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CNEP L'oiseau de paradis un autoportrait du peintre papou

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L’Oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> : <strong>un</strong> <strong>autoportrait</strong> <strong>du</strong> <strong>peintre</strong> <strong>papou</strong><br />

René ZIMMER, Université <strong>de</strong> la Nouvelle-Calédonie<br />

« L’Oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>, <strong>autoportrait</strong> <strong>du</strong> <strong>peintre</strong> <strong>papou</strong>, » dans Mon<strong>de</strong>s Océaniens,<br />

L’Harmattan, mars 2010, p. 383-398. Article.<br />

INTRODUCTION<br />

Lorsqu’il s’agit <strong>de</strong> décrire, dans son livre intitulé Papouasie, Histoire <strong>de</strong> la Mission, le<br />

pays qui l’a vu vivre son apostolat, le Père André Dupeyrat n’hésite pas à filer la métaphore<br />

<strong>de</strong> l’oiseau :<br />

Cette terre […] se présente sur la carte […] comme <strong>un</strong> monstrueux oiseau <strong>de</strong> proie qui s’élance vers<br />

l’ouest, hors <strong>de</strong> son perchoir formé par le Cap York, pointe extrême <strong>de</strong> l’Australie septentrionale.<br />

Devant le bec ouvert <strong>de</strong> cet oiseau <strong>de</strong> proie s’éparpillent les Moluques. Derrière lui, comme si pour<br />

prendre son élan l’oiseau s’était ébroué, s’envolent et tombent, telles <strong>de</strong>s plumes au vent, la Nouvelle-<br />

Bretagne et la Nouvelle-Irlan<strong>de</strong>, puis les îles Salomon et plus bas, <strong>de</strong>vant l’Australie, les Nouvelles-<br />

Hébri<strong>de</strong>s et la Nouvelle-Calédonie 1 .<br />

Il est vrai que le bestiaire <strong>papou</strong>-néo-guinéen est riche en animaux extraordinaires. On<br />

y trouve <strong>de</strong>s reptiles fabuleux, <strong>de</strong>s pythons <strong>de</strong> plus <strong>de</strong> dix mètres et <strong>de</strong>s crocodiles <strong>de</strong> mer tout<br />

aussi gigantesques, <strong>de</strong>s crapauds méconnus, d’énormes araignées et <strong>de</strong>s insectes<br />

impressionnants en taille et férocité. Dans le ciel planent inlassablement <strong>de</strong>s aigles harpies<br />

venus d’ailleurs et <strong>de</strong>s rapaces <strong>de</strong> toutes sortes. Mais dans la canopée, entre terre et ciel,<br />

règnent les oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>. Les <strong>peintre</strong>s <strong>de</strong> rue Chimbu 2 <strong>de</strong> Port Moresby 3 se plaisent à<br />

représenter dans leurs œuvres ces oiseaux qu’ils connaissent parfaitement, car leur territoire<br />

<strong>de</strong>s Highlands en est le sanctuaire.<br />

C’est sur le trottoir en face <strong>de</strong> l’Holiday Inn <strong>de</strong> Port Moresby que les <strong>peintre</strong>s exposent<br />

leurs toiles. On y trouve tous les « enfants » <strong>de</strong> Mathias Kauage, le Père fondateur <strong>de</strong> la<br />

peinture contemporaine en PNG, et, parmi eux, Oscar Towa, Andy Nombri et John Si<strong>un</strong>e. Ces<br />

images qu’on dit naïves sont en fait les vecteurs <strong>de</strong> connotations fortes associées à l’oiseau,<br />

dont la légen<strong>de</strong> s’est également forgée au fil <strong>de</strong>s contes que l’on raconte le soir dans les tribus.<br />

LE TROTTOIR<br />

Le trottoir <strong>de</strong> l’Holiday Inn à Port Moresby est <strong>un</strong>e véritable vitrine <strong>de</strong> l’âme <strong>papou</strong>e<br />

où les disciples <strong>de</strong> Kauage perpétuent sa mémoire sans jamais craindre d’innover. Le trottoir<br />

invite à la contemplation, tant les œuvres présentées sont variées, même si <strong>de</strong>s séries d’images<br />

peuvent être repérées. En effet, il existe <strong>de</strong>s catégories immuables, comme ces toiles<br />

1 André Dupeyrat, Papouasie, Histoire <strong>de</strong> la Mission (1885-1935), p. 10.<br />

2 Les Chimbu sont originaires <strong>de</strong>s Highlands, au centre <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Nouvelle-Guinée ; leur territoire, bordé par les<br />

rivières Chimbu, Wahgi et Koro, est situé dans les montagnes au centre <strong>de</strong> l’île entre la mer <strong>de</strong> Bismark et le<br />

Golfe <strong>de</strong> Papouasie.<br />

3 Port Moresby (300 000 habitants), capitale <strong>de</strong> la Papouasie-Nouvelle-Guinée (5,2 millions d’habitants), à<br />

l’heure actuelle.


eprésentant <strong>de</strong>s oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> que les <strong>peintre</strong>s mettent volontiers en scène. Dans la<br />

plupart d’entre elles sont représentés <strong>de</strong>ux oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> se faisant face, encadrant <strong>un</strong> nid<br />

contenant <strong>de</strong>ux, trois ou quatre œufs. Le cliché romantique est souvent brisé par la présence<br />

<strong>de</strong> geckos semblant avi<strong>de</strong>s <strong>de</strong> dévorer les petits dans l’œuf. La seule ressource <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux<br />

oiseaux reste alors <strong>de</strong> crier leur impuissance, ce qu’ils semblent faire. Le drame est imminent<br />

et les œufs craquelés, indices <strong>de</strong> l’éclosion proche, rajoutent au pathétique <strong>de</strong> la scène saisie<br />

juste avant l’acte criminel. Toutefois, le caractère naïf <strong>de</strong> ces œuvres n’angoisse pas celui qui<br />

les contemple : l’image est figée, le temps est suspen<strong>du</strong> et, dans ces conditions <strong>de</strong> présent<br />

éternel, l’esprit est en paix. Les représentations sont nombreuses et offrent <strong>de</strong> nombreuses<br />

variations sur le thème ordinaire tel qu’il a été défini ci-<strong>de</strong>ssus. Voici quelques exemples :<br />

Deux <strong>paradis</strong>iers <strong>de</strong> Raggi 4 sont les figures principales d’<strong>un</strong>e toile d’Oscar Towa,<br />

peinte en 2005, avec la légen<strong>de</strong> « Tupela pisin paradais i was long kiau istap. 5 » Ils sont<br />

perchés sur <strong>un</strong> casuarina 6 et, se faisant face, semblent se dévisager ; entre eux <strong>de</strong>ux se trouve<br />

<strong>un</strong> nid contenant trois œufs. Il semblerait que l’objet <strong>de</strong> la confrontation vise à prédéterminer<br />

lequel <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux protagonistes se montrera le plus apte à perpétuer l’espèce, car il n’y aura<br />

qu’<strong>un</strong> élu désigné par la femelle. Les <strong>de</strong>ux oiseaux exhibent la parure spectaculaire <strong>de</strong>s mâles<br />

<strong>de</strong> l’espèce, comprenant <strong>de</strong>s ja<strong>un</strong>es éclatants et <strong>de</strong>s vermillons soutenus. Le panache ja<strong>un</strong>e <strong>du</strong><br />

bout <strong>de</strong> la queue est <strong>un</strong> rajout artistique. Les tons pastel et la toile <strong>de</strong> fond gris bleu donnent<br />

<strong>un</strong>e note <strong>de</strong> paix et <strong>de</strong> sérénité à cet ensemble somme toute rassurant. Chez le <strong>paradis</strong>ier <strong>de</strong><br />

Raggi, le mâle para<strong>de</strong> à partir d’<strong>un</strong> lek 7 au sommet d’<strong>un</strong> arbre. Quand les femelles se<br />

présentent, les vingt ou trente mâles en attente sont soudainement pris <strong>de</strong> frénésie et sautent<br />

dans tous les sens en claquant <strong>du</strong> bec, battant <strong>de</strong>s ailes bruyamment et gonflant leurs plumes.<br />

Ce moment intense passé, les mâles rivalisent <strong>de</strong> <strong>de</strong>xtérité et tentent d’imposer leurs para<strong>de</strong>s<br />

4 Paradisaea raggiana ; Raggiana Bird-of-<strong>paradis</strong>e.<br />

5 Tupela pisin <strong>paradis</strong> i was long kiau i stap : les <strong>de</strong>ux oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> surveillent leurs œufs.<br />

6 Casuarina (Yar en Tok pisin.) : appelé également filao ou chêne-femelle, c’est <strong>un</strong> arbre pouvant atteindre<br />

trente-cinq mètres. Le feuillage est très fin et les feuilles se présentent en écailles. Les fruits sont semblables aux<br />

cônes <strong>de</strong>s conifères et évoquent <strong>un</strong>e grena<strong>de</strong> à main.<br />

7 Lek, ou aire <strong>de</strong> para<strong>de</strong>.


spectaculaires pour influencer les femelles. Les élus sont ceux dont le plumage est le plus<br />

chatoyant et dont les para<strong>de</strong>s sont les plus spectaculaires. Les autres continueront <strong>de</strong> para<strong>de</strong>r<br />

en vain ad vitam aeternam.<br />

Sur le même trottoir, en 2008, avec <strong>un</strong>e visée plus citoyenne, Andy Nombri propose<br />

<strong>un</strong> oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> perché sur <strong>un</strong>e lance en forme <strong>de</strong> flèche faîtière. Cette œuvre baroque<br />

offre <strong>un</strong>e exubérance <strong>de</strong> formes géométriques imbriquées aux couleurs vives. Il est difficile<br />

d’i<strong>de</strong>ntifier précisément l’oiseau stylisé, mais il est certain qu’il s’agit d’<strong>un</strong> mâle appartenant<br />

aux espèces polygames, car le plumage est magnifique. La base <strong>du</strong> bec violacé est bordée <strong>de</strong><br />

noir. La calotte est ja<strong>un</strong>e mais le gorgerin et la gorge sont vert émerau<strong>de</strong>. Le ventre est d’<strong>un</strong><br />

gris clair chatoyant. Les rémiges tertiaires sont bistrées, les secondaires bleu azur et les<br />

primaires vermillon. Trois éventails successifs viennent orner la queue qui se décline en<br />

ja<strong>un</strong>e, rouge et br<strong>un</strong> olive. L’oiseau est entouré <strong>de</strong> signes apparemment disparates comme le<br />

tambour k<strong>un</strong><strong>du</strong>, la poterie lapita, le bouclier asmat, le masque <strong>du</strong>k <strong>du</strong>k <strong>de</strong> la Nouvelle-Irlan<strong>de</strong>,<br />

l’herminette et les monnaies <strong>de</strong> coquillage, mais ceux-ci figurent en fait les principaux signes<br />

i<strong>de</strong>ntitaires <strong>de</strong> la nation. Le fond bleu roi présente les motifs géométriques traditionnels <strong>de</strong>s<br />

Lapita, stylisant <strong>de</strong>s tortues. Un bilum pen<strong>du</strong> à la lance en flèche faîtière occupe le centre <strong>de</strong><br />

l’image, mais c’est bien l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>, emblème premier <strong>de</strong> la Papouasie-Nouvelle-<br />

Guinée, qui s’en dégage en personnage principal.


A quelques pas <strong>de</strong> là, John Si<strong>un</strong>e présente <strong>de</strong>s <strong>paradis</strong>iers fastueux 8 reconnaissables à<br />

leur interminable queue noire et leur bec incurvé vers le bas. L’oiseau, qui, dans la nature, se<br />

plaît entre 1300 et 2300 mètres, est endémique aux Highlands et son territoire embrasse<br />

parfaitement celui <strong>de</strong>s Chimbu. Les <strong>de</strong>ux <strong>paradis</strong>iers fastueux <strong>de</strong> l’œuvre sont perchés sur la<br />

même branche d’<strong>un</strong> casuarina et se toisent, entrecroisant leurs becs violacés. Leur parure est<br />

sombre, bleu nuit et noire. Une petite frange <strong>de</strong> rémiges secondaires roses et ja<strong>un</strong>es, créant<br />

<strong>un</strong>e irisation cuivrée, et <strong>un</strong>e rangée <strong>de</strong> rémiges tertiaires bleu azur ourlées <strong>de</strong> bleu nuit,<br />

viennent égayer l’ensemble. Les <strong>de</strong>ux acteurs ont l’œil rouge, mais semblent se défier sans<br />

gran<strong>de</strong> animosité. Dans la réalité zoologique, la femelle présente <strong>un</strong> dos br<strong>un</strong> olive et <strong>un</strong><br />

capuchon br<strong>un</strong>, <strong>un</strong> plastron noirâtre ; le corps est grisâtre avec <strong>de</strong> fines barres noires. Pour<br />

l’artiste, celle-ci présente sans doute <strong>un</strong> intérêt esthétique moindre que le mâle. Cependant, il<br />

est fort probable que l’intérêt <strong>de</strong> l’artiste ait porté, ici comme ailleurs, plus sur la lutte pour la<br />

procréation <strong>de</strong>s <strong>de</strong>ux rivaux que sur la prise <strong>de</strong> possession <strong>de</strong> la femelle.<br />

L’IMAGE<br />

Comment les Papous <strong>de</strong> Port Moresby, dont les Chimbu sont les représentants sur le<br />

trottoir aux images, considèrent-ils cet oiseau emblème ? Quelle est la valeur réelle <strong>de</strong> la<br />

naïve image, en termes d’emblème national, <strong>de</strong> mythe occi<strong>de</strong>ntal, <strong>de</strong> castration cléricale et <strong>de</strong><br />

contagion ?<br />

Un couple d’oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> veillant sur les autres symboles <strong>de</strong> la nation figure en<br />

bonne place sur la faça<strong>de</strong> <strong>du</strong> Parlement 9 , dont la décoration motif par motif fut confiée à <strong>de</strong>ux<br />

<strong>peintre</strong>s, l’<strong>un</strong> d’eux étant Mathias Kauage, qui, pour l’occasion, s’en tint à <strong>de</strong>s motifs<br />

traditionnels 10 . Le <strong>peintre</strong>, qui avait carte blanche, présenta les oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> comme les<br />

8 Epimachus fastuosus ; Black Sicklebill.<br />

9 Tambaran : maison <strong>de</strong>s hommes <strong>de</strong>s villages <strong>papou</strong>s, dont le parlement <strong>de</strong> PNG est <strong>un</strong>e stylisation.<br />

10 Il imagina <strong>un</strong> hélicoptère sous la voûte étoilée à hauteur <strong>du</strong> toit qui constitue son hommage à la mo<strong>de</strong>rnité.


indiscutables gardiens <strong>de</strong> la Constitution, encadrant tous les autres animaux <strong>de</strong> la création<br />

<strong>papou</strong>e, observant les activités humaines et faisant le lien entre la mer et le ciel. A ses yeux,<br />

l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> s’était imposé au travers <strong>de</strong>s croyances et légen<strong>de</strong>s populaires comme le<br />

premier signe i<strong>de</strong>ntitaire <strong>de</strong> la nation <strong>papou</strong>e.<br />

Le mythe <strong>de</strong> l’oiseau <strong>du</strong> <strong>paradis</strong> est d’abord l’œuvre <strong>de</strong>s occi<strong>de</strong>ntaux. Quand<br />

l’expédition <strong>de</strong> Magellan accosta aux Moluques 11 , le raja <strong>de</strong> l’île <strong>de</strong> Batjan offrit à Charles<br />

Quint, commanditaire <strong>de</strong> l’expédition, <strong>de</strong>ux dépouilles <strong>de</strong> l’oiseau <strong>de</strong> Dieu. Celles-ci étant<br />

considérées comme <strong>de</strong>s talismans <strong>de</strong> survie, le roi en fit présent à l’évêque <strong>de</strong> Valladolid. Plus<br />

tard, les marchands portugais rapportèrent <strong>de</strong>s spécimens <strong>de</strong> grand <strong>paradis</strong>ier que l’on baptisa<br />

<strong>du</strong> nom <strong>de</strong> « <strong>paradis</strong>ier apo<strong>de</strong>. » Les chasseurs locaux, soucieux <strong>de</strong> protéger le plumage <strong>de</strong><br />

l’oiseau lors <strong>de</strong>s manipulations et <strong>du</strong> transport, avaient coutume <strong>de</strong> sectionner les pattes<br />

griffues <strong>de</strong> l’oiseau qui risquaient d’abimer son plumage somptueux, d’où le mythe <strong>de</strong><br />

l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>, dont la femelle pond et couve ses œufs sur le dos <strong>du</strong> mâle qui ne se pose<br />

jamais et qui semble être <strong>de</strong>scen<strong>du</strong> <strong>de</strong>s cieux pour survoler le <strong>paradis</strong> terrestre et nicher au<br />

faîte <strong>de</strong>s grands casuarinas. Ce n’est que dans les années 1850 que les premiers scientifiques<br />

purent observer <strong>de</strong>s oiseaux vivants et rétablir <strong>un</strong>e part <strong>de</strong> vérité sur leur vie et mœurs. Mais le<br />

divin oiseau allait s’appeler l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> pour l’éternité.<br />

S’il est bien évi<strong>de</strong>nt que les <strong>peintre</strong>s <strong>de</strong> rues ont compris que le cliché romantique à<br />

l’occi<strong>de</strong>ntale se vendait bien, ils ont également revu leur vision <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> au prisme <strong>de</strong>s<br />

missionnaires et <strong>de</strong> leur conception <strong>de</strong> l’animal héritée <strong>de</strong>s cathédrales et <strong>de</strong>s bestiaires<br />

médiévaux. Ceux-ci, très au fait <strong>du</strong> pouvoir didactique <strong>de</strong> l’image, ne pouvaient guère<br />

permettre que s’exprime aux yeux <strong>du</strong> mon<strong>de</strong> <strong>papou</strong>, l’image mille fois répétée d’<strong>un</strong> sé<strong>du</strong>cteur<br />

endiablé et perpétuel inassouvi. De plus, la créature est polygame et grimée et gonfle<br />

collerette et plastron pour assouvir ses instincts les plus vils par sé<strong>du</strong>ction. N’est-elle pas, <strong>de</strong><br />

surcroît, <strong>de</strong>scen<strong>du</strong>e <strong>du</strong> <strong>paradis</strong> à tire-d’aile. Sur le trottoir, les <strong>peintre</strong>s Chimbu, serviteurs <strong>de</strong><br />

l’Eglise, donnent <strong>un</strong>e version é<strong>du</strong>lcorée <strong>du</strong> bouillant animal. Il n’en reste pas moins que par le<br />

biais <strong>de</strong> l’image figée filtrent les réalités zoologiques et culturelles que les Chimbu ne<br />

manquent pas d’y associer, dans leur esprit.<br />

La correspondance entre sôma et psyché chez le Papou et l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> peut être<br />

clairement établie. Il y a <strong>un</strong>e adéquation d’ordre comportemental entre l’homme <strong>papou</strong> et le<br />

<strong>paradis</strong>ier mâle polygame. De la même façon qu’il existe <strong>un</strong>e i<strong>de</strong>ntité structurelle<br />

fondamentale <strong>du</strong> corps animal et humain, il existe <strong>un</strong>e i<strong>de</strong>ntité structurelle <strong>de</strong> la psyché<br />

animale et humaine qui, pour abstraite qu’elle soit, peut être mise en évi<strong>de</strong>nce par <strong>de</strong> simples<br />

observations d’ordre éthologiques. Il y a chez ces <strong>de</strong>ux créatures le même sens <strong>de</strong> la danse, <strong>de</strong><br />

la para<strong>de</strong>, <strong>de</strong> la peinture faciale et corporelle et <strong>de</strong> la mise en scène <strong>de</strong> l’ego en général. Chez<br />

l’<strong>un</strong> comme chez l’autre, les femmes font ban<strong>de</strong> à part. Chez l’<strong>un</strong> comme chez l’autre, non<br />

content d’être grimés, on parle, on rit et savoir bien chanter n’est pas forcément nécessaire 12 .<br />

11 Le six novembre 1521, les survivants <strong>de</strong> l’expédition Magellan atteignirent les îles Moluques et y firent<br />

provision d’épices. Un an plus tard, le 6 novembre 1522, les dix-neuf rescapés pénétrèrent dans la baie <strong>de</strong> San<br />

Lucar, confirmant la rotondité <strong>de</strong> la terre.<br />

12 « Et les cent espèces d’oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> dont, seule, la Nouvelle-Guinée peut s’enorgueillir, règnent par la<br />

beauté sur cette féerie. Parmi tous ces oiseaux, certains rient bruyamment au fond <strong>de</strong> la forêt, d’autres sonnent<br />

comme <strong>de</strong>s cloches, certains parlent comme l’homme, beaucoup croassent, tels que les rauques <strong>paradis</strong>iers, mais<br />

il en est très peu qui puissent chanter comme le plus humble <strong>de</strong> nos loriots… ». A.Dupeyrat, Papouasie, Histoire<br />

<strong>de</strong> la mission, p.15.


L’adéquation entre le Papou et l’animal s’affiche pleinement dans les contes, qui mettent en<br />

relation l’oiseau divin et le Papou grâce à la magie <strong>de</strong>s esprits <strong>de</strong> la forêt.<br />

L’ADEQUATION PAR LES CONTES<br />

Les contes <strong>de</strong> Papouasie-Nouvelle-Guinée ont été recueillis par le journal Wantok <strong>de</strong><br />

1972 à 1987, au rythme d’<strong>un</strong> par semaine ou quinzaine. Ces histoires ont été tra<strong>du</strong>ites <strong>du</strong> Tok<br />

pisin en anglais dans One Thousand One Papua New Guinean Nights, Volume 1 (1972-1985)<br />

et volume 2 (1986-1987). L’ensemble comprend 1047 contes. Depuis sa création, Wantok<br />

<strong>de</strong>meure l’<strong>un</strong>e <strong>de</strong>s seules sources <strong>de</strong> lecture pour les Papous capables <strong>de</strong> lire le Tok pisin.<br />

Ceux qui maîtrisaient la lecture <strong>de</strong> la langue pouvaient lire les histoires aux non lecteurs. Les<br />

contes recueillis, très atten<strong>du</strong>s, donnèrent lieu à commentaires et discussions et les Chimbu <strong>de</strong><br />

Port Moresby, déjà porteurs <strong>de</strong> leurs contes, n’ont pas manqué <strong>de</strong> se nourrir d’histoires<br />

colportées par les narrateurs originaires <strong>de</strong> toutes les autres provinces <strong>de</strong> Papouasie-Nouvelle-<br />

Guinée.<br />

Les transformations concernant le Papou et l’oiseau sont fréquentes. La genèse <strong>de</strong><br />

l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> 13 fait l’objet <strong>du</strong> conte noté Wantok 97 14 . Le conteur raconte qu’<strong>un</strong> couple<br />

<strong>de</strong> vieux se retrouve sans <strong>de</strong>scendance et ils se font <strong>du</strong> souci pour leurs vieux jours :<br />

Quelque temps après arriva <strong>un</strong> oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> qui se percha sur <strong>un</strong> casuarina près <strong>de</strong> leur maison. Le<br />

vieil homme vit l’oiseau et le montra <strong>du</strong> doigt à la vieille femme. La vieille femme se leva et parla à<br />

l’homme. Elle dit : « Oh, vieil homme, grimpe à cet arbre et attrape cet oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>. Puis<br />

re<strong>de</strong>scend et nous nous en occuperons. » Après que la vieille femme eut prononcé ces mots, le vieil<br />

homme grimpa au casuarina. Il attrapa l’oiseau et en re<strong>de</strong>scendit. Ils emmenèrent l’oiseau chez eux et<br />

lui rendirent sa liberté, le posant sur le lit. Cette nuit, les <strong>de</strong>ux vieux dormirent. L’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong><br />

dormit avec eux dans leur lit. Ils dormirent jusqu’au matin quand ils se rendirent compte que l’oiseau<br />

n’était plus là. Mais dans le lit, ils virent <strong>un</strong> petit garçon qui dormait. Ils savaient que c’était l’oiseau <strong>de</strong><br />

<strong>paradis</strong> qui s’était transformé en garçon.<br />

Le vieux couple est à présent ravi, car le je<strong>un</strong>e garçon va s’occuper d’eux, puis celui-ci<br />

<strong>de</strong>viendra, selon leurs termes, quelqu’<strong>un</strong> <strong>de</strong> très important, avec femme et enfants. La<br />

transformation n’est cependant jamais acquise définitivement et semble réversible, comme<br />

dans Wantok 827 15 où le Chimbu O<strong>un</strong>okorokumugl ne <strong>de</strong>scendra jamais <strong>de</strong> l’arbre dans lequel<br />

son père lui a <strong>de</strong>mandé <strong>de</strong> monter pour rabattre <strong>du</strong> gibier, préférant se transformer en oiseau<br />

<strong>de</strong> <strong>paradis</strong> bleu 16 .<br />

De toutes les transformations, c’est celle <strong>du</strong> <strong>paradis</strong>ier en femme 17 qui est la plus<br />

fréquente, comme l’attestent <strong>un</strong> grand nombre <strong>de</strong> contes. Dans Wantok 669, grâce à <strong>un</strong>e danse<br />

magique, le vieux se transforme en beau je<strong>un</strong>e homme les soirs <strong>de</strong> festival et ses <strong>de</strong>ux je<strong>un</strong>es<br />

épouses restent à la maison. Un jour elles tentent <strong>de</strong> prendre au piège le pseudo je<strong>un</strong>e homme,<br />

qui se transforme sous leurs yeux et retrouve ses traits <strong>de</strong> vieillard. “When the man came<br />

13 La genèse <strong>de</strong> l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> est le propos principal <strong>de</strong>s contes Wantok 244, 523, 634 et 828.<br />

14 Wantok <strong>du</strong> 7 août 1974, p. 4, in One Thousand One Papua New Guinean Nights, p. 29. La genèse <strong>de</strong> l’oiseau<br />

<strong>de</strong> <strong>paradis</strong> est également traitée en thème principal dans Wantok 244, 529 et 639, entre autres.<br />

15 La transformation <strong>de</strong> garçon en oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> intervient également dans Wantok 144, 294 et 612.<br />

16 Blue bird of <strong>paradis</strong>e, probablement Paradisaea rudolphi.<br />

17 La transformation <strong>de</strong> femme en oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> est l’objet <strong>de</strong> Wantok 703, 850 et 913.


close, they pulled the rope and the good-for-nothing fell on top of the sward grasses. The two<br />

women held him and said, “you’re just the man that we’ve lusted for every time we’ve seen<br />

your face.” Furieuses, elles déci<strong>de</strong>nt d’abandonner le truqueur et <strong>de</strong> retrouver leur liberté.<br />

L’<strong>un</strong>e se transforme en pigeon, l’autre en oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>. Le vieil homme crie son chagrin<br />

et sa faute, mais la transformation est irrévocable.<br />

La transformation <strong>de</strong> femmes en oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> s’applique dès lors que la situation<br />

<strong>de</strong> la je<strong>un</strong>e fille, <strong>de</strong> l’épouse, <strong>de</strong> la sœur ou <strong>de</strong> la mère <strong>de</strong>vient insoutenable, comme dans le<br />

conte Wantok 703, où la femme battue se transforme en oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> afin d’échapper à sa<br />

triste vie ou dans Wantok 828, dans lequel la transformation s’opère afin que la je<strong>un</strong>e femme<br />

puisse échapper aux coups <strong>de</strong> son frère brutal. Ces contes évoquent le mythe <strong>de</strong> Procné et<br />

Philomèle, qui, fuyant Térée qui les poursuit avec <strong>un</strong>e hache, se transforment en hiron<strong>de</strong>lle et<br />

en rossignol.<br />

CONCLUSION<br />

Toutes les combinaisons sont imaginables dans les transformations entre les êtres<br />

humains et les oiseaux <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> : il n’est pas <strong>un</strong> village <strong>de</strong> Papouasie-Nouvelle-Guinée qui<br />

ne possè<strong>de</strong> <strong>un</strong> conte consacré à l’oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong>, sa genèse et ses métamorphoses ; il n’est<br />

pas <strong>un</strong> Papou qui ne se transforme en oiseau <strong>de</strong> <strong>paradis</strong> au gré d’<strong>un</strong> conte <strong>de</strong> son village. Sur<br />

les toiles <strong>du</strong> trottoir aux images <strong>de</strong> l’Holiday Inn, le <strong>peintre</strong> Chimbu peint sa conception <strong>du</strong><br />

mon<strong>de</strong>, <strong>un</strong> oiseau grimé, <strong>un</strong> œuf tacheté, <strong>un</strong> gecko affamé et transcen<strong>de</strong> l’image naïve. A<br />

travers son œuvre, c’est d’abord <strong>un</strong> simple oiseau qu’il représente avec son besoin impérieux<br />

<strong>de</strong> se protéger <strong>de</strong>s prédateurs pour pouvoir perpétuer l’espèce ; c’est également <strong>un</strong>e nation<br />

qu’il met en scène avec ses signes i<strong>de</strong>ntitaires et ses emblèmes ; mais, au-<strong>de</strong>là <strong>de</strong>s images,<br />

c’est lui-même qu’il dépeint, le Chimbu paré, exalté, magnifique, libre comme l’oiseau<br />

libertin dans son aire <strong>de</strong> para<strong>de</strong>, comme l’artiste au centre <strong>de</strong> son mon<strong>de</strong>.

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