En quatre ans, le Cambodge a perdu un quart de sa population. Plus de deux millions de personnes torturées, assassinées, affamées, exténuées. On parlait, ce printemps, de l'ouverture d'un procès. Trente ans après. Quand même, il faudrait se dépêcher, avant que les justiciables ne soient tous emportés par l'âge. Pour ce qui me concerne, je fais toujours partie des Heureux du monde. Personne ne m'a jamais demandé de rendre compte de mes actes le 17 avril 1975, quand j'étais enthousiaste et presque grasse, et que j'avais l'âge d'être garde rouge.
18.04.89. PREMIÈRE RENCONTRE À LA PRISON DE DOUAI APRÈS LES " ANNÉES DE PLOMB " Article paru dans l'édition du 18.04.89 Dix ans... Le temps qu'un enfant devienne " haut comme ça ", soupire Franco Pina en portant la main à la hauteur de ses épaules. L'âge de sa fille, qui avait six mois lors de l'arrestation de son père, en mars 1980. Dix ans après l'attaque à main armée de Condé-sur-l'Escault, certains des inculpés ont des enfants. Tous ont des boulots. Une vie " tranquille ". Depuis leur libération, en 1981, aucun d'entre eux n'a été inquiété par la justice. Aucune arrestation, aucune inculpation. Mais les affaires des années 70, elles, courent toujours, au rythme engourdi d'une justice qui ne semble pas très pressée d'examiner le passé. Un passé de plus en plus lointain, de plus en plus flou. Celui d'une génération qui avait fait le choix de l'illégalité par solidarité avec les " victimes de la répression. " L'Europe traversait alors les " années de plomb ". L'Allemagne était en guerre contre la Fraction armée rouge, l'Italie contre les Brigadistes, l'Espagne se remettait à peine de la mort du caudillo. Les réfugiés d'Argentine, du Chili, d'Uruguay, les insoumis, les " Italiens ", les anarchistes espagnols affluaient à Paris. Sans papiers. Sans statut. " La France refusait alors d'assumer son rôle de terre d'asile, explique Floreal Cuadrado. Nous avons donc remplacé l'Etat en mettant en place un réseau d'entraide pour les victimes de la répression. " Ancien militant des GARI, les Groupes armés révolutionnaires internationalistes, créés en 1973 au moment de la mort sous le garrot du libertaire espagnol Puig Antich, Floreal Cuadrado doit son prénom à des parents anarcho-syndicalistes venus en France après l'avènement de Franco. Le réseau se met en place en 1974-1975. Un groupe de militants " sans appellation contrôlée ", disent-ils aujourd'hui. Des amitiés nées dans les milieux libertaires et internationalistes de l'époque. Une structure de lutte animée par des militants " réfractaires aux partis ". Combien étaient-ils ? Une trentaine, disent certains, une cinquantaine, peut-être plus, ajoutent d'autres en évoquant les contours parfois flous de ce que Raymond <strong>Delgado</strong>, un ancien militant, lui aussi, des GARI, baptiste " la nébuleuse ". Des planques, des armes, des faux papiers. Floreal Cuadrado, alors dessinateur dans un cabinet d'architecte, se spécialise dans les fausses identités au point de s'y consacrer " à plein temps " dès le début de l'année 1977. Il vit alors dans l'illégalité _ mais pas dans la clandestinité _ grâce aux allocations de chômage. Dans son local de fortune, il a créé une véritable " bureaucratie parallèle " : une carte d'identité en vingt-quatre heures, une pièce " à la demande " nécessitant la fabrication d'un cachet en quinze jours. " Des délais semblables à ceux de l'administration, explique-t-il aujourd'hui. Et tout cela sans ordinateur ! " Le réseau donnait bien des coups de main aux réfugiés accueillis à Paris : des adresses, un peu d'argent, quelques abris. Activité silencieuse Certains des militants libertaires du groupe vivaient alors discrètement, afin de ne pas attirer l'attention. Pas de clandestinité mais quelques précautions : éviter les manifestations, les meetings, les réunions où les renseignements généraux ouvrent l'oeil. De toute manière, ces formes de solidarité ne les tentaient guère. Leurs activités silencieuses avaient sauvé plus d'un réfugié. Sans tapage et sans pétitions. Pendant des années, des centaines de militants politiques italiens, espagnols ou latino-américains ont trouvé refuge auprès de ce réseau. La plupart de ces clandestins ont obtenu une régularisation de leur situation en 1981. " Finalement, nous avions simplement quelques années d'avance, constate