le style
poétique de l'Écriture Sainte (1) en 1705 lui valent enfin une lettre
de cachet qui l'exile à Riom, où il meurt en 1709. Un an plus
tard paraissaient en Hollande ses Nouvelles Remarques ou les
sophomories des sages et des savants (2). Ces deux derniers recueils,
malgré les plaisanteries de mauvais goût et les rapprochements
burlesques, révèlent beaucoup de lecture sinon beaucoup de
bon sens. Valentin Faydit, ennemi des idées neuves, flaire avec
joie l'hétérodoxie des Malebranche et des Richard Simon. Mais
le premier en son siècle, avec une vigueur qui étonne et une
perspicacité digne de Bossuet, il en montre l'unique source,
Spinoza. Or, il connaît parfaitement l'œuvre du philosophe de
La Haye. Il a lu le Tractatus dans l'édition latine de 1670 et en
fait de longues citations; il a compulsé les Cérémonies des Juifs,
titre donné en 1678 à la traduction de Saint-Glain et qu'il attribue
faussement à Leclerc (3); il s'est même aventuré dans l'Éthique
et dans le reste des Opéra Posthuma (4). L'idée d'une réfutation
lui vint au cours d'une conversation avec un disciple de Male
branche, Lélevel; celui-ci prétendait renverser Spinoza « sans
pourtant en faire connaître le venin entier et sans révéler ni
développer aux lecteurs la profondeur et la solidité de ses rai
sonnements », et ajoutait avec bonne foi : « Si je découvrais au
jour le véritable système de Spinoza et que je voulusse en faire
comprendre toute la force, j'appréhenderais de faire bien des
mpies et d'ébranler la religion. Enfin j'aimerais mieux avoir un
(1) Où l'on réfute les inductions pernicieuses que Spinoza, Grotius et
M. Leclerc en ont tirées et quelques opinions particulières du Père Male
branche, du sieur l'Ëlevel et de M. Simon (Paris, Jean et Pierre Cot, 1705,
in-12).
(2) Dans lequel on réfute les erreurs des spinozistes, sociniens et armi
niens et les opinions particulières et hétérodoxes des plus célèbres auteurs
tant anciens que modernes (Amsterdam, François Lhenoré, 1734, in-12,
1"
édit., 1710, s. I.).
« (3) Dans le livre abominable qu'on dit qu'il a fait sous le nom de Céré
monies des Juifs qui n'est autre chose qu'une pure traduction du Tractatus
theologico-poliiicus de Spinoza » (Remarques sur Virgile et sur Homère,
p. 1031.
(4) Il n'y a que la Morale et les Œuvres Posthumes de Spinoza qui ne
soient pas aussi connues que son Theologico-politicus (ibid., p. 199).

180
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
bras coupé que d'expliquer en français Spinoza tel qu'il est et
que je le conçois, car la moitié des gens qui se mêlent de le lire
ne l'entendent pas, faute de pénétration et d'élévation d'es
prit (1). » Valentin Faydit n'a cure de cette prudence et pour
suit sa relation : « Je ne pus m'empêcher de lui rire au nez et de
lui dire qu'il ne devrait pas avoir ce scrupule et qu'au contraire
il rendrait un grand service à l'Église et convertirait tous les
impies et tous les libertins, s'il mettait Spinoza dans toute sa
force et sa clarté. » Dès lors, il reprit l'idée à son compte avec une
naïve autorité. Bon humaniste mais piètre philologue, il délaisse
la critique scripturaire. Ce qui le frappe avant tout dans l'œuvre
spinoziste, c'est la réduction incessante du miracle. Ce qu'il décèle
avec netteté, c'est que tout miracle devient pour Spinoza sus
ceptible d'une interprétation naturelle ou poétique. « Spinoza
ne veut point de miracle en façon quelconque et prétend qu'il
n'est jamais arrivé et n'arrivera jamais et qu'il est même impos
sible de toute sorte d'impossibilité qu'il arrive jamais que Dieu
déroge aux lois générales qu'il a établies dans la matière, qui est
le seul cas qu'on puisse qualifier proprement du nom de miracle,
parce qu'il prétend que cet ordre immuable et ces lois générales
de la nature sont Dieu même. Mais il dit que ce que l'Écriture,
pour se conformer aux idées et au langage du vulgaire ignorant,
appelle miracle, n'est autre chose que ce qui est extraordinaire
et qui n'arrive que rarement et dont le vulgaire ne connaît pas
la cause prochaine et naturelle (2). » Dès lors, avec méthode et
non sans complaisance, Faydit énonce les conséquences de cette
doctrine et passe en revue les miracles de l'Ancien Testament.
Le déluge biblique n'a nullement pour cause occasionnelle les
péchés de l'humanité, mais s'explique tout aussi naturellement
que « les pluies du printemps » ou tout aussi poétiquement que
le déluge de la mythologie grecque (3). Le passage de la mer
Rouge n'est qu'un récit hyperbolique, comparable au passage de
la mer de Pamphilie par Alexandre rapporté par Josèphe et
Arrien (4). Moïse n'est qu'un sourcier à baguette, la manne n'est
qu'une rosée à goût de miel fréquente en Syrie (5). La verge
d'Aaron qui fleurit et donne des fruits fait penser à la massue
(1) Ibid., p. 199-200. Henry Lelevel d'Alençon entre à l'Oratoire en 1677
et fut congédié en 1681. Il n'est connu que par un violent ouvrage contre
Régis, La Vraie et la Fausse Métaphysique, Rotterdam, 1694 (cf. Francisque
Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne, Delagrave, 1868, t. II,
p. 349).
(2) Nouvelles Remarques... (II, chap. 11, p. 334).
p. 242.
3) Ibid.,
(4 Ibid., p. 248.
5) Ibid., p. 264.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 181
d'Hercule qui prit racine (1). Enfin si la journée de Gabaon a
paru si longue, ce n'est pas dû à l'arrêt du soleil, mais à la réver
bération de la neige (2). Faydit refuse de distinguer entre les
explications comparatistes propres à Huet et les explications
naturelles ou stylistiques de Spinoza. Avec belle humeur, il n'y
voit que folie. Un miracle n'a pas à s'expliquer, mais doit être
admis et cru; toute tentative d'explication traduit un dangereux
esprit d'examen. Expliquer l'Écriture, « c'est se jouer de l'Écri
ture ». Avec verdeur, il réplique au comparatisme qui met sur
le même plan Alexandre et Moïse, la longueur du jour de Josué
et la longueur de la nuit d'Ulysse et de Pénélope (3), Aaron et
Hercule, la fable antique et le livre de vie. Avec une simplicité
d'âme qui finit par ressembler a du courage, il revient aux
anciens critères; six cent mille Juifs étaient témoins du passage
de la mer Rouge; la manne n'est pas une rosée naturelle puisque
Jésus ni saint Louis n'ont pu en profiter. Mais croit-il vraiment
à la valeur des arguments qu'il donne, quand il vient dans le
même ouvrage de prouver l'excellence de la théologie de Virgile
et d'Homère (4)? Derrière le bel esprit, souvent bien lourd
d'ailleurs,
on sent la mauvaise conscience. A quoi sert de clamer
contre l'impiété si l'on est incapable de la réduire? A quoi bon
citer des pages entières du Tractatus (5), quand on ne peut le
réfuter? A quoi bon insulter Malebranche et le traiter d'hypo
crite (6), pour se rétracter ensuite (7)? Il faut l'avouer; Valentin
Faydit est un propagandiste dangereux pour la cause même qu'il
veut défendre. Et l'on comprend maintenant les haines que
suscita contre lui ce pauvre Trissotin d'église, les lettres de cachet
et l'exil en Auvergne. Honni par tous, méprisé par Bossuet,
ignoré par Fénelon, férocement attaqué par Richard Simon qui
se donne la joie de relever les puérilités et les sottises de sa
8
» pi-
(1)
(2 Ibid., p. 334.
(3) Remarques... (p. 239).
(4 Ibid., p. 86.
(5) Notamment ibid., p. 104 à 107, depuis « Ostendi Scripturam non
docere... » (Tractatus, édit. Appuhn, t. II, p. 137 à 139).
(6) Ibid., p. 128-129 (mot à Malebranche au cours d'un Te Deum pour
Nouvelles Remarques... (p. 304).
la naissance de Mgr le duc de Bretagne : « Que faites-vous donc ici, Pater?...
Vous riez dans votre âme et sous cape de notre dévotion et vous dites en
vous-même que nous sommes bien simples et de grands idiots de croire
que ce soit Dieu par une volonté particulière qui a rendu la santé au roi
et a donné un fils à son petit-fils »).
(7) Ibid., p. 604 : « Quoique je confonde quelquefois le Père Malebranche
avec Spinoza et M. Le ...je Clerc, suis bien éloigné de croire que ce savant
prêtre soit dans les mêmes erreurs que ces deux hérétiques. J'ai voulu dire
seulement qu'on peut tirer des conséquences de ses principes en faveur de
leur doctrine. »

182 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
toyable rapsodie », Valentin Faydit a cependant un mérite :
montrer l'importance de la doctrine spinoziste dans la pensée
de son temps, l'influence qu'elle exerce chez ceux qui s'en croient
les plus éloignés, la désaffection de plus en plus grande des
esprits chrétiens éclairés pour l'argument apologétique tradi
tionnel qu'est le miracle.
Or,
cette désaffection est partout sensible. Voici de pieux
esprits comme Louis Ellies Du Pin qui admettent imprudem
ment la théorie de la fraude pieuse. Dès 1686, l'année même de
l'Histoire des oracles, il attaque les impostures chrétiennes avec
la même vigueur que Fontenelle mettait à accuser les superche
ries des prêtres païens : « C'est la piété peu éclairée de certaines
gens qui se sont imaginés rendre service à l'Église en supposant
des monuments ecclésiastiques ou profanes en faveur de la
religion et de la vérité... C'est ce même motif qui a porté les
catholiques à inventer de fausses histoires, de faux miracles,
de fausses vies de saints pour nourrir la piété des fidèles... Ce
serait une honte d'appeler le mensonge et la fausseté à son
secours et il ne faut jamais se servir de ces sortes de voies que
la vérité et la sincérité condamnent,
quelque bon effet qu'elles
puissent avoir (1). » Belle leçon d'honnêteté intellectuelle que
Bossuet en 1692 ne saura guère apprécier et que le jésuite Baltus
trouvera ridicule : « On ne souffre point dans l'Église catholique
de reliques supposées ni de faux miracles (2). » Et pourtant,
Ellies Du Pin n'est pas un trublion. Il ne fait que traduire les
meilleures exigences de son siècle, le besoin d'évidence ration
nelle, dans un domaine jusque-là privilégié. Mais surtout,
il ne
fait que réagir contre la montée grandissante de la superstition.
Paul Hazard a montré l'emprise de la magie sur les consciences
du temps et l'action même des pouvoirs publics contre les faiseurs
de miracles. Depuis 1672, Louis XIV intervient directement
dans les procès de sorcellerie en ouvrant les prisons de Rouen. En
1679 débute la terrible affaire de la Voisin. Pendant trois ans,
près de cinq cents inculpés font d'invraisemblables aveux,
(1) Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques (André Pralard, Paris,
1698 (approbation des théologiens de Paris, 30 janvier 1686), t. I, Préface,
p. 35).
(2) Suite de la réponse à P «Histoire des oracles » (Doulssecker, Strasbourg,
1708,'p. 339). En cas d'erreur, ajoute-t-il, toute créance abusive « qui vient
d'un bon principe et d'une pieuse disposition du coeur ne peut pas déplaire
à Dieu ».

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 183
révèlent un monde obscur de messes noires, d'évocations d'âmes,
de sabbats et de crimes. Ce monde a ses prophètes, ses rites et
ses miracles : une monstrueuse parodie de la religion catholique
■étalait aux yeux des esprits les moins prévenus le danger du
merveilleux, la fourberie des thaumaturges, l'alliance de l'erreur
et du mystère. Or, cette mentalité primitive qui reparaissait
•curieusement dans un siècle qui se croyait éclairé, Spinoza
l'avait déjà dénoncée dans son chapitre des « Miracles ». Cette
même ignorance et cette même prévention qu'il décelait au temps
de Josué et d'
Isaïe, ses propres contemporains les retrouvent
dans les faits divers du temps : c'est le Dauphinois Jacques
Aymar, sourcier et sorcier comme Moïse, qui séduit Brossette et
irrite Boileau (1). Une génération plus tard ce seront les convul-
sionnaires de saint Médard et les miracles sur la tombe du diacre
Paris. Dès lors, une étonnante pudeur saisit les apologistes. Il
est remarquable que Pascal et Abbadie (1684) soient les derniers
à utiliser de façon méthodique l'argument des miracles, si nous
exceptons l'attardé qu'est le Père Baltus. Tous les autres, de
Huet à Fénelon, de François Lamy à Régis, cartésiens, sceptiques,
malebranchiens, répugnent au jeu puéril et contestable de la
thaumaturgie. Tous, d'inspiration mystique ou d'obédience ration
nelle, tiennent à une religion spiritualisée, dégagée d'une primi
tive matérialité. On ne doute pas des miracles de Moïse ou de
Josué, mais on préfère ne pas en parler. On ne doute pas des
voit plutôt des signes que des
miracles du Christ, mais on y
preuves. Le cas le plus probant est donné par Bossuet. Dans son
•œuvre énorme, le prédicateur n'a jamais parlé des miracles de
l'Ancien Testament et deux fois seulement des miracles du
Christ. Le 6 décembre 1665, deuxième dimanche de l'Avent,
alors que l'évangile du jour le contraint à parler de Jésus guéris
sant les malades, loin d'insister sur la valeur probante des
miracles sensibles, il voit que n'y les signes sacrés d'autres miracles
spirituels qui seuls expriment la mission de vérité, d'équité et
de bonté du Rédempteur : « Ce n'est plus en illuminant les
aveugles, ni en faisant marcher les estropiés, ni en purifiant les
lépreux, ni en ressuscitant les morts que Jésus-Christ autorise
sa mission et fait connaître aux hommes sa divinité. Mais ces
miracles sensibles,
qui ont été faits par le fils de Dieu sur des
personnes particulières et pendant un temps limité, étaient les
■ (1) C'était au siècle de Dagobert et de Charles Martel qu'on croyait de
pareils imposteurs, mais sous le règne de Louis le Grand, peut-on prêter
l'oreille à de pareilles chimères?» (lettre à Brossette du 30 septembre 1706,
•.citée par P. Hazard, Crise de la conscience..., t. I, p. 238).

184 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
signes sacrés d'autres miracles spirituels qui n'ont point de
bornes semblables (1). » Vingt ans plus tard, lorsqu'il achève en
1695 ses Méditations sur l'Évangile,
sa doctrine n'a pas changé.
Développant le mot du Christ dans saint Jean « (XIV, 10-12) Ne
croyez-vous pas que je suis en mon Père et mon Père en moi?
Croyez-le du moins à cause des œuvres que je fais », il insiste
sur le caractère vulgaire des preuves matérielles (2) : c'est par
l'amour que doit se faire la conversion, par l'intuition immé
diate de la divinité du Christ. Les vrais, les seuls miracles sont
dans la réussite du christianisme. La meilleure preuve, c'est que
les miracles des apôtres sont plus grands que ceux du Christ,
non pas les miracles chétifs racontés dans les Actes, mais la
conversion d'un monde soulevé par la prédication apostolique :
« Celui qui croit en moi non seulement fera les œuvres que je
fais, mais il en fera encore de plus grandes. » Dès lors le miracle
est dans la conquête des âmes, miracle spirituel incessant dans
l'Église et que Bossuet lui-même obtient par sa voix inspirée, du
haut de sa chaire ou dans ses lettres de direction. Nous voilà
donc bien proches de la doctrine de la Société de Jésus que
contestait Pascal. Bossuet, dans son apologétique purifiée,
rejoint sans s'en douter Érasme qui affirmait à Episcopus que le
christianisme ne dépendait pas des miracles : « Non pendet
religio Christianorum a miraculis (3); » l'évangélisme qui selon
Guillaume Postel écartait le miracle de l'apologétique : ; Nullis
miraculis opus esse ad confirmationem religionis » (4); et même
le fameux mot de Luther : « Si j'étais obligé de choisir, je m'en
tiendrais volontiers à cette prédication du Christ et je renon
cerais à ses miracles, qui ne me servent de rien (5). » Certes,
Bossuet ne croit pas être obligé de choisir et ne veut rien mutiler
d'une tradition qu'il croit authentique. Il sait très bien qu'aucune
philosophie, pas plus celle de Descartes que celle de Spinoza,
ne le mènera au Dieu des chrétiens : s Nous avons besoin parmi
nos erreurs, non d'une philosophie qui dispute,
mais d'un Dieu
qui nous détermine dans la recherche de la vérité. La voie du
raisonnement est trop lente et trop incertaine. Le chrétien n'a
rien à chercher parce qu'il trouve tout dans la foi, le chrétien
(1) Second Sermon pour le IIe dimanche de l'Avent (in Œuvres complètes,
édit. Lâchât, Paris, Vives, 1862, t. VIII, p. 178).
(2) Ibid., t. VI, p. 518 sq.
(31 Lettre à Episcopus, Ie' septembre 1528 (édit. Leclerc, t. III, ép. 974).
(4) Alcorani et Evangelislarum concordia, prop. 28 (Paris, Gromorsius,
(5) Préface à la traduction du Nouveau Testament (traduction Reuss,
t. XVII, Introduction, p. 18).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 185
n'a rien à prouver parce que la foi lui décide tout... L'homme
a été instruit par une voie courte, parce que sans aucun circuit
de raisonnement l'autorité de la foi l'a mené dès les premiers
pas à la certitude (1). » Mais l'évidence matérielle des miracles
ne saurait réussir où échoue l'évidence rationnelle. Il est curieux
de voir Bossuet poser un jalon entre la méthode d'immanence
chère à Pascal et le Dieu du vicaire savoyard, donnée immédiate
de la conscience. A qui doit-il ce refuge? A qui attribuer ce gau
chissement de l'apologétique traditionnelle, qui depuis saint
Thomas cumulait les preuves positives et les preuves rationnelles?
Qui faisait donc renoncer à la raison l'homme qui crut un instant
utiliser Descartes au profit de l'Église, et renoncer à l'histoire
l'écrivain des Variations? Quelques chapitres seulement d'un
livre menu, mais définitif, que Bossuet cachait au fond de sa
bibliothèque et ne citait jamais (2), et qui montrait avec candeur
que le miracle n'existait pas et que l'exercice de la raison menait
à un tout autre Dieu que celui des chrétiens. Spinoza avait gagné
une première bataille.
La prophétie.
« Le plus grand des prophètes.Moïse,
n'a jamais fait un raisonnement véri
table. »
Spinoza, Tract, iheol.-pol.
(Appuhn, t. II, p. 236).
« Il ne faut pas prendre pour la pa
role de Dieu ce qui pourrait n'être que
l'imagination des hommes. »
M. de Valincour, Lettre à Bossuet,
17 septembre 1703.
Si le miracle frappe les sens par son évidence matérielle, les
prophéties apparaissent comme des miracles d'ordre intellectuel.
Ce n'est pas la toute-puissance de Dieu qui se révèle par une
action directe sur la nature, mais son omniscience qui se commu
nique à quelques hommes privilégiés, les prophètes. En un sens
large,
est prophétie toute parole émise sous l'influence d'un
instinct divin, prédiction, mais aussi entretien, exhortation
morale ou même grâces d'état du ministère sacerdotal. Mais
la définition ordinairement se restreint à une connaissance sur-
a 1) Œuvres complètes, t. VIII, p. 182.
2) Cf. P. Hazard, Crise de la conscience européenne (t. I, p. 270).

Ï86 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
naturelle ou même à une prédiction infaillible d'événements
futurs naturellement imprévisibles (1). Entre simple inspiration
difficilement contrôlable et exacte prédiction, la distance est
grande, permettant et autorisant de nombreuses controverses. Les
théologiens du xvne siècle n'y ont pas échappé et Spinoza, en
posant le problème de la valeur et de la validité d'une connais
sance révélée, donc surnaturelle, les a forcés à préciser leur
doctrine (2).
Or, le point était d'importance. Alors qu'un miracle se discute
«t que l'on peut contester l'exactitude du fait, ou la véracité
du narrateur, on ne peut discuter une prophétie qui se réalise.
Lorsque de grands événements historiques comme la destruc
tion du Temple de Jérusalem ou la suprématie romaine, de
grands événements religieux comme l'arrivée de Jésus ou la
conversion des Gentils ne sont trouvés annoncés des siècles
auparavant, l'homme de mauvaise foi se tait et admire. Sans
la prophétie, le Nouveau Testament se détache de l'Ancien, la
vocation chrétienne de la vocation des Hébreux, la Jérusalem
•céleste de la Jérusalem terrestre et la venue de Jésus apparaît
comme un fait isolé, inexplicable, terriblement contingent dans
la vaste histoire du monde qui mène d'Adam jusqu'à nous.
L'apologétique chrétienne n'avait donc jamais cessé de renforcer
ce lien, de préciser de nouvelles analogies, d'éclaircir les obscu
rités. Deux écoles se faisaient jour; les réalistes se contentaient
de quelques prophéties éclatantes comme celle d'Isaïe annon
çant le règne de Jésus, fils de la Vierge, ou celle de Daniel dite
des « soixante-dix semaines », datant avec exactitude l'arrivée
du Messie; d'autres au contraire, fidèles au Pugio fidei compilé
avec des documents judaïques au xme siècle par le dominicain
Martini, donnaient une interprétation totale de l'Écriture fondée
sur le symbolisme (3) : à côté d'un sens « charnel » se développait
un sens spirituel accessible aux seuls chrétiens. Or, lorsqu'en
1670, Spinoza prit position, la controverse était à son comble
dans le monde chrétien, en l'absence de toute décision orthodoxe.
De même que chez les docteurs juifs, la méthode historique de
Rabbi ben Ezra s'était opposée au symbolisme de Maïmonide,
(1) C'est la définition de saint Thomas d'Aquin : « divina inspiratio,
rerum eventus immobili veritate denuntians » (cf. sur ce point Dictionnaire
de théologie catholique, Letouzey, Paris, 1936, t. XIII, p. 708).
(2) Elle ne l'a été que par le dernier concile du Vatican qui revient à la
définition restreinte du thomisme : la prophétie est prévision de l'avenir
et non manifestation de toute vérité révélée.
(3) L'ouvrage venait d'être édité et commenté par l'hébralsant bordelais
Joseph de Voisin en 1654 (cf. Fortunat Strowski, Pascal et son temps, t. III,
,p. 259-288).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 187
l'on voyait dans les Provinces Unies le vieil universitaire d'Utrecht
Voetius défendre un formalisme conservateur, contre les allé
gories plus ou moins cartésiennes professées à Leyde par Coc-
cejus. L'ami de Spinoza, Louis Meyer,
outre encore les thèses
•coccéiennes dans sa Philosophie interprète de l'Écriture (1). Mais
une secte nouvelle est apparue, pourchassée et par là mystérieuse,
celle des sociniens. Allant plus loin que le schisme arien, les
adeptes de Fauste Sozzini ne croient plus à la divinité du Christ :
les prophéties ne sont plus que des allégories, de véritables
fictions poétiques sans valeur littérale et sans force probante.
Le sage Grotius lui-même, dont le chris-
De Veritate religionis
iianae (2) fera encore l'émerveillement de Bayle et de Leibniz,
se laisse tenter par les arguments du socinien Crellius qu'il
■connaît en Hollande vers 1631, quatre ans avant de venir à
Paris comme ambassadeur de la reine Christine de Suède (3).
Bien inquiétante est sa doctrine de la prophétie. Sous prétexte
de réaliser la paix des Églises, Grotius reconnaît dans l'Écriture,
i, côté des livres inspirés afflatu divino, de simples livres de piété,
pio animi motu,
pour lesquels aucune intervention divine n'est
nécessaire : dictari a spiritu sancto nihil opus (4). Quant aux
prophéties sur le Christ,
rique acceptable,
elles ont un double sens : un sens histo
mais limité strictement au monde contempo
rain du prophète, et un sens allégorique qui n'a aucune valeur
d'argument. En France même, l'ambiguïté règne; mais les
•opinions larges de Grotius déclenchent une offensive. Albert
Monod a exhumé le Moyse dévoilé du protestant Girard des
Bergeries (5), invraisemblable recueil de toutes les figures de
l'Ancien Testament où de puériles analogies tiennent lieu de
preuves : Samson tuant le lion annonce Jésus tuant la mort;
le silencieux travail des constructeurs du Temple préfigure l'édi
fication pacifique de l'Église de Dieu. Neuf ans plus tard, en
1679, l'avocat parisien Louis Ferrand renouvelle l'interpréta
tion de deux prophéties messianiques, celle de Jacob dans la
Genèse et celle de Daniel (6) : son érudition historique, non
exempte d'arguties,
fera grosse impression sur les esprits du
temps et convaincra aussi bien Huet que Bossuet. La même
(1) Philosophia S. Scripturae inlerpres, exercilalio paradoxa (1663).
(2) Elzévir, 1636, in-12.
(3) Cf. Pradier-Fodéré, Essai biographique et historique sur Grotius et
son temps (en tête d'une traduction du De jure belli ac pacis, Paris, Guillau-
min 1867), et Bossuet, Dissertation sur la doctrine et la critique de Grotius
/in ouvres complètes, Paris, Coignard, 1747, t. II, p. 367).
(4) Volum pro pace ecclesiastica (article De canon, script., t. III, p. 672).
(5) Genève, 1670 (cf. De Pascal à Chateaubriand, Alcan, 1916, p. 63).
(6) Réflexions sur la religion chrétienne (Paris, Pralard, 1679,2 vol. in-12).

188 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
année, l'énorme Démonstration êvangélique de Huet attaque
Grotius et dans un parallélisme qui semble rigoureux, avec une
ampleur et une clarté d'exposition qui inquiètent, rattache au
Christ seul toutes les prophéties messianiques.
Mais nulle part l'ambiguïté n'apparaît avec plus d'évidence
que dans l'opposition de Pascal et de Bossuet. Pascal a lu Gro
tius (1) et lui emprunte son répertoire de prophéties. Mais la
prophétie est obscure et ne peut convaincre que l'esprit déjà
convaincu : « Le prophéties, les miracles et les preuves de notre
religion ne sont pas de telle nature qu'on puisse dire qu'ils sont
absolument convaincants (2). » Les fantaisistes que Pascal appelle
les « apocalyptiques » ne craignent pas les figures qui « semblent
un peu tirées par les cheveux (3) ». La méthode historique ellemême
ne semble pas sûre et Daniel ne prédit le Christ qu'à deux
cents ans près : « Les septante semaines de Daniel sont équi
voques pour le terme du commencement, à cause des termes de
la prophétie; et pour le terme de la fin, à cause des diversités
des chronologistes (4). » Pascal va-t-il conclure à l'inutilité
apologétique des prophéties, bonnes « pour ceux qui sont per
suadés d'ailleurs »? Bien au contraire. Cette obscurité des pro
phéties est la preuve même de leur valeur. Il fallait que le peuple
juif se trompât sur leur sens; en crucifiant le Christ au lieu de
l'adorer, il a été l'instrument de Dieu, le témoin fidèle et irrécu
sable d'une vérité qu'il récusait pour son propre compte. Rien
d'étonnant dès lors à ce que l'Écriture apparaisse comme un
chiffre dont le chrétien seul possède la clef (5). Un vaste sym
bolisme pénètre alors l'Ancien Testament et rapproche, comme
le dit M. Strowski,la doctrine de Pascal de celle des grands ini
tiés (6). Ce symbolisme n'est pas une utilisation poétique de
l'allégorie; nulle argutie rationnelle, nulle érudition philologique
ou historique ne dévoilent le mystère de l'Écriture, mais un
autre ordre de connaissance, le cœur sensible à Dieu. Ce qui
nous fait croire aux prophéties, c'est la croix, ne evacuala sil
crux (7). Terrible aveu qui subordonne définitivement la raison
à la foi, qui n'offre des preuves qu'à des cœurs qui n'en ont plus
(1) Cf. édit. Brunschvicg, p. 659, frag. 715.
(2 Ibid., p. 584, frag. 564.
3 Ibid., p. 624, frag. 650.
4 Ibid., p. 666, frag. 723.
(5) Ibid., p. 643, frag. 691 : « Le Vieux Testament est un chiffre. » P. 683,
frag. 748 : « Au temps du Messie, le peuple se partage. Les spirituels ont
embrassé le Messie; les grossiers sont demeurés pour lui servir de témoins. »
(6) Les « Pensées » de Pascal (Paris, Mellotée, s. d., p. 167).
(7) Édit. Brunschvicg, p. 594, frag. 588.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 189
besoin et exige, selon le mot même de Pascal, la suprématie ou
du moins l'antériorité de la folie sur la sagesse.
Bossuet n'ira jamais si loin dans le déni de la raison. Long
temps cartésien, il n'aime guère le mystère et cette préciosité
de l'esprit qu'est le symbolisme. Historien des Variations, il
connaît la valeur démonstrative de quelques documents bien
choisis. Homme de bon sens, il craint l'amas diffus de prophéties
que lui présente Huet, sans considération de leur valeur relative.
Un seul fait le frappe et l'éclairé dans l'immense anarchie de
l'évolution humaine : la venue du Christ. C'est par le Christ seul
que l'histoire du monde prend son sens. Inutile de discuter sur
quelques prophéties obscures pour le peuple et douteuses pour
l'érudit. Toutes les prophéties essentielles, Aggée, Malachie,
Zacharie, Daniel, convergent vers trois faits historiques qui
ont changé la face du monde : « la désolation des Juifs, la conver
sion des Gentils, la prédication de l'Évangile (1) ». Il n'existe
donc pas des prophéties, mais une prophétie, l'annonce de la
rédemption, la prédiction du christianisme triomphant. Tout
était obscur pour Pascal, tout est aveuglant de clarté pour Bos
suet; la foi n'est pas pour lui une mystérieuse participation à
la folie de la croix, c'est l'adhésion enthousiaste de la raison à
l'ordre du monde, c'est-à-dire « à l'ordre des conseils de Dieu (2) ».
Encore une fois, Spinoza va faire irruption au milieu des
contradictions doctrinales. En toute liberté, sans violence polé
mique, il se dégage de toute la tradition juive sans rien admettre
de la tradition chrétienne. Le premier dans l'histoire de la pensée
occidentale, faisant de la prophétie un cas particulier de la
connaissance révélée, il va poser la question de la valeur de tout
mode de connaissance surnaturel. Jusqu'à l'apparition du Trac
tatus en 1670, les controverses sur la prophétie reposaient sur
deux ambiguïtés : ambiguïté de définition qui hésitait entre la
simple inspiration divine et la prédiction exacte d'événements
futurs, ambiguïté d'interprétation qui allait du sens historique
au sens allégorique. Spinoza tranche aussitôt : peu importe
la valeur relative des prophéties. L'important est de savoir si
une connaissance prophétique est possible et valable en dehors
d'une connaissance naturelle. Quant à l'interprétation allégo-
(1) Discours sur l'histoire universelle (édit. Lâchât, Paris, Vives, 1862,
t. XXIV, chap. 30, p. 562).
p. 562.
(2) Ibid.,

190 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
rique, elle n'est qu'une fantaisie dangereuse, variable avec cha
cun : il faut comprendre la Bible par la Bible, c'est-à-dire retrouver
la pensée des prophètes en interrogeant leur langue et en les
replaçant dans leur temps. C'est donc non seulement par une
théorie de la connaissance,
mais aussi par une méthode critique
et historique que Spinoza va aborder le problème de la pro
phétie.
Pour Spinoza comme pour Pascal, l'Écriture est un chiffre,
mais ce n'est pas par quelque mystique initiation qu'on peut
y
accéder. Pascal non plus que Maïmonide n'a le droit de torturer
un texte pour en tirer ses « propres fictions ». C'est là « une
entreprise ridicule (1) ». La clef n'est pas la passion du Christ,
mais tout bonnement la langue hébraïque et l'histoire du peuple
hébreu : « Il ne nous reste qu'à dérouler les volumes sacrés
à nous laissés par les Prophètes (2). » Or, qu'est-ce qu'un pro
phète? Ce n'est pas un docteur qui par une prédication raisonnée
répand une doctrine, mais un interprète de Dieu qui, sans discus
sion ni rhétorique, sans autre garant que lui-même, révèle les
desseins divins au commun des hommes. Mais si l'on se souvient
que l'expression hébraïque « de Dieu » n'est souvent qu'un
simple superlatif,
que les cèdres de Dieu sont de grands cèdres
et le vent de Dieu, une tempête de vent, le prophète plein de
l'esprit de Dieu n'est souvent qu'un homme d'une vertu singu
lière,
au-dessus du commun et qui pratique « la piété avec une
constance extraordinaire (3) ». Il ne faut donc pas confondre
l'interprète de Dieu avec n'importe quel sage d'Israël. Cette
restriction faite, il nous faut classer les véritables prophètes; à
côté de Moïse qui seul, d'après la Bible, parlait bouche à bouche
avec Dieu (4), tous les autres ont eu la révélation de Dieu par
des visions, vieillard assis pour Michée, personnage vêtu de
blanc pour Daniel, grand feu pour Êzéchiel, colombe ou
langues de feu pour les apôtres. Il ne vient à l'esprit d'aucun
homme éclairé d'enclore Dieu par ces images : « Nous pouvons
donc affirmer sans scrupule que les prophètes n'ont perçu de
révélation de Dieu qu'avec le secours de l'imagination (5). » Et
si ces visions se résolvent en paroles, images, symboles, énigmes,
« nous devons rechercher d'où les prophètes ont pu tirer la certi-
(1)
(2)
Tract, theol.-pol. (édit. Appuhn, t. II, p. 26).
Ibid., p. 21.
(3) Ibid., p. 37.
(4) Nombres, XII-8 : a A Moïse, je parle bouche à bouche, aux autres par
images énigmatiques. »
(5) Appuhn, t. II, p. 38.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 19Î
tude de ce qu'ils percevaient seulement par l'imagination et noa
par des principes certains de la pensée (1) ».
Or,
cette certitude n'est nullement fondée sur l'entendement :
le sage Salomon n'est pas prophète, au contraire de l'inculte
servante d'Abraham, Agar. Le prophète n'a nullement plus de
science que les hommes de son temps, ne connaît parhé-
pas les
lies et croit que le rapport du diamètre d'un cercle à la circon
férence est de trois à un. Chaque prophète conserve son tempé
rament : l'un, mélancolique, annonce les ruines, l'autre, gai,
prédit la miséricorde; le berger Amos conserve son style grossier,
le courtisan Isaïe ses raffinements d'expression. La révélation
divine s'adapte à la personnalité même de l'interprète. Quelle
est donc la mesure de cette certitude? D'abord, une imagination
vive que les esprits supérieurs par l'entendement refrènent ordi
nairement (2); puis un signe qui distingue le faux du vrai pro
phète par d'indiscutables miracles ou du moins crée une suffi
sante conviction intérieure. Mais surtout cette certitude dépend
du contenu même de la révélation : tous les prophètes n'ont
d'inclination que pour le juste et le bon. Certes, ce n'est pas une
certitude mathématique, mais une certitude morale (3). La mission
des prophètes n'est pas d'augmenter la science des hommes, de
percer les secrets de la nature, ni même de nous renseigner sur
la nature de Dieu (4); ce ne sont ni des philosophes ni des savants
et nous n'avons aucune confiance à leur accorder dans ces-
domaines (5). Mais ils nous apprennent la voie droite, les règles
d'une vie bonne et pieuse, les prescriptions de la charité, la
conformité des mœurs avec la loi de Dieu.
Spinoza ne nie pas l'évidente valeur de cette certitude morale.
L'Écriture s'adresse à un peuple de primitifs, à des âmes simples;
à ce peuple, à ces âmes, il faut des mandements précis, des.
exigences, des ordres, et non de subtils raisonnements ou les
enchaînements rigoureux de la géométrie. Pour le vulgaire, il
ne s'agit pas de raisonner sa foi, mais de la vivre;
si le salut
dépendait de l'intelligence ou de la science, combien peu d'hommesseraient
sauvés. Heureusement, il suffit d'obéir. L'Écriture n'est
qu'« une leçon d'obéissance (6) ». « Dieu n'exige des hommes
par les prophètes d'autre connaissance de lui-même que celle
(1) Appuhn, t. II,
2) Ibid., p. 41.
3 Ibid., p. 45.
p. 40.
(4) « Les Israélites n'ont à peu près rien su de Dieu » (ibid., p. 58).
(5) « Il s'en faut de qu'on beaucoup doive tirer d'eux la connaissance de*
choses naturelles et spirituelles » (ibid., p. 62).
(6) Appuhn, t. II, p. 270.

192 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de sa Justice et de sa Charité divines, c'est-à-dire des attributs
qui sont tels que les hommes les puissent imiter en suivant une
certaine règle de vie (1). » Mais les conséquences d'une telle
doctrine sont graves. Spinoza ne dissimule pas un certain mépris
pour cette manière d'aller à Dieu. Cette vie pieuse n'est pas
le résultat d'une intelligence libre, d'une volonté éclairée. Moïse
exige l'amour de Dieu « comme des parents ont accoutumé
d'enseigner des enfants privés de raison (2) ». Voilà pourquoi le
culte et l'amour de Dieu furent pour les Hébreux « plutôt une
servitude qu'une vraie liberté, une grâce et un don de Dieu (3) ».
Et Spinoza insiste : ce n'est pas par des menaces et des ordres
que l'on peut accéder à la vraie béatitude. Derrière l'historien
et le critique du Tractatus apparaît déjà le philosophe de l'Éthique:
la connaissance prophétique comme toute connaissance révélée,
tout en étant la voie la plus commode du salut pour le vulgaire
et d'une incontestable efficacité pour la stabilité de l'État, est
un mode de connaissance inférieur fondé sur l'imagination,
celui qu'il appellera connaissance du premier genre; un théorème
de l'Éthique le dira brutalement : C'est la connaissance du second
et du troisième genre et non celle du premier qui nous enseigne
d discerner le vrai du faux (4). Mais une foi ainsi fondée n'est
pour Spinoza qu'une foi provisoire, chancelante, toujours menacée
dans la mesure où la crainte s'efface et l'esprit d'obéissance
s'abolit. Il faut pour lui que l'homme accède au vrai par un
progrès intérieur qui le mène de l'imagination à la raison rai
sonnante puis intuitive : là seulement la connaissance de Dieu
se confondra avec l'amour de Dieu dans la béatitude, amor
intellectualis Dei (5).
Mais alors que Spinoza éliminait le miracle du monde, nous
constatons qu'il traite avec plus de nuances de la prophétie.
Cependant la prophétie n'est plus pour lui un miracle d'ordre
intellectuel et la connaissance révélée n'est plus d'un ordre
privilégié. Les prophètes ne sont que des hommes, avec leurs
faiblesses et leurs préventions, et leur puissance d'imagination
ne les met pas en dehors de la nature humaine (6). De même
(1) Appuhn, t. II, p. 265.
(2) Ibid., p. 59.
3) Ibid., p. 59.
(4) Éthique, livre II, théorème 42.
(5) Ibid., livre V, théorème 42.
(6) Tract, theol.-pol., note 3, de la main de Spinoza (Appuhn, t. II, p. 392) :
f Bien que certains hommes possèdent des dons que la Nature refuse aux
autres, on ne dit pas cependant qu'ils dépassent la nature humaine, à
moin9 que les caractères par où ils se distinguent ne soient tels qu'on ne
puisse les percevoir par la définition de la nature humaine... S'il se trouvait

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 193
que leurs prédictions sont œuvre d'imagination et n'exigent
nulle créance, de même toute exégèse allégorique de leurs pro
phéties, toute utilisation apologétique, est œuvre de fantaisie
vouée par d'illusoires analogies à des controverses sans fin. Mais
les prophètes sont aussi les premiers éducateurs moraux de
l'humanité et les prophéties demeurent un guide de la vie morale,
pratique et efficace pour une humanité indigne encore d'accéder
à la liberté du sage.
Cette doctrine restait obscure; les quelques audaces étaient
dispersées dans plusieurs chapitres éloignés les uns des autres (1)
ou enrobées dans de longues digressions philologiques (2).
Moïse conservait une place à part dans le groupe des prophètes,
ce qui confirmait la valeur privilégiée de la Loi (3). Spinoza
semblait même parfois admettre la révélation chrétienne sinon
les dogmes des Églises (4). Aussi bien l'opinion du temps fut-elle
beaucoup plus scandalisée par les attaques contre l'intégrité de
l'Écriture que par cette interprétation nuancée de la prophétie.
Chose plus grave, cette opinion, surtout celle des théologiens,
était fort divisée. En face de théologiens incapables de donner
une doctrine cohérente sinon orthodoxe de la prophétie, en face
de philosophes pour la plupart cartésiens qui séparent normale
ment la raison de la révélation,
refoulent toute connaissance
révélée vers le pur domaine de la théologie et se trouvent fort
empêchés de combattre une théorie de la connaissance qui, en
gros, reste la leur, Spinoza obtient une espèce de non-lieu, d'au
tant plus qu'il ne conteste jamais l'existence de la révélation,
mais seulement sa valeur.
De fait,
la doctrine spinoziste de la prophétie sera rapidement
incluse sinon noyée dans une querelle plus vaste,
théopneustie, ou pour parler plus clairement, celle de l'inspiration
celle de la
quelqu'un qui eût un autre moyen de percevoir et d'autres fondements de
la connaissance, il dépasserait les limites de la nature humaine. »
(1) Tractatus theol.-pol., chap. I, De la prophétie; chap. II, Des prophètes;
chap III De la vocation des Hébreux; chap. XIII, Montrant que l'Ecriture
ne contient que des enseignements très simples; chap. XIV et X.V,passim
p. 29 à 37).
(2) Cf. interprétation du mot hébreu ruagh = esprit (t. II,
(3) Ibid., chap. I, p. 22 sqq.
(4 Ibid chap I p 28 : « Je ne croîs pas qu'aucun se soit élevé au-dessus
des autres'a une telle perfection, si ce n'est le Christ à qui les décisions de
Dieu qui conduisent les hommes au salut ont été révélées sans paroles m
visions immédiatement ... Si donc Moïse parlait avec Dieu face à face
(c'est-à-dire par le moyen de leurs deux corps), le Christ, lui, a communiqué
avec Dieu d'âme à âme. »
Y. VERNIERE, I

194 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
des livres sacrés. Il ne s'agit plus de préciser la valeur de la
connaissance prophétique,
mais de délimiter son domaine dans
l'Écriture même; en somme, alors que les traditionalistes refusent
toute laïcisation, même partielle, des monuments de l'histoire
juive, les libéraux ne cherchent qu'un compromis qui puisse
exclure de leur foi épurée quelques anachronismes voyants et
quelques scandales métaphysiques. Ainsi, aucune allusion à
Spinoza dans l'in-folio de l'oratorien Bernard Lamy, Apparaius
ad biblia sacra (1), dont le succès exigea pourtant de nombreuses
rééditions; aucune référence à cet aspect du Tractatus chez le
bénédictin Jean qui Martianay accumule péniblement les syllo
gismes dans ses Traités de la vérité et de la connaissance des
livres de la Sainte Écriture (2). Mais Jean Leclerc lui-même,
encore dans toute l'audace de sa jeunesse, n'essaie nullement
de discuter la valeur de la connaissance révélée. Refusant de
considérer le problème dans toute son ampleur, il ne tient qu'à
« soudre tout d'un coup une infinité de difficultés que les libertins
ont accoutumé de proposer contre l'Écriture Sainte (3) ». Délais
sant Spinoza qu'il connaît pourtant fort bien, il revient à Gro
tius et à sa délimitation précise : inspiration des livres prophé
non-inspiration des livres historiques (4). Sa longue
tiques,
polémique contre Richard Simon porte sur la méthode, non sur
l'intention qui demeure identique chez les deux hommes : sau
vegarder de l'Écriture ce qui peut être sauvegardé. M. Albert
Monod caractérise fort bien ce qui les oppose (5) : alors que le
protestant Jean Leclerc justifie l'inspiration des livres sacrés
par le témoignage intérieur du Saint-Esprit, par une confronta
tion de « leur contenu avec l'exigence de sa conscience et les
besoins de son cœur », Richard Simon, prêtre catholique, refuse
toute valeur au témoignage intérieur aux dépens d'un témoi
gnage juridique. Ce qu'il faut à Richard Simon, ce n'est pas
tant une doctrine aventureuse qu'une orthodoxie définitive,
une légalité qui couvre par ailleurs toutes ses audaces historiques
et critiques. Lorsqu'il édifie en 1678 dans son Histoire critique
du Vieux Testament sa théorie des scribes inspirés, il ne désire
nullement attaquer Spinoza auquel il doit tant, mais tout sim
plement se protéger. En fait, il refuse toute interprétation allé-
(1) Grenoble, 1687. Traduction française de 1693. Réimpressions de 1697,
1699, 1709 et 1720 (cf. A. Monod, op. cit., p. 52, note 1).
(2) Paris, Huart, 1694-1697 (4 vol. in-12J.
lettre 11 (cf.
(3) Sentimens de quelques théologiens de Hollande..., 1685,
Monod, op. cit., p. 47).
'"
Ibid., lettres 11 et 12.
Op. cit., p. 47.
îoj

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 195
gorique et aborde en historien l'Ancien Testament. Que ce
soit dans le Pentateuque ou ailleurs, il préfère supposer des
« interpolations que de toujours invoquer des prophéties d'ave
nir (1) ». Mais ce domaine théologique n'est pas le sien. Il faut
sauver la révélation? La chose est facile. Il suffit d'instaurer
dans l'Ancien Testament une légalité tout aussi rigoureuse que
dans l'orthodoxie catholique. Ne distinguons pas comme Leclerc
et Grotius entre livres historiques et livres prophétiques (2).
Une longue suite attestée de scribes officiels a rédigé depuis
Moïse annales et prophéties d'avenir; il est impossible de distin
guer entre les prophètes et les scribes écrivant sous leur dictée.
Tous sont des inspirés de Dieu et l'ensemble de ces œuvres gardent
leur valeur dogmatique. Lors du second Temple, lorsque les
prophètes firent défaut, les décisions du sanhédrin maintinrent
l'orthodoxie au même titre que les conciles de l'Église catho
lique (3). Nous ne doutons pas des décisions de l'Église, tenues
pour inspirées bien que les contingences historiques en soient
connues; pourquoi douter de la valeur de la révélation judaïque
et s'inquiéter de quelques écarts anachroniques que l'historien,
par sa profession, est en droit de relever?
Le danger était visible. Une telle théorie consacrait l'appau
vrissement de la notion d'inspiration. En répandant uniformément
le bénéfice de l'inspiration sur tout l'Ancien Testament, Richard
Simon mettait dans l'ombre et non en relief les prophéties essen
tielles et par là même énervait l'une des principales preuves de
la religion chrétienne. Par sa légalité abstraite, par ce biais
juridique qu'était le blanc-seing divin accordé au moindre
scribe, il faisait perdre de vue ce mystère incomparable de
la révélation où la parole de Dieu parvenait aux hommes, tra
duite en langage humain par la voix des prophètes. Qu'il le
voulût ou non,
Richard Simon desséchait l'âme même de la
religion et transformait en code l'émouvant appel prophétique.
(1) Histoire crit. du V. T. (livre I, chap. 5).
(2) Réponse à la « Défense des sentimens... « (Rotterdam, Reinier Leers,
p. 114. Richard Simon établit une distinction délicate entre prophètes
1687,
prédisant l'avenir et prophètes scribes écrivant des annales. Mais tous sont
également inspirés. Samuel a pu cumuler les fonctions).
(3) « L'inspiration est également dans les conciles et dans le sanhédrin...
Dieu avait établi dans l'ancienne loi des juges de tous les points qui avaient
besoin d'être consultés de la même manière que les évêques assemblés dans
les conciles sont les juges des controverses de la religion chrétienne : on
doit se soumettre à leurs décisions » (ibid., p. 102). RichaTd Simon avait
même écrit dans la Réponse aux « Sentimens... » (Rotterdam, Leers, 1686,
p. 120) : « Dieu soumet les prophètes à l'autorité du sanhédrin qui devait
condamner à mort les faux prophètes » : c'était le triomphe du légalisme
ecclésiastique sur l'inspiration anarchique.

196
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Pratiquement, son interprétation risquait d'être dans le présent
plus dangereuse que celle de Spinoza, qui du moins ne laissait
pas dans l'ombre la valeur morale du message juif.
Violemment attaqué, maladroitement rapproché de Spinoza
Simon ne faiblira jamais. Il sent que sa
du moins sur ce point,
doctrine de l'inspiration est la seule justification d'un prêtre
épris d'exégèse biblique et que la mission même de sa vie en
accuse sa science? « Le Père
dépend. Le cordelier Frassen (1)
Frassen n'a pas pris garde que, sous prétexte de défendre l'auto
rité des livres de Moïse et des prophètes contre Spinoza, il a
réfuté les plus anciens Pères et les plus savants théologiens de
notre temps. Mgr l'évêque de Meaux et M. Huet selon lui sont
des spinozistes qui ruinent l'Écriture Sainte (2). » Le janséniste
Ellies Du Pin (3) ferait bien de se souvenir de la paille et de la
poutre; en acceptant la fraude pieuse, en repérant l'imposture,
« il apporte de l'eau au moulin spinoziste »; ses règles générales
d'exégèse sont issues de Spinoza : « Un spinoziste qui les appli
quera au livre de la loi en tirera de très fâcheuses consé
quences (4) ». Quant à Valentin Faydit, c'est un plaisantin qui,
« sous prétexte de rapporter de bons mots,
ne dit le plus souvent
que des sottises ». Il est facile de rire et de chanter :
Richard Simon n'est pas athée
Mais sur la foi c'est un Protée, (5)
mais ce badin personnage, en retrouvant dans Virgile une pres
ne voit pas que ce Dieu à l'antique
cience du christianisme,
est fort proche de celui de Spinoza (6). Dès lors, Richard Simon
se repose sur Spinoza et craint beaucoup moins le parallèle
que sur l'exégèse biblique. Sur l'inspiration des livres sacrés,
« Spinoza a pu avancer plusieurs choses véritables (7) »; respec
tons, là comme ailleurs, la raison et l'expérience. Pourquoi
s'étonner des divergences de style qui séparent les prophètes,
de leurs ignorances, de leurs préventions : « Ce sont des hommes
(1) Disquisiliones biblicae (Paris, 1682, 2 vol., I, p. 132).
(2) De l'inspiration des livres sacrés (Rotterdam, Leers, 1687, p. 30).
(3) Nouvelle Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques, Paris, André Pralard,
1698 (mais l'ouvrage approuvé par la Sorbonne le 30 janvier 1686 était
connu de Sfmon dès cette époque).
(4) De l'inspiration... (p. 34).
(5) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, J. et P. Cot, 1705,
p. 369).
(6) Bibliothèque critique (Amsterdam, J.-L. de Lormes,
p. 531).
(7) De l'inspiration... (p. 43).
1708, t. III,

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 197
qui ont été les instruments de Dieu et qui pour être prophètes
n'ont pas cessé d'être hommes. Le Saint-Esprit les a conduits
d'une manière qu'ils ne se sont jamais trompés dans ce qu'ils
ont écrit; mais on ne doit pas croire pour cela qu'il n'y ait
rien dans leurs expressions que de divin et de surnaturel (1). »
Vous tenez à retrouver la pure parole de Dieu? Une bonne
édition critique serait déjà un progrès (2),
et ne pas interdire
comme le Père Tellier toute traduction en langue vulgaire contri
buerait à rapprocher le fidèle de son Dieu. Mais le véritable dan
ger n'est pas dans l'approfondissement du texte biblique. Il est
dans ce besoin de diviser l'Écriture, de limiter l'inspiration,
comme le font Grotius et Jean Leclerc, à quelques livres choisis
en vertu de critères personnels, donc chanceux (3). Il est sur
tout dans une notion fausse de l'inspiration comme celle que
soutient Spinoza. Chose curieuse, c'est dans l'Histoire critique
' du Nouveau Testament, domaine où Spinoza ne prétend à aucune
compétence,
habile,
où Spinoza, —
nisme,
que l'attaque décisive sera montée. Le biais est
car Simon utilisera surtout le chapitre XI du Tractatus
par égard sincère
d'ailleurs —
pour le christia
voit dans les apôtres plutôt des docteurs que des pro
phètes et confère à leur enseignement une valeur rationnelle.
« Spinoza a suivi exactement ce sentiment de Grotius qu'il a
expliqué avec plus d'étendue dans son Tractatus théologico-poli-
ticus où il ne nie pas à la vérité que les apôtres n'aient été pro
phètes; mais il dit qu'on peut douter qu'ils aient écrit leurs
livres en qualité de prophètes par un commandement exprès de
Dieu qui les inspirait, comme ont été Moïse, Jérémie et les
autres. Il prétend que si on juge des ouvrages des apôtres par
leur style, on trouvera qu'ils ont écrit en qualité de docteurs
particuliers et non en qualité de prophètes parce qu'ils n'ont rien
de prophétique... C'était, dit-il, la coutume des prophètes de
témoigner qu'ils parlaient par l'ordre de Dieu et ils n'ont pas
seulement observé cela dans leurs prophéties, mais même dans
leurs lettres qui contenaient des révélations (4). » Peu importent
les arguments tirés de saint Paul ou de Papias qu'utilise Richard
Simon pour réfuter cette idée. Mais l'occasion est belle d'en
finir avec Spinoza. Il ne discute pas le fait que l'ordre de Jésus-
!1) De l'inspiration... (p. 3).
2) Ibid., p. 13.
3) Ibid., p. 7-12.
(4) Histoire critique du texte du Nouveau Testament (Rotterdam, Reinier
Leers, 1689, chap. XXII, p. 272). Le passage est en partie traduit du cha
pitre XI du Tractatus (Appuhn, t. II, p. 236-239) et le texte original de
Spinoza en latin est cité en note.

198 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Christ de prêcher l'Évangile est aussi impératif que le comman
dement exprès de Dieu de prophétiser. Spinoza n'est pas chré
tien et l'argument ne le toucherait pas. Mais « ce qui a trompé
Spinoza est qu'il s'est imaginé qu'un homme ne peut pas se
servir de sa raison et être en même temps dirigé par l'esprit
de Dieu. Comme si en devenant l'interprète de Dieu on ces
sait d'être homme, et qu'on fût un instrument purement passif-
Cet homme suppose toujours que l'inspiration prive entière
ment de l'usage de la raison,
ce qui est très faux... Les pro
phètes de Spinoza sont des enthousiastes qui ressemblent plu
tôt à des hommes poussés par un esprit de fureur que par un
esprit prophétique (1) ». Cette fois, Richard Simon est au nœud
de l'affaire. Il ne peut admettre cette confusion de la prophé
tie et de l'enthousiasme et ravaler les prophètes juifs au rang
des labadistes (2) ou des quakers (3); or,
c'est bien un peu ce
que Spinoza laisse entendre, dans la mesure où la connaissance
prophétique, fondée sur l'imagination, n'est qu'un substitut vul
gaire de la connaissance rationnelle. Avec Richard Simon et
Spinoza s'opposent pour la première fois les deux explications
désormais classiques de l'expérience, mystique.
Mais Bossuet, inlassable,
guette Richard Simon à chaque
publication nouvelle. Une telle explication de la prophétie qui
en sauvegarde l'autorité mais en sape les fondements, l'inquiète.
Lorsqu'en 1693 paraît l'Histoire critique des commentateurs du
Nouveau Testament, le siège du prélat est fait. Richard Simon
fait courir à l'Église un péril mortel; ce prêtre est le loup dans
la bergerie. Non content de mésuser de son érudition rabbi-
nique, il avoue les sources de ses doctrines étranges. Avec sa
clairvoyance habituelle, Bossuet décèle la ligue socinienne, celle
de CreHius et d'Épiscopius, l'influence déterminante de Grotius,
la tentation diabolique de Spinoza. Sous prétexte d'objectivité,
Simon remue « une infinité de difficultés qu'il ne peut ni ne veut
résoudre » et par les doutes qu'il provoque,
fi
son ouvrage est
(I) Histoire critique... (chap. XXV, p. 298).
(2) Jean de Labadie, né à Bourg-sur-Gironde en 1610, mort à Altona
en 1674, fondateur d'une secte millénariste en Hollande.
(3) Les quakers, dont les voyageurs en Angleterre s'étonnèrent dès le
milieu du xvn» siècle (cf. Recueil Conrart, Arsenal, ms. 5.423), étaient
connus par l'ouvrage d'Aubert db Vbrsé (Le Protestant pacifique, Amster
dam, 1688) et par la traduction de Chamberlaywe (Êlat présent de l'Angle
terre, 1698, 2 vol. in-12). Cf. sur ce point Lanson, édition critique des Lettres
philosophiques (Paris, Droz, 5» édit., 1937, pi 8-10).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »
199
« un nouveau charme pour les libertins qui aiment toujours à
douter de ce qui les condamne (1) ». Mais le temps presse. La que
relle du quiétisme, la tentative de réunion des Églises demandent
une action immédiate et la Défense de la tradition et des Saints
Pères, commencée dès 1693, ne verra jamais le jour du vivant
de Bossuet (2). Simon profite de ce répit, et voici qu'au prin
temps 1702, dûment approuvée par la censure, paraît à Tré
voux dans la principauté de Dombes, la Version du Nouveau
Testament. Cette fois, Bossuet est libre, étudie la version, lance,
dès le mois de mai, quatre-vingt-neuf remarques critiques, agit
vigoureusement auprès de M. de Malézieu, chancelier de la prin
cipauté, et de Mgr de Noailles, archevêque de Paris, interdit
l'ouvrage dans son diocèse par une ordonnance du 29 septembre.
Dès le 29 décembre, il publie chez Anisson la Première Instruc
tion sur la version du Nouveau Testament (3); dans la seconde,
précédée d'une Dissertation sur la doctrine et la critique de Gro
tius, Bossuet décide d'étudier la filiation libertine qui mène de
Socin à Richard Simon. Incapable de voir la position originale
de Spinoza, ou craignant plutôt de dévoiler une doctrine obs
cure, il le range sans nuances dans la secte (4), qu'il croit unie,
de ses adversaires. Dès lors, son attaque paraît confuse. Pour
quoi distinguer? Tous poursuivent un but commun : « conten
ter la raison humaine par l'exclusion de tous les mystères »,
développer « le sens charnel qui secoue le joug de la foi « », éteindre
l'enfer (5) ». Or, le point essentiel de l'attaque libertine porte
sur les prophéties. Les sociniens admettent les miracles et la
Résurrection. C'est une hypocrisie de la part d'impies qui
« éludent les prophéties au sens véritable et les réduisent en un
sens mystique et spirituel (6) ». Il n'est pas naturel qu'un phi
lologue,
un homme positif comme Simon vante sans arrière-
pensée cette interprétation sublime, ce deras comme il dit dans
son jargon rabbinique. La prophétie n'est pas une allégorie
« qui n'a rien de littéral ni de concluant (7) », la Bible n'est
(1) Défense de la tradition et des Saints Pères (in Œuvres complètes, édit.
Lâchât, Paris, Vives, 1862, t. IV, Préface, p. x).
(2) Cf. Journal de l'abbé Ledieu, 19 octobre 1701 : « Si je ne le donne
pas (cet ouvrage), c'est faute de loisir et que je n'en ai pas pu trouver le
temps depuis l'affaire de M. de Cambrai... Avant toute chose, il ne se faut
pas mettre la tête en quatre; j'ai en mains un ouvrage plus pressant, c'est
la conciliation. » Ce n'est qu'en 1743 que la Défense paraîtra en Hollande
dans les Œuvres posthumes.
(3) La seconde parait chez le même éditeur le 9 août 1703.
(4) Œuvres complètes (t. III, p. 484).
(5) Ibid., t. III, p. 394.
6) Ibid., p. 571.
(7) Ibid., p. 485.

200 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
pas une fiction poétique dont chacun peut à sa guise se per
mettre la vaine exégèse. Simon croit sauvegarder l'Écriture par
sa doctrine des scribes inspirés? C'est une légalité illusoire.
Simon croit que « les livres sacrés n'étaient canoniques que par
l'événement et par l'approbation postérieure que l'Église leur
avait donnée »? Bien au contraire : « La foi catholique nous
enseigne qu'étant divins par leur origine, l'Église ne fait autre
chose que d'en reconnaître et déclarer la divinité (1). » Avec
dureté, Bossuet montre qu'il n'y a pas de demi-mesure dans le
libertinage et l'hérésie. Le prêtre Richard Simon est ramené
vers ses sources; une fois ses arguties percées à jour, derrière
les doctrines illusoires des prophéties allégoriques et de l'ins
piration généralisée, il ne reste qu'une voie que seul Spinoza
ose suivre sans terreur : la destruction de la religion révélée.
La Version de Trévoux fut interdite. Bossuet, avec une fran
chise qui force le respect, refuse toutes les restrictions mentales
des latitudinaires. Dans son ouvrage posthume (2), il ne fera
que reprendre avec plus de méthode les arguments et souvent
les termes de sa dissertation sur Grotius : dans l'esprit de Jésus-
Christ et des apôtres, les prophéties sont des preuves convain
cantes et toute la tradition chrétienne s'inscrit en faux contre
ces nouveautés. Le malheur voulait cependant que ces expli
cations « carrées », ces affirmations brutales,
ces longues réfé
rences aux Pères et aux vieilles apologies ne suffisent plus aux
consciences troublées et aux intelligences inquiètes. Bossuet s'en
rendit compte avec M. de Valincour : « Pendant que je m'oc
cupais à découvrir les erreurs des critiques judaïsants, je sen
tais mon esprit ému en soi-même, en voyant des chrétiens et
des chrétiens savants qui semblaient même zélés pour la reli
gion, au lieu de travailler... à l'édification de la foi, employer
toute leur subtilité à éluder les prophéties sur lesquelles elle
est appuyée... Il me paraissait qu'une courte interprétation de
quelques anciennes prophéties pouvait être un remède aussi
abrégé qu'efficace... et alors il arriva qu'un de mes amis m'ayant
proposé ses difficultés sur la prédiction d'Isaïe... j'avais tâché
d'y
répondre avec toute la netteté et toute la précision pos
sibles (3). » Trousset de Valincour n'était pas un socinien; membre
de l'Académie française et secrétaire général à la Marine, il était
un brin janséniste et avait été l'ami de Racine et de Boileau.
Or, Valincour a des doutes sur les preuves positives de la reli-
(1)
Œuvres complètes (p. 484).
2 Défense de la tradition (t. IV, chap. XXII à XXX, p. 113-125).
(3) Œuvres complètes (t. II, p. 233).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 201
gion. Fidèle à Pascal (1), il comprend qu'un libertin «ne sau
rait être touché ni par les martyrs ni par les miracles, voyant
que tant d'autres religions manifestement impies et extrava
gantes se vantent d'avoir les leurs », mais qu'il doit être sen
sible à une religion annoncée « par des prophètes qui, pour
preuve de leur mission, ont prédit des choses surprenantes...
qui sont arrivées précisément dans les temps et dans la manière
qu'ils l'avaient prédit (2) ». Or, la défiance est normale; on ne
peut prendre « pour la parole de Dieu ce qui pourrait n'être que
l'imagination des hommes ». Puisque les prophéties sont les
preuves de la religion,
« elles doivent avoir l'évidence qui sert
à convaincre ». Où est cette évidence? Videte ne quis vos sedu-
cat : « Si je dis à un homme : Vous devez croire à cette religion
qui est prouvée par tant de prophéties et que je lui donne pour
preuve de la certitude de ces prophéties l'autorité qu'elles ont
dans la religion..., je tombe dans un cercle en prenant pour preuve
la chose même que je veux prouver (3). » Tout autre que Bossuet
aurait été atterré par ces remarques pascaliennes (4); l'évêque
de Meaux ne doute pas de la foi de son correspondant, mais
il pouvait mesurer le progrès de l'inquiétude dans un cœur chré
tien et sentir que les fils de Pascal avaient d'autres exigences
que les paysans de son diocèse. Valincour avait-il lu Spinoza?
Perrault lui en avait-il parlé après quelque séance à l'Académie?
Il est évident que la question posée à Bossuet est le sujet cen
tral du Tractatus, l'existence et la valeur de la connaissance
révélée. Par trois fois, Bossuet va répondre à son ami (5), ana
lysant avec minutie la prophétie d'
Isaïe, renvoyant à sa dis
sertation sur Grotius, insistant sur la nécessaire obscurité, sur
la bienséance du mariage temporel de la Vierge, sur l'impossi
bilité historique de voir un autre que le Christ dans l'enfant
annoncé, sur le sens exact du mot almah (6) en hébreu. Érudi
tion, bon sens, vraisemblances psychologiques, il fait feu de
tout bois et pourtant sa démonstration laisse une impression
de défaite. En cette fin d'année 1703, trente ans après le Tracta
tus, six ans après le Dictionnaire de Bayle, Bossuet paraît curieu
sement anachronique dans un monde où même les croyants
(1) Qu'il cite d'ailleurs (ibid., p. 237).
2) Ibid., p. 238.
(3) Ibid., p. 239 (lettre du 25 novembre 1703).
(4) Cf. Pensées (Brunschvicg, op. cit., frag. 803, p. 701).
(5) Lettres du 1er octobre, du 26 octobre et du 8 novembre 1703 (t. II,
p. 244 sqq.).
(6) Vierge ou femme? Cf. Reuss, Les Prophètes (Paris, 1876, t. I, p. 234,
note).

202 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
comme Valincour constatent avec quelque cruauté ses insuffi
sances.
Étonnante en effet l'indigence de la pensée française en
face de l'ampleur et de la liberté d'esprit de Spinoza. Chacun,
orthodoxe ou libertin, rigide ou latitudinaire, se cantonne dans
le détail, voile ses intentions profondes,
pense avec anxiété
aux conséquences temporelles de ses doctrines. Il est caracté
ristique que tous les théologiens du temps connaissent Spinoza
et que bien peu osent énoncer avec clarté ses idées sur la révé
lation; caractéristique encore que le déisme naissant ne veuille
avouer ses dettes envers le Tractatus. L'audace de la pensée et
la modération du ton ont dû gêner nos pamphlétaires.
Mais cette gêne est encore modérée chez les défenseurs de
la prophétie. La tendance générale est de donner une interpré
tation non pas rationnelle, mais raisonnable de la théopneustie.
Certes, cette emprise de Dieu sur l'âme des prophètes, cette
inspiration de l'Esprit Saint sur les apôtres demeurent quelque
chose de mystérieux. Mais une certaine pudeur, bien dans la
ligne digne et sévère de la pensée officielle, interdit de ramener
l'inspiration à l'illuminisme. « Les auteurs des livres sacrés non
seulement ont dit la vérité, ils ont encore parlé d'une manière
sensée et raisonnable », déclare l'homonyme de Richard Simon;
le sens littéral est le bon et l'allégorie dangereuse : « L'on ne
doit recourir à l'allégorie et à la métaphore que quand le sens
propre est absurde, parce que le Saint-Esprit ne peut inspirer
des absurdités (1) ». D'autres, comme le janséniste Dupin ou
le protestant Grostête de La Mothe, essaient de ramener
l'inspiration à une direction, à une assistance plutôt qu'à une
suggestion impérieuse qui s'exerce en dehors des faits psycho
logiques normaux : « La plus grande partie du Nouveau Testa
ment n'est du Saint-Esprit qu'en ce qu'elle a été écrite sous
sa direction par des hommes dont il laissait agir les facultés en
les rendant invariables dans le chemin de la vérité (2) »; l'ins
piration est « une assistance particulière du Saint-Esprit qui
(1) Dictionnaire de la Bible (Lyon, Jean Certe, 1693, p. 57, 2« règle).
(2) Traité de l'inspiration des livres sacrés du N. T. (Amsterdam, 1695,
p. 226), cité par A. Monod, op. cit., p. 59 ( Grostête de la Mothe et non
Groteste,
comme l'écrit M. Monod sur la foi d'une erreur d'impression (cf. sur
■ce point le catalogue de la Bibliothèque Nationale), né à Orléans en 1647,
fut pasteur de l'Église française de Savoie à Londres après la Révocation
de l'Ëdit de Nantes).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE »
203
conduit l'esprit de celui qui écrit, en sorte qu'il ne permet pas
qu'il se trompe (1) ».
Bayle va plus loin; les orthodoxes ne voient rien que de
raisonnable dans l'Écriture; Spinoza justifie la valeur des pro
phéties par leur essence morale; le professeur de Rotterdam
renchérit et ne craint pas d'amputer l'Écriture chaque fois que
la morale rationnelle lui paraît atteinte; un chapitre de son
Commentaire philosophique sur le Compelle intrare porte ce titre :
« Que la lumière naturelle ou les principes généraux de nos
connaissances sont la règle matrice et originale de toute inter
prétation de l'Écriture, en matière de mœurs principalement (2),. »
Il ne conteste pas une certaine autorité de l'Écriture, mais la
limite : « Tout dogme qui n'est pas homologué pour ainsi dire,
vérifié et enregistré au Parlement suprême de la raison et de
la lumière naturelle, ne peut être que d'une autorité chance
lante et fragile (3). » Cette monnaie d'une grande doctrine, nous
la retrouvons chez le journaliste de génie que fut Fontenelle
dans sa jeunesse. Fontenelle n'a pas comme Bayle une connais
sance exhaustive de Spinoza; mais depuis 1674, il fait de longs
séjours à Paris avant de s'y fixer définitivement vers 1688. Il
fréquente assidûment vers 1680 chez le protestant Justel, dont
nous avons aperçu le rôle dans la diffusion du spinozisme en
France (4). Dans la querelle des Anciens et des Modernes, il
est l'allié des frères Perrault dont le rôle ne fut pas moindre.
Maintes fois dans ses œuvres postérieures, le contact avec Spi
noza est établi sans que le nom soit prononcé (5). Or, dès 1686,
avec la Relation de l'île de Bornéo, l'Entretien sur la pluralité
des mondes et surtout l'Histoire des oracles,
sa doctrine et ses
méthodes sont constituées. Comme Spinoza, il veut une nature
sans miracles et infirmer la connaissance révélée. Mais sa méthode,
très française, est d'un journaliste plus que d'un philosophe;
Dissertation préliminaire ou Prolégomènes sur la Bible
(1) Ellies Dupin,
(Paris, 1699. t. I, chap. 2, S 2; cf. Monod, p. 59).
(2) Œuvres diverses (t. II, livre I, chap. 1, p. 367).
(3) Ibid., p. 369.
(4) « Il y avait encore des conférences chez divers particuliers. Ceux qui
avaient le goût dps véritables sciences s'assemblaient par petites troupes
comme des espèces de rebelles qui conspiraient contre l'ignorance et les préjugés
dominants. Telles étaient les assemblées de l'abbé Bourdelot, médecin du
prince le grand Condé et celles de Justel » (Éloge de Lémery, 1715, in Œuvres,
édit. Bastien, 1790-1792, t. VI, p. 370 et 371).
(5) Cf. J.-R. Carré, La Philosophie de Fontenelle ou le sourire de la rai
son (Paris, Alcan, 1932) (« Fontenelle a dû avoir entre les mains le texte
des Opéra Pnsthuma de 1677 », p. 381, note 618. « La source spinoziste...
est plausible », p. 477. « (Les lectures) de Spinoza ou lues ou entrevues chez
des spinozistes plus ou moins sincères sont peut-être les plus probables
avant 1686 », p. 476).

204 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ses patrons, plus que Spinoza, sont Bekker et Van Dale. Épris
d'efficience, il sent que la moyenne des esprits de son temps
sera plus aisément conquise par de gros arguments positifs que
par une obscure théorie de la connaissance. Or, que dissimule
l'Histoire des oracles? Non pas que la connaissance révélée
est une connaissance imaginative qui souvent reste de bonne
foi, mais une connaissance frauduleuse. Très rarement Spinoza
conteste l'honnêteté de l'Écriture (1). Fontenelle au contraire,
libéré de toute contrainte puisqu'il n'attaque que les oracles
païens, fait de la fraude pieuse ou même de la fraude intéressée
l'élément constitutif des religions révélées. On peut soutenir,
sans doute à tort, que le Tractatus est antireligieux. L'Histoire
des oracles est nettement anticléricale et par là répond à cer
taines exigences de l'esprit français depuis le moyen âge. Spi
noza, plus scientifique à certains égards, ne méprise jamais le
sentiment religieux et analyse de façon très nuancée la menta
lité primitive des rédacteurs de l'Ancien Testament; Fontenelle,
sous des dehors raffinés, dénonce avec brutalité la fourberie
des fondateurs de religion. S'il n'ose encore, comme Van Dale
dans sa deuxième édition de 1700, insister sur les rapports du
culte catholique et des cultes païens,
sur l'usage de l'encens
et égayer son ouvrage d'estampes où les prêtres païens portent
des surplis et des mitres (2), il est plus beaucoup dans la ligne
agressive du Traité des trois imposteurs que dans la voie sereine
du philosophe de La Haye. Cette méthode comparatiste —
brin hypocrite —
un
n'excluait pas le rôle de la raison. Alors que
Spinoza établissait a priori l'existence d'une connaissance ration
nelle supérieure à la connaissance prophétique, Fontenelle mon
trait dans l'évolution humaine les progrès de la raison. Si les
oracles se sont tus, si les démons se sont effacés,
ce n'est pas
à cause de la venue du Christ et de l'efficacité des exorcismes
chrétiens, mais à cause d'un lent progrès intellectuel qui dégage
l'humanité des chimères. Spinoza laissait une place humble au
merveilleux dont il essayait de justifier pour le peuple l'utilité
morale; Fontenelle expulse peu à peu le merveilleux de l'his
toire.
Or, l'époque était propice pour cette campagne. La Révoca
tion de l'Édit de Nantes avait lancé dans le siècle de nouveaux
prophètes. Le pasteur Jurieu interprétant l'Apocalypse dirigeait
contre Rome et contre la France de Louis XIV et de Bossuet
l'Accomplissement des prophéties ou la délivrance prochaine de
(1) Cf. cependant Tractatus, t. II, p. 139.
(2) Cf. J.-R. Carré, p. 419, note.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 205
l'Église (1). Le règne de l'Antéchrist,
c'est-à-dire de l'Église
catholique, devait s'achever au bout de douze cent soixante ans.
En avril 1689, la « Bête » devait périr. Jurieu sombra dans le
ridicule. Bossuet tonna contre les nouveaux prophètes de Hol
lande,
«terre classique des hallucinations » : « Si la profanation
des Écritures est toujours un attentat plein de sacrilège, la
profanation des prophéties est d'autant plus criminelle que leur
obscurité sainte devait être plus respectée (2). » Mais Bayle,
tout en assurant que les prophètes juifs, appuyés sur des signes,
étaient raisonnablement justifiés dans leur mission,
en profite
pour donner une leçon de rationalisme : « Aujourd'hui, la cer
titude chrétienne ne saurait être bien fondée,
à l'égard de la
possession des vérités, qu'à proportion des connaissances que
nous avons des preuves, des raisons, des solutions, des objec
tions... à moins que de donner ou peu ou beaucoup
dans le
quakérisme et l'enthousiasme (3). » Les dragonnades et la répres
sion brutale des Camisards favorisent l'illuminisme protestant;
les protestants pourchassés se prennent pour les Juifs exilés,
voient Babylone dans Paris et le temple de Jérusalem dans
leurs sanctuaires montagnards. Séguier, Cavalier, le pasteur
Marion, Mazel, Couderc, tous prophétisent. Marion publie à
Londres en 1707 ses Avertissements prophétiques (4). En Dau-
phiné, des enfants vaticinent. Les protestants sensés (5) essaient
en vain d'endiguer cette vague mystique qui secouait profon
dément les âmes simples.
Faut-il s'étonner dès lors si un lourd discrédit pèse sur l'ar
gument apologétique des prophéties? Faute d'en donner une
définition claire, une explication historique ou psychologique,
les orthodoxes sont contraints comme Bossuet d'accepter comme
un fait indémontrable l'inspiration divine et par là même de
reconnaître l'impossible conciliation de la foi et de la raison;
les libéraux comme Richard Simon se réfugient dans un léga
lisme juridique qui risque de ne pas emporter l'adhésion totale
(1) Rotterdam, 1686 (2 vol. in-12).
(2) Avertissement aux protestants (Paris, Mabre-Cramoisy, 1689, in
Œuvres complètes, t. III).
(3) Supplément au commentaire philosophique (1688, in Œuvres diverses,
t. II, p. 525).
(4) Cf. sur ce point Monod, op. cil. (p. 268).
(5) Shaftesbuhy, Lettre sur l'enthousiasme (trad. fr., La Haye, 1709);
Grostôte de la Mothe, Caractère des nouvelles prophéties en quatre ser
mons (Londres, 1708).

206 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
des âmes vraiment religieuses; les déistes comme Fontenelle
insinuent l'idée d'une gigantesque supercherie. Seul Spinoza
tente de classer les valeurs; en face des trois ordres de Pascal
dont les cloisons étanches établissent dans l'âme humaine un
éternel combat, le philosophe de La Haye essaie de construire
un homme total qui par un progrès intérieur peut accéder à
la connaissance rationnelle. Mais le temps n'était pas venu de
comprendre Spinoza; il demeure isolé ou, ce qui est plus grave,
mêlé avec légèreté à la foule des libertins. On craint, comme
Richard Simon, les conséquences de sa doctrine parce qu'on
est incapable d'accéder à ses principes. Voilà pourquoi son
interprétation de la prophétie, odieuse aux uns, paraît aux
autres dogmatique et par là inefficace. L'esprit français n'en
à penser sub specie
était pas encore — — et pour longtemps
aeterniiatis.
Le déisme.
« Un déiste est un homme qui n'a pas
encore eu le temps de devenir athée. »
De Bonald (cité par Hazard,
Crise de la conscience..., t. II, p. 31).
Est-ce à dire que le Tractatus dans ses quinze premiers cha
pitres n'ait eu qu'un succès de curiosité, vite tempéré par l'ef
froi des esprits traditionalistes? N'oublions pas que nous connais
sons l'ouvrage par ses détracteurs, non par ses lecteurs ou par
ses éventuels disciples, et qu'il nous est difficile de mesurer le
lent cheminement d'une doctrine dans une société qui contrôle
efficacement tout témoignage intellectuel et qui, lors de la paru
tion du Tractatus, persécute avec vigueur le cartésianisme (1).
On est tenté de dire que l'ouvrage est apparu trop tard pour
influencer le libertinage érudit, dont le sodalicium s'est dispersé
depuis bientôt dix ans et dont les derniers représentants comme
Bernier finissent à force de prudence par perdre toute audience;
est-il paru trop tôt d'autre part pour constituer une base de
départ aux précurseurs de l'esprit philosophique? On le croirait
volontiers, lorsqu'on compare la méthode et le style de Fonte-
(1) Francisque Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,
Delagrave, 1868, chap. XXII, p. 466 sqq.). L'ordre verbal du roi déclaré
à l'Université de Paris par l'archevêque François de Harlay est de 1671.
L'Université d'Angers est mise au pas par un arrêt du conseil du roi du
2 août 1675. Caen expulse les professeurs cartésiens en 1677. Les Génovéfains
s'épurent en 1678.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 207
nelle avec la manière rude et sérieuse de Spinoza. Et Bayle
lui-même, violent critique de Spinoza, mais admirateur de Gas
sendi, de La Mothe le Vayer et de Naudé, éditeur de 1701 à
1703 des Naudaeana et des Paliniana, semble demeurer fidèle
à une ligne exclusivement française (1). Il n'y a là qu'une part
de vérité. Entre la génération des érudits libertins qui s'éteint
vers 1660 et celle de Fontenelle qui peu à peu s'impose vers
1685-1686,
une large coupure figure les triomphes diploma
tiques et militaires de Louis XIV, sur lesquels s'appuient effica
cement les dogmes de l'orthodoxie politique et religieuse. Pro
testants, jansénistes et même cartésiens sont pourchassés ou
réduits au silence. Toutes les apparences semblent donc indiquer
que jamais ouvrage ne parut dans des conditions aussi peu
favorables. Ces apparences sont fausses. Le Tractatus de Spinoza
doit précisément son influence à son caractère insolite, à son
apparition isolée. Dans la France toute catholique sous le règne
de Louis le Grand, il est le seul témoignage, non pas de la sur
vivance de la pensée libre, mais de sa capacité de renouvelle
ment, avant les grands déboires de la fin du siècle qui délieront
les langues et permettront les premières audaces.
Rien n'est plus instructif à cet égard que de dresser le bilan
du libertinage français. M. Pintard l'a fait et malgré ses efforts
pour éclairer la figure de ses héros, pour mettre en valeur leurs
moindres confidences et donner de la cohérence à leurs ébauches,
on est frappé d'emblée par leur stérilité intellectuelle. Tous,
même les chefs comme Gassendi, Sorbière, Naudé, Bourdelot,
Le Vayer, regardent plus vers le passé prestigieux de l'Antiquité
et de la Renaissance que vers l'avenir. Tous, prudents mais
« défaitistes, ressentent un désaccord entre eux-mêmes et leur
temps... réduits à un emmurement qui ne leur permet avec leurs
semblables que de furtifs contacts (2) ». Qu'ils exploitent le
fonds antique ou le fonds padouan, ils s'usent dans de stériles
conciliations, restaurent l'atomisme épicurien, réhabilitent la
morale stoïcienne ou le pyrrhonisme. Mais leur timide syncré
tisme, hâtif et plein de fissures,
ne permet aucun essor intellec
tuel. « Ils avaient songé à utiliser tout ce qu'avait produit le
xvie
siècle incrédule, à l'étendre, à l'enrichir, pour en faire la
philosophie des temps nouveaux : ils donnent l'impression de
n'avoir guère sauvé que des débris et ils sont morts avec l'ap
parence de vaincus, à l'arrière-garde des armées de la Renais-
(1) René Pintard,
(2) Ibid., p. 566.
op. cil. (p. 573).

208 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
sance (1). » Quelle audience obtenir au milieu de tant de contra
dictions? Incrédules, et souvent avec violence lorsqu'ils sont
assurés du secret, ils respectent la religion révélée et en observent
toutes les pratiques. Philosophes, ils se refusent au prosély
tisme et sont incapables de former des disciples. Esprits libres,
ils flattent les puissants, vivent de leurs sinécures à l'abri des
bibliothèques comme les frères Dupuy,ou composent des louanges
à l'absolutisme comme Naudé (2) et Sorbière. Souverainement
incapables de mourir ou même de souffrir pour leur foi, inca
pables de choisir entre leurs intérêts temporels et leur authen
tique mission, ils ne peuvent prétendre à la conquête des esprits.
Spinoza est tout autre. Lorsque cette Byzance libertine achève
de mourir, le Tractatus paraît : bloc sans fissures, riche d'une
érudition sans exemple encore, mais riche surtout d'une pensée
sans réticences et sans précautions, adossée à une doctrine
cohérente qu'on devine déjà et qui s'épanouira dans l'Éthique,
dégagée de toute flatterie stylistique et, plus qu'on ne l'a cru (3),
de toute contingence sociale. Nulle anecdote ne traduit davan
tage l'étonnement des libertins français que celle que nous rap
portent les Chevraeana. Urbain Chevreau est en 1673 à Heidel-
berg, conseiller de l'électeur palatin Charles-Louis;
après avoir
longtemps hurlé avec les loups et plaisanté la religion à la cour
de Suède avec son ami Bourdelot, il se fatigue de la vie liber
tine et médite sa rentrée à la cour de France (4). Le voilà pour
tant garant de Spinoza dont il connaît le premier traité carté
sien (5) : « Étant à la cour de l'électeur palatin, je parlai
fort avantageusement de Spinoza... M. l'Électeur se résolut à
l'appeler dans son Académie de Heidelberg pour enseigner y la
philosophie, à condition de ne pas dogmatiser. M. Fabrice,
professeur de théologie, eut ordre du maître de lui écrire et,
quoique Spinoza ne fût pas trop bien dans ses affaires, il ne laissa
pas de refuser cet honnête emploi. On chercha les raisons de ce
refus et sur quelques lettres que je reçus de La Haye et d'Ams
terdam, je conjecturai que ces mots à condition de ne pas dogma
tiser lui avaient fait peur (6). » Évidemment l'anecdote est un
(I) Pintard,
2) Ibid.,
op. cit. (p. 568).
p. 542 sqq.
(3) Cf. Madeleine Francès, op. cit., contre les thèses de Freudenthal et
de Karl Gebhardt.
(4) Il rentrera en 1678 après avoir préparé le mariage de Monsieur, frère
du roi, avec la princesse palatine dont il obtient la conversion en vingt
jours; il sera aussitôt nommé précepteur et secrétaire aux commandements
du duc du Maine.
(6) En fait, en Fabri-
1673, il doit connaître le Tractatus, tout autant que
cius, mais cherche à s'excuser en 1697 de son imprudente recommandation.
(6) Chevraeana (Delaulne, Paris, 1697, t. I, p. 105-106).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 209
peu inexacte et le conseiller Fabricius promettait une grande
indépendance, « philosophandi libertatem habebis amplissi-
mam (1) », mais ce qui nous frappe, c'est cet étonnement teinté
d'admiration pour un philosophe dédaigneux des faveurs, fier
de sa liberté, satisfait de sa médiocrité. Urbain Chevreau, le
sage de Loudun, sentait à merveille la valeur de cet isolement
serein; mais il y voyait aussi, comme tous les libertins français
— —
et cette attitude les révèle
une orgueilleuse singularité.
Mais l'originalité de Spinoza n'est pas moins sensible dans sa
doctrine que dans sa vie.
Le rationalisme critique n'était pas chose neuve en France
et l'incrédulité y fleurissait. L'Heptaplomeres (2) de Jean Bodin
et la Sagesse (3) de Charron aimaient déjà réduire le merveilleux
par des explications naturelles. Le Napolitain Vanini dès 1616
attaquait miracles, oracles et prophéties dans son De admiran-
dis Nalurae arcanis (4)
et se réclamait ouvertement de son
maître Pomponazzi. Mais que de contradictions, de précautions
et de doutes dans les fragments épars de leur philosophie. Dans
les variations de La Mothe le Vayer, dans les repentirs suc
cessifs de Gassendi, l'on ne sent jamais un rationalisme conqué
rant capable d'exprimer l'homme et le monde. Montaigne demeure
leur maître et les installe dans un fidéisme ironique. Descartes
ne les atteint pas et son dogmatisme les irrite. Gabriel Naudé,
la plus forte tête d'entre eux, glisse mainte remarque incisive
contre un douteux surnaturel dans son Apologie (5) et dans ses
Considérations (6), mais comment retrouver un corps de doc
trine dans une multitude de publications échelonnées sur un
demi-siècle? Écoutons au contraire la préface du Tractatus :

210 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
prit, l'examen de l'Écriture et de n'en rien affirmer, de ne rien
admettre comme faisant partie de sa doctrine, qui ne fût ensei
gnée par elle avec une parfaite clarté (1). » Dès lors, sérieuse
ment, car c'est le mot qui met un monde entre Spinoza et Mon
taigne ou ses disciples tardifs, le philosophe de La Haye se met
à réduire tous les fondements de la religion révélée : l'Écriture
n'est qu'une compilation tardive et souvent fautive des pre
miers monuments de l'histoire et de la pensée juives; le miracle
est impensable et contredit toute conception rationnelle de
Dieu, même lorsqu'il n'est pas immédiatement réductible à une
cause naturelle; la prophétie est une connaissance imaginative
dont la valeur morale est respectable, mais qui ne mène à Dieu
que par une voie basse et indigne, l'obéissance et la crainte.
Du somptueux édifice de la révélation ne subsiste qu'un dogme,
susceptible de rallier toutes les religions dans une véritable foi
catholique, c'est-à-dire universelle : « 11 existe un Être suprême
qui aime la Justice et la Charité, auquel tous pour être sauvés
sont tenus d'obéir et qu'ils doivent adorer en pratiquant la
Justice et la Charité envers le prochain (2). » Alors que tous
les apologistes, depuis Descartes, s'épuisent dans l'impossible
conciliation de la foi et de la raison (3), et que Malebranche,
dans un prodigieux effort, construit le dernier système de phi
losophie chrétienne, alors que les derniers libertins réfugiés dans
le pyrrhonisme renient l'instrument même de leur libération,
Spinoza définit pour la première fois, avec une grandeur dénuée
d'insolence et de raillerie, les rapports éternels de la philoso
phie et de la religion. Alors que Descartes biaisait, Spinoza,
comme saint Thomas, s'engage. « Entre la Foi ou la Théologie
et la Philosophie, il n'y a nul commerce, nulle parenté; nul ne
peut l'ignorer qui connaît le but et le fondement de ces deux
disciplines... Le but de la philosophie est uniquement la vérité,
celui de la foi... uniquement l'obéissance et la piété (4). » La
raison n'a pas à se plier à l'Écriture, comme le voudraient les
sceptiques qui nient la certitude de la lumière naturelle; mais
l'Écriture n'a pas à se plier à la raison, comme l'exigent de dan
gereux dogmatiques qui font fi aisément trop de la médiocrité
humaine et vouent ainsi à la damnation la majeure partie
des hommes. Spinoza oppose ainsi les exégètes juifs, Maïmonide
(1) Appuhn, t. II p. II.
2 Ibid., p. 275.
(3) Huet, Alneianae quaesliones sive de concordia rationis et fidei libri III
(Caen, 1690); Régis, L'Usage de la raison et de la foi ou l'accord de la foi
et de la raison (Cusson, Paris, 1704).
(4) Appuhn, t. II, p. 278.

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 211
le rationnel et Judas Alpakhar le sceptique, mais en 1670 ses
paro les avaient une autre résonance : c'était le dialogue de
Descartes et de Pascal qu'il venait interrompre pour en montrer
l'inanité. Il n'y a pas un Dieu horloger, instaurateur et soutien
d'un mécanisme universel, dressé en face du Dieu d'Abraham,
d'Isaac et de Jacob. Il n'y a qu'un même Dieu, accessible par
deux voies, aussi pieuses l'une que l'autre, celle de l'intelligence
et celle de l'obéissance (1). Dès'1665, Spinoza exprimait à Guil
laume de Blyenbergh cette distinction essentielle : l'Écriture ne
se démontre pas; mais à côté d'une certitude mathématique,
elle offre une certitude morale, non scio more mathemalico, sed
credo (2).
Là vraiment se mesure l'importance de l'analyse spinoziste.
Il ne s'agit pas encore d'une théodicée, comme l'Éthique nous
en donnera l'esquisse ambitieuse; plus encore que d'une théo
rie de la connaissance qui se devine, mais qui lui paraît encore
peu accessible dans l'ouvrage de vulgarisation qu'est le Trac
tatus, il s'agit d'un guide de vie. Or, rien ne pouvait plaire
davantage au public du xvne
siècle, épris de vérités morales et
qui va bientôt préférer aux sermons doctrinaux de Bossuet les
fines analyses de Bourdaloue. Mais qu'était cette religion de
Spinoza, réduite à un dogme, l'existence de Dieu, et à une
prescription, l'exercice de la justice et de la charité, privée de
cérémonies et de rites, sans prêtres, sans églises, sans pompe
sacerdotale, sans élément affectif capable de consoler et de
conquérir les âmes, exténuant le christianisme en ramenant!

212 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Nous l'appellerions une théosophie; les contemporains y virent
un athéisme déguisé.
Ce n'était en fait qu'un déisme neuf, d'une incomparable
puissance dialectique, seul capable d'insuffler la vie dans le
libertinage exténué. Dès le 24 janvier 1671, Lambert de Vel
thuysen, médecin d'Utrecht, un des premiers lecteurs du Trac
tatus, a le sentiment à la fois de cette parenté et de ce dépasse
ment : « Dans sa crainte de la superstition, (l'auteur) s'est dépouillé
de toute religion. Du moins ne s'élève-t-il pas au-dessus de la
religion des déistes qui sont partout en assez grand nombre, et
particulièrement en France. Mersenne a publié contre eux un
traité qu'il me souvient d'avoir lu. Mais parmi les déistes, on
en trouverait difficilement un seul qui ait écrit en faveur de
cette cause détestable avec autant d'habileté et d'astuce (1). » En
1680, en reprenant un titre célèbre dans son De tribus imposto-
ribus magnis, l'Allemand Christian Kortholt (2)
montre une
curieuse identité de vues entre Spinoza et les deux déistes
anglais, Hobbes et lord Edouard Herbert de Cherbury (3). Mais
en France même, le déisme,
c'est-à-dire l'ambition d'établir une
religion naturelle, sans mystère ni fanatisme, réduite « au credo
le plus court (4) », n'est encore qu'une tendance non explicite.
Le Père Mersenne se plaint lui-même de se battre contre des
ombres, même lorsqu'il grandit ses adversaires cachés, et les
fameux Quatrains du déiste qu'il réfute et qui dès 1620 circulent
sous le manteau, ne témoignent pas d'une grande profon
deur philosophique (5). Quant au Theophraslus Redivivus, dont
la violence antireligieuse fait penser davantage aux pam
phlets voltairiens et aux publications de Naigeon qu'à la
sérénité spinoziste, dont l'information vieillie ne va pas audelà
de Bodin et de Vanini, M. Stephenson Spink a fort
du manuscrit de la lettre de Simon de Vries (24 février présentée par
1663)
Madeleine Francès (op. cit., p. 227 sqq.) : « Défendre sous votre conduite
la vérité contre les superstitions de toutes les religions, même la chrétienne,
et soutenir l'assaut du monde entier », contra superstiliose religiosos ehrislianosque
verilatem defendere (pour une lecture différente, cf. Appuhn, t. III,
p. 138).
(1) Lettre à Jacob Ostens (cf. Appuhn, t. III, p. 265, lettre du 24 janvier
1671).
(2) Kiel, 1680.
(3) Son De veritale fut publié en France au cours d'une ambassade (1624)
et critiqué par Gassendi (Opéra omnia, Lyon, 1658, t. III, p. 411 sqq.;
Ad librum Domini Edoardi Herberli, et. Pintard, op. cit., p. 481).
(4) Pintard, op. cit. (p. 49).
(5) L'Impiété des déistes, athées et libertins de ce temps... (Paris, Bilaine,
1624; cf. sur ce point Pintard, op. cit., p. 49 et 600). Les Quatrains du
déiste, . l'Antibigot ou le faux dévotieux ■, ont été publiés par Fréd Lachèvre
à la suite de Voltaire mourant (Paris, 1908).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 213
bien montré que la diffusion en a été minime et fort tardive (1).
Spinoza vient donc à son heure, au moment où le scepticisme
libertin ne suffit plus à « ces esprits doctes et curieux » dont
parle Bossuet dans son sermon sur la Divinité de la religion,
où la décence classique répudie les fanfarons du libertinage
et les impiétés naïves de Théophile de Viau, où plus de vingt
ans de cartésianisme imposent un rationalisme constructeur.
L'âge des négateurs est fini. Dans cette marche à l'esprit philo
sophique qui triomphera au siècle suivant, Spinoza est le pre
mier à ne pas se contenter de ruines.
Mais quelle fut cette influence? « Spinoza, a dit M. Lanson,
a eu une influence limitée, bornée à une élite peu nombreuse
et difficile à saisir. Sa doctrine n'a rien de populaire (2). » Ceci
est vrai des Opéra Posthuma et notamment de l'Éthique, dont
nous verrons plus tard le retentissement. Mais rien n'est moins
vrai pour le Tractatus, dont les traductions fort courantes de
Saint-Glain vulgarisent le contenu, et dont la lecture est autre
ment plus facile que le moindre ouvrage de Richard Simon ou
de Huet. Diffusion limitée? Mais des prélats comme Bossuet,
Fénelon, Mgr de Sillery, évêque de Soissons, Massillon, François
Hébert évêque d'Agen (3), ont eu le Tractatus entre leurs mains,
ainsi que des érudits comme Richard Simon, Ellies Du Pin,
Huet, Faydit, Justel, Coulau, directeur de la Mazarine, Jean-
Pierre Bignon, président de l'Académie des Sciences, un simple
curé comme Hideux, des philosophes comme Malebranche, Henri
Lélevel, Régis, des apologètes comme François Lamy et Michel
des académiciens comme les Perrault et l'abbé Gal
Le Vassor,
lois,
des libertins sans doute comme Fontenelle et le médecin
Bourdelot, sans parler de ceux qui comme Arnauld, Yvon, Ja
quelot, Poiret et Abbadie vivent à l'étranger et disposent d'autres
sources d'information. Certes, il s'agit d'une élite, mais en est-il
autrement à l'époque pour tout ouvrage sérieux? Nous pour
rions tout aussi bien nier l'influence du Discours sur l'Histoire
universelle ou du Traité des vraies et fausses idées. Ce sont tous des
adversaires de Spinoza et Fontenelle même n'osera prononcer
son nom. Mais peut-il en être autrement entre 1670 et 1715,
(1) R. H. L. (1937). Ce lourd manuscrit latin, qui ne fut probablement
n°
jamais imprimé (B. N., fonds latin 9.324) dans sa pensée peu vivante,
ignore Descartes et Galilée et reflète l'esprit de la Renaissance. Mais
M. St. Spink ne croit pas à une diffusion antérieure au début du xvme siècle.
(2) Revue des Cours et Conférences (24 décembre 1908, p. 363).
(3) Catalogue de la bibliothèque de Mgr d'Agen (Agen, 1729, s. n. d'éditeur,
Bibliothèque municipale de Bordeaux, n° H. 19.118). Le Tractatus (Ham
bourg, 1670) est signalé page 14.

214- SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
avec le régime de la librairie qui sévit sous Louis XIV, lorsque
nous voyons en 1702 Pontcbartrain imposer un censeur royal
à Bossuet lui-.même dans l'affaire de la version de Trévoux?
Faut-il se résigner à l'ignorance par suites du manque de témoi
gnages écrits, d'aveux précis? Ce serait aller trop vite que d'in
férer l'absence de péchés de l'absence de confessions. Certes,
nous n'aurons pas en France comme en Hollande des cercles
spinozistes, du moins au xvne
siècle, de petites églises propa
geant la doctrine du maître avec leurs persécutions, leurs héré
sies et leurs schismes (1). Mais que dire d'un François Lamy
assurant'
que « le nombre des sectateurs de Spinoza allait crois
sant tous les jours » et que « ses erreurs avaient tourné la cer
velle à bien des jeunes gens (2) », d'un Massillon morigénant
les insensés « qui cherchaient (Spinoza) avec tant d'empresse
ment, qui voulaient le voir, l'entendre, le consulter (3) ». Faut-il
y
voir seulement des exagérations d'apologète ou de sermon-
naire?
Nous ne le croyons pas. Si nous laissons de côté pour le moment
l'obscure doctrine de l'Éthique plus difficilement assimilable, si
nous nous limitons au déisme positif du Tractatus, nous décè
lerons une double influence. La première, la plus évidente, c'est
l'énervement des preuves apologétiques traditionnelles chez les
apologètes eux-mêmes. L'on n'attaque plus le déisme comme le
Père Mersenne ou le Père Garasse; l'inquiétude l'emporte sur
le. mépris, la discussion serrée sur l'emphase oratoire. L'intégrité
de l'Écriture n'est plus admise, mais prouvée à grand renfort
d'érudition; le miracle n'est plus mis en vedette, mais limité
à quelques cas anciens et vénérables; la prophétie essaie de
s'appuyer sur l'histoire et les querelles de chronologie cachent
une gêne évidente. Bossuet dans ses dernières années, faisant
litière de son cartésianisme de jeunesse,
semble définitivement
douter de l'accord de la foi et de la raison. Le Tractatus va for
cer l'apologétique chrétienne à changer de méthode et M. Albert
Monod a fort bien montré l'évolution qui se dessine dès 1670,'
pour aboutir en 1722 aux preuves historiques de l'oratorien
Houteville (4). Grâce à Spinoza,
plus Huet, mais Pascal.
Voltaire en 1734 ne réfutera
(1) Cf. P.-L. Couchoud, Spinoza (Alcan, Paris, 2» édit., 1924, p. 130)
(citant Van der Linde, Spinoza, seine.
Lehre..., 1862).
(2) Le Nouvel Athéisme renversé (Paris, Roulland, 1696, Avertissement).
(3) Sermon pour le mardi de la 4« semaine du Carême (édit. Blampignon-
p. 149).
Guérin, Bar-le-Duc, 1866, t. II,
(4) La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Dupuis, Paris,

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 215
Mais une influence positive se discerne ailleurs. Pas de pro
fessions de foi certes,
ou d'ouvrages dogmatiques. Reprenant le
vieux cadre libertin du voyage extraordinaire, protégés par la
fiction et les parfums de l'aventure, les déistes vont dépayser
leur doctrine, l'attribuer à des peuples étranges et par là même
en refuser la paternité. Voltaire fera-t-il autre chose dans ses
Contes et Montesquieu dans ses Lettres persanes? Voyons les
Australiens de Jacques Sadeur (1). Leur société naturelle est
uniquement guidée par la raison qui leur fait « confondre la ■
vanité de plusieurs qui, faisant gloire d'être éclairés de lumières :
surnaturelles, vivent comme des bêtes, pendant que ceux qui
ne sont conduits que de l'humanité font paraître tant d'exemples
de vertu ». (2) C'est un crime chez eux de parler et de discuter de
religion; leur dieu, le Haab,
« grand architecte et suprême modé
rateur », n'admet ni théologie ni culte. « Cet être incompréhen
sible est partout. » Aucune volonté particulière ne le manifeste
car « un être universel ne doit agir qu'universellement et sans
particularité ». Il est vain de prétendre le voir et l'approcher,
car « cet être des êtres ne se découvre non plus que s'il n'était
pas ». Il n'y a pas de prophètes et d'inspirés : « Comment croire
que le Haab a plutôt parlé aux uns qu'aux autres? » Il n'y
a pas de miracles : « D'où pouvait-on connaître que ces mer
veilles avaient été faites? » On ne peut fonder une religion sur
« la crédulité de ceux qui se laissent plus facilement persua
der ». L'Australien, c'est-à-dire le déiste, s'avoue « incapable de
connaissances surnaturelles, d'autant plus qu'(il) croit impossible
ou incompréhensible tout ce qu'il ne peut comprendre (3) ».
Délaissons les scories allogènes, les réminiscences de Campa
nella et de Cyrano de Bergerac sur l'âme ignée (4). Ne s'agit-il
pas d'un résumé grossier, outrancier et parfois maladroit des
thèses essentielles du Tractatus? Or, quel est l'auteur? Un pauvre
diable, un cordelier lorrain défroqué, Gabriel de Foigny, né vers
1630 entre Rethel et Reims, d'excellente éducation, qui vint
s'établir à Genève en février 1666. Peu importe sa vie dissolue
(1) Cf. Lanson, R. C. C. (12 mars et 2 avril 1908), et Frédéric Lachèvre v'
Les Successeurs de Cyrano de Bergerac (Champion, " Paris, * 1922) (chapv'
'
VI, VII de l'édition de Foigny).
(2) Lachèvre, op. cit. (p. 108).
(3) Ibid., p. 109-114.
(4) Foigny développe (ibid., p. 117) la doctrine « d'un génie universel
qui se communique par parties à chaque particulier et qui a la vertu lors
qu'un animal meurt, de se conserver jusqu'à ce qu'il soit communiqué à
un autre... tellement que ce génie s'éteint en la mort sans cependant être
détruit, puisqu'il n'attend que l'occasion d'une nouvelle disposition pour
se rallumer et qu'il se rallume selon la qualité du feu qui lui est commu
niqué ».

216 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ses déboires avec les pasteurs, ses séjours à Morges et Lausanne
et sa fin dans un obscur couvent de Savoie (1). L'essentiel est
qu'en 1676 il manifeste une curieuse connaissance de Spinoza.
M. Lanson fait observer que Foigny ne doit rien aux libertins,
car l'Australien réfute vigoureusement l'atomisme, rien aux
déistes anglais avec lesquels il n'est pas en contact et qui d'ail
leurs à cette date n'ont rien écrit (2). Parler des mystiques
allemands, Tauler et Maître Eckart —
l'allemand —
car Foigny connaissait
est d'autant plus aventureux que le ton ratio
naliste est constant. Reste Spinoza dont il faut bien se résoudre
à constater l'influence sans pouvoir préciser par quels moyens
et quelles voies elle s'est exercée (3). Un an plus tard, en 1677,
Denis Vairasse d'Alès faisait paraître à Paris chez Barbin la
première partie de l'Histoire des Sévarambes. Dans le même
décor des terres australes, il nous peignait les ravages de la
superstition. Un peuple crédule est soumis à une fausse religion
imposée par l'imposteur Omigas. « Par diverses ruses et plu
sieurs faux miracles (4) », par des secrets de médecine, il obtient
l'obéissance aveugle de la populace. Comme Moïse, il fait sourdre
des sources « en frappant du pied contre les rochers (5) »; il
guérit les infirmes comme le Christ, mais « en subornant des
gens qui contrefesoient les aveugles et les boiteux (6) »; il annonce
comme les prophètes juifs les calamités et les sécheresses. A sa
mort, des apôtres répandent son renom et des oracles perpétuent
sa voix. Dès lors, l'esprit libre est pourchassé : « Il valait mieux
se taire que de s'opposer à des abus autorisés par le temps, la
coutume et le faux prodige (7) ». Violente parodie du christia
nisme, l'histoire d'Omigas nous éloigne de Spinoza qui n'abor
dait qu'avec répugnance le thème de la fraude pieuse. C'est un
message de haine qui fait penser au traité des Trois Imposteurs
plutôt qu'une critique sérieuse de la révélation; la réduction
du miracle est schématique, brutale, et ne s'appuie sur aucune
métaphysique. Mais à cette religion barbare des Australiens
s'oppose le déisme des Sévarambes. Le dieu de Sévaras, leur
chef (lisez Vairasse), a deux hypostases, le soleil et la déesse de
la patrie, mais lui-même est « un dieu souverain, indépendant
(1) Cf. Lachèvre, op. cil. (p. 1-60).
(2 R. C. C. (2 avril 1908, p. 147).
(3J « Foigny s'inspire très probablement directement de Spinoza », déclare
M. Gilbert Chinard (L'Amérique et le rêve exotique dans la littérature fran
çaise au 17' et 18' siècle), cité par Lachèvre, op. cit. (p. 115).
(4) Lachèvre, ibid. (p. 179).
5 Ibid., p. 192.
(6 Ibid., p. 180.
(7 Ibid., p. 187.

«c LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 217
et invisible ». Ce roi des Esprits est un « être éternel, infini,
tout-puissant, tout bon, qui gouverne et conduit toutes choses
par une admirable sagesse,... et qui ne veut pas que nous le
voyions autrement que par les yeux de l'esprit (1) »; il n'exige
aucun culte. Si l'anticléricalisme de Denis Vairasse n'est pas
d'essence spinoziste, son déisme en revanche nous fait penser
au Tractatus. Qui est Denis Vairasse (2)? Né d'une famille
protestante d'Alès vers 1635-1638, après avoir fait campagne
en Piémont et Catalogne, il revient à ses foyers à vingt ans.
Docteur en droit à Montpellier, avocat à Toulouse, il séjourne
deux ans à Paris. En 1665, il est à Londres, lié avec Locke,
conseiller de Shaftesbury. En 1672, il est attaché, non comme
officier français, mais comme plénipotentiaire, à l'ambassade des
lords Buckingham et Arlington. Ce n'est qu'en 1674 qu'à la
disgrâce d'Arlington il revient pour toujours s'établir à Paris
où il mène une vie médiocre de professeur d'anglais. Ses sources
d'idées? L'Angleterre, certes,
l'a longtemps fixé. Mais le déisme
n'y est pas encore constitué et Hobbes, vieilli et violemment
attaqué en 1670 par Antoine Wood va bientôt se retirer en
Devonshire. N'aurait-il pas visité Spinoza lors de son ambas
sade à La Haye de 1672, à l'époque même où Saint-Évremond
à la suite de Downing faisait son troisième voyage de Hol
lande (3)? Est-il possible en tout cas que le Tractatus lui soit
demeuré totalement inconnu? C'est peu vraisemblable. Il ne
s'agit pas d'affirmer que Denis Vairasse doit toutes ses idées à
Spinoza, mais M. Lanson a raison de constater l'originalité d'un
déisme qui s'écarte aussi bien de la pensée libertine que de la
pensée cartésienne (4).
Dès lors nous commençons à pressentir l'importance de Spi
noza dans la propagation du déisme en France. L'on a cru
trop volontiers jusqu'ici que la religion des philosophes du
xvme siècle s'était façonnée au contact du déisme anglais. Or,
que nous enseignent les dates de publication et surtout de tra
duction des premiers ouvrages hétérodoxes d'outre-Manche? Le
livre d'Edward Stillingfleet, Défense de la religion chrétienne et
de l'Écriture Sainte contre les déistes, paru à Paris en 1681 (5), n'est
qu'une apologie classique. La Religion d'un honnête homme qui
(1) Cité et commenté par Lanson, R. C. C. (2 avril 1908, p. 150).
(2) Cf. G. Ascoli, Mélanges Lanson (1922); Quelques notes biographiques
sur Denis Veiras d'Alais.
(3) Cf. G. Cohen, Le Séjour de Saint-Evremond en Hollande (in Revue
de Littérature comparée, 1926, p. 405).
(4) R. C. C. (2 avril 1908, p. 153).
1681 (traduit par Jean-Baptiste de Rosemond).
(5) Paris, Lucas,

218 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
n'est pas théologien d'Edward Synge n'est traduite qu'en 1694
en Hollande (1), et demeure assez orthodoxe. Pierre Coste nous
procure le Christianisme raisonnable de Locke en 1696 (2). Coi-
lins nous atteint en 1714 avec son Discours sur la liberté de
penser (3). Les plus violents ou les plus explicites ne nous par
viennent qu'après la mort de Louis XIV, Wollaston en 1726,
Mandeville en 1723, Warburton en 1742. Les Lettres philoso
phiques de Voltaire en 1734 révéleront souvent leur nom pour
la première fois au public français. Une conclusion s'impose :
de 1670 à 1700, le déisme anglais n'a pu de façon notable contri
buer à former le déisme français. Leur développement n'est
pas successif, mais parallèle. Le seul problème qui se pose est
celui de leurs sources communes. M. Léon Roth l'a en partie
résolu pour l'Angleterre (4), en montrant le respect de Hobbes
et de Toland pour Spinoza, l'indulgence de Locke, de Shaftes
bury et même de Clarke. Mais Lanson va trop loin en affirmant
que « la philosophie est née en France au xvne siècle (5) ». Ni
le libertinage en détresse, ni le cartésianisme dont on utilise
beaucoup moins la méthode que les arguments métaphysiques,
ne permettent de prévoir l'essor de l'esprit philosophique, qui
souvent s'établira en réaction contre eux.
Le Tractatus au contraire, en se plaçant d'emblée au-dessus
des sectes, par sa critique solide de la révélation, tout autant
que par sa répugnance pour l'argument facile de la fraude
pieuse, a pu en France comme en Angleterre développer l'idée
d'un christianisme élargi et raisonnable. Certes, M. Lanson a
raison de montrer combien d'éléments intellectuels, du cartésia
nisme au gassendisme, et d'événements politiques comme la
Révocation de l'Édit de Nantes, le colbertisme ou les échecs
de la fin du règne, préparaient les esprits à l'accepter. Mais il
— faut bien avouer que le Tractatus est avant 1700 à l'heure
où le Dictionnaire de Bayle n'a pas encore révélé dans le dédale
de ses notes sa prodigieuse puissance de critique et de dissolu
— tion le seul ouvrage doctrinal capable de fonder en raison
la philosophie nouvelle. Ce sont ses thèmes essentiels, souvent
déformés et avilis, qui préfigurent la religion du siècle des lumières
et marquent déjà le dédoublement classique de la religion vol-
tairienne. Nous reconnaîtrons aisément le souvenir de l'analyse
(I) Amsterdam, Brunel, 1694.
(2) Amsterdam, Wetstein, 1696.
(3) Bruxelles, 1714 (traduit par Scheurleer et Rousset).
(4) Spinoza, Descaries and Malmonides (Oxford, 1924).
(5) R. C. C. (24 décembre 1908, p. 359).

« LE TRAITÉ THÉOLOGICO-POLITIQUE » 219
spinoziste dans l'opposition de la Loi naturelle imprimée au
cœur du philosophe et de la foi populaire que le seigneur de
appréciait et respectait chez ses paysans jurassiens. Dans
Ferney
la mesure où l'esprit philosophique devait renier plus tard en
Spinoza son plus authentique précurseur, il nous appartenait
de souligner par avance son ingratitude.

Chapitre V
LA QUERELLE DE SPINOZA :
A. —
« L'ÉTHIQUE »
La critique métaphysique.
La violence des réactions catholiques contre les thèses poli
tiques et religieuses du Tractatus n'a pas de quoi étonner le
lecteur moderne. La religion officielle, qui depuis 1685 prétend
avoir assuré l'unité morale de la France, se devait de réfuter
une doctrine qui, en niant l'intégrité du texte sacré, l'existence
des miracles et la validité d'une connaissance révélée, ne fai
sait du christianisme qu'un substitut populaire de la religion
du sage. Déisme ou théosophie,
c'était en fait pour le liberti
nage du temps une justification efficace de l'indifférence en
matière religieuse tant attaquée par les sermonnaires. Nous
comprenons beaucoup moins en revanche l'intérêt éveillé dans
le public du temps par la sécheresse métaphysique de l'Éthique.
Pourquoi l'obscur Spinoza, à peine révélé à la suite de l'anonyme
Tractatus, devait-il avoir une fortune en France, alors que
Giordano Bruno ou Campanella demeuraient sans lecteurs et
que les ouvrages de Clauberg et de Geulincx ne passaient même
pas nos frontières? Pourquoi l'Éthique, œuvre étrangère, sans
traducteur, sans introducteur avoué, œuvre posthume, sans
défenseur, livrée dans un geste de foi à une postérité défiante,
devait-elle en quelques années faire assez de chemin dans les
esprits pour inquiéter une opinion philosophique qui semble avoir
sur son propre sol suffisamment de contradictions à résoudre,
de controverses à poursuivre, entre l'aristotélisme scolaire et les
nouveautés de Gassendi et de Descartes? Pour un Français cul
tivé de 1680, Malebranche et Arnauld ont un visage; leurs doc
trines s'élaborent au grand jour, leurs querelles emplissent jour
naux et salons. Arnauld, même en exil, est soutenu par une
secte remuante qui fait de lui un véritable chef d'opposition.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 221
Malebranche est passionnément défendu par des disciples comme
Henri Lélevel, le Père André, Pierre de Montmort ou le marquis
d'Allemans. L'audience de nos philosophes s'étend d'autant plus
que, depuis l'exemple de Descartes, ils écrivent en français (1).
Spinoza n'a nul répondant, aucun disciple et n'offre qu'un lourd
ouvrage latin inaccessible au vulgaire.
Ce serait là méconnaître dans le public du xvne siècle finissant
une curiosité qui n'est plus la nôtre, un attrait impénitent pour
les subtilités religieuses et philosophiques, une « sensibilité méta
physique » que nous ne comprenons plus et que nous apprécions
mal. La vie intellectuelle, détournée par le pouvoir des ques
tions économiques et politiques, exerçait toute sa vigueur cri
tique sur d'obscurs problèmes abstraits. L'étonnant public des
Provinciales qui se passionne pour la querelle de la grâce, nous
le retrouvons partagé entre Arnauld et Malebranche sur la
nature des idées ou les causes occasionnelles et plus tard entre
Bossuet et Fénelon sur la doctrine du pur amour. Ne l'oublions
pas : c'est ce public qui découvrit et lut Spinoza. Sans connaître
l'homme, sans mettre une âme derrière ce visage fin au regard
direct,
Opéra Posthuma,
aux lèvres closes et sinueuses qu'offre l'estampe des
sans chercher encore sur ces traits les signes
de réprobation qu'y découvriront les Menagiana (2), les lec
teurs du temps abordèrent l'Éthique avec autant d'aisance que
les plus illisibles traités d'Arnauld.
Or, l'Éthique avait de quoi les séduire : une impression éton
nante d'ordre et d'harmonie découlait de l'appareil géomé
trique qui nous paraît maintenant le point le plus contestable
de l'ouvrage. Nouvel Euclide dans un domaine traditionnellement
confus,
Spinoza déroulait à partir de définitions et d'axiomes
un enchaînement strict de théorèmes. Toute la doctrine semblait
obéir aux lois impérieuses d'un mécanisme interne; aux disciples
de Descartes, aux tenants des tourbillons, aux admirateurs de
Leibniz et du marquis de L'Hospital qui se passionnent avec
Malebranche pour le calcul infinitésimal et recherchent la « carac
téristique universelle », Spinoza semblait par ses démonstrations
apporter bien plus que l'appareil démodé des syllogismes. C'est
aux excès de langage des réfutateurs eux-mêmes que l'on mesure
le mieux la séduction exercée par l'Éthique : Spinoza a détourné
de son usage légitime une méthode divine; c'est par là qu'il
(1) A l'exception de quelques attardés comme Huet (Alnelanae quaesliones,
Caen, 1690).
(2) Amsterdam, 1695, p. 15 : « Bien des personnes qui l'ont vu m'ont
assuré qu'il était petit, jaunâtre, qu'il avait quelque chose de noir dans la
physionomie et qu'il portait sur son visage le caractère de la réprobation. »

222 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
est menteur, hypocrite, diabolique. Pour Fénelon,
Spinoza «~a
affecté la méthode des géomètres pour donner à son ouvrage
un tour d'exactitude et de démonstration (1)»; l'évêque de
Soissons, Mgr de Sillery, lui reproche « de se servir de la plus
sûre de toutes les méthodes pour établir des idées... fausses et...
singulières (2) »; François Lamy s'effraie de « ces démonstrations
si enchaînées et qui ont un si grand air de justesse et de liaison
avec la raison que..., dès qu'on s'est laissé aller aux premières, il
est malaisé de ne pas se laisser aller aux suivantes (3) ». Mais
Bayle n'est pas sans apprécier cette « méthode toute nou
velle » (4) et l'impression première d'un mathématicien comme
Dortous de Mairan semble bien résumer celle des meilleurs
esprits : « Le caractère de cet auteur, si différent de tout ce
que j'avais vu jusqu'alors, la forme abstraite, concise et géomé
trique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me
parurent dignes d'attention (5). » C'est donc cette méthode qui
parut l'invention la plus maligne de Spinoza : tous les réfuta-
teurs, loin de la dénigrer, voudront se l'assimiler; les meilleurs
d'entre eux, les plus naïfs aussi, François Lamy, Régis, Lan-
genhert, combattront Spinoza avec « les mêmes armes dont il
s'est servi « (6) », par une méthode géométrique à laquelle l'es
prit ne saurait s'échapper (7) ». En face du monument spino
ziste, chacun voudra dresser l'esquisse caricaturale d'une nou
velle Éthique.
Mais quel était le contenu de ces cadres séduisants? Le lec
teur averti du Tractatus pouvait déjà s'en douter. Non seule
ment Spinoza devait légitimement inquiéter les chrétiens par
son exégèse biblique et son insidieuse interprétation des pro
phéties, mais sur deux points il révélait le substrat métaphy
sique de ses impiétés. Tout d'abord l'impossibilité du miracle
dans l'enchaînement des lois naturelles engageait la doctrine
d'un Dieu infini, immuable, sans passions, qui n'intervenait pas
dans les affaires humaines et dont l'action s'inscrivait totale
ment dans le déterminisme universel. De plus, en interdisant
toute servitude réciproque entre la raison et la foi, Spinoza
(1) Lettre du 14 juin 1696 à M. Lamy (en tête de son ouvrage Le Nouvel
Athéisme renversé, Paris, Roulland, 1696).
(2) Lettre du 14 mai 1696 (ibid., Avertissement).
(3) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil., p. 11).
(4) Dictionnaire historique et critique (5° édit., Amsterdam, 1734, t. V,
p. 201).
(5) Lettre à Malebranche du 17 septembre 1713 (in Cousin, Fragments
de philosophie cartésienne, Paris, Charpentier, 1845, p. 269).
(6) Lettre de M. Hideux du 15 mai 1696 (in Lamy, op. cit., Avertissement).
(7) Lettre de Mgr de Sillery (ibid.).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 223
donnait déjà l'esquisse d'une théorie de la connaissance et sépa
rait en dignité l'ignorance pieuse et soumise du vulgaire, domaine
de la foi et de la révélation, de l'évidence intérieure qui mène
i le sage à la vérité et à Dieu. Donc, dès le Tractatus, le chrétien
pouvait accuser notre philosophe de soumettre Dieu au destin,
iDeum subjicere fato et la foi à la raison, fidem subjicere rationi.
Mais ce rationalisme déterministe se révélait avec beaucoup
plus de brutalité dans l'Éthique. Et cela, dès le Ier livre. Dans
ce sommaire apparent de la théologie scolastique où le lecteur
ne se trouvait nullement dépaysé devant les distinctions de
substance, modes et attributs, la théorie de la substance unique
engageait aussitôt l'absorption du monde en Dieu : Tout ce qui
existe, existe en Dieu (1); et la préface du IVe livre en donnait
une confirmation plus voyante : « Cet être infini et éternel que
nous appelons Dieu, autrement dit la Nature, agit en vertu de
la même nécessité qui fait qu'il existe (2).» Dès lors un der-
inier théorème clôt le cercle : « Dans la nature, il n'existe rien
de contingent : au contraire, toutes les choses sont déterminées
par la nécessité de la nature de Dieu à exister et à agir d'une
façon donnée (3). » Le lecteur chrétien n'a nul besoin d'aller
plus loin : les conséquences d'une telle doctrine sont désastreuses
pour sa foi. Si l'on admet l'assimilation Deus sive Natura, le
dogme de la création devient un mythe puéril; si Dieu n'est
pas libre de modifier à son gré l'ordre éternel sans se nier lui-
même, il n'y a plus de Providence dans l'histoire d'un monde
qui obéit aux lois d'un mécanisme intelligent mais sans repen
tir, dans lequel le miracle ne peut venir modifier les réalités
physiques ni la grâce la condition humaine. Si l'homme enfin
n'est pas libre, le péché originel n'a plus de sens, la rédemption
n'est qu'une promesse vaine, le salut qu'un espoir fallacieux.
Aussi bien, les réfutateurs du xvne siècle ne liront pas l'Éthique
au-delà du premier livre; peu leur importent la théorie des
idées développée dans le deuxième, le traité des Passions des
troisième et quatrième, qui avait pourtant de quoi ravir les
disciples de Descartes, ou l'étonnante mystique intellectualiste
du traité de la Béatitude. Dès les prémisses, ils croient saisir
l'homme et découvrir son venin : Spinoza est un athée, le pire
de tous; ce n'est pas un de ces libertins discrets dont la doc
trine est aussi relâchée que la conduite; c'est « l'imposteur »,
(1) Éthique (livre I, théorème 15).
2 Ibid., livre IV, Préface.
(3) Ibid., livre I, théorème 29.

224 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
comme l'appelle déjà Christian Kortholt (1), qui détourne du
vrai Dieu l'instrument divin de l'intelligence; c'est l'athée de
système (2), qui pour la première fois fonde en doctrine cohé
rente les aspirations les plus sataniques de notre nature corrom
pue.
Mais comment comprendre cette importance donnée à Spi
noza par l'opinion philosophique en France? Il était si facile
de taire son nom, de proscrire ses ouvrages, d'ignorer sa doc
trine. En vérité, le bruit fait autour de Spinoza n'est pas dû
à la virulence de ses idées et le scandale semble avoir été sys
tématiquement organisé, puis utilisé par certaines factions phi
losophiques. On n'a pas assez remarqué que l'introduction en
France des Opéra Posthuma vers 1680 correspond au plus haut
point de la lutte anticartésienne : la même année, le Père Valois
sous le pseudonyme de Delaville adressait à tous les évêques
un violent factum contre Descartes et ses disciples, où il mon
trait l'incompatibilité de leurs principes avec le dogme de l'Eu
charistie et l'identité de ces mêmes principes avec ceux de Cal
vin (3). Mais Spinoza n'est pas nommé parmi les cartésiens,
au nombre des disciples comme Clerselier, Delaforge, Rohault,
Pierre Cally et Malebranche. C'est Leibniz qui le premier éta
blit un rapport de filiation entre Descartes et Spinoza, essayant
par là-même, sans grande générosité, de compromettre dans
l'opinion cultivée européenne les disciples du premier par les
terribles conséquences doctrinales du second. Tous ses apho-
rismes circulent et sont repris par les anticartésiens : « Le spi
nozisme est un cartésianisme immodéré « (4) », Spinoza n'a fait
que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Des
cartes (5) », « Spinoza, qui n'admet qu'une seule substance, ne
s'éloigne pas beaucoup de la doctrine d'un esprit universel
unique et même les nouveaux cartésiens, qui prétendent que
Dieu seul agit, l'établissent quasi sans penser y (6) ». Dès lors,
(1) De tribus impostoribus magnis (Kiel, 1680).
(2) Le mot semble de Bayle (Dictionnaire historique et critique, 1697,
article Spinoza), mais fut repris aussi bien par des apologistes comme
Laubrussel (op. cit., p. 89) que par VEncgclopédie (articles Spinoza, Athée
et Athéisme).
(3) Sentimens de M. Descaries touchant l'
essence et les propriétés du corps
opposés à la doctrine de l'Église et conformes aux erreurs de Calvin sur le
sujet de l'eucharistie (Paris, 1680, in-12). La même thèse est soutenue deux
ans plus tard par l'ouvrage anonyme, La Philosophie deM. Descartes contraire
à la foi catholique (Paris, 1682, in-12,Bibliothèque municipale de Bordeaux,
n» 35.043).
(4) Leirniz, Œuvres (édit. Dutens, Genève, 1768, t. I, p. 392).
(5) Lettre à l'abbé Nicaise du 15 février 1697 (édit. Gerhardt, Berlin,
1875-1890, t. IV, p. 562).
(6) Édition Erdmann de la Théodicée (Berlin, 1840, p. 179). Le rôle pré-

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 225
le combat change d'aspect et nous comprenons mieux le rôle
joué par l'Éthique en cette fin de siècle : Spinoza n'est pas
attaqué pour lui-même et sa doctrine n'est pas objectivement
étudiée; grâce à Leibniz et à la Compagnie de Jésus, qui repré
sente en France le plus solide bastion anticartésien (1), la que
relle de Spinoza apparaît de plus en plus comme un épisode de
la querelle de Descaries. Bien souvent chez les cartésiens, nous
sentirons le désir de désavouer une parenté odieuse, le besoin
d'éclairer les différences originales des deux doctrines et même
de les exagérer; mais quelle objectivité leur demander lorsque
leur sort personnel et l'avenir de leur enseignement sont en
jeu? Chez leurs ennemis au contraire, Spinoza apparaît comme
le terme nécessaire d'une évolution de la pensée cartésienne et
ce sont toujours les sinistres références de l'Éthique qui sont
opposées ou suggérées à Malebranche.
Faut-il en déduire que l'interprétation de Spinoza sera tou
jours systématiquement faussée? Nous ne le croyons pas. L'obs
curité de l'Éthique, qu'invoquent tous les réfutateurs, n'est sou
vent qu'un paravent commode et une invite à la prudence;
nous ne pouvons croire aisément sur parole ces lecteurs stu
dieux de Tertullien et de saint Augustin. Or, cette doctrine,
par sa force propre, dans la mesure même où une faction l'op
posait à Descartes quand une autre la rapprochait de lui, consa
crait aux yeux de tous l'éclatement du cartésianisme. Cette dis
persion, visible en Hollande avec le lecteur de Leyde Geulincx
et en Allemagne avec Clauberg, s'étale dans les polémiques
d'Arnauld et de Malebranche sur la théorie des idées, le pre
mier tirant Descartes vers l'empirisme, le second vers l'idéa
lisme de la vision en Dieu (2). Mais pendant que Malebranche
et Fénelon essaient de voler de leurs propres ailes, les esprits
mineurs hésitent : Huet, fervent cartésien à Caen, rompt avec
son maître, et sa Censura philosophiae cartesianae en 1689 scelle
pondérant joué par Leibniz dans cette lutte anticartésienne est bien mis
en valeur par Bouillier (op. cit., t. II, p. 415) et surtout par Friedmann
(op. cit., p. 96 sq.). Cette intention est plus visible encore dans les lettres à
Philipp de janvier 1680 (édit. Gerhardt, t. IV, p. 283 et 285) et à Molanus
(ibid., t. IV, p. 268).
Leibniz compte d'ailleurs sur la Compagnie de Jésus dans sa lutte
(1)
anticartésienne (cf. Friedmann, op. cit., p. 105, et édit. Gerhardt, t. IV,
p. 346 et 349). Pour reprendre le mot de Friedmann (op. cit., p. 111), Spi
noza est aussi bien pour les anticartésiens français que pour Leibniz « le
boulet qu'on attache à Descartes pour plus sûrement le couler ».
(2) La rupture se consomme en 1683 avec le Traité des vraies et des fausses
idées d'ARNAULD (Cologne, 1683; cf. Œuvres philosophiques d'ARNAULD,
édit. Jourdain, Hachette, 1843, p. 347 sq.).
F. VHRN1ÈHE, I
15

226 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
son rapprochement avec les Jésuites (1). François Lamy tantôt
défend Malebranche et tantôt l'attaque (2); le «prince carté
sien » lui-même qui attirait tout Paris à ses conférences, Pierre
Sylvain Régis, passe pour un hérésiarque dans sa théorie empiriste
de la connaissance (3). Dès 1673, un obscur philosophe
de ruelle, habitué du salon de Mme de Sablé, M. de la Clausure,
tirait « avec une certaine complaisance », selon le mot de Vic
tor Cousin, des thèses cartésiennes sur l'infinité du monde ce
que dix ans plus tard l'opinion française appellera spinozisme (4).
C'est donc dans le désordre des doctrines, au moment de la
plus grande confusion des consciences, que la métaphysique de
Spinoza vient aborder la France. Elle contraste avec les produc
tions de l'heure par la rigidité de ses démonstrations et par
la sérénité de son ton impersonnel. Mais bientôt il apparaît
qu'au contraire de Descartes, on ne peut acclimater Spinoza
en terre chrétienne. De son acceptation ou de son refus, dépend
la valeur accordée à la théologie traditionnelle. Dès lors, Spinoza
concentre toutes les haines. Mais il était nécessaire, avant d'en
trer dans le détail des réfutations, de montrer le désarroi de
la pensée française et ses luttes internes dont le morcellement
du cartésianisme n'est qu'un épisode : en face de Spinoza, les
attitudes seront plus nuancées qu'on ne le croit d'habitude et
représenteront, par leurs violences comme par leurs prudences,
beaucoup
moins les réactions personnelles de lecteurs objectifs
ou !les aspects divers d'une large réfutation chrétienne que les
incidences d'un système nouveau sur d'obscures polémiques, où
l'intelligence française achève de se dégrader et de se perdre.
B. —
Anticartésiens et francs-tireurs.
!Dans la lutte contre Spinoza, il semblerait normal de voir
s'engager tous les anticartésiens du temps, et au premier rang,
les champions batailleurs de la Compagnie de Jésus. En fait,
il n'en est rien. Les Jésuites n'ont jamais attaqué Spinoza de
front; ils semblent avoir longtemps partagé l'opinion de Bos-
(1) Cf. Bouillier, op. cil. (p. 594).
2 Ibid., t. II, p. 365.
(3) Système de philosophie (Paris, Denis Thierry, 1690, t. I, livre 2, Chap. 1
et 14, p. 184 sq.). Régis fut attaqué sur ce point par Lélevel, disciple de
Malebranche, dans La Vraie et la Fausse Métaphysique (Rotterdam, 1694).
(4) Cf. Victor Cousin, Fragments de philosophie cartésienne (Paris, Char
pentier, 1845, p. 434 sq.). « Le monde sera donc nécessaire et comme il est
déjà immense, il sera encore éternel: en un mot, le monde sera Dieu • (ibid.,
p. 436).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 227
suet sur l'opportunité du silence et ne s'être jamais exagéré
l'urgence du danger. D'autres querelles essentielles les sollicitent
dont l'enjeu temporel est plus évident : les déviations jansé
nistes de l'augustmisme, les nouveautés cartésiennes de Port-
Royal et de l'Oratoire;
Spinoza en revanche ne compromet
aucun intérêt majeur de la Compagnie, n'inspire aucune secte,
n'entache l'enseignementidîaucun collège. Spinoza ne sera jamais
comme Descartes l'objet des plaisanteries du Père Daniel (1),
le point de mire d'attaques savamment concertées et éche
lonnées tout au long du siècle; Spinoza ne verra pas se dresser
contre lui une réfutation en forme comme celle de Malebranche
par le Père Dutertre (2). Parmi ses Alhei detecli (3), le Père
Hardouin place Pascal, Descartes et Malebranche, mais oublie
Spinoza dont l'athéisme est voyant pour trop être dangereux.
Mais cette discrétion vient aussi de l'intérêt modéré que mani
feste la compagnie pour les spéculations philosophiques; ses
meilleurs esprits vont aux belles-lettres, comme les Pères Rapin
et Bouhours, ou se consacrent à la direction des grands comme
confesseur du roi. La Compagnie d'ailleurs
le Père de La Chaise,
n'a pas de doctrine propre. Engagée depuis sa fondation avec
la philosophie de > l'École, elle utilise sans aucune ferveur Aristote
dans sa lutte contre Descartes (4), mais accueille aussi
l'empirisme de Gassendi (5) et le scepticisme des dernières années
de Huet. Aussi agira-t-elle par personnes interposées et faudra-
t-il attendre la fin du règne pour voir le Père de Tournemine
préciser l'attitude de -son ordre en face de Spinoza et reprendre
avec quelque ampleur des accusations de Leibniz.
iDepuis la fin de son préceptorat en 1680 et l'échec relatif
auprès de l'opinion cartésienne de sa Demonslralio evangelica,
nanti en 1678 de l'abbaye d'Aunay,puis en 1689 de l'évê-
Huet,
ché d'Avranches,
était très en faveur auprès des beaux esprits
(1) Le Voyage du monde de Descartes (Paris, 1690) et Lettres d'un péripalêticien
à l'auleur.d'un voyage deiDescartes, touchant la connaissance des bêtes
(Paris, 1693).
(2) Réfutation d'un nouveau système de métaphysique proposé par le Père
Malebranche (Paris, 1715, 3 in-12).
(3) In Opéra Varia (Amsterdam, 1733, in-folio).
(4) Cf. Bayle, Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philoso
phie de M. Descaries (Amsterdam, Henri Desbordes, 1684, p. 1 : concordat
entre les Jésuites et les Pères de l'Oratoire de septembre 1678; p. 12 : énu-
mération de sept opinions cartésiennes interdites et remplacées par les
notions aristotéliciennes de formes substantielles, d'accidents réels et abso
lus inhérents à leur sujet, etc.).
(5) Cf. Bouillier, op. cit., t. I, p. 572 (opinion du Père Daniel sur Gas
sendi : > Il paraît être un peu pyrrhonien en métaphysique, ee qui, à notre
avis, ne sied pas mal à un philosophe »).

228 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de la Compagnie de Jésus. Le mépris des cartésiens pour l'éru
dition l'avait ulcéré : « Jam ergo ludibrium debemus cartesia-
nis, quod docti sumus! » avouera-t-il dans les dernières pages
de la Censure (1). N'oublions pas enfin qu'il passera les vingt
dernières années de sa vie, rue Saint-Antoine, dans la maison
professe des Jésuites, et qu'il leur léguera sa bibliothèque. Or
l'abbé d'Aunay connaît fort bien Spinoza dont il a tenté lour
dement de réfuter le Tractatus en 1679. Il est caractéristique
de le voir revenir à l'attaque dix ans plus tard dans ses Questions
sur le terrain plus métaphysique de l'accord de la
d'Aunay
raison et de la foi (2). S'il a lu l'Éthique, il ne la cite pas et se
fonde seulement sur les chapitres XIV et XV du Tractatus.
Avec assez de perspicacité, Huet montre bien que la séparation
de la foi et de la raison en matière religieuse ne peut aller sans
l'exaltation de la raison, et le futur auteur de la Faiblesse de
l'esprit humain (3) donne libre cours à son indignation : « Voyez
avec quelle stupidité dangereuse Spinoza dans son horrible et
sacrilège traité... déclare que la théologie, c'est-à-dire la foi, ne
doit pas être la servante de la raison, non plus que la raison
servante de la foi; que ceux qui accommodent l'Écriture à la
raison se trompent tout autant que ceux qui accommodent la
raison à l'Écriture, qu'il y a dans les deux cas corruption réci
proque et que chacune a son domaine propre et sa propre légis
lation, sans s'opposer l'une à l'autre. » Au dire de Spinoza,
« c'est une grave erreur que de vouloir soumettre la raison, don
de Dieu, lumière céleste, gardienne et médiatrice de vérité à
la lettre morte de l'Écriture...; on ne peut sans crime porter
atteinte à la dignité de l'esprit qui est en nous la marque du
Verbe divin, syngraphum Verbi Dei (4) ». Huet, qui ne peut
accepter ce rationalisme, voit une hypocrisie nouvelle dans le
fait d'assigner à la foi le domaine obscur de l'obéissance : « Dès
lors, si l'on se sent poussé à l'obéissance de Dieu par les fables
des Grecs, le culte des idoles ou la doctrine du Coran, on devra
les suivre! » « Toutes ces folies devraient être non pas réfutées,
mais réprimées par les verges et par les fers, non disputationibus,
sed vinculis ac virgis fuerinl opprimenda (5). » Rien n'est plus
F^(l) Cf. le commentaire d'Emile Saisset, Le Scepticisme (Paris, Didier,
1865, p. 244).
(2) Pétri Danielis Huelii Alnetanae Quaestiones de concordia rationis et
fidei (Caen et Paris, Thomas Moette, 1690).
(3) Le De imbecillilale mentis humanae, ouvrage posthume, parut en 1723
par les soins de l'abbé d'Olivet.
(4) Quaestiones Alnetanae (op. cit., p. 76-77).
(5) Ibid., p. 77.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 229
odieux que de limiter la religion à l'action vertueuse, à l'obéis
sance à une loi morale qui ne se fonde pas sur une théologie
positive : « Nous pouvons alors ignorer la manière d'obéir^ à
Dieu, ce qu'est Dieu, ce qu'il ordonne, par le ministère de qui
il a promulgué ses ordres, quels livres nous ont été transmis
où cette obéissance s'affirme nécessaire. » Il est impensable que
tous les païens vertueux soient sauvés. La religion de Spinoza
n'est qu'une dérision de la foi véritable. Il faut sévir contrejcet
athée sans mérites, dont la folie égare déjà nombre de chrétiens
qui « prétendent admirer un homme non seulement ignorant de
l'Écriture, de toute théologie, de la probité philosophique et
des belles-lettres, mais aussi d'un esprit étroit, absolument
fermé au raisonnement logique et à l'enchaînement des causes
et des conséquences (1)
». Huet comme toujours se laisse aller
aux redondances latines, mais derrière ses excès de langage
perce une inquiétude qui est aussi celle de ses maîtres jésuites.
Mais dans cette défense d'une religion positive inaccessible
aux curiosités de la critique et aux spéculations de l'esprit,
aucune allusion à l'Éthique ne se fait jour. Le Père Ignace de
Laubrussel ne va guère plus loin : « Si Spinoza se fût contenté
d'écrire sur la métaphysique, on l'aurait laissé comme un extra
vagant (2). » Rendant ironiquement hommage au philosophe
hollandais d'avoir fait succéder au libertinage grossier un liberti
nage raffiné et séduisant, il n'essaie pas de suivre l'enchaînement
de l'Éthique et se borne à lancer les accusations les plus banales :
c'est un système « qui porte à l'athéisme le plus insensé (3) »;
c'est une hypothèse qui témoigne « d'un renversement d'es
d'
prit (4) », œuvre monstrueuse « une cervelle démontée (5) ».
Une telle polémique n'est pas un modèle d'honnête discussion.
Il fallut attendre 1712 pour que la Compagnie de Jésus prît
officiellement position en face de l'Éthique, mais là encore, Spi
noza n'est étudié qu'en fonction de la lutte anticartésienne.
Cette année-là venait de paraître, à l'insu de son auteur, la
première partie du Traité de l'existence de Dieu de Fénelon qui
s'appuyait solidement sur les démonstrations de la théodicée
de Descartes. Les Jésuites, fort liés avec Fénelon, furent effrayés
(1) Quaestiones Alnetanae (op. cit., p. 78) : « Hominem mirari, nonsolum
Scripturae Sacrae omnisque theologiae ac sincerae philosophiae, meliorumque
literarum plane rudem, sed permediocrem etiam ratiocinan-
ingenio et ad
dum causasque et consequentias rerum videndas satis obtusum. »
(2) Traité des abus de la critique en matière de religion
.....
(Paris, Dupuy, 1710,
p. 72).
(3) Ibid.,
(4) Ibid.,
(5) Ibid.,
p. 201.
p. 204.
p. 205.

■230
SPINOZA. ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de cette autorité soudaine donnée à leurs ennemis et chargèrent
le Père Tournemine, un des plus brillants, maîtres du collège
Louis le Grand, de rédiger une préface qui corrigerait « le mau
vais effet du livre (1) ». Fénelon n'est pas cartésien, insinue
avec habileté notre Jésuite; il a utilisé des preuves fondées sur
«des opinions nouvelles fort contestées»,
preuves ad hominem,
mais ce sont, là des
valables « pour les cartésiens et les maler
branchistes (2) ». Mais par là même, il peut laisser accréditer
les erreurs de Spinoza; Tournemine s'offre donc à remplacer le
prélat trop préoccupé par les devoirs de, sa charge et qui n'a
pu mettre au courant un traité déjà ancien : « Je n'ai pu refu
ser à des personnes, pour qui je dois avoir une déférence abso
quelques réflexions qui remplaceront mal celles que l'illustre
lue,
auteur n'a pas faites (3). »
Aussitôt, avec beaucoup de netteté, Tournemine limite le
débat. L'Éthique dérive indiscutablemsnt de Descartes et il est
vain de la réfuter en invoquant les principes mêmes dont elle
est tirée : « Le système de Spinoza n'a rien de nouveau que les
principes cartésiens auxquels il a tâché de l'ajuster et le langage
obscur dont il l'a enveloppé (4). » C'est avant tout une doctrine
de la nécessité : « Point d'autre Dieu que le monde, que le tout,.
que l'être universel, que cette source éternelle et nécessaire de
tout ce qui paraît, que cette substance unique dont tout ce qui:
existe sont des portions et tout ce qui arrive des affections (5). »
Peut-on concevoir que cette substance soit aveugle? Mais c'est
alors nier effrontément la finalité de l'univers, l'harmonie « de
productions si sages et si concertées ». On ne peut prétendre
que

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 231
matière doit être intelligente, mais rien n'est plus incompatible
que l'esprit et la matière dans un même sujet; la matière ne
peut penser. Voilà pourquoi tant de philosophes anciens, comme
Pythagore au dire de Virgile,
trés de la Chine, joignent à la matière « une âme du monde
intelligente », divisant ainsi le tout en deux parties, l'une spiri
tuelle, l'autre matérielle. Ce sont là des systèmes absurdes, mais
ou de modernes comme les let
non athées. Seul Spinoza se flatte dérisoirement de détourner
l'objection en prétendant que sa substance unique est « suscep
tible de plusieurs attributs; un attribut la rend étendue, un
autre la rend pensante ». Qui ne voit qu'il s'agit là d'une argu
tie purement verbale? «Admirable effort de ce rare génie (1),»,
s'écrie ironiquement Tournemine.
Le détail même de l'Éthique n'est pas moins équivoque. Que
veut dire cette 6e proposition du Ier livre suivant laquelle une
substance ne peut en produire une autre? Et cela,
sous pré
texte qu'il ne peut exister deux substances de même attribut,
c'est-à-dire qui aient quelque chose de commun. Vraiment, Spi
noza emploie « un curieux langage », car en bon « français, n'avoir
rien de commun » signifie n'avoir aucun rapport et non être
de nature différente (2). C'est engager là en tout cas une étrange
doctrine de la causalité. Et Tournemine, fidèle à Aristote, d'expli
quer à Spinoza que l'on peut connaître l'effet par la cause, non
la cause par l'effet, car « l'effet ne contient pas toutes les
perfections de la cause ». Les lois naturelles ne reflètent donc
pas les fluctuations intimes d'une substance unique, mais les
rapports réciproques de substances hétérogènes. Il n'y a pas
de substance unique ; Spinoza a bâti « sur le fondement ruineux
d'un axiome pris à contresens ». « Tant vanté par ceux qui res
pectent son obscurité, il fait pitié à ceux qui l'entendent (3). »
En conclusion, rien n'est plus stupide que cette négation
constante de la Providence dans l'Éthique. Tout reflète dans
l'univers la volonté libre d'un ouvrier divin « qui a conformé
son ouvrage au dessein qu'il avait ». D'où vient donc cette
nécessité, cette servitude? « S'il y a un esclave, il y a un maître,..;
le sujet de détermination n'est point sans un principe de déter
mination (4). » Spinoza n'est pas un vrai philosophe, c'est un
dangereux illusionniste « qui se joue de ses lecteurs par des
expressions prises à contresens »; quant à ses disciples, « ils
(1) Démonstralion de l'existence de Dieu (p. xxix).
(2) Ibid., Préface, p. xxxn.
(3) Ibid., p. xxxv.
(4) Ibid., p. xxxvi.

232 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
supposent hardiment une nécessité générale par cette seule rai
son qu'ils en ont besoin pour établir l'athéisme (1) ».
Une telle réfutation, sans être originale, tranchait parmi les
productions du temps par la vigueur de son ton. Pour la pre
mière fois la Compagnie de Jésus prenait position en face de
l'Éthique. Tournemine, fidèle à la ligne intellectuelle de son
ordre, ne craignait pas d'opposer à Spinoza l'argument des
causes finales, que le cartésianisme avait singulièrement déprécié
et que Pascal refusait d'admettre dans son apologétique; à
l'aube du xvme
siècle, Tournemine faisait écho à la Théodicée
de Leibniz et léguait à son élève de Louis le Grand, le futur
Voltaire, un dogme que les déistes ne renieront jamais. Par
contre,
son langage scolastique et sa défense des formes subs
tantielles paraissent déjà singulièrement vieillis. Mais le plus
caractéristique est que cet incident, provoqué par les Jésuites
pour désolidariser Fénelon de Descartes, n'apparaît encore que
comme un épisode tardif de la lutte anticartésienne. L'effort
pour comprendre Spinoza manque de sérieux et somme toute
de loyauté.
En dehors des cartésiens et des Jésuites, il n'y a plus que des
francs-tireurs. L'Éthique ne semble guère avoir troublé les
tenants d'Aristote dans leurs citadelles universitaires. Aucune
allusion à Spinoza dans la Philosophia universalis de Duhamel
dont le cours fut célèbre dans les collèges (2). Nous verrons
même des censeurs officiels, des docteurs de Sorbonne comme
Pirot et Courcier, gêner la publication des réfutations de Spi
noza 60us prétexte de cartésianisme (3). Mais les isolés ne
comptent guère. Il y a pourtant quelque bon sens dans le grief
porté contre Spinoza par l'ancien pasteur,
nisme, Isaac Papin (4). Dans son ouvrage posthume,
transfuge du calvi
rédigé en
(1) Démonstration de l'existence de Dieu, Préface (p. xxxvn).
(2) Philosophia universalis. Sive commentarius in universam Aristotelis
philosophiam, ad usum scholarum comparatam (Paris, 1705, 5 vol. in-'*).
(3) Notamment la réfutation de Dom François lb8b-
Lamy (cf. infra), vers
1688 (Correspondance de Bossuet, édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1910,
Autot.
III, p. 493). Lettre de Fr. Lamy à Mabillon du 24 octobre 1689, in
Graphes de la collection de Troussures, édit. P. Denis, Paris, 1912, p. 608
614.
(4) Isaac Papin (1657-1709), neveu du pasteur Claude Pajon et de Denis
Papin. Partisan d'un calvinisme tolérant, libéral. Après la Révocation,
séjourne en Angleterre et en Hollande où Jurieu le fait condamner par le
synode de Bois-le-Duc. Chassé comme hérétique, il rentre en France et
abjure entre les mains de Bossuet le 15 janvier 1690. Il devait passer le
reste de sa vie à combattre la tolérance qu'il avait défendue.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 233
1707, la Cause des hérétiques discutée et condamnée par la méthode
du droit (1), où il attaque sans délicatesse ses anciens coreli
gionnaires, un chapitre condamne dans l'Éthique « l'abus de la
géométrie » : « C'est de cette source qu'est sortie l'erreur de
Spinoza qui nie qu'il y ait une substance incorporelle, parce
qu'il s'imagine qu'il n'y a rien où l'on ne saurait concevoir ni
lignes ni points... Cet axiome est vrai sans doute en géométrie :
aucune autre chose qu'un corps ne saurait toucher ni être tou
ché. Mais cet axiome est faux en parlant physiquement et notre
propre expérience nous en démontre la fausseté, puisque nous
avons une sensation physique par laquelle nous sommes cer
tains et que nous pensons et que nos pensées influent en quelque
manière dans les mouvements de notre corps (2). » Isaac Papin,
avec quelque maladresse, semble opposer à la métaphysique
rationnelle dont, à partir de Descartes, Spinoza marque l'extrême
pointe, une philosophie de l'expérience, du sens intime, qui,
intuitivement, nous assure de notre liberté et de l'existence en
nous d'une substance spirituelle. La doctrine de la nécessité
chère à Spinoza est un nouvel abus de la méthode géométrique;
il ne s'agit pas de se demander si les miracles de Dieu sont
possibles, mais s'ils sont. « Ses raisonnements prouvent unique
ment que le comment est inexplicable; mais ils échouent contre
l'autorité des témoins, contre la foy et contre l'évidence avec
laquelle nous voyons que les faits sont constants (3). » Par
cette défiance à l'égard du dogmatisme, par ce recours aux
faits et à l'histoire, Papin annonce l'apologétique nouvelle de
l'abbé Houteville (4).
Il n'est pas moins curieux de voir Richard Simon, dans les
dernières années de sa vie, dire son mot sur l'Éthique. A vrai
dire, le critique ne goûte guère la métaphysique, mais comment
laisser sans réponse les insultes et les plaisanteries de l'abbé
Faydit contre lui-même et Malebranche (5)? Dans la mesure
où on l'accuse de copier le Tractatus, il se sent solidaire de
l'Oratorien accusé de tracer le même sillon que Spinoza. Or,
(1) Cet essai fait partie du Recueil des ouvrages composés par feu M. Papin
en faveur de la religion (Paris, Roulland, 1723, 3 vol. in-12), qui fut dédié
par sa veuve à l'évêque de Blois, Jean-François de Caumartin, grand connais
seur de Spinoza de même que son frère, protecteur attitré de Voltaire. Une
première édition avait paru à Leyde en 1713.
(2) Ibid., t. III, p. 115.
(3 Ibid., t. III, p. 125.
(4) La Vérité de la religion chrétienne prouvée par les faits (Paris, Dupuis.
1722, in-4°).
(5) Abbé Faydit, Remarques sur Virgile et sur Homère... (op. cit., p. 107-

234 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Richard Simon semble avoir une connaissance originale des
Opéra Posthuma. Mais derrière cette théodicée de forme géomé
trique, il ne voit qu'athéisme déguisé : « Je dis athée* car d'appe
ler Spinoza hérétique c'est trop peu dire. Cet homme n'a été ni
juif ni chrétien. Il a été également opposé aux deux religions
et il n'a reconnu le souverain Dieu, qu'il appelle quelquefois un
être souverainement parfait et absolument infini, que de nom
seulement (1). » « Lorsqu'on vient à examiner avec application
ses sentiments, surtout dans ses derniers ouvrages, on y voit
que ce Dieu n'est autre chose que la nature ou l'univers. Il ne
reconnaît point de premier moteur (2). » Mais si l'appareil géor
métrique de l'Éthique répugne à Simon, c'est avec beaucoup
d'aisance qu'il lie le Ier livre avec la doctrine immanentiste
d'une lettre à Oldenburg : « Dico me de Deo et Natura sententiam
fovere longe diversam ab ea quam neoterici Christiani
defendere soient; Deum rerum omnium causam immanentem, ut
aiunt, non vero transeuntem statuo : omnia, inquam, in Deo
esse et in Deo moveri cum Paulo affirmo (3). » Il y a beaucoup
de complaisance et d'érudition gratuite quand il rapproche le
déterminisme de l'Éthique de trois longs passages du Tractatus
qu'il cite sur l'assimilation des lois de la nature et des décrets
de Dieu (4). Mais comment savoir le fond de la pensée du vieux
reclus de Dieppe? Y a-t-il de l'ironie dans cette mise en valeur
de la lettre où Spinoza s'appuie sur Descartes, lorsqu'on l'ac
cuse de soumettre Dieu au destin (5)? Est-ce l'effet d'une vieille
rancune contre les cartésiens ennemis de l'érudition? En tout
cas, le scepticisme s'étale dans cette conclusion fort cavalière
sur le grave problème de la liberté : « Il y a sans doute un milieu
à garder sur cette matière entre ceux que M. Faydit nomme
spinozistes et cléricistes et les sociniens. Les premiers selon leurs
principes détruisent entièrement la liberté, les autres au contraire
(1)
Bibliothèque critique ou recueil de diverses pièces critiques..., publiées
?ar M. de Sainjore (Richard Simon) (Amsterdam, Jean-Louis de Lormes,
708, t. III, p. 514).
(2) Ibid., t. III, p. 512.
3) Ibid., t. III, p. 531 (il s'agit de la lettre 73 de novembre 1675, Appuhn,
t. III, p. 350).
(4) Simon cite une grande partie du second point du chapitre VI sur les
miracles (cf. Appuhn, t. II, p. 128 à 135, notamment p. 130 : « Sive dicamus
omnia secundum naturae leges fleri sive ex Dei decreto et directione ordi-
nari, idem dicimus... »).
(5) Il s'agit certainement de la lettre à Jacob Osten du début 1671
(Appuhn, t. III, p. 280) où Spinoza répond indirectement au cartésien Vel
thuysen : » Que pense-t-il de son Descartes qui affirmait que rien ne peut
être fait par nous qui n'ait été pré-ordonné par Dieu... et que cependant,
nous agissons avec la liberté de notre arbitre, chose que, de l'aveu même de
Descartes, nul ne peut concevoir. »

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 235
relèvent tellement la liberté de l'homme qu'ils nient absolument
la grâce de Jésus-Christ (1). »
La compétence et la lourdeur consciencieuses de Gaspard Lan-
genhert contrastent avec cette légèreté française. Ce Hollan
dais que les historiens de la philosophie ont totalement ignoré,
transfuge du calvinisme, était venu s'établir à Paris en juin 1697,
bravant les dangers de la guerre à laquelle devait mettre fin
trois mois plus tard la paix de Ryswick. Le 9 novembre de la
même année, il abjurait le protestantisme entre les mains du
Père jésuite Benié (2) et sollicitait la protection de l'abbé Régnier
Desmarais, secrétaire perpétuel de l'Académie française, gram
mairien de renom et élégant traducteur de l'Iliade et du De
finibus. Recteur du gymnase de Zwolle, il donne à son départ
des raisons uniquement religieuses et se glorifie d'avoir aban
donné une situation enviée, pour se mettre sans hypocrisie en
règle avec les injonctions de sa conscience (3). Vouant donc au
malheur ses anciens compatriotes (4), il compte sur l'hospitalité
de la France catholique, hospes in hospitalem Franciam veni.
Mais la personnalité de Langenhert présente plus d'intérêt que
ses déboires religieux. 11 enseignait la philosophie à Zwolle et,
au dire de l'annaliste hollandais Petrus Rabus, défendait la
thèse des animaux-machines (5). Mais à la suite de Geulincx
dont il avait annoté le Compendium physicae (6), il s'était rapi
dement éloigné de Descartes. En tout cas, grand amateur de
joutes métaphysiques, remarquable connaisseur de Spinoza,
(1) Bibliothèque critique (op. cit., t. III, p. 546).
(2) Mazarine, ms. n° 1.119 : « Rationes quae ex calvinismo redire eum
ad religionem Romano-catholicam fecerunt •, fol. 1-7.
« (3) Mihi resipiscenti munus quod honeste satis et satis largiter illic me
aluit, deponendum erat... Renuente conscientia, frequentenda ea a quibus
abhorrebam sacra » (Mazarine, ms. 1.119, ibid.).
« (4) Pessumos mores hominum abominans quibuscum tamen erat vivendum
» (ibid.).
(5) Petrus Rabus, Boekzaal van Europe (1701, t. I, p. 54; t. II, p. 648).
Cf. A. J. Van der Aa, Biograftsch Woordenboek der Nederlanden (Haarlem,
p. 128). A noter que Van der Aa l'appelle Langenheit et
Brederode, 1865,
non Langenherf qui est son véritable nom, attesté par maintes signatures
dans le ms. de la Mazarine).
(6) Compendium physicae, illustralum a Casparo Langenhert (Franeker,
1688, in-8") (l'ouvrage n'est pas à la Nationale, mais se trouvait au British
Muséum d'après le Catalogue de 1817, Londres, Woodfall). En 1699 devait
paraître de lui une Traduction et commentaire du « Prince » de Machiavel
(Amsterdam, 1699; cf. B. N., E. 3.229). Le Nieuw Nederlandsch biograftsch
Woordenboek de Blok et Molhuysen (Leyde, Sijthoff, 1911) ne fait, pas
mention du personnage.

236 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
notre homme pense, aussitôt arrivé en France, à monnayer sa
science : le 3 juillet 1698, il dédie à l'archevêque de Paris, le
cardinal de Noailles, une curieuse ébauche de réfutation de
l'Éthique qui méritait un meilleur sort que de demeurer manus
crite dans les papiers du séminaire de Saint-Sulpice (1).
Une lettre assez plate à l'archevêque précède l'ouvrage; l'au
teur, que onze mois de séjour en France ont réduit à l'indigence,
quête quelque secours ou quelque bénéfice. Est-il de meilleure
recommandation qu'une réfutation de cette Éthique dont les
ravages ne se comptent plus et mènent les âmes à leur perdition?
Spinoza est un adversaire redoutable, acer adversarius, non seu
lement de notre religion, mais de toute religion. Dans l'amas
aucune ne s'est révélée satisfaisante. Langenhert
des réfutations,
prétend avoir une méthode originale et décisive et, s'il ne peut
dans cette ébauche donner une réfutation complète qui récla
merait du loisir et l'absence de soucis matériels, il consacrerait
volontiers sa vie à cette œuvre magistrale (2).
Il y a évidemment du cuistre dans cette profession de foi,
mais l'étude minutieuse de son essai fait oublier cette première
impression. En quinze pages manuscrites, Langenhert prouve
une lecture précise et une méditation fort originale de l'Éthique
dont ses contemporains, surtout en France, sont fort incapables.
Sans essayer de combattre Spinoza de l'extérieur en se référant,
comme tant d'autres, à une orthodoxie qui ne peut convaincre
que les convaincus, Langenhert accepte la lutte sur le terrain
de son adversaire, la recherche rationnelle de la vérité (3) :
« Beaucoup, à force de rechercher la vraie science des choses,
fatigués et déçus, ont proclamé que la vérité est enfouie dans
un gouffre, tout entière cachée et que la connaissance est impos
sible. Cette science, Spinoza l'a recherchée assidûment et se
glorifie de l'avoir trouvée avec le plus de chances de certitude
et par la plus scrupuleuse des méthodes. Mon dessein est de
montrer qu'il n'en a rien fait, qu'il n'a découvert aucun élément
nouveau de vérité et de certitude; pour le prouver, c'est sur ses
principes mêmes que je me fonderai (4). » Nous ne pouvons
(1) Gaspari Langenhert philosophi meihodus refulandi opus posthumum
Benedicli de Spinoza (Mazarine, ms. n»
1.119, 2e cahier, fol. 1-17).
« (2) Quod a capite usque ad calcem non refutaverim verbo tenus, haud
mea, sed fortunae culpa est aliis mihi occupationibus quae victum volebat
quaeri » (Mazarine, ms. 1119, 2e cahier, fol. 1).
« (3) Veritatem me eam intelligere quae ralione nuda vestigatur, semel
monuisse suflîciat » 2'
(ibid., cahier, Préambule, fnl. 2).
« (4) Hanc (scientiam) nec obiter quaesivit B. de Spinoza seque eam
quam certissime quidem, si non accuratissime forte methodo, reperisse glo-
riatur. Ut vero nihil ejus invenerit nec quicquam prae ceteris veri ac certi

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 237
descendre jusqu'aux détails d'une réfutation encombrée de
références et de citations; remarquons seulement que Langenhert,
avec une prescience qui fait de lui le premier des critiques
modernes du spinozisme, refuse de mettre au centre de la doc
trine la théodicée du premier livre de l'Éthique; c'est en philo
sophe, non en théologien, qu'il aborde la complexe théorie de
la connaissance exposée dans le deuxième livre et la fin du
premier. Tout d'abord, rien n'est plus contestable dans ses
conséquences comme dans ses principes qu'un déterminisme
universel fondé sur la causalité divine; derrière l'enchaînement
infini des effets et des causes, Dieu demeure la cause immanente
et par un passage à la limite, seule est vraie la causalité dans
l'éternel qui consacre l'identité de la cause et de l'effet (1). Dès
lors, une première stupidité saute aux yeux : tout rapport sup
pose ou crée une identité; il n'y a plus de différence entre le sujet
et l'objet, entre l'esprit et l'objet de connaissance : toute connais
sance devient un mythe (2).
Avec adresse, Langenhert utilise contre Spinoza la démons
tration par l'absurde si lassante quelquefois dans l'Éthique :
c'est de bonne guerre. De l'axiome 5 : « Les choses qui n'ont
rien de commun entre elles, ne peuvent être comprises les unes
par les autres (3) », il tire une réciproque : « Les choses qui ont
entre elles quelque chose de commun sont comprises les unes
par les autres, donc identiques (4). » Dans la mesure où les corps
participent à l'étendue et les esprits à la pensée, ils sont donc,
chacun dans leur genre, confondus. Il n'y a plus de principe
d'
individuaiion. Cette nature monstrueuse, à laquelle Spinoza
donne le nom de Dieu, est à la fois l'un et le tout : « Toute la
nature n'est qu'un seul individu, dont les parties... varient en
d'infinies modifications, sans aucun changement de l'individu
tout entier (5). » Il n'y a donc plus de natures individuelles,
puisque toute chose finie ne pouvant être limitée que par une
detexerit, indicare propositum est idque ex ipsis ejus praesertim fundamentis
- (Mazarine, ms. 1.119, 2e cahier, fol. 2).
(1) Éthique (I, axiome 4) : « La connaissance de l'effet dépend de la
connaissance de la cause et l'enveloppe. » Langenhert rapproche de ce texte
le De Emendaiione intellecius (Opéra Posthuma, p. 306) : « Cognitio effectus
nihil aliud est quam perfectiorem causae cognitionem acquirere » (cf. sur
ce point, Couchoud, op. cit., p. 179-180).
« I (2) Ex quibus hanc collegimus summam : Quae per invicem intelliguntur,
a se invicem non différant, sunt unum idemque, i. e., idem per se ipsum
intelligitur. Corollarium : omnia quae percipiuntur per se percipi debent »
(Mazarine, ms. 1.119, 2' cahier, fol. 3).
(3) Éthique (I, axiome 5).
(4) Langenhert, 2' cahier, fol. 2 v°.
(5) Éthique, II, lemme 7, scholie (cf. Langenhert, fol. 5 v°).

238 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
autre de même nature qui par ailleurs lui est identique, ne
serait donc bornée que par elle-même. Tout cela nous mène
à l'absurde conclusion : « Rien n'est fini, tout est infini : nullam
rem lerminari, omnem infinitam esse (1). r, Nouvelle conséquence
et nouvelle absurdité; mettre la causalité en Dieu, c'est suppri
mer toute causalité : « Rien n'est cause d'autre chose, tout est
cause de soi, nullam rem alterius esse causam, sed omnem esse
causant sui (2). » Comment interpréter alors les distinctions
fameuses du livre III de l'Éthique entre agir et pâtir? Tout le
système moral de Spinoza qui semble son dessein suprême
s'effondre sur des bases aussi ruineuses (3). Comment fonder
une physique sur une doctrine qui nie la communication des
mouvements? S'il n'y a pas d'action réciproque entre substances
indépendantes,
même (4).
rien ne peut être mis en mouvement de soi-
Langenhert triomphe alors. L'étrange monde de Spinoza, où
règne un déterminisme absolu, où la liberté est refusée tout
aussi bien à l'homme qu'à Dieu qui n'a même pas, comme pour
Descartes, l'initiative de la chiquenaude initiale,
est le domaine
de l'inconnaissable. L'homme ne peut prétendre par une phy
sique retrouver les lois des phénomènes ni par une morale un
sens à ses actions. Spinoza joue avec les mots dont il déforme
le sens à loisir, confusas Cl vulgares loquelas; dans ses excès de
subtilité, il ne fait que battre les airs (5); mais à ce jeu-là, il
nous trompe tout autant qu'il se trompe, ludit et luditur.
Certes, Langenhert excède souvent les droits d'une honnête
discussion et, avec une complaisance inquiétante, verse l'obscu
rité sur les passages ardus de l'Éthique. Mais sa critique qui
va droit au IIe livre, témoigne d'une belle audace, refuse de
suivre les accusations banales des théologiens, et jongle non sans
adresse avec l'effrayant appareil géométrique de l'ouvrage. On
peut lui reprocher d'être négative, mais Langenhert promet dans
sa conclusion de trouver au problème de la connaissance des
«•solutions neuves et originales (6) ». Or,
cette promesse a été
(1) Éthique (fol. 3 v°).
(2) Ibid., fol. 4.
(3) Ibid., fol. 7 et v».
(4) Ibid., fol. 8 v».
(5) Langenhert, op. cit. (fol. 5) : « medio-
Quae, inquam, si quis vel
criter suetus ratiociniis contulerit, nae is facili opéra perspexerit quam subtiliter
subtilem sed non cohaerentem aerem pulset Spinoza ».
(6) Ibid., fol. 9 : « Ne tamen opinetur quisquam quod, dum Spinozae haec
objiciam, ex aliorum putem qui hactenus claruere Philosophorum ratiociniis
propositae quaestionis solutionem hauriri posse : alia certe et ab iis diversissimum
esse novi, quae huic et similibus satisfaciant. »

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 239
tenue en partie. En 1701, notre Hollandais ouvrait à Paris une
école de philosophie : un curieux prospectus, traduit par son
protecteur l'abbé Régnier Desmarais,
exposait en quatre dia
logues les éléments d'une philosophie nouvelle et les sujets de
— ses premières conférences (1). Le Nouveau Philosophe c'était
—
le titre de l'ouvrage essayait en dehors de Descart.es et de
Spinoza de fonder une théorie valable de la connaissance.
Renonçant au doute cartésien, attaquant violemment les uni-
versaux scolastiques dont il faisait la base contestable de la
théodicée spinoziste (2), il annonce une réfutation complète de
l'Éthique « par les principes mêmes de Spinoza... et que Spinoza
ne pourrait pas s'empêcher de reconnaître pour ses principes (3) ».
Mais son idée nouvelle est que Spinoza n'a pas compris la dis
tinction des sciences; il y a une vérité des mathématiques et de
l'histoire qui n'est pas celle de la métaphysique : « Si, en compo
sant son Éthique, il avait connu cette distinction des sciences,
il n'aurait jamais attaqué le christianisme comme il l'a fait ni
son judaïsme. Et si ceux qui ont entrepris de le réfuter l'avaient
bien eux-mêmes connue, ils n'y auraient pas échoué comme ils
l'ont fait au grand contentement des spinozistes (4). » Quant à
la vérité du monde extérieur, par-delà la commode vision en
Dieu de Malebranche, il semble annoncer déjà les solutions de
Berkeley : « Hors de notre esprit, point de corps », ou amorcer
l'hypothèse kantienne d'une science des « phénomènes, prouvée
par le sentiment intérieur... et appuyée sur la vérité de la phy
sique ». (5) 11 est remarquable cependant que ces voies nou
velles dérivaient d'une exégèse minutieuse non seulement de
Descartes, mais surtout de Spinoza dont Langenhert est pro
fondément nourri (6). Même si nous ignorons ce que fut son
influence —
son école ne semble guère avoir attiré d'élèves et
—
nous perdons sa trace dès 1704 nous (7) tirons de sa courte
(1) Le Nouveau Philosophe (Paris, André Cramoisy, 1701-1702, 3 dia
logues d'octobre, novembre, décembre 1701 et 4e du début de 1702) (B. N,,
R. 14.601). « L'auteur du Nouveau Philosophe donnera tous les mois au
public un dialogue pareil à celui-ci, où il traitera de la philosophie suivant
ses principes. Tous les mercredis il tiendra chez lui des conférences publiques
pour ceux qui voudront s'en éclaircir avec lui... »
« (2) C'est de la supposition des choses et des idées générales et univer
selles que... Spinoza a tiré cet être universel qu'il appelle Dieu » (Le Nouveau
Philosophe, 1" dialogue, p. 93).
(3) Ibid., p. 75-77.
4 Ibid., p. 65.
5) Ibid., IV dialogue, p. 88.
(6) Ibid. (W dialogue, citations p. 77-81; cf. p. 97 : « Depuis que vous
avez lu Spinoza, vous me paraissez être devenu plus ardent dans la dispute
que vous n'étiez en qualité de simple cartésien »).
(7) Nous possédons de Langenhert un Carmen nalalilium Aremoricae

240 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
apparition dans le champ de la pensée française la preuve qu'à
l'aube du xvme
siècle, des conférences publiques sur Spinoza
se sont tenues à Paris et qu'un académicien influent comme
Régnier Desmarais ne craignait pas de prêter la main à une
dangereuse vulgarisation.
C. —
Les
cartésiens.
« De sots cartésiens, pour écarter le soupçon de m'être favo
rables, ne cessaient pas et continuent d'afficher l'horreur de
mes opinions et de mes écrits (1) », écrivait Spinoza à Olden
moins burg de deux ans avant sa mort. Aux yeux des cartésiens
de Hollande, Spinoza passait en effet pour un transfuge et le
Tractatus pour une trahison après le commentaire des Principes
du maître. Une telle raison n'est pas valable pour les cartésiens
de France. Si Urbain Chevreau, à la cour de l'Électeur palatin,
pouvait encore croire en 1675 au cartésianisme de Spinoza (2),
si Bayle put acheter, à la fin de 1679 à Paris, les Principia Renati
Descartes et mesurer ainsi l'évolution de la pensée spinoziste (3),
bien peu de Français étaient capables de déceler dans le Trac
tatus l'utilisation audacieuse, en un domaine que le maître
s'était interdit, de la méthode cartésienne (4). C'est pourtant
en France parmi les cartésiens que Spinoza trouva ses adver
saires les plus résolus et les mieux informés. Nous en avons déjà
exposé la raison profonde : au milieu des attaques qu'ils subissent
depuis plus d'une génération de la part des scolastiques et des
jésuites, accusés d'enseigner une physique incompatible avec le
dogme de l'Eucharistie et de favoriser par là le calvinisme,
compromis avec l'augustinisme par les chefs de Port-Royal, les
cartésiens français accueillent d'abord avec aisance les Opéra
Poslhuma : c'est pour eux une remarquable occasion de prou
ver contre la nouvelle impiété l'efficacité apologétique de leur
doctrine; il serait vain de lutter contre Spinoza avec l'appareil
démodé de la théologie naturelle et d'un finalisme puéril; Des
cartes au contraire rénove les preuves traditionnelles de l'exis-
Duci,
en l'honneur de la naissance du duc de Bretagne (Paris, 1704, in-4°;
cf. Catalogue du British Muséum de 1817, Londres, Woodfall, in verbo).
Il) Lettres (édit. Appuhn, t. III, p. (?)).'
342) (novembre 1675
2 Chevraeana (Paris, Delaulne, 1697, t. I, p. 105-106). Cf. supra.
(3) Œuvres diverses (t. IV, p. 577).
(4) Thomassin dit cependant en 1678 : « L'auteur de ce livre (le Tractatus)
est un grand cartésien et un grand raisonneur » (ms. de Carpentras, n»
k v
1.694,
•fol. 112).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 241
tence de Dieu et réconcilie la foi et la raison. Mais nos carté
siens, tentés par des voies diverses et qui souvent se déchirent
entre eux, ne sont pas fâchés non plus de démontrer en face de
Spinoza la valeur dialectique et l'orthodoxie chrétienne de leurs
propres déviations. C'est donc pour le cartésianisme une ques
tion de salut; c'est en combattant Spinoza qu'il fera la preuve
à la fois de son efficience et de sa piété.
Mais cette aisance devait être de courte durée. Les ennemis
de Descartes, loin de désarmer, ajoutaient à l'argument eucha
ristique une accusation plus insidieuse; dans une campagne qui
souvent apparaît conjuguée, Leibniz et la Compagnie de Jésus
dénoncent la parenté des deux philosophes. Il devient donc
urgent de défendre Descartes et de se désolidariser violemment
de l'impiété nouvelle. Nous distinguerons historiquement ces
deux attitudes : la première époque est marquée par une offen
sive presque officielle de l'Église française qui, dans ses meilleurs
esprits, croit encore à l'utilité de Descartes et si l'on en juge
par l'importance donnée à l'événement par les correspondances
du temps et par la valeur des autorités engagées, semble com
mettre le soin de réfuter Spinoza au bénédictin François Lamy.
A cette attitude offensive allait succéder vers 1696-1697, à la
suite de l'affaire déclenchée par la lettre de Leibniz à l'abbé
Nicaise, une attitude défensive. L'Église devient réticente à
l'égard d'une doctrine compromise; Fontenelle, qui se dit car
tésien en physique, ne se soucie nullement de défendre des
valeurs théologiques qu'il conteste. La piété cartésienne se fait
dès lors prudente : alors qu'Arnauld et Lélevel se taisent, inter
viendront encore avec autorité les derniers fanatiques, Pierre
Cally et Régis.
Né l'année même du Cid, le baron de Monthyveau, capitaine
de chevau-légers, passait à l'armée pour un rude bretteur (1);
converti à la suite d'un duel où la règle de saint Benoît l'avait
protégé, il avait pris l'habit en 1658 et prononcé ses vœux à
Reims l'année suivante; devenu Dom François Lamy en entrant
dans la Congrégation de Saint-Maur, il devait cependant, conser
ver l'humeur querelleuse et susceptible du duelliste d'autrefois.
(1) Cf. Bouillier, op. cit. (t. II, p. 363)
(des renseignements souvent dis
cordants sont donnés par Moreri, La Bibliothèque des auteurs ecclésiastiques
du 18' siècle, Paris, 1736, 2 vol. in-8°, et par Dom Tassin, Histoire littéraire
de la Congrégation de Saint-Maur, 1770, in-4").
P. VERNIÈRE, I
16

242 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
En quarante ans, il se heurta à tous les philosophes et théolo
giens de son temps : Rancé, Arnauld, Nicole, Duguet, Fonte
nelle; et même son maître Malebranche devait éprouver la
vigueur de ses coups (1). Mais aucune mélancolie chez ce moine
militaire; rien de cette hauteur chagrine qui écarte d'Arnauld.
Un de ses ennemis, le Père André, le décrit ainsi (2):« Il avait
un peu de ce qu'on appelle précieux, un peu vain, présomptueux,
aimant à briller, imaginatif, délicat et sensible,
assez philosophe
et qui eût pu même passer pour un bel esprit, s'il eût eu ce
goût naturel et sensé qui doit être la première règle d'un écri
vain... Il déplaît en un mot parce qu'il veut plaire (3). » Le
Père André avait tort : François Lamy plut beaucoup et malgré
son style à la Balzac, sut attirer la confiance d'un Bossuet et
l'amitié d'un Fénelon.
Célèbre jusque-là pour son enseignement théologique, François
vint résider peu de temps avant 1685 à l'abbaye Saint-
Lamy
Faron de Meaux,
qu'il devait quitter en 1687 pour devenir
prieur de Rebais. C'est alors qu'entre Bossuet et le Bénédictin
fut mis sur pied le grand projet de réfutation contre Spinoza.
Bossuet a déjà agi contre le Tractatus dans son Discours sur
l'histoire universelle, mais se sent mal armé devant les subtili
tés de l'Éthique; au fond la philosophie demeure pour lui la
servante de la théologie; un rude jouteur comme Lamy ferait
l'affaire, avec d'autant plus de chances qu'il est cartésien, et
que devant un libertinage aussi spécieux,
un athéisme aussi
neuf, Descartes seul est assez moderne pour servir efficacement
de rempart à la foi. Bossuet lui-même, malgré son éducation
thomiste, n'a pas craint de suivre Descartes pas à pas dans La
connaissance de Dieu et de soi-même qui devait initier le dauphin
à la philosophie (4). François Lamy se met donc au travail :
en 1686 (5), une centaine de pages constituent une réfutation
(1) Il attaque Rancé sur la valeur des études monastiques, Arnauld sur
la vision en Dieu, Fontenelle sur les causes occasionnelles, Leibniz sur
l'haTmonie préétablie; mais il penche pour Fénelon et abandonne Male
branche sur la doctrine du pur amour (cf. Bouillier, op. cit., t. II, p.
364-
366J.
(2) Disciple comme Lamy de Malebranche, le Père André dissimule mal
sa jalousie : « Grand copiste de Malebranche, il fait partout le méditatif,
mais il le copie sans lui ressembler. »
(3) Père André (ms. de Troyes, n"
2.287; cf. Bouillier, op. cit., t. II,
p. 364, note 1).
(4) Le traité ne devait paraître qu'après sa mort, mais la lettre latine à
Innocent XI du 8 mars 1679, où il expose son plan général d'éducation, le
préfigure très nettement dans sa partie philosophique.
(5) Dans l'Avertissement de 1696, Lamy avouera que son ouvrage « est
composé en grande partie depuis dix ans ».

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 243
géométrique de Spinoza; le Bénédictin, après avoir traduit et
contesté les définitions, axiomes et propositions du Ier livre de
l'Éthique,
reprend méthodiquement l'ordre de son adversaire et
essaie de camper une théodicée orthodoxe. Puis il laisse le
manuscrit dans ses tiroirs. Bossuet ne l'entend pas ainsi et
rafraîchit la mémoire du nouveau prieur de Rebais par une
lettre du 7 janvier 1688 : « La méthode (de votre démonstration)
en eét nette et elle m'a fait souvenir des propositions contre
Spinoza que je souhaiterais beaucoup voir au jour (1). » Dom
Lamy
s'excuse : « J'avais mis la Réfutation de Spinoza au nombre
des vieux registres qu'on ne veut plus regarder. Si néanmoins,
Monseigneur, vous la jugez utile à la religion, vous en êtes le
maître (2) »;
et Bossuet de Versailles promet d'agir : « Je verrai
quand je serai à Paris ce qu'on pourra faire de l'ouvrage contre
Spinoza que je crois en effet être utile (3). » Malebranche consulté
à son tour approuve la méthode : « Il me semble que vous en
dites assez pour renverser les principes de Spinoza (4) », mais
tout en donnant des conseils de rigueur et de précision, craint
une publicité dangereuse : « Je crois en général qu'écrivant
contre Spinoza, il faut rapporter de ses écrits suffisamment pour
assurer le lecteur que ce sont ses sentiments que l'on combat.
On pourrait néanmoins prouver les vérités qu'il attaque sans
faire mention de lui (5)... » L'ouvrage, largement soutenu, semble
donc vers le début de 1688 assuré de paraître. Mais on avait
compté sans la Sorbonne. Les deux docteurs commis à la cen
sure, Pirot et Courcier, s'opposent à la parution (6); le motif
officiel était qu'une réfutation trop géométrique risquait de
laisser le lecteur sur la force de Spinoza, et le docteur Pirdt
réclamait une seconde réfutation à la portée du vulgaire: le
motif profond était l'hostilité des tenants d'Aristote contre une
dialectique purement cartésienne : la Sorbonne se devait de
censurer Lamy comme elle avait refusé d'approuver la Recherche
de la Vérité (7). Le Bénédictin, lassé de ces oppositions, pris
(D « Correspondance de Bossuet (édit. Urbain-Lévesque, Hachette, 1910,
t. III, p. 469, lettre du 7 janvier 1688).
(2) Ibid., p. 493.
p. 494 (lettre du 26 janvier 1688).
(3) Ibid.,
(4) Correspondance inédile de Malebranche (édit. Blampignon, Paris, 'Dou
niol, 1861, p. 49).
(5) Ibid., p. 51 (ces deux lettres, non datées, semblent être antérieures
à 1688).
(6) Ct. lettre de Lamy à Mabillon du 24 octobre 1689 (Autographes de
la Collection de Troussures, édit. P. Denis, Paris, 1912, p. 608 à 614).
(7) C'était le même Pirot qui avait censuré Malebranche (cf. Bouillier,
op. cit., t. II, p. 21).

244
par de nouveaux ouvrages (1),
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ne donna que près de dix ans
plus tard, après une attente impatiente du public, le livre qui
allait en France constituer le plus solide effort antispinoziste :
le Nouvel Athéisme renversé (2).
Mais cette fois, toutes les précautions étaient prises. C'était
autour de Lamy une véritable levée de boucliers. Fénelon, inti
mement lié avec l'auteur et devenu depuis un an archevêque
de Cambrai, recommandait solennellement l'ouvrage et permet
tait l'impression en appendice d'un plan personnel de réfuta
tion (3). Mgr de Sillery, évêque de Soissons, sans comprendre
l'attrait maléfique sur les libertins des obscurités de l'Éthique,
se félicitait d'une exposition claire qui dissiperait l'erreur : « Il
suffit de comprendre (cette doctrine) pour en concevoir de l'hor
reur et du mépris; elle se détruit d'elle-même du moment qu'on
la dépouille des tours mystérieux dont cet esprit dangereux l'a
revêtue. » M. Hideux, curé des Saints-Innocents, déclamait
contre « le monstre affreux » : « Notre siècle a vu avec horreur
s'élever un fameux maître dans l'école de l'impiété; et ce maître,
sous prétexte de redresser les idées et de corriger les préjugés
des hommes, vouloir ôter à Dieu sa liberté, sa providence, son
pouvoir, en le soumettant à une fatalité aveugle... et mettre le
souverain bien de l'homme dans l'homme même. » Le docteur
de Sorbonne Coulau, directeur de la Bibliothèque Mazarine,
critiquait les faux raisonnements de ce « méchant philosophe »
qui nous enveloppe d'
« une chaîne de ténèbres », et attendait
de Lamy une réfutation fondée, non « sur de beaux lieux com
muns », mais sur « un excellent usage de cette raison même bien
conduite ». Pour couronner le tout, Bossuet intervient à son
tour; deux fragments de lettres prouvent son contentement :
« J'approuve beaucoup, Monsieur, tout ce que je vois dans votre
ouvrage contre Spinoza. Il est plein d'une excellente et sublime
métaphysique. » Même en tenant compte de l'abstention de
Noailles, archevêque de Paris, et des Jésuites, le Nouvel Athéisme
renversé, par le poids de ses protecteurs, semblait soutenu par
l'autorité collective du catholicisme français (4).
(1)
Traité de la vérité évidente de la religion chrétienne (Paris, Couterot,
1694) et Traité de la connaissance de soi-même (2 vol., 1694; 2 nouveaux vol.
en 1697).
(2) Chez deux éditeurs, Roulland et Jean de Nully (1696), in-12 de 524 p.
(Les deux éditions, Roulland (B. N., D. 40.353) et Jean de Nully (Bordeaux,
35.210) sont identiques et portent le même sous-titre : Réfutation du sys
tème de Spinoza tirée pour la plupart de la connaissance de la nature de
l'homme.)
(3) Ibid., p. 525-550.
(4) La lettre de Sillery est du 14 mai 1696,
celles de Hideux et Coulau

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 245
Mais François Lamy, d'autre part, tenait à écarter toutes
les oppositions venues de Sorbonne; son ouvrage triplait de
volume; à une réfutation géométrique à l'usage des s libertins
spirituels », s'adjoignait une réfutation selon « la méthode com
mune » à l'usage du grand public. Enfin, un long préambule
exposait avec clarté la doctrine de Spinoza, tout en révélant
ses conséquences désastreuses dans le triple domaine de la reli
gion, de la morale et de la politique.
Jamais encore le danger de Spinoza n'avait été dénoncé avec
autant de violence. Le salut des jeunes générations est en jeu,
s'exclame Lamy : « On m'assurait que le nombre des sectateurs
de Spinoza allait croissant tous les jours, que ses erreurs avaient
tourné la cervelle à bien des jeunes gens et l'on m'en donnait
des preuves de fait auxquelles il était malaisé de résister (1). »
Or, ce salut dépend, tout autant que de la foi, d'une métaphy
sique saine. Spinoza, par ses folies, consacre la révolte de l'intel
ligence contre la religion. Nul n'a su le réfuter jusque-là : Lamy
a lu Cuperus et a entendu parler par la Gazette de Hollande
de l'Impie convaincu d'Aubert de Versé (2); mais ce sont des
sociniens déguisés. Faut-il se taire? « Quelques personnes pour
raient peut-être penser qu'il serait plus à propos de dissimuler
ces erreurs que de les publier en prétendant les réfuter. Mais
outre que le mal... est déjà fait..., outre que ce système a déjà
fait trop de bruit chez les libertins et fait tous les jours trop de
progrès pour pouvoir prétendre le supprimer par cette dissimu
lation, il est à propos d'ôter aux impies la pensée qu'ils pour
raient avoir qu'on les redoute en supprimant leurs ouvrages.
Il faut s'efforcer de leur faire voir que la véritable religion n'a
rien à craindre... et que la raison ne plaide pas moins bien sa
cause que la révélation (3). »
Mais avant de faire plaider la raison, le sens commun suffit
à montrer dans le spinozisme un monstre destructeur de toute
humanité. Chacun connaît le gros de la doctrine, une substance
unique, Dieu, qui assume toute réalité en dehors des êtres qui
ne sont que des modifications passagères. Mais a-t-on vu les
conséquences de cet athéisme déguisé, puisque son Dieu « est
du 15 mai. Le 24 mai, Fénelon demande l'avis de Bossuet : « Avez-vous In,
Monseigneur, l'ouvrage du Père Lamy contre Spinoza? Auriez-vou» la
bonté de me mander ce que vous en pensez? » (Corresp. Bossuet, op. cit.,
t. VII, p. 409). Le 14 juin, rassuré, il envoie sa recommandation à Lamy.
Il est à remarquer que la querelle du quiétisme couvait déjà depuis l'arres
tation de M»» Guyon en décembre 1695.
(1) Le Nouvel Athéisme renversé, Préambule.
(2 Ibid., p. 11.
p. 15.
(3) Ibid.,

246
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
sans liberté et sans providence, sans but et sans fin, sans choix
et sans élection, emporté par une nécessité aveugle (1) »? Tout
ordre politique est détruit; car si le droit naturel est le règne
du plus fort et du plus habile, les hommes sont-ils libres d'abdi
quer en faveur d'un souverain (2)? La morale est anéantie, car
Dieu n'est pas un souverain qui ordonne, l'Écriture est d'origine
humaine et la Providence n'est qu'un ordre immuahle de la
nature. Enfin que devient la religion, si le péché originel est
« une fiction d'esprit »,
si Jésus-Christ n'est ni le médiateur ni
le rédempteur? Toutes ces erreurs mènent à d'
« horribles excès »,
mais le pire est qu'elles séduisent. Les raisons de ce succès,
Lamy
les voit dans l'unité profonde d'une doctrine sensible
aussi bien dans les Lettres et le Tractatus que dans l'Éthique
et qui donne au spinozisme entier « un air d'enchaînement » et
« un tour de nouveauté (3) ». Mais ce succès vient avant tout
chez le lecteur de la corruption libertine, et chez l'auteur d'un
art consommé de l'imposture. Haine du christianisme d'abord :
« La grande source... des erreurs du système de Spinoza..., c'est
le chagrin, le dégoût, l'aversion qu'on a de la morale chrétienne :
une morale qui s'oppose aux penchants les plus naturels... ne
peut plaire naturellement au cœur humain; c'est un joug insup
portable qu'il faut secouer à quelque prix que ce soit (4). »
Mais aussi incessante hypocrisie qui donne le change : Spinoza
ose parler de la loi de Dieu : « Un catholique (en) parlerait-il
mieux et n'aurait-on pas sujet de prendre ces belles paroles
pour une rétractation formelle de ce qu'il nous vient de dire
touchant la vertu? Mais il peut bien changer de langage et
affecter un air de piété; il ne change pas pour cela de senti
ments (5). » Spinoza ose parler de l'amour de Dieu,
mais lors
qu'il le rend compatible avec le règne des « passions, il n'est pas
besoin de se faire beaucoup de mal à la tête pour accomplir la
loi de Dieu et vivre dans l'amour actuel (6-) », c'est-à-dire dans
la sensualité. En résumé, une dérision impie que cette religion
et cette morale prétendues : « Sans mentir,
le Dieu de Spinoza
est un Dieu fort commode et peu jaloux de sa gloire et de son
culte. Prenez ce Dieu pour tout ce qui vous plaira, pour le feu,
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 33).
(2) Ibid., p. 42.
(3) Ibid., p. 75.
(4) Ibid., p. 84.
5 Ibid., p. 59.
(6) Ibid., p. 60 (Lamy se fonde sur Éthique, V, prap. 15 et 16 : ' Celui qui
comprend et soi-même et ses affections clairement et distinctement, aime
Dieu •).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 247
pour le soleil, pour une planète, pour une bête, pour une plante,
pour une pierre. Figurez-vous si vous voulez que ce Dieu se
transforme de pierre en plante, de plante en bête, de bête en
planète, de planète en feu, en soleil; déférez si bon vous semble
à tout ce qu'il y a de crapauds et de grenouilles les honneurs
de la divinité, établissez votre culte dans quelle posture et dans
quelle grimace il vous plaira. Faites-la consister à voltiger, à
danser à la corde, à jouer des gobelets; abandonnez-vous enfin
en l'honneur de votre Dieu, aux actions les plus infâmes et les
plus honteuses, pourvu qu'avec cela vous conserviez l'extrava
gante obéissance de Spinoza et son impertinent exercice de vertu,
c'est-à-dire, pourvu que vous travailliez courageusement à votre
conservation, à votre établissement et à la défense de vos inté
rêts..., vous êtes juste, saint, agréable aux yeux du Dieu de
Spinoza et enfin vous faites admirablement votre salut (1). »
Par la seule impiété de ses conséquences, un tel système devrait
être écarté par quiconque songe au salut des sociétés et des
il faut cependant remonter aux principes et en mon
hommes;
trer le néant.
Mais avant d'en venir aux démonstrations géométriques,
François Lamy s'en tient à une méthode qu'il appelle « vul
gaire » et qui doit contenter les exigences de la Sorbonne. « La
pure raison, dit-il, fait trouver dans la connaissance de l'homme
et de sa nature l'écueil du spinozisme (2). » Mais alors que nous
nous attendons à des preuves psychologiques, aux fameuses
convictions du sens intime chères aux docteurs protestants,
notre Bénédictin reprend les développements rhétoriques de son
Traité de la connaissance de soi-même; au lieu de suivre le schéma
cartésien qui, à partir du cogito, monte vers Dieu avant de des
cendre à la création, Lamy trahit Descartes et développe en
trente pages les arguments traditionnels de la finalité (3);
non pas la finalité de l'univers, mais la finalité des moindres
aspects de l'homme. Rien de moins philosophique que cette
inspection du corps humain qui de l'utilité des dents, de la
langue, des lèvres, du cœur, des merveilles de l'œil et de la cir
culation du sang,
nous élève à la reconnaissance d'un Dieu infi
niment sage et parfait, donc libre. Après de nouvelles plaisante-
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 70-72). (Cette longue plaisanterie,
qu une méconnaissance des deux plans spinozistes de la durée et de l'éter
nité peut expliquer sinon excuser, a l'intérêt d'être antérieure d'un an à
celles de Bayle dans son Dictionnaire; mais la source commune est Male
branche, Entreliens métaphysiques, 1688, édit. Genoude, t. IX, p. 205.)
(2) Ibid., p. 93.
p. 105-135.
(3) Ibid.,

248 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ries sur « l'extravagante divinité de Spinoza que l'on peut
diviser et couper en pièces et dont chaque grain de sable et chaque
goutte d'eau de la mer a son morceau..., à qui l'on tranche la
tête en un endroit pendant qu'on la couronne dans un autre (1) »,
Lamy
sans transition nous offre un éloquent sermon de qua
rante pages sur la liberté, la responsabilité, la corruption et
les devoirs de l'homme (2). Spinoza semble oublié dans ces
banalités oratoires.
C'est avec plus d'aisance que François Lamy aborde la « mé
thode des géomètres ». Manifestement, il est sans illusion sur
l'efficacité des causes finales et des prêches moraux auprès des
« libertins spirituels »; or, où se recrutent les partisans de Spi
noza sinon parmi ceux « qui se piquent de force d'esprit, de
philosophie et d'exactitude (3) »? C'est pour ceux-là que, par
un étrange travail de démarquage, Lamy,
tout en respectant
strictement les cadres spinozistes, va insérer un contenu carté
sien de plus ou moins bon aloi. Il a cependant l'avantage de
donner pour la première fois en France une traduction fort
correcte du Ier livre de l'Éthique et le jeu de substitution garde
dès lors une certaine honnêteté intellectuelle. Il y a aussi beau
coup
de clairvoyance dans l'analyse des définitions et des
axiomes; derrière ce mécanisme rigide, il décèle bien vite que
tout repose non sur des démonstrations mais sur un principe
indémontré, celui d'une substance unique qui assume toute la
réalité du monde; si on l'accepte, inutile d'aller plus loin : «le
procès est vidé (4) »,
de cette foule de définitions,
« Spinoza pouvait bien s'épargner les frais
d'axiomes et de démonstrations
qu'il emploie pour prouver ses paradoxes,
s'il a cru qu'on lui
dût passer la seule définition de Dieu avec son commentaire;
et s'il ne l'a pas cru, il devait s'épargner encore tous ces frais,
puisque, son système ne roulant guère que sur cette définition,
il est visible qu'en la lui ôtant, ces frais deviennent inutiles (5). »
Il ne s'agit donc pas pour Lamy de discuter une définition
qu'il récuse plus par un effort de volonté que d'intelligence,
mais d'en donner un substitut cartésien. Il peut exister autant
de substances que d'êtres; ces substances peuvent se créer
l'une l'autre; elles participent des mêmes attributs, l'étendue
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 139) (la ressemblance avec l'argument
baylien de Dieu modifié en Allemands et en Turcs est ici plus évidente
encore).
(2) Ibid.,
(3) Ibid.,
(4) Ibid.,
(5) Ibid.,
p. 145-185.
p. 240.
p. 253.
p. 254.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 249
et la pensée. Gêné par ces cadres étrangers qu'il tient à res
pecter, Lamy défigure d'ailleurs Descartes et sa prestigieuse
dialectique des Méditations; plus rien de vivant n'apparaît dans
cette nouvelle scolastique; mais sur deux points l'inquiétude
s'éveille : Dieu est défini comme l'être absolument parfait, non
comme l'être absolument infini, et l'on sent que Lamy veut
défendre son maître d'une assimilation matérialiste de Dieu et
de l'étendue; de plus un axiome nouveau sonne plus pascalien
que cartésien : « La pensée est plus noble que l'étendue (1) »;
et cette hiérarchie des attributs de Dieu dont l'un, la pensée,
semble consubstantiel, tandis que l'autre, hors de son essence,
justifie le dogme de la création, apparaît comme le gauchisse
ment considérable d'un cartésianisme apologétique infidèle aux
desseins de son premier auteur.
Peu importe dès lors que François Lamy dresse dans un
parallèle spécieux sa propre Éthique en face de celle de Spinoza.
Il ne tient nullement à comprendre son adversaire, à suivre
honnêtement les détours d'une pensée probe en quête de vérité.
Méthode vulgaire, méthode géométrique ne sont que les aspects
d'une stratégie, donc d'une guerre. Le sens commun eût dû
suffire et l'exposé dramatique des conséquences du système
ennemi; car Spinoza prend avec Lamy le visage qu'il devait
si longtemps garder : ce n'est pas un fou, c'est un diabolique
imposteur suscité pour détruire le christianisme et sa divine
morale. Spinoza ne parle « que de vertu, de tempérance, que
de mépris des biens sensibles, que d'obéissance et d'amour de
Dieu. Mais je sais bien aussi que ce sont de grands mots vides
de sens (2) »... ;; Il transforme Dieu en machine dans sa méta
physique et l'homme en bête dans sa morale (3). » Et la conclu
sion laisse planer la menace sur les éventuels disciples : « Que
ceux donc qui se sont laissé sottement enchanter par les pré
tendues beautés d'esprit de Spinoza et misérablement lier par
l'enchaînement spécieux mais faux de son système, pensent
sérieusement si cette éternelle damnation est quelque chose à
devoir être risqué sur un peut-être (4). »
C'est là évidemment que nous mesurons le sens que le carté
sianisme pouvait avoir aux yeux de l'Église. Beaucoup plus
qu'une aventure intellectuelle capable de faire accéder ration
nellement l'homme à la vérité, il apparaissait comme un remar-
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (p. 262).
2) Ibid., p. 434.
(3) Ibid., p. 445.
(4) Ibid., p. 453.

250 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
quable instrument d'apologétique, comme un nouveau servi
teur d'une théologie traditionnelle. Descartes n'était plus un
guide, mais un auxiliaire. Mais cette méconnaissance de Des
cartes entraîne la méconnaissance de Spinoza. Si Spinoza reflète
le nouvel athéisme d'une conscience moderne en révolte, Des
cartes seul peut infléchir en un autre sens cette conscience en
seul son dualisme permet la réfutation rationnelle d'une
déroute;
doctrine où la matière risque d'annexer la pensée. En somme,
même le cartésien Lamy part d'une exigence morale qui postule
la liberté de l'homme et la Providence de Dieu (1); et par là,
peut-il rester fidèle au maître qui se contentait d'une morale
provisoire? Mais par là aussi, dans sa lourde et indigeste réfu
tation,
dans le désordre consciencieux de ses méthodes contra
dictoires où le cartésianisme ne craint pas de côtoyer le* plus
naïfs arguments du finalisme, notre Bénédictin a produit une
œuvre extrêmement caractéristique; plus que ses opinions per
sonnelles, il reflète à la fois l'effort collectif et disparate des
meilleurs esprits du catholicisme français et leur inquiétude pro
fonde devant un rationalisme qui soudain se décide à chemi
ner seul.
Mais l'inquiétude chez nos cartésiens avait déjà d'autres
sources. Au premier plan, des dissensions internes: Malebranche,
depuis le Traité de la nature et de la grâce en 1681, poursuit
parallèlement au spinozisme, bien que sans contact avec lui,
une éclatante et dangereuse carrière. Bossuet, qui par l'intermé
diaire de l'évêque de Castorie pousse Arnauld à l'attaque, sup
pute les dangers d'un cartésianisme mal compris (2). Dans sa
fameuse lettre du 21 mai 1687 au protecteur de Malebranche,
M. d'Allemans, tout en se refusant au parallèle infamant de
l'Oratorien et du J uif, il y a une prescience admirable du péril :
«Pour ne rien vous dissimuler..., je vois un grand combat se
préparer contre l'Église sous le nom de philosophie cartésienne.
Je vois naître de son sein et de ses principes, d mon avis mal
entendus, plus d'une hérésie et je prévois que les conséquences
qu'on en tire contre les dogmes que nos pères ont tenus la feront
rendre odieuse et feront perdre à l'Église tout le fruit qu'elle
(1) Cet aspect est bien mis en valeur dans l'article d'Albert G. A. Balz,
Cartesian réfutations of Spinoza (in The Philosophical Review, t. 46 sep
tembre 1937, p. 461 sq.).
(2) Cf. Bouillier, op. cil. (t. II, p. 237).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 251
en pouvait espérer pour établir dans l'esprit des philosophes la
divinité et l'immortalité de l'âme (1). » Qui ne voit que derrière
Malebranche se profile Spinoza?
Cette inquiétude était fondée. En 1689 éclate comme une
bombe la Censura philosophiae cartesianae de Huet. Non seule
ment le futur évêque d'Avranches récusait le cogito, le critère
de l'évidence, les idées innées et la théodicée de Descartes,
mais il faisait le procès de toute philosophie rationnelle dont
l'orgueil n'accepte la théologie que lorsqu'elle ne heurte pas la
lumière naturelle, nisi theologia rationis lumini repugnet (2).
Mais le dernier pas sera fait par Leibniz; c'est lui qui, par une
propagande intense de plus de vingt années, en faisant cause
commune avec tous les ennemis de Descartes,
va essayer de
compromettre définitivement auprès du public français Des
cartes par Spinoza. Même chez Leibniz, cette tactique est récente
et semble dater de 1679, lors d'une conversation chez Puffen-
dorf (3); quatre lettres à Christian Philipp de Hambourg
cisent (4). Des cartes,
la pré
en abandonnant les causes finales et en
admettant l'évolution indéfinie et spontanée de la matière, mène
droit à l'athéisme de Spinoza. Deux mémoires à Molanus, pro
bablement de 1680, vont encore plus loin : le Dieu de Descartes
qui n'a ni volonté ni entendement est tout proche « du Dieu
de Spinoza,
savoir le principe des choses et une certaine sou
veraine puissance ou nature primitive qui met tout en action
et fait tout ce qui est faisable (5)
». Mais deux événements
allaient ranimer la verve de Leibniz et porter la querelle en
France : la Censura de Huet en 1689 et la publication en 1691
de la Vie de Descartes par Baillet (6). C'est le 5 juin 1692 que
l'abbé Nicaise,qui jouait le rôle des utilités dans la République
des Lettres et remplaçait auprès de Leibniz le bon Justel parti
à Londres, reçut de Hanovre une violente satire anticartésienne
mêlée à de grands éloges de l'ouvrage de Huet (7). Nicaise la
(1) Bouillier, op. cil. (p. 239).
(2) Censura philosophiae cartesianae (Paris, Daniel Horthemels, 1689,
p. 174).
(3) Lettre de Philipp à Leibniz du 22 novembre 1679: « Je me souviens,
que vous disiez
Monsieur, quand nous étions une fois chez M. de Puffendorf,
que les principes de M. Descartes menaient assez fortement à l'athéisme »
(Leibniz, Œuvres philosophiques, édit. Gerhardt, Berlin, 1880, t. IV, p. 281).
(4) Lettres de janvier et février 1680 (ibid., p. 281 à 289).
5) Ibid., p. 299.
(6) Leibniz devait d'ailleurs travailler sur l'abrégé anonyme de 1693 :
« La Vie de M. Descaries, contenant l'histoire de sa philosophie et de ses
autres ouvrages; et aussi ce qui luy est arrivé de plus remarquable pendant
le cours de sa vie. »
(7) Œuvres philosophiques (édit. Gerhardt, t. II, p. 533).

252 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
communique aussitôt à l'évêque d'Avranches et la fait insérer
par le président Cousin dans le Journal des Savants (1). Le
12 septembre 1692, Huet se félicite auprès de Nicaise de son
accord avec le philosophe de Hanovre : « Ce ne m'est pas un
petit sujet de joye et de gloire de voir le jugement que j'ay
fait de M. Descartes et de sa doctrine confirmé par celui d'un
aussi excellent homme que M. Leibniz (2). » En 1695, une lettre
latine de Leibniz établit un contact direct avec Huet (3). Deux
ans plus tard, après avoir longuement préparé le terrain, il
lance dans une nouvelle lettre à Nicaise du 15 février 1697
l'ultime accusation : « Aussi peut-on dire que Spinoza n'a fait
que cultiver certaines semences de la philosophie de M. Des
cartes, de sorte que je crois qu'il importe effectivement pour la
religion et la piété que cette philosophie soit châtiée par le
retranchement des erreurs qui sont mêlées avec la vérité (4). »
La lettre, par les soins officieux de Nicaise,
courait tout Paris.
Sous peine de perdre la face, le parti cartésien ne pouvait plus
se taire. Pressentant l'attaque, il est caractéristique que l'année
précédente François Lamy avait ajouté à son Nouvel Athéisme
renversé un curieux parallèle de Descartes et de Spinoza; cet
appendice dénonçait « l'injustice et l'aveuglement de ceux qui
prétendent que le cartisme a produit le spinozisme (5) ». Dans
un raccourci vigoureux, il opposait sur trois points les deux
doctrines : le dualisme cartésien était incompatible avec la
notion de substance unique; Descartes partait du cogito avant
d'aller à Dieu et au monde, alors que Spinoza partait directe
ment de Dieu; et surtout le Dieu de Spinoza, étendu, ne visant
aucune fin, sans liberté ni puissance devant la nécessité, contras
tait avec le Dieu de Descartes ni étendu ni corporel, libre et
tout-puissant. Lamy violemment repoussait toute assimilation :
« Comme rien n'est plus capable de flétrir un auteur que de le
rendre coupable des erreurs des autres,
rien n'est aussi plus
ordinaire à ceux qui ont dessein de décrier une doctrine que
de rejeter sur ses principes les impiétés et les extravagances
des libertins. C'est une injustice que l'on a faite plus d'une
fois à M. Descartes et l'on n'y a pas manqué à l'occasion des
impiétés de Spinoza (6). » Mais la lettre à Nicaise mettait le
(1)
Ibid., p. 529 (lettre du 25 octobre 1692).
(2) Œuvres de Leibniz (op. cit., t. III, p. 5).
(3) Ibid., t. III, p. 19 (Leibniz proposait quelques addenda à la censure
de Huet).
(41 Ibid., t. II, p. 563.
(5) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil., p. 454; cf. p. 454-499).
p. 454-455.
(6) Ibid.,

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 253
feu aux poudres. Un nouveau champion allait se lever : Pierre
Sylvain Régis.
C'était un bon professeur et un remarquable conférencier
mondain. Converti à Descartes par le physicien Rohault, il
avait remué les foules à Toulouse et à Montpellier (1). En 1680,
tout Paris était accouru à ses causeries cartésiennes chez le
chimiste Lémery. Dans le parti, Régis représentait l'orthodoxie
rigide, bien que, sur la formation des idées, il inclinât comme
Arnauld vers l'empirisme. On lui devait en 1690 le premier
manuel scolaire cartésien, son Système de Philosophie (2), où il
critiquait violemment Malebranche qui faisait de Dieu une nature
universelle qui « serait composée des êtres, comme une montre
est composée de roues et de ressorts (3) ». En 1691, il avait
vigoureusement réfuté Huet en démontrant admirablement le
caractère intuitif du cogito (4). Six ans plus tard, on le retrouve
face à Leibniz. Avec aisance, il démonte les deux arguments
du philosophe de Hanovre : Descartes a raison de bannir les
causes finales d'une philosophie naturelle pour les reléguer dans
la morale; on ne peut étudier la nature en y transportant les
exigences de la foi : « En physique on ne demande pas pour
quoi les choses sont,
mais comment elles se font. Il ne serait
pas moins ridicule de demander en morale des causes efficientes
qu'il le serait de demander en physique des causes finales (5). »
Quant au déterminisme absolu de Descartes, que Leibniz pré
tend tirer de l'article 47 de la IIIe partie des Principes (6),
c'est une duperie ou une grossière incompréhension; l'évolution
de la matière n'est pas régie pour Descartes par le hasard :
« 11 ne sera pas vrai enfin que M. Descartes ressemble à Hobbes
ni à Spinoza; ceux-ci nient absolument la Providence divine
et la liberté humaine; au contraire il enseigne expressément
dans le quatrième article de la lre partie que nous ferions un
crime de penser que nous eussions jamais été capables de faire
aucune chose que Dieu ne l'eût auparavant ordonnée (7). »
(1) Né en 1632 à la Salvetat de Blanquefort, près d'Agen, Régis fait sa
théologie à Cahors, puis à Paris. Ses conférences de Toulouse lui valent en
1665 une pension de la ville; il suit alors le comte de Vardes à Aiguës-Mortes
et à Montpellier; en 1680, il est à Paris.
(2) Paris, Denis Thierry, 1690, 3 vol. in-8».
(3) Système de philosophie (t. I, p. 184).
(4) Réponse au livre qui a pour titre « Censura philosophiae cartesianae
(Paris, Jean Cusson, 1691).
(5) Journal des Savants (Paris, Cusson, 1697, 17 juin, p. 274) et Œuvres
de Leibniz (op. cit., t. IV, p. 334).
(61 « Cum enim earum ope materia formas omnes quarum est capax
successive assumât. »
(7) Journal des Savants (loc. cit., p. 275).

254 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Régis alors renvoie à l'appendice de Lamy et ne craint pas
d'égratigner l'adversaire : « Il y a longtemps qu'il semble que
M. Leibniz veut établir sa réputation sur les ruines de celle de
M. Descartes (1). »
Leibniz accuse le coup dans sa réponse, insérée le 19 et le
26 août au Journal des Savants : il n'a pas voulu insulter la
mémoire de Descartes, ni faire preuve d'animosité contre un
auteur « dont il a toujours admiré le mérite et contre un parti
où il y a des personnes qu'il estime et qu'il honore (2) ». Mais
il ne saurait céder sur les causes finales, car c'est de la consi
dération d'un être providentiel qu'il faut tout tirer en physique;
il est d'ailleurs incapable de partialité et se repent, avec une
duplicité qui lui est familière, de la publication de la lettre à
Nicaise : « Une doctrine peut être dangereuse sans que celui
qui l'enseigne ou qui la suit en remarque ou approuve les consé
quences. Cependant il est bon de les faire connaître afin qu'on
s'en donne garde, d'autant qu'il paraît effectivement que Spinoza
et quelques autres les en ont tirées... Je n'aurais pas parlé de
Spinoza si j'avais pensé qu'on publierait ce que j'écrivais, de
peur qu'on ne crût que je voulais rendre les cartésiens odieux,
sachant assez qu'on leur a fait du tort quelquefois par un zèle
mal entendu (3). »
L'alerte avait été chaude en cette année 1697, mais se soldait
somme toute par une reculade de Leibniz. Il essaiera encore
d'agir par l'entremise de quelques Jésuites, comme le Père
Tournemine ou un de ses rares disciples français comme le
réfugié Louis Bourguet (4) et marquera sa rancœur dans un
mot à Nicaise : « Le jugement de M. d'Avranches sur ma réponse
à M. Régis me donne beaucoup de contentement. Sufficit Ialibus
planiisse. Les bons cartésiens tels qu'ils sont vulgairement
n'ont pas grand sujet de se vanter de leur grimoire (5). » Mais
le cartésianisme français n'en est pas moins touché dans ses
œuvres vives.
Quoi qu'en aient ses docteurs, le nom de Spinoza s'attache
désormais à eux comme une marque d'infamie. Le vieil Arnauld
(1) Journal des Savants (p. 273).
2) Ibid., 19 août 1697, p. 381 (in Œuvres de Leibniz, t. IV,
p. 336).
(3 Ibid., 26 août 1697, p. 387 (in Œuvres de Leibniz, t. IV, p. 341).
(4) Cf. Œuvres de Leibniz (t. III, p. 543 et 575).
p. 583 (lettre du 4-14 mai 1698).
(5) Ibid., t. II,

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 255
qui refusait de lire l'Éthique est mort en 1694, dépensant ses
dernières forces à attaquer Malebranche,
sans oser regarder en
face le vrai danger. L'abbé Faydit fait rage dans ses Remarques
sur Virgile et sur Homère et rapproche insidieusement la Recherche
de la vérité de l'Éthique (1). L'ancien oratorien Henri Léle-
vel (2), disciple de Malebranche, mis au défi par Faydit de
réfuter Spinoza, s'était dérobé sous un vain motif de piété :
« Si je découvrais au jour le véritable système de Spinoza, j'ap
préhenderais de faire bien des impies et d'ébranler la religion;
enfin j'aimerais mieux avoir un bras coupé que d'expliquer en
français Spinoza tel qu'il est (3). » Mais nos cartésiens étudient
Spinoza en secret. L'ardent disciple Pierre Cally,
professeur de
philosophie et d'éloquence à l'Université de Caen, avait pour
tant souffert de la répression et donné la mesure de son cou
rage, puisqu'en 1686 il avait dû cesser son enseignement et
s'exiler à Montdidier (4); il laissa pourtant manuscrites sa tra
duction et son ébauche de réfutation de YÉthique qui dormait
encore récemment dans la Bibliothèque municipale de Caen (5).
Le seul à agir fut encore Régis. En 1704 paraissait l'Usage de
la raison et de la foy ou l'accord de la foy et de la raison (6).
Régis revenait d'autorité au séparatisme de son maître. Dieu
communique aux hommes la vérité « par deux grandes voyes (7) »,
la foi divine et la raison naturelle; toutes deux sont respec
tables et infaillibles dans leur genre, l'une dans l'ordre de la
nature, l'autre dans l'ordre de la grâce. Toute interférence est
néfaste puisque leur objet est différent. Dès lors, l'utilité de la
philosophie rationnelle n'est pas de donner « des démonstrations
touchant le fond des mystères, mais seulement de faire voir
qu'ils sont croyables (8) ». Alors qu'un Malebranche et un Leib
Régis se
niz veulent justifier rationnellement la révélation,
(1) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, Cot, 1705, p. 110, 128
et 129).
(2) Né à Alençon en 1655, sorti de l'Oratoire en 1681, Lélevel avait attaqué
l'empirisme de Régis dans la Vraie et la Fausse Métaphysique (Rotterdam,
Reinier I.eers, 1694, in-12).
(3) Rapporté par Faydit, op. cit. (p. 199).
(41 Cf. Bayle, Nouvelles de la République des Lettres (janvier 1687), et
Bouillier, op. cil. (t. I, p. 527 sq.). Il avait publié un manuel de philosophie
cartésienne, l'Universae philosophiae Inslilutio (Paris, Louis Guérin, 1695),
fort estimé dans les écoles (cf. Journal des Savants, 1696, p. 62 sq.).
(51 Ms.n0 588, Theologia Spinosae (Haec sunt quae de Spinosa tradidit d.
Petrus Calli, regiae eloquentiae philosophiaeque professor, Artiumque
collegii moderator, anno 1703). La bataille de Caen en 1944, qui a ruiné la
bibliothèque, m'en a rendu la consultation impossible.
(6) Paris, Cusson, 1704 (in-4° de 500 p.).
(7) Ibid., Avertissement.
(8) Ibid., p. 268.

256 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
borne à prouver que les motifs de croyance sont aussi justifiés
que ceux de l'impiété. Dans la mesure où Descartes rend la
révélation possible, son disciple l'oppose à Spinoza qui la nie.
Voilà pourquoi, dans un appendice de vingt pages, il choisit
cet exemple privilégié en donnant « une brève, mais exacte
réfutation de Spinoza touchant l'existence et la nature de
Dieu ». (1) En somme, c'est la théodicée des quinze premières
propositions de l'Éthique que Régis va reprendre après Fran
çois Lamy, mais avec un ton neutre et une froideur toute pro
fessorale. Chaque définition, axiome et proposition sont méti-
culeusement traduits puis réfutés avec une rigueur de catalogue.
Mais chaque fois, au lieu de discuter les termes spinozistes,
d'en montrer la vanité, il se borne à reprendre les mêmes termes
dans une acception différente, conforme au langage cartésien.
En somme, les deux philosophes parlent deux langues et Régis
refuse tout interprète. Au lecteur de choisir la meilleure. En
fait,
c'est un étrange dépeçage. Que discerner derrière ces dis
tinctions verbales : « L'essence peut renfermer l'existence en
deux manières, ou en excluant seulement la cause matérielle
ou en excluant tout ensemble et la cause matérielle et la cause
efficiente (2) »; « une chose peut être finie en deux manières,
ou selon son essence ou selon sa grandeur »; il existe « des attri
buts génériques, spécifiques et numériques (3)? » En fait, on
sent le professeur qui suit un schéma d'études et qui a peur
d'échapper à ses cadres scolaires. Pour Régis comme pour Des
cartes, Dieu demeure un être supersubstantiel (4), le seul à
exister in se et per se par la seule nécessité de sa définition;
deux substances, l'étendue et la pensée,
n'existent que par un
acte libre de Dieu, in se sed non per se. Au lieu de revivre dans
son intensité psychologique le mouvement des Méditations, Régis
donne au cartésianisme l'allure sclérosée d'une philosophie scolastique.
Nulle part l'impression d'une pensée personnelle, mais
l'opposition d'une recette à une autre. Certes, il reconnaît la
parenté intellectuelle des deux philosophes : « Si les définitions
et axiomes de Spinoza mal entendus ne suffisent pas pour
prouver que Dieu est une substance étendue et pensante, comme
Spinoza le prétend, ils servent au moins, quand ils sont pris dans
un bon sens, à confirmer ce que nous avons dit de la nature
et de l'existence de Dieu (5). » Certes, il y a de la clarté dans
(1) L'Usage de la foy et de la raison (p. 481-500).
(2) Ibid., p. 482.
3 Ibid., p. 483.
4) Ibid., p. 491.
(5) Ibid., p. 499.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 257
cet exposé, et une sérénité de ton qui contraste avec les vaines
insultes des docteurs de l'époque. Mais que retirer de cette
sécheresse dogmatique? Quand Régis critique Spinoza au nom
de définitions autres que les siennes, croit-il que le lecteur pré
férera son catéchisme professoral à la pensée vécue que révèle
à l'étude l'appareil trop géométrique de l'Éthique? Décidément,
Leibniz avait raison : à l'aube du xvme
siècle, le cartésianisme
apparaissait singulièrement figé, infécond, mal armé pour les
rudes joutes intellectuelles de l'avenir.
Son action contre Spinoza était cependant lourde de con
séquences. Tout d'abord, l'Éthique s'était révélée pour la
première fois comme un puissant « réactif », en obligeant les car
tésiens à prendre conscience dans leur doctrine de ce qui demeu
rait vivant et en assurait le prix. En partie grâce à Spinoza,
à l'éclatement doctrinal de 1680 que consacrait la lutte de Male
branche et d'Arnauld, succédait un second éclatement bien plus
grave; c'est vers la fin du siècle que sous les coups de boutoir
de Leibniz, la scission s'effectue entre le cartésianisme scien
tifique et le cartésianisme théologique. Les uns, fidèles à l'en
seignement de Rohault et de Lémery, défendront surtout la
physique du maître contre Newton et les novateurs d'Angle
terre et de Hollande : avec Fontenelle et Dortous de Mairan,
ce sera le cartésianisme des académiciens. Les autres malgré les
échecs continueront à croire à l'efficacité apologétique du sys
tème : ce sera le cartésianisme des cardinaux, avec Polignac,
Gerdil et Bernis. Ce seront dès lors des frères ennemis.
Mais d'autres résultats étaient plus positifs. Grâce aux réfu
tations cartésiennes, l'Éthique peu à peu sortait de ses ténèbres;
certes ni Régis, ni Lamy n'avaient perçu dans l'ouvrage le des
sein primordial de Spinoza, qui était bien moins de construire
une théodicée qu'une théorie de la connaissance et une morale;
sans se soucier du titre qui inquiétait Bayle, ils s'étaient hâtés
de réfuter le premier livre en croyant à l'écroulement nécessaire
des quatre autres. Mais pouvait-on exiger davantage de leur
impérieux besoin d'orthodoxie? Quelle distance cependant entre
leurs analyses et l'indignation verbeuse de leurs adversaires,
péripatéticiens ou sceptiques! Qu'on le veuille ou non, la for
mation cartésienne fit beaucoup en France pour une compréhen
sion plus sereine et plus profonde de Spinoza.
La preuve en est dans le succès durable de ces réfutations
Y. VERNIÈRE, 1
t7

258 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
mêmes. Le Nouvel Athéisme renversé de François Lamy fut
attendu avec impatience dans toute la chrétienté. Bayle qui le
réclamait à l'abbé Du Bos six mois avant sa parution (1) et
qui s'était montré si dur pour l'honnête travail de Jaquelot (2),
avouait sa satisfaction (3) et ne craignait pas de reprendre pour
son propre compte quelques brillants développements du Béné
dictin. L'abbé Du Bos lui-même lui en avait donné une louan
geuse analyse (4). Urbain Chevreau, qui s'était fait prêter l'ou
vrage par le Bénédictin Charles Conrade, ne tarit pas d'éloges :
« Ce petit livre est à mon avis un grand trésor (5). » Trente ans
plus tard, l'abbé Lenglet-Dufresnoy le réimprimera dans le
recueil collectif de Bruxelles avec Fénelon et Boulainviller (6),
recueil où tout le xvme siècle s'évertuera à retrouver le vrai
visage de Spinoza. La réfutation de Régis, par son aspect confi
dentiel aux dernières pages d'un gros livre, semblait devoir
faire moins de bruit; mais Boulainviller, dans un mémoire
manuscrit, allait l'attaquer avec vigueur avant 1712 (7) : de
nombreuses copies devaient jusqu'à la Révolution garder de
l'oubli le nom du conférencier cartésien (8).
Avec le siècle nouveau, de nombreux symptômes laissaient
prévoir le dégoût des esprits pour la métaphysique et pour les
spéculations gratuites de l'esprit. Les recherches expérimen
tales et les soucis politiques et sociaux entraîneront dans le
même discrédit Descartes et Spinoza; mais si l'Éthique survit
encore, éveillant souvent curiosité et réfusympathie,
c'est aux
(1) « J'attends avec impatience l'exemplaire du livre du Père Lamy
contre Spinoza pour voir le tour qu'il a pris; car peut-être n'a-t-il pas choisi
celui qui serait le plus propre par rapport à l'entêtement des spinozistes
de ces quartiers » (lettre du 28 mai 1697, in Revue d'Histoire littéraire de la
France, octobre-décembre 1912, p. 930).
(2) Œuvres diverses, t. IV, p. 729 (13 décembre 1696).
(3) Ibid., t. IV, p. 744 (lettre du 2 août 1697 à M. Bayze : « Une réfutation
de Spinoza qui est fort bonne »).
p. 729. (« Je vous suis très obligé de m'avoir communiqué par
(4) Ibid.,
avance l'analyse de cet ouvrage. »)
(5) Chevraeana (Paris, Delaulne, 1697, t. II, p. 107)
où tout est solide, où tout est net et même si clair que dans le style de
: « J'ai lu ce livre
Tertullien il semble être écrit avec un des rayons du soleil. Ce qui m'y
Îiaralt de plus merveilleux, c'est que Dom Fr. Lamy a employé pour détruire
e système de Spinoza les mêmes principes que ce dernier avait employés
pour l'affermir... Si quelqu'un en juge autrement, il ne connaît ni méthode,
ni métaphysique, ni géométrie. »
(6) Bruxelles, Foppens, 1731 (mais un extrait seulement de l'ouvrage y
est inséré, p. 321-375).
(7) Cf. R. Simon, Henri de Boulainviller (Gap, Louis Jean, 1940, t. II,
p. 19).
(8) Ms. Fécamp 24-25 et Auxerre 238. (Le manuscrit 1.792 du ministère
de la Guerre en possède aussi une remarquable copie ayant appartenu au
comte de Guibert.)

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 259
tations cartésiennes qu'elle le devra, ainsi qu'à l'écho prolongé
des passions mêmes qu'elle avait soulevées.
D. —
Deux philosophies chrétiennes.
Rien n'était plus décevant que les efforts des doctrinaires
officiels contre Spinoza; non que YÉthique ait éveillé dès sa
parution l'enthousiasme et les ferveurs qui entourèrent Des
cartes tout au long de sa vie : trop souvent les apologètes gros
sissent le danger pour se donner de l'importance. Mais la fai
blesse des réfutations consacrait l'essoufflement des doctrines :
nul esprit vigoureux ne pouvait se satisfaire de l'empirisme
prudent de la Société de Jésus, du scepticisme imprudent de
Huet, de la scolastique desséchée où se mourait le cartésia
nisme. Leibniz était hors de France, et ses ouvrages essentiels
devaient paraître trop tard pour susciter des disciples avant la
mort de Louis XIV (1). Cependant, deux philosophes chrétiens,
d'une authentique originalité, soucieux d'orthodoxie, mais qui
ne craignaient pas le libre essor de l'intelligence, devaient tôt
ou tard se heurter à Spinoza : c'étaient Malebranche et Féne
lon. L'un et l'autre s'étaient formés au contact de Descartes;
l'un et l'autre croyaient à la recherche intellectuelle de la vérité
et à l'efficience d'une théologie rationnelle. Tout laissait prévoir
de leur part une compréhension loyale de Spinoza et même une
sympathie pour le Juif de La Haye, qui était à maints égards
leur frère en esprit. Mais ce serait là méconnaître les conditions
sociales de la vie intellectuelle d'alors. Non seulement des fron
tières, mais une race, une religion les séparaient de Spinoza;
plus encore, dans la mesure où ils sont des novateurs, des aven
turiers de l'esprit, dans un siècle où toute nouveauté est héré
tique, ils doivent se défendre d'assimilations dangereuses qui
compromettent leur paix et leur crédit. D'ailleurs, quel chré
tien peut juger sainement de l'Éthique après avoir lu le Tracta
tus? Le scandale règne autour du nom et de la doctrine de
Spinoza. Comme le dit fort justement M. Friedmann,
« ne parti
cipent-ils pas, eux aussi, d'un ensemble où il est bien difficile
de distinguer les opinions authentiques d'un penseur de tout
ce qu'un climat d'oppression intellectuelle, de délation, peut
imposer de torsions, de ruses, de masques, de restriction ou
(1) Citons, cependant, Rémond (Œuvres de Leibniz, op. cil., t. II, p. 632
et 651, lettres du 9 janvier 1715 et du 4 septembre 1715).

260 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
d'enflure, selon les cas, aux sentiments profonds d'un auteur (1)? s
Voilà pourquoi Malebranche et Fénelon, alors que leurs doc
trines propres les rapprochaient singulièrement de l'Éthique
essaieront tout autant que Leibniz de dissimuler la parenté de
leur inspiration par la vigueur de leurs attaques.
1° Malebranche et Spinoza.
Lorsque les Opéra Posthuma parurent en 1677, Malebranche
avait déjà constitué l'essentiel de sa doctrine et les ouvrages
postérieurs à la Recherche de la vérité (2), malgré leurs formes
nouvelles qui les orientent vers le dialogue platonicien ou vers
le pamphlet, n'apparaissent souvent que comme la menue mon
naie d'un vaste système que l'auteur débite à regret, poussé
par l'inintelligence ou la malveillance des lecteurs. Nul philo
sophe qui se suffise autant à lui-même que l'Oratorien : c'est
un musicien qui ne joue que sa propre musique. En dehors de
la vocation philosophique révélée brutalement par la lecture du
Traité de l'homme de Descartes (3), il est difficile de discerner
en lui le poids respectif des influences étrangères. Nous ne sau
rions en tout cas ici reproduire le dosage savant de M. Henri
Gouhier (4), et mettre à leur juste place dans l'élaboration de
son œuvre la pensée de Descartes, de Bérulle et de saint Augus
tin. Ce qui est certain, c'est que les deux systèmes, sans qu'il
y ait eu quelque dépendance historique entre eux,
sans que
Malebranche ait jamais été attiré comme Leibniz par la per
sonne même de Spinoza, ont poursuivi, au sortir des mêmes
sources cartésiennes, une inquiétante carrière parallèle. Male
branche a dû tenir compte de l'Ethique à son corps défendant.
M. Gouhier dit à juste titre que l'œuvre de Malebranche, depuis
les Méditations « chrétiennes, est une protestation contre le spi
nozisme (5) »; peut-être faut-il y déceler plus tragiquement la
hantise permanente d'un adversaire qui semblait aux yeux du
pieux Oratorien dresser une odieuse caricature de sa pensée.
Et pourtant, même sans aucune prévention,
des rapproche-
(1) Friedmann, op. cit. (p. 181). , „,
livres IV,
(2) Paris, Pralard, 1674 (1« vol., livres I, II et III), 1675 (2« vol.,
V et VI).
(3) L'Homme de René Descaries et un Traité du fœtus du même auteur,
avec les remarques de Louis de La Forge... (Paris, Charles Angot, 1664, m-4 ).
(4) La Vocation de Malebranche (Paris, Vrin, 1926). .
(5j La Philosophie de Malebranche et son expérience religieuse (Pans,
Vrin, 1926, p. 372).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 261
ments s'imposent à nous comme aux contemporains. Dès 1680,
dans le Traité de la nature et de la grâce, Malebranche dénonce
les erreurs anthropomorphiques que commet le vulgaire sur la
personne de Dieu; après Spinoza, comment ne pas reconnaître
que l'Écriture a multiplié les « anthropologies » pour se mettre
à la portée du vulgaire : « Non seulement elle donne un corps
à Dieu, un thrône, un charriot, un équipage, les passions de
joie, de tristesse, de colère, de repentir et autres mouvements
de l'âme,
elle lui attribue encore les manières d'agir ordinaires
aux hommes afin de parler aux simples de manière plus sen
sible (1). » Cette même conception rationnelle et spiritualiste de
Dieu se retrouve dans l'interprétation du miracle. Pour Spi
noza comme pour Malebranche : « Il n'arrive rien dans la nature
qui contredise à ses lois universelles... Tout ce qui arrive en
effet arrive par le décret éternel de Dieu (2). » Enfin, de même
que Spinoza faisait du Christ non point un prophète, interprète
passif de la révélation, mais « le fils éternel de Dieu, c'est-à-dire
de la Sagesse éternelle qui s'est manifestée en toutes choses,
principalement dans l'âme humaine (3) »,
un philosophe en
somme et le plus grand des philosophes, de même Malebranche
charge le Christ d'exposer ses propres découvertes dans les
Méditations chrétiennes. Interprétation hardie qui nous mène
bien loin des transports pascaliens du « mystère de Jésus », ou
des colloques fervents de YImitation, mais qui rejoint l'idée
essentielle de notre cartésien : « La religion, c'est la vraie phi
losophie (4). » Pour lui, le recours à l'évidence sensible de la
foi n'est qu'un moyen pédagogique adapté à la corruption et
à la faiblesse de notre nature : « Agissant avec des fous, il s'est
servi d'une espèce de folie pour les rendre sages (5) », et il répète
avec saint Augustin : « L'évidence, l'intelligence est préférable
à la foi; car la foi passera, mais l'intelligence subsistera éternelle
ment (6). »
Cette vision géométrique de l'univers évoque « invincible-
(1) Amsterdam, EIzevier, 1680, p. 86 (cf. Spinoza, Appuhn, t. II, p. 142 :
= Le vulgaire forge en conséquence un Dieu corporel, investi du pouvoir
royal et dont le trône s'appuie à la voûte du ciel au-dessus des étoiles >).
(2) Ibid., p. 35 (cf. Spinoza : « Les lois de la nature sont constantes et
immuables. Elles sont générales pour tous les temps et pour tous les lieux >,
Appuhn, t. II, p. 126).
de novembre ou dé
(3) Appuhn, t. III, p. 350 (lettre 73 à Oldenburg
cembre 1675).
(4) Traité de morale (Cologne, d'Egmont, 1683, I" partie, livre 2, § 11).
(5) Recherche de la vérité (livre V, chap. 3; cf. Spinoza, Traciatus, chap.\14 :
t Ce qu'est la foi », passim).
(6) Traité de morale (édit. Joly, Paris, Thorin, 1882, p. 20).

262 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
tnent », comme dit M. Brunschwicg (1), le souvenir du monde
spinoziste. Mais la question des rapports historiques des deux
systèmes et des réactions personnelles de Malebranche à l'égard
de Spinoza n'en est pas pour autant éclairée. L'Oratorien avoue
vers la fin de sa vie à Dortous de Mairan une connaissance
partielle du spinozisme : « J'en ai lu autrefois une partie, mais
j'en fus bientôt dégoûté (2) »; mais dès 1685-1686 son souvenir
en est confus au point de ne pouvoir donner au Père Lamy
des conseils de quelque efficacité : « Je n'ai pas assez de loisir
pour relire le livre de ce misérable philosophe qui est même fort
dégoûtant et demande quelque attention pour être assuré qu'on
prend bien son sens (3). » Il s'agit évidemment de l'Éthique
dans ces deux lettres. Or, si son confrère Richard Simon a pu
depuis longtemps orienter la curiosité de Malebranche vers le
Tractatus, et si ses propres recherches cartésiennes l'ont conduit
vers toutes les exégèses du maître et vers toutes les déforma
tions de sa pensée, il est cependant étrange qu'aucun ouvrage
de Spinoza ne se trouve parmi les sept cents titres de sa biblio
thèque recensée par le Père Lelong (4). Lut-il le Tractatus comme
son confrère Thomassin et les Opéra Posthuma comme son
confrère Le Vassor à la bibliothèque de la rue Saint-Honoré (5)?
Fut-il amené tardivement à confronter sa propre doctrine avec
celle du Juif, à la suite d'attaques précises et de rapprochements
troublants qu'on ne pouvait manquer d'établir entre deux dis
ciples trop ingénieux de Descartes? Il semble que Malebranche
n'étudia Spinoza qu'à regret et le ton d'irritation et de mépris
qu'il affecte toujours à son sujet paraît un réflexe de défense.
Ce serait une grave erreur de croire que Malebranche a cédé
sur ce point à la pression de ses adversaires. L'Oratorien est
(1) Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3» édit., 1923, p. 338).
(2) Lettre du 17 septembre 1713 (in V. Cousin, Fragments de philosophie
cartésienne, Charpentier, 1845, p. 272).
(3) Correspondance inédite (recueillie par l'abbé Blampignon, Paris, Dou
niol, p. 49. Cette lettre non datée fait allusion à la Défense de M. Arnauld
de 1684 et semble remonter à la première version du Nouvel Athéisme ren
versé de François Lamy rédigée vers 1686).
(4) Archives Nationales, earton S. 6.770 (et. Gouhier, La Vocation dt
Malebranche, Paris, Vrin, 1926, p. 6). On y trouve bon nombre d'ouvrages
de « rabbinage » et les raretés cartésiennes de Clauberg et de Geulincx
p. 69). Mais le livre d'influence majeure n'est pas toujours celui qu'on
(ibid-,
possède.
(5) M. Gouhier a retrouvé une liste de livres prêtés au confrère Male
branche, mais il s'agit de l'époque du noviciat, avant même l'illumination
cartésienne (ibid., p. 36 et note 1).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 263
allé de lui-même à Spinoza et la parenté des systèmes qui devait
frapper tous les contemporains lui fut sensible avant tout autre.
Comment expliquer en effet cette réfutation savante de la
9e Méditation de 1683, alors que Malebranche n'a été attaqué
par personne et que le Traité des vraies et des fausses idées
d'Arnauld (1)
n'a pas encore paru? Nous ne pouvons parler
de duplicité, mais dès que Malebranche connaît Spinoza, la
violence de son ton trahit une mauvaise conscience (2).
M. Gouhier fait remarquer fort habilement que dans le Xe Éclair
cissement d la « Recherche de la vérité », publié en 1678 (3),
Malebranche élude toute discussion sur l'infinité du monde
et sur l'infinité de Dieu, tout en employant pour la première
fois l'expression tant contestée depuis d'
« étendue intelli
gible ». Mais après les Opéra Posthuma, il devient inutile de
biaiser. Spinoza qui conçoit Dieu comme une substance infi
niment étendue assimile par là même la nature à Dieu et rend
la création impossible. Atteint dans son orthodoxie, Male
branche affirme son originalité; Jésus, son porte-parole, montre
que seule la foi peut garantir l'étendue matérielle et que la
nature, loin d'être éternelle, a été créée : « Tu dois distinguer
deux espèces d'étendues, l'une intelligible, l'autre matérielle.
L'étendue intelligible est éternelle, immense, nécessaire... L'autre
espèce d'étendue est la matière dont le monde est composé et
bien loin que tu l'aperçoives comme un être nécessaire, il n'y a
que la foi qui t'apprenne son existence. Le misérable Spinoza
a jugé que la création était impossible et par là dans quels égare
ments n'est-il pas tombé (4). » Tout le dialogue est dominé par
l'effroi des conséquences de l'Éthique : « Crois ce que tu vois,
mais ne crois pas que le monde soit éternel ni que la matière
qui le compose soit immense, éternelle, nécessaire; n'attribue
pas à la créature ce qui n'appartient qu'au Créateur et ne confonds
pas ma substance que Dieu engendre par la nécessité de son
être, avec mon ouvrage que je produis avec le Père et le Saint-
(1) Cologne, d'Egmont, 1683.
(2) Lettre à Lamy (Blampignon, op. cit., p. 51) : n On pourrait néanmoins
prouver les vérités qu'il attaque sans faire mention de lui et peut-être que
cette manière serait assez utile et effectivement j'ai dit bien des choses
dans ce dessein de munir mon lecteur contre ses impiétés, comme ce qui est
dit par rapport à lui dans la 9° Méditation. » Malebranche craint beaucoup
plus un rapprochement fatal avec sa doctrine qu'il ne croit au danger
couru par l'Église par la divulgation de Spinoza.
(3) Cf. Gouhier, La Philosophie de Malebranche (op. cit., p. 366) (t Je
n'ose pas m'engager à traiter ce sujet à fond »).
(4) Méditations chrétiennes (édit. Genoude, Paris, de Sapia, 1837, t. II,
p. 145).

264 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Esprit par une action entièrement libre (1). » Nous pouvons
donc affirmer qu'avant 1683 Malebranche a déjà pris connais
sance de l'Éthique et que c'est à son contact qu'il a été contraint
de préciser sa doctrine de l'étendue intelligible.
Les rencontres qui suivirent devaient être plus rudes; l'Ora
torien est attaqué de toutes parts et son succès même fait de
lui le point de mire de tous ses rivaux; cartésiens, péripatéticiens,
jansénistes et jésuites semblent s'unir contre lui. Le rouage
de l'étendue intelligible ne lui en paraît que plus essentiel.
Cependant les Entretiens sur ta métaphysique et la religion en
1688 (2) affirment à nouveau l'opposition foncière entre la matière
et la divinité. Ariste, pressé par Théodore qui représente la phi
losophie orthodoxe et qui joue les Phèdre auprès de notre
Socrate, donne la conclusion attendue : « Ce que vous me dites
là me fait bien comprendre que cet impie de nos jours qui faisait
son Dieu de l'Univers n'en avait point. C'était un véritable
athée (3). » Dans le neuvième entretien, Ariste par un badinage
assez maladroit feint d'être conquis au spinozisme : « Notre
nature est éternelle; nous sommes une émanation nécessaire
de la divinité. Nous en faisons partie. L'Être infiniment parfait,
c'est l'Univers, c'est l'assemblage de tout ce qui est (4). » Mais
il s'empresse aussitôt de rassurer son ami : « Ne pensez pas,
Théodore,
que je sois assez impie et assez insensé pour donner
dans ces rêveries. Mais je suis bien aise que vous m'appreniez
à les réfuter, car j'ai ouï-dire qu'il y a des esprits assez corrom
pus pour s'en laisser charmer (5). » C'est une occasion tentante
pour Malebranche d'en finir avec Spinoza. Théodore se déchaîne
alors au nom du bon sens et de la morale chrétienne, d'abord
contre les anciens philosophes, auteurs de ces folles chimères,
puis contre leur dangereux sectateur; cette fois la théorie de
l'étendue est singulièrement dépassée : « Car enfin, l'auteur qui
a renouvelé cette impiété convient que Dieu est l'être infini
ment parfait. Et cela étant, comment aurait-il pu croire que
tous les êtres créés ne sont que des parties ou des modifications
de la Divinité? Est-ce une perfection que d'être injuste dans
(11 Méditations (IX, édit. Genoude, p. 144-145).
(2) Rotterdam, Reinier Leers, 1688, in-12.
(3) Ibid., édit. J. Simon, Paris, 1872, t. II, p. 188 : « Il n'y a point de
substance plus imparfaite, plus éloignée de la Divinité que la matière, fût-
elle infinie. Elle répond parfaitement à l'étendue intelligible qui est son
archétype, mais elle ne répond à l'immensité divine que fort imparfaite
ment. Et elle ne répond nullement aux autres attributs de l'Être infiniment
parfait. •
'"
loi
Ibid.,
Ibid.
p. 205.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 265
ses parties, malheureux dans ses modifications, ignorant, insensé,
impie? Il y a plus de pécheurs que de gens de bien, d'idolâtres
que de fidèles. Quel désordre, quel combat entre la Divinité
et ses parties, quel monstre, Ariste, quelle épouvantable et ridi
cule chimère? Un Dieu nécessairement haï, blasphémé, méprisé
ou du moins ignoré par la meilleure partie de ce qu'il est... un
Dieu nécessairement ou malheureux ou insensible dans le plus
grand nombre de ses parties ou de ses modifications, un Dieu
se punissant ou se vengeant lui-même, en un mot un Être
infiniment parfait composé néanmoins de tous les désordres de
l'Univers. Quelle notion plus remplie de contradictions visibles!
Assurément, s'il y a des gens capables de se forger un Dieu sur
une idée si monstrueuse, ou c'est qu'ils n'en veulent point voir,
ou bien ce sont des esprits nés pour chercher dans l'idée du
cercle toutes les propriétés du triangle (1). » Nous reconnaissons
déjà le grand argument contre la prétendue perfection d'un
infini composé que reprendront bientôt Lamy, Bayle et Féne
lon. Mais lorsque Malebranche accule son fantôme de spino
zisme, où il n'a su distinguer l'ordre de la durée de l'ordre de
l'éternité, entre l'impiété et la déraison, peut-il exiger de la
part de ses adversaires une honnêteté intellectuelle dont il fait
fi à l'égard de Spinoza?
Or, depuis cinq ans, Arnauld s'accroche à lui hargneusement.
Il n'ose encore l'attaquer sur les points les plus théologiques
de la Providence, des miracles ou des plaisirs des sens. Mais il
est surtout choqué par la théorie malebranchienne de l'étendue
intelligible où il croit reconnaître derrière une argutie verbale
l'étendue spinoziste, simple attribut de la substance infinie.
C'était évidemment le point faible de la doctrine; rien ne parais
sait plus spécieux que ce dualisme de façade, que cette distinc
tion utile, mais sans fondement, de l'étendue réelle où l'univers
matériel se détaillait à la manière cartésienne et de l'étendue
intelligible, elle aussi divisible en parties intelligibles et cepen
dant présente en Dieu. Comment dès lors ne pas l'assimiler à
Dieu et faire de Dieu un être infiniment étendu? Arnauld ne
veut pas encore accabler Malebranche dans cette première passe
d'armes qu'est le Traité des vraies et des fausses idées, mais lors
qu'il compare sa conception de l'étendue avec celle des « épi-
(1) Entretiens métaphysiques (IX, loc. cit., p. 205).

266 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
curiens et gassendistes », c'est manifestement au spinozisme
qu'il pense et dont il est lui-même hanté (1). Dans la mesure
où Malebranche conçoit une étendue intelligible infinie que Dieu
renferme, il fait de Dieu un être matériel. Or, n'est-ce pas le
reproche par excellence fait à l'Éthique : « De bonne foi, je ne
saurais deviner ce qu'il a voulu que nous entendissions par cette
étendue intelligible infinie... car il en dit des choses si contra
dictoires qu'il me serait difficile de m'en former une notion dis
tincte... Elle est Dieu et elle n'est pas Dieu; c'est une créature
et ce n'est pas une créature; elle est divisible et elle n'est pas
divisible... C'est une créature puisque c'est l'étendue que Dieu
a faite... et ce n'est pas une créature puisque si cela était, en
voyant les choses dans cette étendue intelligible infinie, nous
ne les verrions que dans une créature; et son dessein est de nous
montrer que nous les voyons en Dieu; et par là, il faut qu'elle
soit Dieu (2). »
Arnauld abandonne toute courtoisie. Dans
une exégèse rigoureuse de la 9e Méditation où Malebranche
prétendait défendre contre Spinoza l'idée de création, l'irascible
docteur prétend voir clair et refuse de se battre contre des
Un an plus tard,
nuages. « Il est bon de remarquer qu'il y a eu en vue de réfu
ter Spinoza, qui a cru que la matière dont Dieu a fait le monde
était incréée, et qu'il cherche une raison qui a porté cet impie
dans cette erreur. Cette raison, selon lui, est que, quand les
hommes pensent à l'étendue, ils ne peuvent s'empêcher de la
regarder comme un être nécessaire. Or, il paraît, par ce qui
suit, qu'il n'a pas cru que cette pensée fût fausse; mais seulement
que Spinoza en avait abusé en la portant trop loin (3). » Dès
lors le ton monte : « En quoi met-il donc l'impiété de Spinoza? »
Prétend-il nous abuser avec cette distinction inintelligible des
deux étendues? Au nom de Descartes, Arnauld se refuse à voir
dans l'étendue autre chose que la nature du corps, et à imagi
ner je ne sais quel archétype issu de philosophies désuètes dont
nous n'avons aucune notion claire et distincte. Arnauld ne peut
souffrir cette confusion; s'il y a une étendue en Dieu, Dieu est
corporel : « Le mot d'intelligible qu'il donne à cette étendue
« (1) Les épicuriens et les gassendistes ne pensent point à Dieu, quand ils
conçoivent l'espace où se promènent les atomes comme une étendue intelli
gible infinie (Traité des vraies et des fausses idées, in Œuvres philosophiques
d'Arnauld, Hachette, 1843, p. 421). « Il lui a plu de considérer l'étendue
comme l'espace des gassendistes » (ibid., p. 426).
(2) Arnauld. op. cit., p. 419-420.
(3) Défense d Arnauld contre la Réponse de Malebranche (Cologne, 1684,
édit. Lausanne, d'Arnay, p. 518, cité par Gouhier, op. cit., p. 371, note 8).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 267
pour l'opposer à l'étendue matérielle, n'est qu'une pure illu
sion, pour déguiser un dogme qui ferait horreur, si on le présen
tait à découvert, comme un philosophe extravagant osa faire il
y a quelques années (1). »
Dès lors le saut est fait : c'est au nom de Spinoza que les
deux adversaires vont se déchirer dans leur interminable que
relle. Une fois de plus le climat intellectuel de cette fin du
xvne
siècle nous apparaît avec ses préventions, ses précautions,
ses duplicités, son air irrespirable. Le véritable spinozisme n'est
pas en cause et nul ne se soucie de ce que fut la pensée réelle
du philosophe de La Haye; mais c'est un épouvantail qu'on
brandit, une haine qu'on remâche. Nulle part mieux que dans
cette lamentable polémique n'apparaît le rôle dissolvant du spi
nozisme : Malebranche ni Arnauld, tout comme Leibniz, ne
gardent leur sang-froid. Comme le dit M. Gouhier : « Les deux
adversaires puisent leur passion à la même source et la haine
du spinozisme les jette l'un contre l'autre avec une égale vio
lence (2). »
Malebranche repoussera avec une conviction douloureuse
« cette accusation atroce » et lancera l'anathème contre le pan
théisme (3). Mais la nuée de ses adversaires ne désarme pas.
Les uns gardent quelques ménagements comme Fénelon (4) et
même Régis. Mais le futur réfutateur de Spinoza ne peut être
tendre, dans son Système de philosophie, devant une confusion
entre l'idée de Dieu et l'idée d'étendue : « Si Dieu était tout
être ou l'Être universel, comme cet auteur l'enseigne, il fau
drait que tous les êtres fussent des parties intégrantes ou des
parties subjectives de Dieu, puisqu'il est impossible de trouver
un autre genre de parties. Or, les êtres ne sont pas des parties
intégrantes de Dieu parce que, s'ils l'étaient, Dieu serait composé
des ...ce êtres, qui répugne à la simplicité divine. Les êtres ne
sont pas non plus des parties subjectives de Dieu parce que,
s'ils l'étaient, Dieu serait une nature universelle qui n'existerait,
que dans l'entendement de celui qui la concevrait (5). » La
(1) Défense d'Arnauld... (p. 538).
(2) Op. cit., p. 372.
(3)
Lettre du 7 juillet 1694 : « Anathème à quiconque met en Dieu l'éten
due formelle, je le prononce du fond de mon coeur » (cité par Bouillier, op.
cit., t. II, p. 183).
(4) Réfutation du système de la nature et de la grâce (composée vers 1681-
1684, éditée après la mort de Fénelon).
p. 187).
(5) Paris, Denis Thierry, 1690 (t. I,

268 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
réponse irritée de Malebranche n'est pas pour le disculper (1).
Mais bientôt il n'est plus de ménagement; c'est le fantaisiste
abbé Faydit qui en 1705 réfute « les inductions pernicieuses » de
Spinoza et de Grotius et « quelques opinions particulières du Père
Malebranche (2) »; puis les Jésuites se déchaînent lorsque Male
branche aura blessé leur amour-propre en accusant d'athéisme,
dans son Entretien d'un philosophe chrétien et d'un philosophe
chinois (3), le peuple où la Compagnie recrutait tant de caté
chistes. Tour à tour entrent en lice le Père Tournemine dans les
Mémoires de Trévoux, puis le Père Dutertre l'année même de
la mort du philosophe (4); le Père Hardouin enfin ne craindra
pas d'insulter sa mémoire dans les Alhei Detecti qu'il publiera
en 1733 en Hollande (5).
Mais le coup de grâce devait venir d'un jeune disciple. C'est
en toute loyauté pourtant que deux ans avant la mort de Male
branche, Dortous de Mairan, qui pendant quatre années à Paris
avait profité de ses leçons mathématiques, lui fera part de
l'étonnante similitude qu'il découvre entre les deux systèmes
sur la question de l'étendue. C'est avec l'Éthique en main qu'il
se sent incapable de distinguer l'étendue réelle et l'étendue
intelligible. Il lui propose une solution, celle de Spinoza : l'éten
due réelle ne serait-elle pas simplement un mode ou une affec
tion de la substance étendue et non une substance? « Il est
clair que votre étendue intelligible n'est autre que l'étendue-
substance dont l'étendue créée ou matérielle n'est que le simple
mode (6). » Poussant à l'extrême son souci de logique, désireux
de ne pas le céder en rigueur à Spinoza, le jeune mathématicien
place son maître devant le dilemme, ou d'une nature indépen
dante de Dieu ou d'un Dieu assimilé à la nature.
Ainsi donc, pendant près de trente ans, tous les meilleurs
esprits du temps ont acculé Malebranche au spinozisme. Nous
« (1) Je ne réponds point à ce discours de M. Régis. Je m'en plains et
je voudrais bien ne m'en plaindre qu'à lui-même, mais cela est trop public.
De bonne foi, Monsieur, aviez-vous prétendu combattre mon sentiment en
cet endroit de votre ouvrage? Prenez garde, je vous prie, le monde en
conclurait que vous n'entendez pas ce que vous lisez. Car je défie le plus
habile et le plus mal intentionné critique de me faire soupçonner, par ceux
qui ont lu mes livres, d'avoir insinué cette impiété que Dieu est l'être uni
versel en ce sens que tous les êtres créés sont ses parties intégrantes. »
(Réponse à M. Régis, chap. II.)
(2) Remarques sur Virgile et sur Homère... (Paris, Cot, 1705, in-12).
(3) Paris, David, 1708.
(4) Réfutation d'un nouveau système de métaphysique proposé par le
P. Malebranche (Paris, 1715, 3 vol. in-12).
(5) In Opéra varia (Amsterdam, 1733, in-folio).
(6j Lettre du 19 novembre 1713 (in V. Cousin, op. cit., p. 279).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 269
ne pouvons croire M. Gouhier, lorsqu'il nous peint « un vieillard
stupéfait devant lequel on parle très sérieusement et avec res
pect d'idées qu'il n'a jamais prises au sérieux (1) ». En fait,
Malebranche a souffert toute sa vie, dans sa conscience de chré
tien et de prêtre, de l'existence même du spinozisme. Sans Spi
noza, effroyable repoussoir de sa propre doctrine, il aurait coulé
l'heureuse existence d'un Gassendi; et ses controverses, inévi
tables en un siècle chicanier, n'auraient été que le piment de
sa calme vie oratorienne. Avec Spinoza, c'est le drame à sa
porte, c'est une collusion sinistre révélée, c'est l'inquiétude dans
sa pensée même. D'où cette haine lorsqu'il parle de l'impie de
La Haye : athée, misérable, extravagant, tels sont les termes
que se permet un homme pacifique et courtois. Lorsque la
réfutation de Lamy paraît, il l'exécute d'un mot : « Je ne sais
si ce fou et cet impie méritait une réponse (2). » Lorsque Dor-
tous de Mairan le met en demeure de découvrir le paralogisme
qui romprait la chaîne des démonstrations de Spinoza, il reprend
avec lassitude les arguments d'autrefois, en chrétien désabusé
des discussions et qui veut mourir en paix. Qu'importent les
bonnes raisons si les conséquences sont mauvaises : c; Il suffit
de reconnaître qu'il suit de son principe une infinité de contra
dictions et de sentiments impies pour se défier de ses préten
dues démonstrations, quand même elles nous paraîtraient convain
cantes (3). » Nous serions tentés de lui répondre avec Dortous
de Mairan : « Il me semble que l'horreur et tous les autres mou
vements de cette nature ne partent que d'un préjugé bon ou
mauvais,
et ne renferment que des notions bien confuses qui
ne sauraient entrer en parallèle avec l'évidence d'une démons
tration (4). »
Ainsi la réfutation de Malebranche nous laisse comme Dor
tous de Mairan, sur notre soif. Il était le seul, avec Fénelon
peut-être au xvne
siècle, qui pouvait et devait apprécier avec
sympathie l'œuvre monumentale de l'Éthique. Ses habitudes
intellectuelles, son obédience cartésienne devaient l'y pousser.
Or, il s'est enfermé dans son monde. Il n'a pas fait le moindre
(1) Op. cit., p. 374.
(2) Correspondance inédite (édit. Blampignon, op. cit., p. 6, lettre du
8 janvier 1698).
(3) Lettre du 29 septembre 1713 (in Cousin, op. cit., p. 265 sq.).
(4) Ibid., lettre du 19 novembre 1713, p. 276.

270
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
effort pour pénétrer le sens profond de l'Éthique et n'a touché
l'ouvrage qu'avec dégoût (1). Mais aussi il l'a haï, non pas tant
comme un adversaire de sa religion que parce que toute sa vie
on crut entre eux à une parenté intellectuelle. On ne saurait
pourtant le lui reprocher. La contradiction était à l'intérieur
même de Malebranche, comme elle avait été peut-être chez Des
cartes : l'impossibilité de concilier la stricte méthode rationnelle
avec les dogmes d'une religion révélée. L'énigme du système
de Malebranche, c'est le drame même de son âme qui fait que
ce cartésien mourra en fidéiste. Mais ce drame, c'est aussi celui
d'une époque, celui du rationalisme chrétien déchiré entre des
exigences contradictoires. Il serait vain de regretter que, dans
cette crise intellectuelle où le salut des âmes compte plus qu'une
éphémère loyauté, Malebranche, « ce frère chrétien de Spi
noza (2) », comme disait Renouvier, n'ait pas été l'introducteur
naturel de l'Éthique dans le champ de la pensée française et
qu'il ait laissé ce mérite à un vulgarisateur comme Bayle, qui
ne le valait pas.
Si Fénelon,
2° Fénelon et Spinoza.
xvme
dans l'opinion du siècle, passa pour l'un
des réfutateurs les plus sérieux de Spinoza, il dut sans doute
cette réputation à la diffusion en 1731 du recueil hétérogène
publié à Bruxelles où l'éditeur, l'abbé Lenglet Dufresnoy, l'avait
étrangement associé ainsi que François Lamy à l'analyse de
l'Éthique de Boulainviller; c'était d'ailleurs fort peu de chose,
un fragment de lettre que l'on pouvait déjà lire en appendice
du Nouvel Athéisme renversé (3). En effet, par humilité ou par
paresse, l'archevêque de Cambrai, exception faite du Télémaque,
dédaigna sa vie durant d'éditer ses ouvrages; et ce n'est qu'après
sa mort que sa mémoire et son œuvre furent défendues par le
chevalier de Ramsay et le marquis Gabriel Jacques. Il n'est
donc pas facile de saisir historiquement les circonstances de sa
rencontre avec Spinoza.
(1) « Je n'ai point lu les réfutations qu'on a faites de ses erreurs, car je
n'en ai pas besoin... « », je n'ai pas écrit ex professa contre l'auteur... »,
« j'en fus bientôt dégoûté •, etc. (lettre du 29 septembre 1713, in Cousin,
op. cil., p. 272).
(2) In La Critique philosophique (1er juin 1876, p. 274).
(3) Réfutation des erreurs de Benoit de Spinoza, par M. de Fénelon, arche
Boullain-
vêque de Cambrai, par le P. Lamy bénédictin et par M. le comte de
villiers (Bruxelles, François Foppens, 1731). En fait, il n'y a sur 483 pages
que 10 pages de Fénelon (p. 376-386), dont le nom couvre évidemment la
marchandise de Boulainviller.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 271
Voué dès sa jeunesse à l'apostolat et à la direction spirituelle,
par sa formation à Saint-Sulpice et par les nécessités mêmes
de ses missions, Fénelon échappait évidemment aux querelles
érudites qui opposaient Huet et Richard Simon aux thèses du
Tractatus. Malgré les délicats pastiches du Télémaque et un sens
aigu de la vie antique, il ne sera jamais un historien. En revanche,
la puissance dialectique qui séduisait Bossuet, les profondeurs
d'une intense vie intérieure, le poussèrent très tôt aux détails
les plus ardus d'une théodicée. Esprit fluide et nuancé, il semble
avoir longtemps hésité dans l'élaboration d'une doctrine per
sonnelle, élaboration qui subit moins qu'on ne le pense d'in
fluences étrangères. Mme Guyon fut pour lui beaucoup plus une
expérience vivante que la dépositaire d'une sagesse nouvelle.
Rien d'.étonnant donc à ce qu'il ait, au détour de cette lente
maturation, rencontré l'Éthique de Spinoza. Mais tout porte à
croire que sa lecture en fut rapide, qu'il n'y chercha nullement
une vérité et que les thèses de l'incrédule, loin d'être examinées
avec sympathie, ne furent pour lui comme pour Malebranche,
qu'un système de références ou mieux une série de limites dan
gereuses,
une espèce d'Enfer intellectuel dont il ne convenait
pas d'approcher de trop
près (1).
« Tous les chrétiens, disait Fénelon au cardinal de Noailles,
ne peuvent pas être métaphysiciens, mais les principaux théolo
giens ont grand besoin de l'être (2). » Lorsqu'en 1681, à la
demande et avec la collaboration de Bossuet, il commence à
écrire sa Réfutation du système du Père Malebranche sur la
nature et la grâce, il sent pleinement l'utilité de Descartes en
matière théologique : avant tout, il cherche à établir que Dieu
est libre à l'égard de tout ce qui n'est pas lui-même et que, loin
d'être lié à l'ordre du monde qu'il a établi, il a sur sa création
un pouvoir arbitraire. Or, cette liberté de Dieu qu'il défend
contre Malebranche est le thème essentiel des attaques contre
Spinoza. Mais nulle part le philosophe hollandais n'est cité.
Est-ce par charité pour l'oratorien? Jamais Fénelon dans ses
polémiques n'est descendu aux insultes d'un Faydit ou aux
insinuations d'un Tournemine ou d'un Dutertre. Mais il est
(1) La meilleure étude sur le sujet demeure toujours celle de M. Léon
Brunschvicg, Spinoza et ses contemporains (Paris, Alcan, 3e édit., 1923,
'
(2) Histoire littéraire de Fénelon, par l'abbé Gosselin (Paris, 1843,
p. 238).

272 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
aussi fort vraisemblable qu'à cette date, Fénelon n'a pas encore
lu l'Éthique. Dès lors pendant quinze ans, le préceptorat du
duc de Bourgogne, la vie de cour où « le fumet des affaires »,
comme dit Saint-Simon, ne lui est pas indifférent, et surtout
la tourmente du quiétisme, l'empêchent de penser à une doc
trine qu'il n'a que superficiellement côtoyée. Fénelon est tou
jours beaucoup plus friand d'âmes que de sagesse dogmatique.
Mais dans la dernière partie de sa vie, à l'époque de la néces
saire mise au point, dans le glorieux exil de Cambrai, il ne pourra
se refuser à approfondir sa doctrine personnelle : c'est alors que
bon gré mal gré, il trouvera Spinoza sur son chemin.
Dès 1696, un an après sa consécration, nous le voyons sou
tenir de tout son prestige la réfutation cartésienne du Père
François Lamy et laisser publier en appendice à l'ouvrage
l'ébauche d'une dialectique personnelle (1); ces quelques frag
ments n'avaient pas l'ambition ridicule de suivre une méthode
géométrique, mais développaient avec une précision nouvelle et
une finesse rare quatre points d'attaque : l'idée d'infini, l'idée
de création, la distinction de Dieu et du monde et la multi
plicité des substances. Amorçant déjà, à la suite de Malebranche,
l'argumentation à laquelle Bayle donnera un tour définitif, Féne
lon montre tout d'abord la stupidité qu'il y a à concevoir un
Dieu infini constitué par une multiplicité de parties : « Tout
infini divisible est impossible; donc l'infini dont nous avons
l'idée est simple..., donc il est infini par une totalité d'être qui
n'est pas collective mais intensive. L'unité dit plus que le plus
grand nombre (2). » Contre Spinoza qui ruine l'idée de création,
il établit que si Dieu est l'être parfait, le pouvoir de création
augmente cette perfection : « Il est plus parfait de pouvoir
produire quelque chose de distingué de soi que de ne le pou
voir pas. » L'infini n'est fécond en effet que dans la mesure où
il fait passer quelque chose du néant à l'être, mais nécessaire
ment cette création est bornée et imparfaite. Par suite, Dieu
■est distinct de la création et dans la notion d'être, il faut dis
tinguer le degré et la partie : « Dieu est tout degré d'être, mais
il n'est pas tout être en nombre (3). » Enfin, contre Spinoza
qui croit démontrer l'unicité de la substance, Fénelon proclame
l'existence de substances multiples, qui loin d'être des modifi
cations d'attributs divins, sont réellement indépendantes. Les
(1) Le Nouvel Athéisme renversé (op. cil.) (« suivi d'un extrait d'une lettre
de Mgr de Fénelon sur la réfutation de Spinoza », p. 525-550).
(2) Lettre sur la religion (III, B, édit. Didot, '
Paris, 1845, t. I, p. 147).
p. 148.
(3) Ibid.,

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE» 273
créatures ne peuvent pas être de simples modes de l'Être infini;
on ne saurait passer de la fourmi à l'essence divine : i La mul
tiplication extensive de l'Être par la création de l'Univers
n'ajoute rien à ce genre d'infini intensif qui est celui de Dieu (1). »
Cette rigueur dans l'abstraction, ce langage métaphysique très
moderne qu'il manie avec une aisance que ne connaîtra jamais
nous les retrouverons amplifiés et humanisés dans le
Bossuet,
Traité de l'existence de Dieu;
cette ébauche d'un grand ouvrage
sur la religion que Fénelon n'acheva jamais avait été publiée en
1712 à son insu par suite de l'indélicatesse d'un copiste (2).
Après avoir développé avec une poésie discrète les preuves tra
ditionnelles tirées du spectacle de la nature, il en vient aux mer
veilles de l'âme humaine : Descartes succède au Psalmiste et
la dialectique à la contemplation; mais dans cette deuxième par
tie,
un chapitre entier est dirigé contre Spinoza et a reçu tra
ditionnellement des éditeurs le titre de Réfutation du spino
zisme, sans qu'une seule fois le nom de l'adversaire y fût cité (3).
Les mêmes arguments et la même sérénité de ton s'y retrouvent
que dans la lettre au Père Lamy. Cependant c'est l'idée d'in
fini qui, maniée en tous sens par un prodigieux génie dialec
tique, semble la pièce essentielle. Pour Fénelon, Spinoza ne
conçoit qu'un infini composé; et longuement, il établit que ce
tout infini où tout est changeant ne peut épuiser l'idée de per
fection que nous présente Dieu : « Il est évident qu'un tout qui
change perpétuellement ne saurait remplir l'idée que j'ai de l'in
finie perfection (4). » S'il y avait identité réelle entre toutes
les parties, l'une serait réellement l'autre et dans cette homo
généité on ne saurait distinguer l'air de l'eau, le jour de la
nuit. Fénelon ne craint pas de revenir sur les arguments plai
sants du Dictionnaire de Bayle : « La glace serait chaude et le
feu froid. Une pierre serait du bois, le verre serait du marbre...
Mes erreurs seraient celles de mon voisin. Il serait vicieux par
mes vices, je serais vertueux par ses vertus... ce qui ferait un
(1) Lettre sur la religion (p. 149).
(2) Cardinal Bausset, Histoire de Fénelon (Paris, 1808, t. III,
(3) Moreri dans son Dictionnaire (édit. 1759, t. V, p. 82)
p. 351).
attribue gra
tuitement ce chapitre au Père Tournemine; mais aucune preuve ne saurait
être tirée, soit du style, soit du mouvement général de la démonstration,
soit même des arguments qui demeurent cartésiens. Tournemine dans sa
Préface déjà citée, y fait expressément allusion (édit. Amsterdam, Châtelain,
1715, p. xxix-xxx).
(4) Traité de l'existence de Dieu (W partie, chap. 3, édit. Didot, t. I,
p. 91) (cf. Descartes, Réponse aux 2" Objections, édit. Adam-Tannery,
t. IX, p. 109 : « C'est une plus grande perfection de ne pouvoir être divisé
que de pouvoir l'être »).
Y. VERNIÈRE, I 18

274 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
monstre dont la raison a honte et horreur (1). » Enfin il passe
à l'argument essentiel : si l'on admet cette identité réelle et
réciproque de tous les êtres de l'univers, il est impossible de
concevoir quelque chose de parfait et d'infini. Tout ce qui est
composé peut être diminué, amoindri; donc l'infini composé ne
peut être conçu comme une perfection : « Tous les infinis compo
sés se détruisent et se contredisent eux-mêmes par leur compo
sition (2). » Il faut donc revenir à l'unité qui seule peut remplir
l'idée d'une « infinie perfection ».
L'affaire du Père Tournemine fit départir Fénelon de sa
réserve. Les Jésuites, piqués de l'utilisation d'arguments car
tésiens dans l'édition subreptice du Traité de l'existence de
Dieu,
avaient fait rédiger une curieuse préface au professeur
de Louis le Grand; on y
insinuait clairement que Fénelon n'avait
nullement réfuté le spinozisme : s II a, dit-on, oublié les spino
zistes (3) »;
et le bon père ingénument se proposait de suppléer
aux insuffisances de l'ouvrage. L'archevêque de Cambrai désa
voua cette insolente préface et obtint satisfaction du Père
Tournemine (4). On comprend dès lors avec quelle violence il
prit Spinoza à partie, deux mois après l'affaire, dans une lettre
du 5 juin 1713 sur l'existence de Dieu; il se doit, en tant que
prélat chrétien, de renchérir sur le ton du Jésuite. Mais pour
quoi se faire des illusions sur le danger du spinozisme? En bon
connaisseur d'âmes, Fénelon sait qu'une doctrine aussi ardue
que celle de l'Éthique n'est pas accessible au commun des liber
tins,
qui préfèrent l'illusion d'un Dieu indifférent aux hommes
et ne recherchent dans le silence de Dieu qu'un encouragement
à leurs passions. En honnête homme, il se refuse à assimiler
les jouisseurs aux athées spéculatifs; en historien, il pressent
qu'un déisme nouveau, qui n'a pas que Spinoza pour ancêtre,
tente les nouvelles générations : chez son disciple Ramsay, ce
n'est pas le spinozisme qu'il a eu à réduire. « La grande mode
des libertins de notre temps n'est point de suivre le système
de Spinoza (5). » Cependant, c'est avec brutalité qu'il se déchaîne
contre cette dépravation de la raison qu'est pour lui le spino
zisme : « Je vous avoue que le système de Spinoza ne me parait
point difficile à renverser. Dès qu'on l'entame par quelque
endroit,
(1)
on rompt toute sa prétendue chaîne. Selon ce philo-
Traité de l'existence de Dieu (p. 92).
2 Ibid., p. 93.
(31 Édit. Amsterdam, 1715, p. xxn.
(41 Cf. Journal de Trévoux (novembre 1713, p. 2209
(5) 5» Lettre sur la religion (édit. Didot, t. I, p. 155).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 275
sophe, deux hommes dont l'un dit oui et l'autre non, dont l'un
se trompe et l'autre croit la vérité, dont l'un est scélérat et
l'autre est un homme très vertueux,
ne sont qu'un même être
indivisible. C'est ce que je défie tout homme sensé de croire
jamais sérieusement dans la pratique. La secte des spinozistes
est donc une secte de menteurs et non de philosophes (1). »
Ainsi donc, durant la dernière partie de sa vie, Fénelon a
été amené, un peu à contrecœur, à combattre Spinoza. Si nous
oublions le dernier épisode où la violence est due aux circons
tances, on ne peut qu'admirer la vigueur et l'aisance, auxquelles
Arnauld ni même Malebranche ne nous ont guère habitués, et
la sobriété, dont Lamy n'était pas capable, de sa discussion
philosophique. En face du spinozisme, il campe les meilleurs
arguments que lui fournissent le christianisme avec l'idée de
création, Descartes avec la dualité de substance,
Bayle enfin
avec l'idée de l'infini indissociable. Nul ne semblait donc mieux
armé que Fénelon pour donner à son siècle la réfutation défir
nitive qu'il attendait. Pourquoi ne l'a-t-il pas fait? Fénelon l'a
lui-même avoué : il ne croit pas sérieusement au danger du
spinozisme et en cela, sa clairvoyance est moindre que celle
de Bossuet; aussi n'a-t-il pas étudié Spinoza avec soin et son
contact avec lui est extrêmement superficiel. Mais une raison
demeure inavouée : dans les contradictions de sa doctrine propre,
dans les détours subtils qui lui sont familiers, n'aurait-il pas
rejoint des conclusions qu'un Spinoza n'aurait pas désavouées?
N'aurait-il pas préféré, devant une parenté odieuse obscuré
ment sentie, en rester à un fantôme rassurant du spinozisme?
Or, l'argument essentiel qu'adresse Fénelon à Spinoza, à
savoir l'impossibilité d'un infini divisible, ne fait que reprendre
un vieux problème longuement médité par le philosophe hol
landais. Dans sa lettre à Louis Meyer (2), quatorze ans avant
la parution de l'Éthique, ce dernier donnait déjà par avance
toute satisfaction à Fénelon. Pour tous deux en effet, il existe
deux notions d'infini qu'il faut rigoureusement distinguer : l'un
qui est divisible et l'autre qui ne peut être divisé en parties
(1) Édit. Didot, t. I, p. 154-155.
(2) Edit. Appuhn, t. III, p. 150 (n» 12, lettre du 20 avril 1663). La distinc
tion capitale de l'èternilé où se situe l'infini indivisible de la substance et
de la durée où se déploie l'infini divisible des modes, n'a pas été comprise
par les exégètes anciens du spinozisme.

276 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
ou qui est sans parties. Il est évident que l'Être infini, pour
l'un comme pour l'autre, n'est pas un composé, ni un assem
blage de parties, mais une réalité indivisible qui ne se soumet
à aucune borne, à aucune réalité extérieure à elle. Spinoza n'a
jamais varié sur cette notion (1). Il faut donc que Fénelon,
ou bien ait volontairement déformé la pensée d'un adversaire
réputé dangereux, ou qu'il n'ait eu qu'une connaissance frag
mentaire des Opéra Posthuma. Laissons à Fénelon le bénéfice
d'une ignorance que tous ses contemporains d'ailleurs semblaient
partager. Depuis longtemps en effet, l'archevêque de Cambrai
ne lit guère,
et en dehors de ses stricts devoirs temporels qui
sont lourds quand la guerre déchire son diocèse, il se replie
volontiers dans le repos de la vie intérieure. Qu'aurait-il dit
pourtant, si quelque exégète malicieux du quiétisme l'avait
confronté avec Spinoza?
a beau jeu de montrer que l'un et l'autre
M. Brunschwicg
veulent « justifier à la flamme du rationalisme cartésien la spi
ritualité de la vie intérieure (2) ». Le vrai mystère n'est
pas chez Spinoza mais dans l'âme inquiète de Fénelon. On a
depuis Bossuet bien souvent constaté les contradictions qui
opposent en lui l'adepte de Descartes et le chrétien mystique.
Dans la mesure où il veut donner une démonstration rationnelle
de sa religion, il ne trouve pas de meilleure doctrine que le
cartésianisme; mais lorsque, cherchant à communier avec Dieu,
il essaie non plus de retrouver le créateur mais de se noyer
dans sa toute présence, il retrouve, par-delà Molinos et Mme Guyon,
les accents poétiques de saint Jean de la Croix. Si nous délais
sons, comme certains l'ont fait, un appareil philosophique qui,
pour lui-même, devait paraître scolaire et lourd et qu'il réser
vait aux âmes communes, nous retrouvons fréquemment chez
lui des expressions que la cinquième partie de l'Éthique aurait
pu accueillir. Dès 1702, dans ses Considérations sur la doctrine
d'un esprit universel unique, Leibniz ne craignait pas de remar
quer maint aspect identique dans le spinozisme et le quié
tisme (3). Le Père Tournemine, malgré la prudence que lui dic
tait son ordre en face d'un prélat fort ami des Jésuites, sentait
bien les défauts d'une théodicée dangereuse (4). Nombre de fois,
(I) Cf. Éthique (livre I, théorème 15, scholie) (cf. L. Brunschwicg, op.
cit., p. 259).
(21 Op. cit., p. 361.
(3) Œuvres philosophiques (édit. Gerhardt, Berlin, 1880, t. VI, p. 530)
(cf. Brunschvicg, op. cit., p. 361-362).
(4) « S'il avait voulu revoir cet ouvrage, il y aurait peut-être aperçu des
défauts que personne n'y verra » (op. cit., p. xxi).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 277
dans le Traité de l'existence de Dieu, le vocabulaire de Fénelon
et celui de Spinoza sont interchangeables : « Qu'est-ce que la
substance de Dieu? C'est tout l'être. Qu'est-ce que la substance
de la créature? C'est une portion de l'être. L'essence d'une
créature est la manière bornée dont elle possède l'être... Tout
est pris dans l'être comme plusieurs habits seraient pris dans
une même pièce d'étoffe... Ainsi, il ne faut pas se représenter
les différences, soit génériques, soit spécifiques comme ajoutant
quelque chose de réel et de positif pour constituer les substances
et les natures particulières (1). » Mais alors quelle différence
instaurer, autre que verbale, entre les substances particulières
de Fénelon et les modes de Spinoza? L'un et l'autre ne semblent
accorder qu'une existence relative aux individus (2). Pour prendre
un langage spinoziste, la nature « naturée » est dans une dépen
dance absolue de la nature « naturante » : « Otez aux substances
créées toutes leurs modifications, vous en faites l'être universel
et sans bornes (3). » Comment ne pas être tenté de conclure
que Fénelon, malgré un prologue cartésien,
la création une existence indépendante par rapport au Créa
teur? Et l'on comprend qu'un moderniste comme Jacques
Rivière n'ait pas hésité à dire que « la théodicée de Fénelon est
un panthéisme (4) ».
a souvent dénié à
Certes, il est difficile d'admettre l'incohérence dans la pensée
d'un homme tel que Fénelon; mais comment ne pas reconnaître
de contradiction dans les termes entre la réfutation cartésienne
de Malebranche, qui affirme la transcendance de Dieu, et l'assu
rance de son immanence au monde formulée dans le Traité?
Quelle est l'attitude qui est essentielle? Quelle est celle qui
représente la précaution? Il semble bien que lorsque Fénelon
s'abandonne à l'élan intérieur de sa pensée, c'est plus l'union
avec Dieu qu'il recherche que sa démonstration méthodique.
Si nous faisons de la thèse de l'immanence au monde le centre
de sa théodicée, Fénelon tout autant que Malebranche doit
apparaître comme « le frère chrétien de Spinoza ». Le quié
tisme, avec sa contemplation passive, avec sa recherche de
l'union avec Dieu, avec sa doctrine du pur amour, reprend
(1) JVafure de l'homme (édit. Didot, t. I, p. 31).
(2) Cf. Éthique, I, théor. 25, corollaire : «Les choses particulières ne sont
rien d'autre que les affections, autrement dit les modes des attributs de
Dieu », et I, théor. 15 : • Tout ce qui existe, existe en Dieu et rien ne peut
exister ni être conçu sans Dieu. »
(3) Nature de l'homme (loc. cit., p. 40).
(4) In Annales de la philosophie chrétienne (IV* série, t. VII, 1908-1909,
p. 143).

278 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
souvent les termes des derniers théorèmes de l'Éthique et l'exal
tation de Spinoza devant l'amor inlellectualis Dei. Lorsque Féne
lon,
extase,
au terme d'une recherche intellectuelle qui s'achève en
dit à son Dieu : « C'est vous qui vous aimez vous-même
en moi », ne donne-t-il pas la traduction affective de Spinoza :
« Dieu, dans la mesure où il s'aime lui-même, aime les hommes
et conséquemment l'amour de Dieu à l'égard des hommes et
l'amour intellectuel de l'âme à l'égard de Dieu n'est qu'une
seule et même chose (1)? » Faut-il aller plus loin en
core et rechercher des ancêtres communs, faut-il évoquer les
Dialoghi aVamore de Leone Hebreo où Molinos et Spinoza
auraient puisé de concert le goût d'une « spiritualité intellec-
tive (2) »?
La vérité est ailleurs et plus proche. Derrière les contradic
tions d'une doctrine fuyante et les ressemblances de termes,
elle est dans l'âme même de Fénelon. Certes l'archevêque de
Cambrai vit intensément, comme Spinoza, un drame métaphy
sique et recherche aussi, bien qu'avec moins de sérénité et une
ferveur plus visible, les voies intellectuelles de la vérité, mais
l'extase de la fusion en Dieu n'est pas comme dans l'Éthique
une contemplation sereine et consciente. « Un moment de recueil
lement, d'amour et de présence de Dieu fait plus voir et entendre
la vérité que tous les raisonnements des hommes », avouera-t-il
dans ses Méditations sur l'Écriture sainte (3). Et nous voilà
bien loin de Spinoza. Il est arrivé en effet à Fénelon ce qui
arrive à tous les mystiques; c'est d'avoir à traduire ses aspira
tions et ses visions en un langage qui demeurait intellectuel.
A suivre la lettre de Fénelon, sa doctrine nous paraît souvent
parente de celle de Spinoza, qu'il réfute pourtant âprement à
chaque rencontre, et que, selon toute vraisemblance, il connaît
fort mal. Mais nous aurions tort de rechercher dans les épan-
chements du mystique archevêque de Cambrai la rigueur intel
lectuelle (4)
qui mène à Dieu le penseur de l'Éthique. N'est-ce
pas lui qui confiait un jour à Ramsay : « Il y a un style du
cœur et un autre de l'esprit, un langage du sentiment et un
(1) Éthique (livre V, théorème 35, corollaire).
(2) Diletiatione inlelletuale (ci. Brunschwico, op. cit.,
p. 374 et note).
(3J Cf. Ély Carcassonne, Fénelon, l'homme et l'œuvre ( Paris, Boivin, 1946,
§. 118). M. Carcassonne parle d'un « progrès instinctif et sollicité cependant
e la démonstration à l'extase » (ibid., p. 119).
(4) Fénelon a d'ailleurs le sentiment de son instabilité : « Au reste, je ne
Suis expliquer mon fond. Il m'échappe, il me paraît changer à toute heure.
e ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après »
(lettre à la duchesse de Mortemart, édit. Aimé Martin, t. I, p. 555).

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 279
autre du raisonnement; ce qui est souvent une beauté dans l'un
est souvent une imperfection dans l'autre (1). »
E. —
Le bilan d'une querelle.
Vingt ans de polémiques n'apportaient donc aucune lumière
sur le fond même du problème : le sens et la valeur du spino
zisme. Si l'Éthique exige le renoncement à la foi chrétienne et
en ruine les dogmes essentiels, il est vain d'attendre de la pen
sée orthodoxe une interprétation objective : l'objectivité est
pour le croyant une attitude de jeu; tout système métaphysique
est jugé en fonction de ses conséquences religieuses, nullement
d'après sa rectitude dialectique. Bossuet, Fénelon, Lamy, Leib
niz, le Père Tournemine ne recherchent pas la vérité originelle
du cartésianisme, mais s'interrogent sur l'aide ou sur le danger
qu'offre Descartes au regard de la vérité chrétienne. A nombre
de chrétiens, le titre même de Malebranche, la Recherche de la
Vérité, a pu paraître d'une orgueilleuse singularité. Rien d'éton
nant si l'Éthique semble un « monstre », c'est-à-dire une ano
malie,
dans sa prétention de reconstruire rationnellement le
monde en dehors du christianisme. Ainsi, non seulement le
sort, mais l'intelligence du spinozisme dépendent étroitement,
en cette fin de siècle, de l'emprise réelle que le christianisme
exerce sur les esprits, emprise qu'il faut d'ailleurs concevoir
plus comme une inhibition intellectuelle que sous la
beaucoup
forme d'une pression sociale.
Or, la chance veut que nous ayons conservé un témoignage
inestimable du choc produit par le spinozisme dans des cons
ciences chrétiennes, à savoir la correspondance échangée de sep
tembre 1713 à septembre 1714 entre Malebranche et Dortous
de Mairan (2). Deux esprits d'élite, d'une scrupuleuse honnêteté
intellectuelle, en dehors de tout dessein intéressé et de toute
(1) Chevalier de Ramsay, Histoire de la vie et des ouvrages de Fénelon
(La Haye, 1723, p. 68).
(2) Cette correspondance (8 lettres), issue des papiers de Dortous de Mai
ran et retrouvée par Feuillet de Conches dans la bibliothèque de Millon,
professeur de philosophie à la Sorbonne, a été publiée en 1841 (Paris, Del-
loye), puis étudiée et rééditée par Victor Cousin (in Fragments de philosophie
cartésienne, Paris, Charpentier, 1845) et tout récemment par Joseph Moreau
(Malebranche. Correspondance avec J.-J. Dortous de Mairan, Paris, Vrin,
1947).

280 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
visée temporelle, s'interrogent sur Spinoza et prennent position
avec d'autant plus de franchise que leurs lettres ne subissent
aucune censure. Malebranche, à soixante-quinze ans, est au
comble de sa gloire : malgré les attaques d'Arnauld et du Père
Boursier, plus de cinq cents correspondants assurent son influence
européenne. Jean-Jacques Dortous de Mairan est un inconnu;
né à Béziers en 1678, élevé au collège de Toulouse, il a connu
Malebranche à Paris, au cours d'un séjour de quatre ans de
1698 à 1702, et l'Oratorien l'a initié au calcul infinitésimal;
physicien et mathématicien, il séjourne depuis à Béziers, obscur
commensal de l'évêque (1). Trois mémoires couronnés de 1715
à 1717 par l'Académie de Bordeaux lui ouvriront en 1718 l'Aca
démie des Sciences et sa très longue carrière scientifique se
poursuivra jusqu'en 1771. En 1713 notre géomètre est en pleine
crise philosophique : Spinoza est venu troubler sa quiétude et
c'est à Malebranche qu'il fait appel. C'est une étonnante confes
sion : ;; Le caractère de (Spinoza), si différent de tout ce que
j'avais vu jusqu'alors, la forme abstraite, concise et géomé
trique de son ouvrage, la rigidité de ses raisonnements, me
parurent dignes d'attention. Je le lus donc attentivement et il
me frappa. Je l'ai relu depuis, je l'ai médité dans la solitude
et dans ce que vous appelez le silence des passions;
mais plus
je le lis, plus je le trouve solide et plein de bon sens. En un
mot, je ne sais par où rompre la chaîne de ses démonstrations...
mais quand on est vivement touché du
J'ai voulu l'oublier;
désir de connaître la vérité, peut-on oublier ce qui a paru évi
dent? D'un côté, je ne puis envisager sans compassion pour
l'humanité et sans tristesse les conséquences qui suivent de ses
principes; de l'autre, je ne puis résister à ses démonstrations (2). »
Mairan a trente-cinq ans, ce n'est pas un élève étourdi qui veut
briller aux yeux du maître; aucun artifice dans l'exposé serein
de ce drame de conscience. Mais l'exigence est nette : « Les
prétendues réfutations » de Spinoza « ne font que blanchir contre
lui »; personne ne comprend Spinoza, « faute d'y avoir apporté
assez de précision, d'équité et de sang-froid »;
une philosophie
ne peut être jugée que dans son expression « des lois générales
et immuables de la nature », et non dans sa convenance aux
« intérêts particuliers de l'homme ou à ses désirs ». Malebranche
est impérieusement requis de découvrir, « succinctement, à la
(1) Cf. Éloge de Mairan, par Grandjean de Fouchy (in Mémoires de
l'Académie des Sciences, année 1771, p. 90).
(2) Édit. Cousin, p. 269-270; édit. Moreau, p. 102-103.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 281
manière des géomètres (1) », la pierre d'achoppement de l'Éthique,
c'est-à-dire de parler le langage de la raison et non celui de la
religion. En d'autres termes, Dortous de Mairan ne consulte pas
un prêtre, mais un philosophe.
Malebranche répond rapidement, un peu distraitement, mais
joue le jeu : « Je n'ai point le livre dont vous me parlez. J'en
ai lu autrefois une partie, mais j'en fus bientôt dégoûté, non
seulement par les conséquences qui font horreur, mais encore
par le faux des prétendues démonstrations de l'auteur (2). »
L'erreur essentielle de Spinoza est de confondre les corps et les
idées des corps, le monde matériel et l'étendue intelligible;
aucune clarté en tout cela, mais un amas d'obscurités et d'équi
voques. Dortous de Mairan le 9 novembre 1713 ne cache pas
sa déception et ironise aussitôt; l'horreur n'est pas un argument,
mais un mouvement de l'âme. Où est le paralogisme qui fera
trébucher Spinoza? Le Dieu de l'Éthique, comme celui de la
Recherche de la vérité, se fonde sur l'argument ontologique. Reli
sons l'ouvrage dont la méthode « sévère et abstraite » demande
« une grande attention et beaucoup d'habitude à la justesse (3) »;
rien, dans le rigoureux parallélisme de l'Éthique, ne permet de
croire à une confusion des idées et des corps; Spinoza, comme
Malebranche, voit tout en Dieu qui est le lieu géométrique
commun des modes de pensée et des modifications de l'éten
due. Dortous de Mairan passe alors à l'attaque. La distinction
malebranchienne de l'étendue réelle et de l'étendue intelligible
lui paraît un expédient fâcheux. Comment distinguer la subs
tance matérielle de son archétype? Cette substance matérielle
n'est-elle pas déjà un simple objet de l'entendement, une abs
traction? Tout devient clair si l'on assimile l'étendue intelligible
à la substance et l'étendue créée à l'ensemble des modes. Avec
Spinoza, nous retrouvons le royaume des idées claires et dis
tinctes (4).
Malebranche ne s'émeut pas, car il reconnaît là les objections
d'Arnauld;
mais il refuse encore l'engagement personnel. Ce
qu'il conteste maintenant,
c'est la définition de la substance
unique : Spinoza définit une souveraine Raison, lieu de toutes
nos idées, mais ne prouve nullement que cette Raison absorbe
l'univers. Réponse d'un homme pressé : Malebranche est en
(1) Cousin, p. 270; Moreau, p. 103.
(2) Lettre du 29 septembre 1713 (Moreau, p. 105-106).
(3) Lettre du 9 novembre 1713 (ibid., p. 111).
(4) Édit. Moreau, p. 116 (M. Moreau remarque fort justement la témérité
de ces insinuations qui contrastent « avec le ton déférent de la première
lettre », ibid., p. 24).

282
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
train de réfuter le Père Boursier et ne croit pas comme son
obscur correspondant que l'affaire engage « la gloire de Dieu »
et « le salut de (son) prochain (1) ». Dortous de Mairan pendant
six mois garde le silence, puis une troisième lettre part de Béziers,
incisive, nette,
presque insolente dans sa froideur (2). Le géo
mètre veut des preuves : « Il serait absolument inutile, mon
Révérend Père, d'insister davantage, à l'avenir, sur notre auteur,
sur ses erreurs et sur ses contradictions, à moins que vous ne
me marquiez précisément et à la manière des géomètres, l'en
droit de son premier paralogisme, et en quoi il consiste... C'est
la voie la plus courte, la plus facile, la plus conforme au bon
sens et la moins captieuse (3). » Un quart d'heure d'attention
doit suffire, puisque dès la 5e proposition, l'Éthique est en
contradiction avec « la doctrine reçue », c'est-à-dire le chris
tianisme. Une espèce de révolte couve sous le ton poli : « Quel
charme,
quel enchantement Spinoza a-t-il répandu sur ces pro
positions et sur une demi-douzaine de définitions et autant
d'axiomes qu'on ne puisse dire : Voilà son premier faux pas (4)! »
Malebranche, avec « sa justesse d'esprit » et « sa droiture de
cœur », est tenu de répondre : « Car enfin les objections vagues,
les inductions, ne détruisent pas, parmi les géomètres, un sys
tème régulier et géométrique (5). » Quand Malebranche reproche
à Spinoza de confondre l'idée éternelle et son objet, n'est-ce
pas une objection vague? Reportons-nous au 5e théorème du
livre Ier de l'Éthique : « Dans la Nature, il ne peut exister
deux ou plusieurs substances de même nature, autrement dit
de même attribut. » Malebranche, comme Lamy, croit que deux
perles identiques peuvent co-exister; Spinoza répondrait que si
l'on anéantit tout rapport de distance et de position, les deux
perles identiques seront, dans l'esprit, absolument confon
dues (6). A plus forte raison pour la substance en soi et par soi
qui ne peut être qu'unique. Et Dortous de Mairan de presser
son ancien maître, maintenant son adversaire : votre théorie
de l'être est celle de Spinoza, même si a posteriori vous faites
intervenir la finalité et la Providence; mais devant l'obstacle
de l'étendue qui risque d'engager la matérialité de Dieu, vous
avez imaginé « une théorie » qui pourrait « satisfaire à tous les
inconvénients » et se concilier avec les notions religieuses tra-
(1) Moreau (p. 117).
(2) Lettre du 6 mai 1714 (ibid., p. 121 sq.).
3) Ibid., p. 122.
4 Ibid., p. 122.
(5) Ibid., p. 123.
(6) Ibid., p. 125-126.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 283
ditionnelles. Mais cette conciliation « ingénieuse » est sans valeur
philosophique (1).
Malebranche dès lors ne peut plus se dérober. Dans sa longue
réponse du 12 juin 1714, il expose patiemment sa doctrine de
l'étendue et maintient ses trois étages : l'étendue intelligible,
la substance étendue divisible, la multiplicité des choses. Spi
noza confond le monde et l'étendue intelligible; sans cette subs
tance étendue divisible, Dieu n'aurait pas eu de matière pour
composer la diversité du monde (2); Spinoza confond l'ouvrage
avec l'ouvrier. Dortous de Mairan, toujours mécontent, revient
à l'assaut avec une remarquable aisance dialectique; le voici
revendiquant pour l'idée d'infini en général, et pour l'idée d'une
étendue infinie en particulier, « le privilège de l'argument onto
logique que Descartes réservait pour l'idée de parfait (3) r.
concevoir l'idée de l'étendue, c'est concevoir son existence. Sous
l'idée de l'étendue, il y a une étendue réelle infinie ou un pur
néant (4). Malebranche a donc tort de distinguer « deux sortes
d'idée d'étendue », l'étendue intelligible non divisible et l'éten
due substance divisible qui n'est qu'une abstraction (5); s'il
n'admet pas une adéquation parfaite entre l'idée et son ideatum,
le monde matériel n'a plus aucune réalité et nous tombons
dans l'immatérialisme : que devient donc le dogme de la Créa
tion (6)? Il ne faut donc pas refuser à Dieu, l'être infiniment
infini, « la réalité que l'esprit aperçoit le plus clairement, et le
plus invinciblement », à savoir l'étendue. Malebranche parle lui-
même de « l'immensité divine »;
si ce n'est pas « un beau mot
il faut se rallier à la conception spinoziste de
vide de sens (7) »,
Dieu.
L'Oratorien tient à conclure. Sa dernière lettre met fin au
débat le 6 septembre 1714. Rapidement, il revient sur la plu
ralité des substances niée par Spinoza dans son 5e théorème
et refuse le mot de « modification » : il n'y a que des parties
dans l'étendue matérielle et non des manières d'être. Quant à
l'étendue intelligible,
elle n'implique pas l'existence de l'éten
due réelle; c'est l'expérience et non la raison qui nous la révèle
et le monde pourrait ne pas plus exister que la main qui fait
souffrir le manchot ou le spectre qui effraye un fou (8).
(I) Moreau, p. 129-130.
2) Lettre du 12 juin 1714 (ibid.,
3) Ibid., p. 31.
4) Ibid., p. 151.
5) Ibid., p. 152.
6) Ibid., p. 30 et 164.
(7) Ibid., p. 165.
p. 140).
(8 Lettre du 6 septembre 1714 (ibid., p. 170-171).

284 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Ainsi s'achève, comme un fleuve se perd dans les sables, une
des plus étonnantes joutes intellectuelles du siècle. Il ne nous
appartient pas de déceler si Dortous de Mairan a saisi toutes
les nuances du système malebranchien. On s'aperçoit, dès sa
seconde lettre, que son siège est fait et qu'entre Spinoza et
Malebranche son hésitation n'est faite que de politesse. Mais
nous ne saurions lui reprocher d'être prévenu en faveur de
l'Éthique non plus qu'à Malebranche d'être fidèle à lui-même (1).
Ce qui importe, c'est l'attitude de deux intelligences loyales en
face de Spinoza.
Or, cette austère discussion pourrait seulement prouver l'im
pénétrabilité relative des esprits et la difficulté de trouver un
langage commun. Malebranche s'en plaint : « Si nous n'atta
chons pas les mêmes idées aux mêmes termes, nous parlons
inutilement (2) »; et par lettre, cette entente immédiate sur la
signification des mots semble impossible. Mais une telle excuse
n'est pas valable pour Dortous de Mairan; il ne s'agit pas de
concilier deux vocabulaires, mais de comprendre dans son exac
titude et sa rigueur, le mouvement de pensée de Spinoza; il
ne s'agit pas de donner de l'Éthique une traduction déformée
en langage aristotélicien ou cartésien, mais d'apprendre déli
bérément une langue étrangère et d'en percer les secrets. Et
le jeune disciple de donner une leçon de méthode au vieux
maître : Il me semble que selon les lois exactes du raisonne
ment on ne peut se servir (des propositions de Spinoza) contre
lui qu'en les prenant au même sens que lui, ou qu'après les
avoir démontrées autrement, par des principes communs aux
deux systèmes (3). » Mais l'objectivité de cette méthode, qui
paraît naturelle à la critique moderne, passait alors pour une
dangereuse singularité.
Le danger d'ailleurs existait : l'objectivité de Dortous de
Mairan l'entraîne jusqu'à la conversion au spinozisme. Nul en
son temps n'a donné de l'Éthique une paraphrase aussi bril
lante; c'est avec une aisance de virtuose qu'il commente la
distinction spinoziste entre l'infini indivisible et l'indéfini divi-
(1) M. Moreau, qui s'intéresse plus particulièrement à l'interprétation de
Malebranche (cf. op. cit., p. 30-31), a un point de vue légèrement différent.
2) Moreau, p. 169.
(3) Ibid., p. 147.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 285
sible (1),
et la met en rapport avec le double plan de l'éternité
et de la durée : une telle analyse n'a pas vieilli. Mais cette médi
tation de l'œuvre l'engage peu à peu : sa première lettre était
d'un cartésien tenté, sa dernière d'un authentique disciple de
Spinoza. Or, cette conversion devait être définitive. Nous le
verrons bientôt en correspondance avec le spinoziste Pérelle (2),
et les notes marginales qu'il écrira en 1730 sur les minutes de
ses lettres à Malebranche ne témoigneront d'aucun repentir (3).
Mais l'important est que cette adhésion au spinozisme n'a pas
dépendu d'un préjugé libertin ou d'une hostilité latente contre
le christianisme. Dortous de Mairan ne se réjouit pas des consé
quences impies de l'Éthique; lorsqu'il adjure son vieux maître
de découvrir le fameux « paralogisme », on perçoit plus de défé
rence et de confiance que de malice, en tout cas nulle hypocri
sie; dans l'aveu de ce géomètre séduit par la rigueur des raison
nements, tout heureux de trouver dans l'Éthique un schéma
euclidien de l'univers, l'ingénuité semble même excessive. Une
telle conversion, dans les conditions de la vie intellectuelle du
temps,
est un cas unique.
C'est pourquoi le débat de Malebranche et de Dortous de
Mairan revêt dans l'histoire du spinozisme en France une valeur
symbolique. D'un côté l'homme de science, plus précisément le
géomètre, pour qui la religion ne saurait interférer avec les évi
dences rationnelles et qui répugne à rompre une chaîne logique,
même si les conséquences pratiques en sont désastreuses : « On
n'est pas toujours maître de ne raisonner plus, quand on a
raisonné jusqu'à un certain point (4). » De l'autre, un philo
sophe chrétien,
peut,
pour qui l'exercice de la raison non seulement
mais doit confirmer les vérités de la foi. Malebranche
sent avec douleur chez son jeune ami cette absence de la religion
dans la vie de l'esprit; mais par là même, il avoue que la rai
son n'est pas toute-puissante et justifie ses adversaires qui
voient dans sa doctrine de « l'étendue intelligible » un simple
expédient : « Le vrai fidèle n'écoute pas... ceux qui attaquent
la foi, de peur d'être embarrassé par des objections qu'il ne
pourrait pas résoudre; car perdre la foi, c'est tout perdre; et
la foi ne vient que par la révélation et non de la spéculation
(1) Moreau, p. 162 (cf. p. 43 : « On voit chez Mairan... la pensée spino
ziste vivre, délivrée du carcan de l'ordre géométrique »).
(2) Cf. E.-R. Briggs, L'Incrédulité et la pensée anglaise au 18» siècle
(in B. H. L., 1934, t. XLI, p. 497 sq.).
(3) Cf. Victor Cousin, op. cit. (p. 346).
(4) Cf. Moreau, op. cil. (p. 167, première rédaction non envoyée de la
'ettre du 26 août 1714).

286 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
des idées claires, des mathématiques, et des nombres (1). »
Après un tel aveu, le dialogue était inutile : entre l'exigence
rationnelle, la disponibilité intellectuelle de Dortous de Mai
ran et ce déni brutal de la raison où Malebranche n'essayait
plus de concilier les jeux de l'esprit et l'exigence chrétienne, le
contraste des deux siècles s'accusait. Une fois de plus, le spino
zisme était rejeté de la pensée chrétienne, mais par la voix de
Dortous de Mairan, ami futur de Fontenelle et de Voltaire,
Spinoza ruinait l'ambition du rationalisme chrétien et l'espoir
d'une conciliation aisée de la foi et de la raison.
Mais l'exemple de Dortous de Mairan justifiait toutes les
inquiétudes. D'autres viendraient, qui n'auraient ni sa loyauté
ni sa culture et qui trouveraient dans l'édifice spinoziste un
refuge commode pour leur impiété. C'est contre cette autorité
que se dresse un autre oratorien, Massillon, dans son sermon
Des doutes sur la religion (2). Il ne s'agit plus dès lors de réfu
ter l'athée, mais de protéger le troupeau : « Un Spinoza, ce
monstre qui, après avoir embrassé différentes religions, finit par
n'en avoir aucune, n'était pas empressé de chercher quelque
impie déclaré qui l'affermît dans le parti de l'irréligion et de
l'athéisme; il s'était formé à lui-même ce chaos impénétrable
d'impiété, cet ouvrage de confusion et de ténèbres, où le seul
désir de ne pas croire en Dieu peut soutenir l'ennui et le dégoût
de ceux qui le lisent, où hors l'impiété tout est inintelligible
et qui, à la honte de l'humanité, serait tombé en naissant dans
un oubli éternel et n'aurait jamais trouvé de lecteurs, s'il n'eût
attaqué l'Être suprême; cet impie, dis-je, vivait caché, retiré,
tranquille; il faisait son unique occupation de ses productions
ténébreuses et n'avait besoin pour se rassurer que de lui-même.
Mais ceux qui le cherchaient avec tant d'empressement, qui
voulaient le voir, l'entendre, le consulter, ces hommes frivoles
et dissolus, c'étaient des insensés qui souhaitaient de devenir
impies et qui... cherchaient dans le témoignage seul d'un homme
(1) Moreau, p. 143 (cf. p. 172 : « Pour moi, je ne bâtis que sur les dogmes
de la foi dans les choses qui la regardent, parce que je suis certain, par
mille raisons, qu'ils sont solidement posés »).
(2) Sermon pour le mardi de la 4' semaine de Carême. L'abbé Blampignon
(Massillon, Paris, Palmé, 1879, p. 191) ne réussit pas à en établir la date.
Il semble en tout cas postérieur à 1704, car l'édition non avouée de Trévoux
ne le recueille pas (1705-1706) et antérieur à 1717, date du Carême prêché
aux Quinze-Vingts et de la nomination à l'évêché de Clermont.

LA QUERELLE DE SPINOZA : « L'ÉTHIQUE » 287
obscur, d'un transfuge de toutes les religions, d'un monstre
obligé de se cacher aux yeux de tous les hommes, une autorité
déplorable et monstrueuse qui les affermît dans l'impiété et
qui les défendît contre leur propre conscience (1). » Faisons la
part de l'éloquence; dans ce portrait romantique du solitaire
de La Haye, deux idées se font jour. Massillon, qui a dû lire
l'article de Bayle, reconnaît la dignité de sa vie et l'originalité
de sa pensée : un « monstre » certes, mais qui a sa grandeur et
quelque chose de la beauté du Satan de Milton. Mais l'orateur
chrétien se refuse à confondre le philosophe réprouvé et les
faux incrédules que sont les libertins; missionnaire, il veut ral
lier ses frères égarés. En accentuant l'isolement de Spinoza,
se doutait-il qu'il en grandissait la figure, excitait la curiosité
du public, rehaussait le prestige d'une doctrine mystérieuse?
Par charité, Massillon commettait une erreur de tactique; confon
dant les libertins d'autrefois et ceux que Bayle appelle mainte
nant les « rationaux », il usait d'une psychologie trop simpliste
pour que son appel fût efficace.
Ainsi s'achevait, avec le siècle de Louis XIV, la querelle de
Spinoza. L'influence du Tractatus et celle de l'Éthique, décelées
et combattues par les meilleurs esprits du temps, convergeaient
et se renforçaient. Le grand combat contre le christianisme
qu'annonçait Bossuet dans sa lettre au marquis d'Allemans, ce
n'était plus au nom de Descartes qu'il allait se livrer, mais au
nom d'un déisme positif qui tire du Tractatus sa méthode et
ses forces vives et qui sait, grâce à l'Éthique, que la religion
traditionnelle n'a plus le privilège d'une théodicée rationnelle
et d'une métaphysique subtile. Quoi qu'en disent les sermonnaires,
Spinoza n'a pas sans doute beaucoup de disciples; mais
le cas de Dortous de Mairan permet de mesurer l'attrait d'une
doctrine; Spinoza n'est plus seulement pour un libertinage fron
deur le type inquiétant de l'athée vertueux; il joue désormais
son rôle dans l'évolution intellectuelle de notre pays. Le spino
zisme n'est plus seulement un symbole, mais,
Massillon,
une « autorité ».
comme l'affirme
(1) In Œuvres de Massillon (édit. Blampignon, Bar-le-Duc, Guérin,
1866, t. II, p. 160 sq.).

Chapitre VI
AU SEUIL DU NOUVEAU SIËGLE
BAYLE ET BOULAINVILLER
A. —
Bayle devant le spinozisme.
La recherche de la vérité, mais aussi l'exigence d'une cons
cience qui se refuse à transiger avec les doctrines établies et
dominantes, poussaient les esprits libres aux changements de
séjour et à la vie errante; la vie de Bayle est en cela plus aven
tureuse que celle de Spinoza, mais les étapes de Genève, de
Sedan et de Rotterdam font penser aux étapes de Rijnsburg,
de Voorburg
et de La Haye. Tous deux ont connu la foi qui
chancelle et l'excommunication, tous deux ont été traités de
renégats et de relaps; leur vie à tous deux s'achève dans la
sagesse érémitique : « Je n'ai pour soutien dans ma petite et
chétive fortune, dira Bayle, que l'indifférence philosophique dont
mon tempérament, une longue habitude, et une vieillesse pré
maturée qui amollit et émousse les passions, me donnent une
heureuse provision. Sans cela, je serais le plus à plaindre de
tous les nommes et ceux qui ne sentent pas cette ressource
comme je la sens me croient fort malheureux, dans la vie soli
taire et uniquement enfoncée dans l'étude qu'ils me voient
mener, sans aucune des commodités et des aises de la vie (1). »
Une telle similitude de mœurs et d'ambitions aurait dû très
tôt éveiller non seulement la curiosité, mais la sympathie de
Bayle pour la vie et les œuvres du solitaire de La Haye. En
fait, si la curiosité fut constante, les réactions de Bayle furent
très diverses et fort nuancées. Depuis plus de deux siècles la
critique piétine et s'égare (2); les philosophes du xvm8 siècle
(1) Cf. Œuvres diverses (La Haye, 1735, t. I, p. 188, lettre à M. de Naudis
du 17 février 1700).
philoso-
(2) L'article de Paul Janet, Le Spinozisme en France (in Revue

BAYLE ET BOULAINVILLER 289
ne savent choisir entre Bayle critique de l'Éthique et Bayle défen
seur de l'athée vertueux; les modernes s'étonnent du heurt de
deux pensées libres dont l'influence historique devait rapide
ment devenir convergente. Peut-on encore accepter que la pen
sée baylienne manque d'unité, peut-on prendre ses prudences
et ses indécisions pour des condamnations? Dans la mesure où
l'interprétation baylienne du spinozisme paraîtra définitive aux
esprits français et même encore à l'école cousinienne (1), il est
nécessaire d'en reprendre l'étude et d'en séparer définitivement,
à la lumière de toute une œuvre, la part évidente de sincérité
et la part plus mystérieuse d'une habile tactique.
Il est possible que le jeune « proposant » qu'était Bayle à
et qui suivait avec passion l'exégèse
Genève, féru de livres,
biblique de son maître Sartory, ait entendu parler du Tracta
tus. Au cours d'un séjour à Rouen auprès de M. Le Moine,
érudit hébraïsant, à la fin de l'année 1674, ou lors de son stage
de précepteur à Paris, au printemps de 1675 chez M. de Béringhen,
les échos du livre impie sont peut être arrivés jusqu'à
lui. Sa correspondance ne permet pas de l'affirmer. Ses thèses
de Sedan, rédigées en 1675 et soutenues en 1676, ne pouvaient
faire aucune allusion à la doctrine inconnue de l'Éthique que
devaient révéler l'année suivante les Opéra Posthuma (2). C'est
dans une lettre à son frère aîné, datée de Sedan, le 29 novembre
1677, que nous trouvons la première référence à Spinoza : « On
a imprimé en Hollande une réponse à ce livre qui a fait tant
de bruit et dans lequel on traite d'une manière si impie des
affaires de la religion. Vous comprenez bien que je parle du
Tractatus iheologo-politicus (sic), fait par un Juif espagnol
nommé Spinoza, si je ne me trompe. La réponse dont je parle
phique, 1882, t. XIII, p. 109), est très rapide sur la question; celui de F. Pillon,
La critique de Bayle du panthéisme spinoziste (in Année philosophique,
1899), dénué de tout sens historique, relève du kantisme universitaire. Seul
M. Delvolvé (Essai sur Pierre Bayle, Paris, Alcan, 1906, p. 259 sq.) a
quelques remarquables intuitions.
(1) C'est le cas de Bouillier, Histoire de la philosophie cartésienne (Paris,
1854, t. II), et de Nourrisson, Spinoza et le naturalisme contemporain
(Paris, 1866).
(2) Le passage suivant des Thèses philosophiques, reproduit dans le
Recueil de quelques pièces curieuses concernant la philosophie de M Descaries
(Amsterdam, Desbordes, 1684), est un remaniement du cours de Sedan, car
l'Éthique, I, 14, y est citée : « Spinoza qui, dans un ouvrage posthume,
obscur et embarrassé au dernier point, obscurissimo et intricatissimo, n'a
pas fait difficulté d'avouer qu'il ne peut y avoir et qu'on ne saurait concevoir
qu'une seule substance qu'on appelle Dieu » (Œuvres diverses, t. IV, p. 134).
Y, VERNIÈRE, I
*°

290 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
s'intitule Ariadne atheismi retorta et vient d'un socinien. On ne
laisse pas de dire qu'elle est bonne (1). » Bien que Bayle soit
tenu à une certaine réserve à l'égard de son père et de son frère,
l'un et l'autre pasteurs, il ne semble pas qu'il ait encore une
connaissance précise de l'œuvre. Mais le Tractatus est déjà
célèbre; on en parlait même à Montauban et la curiosité des
pasteurs méridionaux était éveillée, puisque Bayle revient sur
la question dans sa lettre du 23 février 1678 : « Le Tractatus
dont un médecin étranger a dit tant de
theologico-politicus,
bien à Montauban, a été réfuté par Cuperus. Je ne crois pas
que ce soit la même réponse que celle qui s'intitule Ariadne
atheismi retorta (2). »
Un an plus tard, Bayle est satisfait,
il vient d'obtenir enfin
avec plus de franchise
la traduction française de Saint-Glain;
et d'abandon, il se confie à Minutoli, son ancien condisciple
de Genève. Mais la peine avec laquelle il identifie l'auteur nous
prouve qu'il n'a pas eu une connaissance précise du texte latin
de 1670 : « J'ai lu un livre in-12 imprimé à Amsterdam chez
Jacob Smith, l'an 1678, intitulé Traité des cérémonies supersti
tieuses des Juifs tant anciens que modernes,
qui est bien le plus
rempli de doctrines impies que j'aie jamais lu. Jamais je n'ai
vu traiter l'Écriture Sainte si cavalièrement. L'auteur avance
sans détour que tous les livres de l'Ancien Testament, jusqu'aux
Paralipomènes exclusivement, sont un ramas d'histoires qu'Es-*dras
avait compilées de divers endroits, à dessein de composer
un juste système de l'histoire de sa nation, qu'il prenait deçà
delà des mémoires et souvent de différents auteurs, qui n'étaient
d'accord ni quant au temps ni quant aux motifs des faits, et
qu'un jour, s'il eût vécu, il eût choisi parmi ces mémoires ce
qu'il eût trouvé de plus vraisemblable et en eût fait un corps
d'histoire exact et bien suivi... et que c'est la raison du peu
de justesse qu'il y a, à ce qu'il prétend, dans la narration des
faits et des contradictions qui exercent si fort les théologiens.
Ce qu'il dit sur la fin, que le Prince est le souverain maître
de la religion me ferait penser que l'auteur est le fameux Spi
noza, qui a composé de semblables pensées son Tractatus theolo
gico-politicus (3). ;; Nous sommes en face d'un véritable compte
(1) Œuvres diverses (t. I, p. 85).
(2) Ibid., t. I, p. 90. Le titre de l'ouvrage du socinien François CupeR
prête évidemment à confusion : Arcana atheismi revelala (Rotterdam, 1676).
Quant au médecin étranger qui vante Spinoza lors de son passage à Mon
tauban, ne serait-ce pas encore le médecin Morelli, disciple de Spinoza, ami
de Saint-Évremond?
(3) Ibid., t. IV, p. 574, (lettre du 26 mai 1679 à Minutoli).

BAYLE ET BOULAINVILLER 291
rendu de lecture; le ton railleur domine : on sent Bayle amusé
du scandale,
conquis par tant de hardiesse et de puissance cri
tique. 11 allait bientôt déchanter devant l'aspect dogmatique
de Spinoza. Au cours d'un voyage à Paris à la fin de l'année
1679, il ne peut se refuser l'achat des Opéra Poslhuma, et dès
son retour à Sedan l'annonce le 1er janvier 1680 à son confi
dent Minutoli. Il apprécie toujours la force des thèses du Trac
tatus, mais l'assimilation de l'Éthique demande du temps : « On
ne devrait point répondre à cette espèce de livres ou il faudrait
le faire avec la dernière force. Car il n'est rien qui ait plus servi
à faire valoir le livre de Spinoza que la faiblesse de quelques-
uns qui l'ont voulu réfuter. J'ai acheté à Paris un traité de ce
Spinoza où il établit les principes de M. Descartes par une méthode
géométrique et ses Œuvres posthumes qui consistent en un gros
traité de morale, plusieurs lettres et une grammaire hébraïque.
Sa morale n'est pas si orthodoxe à beaucoup près que celle que
Henricus Morus... fit imprimer il y a quelques années sous le
titre é'Enchyridion eihicum (1). »
C'est donc en France, à Sedan,
que Bayle a pu acquérir une
connaissance complète des œuvres de Spinoza. La chose est
d'importance : c'est sa propre curiosité qui l'a poussé vers le
philosophe de La Haye et non l'influence fortuite d'un ami
hollandais. Toutefois, l'exil de Hollande qui devait le jeter en
octobre 1681 sur les quais de Rotterdam, lui permit de retrou
ver le milieu où Spinoza avait vécu. Son souvenir, loin d'être
éteint,
était ravivé par d'innombrables réfutations. En mars
1682 paraissait à Cologne la première édition des Pensées diverses
sur la comète (2), édition préparée en France : l'athée vertueux
y prenait plutôt la figure de Vanini que celle de Spinoza; dans
la deuxième édition de septembre 1683, prend place au contraire
une longue anecdote sur la mort du philosophe (3). « Je la
tiens d'un grand homme qui le sait de bonne part », annonce
Bayle qui avoue par là ses recherches sur le spinozisme. Le
« grand homme » n'est autre que son protecteur de Rotterdam,
le conseiller Adrien Paets, libéral hostile à l'intolérance calvi
niste,
qui lui dédiera en 1685 un petit traité de tolérance De
nuperis Angliae molibus (4). Bien qu'il ne faille pas exagérer
(1) Œuvres diverses (t. IV, p. 577).
(2) Lettre à M. L. A. D. C, docteur de Sorbonne, où il est prouvé... que les
comètes ne sont point le présage d'aucun malheur (Cologne, Pierre Marteau,
1682).
(3) Rotterdam, Reinier Leers, 1683 (cf. Prat, édition citée, t. 1, chap. 181,
P- 134).
(4) Cf. sur les sentiments de Bayle à son égard, Œuvres diverses (t. I,

292
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
les rapports entre le riche prud'homme de Rotterdam et l'humble
professeur de « l'École illustre », il est certain qu'à son contact
Bayle a précisé sa connaissance des origines, de la personnalité
et de l'influence de celui qui déjà symbolisait à ses yeux l'athée
vertueux.
Dès lors, et pour toute sa vie, Bayle est lié à Spinoza; pen
dant plus de vingt ans, une attention minutieuse lui fait lire
tout ce qui paraît sur le spinozisme, interroger ceux qui l'ont
connu, rechercher auprès des libraires les manuscrits inédits et
des lettres, consigner les anecdotes. Son érudition trouve d'abord
une excuse dans les comptes rendus des Nouvelles de la Répu
blique des Lettres; en mai 1684, il décèle le spinozisme d'Abraham
Cuffeler; en juin 1684 discute les objections de Saldenus au
Tractatus et rapproche Spinoza du naturalisme de Bodin (1); en
octobre, il lit l'Impie convaincu d'Aubert de Versé et dénoue
les liens qui mènent de Descartes à Spinoza (2); en avril 1685,
il loue modérément les arguments mystiques de Poiret contre
la théologie de l'Éthique (3); en 1685 et 1686, il assiste en specta
teur passionné aux querelles de Jean Leclerc et de Richard
Simon sur l'authenticité de l'Écriture et l'inspiration des livres
sacrés (4), et apprécie dans la sagesse de leur libéralisme le
seul moyen de dégager la religion des attaques du Tractatus;
en juin 1686, il reconnaît la position conciliante d'Ellies Du
Pin (5). La même année, dans sa lettre latine De scriplis ades-
potis à Jansen Van Ameloveen, il signale que l'auteur de la
préface aux Opéra Posthuma est le mennonite Jarig Jelles et
que Louis Meyer l'aurait traduite en latin (6). Malgré ses inter
minables polémiques contre Jurieu, il prépare dès 1690 le Dic
tionnaire; l'énorme article sur Spinoza est déjà en chantier;
l'effrayante érudition qu'il accumule lui permet de préciser les
liens qui unissent aux thèses de l'Éthique les philosophes de
l'antiquité, de la Renaissance italienne et de l'Orient. Sur la
vie de Spinoza, il consulte la préface de Jarig Jelles aux Opéra
Poslhuma et « un mémoire communiqué à son libraire... dressé
p. 138, 15 juillet 1683 : « Je voudrais avoir plusieurs patrons et amis comme
celui-là », et p. 387, octobre 1685).
(1) Cf. Œuvres diverses (t. I, p. 61, 66 et 71).
(2) Ibid., t. I, p. 157.
3) Ibid., t. I, p. 274.
(4) Ibid., t. 1, p. 331 (juillet 1685, à propos des Sentimens de quelques
théologiens de Hollande,
de Leclerc), p. 422 (novembre compte
1685,
rendu de la réponse de Richard Simon), p. 718 (décembre compte
1686,
rendu de Simon, VInspiration des livres sacrés).
(5) Ibid., t. I, p. 574, (compte rendu de la Nouvelle Bibliothèque des
auteurs ecclésiastiques).
(6) Ibid., t. IV, p. 164.

BAYLE ET BOULAINVILLER 293
à la hâte (1) », qui n'est autre que la biographie encore manus
il « attend
crite de Lucas; en mars 1697, il a lu Jens; en mai,
avec impatience » la réfutation de Lamy (2). En 1697, le Dic
tionnaire paraît et l'article Spinoza s'encombre d'une bibliogra
phie à peu près exhaustive qui soulèvera pendant un siècle
l'admiration des érudits. En 1698, l'article Spinoza, traduit en
hollandais, paraît à Utrecht chez le libraire Halma (3). Mais il
juge encore l'œuvre imparfaite; pour sa deuxième édition du
Dictionnaire, il consulte la minutieuse enquête de Kortholt, De
Tribus impostoribus magnis, parue à Hambourg en 1700 (4),
précise grâce au Père Lecomte les rapports du spinozisme et
de la philosophie chinoise, interroge sur l'entrevue de Spinoza
et de Condé le libraire Halma, le chirurgien Buissière et le
mystérieux Morelli. La deuxième édition de 1702 n'éteint pas
sa curiosité : le 16 juin 1702, il défend vigoureusement son
interprétation de l'Éthique (5); il y revient en 1703 et 1704
dans la continuation des Pensées diverses (6). Quelques mois
avant, sa mort, en avril 1706, il lisait la biographie de Colerus
et acceptait de bonne foi quelques-unes de ses (7).
Une telle persévérance dans l'étude de Spinoza, une telle
attention réservée à un homme réputé dangereux et à une
œuvre qui passe à la fois pour impie et obscure, prouvent autre
chose qu'une simple conscience d'érudit. Il faut évidemment
que la pensée de Bayle ait été séduite ou gênée dans son déve
loppement par la présence du spinozisme et que Bayle ait été
personnellement engagé à l'écarter de son chemin; or, dans ce
heurt avec Spinoza, nous décelons deux moments critiques : en
1683, Spinoza symbolise dans les Pensées diverses l'athée ver
tueux; en 1702, dans la deuxième édition du Dictionnaire, l'écra
sement du spinozisme prend sa forme définitive. Cette dualité
d'attitude révèle-t-elle une évolution de Bayle au cours de ces
vingt ans? S'agit-il au contraire d'une dialectique spécifique
ment baylienne? Il est impossible de le savoir sans analyser les
rapports étroits de la pensée de Bayle avec les thèmes essen-
(1) Œuvres diverses, t. IV, p. 876 (lettre d'avril 1706).
(2) Cf. Lettres inédites de Bayle (in B. H. L., octobre 1912, p. 930,
lettre à l'abbé Dubos du 28 mai 1697; p. 921, lettre à Janiçon du 21 mars
1697).
(3) Hei Leven van B. de Spinoza (Utrecht, Halma, 1698). L ouvrage
comportait un mémoire de Bayle sur la vie et les œuvres de Spinoza et une
réfutation de Jaquelot.
(4) L'ouvrage de Christian Kortholt était de 1680, mais son fils avait
fait précéder la réédition de 1700 d'une enquête biographique sur Spinoza.
(5) Œuvres diverses (t. IV, p. 169-170).
(6) Ibid., t. III, p. 226 (18 novembre 1703) et p. 397.
p. 875-876.
(7) Ibid., t. IV,

294 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
tiels du Tractatus et de l'Éthique et sans retrouver dans l'ar
ticle Spinoza et dans le lacis presque inextricable de ses notes
les intentions profondes et les appels prudents que la violence
de la réfutation a si longtemps masqués.
Dès 1681, Bayle confiait à son frère : « Plus j'étudie la philo
sophie, plus j'y trouve d'incertitude. La différence entre les
sectes ne va qu'à quelque probabilité de plus ou de moins; il
n'y en a point encore qui ait frappé au but (1). » Mais cette
incertitude même était déjà une attitude philosophique; ce qu'il
reproche à tout dogmatisme, chrétien ou non,
c'est de vouloir
construire une doctrine rationnelle du monde et de se refuser
aux faits, seule source et seul objet de la connaissance humaine.
La vérité est donc pour Bayle d'ordre physique et historique;
on ne raisonne pas contre un fait; tout dogme qui se heurte à
une expérience physique ou morale est non seulement faux,
mais nuisible.
Les Pensées diverses sur la comète avaient été la première
application de cette méthode. C'est par des faits qu'était consa
crée l'indépendance de la religion et de la vie morale : Vaniiri
et Spinoza étaient des exemples positifs d'un athéisme vertueux.
Moins audacieux dans son appréciation des miracles, c'était
encore par des faits, le critère moral de l'utilité et de l'édifica
tion des fidèles, qu'était justifiée la vérité du merveilleux chré
tien. Or, s'il est un ouvrage où Spinoza ait mis en œuvre cette
méthode positive, où il se soit astreint à la rude école de l'his
toire et de la philologie, c'est bien le Tractatus. Bayle ne l'ignore
pas; mais si la méthode lui plaît, la matière l'effraie. En 1679,
il trouve la conduite de Spinoza trop « cavalière »; en 1684 il
fait mine de s'indigner et approuve Saldenus de ne pas réfuter
Spinoza en langue vulgaire de peur d'exciter « la curiosité du
peuple ». En 1686, il se rallie ouvertement à Richard Simon
et convient avec lui qu'on peut suivre les principes critiques
de Spinoza sans accepter ses conséquences impies (2). En 1697,
dans le Dictionnaire, il énumère scrupuleusement les réfuta-
teurs du Tractatus, constate que tous « y ont découvert les
semences de l'athéisme », mais se garde d'ajouter la moindre
note personnelle à ce concert d'imprécations pieuses; bien mieux,
il suggère perfidement qu'il n'est pas « facile de satis faire à
(1) Œuvres diverses (t. I, p . 126,
(2) Ibid., t. I,
lettre du 29 mai 1681).
p. 71 et 718.

BAYLE ET BOULAINVILLER 295
toutes les difficultés de cet ouvrage (1) ». Prudence ou inconsé
quence? Il faut en avoir le cœur net.
Nous sommes donc amenés à chercher dans l'œuvre de Bayle,
non pas l'aveu d'emprunts littéraux, mais l'esprit même du
Tractatus. Autre chose est de déclarer un ouvrage « pernicieux
et détestable (2) », autre chose de s'en inspirer et d'en admettre
les thèses. S'agit-il de critique biblique? Bayle, qui ne connaît
pas l'hébreu, n'a pas les moyens de rivaliser avec Spinoza ou
Richard Simon et reconnaît hautement la mosaïcité du Pen
taleuque et l'inspiration des Écritures. Mais pourquoi insinuer
le désaccord de la Genèse et de Flavius Josèphe au sujet d'Abi-
mélech? Faut-il conclure que l'historien juif « a cru que le
sentiment particulier qu'il avait sur la faillibilité et par consé
quent sur la non-inspiration de Moïse, était commun parmi les
Juifs »? (3) Faut-il admettre les contradictions évidentes du
livre de Judith et de l'histoire de David : « Si une narration
comme celle-ci se trouvait dans Tite-Live ou dans Thucydide,
tous les critiques concluraient unanimement que les copistes
auraient transposé des pages, oublié quelque chose en un lieu,
rejeté quelque chose dans un autre,
ou inséré des morceaux
postiches dans l'ouvrage de l'auteur. Mais il faut bien se gar
der de pareils soupçons lorsqu'il s'agit de la Bible (4). » Le bon
apôtre ne convainc personne.
S'agit-il du miracle? Le critère cui bono des Pensées sur la
comète était déjà fort inquiétant, lorsqu'il s'appliquait au « cor
induravit Pharaonis ». Mais faut-il croire Bayle lorsque la note
R de l'article Spinoza dénonce « l'illusion » des spinozistes dans
leur négation du miracle? Les miracles de l'Écriture, proclame-
t-il,
ne sont pas des « tours de souplesse » : « Laissons-leur le
front d'airain qu'il faut pour nier les faits de cette nature (5) »,
attaquons leurs principes; si la puissance de la nature est infi
nie, elle peut ressusciter un mort. Mais Bayle ne prouve pas la
réalité des miracles; il se borne à montrer que le spinozisme
devrait les admettre, ce qui est tout différent. Pourquoi donc
choisir le miracle le plus grossier de l'Écriture, celui de Jonas,
et insister sur l'impossibilité physique d'un tel prodige (6)?
Pourquoi ne pas admettre la légende d'Arion? Bayle va même
plus loin que Spinoza en renvoyant dos à dos toutes les relj-
II) Dictionnaire (édit. 1734, t. V,
2) Ibid., édit. 1734, t. V,
3) Ibid., article Abimélech (t. I,
p. 209-210).
p. 205.
p. 41, remarque C).
4) Ibid., article David (t. II, p. 576, remarque C).
5) Ibid., t. V, p. remarque 217, R.
6) Ibid., article Jonas (t. III, p. 464-465).

296 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
gions, et n'essaie nullement de donner du miracle une explica
tion par les causes naturelles : c'est jeu de théologien, non
de philosophe. Faut-il donc croire Bayle lorsqu'il se rallie à
saint Augustin à propos du miracle de Jonas : « Ou il faut nier
tous les miracles de Dieu ou reconnaître qu'on n'a nul sujet
de rejeter celui-ci? » Encore une fois,
personne n'est dupe.
Mais Bayle ne ruse pas toujours. Le message de tolérance
à côté de la
du Tractatus, son idéal de religion naturelle qui,
sagesse philosophique, prête une valeur morale à la révélation,
son essai de construction politique qui sauvegarde les droits de
la conscience, mais maintient la suprématie du pouvoir politique
sur la religion, tout cela donnait à penser. Or, il est assez curieux
que l'essentiel des thèses spinozistes soit repris par Bayle lors
de la furieuse polémique qui l'oppose à Jurieu. Lisons le Com
mentaire philosophique sur le « Compelle intrare » de 1686 : ;; La
lumière naturelle ou les principes généraux de nos connais
sances sont la règle matrice et originale de toute interprétation
de l'Écriture... Tout sens littéral qui contient l'obligation de
faire des crimes est faux... Tout dogme particulier est faux
lorsqu'il est réfuté par les notions claires et distinctes de la
lumière naturelle (1). » Ce sont les principes mêmes de Spinoza
au chapitre IV De la loi divine, lorsqu'il essaie de retrouver
dans la révélation judaïque les prescriptions de la lumière
naturelle (2). Spinoza se défiait de la théocratie juive et affir
mait qu'il était « pernicieux, tant pour la religion que pour
l'État,
d'accorder aux ministres du culte le droit de décréter
quoi que ce soit ou de traiter les affaires de l'État (3) ». Bayle,
dans l'Avis important aux réfugiés de 1690, s'insurge de même
contre les appels révolutionnaires de Jurieu qui relèvent moins
du libéralisme que d'une théocratie déguisée; derrière l'appel
au peuple, Bayle décèle l'ambition politique du calvinisme. Spi
noza disait que « le souverain seul... avait charge de conser
ver et de garder les droits de l'État (4) »; Bayle maintient que
« la souveraineté est une » et que « les souverains ont droit de
bannir pour la religion », sans que les bannis puissent trahir
leur patrie (5). Mais chez l'un et l'autre, cette loyauté politique
et cette haine de la sédition se concilient fort bien avec le res
pect des consciences : Bayle marque les limites du pouvoir
(11 Commentaire philosophique... (in Œuvres diverses, t. II, p. 367 et 370).
(2) Appuhn, t. II, p. 92 sq.
3) Ibid., t. II, p. 354.
(4) Ibid., t. II, p. 312.
(5) Avis important... (in Œuvres diverses, t. II, p. 574 et 592).

BAYLE ET BOULAINVILLER 297
politique : ;; Le souverain ne peut faire agir les sujets en dehors
de leur conscience (1) »; même liberté d'opiner et de juger dans
la république de Spinoza : le citoyen ne peut abdiquer « sa faculté
de faire de sa raison un libre usage (2) ». On ne saurait donc
nier la solidarité profonde de Bayle et de Spinoza; une même
sagesse pratique les guide, une même conception des rapports
humains,
un même idéal conciliant l'efficacité sociale et la
liberté de conscience; Spinoza auprès de Jean De Witt, Bayle
à Rotterdam auprès d'Adrien Paets ont défendu la même huma
nité.
Qu'importe une sagesse commune si leurs doctrines théoriques
s'opposent, dira-t-on? En fait, pratique et théorie se rejoignent
souvent. Il n'est pas jusqu'aux thèses métaphysiques de l'Éthique
que Bayle n'ait su accueillir. Pour le lecteur chrétien, le spi
nozisme n'est pas une doctrine subtile de la substance unique,
mais une série d'affirmations diaboliques : Dieu n'est pas le
créateur du monde, puisqu'il est le monde; Dieu ne peut modi
fier l'ordre du monde sans se nier lui-même, donc il n'y a pas
de Providence; si l'homme enfin n'est pas libre, il n'y a ni péché,
ni rédemption, ni salut. Or, Bayle a repris toutes ces thèses,
non pas more geometrico, mais en usant chaque fois d'une inquié
tante dialectique : il suffit de proposer une antinomie, dont un
terme est rationnellement insoutenable et l'autre chrétiennement
dangereux et de suggérer au lecteur ébahi de chercher une
solution dans la foi qu'il se refuse à justifier ou dans l'attente
problématique de la grâce. S'agit-il du dogme de la création?
L'article Êpicure affirme que la production du monde ex nihilo
répugne à la raison et que la révélation doit intervenir pour la
faire admettre (3). L'article Zabarella pose subtilement la pre
mière antinomie kantienne : le décret éternel de Dieu a-t-il
créé le monde éternellement ou le monde, créature temporelle,
a-t-il eu un commencement? Bayle hésite à peine : « Comment
prouvez-vous que le monde n'a pas toujours existé? » Peut-on
empêcher que « la durée du monde ne s'étende au-delà de tous
les commencements particuliers que vous lui voudriez mar
quer (4) »? La doctrine chrétienne de la création ne peut éta
blir rationnellement des rapports entre l'éternité divine et le
monde physique soumis à la durée : c'est un mystère inintelli
gible. S'agit-il de la Providence? La perfection du monde devrait
(1) Commentaire philosophique... (in Œuvres diverses, t. II, p. 384).
(2) Appuhn, t. II, p. 377.
(3) Dictionnaire, article Épicure (t. II, p. 749).
p. 585).
(4) Ibid., article Zabarella (t. V,

298 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
découler de la perfection de Dieu. Comment expliquer dès lors
la souffrance et la méchanceté des hommes, le mal physique
et le mal moral? Comment concilier la bonté de Dieu avec le
péché originel et la damnation de la plupart des âmes? Va-
t-on se rallier au dualisme des manichéens et abandonner l'unité
de Dieu (1)? Dans l'hypothèse chrétienne d'un Dieu unique et
parfait, la présence du mal dans la création est un scandale
pour la raison. « Mais, direz-vous, les voies de Dieu ne sont pas
nos voies. Tenez-vous-en donc là; c'est un texte de l'Écriture
et ne venez plus raisonner (2). » Encore une fois, nous butons
contre le mystère. Mais si l'homme est libre, Dieu est dégagé
de la responsabilité du mal. Spinoza niait cette liberté, tantôt
en construisant une doctrine intellectualiste de la volonté, tan
tôt en dénonçant l'illusion de l'être de désir (3); Bayle ne va
pas jusqu'à affirmer l'impossibilité du libre arbitre, mais fidèle
à sa méthode, il nie le caractère intelligible du problème. L'exi
gence morale de la liberté est un postulat des théologiens; entre
Molina et Calvin, Bayle nous laisse en suspens;
ou plutôt il
offre avec cynisme le refuge de l'Éthique : « Un philosophe qui
ne serait point chrétien affaiblirait beaucoup (les conséquences
du déterminisme), soit à cause qu'il n'admettrait pas ce que
l'Écriture nous apprend sur les peines du péché, soit à cause
qu'il effacerait de la liste des péchés un très grand nombre
d'actions que l'Écriture y renferme » (4) : on ne saurait être
plus engageant. Mais le contact de Bayle et de Spinoza est
souvent plus visible; l'article Buridan fait directement allusion
aux critiques de la liberté d'indifférence à la fin du IIe livre
de YÉthique (5). L'article Rorarius constate après Spinoza que
la liberté n'est pas un attribut essentiel de la créature, puisque
les enfants et les fous en sont privés (6). L'article Hélène revient
sur l'illusion psychologique qui fait prendre la conscience de
l'action pour sa cause volontaire (7). Dans les Réponses aux
(1) Dictionnaire, article Manichéens (t. IV, p. 90).
2) Ibid., article Pauliciens (t. IV, p. 530).
(3) Éthique (livre II, prop. 49, scholie, et livre III, prop. 2, scholie).
(4) Réponses aux questions d'un Provincial (1704-1706) (in Œuvres diverses,
t. III, p. 782).
(5) Dictionnaire, article Buridan (t. II, p. 207, discussion ironique de
l'Éthique, II, prop. 49, scholie, 4e objection).
(6) Ibid., article Rorarius (t. IV, p. 911; Spinoza refuse de même de
confondre la liberté et les actes gratuits des fous et des enfants, cf. Éthique, II,
prop. 49, scholie, réponse à la 4" objection).
(7) Ibid., article Hélène (t. III, p. 262 : « Ceux qui n'examinent pas à
fond ce qui se passe en eux-mêmes se persuadent facilement qu'ils sont
libres ». Cf. Éthique, III, prop. 2, scholie, et lettre à Schuller, Appuhn, t. III,
p. 315).

BAYLE ET BOULAINVILLER 299
questions d'un Provincial, la girouette de Bayle croit librement
s'orienter dans le vent comme la pierre de Spinoza croit à la
liberté de la chute des corps (1). A la certitude du détermi
nisme, Bayle ne répond que par l'hypothèse de la liberté appuyée
sur la révélation : une fois de plus, taisons-nous et acceptons
le mystère.
Critique biblique, miracles, thèses politiques, dogmes chrétiens
de la création, de la Providence et du libre arbitre, autant de
carrefours où Bayle et Spinoza se rencontrent. Bayle découvre
même avec plus d'impudeur l'irrationalisme foncier du chris
tianisme. Qui sera dupe du refuge de la foi qu'il nous offre,
puisqu'il la fait dépendre ironiquement du caractère positif de
la révélation? Son dessein, dévoilé par la clairvoyance haineuse
de Jurieu (2), est celui même de Spinoza : établir que Philoso
phie et Théologie ont « leur royaume propre »; mais celui du
chrétien n'est plus que « de nuit et de silence (3) ». Comment
expliquer dès lors la rupture violente de cet accord tacite? Quels
sont le sens et la valeur de l'article Spinoza du Dictionnaire?
Bayle s'est très longtemps refusé à parler de l'Éthique; en
1684 dans ses Thèses philosophiques, il n'y trouvait qu'obscurité
et vaine complexité (4), et suivait avec un intérêt poli les réfu
tations de Wittichius, d'Aubert de Versé et de Poiret. Au fond
de lui-même, il préférait le silence, comme Bossuet; si un sot
se mêle de réfuter Spinoza, il ne comprendra rien,
mais suppo
sons qu'un habile homme l'entreprenne : « Il débrouillera un
chaos où presque personne n'entend rien et en le débrouillant,
il rendra cette doctrine plus dangereuse parce que tous ceux
qui ont l'impertinente vanité de passer pour spinozistes, quoi
qu'ils entendent aussi peu Spinoza que l'arabe, deviendront en
effet ce qu'ils ne sont que de nom, si on leur rend ces impiétés
moins malaisées à comprendre. Il faut donc les laisser dans les
ténèbres impénétrables où leur auteur les a mises et ne leur
point chercher d'autre antidote que leur propre obscurité (5). »
Comment ne pas être surpris de voir treize ans plus tard le bon
(1) Appuhn, t. III, p. 315.
'2) Le Philosophe de Rotterdam accusé, atteint, convaincu L2'
(Amsterd«m,
1706)
(3) Cf. Delvolvé, op. cil. (p. 343).
(4) Cf. Œuvres diverses (t. IV, p. 134 : « opus... obscurissimum et
intricatissimum
»).
(5) Ibid., t. I, p. 71 (Nouvelles de la République des Lettres, juin 1684)-

300 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
apôtre s'armer de toutes ses foudres pour discuter l'œuvre
démoniaque et la tirer de l'ombre avec tant de verve. N'est-ce
pas lui « l'habile homme » dont il redoutait naguère l'esprit
clair? L'explication est facile : depuis 1683, la crise du carté
sianisme, au cours des polémiques de Malebranche et d'Arnauld,
se déroule sous le signe de l'Éthique; en 1688, dans les Entre
tiens métaphysiques, Malebranche, par sa critique de l'infini
composé, a donné le premier schéma d'une réfutation rationnelle
du spinozisme (1). Bayle en 1697, sans avoir encore lu Fran
çois Lamy (2), est délié de son vœu de silence. L'article Spinoza
est, sous sa forme définitive de 1702, un des plus lourds du Dic
tionnaire : vingt-cinq pages in-folio et vingt-huit remarques (3)
déroulent un curieux lacis de précisions biographiques, de réfé
rences érudites, d'interprétations nouvelles et de repentirs.
Encore faudrait-il tenir compte des quinze articles où le spino
zisme est étudié dans ses rapports avec les philosophies anciennes
et modernes (4). Mais cette érudition, loin d'être inutile, permet
de circonscrire le sujet. Le dogmatisme unitaire de l'Éthique,
éclairé par l'évolution de la pensée humaine, apparaît sous sa
forme géométrique comme l'expression privilégiée d'une phi
losophie ennemie. L'attaque se déclenche brutalement : « C'est
la plus monstrueuse hypothèse qui se puisse imaginer, la plus
absurde et la plus diamétralement opposée aux notions les
plus évidentes de notre esprit (5). »
Mais Bayle ne tient pas à suivre l'Éthique pas à pas, comme
Wittichius et Lamy. Un résumé rapide du premier livre suffit,
un seul point critique « l'arrête, l'idée horrible de Dieu » confondu
avec la nature; il ne saurait aller plus loin, car son argumenta
tion, fort simple, s'appuie sur deux bases de pensée populaire,
l'expérience et le bon sens; toute la richesse est dans un luxe
d'exemples comiques servis avec humour : Bayle veut plaire
et entraîner l'adhésion à moindres frais. Premier argument
fondé sur l'expérience : l'univers n'est pas une substance unique,
car « tout ce qui est étendu a nécessairement des parties et
tout ce qui a des parties est composé (6) ». Bayle ne se soucie
(1) Entretiens métaphysiques (édit. Genoude, t. IX,
(2) Cf. B. H. L. (octobre 1912, p. 930).
3) Dictionnaire (t. V, p. 201-226).
p. 205).
(4) Ibid., articles Aristote (I, 477), Abélard (I, 27), Abumuslimus (I, 55),
Averroës (I, 562), Césalpin (II, 386), Buridan (II, 207), Cainites (II, 231),
Diogène (II, 640), Démocrite (II, 609), Chrysippe (II, 466), Japon (III, 436),
Leucippe (III, 677), Lucrèce (III, 829), Xénophane (V, 564) et Zenon
(5) Ibid., t. V, p. 203.
(6) Ibid., t. V, remarque N, p. 210.

BAYLE ET BOULAINVILLER 301
pas encore de l'argument malebranchien d'un Dieu contradic
toire; l'univers nous apparaît comme une juxtaposition de
parties et non comme un être simple : « Un corps de cent pouces
est composé de cent parties réellement distinctes l'une de l'autre
qui ont chacune l'étendue d'un pouce (1). » Spinoza prétend
que ces parties sont des modalités; Bayle refuse la querelle de
mots et propose un argument de logique : « Les modalités
incompatibles demandent des sujets distincts. » L'étendue est
donc composée d'autant de substances distinctes que de modi
fications et la plaisanterie fuse : « Spinoza n'était pas assez
fou pour croire qu'il n'y avait pas de différence entre lui et le
Juif qui lui donna un coup de couteau, ni pour oser dire qu'à
tous égards son lit et sa chambre étaient le même être que
l'empereur de la Chine (2). »
Mais, pour Spinoza, la substance unique est Dieu et Bayle,
qui s'en tenait jusque-là à la connaissance positive, accepte le
combat métaphysique; or ;< l'immutabilité de Dieu est incompa
tible avec la nature de l'étendue ». C'est ôter à Dieu la simpli
cité et le composer d'un nombre infini de parties; l'argument
vient de Malebranche : la matière est le théâtre privilégié du
changement; si Dieu est matière, il est « corruptible et muable »
comme les dieux d'Ovide et de Virgile; c'est « le Protée des
poètes, leur Thétis et leur Vertumne (3) ». Mais le Dieu spino
ziste n'est pas seulement le lieu géométrique de tout objet
matériel, il est aussi celui de toute pensée en tant que substance
spirituelle. Sera-t-il dès lors le sujet d'inhérence des pensées de
l'homme qui sont contradictoires entre elles? Bayle fait encore
appel à la logique traditionnelle : « On ne peut pas affirmer
véritablement d'un même sujet aux mêmes égards et en même
temps deux termes qui sont opposés (4). » Dieu pourrait-il nier
et affirmer les mêmes choses en même temps? Spinoza aurait
tort de se moquer du mystère de la Trinité et de « regarder
comme des fous ceux qui admettent la Transsubstantiation (5) ».
Obscurité pour obscurité, scandale pour scandale, Bayle préfère
à la caution spinoziste le refuge de la révélation.
Absurdité physique et logique, le spinozisme est une abomi
nation morale. Les poètes antiques avaient à cœur de ne pas
attribuer à leurs dieux « tous les crimes qui se commettent et
(1)
2) Ibid., t. V,
(3) Ibid.
4) Ibid.,
(5) Ibid.
Dictionnaire (t. V, p. 211).
p. 211.
p. 212.

302
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
toutes les infirmités du monde »; car le Dieu de l'Éthique, lieu
de pensées contradictoires, l'est aussi de toutes les mauvaises
pensées, partant de toutes les infamies. Et Bayle de donner
libre cours à sa verve; comment croire que

BAYLE ET BOULAINVILLER 303
immuable dans le changement même de ses modalités; atten
tion! Bayle, toujours fidèle au langage courant, n'entend pas
par changement anéantissement, mais «passage d'un état à un
autre état »; il n'est pas permis à Spinoza d'inventer un langage
et seuls les catholiques romains ont le privilège, abusif d'ail
leurs, de le faire en interprétant l'Eucharistie (1). D'autres
reprochent à Bayle de ne pas avoir analysé la notion de « mode »;
entendons-nous. Si les modes spinozistes sont les objets et si,
rallié à Descartes, Spinoza conserve la dualité de l'étendue et
de la pensée, « il sera très aisé de ramener à l'orthodoxie tout
son système et de faire évanouir toute sa secte; car on ne veut
être spinoziste qu'à cause qu'on croit qu'il a renversé de fond
en comble le système des philosophes chrétiens (2) ». Mais
Bayle prétend que Spinoza n'est pas un philosophe de l'imma
nence : Dieu, selon lui, ne pénètre pas toute chose, il est toute
chose; la substance divine est l'universel sujet d'inhérence,
comme « l'étain est sujet d'inhérence de la forme de l'écuelle ».
Nous avons donc à choisir entre deux interprétations de l'Éthique :
orthodoxe, son sens est obscur et son intérêt nul; originale,
c'est un édifice monstrueux.
Mais Bayle craint de lâcher prise trop vite. La fin de son
article amène tout un cortège d'autorités nouvelles : « Indépen
damment des intérêts de la religion,
Spinoza a paru fort mépri
sable aux plus grands mathématiciens de notre temps »; Huy
gens, Leibniz, Newton, Bernouilli s'opposent à la substance
unique, non seulement parce que tout physicien est persuadé
de la multiplicité des substances, mais parce que la physique
nouvelle, contre Descartes, admet l'existence du vide, donc la
séparation réelle des objets et l'hétérogénéité de la matière (3).
Le Dictionnaire clos, Bayle reviendra deux fois encore à Spinoza.
Dans une lettre du 16 juin 1702, il se félicite de n'avoir pas
suivi l'Éthique pas à pas et de s'être borné à un « médium »,
un biais logique qui dispensait d'aller plus avant; que l'on
donne à « mode » un sens cartésien ou un sens nouveau, l'assi
milation de Dieu et des choses est tout aussi scandaleuse (4).
Même idée dans la Continuation des « Pensées diverses » en 1703 :
« Jamais on ne comprendra que l'unité de substance à quoi
(1) Dictionnaire (t. V, p. 221, note CC).
(2) Ibid., t. V, p. 224, note DD. . J „ Â
(3) Ibid., p. 226 (le même argument est repris avec 1 appui de Newton
dans l'article Leucippe, t. III, p. 677, et dans l'article Zenon, t. V, p. 605:
« L'hypothèse du vide est la plus propre à renverser le système de Spi
noza >).
(*) Œuvres diverses (t. IV, p. 169-170).

304 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Spinoza réduit l'univers soit autre chose que l'unité collective
dont j'ai parlé, ou que l'unité formelle qui ne subsiste qu'idéale
ment dans notre esprit (1). »
Ainsi s'achève la rencontre de Bayle et de Spinoza; brutale,
évidemment sincère, sa réfutation s'adresse souvent au grand
public, rarement aux théologiens. Bayle, en grand avocat, sait
mettre les rieurs de son côté; il excelle, par ses réductions à
l'absurde, à faire de son adversaire un simple d'esprit; poussant
l'imagination à la hauteur des contes de fées, il nous promène
-avec Spinoza dans un monde irréel et cocasse. Devant cet
-effroyable « éreintement », nous nous demandons parfois s'il
s'agit d'une «galéjade» ou d'une réfutation sérieuse.
Notre propos n'est pas de réformer la caricature que donne
Bayle du spinozisme. La lecture du premier livre de l'Éthique
n'a jamais permis d'en saisir le sens profond : réduire l'admi
rable construction à quelques étranges propositions, refuser de
comprendre le lent mouvement dialectique qui mène d'une théo
rie de l'être à la béatitude, tout cela suffirait pour traiter Bayle
d'impudent journaliste, si Malebranche ne lui avait montré le
chemin. Ni Malebranche ni Fénelon n'ont eu la conscience de
lire la lettre de Spinoza à Meyer sur la distinction de l'étendue
divisible et de l'étendue infinie indivisible, et de méditer l'op
position de la nalura naturans et de la natura nalurata; mais
de fervents chrétiens pouvaient à bon droit récuser un ennemi
-et rompre les chiens. Que penser de Bayle, qui se soucie modéré
ment de l'avenir du christianisme?
Une première remarque s'impose. Il y a chez Bayle des cri
tiques accessoires; évoquer l'hypothèse du vide contre Spinoza,
c'est ruiner le cartésianisme et Bayle n'en prend pas la res
ponsabilité; reprocher au Dieu de Spinoza de ne pas être le
Dieu personnel des Chrétiens, immuable et parfait, c'est se pro
téger derrière Malebranche. Un seul argument est proprement
baylien : la pluralité des substances est un fait expérimental :
la méditation spinoziste sur l'Être indispose Bayle, qui ne peut
admettre qu'un raisonnement a priori puisse prévaloir sur l'ob
servation consciencieuse des phénomènes; toute son œuvre
s'élève contre une doctrine rationnelle du monde. Dans la mesure
(1) Œuvres diverses, (t. III, p. 226 § 26, daté du 18 novembre 1703).

BAYLE ET BOULAINVILLER 305
où Spinoza méprise l'expérience (1), Bayle,
qui met dans la
connaissance positive l'avenir de la science, de la politique et
de la morale, ne peut être que son ennemi.
Mais Bayle reproche surtout au dogmatisme de l'Éthique
d'être théologique. Rien n'empêcherait le spinozisme de venir
relayer Descartes et de fournir à la religion un appui rationnel;
par trois fois le Dictionnaire (2) revient sur les rapports entre
le Dieu de Spinoza et la doctrine de la transsubstantiation. Les
chrétiens vont-ils avoir recours à l'Éthique ou les spinozistes
au mystère de la Trinité? « Mais ce serait ruiner la philosophie
que de transporter sur les choses naturelles ce que la révélation
nous apprend sur la nature de Dieu (3). » En fait Spinoza s'est
heurté comme tous les philosophes aux problèmes de la créa
tion, de la Providence et du mal; il a cru les résoudre rationnelle
ment en échappant à la solution chrétienne. A-t-il apporté
mieux? L'Éthique est plus obscure que l'Écriture et ne nous
apporte ni espoirs ni consolations. Bayle se sent le droit de
rejeter une doctrine qui « n'est pas exposée à de moindres
objections que l'hypothèse chrétienne ». (4) Qu'on ne lui demande
pas d'ailleurs de défendre rationnellement le christianisme; la
raison ne nous conduit qu'à d'insolubles antinomies. Bayle se
tait et Spinoza aurait mieux fait de se taire.
Au dogmatisme antichrétien de Spinoza, Bayle oppose donc
l'humilité d'une intelligence qui doute. Mais faut-il croire à son
indignation devant l'impiété de son adversaire? Comme dit
joliment Delvolvé, ne soyons pas dupes « des airs qu'il se donne
d'un saint Michel terrassant le dragon (5) ». L'athéisme ne lui
a jamais fait peur; la figure de Spinoza lui en impose jusqu'à
son lit de mort; en 1704 c'est encore son exemple « éclatant »
qu'il propose : « Vous trouverez (dans la morale de Spinoza)
tout ensemble l'athéisme le plus formel qui ait jamais été ensei
gné et un grand nombre de bonnes maximes sur les devoirs
de l'honnête homme (6). » Nous ne savons jusqu'à quel point
Bayle poursuit « la théologie dans le système de l'athée (7) »
et si l'odieux de sa doctrine n'est pas mis en valeur pour rehaus
ser sa vertu. Un mot du Dictionnaire est révélateur : « Si les
(1) Cf. le mot de Spinoza à Simon de Vries (Appuhn, t. III, p. 144) :
« Nous n'avons jamais besoin de l'expérience. -
(2) T. V, p. 212, p. 221, p. 222.
3) Dictionnaire (t. V, p. remarque 225, DD).
(4) Ibid., p. remarque 215, O.
5) Op. cit., p. 260. (6)
_ _,.
„
, TTI
Continuation des « Pensées diverses » (in Œuvres diverses, t. 111,
p. 397).
(7) Delvolvé, op. cit. (p. 260).
P. VERNIERE, I
iu

306 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
spinozistes ne peuvent se soumettre à l'orthodoxie, s'ils aiment
tant à disputer, il leur serait plus commode de ne point faire
les dogmatiques (1). » Le secret de Bayle est là. Entre Spinoza
et lui, c'est une querelle d'influence qui s'engage; le libertinage
vieilli du siècle précédent cherche ses maîtres et Bayle craint
dans le spinozisme non seulement une concurrence, mais une
déviation dangereuse pour l'avenir de la pensée libre. Le soli
taire de Rotterdam, attaqué de toutes parts, démasqué par
Jurieu, renié par Jaquelot et les chrétiens « rationaux », lance
dans l'article Spinoza un ultime et discret appel : le liberti
nage ne doit pas s'égarer dans les méandres de l'Éthique et
s'enferrer dans le dogmatisme; les spinozistes, ceux qu'on appelle
ainsi « à vue de pays » parce qu'ils n'ont guère de religion (2),
Bayle leur offre les positions commodes de son scepticisme
indulgent, de sa critique railleuse, de sa science humble et posi
tive. Et cet appel de ralliement, cette tactique de sagesse étroite
et efficace, bien rares seront ceux qui, tout au long du siècle
qui vient, ne les auront ni entendus ni compris.
B. —
Boulainviller.
Rien dans sa glorieuse ascendance ne semblait pousser Henry
de Boulainviller, comte de Saint-Saire (3), vers les études désin
téressées ou les recherches abstraites. Le hasard peut-être en
décida qui lui fit faire sa rhétorique au collège de Juilly avec
le Père Richard Simon. Mais son père en décida plus encore :
par son second mariage, il mit un tel désordre dans les affaires
de la famille que le fils dut renoncer vers 1688 à la carrière
des armes que poursuivaient avec honneur ses condisciples de
Juilly, son aîné Villars et son cadet Berwick. Dès lors, seigneur
de grande race mais de petit avoir, fidèle au terroir de Saint-
Saire, soucieux de l'éducation de ses deux fils et de ses deux
filles, il sut mener dans son verdoyant pays de Bray une vie
de sagesse et de labeur intellectuel qui, pour être assez diffé
rente de la réclusion urbaine d'un Spinoza, n'en est pas moins
celle d'un authentique philosophe. L'étonnant est qu'avec des
origines si différentes, des traditions si opposées, des préoccupa-
(1) T. V, p. 219.
2 Ibid.
(3) Nous disposons maintenant pour l'étude de Boulainviller du travail
riche et consciencieux de Renée Simon, Henri/ de Boulainviller, historien,
politique, philosophe, astrologue (thèse, Lille, 1939, Paris, Boivin, s. d.).

BAYLE ET BOULAINVILLER 307
tions et des devoirs qui, dans la société, les auraient probable
ment écartés l'un de l'autre, une parenté intellectuelle ait uni
Spinoza et Boulainviller. Si la fortune l'avait fait riche et mor
dant, le comte de Saint-Saire aurait été bien proche du duc de
Saint-Simon et l'on imagine le portrait protecteur et narquois
qu'aurait pu faire ce dernier du petit Juif de La Haye. Mais
le malheur atténue les inégalités sociales et ce contact avec
Spinoza que Saint-Evremond dut à l'exil, Boulainviller le dut
à sa pauvreté.
On ne peut cependant négliger l'importance de sa formation
intellectuelle. Entré à Juilly à onze ans le 14 octobre 1669, il
y fait en cinq ans ses études secondaires complètes (1). On
peut douter que sa philosophie en 1673-1674 avec le Père Charles
Gautier l'ait orienté vers Spinoza, bien que son cours en cinq
volumes et qui coûtait huit livres ait été vraisemblablement
cartésien (2). Mais l'année précédente, son maître de rhétorique
était le fameux Richard Simon; c'est lui le maître que son bio
graphe Moreri n'osera nommer (3). Quand on pense que cette
année était la dernière de son enseignement à Juilly et qu'il
traduisait précisément les Cérémonies des Juifs de Léon de
Modène, il est vraisemblable que le savant oratorien ait mis
ses meilleurs élèves dans la confidence de ses travaux, ait aiguillé
leur curiosité vers l'histoire des religions et peut-être même vers
la critique philologique. En tout cas, Boulainviller n'oublia
jamais le chemin ardu que lui proposaient ses maîtres et la
méthode rigoureuse de Richard Simon. Dans l'avertissement de
son Abrégé d'Histoire universelle, resté manuscrit comme la plu
part de ses œuvres, il leur rendra hommage : « Je n'apporte
proprement à cette entreprise que les idées historiques dont on
m'a rempli l'esprit dans ma jeunesse (4). » Peu importe son
stage de neuf ans aux mousquetaires du roi, de 1679 à 1688 :
la vie militaire ne le détourne pas de l'étude. Son premier manus
crit, daté de 1683,
porte le titre ambitieux d'Idée d'un système
général de la nature (5) : plus précoce que Spinoza, il prétend
déjà enfermer en formules l'homme et le monde. La chimie et
l'astrologie le tentent; il dévore Boyle, Van Helmont et même
Paracelse. Dès lors, les ennuis l'assaillent; un procès l'oppose
(1) Renée Simon, op. cil. (p. 23).
(2) Ibid., p. 23, note 45.
(3) Moreri, Dictionnaire historique, 1759, in verbo : « un oratorien passé
maître en histoire ».
n°"
(4) Mazarine, ms. 1.577-1.578, I, 25; cf. Simon, op. cit. (p. 258). L'ou
vrage fut entrepris vers 1700, vingt-cinq ans après son départ de Juilly.
n»
(5) Vire, ms.
VERIX'IERE, 1
A-60, Chambre des Députés, ms. n° 231.
20 '

308
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
à son père qui vient d'épouser une fille de basse condition (1).
Il voyage, comme le fera Montesquieu, en Angleterre et en Alle
magne (2). Marié le 26 septembre 1689, il lui naît deux fils et
deux filles. Il semble que vers 1694 il se soit établi définitive
ment à Saint-Saire. C'est de cette période de repos qu'il faut
faire dater son premier contact avec Spinoza.
Nous lisons en effet dans la préface de sa prétendue Réfuta
tion de Spinoza, rédigée beaucoup plus tard et imprimée en
1731, qu'encouragé par «un grand prélat » (3) il s'était attaché
à l'étude et à la critique du Tractatus, mais que des « embarras
domestiques » avaient interrompu « l'ouvrage, embarras surve
nus à l'occasion de la mort de ses plus proches (4) ». La data
tion est facile : sa femme mourait en septembre 1696 ainsi que
son père en décembre 1697. Une succession difficile lui interdit
tout travail désintéressé : il faut donc placer cette étude avant
1696. Qui fut ce grand prélat? Bossuet n'était guère de ses amis.
On aimerait y voir Fénelon qui, en 1697, obtiendra le siège de
Cambrai,
qui partage tant de ses idées politiques et sociales
et qui, en 1696, encourage l'essai de réfutation de François
Lamy
(5). Il est intéressant en tout cas que ce premier contact
n'ait rien dû à l'ouvrage de Lamy ni à l'article de Bayle qui
est de deux ans postérieur. L'effort de Boulainviller s'inscrit
donc dans le cadre de la grande offensive catholique contre
Spinoza et lui emprunte son caractère presque officiel.
Longtemps cette étude demeura inconnue. Longtemps en
revanche, sur la foi de la préface de 1731, on attribua au comte
de Saint-Saire une Analise du « Traité théologi-politique » (sic),
parue à Londres en 1767 et liée à l'opuscule Doutes sur la reli
gion qui n'est manifestement pas de lui. Renée Simon a rétabli
la vérité en mettant en valeur les Extraits des lectures de M. le
comte de Roulainviller avec des réflexions demeurés manuscrits (6).
(11 Cf. Simon, op. cil. (p. 18-23).
(2) Cf. Id., op. cil. (p. 31, note 70, o durant la paix ■, c'est-à-dire entre
1688 et 1689).
(3) Réfutation des erreurs de B. de Spinoza (Bruxelles, Foppens, 1731,
p. 152).
(4) Bibliothèque Nationale, ms. n»
9.111, fol. 2 (cité par Simon, op. cit.,
p. 460, note 16). Le détail n'est pas consigné dans le texte de 1731.
(5) Son premier essai contre Spinoza figure dans le Nouvel Athéisme ren
versé de Lamy (Paris, Roulland, 1696).
(6) B. N., ms. fonds fr., n. a., n 11.071 à 11.076, t. II, fol. 53 à 255.
La discussion sur l'attribution fausse de VAnalise de 1767 se retrouve

BAYLE ET BOULAINVILLER 309
Il ne s'agit pas là d'un spicilège ordinaire, comparable aux
miettes laissées par Montesquieu : le tome II contient une ana
lyse serrée, sur deux cents feuillets, du Traité de Spinoza, réac
tion d'un homme intelligent et libéral, mais qui reste sensible
encore à tout le poids d'une tradition. Cette analyse cependant
se borne aux six premiers chapitres, c'est-à-dire au tiers de
l'ouvrage,
soit qu'effectivement les embarras domestiques aient
arrêté son étude, soit qu'un manque de compétence l'ait honnê
tement gêné; le septième chapitre en effet, qui suit les pages
fameuses sur le miracle,
exige une certaine connaissance de la
critique scripturaire et Boulainviller, qui cherchait encore en 1704
une grammaire hébraïque, a dû comme Bayle à la même époque
hésiter devant l'érudition requise en la matière. Enfin les quatre
derniers chapitres, purement politiques, devaient éveiller trop
de résonances chez le futur historien pour déclencher une réfu
tation hâtive. En 1694-1695, c'est donc l'aspect proprement
théologique du Tractatus qui attire son intérêt.
Traduisant le texte latin, il le résume et l'analyse avec net
teté, puis passe à la réfutation : sa méthode, fort scolaire, mais
efficace, ne variera pas. Ce qui nous frappe dès l'abord, c'est
le caractère traditionaliste de sa réaction. A propos de la préface
du Tractatus, d'ailleurs assez violente, les deux thèses se heurtent.
Spinoza veut-il opposer la religion et la philosophie, la foi et la
lumière naturelle (1), veut-il montrer la raison méprisée et
condamnée « comme une source d'impiété, la crédulité prise
pour la foi (2) », la superstition engendrant les émeutes et la
guerre? Boulainviller sagement distinguera la foi de la crédu
lité : « La première est l'effet très parfait de la soumission que
l'homme doit à la révélation divine; la seconde est l'effet de
la faiblesse et de la timidité de la chair (3) », sans se demander
si cette soumission très parfaite est humainement possible et
laquelle des deux sources de la religion est socialement la plus
forte. Mais au cours des chapitres,
l'opposition devient plus
rude. L'interprétation
philosophique de la personne du Christ
le scandalise (4) : « Tout homme portant le nom de chrétien
sera indigné de l'expression de Spinoza touchant Jésus-Christ,
chez Renée Simon (op. cit., t. II, p. 16 et 30 sq.). Nous reviendrons ulté
y
mj„„-
rieurement. ...
,
p. 13. (■ J'ai acquis l'entière conviction que 1 ten
(1) Cf. Appuhn, t. II,
ture laisse la raison absolument libre et n'a rien de commun avec la philoso
ena-
phie, mais que l'une et l'autre se maintiennent par une force propre a
cune. »)
(2) Ibid., p. 11.
3 Ms. B. N., 58 v» (cf. Simon, op. cit., p. 462).
(4) Cf. Appuhn, p. 28 et 29.

310 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
car encore qu'il soit vrai de dire que Dieu s'est manifesté nue-
ment et immédiatement à son esprit et que par lui Dieu s'est
fait connaître aux hommes, ce n'a point été par voie de révéla
tion mais par celle d'union en sorte que Jésus-Christ a pu dire :
Pater et ego unum sumus. Son humanité a été véritablement
la voie par laquelle Dieu s'est manifesté aux hommes, mais
elle est encore la vérité et la vie en tant qu'unie à la divinité :
c'est pourquoi la pensée de Spinoza est encore plus absurde
qu'elle n'est impie (1). » La conception spinoziste de la pro
phétie appelle d'autres réponses.
Boulainviller condamne d'abord l'esprit général, l'entreprise
elle-même qu'il juge « superbe et téméraire (2) ». Mais il ne
peut admettre la prétention de Spinoza qui tend à rationaliser
la prophétie : celle-ci n'est pas une prédication morale et le
prophète est autre chose qu'un sage inspiré; Dieu parle effec
tivement par sa voix : « Si cela n'était pas ainsi, Jésus-Christ
n'aurait employé que de bonnes raisons, il ne se serait pas
autorisé par la voie des miracles (3). » Lorsque Spinoza montre
que les cérémonies du culte ont pour origine un but politique,
soit que Moïse tienne à organiser théocratiquement le gouver
nement des Juifs, soit que les sacrements chrétiens manifestent
des signes d'union que les chrétiens eux-mêmes « sont incapables
de sanctifier (4) », Boulainviller le reprend avec véhémence :
« Comment Spinoza peut-il donc faire pour détruire la nécessité
des cérémonies et leur sainteté puisque c'est Dieu même qui
les a prescrites, qui les a réglées, déterminées (5)? » « ... C'est
ignorer les premiers principes de notre culte. Cette proposition
pleine d'une impiété que l'on ne peut trop détester mérite plus
d'indignation que de réponse et doit servir d'exemple aux
funestes conséquences de la doctrine de cet athée (6). » Enfin
l'interprétation spinoziste du miracle porte au comble sa gêne.
Il est obligé d'admettre « l'abus des idées vulgaires touchant
les miracles... Tout esprit raisonnable sera indigné de l'opinion
qui ferait consister la principale gloire de la divinité dans le
dérèglement des lois naturelles ». (7) Mais au lieu de se tirer
d'embarras en empruntant à Malebranche la thèse des causes
(1) Ms. B. N., 77 (cf. Simon, p. 465).
(2) Ms. B. N., 102 et v» (cf. Simon, p. 469; d. 98 v" : « Sa manière de
traiter avec une liberté que l'on peut nommer téméraire des matières aussi
hautes »).
(3) Ibid., 101.
(4) Appuhn, t. II, p. 115.
(5) Ms. B. N., 192 v».
(6) Ms. B. N., 200.
(7) Ibid., 249 v».

BAYLE ET BOULAINVILLER 311
occasionnelles, il préfère revenir à deux arguments classiques :
le miracle est un événement naturel dont nous ignorons les
causes et qui heurte nos habitudes, et Spinoza ne verrait là
qu'une question de vocabulaire; mais surtout on ne peut por
ter atteinte à la toute-puissance et liberté de Dieu en l'enchaî
nant à des lois pré-existantes : « Si Dieu et la nature sont la
même chose ou si l'ordre fixe du monde est une conséquence
de l'ordre divin et non de dispensation libre de sa toute-puis
sance, Spinoza aura raison (1). »
Nous ne laissons pas d'être déçus par cette réfutation sin
cère mais qui sent encore son collège. Nous comprenons qu'un
grand prélat y ait présidé. Mais quel autre intérêt dans cet
essai qu'un effort de gymnastique intellectuelle? A quoi bon
reprendre les arguments de vingt théologiens, opposer la foi et
la raison, établir la primauté de la révélation sur la lumière
naturelle? Tout cela prouve seulement qu'en 1694 Boulainviller
n'était nullement spinoziste et qu'à trente-six ans il ne s'était
pas constitué de système personnel. Mais sa curiosité, avant-
qui s'est déjà portée vers la
coureuse d'une pensée originale,
chimie et l'astrologie, va l'orienter bientôt vers l'histoire et la
philosophie. Et le chef du libertinage érudit à qui il reconnais
sait « une morale assez étroite (2) », le Juif détestable dont « la
doctrine conduit... au naturalisme le plus grossier » et soutient
« dans l'erreur ceux qui la pratiquent (3) »,
se trouvera à nou
veau sur son chemin. Il lui sera plus difficile cette fois de résis
ter à sa séduction.
dans une intention secrète de riva
liser avec Bossuet qu'il n'aimait pas (4), rédige ad usum
liberorum,
un Abrégé d'histoire universelle (5). Sans abandonner ses
Vers 1700, Boulainviller,
(1) Ms. B. N., 241 v° (cf. ibid. : l'ordre du monde dépend « d'une puis
sance libre qui le détermine et non pas d'une nécessité de nature »).
(2) Ibid., 239 V.
(3) Ibid., 240. .
„ ,
(4) Lettres sur les Parlements (1727, IIIe lettre, p. 253 : ■ Tout homme
non intéressé et suffisamment éclairé regardera le système de l'illustre Bos
suet... comme un des plus honteux témoignages de l'indignité de notre
(5) Renée Simon en fixe la date à 1700, époque où l'alné de Boulainviller,
âgé de dix ans, pouvait en tirer profit (op. cit., p. 470, note 42). Nous dispo
sons de deux manuscrits : Mazarine, n°» 1.577-1.578, t. I, et Angoulême,
n0' 24-25.

312 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
positions chrétiennes, laissant intact le domaine de la révéla
tion,
notre auteur se sent tenu à une consciencieuse mise au
point. Voilà pourquoi ce traité d'intention pédagogique, qu'il ne
publiera jamais, reflète une telle honnêteté intellectuelle : aucun
prélat n'y prête la main. Or, il faut l'avouer : l'influence du
Tractatus y paraît considérable, soit que l'article de Bayle en
1697 l'ait réconcilié avec l'homme, soit que la rigueur du phi
losophe l'ait peu à peu gagné. L'esprit général de son étude
sera délibérément critique : « Dieu qui nous a donné la lumière
naturelle n'est point offensé de l'usage que nous en faisons
pour découvrir ce que notre curiosité dont il est le principe
nous fait désirer de connaître : il a abandonné le monde à notre
dispute (1). » Devant les obstacles, il ne se dérobera plus : «Je
tâcherai de concilier les miracles, même ceux de la création et
du déluge, avec les idées que nous donne la philosophie natu
relle, persuadé que c'est aider la vérité et le plus sûr moyen
d'éloigner les doutes et les inquiétudes; non que je ne reconnaisse
les avantages de la parfaite soumission, telle que notre reli
gion l'exige, mais parce que je sais que tous les hommes n'en
sont pas également capables (2). » Lui-même n'en est plus
capable et nous retrouverons cette méthode dans tous ses
essais historiques, aussi bien dans l'Histoire de la religion et de
la philosophie ancienne (3) demeurée manuscrite que dans la
Vie de Mahomet publiée en 1730 après sa mort (4).
L'histoire de l'Egypte et de la Grèce ancienne, comme YHis
toire des oracles de Fontenelle, offre un terrain neutre où le
rationalisme de Boulainviller se donne libre cours. Tous les
thèmes du Tractatus y affleurent. Étudiant l'origine des reli
gions, il en découvre la base psychologique. « l'inquiétude de
l'esprit humain », et insiste sur le caractère artificiel de tous les
cultes : « On a chargé les cérémonies de pratiques supersti
tieuses et quelquefois si choquantes que pour les justifier, il a
fallu que les gens pieux et timorés aient cherché des interpréta
tions favorables (5). » Mais ce n'est pas seulement le moraliste
qui s'insurge, à propos du culte d'Apis, contre « l'entêtement
dont les hommes ont de tout temps été capables en fait de
religions (6) », c'est surtout l'historien politique qui aperçoit le
(1) Mazarine, n°
1.577, t. I,
(2) Ibid., Avertissement.
(3)
25-26, t. II,
p. 56.
In Mémoires particuliers de M. L. C. D. B. (ms. École supérieure de
Guerre, n
p. 354-367).
(4) Londres et Amsterdam, 1730, in-8».
(5) Abrégé, ms. Mazarine, t. I, p. 435-436.
p. 480.
(6) Ibid.,

BAYLE ET BOULAINVILLER 313
danger d'un sacerdoce avide de richesses et de gouvernements
utilisant la religion pour affermir leur autorité. Derrière les
prêtres d'Apis, nous pensons comme dans les contes de Vol
taire à un autre clergé; derrière Aménophis purgeant l'Egypte
des lépreux et des libertins, nous évoquons les persécutions reli
gieuses de Louis XIV (1). Tous ces empiétements du spirituel
sur le temporel sont abondamment développés dans les derniers
chapitres du Tractatus, mais l'influence est encore plus nette
lorsque Boulainviller, abordant l'histoire juive, s'engage délibé
rément dans la critique rationaliste du miracle.
N'allons pas trop loin cependant. Il se défie de la méthode
philologique dans la mesure où il est incapable de la pratiquer.
S'il reconnaît comme Huet et Richard Simon que « les livres
saints sont fort embrouillés à l'égard de la supputation des
temps (2) », son exégèse demeure prudente : ;c Le sentiment des
savants sur la narration de Moïse s'éloigne également de la
servitude de la lettre et de la licence des libertins (3). » Il admet
la création et s'oppose sur ce point à Spinoza (4); mais ne craint
pas de se rallier à la Theoria sacra telluris de l'Anglais Burnet :
« Il n'y a aucun inconvénient à croire que la masse entière de
notre globe s'est formée insensiblement dans le progrès des
siècles (5). » L'essentiel pour lui est de concilier l'Écriture avec
les « principes d'une bonne physique (6) ».
Or,
cette conciliation même est d'esprit spinoziste. « Sommes-
nous tenus de croire que Josué, un soldat, était versé dans l'as
tronomie? » demandait Spinoza (7). Boulainviller fait écho :
« Le livre de Moïse n'est pas destiné spécialement à instruire
des choses naturelles et physiques (8). » Dès lors le miracle ne
vient pas rompre l'ordre naturel. Le Déluge ne fait que tra
duire une corrélation entre « les forces de la nature et les lois
de la justice (9) » et, d'accord sur ce point avec Malebranche,
il préfère montrer Dieu laissant agir les causes naturelles plu-
(1) Ms. Mazarine, p. 605 : «Aménophis ne considéra point que l'intérêt des
prêtres allait directement à faire bannir de l'Egypte tous ceux... dont la
conscience n'était pas assez soumise à leur conduite. Il rendit une ordon
nance selon leur désir. » L'allusion à la Révocation de 1 Edit de Nantes
est à peine voilée.
(2) Ibid., t. I, p. 35.
(3 Ibid., p. 52. . . . . .
t , ,
,
p. 55 : « Lucrèce et Spinoza sont également absurdes dans tout
(4) Ibid.,
le raisonnement qu'ils font pour la détruire. »
(5) Ibid., p. 73.
6) Ibid., p. 64.
7) Appuhn, t. II, p. 51.
(8) Ms. Mazarine, t. I, p. 253.
p. 75.
(9) Ibid., t. I,

314 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
tôt que se l'imaginer « irrité, perdant le monde dans sa colère
et le réparant ensuite sans le rendre meilleur (1) ». La ruine
de Sodome prouve le même accord de la Providence et de la
nature « qui fait que ses habitants se trouvent au comble de
leurs désordres lorsque leur terre perd ses fondements et qu'elle
s'abîme (2) ». Le passage de la mer Rouge par les Hébreux
exige la même réduction naturelle; Spinoza s'appuyait sur le
témoignage de Josèphe (3), Boulainviller utilise Diodore et
Strabon qui notent le peu de profondeur du golfe et les reflux
gigantesques; il est vain de « concevoir cet événement comme
un prodige purement surnaturel »,
mais « plus noble et plus
convenable de la considérer comme un effet singulier de la Pro
vidence dans la direction des causes naturelles (4) ». Quant aux
prodiges secondaires, il s'en débarrasse plus aisément que Spi
noza : ;; La même Écriture dit ailleurs que le mouvement du
soleil fut arrêté par Josué. On ferait de cette histoire une très
mauvaise preuve contre le mouvement de la Terre (5). »
Quelle est donc, vers 1700, l'intention générale de Boulain
viller? Manifestement, c'est un conciliateur qui ne s'embarrasse
plus des prudences de Richard Simon. Servi par un tempéra
ment fort peu mystique,
qui expliquera sa sympathie pour la
pureté dogmatique de l'Islam, il tient à sauvegarder la révéla
mais veut dégager la religion de la politique et par là-
tion,
même du réseau des intérêts et des superstitions : « La religion
est une souveraine médecine qui fait digérer les ordonnances
les plus dures et qui plie avec facilité les esprits à leur obser
vation (6)... » « Les superstitions... ont été le fruit du loisir et
de l'adresse des prêtres qui faisaient par leur institution un
corps séparé du reste de la nation et dont l'intérêt sensible était
de se rendre maîtres de la conscience des autres hommes (7). »
Ce christianisme épuré, rationnel, méfiant à l'égard du culte
et des dogmes, n'est pas loin du déisme de Spinoza. Mais ne
faisons pas encore du comte de Saint-Saire un de ses disciples.
Alors que Spinoza montrait
qu'
« entre la foi ou la théologie
et la philosophie, il n'y a nul commerce, nulle parenté (8) »,
(1) Ms. Mazarine.
2 Ibid., t. I, p. 730.
(3) Appuhn, t. II, p. 147.
(4) Ms. Mazarine, t. I, p. 858-859.
(5) Abrégé d'histoire universelle, ms. Angoulême, t. I, p. 216.
(6) Abrégé, ms. B. N., f. gr., n»
6.364, t. II, p. 147 (cf. Simon, op. cil.,
p. 320).
(7) Ibid., ms. Mazarine, t. I, p. 510-511.
(8) Appuhn, t. II, p. 278 : « Nul ne peut l'ignorer qui connaît le but et
le fondement de ces deux disciplines, lesquels sont entièrement différents :

BAYLE et boulainviller 315
Boulainviller, reprenant le parallèle, dira : «La religion et la
philosophie ont une liaison naturelle qui les assujettit l'une à
l'autre : elles enseignent toutes deux le même objet, savoir la
vérité. Elles ne diffèrent que dans la manière de les considérer
Si l'une admire, l'autre adore (1). » Il est curieux de voir se
concilier chez lui la fidélité à la foi ancestrale et les prestiges
de l'esprit nouveau : il avait en cela plus de mérite que le des
cendant des marranes.
Boulainviller cependant ne devait pas en rester là. Nul plus
que lui, dans cette évolution qui le mène de Richard Simon à
Spinoza, n'a subi cette crise de conscience qui est celle de sa
génération. Il s'est expliqué lui-même sur cette hantise de Spi
noza qu'alimentent d'année en année le traité de François Lamy,
la réfutation socinienne de Cuperus, l'article de Bayle « (2); Ce
qui acheva de me faire considérer l'Éthique comme un ouvrage
sérieux et digne d'être mis au net..., ce fut la publication de la
doctrine des Chinois dans les écrits de Messieurs des Missions
étrangères, intéressés à faire connaître que les honneurs qu'on
rend en Orient à Confucius ne sont pas plus légitimes que ceux
que l'on rendrait en Europe à Spinoza, puiqu'ils ont soutenu
tous deux les mômes opinions (3). » Il en parle en société, mais
aucune opinion ne le satisfait; Bayle surtout l'indispose. Bou
lainviller affecte l'indifférence et se prétend « très content d'igno
rer le pour et le contre »; mais voici qu'en 1704, alors qu'il
cherchait une grammaire hébraïque, les Opéra Posthuma lui
tombent sous la main. Une heureuse fatalité le remettait en
présence de Spinoza (4). « Le grand loisir » d'un séjour à la
campagne, entendons la paix du château de Saint-Saire, lui
permit une lecture attentive. Faut-il nous laisser prendre à l'ef
froi factice qu'il manifeste? Boulainviller, sous prétexte de pré
parer le chemin à la réputation définitive, tient d'abord à voir
clair. 11 entreprend dès lors de dépouiller l'Éthique « de cette
sécheresse mathématique qui en rend la lecture impraticable,
même à la moitié des savants, afin que le système rendu dans
le but de la philosophie est uniquement la vérité, celui de la foi... uniquement
l'obéissance et la piété. »
(1) Histoire de la religion et de la philosophie ancienne. (École supérieure
n°»
de Guerre, ms. 25-26, t. II, p. 354; cf. Simon, op. cit., p. 350).
i2) Réfutation de Spinoza (op. cit., Préface, p. 152).
3 Ibid. (op. cit., p. 153).
4) Ibid., p. 154.

316 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
une langue commune et réduit à des expressions ordinaires pût
être en état d'exciter une indignation pareille à la sienne et
procurer par ce moyen de véritables ennemis à de si pernicieux
principes (1) ».
L'effort de Boulainviller devait donc se borner à une para
phrase de l'Éthique. Mais nous avons la certitude que la para
phrase fut précédée d'une exacte traduction. C'est le mérite
de Colonna d'Istria de nous avoir révélé la valeur du manus
crit de Lyon (2); son authenticité, fondée sur la parenté de
termes avec la Réfutation, ne saurait être mise en doute (3),
même si la rédaction n'est pas, comme le croyait l'éditeur, de
la main de Boulainviller (4). Celui-ci, fidèle à la méthode appli
quée au Tractatus, n'a pas voulu commenter sans traduire. Cette
première version française de l'Éthique, antérieure d'un siècle
et demi à celle de Saisset, aurait pu donner un essor précieux
au véritable spinozisme. Il n'en fut rien, et le manuscrit dis
parut pour deux siècles. Mais le travail n'avait pas été inutile :
cette lente familiarité avec un texte difficile, cette tension intel
lectuelle, qui dura peut-être plusieurs années (5), conduisit au
résultat ordinaire que tous les traducteurs connaissent bien :
une inévitable sympathie pour la pensée que l'on découvre et
qui se dérobe. La dialectique rigoureuse emporta peu à peu
l'estime puis l'adhésion. Il est vraisemblable que de la traduc
tion data la conversion (6).
Quelle étrange idée poussa dès lors Boulainviller à YEssay
de métaphysique dans les principes de Benoît de Spinoza, puisque
tel est le titre ordinaire que douze manuscrits nous rapportent (7),
(1) Réfutation de Spinoza (p. 155).
(2) Bibliothèque municipale de Lyon, fonds Mestre, n° 839. Actuellement
fonds généraux, n» 5.165.
(3) Ethique (traduction Boulainviller, édit. Colonna d'Istria, Paris, Armand
Colin, 1907; Appendice II, p. 369-371).
p. 24). (Le reçu invoqué par Colonna
(4) Et Renée Simon, op. cil. (t. II,
d'Istria pour prouver l'identité des écritures serait d'un autre Boulain
viller.)
(5) Le manuscrit de Lyon est de 676 pages.
(6) Il suffit de comparer la traduction de Boulainviller avec celle de
Saisset (cf. Colonna d'Istria, op. cit., introduction, p. vu : « Si l'estimable
traduction d'Emile Saisset nous laisse souvent déçus, c'est un peu parce
que l'hostilité loyale du spiritualiste français à l'égard de Spinoza a contri
bué à lui rendre étrangère la pensée du philosophe. » Dans les notes de son
ouvrage, p. 325-389, vingt exemples prouvent la supériorité de Boulain
viller : notes 14, 24, 26 du livre I, 13 du livre II, 32 du livre III, 5 du
livre IV, 19, 49 du livre V).
(7) Renée Simon n'en signale que dix (op. cit., t. II, p. 39). Les voici :
B. N., 9.111 et 12.242; Auxerre, 235 et 237; Angoulême, 29; Valenciennes,
295; Laon, 514; Troyes, 2.820; Arsenal, 2.235 et 2.236; Mazarine, 3.558;
Prytanée de La Flèche, 6.

BAYLE ET BOULAINVILLER 317
qui devait, déguisé en Réfutation de Spinoza, paraître en 1731 à
Bruxelles (1). C'est en tout cas après plusieurs années d'études
et de méditations qu'il s'y résolut, s'il semble bien que l'Essai
date de 1712 (2). Est-ce une réfutation? Nullement; et son ami
Mathieu Marais ne s'y était pas laissé prendre quand il disait
que le titre ne tromperait personne (3). Il s'agit en fait d'un
remaniement de l'Éthique, organisé non en cinq livres mais en
deux parties, qui, négligeant la théorie de la connaissance du
second livre et la doctrine du bonheur du cinquième, essaie de
relier à la mode cartésienne une métaphysique de l'Être à un
traité des passions. Boulainviller, comme le remarque Renée
Simon, a repris le plan du Court Traité (4) qu'il ne connaissait
pas. Rien d'étonnant : le but était le même, un effort pédago
gique de vulgarisation. M. Paul Janet, qui ignorait la traduc
tion préalable de l'Éthique, aura beau jeu de déclarer : « Bou
lainviller a plutôt affaibli Spinoza qu'il ne l'a soutenu : son
exposition diffuse est loin d'avoir la force saisissante de Spinoza
lui-même (5). » Mais n'est-ce pas un peu facile, après un siècle
d'études spinozistes, de traiter l'Essay de « paraphrase souvent
pénible »? Un peu de sens historique prouve que les esprits du
temps n'étaient pas à même, sans commentaire ni exégèse,
d'adhérer à une pensée si audacieuse. Or, c'est cette exégèse
que Boulainviller prétend donner : « Que nous servirait-il de
diminuer la force des raisonnements que l'on nous oppose? Ne
travaillons-nous pas pour la vérité? Et peut-elle manquer d'évi
dence, de quelques couleurs que son contraire puisse être embelli?
J'ai donc poussé le raisonnement de Spinoza aussi loin que j'ai
pu le porter. Je n'ai point négligé d'orner ses pensées au-delà
de ce qu'il a fait lui-même; et en général je n'ai rien appréhendé
davantage que d'affaiblir ses démonstrations (6). » Quant à la
réfutation, il la laisse à d'autres, ce qui est la meilleure preuve
que pour lui elle n'est pas encore faite et que, comme à Dortous
(1) Dans le recueil Réfutation des erreurs de Benoit de Spinoza (Bruxelles,
Foppens, 1731).
(2) Selon Renée Simon, op. cit. (t. I, p. 457, note 2). 4 manuscrits sont de
1712, les 2 d'Auxerre-Laon-Arsenal, 2.236, et seul celui de Valenciennes
serait daté de 1714. En fait, celui d'Angoulême et celui de Troyes portent
août 1714.
lettre du 4 mai 1732 :
(3) Journal et Mémoires (Paris, 1868, t. IV, p. 361,
« Pour le Spinoza de M. de Boulainviller, je l'ai vu manuscrit, et c'est
une étrange idée d'avoir voulu éclairer ce que cet athée avait tenu obscur.
Le titre de la Réfutation ne trompera personne... »).
(4) Cf. Simon, op. cit. (p. 495, note 4). Le Korle Verhandeling, retrouvé
au xix»
siècle, a été publié en 1862 par Van Vloten.
(5) Le Spinozisme en France (in Revue philosophique, 1882, t. XIII,
p. 109).
(6) Réfutation (p. 156).

318 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
de Mairan à la même époque,
la doctrine s'impose à lui avec
une évidence dangereuse : « C'est sans jalousie que je cède à un
plus docte et à un plus éloquent écrivain l'honneur de procurer
à la religion une victoire moins équivoque que celle que la
violence de l'Inquisition lui fait remporter, par la suppression
des livres ou les supplices de ceux qui les ont composés (1). »
Délaissons donc ces réticences qu'aucune conviction intellec
tuelle ne guide.
L'Essay
s'ouvre par une méditation d'allure cartésienne où
l'auteur passe de la notion d'existence à l'idée d'être absolu et
nécessaire, c'est-à-dire à la substance unique de Spinoza. Cette
préparation a son importance : Boulainviller, au lieu d'énoncer
le théorème, suit le cheminement de la pensée spinoziste; à
une époque où l'histoire de la philosophie ne se concevait pas,
c'est une méthode de disciple.
Mais Boulainviller ne se borne pas à un commentaire expli
cite. Sur plusieurs points, il va au-delà du texte et en tire cou
rageusement les conséquences. C'est ce que Renée Simon ne
montre pas avec suffisamment d'évidence. Après avoir dénoncé
l'anthropomorphisme de la religion traditionnelle et réfuté la
morale vulgaire fondée sur la crainte et l'espérance (2), notre
auteur s'attaque au point crucial, à la doctrine de la création
qui, selon son mot « ironique, présente de grands avantages et
sauve de grands inconvénients ». Cette doctrine flatteuse intro
duit en morale l'idée de compensations nécessaires qui facilitent
nos sacrifices et dans les sciences de la nature développe notre
paresse en nous dispensant par la notion de miracle de toute
recherche oiseuse : « Oserait-on dire après cela qu'il manque la
plus essentielle partie à la beauté de ce système, savoir la vérité?
Cependant il faut l'avouer. Si l'Être suprême était tel qu'il le
représente, il ne serait rien moins que ce que l'on veut qu'il
soit et nous n'aurions aucune certitude qu'il existât (3). »
La deuxième partie de la prétendue Réfutation développe le
mécanisme des passions. Contre la religion qui les soumet à la
grâce, contre la philosophie qui les soumet à la raison, Bou
lainviller avec Spinoza critique la notion de liberté fondée sur
(1) Réfutation (p. 158).
(2) Ibid., p. 49 : « Si l'on pratique la vertu dans cette disposition,
peut-on se flatter d'en mériter quelque récompense, même de la part d'un
juge qui est supposé infiniment juste et éclairé? C'est obéir à la terreur
et renoncer par caprice aux lumières de la raison qui pourraient rendre
l'homme heureux, en lui faisant trouver Dieu, la vérité, le repos au miUeu
de lui-même sans remettre leur possession au temps d'une autre vie »).
Spinoza avait plus d'indulgence que Boulainviller.
(3) Ibid., p. 63.

BAYLE ET BOULAINVILLER 319
une fausse idée des « volitions » : « Les hommes se croient libres
parce qu'ils ont le sentiment de leurs désirs et des actions qu'ils
font en conséquence et qu'ils n'en ont point des causes qui les
déterminent (1). » Si l'on étudie le détail des passions, dont les
analyses se terminent par des pointes contre la théologie et par
des remarques ironiques sur la crédulité de « l'animal religieux »
qu'est l'homme (2) ; si l'on constate comment Boulainviller voile
les dernières pages de l'Éthique où nous pourrions découvrir
quelque équivalent mystique de la foi, nous sommes évidem
ment tentés de voir dans YEssay la transformation de l'Éthique
en une machine de guerre contre la pensée traditionnelle. Libre
à Renée Simon de louer le souci d'exactitude et la pénétration
du moderne professeur de philosophie que serait Boulainvil
ler (3). Une telle objectivité que ni Bayle ni Fénelon n'ont su
concevoir est un anachronisme. L'essai de Boulainviller, s'il n'est
pas une tentative spécieuse pour compromettre définitivement
l'Éthique aux yeux du public, et ni la préface ni les réactions
du siècle ne nous le laissent croire, n'est susceptible que d'une
interprétation : c'est une œuvre de vulgarisation qui reflète
sinon une adhésion totale, du moins une étonnante sympathie
pour la doctrine qu'elle expose.
La preuve en est que Boulainviller, qui s'est jugé indigne
de réfuter Spinoza, ne craint nullement de réfuter ses adver
saires. Le célèbre cartésien Pierre Sylvain Régis venait en 1704
d'attaquer le philosophe hollandais (4). Or, trois manuscrits
antérieurs à 1712, intitulés Examen de la « Réfutation faite par
M. Régis de l'opinion de Spinoza sur l'existence et la nature de
Dieu (5) », et qu'il faut attribuer sans conteste à Boulainviller,
non seulement exposent, mais défendent « le faux système »
contre lequel il demandait ironiquement à la Providence de
susciter de judicieux ennemis. Peu importe le nouvel exposé
doctrinal où il a l'avantage de traduire cette fois la théorie
(1) Réfutation (p. 178).
2) Colonna d'Istria, op. cit. (p. xxxvn); Simon, op. cit. (p. 508).
(31 Cf. Renée Simon, op. cit. (p. 510 : « Malgré la forme personnelle, ce
n'est point Rouliiinviller qui s'exprime, sauf en certains passages où il
apporte un exemple nouveau. II est donc difficile de démêler son propre
sentiment de relia de Spinoza »).
(41 Dans VUsaqe de la raison et de la foi ou l'accord de la foi et de la rai
son (Paris, Cusson, 1704, II« partie, chap. V et VI, Appendice, p. 481-500 :
« Réfutation de l'opinion de Spinoza touchant l'existence et la nature de
Dieu

320 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
spinoziste de la connaissance. Il est plus curieux de voir Bou
lainviller donner à son adversaire une leçon d'honnêteté intel
lectuelle. Régis avait porté la querelle sur un seul point : la
notion de substance, c'est-à-dire l'existence et la nature de
Dieu. Mais alors que le cartésien veut détruire une pensée dont
il juge les conséquences odieuses, Boulainviller veut comprendre
et constate la solidité de la chaîne logique. Le premier se réfère
à un vocabulaire scolastique répudié par Descartes : cause effi
ciente et cause matérielle,
notion de fini selon son essence et
selon sa grandeur, sans voir qu'il introduit dans l'Éthique des
distinctions qui n'y sont pas. Boulainviller pose la question
avec vigueur : il ne s'agit pas de défendre un système de valeurs,
de sauvegarder la morale et la religion, mais de savoir si l'es
prit humain est capable de concevoir Dieu.
Or, Régis, malgré son cartésianisme, manque de confiance
dans sa méthode rationnelle. Comment concevoir la création?
Comment concevoir un Dieu « qui n'est ni substance, ni mode,
ni essence, mais un Être supérieur à tous les êtres, l'Être super
substantiel (1) »? Il serait bien plus simple d'admettre l'infirmité
de l'esprit et de se rallier, comme le fait Malebranche dans sa
dernière lettre à Dortous de Mairan, à la certitude de la foi.
Boulainviller n'en veut pas. Si,
comme le croient Descartes et
Spinoza, le bon usage de la raison est infaillible, peut-on « nous
donner une notion directe, distincte et claire de ce qu'il pré
tend n'être ni substance ni mode (2)? i Faut-il traiter Spinoza
d'athée? Faut-il comme Bayle prétendre que la doctrine de la
substance unique revient à confondre Dieu et la nature? « Spi
noza est bien éloigné de croire que cet univers soit Dieu, puisque
cet univers lui-même n'est selon lui qu'une modification d'un
endroit de la substance infiniment étendue (3). » Ne fait-il pas
« tout son pouvoir pour prouver l'existence d'un Dieu (4) »? Et
Boulainviller, subtil exégète, utilise pour la première fois le
Ve livre de l'Éthique. Si « notre salut et béatitude consistent
dans un amour éternel pour Dieu et dans un amour de Dieu
pour nous (5) », que manque-t-il à cet « état de gloire » pour
ressembler à celui des chrétiens? 11 n'est plus question d'une
réfutation; c'est bien d'une apologie qu'il s'agit, intelligente,
discrète, insinuante. Une telle persévérance n'est pas d'un éru-
1) Cf. Régis, op. cil. (p. 491) et Boulainviller,
|2) Ms. Auxerre, p. 64.
3) Ms. ministère de la Guerre, p. 23.
"
Ibid., p. 70.
Ibid., p. 42.
î]
ms. Auxerre, p. 49.

BAYLE ET BOULAINVILLER 321
dit,
mais d'un disciple : « Il est vrai que des principes de ce
philosophe il résulte des conséquences qui ne s'accordent point
avec les dogmes de la religion chrétienne, mais ne peut-on pas
lui accorder ses principes et en éluder les conséquences qui sont
contraires (1)? » Nous n'irons pas jusqu'à dire avec Colonna
d'Istria que Boulainviller est « un athée de tempérament (2) »,
mais il plane une singulière menace sur les mots qui achèvent
son essai : « Le plus grand de tous les malheurs de l'homme
serait d'avoir lieu de douter de l'existence de Dieu; il serait
alors inutile d'avoir recours aux lumières de la foi en faveur
de notre religion. Celui qui ne sera pas persuadé qu'il est un
Dieu ne croira pas à la révélation (3). »
L'emprise de Spinoza sur Boulainviller est donc considérable
et nous mesurons son progrès depuis la Réfutation du Tractatus
jusqu'à l'Essay de métaphysique et les objections contre Régis.
De son vivant, le comte de Saint-Saire s'est constitué un corpus
spinozanum complet; la plupart des manuscrits de l'Essay, copiés
en 1712-1714, sont encore reliés à la Vie de Lucas et à l'Esprit
de Spinoza que nombre d'amateurs au xvme siècle lui attri
buèrent de confiance (4). Nous les retrouverons dans la biblio
thèque de son gendre, le président Bernard de Rieux ou (5) de
parents, comme les Crussol et les princes de Croy (6). Nous
nous demanderons même plus tard si Boulainviller, autour de
Fréret et du duc de Noailles, ne s'est pas livré à une discrète
propagande, et si certain cercle de 1707 où l'on se proposait
« l'étude de l'Écriture » ne (7) diffusa pas quelque peu le spino
zisme.
Du même coup, la figure intellectuelle de Boulainviller s'éclaire.
Esprit hautain et d'une froide honnêteté, curieux, mais inac
cessible à l'enthousiasme, il n'a jamais eu le goût équivoque de
(1) Ms. Auxerre, p. 71; ms. ministère de la Guerre, p. 70 (texte légèrement
et p. 162.
(2) Colonna d'Istria, op. cit. (p. xxxvm).
3) Ms. Auxerre, p. 71; ms. ministère de la Guerre, p. lbZ.
2.235 et
différent)
'
(4) C'est le cas de B. N., 12.242-12.243; Laon, 514; Arsenal,
Catalogue Bernard de Bieux (Paris, Barrois, 1747, p. 348 n° 3.292).
(6) L'étonnante collection d'Angoulême vient des Crussol (n°« 16 à 49 .
Or, la petite fille de Boulainviller, Bonne Bernard devint baronne de Crussol
L'exemplaire de Valenciennes (n» .
.
vient 295) des princes de collatéraux
Croy,
des Boulainviller. . „
...
j„ ,„.
(7) Boulainviller, Éloge de Fréret (in Mémoires de l Académie des Ins
criptions et Belles-Lettres, t. XXIII, p. 314 sq.).

322 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Bayle pour l'anecdote, le déguisement prudent, l'insinuation; sa
rigueur morale l'écarté de l'ironie voltairienne, des flambées d'un
Diderot; sa rigueur intellectuelle des paradoxes ou des ferveurs
de Rousseau. Mais tous les traits qui composent cette figure
originale, plus respectable qu'attirante, expliquent la séduction
exercée par Spinoza. Les thèses du Tractatus qu'il essaie, jeune
encore, de réfuter s'imposent rapidement à lui et parsèment
ses ouvrages d'histoire. Le premier en France, il traduit l'Éthique,
la défend contre ses détracteurs, la met au niveau du grand
public par une exposition loyale. Peu importe si son adhésion
au spinozisme est totale; il est probable que Locke fut son
second tentateur. Mais c'est un fait que Boulainviller, tout
autant et plus que Bayle, demeure le véritable introducteur du
spinozisme en France; sa prétendue réfutation, répandue en
manuscrits dès 1712, et imprimée en 1731, sera le bréviaire du
spinozisme au xvme
siècle; elle dispensera bien souvent Vol
taire et Diderot de recourir au texte latin. Nous pourrions
croire que par vulgarisation excessive, l'ouvrage a simplifié abu
sivement une doctrine entamée par les arguments railleurs de
Bayle; certes, la traduction de ..si l'Éthique, sa diffusion avait
été effective, aurait pu redresser mainte interprétation contes
table et mainte discussion oiseuse. Mais après Bayle qui venait
de réhabiliter l'homme et de grandir la figure vertueuse du
philosophe de La Haye, Boulainviller réhabilite la doctrine et,
le premier en France, ose manifester sa confiance dans le pro
digieux édifice rationnel où tous ses contemporains ne voyaient
qu'un monstre. Pour Voltaire qui le mettra en scène dans un
de ses dialogues (1), mais encore pour le baron De Gérando
en 1804 (2), Boulainviller est le « Spinoza français »; même s'il
y a quelque légende dans ce prestige inquiétant, l'histoire des
idées doit en tenir compte.
(1) Le Dîner du comte de Boulainvilliers (1767).
(2) Histoire comparée des systèmes de philosophie (Paris, Ladrange, 2» édit.,
1847, t. VI, p. 421-423 : « Boulainviller donne une vie, une figure à ce sys
tème; il le met en action... Le spinozisme désormais... est environné de
tous les prestiges que peut lui prêter le talent »).

TABLE DES MATIÈRES
DE LA PREMIÈRE PARTIE
Pages
Introduction 1
PREMIÈRE PARTIE
SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
Chapitre Premier. —
— A.
— B.
— C.
— D.
Chapitre II. —
— A.
— B.
— C.
AU XVIIe SIÈCLE (1663-1715)
La naissance d'une légende et
d'une querelle 7
contacts.
Premiers 7
Les libertins 12
De la vie à la légende : l'athée vertueux 23
La naissance d'une querelle 33
Spinoza et le protestantisme français. 38
L'offensive mystique
43
L'offensive des docteurs
58
La séduction du spinozisme . . 72
Chapitrb III. —
— A.
— B.
— C.
La
France
pénétration du spinozisme en
Trois intermédiaires étrangers
Les
L'information
milieux atteints
catholique
91
91
104
112

324 SPINOZA ET LA PENSÉE FRANÇAISE
— Chapitre IV. La querelle de Spinoza : « le Traité
— A.
— B.
La
La
Chapitre V. —
— A.
— B.
— C.
— D.
— E.
La
Anti
Les
Deux
Le
Chapitre VI. —
théologico-politique » 121
critique scripturaire. . . 121
critique religieuse. . . 163
La querelle de Spinoza : « l'Éthique ». 220
critique métaphysique 220
cartésiens et francs-tireurs . 226
cartésiens 240
philosophies chrétiennes 259
bilan d'une querelle. ... 279
Au seuil du nouveau siècle. . . 288
A. —Bayle '. 288
— B. Boulainviller . . 306
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