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Mohamed Dib - Al-Djazaïr

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§‡<br />

REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE<br />

Tlemcen,<br />

ville d’histoire<br />

Cinéma:<br />

Cinéma et<br />

terrorisme<br />

PAAGGEESS<br />

CCENNTTRRALEES<br />

Hommage à<br />

<strong>Mohamed</strong><br />

<strong>Dib</strong><br />

<br />

Programme<br />

des manifestations<br />

du 1er trimestre 2003<br />

La crise<br />

du théâtre<br />

algérien


4<br />

22<br />

36<br />

S O M M A I R E<br />

▲ LEVER DE RIDEAU<br />

▲ PLEINS FEUX SUR «DJAZAÏR »<br />

Le lancement<br />

▲ PRÉCURSEURS<br />

▲ HOMMAGE À<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />

▲ Marathonien de l’écriture par Kamel Bendimered<br />

▲ «Dar Sbitar» ou le quotidien de l’indigène par Afifa<br />

Bererhi<br />

▲ Quand «El Hariq» mettait le feu à la TV algérienne<br />

Benali Fekar homme de plume et de foi par El Hassar Benali<br />

▲ L’AUTRE RIVE<br />

▲ D de Villepin : «Le dialogue n’a jamais<br />

cessé entre nos cultures»<br />

▲ L’ANNÉE CINÉMA<br />

▲ Terrorisme et intégrisme nouveau thème<br />

porteur des cinéastes algériens par Salim Aggar<br />

▲ L’ANNÉE THÉÂTRE <br />

▲ La crise du théâtre algérien par Kamel Bendimered<br />

▲ L’ANNÉE LIVRES<br />

<br />

▲ Livres: conditions d’une vraie relance par Achour Cheurfi<br />

▲ Tahar Djaout vigile de l’écriture<br />

▲ L’ANNÉE ARTS PLASTIQUES<br />

▲ Génération design par Nadira Laggoune Aktouche<br />

▲ L’ANNÉE MUSIQUE<br />

▲ Une musique est née ou la merveilleuse<br />

histoire du Châabi par <strong>Mohamed</strong> Redouane<br />

▲ L’ANNÉE PATRIMOINE<br />

▲ Tlemcen ville d’histoire par <strong>Mohamed</strong><br />

Bendimered<br />

▲ L’ANNÉE FESTIVE<br />

▲ Carnets de route par Abdelkrim Djilali<br />

▲ PASSERELLES<br />

▲ MaxPol Fouchet une certaine vision du monde par Djamel Amrani<br />

▲NOVA<br />

▲ Jalil Lespert ou la rencontre avec le destin<br />

▲ L’ALGÉRIE À TABLE<br />

▲ Pain et fantaisie par <strong>Mohamed</strong> Medjahed<br />

<br />

<br />

N U M E R O <br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

<br />

Décembre <br />

Janvier <br />

Djazalr <br />

REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE<br />

(<br />

Revue bimestrielle éditée par le<br />

COMMISSARIAT GENERAL DE<br />

“L’ANNEE DE L’ALGERIE EN<br />

FRANCE”<br />

Dar Raïs Hamidou El Madania<br />

ALGER<br />

Tél: () – () <br />

Fax: () <br />

Site Internet :wwwdjazaïrorg<br />

Impression : ANEP <strong>Al</strong>ger<br />

ISSN: <br />

Dépot légal: /<br />

Photo de couverture en langue française:<br />

<strong>Mohamed</strong> Kouaci<br />

Photo de couverture en langue arabe:<br />

Farid Djemaâ


Lever de rideau<br />

L’<br />

Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France est à nos portes ! Le 31 décembre au soir, le signal du<br />

départ en sera donné dans la salle mythique du Palais Omnisports de Paris-Bercy.<br />

Nul doute que le spectacle qui sera présenté, ce soir-là -avec toute la pompe que<br />

requiert l'évènement-, restera gravé dans la mémoire de ceux qui auront la chance<br />

d’y assister. Il sera animée par une brochette de vedettes algériennes de la chanson, connues<br />

ou inconnues du public français, telle que Khaled, Mami, Baâziz, Yahyaten, Blaoui Houari,<br />

Malika Domrane et bien d’autres encore...<br />

Ce seront ensuite 365 jours de fête pendant lesquels le public français aura l’occasion de voir<br />

l’<strong>Al</strong>gérie sous toutes ses coutures: arts et lettres, patrimoines archéologique et architectural,<br />

histoire, sites touristiques, traditions et vie festive.<br />

365 jours qui verront défiler toutes les facettes d’un peuple,<br />

toutes les péripéties de son histoire plusieurs fois millénaire, depuis<br />

les Garamantes conducteurs de chars et les pasteurs immortalisés<br />

par les fresques et gravures du Tassili jusqu’à cette <strong>Al</strong>gérie indépendante<br />

qui se construit jour après jour, souvent dans la souffrance, en<br />

passant par les civilisations numide, punique, romaine, arabe.<br />

Expositions, conférences et colloques souligneront ce long cheminement<br />

reflété dans un programme aussi riche que varié, comportant<br />

plus de 1800 manifestations au total et qui occupera une bonne<br />

partie de ce N°4, le dernier de l’année 2002 :<br />

- Programme du premier trimestre sous la forme d’un «encart»;<br />

- Compte-rendu de la conférence de presse du 6 novembre dernier<br />

dans notre rubrique Pleins Feux sur l’Année;<br />

- Discours du Ministre français des Affaires étrangères, qui donne à<br />

mesurer l’état d’esprit et la disponibilité de nos partenaires outre-<br />

Méditerranée en cette veille de lever du rideau (L’Autre rive);<br />

Nos lecteurs trouveront également, dans ce numéro toutes nos rubriques habituelles, à l’exception<br />

de Créateurs, suspendue en raison de l’abondance des matières.<br />

Notre Hommage sera par exemple consacré au géant de la littérature algérienne <strong>Mohamed</strong><br />

<strong>Dib</strong>.<br />

Autres sujets abordés : la crise du théâtre, dont il faut espérer qu’il retire tous les bénéfices<br />

escomptés de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France, la merveilleuse histoire de la musique populaire<br />

dite «Chaâbi» et de son «inventeur» Hadj M’hamed El Anka, les préoccupations de nos<br />

cinéastes, un article sur Tlemcen, ville chargée d’histoire...<br />

Bonne lecture, bonne et heureuse «Année» !<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

1


2<br />

D<br />

es personnalités, des journalistes, des<br />

artistes : beaucoup de monde était ce<br />

mercredi 6 novembre 2002 venu assister<br />

à la conférence de presse de lancement<br />

de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />

Le chanteur Khaled, mondialement connu, était assis au<br />

premier rang et côtoyait le célèbre réalisateur, Palme d’or à<br />

Cannes en 1975, <strong>Mohamed</strong> Lakhdar Hamina. On pouvait également<br />

apercevoir, parmi la grande foule, la jeune réalisatrice<br />

Yamina Benguigui qui s’est particulièrement penchée dans ses<br />

films sur les questions de l’immigration et de la femme, Paul<br />

Balta, journaliste, ancien correspondant du Monde à <strong>Al</strong>ger,<br />

resté très proche de l’<strong>Al</strong>gérie. Près de 600 personnes tentent<br />

péniblement de trouver une place dans une salle qui n’a pu<br />

contenir l’ensemble de ceux qui souhaitaient marquer de leur<br />

présence le début de cet événement. Une bonne partie de<br />

cette foule écoutera, dans les couloirs, ou même à l’extérieur<br />

de la salle des conférences du ministère français des affaires<br />

Pleins feux sur «l’Année»:<br />

Le lancement<br />

MM. Abdelaziz Belkhadem et Dominique de Villepin<br />

étrangères, les discours qui seront prononcés à cette occasion.<br />

Fait rare pour ne pas dire exceptionnel, quatre ministres,<br />

les ministres algériens et français des Affaires étrangères et de<br />

la Culture, sont assis à la tribune aux coté d’Hervé Bourges,<br />

président de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France, et des deux commissaires<br />

généraux chargés d’organiser cette manifestation,<br />

Françoise <strong>Al</strong>laire et <strong>Mohamed</strong> Raouraoua.<br />

C’est Hervé Bourges qui ouvre la conférence en soulignant<br />

l’intérêt suscité par cette manifestation chez les interlocuteurs<br />

culturels qui ont répondu par la présentation de multiples<br />

projets. Il affirme que 665 projets sont programmés et 200<br />

autres à l’étude, soulignant que «jamais un tel effort de dialogue<br />

culturel n’avait été entrepris entre les deux peuples.»<br />

Il passe en revue les grandes lignes du programme et donne<br />

quelques exemples pour chaque discipline culturelle : théâtre,<br />

musique, patrimoine, arts plastiques, cinéma, etc... Hervé<br />

Bourges conclut en évoquant le partenariat engagé avec les<br />

médias, notamment les groupes France-Télévision et France-<br />

Radio pour assurer un retentissement mondial à cette Année<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


et rappelle que «personne ne sera exclu<br />

de ce grand feu d’artifice culturel».<br />

C’est au tour de Dominique de<br />

Villepin, ministre français des Affaires<br />

étrangères, de s’adresser au public. Il<br />

décrit cette année comme «un parti pris<br />

courageux. Courageux parce que notre<br />

monde vit à l’heure de de tous les dangers.<br />

Les nouvelles menaces qui pèsent<br />

sur notre avenir se font plus pressantes<br />

et l’on assiste à un retour de tentations<br />

qui, dans l’histoire, ont toujours mené<br />

au pire : la tentation du repli sur soi,<br />

du réveil des identités agressives ou<br />

guerrières, en réaction à un monde qui<br />

tend à s’uniformiser, la tentation aussi<br />

de la fuite en avant, du recours à la<br />

force, de l’affrontement». Il note que<br />

l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie «va exactement à<br />

l’opposé de ces tentations. Son ambition,<br />

précise-t-il, est d’ouvrir le champ<br />

du dialogue, d’instaurer le partage et<br />

la culture au coeur des relations entre<br />

les peuples. Car l’art est toujours le ferment<br />

du changement. Il est le trait<br />

d’union entre les nations et les individu».<br />

De son coté, Abdelaziz Belkhadem,<br />

notre ministre des Affaires étrangères a<br />

souligné que l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

France sera un évènement «sans précédent<br />

et sans équivalent dans l’histoire<br />

des manifestations similaires organisées<br />

en France». Il a relevé que cette<br />

exception est due d’abord à «la spécificité<br />

de la relation algéro-française que<br />

caractérise, entre autres éléments historiques,<br />

une extraordinaire imbrication<br />

aux plans humain, social et culturel».<br />

Il a rappelé qu’ «une proportion considérable<br />

du peuple algérien maîtrise la<br />

langue française et développe une<br />

connaissance fine de la France, de sa<br />

culture, de son passé et de son actualité».<br />

De son côté, Mme Khalida Toumi,<br />

ministre de la Communication et de la<br />

Culture, mettra l’accent sur l’importance<br />

de cette année, pour la culture nationale.<br />

Cette manifestation revêt un intérêt<br />

certain et d’abord un interêt historique,<br />

ajoute-t-elle, précisant : «Il ne<br />

s’agit pas de l’exhibition de la culture<br />

de n’importe quel pays dans n’importe<br />

quel autre pays ; chacun aura remarqué<br />

qu’il s’agit de l’<strong>Al</strong>gérie et de la<br />

France, c’est-à-dire deux pays méditerranéens<br />

qui ont décidé de mettre en<br />

harmonie leurs destinées pour participer,<br />

chacun à partir du lieu qui est le<br />

sien, chacun avec les<br />

moyens qui sont les<br />

siens, chacun à partir<br />

de sa façon d’être<br />

au monde, à l’émergence<br />

de la culture<br />

du troisième millénaire<br />

que les deux<br />

pays souhaitent plus<br />

riche, plus libre, plus<br />

humaine, respectueuse<br />

du librearbitre<br />

et de la dignité<br />

de l’autre». Pour<br />

Mme Khalida Toumi,<br />

«l’<strong>Al</strong>gérie qui vous<br />

sera décrite est celle<br />

des travaux majeurs<br />

d’artistes et d’auteurs<br />

algériens qui se donnent<br />

à voir comme<br />

des oeuvres authentiques, se munissant<br />

de pratiques culturelles ancestrales,<br />

puisant leur origine dans la profondeur<br />

historique du continent africain<br />

et du monde arabo-méditerranéen,<br />

poursuivant une fréquentation assidue<br />

de l’art de la représentation et dépeignant<br />

un quotidien qui appartient au<br />

monde. Il s’agit, ajoute-t-elle, de l’image<br />

de l’<strong>Al</strong>gérie qui demande à être regardée<br />

comme une sculpture modelée par<br />

les temps, comme un verre ciselé à l’aune<br />

de nos diseurs de contes, comme la<br />

parole donnée et tenue».<br />

La ministre de la Culture et de la<br />

Communication évoque par ailleurs ce<br />

qu’il faut éviter, notamment «le<br />

brouillard préfabriqué et sans cesse alimenté<br />

par les forces de la rancoeur et<br />

de la haine» et éviter surtout que «glisse<br />

d’entre nos mains cette immense chance<br />

d’une nouvelle compréhension et,<br />

pourquoi pas aussi, de formidables<br />

retrouvailles ?».<br />

En sommes-nous capables ? s’interroge<br />

Khalida Toumi qui répond : «J’ai la<br />

faiblesse de croire que oui. Oui parce<br />

que, me semble-t-il, nous n’avons qu’à<br />

mettre nos pas dans ceux des Présidents<br />

Chirac et Bouteflika qui ont déjà<br />

ouvert la voie».■<br />

3


<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />

Est-il besoin de présenter <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> ? L’homme que nombre de ses confrères considèrent comme<br />

«nobelisable» peut certes se flatter d’une vie féconde, illustrée par une activité particulièrement prolifique et<br />

sans cesse renouvelée. Instituteur à Zoudj-Beghal (1939 - 1940), comptable à Oujda (1940 - 1941) dans les<br />

bureaux des armées alliées, interprète anglais-français à <strong>Al</strong>ger (1942 - 1945), dessinateur de maquettes de<br />

tapis à Tlemcen(1945), il s’est frotté à bien des métiers avant de trouver sa vocation définitive : écrire. Il en<br />

résultera une oeuvre aux multiples facettes, déroulant une riche palette dont les fleurons ont noms «La<br />

Grande Maison» et «L’Incendie» (que Mustapha Badie a adaptés dans un feuilleton télévisé qui connut en son<br />

temps une grande notoriété), «Le Métier à tisser», suivis de toute une pléiade d’ouvrages qui, dans un éclatement<br />

des formes, constituera la «période symbolique» internationale de l’écriture dibienne.<br />

Ami d’<strong>Al</strong>bert Camus, de Jean Sénac, entre autres, <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> s’est également exercé à l’écriture<br />

journalistique à «<strong>Al</strong>ger-Républicain» en 1950 - 1951, publiant reportages, chroniques et textes poétiques<br />

«engagés».<br />

Expulsé d’<strong>Al</strong>gérie par l’administration coloniale en 1959, <strong>Dib</strong> s’installera en France d’où il entreprendra<br />

une série de voyages, notamment en Europe de l’Est, tout en continuant à écrire de nombreux romans et<br />

recueils de poèmes. En 1994, il reçoit le Grand Prix de la francophonie.<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> occupera une place de choix dans les manifestations de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />

En préliminaire des travaux qui lui seront consacrés, <strong>Djazaïr</strong> 2003 publie dans les pages qui suivent un hommage<br />

à ce grand homme de lettres dont notre pays peut à juste titre s’énorgueillir.<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

4


«Sans la mer, sans les femmes,<br />

nous serions restés définitivement<br />

des orphelins; elles nous couvrirent<br />

du sel de leur langue et cela,<br />

heureusement, préserva<br />

maints d’entre nous !<br />

Il faudra le proclamer<br />

un jour publiquement»<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>:<br />

Qui se souvient de la mer ? ( Seuil)<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>,<br />

ai été tenté par l’aventure<br />

«J’<br />

que constitue une exploration<br />

tous azimuts de l’homme<br />

(qui) ne devient homme<br />

qu’en devenant être parlant...<br />

libre de disposer de soi, de s’inventer,<br />

de s’étonner lui-même et d’étonner le<br />

monde, à chaque instant». Tout ce qui fait la<br />

richesse humaine et la grandeur littéraire de<br />

l’oeuvre de <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> est ramassé en ces<br />

quelques lignes dans L’Arbre à dires (1998),<br />

un livre-somme de cet auteur à qui un hommage<br />

digne de sa stature -- avec colloque<br />

international et manifestations multiples-sera<br />

rendu de part et d’autre de la<br />

Méditerranée à l’occasion de la tenue de<br />

l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />

Marathonien de l’écriture qui a franchi le<br />

21 juillet dernier son 82ème tour de piste<br />

d’un vécu solaire (il est né en 1920 à<br />

Tlemcen), <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, sur plus d’un<br />

demi-siècle de trajectoire littéraire ininter-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

marathonien<br />

de l’écriture<br />

par Kamel Bendimered<br />

Journaliste<br />

rompue (son premier poème, Eté, a paru en<br />

1946 dans la revue genevoise Les Lettres), a<br />

publié une trentaine d’ouvrages dont la plupart,<br />

produits sur les registres du roman, de<br />

la poésie, de la nouvelle et du théâtre, ont<br />

constitué des évènements à leur sortie, projetant<br />

leur auteur au panthéon des écrivains<br />

du siècle écoulé.<br />

Il mériterait plusieurs fois le Prix Nobel de<br />

littérature, ont souligné nombre de ses pairs<br />

arabes et européens (Adonis, Assia Debbar,<br />

Jean Pélégri, Abdellatif Laabi, Tahar Bekri,<br />

Eugène Guillevie, Venus Khouri-Ghatta,<br />

<strong>Mohamed</strong> Harbi, Malek <strong>Al</strong>loula...) lors de<br />

l’hommage qui lui fut rendu en avril 1993 au<br />

Centre Culturel <strong>Al</strong>gérien à Paris. «L’écriture<br />

de <strong>Dib</strong>, a remarqué à cette occasion l’écrivain<br />

marocain Abdellatif Laabi, est cette eau<br />

douce toujours fraîche pour l’assoiffé de<br />

fraternité».<br />

Sa prose s’irrigue et s’irise par la poésie, si<br />

celle-ci est à hauteur des cimes de l’Olympe<br />

ou butine dans les strates profondes de l’insondable<br />

et du mystère, ont relevé en substance<br />

d’autres participants à cette manifestation,<br />

dont le Tunisien Tahar Bekri qui a estimé<br />

que <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, chantre de l’amour et<br />

de la femme devant l’Eternel, a signé avec<br />

son recueil poétique Omnéros (1975) «le<br />

plus beau texte d’amour de la littérature de<br />

langue française».<br />

D’une écriture transparente et généreuse<br />

en oeuvre dans sa première trilogie pour<br />

raconter les réalités quotidiennes de l’<strong>Al</strong>gérie<br />

colonisée (La Grande Maison, L’Incendie et<br />

Le Métier à tisser dont les deux premiers<br />

seront portés au petit écran par feu<br />

Mustapha Badie), l’écrivain est passé, à partir<br />

de son cinquième roman, Qui se souvient<br />

de la mer?, à une écriture plus intériorisée et<br />

complexe pour sonder ces zones opaques à<br />

la périphérie de l’inconscient individuel ou<br />

collectif.<br />

Evolution tout à fait «naturelle» chez un<br />

créateur d’oeuvres de l’esprit, juge<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>. Après avoir assumé avec<br />

d’autres --dit-il en substance en juin 1994,<br />

dans un entretien paru dans El Watan--, mon<br />

devoir d’auteur militant pour «amener<br />

l’<strong>Al</strong>gérie à l’existence littéraire» et poser la<br />

revendication de mon peuple sous le joug<br />

colonial au droit à la liberté, il était normal,<br />

une fois mon pays indépendant, de me livrer<br />

à une réflexion plus personnelle portant sur<br />

«les problèmes plus intérieurs de l’écrivain»<br />

et les plus grandes questions de société.<br />

Au regard de l’universitaire et spécialiste<br />

de la littérature maghrébine Charles Bonn,<br />

«<strong>Dib</strong> est avec Kateb Yacine le plus grand<br />

écrivain algérien, mais son oeuvre est plus<br />

secrète, plus inquiète, à l’écoute toujours<br />

plus exigeante de cet autre côté de la vie, de<br />

la parole, de l’amour... où se forge et se perd<br />

la vie comme toute création...» («Anthologie<br />

de la littérature algérienne»).<br />

L’amour, la mort,<br />

l’exil<br />

L’écriture dibienne, signale pour sa part le<br />

sociologue Abdelkader Djeghloul (numéro 1<br />

de la revue Ybtikar, janvier 1998), a largué<br />

par «touches successives.... l’ambition d’être<br />

le gravimètre du sens de l’histoire pour<br />

devenir le lieu d’un questionnement de<br />

l’humaine condition et de la pratique de<br />

l’écriture... De texte en texte, l’attachement<br />

au terroir s’étire et se transforme en<br />

recherche d’une écriture originale centrée<br />

sur l’amour, la mort, l’exil, qui ne font plus<br />

du sens un absolu historique ou ontologique,<br />

mais un mouvement «baladeur» que<br />

les mots tentent de saisir dans leur efflorescence<br />

aléatoire».<br />

<strong>Al</strong>chimiste des mots qui manie ce paradoxe<br />

apparent de mettre constamment en<br />

question les pouvoirs de la parole (car instruit<br />

par l’expérience que le réel se dérobe<br />

sans cesse devant le langage), l’auteur de La<br />

Grande Maison (1952) et de Neiges de<br />

Marbre (1990) refuse le mot «rupture» à propos<br />

de la perception des différents paliers de<br />

son oeuvre et indique que «le cordon ombilical<br />

Suite à la page 7<br />

5


6<br />

Poème<br />

Feu sur l’ange de l’Intifada<br />

Fils, tu es allé simplement jouer<br />

Avec d’autres garçons de ton âge<br />

Mais à quel jeu ? Dois-je crier ?<br />

Non, je ne crierai pas.<br />

Si mon cœur éclate alors lui<br />

Aura crié pour moi.<br />

Tu n’es sorti que de ce matin, fils.<br />

Il me semble qu’un siècle a passé.<br />

Quand reviendras-tu ?<br />

Mon Ismaïl, mon roi de dix ans,<br />

Mon héros et ma douleur.<br />

Je reste à la porte et j’attends.<br />

Ton déjeuner t’attend aussi.<br />

N’oublie pas.<br />

Seigneur, l’abandonneras-tu<br />

Quand il a encore toute sa vie<br />

A vivre ?<br />

Arrive, fils, arrive.<br />

De bon bouillon j’ai trempé l’orge<br />

Et placé la jatte de sahleb auprès.<br />

L’attente est une chemise froide.<br />

L’attente est un pain amer.<br />

L’eau est tirée<br />

Dont je te laverai les mains.<br />

Oui, je te laverai les mains<br />

En te chantant la chanson dorée.<br />

Reviens.<br />

De loin, si tu t’en venais,<br />

Si tu marchais vers moi,<br />

De loin, je reconnaîtrais ton pas.<br />

En vain j’use mes mots.<br />

Ne m’entendent que le silence<br />

Et les ombres.<br />

Le pire n’a jamais lieu, Seigneur,<br />

Puisque tu es.<br />

Mais la vie est tissée de douleurs.<br />

Nous sommes privés de nous-mêmes.<br />

Fils, tu es allé simplement jouer<br />

Avec d’autres garçons de ton âge.<br />

Mais va, je sais ce que tu fais.<br />

Tu te bats pour nous.<br />

Seigneur, l’abandonneras-tu ?<br />

Qu’as-tu à courir ainsi<br />

Au-devant du danger, fils ?<br />

J’ai pensé : au-devant de la mort.<br />

Mais il ne faut pas.<br />

Je n’ai rien pensé.<br />

Nous vivions les jours de la terre.<br />

L’eau courait, sonore.<br />

Le soleil coiffait mon Ismaël.<br />

Mot d’amour, eau<br />

Tu étais notre mot de passe.<br />

Et nos fièvres se résolvaient<br />

En fraîcheur.<br />

Je sais, fils. Tu ne rentreras pas<br />

De sitôt.<br />

Seigneur, nous as-tu abandonnés ?<br />

Le pire n’a jamais lieu, Seigneur,<br />

Puisque tu es.<br />

Mais la vie est tissée de douleurs.<br />

Mon fils n’aura d’autre laveuse<br />

Que moi. Je redonnerai à son corps<br />

La blancheur des neiges.<br />

Ni sang ni boue.<br />

Montre à la ronde, fils,<br />

Montre au nord et à l’ouest<br />

Combien tu es pur.<br />

L’eau longtemps encore étranglera<br />

Ses sanglots dans les séghias.<br />

Puis il y aura des jeux.<br />

Mon fils dansera sur l’aire<br />

Et je battrai des mains pour lui.<br />

Et j’ajouterai ces mots :<br />

De bruyère seront ses mains,<br />

De soleil seront ses yeux.<br />

Profonde, sombre,<br />

Est l’attente qui me sépare de toi.<br />

Pas d’écho venu de la ville des chiens.<br />

Ecoute, fils,<br />

Pour toi chantent les terres rouges,<br />

L’aloès et le figuier. Le vent<br />

Te le dira.<br />

Seigneur, reçois nos fils et nos filles<br />

Dans ton jardin.<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />

(Extrait de «L’Aube, Ismaël» )<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


n’est jamais rompu entre (ses) livres, à travers<br />

des thèmes qui, n’épuisant leur force<br />

ici, continuent d’irradier ailleurs, et des<br />

personnages qui font la jonction entre tel et<br />

tel titre». Précisant davantage son propos, il<br />

souligne : «Je reconnais un Maghrébin au<br />

regard qu’il porte. Ce dernier est essentiel<br />

chez nous. Il parle plus que tout le reste, et<br />

mes personnages sont d’abord un regard»<br />

(Conférence de presse à Paris, en mars 1994,<br />

après la sortie de son 25ème ouvrage,<br />

L’Infante maure).<br />

Le privilège de <strong>Dib</strong> surfant aujourd’hui au<br />

sommet de son art est d’être moins préocupé<br />

par des problèmes d’esthétique que par<br />

des questions d’ordre éthique, philosophique<br />

et culturel, tout en étant interpellé<br />

par ailleurs par l’actualité tragique de son<br />

pays et par le terrorisme d’Etat sioniste qui<br />

ensanglante la Palestine.<br />

Repointe ainsi, à quarante ans de distance,<br />

l’auteur engagé et le baroudeur de mots dans<br />

un texte poétique chargé de vie et de mort,<br />

intégré dans un ouvrage à relents métaphysiques<br />

(L’Aube, Ismaël, 1996). Feu sur l’ange<br />

de l’Intifadha (ainsi s’intitule ce poème<br />

intense et terrible) raconte «l’attente<br />

sombre» d’une mère palestinienne dont le<br />

fils parti le matin tarde à rentrer, n’est pas sûr<br />

de revenir le soir. Entre inquiétude et<br />

courage, elle se prépare à l’inéluctable, se<br />

voit déja accueillir le corps de son enfant<br />

martyr qu’elle lavera de ses propres mains,<br />

s’emporte contre la «ville des chiens» qui<br />

sème le deuil et le carnage autour d’elle,<br />

calme sa colère contre l’indifférence du<br />

«Nord et de l’Ouest» face aux tueurs d’enfants,<br />

avant de retrouver un certain apaisement<br />

à l’évocation de Dieu et du paradis des<br />

justes.<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

<strong>Dib</strong> rattrapé par le boomerang de l’histoire<br />

immédiate et incandescente de l’<strong>Al</strong>gérie,<br />

on le rencontre dans La Nuit sauvage (1995)<br />

où les mots cisaillent et ferraillent pour signifier<br />

la violence qui «ensauvage», ou dans le<br />

12ème chapitre de l’essai intitulé Le Retour<br />

d’Abraham (participant de L’Arbre à dires)<br />

et dans lequel l’auteur, pour donner à comprendre<br />

le surgissement de mutants adorateurs<br />

d’idoles sanguinaires, propose une lecture<br />

pour ainsi dire psychanalytique du vécu<br />

algérien.<br />

Ce vécu qu’il met également en scène<br />

dans d’autres chapitres dont les thèmes sont<br />

satellisés autour du tronc identitaire. Ainsi,<br />

lui, le passeur entre les cultures qu’on peut<br />

considérer, à titre personnel et sur le plan littéraire,<br />

comme une figure emblématique de<br />

l’interculturalité réussie, est-il parfaitement<br />

bien placé pour : approfondir la réflexion et<br />

débusquer des pistes d’approche de nature à<br />

réordonner les échanges entre les cultures et<br />

les peuples marqués par l’inégalité, évoquer<br />

le statut des hommes à l’intérieur de l’émigration<br />

et de l’exil, témoigner du rapport<br />

déstabilisant entre langue natale et langue<br />

d’écriture, relever la prégnance du désert<br />

dans l’environnement physique comme dans<br />

le paysage mental de l’<strong>Al</strong>gérien...<br />

Fécondateur<br />

d’espaces imaginaires<br />

Avec L’Arbre à dires, <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> se<br />

découvre à nous, et pour la première fois<br />

sans doute dans l’un de ses livres, dans une<br />

lisibilité et une visibilité autrement que purement<br />

littéraires. L’écrivain y coiffe, en effet,<br />

une triple casquette : fécondateur d’espace<br />

imaginaire où il se déploie en magicienconteur<br />

en compagnie de la petite Lyyli Belle<br />

(personnage déja rencontré dans L’Infante<br />

maure et qui en fait la réussite), penseur et<br />

analyste dans l’essai précédemment cité, et<br />

enfin reporter de haute lignée dans une troisième<br />

partie intitulée «Californian clichés».<br />

Cette dernière corde accrochée à l’arc de<br />

l’homme de plume vient rappeler que <strong>Dib</strong>,<br />

avant d’être d’écrivain au long cours, et après<br />

avoir tâté des métiers respectifs d’instituteur,<br />

de comptable et de traducteur-interprète<br />

(dans ce dernier cas, pour le compte des<br />

forces américaines débarquées à <strong>Al</strong>ger, en<br />

1942), a travaillé comme journaliste à «<strong>Al</strong>ger<br />

Républicain» en faisant notamment office de<br />

critique théâtral. Mahieddine Bachtarzi, dans<br />

le tome deux de ses «Mémoires», en rappelle<br />

le souvenir et la qualité de ses analyses qui<br />

n’ont, d’ailleurs, pas été souvent tendres<br />

pour ses spectacles au début des années 50.<br />

Lesté d’un esprit d’observation et d’une<br />

capacité de synthèse hors pair, d’un humour<br />

affectueux pour les gens qu’il évoque et d’un<br />

bonheur d’écriture qui élève le reportage au<br />

rang d’un art visuel (instantanés photographiques<br />

et images cinématographiques défilent<br />

devant nos yeux à la lecture de ces<br />

écrits), <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, qui a enseigné la<br />

littérature algérienne à l’Université de Los<br />

Angeles (USA), nous branche en direct sur<br />

l’Amérique profonde et sa singularité, dont la<br />

Californie est un exemple illustratif où tout<br />

s’évalue à l’aune de la démesure : les villes,<br />

les espaces (présence du désert), les regroupements<br />

sportifs et culturels, la solitude et<br />

même les paradoxes avec des habitants<br />

ouverts et accueillants en même temps que<br />

travaillés par une curiosité maladive confinant<br />

à l’espionnite. Ces «Californian clichés»<br />

constituent des textes d’anthologie qu’on<br />

devrait donner à méditer dans les écoles de<br />

formation journalistique et, pourquoi pas,<br />

dans nos salles de rédaction.<br />

Ecrivain visionnaire qui a compris très tôt<br />

que «l’ostracisation» sociale des femmes était<br />

porteuse de germes de régression pour le<br />

pays, comme il a pressenti aussi rapidement<br />

après l’indépendance les dérèglements et<br />

hoquets du système mis en place, annonciateurs<br />

de tempêtes politiques et sociales (rappelons<br />

ses mises en garde lancées, à partir<br />

des années 60, dans des oeuvres comme La<br />

Danse du Roi, Dieu en Barbarie, Mille hourras<br />

pour une gueuse, Le Maitre de chasse...),<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> est «l’exemple même de l’écrivain<br />

dont l’oeuvre n’a jamais pu être récupérée»,<br />

a affirmé <strong>Mohamed</strong> Harbi. Et d’ajouter,<br />

et ce sera là notre conclusion : «En lui<br />

palpite toujours l’<strong>Al</strong>gérie, blessée mais<br />

ardente et vivante. Saura-t-on par quelles<br />

souffrances il est passé pour continuer son<br />

chemin d’homme libre et arriver à cette<br />

sérénité ?». ■<br />

7


8<br />

U<br />

ne étoile est née avec Véga,<br />

le poème inaugural paru<br />

dans la revue Forges en<br />

1946. Sous le signe étoilé,<br />

<strong>Dib</strong> entre dans le sacerdoce de l’écriture et<br />

ne fera qu’affirmer sa vocation d’artiste des<br />

mots. Comme le génie qui avance masqué, il<br />

se révèle poète, romancier, nouvelliste, dramaturge,<br />

essayiste. Il se prête à tous les<br />

genres en bousculant l’académisme formel.<br />

Après Kateb introduisant la modernité dans<br />

le champ littéraire algérien, c’est lui, dont<br />

l’activité esthétique n’a cessé d’être innovante,<br />

qui fera de l’écriture, en son acmé, un art.<br />

Son parcours scriptural s’identifie à une<br />

quête de la transparence du mot perceptible<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />

«Dar Sbitar»<br />

ou le quotidien de «l’indigène»<br />

dans sa seule musicalité : «Signes, signes<br />

moins à lire qu’à ouïr, l’oreille qui vous perçoit<br />

est notre oeil du coeur.» (Arbre à dires)<br />

La biographie intellectuelle de <strong>Dib</strong>, c’est<br />

ce passage d’une étape à l’autre jusqu’à parvenir<br />

à «l’état zéro» du langage, expression<br />

de transcendance qui interpelle le seul être<br />

de perception. A ce point d’arrivée, la littérature<br />

dibienne est comprise après-coup<br />

comme prétexte et lieu d’expérimentation<br />

d’une réflexion sur le langage saisi à différents<br />

niveaux d’entendement, ce qui<br />

explique, nous semble-t-il, les différentes<br />

postures adoptées par l’écrivain. <strong>Dib</strong> évolue<br />

du registre réaliste à celui mystique, en passant<br />

par le domaine de la création poétique,<br />

symbolique et mythique.<br />

Ce cheminement scriptural et esthétique<br />

est corrélatif au traitement de la question culturelle,<br />

à travers les différentes manifesta-<br />

tions de sociabilité, abordée par <strong>Dib</strong> dans le<br />

sens de la quête de l’amour et du bonheur. Il<br />

s’agit donc de désigner les malentendus<br />

pour espérer leur dissipation, c’est-à-dire<br />

trouver la clé d’accès au règne de l’humanité<br />

telle qu’à son point d’origine. Toucher à la<br />

source pour revisiter le présent. La<br />

démarche requiert, dans une ultime étape,<br />

l’attitude mystique.<br />

L’option pour l’écriture figurative caractérise<br />

tout particulièrement la Trilogie <strong>Al</strong>gérie.<br />

«J’avais imaginé un roman aux proportions<br />

assez vastes. Il devait présenter une<br />

sorte de portraits divers de l’<strong>Al</strong>gérie. Je me<br />

suis mis au travail, mais je n’ai pas tardé à<br />

mesurer que mon beau projet dissimulait<br />

par Afifa Bererhi<br />

Universitaire<br />

une trop haute ambition. Dans le monceau<br />

de feuillets noircis, j’ai «coupé» une partie<br />

qui pouvait constituer un tout (L’Effort<br />

<strong>Al</strong>gérien, 1952).»<br />

La Grande Maison (1952) «livre qui existe<br />

en soi, et non par rapport à un auteur,<br />

(...) autrement dit oeuvre anonyme»,<br />

L’Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957),<br />

trois histoires qui donnent à voir -pour la<br />

première fois- le vécu au quotidien de l’homme<br />

algérien, l’occulté de la littérature coloniale.<br />

Sa naissance sur la scène littéraire a<br />

valeur de témoignage sur la vérité des conditions<br />

socio-historiques de la communauté<br />

«indigène», ce par quoi se constitue la dimension<br />

idéologique de l’oeuvre.<br />

Un monde qui bricole<br />

sa survie<br />

Au moment de la parution de La Trilogie,<br />

le procès d’intention engagé par <strong>Dib</strong> est<br />

détourné par la critique qui réduisait ses<br />

romans à des représentations ethnographiques<br />

au détriment de leur portée politique<br />

et poétique.<br />

Les trois romans sont des versions d’un<br />

état d’exil lié au fait de la dépossession matérielle<br />

induisant une totale marginalisation.<br />

Aussi, la tonalité d’ensemble traduit la malvie,<br />

la morosité, les frictions personnelles, les<br />

«Finisse seulement l’exil<br />

la menthe nouvelle fleurit<br />

le figuier a donné ses fruits<br />

finisse seulement le deuil.»<br />

Ombre Gardienne 1.<br />

«Je couvrirai de chants<br />

les ululements du temps.»<br />

Ombre Gardienne 2.<br />

tensions sociales. Ambiance d’amertume, fiévreuse<br />

et incandescente. Climat dysphorique<br />

avec des trouées poétiques faisant place à<br />

des touches de symbolisme.<br />

Le cycle de La Trilogie s’ouvre sur un<br />

espace «gueuloir», La Grande Maison, «Dar<br />

Sbitar» -la maison hôpital-, retentissant des<br />

hurlements des femmes et des enfants.<br />

Agressivité de tout instant, en toute circonstance<br />

comme seul exutoire à la torture<br />

intérieure que provoque l’intolérable précarité<br />

matérielle. Un monde désargenté qui bricole<br />

sa survie, triche avec les maigres<br />

moyens à disposition. L’usure existentielle<br />

ronge jusqu’au dernier soupçon de rêve.<br />

Seule sévit la pauvreté, domiciliée à «Dar<br />

Sbitar». Ses calamités se propagent dans l’air<br />

chaud irrespirable.<br />

L’expérience du matérialisme dibien est à<br />

l’oeuvre lorsque La Grande Maison révèle<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


<strong>Dib</strong> en compagnie d’amis dans une librairie de Tlemcen<br />

les thèmes fondateurs des deux romans qui<br />

lui succèdent : Hamid Seraj rend compte aux<br />

citadins de l’état d’exploitation des fellahs,<br />

«les travailleurs de la terre... sont prêts pour<br />

la lutte.». Et dans Tlemcen, le quartier des<br />

artisans est gagné par le chômage.<br />

L’Incendie et Le Métier à tisser développent<br />

ces thèmes qui expliquent et justifient<br />

rétroactivement la spécificité sociale de «Dar<br />

Sbitar».<br />

Si La Grande Maison «existe en soi», par la<br />

vérité qu’elle représente, il s’agissait aussi<br />

pour <strong>Dib</strong> d’en préciser la nature : celle-ci<br />

n’est ni une donnée du destin qui réclame<br />

soumission, ni une fatalité insurmontable,<br />

mais bien une vérité historique. La Trilogie<br />

pensée selon le schéma matérialiste expose<br />

une situation sociale, en désigne les causes<br />

et suggère une possibilité d’action. Ainsi<br />

structurée, elle est porteuse d’un projet<br />

idéologique que l’actualité politique et historique<br />

d’alors éclaire.<br />

La date de parution de L’Incendie coïncide<br />

avec le déclenchement de la Révolution<br />

algérienne, elle-même embrayée de l’extérieur<br />

par le fait de la Seconde guerre mondiale,<br />

inscrit en texte par des dates (1939...),<br />

des évènements (bombardements, retentissements<br />

de sirènes, l’action américaine...),<br />

des noms (Hitler, Pétain, Rothschild...).<br />

L’éveil des<br />

consciences<br />

Le deuxième volet de La Trilogie propose<br />

un déplacement à la campagne, suivant l’itinéraire<br />

du jeune Omar qui assure l’unité fictionnelle.<br />

Mais le changement de cadre est<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

aussi un prétexte pour signifier l’homologie<br />

du malaise social en milieu urbain et campagnard,<br />

avec cette différence que L’Incendie<br />

envisage de le traduire en terme de conflits<br />

opposant les fellahs, travailleurs de la terre<br />

dont ils ont été dépossédés, et les colons,<br />

exploitants et exploiteurs.<br />

L’histoire romanesque se chargera de<br />

métaphoriser et thématiser ce rapport par la<br />

description des lieux et des situations préparant<br />

l’évènement incendiaire. A l’ouverture<br />

du roman, le prologue met en place les prémisses<br />

de l’éveil des consciences qui se<br />

manifeste par la révolte des fellahs.<br />

Le cadre spatio-culturel, par le jeu de<br />

l’écriture comme lieu de productivité signifiante,<br />

se transforme en condensé du milieu<br />

paysan et de sa misère, annonciateur du<br />

drame final.<br />

Le registre dysphorique de la première<br />

partie du prologue ancrée dans le réel se dissipe<br />

lorsque l’écriture renoue avec la fiction<br />

par la réapparition du jeune Omar, le novice<br />

qui découvre et qui fait l’apprentissage de la<br />

vie au contact des enfants de son âge et à<br />

l’écoute des enseignements du vieux<br />

Commandar, la voix de la mémoire collective,<br />

le déchiffreur des rumeurs terrestres.<br />

Ici se construit une nouvelle forme idéologique<br />

dont l’assise repose sur les vertus de la<br />

jeunesse alerte et impétueuse qui prend acte<br />

de la stérilité de ses conditions d’existence.<br />

De retour à Tlemcen, Omar «s’était endormi<br />

enfant, il se réveillait non plus enfant,<br />

mais homme, face à son destin.» Il quitte le<br />

giron des femmes de «Dar Sbitar» et rejoint la<br />

corporation des tisserands où tous courbent<br />

sous le poids du labeur. L’heure est à la productivité<br />

et à l’appât du gain au détriment du<br />

seuil minimum d’humanité :«Les patrons<br />

sont devenus plus avares, et surtout plus<br />

durs, depuis qu’ils tâchent de ramasser,<br />

dans le moins de temps possible, un argent<br />

avidement disputé à celui qui en gagne<br />

trop.»<br />

Dans les ténèbres des sous-sols humides<br />

et suffoquants qui grincent de tous les claquements<br />

des métiers à tisser, rouets et dévidoirs<br />

en mouvement, Omar se heurte à la vie<br />

exaspérante des prolétaires. Il est loin le<br />

temps où «le travail était une bénédiction.»<br />

A ciel ouvert, la ville est envahie par la<br />

horde des mendiants. Rejetés par la campagne<br />

en mal de générosité, hommes,<br />

femmes et enfants en quête de pitance,<br />

déambulent dans les rues et venelles de la<br />

ville, assiégée par le chômage. <strong>Al</strong>ors Tlemcen<br />

offre son spectacle de désolation. «Il tomba<br />

sur un cercle de badauds. Une femme au<br />

long corps, le visage cuivré et tiré, se tenait<br />

assise au milieu du trottoir sans bouger. Ses<br />

guenilles étaient si sales qu’elles paraissaient<br />

sortir d’un bain de boue. Un fichu<br />

maculé, aussi noir que ses nippes, lui recouvrait<br />

la tête et les épaules. Tel un cri, son<br />

regard semblait alerter la curiosité des passants.<br />

Le petit groupe, sans mot dire, l’entourait.<br />

«Omar se haussa sur la pointe, vit devant<br />

elle un petit être emmailloté de lambeaux<br />

crasseux, qui reposait par terre. Couvrant<br />

sa bouche d’une main, la mendiante restait<br />

impassible. Hommes, femmes et enfants la<br />

regardaient, et tous étaient muets. Puis, sa<br />

tête oscilla dans un léger mouvement qui fit<br />

glisser un peu son châle. Elle se pencha, et<br />

dit avec une douceur qu’on était tout surpris<br />

de découvrir chez cette statue taillée<br />

dans du bois :<br />

- Dieu t’en préserve ! Le temps n’est pas<br />

encore venu de mourir, pauvre chère fille...»<br />

«Je suis essentiellement<br />

poète»<br />

La canicule de La Grande Maison, l’incandescence<br />

de L’Incendie, les pluies torrentielles<br />

du Métier à tisser, produisent leurs<br />

effets dévastateurs mais aussi purificateurs :<br />

«tout s’épura dans cette incandescence»,<br />

comme pour pouvoir entendre la parole<br />

poétique qui émaille de part en part le texte<br />

romanesque. «Je suis essentiellement poète».<br />

La réalité crue et impitoyable est estam-<br />

9


BIBLIOGRAPHIE<br />

Romans:<br />

La Grande Maison, Paris, Le Seuil, 1952<br />

L’Incendie, Paris, Le Seuil, 1954<br />

Le Métier à tisser, Le Seuil, 1957<br />

Un été africain, Le Seuil, 1959<br />

Qui se souvient de la mer, Le Seuil, 1962<br />

Cours sur la rive sauvage, Le Seuil, 1964<br />

La Danse du roi, Le Seuil, 1968<br />

Dieu en Barbarie, Le Seuil, 1970<br />

Le Maître de chasse, Le Seuil, 1973<br />

Habel, Le Seuil, 1977<br />

Les Terrasses d’Orsol, Sindbad, 1985<br />

Le Sommeil d’Eve, Sindbad, 1989<br />

Neiges de marbre, Sindbad, 1990<br />

Le désert sans détour, Sindbad, 1992<br />

L’Infante maure, <strong>Al</strong>bin Michel, Paris, 1994<br />

La Nuit sauvage, <strong>Al</strong>bin Michel, 1995<br />

L’Arbre à dires, <strong>Al</strong>bin Michel,1998<br />

Si Diable veut, <strong>Al</strong>bin Michel, 1998<br />

Comme un bruit d’abeilles, <strong>Al</strong>bin Michel, 2001<br />

Recueils de poèmes :<br />

Ombre gardienne, Gallimard, 1961<br />

Formulaires, Le Seuil, 1970<br />

Omnéros, Le Seuil, 1975<br />

Feu, beau feu, Le Seuil, 1979<br />

O Vive, Sindbad, 1985<br />

L’Aube, Ismaël, Tassili, 1996<br />

L’Enfant jazz, La Différence, 1999<br />

Le coeur insulaire, La Différence, 2000<br />

Recueils de nouvelles :<br />

Au Café, Gallimard, 1956<br />

Le Talisman, Le Seuil, 1964<br />

Contes pour enfants :<br />

Baba-Fekrane, La Farandole, 1959<br />

L’histoire du chat qui boude, La Farandole,<br />

1974<br />

Salem et le Sorcier, Yomad, 2000<br />

L’Hippopotame qui se voulait vilain, <strong>Al</strong>bin<br />

Michel, 2001<br />

Théâtre :<br />

Les Fiancées du printemps, 1963<br />

Mille hourras pour une gueuse, Le Seuil, 1980<br />

10<br />

pillée de prose lyrique, moments où germe<br />

une autre parole, celle du chant, d’une mélopée,<br />

d’un poème qui intervient comme pour<br />

raccorder l’oeuvre à son point d’origine et<br />

par là-même authentifier le dire. Code de<br />

signalisation de l’identité<br />

culturelle et de validation<br />

d’un topos, la parole poétique<br />

se distingue au plan<br />

esthétique en inscrivant<br />

une rupture dans l’organisation<br />

romanesque.<br />

Rupture visible d’abord<br />

dans la disposition typographique.<br />

L’intervention du<br />

vers dans l’espace prosodique<br />

produit son effet<br />

déstabilisateur qui incline à<br />

la réorientation/régulation<br />

du sens. L’alternance prose-poésie est un jeu<br />

de confrontation polémique de deux paroles,<br />

celle originelle du terroir qui fait entendre<br />

son lyrisme et celle du réalisme-déterministe<br />

qui se sert de la prose. Mais la poétique<br />

dibienne résorbe cette distribution oppositive<br />

par les effets de contamination d’une parole<br />

sur l’autre, par le travail des métaphores à<br />

la faveur de l’inscription polyculturelle.<br />

Ainsi est entamé le procès de l’écriture réaliste,<br />

d’autant que <strong>Dib</strong>, en clôturant La Trilogie,<br />

a signifié son acquittement par rapport à<br />

sa mission d’écrivain-témoin pour laisser<br />

«maintenant» s’épanouir son désir de créativité.<br />

«(...) Avec l’indépendance (...) nous<br />

entrons dans une période de stabilisation,<br />

de remise en ordre, de reconstruction, qui<br />

ne crée plus pour l’écrivain une sorte de<br />

nécessité impérieuse de lancer ce cri que à<br />

peu près tous les écrivains algériens ont<br />

lancé -qu’ils soient d’un bord ou de l’autre.<br />

Nous allons entrer dans<br />

une période où nous<br />

aurons davantage à approfondir<br />

certains thèmes, plus<br />

personnels, mais plus universels.»<br />

S’ouvre alors un cycle<br />

nouveau : Qui se souvient<br />

de la mer (1962), Cours sur<br />

la rive sauvage (1964), Le<br />

Talisman (1966), La Danse<br />

du roi (1968).<br />

Il n’est pas inutile de<br />

commencer la lecture de<br />

Qui se souvient de la mer par la post-face<br />

pour atténuer la première impression de<br />

déroute que provoque le roman en rupture<br />

avec le réel. Commentant Guernica de<br />

Picasso, <strong>Dib</strong> met en rapport la technique du<br />

peintre surréaliste avec celle de sa propre<br />

écriture résolument fantastique.<br />

Se mettant à l’épreuve de l’esthétique<br />

moderne, <strong>Dib</strong> défie les catégories stables et<br />

rassurantes de la représentation figurative.<br />

Perversion donc de la forme classique qui<br />

situe la fiction dans un ailleurs aux normes<br />

extraordinaires : éclatement du temps, dislocation<br />

de l’espace. C’est le temps de l’écriture<br />

symbolique et mythique.■<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />

par la petite lucarne:<br />

Quand «El Hariq»<br />

mettait le feu<br />

à la TV algérienne<br />

Mustapha Badie et Omar, un des héros du feuilleton<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

l y a exactement 28 ans (fin de l’année 1974) se<br />

I<br />

produisait un phénomène rare et étonnant d’osmose<br />

entre la petite lucarne nationale, baptisée<br />

alors R.T.A., et les téléspectateurs, grâce au feuilleton<br />

«El Hariq», adapté au petit écran par feu<br />

Mustapha Badie des deux premiers romans de<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, «La Grande maison» et «L’Incendie».<br />

Le choix d’oeuvres aussi signifiantes et la transposition-récréation, dynamisée<br />

et filmique du monde enfanté par <strong>Dib</strong> constitueront, au-delà de la<br />

jonction heureuse de deux sensibilités, un moment de forte incandescence<br />

et sans doute unique, jusqu’ici, dans la vie souvent soliloquante de la<br />

boîte de Pandore algérienne.<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, qui se voulait une sorte de Balzac national à ses débuts<br />

en estimant que l’essentiel du roman était d’accepter de porter un univers<br />

entier dans un lent déroulement temporel, avait lancé en cordée de reconnaissance<br />

sa «Trilogie <strong>Al</strong>gérie» (formée des deux oeuvres sus-mentionnées<br />

auxquelles s’ajoute «Le Métier à tisser») pour tenter de saisir la mathématique<br />

d’un destin collectif, et restituer un monde cohérent et intelligible qui<br />

est celui de la conscience algérienne au moment où l’on contestait la personnalité<br />

d’un peuple, l’identité d’une culture et d’une nation.<br />

Lien privilégié entre les parties de cette trilogie : le personnage du jeune<br />

Omar, mémoire visuelle et auditive -ce fameux «regard» dont parle <strong>Dib</strong>- qui<br />

observe et enregistre les vibrations et palpitations du monde qui l’entoure,<br />

conscience en friche que prolonge la mémoire d’un narrateur blanchi sous<br />

le harnais colonial et dont le propos est annonciateur du raz-de-marée libérateur.<br />

Dans son travail d’adaptation (de scénarisation) des deux romans<br />

dibiens au petit écran, Mustapha Badie a eu d’abord l’intelligence de respecter<br />

fondamentalement le matériau consistant original, tout en se permettant<br />

quelques petites libertés qui ajoutaient du sel à ce dernier. Sa<br />

seconde qualité est d’avoir bien assimilé et maîtrisé les règles du genre<br />

feuillotonnesque en optant pour une concentration des éléments dramatiques<br />

convergeant, au niveau de chaque épisode, vers un personnage central<br />

dont l’action se révélait prépondérante.<br />

La plupart des épisodes ayant eu pour cadre «Dar Sbitar», c’était merveille<br />

de voir, dans un espace aussi restreint (reconstitué en studio alors<br />

que tout le monde croyait à un décor naturel), la caméra-regard se mouvoir<br />

comme un poisson dans l’eau, embrassant la totalité des êtres et des<br />

choses, dynamisant les scènes les plus statiques, batifolant sur les physionomies<br />

au repos ou en action, s’attardant sur les attitudes expressives faites<br />

de souffrance, de colère ou de bonheur, passant de la nudité d’une<br />

chambre à l’éclat de voix annonciateur d’orage, se faufilant parfois, comble<br />

d’audace, dans les coins les plus indiscrets, restituant en un mot tous ces<br />

mille et un évènements qui font les contours de la vie quotidienne, qui<br />

donnent épaisseur et vérité à ces «damnés de la terre» survivant à l’ombre<br />

d’un système colonial négateur d’humanité, de justice et de liberté.<br />

Cette restitution télévisuelle de l’univers enfanté par <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> a été<br />

servie par une remarquable direction d’acteurs, dans leur grande majorité<br />

amateurs, à telle enseigne que les personnages portés par ces derniers,<br />

interprétés avec une spontanéité et un naturel confondants, leur sont restés<br />

collés à la peau -et dans la vie- pour toujours.<br />

Ce phénomène d’identification qui a joué sur une échelle encore plus<br />

large (de nombreux téléspectateurs l’ont dit et écrit en se reconnaissant<br />

quelque part dans les situations et personnages évoqués) n’est pas aussi<br />

sans rapport avec le succès populaire incomparable et à ce jour inégalé<br />

récolté par «El Hariq». ■ K.B.<br />

11


12<br />

Bénali<br />

Fékar<br />

Homme<br />

de plume et de foi<br />

PAR EL HASSAR BENALI<br />

JOURNALISTE<br />

Il est une période de l’histoire contemporaine<br />

de l’<strong>Al</strong>gérie qui demeure très<br />

peu connue de l’opinion : c’est celle,<br />

pourtant très riche, qui fait charnière,<br />

au début du XXème siècle, entre les<br />

insurrections populaires anti-coloniales<br />

et la naissance du premier parti<br />

politique algérien moderne, l’Etoile<br />

Nord-Africaine (ENA). En particulier,<br />

cette époque fut marquée par l’apparition<br />

des premiers intellectuels algériens<br />

formés à l’école française que leur<br />

action politique a fait qualifier de<br />

«Jeunes <strong>Al</strong>gériens».<br />

B<br />

énali Fékar (1870 - 1942) fut<br />

l’un des chefs de file et<br />

porte-parole de ce mouvement<br />

qui a écrit une belle<br />

page de notre histoire contemporaine.<br />

Ce premier <strong>Al</strong>gérien, docteur en droit,<br />

lauréat de l’université de Lyon, fut en effet,<br />

non seulement un intellectuel, mais aussi un<br />

homme politique dont l’action et les idées<br />

ont dépassé le contexte du pays pour<br />

s’étendre au monde musulman. Son combat<br />

fut celui des droits et des libertés, en même<br />

temps que celui de la modernité.<br />

Son oeuvre se caractérise tout d’abord<br />

par de nombreux écrits, notamment des<br />

articles parus dans des journaux et revues<br />

tels : Le Matin de Paris, Le Temps (qui devint<br />

«Le Monde»), La Dépêche de Lyon, La Revue<br />

du monde musulman, Le Courrier,<br />

Demain, L’Illustration, etc... Il faut surtout<br />

noter ses travaux spécialisés dont L’usure en<br />

droit musulman et ses conséquences pratiques<br />

(thèse de doctorat soutenue en 1908)<br />

et qui reste, de nos jours encore, d’une grande<br />

actualité. Cet ouvrage est cité en référence<br />

par de nombreux auteurs dont l’orientaliste<br />

allemand Goldziher qui le considérait<br />

comme une étude «très savante et d’une<br />

grande importance au point de vue de mes<br />

recherches» (correspondance privée), de<br />

même que par Carra de Vaux ou Maxime<br />

Rodinson dans son livre Islam et capitalisme.<br />

Le long article qu’il publie en 1909 dans la<br />

Revue du monde musulman est considéré<br />

par les historiens, dont Charles-Robert<br />

Ageron, comme un exemple de synthèse des<br />

problèmes politiques algériens et cela, au<br />

début du XX ème siècle. Impliqué dans les<br />

problèmes politiques nord-africains, Bénali<br />

Fékar prendra position contre la colonisation<br />

Sa carte de presse établie en 1906<br />

du Maroc, notamment dans une série d’articles<br />

qu’il publie dans le Times, en 1911.<br />

Cette même année, il fonde avec un<br />

groupe d’intellectuels libéraux français (dont<br />

le romancier Pierre Loti et le peintre Etienne-<br />

Nasreddine Dinet) la première alliance franco-algérienne<br />

à Paris. Cependant, l’essentiel<br />

de son combat intellectuel est celui qu’il<br />

mènera pour un islam moderne. Préoccupé<br />

par le sort des pays musulmans sous domination<br />

coloniale, ce fils de faqih (jurisconsulte)<br />

s’est distingué par son attitude en faveur<br />

d’un islam de progrès et de développement.<br />

Descendant d’une famille andalouse qui<br />

aura donné de nombreux savants cités par<br />

Abdelwahid El Ouancharissi dans son Mi‘yar<br />

(XIVème siècle), Bénali Fékar observe, dans<br />

l’introduction de son livre intitulé De la fonction<br />

de la richesse d’après le Coran (1910) :<br />

«De toutes les crises subies par le monde<br />

musulman, il n’en est pas de plus grave que<br />

celle qu’il traverse en ce moment même.<br />

Crise à la fois politique, économique et<br />

même religieuse. D’une part, le développement<br />

considérable et le perfectionnement<br />

scientifique des moyens de production de la<br />

plupart des grandes puissances européennes<br />

les obligent à se créer de nouveaux<br />

débouchés hors de leurs frontières. D’autre<br />

part, le «splendide isolement», pourrait- on<br />

dire, dans lequel se sont complus les<br />

Musulmans les ayant tenus éloignés des progrès<br />

accomplis ailleurs, a fait d’eux un objet<br />

de convoitise tout indiqué...».<br />

Un combat pour<br />

la modernité<br />

Fékar attribuait au mal de la domination<br />

la décadence politique et sociale des Etats<br />

musulmans, tout en citant également «les<br />

conceptions économiques surannées des<br />

jurisconsultes». En tant qu’économiste, son<br />

souci était de déterminer les causes qui ont<br />

pu conduire le monde musulman à son état<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


BIBLIOGRAPHIE<br />

✦ L’OEUVRE FRANÇAISE EN ALGÉRIE<br />

JUGÉE PAR UN ARABE, ROUEN, 1905<br />

✦ L’USURE EN DROIT MUSULMAN ET SES<br />

CONSÉQUENCES PRATIQUES, ARTHUR<br />

ROUSSEAU, EDITEUR, PARIS, 1908<br />

✦ LA COMMANDE (EL QIRÂD) EN DROIT<br />

MUSULMAN, LIBRAIRIE NOUVELLE DE<br />

DROIT ET DE JURISPRUDENCE, PARIS,<br />

1910<br />

✦ LE DIALECTE ALGÉRIEN ET MAROCAIN,<br />

LYON, 1912<br />

✦ DE LAFONCTION DE LA RICHESSE<br />

D’APRÈS LE CORAN (INÉDIT)<br />

d’infériorité et d’en faire prendre conscience<br />

aux élites musulmanes. A propos de la civilisation<br />

moderne dont «la lumière, disait-il,<br />

gêne dans leur indifférence les Musulmans,<br />

les trouble momentanément, et dont ils discernent<br />

enfin de mieux en mieux les éléments<br />

constitutifs», il écrit dans son livre sur<br />

l’usure en droit musulman : «Un terrible<br />

dilemme s’impose à l’attention des<br />

Musulmans éclairés, conscients de la situation<br />

inférieure à laquelle l’islam a été<br />

réduit, par suite du triomphe des doctrines<br />

rigoristes et de l’expansion, au delà de leurs<br />

frontières, des Etats européens en quête de<br />

nouveaux débouchés pour leurs productions<br />

de jour en jour plus considérables. Ce<br />

dilemme se résume nettement en ces deux<br />

propositions: ou l’islam a été faussé par une<br />

interprétation étroite, et alors, il est devenu<br />

incompatible avec le progrès et l’évolution<br />

naturelle de toute société et, dans ce cas, ses<br />

adeptes seront fatalement réduits de plus en<br />

plus en servitude, ou l’islam est au contraire<br />

compatible avec les idées modernes, et<br />

alors, il faut le débarrasser des bandelettes<br />

dont l’ont enserré les docteurs au zèle tempéré».<br />

Le combat pour la modernité de Bénali<br />

Fékar est celui mené au même moment par<br />

les ténors nationalistes et modernistes<br />

musulmans qu’il a connus, soit comme<br />

condisciples à la faculté de droit de Lyon<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Fac-similé d’une lettre du Dr Goldziher à Benali Fekkar<br />

(comme Mustafa Kamel Pacha, fondateur du<br />

Parti national égyptien) soit avec lesquels il<br />

partage les mêmes idées, comme notamment<br />

Omar Loutfi Bey, Abdel Aziz Châwich<br />

de l’école khédivale de droit du Caire, Ismaël<br />

Gaprinski, directeur du journal Terdjumân<br />

de Baktchi-Seraï (Russie).<br />

Avec ce dernier, il agitera l’idée de la<br />

convocation d’un congrès universel concernant<br />

un domaine qu’il jugeait d’une grande<br />

importance, celui de l’économie dans le<br />

monde musulman...<br />

La<br />

réforme-renaissance<br />

Dans la logique du combat qu’il a mené<br />

pour le progrès, les droits et les libertés,<br />

s’inscrit également la création, en 1904 à<br />

Oran, par son frère Larbi Bénali, instituteur,<br />

et avec sa collaboration, du premier journal<br />

«Jeunes <strong>Al</strong>gériens», El Misbah (la lanterne).<br />

Fékar, cet ancien de l’Ecole des belles<br />

lettres d’<strong>Al</strong>ger, élève de Bensedira et de René<br />

Basset, était l’invité en France, en <strong>Al</strong>lemagne<br />

et dans le monde arabe, de nombreuses<br />

sociétés savantes. A Lyon, une amitié ancienne<br />

le liait à de nombreux hommes de lettres,<br />

artistes et hommes politiques dont Edouard<br />

Herriot et Charles Jonnart, qui seront respectivement<br />

Président du Conseil des<br />

ministres et Gouverneur général de l’<strong>Al</strong>gérie.<br />

Bénali Fékar conservera jusqu’à sa mort en<br />

1942, à Tlemcen, sa ville natale où il est<br />

enterré, des contacts étroits avec les leaders<br />

du mouvement national, dont Messali Hadj,<br />

de la même manière qu’il entretenait des<br />

relations avec des personnalités politiques et<br />

intellectuelles connues comme Si M’hamed<br />

Ben Rahal Nédroumi, lettré et homme politique,<br />

Abdelkader Midjaoui, professeur et<br />

homme de lettres, précurseur du mouvement<br />

de la réforme, Abdelaziz Zenagui, lettré,<br />

répétiteur à l’Institut des langues orientales<br />

à Paris, le faqih Harchaoui, le professeur<br />

<strong>Mohamed</strong> Bekkoucha... Avec Bachir<br />

Ibrahimi, président de l’Association des<br />

Oulémas et avec lequel il partageait le même<br />

souci pour la réforme-renaissance, il discutera<br />

des moyens de combattre la division sociale<br />

et d’oeuvrer «pour la restauration d’un<br />

islam libéral, tolérant et rationaliste des<br />

belles époques de Bagdad et de Cordoue».<br />

Nous concluerons cet article par cette<br />

réflexion qu’il livre dans son ouvrage sur<br />

l’usure et qui traduit globalement l’état d’esprit<br />

qui guidait les leaders du mouvement<br />

moderniste des «Jeunes <strong>Al</strong>gériens»: «Nous ne<br />

saurions rester plus longtemps en dehors du<br />

mouvement général qui entraîne les<br />

peuples modernes vers d’incessantes<br />

conquêtes scientifiques sans y prendre part<br />

et sans contribuer à son développement en<br />

tant que facteur même de la civilisation<br />

actuelle». ■<br />

13


14<br />

D. deVillepin:<br />

«Le dialogue<br />

n’a jamais cessé entre<br />

nos deux cultures».<br />

Dans le cadre de cette rubrique, dont<br />

l’objet est de donner la parole à nos partenaires<br />

français, <strong>Djazaïr</strong> 2003 reproduit<br />

compte tenu de son importance, le<br />

discours du Ministre français des<br />

Affaires étrangères, prononcé lors de la<br />

conférence de presse du 6 novembre<br />

dernier à Paris, pour le lancement de<br />

l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />

I<br />

l y a deux ans, les Présidents<br />

Jacques Chirac et Abdelaziz<br />

Bouteflika ont souhaité que la<br />

France et l’<strong>Al</strong>gérie se donnent<br />

rendez-vous en 2003, pour “sceller les retrouvailles<br />

des deux pays”. “<strong>Djazaïr</strong>, une Année de<br />

l’<strong>Al</strong>gérie en France” ne sera pas, vous l’imaginez<br />

bien, un rendez-vous comme les autres. Il s’agit<br />

d’un rendez-vous ardemment espéré, longtemps<br />

attendu, longuement préparé.<br />

Il s’agit, aussi, d’un parti pris courageux.<br />

Courageux parce que notre monde vit à l’heure<br />

de tous les dangers. Les nouvelles menaces qui<br />

pèsent sur notre avenir se font plus pressantes,<br />

et l’on assiste à un retour de tentations qui, dans<br />

l’histoire, ont toujours mené au pire. La tentation<br />

du repli sur soi, du réveil des identités<br />

agressives ou guerrières, en réaction à un<br />

monde qui tend à s’uniformiser. La tentation<br />

aussi de la fuite en avant, du recours à la force,<br />

de l’affrontement. L’Année de l’<strong>Al</strong>gérie va exactement<br />

à l’opposé de ces tentations. Son ambition<br />

est d’ouvrir le champ du dialogue, d’instaurer<br />

le partage et la culture au cœur des relations<br />

entre les peuples. Car l’art est toujours le ferment<br />

du changement. Il est le trait d’union<br />

entre les nations et les individus. Il guide la<br />

conscience des peuples, comme l’étoile guide le<br />

voyageur. C’est un parti pris courageux, du fait<br />

aussi des liens passionnels que l’histoire a tissés<br />

entre nos deux pays, unis à la fois par une fascination<br />

et une affection réciproques, à la fois par<br />

des souvenirs d’épreuves et de douleurs. Je<br />

pense aux <strong>Al</strong>gériens, aux rapatriés et aux harkis.<br />

A tous ceux qui ont souffert. Nous ne devons ni<br />

ne voulons occulter les pages difficiles de cette<br />

relation.<br />

Un album que nous<br />

aspirons à redécouvrir<br />

Au regard de l'Histoire, la France et l'<strong>Al</strong>gérie<br />

ont manqué plus d'un rendez-vous. Car le dialogue<br />

n'est jamais simple, lorsqu'il s'instaure<br />

dans le doute et le désarroi. Il faut du temps<br />

pour parvenir à la reconnaissance de l’autre,<br />

pour adhérer à cette phrase de Mohammed <strong>Dib</strong>:<br />

«Les hommes sont semblables et différents, nous<br />

les décrivons différents pour qu’en eux vous<br />

reconnaissiez vos semblables». Pourtant, le dialogue<br />

n'a jamais cessé entre nos deux cultures,<br />

transcendant les disciplines et se fécondant en<br />

une multitude de regards croisés. Il nous revient<br />

à tous des images, des bribes éparses de ce dialogue<br />

morcelé, lacunaire, formant les fragments<br />

d’un album formé de mots, d’images, de<br />

musiques familières, que nous aspirons aujourd’hui<br />

à redécouvrir.<br />

Dans cet album, on retrouverait la figure de<br />

l’Emir Abdel Kader, soldat indomptable et chevalier<br />

mystique. On y verrait le peintre Etienne<br />

Dinet, né à Paris, enterré à Bou Saada, après sa<br />

conversion à l'islam et qui fut à l'origine de la<br />

création de la Mosquée de Paris. On y verrait<br />

Eugène Fromentin parcourant l'<strong>Al</strong>gérie, mais<br />

aussi Baya, née à <strong>Al</strong>ger, au talent célébré par<br />

André Breton et exposant à la galerie Maëght en<br />

1947, ouvrant la voie à la prodigieuse explosion<br />

de l’art algérien d’aujourd’hui, l’un des plus<br />

vivants et des plus imaginatifs de l’espace méditerranéen.Il<br />

y aurait aussi une bibliothèque idéale<br />

où se poursuivraient, autour de la revue<br />

Fontaine, de rudes passes d'armes entre <strong>Al</strong>bert<br />

Camus et Kateb Yacine et des conversations plus<br />

feutrées entre <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> et Max-Pol<br />

Fouchet ou Jean Amrouche. Il y aurait ensuite la<br />

symphonie algérienne de Camille Saint-Saëns,<br />

répondant à la musique du film Pépé le Moko<br />

composée par <strong>Mohamed</strong> Iguerbouchen. Et, les<br />

images se bousculant, on reverrait Mohammed<br />

Lakhdar-Hamina recevant la Palme d’Or à<br />

Cannes en 1975 pour la “chronique des années<br />

de braise”, l’œuvre de Picasso honorée à <strong>Al</strong>ger<br />

en 1988, et, toujours inscrites dans le paysage<br />

algérien d’aujourd’hui, les architectures de<br />

Fernand Pouillon fasciné par le M’zab.<br />

Il nous faut aujourd’hui reprendre le fil de ce<br />

dialogue, de cette effervescence artistique qui<br />

mène à la découverte d'un héritage commun.<br />

Car nos sociétés sont plus que jamais<br />

empreintes d’un profond brassage humain et<br />

culturel, fortes de cette proximité géographique,<br />

mais surtout, comme l’avait souligné<br />

Jacques Berque, “historique et essentielle”, à<br />

partir de laquelle l’âme de nos peuples se mêle<br />

intimement. La France et l’<strong>Al</strong>gérie ont besoin de<br />

se retrouver. Elles ont besoin de pouvoir mettre<br />

des mots, des gestes, des images, des musiques,<br />

sur ce qui pendant trop longtemps n’a pas été<br />

exprimé. C’est à nous, Français et <strong>Al</strong>gériens, de<br />

savoir maintenant reprendre l’histoire en<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


La communauté algérienne, un solide facteur de rapprochement<br />

marche. A nous de montrer notre capacité à<br />

convertir le passé en une force de partage, de<br />

mouvement, de dynamisme. A nous de nous<br />

tourner main dans la main vers l’avenir et de le<br />

construire ensemble. Et je voudrais dire ici<br />

mon admiration et mon enthousiasme pour ce<br />

défi hautement symbolique que représente<br />

l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France. Je voudrais dire<br />

ma joie de constater que ce sont notamment la<br />

culture et les arts qui nous permettent de sortir<br />

d’un temps de silence et de méfiance, se plaçant<br />

ainsi à l’avant-garde des relations francoalgériennes.<br />

Je voudrais dire ma fierté de voir<br />

tous ces auteurs, ces créateurs, qui s’engagent<br />

et se font passeurs de culture. De voir toutes<br />

ces villes, ces régions, ces départements, se<br />

mettre en mouvement pour faire vibrer<br />

ensemble nos deux peuples, en harmonie avec<br />

ce qu’ils ont de plus humain, de plus vital.<br />

D’Arles à La Rochelle, de Bordeaux à Paris en<br />

passant par Angers ou Clermont-Ferrand, les<br />

projets auxquels cette rencontre permettra de<br />

voir le jour reflètent la diversité de chacun de<br />

nos deux pays. On dénombre plus de 1800<br />

manifestations culturelles qui seront organisées<br />

en 2003 sur tout le territoire français.<br />

Aucun domaine artistique n’est oublié: grandes<br />

expositions et concerts populaires, théâtre,<br />

beaucoup de cinéma mais aussi de la poésie,<br />

des arts plastiques, de la danse. Toutes les<br />

époques de l’histoire de l’<strong>Al</strong>gérie, de<br />

l’Antiquité à la création contemporaine, vont<br />

ici vivre d’un souffle nouveau, marqué du<br />

sceau de l’ouverture et de l’amitié. Moment<br />

d’échange et de partage, l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie se<br />

veut unique par son ampleur, exceptionnelle<br />

par sa qualité.<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

La créativité<br />

algérienne<br />

Oui, l’<strong>Al</strong>gérie a mille visages, et il nous faut<br />

aujourd’hui les redécouvrir. C’est une terre<br />

d’échanges, de lumière, qui a su intégrer et<br />

adapter depuis l’Antiquité les apports des civilisations<br />

berbère, romaine, puis chrétienne,<br />

arabe et musulmane. Une terre riche aussi de la<br />

Francophonie, que lui a léguée l’Histoire. «Le<br />

mérite d’une langue, soulignait le Président<br />

Bouteflika à Beyrouth en évoquant le français,<br />

n’est pas seulement d’être l’expression d’une<br />

civilisation, mais de servir de lien entre des<br />

civilisations différentes, et d’assurer ainsi non<br />

seulement leur compréhension mutuelle,<br />

mais l’enrichissement de chacune d’elles par<br />

les autres». Et c’est ainsi que nous, Français,<br />

n’avons qu’à nous féliciter de la participation<br />

de la langue française, aux côtés de l’arabe et<br />

de l’amazigh, à la créativité algérienne dans<br />

bien des domaines ; celui du droit et des<br />

sciences économiques ou sociales. Mais aussi<br />

celui de la littérature, où l’œuvre de vos poètes<br />

et de vos romanciers fait partie désormais de<br />

notre patrimoine, de Malek Haddad à Rachid<br />

Boudjedra, en passant par Assia Djebar.<br />

Que cette saison culturelle permette de tisser<br />

de nouveaux liens, de développer de nouveaux<br />

partenariats à tous les échelons. Au-delà<br />

de l’année 2003, le programme permettra d’engager<br />

des coopérations de long terme entre<br />

Etats, mais aussi entre collectivités locales,<br />

entre institutions culturelles et entre universités.<br />

J’insiste sur ce point qui est fondamental :<br />

les relations entre la France et l’<strong>Al</strong>gérie ne sont<br />

pas affaire des seuls Etats. Les peuples aussi y<br />

ont nécessairement leur part. L’Année de<br />

l’<strong>Al</strong>gérie, c’est aussi l’occasion de tendre la<br />

main à un pays qui aspire à la paix et à la pros-<br />

périté, parallèlement à la visite d’Etat du<br />

Président Chirac au début 2003, qui marquera<br />

notre volonté d’approfondir nos relations, tant<br />

sur le plan politique que sur celui de la coopération<br />

et de l’économie. Que cette saison culturelle<br />

libère la créativité, les énergies, le dynamisme<br />

qui, en <strong>Al</strong>gérie, ne demandent qu’à<br />

s’épanouir. Je crois profondément que cette<br />

rencontre est importante pour nos deux<br />

peuples dans leur ensemble. Je pense en particulier<br />

aux Français d’origine algérienne, qui<br />

portent en eux cette diversité et peuvent être<br />

fiers de leur double racine. Certains de ces<br />

Français, on le sait, connaissent parfois sur<br />

notre sol des difficultés d’intégration. D’autres,<br />

nombreux, dont on parle moins, tirent profit<br />

de cette dualité intime qui est la leur. L’Année<br />

de l’<strong>Al</strong>gérie doit contribuer à leur donner<br />

conscience de la chance que constitue ce<br />

double héritage.<br />

Un message<br />

de paix et d’espoir<br />

Mais allons aussi au-delà de nos deux pays.<br />

Avec cette Année de l’<strong>Al</strong>gérie, adressons au<br />

monde un message d’ouverture et de tolérance,<br />

un message de paix et d’espoir, lancé<br />

aujourd’hui par nos deux peuples. Un message<br />

qui ouvre la voie de la concorde et de l’écoute,<br />

face à un monde bousculé par la peur.<br />

Développons sans relâche des correspondances<br />

du cœur et de l’esprit, des pôles d’entente<br />

et d’affinité, des partenariats privilégiés,<br />

dont le monde a besoin pour assurer sa stabilité.<br />

A l’heure où l’Europe va s’ouvrir vers l’est<br />

avec l’élargissement de l’Union, je voudrais<br />

dire à nos amis du Sud de la Méditerranée que<br />

nous ne les oublions pas. La France est là, pour<br />

se faire l’avocat d’une coopération renforcée<br />

entre l’Europe et le Maghreb. La refondation<br />

des relations euro-méditerranéennes, que<br />

nous avons engagée ensemble il y a quelques<br />

années, est un défi au sein duquel la France et<br />

l’<strong>Al</strong>gérie ont toutes deux un rôle moteur à<br />

jouer. Le dialogue entre nos deux pays doit<br />

devenir un pilier de cet axe d’entente et d’entraide.<br />

(...) L’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en 2003 sera riche<br />

et passionnante. Elle montrera de ce pays un<br />

extraordinaire patrimoine, un visage de créativité,<br />

de force et de jeunesse. La France et<br />

l’<strong>Al</strong>gérie, unies aujourd’hui autour de ce projet<br />

commun, vous remercient d’être au rendezvous<br />

(...).■<br />

Les intertitres sont de la rédaction<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

15<br />

L’autre rive


Cinéma<br />

16<br />

Terrorisme<br />

et intégrisme:<br />

le nouveau thème<br />

porteur des cinéastes<br />

algériens<br />

par Salim Aggar<br />

Journaliste<br />

Après les thèmes de la guerre<br />

de libération, de la révolution<br />

sociale, de l’exode rural, de la<br />

colonisation culturelle et des événements<br />

d’octobre, les cinéastes<br />

algériens se sont tournés vers un<br />

nouveau sujet : le terrorisme.<br />

Agoumi dans le film de Karim Traïdia: «Les diseurs de vérité»<br />

e terrorisme est devenu un<br />

L<br />

sujet en vogue «qui fait<br />

vendre» et que nos réalisateurs<br />

s’appliquent à mettre en<br />

synopsis pour convaincre<br />

d’éventuels producteurs, en particulier européens,<br />

devenus beaucoup plus réceptifs à la<br />

situation vécue par notre pays depuis une<br />

décennie. Il faut dire qu’avec la crise profonde<br />

que vit actuellement le cinéma algérien, il<br />

est logique que des cinéastes cherchent des<br />

fonds ailleurs pour mettre en boîte leurs projets.<br />

Certains, du reste, n’hésitent pas pour<br />

cela à charger complaisamment leurs scénarios<br />

de contradictions pour les faire accepter<br />

plus facilement.<br />

Durant les années 2000 et 2001, plusieurs<br />

films traitant du terrorisme ont été<br />

ainsi réalisés par des cinéastes algériens et<br />

pris en charge par des producteurs européens,<br />

en particulier français. Certains de ces<br />

films sont déjà sortis, d’autre sont en postproduction,<br />

tandis que d’autres encore en<br />

sont au stade de pré-production. Le plus<br />

important pour ces cinéastes à la recherche<br />

de notoriété internationale est de réaliser leur<br />

film dans un «huis clos» total. Ainsi, le scénario<br />

reste secret jusqu’au dernier «clap». Les<br />

journalistes avides d’informations sont tenus<br />

à l’écart, et le lieu et la durée du tournage<br />

sont toujours secrets. Certaines scènes jugées<br />

explosives, mettant en action des attentats ou<br />

la présence des forces de l’ordre, sont même<br />

tournées au Maroc ou en Tunisie, pour faire<br />

plus authentique, comme ce fut le cas pour le<br />

film de Nadir Moknache le Harem de Mme<br />

Osmane.<br />

Mais le terrorisme fait-il réellement<br />

recette ou est-ce simplement un sujet à la<br />

mode ? Le premier à avoir eu le courage<br />

d’aborder la question est l’Egyptien Nadir<br />

Djallal avec son film El Irhabi (le terroriste),<br />

mettant en vedette l’inamovible Adel Imam.<br />

Inspiré d’un roman de Lénine Khouri, le film<br />

raconte les tribulations d’un terroriste hébergé<br />

par la fille d’un intellectuel qu’il avait pour<br />

mission de tuer. A l’époque, en 1996, le terrorisme<br />

battait son plein en <strong>Al</strong>gérie, et l’ENTV,<br />

dans sa lutte idéologique pour le combattre,<br />

avait «mis le paquet» en achetant les droits de<br />

diffusion, alors que le film écrasait tous les<br />

records d’entrées dans les salles en Egypte.<br />

Elle a été, d’ailleurs, la première télévision<br />

arabe à diffuser ce film, avant même la télévision<br />

d’Etat égyptienne.<br />

Pris pour<br />

cible<br />

Avec la montée alarmante du terrorisme et<br />

surtout l’assassinat en série d’intellectuels et<br />

d’artistes, les cinéastes algériens ont pris<br />

conscience que le problème occupait une<br />

place prépondérante parmi les préoccupations<br />

des <strong>Al</strong>gériens. Mais avec la peur au<br />

ventre, personne n’osait ouvertement parler<br />

du sujet. Quoiqu’il en soit, même s’ils évitaient<br />

le thème du terrorisme, nos réalisateurs<br />

étaient déjà pris pour cibles. Le premier<br />

à être visé fut Djamel Fezzaz, le réalisateur du<br />

feuilleton El-Massir, qui bien que touché au<br />

visage, échappa de justesse à la mort à Bab El-<br />

Oued. <strong>Al</strong>i Tenkhi, réalisateur du très courageux<br />

Papillon ne volera plus, n’a pas eu la<br />

même «chance». Il fut assassiné devant son<br />

immeuble. Ces attentats ont jeté l’émoi dans<br />

une profession qui commençait à douter de<br />

l’avenir du 7e art en <strong>Al</strong>gérie, d’autant plus que<br />

réalisateurs et techniciens s’étaient retrouvés<br />

en chômage à la suite de la dissolution de<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


l’ENPA et du CAAIC, principaux vecteurs de<br />

l’industrie cinématographique dans le pays.<br />

Cette situation critique a poussé certains<br />

cinéastes à s’exiler, alors que d’autres ont<br />

préféré affronter le danger avec leurs idées<br />

et parfois leurs images.<br />

Avant de s’attaquer au thème du terrorisme,<br />

les cinéastes algériens ont dû s’intéresser<br />

à l’intégrisme, qui constitue son terreau<br />

nourricier. C’est <strong>Mohamed</strong> Chouikh, réalisateur<br />

de La Citadelle, qui osa le premier<br />

dénoncer la montée de l’intégrisme.<br />

D’abord avec Youcef ou la légende du septième<br />

dormant où il retrace un fait réel qui<br />

s’était produit à Ouargla : une attaque intégriste<br />

contre la maison d’une femme vivant<br />

seule avait provoqué l’incendie de sa demeure<br />

et la mort de son enfant. Dans son troisième<br />

film, L’Arche du désert, le réalisateur<br />

évoque indirectement les massacres collectifs<br />

d’innocents que connaissait à l’époque le<br />

pays. Hafsa Zinaï Koudil, écrivaine , tente à<br />

son tour sa première expérience cinématographique<br />

en s’attaquant à l’intégrisme religieux<br />

rampant. Dans son film Le Démon au<br />

féminin, elle revient sur le phénomène du<br />

charlatanisme à la sauce islamiste. Elle raconte<br />

l’histoire véridique d’un frère subjugué<br />

par la propagande islamiste, qui entraîna sa<br />

sœur à la mort en lui faisant subir des exorcismes<br />

destinés à la débarrasser d’idées<br />

jugées trop occidentales. Le film déclencha<br />

une véritable polémique au sein du courant<br />

islamiste, ce qui obligea le cinéaste à s’exiler<br />

pour quelques années en Tunisie. Autre<br />

cinéaste à s’intéresser au terrorisme par le<br />

biais de l’intégrisme, Merzak <strong>Al</strong>louache. Le<br />

réalisateur d’Omar Gatlato, qui n’a pas<br />

confirmé son statut de révélation des années<br />

70, a baissé rideau après l’échec de<br />

L’Homme qui regardait par les fenêtres et<br />

Un amour à Paris. Avec l’avènement de la<br />

démocratie et après les événements d’octobre<br />

88, Merzak <strong>Al</strong>louache s’est refait une<br />

nouvelle santé cinématographique, multipliant<br />

les réalisations. D’abord Bab-El-Oued<br />

City , considéré par les critiques comme le<br />

Omar Gatlato N°2, dans lequel il mettra à nu<br />

les origines de la montée de l’intégrisme et<br />

l’installation du terrorisme. Dans son film<br />

suivant, Salut Cousin, Merzak <strong>Al</strong>louache s’attaque<br />

au sujet sous un autre angle de vue et<br />

plus précisément celui de la France et des<br />

Juifs originaires d’<strong>Al</strong>gérie. Avec L’Autre<br />

monde, son dernier film, Merzak <strong>Al</strong>louache<br />

est allé directement au sujet, sur les conseils<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Amina Chouikh tournant une scène de son film «Rachida»<br />

de sa production. Il y raconte l’histoire de<br />

Yasmina, une jeune fille qui vient en <strong>Al</strong>gérie<br />

pour retrouver l’homme qu’elle aime et qui<br />

se trouve entraînée dans la tourmente algérienne.<br />

Avec ce film, l’auteur de l’inaperçu<br />

<strong>Al</strong>ger-Beyrouth est sûr de recevoir la palme<br />

du risque, puisque son film a été réalisé en<br />

grande partie en <strong>Al</strong>gérie. Il se lance dans un<br />

thème qui a été déjà exploité par <strong>Al</strong>exandre<br />

Arcady dans Là-bas mon pays, et qui n’a pas<br />

reçu l’accueil escompté en France.<br />

La ruée<br />

des réalisateurs<br />

Finalement, c’est la femme du réalisateur<br />

<strong>Mohamed</strong> Chouikh, Amina, qui se penche<br />

sérieusement sur le sujet. Sa première<br />

œuvre en tant que réalisatrice, Rachida<br />

(alors qu’elle a passé l’essentiel de sa vie sur<br />

les tables de montage pour donner forme<br />

aux films des autres), raconte à travers la carrière<br />

d’une enseignante le tourbillon de la<br />

violence en <strong>Al</strong>gérie. Amina Bachir-Chouikh a<br />

tourné son film à Sidi Fredj dans un ancien<br />

village colonial, sous une protection policière<br />

impressionnante.<br />

D’autre réalisateurs se sont intéréssés<br />

à la situation sécuritaire en <strong>Al</strong>gérie et ont<br />

tenté de récupérer le sujet à leur profit. C’est<br />

le cas notamment de Karim Traïdia qui a<br />

entamé une carrière cinématographique<br />

timide en <strong>Al</strong>gérie avant de partir en Hollande<br />

chercher la consécration. Un but qu’il a<br />

Cinéma<br />

d’ailleurs atteint en partie, en mettant en<br />

scène une œuvre sur les conditions de travail<br />

des journalistes algériens, intitulée Les<br />

Diseurs de vérité. Le film s’attaque, en<br />

même temps, au pouvoir et aux islamistes,<br />

ce qui explique peut-être son absence de la<br />

scène cinématographique algérienne.<br />

Le thème du terrorisme, qui est devenu<br />

par la force des choses très porteur, pousse<br />

d’autres réalisateurs à exploiter ce filon.<br />

C’est le cas, notamment, de Bachir Derraïs,<br />

ancien co-sociétaire de CMS, une maison de<br />

distribution de films en 35 mm, qui après<br />

quelques apparitions dans les films d’Arcady,<br />

d’<strong>Al</strong>louache et de Benguigui, se découvre<br />

une vocation de metteur en scène.<br />

L’homme, qui a ramené des cinéastes français<br />

et leurs films pour animer la scène culturelle<br />

algérienne, voit ses efforts récompensés<br />

avec la réalisation d’un film sur le terrorisme<br />

en <strong>Al</strong>gérie. Il faut dire que pour ce<br />

genre de thème, les producteurs ne cherchent<br />

pas la touche de l’artiste, mais seulement<br />

l’impact du sujet sur l’actualité cinématographique.<br />

Ce qui explique la ruée de réalisateurs<br />

algériens sans réelles capacités créatives<br />

pour ce genre de thème. Avec les documentaires<br />

de Belkacem Hadjaj, Femme taxi<br />

à Sidi Bel Abbés, et de Kamel Dehane, avec<br />

les films satiriques de Zemmouri et l’artillerie<br />

«littéraire» de Souaïdia, Samraoui et<br />

autres Yous Nassroullah, le thème récurrent<br />

du terrorisme en <strong>Al</strong>gérie a de beaux jours<br />

devant lui en attendant que le cœur prenne<br />

le pas sur la raison.■<br />

17


Théâtre<br />

18<br />

Le TNA d’<strong>Al</strong>ger rénové<br />

La crise<br />

du théâtre<br />

algérien<br />

Par Kamel Bendimered<br />

Journaliste<br />

La crise du théâtre est un thème<br />

favori des commentateurs de la vie<br />

culturelle. Mais qu’en est-il exactement<br />

? L’article suivant fait le tour<br />

des obstacles et des contraintes auxquels<br />

se heurte le secteur, de la formation<br />

des hommes à la diffusion<br />

des oeuvres. Mais ne faut-il pas,<br />

comme l’affirment certains noms<br />

illustres de la scène, considérer que<br />

théâtre et crise vont toujours de pair?<br />

L<br />

e dernier festival de théâtre de<br />

Mostaganem (10-20 août 2002),<br />

dans sa 35ème édition et deuxième<br />

tentative d’affirmation sous l’ombrelle<br />

euroméditerranéenne, a mis public, critique<br />

et jury dans sa poche par quelques spectacles<br />

vitaminés, à l’image de «Le Roi se meurt»,<br />

du Franco-Roumain Eugène Ionesco, monté par la<br />

troupe Mahfoud Touahri de Miliana, et «Le<br />

Clown», du Syrien <strong>Mohamed</strong> El Maghout, présenté<br />

-en arabe classique s’il vous plaît- par la formation<br />

estudiantine de Madrid «Arabuam».<br />

Ces deux productions artistiques, récompensées<br />

respectivement par le Grand Prix et le Prix<br />

Spécial du Jury présidé par le comédien et dramaturge<br />

M’hamed Benguettaf, ont remis en scène<br />

quelques évidences à placer en équation ou en<br />

jonction pour faire théâtralement mouche : des<br />

textes construits, surfant sur les problèmes tragiques<br />

de notre temps, et dont les auteurs tamisent<br />

la gravité du propos par le sens de l’humour<br />

grinçant (El Maghout) ou du burlesque mâtiné<br />

d’absurde (Ionesco); et pour les prendre en charge,<br />

des metteurs en scène professionnels<br />

(Charchall pour Miliana et Raoul pour Madrid) qui<br />

ont su mettre en synergie les capacités et le plaisir<br />

de jouer de jeunes et authentiques amateurs de<br />

théâtre.<br />

La force et la beauté du théâtre dérivent de<br />

la rencontre et de l’alchimie de ces trois éléments<br />

(écritures dramatique et scénique, et à leur service<br />

une équipe artistique volontaire et bien dirigée)<br />

que les collectifs nationaux, quel que soit<br />

leur statut (amateur ou professionnel), ont pris<br />

souvent à la légère en avançant et en plaçant en<br />

même temps leur art sur la corde raide, le jetant<br />

dans une situation de crise au delà de l’acceptable<br />

dont les pics faisaient et font s’interroger sur l’uti-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


lité même du théâtre dans la société.<br />

Une mise en perspective historique et<br />

analytique du 4ème art estampillé à l’algérienne<br />

révèle une crise multidimensionnelle<br />

dont les facteurs agissants sont, pour partie,<br />

le reflet d’un vécu théâtral universel et, pour<br />

partie, l’image d’une réalité spécifique.<br />

L’hypothèque première pesant sur l’essor du<br />

théâtre algérien, observe-t-on généralement,<br />

a partie liée avec le manque ou l’insuffisance<br />

de moyens financiers pour produire et diffuser<br />

une pièce.<br />

Cette réalité apparaît de manière aveuglante<br />

pour la période d’avant-indépendance,<br />

les comédiens étant tous des amateurs et<br />

se cotisant le plus souvent pour tenter l’aventure<br />

en se ramassant maintes fois contre le<br />

mur. <strong>Al</strong>lalou, le premier de cordée de cette<br />

ascension artistique réussie avec Djeha<br />

(1926), a dû se faire rapidement une raison<br />

en quittant le navire parce que, nous disait-il,<br />

«si le théâtre est le premier des arts, c’est le<br />

dernier des métiers». Bachtarzi Mahieddine,<br />

pour sa part, plus tenace et meilleur organisateur,<br />

a pu arrimer à ce qu’il appelait «une<br />

folle entreprise» nombre de ses compagnons<br />

en y investissant ses propres deniers glanés<br />

en tant que chanteur et sans lesquels sa passion<br />

pour le théâtre aurait versé dans le<br />

fossé.<br />

Seul moment où ce théâtre d’éclaireurs<br />

connaîtra une relative «embellie» sur le plan<br />

financier : l’officialisation, à partir de la saison<br />

1947-48, sous la municipalité du communiste<br />

Tubert, de la troupe de Bachtarzi sous l’appellation<br />

de Troupe Arabe de l’Opéra<br />

d’<strong>Al</strong>ger.<br />

Après la libération de l’<strong>Al</strong>gérie, la nationalisation<br />

du théâtre signifiera une potable<br />

«sécurisation» des composantes artistiques et<br />

techniques. Mais la bureaucratisation du secteur<br />

entraînera les établissements étatiques<br />

vers la déconfiture financière et productive,<br />

la masse salariale progressant jusqu’à<br />

atteindre les 80% des budgets de fonctionnement<br />

et réduisant la part réservée à la production<br />

à la portion congrue. La décentralisation<br />

théâtrale, censée débloquer la situation,<br />

pertinente dans son principe, sera<br />

conduite en dépit du bon sens puisque les<br />

moyens matériels disponibles au TNA, suffisant<br />

à peine au fonctionnement normal de<br />

cette structure transformée progressivement<br />

en une agence de spectacle, seront répartis<br />

entre quatre théâtres régionaux.<br />

Autre handicap : le faible niveau de for-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

mation générale développé par les personnels<br />

artistique et technique. A titre illustratif,<br />

et suivant une étude parue sur le Théâtre<br />

Régional d’Oran (couvrant la période 1973-<br />

86), il ressort que la composante artistique<br />

de cet établissement est constituée à près de<br />

80% d’éléments de niveaux élémentaire et<br />

moyen. Si l’on excepte la quarantaine de<br />

comédiens formés par l’INADC de Bordj El<br />

Kiffan (<strong>Al</strong>ger) ainsi que quelques metteurs en<br />

scène échappés des mailles serrées tissées<br />

par les ronds de cuir de la culture, l’écrasante<br />

majorité des personnels des théâtres a<br />

acquis son métier sur le tas, et pour des<br />

métiers bien ciblés (sonoriste, éclairagiste...)<br />

on peut parler de néant total du point de vue<br />

formatif.<br />

Un corps social a besoin d’avoir régulièrement<br />

une image de lui-même, et celle-ci<br />

ne peut être produite que par des hommes<br />

qui ont la vocation, les capacités et le talent<br />

pour réfléchir sur leur environnement et renvoyer<br />

ensuite dans un emballage littéraire et<br />

artistique leur perception de la réalité et leur<br />

vision de l’avenir. Cette espèce de créateurs<br />

a, bien sur, été au rendez-vous mais, pour des<br />

raisons liées essentiellement à l’histoire<br />

heurtée du pays, elle n’a pas eu la latitude ni<br />

le temps de se constituer en nombre et en<br />

force pour stimuler le développement du<br />

théâtre algérien et partant, de produire un<br />

répertoire conséquent de textes dramatiquement<br />

porteurs.<br />

Les plus belles<br />

pépites<br />

Même carencé par cette crise de l’écriture<br />

qui n’a fait que s’accentuer face aux tremblements<br />

sociaux et politiques vécus par la<br />

société, il faut cependant rendre à ce théâtre<br />

ce qui lui revient : sa constance et sa détermination<br />

à s’inscrire sur le terrain socio-politique,<br />

depuis son envol effectif avec la pièce<br />

Djeha à la veille de la commémoration du<br />

centenaire de la colonisation de l’<strong>Al</strong>gérie jusqu’à<br />

la période présente, réglant ses interrogations<br />

sur les préoccupations et aspirations<br />

populaires dérivant de chaque étape historique.<br />

«Notre but, déclarait <strong>Al</strong>lalou en évoquant<br />

les premiers pas de son engagement<br />

artistique, était de créer un théâtre à nous,<br />

s’exprimant dans notre langue et parlant<br />

de nos problèmes quotidiens, des personnages<br />

illustres de notre histoire et également<br />

Le dramaturge Mustapha Kateb<br />

Théâtre<br />

de nos faiblesses et tares qu’il convenait de<br />

mettre au jour pour mieux les combattre».<br />

Sur la trajectoire post-indépendance, la<br />

majeure partie des créations montées par les<br />

entreprises étatiques ont été irriguées et portées<br />

par de grands idéaux et projets de libération<br />

de l’homme, et l’interpellation de tout<br />

ce qui pouvait dévoyer cette noble entreprise.<br />

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les plus<br />

belles pépites dramatiques ont été réalisées<br />

sur ce terrain, redevables il est vrai à de<br />

fortes personnalités presque toutes issues du<br />

monde des planches et qui étaient à la fois<br />

des artistes et des hommes de culture, tels<br />

Boualem Raïs, Rouiched, Kaki, Kateb Yacine,<br />

<strong>Al</strong>loula, Benaissa, Benguettaf... soutenus<br />

pour certains d’entre eux par des collectifs<br />

de comédiens et metteurs en scène de grand<br />

talent (<strong>Al</strong>lel El Mouhib, Hachemi<br />

Noureddine, Hadj Omar, Hassan El Hassani,<br />

Malek Bouguermouh, Mustapha Kateb, Ziani<br />

Chérif Ayad, Azeddine Medjoubi...).<br />

Comme les grands noms de la littérature<br />

dramatique ne sont plus là, disparus ou exilés,<br />

et comme, de surcroît, l’édition a, à<br />

quelques exceptions près, ignoré superbement<br />

leurs oeuvres avec pour effets néfastes<br />

de mutiler un pan de la mémoire culturelle,<br />

le théâtre-roi parait nu, dramatiquement nu.<br />

D’après l’enquête -déjà citée- sur le TRO portant<br />

sur la période 1973-86, <strong>Al</strong>loula et Kaki<br />

cumulaient à eux deux 60% des créations<br />

individuelles produites par cet organisme et<br />

la moitié des mises en scène.<br />

La relève des aînés apparaît d’autant<br />

plus lourde à ce niveau qu’elle se situe dans<br />

une période de doute, de ruptures et de<br />

remises en cause douloureuses, dans un<br />

environnement en quête de ses points de<br />

Suite à la page 33<br />

L’année<br />

19


Livres<br />

20<br />

Livre:<br />

Conditions<br />

d’une vraie relance<br />

PAR ACHOUR CHEURFI<br />

JOURNALISTE ÉCRIVAIN<br />

La tenue, en septembre, du<br />

septième Salon international<br />

du livre d’<strong>Al</strong>ger (1) a constitué<br />

l’événement culturel de la<br />

«rentrée». Outre le débat<br />

amorcé sur la politique du<br />

livre, cette manifestation a<br />

servi de révélateur à un paysage<br />

éditorial algérien à la<br />

recherche d’un ancrage et<br />

d’une identité.<br />

Le contenu mais aussi la qualité d’impression sont maintenant de sérieux critères de choix<br />

I<br />

l parait assez clair, à travers les<br />

débats concernant aussi bien la<br />

question de l’importation que<br />

celle relative à la diffusion, que<br />

les points de vue des différents acteurs du<br />

livre sont loin d’être concordants, les intérêts<br />

des uns ne coïncidant pas forcément avec<br />

ceux des autres. Les libraires accusent par<br />

exemple les importateurs d’empiéter sur leur<br />

activité en fournissant directement le «marché<br />

institutionnel», estimé à plus de cent millions<br />

de dinars, et de ne pas leur livrer les<br />

titres qu’ils souhaitent obtenir. Les importateurs,<br />

eux, accusent les libraires d’être dans<br />

l’incapacité de satisfaire la «demande institutionnelle»<br />

et de ne pas s’acquitter des<br />

créances qu’ils détiennent sur eux. Certains<br />

importateurs et certains libraires se sont<br />

plaints de l’augmentation des taxes douanières<br />

en janvier 2002, «de l’ordre de 300%».<br />

Ce qui rend le livre importé quasi inaccessible<br />

à la majorité. Faux, affirme le président du<br />

Syndicat des Editeurs. L’augmentation des<br />

taxes douanières est de 10%, passant de 5 à<br />

15% depuis janvier 2002.<br />

Par ailleurs, le fait que les livres exposés au<br />

salon bénéficient d’une exonération des taxes<br />

douanières, et donc d’une réduction des prix<br />

de l’ordre d’au moins 20%, ne semble pas<br />

satisfaire les libraires qui estiment qu’ils sont<br />

les premiers pénalisés par cette mesure. Non<br />

seulement au Salon, ce sont les éditeurs qui<br />

se présentent eux-mêmes -et donc ce sont<br />

eux les premiers bénéficiaires-- mais cela se<br />

répercute négativement sur l’activité des<br />

libraires car les lecteurs vont s’approvisionner<br />

directement à la «foire» du moment en attendant<br />

la prochaine, et qu’entre les deux évènements,<br />

ce sont les libraires qui chôment.<br />

Cohérence<br />

et identité<br />

A l’évidence, tout le monde se plaint de<br />

quelque chose et chacun attend de l’autre<br />

qu’il fasse le premier pas, car les dysfonctionnements<br />

du marché de l’édition sont tellement<br />

évidents qu’une remise en ordre exige<br />

un consensus largement accepté par tous<br />

quant au rôle et à la place de chacun dans la<br />

chaîne éditoriale, avant d’aller à la conquête<br />

du lecteur qui, lui aussi, demande à être<br />

mieux connu et ses exigences mieux cernées.<br />

On attend beaucoup des autorités<br />

publiques qui ont annoncé par la bouche du<br />

Ministre de la communication et de la culture,<br />

Mme Khalida Toumi, qu’un groupe de travail<br />

planchait sur la question. Toutefois, une véritable<br />

politique du livre qui ménagerait les<br />

intérêts des uns et des autres et introduirait<br />

une certaine cohérence dans un champ qui a<br />

subi un bouleversement profond devrait venir<br />

assurément des principaux acteurs, d’autant<br />

plus que des organisations professionnelles<br />

existent (2), et il leur appartient, en collaboration<br />

avec d’autres institutions concernées<br />

comme l’Education par exemple, d’aller vers<br />

une plate-forme qui propose la démarche à<br />

suivre et les mesures à mettre en oeuvre.<br />

Cela est-il possible dans l’immédiat ? Peutêtre<br />

pas, mais plus vite on y arrivera et mieux<br />

ce sera car l’anarchie qui règne dans le secteur<br />

ne peut qu’arranger les prédateurs, ceux<br />

qui n’investissent rien et qui raflent tout. Avec<br />

en sus, la menace du fait accompli et la<br />

logique malsaine qui consiste à introniser les<br />

mauvais réflexes et à chasser la bonne initiative.<br />

D’autant plus que l’expérience des vingt<br />

dernières années a montré les limites de l’importation<br />

et que les prix prohibitifs du livre<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


Les salons du livre sont aussi une occasion de connaitre les centres d’intérêt du lectorat national<br />

résultant de la baisse du pouvoir d’achat des<br />

<strong>Al</strong>gériens- sont suffisamment dissuasifs, du<br />

moins quant aux livres de qualité, pour amener<br />

les uns et les autres à adopter des stratégies<br />

qui permettraient de favoriser un investissement<br />

local conséquent. Et en attendant<br />

l’ouverture du «marché scolaire», des formules<br />

telles que les «suites de tirage» ou<br />

l’achat des droits d’édition et de traduction<br />

demeurent nécessaires. Des éditeurs français<br />

comme «Eyrolles» se félicitent de cette<br />

approche qui leur a permis de «multiplier par<br />

trois les ventes en <strong>Al</strong>gérie», même si le<br />

nombre des titres concernés demeure assez<br />

restreint.<br />

La situation actuelle n’empêche en rien<br />

les éditeurs nationaux d’être plus offensifs et<br />

de tenter d’explorer les marchés francophone<br />

et arabophone, dans l’esprit d’une exportation<br />

compétitive et de qualité, et donner<br />

ainsi un sens positif au concept de «partenariat»<br />

jusque-là confiné dans un statut défensif<br />

et régressif de simple «consommateur», c’està-dire<br />

dans un rapport de dépendance et<br />

d’échange inégal et déséquilibré. La réflexion<br />

à engager dans ce sens devrait être globale et<br />

ne pas se limiter à un seul aspect ou continuer<br />

à voguer à vue sans réelle perspective<br />

alors que les attentes se font lancinantes.<br />

Le premier responsable de «Casbah<br />

Editions» avait annoncé, bien avant la clôture<br />

du Salon, la conclusion d’accords avec des<br />

éditeurs égyptiens et libanais pour la vente<br />

des droits et la co-édition de plus d’une trentaine<br />

de titres. Ce qui est loin d’être négligeable,<br />

au moins du point de vue psychologique<br />

: «Nous avons pu surmonter notre<br />

complexe, dira-t-il, et nos partenaires trou-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

vent l’édition algérienne bonne qualitativement».<br />

Ceci est d’autant plus vrai que tout<br />

milite en faveur d’une telle démarche offensive<br />

: le coût de fabrication est moindre, la<br />

main-d’oeuvre est très bon marché par rapport<br />

à l’Europe, et l’écrit est d’un bon niveau.<br />

L’autre question qui reste à résoudre et<br />

qui désoriente quelque peu les partenaires<br />

étrangers, c’est le manque d’identité de nos<br />

éditeurs et les présentations confuses des<br />

titres. Il est connu que le para-scolaire occupe<br />

les 99% de l’activité éditoriale algérienne<br />

et que nos éditeurs font tout et tous la même<br />

chose, sans que chacun ait un cachet personnel<br />

qui puisse le distinguer des autres. En<br />

outre, et au niveau des stands par exemple,<br />

on a relevé qu’il arrive à des éditeurs, ou<br />

même des diffuseurs, d’exposer et de vendre<br />

des titres d’autres éditeurs. Ce qui accentue<br />

la non-visibilité du champ éditorial.<br />

Diagnostic<br />

et politique<br />

Le débat amorcé lors de la tenue du Salon<br />

international du livre d’<strong>Al</strong>ger est appelé à se<br />

poursuivre. Les premières assises du livre<br />

que le Syndicat Professionnel du Livre (SPL),<br />

en collaboration avec l’Unesco, a programmées<br />

pour le mois de décembre constitueront<br />

pour l’ensemble des acteurs une occasion<br />

pour à la fois dresser un diagnostic global<br />

du secteur et jeter les bases d’une politique<br />

du développement du livre, avec bien<br />

entendu des concessions de part et d’autre.<br />

Les différents intervenants semblent avoir<br />

pris conscience que personne ne peut trou-<br />

Livres<br />

ver durablement son compte sans un marché<br />

du livre large et fort et sans une action sur<br />

plusieurs plans pour pouvoir réduire le prix :<br />

il y a la TVA, bien sûr, mais aussi les marges<br />

bénéficiaires de l’éditeur, de l’importateur et<br />

du détaillant.<br />

Dans un rapport de mission rédigé par un<br />

expert mandaté par l’Unesco et daté de<br />

1999, il est affirmé clairement qu’une politique<br />

dans ce domaine suppose de conjuguer<br />

trois facteurs indispensables : une<br />

volonté politique au plus haut niveau de<br />

l’Etat quant aux enjeux culturels du livre et<br />

au rôle économique que joue l’industrie de<br />

l’édition; la prise de conscience de l’activité<br />

privée en tant que «secteur», c’est-à-dire la<br />

garantie d’un meilleur accès des citoyens au<br />

livre en qualité et en quantité en contrepartie<br />

d’un cadre stimulant financier et fiscal; enfin<br />

l’adoption d’une législation spécifique à l’activité<br />

éditoriale et à la libre circulation du<br />

livre en assurant une «communication permanente»<br />

entre les professionnels de l’édition<br />

et les organismes de l’Etat concernés par<br />

les aspects culturels et économiques de l’édition.<br />

Trois ans après la rédaction de ce rapport,<br />

peut-on dire que les trois facteurs cités sont<br />

enfin réunis ? Il est encore trop tôt pour<br />

répondre de façon tranchée à cette question,<br />

d’autant plus que les articulations du marché<br />

du livre sont difficiles à déchiffrer, les intérêts,<br />

parfois féroces, des différents intervenants<br />

se posant de manière non convergente.<br />

C’est ce qui complique davantage les données<br />

de la question -qui fait quoi dans ce<br />

marché-, même si l’apparition d’organisations<br />

ou de syndicats dans l’activité éditoriale<br />

peut introduire quelque transparence et<br />

amener les acteurs à agir solidairement dans<br />

une direction qui favorise une industrie<br />

nationale du livre organisée, compétitive et<br />

productrice de richesses, pour le bien de<br />

chacun et de la collectivité. ■<br />

(1)- Il s’est tenu du 18 au 28 septembre 2002 et a vu la participation<br />

de plus de 200 maisons d’édition nationales, arabes et<br />

européennes, avec une forte présence de l’édition française,<br />

après la levée du contentieux (douanier) du précédent Salon,<br />

soit le versement par l’ANEP (au nom de l’Etat) de douze millions<br />

de dinars au profit des éditeurs étrangers.<br />

(2)- A l’Association Nationale des Editeurs <strong>Al</strong>gériens qui<br />

s’est entre-temps transformée en Syndicat National des Editeurs<br />

du Livre (SNEL) et qui existe depuis le début des années 90, se<br />

sont ajoutées deux organisations syndicales : l’Association des<br />

Libraires <strong>Al</strong>gériens (ASLIA) qui a vu le jour le 7 juin 2001 et<br />

regroupe (à la date de septembre 2002) 40 libraires, ainsi que le<br />

Syndicat Professionnel du Livre (SPL) qui a été créé au début de<br />

cette année.<br />

21


L’année Livres<br />

22<br />

Tahar Djaout<br />

ce «vigile»<br />

de l’écriture<br />

Interpeller en même temps<br />

la réalité complexe de sa<br />

société et l'espace ouvert et<br />

fécondant de l'écriture est le<br />

double vecteur interactif qui a<br />

structuré le cheminement de<br />

l'écrivain-journaliste Tahar<br />

Djaout, fauché par des balles<br />

assassines à la fleur de l’âge<br />

(39 ans).<br />

Une de ses dernières photos...<br />

eux semaines avant cet assassi-<br />

D<br />

nat programmé et exécuté par<br />

le terrorisme intégriste (le 26<br />

mai 1993), le plus grand écrivain<br />

maghrébin vivant,<br />

<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, à qui le centre culturel algérien<br />

à Paris rendait alors un hommage digne<br />

de sa stature, nous indiquait, à une question<br />

liée à la relève littéraire, que celle-ci s'annonçait<br />

des plus fruitées en <strong>Al</strong>gérie avec plus<br />

particulièrement une plume de la trempe de<br />

Tahar Djaout, respirant la poésie, la force et<br />

l'exigence créatrice.<br />

Poète d'abord (Solstice barbelé,1975, et<br />

L'Arche à vau-l'eau,1978) avant d'élargir son<br />

champ d'intervention littéraire à la nouvelle<br />

(Les Rêts de l'oiseleur, 1983) et au roman<br />

(L'Exproprié, 1981, Les Chercheurs d'os, 1984,<br />

L'Invention du désert, 1987 et Les Vigiles,<br />

1991), Djaout a toujours affiché, comme critique<br />

littéraire autant que comme écrivain,<br />

son inclination (et inclinaison) pour une écriture<br />

portée par les vents du grand large de<br />

l'imagination et de la création, quitte à<br />

essuyer parfois -en tant qu'auteur- quelques<br />

plâtres inhérents à toute aventure artistique<br />

(tendance à l'hermétisme dans L'Exproprié) .<br />

«Mon désir de bouleversement n'est pas<br />

seulement d'ordre politico-social, il est aussi<br />

de l'ordre de l'écriture, de l'expression», soulignait-il<br />

quelques mois après la sortie (simultanément<br />

à <strong>Al</strong>ger, chez Bouchène, et à Paris,<br />

aux éditions du Seuil) des Vigiles qui constitue<br />

son quatrième et dernier roman publié.<br />

Cette œuvre allait nous servir de détonateur<br />

et point d'appui à un entretien à large<br />

spectre d'éclairage sur la personnalité littéraire<br />

de Tahar Djaout, ses rapports à l'écriture et<br />

le regard aiguisé qu'il jette à la périphérie de<br />

celle-ci où l'auteur-acteur se (dé) doublait en<br />

observateur-critique littéraire, dans un exercice<br />

rare d'analyse lucide sur son travail d'écri-<br />

vain, son lectorat et sur la création algérienne<br />

dans son ensemble.<br />

Un bonheur balzacien<br />

de la limpidité<br />

Les Vigiles, par rapport aux romans qui<br />

l'ont précédé, est le texte le plus lisible à la<br />

fois par sa construction et la réalité qu'il s'approprie<br />

à travers une histoire simple derrière<br />

laquelle se profile une fable à double détente:<br />

sur l'<strong>Al</strong>gérie, et sur la perception de l'intellectuel<br />

et l'acte créateur dans le pays.<br />

Les Vigiles sont ces sentinelles, osons dire<br />

même ces cerbères qui, au nom d'une «révolution»<br />

qui n'a pas fini de faire des petits,<br />

veillent sur la gestion d'un ordre social et politique<br />

réglé sur le «prêt-à-penser». Qu'un<br />

intrus, en la personne d'un professeur et surtout<br />

innovateur d'un métier à tisser ancestral,<br />

vienne à se faufiler dans leur univers tétanisé,<br />

et ces gardiens vigilants, en même temps que<br />

bénéficiaires patentés du système établi, se<br />

mettent aussitôt en chasse pour châtier l'importun<br />

.<br />

Au moment où ils pensent tenir leur proie,<br />

le perturbateur-innovateur reçoit de l'étranger<br />

un label d'excellence et de reconnaissance<br />

pour sa machine, distinction dont l'impact<br />

social comme sa récupération en haut lieu<br />

mettent en mauvaise posture l'équipe des<br />

vigiles qui n'ont d'autre parade, pour se justifier,<br />

que de chercher et d'offrir un coupable<br />

idéal.<br />

Par le thème comme par la transparence<br />

du style, ce roman se situe dans le cheminement<br />

des Chercheurs d'os, alors que<br />

L'Exproprié et L'Invention du désert, qui<br />

posent globalement le problème de l'identité,<br />

s'inscrivent dans une seconde catégorie de<br />

préoccupations de l'auteur, avec une quête<br />

d'écriture plus ambitieuse et pourtant plus<br />

complexe.<br />

Interrogé sur ce «couplage» dans sa<br />

démarche romanesque, Tahar Djaout estimait<br />

qu'il était plus le produit d'un temps d'écriture<br />

précis que d'une intention précise. «J'ai<br />

personnellement, disait-il, un rapport à<br />

l'écriture extrêmement introspectif, donc j'ai<br />

des désirs instantanés et des intentions ponctuelles.<br />

Le texte prend la forme du désir que<br />

j’ai au moment où j’écris. Je n’ai pas du tout<br />

délimité à l’avance une certaine manière<br />

d'écrire. Il y a cependant des maillons qui<br />

relient les différents romans entre eux,<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


même si Les Chercheurs d'os et Les Vigiles<br />

se présentent de prime abord comme des<br />

textes plus ouverts, plus lisibles».<br />

Précisant encore sa pensée, l'écrivain<br />

expliquait que dans son rapport à l'écriture:<br />

«il y a une sorte de bonheur balsacien de la<br />

limpidité et du déchiffrement immédiat du<br />

monde, un désir d'ancrage dans le réel et<br />

un plaisir de créer des choses tellement<br />

transparentes qu'on a l'impression de palper<br />

la réalité juste derrière. Mais il y a aussi<br />

un désir plus complexe, plus jouissif et plus<br />

douloureux, en même temps que plus ambitieux,<br />

qui est de restructurer les choses et le<br />

monde, avec une architecture plus novatrice,<br />

des interrogations plus profondes et une<br />

introspection plus fouillée. Il y a donc une<br />

écriture de la lisibilité et du bonheur, et une<br />

écriture du déchiffrement complexe».<br />

La célébrité est une chose<br />

qui m’a toujours gêné<br />

Sur la double «fable» en action dans Les<br />

Vigiles, énoncé par lui comme son «premier<br />

roman urbain», Tahar Djaout remarquait que<br />

son espace romanesque «a toujours été<br />

chargé de symboles, qui appartiennent au<br />

patrimoine de la société mais ne la figent<br />

pas, qui servent à propulser la société vers<br />

l'avenir. Donc, le métier à tisser, dans Les<br />

vigiles, je ne l'invente pas, sinon il aurait été<br />

un objet, une machine bien dérisoire par<br />

rapport aux enjeux qui sont décrits dans le<br />

roman. C'est cette charge symbolique qui<br />

en fait justement une machine aux dimen-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

sions de la société».<br />

A la question de savoir si la lisibilité du<br />

roman ne procédait pas du désir de l'écrivain,<br />

considéré généralement comme «difficile»,<br />

de toucher un plus large lectorat, dans<br />

son pays et ailleurs, Tahar Djaout a eu cette<br />

réplique qui résume admirablement la personnalité<br />

de l'homme et de l'écrivain disparu.<br />

«Je n'ai jamais pensé à un lecteur précis<br />

en écrivant. Je dois même dire que la célébrité<br />

est une chose qui m'a toujours gêné.<br />

Par exemple, le retentissement médiatique<br />

des Vigiles par rapport à mes précédents<br />

romans, j'avoue qu'il me fait un peu peur. Je<br />

n'ai jamais cherché à être lu en masse<br />

parce que je pense que la lecture de masse<br />

nous crée toujours une fausse situation. Je<br />

suis convaincu qu'un écrivain est reçu par<br />

un certain nombre de lecteurs, et bien reçu,<br />

et qu'au delà, on sort avec une réception ou<br />

une communication biaisée».<br />

«Donc, observait encore l'auteur des<br />

Vigiles, je ne crois pas avoir écrit mon<br />

roman avec cette sobriété et cette simplicité<br />

dans l'intention d'être lu très largement.<br />

Les grands tirages, par exemple, j'ai toujours<br />

considéré cela comme un préjudice,<br />

dans la mesure où un écrivain qui dépasse<br />

un certain seuil de lectorat se trouve, à mon<br />

sens, en fausse situation avec celui-ci».<br />

Lorsqu'il a été fait part à Tahar Djaout, pour<br />

conclure, d'une - légère - critique concernant<br />

Livres<br />

ici et là des dialogues trop démonstratifs<br />

dans son dernier roman, l'écrivain a estimé<br />

que c'était là une question de «perception»,<br />

tout en avançant cependant un certain<br />

nombre de remarques pertinentes sur ce<br />

maillon qui a toujours été le talon d'Achille<br />

de la création littéraire et artistique algérienne.<br />

«Dans la littérature nationale, a-t-il<br />

observé, le statut des dialogues est assez particulier.<br />

C'est une littérature le plus souvent<br />

introspective, toute en monologues, et c'est<br />

peut-être dû à la situation même de<br />

l'<strong>Al</strong>gérie, à cette interférence et coexistence<br />

des langues. Lorsqu'on fait parler des personnages,<br />

on se retrouve parfois dans des<br />

traductions. C'est vrai qu'il y a des dialogues<br />

qui se font en français, comme dans<br />

un certain nombre de cas que je décris,<br />

dans les bars par exemple, où on peut<br />

concevoir que les dialogues se sont faits tels<br />

qu'ils sont transcrits. Mais très souvent, a<br />

ajouté l'écrivain disparu, le lecteur parle<br />

beaucoup plus en arabe ou en berbère, et<br />

dans ce cas il y a une translation en français<br />

qui se fait dans la tête du romancier. A<br />

ce niveau, on assiste peut-être à des dialogues<br />

escamotés, manquant de naturel. Ce<br />

qui est sûr, dans la littérature algérienne de<br />

langue française et même dans celle de<br />

langue arabe -puisque l'arabe écrit est différent<br />

de l'arabe parlé- c’est que le statut des<br />

dialogues est très particulier». ■ K.B.<br />

23


L’année<br />

Arts plastiques<br />

24<br />

Génération<br />

design<br />

par Nadira LaggouneAklouche<br />

Tout comme la prose pour<br />

Monsieur Jourdain, l’hom-me<br />

a toujours fait du design sans<br />

le savoir. Le design a toujours<br />

existé, s’inscrivant dans<br />

l’évolution naturelle de l’humanité,<br />

des premiers outils à<br />

nos jours, car il relève du<br />

désir d’améliorer les objets,<br />

leur conception et leur réalisation.<br />

«Discipline développée<br />

au XXème siècle, visant à la<br />

création d’objets, d‘environnements,<br />

d’œuvres graphiques,<br />

etc.., à la fois fonctionnels,<br />

esthétiques et<br />

conformes aux impératifs<br />

d’une production industrielle».<br />

C’est ainsi que le Petit<br />

Larousse illustré définit l’objet<br />

de notre article.<br />

E<br />

n fait, on a réellement commencé<br />

à parler de design à partir<br />

de la révolution industrielle.<br />

Avant cela, les objets étaient<br />

fabriqués artisanalement. Ils étaient donc le<br />

fait d’une seule personne. C’est la révolution<br />

industrielle qui établit une nette séparation<br />

entre le concepteur et le fabricant, donnant<br />

du même coup naissance à la profession de<br />

«designer».<br />

Au début, la production industrielle, ne<br />

faisant que copier les objets de prestige, génère<br />

une grande diversification des arts décoratifs<br />

: les objets ou le mobilier créés prenaient<br />

alors une fonction symbolique qui prévalait<br />

sur toute autre, car restant l’apanage d’une<br />

certaine classe sociale.<br />

C’est pour cela que le «Bauhaus» et<br />

d’autres mouvements initièrent l’idée que<br />

l’industrie pouvait produire en toute «démocratie»<br />

des objets biens conçus, sans fioritures,<br />

sans exagération symbolique, des<br />

objets simples. Ce fut la notion anglaise de<br />

«good design», apparentée à celle d’ «industrial<br />

design».<br />

A partir des années 30, le design se développe<br />

en Europe, jusqu’aux années 70 où<br />

commence à apparaître le marketing avec<br />

pour credo les notions de séduction et<br />

d’étonnement censés réveiller l’appétit du<br />

consommateur.<br />

Utilité, efficacité, agronomie, méthodologie,<br />

le design a depuis longtemps réglé ces<br />

problèmes. Aujourd’hui, les designers travaillent<br />

sur des systèmes complets : par<br />

exemple, l’ensemble de la politique de communication<br />

d’une entreprise et tout ce qu’elle<br />

peut et doit intégrer, y compris des objets,<br />

aussi bien le graphisme que la communication<br />

utilitaire comme la signalétique. C’est ce<br />

que l’on appelle le «design global», qui vise la<br />

qualité globale : la pérennité et la résistance<br />

des matériaux aussi bien que le plaisir<br />

(concret ) que l’on prend à utiliser les objets<br />

et le plaisir esthétique que procure leur<br />

vision.<br />

Le designer français Roger Tallon, à l’origine<br />

du minispace, du TGV et de la gamme de<br />

luminaires Erco disait : «Le design, ce n’est<br />

pas traiter le sujet, c’est traiter le sujet sous<br />

tous ses aspects, rassembler toutes les données,<br />

les mettre à plat et réénoncer complètement<br />

à partir de là ; donc, c’est le contraire<br />

de la spontanéité». Il souligne ainsi l’exigence<br />

dans le design d’être rationnel. Mais<br />

c’est aussi, pour les objets de consommation<br />

ou les espaces utilisés par le plus grand<br />

nombre, établir une convivialité nouvelle, une<br />

relation sensuelle, grâce à un maniement plus<br />

simple et un toucher agréable.<br />

La mise en œuvre d’une idée cependant,<br />

suppose un débat permanent entre le concevable<br />

et le possible, car si tout est possible<br />

dans l’absolu et si la seule limite dans le<br />

champ des idées est celle de son propre<br />

potentiel créatif, de sa capacité d’imagination,<br />

il en est différemment dans le domaine de la<br />

matérialisation : là, dans ce domaine plus<br />

qu’ailleurs, les techniques, les contingences<br />

économiques et sociales limitent largement le<br />

champ des possibles.<br />

Le design algérien<br />

Dès la fin des années 60, héritée de la tradition<br />

française, la notion de design fait son<br />

apparition à l’Ecole des Beaux-arts d’<strong>Al</strong>ger,<br />

insufflée par les Français Anna Price, Hamm et<br />

Depjeune, eux-mêmes initiés à cette spécialité<br />

par la prestigieuse école d’Ulm en<br />

<strong>Al</strong>lemagne. C’est ainsi que la «décoration intérieure»<br />

fait son apparition à <strong>Al</strong>ger, prise en<br />

charge par l’un des premiers professeurs,<br />

alors fraîchement formés à l’Ecole des Beauxarts<br />

de Paris, Hacène Chayani. Chayani prit en<br />

charge ce que l’on qualifie de «basic design»<br />

et qui consiste en l’enseignement de base du<br />

design, c’est-à-dire la décoration volume et la<br />

décoration intérieure. Toutefois, l’enseignement,<br />

tel que dispensé alors, n’accordait que<br />

peu de place à la spécialisation qui, elle, se<br />

réduisait à une année.<br />

Forts de l’expérience française acquise<br />

dans les années 70, les générations suivantes<br />

de professeurs formés à l’étranger vont commencer<br />

à appliquer les enseignements du<br />

«Bauhaus» et de son créateur Walter Gropius<br />

en 1919 qui tendaient à combler l’écart entre<br />

idéalisme social et réalité commerciale. Les<br />

fondateurs de cette célèbre école s’attachaient<br />

à prodiguer un enseignement basé<br />

sur la combinaison des préoccupations intellectuelles,<br />

pratiques, commerciales et esthétiques<br />

dans la création. Le «New Bauhaus de<br />

Chicago» et la «Hochschule für Gestaltung»<br />

d’Ulm, créée en 1953, vont alors développer<br />

les idées du Bauhaus et réaliser cette fusion<br />

de la théorie et de la pratique du design en<br />

relation avec la production industrielle.<br />

Mais c’est vraiment à partir des années<br />

80 que l’expérience acquise par ces ensei-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


gnants va se mettre en place de manière<br />

effective et insuffler une nouvelle attitude :<br />

doter l’enseignement de fondements intellectuels,<br />

théoriques ou philosophiques<br />

nécessaires à la mise en place d’un enseignement<br />

du design moderne tel qu’il se pratiquait<br />

en Europe.<br />

Cette attitude aboutira à l’introduction<br />

de nouveaux profils dans l’enseignement<br />

(technologie des matériaux, histoire de l’architecture,<br />

esthétique, philosophie, etc…)<br />

dans un premier temps, puis à la création de<br />

l’Ecole Supérieure des Beaux-arts qui va<br />

consacrer l’enseignement du design comme<br />

discipline à part entière : les filières «design<br />

aménagement» et «design graphique»<br />

étaient nées. Si des designers comme Zoubir<br />

Hellal, Mustapha Boutadjine, Abdelkader<br />

Abdi et d’autres en furent les animateurs<br />

principaux, c’est tout un enseignement qui<br />

prend en charge le rapprochement du<br />

monde de la production industrielle pour y<br />

introduire cette «qualité globale» qui lui<br />

manquait.<br />

La promotion d’une<br />

image nationale<br />

Les différentes générations qui vont être<br />

formées dès lors commencent aujourd’hui,<br />

après leurs aînés, à produire un effet encore<br />

timide mais certain sur le marché de la production<br />

industrielle et l’intégration des nouvelles<br />

technologies, comme sur le rôle de la<br />

fonction, de l’esthétique et de la décoration<br />

dans la vie quotidienne des individus.<br />

Trois designers ont été les pionniers et<br />

les chefs de file de l’entrée des <strong>Al</strong>gériens<br />

dans le design du 20ème siècle. Abdi, Yamo<br />

et Chérif constituent jusqu’à aujourd’hui les<br />

exemples et les emblèmes indiscutables de<br />

la réussite du design algérien. Conscients de<br />

la possibilité de l’exportation de l’image et<br />

de la culture du pays par la simplification des<br />

formes, ou leur renouvellement, ils vont<br />

combiner la symbolique traditionnelle aux<br />

exigences d’un design moderne, sans fioritures<br />

ni exagérations symboliques. Ils se placent<br />

aujourd’hui parmi les designers internationaux<br />

reconnus pour la qualité contemporaine<br />

de leurs créations.<br />

Aujourd’hui, le design est devenu une<br />

réalité, un fait culturel quotidien. Il embrasse<br />

tous les domaines : des objets multidimensionnels<br />

à la communication graphique,<br />

en passant par les technologies de l’information<br />

et l’environnement. C’est la conception<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

et la réalisation de tous les produits utilisés<br />

par l’homme, et les promotions de designers<br />

issues des écoles d’art font le bonheur<br />

des bureaux d’études, entreprises de communication<br />

ou sociétés industrielles de<br />

toutes sortes.<br />

Toutefois la pénétration du marché algérien<br />

reste lente et difficile. Des promotions<br />

entières de designers se heurtent encore à<br />

l’incompréhension des industriels qui, peu<br />

expérimentés, n’imaginent pas ce que peuvent<br />

faire les artistes. Ils se raccrochent souvent<br />

à des images, des maquettes ou des<br />

photos déjà utilisés ailleurs, pensant s’assurer<br />

de cette manière une certaine sécurité<br />

dans la communication ou, discutant<br />

constamment les prix, ne se rendent pas<br />

compte que la production du designer va<br />

au-delà de la matérialisation immédiate.<br />

Beaucoup d’autres contraintes, liées à différents<br />

facteurs économiques et sociaux, freinent<br />

le développement du secteur. En outre,<br />

il s’agit d’une profession encore jeune, qui<br />

souffre d’un gros déficit d’image, ce qui la<br />

marginalise quelque peu, aucune institution<br />

publique ne s’occupant réellement de sa<br />

promotion. Pourtant des promotions se lancent<br />

chaque année à la conquête du marché<br />

de la création industrielle ( ou artistique), et<br />

même si c’est le packaging et le design graphique<br />

qui représentent la grosse part de<br />

cette activité, de jeunes designers interviennent<br />

dans ce processus qui conduit de la<br />

fabrication à la vente, puis à l’utilisation du<br />

produit. Ce travail, généralement anonyme,<br />

tend à devenir une composante stratégique<br />

pour les entreprises.<br />

Une pénétration<br />

difficile<br />

C’est aussi dans l’anonymat que les<br />

artistes-designers conçoivent les aménagement<br />

des stands algériens à l’occasion des<br />

foires et des rencontres internationales ou<br />

des expositions universelles. Un travail<br />

considérable est également fourni par eux<br />

dans l’aménagement des sièges de sociétés<br />

Arts plastiques<br />

bancaires, de compagnies de transport<br />

aérien, d’agences de services de toutes<br />

sorte, que le consommateur apprécie souvent<br />

sans penser à l’artiste-concepteur, et<br />

parfois, sans savoir même quel artiste en est<br />

l’auteur.<br />

Les expositions qui se préparent à l’occasion<br />

de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France vont<br />

permettre au large public de découvrir un<br />

métier quelque peu méconnu, des artistes<br />

jeunes ou moins jeunes qui, en produisant<br />

des objets, transmettent des idées, des attitudes<br />

et des valeurs qui sont en même<br />

temps des idéaux individuels ou nationaux.<br />

Le design est un moyen de communication<br />

entre les hommes et, à la suite des aînés qui<br />

les encadrent, nos artistes l’ont bien compris<br />

qui, s’inspirant de l’arsenal des coutumes,<br />

pratiques et croyances nationales, aboutissent<br />

à de véritables propositions contemporaines,<br />

participant du même coup à l’éducation<br />

de l’œil, à la résolution de problèmes<br />

donnés, à la concrétisation d’idéaux car c’est<br />

«un métier paradoxal où l’on fournit du<br />

matériel et de l’immatériel». ■<br />

25


Une musique<br />

est née...<br />

L’année Musique<br />

26<br />

ou la merveilleuse<br />

histoire du Chaâbi<br />

<strong>Mohamed</strong> Redouane<br />

Journaliste ()<br />

Avant de connaître le phénomène «raï» qui a porté la musique<br />

algérienne aux sommets, l’<strong>Al</strong>gérie a vécu, dans le deuxième<br />

quart du siècle dernier un phénomène «chaâbi». Un genre<br />

musical né du fin fond de la Casbah d’<strong>Al</strong>ger, empruntant à<br />

l’andalou, au chant religieux (medh) et au folklore, proposant<br />

des sonorités nouvelles propres ou obtenues par le recours à<br />

des instruments ou des rythmes importés.<br />

Servi par une voix et un talent exceptionnels, un homme, El<br />

Hadj M’hamed El Anka a été «l’inventeur» de ce genre, le «chimiste»<br />

qui a su avec génie réaliser le fabuleux mixage.<br />

A<br />

pparu dans le contexte de<br />

l’émergence du mouvement<br />

national, le chaâbi, connu<br />

d’abord sous l’appellation<br />

moghrabi, a répondu à l’exigence du petit<br />

peuple : écouter un genre musical moins<br />

savant que l’andalou. Dans l’ancienne cité<br />

algéroise, la Casbah, l’andalou est réservé aux<br />

nantis. D’où la nécessité pour les artistes issus<br />

de la Casbah de lancer une musique fondée<br />

sur des textes au langage populaire. Du meddah<br />

(medh : chant religieux) à l’interprète, le<br />

chaâbi se caractérise dès les années vingt par<br />

de petits instruments, tels que le violon, la<br />

kouitra et le tambourin.<br />

La décennie d’après s’ouvre sur un début<br />

de modernisation qui revient au maître incontesté<br />

du genre Aït Ouarab <strong>Mohamed</strong> Idir<br />

«Halo», plus connu comme El Hadj M’hamed<br />

El Anka. En introduisant le demi-mandol, le<br />

maître s’aperçoit de ses limites, les capacités<br />

de cet instrument ne pouvant être complètement<br />

exploitées. La solution est trouvée avec<br />

un luthier espagnol, Bellido, qui réalise<br />

l’agrandissement du manche de l’instrument<br />

et le doublement de la table d’harmonie. Une<br />

nouvelle sonorité grave est ainsi née, celle du<br />

mandol, -devenu depuis un instrument<br />

mythique du chaâbi- et des basses sont combinées<br />

aux sons aigus. Même la tonalité vocale<br />

change, puisque d’une gamme basée sur le<br />

fa, El Anka crée dès les années 40 une voix<br />

grave, rauque, apparemment virile, spécifique<br />

à cette musique. Musique qui ne cessera pas<br />

son développement à ce niveau-là. En lançant<br />

une autre forme, El Anka adapte à sa musique<br />

le piano, la mandoline et d’autres instruments<br />

à gamme tempérée. L’orchestre ainsi élargi, la<br />

prestation n’aurait subi aucun changement<br />

sans l’intégration de la derbouka (percussion<br />

d’origine égyptienne) et le banjo (instrument<br />

d’origine américaine) , un facteur avec lequel<br />

l’accord d’origine est modifié. Aussi,<br />

Hadj M’hamed Anka, le Maître du chaâbi<br />

l’instrument mélodique est-il accordé comme<br />

mandol.<br />

Mais sans l’apport du pianiste Mustapha<br />

Skandrani, qui demeure un chef d’orchestre<br />

unique, le chaâbi n’aurait probablement pas<br />

connu l’évolution qui fut la sienne. C’est lui<br />

qui, en jouant à la manière andalouse, introduit<br />

de nouvelles mélodies et en rénove certaines,<br />

(plus de 150 sont à son actif ).<br />

Skandrani devient aussi, parallèlement, le<br />

créateur de la musique moderne.<br />

Avec l’avènement du chaâbi (terme donné<br />

par Boudali Safir en 1946) un nouveau genre<br />

est initié par El Anka aux cotés de l’andalou<br />

avec <strong>Mohamed</strong> Fekhardji et le kabyle avec<br />

Cheikh Noureddine. Il est reconnu par ses<br />

rythmes spécifiques comme El Guebbahi,<br />

Bourdjila et Soufiane, où la rythmique de la<br />

derbouka a des mesures saccadées et la ligne<br />

discontinue.<br />

Selon les normes de<br />

la musique universelle<br />

Dès lors, la musique exposée dans les<br />

patios (wast eddar), les terrasses (stiha) et<br />

les jardins (djenina) de jasmin devient celle<br />

des pêcheurs, des dockers, des artisans et du<br />

petit peuple en général. En pleine guerre de<br />

libération, le chaâbi fut aussi un moyen de<br />

sensibilisation du peuple à la cause nationale,<br />

y compris dans les fêtes familiales où un guetteur<br />

devait prévenir le chanteur de l’arrivée<br />

de la police coloniale. Aux tournées théâtrales<br />

de Mahieddine Bachtarzi se sont jointes la<br />

musique et les chansonnettes à caractère<br />

nationaliste, à l’image de l’opérette (Dawlat<br />

n’ssa, l’Etat des femmes) produite par<br />

Mustapha Skandrani et <strong>Mohamed</strong> Kechkoul.<br />

Le chaâbi, portant bien son nom -populaire-,<br />

a réellement une audience nationale, maghrébine<br />

aussi, puisque actuellement au Maroc<br />

des artistes reprennent des textes d’El Anka<br />

ou de Dahmane El Harrachi. Si El Anka est un<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


Amar Ezzahi, nouveau style<br />

grand voyageur, la chanson Ya rayeh<br />

d’El Harrachi a fait le tour du monde<br />

après la reprise de Rachid Taha. Quant<br />

à l’universalité du genre, elle s’effectue<br />

grâce à l’apport non négligeable de<br />

musiciens et non moins compositeurs,<br />

Ahmed Malek, <strong>Mohamed</strong><br />

Iguerbouchène et Mahboub Bati.<br />

Encore une fois, de nouveaux instruments<br />

sont expérimentés : la clarinette,<br />

l’accordéon et la trompette. Mais le<br />

jeu se fait selon les normes de la<br />

musique universelle ou les règles de<br />

l’harmonie, tout en respectant la mélodie<br />

d’origine. D’ailleurs, Mahboub Bati<br />

est l’un des promoteurs du asri dès les<br />

années 50 avec Amraoui Missoum et<br />

<strong>Mohamed</strong> El Kamel, précurseur à la fin<br />

des années 40 de ce genre enfanté par<br />

le chaâbi.<br />

Dans la même optique, celle de<br />

répondre aux exigences d’une jeunesse<br />

dominée par la culture coloniale,<br />

Mahboub Bati innove dès l’indépendance<br />

la chansonnette dans le chaâbi.<br />

Néanmoins, sa force consiste à produire<br />

selon le cachet personnel de chaque<br />

chanteur. D’où l’émergence de nouveaux<br />

styles avec Amar Ezzahi, Hassen<br />

Saïd, Boudjemaâ El Ankis, Abdelkader<br />

Chaou, El Hachemi Guerrouabi et<br />

autres, dont certains sont les élèves<br />

d’El Anka. Si le maître fait son entrée<br />

en 1995 au conservatoire municipal<br />

d’<strong>Al</strong>ger en qualité de professeur chargé<br />

de l’enseignement du chaâbi, plusieurs<br />

élèves deviendront des chanteurs de<br />

talent comme Amar Lachab, Hassen<br />

Saïd et Rachid Souki.<br />

Néanmoins, la popularisation du<br />

chaâbi est favorisée par les moyens<br />

modernes du phonographe et de la<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

radio (révolutionnaires à l’époque). En<br />

dirigeant la première grande formation<br />

de musique populaire à Radio <strong>Al</strong>ger, au<br />

lendemain de la Seconde Guerre mondiale,<br />

El Anka, chef de station, anime à<br />

la salle Ibn Khaldoun (ex- Pierre<br />

Bordes) la deuxième partie du spectacle,<br />

la première étant réservée à l’andalou<br />

avec Mohammed puis<br />

Abderrezak Fakhardji, Ahmed Serri et<br />

Abdelkrim Dali. Mais la salle fera bonne<br />

recette grâce à El Anka, Hadj M’rizek et<br />

Khelifa Belkacem.<br />

Des messages<br />

subversifs<br />

Aujourd’hui, les récitals sont quasiment<br />

inexistants et les espaces traditionnels<br />

du chaâbi complètement perdus.<br />

Au-delà des nouveaux styles :<br />

Amar Lachab, Hassen, Saïd, Abdelmadjid<br />

Meskoud, Dahmane El Harrachi...,<br />

la création dans le sens moderne<br />

demeure à un niveau de recherche.<br />

Certes, des tentatives, il y en a pour<br />

donner naissance à un chaâbi moderne.<br />

Encore faut-il que les <strong>Mohamed</strong><br />

Reda, Rachid Guerbas, Hamidou, Reda<br />

Doumaz et autres puissent y aboutir en<br />

respectant l’esthétique et la mélodie.<br />

Si le chaâbi a influencé le rock de<br />

T34 et KG2, le rap des MBS et Intik ou<br />

le gnawi de Amazigh Kateb (Gnawa<br />

Diffusion), c’est qu’il est en soi un<br />

genre au pouvoir illimité. Tout en véhiculant<br />

la sagesse, l’amour et l’espoir, il<br />

porte en lui des messages subversifs en<br />

exposant des thèmes sociaux. Par<br />

conséquent, les chanteurs de chaâbi<br />

sont considérés comme provocateurs<br />

et anticonformistes. Ce qui est plutôt<br />

flatteur, d’autant que le genre se caractérise<br />

par sa force mélodique, thématique<br />

et rythmique. En revanche, sa<br />

modernisation n’en est aujourd’hui<br />

qu’à ses prémices. Et comme le blues<br />

et le jazz, avec lesquels il partage de<br />

larges espaces, le chaâbi est en voie<br />

d’évolution, à l’exemple d’El Anka qui<br />

en 1970 a démontré en chantant<br />

Sobhane <strong>Al</strong>lah ya l’tif (texte encore<br />

d’actualité) que le sens de l’interprétation<br />

et de l’harmonie peuvent encore<br />

progresser. ■<br />

(1) Article publié dans le quotidien «Le Matin»<br />

en date du 10 août 2000<br />

Musique<br />

Le Phenix<br />

de la Casbah<br />

Par Hayet Eddine Khaldi journaliste<br />

Son destin musical hors du commun aurait pu nous pousser à commencer<br />

cette histoire par le légendaire : «Il était une fois…» .<br />

Dans ce cas précis, déjà au<br />

départ une vie s’est démarquée<br />

de toutes les autres par un quiproquo<br />

administratif annonçant<br />

avant la lettre que cet homme<br />

ne sera pas comme tous les<br />

autres !<br />

En effet, le 20 Mai 1907, dans<br />

une maison du 24 rue de<br />

Tombouctou, à la Casbah<br />

d’<strong>Al</strong>ger, Fatma Bent Boudjemaa<br />

donnait naissance à un garçon.<br />

Son mari étant souffrant, c’est<br />

l’oncle maternel du nouveau-né<br />

qui est chargé de son inscription<br />

à l’état-civil. Le préposé confond «Ana Khalou» (je suis son oncle) avec le nom<br />

patronymique du nouveau-né, et tout bêtement marque : «HALO» <strong>Mohamed</strong><br />

Idir pour Aït Ouarab <strong>Mohamed</strong> Idir. C’est cet enfant qui est devenu plus tard<br />

El Hadj <strong>Mohamed</strong>, surnommé «El Anka» (Le Phénix). Ce quiproquo, qui marqua<br />

le début de sa vie, expliquerait peut-être le goût prononcé du Cheikh<br />

pour les anecdotes comme en témoignent nombre de ses amis !<br />

Après l’école coranique (1912-1914), le jeune <strong>Mohamed</strong> Idir fréquenta sans<br />

trop de conviction l’école française dont il quitta définitivement les bancs en<br />

1918 pour se consacrer au travail et aider sa famille nécessiteuse. L’adoration<br />

qu’il vouait à Cheikh Nador fut récompensée en 1917, lorsque Si Said Larbi,<br />

musicien de renom au sein de l’orchestre du Cheikh, lui permit d’assister aux<br />

fêtes animées par son idole.<br />

Vite remarqué par celui-ci pour son extraordinaire sens du rythme et son<br />

incroyable mémoire, ainsi que sa passion sans bornes pour la musique, il se<br />

retrouva dans l’orchestre comme percussionniste sur tambourin (tar) .<br />

Quelque temps plus tard, K’hioudji, demi-frère de Hadj M’Rizek, le prend<br />

comme musicien à plein temps dans un orchestre spécialisé dans les veillées<br />

de la cérémonie du henné, véritable école pour les débutants. Après la mort<br />

de Cheikh Nador en 1926 à Cherchell, El Anka prit naturellement le relais<br />

dans l’animation des fêtes familiales. Il a alors 19 ans. Une année plus tard, il<br />

devient l’élève de Cheikh Sid <strong>Al</strong>i Ould Lek’hal, suivant avec une grande assiduité<br />

les cours prodigués par celui-ci jusqu'à 1932. C’est à partir de 1928,<br />

année décisive pour lui, qu’il rencontre le grand public, en enregistrant chez<br />

son premier éditeur (Columbia) 27 disques 78 tours, et en participant à l’inauguration<br />

de Radio PTT d’<strong>Al</strong>ger.<br />

Favorisé par ses passages à la radio et le développement du phonographe, sa<br />

popularité grandissante le mena à faire des tournées à travers l’<strong>Al</strong>gérie et la<br />

France, tournées à peine interrompues par son pèlerinage à la Mecque en<br />

1937. Il entreprit parallèlement d’enrichir son orchestre avec une nouvelle<br />

formation qui comprenait, entre autres, Abderahmane Guechoud, Rachid<br />

Rabahi, Kadour Cherchali, Chabane Chaouche, etc… Sa notoriété grandissante<br />

lui permit, après la 2ème guerre mondiale, de diriger la première grande<br />

formation de musique populaire de Radio <strong>Al</strong>ger.<br />

En 1955, il débuta, en tant que professeur chargé de l’enseignement du<br />

Chaâbi, au conservatoire municipal d’<strong>Al</strong>ger, où il forma toute une génération<br />

de chanteurs, tel que Mahdi Tamache, Chercham, Amar El Achab, et tant<br />

d’autres encore.<br />

El Anka a interprété prés de 360 poèmes (K’sayed) et produit environ 130<br />

disques avec différents éditeurs, dont Columbia, <strong>Al</strong>gériaphone et Polyphone.<br />

Il mourut le 23 novembre 1978 à <strong>Al</strong>ger, laissant derrière lui un héritage musical<br />

hors du commun et le souvenir d’un grand homme.<br />

Un célèbre écrivain disait que chacun de nous se devait de suivre sa légende<br />

personnelle, que fuir son destin en traversant la planète nous pousse inlassablement<br />

vers celui-ci … Le destin d’El Anka fut d’être une légende… et la<br />

légende continue !■<br />

27


Tlemcen,<br />

ville d’histoire<br />

L’année Patrimoine<br />

28<br />

...Mais où sont<br />

les neiges d’antan?<br />

PAR MOHAMED BENDIMERED<br />

UNIVERSITAIRE<br />

Tlemcen - qui le nierait ? - est certes<br />

l’un des plus notoires fleurons du<br />

patrimoine historique et culturel de<br />

l’<strong>Al</strong>gérie. De la tribu des Meghrawa à<br />

son apogée de capitale du Royaume<br />

abdelwadide, puis sous les <strong>Al</strong>moravides,<br />

les <strong>Al</strong>mohades, les Meghrawa et<br />

les Mérinides, en passant par la période<br />

romaine, les Wisigoths et les<br />

Vandales, elle a engrangé une rare<br />

somme d’événements et de monuments<br />

prestigieux qui ont fait son<br />

renom dans l’histoire.<br />

Mais gare ! nous dit <strong>Mohamed</strong><br />

Bendimered. L’offensive moderne du<br />

béton et de l’industrialisation pourrait,<br />

faute d’être corrigée, lui faire<br />

perdre son âme à la longue.<br />

«Le charme discret» du printemps à Tlemcen<br />

T<br />

lemcen, haute cité, que ton<br />

séjour est doux !» : c’est ainsi<br />

que le poète s’extasie sur le<br />

site enchanteur et la luxuriance<br />

printanière de la campagne tlemcénienne.<br />

Tlemcen... Ce mot qui vient du berbère tilmas,<br />

pluriel tilmissan, et signifie «poches<br />

d’eau», «sources», convient admirablement à<br />

ce terroir «où l’abondance de sources, fécondant<br />

les guérets de leurs ondes très douces,<br />

dans un joyeux murmure, anime la nature».<br />

La ville occupe une merveilleuse situation<br />

en palier à 830m, entre les hauteurs<br />

rocheuses du sud, culminant à 1200 m, réceptacle<br />

intarissable de ces eaux, et la vaste plaine<br />

fertile, dont les derniers ressauts viennent<br />

mourir au bord de la mer vers le nord. L’hiver<br />

venu, la montagne revêt son habit de gala,<br />

hermine immaculée sur fond azur et or. Mais<br />

voici de nouveau l’hirondelle dans la campagne<br />

embaumée, sur laquelle le pommier et<br />

le cerisier, le lilas et la rose, dessinent une<br />

incomparable broderie de perles enchâssées<br />

dans un écrin de verdure.<br />

Mais Tlemcen n’est pas seulement de ces<br />

havres bénis qui arrêtent tout naturellement<br />

les pas du voyageur. Placée au carrefour des<br />

deux grandes routes qui mènent l’une de la<br />

Tunisie vers le Maroc et l’autre de Honaïne et<br />

Rachgoun, ses anciens ports, vers le Mali et le<br />

Soudan, elle est également une cité au passé<br />

lourd d’histoire. Car depuis les temps les plus<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


eculés, ce site fut toujours habité : un<br />

polissoir du néolithique, trouvé dans<br />

les grottes d’Aïn El Hout, près de la<br />

ville actuelle, témoigne des premières<br />

manifestations d’une civilisation naissante.<br />

Primitivement, une tribu berbère,<br />

les Meghrawa s’installa dans un de ses<br />

faubourgs, Agadir. Les Romains, à partir<br />

du 3ème siècle après J.C., y établirent<br />

une colonie militaire, et, séduits<br />

par la profusion colorée des jardins,<br />

des arbres et des paysages, lui donnèrent<br />

le nom de Pomaria (les vergers). De<br />

nombreux vestiges pérennisent leur passage,<br />

telle cette dalle funéraire insérée à la base<br />

du minaret d’Agadir, et des statuettes. Mais<br />

le témoin le plus probant de leur oeuvre<br />

reste un canal, Saqiat En Nesrani (le canal<br />

du chrétien), long de 6 à 7 Km, qui amenait<br />

l’eau des cascades d’El Ourit pour irriguer<br />

les jardins de Tlemcen.<br />

Après une période obscure où les<br />

Vandales et les Wisigoths déferlèrent sur la<br />

région, vint la conquête arabe à partir du<br />

7ème siècle. L’armée musulmane, sous la<br />

conduite d’Abou Mouhadjir, un compagnon<br />

d’Okba Ibn Nafaâ, porta le glaive de la foi à<br />

Tlemcen, avant de poursuivre son épopée<br />

jusqu’à l’Atlantique. La cité était désormais<br />

musulmane.<br />

Après le démembrement de l’empire<br />

d’Orient, elle devint la vassale de Fez, fondée<br />

par les Idrissides, avant d’avoir à contenir les<br />

assauts des <strong>Al</strong>moravides (El Mourabitoune).<br />

Ce sont eux, installés à Tagrart (le camp) à<br />

l’emplacement actuel de Tlemcen, qui bâtirent<br />

la Grande Mosquée. Elle fut fondée en<br />

1136 par <strong>Al</strong>i Youssef Ben Tachfin, et<br />

témoigne de l’influence de l’architecture<br />

andalouse, puisqu’elle rappelle beaucoup le<br />

plan de la mosquée de Cordoue, notamment<br />

par les débordements d’arabesques et de<br />

dentelles du Mihrab.<br />

La vie de cour<br />

Au milieu du 12ème siècle, les <strong>Al</strong>mohades<br />

(El Mouwahidoune), sous la conduite<br />

d’Abdelmoumen, un disciple d’Ibn Toumert,<br />

ravagèrent la ville. C’est à cette époque que<br />

vint mourir près de Tlemcen Chouaïb Abou<br />

Médiène, savant juriste et ascète renommé,<br />

originaire de Séville, qui devint Sidi<br />

Boumediène, le patron actuel de la cité, le<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Mosquée de Sidi Boumédiene.<br />

plus grand et le plus vénéré de ses saints. Les<br />

<strong>Al</strong>mohades, qui l’avaient quelque peu malmené,<br />

se rachetèrent en lui construisant un<br />

mausolée au village d’El Eubbad.<br />

Au 13ème siècle, alors que le vaste empire<br />

almohade, établi à la fois en Andalousie et au<br />

Maghreb, croulait de toutes part sous l’effet<br />

de dissensions internes, un chef berbère<br />

local, Yaghmorassen Ibn Ziane (1), issu de la<br />

tribu des Bani Abdelwad, une branche des<br />

Zenata, proclama l’indépendance de<br />

Tlemcen, faisant de la ville la capitale du<br />

Maghreb central, vaste royaume s’étendant<br />

jusqu’à Béjaia. Curieusement, c’est la<br />

construction à l’époque du minaret de la<br />

Grande Mosquée qui amena l’édification du<br />

Mechouar, le palais royal des Abdelwadides,<br />

à l’emplacement de Tagrart. En effet, dans le<br />

but de ne pas exposer son harem aux<br />

regards indiscrets des mouadhinine (muezzins),<br />

Yaghmorassen, qui résidait dans un<br />

palais voisin de la Grande Mosquée, Ksar El<br />

Kadim, s’en fut donc construire à une centaine<br />

de mètres plus loin le Méchouar où se<br />

déroulèrent tout le faste et la splendeur qui<br />

caractérisèrent la dynastie. On y mena la vie<br />

de cour, où se pressaient conteurs, poètes,<br />

savants et mystiques. De grandes fêtes s’y<br />

déroulèrent, dont le chroniqueur du roi,<br />

Yahia Ibn Khaldoun, le frère du grand<br />

Patrimoine<br />

Abderrahmane, a brossé de brillants<br />

tableaux.<br />

De cette époque datent le Sahridj<br />

Mbedda, le Grand Bassin («lac de délices<br />

créé par un heureux caprice, où se baignait<br />

la fille d’un roi, où voguaient ses compagnes<br />

visibles du haut des montagnes»), la<br />

mosquée de Sidi Bel Hassen avec son merveilleux<br />

Mihrab, ainsi que Sidi Brahim avec sa<br />

vasque en marbre.<br />

De cette époque subsiste également l’un<br />

des monuments les plus célèbres de l’islam<br />

africain. Au printemps 1299, le sultan mérinide<br />

Abou Yaqoub Youssef, vint entreprendre<br />

le siège de Tlemcen. De puissantes fortifications,<br />

dont témoignent les murailles de Bab<br />

El Qarmadine (la porte des tuiliers), isolaient<br />

la cité des incursions de ses redoutables<br />

voisins. Mais pour mieux manifester sa<br />

ferme résolution de prendre la capitale des<br />

Zianides, le souverain marocain fit bâtir à<br />

proximité une véritable ville, d’une superficie<br />

de 100 ha, El Mahalla Mansourah (la<br />

Victorieuse). Rien n’y manquait et on peut<br />

encore voir ses remparts se dresser majestueusement<br />

: elle comprenait un palais, des<br />

bains, des caravansérails et une mosquée<br />

dont ne subsistent que les murs et le célèbre<br />

minaret, à moitié détruit.<br />

29


L’année Patrimoine<br />

30<br />

Vestiges d’une époque mouvementée qui vit se succéder plusieurs dynasties<br />

Digne de la guerre<br />

de Troie<br />

Le siège de Tlemcen dura huit ans (de<br />

1299 à 1307), l’un des plus longs de l’histoire,<br />

et les habitants subirent à cette occasion<br />

de terribles souffrances, allant jusqu’à manger<br />

de la chair humaine. Plutôt que de subir<br />

le déshonneur et la captivité, les princesses<br />

royales réclamèrent la mort. Mais alors<br />

même que la panique gagnait les assiégés à<br />

bout de ressources, le sultan mérinide fut<br />

assassiné par un de ses eunuques. Cet épisode,<br />

digne de la guerre de Troie, subjugua<br />

Kateb Yacine qui, à Tlemcen dans les années<br />

70, en fit le thème de sa pièce Saout<br />

Ennissa, qu’il créa avec l’aide de jeunes filles<br />

du lycée local Malika Hamidou. La «paternité»<br />

de cet assassinat fut attribuée aux<br />

femmes de Tlemcen qui, en réunissant leurs<br />

bijoux, auraient réussi à soudoyer secrètement<br />

l’eunuque en question. Le siège prit<br />

fin, le successeur devant aller se faire couronner<br />

à Fez. Pris de fureur, les survivants<br />

dévastèrent la cité mérinide. Seul un pan de<br />

minaret resta debout, l’un des plus beaux<br />

vestiges de l’art hispano-mauresque. On estime<br />

à 120. 000 le nombre de personnes ayant<br />

péri pendant le siège.<br />

En 1335, le roi Abou El Hassen fit de nouveau<br />

le siège de Tlemcen et grâce à ses<br />

manjaniq (catapultes), réussit à pénétrer<br />

dans la ville au bout de deux ans. Le roi vaincu<br />

Abou Tachfin et ses trois fils se battirent<br />

en personne contre le conquérant, combat<br />

désespéré qui vit la défaite des Abdelwadites<br />

dont le sang rougit l’entrée du<br />

Méchouar(2). Ce sont les Mérinides qui édifièrent<br />

la belle mosquée de Sidi Haloui et<br />

celle, somptueuse, de Sidi Boumediène. A<br />

côté se trouvent le palais du sultan, en<br />

ruines, et la médersa El Khaldounia, où professa<br />

quelque temps Ibn Khaldoun. Partout<br />

alentour, se fondant admirablement dans la<br />

nature, se dressent de nombreux tombeaux<br />

de saints, ces «walis amis de Dieu», et les<br />

nécropoles royales où reposent les descendants<br />

de Yaghmorassen.<br />

Malgré ces vicissitudes, Tlemcen joua pleinement<br />

le rôle de capitale politique, intellectuelle<br />

et religieuse du Maghreb central. Sa<br />

situation à l’aboutissement de ce qu’on a<br />

appelé «la route de l’or», inlassablement<br />

parcourue par les caravanes rapportant le<br />

métal précieux du Soudan à destination de<br />

l’Afrique du Nord et de l’Espagne, permit à<br />

Tlemcen de connaître un développement<br />

remarquable qui fit d’elle un foyer de brillante<br />

civilisation durant les 13ème et 14ème<br />

siècles.<br />

Le 15 ème siècle fut par contre une période<br />

de décadence et, partant, de déclin sur<br />

les plans économique et culturel. En 1517,<br />

appelé à l’aide par les habitants de Tlemcen<br />

désireux de se débarrasser de la suzeraineté<br />

espagnole, Aroudj, nouveau sultan d’<strong>Al</strong>ger<br />

-victorieux des Espagnols à <strong>Al</strong>ger et qui<br />

venait de s’emparer de Miliana, Médéa et<br />

Ténès- accourut pour chasser l’occupant et<br />

s’installa en maître dans le Mechouar. Au lieu<br />

de le rétablir sur le trône des Zianides, il prit<br />

la précaution de faire noyer dans le Grand<br />

Bassin le roi de Tlemcen Abou Ziane ainsi<br />

que les membres de sa famille (quelque<br />

soixante-dix princes et princesses). C’en<br />

était définitivement fini du royaume de<br />

Tlemcen(3). Après la période ottomane, ce<br />

fut, en 1836, la première occupation française,<br />

de courte durée d’ailleurs, puisqu’après<br />

la signature du traité de la Tafna, l’Emir<br />

Abdelkader fit son entrée dans la cité en<br />

juillet 1837. Chef de guerre autant qu’âme<br />

raffinée, Abdelkader célébra à sa manière sa<br />

nouvelle conquête : «Tlemcen, en me<br />

voyant, m’a présenté sa main à baiser... Elle<br />

a toujours été indifférente à ceux qui s’en<br />

sont rendus maîtres... A moi seul elle a<br />

souri et m’a rendu le plus heureux des<br />

rois».<br />

En janvier 1842, c’est l’occupation française<br />

et Tlemcen devint une petite sous-préfecture<br />

de l’<strong>Al</strong>gérie coloniale. Mais sous la soumission<br />

apparente grondait de nouveau la<br />

fièvre de la révolte. Du fond des montagnes<br />

s’élèva le chant des sacrifices, l’appel du<br />

pays blessé. Tlemcen paya un lourd tribut et<br />

la fine fleur de sa jeunesse a écrit de son<br />

sang une page de l’épopée de la Révolution.<br />

Il convient de rappeler ici le sacrifice de ces<br />

centaines de jeunes Tlemcéniens, morts au<br />

maquis ou sous la torture, et les souffrances<br />

de toute une population.<br />

Le problème de<br />

l’eau<br />

Le voile une fois levé sur son passé prestigieux,<br />

est-ce à dire que Tlemcen a livré<br />

toutes ses richesses ? Dans ce coin de terre<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


Puits dans une maison traditionnelle<br />

où l’oeuvre de l’homme se mêle si intimement<br />

à celle de la nature, de tous les coins<br />

de l’horizon surgissent de nouvelles découvertes.<br />

Ainsi du barrage du Mefrouch, situé<br />

juste derrière la montagne dominant la ville<br />

vers le sud, élégante construction en voûtes<br />

multiples terminée en 1964 et dont l’immense<br />

nappe retenue alimente la ville en<br />

eau potable. Un tunnel amène celle-ci à la<br />

station de filtration de Lalla Setti, sur les<br />

hauteurs, avant son acheminement vers les<br />

châteaux d’eau.<br />

Paradoxalement, cette cité qui fut par sa<br />

configuration géologique le château d’eau<br />

de l’Oranie et où jadis cascades et sources<br />

ruisselaient de toutes parts, connaît elle<br />

aussi le problème de l’eau. Mais comment<br />

ignorer ce qui fut longtemps la promenade<br />

favorite des Tlemcéniens menant aux sept<br />

cascades d’El Ourit (le Gouffre) ? Après avoir<br />

suivi, sur plusieurs kilomètres la fameuse<br />

Seqiat En Nesrani des Romains, un impressionnant<br />

spectacle s’offre au visiteur : quand<br />

on déleste le barrage (très rarement aujourd’hui),<br />

le Mefrouch se précipite en véritable<br />

Niagara, au milieu de l’abîme qu’il s’est creusé<br />

en force à travers les roches alternativement<br />

dures et tendres.<br />

A quelque distance de là, près du village<br />

d’Ain Fezza, s’ouvrent les grottes des Béni<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Ad sur une succession de salles et d’étroits<br />

passages, que l’eau, artiste inimitable, en y<br />

déposant le calcaire dissous, a peuplé de<br />

tout un monde de stalactites et de stalagmites<br />

aux formes fantasques.<br />

Poussons jusqu’au barrage de Béni<br />

Bahdel, à 40 Km de là. Situé au confluent de<br />

la Tafna et de l’Oued Khémis, il offre un<br />

volume de retenue normal de 60 millions de<br />

M3 qui irrigueront la plaine de Maghnia et<br />

apporteront un complément à l’alimentation<br />

en eau de Tlemcen, au lieu d’aller à Oran<br />

comme auparavant. En récupérant ainsi<br />

toutes les eaux<br />

de leur terroir, les Tlemcéniens pourront<br />

enfin étancher leur soif.<br />

La musique<br />

andalouse<br />

Quelle que soit sa couche sociale, le<br />

Tlemcénien garde un attachement passionné,<br />

voire viscéral, pour la musique classique<br />

algérienne. Née a Baghdad à la cour fastueuse<br />

d’Haroun Errachid puis codifiée à<br />

Cordoue par l’un des plus grands génies de<br />

la musique arabe, <strong>Al</strong>i Ben Nafi Ziryab, elle fut<br />

amenée à Tlemcen par les immigrants andalous<br />

fuyant les persécutions de l’Inquisition<br />

espagnole. En 1236, la capitale abdelwadite<br />

accueillit cinquante mille Cordouans. C’est<br />

désormais toute la magie de Ziryab et de ses<br />

24 noubas qui va imprégner profondément<br />

les sens et l’âme de la population locale.<br />

Respect rigoureux de la ligne polyphonique<br />

vocale et instrumentale, sans fioritures ni<br />

improvisations, sont les caractéristiques de<br />

l’école de Tlemcen, transmises oralement de<br />

génération en génération, par des maîtres<br />

prestigieux qui ont pour noms Omar<br />

Bekhchi, Abdelkrim Dali, Cheikh Lazaar,<br />

Cheikha Tetma, le grand Cheikh Larbi<br />

Bensari et son fils Redouane à la voix incomparable,<br />

qui quitta Tlemcen en 1958 pour ne<br />

plus y revenir et décéda récemment au<br />

Maroc. Depuis 1974, répondant à l’attente<br />

de milliers de mélomanes, la capitale du<br />

royaume zianide organise chaque année le<br />

festival national de la musique andalouse.<br />

Sur le rameau ancestral sont venus se greffer<br />

le Hawzi, musique populaire citadine due<br />

au génie des compositeurs et poètes<br />

Bentriki, Bensahla et Benmsaïb, et les chants<br />

Hawfi, courts poèmes chantés par les<br />

femmes.<br />

A côté de son rôle politique et culturel,<br />

Patrimoine<br />

comme il a été montré, Tlemcen a été une<br />

opulente ville de commerce, favorisée par sa<br />

situation géographique au carrefour des<br />

voies maghrébines est-ouest et surtout nordsud<br />

entre l’Europe et l’Afrique noire. Centre<br />

d’échanges mais également centre producteur,<br />

la ville reste jusqu’à aujourd’hui, malgré<br />

les vicissitudes, un haut lieu du tissage : vêtements<br />

de laine, tapis et couvertures (bourabah).<br />

Son tapis, bien que touché par la crise,<br />

est célèbre et recherché partout. Dans les<br />

ruelles de la vieille médina, au fond d’ateliers<br />

obscurs, on entend encore claquer le<br />

métier à tisser ancestral. La broderie sur cuir<br />

ou velours a encore de beaux jours devant<br />

elle grâce aux cérémonies du mariage (des<br />

festivités dont le cachet traditionnel a été<br />

préservé et reste immuable), mais les autres<br />

secteurs, très actifs autrefois (dinanderie,<br />

sellerie...), se meurent.<br />

Développement<br />

et agriculture<br />

Jusqu’à la fin des années 60, l’auteur de<br />

ces lignes se rappelle avec émotion qu’il suffisait<br />

de sortir hors des remparts de la médina<br />

pour se retrouver dans la campagne tlemcénienne,<br />

cette fameuse ceinture verte qui<br />

entourait, sur des milliers d’hectares de<br />

terre fertile, la cité : jardins maraîchers et<br />

vergers opulents, eaux ruisselantes partout<br />

dans les saqiates, au pied d’arbres chargés<br />

de fruits de toutes sortes, senteurs florifères<br />

embaumant l’atmosphère. Que reste-t-il<br />

aujourd’hui de tout cela ?<br />

La ville, qui pendant plusieurs siècles et<br />

même à l’époque coloniale a évolué sur la<br />

même étendue d’environ cent hectares, va<br />

connaître une extension prodigieuse et<br />

désordonnée. En 1972-73, le programme<br />

spécial, malgré ses quelques aspects positifs,<br />

va être à l’origine d’un gâchis énorme,<br />

impardonnable : sous prétexte d’industrialisation<br />

et de création d’emplois, deux cent<br />

vingt ha seront consacrés à la mise en place<br />

d’une zone industrielle à Chetouane et<br />

quatre-vingts hectares à la zone semi-industrielle<br />

d’Abou Tachfine, le tout pris sur les<br />

terres agricoles. L’hémorragie ne fera que<br />

s’amplifier: en 1980, avec le PUD (plan directeur<br />

d’urbanisation), des centaines de bons<br />

hectares seront sacrifiés pour l’urbanisation<br />

du pourtour de Tlemcen. De nombreux propriétaires<br />

de parcelles, craignant l’expropria-<br />

31


Patrimoine<br />

32<br />

Maison dans le centre de Tlemcen<br />

tion, abandonnent le travail de la terre et se<br />

hâtent de vendre leurs terrains ou de<br />

construire pour eux-mêmes, d’où l’apparition<br />

de constructions illicites, anarchiques,<br />

implantées n’importe où et difficiles à<br />

urbaniser.<br />

Ce phénomène, d’une rapidité incroyable<br />

(ne vit-on pas les gens construire la nuit à la<br />

lumière de phares de voitures ?), fut à l’origine<br />

de véritables villes (cas du quartier<br />

Boudghène, au-dessus de Tlemcen) sans<br />

infrastructure de base ni réseau d’assainissement.<br />

Au total, ce sont mille huit cents hectares<br />

de terres magnifiques (sur les 6.500 de<br />

la ceinture verte) qui vont disparaître définitivement<br />

sous le béton. Un véritable massacre<br />

écologique, urbanistique et écono-<br />

mique, réduisant considérablement<br />

la production d’agrumes,<br />

de légumes et de fruits, dont profitaient<br />

non seulement Tlemcen<br />

et sa région mais tout l’Ouest<br />

algérien. Ajoutons que les décideurs<br />

locaux ont été également<br />

très généreux dans le bradage de<br />

la manne foncière, la plupart des<br />

unités industrielles implantées,<br />

étatiques ou privées, ayant bénéficié<br />

d’assiettes largement supérieures<br />

à leurs besoins. On citera<br />

seulement le cas de l’ex-Sonelec,<br />

produisant du matériel téléphonique,<br />

qui n’a jamais occupé plus<br />

du tiers des cinquante quatre<br />

hectares qui lui ont été généreusement<br />

attribués. L’usine ayant<br />

fermé depuis plusieurs années,<br />

ces terrains restent en friche, au<br />

vu et au su de tout le monde. Par<br />

ailleurs, une bonne partie des privés<br />

a mis la clé sous le paillasson<br />

ou s’est recyclée dans les salles<br />

de fêtes pour mariages.<br />

Préservation<br />

du patrimoine<br />

historique<br />

Tlemcen a la chance unique<br />

d’abriter une grande part du<br />

patrimoine architectural historique<br />

arabo-musulman de<br />

l’<strong>Al</strong>gérie. C’est une source de<br />

fierté, certes, mais aussi une lourde<br />

servitude, car de la sauvegarde<br />

de ce musée à ciel ouvert, où toutes les<br />

grandes dynasties ont laissé trace de leur<br />

passage, les Tlemcéniens sont redevables<br />

non seulement à leurs compatriotes mais<br />

aussi à l’humanité tout entière, au même<br />

titre que l’Egypte pour les Pyramides ou<br />

l’Espagne pour l’<strong>Al</strong>hambra.<br />

De par leur nombre, leur variété et leur<br />

valeur architecturale, ils constituent un trésor<br />

irremplaçable pour la mémoire collective.<br />

A la fois imposants et fragiles, ils subissent,<br />

comme les êtres vivants, les effets de<br />

l’âge, les dégradations physico-chimiques et<br />

aussi, hélas ! des déprédations humaines.<br />

Déjà certains vestiges ont disparu, tels les<br />

tombeaux de Sidi Benmarzouk, et du grand<br />

Yaghmorassen, sous les latrines de la<br />

Grande Mosquée. Le minaret de Mansourah<br />

se serait depuis longtemps effondré sans<br />

l’intervention des autorités, et la médersa<br />

d’El Eubbad, où enseigna Ibn Khaldoun, voit<br />

ses belles faïences se dégrader sous les<br />

fientes des oiseaux. De partout, la sonnette<br />

d’alarme est tirée, nécessitant souvent des<br />

interventions en catastrophe, très onéreuses,<br />

la dernière en date ayant eu lieu à la<br />

mosquée de Sidi Brahim, joyau architectural<br />

édifié par le roi Abou Hammou Moussa, et<br />

dont l’effondrement de trois piliers centraux<br />

sous l’action des eaux souterraines a provoqué<br />

l’affaissement de la toiture principale.<br />

L’intervention immédiate de l’APC, relayée<br />

par la Direction de la culture, a permis d’éviter<br />

le pire.<br />

Un autre patrimoine culturel, celui de la<br />

vieille médina (avec ses ruelles grouillantes<br />

de vie, sa conception architecturale et urbanistique<br />

qui constitue un exemple de fonctionnalité<br />

et d’humanisme, ses anciennes<br />

maisons avec patios dont beaucoup risquent<br />

l’effondrement) doit être sauvegardé coûte<br />

que coûte, et toute opération de modernisation<br />

irréfléchie doit être bannie.<br />

Tlemcen, qui fut pendant près de trois<br />

siècles (de 1235 à 1517) capitale d’un royaume<br />

qui englobait même <strong>Al</strong>ger, ou pas moins<br />

de 25 rois se sont succédé, conserve de<br />

cette époque prestigieuse un précieux héritage<br />

culturel. Ces monuments sont un<br />

témoignage de l’enfantement douloureux<br />

de la nation algérienne, ils nous permettent<br />

de retrouver avec émotion notre filiation<br />

avec ces ancêtres qui, à travers les vissicitudes<br />

de l’histoire, ont peu à peu façonné<br />

cette entité qui est maintenant la nôtre. Le<br />

passé, qui côtoie ici plus que nulle part<br />

ailleurs le présent, permet de transcender le<br />

quotidien pour remonter à la source de<br />

notre culture, cette civilisation arabo-musulmane<br />

qui a brillé de mille feux pendant des<br />

siècles. Ce patrimoine constitue un potentiel<br />

économique de choc, qui permettrait à<br />

Tlemcen d’enrichir sa vocation de ville d’art<br />

et d’histoire pour devenir un grand carrefour<br />

d’échanges humains. ■<br />

(1) 1236-1283<br />

(2) Les Mérinides occupèrent Tlemcen de 1337 à 1348. Ils la<br />

reprirent en 1352 pour sept ans<br />

(3) L’expédition de Tlemcen fut à l’origine de la mort au combat<br />

de Aroudj et de son frère Ishaq. Le sultan d’<strong>Al</strong>ger s’était<br />

heurté, dans sa tentative de soumettre tout l’Ouest algérien, au<br />

souverain wattasside de Fez d’une part et aux Espagnols occupant<br />

alors Oran, d’autre part.<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


Plusieurs pièces de Brecht ont été montées par le Théâtre national algérien<br />

Suite de la page 19<br />

repère que les hommes de culture ont du<br />

mal à décrypter. Le Syrien Saadallah<br />

Ouennous, l’une des plus belles plumes de la<br />

littérature dramatique arabe, résumait bien<br />

cette situation dans un contexte plus général<br />

lorsqu’il nous déclarait, une dizaine d’années<br />

avant sa disparition (1997), que «décrypter et<br />

donner à lire la réalité que nous vivons est<br />

devenu une tâche éprouvante et difficile...<br />

Le monde arabe subit une crise dramatique<br />

dont les hommes de culture, et ceux de<br />

théâtre en particulier, reçoivent les effets de<br />

plein fouet, opacifiant leurs capacités de<br />

réflexion et de création».<br />

Une note<br />

d’optimisme<br />

Ouennous formulait néanmoins une note<br />

d’optimisme quant à l’émergence d’une nouvelle<br />

génération de dramaturges et intellectuels<br />

arabes. Pour ce qui touche à notre pays,<br />

ces nouvelles plumes n’ont point manqué de<br />

pointer du nez sur la scène depuis plusieurs<br />

années (Omar Fetmouche, Boubaker<br />

Makhoukh -disparu dernièrement- <strong>Mohamed</strong><br />

Bakhti, Djamel Hammouda, Tayeb<br />

Dehimi, Bouziane Benachour, H’mida<br />

Layachi, Ahmed Rezzak...). Mais pressés pour<br />

la plupart à vouloir transformer vite leurs<br />

essais, ils se sont trouvés piégés dans la fosse<br />

aux lions des grandes salles, là où la sagesse<br />

et la leçon tirée d’autres pays auraient commandé<br />

des lieux de représentation plus<br />

modestes. Des espaces qui restent en partie<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

à créer et en partie à aménager dans les<br />

bâtisses théâtrales existantes et les maisons<br />

de la culture, afin d’aguerrir et faire<br />

connaître les jeunes auteurs dramatiques.<br />

Sur un autre terrain carencé, celui de la<br />

diffusion, et alors que les théâtres étatisés<br />

font du service minimum en attendant une<br />

hypothétique réactivation-restructuration,<br />

des structures à cachet indépendant (associations<br />

ou coopératives) qui ont essaimé<br />

depuis la fin de la décennie 80 affichent leur<br />

impatience à montrer leurs produits et à en<br />

vivre.<br />

«On nous demande, disent les responsables<br />

de ces collectifs, de faire preuve d’initiative<br />

et d’être artistiquement performants,<br />

mais que fait-on en retour pour nous permettre<br />

de montrer notre travail, de toucher<br />

le plus large public possible tout en gagnant<br />

notre vie par la même occasion ? Sauf rares<br />

exceptions, nos productions ne sont rentabilisées<br />

ni culturellement ni financièrement,<br />

et nous vivons cela, au-delà de la frustration,<br />

comme une injustice». Il est plus que<br />

temps d’apporter des réponses aux questions<br />

de ceux qui ont pris l’initiative de se<br />

prendre artistiquement en charge et attendent,<br />

à juste titre, un soutien à leur entreprise<br />

qu’ils jugent d’intérêt public.<br />

A la lumière de ce tableau, on pourrait<br />

parler de miracle devant toutes ces «crises»<br />

qui collent aux basques du théâtre algérien<br />

sans arriver pourtant à le terrasser. De<br />

miracle, il n’en existe point pourtant car, chez<br />

nous comme ailleurs, hier comme aujourd’hui,<br />

on observe que le 4ème art forme un<br />

tandem avec la crise, que celle-ci est consub-<br />

stantielle à celui-là et que l’universalité du<br />

couple se nourrit même de ces rapports<br />

étranges.<br />

«Je n’ai pas peur<br />

de cette crise»<br />

Théâtre<br />

Ecoutons à ce sujet, histoire de fermer le<br />

ban et de relativiser par la même occasion les<br />

difficultés qui parasitent fortement il est vrai<br />

l’essor du théâtre algérien, les propos de<br />

deux éminentes personnalités étrangères.<br />

Directeur de Festival international de Caracas<br />

( Vénézuela), responsable d’une troupe théâtrale<br />

prestigieuse et metteur en scène de<br />

haute lignée, Carlos Gimenez nous déclarait<br />

il y a une quinzaine d’années à Marsala<br />

(Sicile) : «Le théâtre latino-américain vit en<br />

crise permanente, mais je n’ai pas peur de<br />

cette crise et on devrait au contraire se<br />

montrer préoccupé de son absence dans un<br />

art qui, parce qu’il est le plus proche de la<br />

vie, de la société, est doublement impliqué<br />

en tant que miroir de cette société et comme<br />

élément assujetti aux problèmes et contradictions<br />

du vécu social».<br />

Directrice du Théâtre de Reykjavic<br />

(Islande), et première femme élue Chef<br />

d’Etat dans le monde (Présidente de la<br />

République islandaise de 1980 à 1996), Vigdis<br />

Finnbogadottir soulignait pour sa part, dans<br />

un message diffusé il y a deux ans par<br />

l’Institut International du Théâtre: «Malgré<br />

la richesse de notre patrimoine théâtral...,<br />

nous avons toujours entendu dire que le<br />

théâtre était en crise. Une crise qui semble<br />

avoir une double nature : d’un côté, le problème<br />

du manque d’argent, et de l’autre,<br />

celui de l’utilité du théâtre. Quand ces deux<br />

problèmes se manifestent ensemble, les gens<br />

commencent à s’inquiéter... Pour répliquer<br />

à cela, deux autres questions pourraient se<br />

poser : d’abord, à quel moment le théâtre<br />

n’a-t-il pas été en crise ? Ensuite, puisqu’il est<br />

en crise et qu’il l’a toujours été, pourquoi ne<br />

l’avons-nous pas abandonné en tant qu’expression<br />

artistique ? De toute évidence, les<br />

difficultés financières ont poursuivi le<br />

théâtre à travers les siècles. Et pour quelques<br />

auteurs qui signent des pièces à succès,<br />

combien nombreux sont ceux qui se battent<br />

sans recevoir une rétribution ou même une<br />

reconnaissance...».■<br />

33<br />

L’année


festive<br />

34<br />

En plein dans une lumière nue Une leçon de géographie humaine<br />

Carnets<br />

de route<br />

Ghardaïa,<br />

El Goléa<br />

PAR ABDELKRIM DJILALI<br />

JOURNALISTE<br />

A la rencontre de la culture<br />

populaire, l’équipe<br />

du département «Evènements<br />

culturels» de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie<br />

en France continue à sillonner<br />

les grandes régions du pays.<br />

Abdelkrim Djilali nous livre<br />

ici ses impressions notées<br />

tout au long de son périple<br />

dans le M’zab et à El Goléa .<br />

A GHARDAIA,<br />

le 24 décembre<br />

n tombe du ciel sur la vallée du<br />

M’Zab. En plein dans une lumiè-<br />

O<br />

re nue, en bleu et en blanc. A<br />

vous couper le souffle. Les couleurs<br />

du Nord d’où je viens. Je pense à des<br />

Casbahs assiégées par le désert et la nudité du<br />

sol, ou si peu de choses. Sept cités de légende,<br />

sept forteresses agglutinées aux contorsions<br />

de l’Oued M’Zab, d’où vient toute vie.<br />

Du plateau qui surplombe la vallée, un paradis<br />

perdu, inaccessible, insoupçonné et plus<br />

que tout, peut-être, le défi d’une œuvre bien<br />

humaine devant l’épreuve, l’exil et les privations.<br />

C’est là, plus qu’ailleurs, le génie d’une<br />

communauté trop longtemps persécutée et<br />

qui a fait, à sa manière, des lois de la survie,<br />

un véritable art de vivre.<br />

Plus que d’architecture, la vallée du M’Zab<br />

est une leçon de géographie humaine.<br />

D’architecture aussi, qui lui a valu d’être classée<br />

patrimoine de l’humanité par l’Unesco.<br />

Dans de belles et subtiles imbrications, la vallée<br />

du M’Zab est une œuvre admirable, totale,<br />

un monument sculpté à la mesure du site,<br />

imposant et si plein de légèreté. On appelle,<br />

ici, la maille de cet enchevêtrement de palmeraies<br />

détonantes et de cités incrustées sur<br />

les reliefs dominants : la Chebka, le filet.<br />

Jusque dans la géométrie des parcelles, la<br />

trame des jardins et de l’urbain et surtout une<br />

belle continuité des cultures en conciliant à la<br />

fois l’utile, le beau et le spirituel.<br />

Dans cet univers hostile et implacable,<br />

l’eau est la mesure de toute chose. Tout ici<br />

porte la marque de sa présence vitale. C’est si<br />

peu dire, car il faut voir, sur des siècles d’accumulation<br />

patiente et douloureuse de<br />

savoirs et d’efforts surhumains pour capter et<br />

redistribuer la moindre goutte d’eau. Et l’eau<br />

est rare. Le défi pur. Celui des architectes<br />

d’abord, mais aussi des urbanistes ; plus évidente,<br />

leur œuvre est du pur génie. La perfection<br />

dans le monde oasien. Il faut imaginer<br />

le millier de kilomètres de canalisations pour<br />

irriguer la moindre parcelle de jardin. Une<br />

œuvre majeure et une leçon de génie hydraulique.<br />

Il a les gestes amples, de grandes mains<br />

ouvertes, costume, cravate, tenue de tous les<br />

jours, un peu vieille mais toujours propre.<br />

Eloquent, élégant. Il est l’un des maîtres de<br />

l’eau, les Oumana, les gens de confiance,<br />

Amine parmi eux. Il accepte de nous guider<br />

dans la palmeraie, il en a l’habitude et dans un<br />

plaisir à chaque fois renouvelé, on le sent à sa<br />

prestance et à sa fierté, il se délecte presque<br />

de parler après tout, de son œuvre lui aussi :<br />

le partage équitable et rationnel de l’eau, si<br />

précieuse, si fragile. Cheikh Yahia déroule son<br />

savoir hérité des anciens et enrichi depuis<br />

près de sept siècles par des générations<br />

d’Oumana, avec rigueur. Il connaît les questions<br />

; dans son domaine, il a réponse à tout.<br />

Sur site, Cheikh Yahia est intarissable, il<br />

explique, démontre, acquiesce, jubile, et toujours<br />

dans le plaisir, il vous laissera intact<br />

votre sens de la curiosité et de l’éveil. Il n’étale<br />

pas, il fait aimer. Sûr de son effet, il sait au<br />

bout du compte toute la fascination que cette<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


Une oeuvre admirable, totale<br />

œuvre monumentale…barrages, retenues,<br />

chantiers de drainages, digues, répartiteurs,<br />

labyrinthe de galeries souterraines, bassins et<br />

canaux…inspirent à tout visiteur. Ingénieux<br />

et émouvant. Mais surtout, vous assaille un<br />

sentiment étrange d’éternité et de fragilité à<br />

la fois.<br />

Comme tous les oueds sahariens, l’Oued<br />

Labiod est à sec, le lit tout tracé, une faille<br />

lumineuse qui descend depuis l’ouest d’El<br />

Bayadh. Un lit de galets qui dit toute la puissance<br />

des eaux les jours de fortes crues, les<br />

réveils brutaux, le grondement assourdissant<br />

d‘un véritable déluge, fulgurant, juste le<br />

temps de voir les dégâts. Aussi, - et c’est l’un<br />

des moments favoris de Cheikh Yahia à<br />

chaque visite guidée -, il montre et exulte<br />

devant le barrage réalisé avec l’aide de toute<br />

la communauté, blanchi à la chaux, un<br />

monument d’une lumière crue, la couleur du<br />

sacré. Ici aussi, l’eau est une religion.<br />

Cheikh Yahia s’engouffre dans l’obscurité<br />

d’une galerie et nous demande de le suivre.<br />

Elle est de taille humaine, sur quelques<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Place du Marché de Ghardaïa<br />

mètres, au croisement de deux galeries, de<br />

multiples combinaisons pour contenir, stocker<br />

et repartir l’eau, une leçon de bon sens<br />

et d’économie de moyens. Rien n’est gratuit,<br />

rien n’est fortuit. Les solutions sont simples<br />

et même données a voir. «Mais cela, précise<br />

avec humilité, Cheikh Yahia… nous le<br />

devons à notre maître à tous…Cheikh<br />

Hamou El Hadj, qui, il y a sept siècles, a été<br />

le concepteur et l’initiateur de l’œuvre que<br />

vous admirez aujourd’hui».<br />

Architecte de la rareté, El Hadj Hamou a<br />

été aussi le promoteur d’un véritable code de<br />

l’eau. Pour cette ville créée de toute pièce,<br />

l’eau a été et reste une question primordiale.<br />

«A la seule vue du ciel, sourit avec assurance<br />

Cheikh Yahia, je sais le temps qu’il<br />

fera». Maître de l’eau, Cheikh Yahia est aussi<br />

Maître des nuages. Il n’y a aucune peine à le<br />

croire, il a une telle force dans la conviction,<br />

une foi indéfectible dans le savoir et une telle<br />

vitalité devant la difficulté qu’on le dirait sans<br />

âge ou d’un âge indéterminé. Un trait de<br />

caractère vraisemblablement forgé sur des<br />

siècles par l’endurance d’une communauté<br />

qui, entre deux sécheresses, en a vu des<br />

vertes et des pas mûres. Une communauté<br />

soudée, solidaire pour qui le plus beau destin<br />

est celui que l’on trace de ses propres<br />

mains. Avec l’aide de Dieu bien sûr.<br />

EL GOLÉA,<br />

le 25 décembre<br />

Le Père Leclerc nous attend devant l’église.<br />

Il est surpris. Nous lui souhaitons un joyeux<br />

Noël, c’était la veille. El Goléa, elle aussi, est<br />

un « paradis inattendu». Au sud de Ghardaïa,<br />

festive<br />

la route longe le grand Erg Occidental jusqu’au<br />

Gourara et au Touat. El Goléa en est<br />

une étape, une escale heureuse, une douce<br />

transition vers le grand désert, beaucoup<br />

plus loin. Une pure légende dans l’imaginaire<br />

saharien. L’église est belle, surprenante<br />

dans cet univers oasien mais parfaitement<br />

intégrée au site. Construite en 1938, elle est<br />

l’œuvre du Père de Foucauld qui en a été l’architecte<br />

et le maçon. Un moment émouvant<br />

et une visite guidée sur l’une des facettes de<br />

cette personnalité attachante et controversée<br />

du monde saharien. Le Père de Foucauld<br />

n’est pas resté longtemps à El Goléa mais<br />

c’est là, dans le cimetière voisin, qu’il est<br />

enterré. Nous ne quitterons pas El Goléa<br />

sans la visite du Musée. Indispensable. Le<br />

Père Leclerc a consacré une bonne partie de<br />

sa vie à une œuvre à part, admirable et qui<br />

force le respect et l’admiration. Un lieu<br />

magique pour une modeste mais belle collection<br />

d’objets de la préhistoire, de paléontologie,<br />

de géologie… en somme, toute<br />

l’histoire physique du Sahara. De quoi bousculer<br />

bien des idées reçues, d’abord sur<br />

l’imagerie du désert et sur ce que disent les<br />

pierres, les premiers pas de l’homme, la<br />

faune disparue et cette région du monde qui<br />

raconte aussi l’histoire de la planète. Mais il y<br />

a également dans ce musée la foi absolue<br />

d’un homme dans les vertus libératrices du<br />

savoir. Comme Cheikh Yahia. Chez l’un<br />

comme chez l’autre, dans la pauvreté des<br />

moyens, il y a la même détermination dans la<br />

voie tracée, la même foi qui dit, pour<br />

reprendre la formule d’un poète soufi : « Ce<br />

qui est bien est beau». ■<br />

35


Passerelles<br />

36<br />

Max-Pol<br />

Fouchet<br />

une certaine<br />

vision du monde<br />

PAR DJAMEL AMRANI<br />

JOURNALISTE ÉCRIVAIN<br />

Max-Pol Fouchet… Peu d'<strong>Al</strong>gériens<br />

de la jeune génération<br />

connaissent ce nom. Peut-être<br />

précisément parce que nous<br />

avons la fâcheuse propension à<br />

gommer un certain passé<br />

récent, si riche pourtant d'enseignements<br />

pour le présent<br />

comme pour l'avenir. Ce passé<br />

est celui de la période coloniale,<br />

de 132 années de massacres,<br />

de spoliations, d'humiliation<br />

permanente. Quelques rayons<br />

de soleil, fort heureusement,<br />

venaient tout de même de<br />

temps à autre nous rappeler<br />

que la France, c'était aussi le<br />

pays de Voltaire, Rousseau,<br />

Hugo, Gide, Sartre, Genêt,<br />

Jeanson, Aragon, Mandouze, et<br />

tant d'autres encore.<br />

Cette France de l'intelligence,<br />

"patrie des lettres et des arts",<br />

un homme, Max-Pol Fouchet,<br />

brillant critique d'art, poète et<br />

romancier, l'a incarnée dans les<br />

années quarante et cinquante.<br />

Le poète Djamel Amrani évoque,<br />

pour <strong>Djazaïr</strong> 2003, la figure de<br />

cet homme qui éprouva une véritable<br />

passion pour l'<strong>Al</strong>gérie dès<br />

son arrivée sur notre terre, à l'âge<br />

de 14 ans, en 1927.<br />

es premiers livres furent des<br />

S<br />

recueils de poèmes : Les limites<br />

de l'amour, édition Charlot,<br />

<strong>Al</strong>ger, Demeure le secret au<br />

Mercure de France. Fontaine,<br />

qu'il avait fondée à <strong>Al</strong>ger en 1938, était une<br />

revue où la poésie occupait une place primordiale.<br />

À Vézelay où il est mort en Août 1980, une<br />

plaque commémorative au front de sa demeure<br />

: «Ici travailla et mourut l'écrivain Max-Pol<br />

Fouchet (1913-1980). Poète, romancier et<br />

humaniste».<br />

Jules Roy, son voisin vézélien, dira dans l'éloge<br />

funèbre : «Personne plus que Max-Pol<br />

Fouchet n'a été habité par la mort. Il n'y a pas<br />

un seul de ses poèmes qui ne l'évoque, il en parlait<br />

tout le temps, il vivait, si je puis dire, avec<br />

elle, curieux d'elle, n'arrêtant pas de penser à<br />

elle et à ceux qui l'avaient quitté». Max-Pol<br />

Fouchet (membre de l'Académie Mallarmé et<br />

des jurys des prix Renaudot) s'est éteint à l'âge<br />

de 67 ans des suites d'une commotion cérébrale.<br />

Si, dans son pays, on connaît bien l'homme<br />

de la télévision et les émissions qui l'ont rendu<br />

célèbre auprès du grand public, son œuvre littéraire<br />

n'a certainement pas eu la diffusion qu'elle<br />

aurait méritée.<br />

Quand donc ce peuple<br />

se révoltera-t-il ?<br />

Pour retrouver aujourd'hui l'homme et l'écrivain,<br />

il faut lire ce très beau recueil d'entretiens,<br />

Fontaine de mes jours (Stock), où lui-même<br />

raconte sa vie, avec enthousiasme mais modestie,<br />

passion mais discrétion. Celui qui avait dédié<br />

sa vie à la littérature et à la recherche artistique<br />

y confesse que, pour lui, «écrire est une fournaise»<br />

dont, étrangement, il tirait des poèmes et<br />

des nouvelles limpides et purs.<br />

Son écriture : l'union viscérale du fond et de<br />

la forme avec toute l'exigence du mot, de l'adjectif,<br />

de la ligne mélodique de la phrase, la qualité<br />

du silence et du rythme pour «creuser le<br />

ciel» au sens baudelérien, l'authenticité, la justesse<br />

et la justice.<br />

Bourguignon d'adoption, il vit le jour dans la<br />

Manche. Il avait 14 ans quand ses parents<br />

s'étaient installés à <strong>Al</strong>ger . En 1938, Max-Pol<br />

Fouchet fonde dans notre capitale la revue<br />

Fontaine, un mince cahier où se retrouvent<br />

jeunes poètes et jeunes écrivains. Dès son arrivée<br />

en <strong>Al</strong>gérie, l'Islam le passionne. Et la condi-<br />

tion réservée aux <strong>Al</strong>gériens l'indigne. Il entreprend<br />

aussitôt une enquête pour la revue Esprit.<br />

Déjà, en 1930, il avait écrit dans un carnet de<br />

jeunesse : «Quand donc ce peuple se révolterat-il<br />

?» Cette note retrouvée déterminera son attitude<br />

pendant la Guerre de Libération, 25 ans<br />

plus tard.<br />

«Puisque Fontaine paraissait à <strong>Al</strong>ger , écritil,<br />

il me sembla nécessaire de l'ouvrir aux<br />

poètes de langue arabe. Je tenais fort à leur<br />

présence» . C'était une façon de lutter contre le<br />

mépris professé par les colonisateurs à l'égard<br />

d'un peuple et d'une civilisation dont ils étaient<br />

ignorants.<br />

«L'un de mes étudiants à la Médersa, Mostefa<br />

Lacheraf, qui devait jouer plus tard un rôle<br />

important dans la lutte pour l'indépendance<br />

de son pays, me servit d'interlocuteur …»<br />

C'est ainsi que dans les premiers numéros de<br />

Fontaine, on trouvera des poèmes mystiques<br />

d'Omar Ibn Fâridh, poète né et mort au Caire<br />

(1180-1234), célèbre par sa piété ascétique, aux<br />

côtés de textes d'Henri Bosco, de Jean<br />

Rousselot. C'est toujours dans Fontaine qu’en<br />

1942, jouant à cache-cache avec la censure de<br />

Vichy et des <strong>Al</strong>lemands, il publie pour la première<br />

fois le très célèbre poème d'Eluard,<br />

Liberté, sous le titre Une seule pensée.<br />

En 1953, Max-Pol Fouchet devient un personnage<br />

important : avec Pierre Desgraupes et Jean<br />

Dumayet, il participe à la première émission littéraire<br />

de la télévision française Lecture pour<br />

tous. Pendant seize ans, toutes les semaines, les<br />

téléspectateurs vont lire avec les yeux de Max-<br />

Pol Fouchet, partager ses plaisirs et ses découvertes<br />

: Au-dessous du volcan de Malcolm<br />

Lowly, considéré aujourd'hui comme un grand<br />

classique de la littérature anglo-saxonne, c'est à<br />

Max-Pol Fouchet que les Français doivent d'avoir<br />

appris son existence. La révélation de Samuel<br />

Beckett, c'est encore lui. Une chronique sur la<br />

peine de mort lui valut un premier avertissement<br />

(juste après l'exécution des patriotes algériens<br />

Yveton, Saïd Touati et Boualem Rahal à<br />

Serkadji), mais c'est à la suite d'une émission<br />

sur la torture en <strong>Al</strong>gérie qu'il fut invité à soumettre<br />

le texte de ses propos avant leur diffusion.<br />

Outre l'impossibilité matérielle, due au fait<br />

qu'il improvisait en direct sur simple canevas<br />

soigneusement préparé, il n'était pas question<br />

qu'il accepte une telle censure et il préféra<br />

saborder lui-même l'émission au début de 1958.<br />

La grandeur des<br />

civilisations immobiles<br />

A travers toute son admiration, toute sa passion<br />

pour les romans, la musique ou les arts, c'est à<br />

la poésie qu'allait sa préférence : «La poésie est<br />

ce qui m'importe le plus, a-t-il écrit, je la<br />

conçois non seulement comme fonction de<br />

poète, comme écriture et publication du<br />

poème, mais comme une activité interne inin-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


terrompue, inachevée qui, à chaque instant,<br />

éclaire les actes de notre vie et leur donne un<br />

sens».<br />

Etudiant l'art amoureux, âme de l'Afrique, il<br />

perçoit d'abord l'homme dans sa ressemblance,<br />

une certaine éternité de l'homme, apte à<br />

concevoir et à exprimer les plus subtiles différences.<br />

Il découvre, sous les apparences, les<br />

linéaments d'une même histoire, ou mieux,<br />

peut-être, les composantes d'une seule symphonie.<br />

À cet égard, un livre comme Les<br />

Peuples nus est exemplaire. La découverte<br />

patiente, quotidienne des vérités<br />

africaines ne conduit pas Max-Pol<br />

Fouchet à un étalage de pittoresque,<br />

à un festin de couleurs, d'étrangetés,<br />

de singularités. Sans cesse, il tâche<br />

de dépasser ce qu'il voit, et d'aller du<br />

documentaire à «ce qui n'est point<br />

précisément tangible» et qui est<br />

l'âme. Sensible à l'innocence des<br />

peuples nus, à la grandeur des civilisations<br />

immobiles comme celle des<br />

Incas, qui semblent ne plus vivre que<br />

dans quelques monuments solitaires,<br />

il marche à la rencontre de ce qui fut,<br />

parce qu'il veut trouver dans des images<br />

anciennes quelques réponses aux questions<br />

des vivants.<br />

Raconteur d'histoires, il fut aussi ethnologue,<br />

interviewant les paysans de l'Amérique<br />

latine comme les pêcheurs de l'Océanie. Ses<br />

essais et ses romans, surtout La Rencontre de<br />

Santa Cruz (Grasset), révèlent une plume<br />

gourmande et chaleureuse, amoureuse des<br />

êtres et des choses, attentive au mouvement<br />

secret de l'existence. Ses derniers livres,<br />

comme La Relevée des herbes (ibid), sont là<br />

pour nous rappeler que s'il savait bien parler<br />

des autres, il possédait également un talent<br />

d'écrivain original, une façon bien personnelle<br />

de partager sa vision du monde, de la vie et<br />

de la mort avec ceux qui voudraient bien le<br />

suivre dans son itinéraire.<br />

Interviewé quelque temps avant sa mort, à<br />

l'occasion justement de la sortie de La Relevée<br />

des herbes, il avait dit : «Pour moi mourir<br />

existe, mais la mort n'existe pas». Quand<br />

nous nous sommes rencontrés la dernière<br />

fois, il m'a fait la dédicace suivante : « À D.A.,<br />

cette métamorphose des luttes extérieures en<br />

combat spirituel, ou plutôt leur coexistence,<br />

comme ce fut le cas pour la si chère <strong>Al</strong>gérie,<br />

afin de lui dire, sur le vieux sous-sol de ma<br />

Normandie, ma fraternelle amitié», datée de<br />

Septembre 1979, sur son livre d'art Héraclès».<br />

Max-Pol Fouchet fut passionné, convaincant<br />

et chaleureux, entier, intelligemment<br />

insolent et courageux. Sa vie, son combat<br />

furent ceux de la générosité, de la justice<br />

sociale. Il le proclamait lui-même :<br />

«Notre devoir est là. Nos raisons de lutter<br />

sont là». ■<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

Jalil Lespert<br />

ne rencontre avec le destin».<br />

C’est ainsi qu’il qualifie son<br />

rôle dans le court-métrage de<br />

Laurent Cantet en 1995, Jeux<br />

de plage. Sans ce film, Jalil Lespert ne serait<br />

peut-être jamais devenu acteur de cinéma !.<br />

Le baccalauréat en poche, il entre à la<br />

faculté de droit, sur les pas de sa maman,<br />

avocate. La comédie le rattrape pourtant et<br />

Jalil se retrouve cette fois-ci sur les traces de<br />

son papa comédien de théâtre…Tout en<br />

assurant à qui veut l’entendre que son «truc»<br />

à lui, c’est le cinéma. Il arrête alors les<br />

études, multiplie les petits boulots et enchaîne<br />

les courts-métrages, souvent gratuitement,<br />

pour l’art…<br />

Son amour pour le cinéma est bientôt<br />

récompensé et il reçoit en 1999 un Premier<br />

«U<br />

ou la rencontre<br />

avec le destin<br />

Prix d’interprétation au festival de courtsmétrages<br />

de Clermont-Ferrand pour son<br />

excellente prestation dans Bonne résistance<br />

à la douleur de Pierre Erwan Guillaume et<br />

Jacques Maillot. Mais c’est son rôle dans<br />

Ressources humaines, un film de Laurent<br />

Cantet, qui lui vaut les éloges de la critique<br />

et la reconnaissance du public. Résultat : le<br />

César du meilleur espoir masculin en 2001.<br />

A 25 ans (il est né à Paris en 1976 de mère<br />

algérienne et de père français), Jalil Lespert<br />

enchaîne les tournages, lui qui n’a jamais pris<br />

de cours d’art dramatique. Il est en effet très<br />

demandé et on le voit dans Sade, de Benoît<br />

Jacquot, dans Bella Ciao, de Stéphane Giusti<br />

et Inch’<strong>Al</strong>lah dimanche, de notre compatriote<br />

Yamina Benguigui, dans L’Idole,<br />

moyen métrage de Samantha Lang, Vivre me<br />

tue, de Jean-Pierre Sinapi, adapté du roman<br />

de Jean-Pierre Smaïl, et «Aujourd’hui …»,<br />

un autre moyen métrage.<br />

Les courts-métrages dans lesquels Jalil<br />

Lespert a joué ne se comptent plus. Il en a<br />

d’ailleurs lui-même réalisé un l’an dernier:<br />

Coffee n’dreams.<br />

Cette année, en janvier, l’Institut du<br />

Monde Arabe l’a honoré en même temps<br />

qu’une pléiade d’autres comédiens d’origine<br />

maghrébine, en présentant pendant trois<br />

mois et demi des longs métrages faisant<br />

appel à des vedettes issues des communautés<br />

d’origine nord-africaine. Ce faisant, l’IMA<br />

se donnait pour objectif de mettre en valeur<br />

un phénomène nouveau dans le cinéma<br />

français qui est l’accès à de véritables premiers<br />

rôles non typés pour cette catégorie<br />

d’acteurs, jusque-là cantonnés dans des personnages<br />

stéréotypés de second ordre.<br />

Certains sont déjà des stars dans l’Hexagone,<br />

comme Samy Naceri; d’autres font partie des<br />

jeunes premiers les plus en vogue comme<br />

Jalil Lespert.<br />

En tout cas, pour celui-ci, le rêve ne fait<br />

que commencer…■<br />

37


L’<strong>Al</strong>gérie à table<br />

38<br />

Pain et...<br />

fantaisie<br />

par <strong>Mohamed</strong> Medjahed<br />

Journaliste gastronome<br />

«<br />

Le sol d’Afrique a été donné tout entier à Cérés l’Ancien,<br />

toute la gloire du pays est dans la moisson , écrivait Pline<br />

l’Ancien au premier siècle de notre ère.<br />

C’<br />

est dire combien, à cette<br />

époque déjà, étaient attachés<br />

aux céréales les anciens habitants<br />

de nos contrées. Blé,<br />

orge, avoine et sorgho étaient<br />

cultivés en des temps forts reculés en Afrique<br />

du Nord. Antérieurement aux Phéniciens à<br />

qui on a prêté trop rapidement l’introduction<br />

des céréales dans cette partie du vieux<br />

monde. Ceux-ci, avec les Romains, en ont très<br />

probablement amélioré les cultures.<br />

Rendement oblige, l’intendance de leurs<br />

armées étant très exigeante. Leur stratégie<br />

même en dépendait. Du pain pour les<br />

hommes et du grain pour les bêtes, serait-on<br />

tenté de paraphraser. De nos jours encore, le<br />

pain reste, en matière alimentaire, la préoccupation<br />

essentielle des <strong>Al</strong>gériens et de ceux qui<br />

ont pour charge la stratégie alimentaire.<br />

Pour le commun des <strong>Al</strong>gériens, nul repas<br />

ne saurait s’agencer sans pain. On ne saurait<br />

se l’imaginer. Un pain de fabrication exclusivement<br />

domestique jusqu’à la colonisation. Si<br />

la présence des céréales est attestée quelque<br />

mille ans avant notre ère, le pain n’est pas<br />

loin. Il s’agissait sûrement d’une forme rudimentaire<br />

de panification. Mouture grossière,<br />

«<br />

amalgamée avec peu d’eau, un peu de sel, le<br />

tout cuit sur des pierres chaudes : voilà la<br />

kesra antique ou plutôt aghrom, car le terme<br />

kesra n’est venu que plus tard, mot arabe<br />

signifiant «rompue», en opposition au «levé» :<br />

el matlo’.<br />

Le levain était connu depuis fort longtemps<br />

dans l’Egypte ancienne où la panification avait<br />

atteint un stade évolué. Il faut dire que cette<br />

Egypte-là vivait de pain et de bière. De nos<br />

jours, les biotechnologies cherchent à percer<br />

les «mystères des levures» du pays des<br />

Pharaons. C’est presque schématique : les<br />

Hébreux, en quittant le pays des Pharaons,<br />

auraient répandu l’usage du levain dans le<br />

pourtour méditerranéen. Cette thèse a des<br />

fondements historiques avérés.<br />

La pâte sous la cendre<br />

chaude<br />

Toutefois au Maghreb, il est presque certain<br />

que khemira, le levain, a pris un autre chemin,<br />

celui des itinéraires caravaniers des<br />

anciens Lebou. Ceci, bien des siècles avant la<br />

fuite d’Egypte. Le peuple de Moïse aura cepen-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4


dant consacré l’usage rituel du ftir, le pain<br />

azyme, notamment durant la célébration<br />

annuelle de l’exode.<br />

Hormis la dichotomie, levé, azyme, aghrom<br />

oukham, panem, et plus tard khobz<br />

devaient se ressembler. Au VIème siècle,<br />

Procope, le secrétaire de Bélisaire, décrivait<br />

durant l’invasion byzantine comment on pro-<br />

cédait : «Ils (les Numides) broyaient le froment<br />

sous une pierre et faisaient le pain, en<br />

mettant simplement la pâte sous la cendre<br />

chaude. Cette tâche est réservée aux<br />

femmes». Les Touareg procèdent exactement,<br />

de nos jours encore, de cette façon<br />

pour la taguela. Il faut noter que ce n’est<br />

qu’au début du XXème siècle vraisemblablement<br />

que l’usage du blé se généralisera en<br />

pays targui. Le mil et le sorgho étaient plus<br />

utilisés auparavant. Aux cours de leurs chevauchées<br />

à travers le Nord de l’Afrique, les<br />

conquérants musulmans ne devaient avoir<br />

comme vivres dans leur impedimenta que<br />

les rations de grains pour eux-mêmes et leurs<br />

montures. Le complément nutritionnel suivait<br />

sur pattes, les troupeaux donnant<br />

viandes et laitages.<br />

L’histoire veut que l’un des chefs des<br />

troupes musulmanes, Khalid ibn Yazid, retenu<br />

prisonnier par la Kahina, ayant eu vent de<br />

dissensions au sein du camp de celle-ci, fit<br />

parvenir à Hassan Ibn No‘mân, chef des<br />

forces arabes, un message afin qu’il vienne à<br />

marche forcée attaquer les Bérbères. La reine<br />

des Aurès, ayant deviné tardivement la perfidie,<br />

sortit les cheveux épars et se frappant la<br />

poitrine tout en s’écriant: «Malheureux<br />

Berbères, votre puissance s’en va dans un<br />

aliment». C’était dans un pain que la missive<br />

était partie.<br />

Autre témoignage de l’omniprésence du<br />

pain dans l’ordinaire de nos aieux, cet épiso-<br />

<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />

de de la vie frugale de<br />

Abderrahmane ibn Rostom recevant<br />

une ambassade : «Il ordonna<br />

de servir le repas. Les serviteurs<br />

dressèrent une meïda sur laquelle<br />

étaient disposés des galettes<br />

chaudes , du beurre fondu et du<br />

sel. Sur l’ordre de l’imam, les<br />

galettes furent émiettées et arrosées<br />

de beurre. Puis il dit :<br />

«Bismillah, approchez et mangez»(1).<br />

Les fours<br />

de l’odjak<br />

Il faut attendre le XVIème siècle,<br />

pour constater un changement<br />

dans la fabrication du pain en El<br />

<strong>Djazaïr</strong>. L’arrivée des Morisques apportera de<br />

nouvelles techniques culturales, probablement<br />

d’autres variétés de céréales, et des<br />

techniques de mouture qui vont faire gagner<br />

en finesse et diversité. Les Andalous se distinguaient<br />

déjà au XII ème siècle par l’un des<br />

plus illustres d’entre eux : Maïmonide, qui<br />

s’adressant au fils de Saladin, lui préconisa<br />

un pain non séparé du son. Il partageait avec<br />

Averroès cette prescription diététique très<br />

en avance sur son temps et que notre<br />

époque n’a fait que redécouvrir.<br />

Sous la Régence, les voyageurs européens<br />

notent la vente du pain sur les marchés<br />

d’El <strong>Djazaïr</strong>, en précisant toutefois qu’il provenait<br />

des surplus des fours de l’Odjak. Les<br />

janissaires touchaient, en plus de leurs solde,<br />

deux pains quotidiens qu’ils revendaient parfois.<br />

Ces pains sont décrits comme ronds et<br />

faits de semoule. Il étaient préparés et cuits<br />

dans les boulangeries de l’intendance deylicale<br />

qui jouxtaient la Djenina. A cette époque<br />

apparut également le four public qui permettait<br />

à tout un chacun d’y faire cuire son<br />

pain. Autre particularité de l’époque, le bechmat,<br />

pain spécial, de longue conservation<br />

était alors fabriqué par le bey de Médéa pour<br />

les besoins de l’armée durant les campagnes.<br />

La notion de pain sera bouleversée à partir<br />

de 1830. L’urbanisation coloniale chamboulera<br />

totalement la structure familiale, dont l’un<br />

des repères était ce pain, autour duquel<br />

étaient soudés ses membres. La frangola, le<br />

pain français de farine de blé tendre, entre<br />

dans les moeurs. Le maounis, spécialité des<br />

boulangers espagnols de Mahon dans les<br />

Baléares, baguette, bâtard, ficelle, miche,<br />

fougasse et autres viennoiseries accompagneront<br />

les mets de la cuisine des <strong>Al</strong>gériens<br />

urbanisés. Dans les campagnes, rien n’a<br />

changé, on continue à faire aghrom<br />

oukham, khobz eddar, khobz aarab, raghda<br />

(2)...<br />

Pour la petite histoire, c’est le gouvernement<br />

français de Vichy qui, pour des raisons<br />

de contrôle liées au rationnement, imposa<br />

aux boulangers de ne produire que deux<br />

modèles de pains: l’un de 300g, le second de<br />

700g. Ce n’est qu’après la fin de la seconde<br />

guerre mondiale que le pain de «fantaisie»<br />

refera son apparition...■<br />

(1) Ibn Khaldoun: «Histoire des Berbères»<br />

(2) Pain d’orge<br />

à table<br />

39<br />

L’<strong>Al</strong>gérie

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