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§‡<br />
REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE<br />
Tlemcen,<br />
ville d’histoire<br />
Cinéma:<br />
Cinéma et<br />
terrorisme<br />
PAAGGEESS<br />
CCENNTTRRALEES<br />
Hommage à<br />
<strong>Mohamed</strong><br />
<strong>Dib</strong><br />
<br />
Programme<br />
des manifestations<br />
du 1er trimestre 2003<br />
La crise<br />
du théâtre<br />
algérien
4<br />
22<br />
36<br />
S O M M A I R E<br />
▲ LEVER DE RIDEAU<br />
▲ PLEINS FEUX SUR «DJAZAÏR »<br />
Le lancement<br />
▲ PRÉCURSEURS<br />
▲ HOMMAGE À<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />
▲ Marathonien de l’écriture par Kamel Bendimered<br />
▲ «Dar Sbitar» ou le quotidien de l’indigène par Afifa<br />
Bererhi<br />
▲ Quand «El Hariq» mettait le feu à la TV algérienne<br />
Benali Fekar homme de plume et de foi par El Hassar Benali<br />
▲ L’AUTRE RIVE<br />
▲ D de Villepin : «Le dialogue n’a jamais<br />
cessé entre nos cultures»<br />
▲ L’ANNÉE CINÉMA<br />
▲ Terrorisme et intégrisme nouveau thème<br />
porteur des cinéastes algériens par Salim Aggar<br />
▲ L’ANNÉE THÉÂTRE <br />
▲ La crise du théâtre algérien par Kamel Bendimered<br />
▲ L’ANNÉE LIVRES<br />
<br />
▲ Livres: conditions d’une vraie relance par Achour Cheurfi<br />
▲ Tahar Djaout vigile de l’écriture<br />
▲ L’ANNÉE ARTS PLASTIQUES<br />
▲ Génération design par Nadira Laggoune Aktouche<br />
▲ L’ANNÉE MUSIQUE<br />
▲ Une musique est née ou la merveilleuse<br />
histoire du Châabi par <strong>Mohamed</strong> Redouane<br />
▲ L’ANNÉE PATRIMOINE<br />
▲ Tlemcen ville d’histoire par <strong>Mohamed</strong><br />
Bendimered<br />
▲ L’ANNÉE FESTIVE<br />
▲ Carnets de route par Abdelkrim Djilali<br />
▲ PASSERELLES<br />
▲ MaxPol Fouchet une certaine vision du monde par Djamel Amrani<br />
▲NOVA<br />
▲ Jalil Lespert ou la rencontre avec le destin<br />
▲ L’ALGÉRIE À TABLE<br />
▲ Pain et fantaisie par <strong>Mohamed</strong> Medjahed<br />
<br />
<br />
N U M E R O <br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
<br />
Décembre <br />
Janvier <br />
Djazalr <br />
REVUE DE L’ ANNÉE DE L’ALGÉRIE EN FRANCE<br />
(<br />
Revue bimestrielle éditée par le<br />
COMMISSARIAT GENERAL DE<br />
“L’ANNEE DE L’ALGERIE EN<br />
FRANCE”<br />
Dar Raïs Hamidou El Madania<br />
ALGER<br />
Tél: () – () <br />
Fax: () <br />
Site Internet :wwwdjazaïrorg<br />
Impression : ANEP <strong>Al</strong>ger<br />
ISSN: <br />
Dépot légal: /<br />
Photo de couverture en langue française:<br />
<strong>Mohamed</strong> Kouaci<br />
Photo de couverture en langue arabe:<br />
Farid Djemaâ
Lever de rideau<br />
L’<br />
Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France est à nos portes ! Le 31 décembre au soir, le signal du<br />
départ en sera donné dans la salle mythique du Palais Omnisports de Paris-Bercy.<br />
Nul doute que le spectacle qui sera présenté, ce soir-là -avec toute la pompe que<br />
requiert l'évènement-, restera gravé dans la mémoire de ceux qui auront la chance<br />
d’y assister. Il sera animée par une brochette de vedettes algériennes de la chanson, connues<br />
ou inconnues du public français, telle que Khaled, Mami, Baâziz, Yahyaten, Blaoui Houari,<br />
Malika Domrane et bien d’autres encore...<br />
Ce seront ensuite 365 jours de fête pendant lesquels le public français aura l’occasion de voir<br />
l’<strong>Al</strong>gérie sous toutes ses coutures: arts et lettres, patrimoines archéologique et architectural,<br />
histoire, sites touristiques, traditions et vie festive.<br />
365 jours qui verront défiler toutes les facettes d’un peuple,<br />
toutes les péripéties de son histoire plusieurs fois millénaire, depuis<br />
les Garamantes conducteurs de chars et les pasteurs immortalisés<br />
par les fresques et gravures du Tassili jusqu’à cette <strong>Al</strong>gérie indépendante<br />
qui se construit jour après jour, souvent dans la souffrance, en<br />
passant par les civilisations numide, punique, romaine, arabe.<br />
Expositions, conférences et colloques souligneront ce long cheminement<br />
reflété dans un programme aussi riche que varié, comportant<br />
plus de 1800 manifestations au total et qui occupera une bonne<br />
partie de ce N°4, le dernier de l’année 2002 :<br />
- Programme du premier trimestre sous la forme d’un «encart»;<br />
- Compte-rendu de la conférence de presse du 6 novembre dernier<br />
dans notre rubrique Pleins Feux sur l’Année;<br />
- Discours du Ministre français des Affaires étrangères, qui donne à<br />
mesurer l’état d’esprit et la disponibilité de nos partenaires outre-<br />
Méditerranée en cette veille de lever du rideau (L’Autre rive);<br />
Nos lecteurs trouveront également, dans ce numéro toutes nos rubriques habituelles, à l’exception<br />
de Créateurs, suspendue en raison de l’abondance des matières.<br />
Notre Hommage sera par exemple consacré au géant de la littérature algérienne <strong>Mohamed</strong><br />
<strong>Dib</strong>.<br />
Autres sujets abordés : la crise du théâtre, dont il faut espérer qu’il retire tous les bénéfices<br />
escomptés de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France, la merveilleuse histoire de la musique populaire<br />
dite «Chaâbi» et de son «inventeur» Hadj M’hamed El Anka, les préoccupations de nos<br />
cinéastes, un article sur Tlemcen, ville chargée d’histoire...<br />
Bonne lecture, bonne et heureuse «Année» !<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
1
2<br />
D<br />
es personnalités, des journalistes, des<br />
artistes : beaucoup de monde était ce<br />
mercredi 6 novembre 2002 venu assister<br />
à la conférence de presse de lancement<br />
de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />
Le chanteur Khaled, mondialement connu, était assis au<br />
premier rang et côtoyait le célèbre réalisateur, Palme d’or à<br />
Cannes en 1975, <strong>Mohamed</strong> Lakhdar Hamina. On pouvait également<br />
apercevoir, parmi la grande foule, la jeune réalisatrice<br />
Yamina Benguigui qui s’est particulièrement penchée dans ses<br />
films sur les questions de l’immigration et de la femme, Paul<br />
Balta, journaliste, ancien correspondant du Monde à <strong>Al</strong>ger,<br />
resté très proche de l’<strong>Al</strong>gérie. Près de 600 personnes tentent<br />
péniblement de trouver une place dans une salle qui n’a pu<br />
contenir l’ensemble de ceux qui souhaitaient marquer de leur<br />
présence le début de cet événement. Une bonne partie de<br />
cette foule écoutera, dans les couloirs, ou même à l’extérieur<br />
de la salle des conférences du ministère français des affaires<br />
Pleins feux sur «l’Année»:<br />
Le lancement<br />
MM. Abdelaziz Belkhadem et Dominique de Villepin<br />
étrangères, les discours qui seront prononcés à cette occasion.<br />
Fait rare pour ne pas dire exceptionnel, quatre ministres,<br />
les ministres algériens et français des Affaires étrangères et de<br />
la Culture, sont assis à la tribune aux coté d’Hervé Bourges,<br />
président de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France, et des deux commissaires<br />
généraux chargés d’organiser cette manifestation,<br />
Françoise <strong>Al</strong>laire et <strong>Mohamed</strong> Raouraoua.<br />
C’est Hervé Bourges qui ouvre la conférence en soulignant<br />
l’intérêt suscité par cette manifestation chez les interlocuteurs<br />
culturels qui ont répondu par la présentation de multiples<br />
projets. Il affirme que 665 projets sont programmés et 200<br />
autres à l’étude, soulignant que «jamais un tel effort de dialogue<br />
culturel n’avait été entrepris entre les deux peuples.»<br />
Il passe en revue les grandes lignes du programme et donne<br />
quelques exemples pour chaque discipline culturelle : théâtre,<br />
musique, patrimoine, arts plastiques, cinéma, etc... Hervé<br />
Bourges conclut en évoquant le partenariat engagé avec les<br />
médias, notamment les groupes France-Télévision et France-<br />
Radio pour assurer un retentissement mondial à cette Année<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
et rappelle que «personne ne sera exclu<br />
de ce grand feu d’artifice culturel».<br />
C’est au tour de Dominique de<br />
Villepin, ministre français des Affaires<br />
étrangères, de s’adresser au public. Il<br />
décrit cette année comme «un parti pris<br />
courageux. Courageux parce que notre<br />
monde vit à l’heure de de tous les dangers.<br />
Les nouvelles menaces qui pèsent<br />
sur notre avenir se font plus pressantes<br />
et l’on assiste à un retour de tentations<br />
qui, dans l’histoire, ont toujours mené<br />
au pire : la tentation du repli sur soi,<br />
du réveil des identités agressives ou<br />
guerrières, en réaction à un monde qui<br />
tend à s’uniformiser, la tentation aussi<br />
de la fuite en avant, du recours à la<br />
force, de l’affrontement». Il note que<br />
l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie «va exactement à<br />
l’opposé de ces tentations. Son ambition,<br />
précise-t-il, est d’ouvrir le champ<br />
du dialogue, d’instaurer le partage et<br />
la culture au coeur des relations entre<br />
les peuples. Car l’art est toujours le ferment<br />
du changement. Il est le trait<br />
d’union entre les nations et les individu».<br />
De son coté, Abdelaziz Belkhadem,<br />
notre ministre des Affaires étrangères a<br />
souligné que l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
France sera un évènement «sans précédent<br />
et sans équivalent dans l’histoire<br />
des manifestations similaires organisées<br />
en France». Il a relevé que cette<br />
exception est due d’abord à «la spécificité<br />
de la relation algéro-française que<br />
caractérise, entre autres éléments historiques,<br />
une extraordinaire imbrication<br />
aux plans humain, social et culturel».<br />
Il a rappelé qu’ «une proportion considérable<br />
du peuple algérien maîtrise la<br />
langue française et développe une<br />
connaissance fine de la France, de sa<br />
culture, de son passé et de son actualité».<br />
De son côté, Mme Khalida Toumi,<br />
ministre de la Communication et de la<br />
Culture, mettra l’accent sur l’importance<br />
de cette année, pour la culture nationale.<br />
Cette manifestation revêt un intérêt<br />
certain et d’abord un interêt historique,<br />
ajoute-t-elle, précisant : «Il ne<br />
s’agit pas de l’exhibition de la culture<br />
de n’importe quel pays dans n’importe<br />
quel autre pays ; chacun aura remarqué<br />
qu’il s’agit de l’<strong>Al</strong>gérie et de la<br />
France, c’est-à-dire deux pays méditerranéens<br />
qui ont décidé de mettre en<br />
harmonie leurs destinées pour participer,<br />
chacun à partir du lieu qui est le<br />
sien, chacun avec les<br />
moyens qui sont les<br />
siens, chacun à partir<br />
de sa façon d’être<br />
au monde, à l’émergence<br />
de la culture<br />
du troisième millénaire<br />
que les deux<br />
pays souhaitent plus<br />
riche, plus libre, plus<br />
humaine, respectueuse<br />
du librearbitre<br />
et de la dignité<br />
de l’autre». Pour<br />
Mme Khalida Toumi,<br />
«l’<strong>Al</strong>gérie qui vous<br />
sera décrite est celle<br />
des travaux majeurs<br />
d’artistes et d’auteurs<br />
algériens qui se donnent<br />
à voir comme<br />
des oeuvres authentiques, se munissant<br />
de pratiques culturelles ancestrales,<br />
puisant leur origine dans la profondeur<br />
historique du continent africain<br />
et du monde arabo-méditerranéen,<br />
poursuivant une fréquentation assidue<br />
de l’art de la représentation et dépeignant<br />
un quotidien qui appartient au<br />
monde. Il s’agit, ajoute-t-elle, de l’image<br />
de l’<strong>Al</strong>gérie qui demande à être regardée<br />
comme une sculpture modelée par<br />
les temps, comme un verre ciselé à l’aune<br />
de nos diseurs de contes, comme la<br />
parole donnée et tenue».<br />
La ministre de la Culture et de la<br />
Communication évoque par ailleurs ce<br />
qu’il faut éviter, notamment «le<br />
brouillard préfabriqué et sans cesse alimenté<br />
par les forces de la rancoeur et<br />
de la haine» et éviter surtout que «glisse<br />
d’entre nos mains cette immense chance<br />
d’une nouvelle compréhension et,<br />
pourquoi pas aussi, de formidables<br />
retrouvailles ?».<br />
En sommes-nous capables ? s’interroge<br />
Khalida Toumi qui répond : «J’ai la<br />
faiblesse de croire que oui. Oui parce<br />
que, me semble-t-il, nous n’avons qu’à<br />
mettre nos pas dans ceux des Présidents<br />
Chirac et Bouteflika qui ont déjà<br />
ouvert la voie».■<br />
3
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />
Est-il besoin de présenter <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> ? L’homme que nombre de ses confrères considèrent comme<br />
«nobelisable» peut certes se flatter d’une vie féconde, illustrée par une activité particulièrement prolifique et<br />
sans cesse renouvelée. Instituteur à Zoudj-Beghal (1939 - 1940), comptable à Oujda (1940 - 1941) dans les<br />
bureaux des armées alliées, interprète anglais-français à <strong>Al</strong>ger (1942 - 1945), dessinateur de maquettes de<br />
tapis à Tlemcen(1945), il s’est frotté à bien des métiers avant de trouver sa vocation définitive : écrire. Il en<br />
résultera une oeuvre aux multiples facettes, déroulant une riche palette dont les fleurons ont noms «La<br />
Grande Maison» et «L’Incendie» (que Mustapha Badie a adaptés dans un feuilleton télévisé qui connut en son<br />
temps une grande notoriété), «Le Métier à tisser», suivis de toute une pléiade d’ouvrages qui, dans un éclatement<br />
des formes, constituera la «période symbolique» internationale de l’écriture dibienne.<br />
Ami d’<strong>Al</strong>bert Camus, de Jean Sénac, entre autres, <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> s’est également exercé à l’écriture<br />
journalistique à «<strong>Al</strong>ger-Républicain» en 1950 - 1951, publiant reportages, chroniques et textes poétiques<br />
«engagés».<br />
Expulsé d’<strong>Al</strong>gérie par l’administration coloniale en 1959, <strong>Dib</strong> s’installera en France d’où il entreprendra<br />
une série de voyages, notamment en Europe de l’Est, tout en continuant à écrire de nombreux romans et<br />
recueils de poèmes. En 1994, il reçoit le Grand Prix de la francophonie.<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> occupera une place de choix dans les manifestations de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />
En préliminaire des travaux qui lui seront consacrés, <strong>Djazaïr</strong> 2003 publie dans les pages qui suivent un hommage<br />
à ce grand homme de lettres dont notre pays peut à juste titre s’énorgueillir.<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
4
«Sans la mer, sans les femmes,<br />
nous serions restés définitivement<br />
des orphelins; elles nous couvrirent<br />
du sel de leur langue et cela,<br />
heureusement, préserva<br />
maints d’entre nous !<br />
Il faudra le proclamer<br />
un jour publiquement»<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>:<br />
Qui se souvient de la mer ? ( Seuil)<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>,<br />
ai été tenté par l’aventure<br />
«J’<br />
que constitue une exploration<br />
tous azimuts de l’homme<br />
(qui) ne devient homme<br />
qu’en devenant être parlant...<br />
libre de disposer de soi, de s’inventer,<br />
de s’étonner lui-même et d’étonner le<br />
monde, à chaque instant». Tout ce qui fait la<br />
richesse humaine et la grandeur littéraire de<br />
l’oeuvre de <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> est ramassé en ces<br />
quelques lignes dans L’Arbre à dires (1998),<br />
un livre-somme de cet auteur à qui un hommage<br />
digne de sa stature -- avec colloque<br />
international et manifestations multiples-sera<br />
rendu de part et d’autre de la<br />
Méditerranée à l’occasion de la tenue de<br />
l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />
Marathonien de l’écriture qui a franchi le<br />
21 juillet dernier son 82ème tour de piste<br />
d’un vécu solaire (il est né en 1920 à<br />
Tlemcen), <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, sur plus d’un<br />
demi-siècle de trajectoire littéraire ininter-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
marathonien<br />
de l’écriture<br />
par Kamel Bendimered<br />
Journaliste<br />
rompue (son premier poème, Eté, a paru en<br />
1946 dans la revue genevoise Les Lettres), a<br />
publié une trentaine d’ouvrages dont la plupart,<br />
produits sur les registres du roman, de<br />
la poésie, de la nouvelle et du théâtre, ont<br />
constitué des évènements à leur sortie, projetant<br />
leur auteur au panthéon des écrivains<br />
du siècle écoulé.<br />
Il mériterait plusieurs fois le Prix Nobel de<br />
littérature, ont souligné nombre de ses pairs<br />
arabes et européens (Adonis, Assia Debbar,<br />
Jean Pélégri, Abdellatif Laabi, Tahar Bekri,<br />
Eugène Guillevie, Venus Khouri-Ghatta,<br />
<strong>Mohamed</strong> Harbi, Malek <strong>Al</strong>loula...) lors de<br />
l’hommage qui lui fut rendu en avril 1993 au<br />
Centre Culturel <strong>Al</strong>gérien à Paris. «L’écriture<br />
de <strong>Dib</strong>, a remarqué à cette occasion l’écrivain<br />
marocain Abdellatif Laabi, est cette eau<br />
douce toujours fraîche pour l’assoiffé de<br />
fraternité».<br />
Sa prose s’irrigue et s’irise par la poésie, si<br />
celle-ci est à hauteur des cimes de l’Olympe<br />
ou butine dans les strates profondes de l’insondable<br />
et du mystère, ont relevé en substance<br />
d’autres participants à cette manifestation,<br />
dont le Tunisien Tahar Bekri qui a estimé<br />
que <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, chantre de l’amour et<br />
de la femme devant l’Eternel, a signé avec<br />
son recueil poétique Omnéros (1975) «le<br />
plus beau texte d’amour de la littérature de<br />
langue française».<br />
D’une écriture transparente et généreuse<br />
en oeuvre dans sa première trilogie pour<br />
raconter les réalités quotidiennes de l’<strong>Al</strong>gérie<br />
colonisée (La Grande Maison, L’Incendie et<br />
Le Métier à tisser dont les deux premiers<br />
seront portés au petit écran par feu<br />
Mustapha Badie), l’écrivain est passé, à partir<br />
de son cinquième roman, Qui se souvient<br />
de la mer?, à une écriture plus intériorisée et<br />
complexe pour sonder ces zones opaques à<br />
la périphérie de l’inconscient individuel ou<br />
collectif.<br />
Evolution tout à fait «naturelle» chez un<br />
créateur d’oeuvres de l’esprit, juge<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>. Après avoir assumé avec<br />
d’autres --dit-il en substance en juin 1994,<br />
dans un entretien paru dans El Watan--, mon<br />
devoir d’auteur militant pour «amener<br />
l’<strong>Al</strong>gérie à l’existence littéraire» et poser la<br />
revendication de mon peuple sous le joug<br />
colonial au droit à la liberté, il était normal,<br />
une fois mon pays indépendant, de me livrer<br />
à une réflexion plus personnelle portant sur<br />
«les problèmes plus intérieurs de l’écrivain»<br />
et les plus grandes questions de société.<br />
Au regard de l’universitaire et spécialiste<br />
de la littérature maghrébine Charles Bonn,<br />
«<strong>Dib</strong> est avec Kateb Yacine le plus grand<br />
écrivain algérien, mais son oeuvre est plus<br />
secrète, plus inquiète, à l’écoute toujours<br />
plus exigeante de cet autre côté de la vie, de<br />
la parole, de l’amour... où se forge et se perd<br />
la vie comme toute création...» («Anthologie<br />
de la littérature algérienne»).<br />
L’amour, la mort,<br />
l’exil<br />
L’écriture dibienne, signale pour sa part le<br />
sociologue Abdelkader Djeghloul (numéro 1<br />
de la revue Ybtikar, janvier 1998), a largué<br />
par «touches successives.... l’ambition d’être<br />
le gravimètre du sens de l’histoire pour<br />
devenir le lieu d’un questionnement de<br />
l’humaine condition et de la pratique de<br />
l’écriture... De texte en texte, l’attachement<br />
au terroir s’étire et se transforme en<br />
recherche d’une écriture originale centrée<br />
sur l’amour, la mort, l’exil, qui ne font plus<br />
du sens un absolu historique ou ontologique,<br />
mais un mouvement «baladeur» que<br />
les mots tentent de saisir dans leur efflorescence<br />
aléatoire».<br />
<strong>Al</strong>chimiste des mots qui manie ce paradoxe<br />
apparent de mettre constamment en<br />
question les pouvoirs de la parole (car instruit<br />
par l’expérience que le réel se dérobe<br />
sans cesse devant le langage), l’auteur de La<br />
Grande Maison (1952) et de Neiges de<br />
Marbre (1990) refuse le mot «rupture» à propos<br />
de la perception des différents paliers de<br />
son oeuvre et indique que «le cordon ombilical<br />
Suite à la page 7<br />
5
6<br />
Poème<br />
Feu sur l’ange de l’Intifada<br />
Fils, tu es allé simplement jouer<br />
Avec d’autres garçons de ton âge<br />
Mais à quel jeu ? Dois-je crier ?<br />
Non, je ne crierai pas.<br />
Si mon cœur éclate alors lui<br />
Aura crié pour moi.<br />
Tu n’es sorti que de ce matin, fils.<br />
Il me semble qu’un siècle a passé.<br />
Quand reviendras-tu ?<br />
Mon Ismaïl, mon roi de dix ans,<br />
Mon héros et ma douleur.<br />
Je reste à la porte et j’attends.<br />
Ton déjeuner t’attend aussi.<br />
N’oublie pas.<br />
Seigneur, l’abandonneras-tu<br />
Quand il a encore toute sa vie<br />
A vivre ?<br />
Arrive, fils, arrive.<br />
De bon bouillon j’ai trempé l’orge<br />
Et placé la jatte de sahleb auprès.<br />
L’attente est une chemise froide.<br />
L’attente est un pain amer.<br />
L’eau est tirée<br />
Dont je te laverai les mains.<br />
Oui, je te laverai les mains<br />
En te chantant la chanson dorée.<br />
Reviens.<br />
De loin, si tu t’en venais,<br />
Si tu marchais vers moi,<br />
De loin, je reconnaîtrais ton pas.<br />
En vain j’use mes mots.<br />
Ne m’entendent que le silence<br />
Et les ombres.<br />
Le pire n’a jamais lieu, Seigneur,<br />
Puisque tu es.<br />
Mais la vie est tissée de douleurs.<br />
Nous sommes privés de nous-mêmes.<br />
Fils, tu es allé simplement jouer<br />
Avec d’autres garçons de ton âge.<br />
Mais va, je sais ce que tu fais.<br />
Tu te bats pour nous.<br />
Seigneur, l’abandonneras-tu ?<br />
Qu’as-tu à courir ainsi<br />
Au-devant du danger, fils ?<br />
J’ai pensé : au-devant de la mort.<br />
Mais il ne faut pas.<br />
Je n’ai rien pensé.<br />
Nous vivions les jours de la terre.<br />
L’eau courait, sonore.<br />
Le soleil coiffait mon Ismaël.<br />
Mot d’amour, eau<br />
Tu étais notre mot de passe.<br />
Et nos fièvres se résolvaient<br />
En fraîcheur.<br />
Je sais, fils. Tu ne rentreras pas<br />
De sitôt.<br />
Seigneur, nous as-tu abandonnés ?<br />
Le pire n’a jamais lieu, Seigneur,<br />
Puisque tu es.<br />
Mais la vie est tissée de douleurs.<br />
Mon fils n’aura d’autre laveuse<br />
Que moi. Je redonnerai à son corps<br />
La blancheur des neiges.<br />
Ni sang ni boue.<br />
Montre à la ronde, fils,<br />
Montre au nord et à l’ouest<br />
Combien tu es pur.<br />
L’eau longtemps encore étranglera<br />
Ses sanglots dans les séghias.<br />
Puis il y aura des jeux.<br />
Mon fils dansera sur l’aire<br />
Et je battrai des mains pour lui.<br />
Et j’ajouterai ces mots :<br />
De bruyère seront ses mains,<br />
De soleil seront ses yeux.<br />
Profonde, sombre,<br />
Est l’attente qui me sépare de toi.<br />
Pas d’écho venu de la ville des chiens.<br />
Ecoute, fils,<br />
Pour toi chantent les terres rouges,<br />
L’aloès et le figuier. Le vent<br />
Te le dira.<br />
Seigneur, reçois nos fils et nos filles<br />
Dans ton jardin.<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />
(Extrait de «L’Aube, Ismaël» )<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
n’est jamais rompu entre (ses) livres, à travers<br />
des thèmes qui, n’épuisant leur force<br />
ici, continuent d’irradier ailleurs, et des<br />
personnages qui font la jonction entre tel et<br />
tel titre». Précisant davantage son propos, il<br />
souligne : «Je reconnais un Maghrébin au<br />
regard qu’il porte. Ce dernier est essentiel<br />
chez nous. Il parle plus que tout le reste, et<br />
mes personnages sont d’abord un regard»<br />
(Conférence de presse à Paris, en mars 1994,<br />
après la sortie de son 25ème ouvrage,<br />
L’Infante maure).<br />
Le privilège de <strong>Dib</strong> surfant aujourd’hui au<br />
sommet de son art est d’être moins préocupé<br />
par des problèmes d’esthétique que par<br />
des questions d’ordre éthique, philosophique<br />
et culturel, tout en étant interpellé<br />
par ailleurs par l’actualité tragique de son<br />
pays et par le terrorisme d’Etat sioniste qui<br />
ensanglante la Palestine.<br />
Repointe ainsi, à quarante ans de distance,<br />
l’auteur engagé et le baroudeur de mots dans<br />
un texte poétique chargé de vie et de mort,<br />
intégré dans un ouvrage à relents métaphysiques<br />
(L’Aube, Ismaël, 1996). Feu sur l’ange<br />
de l’Intifadha (ainsi s’intitule ce poème<br />
intense et terrible) raconte «l’attente<br />
sombre» d’une mère palestinienne dont le<br />
fils parti le matin tarde à rentrer, n’est pas sûr<br />
de revenir le soir. Entre inquiétude et<br />
courage, elle se prépare à l’inéluctable, se<br />
voit déja accueillir le corps de son enfant<br />
martyr qu’elle lavera de ses propres mains,<br />
s’emporte contre la «ville des chiens» qui<br />
sème le deuil et le carnage autour d’elle,<br />
calme sa colère contre l’indifférence du<br />
«Nord et de l’Ouest» face aux tueurs d’enfants,<br />
avant de retrouver un certain apaisement<br />
à l’évocation de Dieu et du paradis des<br />
justes.<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
<strong>Dib</strong> rattrapé par le boomerang de l’histoire<br />
immédiate et incandescente de l’<strong>Al</strong>gérie,<br />
on le rencontre dans La Nuit sauvage (1995)<br />
où les mots cisaillent et ferraillent pour signifier<br />
la violence qui «ensauvage», ou dans le<br />
12ème chapitre de l’essai intitulé Le Retour<br />
d’Abraham (participant de L’Arbre à dires)<br />
et dans lequel l’auteur, pour donner à comprendre<br />
le surgissement de mutants adorateurs<br />
d’idoles sanguinaires, propose une lecture<br />
pour ainsi dire psychanalytique du vécu<br />
algérien.<br />
Ce vécu qu’il met également en scène<br />
dans d’autres chapitres dont les thèmes sont<br />
satellisés autour du tronc identitaire. Ainsi,<br />
lui, le passeur entre les cultures qu’on peut<br />
considérer, à titre personnel et sur le plan littéraire,<br />
comme une figure emblématique de<br />
l’interculturalité réussie, est-il parfaitement<br />
bien placé pour : approfondir la réflexion et<br />
débusquer des pistes d’approche de nature à<br />
réordonner les échanges entre les cultures et<br />
les peuples marqués par l’inégalité, évoquer<br />
le statut des hommes à l’intérieur de l’émigration<br />
et de l’exil, témoigner du rapport<br />
déstabilisant entre langue natale et langue<br />
d’écriture, relever la prégnance du désert<br />
dans l’environnement physique comme dans<br />
le paysage mental de l’<strong>Al</strong>gérien...<br />
Fécondateur<br />
d’espaces imaginaires<br />
Avec L’Arbre à dires, <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> se<br />
découvre à nous, et pour la première fois<br />
sans doute dans l’un de ses livres, dans une<br />
lisibilité et une visibilité autrement que purement<br />
littéraires. L’écrivain y coiffe, en effet,<br />
une triple casquette : fécondateur d’espace<br />
imaginaire où il se déploie en magicienconteur<br />
en compagnie de la petite Lyyli Belle<br />
(personnage déja rencontré dans L’Infante<br />
maure et qui en fait la réussite), penseur et<br />
analyste dans l’essai précédemment cité, et<br />
enfin reporter de haute lignée dans une troisième<br />
partie intitulée «Californian clichés».<br />
Cette dernière corde accrochée à l’arc de<br />
l’homme de plume vient rappeler que <strong>Dib</strong>,<br />
avant d’être d’écrivain au long cours, et après<br />
avoir tâté des métiers respectifs d’instituteur,<br />
de comptable et de traducteur-interprète<br />
(dans ce dernier cas, pour le compte des<br />
forces américaines débarquées à <strong>Al</strong>ger, en<br />
1942), a travaillé comme journaliste à «<strong>Al</strong>ger<br />
Républicain» en faisant notamment office de<br />
critique théâtral. Mahieddine Bachtarzi, dans<br />
le tome deux de ses «Mémoires», en rappelle<br />
le souvenir et la qualité de ses analyses qui<br />
n’ont, d’ailleurs, pas été souvent tendres<br />
pour ses spectacles au début des années 50.<br />
Lesté d’un esprit d’observation et d’une<br />
capacité de synthèse hors pair, d’un humour<br />
affectueux pour les gens qu’il évoque et d’un<br />
bonheur d’écriture qui élève le reportage au<br />
rang d’un art visuel (instantanés photographiques<br />
et images cinématographiques défilent<br />
devant nos yeux à la lecture de ces<br />
écrits), <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, qui a enseigné la<br />
littérature algérienne à l’Université de Los<br />
Angeles (USA), nous branche en direct sur<br />
l’Amérique profonde et sa singularité, dont la<br />
Californie est un exemple illustratif où tout<br />
s’évalue à l’aune de la démesure : les villes,<br />
les espaces (présence du désert), les regroupements<br />
sportifs et culturels, la solitude et<br />
même les paradoxes avec des habitants<br />
ouverts et accueillants en même temps que<br />
travaillés par une curiosité maladive confinant<br />
à l’espionnite. Ces «Californian clichés»<br />
constituent des textes d’anthologie qu’on<br />
devrait donner à méditer dans les écoles de<br />
formation journalistique et, pourquoi pas,<br />
dans nos salles de rédaction.<br />
Ecrivain visionnaire qui a compris très tôt<br />
que «l’ostracisation» sociale des femmes était<br />
porteuse de germes de régression pour le<br />
pays, comme il a pressenti aussi rapidement<br />
après l’indépendance les dérèglements et<br />
hoquets du système mis en place, annonciateurs<br />
de tempêtes politiques et sociales (rappelons<br />
ses mises en garde lancées, à partir<br />
des années 60, dans des oeuvres comme La<br />
Danse du Roi, Dieu en Barbarie, Mille hourras<br />
pour une gueuse, Le Maitre de chasse...),<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> est «l’exemple même de l’écrivain<br />
dont l’oeuvre n’a jamais pu être récupérée»,<br />
a affirmé <strong>Mohamed</strong> Harbi. Et d’ajouter,<br />
et ce sera là notre conclusion : «En lui<br />
palpite toujours l’<strong>Al</strong>gérie, blessée mais<br />
ardente et vivante. Saura-t-on par quelles<br />
souffrances il est passé pour continuer son<br />
chemin d’homme libre et arriver à cette<br />
sérénité ?». ■<br />
7
8<br />
U<br />
ne étoile est née avec Véga,<br />
le poème inaugural paru<br />
dans la revue Forges en<br />
1946. Sous le signe étoilé,<br />
<strong>Dib</strong> entre dans le sacerdoce de l’écriture et<br />
ne fera qu’affirmer sa vocation d’artiste des<br />
mots. Comme le génie qui avance masqué, il<br />
se révèle poète, romancier, nouvelliste, dramaturge,<br />
essayiste. Il se prête à tous les<br />
genres en bousculant l’académisme formel.<br />
Après Kateb introduisant la modernité dans<br />
le champ littéraire algérien, c’est lui, dont<br />
l’activité esthétique n’a cessé d’être innovante,<br />
qui fera de l’écriture, en son acmé, un art.<br />
Son parcours scriptural s’identifie à une<br />
quête de la transparence du mot perceptible<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />
«Dar Sbitar»<br />
ou le quotidien de «l’indigène»<br />
dans sa seule musicalité : «Signes, signes<br />
moins à lire qu’à ouïr, l’oreille qui vous perçoit<br />
est notre oeil du coeur.» (Arbre à dires)<br />
La biographie intellectuelle de <strong>Dib</strong>, c’est<br />
ce passage d’une étape à l’autre jusqu’à parvenir<br />
à «l’état zéro» du langage, expression<br />
de transcendance qui interpelle le seul être<br />
de perception. A ce point d’arrivée, la littérature<br />
dibienne est comprise après-coup<br />
comme prétexte et lieu d’expérimentation<br />
d’une réflexion sur le langage saisi à différents<br />
niveaux d’entendement, ce qui<br />
explique, nous semble-t-il, les différentes<br />
postures adoptées par l’écrivain. <strong>Dib</strong> évolue<br />
du registre réaliste à celui mystique, en passant<br />
par le domaine de la création poétique,<br />
symbolique et mythique.<br />
Ce cheminement scriptural et esthétique<br />
est corrélatif au traitement de la question culturelle,<br />
à travers les différentes manifesta-<br />
tions de sociabilité, abordée par <strong>Dib</strong> dans le<br />
sens de la quête de l’amour et du bonheur. Il<br />
s’agit donc de désigner les malentendus<br />
pour espérer leur dissipation, c’est-à-dire<br />
trouver la clé d’accès au règne de l’humanité<br />
telle qu’à son point d’origine. Toucher à la<br />
source pour revisiter le présent. La<br />
démarche requiert, dans une ultime étape,<br />
l’attitude mystique.<br />
L’option pour l’écriture figurative caractérise<br />
tout particulièrement la Trilogie <strong>Al</strong>gérie.<br />
«J’avais imaginé un roman aux proportions<br />
assez vastes. Il devait présenter une<br />
sorte de portraits divers de l’<strong>Al</strong>gérie. Je me<br />
suis mis au travail, mais je n’ai pas tardé à<br />
mesurer que mon beau projet dissimulait<br />
par Afifa Bererhi<br />
Universitaire<br />
une trop haute ambition. Dans le monceau<br />
de feuillets noircis, j’ai «coupé» une partie<br />
qui pouvait constituer un tout (L’Effort<br />
<strong>Al</strong>gérien, 1952).»<br />
La Grande Maison (1952) «livre qui existe<br />
en soi, et non par rapport à un auteur,<br />
(...) autrement dit oeuvre anonyme»,<br />
L’Incendie (1954), Le Métier à tisser (1957),<br />
trois histoires qui donnent à voir -pour la<br />
première fois- le vécu au quotidien de l’homme<br />
algérien, l’occulté de la littérature coloniale.<br />
Sa naissance sur la scène littéraire a<br />
valeur de témoignage sur la vérité des conditions<br />
socio-historiques de la communauté<br />
«indigène», ce par quoi se constitue la dimension<br />
idéologique de l’oeuvre.<br />
Un monde qui bricole<br />
sa survie<br />
Au moment de la parution de La Trilogie,<br />
le procès d’intention engagé par <strong>Dib</strong> est<br />
détourné par la critique qui réduisait ses<br />
romans à des représentations ethnographiques<br />
au détriment de leur portée politique<br />
et poétique.<br />
Les trois romans sont des versions d’un<br />
état d’exil lié au fait de la dépossession matérielle<br />
induisant une totale marginalisation.<br />
Aussi, la tonalité d’ensemble traduit la malvie,<br />
la morosité, les frictions personnelles, les<br />
«Finisse seulement l’exil<br />
la menthe nouvelle fleurit<br />
le figuier a donné ses fruits<br />
finisse seulement le deuil.»<br />
Ombre Gardienne 1.<br />
«Je couvrirai de chants<br />
les ululements du temps.»<br />
Ombre Gardienne 2.<br />
tensions sociales. Ambiance d’amertume, fiévreuse<br />
et incandescente. Climat dysphorique<br />
avec des trouées poétiques faisant place à<br />
des touches de symbolisme.<br />
Le cycle de La Trilogie s’ouvre sur un<br />
espace «gueuloir», La Grande Maison, «Dar<br />
Sbitar» -la maison hôpital-, retentissant des<br />
hurlements des femmes et des enfants.<br />
Agressivité de tout instant, en toute circonstance<br />
comme seul exutoire à la torture<br />
intérieure que provoque l’intolérable précarité<br />
matérielle. Un monde désargenté qui bricole<br />
sa survie, triche avec les maigres<br />
moyens à disposition. L’usure existentielle<br />
ronge jusqu’au dernier soupçon de rêve.<br />
Seule sévit la pauvreté, domiciliée à «Dar<br />
Sbitar». Ses calamités se propagent dans l’air<br />
chaud irrespirable.<br />
L’expérience du matérialisme dibien est à<br />
l’oeuvre lorsque La Grande Maison révèle<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
<strong>Dib</strong> en compagnie d’amis dans une librairie de Tlemcen<br />
les thèmes fondateurs des deux romans qui<br />
lui succèdent : Hamid Seraj rend compte aux<br />
citadins de l’état d’exploitation des fellahs,<br />
«les travailleurs de la terre... sont prêts pour<br />
la lutte.». Et dans Tlemcen, le quartier des<br />
artisans est gagné par le chômage.<br />
L’Incendie et Le Métier à tisser développent<br />
ces thèmes qui expliquent et justifient<br />
rétroactivement la spécificité sociale de «Dar<br />
Sbitar».<br />
Si La Grande Maison «existe en soi», par la<br />
vérité qu’elle représente, il s’agissait aussi<br />
pour <strong>Dib</strong> d’en préciser la nature : celle-ci<br />
n’est ni une donnée du destin qui réclame<br />
soumission, ni une fatalité insurmontable,<br />
mais bien une vérité historique. La Trilogie<br />
pensée selon le schéma matérialiste expose<br />
une situation sociale, en désigne les causes<br />
et suggère une possibilité d’action. Ainsi<br />
structurée, elle est porteuse d’un projet<br />
idéologique que l’actualité politique et historique<br />
d’alors éclaire.<br />
La date de parution de L’Incendie coïncide<br />
avec le déclenchement de la Révolution<br />
algérienne, elle-même embrayée de l’extérieur<br />
par le fait de la Seconde guerre mondiale,<br />
inscrit en texte par des dates (1939...),<br />
des évènements (bombardements, retentissements<br />
de sirènes, l’action américaine...),<br />
des noms (Hitler, Pétain, Rothschild...).<br />
L’éveil des<br />
consciences<br />
Le deuxième volet de La Trilogie propose<br />
un déplacement à la campagne, suivant l’itinéraire<br />
du jeune Omar qui assure l’unité fictionnelle.<br />
Mais le changement de cadre est<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
aussi un prétexte pour signifier l’homologie<br />
du malaise social en milieu urbain et campagnard,<br />
avec cette différence que L’Incendie<br />
envisage de le traduire en terme de conflits<br />
opposant les fellahs, travailleurs de la terre<br />
dont ils ont été dépossédés, et les colons,<br />
exploitants et exploiteurs.<br />
L’histoire romanesque se chargera de<br />
métaphoriser et thématiser ce rapport par la<br />
description des lieux et des situations préparant<br />
l’évènement incendiaire. A l’ouverture<br />
du roman, le prologue met en place les prémisses<br />
de l’éveil des consciences qui se<br />
manifeste par la révolte des fellahs.<br />
Le cadre spatio-culturel, par le jeu de<br />
l’écriture comme lieu de productivité signifiante,<br />
se transforme en condensé du milieu<br />
paysan et de sa misère, annonciateur du<br />
drame final.<br />
Le registre dysphorique de la première<br />
partie du prologue ancrée dans le réel se dissipe<br />
lorsque l’écriture renoue avec la fiction<br />
par la réapparition du jeune Omar, le novice<br />
qui découvre et qui fait l’apprentissage de la<br />
vie au contact des enfants de son âge et à<br />
l’écoute des enseignements du vieux<br />
Commandar, la voix de la mémoire collective,<br />
le déchiffreur des rumeurs terrestres.<br />
Ici se construit une nouvelle forme idéologique<br />
dont l’assise repose sur les vertus de la<br />
jeunesse alerte et impétueuse qui prend acte<br />
de la stérilité de ses conditions d’existence.<br />
De retour à Tlemcen, Omar «s’était endormi<br />
enfant, il se réveillait non plus enfant,<br />
mais homme, face à son destin.» Il quitte le<br />
giron des femmes de «Dar Sbitar» et rejoint la<br />
corporation des tisserands où tous courbent<br />
sous le poids du labeur. L’heure est à la productivité<br />
et à l’appât du gain au détriment du<br />
seuil minimum d’humanité :«Les patrons<br />
sont devenus plus avares, et surtout plus<br />
durs, depuis qu’ils tâchent de ramasser,<br />
dans le moins de temps possible, un argent<br />
avidement disputé à celui qui en gagne<br />
trop.»<br />
Dans les ténèbres des sous-sols humides<br />
et suffoquants qui grincent de tous les claquements<br />
des métiers à tisser, rouets et dévidoirs<br />
en mouvement, Omar se heurte à la vie<br />
exaspérante des prolétaires. Il est loin le<br />
temps où «le travail était une bénédiction.»<br />
A ciel ouvert, la ville est envahie par la<br />
horde des mendiants. Rejetés par la campagne<br />
en mal de générosité, hommes,<br />
femmes et enfants en quête de pitance,<br />
déambulent dans les rues et venelles de la<br />
ville, assiégée par le chômage. <strong>Al</strong>ors Tlemcen<br />
offre son spectacle de désolation. «Il tomba<br />
sur un cercle de badauds. Une femme au<br />
long corps, le visage cuivré et tiré, se tenait<br />
assise au milieu du trottoir sans bouger. Ses<br />
guenilles étaient si sales qu’elles paraissaient<br />
sortir d’un bain de boue. Un fichu<br />
maculé, aussi noir que ses nippes, lui recouvrait<br />
la tête et les épaules. Tel un cri, son<br />
regard semblait alerter la curiosité des passants.<br />
Le petit groupe, sans mot dire, l’entourait.<br />
«Omar se haussa sur la pointe, vit devant<br />
elle un petit être emmailloté de lambeaux<br />
crasseux, qui reposait par terre. Couvrant<br />
sa bouche d’une main, la mendiante restait<br />
impassible. Hommes, femmes et enfants la<br />
regardaient, et tous étaient muets. Puis, sa<br />
tête oscilla dans un léger mouvement qui fit<br />
glisser un peu son châle. Elle se pencha, et<br />
dit avec une douceur qu’on était tout surpris<br />
de découvrir chez cette statue taillée<br />
dans du bois :<br />
- Dieu t’en préserve ! Le temps n’est pas<br />
encore venu de mourir, pauvre chère fille...»<br />
«Je suis essentiellement<br />
poète»<br />
La canicule de La Grande Maison, l’incandescence<br />
de L’Incendie, les pluies torrentielles<br />
du Métier à tisser, produisent leurs<br />
effets dévastateurs mais aussi purificateurs :<br />
«tout s’épura dans cette incandescence»,<br />
comme pour pouvoir entendre la parole<br />
poétique qui émaille de part en part le texte<br />
romanesque. «Je suis essentiellement poète».<br />
La réalité crue et impitoyable est estam-<br />
9
BIBLIOGRAPHIE<br />
Romans:<br />
La Grande Maison, Paris, Le Seuil, 1952<br />
L’Incendie, Paris, Le Seuil, 1954<br />
Le Métier à tisser, Le Seuil, 1957<br />
Un été africain, Le Seuil, 1959<br />
Qui se souvient de la mer, Le Seuil, 1962<br />
Cours sur la rive sauvage, Le Seuil, 1964<br />
La Danse du roi, Le Seuil, 1968<br />
Dieu en Barbarie, Le Seuil, 1970<br />
Le Maître de chasse, Le Seuil, 1973<br />
Habel, Le Seuil, 1977<br />
Les Terrasses d’Orsol, Sindbad, 1985<br />
Le Sommeil d’Eve, Sindbad, 1989<br />
Neiges de marbre, Sindbad, 1990<br />
Le désert sans détour, Sindbad, 1992<br />
L’Infante maure, <strong>Al</strong>bin Michel, Paris, 1994<br />
La Nuit sauvage, <strong>Al</strong>bin Michel, 1995<br />
L’Arbre à dires, <strong>Al</strong>bin Michel,1998<br />
Si Diable veut, <strong>Al</strong>bin Michel, 1998<br />
Comme un bruit d’abeilles, <strong>Al</strong>bin Michel, 2001<br />
Recueils de poèmes :<br />
Ombre gardienne, Gallimard, 1961<br />
Formulaires, Le Seuil, 1970<br />
Omnéros, Le Seuil, 1975<br />
Feu, beau feu, Le Seuil, 1979<br />
O Vive, Sindbad, 1985<br />
L’Aube, Ismaël, Tassili, 1996<br />
L’Enfant jazz, La Différence, 1999<br />
Le coeur insulaire, La Différence, 2000<br />
Recueils de nouvelles :<br />
Au Café, Gallimard, 1956<br />
Le Talisman, Le Seuil, 1964<br />
Contes pour enfants :<br />
Baba-Fekrane, La Farandole, 1959<br />
L’histoire du chat qui boude, La Farandole,<br />
1974<br />
Salem et le Sorcier, Yomad, 2000<br />
L’Hippopotame qui se voulait vilain, <strong>Al</strong>bin<br />
Michel, 2001<br />
Théâtre :<br />
Les Fiancées du printemps, 1963<br />
Mille hourras pour une gueuse, Le Seuil, 1980<br />
10<br />
pillée de prose lyrique, moments où germe<br />
une autre parole, celle du chant, d’une mélopée,<br />
d’un poème qui intervient comme pour<br />
raccorder l’oeuvre à son point d’origine et<br />
par là-même authentifier le dire. Code de<br />
signalisation de l’identité<br />
culturelle et de validation<br />
d’un topos, la parole poétique<br />
se distingue au plan<br />
esthétique en inscrivant<br />
une rupture dans l’organisation<br />
romanesque.<br />
Rupture visible d’abord<br />
dans la disposition typographique.<br />
L’intervention du<br />
vers dans l’espace prosodique<br />
produit son effet<br />
déstabilisateur qui incline à<br />
la réorientation/régulation<br />
du sens. L’alternance prose-poésie est un jeu<br />
de confrontation polémique de deux paroles,<br />
celle originelle du terroir qui fait entendre<br />
son lyrisme et celle du réalisme-déterministe<br />
qui se sert de la prose. Mais la poétique<br />
dibienne résorbe cette distribution oppositive<br />
par les effets de contamination d’une parole<br />
sur l’autre, par le travail des métaphores à<br />
la faveur de l’inscription polyculturelle.<br />
Ainsi est entamé le procès de l’écriture réaliste,<br />
d’autant que <strong>Dib</strong>, en clôturant La Trilogie,<br />
a signifié son acquittement par rapport à<br />
sa mission d’écrivain-témoin pour laisser<br />
«maintenant» s’épanouir son désir de créativité.<br />
«(...) Avec l’indépendance (...) nous<br />
entrons dans une période de stabilisation,<br />
de remise en ordre, de reconstruction, qui<br />
ne crée plus pour l’écrivain une sorte de<br />
nécessité impérieuse de lancer ce cri que à<br />
peu près tous les écrivains algériens ont<br />
lancé -qu’ils soient d’un bord ou de l’autre.<br />
Nous allons entrer dans<br />
une période où nous<br />
aurons davantage à approfondir<br />
certains thèmes, plus<br />
personnels, mais plus universels.»<br />
S’ouvre alors un cycle<br />
nouveau : Qui se souvient<br />
de la mer (1962), Cours sur<br />
la rive sauvage (1964), Le<br />
Talisman (1966), La Danse<br />
du roi (1968).<br />
Il n’est pas inutile de<br />
commencer la lecture de<br />
Qui se souvient de la mer par la post-face<br />
pour atténuer la première impression de<br />
déroute que provoque le roman en rupture<br />
avec le réel. Commentant Guernica de<br />
Picasso, <strong>Dib</strong> met en rapport la technique du<br />
peintre surréaliste avec celle de sa propre<br />
écriture résolument fantastique.<br />
Se mettant à l’épreuve de l’esthétique<br />
moderne, <strong>Dib</strong> défie les catégories stables et<br />
rassurantes de la représentation figurative.<br />
Perversion donc de la forme classique qui<br />
situe la fiction dans un ailleurs aux normes<br />
extraordinaires : éclatement du temps, dislocation<br />
de l’espace. C’est le temps de l’écriture<br />
symbolique et mythique.■<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong><br />
par la petite lucarne:<br />
Quand «El Hariq»<br />
mettait le feu<br />
à la TV algérienne<br />
Mustapha Badie et Omar, un des héros du feuilleton<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
l y a exactement 28 ans (fin de l’année 1974) se<br />
I<br />
produisait un phénomène rare et étonnant d’osmose<br />
entre la petite lucarne nationale, baptisée<br />
alors R.T.A., et les téléspectateurs, grâce au feuilleton<br />
«El Hariq», adapté au petit écran par feu<br />
Mustapha Badie des deux premiers romans de<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, «La Grande maison» et «L’Incendie».<br />
Le choix d’oeuvres aussi signifiantes et la transposition-récréation, dynamisée<br />
et filmique du monde enfanté par <strong>Dib</strong> constitueront, au-delà de la<br />
jonction heureuse de deux sensibilités, un moment de forte incandescence<br />
et sans doute unique, jusqu’ici, dans la vie souvent soliloquante de la<br />
boîte de Pandore algérienne.<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, qui se voulait une sorte de Balzac national à ses débuts<br />
en estimant que l’essentiel du roman était d’accepter de porter un univers<br />
entier dans un lent déroulement temporel, avait lancé en cordée de reconnaissance<br />
sa «Trilogie <strong>Al</strong>gérie» (formée des deux oeuvres sus-mentionnées<br />
auxquelles s’ajoute «Le Métier à tisser») pour tenter de saisir la mathématique<br />
d’un destin collectif, et restituer un monde cohérent et intelligible qui<br />
est celui de la conscience algérienne au moment où l’on contestait la personnalité<br />
d’un peuple, l’identité d’une culture et d’une nation.<br />
Lien privilégié entre les parties de cette trilogie : le personnage du jeune<br />
Omar, mémoire visuelle et auditive -ce fameux «regard» dont parle <strong>Dib</strong>- qui<br />
observe et enregistre les vibrations et palpitations du monde qui l’entoure,<br />
conscience en friche que prolonge la mémoire d’un narrateur blanchi sous<br />
le harnais colonial et dont le propos est annonciateur du raz-de-marée libérateur.<br />
Dans son travail d’adaptation (de scénarisation) des deux romans<br />
dibiens au petit écran, Mustapha Badie a eu d’abord l’intelligence de respecter<br />
fondamentalement le matériau consistant original, tout en se permettant<br />
quelques petites libertés qui ajoutaient du sel à ce dernier. Sa<br />
seconde qualité est d’avoir bien assimilé et maîtrisé les règles du genre<br />
feuillotonnesque en optant pour une concentration des éléments dramatiques<br />
convergeant, au niveau de chaque épisode, vers un personnage central<br />
dont l’action se révélait prépondérante.<br />
La plupart des épisodes ayant eu pour cadre «Dar Sbitar», c’était merveille<br />
de voir, dans un espace aussi restreint (reconstitué en studio alors<br />
que tout le monde croyait à un décor naturel), la caméra-regard se mouvoir<br />
comme un poisson dans l’eau, embrassant la totalité des êtres et des<br />
choses, dynamisant les scènes les plus statiques, batifolant sur les physionomies<br />
au repos ou en action, s’attardant sur les attitudes expressives faites<br />
de souffrance, de colère ou de bonheur, passant de la nudité d’une<br />
chambre à l’éclat de voix annonciateur d’orage, se faufilant parfois, comble<br />
d’audace, dans les coins les plus indiscrets, restituant en un mot tous ces<br />
mille et un évènements qui font les contours de la vie quotidienne, qui<br />
donnent épaisseur et vérité à ces «damnés de la terre» survivant à l’ombre<br />
d’un système colonial négateur d’humanité, de justice et de liberté.<br />
Cette restitution télévisuelle de l’univers enfanté par <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> a été<br />
servie par une remarquable direction d’acteurs, dans leur grande majorité<br />
amateurs, à telle enseigne que les personnages portés par ces derniers,<br />
interprétés avec une spontanéité et un naturel confondants, leur sont restés<br />
collés à la peau -et dans la vie- pour toujours.<br />
Ce phénomène d’identification qui a joué sur une échelle encore plus<br />
large (de nombreux téléspectateurs l’ont dit et écrit en se reconnaissant<br />
quelque part dans les situations et personnages évoqués) n’est pas aussi<br />
sans rapport avec le succès populaire incomparable et à ce jour inégalé<br />
récolté par «El Hariq». ■ K.B.<br />
11
12<br />
Bénali<br />
Fékar<br />
Homme<br />
de plume et de foi<br />
PAR EL HASSAR BENALI<br />
JOURNALISTE<br />
Il est une période de l’histoire contemporaine<br />
de l’<strong>Al</strong>gérie qui demeure très<br />
peu connue de l’opinion : c’est celle,<br />
pourtant très riche, qui fait charnière,<br />
au début du XXème siècle, entre les<br />
insurrections populaires anti-coloniales<br />
et la naissance du premier parti<br />
politique algérien moderne, l’Etoile<br />
Nord-Africaine (ENA). En particulier,<br />
cette époque fut marquée par l’apparition<br />
des premiers intellectuels algériens<br />
formés à l’école française que leur<br />
action politique a fait qualifier de<br />
«Jeunes <strong>Al</strong>gériens».<br />
B<br />
énali Fékar (1870 - 1942) fut<br />
l’un des chefs de file et<br />
porte-parole de ce mouvement<br />
qui a écrit une belle<br />
page de notre histoire contemporaine.<br />
Ce premier <strong>Al</strong>gérien, docteur en droit,<br />
lauréat de l’université de Lyon, fut en effet,<br />
non seulement un intellectuel, mais aussi un<br />
homme politique dont l’action et les idées<br />
ont dépassé le contexte du pays pour<br />
s’étendre au monde musulman. Son combat<br />
fut celui des droits et des libertés, en même<br />
temps que celui de la modernité.<br />
Son oeuvre se caractérise tout d’abord<br />
par de nombreux écrits, notamment des<br />
articles parus dans des journaux et revues<br />
tels : Le Matin de Paris, Le Temps (qui devint<br />
«Le Monde»), La Dépêche de Lyon, La Revue<br />
du monde musulman, Le Courrier,<br />
Demain, L’Illustration, etc... Il faut surtout<br />
noter ses travaux spécialisés dont L’usure en<br />
droit musulman et ses conséquences pratiques<br />
(thèse de doctorat soutenue en 1908)<br />
et qui reste, de nos jours encore, d’une grande<br />
actualité. Cet ouvrage est cité en référence<br />
par de nombreux auteurs dont l’orientaliste<br />
allemand Goldziher qui le considérait<br />
comme une étude «très savante et d’une<br />
grande importance au point de vue de mes<br />
recherches» (correspondance privée), de<br />
même que par Carra de Vaux ou Maxime<br />
Rodinson dans son livre Islam et capitalisme.<br />
Le long article qu’il publie en 1909 dans la<br />
Revue du monde musulman est considéré<br />
par les historiens, dont Charles-Robert<br />
Ageron, comme un exemple de synthèse des<br />
problèmes politiques algériens et cela, au<br />
début du XX ème siècle. Impliqué dans les<br />
problèmes politiques nord-africains, Bénali<br />
Fékar prendra position contre la colonisation<br />
Sa carte de presse établie en 1906<br />
du Maroc, notamment dans une série d’articles<br />
qu’il publie dans le Times, en 1911.<br />
Cette même année, il fonde avec un<br />
groupe d’intellectuels libéraux français (dont<br />
le romancier Pierre Loti et le peintre Etienne-<br />
Nasreddine Dinet) la première alliance franco-algérienne<br />
à Paris. Cependant, l’essentiel<br />
de son combat intellectuel est celui qu’il<br />
mènera pour un islam moderne. Préoccupé<br />
par le sort des pays musulmans sous domination<br />
coloniale, ce fils de faqih (jurisconsulte)<br />
s’est distingué par son attitude en faveur<br />
d’un islam de progrès et de développement.<br />
Descendant d’une famille andalouse qui<br />
aura donné de nombreux savants cités par<br />
Abdelwahid El Ouancharissi dans son Mi‘yar<br />
(XIVème siècle), Bénali Fékar observe, dans<br />
l’introduction de son livre intitulé De la fonction<br />
de la richesse d’après le Coran (1910) :<br />
«De toutes les crises subies par le monde<br />
musulman, il n’en est pas de plus grave que<br />
celle qu’il traverse en ce moment même.<br />
Crise à la fois politique, économique et<br />
même religieuse. D’une part, le développement<br />
considérable et le perfectionnement<br />
scientifique des moyens de production de la<br />
plupart des grandes puissances européennes<br />
les obligent à se créer de nouveaux<br />
débouchés hors de leurs frontières. D’autre<br />
part, le «splendide isolement», pourrait- on<br />
dire, dans lequel se sont complus les<br />
Musulmans les ayant tenus éloignés des progrès<br />
accomplis ailleurs, a fait d’eux un objet<br />
de convoitise tout indiqué...».<br />
Un combat pour<br />
la modernité<br />
Fékar attribuait au mal de la domination<br />
la décadence politique et sociale des Etats<br />
musulmans, tout en citant également «les<br />
conceptions économiques surannées des<br />
jurisconsultes». En tant qu’économiste, son<br />
souci était de déterminer les causes qui ont<br />
pu conduire le monde musulman à son état<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
BIBLIOGRAPHIE<br />
✦ L’OEUVRE FRANÇAISE EN ALGÉRIE<br />
JUGÉE PAR UN ARABE, ROUEN, 1905<br />
✦ L’USURE EN DROIT MUSULMAN ET SES<br />
CONSÉQUENCES PRATIQUES, ARTHUR<br />
ROUSSEAU, EDITEUR, PARIS, 1908<br />
✦ LA COMMANDE (EL QIRÂD) EN DROIT<br />
MUSULMAN, LIBRAIRIE NOUVELLE DE<br />
DROIT ET DE JURISPRUDENCE, PARIS,<br />
1910<br />
✦ LE DIALECTE ALGÉRIEN ET MAROCAIN,<br />
LYON, 1912<br />
✦ DE LAFONCTION DE LA RICHESSE<br />
D’APRÈS LE CORAN (INÉDIT)<br />
d’infériorité et d’en faire prendre conscience<br />
aux élites musulmanes. A propos de la civilisation<br />
moderne dont «la lumière, disait-il,<br />
gêne dans leur indifférence les Musulmans,<br />
les trouble momentanément, et dont ils discernent<br />
enfin de mieux en mieux les éléments<br />
constitutifs», il écrit dans son livre sur<br />
l’usure en droit musulman : «Un terrible<br />
dilemme s’impose à l’attention des<br />
Musulmans éclairés, conscients de la situation<br />
inférieure à laquelle l’islam a été<br />
réduit, par suite du triomphe des doctrines<br />
rigoristes et de l’expansion, au delà de leurs<br />
frontières, des Etats européens en quête de<br />
nouveaux débouchés pour leurs productions<br />
de jour en jour plus considérables. Ce<br />
dilemme se résume nettement en ces deux<br />
propositions: ou l’islam a été faussé par une<br />
interprétation étroite, et alors, il est devenu<br />
incompatible avec le progrès et l’évolution<br />
naturelle de toute société et, dans ce cas, ses<br />
adeptes seront fatalement réduits de plus en<br />
plus en servitude, ou l’islam est au contraire<br />
compatible avec les idées modernes, et<br />
alors, il faut le débarrasser des bandelettes<br />
dont l’ont enserré les docteurs au zèle tempéré».<br />
Le combat pour la modernité de Bénali<br />
Fékar est celui mené au même moment par<br />
les ténors nationalistes et modernistes<br />
musulmans qu’il a connus, soit comme<br />
condisciples à la faculté de droit de Lyon<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Fac-similé d’une lettre du Dr Goldziher à Benali Fekkar<br />
(comme Mustafa Kamel Pacha, fondateur du<br />
Parti national égyptien) soit avec lesquels il<br />
partage les mêmes idées, comme notamment<br />
Omar Loutfi Bey, Abdel Aziz Châwich<br />
de l’école khédivale de droit du Caire, Ismaël<br />
Gaprinski, directeur du journal Terdjumân<br />
de Baktchi-Seraï (Russie).<br />
Avec ce dernier, il agitera l’idée de la<br />
convocation d’un congrès universel concernant<br />
un domaine qu’il jugeait d’une grande<br />
importance, celui de l’économie dans le<br />
monde musulman...<br />
La<br />
réforme-renaissance<br />
Dans la logique du combat qu’il a mené<br />
pour le progrès, les droits et les libertés,<br />
s’inscrit également la création, en 1904 à<br />
Oran, par son frère Larbi Bénali, instituteur,<br />
et avec sa collaboration, du premier journal<br />
«Jeunes <strong>Al</strong>gériens», El Misbah (la lanterne).<br />
Fékar, cet ancien de l’Ecole des belles<br />
lettres d’<strong>Al</strong>ger, élève de Bensedira et de René<br />
Basset, était l’invité en France, en <strong>Al</strong>lemagne<br />
et dans le monde arabe, de nombreuses<br />
sociétés savantes. A Lyon, une amitié ancienne<br />
le liait à de nombreux hommes de lettres,<br />
artistes et hommes politiques dont Edouard<br />
Herriot et Charles Jonnart, qui seront respectivement<br />
Président du Conseil des<br />
ministres et Gouverneur général de l’<strong>Al</strong>gérie.<br />
Bénali Fékar conservera jusqu’à sa mort en<br />
1942, à Tlemcen, sa ville natale où il est<br />
enterré, des contacts étroits avec les leaders<br />
du mouvement national, dont Messali Hadj,<br />
de la même manière qu’il entretenait des<br />
relations avec des personnalités politiques et<br />
intellectuelles connues comme Si M’hamed<br />
Ben Rahal Nédroumi, lettré et homme politique,<br />
Abdelkader Midjaoui, professeur et<br />
homme de lettres, précurseur du mouvement<br />
de la réforme, Abdelaziz Zenagui, lettré,<br />
répétiteur à l’Institut des langues orientales<br />
à Paris, le faqih Harchaoui, le professeur<br />
<strong>Mohamed</strong> Bekkoucha... Avec Bachir<br />
Ibrahimi, président de l’Association des<br />
Oulémas et avec lequel il partageait le même<br />
souci pour la réforme-renaissance, il discutera<br />
des moyens de combattre la division sociale<br />
et d’oeuvrer «pour la restauration d’un<br />
islam libéral, tolérant et rationaliste des<br />
belles époques de Bagdad et de Cordoue».<br />
Nous concluerons cet article par cette<br />
réflexion qu’il livre dans son ouvrage sur<br />
l’usure et qui traduit globalement l’état d’esprit<br />
qui guidait les leaders du mouvement<br />
moderniste des «Jeunes <strong>Al</strong>gériens»: «Nous ne<br />
saurions rester plus longtemps en dehors du<br />
mouvement général qui entraîne les<br />
peuples modernes vers d’incessantes<br />
conquêtes scientifiques sans y prendre part<br />
et sans contribuer à son développement en<br />
tant que facteur même de la civilisation<br />
actuelle». ■<br />
13
14<br />
D. deVillepin:<br />
«Le dialogue<br />
n’a jamais cessé entre<br />
nos deux cultures».<br />
Dans le cadre de cette rubrique, dont<br />
l’objet est de donner la parole à nos partenaires<br />
français, <strong>Djazaïr</strong> 2003 reproduit<br />
compte tenu de son importance, le<br />
discours du Ministre français des<br />
Affaires étrangères, prononcé lors de la<br />
conférence de presse du 6 novembre<br />
dernier à Paris, pour le lancement de<br />
l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France.<br />
I<br />
l y a deux ans, les Présidents<br />
Jacques Chirac et Abdelaziz<br />
Bouteflika ont souhaité que la<br />
France et l’<strong>Al</strong>gérie se donnent<br />
rendez-vous en 2003, pour “sceller les retrouvailles<br />
des deux pays”. “<strong>Djazaïr</strong>, une Année de<br />
l’<strong>Al</strong>gérie en France” ne sera pas, vous l’imaginez<br />
bien, un rendez-vous comme les autres. Il s’agit<br />
d’un rendez-vous ardemment espéré, longtemps<br />
attendu, longuement préparé.<br />
Il s’agit, aussi, d’un parti pris courageux.<br />
Courageux parce que notre monde vit à l’heure<br />
de tous les dangers. Les nouvelles menaces qui<br />
pèsent sur notre avenir se font plus pressantes,<br />
et l’on assiste à un retour de tentations qui, dans<br />
l’histoire, ont toujours mené au pire. La tentation<br />
du repli sur soi, du réveil des identités<br />
agressives ou guerrières, en réaction à un<br />
monde qui tend à s’uniformiser. La tentation<br />
aussi de la fuite en avant, du recours à la force,<br />
de l’affrontement. L’Année de l’<strong>Al</strong>gérie va exactement<br />
à l’opposé de ces tentations. Son ambition<br />
est d’ouvrir le champ du dialogue, d’instaurer<br />
le partage et la culture au cœur des relations<br />
entre les peuples. Car l’art est toujours le ferment<br />
du changement. Il est le trait d’union<br />
entre les nations et les individus. Il guide la<br />
conscience des peuples, comme l’étoile guide le<br />
voyageur. C’est un parti pris courageux, du fait<br />
aussi des liens passionnels que l’histoire a tissés<br />
entre nos deux pays, unis à la fois par une fascination<br />
et une affection réciproques, à la fois par<br />
des souvenirs d’épreuves et de douleurs. Je<br />
pense aux <strong>Al</strong>gériens, aux rapatriés et aux harkis.<br />
A tous ceux qui ont souffert. Nous ne devons ni<br />
ne voulons occulter les pages difficiles de cette<br />
relation.<br />
Un album que nous<br />
aspirons à redécouvrir<br />
Au regard de l'Histoire, la France et l'<strong>Al</strong>gérie<br />
ont manqué plus d'un rendez-vous. Car le dialogue<br />
n'est jamais simple, lorsqu'il s'instaure<br />
dans le doute et le désarroi. Il faut du temps<br />
pour parvenir à la reconnaissance de l’autre,<br />
pour adhérer à cette phrase de Mohammed <strong>Dib</strong>:<br />
«Les hommes sont semblables et différents, nous<br />
les décrivons différents pour qu’en eux vous<br />
reconnaissiez vos semblables». Pourtant, le dialogue<br />
n'a jamais cessé entre nos deux cultures,<br />
transcendant les disciplines et se fécondant en<br />
une multitude de regards croisés. Il nous revient<br />
à tous des images, des bribes éparses de ce dialogue<br />
morcelé, lacunaire, formant les fragments<br />
d’un album formé de mots, d’images, de<br />
musiques familières, que nous aspirons aujourd’hui<br />
à redécouvrir.<br />
Dans cet album, on retrouverait la figure de<br />
l’Emir Abdel Kader, soldat indomptable et chevalier<br />
mystique. On y verrait le peintre Etienne<br />
Dinet, né à Paris, enterré à Bou Saada, après sa<br />
conversion à l'islam et qui fut à l'origine de la<br />
création de la Mosquée de Paris. On y verrait<br />
Eugène Fromentin parcourant l'<strong>Al</strong>gérie, mais<br />
aussi Baya, née à <strong>Al</strong>ger, au talent célébré par<br />
André Breton et exposant à la galerie Maëght en<br />
1947, ouvrant la voie à la prodigieuse explosion<br />
de l’art algérien d’aujourd’hui, l’un des plus<br />
vivants et des plus imaginatifs de l’espace méditerranéen.Il<br />
y aurait aussi une bibliothèque idéale<br />
où se poursuivraient, autour de la revue<br />
Fontaine, de rudes passes d'armes entre <strong>Al</strong>bert<br />
Camus et Kateb Yacine et des conversations plus<br />
feutrées entre <strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong> et Max-Pol<br />
Fouchet ou Jean Amrouche. Il y aurait ensuite la<br />
symphonie algérienne de Camille Saint-Saëns,<br />
répondant à la musique du film Pépé le Moko<br />
composée par <strong>Mohamed</strong> Iguerbouchen. Et, les<br />
images se bousculant, on reverrait Mohammed<br />
Lakhdar-Hamina recevant la Palme d’Or à<br />
Cannes en 1975 pour la “chronique des années<br />
de braise”, l’œuvre de Picasso honorée à <strong>Al</strong>ger<br />
en 1988, et, toujours inscrites dans le paysage<br />
algérien d’aujourd’hui, les architectures de<br />
Fernand Pouillon fasciné par le M’zab.<br />
Il nous faut aujourd’hui reprendre le fil de ce<br />
dialogue, de cette effervescence artistique qui<br />
mène à la découverte d'un héritage commun.<br />
Car nos sociétés sont plus que jamais<br />
empreintes d’un profond brassage humain et<br />
culturel, fortes de cette proximité géographique,<br />
mais surtout, comme l’avait souligné<br />
Jacques Berque, “historique et essentielle”, à<br />
partir de laquelle l’âme de nos peuples se mêle<br />
intimement. La France et l’<strong>Al</strong>gérie ont besoin de<br />
se retrouver. Elles ont besoin de pouvoir mettre<br />
des mots, des gestes, des images, des musiques,<br />
sur ce qui pendant trop longtemps n’a pas été<br />
exprimé. C’est à nous, Français et <strong>Al</strong>gériens, de<br />
savoir maintenant reprendre l’histoire en<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
La communauté algérienne, un solide facteur de rapprochement<br />
marche. A nous de montrer notre capacité à<br />
convertir le passé en une force de partage, de<br />
mouvement, de dynamisme. A nous de nous<br />
tourner main dans la main vers l’avenir et de le<br />
construire ensemble. Et je voudrais dire ici<br />
mon admiration et mon enthousiasme pour ce<br />
défi hautement symbolique que représente<br />
l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France. Je voudrais dire<br />
ma joie de constater que ce sont notamment la<br />
culture et les arts qui nous permettent de sortir<br />
d’un temps de silence et de méfiance, se plaçant<br />
ainsi à l’avant-garde des relations francoalgériennes.<br />
Je voudrais dire ma fierté de voir<br />
tous ces auteurs, ces créateurs, qui s’engagent<br />
et se font passeurs de culture. De voir toutes<br />
ces villes, ces régions, ces départements, se<br />
mettre en mouvement pour faire vibrer<br />
ensemble nos deux peuples, en harmonie avec<br />
ce qu’ils ont de plus humain, de plus vital.<br />
D’Arles à La Rochelle, de Bordeaux à Paris en<br />
passant par Angers ou Clermont-Ferrand, les<br />
projets auxquels cette rencontre permettra de<br />
voir le jour reflètent la diversité de chacun de<br />
nos deux pays. On dénombre plus de 1800<br />
manifestations culturelles qui seront organisées<br />
en 2003 sur tout le territoire français.<br />
Aucun domaine artistique n’est oublié: grandes<br />
expositions et concerts populaires, théâtre,<br />
beaucoup de cinéma mais aussi de la poésie,<br />
des arts plastiques, de la danse. Toutes les<br />
époques de l’histoire de l’<strong>Al</strong>gérie, de<br />
l’Antiquité à la création contemporaine, vont<br />
ici vivre d’un souffle nouveau, marqué du<br />
sceau de l’ouverture et de l’amitié. Moment<br />
d’échange et de partage, l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie se<br />
veut unique par son ampleur, exceptionnelle<br />
par sa qualité.<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
La créativité<br />
algérienne<br />
Oui, l’<strong>Al</strong>gérie a mille visages, et il nous faut<br />
aujourd’hui les redécouvrir. C’est une terre<br />
d’échanges, de lumière, qui a su intégrer et<br />
adapter depuis l’Antiquité les apports des civilisations<br />
berbère, romaine, puis chrétienne,<br />
arabe et musulmane. Une terre riche aussi de la<br />
Francophonie, que lui a léguée l’Histoire. «Le<br />
mérite d’une langue, soulignait le Président<br />
Bouteflika à Beyrouth en évoquant le français,<br />
n’est pas seulement d’être l’expression d’une<br />
civilisation, mais de servir de lien entre des<br />
civilisations différentes, et d’assurer ainsi non<br />
seulement leur compréhension mutuelle,<br />
mais l’enrichissement de chacune d’elles par<br />
les autres». Et c’est ainsi que nous, Français,<br />
n’avons qu’à nous féliciter de la participation<br />
de la langue française, aux côtés de l’arabe et<br />
de l’amazigh, à la créativité algérienne dans<br />
bien des domaines ; celui du droit et des<br />
sciences économiques ou sociales. Mais aussi<br />
celui de la littérature, où l’œuvre de vos poètes<br />
et de vos romanciers fait partie désormais de<br />
notre patrimoine, de Malek Haddad à Rachid<br />
Boudjedra, en passant par Assia Djebar.<br />
Que cette saison culturelle permette de tisser<br />
de nouveaux liens, de développer de nouveaux<br />
partenariats à tous les échelons. Au-delà<br />
de l’année 2003, le programme permettra d’engager<br />
des coopérations de long terme entre<br />
Etats, mais aussi entre collectivités locales,<br />
entre institutions culturelles et entre universités.<br />
J’insiste sur ce point qui est fondamental :<br />
les relations entre la France et l’<strong>Al</strong>gérie ne sont<br />
pas affaire des seuls Etats. Les peuples aussi y<br />
ont nécessairement leur part. L’Année de<br />
l’<strong>Al</strong>gérie, c’est aussi l’occasion de tendre la<br />
main à un pays qui aspire à la paix et à la pros-<br />
périté, parallèlement à la visite d’Etat du<br />
Président Chirac au début 2003, qui marquera<br />
notre volonté d’approfondir nos relations, tant<br />
sur le plan politique que sur celui de la coopération<br />
et de l’économie. Que cette saison culturelle<br />
libère la créativité, les énergies, le dynamisme<br />
qui, en <strong>Al</strong>gérie, ne demandent qu’à<br />
s’épanouir. Je crois profondément que cette<br />
rencontre est importante pour nos deux<br />
peuples dans leur ensemble. Je pense en particulier<br />
aux Français d’origine algérienne, qui<br />
portent en eux cette diversité et peuvent être<br />
fiers de leur double racine. Certains de ces<br />
Français, on le sait, connaissent parfois sur<br />
notre sol des difficultés d’intégration. D’autres,<br />
nombreux, dont on parle moins, tirent profit<br />
de cette dualité intime qui est la leur. L’Année<br />
de l’<strong>Al</strong>gérie doit contribuer à leur donner<br />
conscience de la chance que constitue ce<br />
double héritage.<br />
Un message<br />
de paix et d’espoir<br />
Mais allons aussi au-delà de nos deux pays.<br />
Avec cette Année de l’<strong>Al</strong>gérie, adressons au<br />
monde un message d’ouverture et de tolérance,<br />
un message de paix et d’espoir, lancé<br />
aujourd’hui par nos deux peuples. Un message<br />
qui ouvre la voie de la concorde et de l’écoute,<br />
face à un monde bousculé par la peur.<br />
Développons sans relâche des correspondances<br />
du cœur et de l’esprit, des pôles d’entente<br />
et d’affinité, des partenariats privilégiés,<br />
dont le monde a besoin pour assurer sa stabilité.<br />
A l’heure où l’Europe va s’ouvrir vers l’est<br />
avec l’élargissement de l’Union, je voudrais<br />
dire à nos amis du Sud de la Méditerranée que<br />
nous ne les oublions pas. La France est là, pour<br />
se faire l’avocat d’une coopération renforcée<br />
entre l’Europe et le Maghreb. La refondation<br />
des relations euro-méditerranéennes, que<br />
nous avons engagée ensemble il y a quelques<br />
années, est un défi au sein duquel la France et<br />
l’<strong>Al</strong>gérie ont toutes deux un rôle moteur à<br />
jouer. Le dialogue entre nos deux pays doit<br />
devenir un pilier de cet axe d’entente et d’entraide.<br />
(...) L’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en 2003 sera riche<br />
et passionnante. Elle montrera de ce pays un<br />
extraordinaire patrimoine, un visage de créativité,<br />
de force et de jeunesse. La France et<br />
l’<strong>Al</strong>gérie, unies aujourd’hui autour de ce projet<br />
commun, vous remercient d’être au rendezvous<br />
(...).■<br />
Les intertitres sont de la rédaction<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
15<br />
L’autre rive
Cinéma<br />
16<br />
Terrorisme<br />
et intégrisme:<br />
le nouveau thème<br />
porteur des cinéastes<br />
algériens<br />
par Salim Aggar<br />
Journaliste<br />
Après les thèmes de la guerre<br />
de libération, de la révolution<br />
sociale, de l’exode rural, de la<br />
colonisation culturelle et des événements<br />
d’octobre, les cinéastes<br />
algériens se sont tournés vers un<br />
nouveau sujet : le terrorisme.<br />
Agoumi dans le film de Karim Traïdia: «Les diseurs de vérité»<br />
e terrorisme est devenu un<br />
L<br />
sujet en vogue «qui fait<br />
vendre» et que nos réalisateurs<br />
s’appliquent à mettre en<br />
synopsis pour convaincre<br />
d’éventuels producteurs, en particulier européens,<br />
devenus beaucoup plus réceptifs à la<br />
situation vécue par notre pays depuis une<br />
décennie. Il faut dire qu’avec la crise profonde<br />
que vit actuellement le cinéma algérien, il<br />
est logique que des cinéastes cherchent des<br />
fonds ailleurs pour mettre en boîte leurs projets.<br />
Certains, du reste, n’hésitent pas pour<br />
cela à charger complaisamment leurs scénarios<br />
de contradictions pour les faire accepter<br />
plus facilement.<br />
Durant les années 2000 et 2001, plusieurs<br />
films traitant du terrorisme ont été<br />
ainsi réalisés par des cinéastes algériens et<br />
pris en charge par des producteurs européens,<br />
en particulier français. Certains de ces<br />
films sont déjà sortis, d’autre sont en postproduction,<br />
tandis que d’autres encore en<br />
sont au stade de pré-production. Le plus<br />
important pour ces cinéastes à la recherche<br />
de notoriété internationale est de réaliser leur<br />
film dans un «huis clos» total. Ainsi, le scénario<br />
reste secret jusqu’au dernier «clap». Les<br />
journalistes avides d’informations sont tenus<br />
à l’écart, et le lieu et la durée du tournage<br />
sont toujours secrets. Certaines scènes jugées<br />
explosives, mettant en action des attentats ou<br />
la présence des forces de l’ordre, sont même<br />
tournées au Maroc ou en Tunisie, pour faire<br />
plus authentique, comme ce fut le cas pour le<br />
film de Nadir Moknache le Harem de Mme<br />
Osmane.<br />
Mais le terrorisme fait-il réellement<br />
recette ou est-ce simplement un sujet à la<br />
mode ? Le premier à avoir eu le courage<br />
d’aborder la question est l’Egyptien Nadir<br />
Djallal avec son film El Irhabi (le terroriste),<br />
mettant en vedette l’inamovible Adel Imam.<br />
Inspiré d’un roman de Lénine Khouri, le film<br />
raconte les tribulations d’un terroriste hébergé<br />
par la fille d’un intellectuel qu’il avait pour<br />
mission de tuer. A l’époque, en 1996, le terrorisme<br />
battait son plein en <strong>Al</strong>gérie, et l’ENTV,<br />
dans sa lutte idéologique pour le combattre,<br />
avait «mis le paquet» en achetant les droits de<br />
diffusion, alors que le film écrasait tous les<br />
records d’entrées dans les salles en Egypte.<br />
Elle a été, d’ailleurs, la première télévision<br />
arabe à diffuser ce film, avant même la télévision<br />
d’Etat égyptienne.<br />
Pris pour<br />
cible<br />
Avec la montée alarmante du terrorisme et<br />
surtout l’assassinat en série d’intellectuels et<br />
d’artistes, les cinéastes algériens ont pris<br />
conscience que le problème occupait une<br />
place prépondérante parmi les préoccupations<br />
des <strong>Al</strong>gériens. Mais avec la peur au<br />
ventre, personne n’osait ouvertement parler<br />
du sujet. Quoiqu’il en soit, même s’ils évitaient<br />
le thème du terrorisme, nos réalisateurs<br />
étaient déjà pris pour cibles. Le premier<br />
à être visé fut Djamel Fezzaz, le réalisateur du<br />
feuilleton El-Massir, qui bien que touché au<br />
visage, échappa de justesse à la mort à Bab El-<br />
Oued. <strong>Al</strong>i Tenkhi, réalisateur du très courageux<br />
Papillon ne volera plus, n’a pas eu la<br />
même «chance». Il fut assassiné devant son<br />
immeuble. Ces attentats ont jeté l’émoi dans<br />
une profession qui commençait à douter de<br />
l’avenir du 7e art en <strong>Al</strong>gérie, d’autant plus que<br />
réalisateurs et techniciens s’étaient retrouvés<br />
en chômage à la suite de la dissolution de<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
l’ENPA et du CAAIC, principaux vecteurs de<br />
l’industrie cinématographique dans le pays.<br />
Cette situation critique a poussé certains<br />
cinéastes à s’exiler, alors que d’autres ont<br />
préféré affronter le danger avec leurs idées<br />
et parfois leurs images.<br />
Avant de s’attaquer au thème du terrorisme,<br />
les cinéastes algériens ont dû s’intéresser<br />
à l’intégrisme, qui constitue son terreau<br />
nourricier. C’est <strong>Mohamed</strong> Chouikh, réalisateur<br />
de La Citadelle, qui osa le premier<br />
dénoncer la montée de l’intégrisme.<br />
D’abord avec Youcef ou la légende du septième<br />
dormant où il retrace un fait réel qui<br />
s’était produit à Ouargla : une attaque intégriste<br />
contre la maison d’une femme vivant<br />
seule avait provoqué l’incendie de sa demeure<br />
et la mort de son enfant. Dans son troisième<br />
film, L’Arche du désert, le réalisateur<br />
évoque indirectement les massacres collectifs<br />
d’innocents que connaissait à l’époque le<br />
pays. Hafsa Zinaï Koudil, écrivaine , tente à<br />
son tour sa première expérience cinématographique<br />
en s’attaquant à l’intégrisme religieux<br />
rampant. Dans son film Le Démon au<br />
féminin, elle revient sur le phénomène du<br />
charlatanisme à la sauce islamiste. Elle raconte<br />
l’histoire véridique d’un frère subjugué<br />
par la propagande islamiste, qui entraîna sa<br />
sœur à la mort en lui faisant subir des exorcismes<br />
destinés à la débarrasser d’idées<br />
jugées trop occidentales. Le film déclencha<br />
une véritable polémique au sein du courant<br />
islamiste, ce qui obligea le cinéaste à s’exiler<br />
pour quelques années en Tunisie. Autre<br />
cinéaste à s’intéresser au terrorisme par le<br />
biais de l’intégrisme, Merzak <strong>Al</strong>louache. Le<br />
réalisateur d’Omar Gatlato, qui n’a pas<br />
confirmé son statut de révélation des années<br />
70, a baissé rideau après l’échec de<br />
L’Homme qui regardait par les fenêtres et<br />
Un amour à Paris. Avec l’avènement de la<br />
démocratie et après les événements d’octobre<br />
88, Merzak <strong>Al</strong>louache s’est refait une<br />
nouvelle santé cinématographique, multipliant<br />
les réalisations. D’abord Bab-El-Oued<br />
City , considéré par les critiques comme le<br />
Omar Gatlato N°2, dans lequel il mettra à nu<br />
les origines de la montée de l’intégrisme et<br />
l’installation du terrorisme. Dans son film<br />
suivant, Salut Cousin, Merzak <strong>Al</strong>louache s’attaque<br />
au sujet sous un autre angle de vue et<br />
plus précisément celui de la France et des<br />
Juifs originaires d’<strong>Al</strong>gérie. Avec L’Autre<br />
monde, son dernier film, Merzak <strong>Al</strong>louache<br />
est allé directement au sujet, sur les conseils<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Amina Chouikh tournant une scène de son film «Rachida»<br />
de sa production. Il y raconte l’histoire de<br />
Yasmina, une jeune fille qui vient en <strong>Al</strong>gérie<br />
pour retrouver l’homme qu’elle aime et qui<br />
se trouve entraînée dans la tourmente algérienne.<br />
Avec ce film, l’auteur de l’inaperçu<br />
<strong>Al</strong>ger-Beyrouth est sûr de recevoir la palme<br />
du risque, puisque son film a été réalisé en<br />
grande partie en <strong>Al</strong>gérie. Il se lance dans un<br />
thème qui a été déjà exploité par <strong>Al</strong>exandre<br />
Arcady dans Là-bas mon pays, et qui n’a pas<br />
reçu l’accueil escompté en France.<br />
La ruée<br />
des réalisateurs<br />
Finalement, c’est la femme du réalisateur<br />
<strong>Mohamed</strong> Chouikh, Amina, qui se penche<br />
sérieusement sur le sujet. Sa première<br />
œuvre en tant que réalisatrice, Rachida<br />
(alors qu’elle a passé l’essentiel de sa vie sur<br />
les tables de montage pour donner forme<br />
aux films des autres), raconte à travers la carrière<br />
d’une enseignante le tourbillon de la<br />
violence en <strong>Al</strong>gérie. Amina Bachir-Chouikh a<br />
tourné son film à Sidi Fredj dans un ancien<br />
village colonial, sous une protection policière<br />
impressionnante.<br />
D’autre réalisateurs se sont intéréssés<br />
à la situation sécuritaire en <strong>Al</strong>gérie et ont<br />
tenté de récupérer le sujet à leur profit. C’est<br />
le cas notamment de Karim Traïdia qui a<br />
entamé une carrière cinématographique<br />
timide en <strong>Al</strong>gérie avant de partir en Hollande<br />
chercher la consécration. Un but qu’il a<br />
Cinéma<br />
d’ailleurs atteint en partie, en mettant en<br />
scène une œuvre sur les conditions de travail<br />
des journalistes algériens, intitulée Les<br />
Diseurs de vérité. Le film s’attaque, en<br />
même temps, au pouvoir et aux islamistes,<br />
ce qui explique peut-être son absence de la<br />
scène cinématographique algérienne.<br />
Le thème du terrorisme, qui est devenu<br />
par la force des choses très porteur, pousse<br />
d’autres réalisateurs à exploiter ce filon.<br />
C’est le cas, notamment, de Bachir Derraïs,<br />
ancien co-sociétaire de CMS, une maison de<br />
distribution de films en 35 mm, qui après<br />
quelques apparitions dans les films d’Arcady,<br />
d’<strong>Al</strong>louache et de Benguigui, se découvre<br />
une vocation de metteur en scène.<br />
L’homme, qui a ramené des cinéastes français<br />
et leurs films pour animer la scène culturelle<br />
algérienne, voit ses efforts récompensés<br />
avec la réalisation d’un film sur le terrorisme<br />
en <strong>Al</strong>gérie. Il faut dire que pour ce<br />
genre de thème, les producteurs ne cherchent<br />
pas la touche de l’artiste, mais seulement<br />
l’impact du sujet sur l’actualité cinématographique.<br />
Ce qui explique la ruée de réalisateurs<br />
algériens sans réelles capacités créatives<br />
pour ce genre de thème. Avec les documentaires<br />
de Belkacem Hadjaj, Femme taxi<br />
à Sidi Bel Abbés, et de Kamel Dehane, avec<br />
les films satiriques de Zemmouri et l’artillerie<br />
«littéraire» de Souaïdia, Samraoui et<br />
autres Yous Nassroullah, le thème récurrent<br />
du terrorisme en <strong>Al</strong>gérie a de beaux jours<br />
devant lui en attendant que le cœur prenne<br />
le pas sur la raison.■<br />
17
Théâtre<br />
18<br />
Le TNA d’<strong>Al</strong>ger rénové<br />
La crise<br />
du théâtre<br />
algérien<br />
Par Kamel Bendimered<br />
Journaliste<br />
La crise du théâtre est un thème<br />
favori des commentateurs de la vie<br />
culturelle. Mais qu’en est-il exactement<br />
? L’article suivant fait le tour<br />
des obstacles et des contraintes auxquels<br />
se heurte le secteur, de la formation<br />
des hommes à la diffusion<br />
des oeuvres. Mais ne faut-il pas,<br />
comme l’affirment certains noms<br />
illustres de la scène, considérer que<br />
théâtre et crise vont toujours de pair?<br />
L<br />
e dernier festival de théâtre de<br />
Mostaganem (10-20 août 2002),<br />
dans sa 35ème édition et deuxième<br />
tentative d’affirmation sous l’ombrelle<br />
euroméditerranéenne, a mis public, critique<br />
et jury dans sa poche par quelques spectacles<br />
vitaminés, à l’image de «Le Roi se meurt»,<br />
du Franco-Roumain Eugène Ionesco, monté par la<br />
troupe Mahfoud Touahri de Miliana, et «Le<br />
Clown», du Syrien <strong>Mohamed</strong> El Maghout, présenté<br />
-en arabe classique s’il vous plaît- par la formation<br />
estudiantine de Madrid «Arabuam».<br />
Ces deux productions artistiques, récompensées<br />
respectivement par le Grand Prix et le Prix<br />
Spécial du Jury présidé par le comédien et dramaturge<br />
M’hamed Benguettaf, ont remis en scène<br />
quelques évidences à placer en équation ou en<br />
jonction pour faire théâtralement mouche : des<br />
textes construits, surfant sur les problèmes tragiques<br />
de notre temps, et dont les auteurs tamisent<br />
la gravité du propos par le sens de l’humour<br />
grinçant (El Maghout) ou du burlesque mâtiné<br />
d’absurde (Ionesco); et pour les prendre en charge,<br />
des metteurs en scène professionnels<br />
(Charchall pour Miliana et Raoul pour Madrid) qui<br />
ont su mettre en synergie les capacités et le plaisir<br />
de jouer de jeunes et authentiques amateurs de<br />
théâtre.<br />
La force et la beauté du théâtre dérivent de<br />
la rencontre et de l’alchimie de ces trois éléments<br />
(écritures dramatique et scénique, et à leur service<br />
une équipe artistique volontaire et bien dirigée)<br />
que les collectifs nationaux, quel que soit<br />
leur statut (amateur ou professionnel), ont pris<br />
souvent à la légère en avançant et en plaçant en<br />
même temps leur art sur la corde raide, le jetant<br />
dans une situation de crise au delà de l’acceptable<br />
dont les pics faisaient et font s’interroger sur l’uti-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
lité même du théâtre dans la société.<br />
Une mise en perspective historique et<br />
analytique du 4ème art estampillé à l’algérienne<br />
révèle une crise multidimensionnelle<br />
dont les facteurs agissants sont, pour partie,<br />
le reflet d’un vécu théâtral universel et, pour<br />
partie, l’image d’une réalité spécifique.<br />
L’hypothèque première pesant sur l’essor du<br />
théâtre algérien, observe-t-on généralement,<br />
a partie liée avec le manque ou l’insuffisance<br />
de moyens financiers pour produire et diffuser<br />
une pièce.<br />
Cette réalité apparaît de manière aveuglante<br />
pour la période d’avant-indépendance,<br />
les comédiens étant tous des amateurs et<br />
se cotisant le plus souvent pour tenter l’aventure<br />
en se ramassant maintes fois contre le<br />
mur. <strong>Al</strong>lalou, le premier de cordée de cette<br />
ascension artistique réussie avec Djeha<br />
(1926), a dû se faire rapidement une raison<br />
en quittant le navire parce que, nous disait-il,<br />
«si le théâtre est le premier des arts, c’est le<br />
dernier des métiers». Bachtarzi Mahieddine,<br />
pour sa part, plus tenace et meilleur organisateur,<br />
a pu arrimer à ce qu’il appelait «une<br />
folle entreprise» nombre de ses compagnons<br />
en y investissant ses propres deniers glanés<br />
en tant que chanteur et sans lesquels sa passion<br />
pour le théâtre aurait versé dans le<br />
fossé.<br />
Seul moment où ce théâtre d’éclaireurs<br />
connaîtra une relative «embellie» sur le plan<br />
financier : l’officialisation, à partir de la saison<br />
1947-48, sous la municipalité du communiste<br />
Tubert, de la troupe de Bachtarzi sous l’appellation<br />
de Troupe Arabe de l’Opéra<br />
d’<strong>Al</strong>ger.<br />
Après la libération de l’<strong>Al</strong>gérie, la nationalisation<br />
du théâtre signifiera une potable<br />
«sécurisation» des composantes artistiques et<br />
techniques. Mais la bureaucratisation du secteur<br />
entraînera les établissements étatiques<br />
vers la déconfiture financière et productive,<br />
la masse salariale progressant jusqu’à<br />
atteindre les 80% des budgets de fonctionnement<br />
et réduisant la part réservée à la production<br />
à la portion congrue. La décentralisation<br />
théâtrale, censée débloquer la situation,<br />
pertinente dans son principe, sera<br />
conduite en dépit du bon sens puisque les<br />
moyens matériels disponibles au TNA, suffisant<br />
à peine au fonctionnement normal de<br />
cette structure transformée progressivement<br />
en une agence de spectacle, seront répartis<br />
entre quatre théâtres régionaux.<br />
Autre handicap : le faible niveau de for-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
mation générale développé par les personnels<br />
artistique et technique. A titre illustratif,<br />
et suivant une étude parue sur le Théâtre<br />
Régional d’Oran (couvrant la période 1973-<br />
86), il ressort que la composante artistique<br />
de cet établissement est constituée à près de<br />
80% d’éléments de niveaux élémentaire et<br />
moyen. Si l’on excepte la quarantaine de<br />
comédiens formés par l’INADC de Bordj El<br />
Kiffan (<strong>Al</strong>ger) ainsi que quelques metteurs en<br />
scène échappés des mailles serrées tissées<br />
par les ronds de cuir de la culture, l’écrasante<br />
majorité des personnels des théâtres a<br />
acquis son métier sur le tas, et pour des<br />
métiers bien ciblés (sonoriste, éclairagiste...)<br />
on peut parler de néant total du point de vue<br />
formatif.<br />
Un corps social a besoin d’avoir régulièrement<br />
une image de lui-même, et celle-ci<br />
ne peut être produite que par des hommes<br />
qui ont la vocation, les capacités et le talent<br />
pour réfléchir sur leur environnement et renvoyer<br />
ensuite dans un emballage littéraire et<br />
artistique leur perception de la réalité et leur<br />
vision de l’avenir. Cette espèce de créateurs<br />
a, bien sur, été au rendez-vous mais, pour des<br />
raisons liées essentiellement à l’histoire<br />
heurtée du pays, elle n’a pas eu la latitude ni<br />
le temps de se constituer en nombre et en<br />
force pour stimuler le développement du<br />
théâtre algérien et partant, de produire un<br />
répertoire conséquent de textes dramatiquement<br />
porteurs.<br />
Les plus belles<br />
pépites<br />
Même carencé par cette crise de l’écriture<br />
qui n’a fait que s’accentuer face aux tremblements<br />
sociaux et politiques vécus par la<br />
société, il faut cependant rendre à ce théâtre<br />
ce qui lui revient : sa constance et sa détermination<br />
à s’inscrire sur le terrain socio-politique,<br />
depuis son envol effectif avec la pièce<br />
Djeha à la veille de la commémoration du<br />
centenaire de la colonisation de l’<strong>Al</strong>gérie jusqu’à<br />
la période présente, réglant ses interrogations<br />
sur les préoccupations et aspirations<br />
populaires dérivant de chaque étape historique.<br />
«Notre but, déclarait <strong>Al</strong>lalou en évoquant<br />
les premiers pas de son engagement<br />
artistique, était de créer un théâtre à nous,<br />
s’exprimant dans notre langue et parlant<br />
de nos problèmes quotidiens, des personnages<br />
illustres de notre histoire et également<br />
Le dramaturge Mustapha Kateb<br />
Théâtre<br />
de nos faiblesses et tares qu’il convenait de<br />
mettre au jour pour mieux les combattre».<br />
Sur la trajectoire post-indépendance, la<br />
majeure partie des créations montées par les<br />
entreprises étatiques ont été irriguées et portées<br />
par de grands idéaux et projets de libération<br />
de l’homme, et l’interpellation de tout<br />
ce qui pouvait dévoyer cette noble entreprise.<br />
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les plus<br />
belles pépites dramatiques ont été réalisées<br />
sur ce terrain, redevables il est vrai à de<br />
fortes personnalités presque toutes issues du<br />
monde des planches et qui étaient à la fois<br />
des artistes et des hommes de culture, tels<br />
Boualem Raïs, Rouiched, Kaki, Kateb Yacine,<br />
<strong>Al</strong>loula, Benaissa, Benguettaf... soutenus<br />
pour certains d’entre eux par des collectifs<br />
de comédiens et metteurs en scène de grand<br />
talent (<strong>Al</strong>lel El Mouhib, Hachemi<br />
Noureddine, Hadj Omar, Hassan El Hassani,<br />
Malek Bouguermouh, Mustapha Kateb, Ziani<br />
Chérif Ayad, Azeddine Medjoubi...).<br />
Comme les grands noms de la littérature<br />
dramatique ne sont plus là, disparus ou exilés,<br />
et comme, de surcroît, l’édition a, à<br />
quelques exceptions près, ignoré superbement<br />
leurs oeuvres avec pour effets néfastes<br />
de mutiler un pan de la mémoire culturelle,<br />
le théâtre-roi parait nu, dramatiquement nu.<br />
D’après l’enquête -déjà citée- sur le TRO portant<br />
sur la période 1973-86, <strong>Al</strong>loula et Kaki<br />
cumulaient à eux deux 60% des créations<br />
individuelles produites par cet organisme et<br />
la moitié des mises en scène.<br />
La relève des aînés apparaît d’autant<br />
plus lourde à ce niveau qu’elle se situe dans<br />
une période de doute, de ruptures et de<br />
remises en cause douloureuses, dans un<br />
environnement en quête de ses points de<br />
Suite à la page 33<br />
L’année<br />
19
Livres<br />
20<br />
Livre:<br />
Conditions<br />
d’une vraie relance<br />
PAR ACHOUR CHEURFI<br />
JOURNALISTE ÉCRIVAIN<br />
La tenue, en septembre, du<br />
septième Salon international<br />
du livre d’<strong>Al</strong>ger (1) a constitué<br />
l’événement culturel de la<br />
«rentrée». Outre le débat<br />
amorcé sur la politique du<br />
livre, cette manifestation a<br />
servi de révélateur à un paysage<br />
éditorial algérien à la<br />
recherche d’un ancrage et<br />
d’une identité.<br />
Le contenu mais aussi la qualité d’impression sont maintenant de sérieux critères de choix<br />
I<br />
l parait assez clair, à travers les<br />
débats concernant aussi bien la<br />
question de l’importation que<br />
celle relative à la diffusion, que<br />
les points de vue des différents acteurs du<br />
livre sont loin d’être concordants, les intérêts<br />
des uns ne coïncidant pas forcément avec<br />
ceux des autres. Les libraires accusent par<br />
exemple les importateurs d’empiéter sur leur<br />
activité en fournissant directement le «marché<br />
institutionnel», estimé à plus de cent millions<br />
de dinars, et de ne pas leur livrer les<br />
titres qu’ils souhaitent obtenir. Les importateurs,<br />
eux, accusent les libraires d’être dans<br />
l’incapacité de satisfaire la «demande institutionnelle»<br />
et de ne pas s’acquitter des<br />
créances qu’ils détiennent sur eux. Certains<br />
importateurs et certains libraires se sont<br />
plaints de l’augmentation des taxes douanières<br />
en janvier 2002, «de l’ordre de 300%».<br />
Ce qui rend le livre importé quasi inaccessible<br />
à la majorité. Faux, affirme le président du<br />
Syndicat des Editeurs. L’augmentation des<br />
taxes douanières est de 10%, passant de 5 à<br />
15% depuis janvier 2002.<br />
Par ailleurs, le fait que les livres exposés au<br />
salon bénéficient d’une exonération des taxes<br />
douanières, et donc d’une réduction des prix<br />
de l’ordre d’au moins 20%, ne semble pas<br />
satisfaire les libraires qui estiment qu’ils sont<br />
les premiers pénalisés par cette mesure. Non<br />
seulement au Salon, ce sont les éditeurs qui<br />
se présentent eux-mêmes -et donc ce sont<br />
eux les premiers bénéficiaires-- mais cela se<br />
répercute négativement sur l’activité des<br />
libraires car les lecteurs vont s’approvisionner<br />
directement à la «foire» du moment en attendant<br />
la prochaine, et qu’entre les deux évènements,<br />
ce sont les libraires qui chôment.<br />
Cohérence<br />
et identité<br />
A l’évidence, tout le monde se plaint de<br />
quelque chose et chacun attend de l’autre<br />
qu’il fasse le premier pas, car les dysfonctionnements<br />
du marché de l’édition sont tellement<br />
évidents qu’une remise en ordre exige<br />
un consensus largement accepté par tous<br />
quant au rôle et à la place de chacun dans la<br />
chaîne éditoriale, avant d’aller à la conquête<br />
du lecteur qui, lui aussi, demande à être<br />
mieux connu et ses exigences mieux cernées.<br />
On attend beaucoup des autorités<br />
publiques qui ont annoncé par la bouche du<br />
Ministre de la communication et de la culture,<br />
Mme Khalida Toumi, qu’un groupe de travail<br />
planchait sur la question. Toutefois, une véritable<br />
politique du livre qui ménagerait les<br />
intérêts des uns et des autres et introduirait<br />
une certaine cohérence dans un champ qui a<br />
subi un bouleversement profond devrait venir<br />
assurément des principaux acteurs, d’autant<br />
plus que des organisations professionnelles<br />
existent (2), et il leur appartient, en collaboration<br />
avec d’autres institutions concernées<br />
comme l’Education par exemple, d’aller vers<br />
une plate-forme qui propose la démarche à<br />
suivre et les mesures à mettre en oeuvre.<br />
Cela est-il possible dans l’immédiat ? Peutêtre<br />
pas, mais plus vite on y arrivera et mieux<br />
ce sera car l’anarchie qui règne dans le secteur<br />
ne peut qu’arranger les prédateurs, ceux<br />
qui n’investissent rien et qui raflent tout. Avec<br />
en sus, la menace du fait accompli et la<br />
logique malsaine qui consiste à introniser les<br />
mauvais réflexes et à chasser la bonne initiative.<br />
D’autant plus que l’expérience des vingt<br />
dernières années a montré les limites de l’importation<br />
et que les prix prohibitifs du livre<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
Les salons du livre sont aussi une occasion de connaitre les centres d’intérêt du lectorat national<br />
résultant de la baisse du pouvoir d’achat des<br />
<strong>Al</strong>gériens- sont suffisamment dissuasifs, du<br />
moins quant aux livres de qualité, pour amener<br />
les uns et les autres à adopter des stratégies<br />
qui permettraient de favoriser un investissement<br />
local conséquent. Et en attendant<br />
l’ouverture du «marché scolaire», des formules<br />
telles que les «suites de tirage» ou<br />
l’achat des droits d’édition et de traduction<br />
demeurent nécessaires. Des éditeurs français<br />
comme «Eyrolles» se félicitent de cette<br />
approche qui leur a permis de «multiplier par<br />
trois les ventes en <strong>Al</strong>gérie», même si le<br />
nombre des titres concernés demeure assez<br />
restreint.<br />
La situation actuelle n’empêche en rien<br />
les éditeurs nationaux d’être plus offensifs et<br />
de tenter d’explorer les marchés francophone<br />
et arabophone, dans l’esprit d’une exportation<br />
compétitive et de qualité, et donner<br />
ainsi un sens positif au concept de «partenariat»<br />
jusque-là confiné dans un statut défensif<br />
et régressif de simple «consommateur», c’està-dire<br />
dans un rapport de dépendance et<br />
d’échange inégal et déséquilibré. La réflexion<br />
à engager dans ce sens devrait être globale et<br />
ne pas se limiter à un seul aspect ou continuer<br />
à voguer à vue sans réelle perspective<br />
alors que les attentes se font lancinantes.<br />
Le premier responsable de «Casbah<br />
Editions» avait annoncé, bien avant la clôture<br />
du Salon, la conclusion d’accords avec des<br />
éditeurs égyptiens et libanais pour la vente<br />
des droits et la co-édition de plus d’une trentaine<br />
de titres. Ce qui est loin d’être négligeable,<br />
au moins du point de vue psychologique<br />
: «Nous avons pu surmonter notre<br />
complexe, dira-t-il, et nos partenaires trou-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
vent l’édition algérienne bonne qualitativement».<br />
Ceci est d’autant plus vrai que tout<br />
milite en faveur d’une telle démarche offensive<br />
: le coût de fabrication est moindre, la<br />
main-d’oeuvre est très bon marché par rapport<br />
à l’Europe, et l’écrit est d’un bon niveau.<br />
L’autre question qui reste à résoudre et<br />
qui désoriente quelque peu les partenaires<br />
étrangers, c’est le manque d’identité de nos<br />
éditeurs et les présentations confuses des<br />
titres. Il est connu que le para-scolaire occupe<br />
les 99% de l’activité éditoriale algérienne<br />
et que nos éditeurs font tout et tous la même<br />
chose, sans que chacun ait un cachet personnel<br />
qui puisse le distinguer des autres. En<br />
outre, et au niveau des stands par exemple,<br />
on a relevé qu’il arrive à des éditeurs, ou<br />
même des diffuseurs, d’exposer et de vendre<br />
des titres d’autres éditeurs. Ce qui accentue<br />
la non-visibilité du champ éditorial.<br />
Diagnostic<br />
et politique<br />
Le débat amorcé lors de la tenue du Salon<br />
international du livre d’<strong>Al</strong>ger est appelé à se<br />
poursuivre. Les premières assises du livre<br />
que le Syndicat Professionnel du Livre (SPL),<br />
en collaboration avec l’Unesco, a programmées<br />
pour le mois de décembre constitueront<br />
pour l’ensemble des acteurs une occasion<br />
pour à la fois dresser un diagnostic global<br />
du secteur et jeter les bases d’une politique<br />
du développement du livre, avec bien<br />
entendu des concessions de part et d’autre.<br />
Les différents intervenants semblent avoir<br />
pris conscience que personne ne peut trou-<br />
Livres<br />
ver durablement son compte sans un marché<br />
du livre large et fort et sans une action sur<br />
plusieurs plans pour pouvoir réduire le prix :<br />
il y a la TVA, bien sûr, mais aussi les marges<br />
bénéficiaires de l’éditeur, de l’importateur et<br />
du détaillant.<br />
Dans un rapport de mission rédigé par un<br />
expert mandaté par l’Unesco et daté de<br />
1999, il est affirmé clairement qu’une politique<br />
dans ce domaine suppose de conjuguer<br />
trois facteurs indispensables : une<br />
volonté politique au plus haut niveau de<br />
l’Etat quant aux enjeux culturels du livre et<br />
au rôle économique que joue l’industrie de<br />
l’édition; la prise de conscience de l’activité<br />
privée en tant que «secteur», c’est-à-dire la<br />
garantie d’un meilleur accès des citoyens au<br />
livre en qualité et en quantité en contrepartie<br />
d’un cadre stimulant financier et fiscal; enfin<br />
l’adoption d’une législation spécifique à l’activité<br />
éditoriale et à la libre circulation du<br />
livre en assurant une «communication permanente»<br />
entre les professionnels de l’édition<br />
et les organismes de l’Etat concernés par<br />
les aspects culturels et économiques de l’édition.<br />
Trois ans après la rédaction de ce rapport,<br />
peut-on dire que les trois facteurs cités sont<br />
enfin réunis ? Il est encore trop tôt pour<br />
répondre de façon tranchée à cette question,<br />
d’autant plus que les articulations du marché<br />
du livre sont difficiles à déchiffrer, les intérêts,<br />
parfois féroces, des différents intervenants<br />
se posant de manière non convergente.<br />
C’est ce qui complique davantage les données<br />
de la question -qui fait quoi dans ce<br />
marché-, même si l’apparition d’organisations<br />
ou de syndicats dans l’activité éditoriale<br />
peut introduire quelque transparence et<br />
amener les acteurs à agir solidairement dans<br />
une direction qui favorise une industrie<br />
nationale du livre organisée, compétitive et<br />
productrice de richesses, pour le bien de<br />
chacun et de la collectivité. ■<br />
(1)- Il s’est tenu du 18 au 28 septembre 2002 et a vu la participation<br />
de plus de 200 maisons d’édition nationales, arabes et<br />
européennes, avec une forte présence de l’édition française,<br />
après la levée du contentieux (douanier) du précédent Salon,<br />
soit le versement par l’ANEP (au nom de l’Etat) de douze millions<br />
de dinars au profit des éditeurs étrangers.<br />
(2)- A l’Association Nationale des Editeurs <strong>Al</strong>gériens qui<br />
s’est entre-temps transformée en Syndicat National des Editeurs<br />
du Livre (SNEL) et qui existe depuis le début des années 90, se<br />
sont ajoutées deux organisations syndicales : l’Association des<br />
Libraires <strong>Al</strong>gériens (ASLIA) qui a vu le jour le 7 juin 2001 et<br />
regroupe (à la date de septembre 2002) 40 libraires, ainsi que le<br />
Syndicat Professionnel du Livre (SPL) qui a été créé au début de<br />
cette année.<br />
21
L’année Livres<br />
22<br />
Tahar Djaout<br />
ce «vigile»<br />
de l’écriture<br />
Interpeller en même temps<br />
la réalité complexe de sa<br />
société et l'espace ouvert et<br />
fécondant de l'écriture est le<br />
double vecteur interactif qui a<br />
structuré le cheminement de<br />
l'écrivain-journaliste Tahar<br />
Djaout, fauché par des balles<br />
assassines à la fleur de l’âge<br />
(39 ans).<br />
Une de ses dernières photos...<br />
eux semaines avant cet assassi-<br />
D<br />
nat programmé et exécuté par<br />
le terrorisme intégriste (le 26<br />
mai 1993), le plus grand écrivain<br />
maghrébin vivant,<br />
<strong>Mohamed</strong> <strong>Dib</strong>, à qui le centre culturel algérien<br />
à Paris rendait alors un hommage digne<br />
de sa stature, nous indiquait, à une question<br />
liée à la relève littéraire, que celle-ci s'annonçait<br />
des plus fruitées en <strong>Al</strong>gérie avec plus<br />
particulièrement une plume de la trempe de<br />
Tahar Djaout, respirant la poésie, la force et<br />
l'exigence créatrice.<br />
Poète d'abord (Solstice barbelé,1975, et<br />
L'Arche à vau-l'eau,1978) avant d'élargir son<br />
champ d'intervention littéraire à la nouvelle<br />
(Les Rêts de l'oiseleur, 1983) et au roman<br />
(L'Exproprié, 1981, Les Chercheurs d'os, 1984,<br />
L'Invention du désert, 1987 et Les Vigiles,<br />
1991), Djaout a toujours affiché, comme critique<br />
littéraire autant que comme écrivain,<br />
son inclination (et inclinaison) pour une écriture<br />
portée par les vents du grand large de<br />
l'imagination et de la création, quitte à<br />
essuyer parfois -en tant qu'auteur- quelques<br />
plâtres inhérents à toute aventure artistique<br />
(tendance à l'hermétisme dans L'Exproprié) .<br />
«Mon désir de bouleversement n'est pas<br />
seulement d'ordre politico-social, il est aussi<br />
de l'ordre de l'écriture, de l'expression», soulignait-il<br />
quelques mois après la sortie (simultanément<br />
à <strong>Al</strong>ger, chez Bouchène, et à Paris,<br />
aux éditions du Seuil) des Vigiles qui constitue<br />
son quatrième et dernier roman publié.<br />
Cette œuvre allait nous servir de détonateur<br />
et point d'appui à un entretien à large<br />
spectre d'éclairage sur la personnalité littéraire<br />
de Tahar Djaout, ses rapports à l'écriture et<br />
le regard aiguisé qu'il jette à la périphérie de<br />
celle-ci où l'auteur-acteur se (dé) doublait en<br />
observateur-critique littéraire, dans un exercice<br />
rare d'analyse lucide sur son travail d'écri-<br />
vain, son lectorat et sur la création algérienne<br />
dans son ensemble.<br />
Un bonheur balzacien<br />
de la limpidité<br />
Les Vigiles, par rapport aux romans qui<br />
l'ont précédé, est le texte le plus lisible à la<br />
fois par sa construction et la réalité qu'il s'approprie<br />
à travers une histoire simple derrière<br />
laquelle se profile une fable à double détente:<br />
sur l'<strong>Al</strong>gérie, et sur la perception de l'intellectuel<br />
et l'acte créateur dans le pays.<br />
Les Vigiles sont ces sentinelles, osons dire<br />
même ces cerbères qui, au nom d'une «révolution»<br />
qui n'a pas fini de faire des petits,<br />
veillent sur la gestion d'un ordre social et politique<br />
réglé sur le «prêt-à-penser». Qu'un<br />
intrus, en la personne d'un professeur et surtout<br />
innovateur d'un métier à tisser ancestral,<br />
vienne à se faufiler dans leur univers tétanisé,<br />
et ces gardiens vigilants, en même temps que<br />
bénéficiaires patentés du système établi, se<br />
mettent aussitôt en chasse pour châtier l'importun<br />
.<br />
Au moment où ils pensent tenir leur proie,<br />
le perturbateur-innovateur reçoit de l'étranger<br />
un label d'excellence et de reconnaissance<br />
pour sa machine, distinction dont l'impact<br />
social comme sa récupération en haut lieu<br />
mettent en mauvaise posture l'équipe des<br />
vigiles qui n'ont d'autre parade, pour se justifier,<br />
que de chercher et d'offrir un coupable<br />
idéal.<br />
Par le thème comme par la transparence<br />
du style, ce roman se situe dans le cheminement<br />
des Chercheurs d'os, alors que<br />
L'Exproprié et L'Invention du désert, qui<br />
posent globalement le problème de l'identité,<br />
s'inscrivent dans une seconde catégorie de<br />
préoccupations de l'auteur, avec une quête<br />
d'écriture plus ambitieuse et pourtant plus<br />
complexe.<br />
Interrogé sur ce «couplage» dans sa<br />
démarche romanesque, Tahar Djaout estimait<br />
qu'il était plus le produit d'un temps d'écriture<br />
précis que d'une intention précise. «J'ai<br />
personnellement, disait-il, un rapport à<br />
l'écriture extrêmement introspectif, donc j'ai<br />
des désirs instantanés et des intentions ponctuelles.<br />
Le texte prend la forme du désir que<br />
j’ai au moment où j’écris. Je n’ai pas du tout<br />
délimité à l’avance une certaine manière<br />
d'écrire. Il y a cependant des maillons qui<br />
relient les différents romans entre eux,<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
même si Les Chercheurs d'os et Les Vigiles<br />
se présentent de prime abord comme des<br />
textes plus ouverts, plus lisibles».<br />
Précisant encore sa pensée, l'écrivain<br />
expliquait que dans son rapport à l'écriture:<br />
«il y a une sorte de bonheur balsacien de la<br />
limpidité et du déchiffrement immédiat du<br />
monde, un désir d'ancrage dans le réel et<br />
un plaisir de créer des choses tellement<br />
transparentes qu'on a l'impression de palper<br />
la réalité juste derrière. Mais il y a aussi<br />
un désir plus complexe, plus jouissif et plus<br />
douloureux, en même temps que plus ambitieux,<br />
qui est de restructurer les choses et le<br />
monde, avec une architecture plus novatrice,<br />
des interrogations plus profondes et une<br />
introspection plus fouillée. Il y a donc une<br />
écriture de la lisibilité et du bonheur, et une<br />
écriture du déchiffrement complexe».<br />
La célébrité est une chose<br />
qui m’a toujours gêné<br />
Sur la double «fable» en action dans Les<br />
Vigiles, énoncé par lui comme son «premier<br />
roman urbain», Tahar Djaout remarquait que<br />
son espace romanesque «a toujours été<br />
chargé de symboles, qui appartiennent au<br />
patrimoine de la société mais ne la figent<br />
pas, qui servent à propulser la société vers<br />
l'avenir. Donc, le métier à tisser, dans Les<br />
vigiles, je ne l'invente pas, sinon il aurait été<br />
un objet, une machine bien dérisoire par<br />
rapport aux enjeux qui sont décrits dans le<br />
roman. C'est cette charge symbolique qui<br />
en fait justement une machine aux dimen-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
sions de la société».<br />
A la question de savoir si la lisibilité du<br />
roman ne procédait pas du désir de l'écrivain,<br />
considéré généralement comme «difficile»,<br />
de toucher un plus large lectorat, dans<br />
son pays et ailleurs, Tahar Djaout a eu cette<br />
réplique qui résume admirablement la personnalité<br />
de l'homme et de l'écrivain disparu.<br />
«Je n'ai jamais pensé à un lecteur précis<br />
en écrivant. Je dois même dire que la célébrité<br />
est une chose qui m'a toujours gêné.<br />
Par exemple, le retentissement médiatique<br />
des Vigiles par rapport à mes précédents<br />
romans, j'avoue qu'il me fait un peu peur. Je<br />
n'ai jamais cherché à être lu en masse<br />
parce que je pense que la lecture de masse<br />
nous crée toujours une fausse situation. Je<br />
suis convaincu qu'un écrivain est reçu par<br />
un certain nombre de lecteurs, et bien reçu,<br />
et qu'au delà, on sort avec une réception ou<br />
une communication biaisée».<br />
«Donc, observait encore l'auteur des<br />
Vigiles, je ne crois pas avoir écrit mon<br />
roman avec cette sobriété et cette simplicité<br />
dans l'intention d'être lu très largement.<br />
Les grands tirages, par exemple, j'ai toujours<br />
considéré cela comme un préjudice,<br />
dans la mesure où un écrivain qui dépasse<br />
un certain seuil de lectorat se trouve, à mon<br />
sens, en fausse situation avec celui-ci».<br />
Lorsqu'il a été fait part à Tahar Djaout, pour<br />
conclure, d'une - légère - critique concernant<br />
Livres<br />
ici et là des dialogues trop démonstratifs<br />
dans son dernier roman, l'écrivain a estimé<br />
que c'était là une question de «perception»,<br />
tout en avançant cependant un certain<br />
nombre de remarques pertinentes sur ce<br />
maillon qui a toujours été le talon d'Achille<br />
de la création littéraire et artistique algérienne.<br />
«Dans la littérature nationale, a-t-il<br />
observé, le statut des dialogues est assez particulier.<br />
C'est une littérature le plus souvent<br />
introspective, toute en monologues, et c'est<br />
peut-être dû à la situation même de<br />
l'<strong>Al</strong>gérie, à cette interférence et coexistence<br />
des langues. Lorsqu'on fait parler des personnages,<br />
on se retrouve parfois dans des<br />
traductions. C'est vrai qu'il y a des dialogues<br />
qui se font en français, comme dans<br />
un certain nombre de cas que je décris,<br />
dans les bars par exemple, où on peut<br />
concevoir que les dialogues se sont faits tels<br />
qu'ils sont transcrits. Mais très souvent, a<br />
ajouté l'écrivain disparu, le lecteur parle<br />
beaucoup plus en arabe ou en berbère, et<br />
dans ce cas il y a une translation en français<br />
qui se fait dans la tête du romancier. A<br />
ce niveau, on assiste peut-être à des dialogues<br />
escamotés, manquant de naturel. Ce<br />
qui est sûr, dans la littérature algérienne de<br />
langue française et même dans celle de<br />
langue arabe -puisque l'arabe écrit est différent<br />
de l'arabe parlé- c’est que le statut des<br />
dialogues est très particulier». ■ K.B.<br />
23
L’année<br />
Arts plastiques<br />
24<br />
Génération<br />
design<br />
par Nadira LaggouneAklouche<br />
Tout comme la prose pour<br />
Monsieur Jourdain, l’hom-me<br />
a toujours fait du design sans<br />
le savoir. Le design a toujours<br />
existé, s’inscrivant dans<br />
l’évolution naturelle de l’humanité,<br />
des premiers outils à<br />
nos jours, car il relève du<br />
désir d’améliorer les objets,<br />
leur conception et leur réalisation.<br />
«Discipline développée<br />
au XXème siècle, visant à la<br />
création d’objets, d‘environnements,<br />
d’œuvres graphiques,<br />
etc.., à la fois fonctionnels,<br />
esthétiques et<br />
conformes aux impératifs<br />
d’une production industrielle».<br />
C’est ainsi que le Petit<br />
Larousse illustré définit l’objet<br />
de notre article.<br />
E<br />
n fait, on a réellement commencé<br />
à parler de design à partir<br />
de la révolution industrielle.<br />
Avant cela, les objets étaient<br />
fabriqués artisanalement. Ils étaient donc le<br />
fait d’une seule personne. C’est la révolution<br />
industrielle qui établit une nette séparation<br />
entre le concepteur et le fabricant, donnant<br />
du même coup naissance à la profession de<br />
«designer».<br />
Au début, la production industrielle, ne<br />
faisant que copier les objets de prestige, génère<br />
une grande diversification des arts décoratifs<br />
: les objets ou le mobilier créés prenaient<br />
alors une fonction symbolique qui prévalait<br />
sur toute autre, car restant l’apanage d’une<br />
certaine classe sociale.<br />
C’est pour cela que le «Bauhaus» et<br />
d’autres mouvements initièrent l’idée que<br />
l’industrie pouvait produire en toute «démocratie»<br />
des objets biens conçus, sans fioritures,<br />
sans exagération symbolique, des<br />
objets simples. Ce fut la notion anglaise de<br />
«good design», apparentée à celle d’ «industrial<br />
design».<br />
A partir des années 30, le design se développe<br />
en Europe, jusqu’aux années 70 où<br />
commence à apparaître le marketing avec<br />
pour credo les notions de séduction et<br />
d’étonnement censés réveiller l’appétit du<br />
consommateur.<br />
Utilité, efficacité, agronomie, méthodologie,<br />
le design a depuis longtemps réglé ces<br />
problèmes. Aujourd’hui, les designers travaillent<br />
sur des systèmes complets : par<br />
exemple, l’ensemble de la politique de communication<br />
d’une entreprise et tout ce qu’elle<br />
peut et doit intégrer, y compris des objets,<br />
aussi bien le graphisme que la communication<br />
utilitaire comme la signalétique. C’est ce<br />
que l’on appelle le «design global», qui vise la<br />
qualité globale : la pérennité et la résistance<br />
des matériaux aussi bien que le plaisir<br />
(concret ) que l’on prend à utiliser les objets<br />
et le plaisir esthétique que procure leur<br />
vision.<br />
Le designer français Roger Tallon, à l’origine<br />
du minispace, du TGV et de la gamme de<br />
luminaires Erco disait : «Le design, ce n’est<br />
pas traiter le sujet, c’est traiter le sujet sous<br />
tous ses aspects, rassembler toutes les données,<br />
les mettre à plat et réénoncer complètement<br />
à partir de là ; donc, c’est le contraire<br />
de la spontanéité». Il souligne ainsi l’exigence<br />
dans le design d’être rationnel. Mais<br />
c’est aussi, pour les objets de consommation<br />
ou les espaces utilisés par le plus grand<br />
nombre, établir une convivialité nouvelle, une<br />
relation sensuelle, grâce à un maniement plus<br />
simple et un toucher agréable.<br />
La mise en œuvre d’une idée cependant,<br />
suppose un débat permanent entre le concevable<br />
et le possible, car si tout est possible<br />
dans l’absolu et si la seule limite dans le<br />
champ des idées est celle de son propre<br />
potentiel créatif, de sa capacité d’imagination,<br />
il en est différemment dans le domaine de la<br />
matérialisation : là, dans ce domaine plus<br />
qu’ailleurs, les techniques, les contingences<br />
économiques et sociales limitent largement le<br />
champ des possibles.<br />
Le design algérien<br />
Dès la fin des années 60, héritée de la tradition<br />
française, la notion de design fait son<br />
apparition à l’Ecole des Beaux-arts d’<strong>Al</strong>ger,<br />
insufflée par les Français Anna Price, Hamm et<br />
Depjeune, eux-mêmes initiés à cette spécialité<br />
par la prestigieuse école d’Ulm en<br />
<strong>Al</strong>lemagne. C’est ainsi que la «décoration intérieure»<br />
fait son apparition à <strong>Al</strong>ger, prise en<br />
charge par l’un des premiers professeurs,<br />
alors fraîchement formés à l’Ecole des Beauxarts<br />
de Paris, Hacène Chayani. Chayani prit en<br />
charge ce que l’on qualifie de «basic design»<br />
et qui consiste en l’enseignement de base du<br />
design, c’est-à-dire la décoration volume et la<br />
décoration intérieure. Toutefois, l’enseignement,<br />
tel que dispensé alors, n’accordait que<br />
peu de place à la spécialisation qui, elle, se<br />
réduisait à une année.<br />
Forts de l’expérience française acquise<br />
dans les années 70, les générations suivantes<br />
de professeurs formés à l’étranger vont commencer<br />
à appliquer les enseignements du<br />
«Bauhaus» et de son créateur Walter Gropius<br />
en 1919 qui tendaient à combler l’écart entre<br />
idéalisme social et réalité commerciale. Les<br />
fondateurs de cette célèbre école s’attachaient<br />
à prodiguer un enseignement basé<br />
sur la combinaison des préoccupations intellectuelles,<br />
pratiques, commerciales et esthétiques<br />
dans la création. Le «New Bauhaus de<br />
Chicago» et la «Hochschule für Gestaltung»<br />
d’Ulm, créée en 1953, vont alors développer<br />
les idées du Bauhaus et réaliser cette fusion<br />
de la théorie et de la pratique du design en<br />
relation avec la production industrielle.<br />
Mais c’est vraiment à partir des années<br />
80 que l’expérience acquise par ces ensei-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
gnants va se mettre en place de manière<br />
effective et insuffler une nouvelle attitude :<br />
doter l’enseignement de fondements intellectuels,<br />
théoriques ou philosophiques<br />
nécessaires à la mise en place d’un enseignement<br />
du design moderne tel qu’il se pratiquait<br />
en Europe.<br />
Cette attitude aboutira à l’introduction<br />
de nouveaux profils dans l’enseignement<br />
(technologie des matériaux, histoire de l’architecture,<br />
esthétique, philosophie, etc…)<br />
dans un premier temps, puis à la création de<br />
l’Ecole Supérieure des Beaux-arts qui va<br />
consacrer l’enseignement du design comme<br />
discipline à part entière : les filières «design<br />
aménagement» et «design graphique»<br />
étaient nées. Si des designers comme Zoubir<br />
Hellal, Mustapha Boutadjine, Abdelkader<br />
Abdi et d’autres en furent les animateurs<br />
principaux, c’est tout un enseignement qui<br />
prend en charge le rapprochement du<br />
monde de la production industrielle pour y<br />
introduire cette «qualité globale» qui lui<br />
manquait.<br />
La promotion d’une<br />
image nationale<br />
Les différentes générations qui vont être<br />
formées dès lors commencent aujourd’hui,<br />
après leurs aînés, à produire un effet encore<br />
timide mais certain sur le marché de la production<br />
industrielle et l’intégration des nouvelles<br />
technologies, comme sur le rôle de la<br />
fonction, de l’esthétique et de la décoration<br />
dans la vie quotidienne des individus.<br />
Trois designers ont été les pionniers et<br />
les chefs de file de l’entrée des <strong>Al</strong>gériens<br />
dans le design du 20ème siècle. Abdi, Yamo<br />
et Chérif constituent jusqu’à aujourd’hui les<br />
exemples et les emblèmes indiscutables de<br />
la réussite du design algérien. Conscients de<br />
la possibilité de l’exportation de l’image et<br />
de la culture du pays par la simplification des<br />
formes, ou leur renouvellement, ils vont<br />
combiner la symbolique traditionnelle aux<br />
exigences d’un design moderne, sans fioritures<br />
ni exagérations symboliques. Ils se placent<br />
aujourd’hui parmi les designers internationaux<br />
reconnus pour la qualité contemporaine<br />
de leurs créations.<br />
Aujourd’hui, le design est devenu une<br />
réalité, un fait culturel quotidien. Il embrasse<br />
tous les domaines : des objets multidimensionnels<br />
à la communication graphique,<br />
en passant par les technologies de l’information<br />
et l’environnement. C’est la conception<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
et la réalisation de tous les produits utilisés<br />
par l’homme, et les promotions de designers<br />
issues des écoles d’art font le bonheur<br />
des bureaux d’études, entreprises de communication<br />
ou sociétés industrielles de<br />
toutes sortes.<br />
Toutefois la pénétration du marché algérien<br />
reste lente et difficile. Des promotions<br />
entières de designers se heurtent encore à<br />
l’incompréhension des industriels qui, peu<br />
expérimentés, n’imaginent pas ce que peuvent<br />
faire les artistes. Ils se raccrochent souvent<br />
à des images, des maquettes ou des<br />
photos déjà utilisés ailleurs, pensant s’assurer<br />
de cette manière une certaine sécurité<br />
dans la communication ou, discutant<br />
constamment les prix, ne se rendent pas<br />
compte que la production du designer va<br />
au-delà de la matérialisation immédiate.<br />
Beaucoup d’autres contraintes, liées à différents<br />
facteurs économiques et sociaux, freinent<br />
le développement du secteur. En outre,<br />
il s’agit d’une profession encore jeune, qui<br />
souffre d’un gros déficit d’image, ce qui la<br />
marginalise quelque peu, aucune institution<br />
publique ne s’occupant réellement de sa<br />
promotion. Pourtant des promotions se lancent<br />
chaque année à la conquête du marché<br />
de la création industrielle ( ou artistique), et<br />
même si c’est le packaging et le design graphique<br />
qui représentent la grosse part de<br />
cette activité, de jeunes designers interviennent<br />
dans ce processus qui conduit de la<br />
fabrication à la vente, puis à l’utilisation du<br />
produit. Ce travail, généralement anonyme,<br />
tend à devenir une composante stratégique<br />
pour les entreprises.<br />
Une pénétration<br />
difficile<br />
C’est aussi dans l’anonymat que les<br />
artistes-designers conçoivent les aménagement<br />
des stands algériens à l’occasion des<br />
foires et des rencontres internationales ou<br />
des expositions universelles. Un travail<br />
considérable est également fourni par eux<br />
dans l’aménagement des sièges de sociétés<br />
Arts plastiques<br />
bancaires, de compagnies de transport<br />
aérien, d’agences de services de toutes<br />
sorte, que le consommateur apprécie souvent<br />
sans penser à l’artiste-concepteur, et<br />
parfois, sans savoir même quel artiste en est<br />
l’auteur.<br />
Les expositions qui se préparent à l’occasion<br />
de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie en France vont<br />
permettre au large public de découvrir un<br />
métier quelque peu méconnu, des artistes<br />
jeunes ou moins jeunes qui, en produisant<br />
des objets, transmettent des idées, des attitudes<br />
et des valeurs qui sont en même<br />
temps des idéaux individuels ou nationaux.<br />
Le design est un moyen de communication<br />
entre les hommes et, à la suite des aînés qui<br />
les encadrent, nos artistes l’ont bien compris<br />
qui, s’inspirant de l’arsenal des coutumes,<br />
pratiques et croyances nationales, aboutissent<br />
à de véritables propositions contemporaines,<br />
participant du même coup à l’éducation<br />
de l’œil, à la résolution de problèmes<br />
donnés, à la concrétisation d’idéaux car c’est<br />
«un métier paradoxal où l’on fournit du<br />
matériel et de l’immatériel». ■<br />
25
Une musique<br />
est née...<br />
L’année Musique<br />
26<br />
ou la merveilleuse<br />
histoire du Chaâbi<br />
<strong>Mohamed</strong> Redouane<br />
Journaliste ()<br />
Avant de connaître le phénomène «raï» qui a porté la musique<br />
algérienne aux sommets, l’<strong>Al</strong>gérie a vécu, dans le deuxième<br />
quart du siècle dernier un phénomène «chaâbi». Un genre<br />
musical né du fin fond de la Casbah d’<strong>Al</strong>ger, empruntant à<br />
l’andalou, au chant religieux (medh) et au folklore, proposant<br />
des sonorités nouvelles propres ou obtenues par le recours à<br />
des instruments ou des rythmes importés.<br />
Servi par une voix et un talent exceptionnels, un homme, El<br />
Hadj M’hamed El Anka a été «l’inventeur» de ce genre, le «chimiste»<br />
qui a su avec génie réaliser le fabuleux mixage.<br />
A<br />
pparu dans le contexte de<br />
l’émergence du mouvement<br />
national, le chaâbi, connu<br />
d’abord sous l’appellation<br />
moghrabi, a répondu à l’exigence du petit<br />
peuple : écouter un genre musical moins<br />
savant que l’andalou. Dans l’ancienne cité<br />
algéroise, la Casbah, l’andalou est réservé aux<br />
nantis. D’où la nécessité pour les artistes issus<br />
de la Casbah de lancer une musique fondée<br />
sur des textes au langage populaire. Du meddah<br />
(medh : chant religieux) à l’interprète, le<br />
chaâbi se caractérise dès les années vingt par<br />
de petits instruments, tels que le violon, la<br />
kouitra et le tambourin.<br />
La décennie d’après s’ouvre sur un début<br />
de modernisation qui revient au maître incontesté<br />
du genre Aït Ouarab <strong>Mohamed</strong> Idir<br />
«Halo», plus connu comme El Hadj M’hamed<br />
El Anka. En introduisant le demi-mandol, le<br />
maître s’aperçoit de ses limites, les capacités<br />
de cet instrument ne pouvant être complètement<br />
exploitées. La solution est trouvée avec<br />
un luthier espagnol, Bellido, qui réalise<br />
l’agrandissement du manche de l’instrument<br />
et le doublement de la table d’harmonie. Une<br />
nouvelle sonorité grave est ainsi née, celle du<br />
mandol, -devenu depuis un instrument<br />
mythique du chaâbi- et des basses sont combinées<br />
aux sons aigus. Même la tonalité vocale<br />
change, puisque d’une gamme basée sur le<br />
fa, El Anka crée dès les années 40 une voix<br />
grave, rauque, apparemment virile, spécifique<br />
à cette musique. Musique qui ne cessera pas<br />
son développement à ce niveau-là. En lançant<br />
une autre forme, El Anka adapte à sa musique<br />
le piano, la mandoline et d’autres instruments<br />
à gamme tempérée. L’orchestre ainsi élargi, la<br />
prestation n’aurait subi aucun changement<br />
sans l’intégration de la derbouka (percussion<br />
d’origine égyptienne) et le banjo (instrument<br />
d’origine américaine) , un facteur avec lequel<br />
l’accord d’origine est modifié. Aussi,<br />
Hadj M’hamed Anka, le Maître du chaâbi<br />
l’instrument mélodique est-il accordé comme<br />
mandol.<br />
Mais sans l’apport du pianiste Mustapha<br />
Skandrani, qui demeure un chef d’orchestre<br />
unique, le chaâbi n’aurait probablement pas<br />
connu l’évolution qui fut la sienne. C’est lui<br />
qui, en jouant à la manière andalouse, introduit<br />
de nouvelles mélodies et en rénove certaines,<br />
(plus de 150 sont à son actif ).<br />
Skandrani devient aussi, parallèlement, le<br />
créateur de la musique moderne.<br />
Avec l’avènement du chaâbi (terme donné<br />
par Boudali Safir en 1946) un nouveau genre<br />
est initié par El Anka aux cotés de l’andalou<br />
avec <strong>Mohamed</strong> Fekhardji et le kabyle avec<br />
Cheikh Noureddine. Il est reconnu par ses<br />
rythmes spécifiques comme El Guebbahi,<br />
Bourdjila et Soufiane, où la rythmique de la<br />
derbouka a des mesures saccadées et la ligne<br />
discontinue.<br />
Selon les normes de<br />
la musique universelle<br />
Dès lors, la musique exposée dans les<br />
patios (wast eddar), les terrasses (stiha) et<br />
les jardins (djenina) de jasmin devient celle<br />
des pêcheurs, des dockers, des artisans et du<br />
petit peuple en général. En pleine guerre de<br />
libération, le chaâbi fut aussi un moyen de<br />
sensibilisation du peuple à la cause nationale,<br />
y compris dans les fêtes familiales où un guetteur<br />
devait prévenir le chanteur de l’arrivée<br />
de la police coloniale. Aux tournées théâtrales<br />
de Mahieddine Bachtarzi se sont jointes la<br />
musique et les chansonnettes à caractère<br />
nationaliste, à l’image de l’opérette (Dawlat<br />
n’ssa, l’Etat des femmes) produite par<br />
Mustapha Skandrani et <strong>Mohamed</strong> Kechkoul.<br />
Le chaâbi, portant bien son nom -populaire-,<br />
a réellement une audience nationale, maghrébine<br />
aussi, puisque actuellement au Maroc<br />
des artistes reprennent des textes d’El Anka<br />
ou de Dahmane El Harrachi. Si El Anka est un<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
Amar Ezzahi, nouveau style<br />
grand voyageur, la chanson Ya rayeh<br />
d’El Harrachi a fait le tour du monde<br />
après la reprise de Rachid Taha. Quant<br />
à l’universalité du genre, elle s’effectue<br />
grâce à l’apport non négligeable de<br />
musiciens et non moins compositeurs,<br />
Ahmed Malek, <strong>Mohamed</strong><br />
Iguerbouchène et Mahboub Bati.<br />
Encore une fois, de nouveaux instruments<br />
sont expérimentés : la clarinette,<br />
l’accordéon et la trompette. Mais le<br />
jeu se fait selon les normes de la<br />
musique universelle ou les règles de<br />
l’harmonie, tout en respectant la mélodie<br />
d’origine. D’ailleurs, Mahboub Bati<br />
est l’un des promoteurs du asri dès les<br />
années 50 avec Amraoui Missoum et<br />
<strong>Mohamed</strong> El Kamel, précurseur à la fin<br />
des années 40 de ce genre enfanté par<br />
le chaâbi.<br />
Dans la même optique, celle de<br />
répondre aux exigences d’une jeunesse<br />
dominée par la culture coloniale,<br />
Mahboub Bati innove dès l’indépendance<br />
la chansonnette dans le chaâbi.<br />
Néanmoins, sa force consiste à produire<br />
selon le cachet personnel de chaque<br />
chanteur. D’où l’émergence de nouveaux<br />
styles avec Amar Ezzahi, Hassen<br />
Saïd, Boudjemaâ El Ankis, Abdelkader<br />
Chaou, El Hachemi Guerrouabi et<br />
autres, dont certains sont les élèves<br />
d’El Anka. Si le maître fait son entrée<br />
en 1995 au conservatoire municipal<br />
d’<strong>Al</strong>ger en qualité de professeur chargé<br />
de l’enseignement du chaâbi, plusieurs<br />
élèves deviendront des chanteurs de<br />
talent comme Amar Lachab, Hassen<br />
Saïd et Rachid Souki.<br />
Néanmoins, la popularisation du<br />
chaâbi est favorisée par les moyens<br />
modernes du phonographe et de la<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
radio (révolutionnaires à l’époque). En<br />
dirigeant la première grande formation<br />
de musique populaire à Radio <strong>Al</strong>ger, au<br />
lendemain de la Seconde Guerre mondiale,<br />
El Anka, chef de station, anime à<br />
la salle Ibn Khaldoun (ex- Pierre<br />
Bordes) la deuxième partie du spectacle,<br />
la première étant réservée à l’andalou<br />
avec Mohammed puis<br />
Abderrezak Fakhardji, Ahmed Serri et<br />
Abdelkrim Dali. Mais la salle fera bonne<br />
recette grâce à El Anka, Hadj M’rizek et<br />
Khelifa Belkacem.<br />
Des messages<br />
subversifs<br />
Aujourd’hui, les récitals sont quasiment<br />
inexistants et les espaces traditionnels<br />
du chaâbi complètement perdus.<br />
Au-delà des nouveaux styles :<br />
Amar Lachab, Hassen, Saïd, Abdelmadjid<br />
Meskoud, Dahmane El Harrachi...,<br />
la création dans le sens moderne<br />
demeure à un niveau de recherche.<br />
Certes, des tentatives, il y en a pour<br />
donner naissance à un chaâbi moderne.<br />
Encore faut-il que les <strong>Mohamed</strong><br />
Reda, Rachid Guerbas, Hamidou, Reda<br />
Doumaz et autres puissent y aboutir en<br />
respectant l’esthétique et la mélodie.<br />
Si le chaâbi a influencé le rock de<br />
T34 et KG2, le rap des MBS et Intik ou<br />
le gnawi de Amazigh Kateb (Gnawa<br />
Diffusion), c’est qu’il est en soi un<br />
genre au pouvoir illimité. Tout en véhiculant<br />
la sagesse, l’amour et l’espoir, il<br />
porte en lui des messages subversifs en<br />
exposant des thèmes sociaux. Par<br />
conséquent, les chanteurs de chaâbi<br />
sont considérés comme provocateurs<br />
et anticonformistes. Ce qui est plutôt<br />
flatteur, d’autant que le genre se caractérise<br />
par sa force mélodique, thématique<br />
et rythmique. En revanche, sa<br />
modernisation n’en est aujourd’hui<br />
qu’à ses prémices. Et comme le blues<br />
et le jazz, avec lesquels il partage de<br />
larges espaces, le chaâbi est en voie<br />
d’évolution, à l’exemple d’El Anka qui<br />
en 1970 a démontré en chantant<br />
Sobhane <strong>Al</strong>lah ya l’tif (texte encore<br />
d’actualité) que le sens de l’interprétation<br />
et de l’harmonie peuvent encore<br />
progresser. ■<br />
(1) Article publié dans le quotidien «Le Matin»<br />
en date du 10 août 2000<br />
Musique<br />
Le Phenix<br />
de la Casbah<br />
Par Hayet Eddine Khaldi journaliste<br />
Son destin musical hors du commun aurait pu nous pousser à commencer<br />
cette histoire par le légendaire : «Il était une fois…» .<br />
Dans ce cas précis, déjà au<br />
départ une vie s’est démarquée<br />
de toutes les autres par un quiproquo<br />
administratif annonçant<br />
avant la lettre que cet homme<br />
ne sera pas comme tous les<br />
autres !<br />
En effet, le 20 Mai 1907, dans<br />
une maison du 24 rue de<br />
Tombouctou, à la Casbah<br />
d’<strong>Al</strong>ger, Fatma Bent Boudjemaa<br />
donnait naissance à un garçon.<br />
Son mari étant souffrant, c’est<br />
l’oncle maternel du nouveau-né<br />
qui est chargé de son inscription<br />
à l’état-civil. Le préposé confond «Ana Khalou» (je suis son oncle) avec le nom<br />
patronymique du nouveau-né, et tout bêtement marque : «HALO» <strong>Mohamed</strong><br />
Idir pour Aït Ouarab <strong>Mohamed</strong> Idir. C’est cet enfant qui est devenu plus tard<br />
El Hadj <strong>Mohamed</strong>, surnommé «El Anka» (Le Phénix). Ce quiproquo, qui marqua<br />
le début de sa vie, expliquerait peut-être le goût prononcé du Cheikh<br />
pour les anecdotes comme en témoignent nombre de ses amis !<br />
Après l’école coranique (1912-1914), le jeune <strong>Mohamed</strong> Idir fréquenta sans<br />
trop de conviction l’école française dont il quitta définitivement les bancs en<br />
1918 pour se consacrer au travail et aider sa famille nécessiteuse. L’adoration<br />
qu’il vouait à Cheikh Nador fut récompensée en 1917, lorsque Si Said Larbi,<br />
musicien de renom au sein de l’orchestre du Cheikh, lui permit d’assister aux<br />
fêtes animées par son idole.<br />
Vite remarqué par celui-ci pour son extraordinaire sens du rythme et son<br />
incroyable mémoire, ainsi que sa passion sans bornes pour la musique, il se<br />
retrouva dans l’orchestre comme percussionniste sur tambourin (tar) .<br />
Quelque temps plus tard, K’hioudji, demi-frère de Hadj M’Rizek, le prend<br />
comme musicien à plein temps dans un orchestre spécialisé dans les veillées<br />
de la cérémonie du henné, véritable école pour les débutants. Après la mort<br />
de Cheikh Nador en 1926 à Cherchell, El Anka prit naturellement le relais<br />
dans l’animation des fêtes familiales. Il a alors 19 ans. Une année plus tard, il<br />
devient l’élève de Cheikh Sid <strong>Al</strong>i Ould Lek’hal, suivant avec une grande assiduité<br />
les cours prodigués par celui-ci jusqu'à 1932. C’est à partir de 1928,<br />
année décisive pour lui, qu’il rencontre le grand public, en enregistrant chez<br />
son premier éditeur (Columbia) 27 disques 78 tours, et en participant à l’inauguration<br />
de Radio PTT d’<strong>Al</strong>ger.<br />
Favorisé par ses passages à la radio et le développement du phonographe, sa<br />
popularité grandissante le mena à faire des tournées à travers l’<strong>Al</strong>gérie et la<br />
France, tournées à peine interrompues par son pèlerinage à la Mecque en<br />
1937. Il entreprit parallèlement d’enrichir son orchestre avec une nouvelle<br />
formation qui comprenait, entre autres, Abderahmane Guechoud, Rachid<br />
Rabahi, Kadour Cherchali, Chabane Chaouche, etc… Sa notoriété grandissante<br />
lui permit, après la 2ème guerre mondiale, de diriger la première grande<br />
formation de musique populaire de Radio <strong>Al</strong>ger.<br />
En 1955, il débuta, en tant que professeur chargé de l’enseignement du<br />
Chaâbi, au conservatoire municipal d’<strong>Al</strong>ger, où il forma toute une génération<br />
de chanteurs, tel que Mahdi Tamache, Chercham, Amar El Achab, et tant<br />
d’autres encore.<br />
El Anka a interprété prés de 360 poèmes (K’sayed) et produit environ 130<br />
disques avec différents éditeurs, dont Columbia, <strong>Al</strong>gériaphone et Polyphone.<br />
Il mourut le 23 novembre 1978 à <strong>Al</strong>ger, laissant derrière lui un héritage musical<br />
hors du commun et le souvenir d’un grand homme.<br />
Un célèbre écrivain disait que chacun de nous se devait de suivre sa légende<br />
personnelle, que fuir son destin en traversant la planète nous pousse inlassablement<br />
vers celui-ci … Le destin d’El Anka fut d’être une légende… et la<br />
légende continue !■<br />
27
Tlemcen,<br />
ville d’histoire<br />
L’année Patrimoine<br />
28<br />
...Mais où sont<br />
les neiges d’antan?<br />
PAR MOHAMED BENDIMERED<br />
UNIVERSITAIRE<br />
Tlemcen - qui le nierait ? - est certes<br />
l’un des plus notoires fleurons du<br />
patrimoine historique et culturel de<br />
l’<strong>Al</strong>gérie. De la tribu des Meghrawa à<br />
son apogée de capitale du Royaume<br />
abdelwadide, puis sous les <strong>Al</strong>moravides,<br />
les <strong>Al</strong>mohades, les Meghrawa et<br />
les Mérinides, en passant par la période<br />
romaine, les Wisigoths et les<br />
Vandales, elle a engrangé une rare<br />
somme d’événements et de monuments<br />
prestigieux qui ont fait son<br />
renom dans l’histoire.<br />
Mais gare ! nous dit <strong>Mohamed</strong><br />
Bendimered. L’offensive moderne du<br />
béton et de l’industrialisation pourrait,<br />
faute d’être corrigée, lui faire<br />
perdre son âme à la longue.<br />
«Le charme discret» du printemps à Tlemcen<br />
T<br />
lemcen, haute cité, que ton<br />
séjour est doux !» : c’est ainsi<br />
que le poète s’extasie sur le<br />
site enchanteur et la luxuriance<br />
printanière de la campagne tlemcénienne.<br />
Tlemcen... Ce mot qui vient du berbère tilmas,<br />
pluriel tilmissan, et signifie «poches<br />
d’eau», «sources», convient admirablement à<br />
ce terroir «où l’abondance de sources, fécondant<br />
les guérets de leurs ondes très douces,<br />
dans un joyeux murmure, anime la nature».<br />
La ville occupe une merveilleuse situation<br />
en palier à 830m, entre les hauteurs<br />
rocheuses du sud, culminant à 1200 m, réceptacle<br />
intarissable de ces eaux, et la vaste plaine<br />
fertile, dont les derniers ressauts viennent<br />
mourir au bord de la mer vers le nord. L’hiver<br />
venu, la montagne revêt son habit de gala,<br />
hermine immaculée sur fond azur et or. Mais<br />
voici de nouveau l’hirondelle dans la campagne<br />
embaumée, sur laquelle le pommier et<br />
le cerisier, le lilas et la rose, dessinent une<br />
incomparable broderie de perles enchâssées<br />
dans un écrin de verdure.<br />
Mais Tlemcen n’est pas seulement de ces<br />
havres bénis qui arrêtent tout naturellement<br />
les pas du voyageur. Placée au carrefour des<br />
deux grandes routes qui mènent l’une de la<br />
Tunisie vers le Maroc et l’autre de Honaïne et<br />
Rachgoun, ses anciens ports, vers le Mali et le<br />
Soudan, elle est également une cité au passé<br />
lourd d’histoire. Car depuis les temps les plus<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
eculés, ce site fut toujours habité : un<br />
polissoir du néolithique, trouvé dans<br />
les grottes d’Aïn El Hout, près de la<br />
ville actuelle, témoigne des premières<br />
manifestations d’une civilisation naissante.<br />
Primitivement, une tribu berbère,<br />
les Meghrawa s’installa dans un de ses<br />
faubourgs, Agadir. Les Romains, à partir<br />
du 3ème siècle après J.C., y établirent<br />
une colonie militaire, et, séduits<br />
par la profusion colorée des jardins,<br />
des arbres et des paysages, lui donnèrent<br />
le nom de Pomaria (les vergers). De<br />
nombreux vestiges pérennisent leur passage,<br />
telle cette dalle funéraire insérée à la base<br />
du minaret d’Agadir, et des statuettes. Mais<br />
le témoin le plus probant de leur oeuvre<br />
reste un canal, Saqiat En Nesrani (le canal<br />
du chrétien), long de 6 à 7 Km, qui amenait<br />
l’eau des cascades d’El Ourit pour irriguer<br />
les jardins de Tlemcen.<br />
Après une période obscure où les<br />
Vandales et les Wisigoths déferlèrent sur la<br />
région, vint la conquête arabe à partir du<br />
7ème siècle. L’armée musulmane, sous la<br />
conduite d’Abou Mouhadjir, un compagnon<br />
d’Okba Ibn Nafaâ, porta le glaive de la foi à<br />
Tlemcen, avant de poursuivre son épopée<br />
jusqu’à l’Atlantique. La cité était désormais<br />
musulmane.<br />
Après le démembrement de l’empire<br />
d’Orient, elle devint la vassale de Fez, fondée<br />
par les Idrissides, avant d’avoir à contenir les<br />
assauts des <strong>Al</strong>moravides (El Mourabitoune).<br />
Ce sont eux, installés à Tagrart (le camp) à<br />
l’emplacement actuel de Tlemcen, qui bâtirent<br />
la Grande Mosquée. Elle fut fondée en<br />
1136 par <strong>Al</strong>i Youssef Ben Tachfin, et<br />
témoigne de l’influence de l’architecture<br />
andalouse, puisqu’elle rappelle beaucoup le<br />
plan de la mosquée de Cordoue, notamment<br />
par les débordements d’arabesques et de<br />
dentelles du Mihrab.<br />
La vie de cour<br />
Au milieu du 12ème siècle, les <strong>Al</strong>mohades<br />
(El Mouwahidoune), sous la conduite<br />
d’Abdelmoumen, un disciple d’Ibn Toumert,<br />
ravagèrent la ville. C’est à cette époque que<br />
vint mourir près de Tlemcen Chouaïb Abou<br />
Médiène, savant juriste et ascète renommé,<br />
originaire de Séville, qui devint Sidi<br />
Boumediène, le patron actuel de la cité, le<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Mosquée de Sidi Boumédiene.<br />
plus grand et le plus vénéré de ses saints. Les<br />
<strong>Al</strong>mohades, qui l’avaient quelque peu malmené,<br />
se rachetèrent en lui construisant un<br />
mausolée au village d’El Eubbad.<br />
Au 13ème siècle, alors que le vaste empire<br />
almohade, établi à la fois en Andalousie et au<br />
Maghreb, croulait de toutes part sous l’effet<br />
de dissensions internes, un chef berbère<br />
local, Yaghmorassen Ibn Ziane (1), issu de la<br />
tribu des Bani Abdelwad, une branche des<br />
Zenata, proclama l’indépendance de<br />
Tlemcen, faisant de la ville la capitale du<br />
Maghreb central, vaste royaume s’étendant<br />
jusqu’à Béjaia. Curieusement, c’est la<br />
construction à l’époque du minaret de la<br />
Grande Mosquée qui amena l’édification du<br />
Mechouar, le palais royal des Abdelwadides,<br />
à l’emplacement de Tagrart. En effet, dans le<br />
but de ne pas exposer son harem aux<br />
regards indiscrets des mouadhinine (muezzins),<br />
Yaghmorassen, qui résidait dans un<br />
palais voisin de la Grande Mosquée, Ksar El<br />
Kadim, s’en fut donc construire à une centaine<br />
de mètres plus loin le Méchouar où se<br />
déroulèrent tout le faste et la splendeur qui<br />
caractérisèrent la dynastie. On y mena la vie<br />
de cour, où se pressaient conteurs, poètes,<br />
savants et mystiques. De grandes fêtes s’y<br />
déroulèrent, dont le chroniqueur du roi,<br />
Yahia Ibn Khaldoun, le frère du grand<br />
Patrimoine<br />
Abderrahmane, a brossé de brillants<br />
tableaux.<br />
De cette époque datent le Sahridj<br />
Mbedda, le Grand Bassin («lac de délices<br />
créé par un heureux caprice, où se baignait<br />
la fille d’un roi, où voguaient ses compagnes<br />
visibles du haut des montagnes»), la<br />
mosquée de Sidi Bel Hassen avec son merveilleux<br />
Mihrab, ainsi que Sidi Brahim avec sa<br />
vasque en marbre.<br />
De cette époque subsiste également l’un<br />
des monuments les plus célèbres de l’islam<br />
africain. Au printemps 1299, le sultan mérinide<br />
Abou Yaqoub Youssef, vint entreprendre<br />
le siège de Tlemcen. De puissantes fortifications,<br />
dont témoignent les murailles de Bab<br />
El Qarmadine (la porte des tuiliers), isolaient<br />
la cité des incursions de ses redoutables<br />
voisins. Mais pour mieux manifester sa<br />
ferme résolution de prendre la capitale des<br />
Zianides, le souverain marocain fit bâtir à<br />
proximité une véritable ville, d’une superficie<br />
de 100 ha, El Mahalla Mansourah (la<br />
Victorieuse). Rien n’y manquait et on peut<br />
encore voir ses remparts se dresser majestueusement<br />
: elle comprenait un palais, des<br />
bains, des caravansérails et une mosquée<br />
dont ne subsistent que les murs et le célèbre<br />
minaret, à moitié détruit.<br />
29
L’année Patrimoine<br />
30<br />
Vestiges d’une époque mouvementée qui vit se succéder plusieurs dynasties<br />
Digne de la guerre<br />
de Troie<br />
Le siège de Tlemcen dura huit ans (de<br />
1299 à 1307), l’un des plus longs de l’histoire,<br />
et les habitants subirent à cette occasion<br />
de terribles souffrances, allant jusqu’à manger<br />
de la chair humaine. Plutôt que de subir<br />
le déshonneur et la captivité, les princesses<br />
royales réclamèrent la mort. Mais alors<br />
même que la panique gagnait les assiégés à<br />
bout de ressources, le sultan mérinide fut<br />
assassiné par un de ses eunuques. Cet épisode,<br />
digne de la guerre de Troie, subjugua<br />
Kateb Yacine qui, à Tlemcen dans les années<br />
70, en fit le thème de sa pièce Saout<br />
Ennissa, qu’il créa avec l’aide de jeunes filles<br />
du lycée local Malika Hamidou. La «paternité»<br />
de cet assassinat fut attribuée aux<br />
femmes de Tlemcen qui, en réunissant leurs<br />
bijoux, auraient réussi à soudoyer secrètement<br />
l’eunuque en question. Le siège prit<br />
fin, le successeur devant aller se faire couronner<br />
à Fez. Pris de fureur, les survivants<br />
dévastèrent la cité mérinide. Seul un pan de<br />
minaret resta debout, l’un des plus beaux<br />
vestiges de l’art hispano-mauresque. On estime<br />
à 120. 000 le nombre de personnes ayant<br />
péri pendant le siège.<br />
En 1335, le roi Abou El Hassen fit de nouveau<br />
le siège de Tlemcen et grâce à ses<br />
manjaniq (catapultes), réussit à pénétrer<br />
dans la ville au bout de deux ans. Le roi vaincu<br />
Abou Tachfin et ses trois fils se battirent<br />
en personne contre le conquérant, combat<br />
désespéré qui vit la défaite des Abdelwadites<br />
dont le sang rougit l’entrée du<br />
Méchouar(2). Ce sont les Mérinides qui édifièrent<br />
la belle mosquée de Sidi Haloui et<br />
celle, somptueuse, de Sidi Boumediène. A<br />
côté se trouvent le palais du sultan, en<br />
ruines, et la médersa El Khaldounia, où professa<br />
quelque temps Ibn Khaldoun. Partout<br />
alentour, se fondant admirablement dans la<br />
nature, se dressent de nombreux tombeaux<br />
de saints, ces «walis amis de Dieu», et les<br />
nécropoles royales où reposent les descendants<br />
de Yaghmorassen.<br />
Malgré ces vicissitudes, Tlemcen joua pleinement<br />
le rôle de capitale politique, intellectuelle<br />
et religieuse du Maghreb central. Sa<br />
situation à l’aboutissement de ce qu’on a<br />
appelé «la route de l’or», inlassablement<br />
parcourue par les caravanes rapportant le<br />
métal précieux du Soudan à destination de<br />
l’Afrique du Nord et de l’Espagne, permit à<br />
Tlemcen de connaître un développement<br />
remarquable qui fit d’elle un foyer de brillante<br />
civilisation durant les 13ème et 14ème<br />
siècles.<br />
Le 15 ème siècle fut par contre une période<br />
de décadence et, partant, de déclin sur<br />
les plans économique et culturel. En 1517,<br />
appelé à l’aide par les habitants de Tlemcen<br />
désireux de se débarrasser de la suzeraineté<br />
espagnole, Aroudj, nouveau sultan d’<strong>Al</strong>ger<br />
-victorieux des Espagnols à <strong>Al</strong>ger et qui<br />
venait de s’emparer de Miliana, Médéa et<br />
Ténès- accourut pour chasser l’occupant et<br />
s’installa en maître dans le Mechouar. Au lieu<br />
de le rétablir sur le trône des Zianides, il prit<br />
la précaution de faire noyer dans le Grand<br />
Bassin le roi de Tlemcen Abou Ziane ainsi<br />
que les membres de sa famille (quelque<br />
soixante-dix princes et princesses). C’en<br />
était définitivement fini du royaume de<br />
Tlemcen(3). Après la période ottomane, ce<br />
fut, en 1836, la première occupation française,<br />
de courte durée d’ailleurs, puisqu’après<br />
la signature du traité de la Tafna, l’Emir<br />
Abdelkader fit son entrée dans la cité en<br />
juillet 1837. Chef de guerre autant qu’âme<br />
raffinée, Abdelkader célébra à sa manière sa<br />
nouvelle conquête : «Tlemcen, en me<br />
voyant, m’a présenté sa main à baiser... Elle<br />
a toujours été indifférente à ceux qui s’en<br />
sont rendus maîtres... A moi seul elle a<br />
souri et m’a rendu le plus heureux des<br />
rois».<br />
En janvier 1842, c’est l’occupation française<br />
et Tlemcen devint une petite sous-préfecture<br />
de l’<strong>Al</strong>gérie coloniale. Mais sous la soumission<br />
apparente grondait de nouveau la<br />
fièvre de la révolte. Du fond des montagnes<br />
s’élèva le chant des sacrifices, l’appel du<br />
pays blessé. Tlemcen paya un lourd tribut et<br />
la fine fleur de sa jeunesse a écrit de son<br />
sang une page de l’épopée de la Révolution.<br />
Il convient de rappeler ici le sacrifice de ces<br />
centaines de jeunes Tlemcéniens, morts au<br />
maquis ou sous la torture, et les souffrances<br />
de toute une population.<br />
Le problème de<br />
l’eau<br />
Le voile une fois levé sur son passé prestigieux,<br />
est-ce à dire que Tlemcen a livré<br />
toutes ses richesses ? Dans ce coin de terre<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
Puits dans une maison traditionnelle<br />
où l’oeuvre de l’homme se mêle si intimement<br />
à celle de la nature, de tous les coins<br />
de l’horizon surgissent de nouvelles découvertes.<br />
Ainsi du barrage du Mefrouch, situé<br />
juste derrière la montagne dominant la ville<br />
vers le sud, élégante construction en voûtes<br />
multiples terminée en 1964 et dont l’immense<br />
nappe retenue alimente la ville en<br />
eau potable. Un tunnel amène celle-ci à la<br />
station de filtration de Lalla Setti, sur les<br />
hauteurs, avant son acheminement vers les<br />
châteaux d’eau.<br />
Paradoxalement, cette cité qui fut par sa<br />
configuration géologique le château d’eau<br />
de l’Oranie et où jadis cascades et sources<br />
ruisselaient de toutes parts, connaît elle<br />
aussi le problème de l’eau. Mais comment<br />
ignorer ce qui fut longtemps la promenade<br />
favorite des Tlemcéniens menant aux sept<br />
cascades d’El Ourit (le Gouffre) ? Après avoir<br />
suivi, sur plusieurs kilomètres la fameuse<br />
Seqiat En Nesrani des Romains, un impressionnant<br />
spectacle s’offre au visiteur : quand<br />
on déleste le barrage (très rarement aujourd’hui),<br />
le Mefrouch se précipite en véritable<br />
Niagara, au milieu de l’abîme qu’il s’est creusé<br />
en force à travers les roches alternativement<br />
dures et tendres.<br />
A quelque distance de là, près du village<br />
d’Ain Fezza, s’ouvrent les grottes des Béni<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Ad sur une succession de salles et d’étroits<br />
passages, que l’eau, artiste inimitable, en y<br />
déposant le calcaire dissous, a peuplé de<br />
tout un monde de stalactites et de stalagmites<br />
aux formes fantasques.<br />
Poussons jusqu’au barrage de Béni<br />
Bahdel, à 40 Km de là. Situé au confluent de<br />
la Tafna et de l’Oued Khémis, il offre un<br />
volume de retenue normal de 60 millions de<br />
M3 qui irrigueront la plaine de Maghnia et<br />
apporteront un complément à l’alimentation<br />
en eau de Tlemcen, au lieu d’aller à Oran<br />
comme auparavant. En récupérant ainsi<br />
toutes les eaux<br />
de leur terroir, les Tlemcéniens pourront<br />
enfin étancher leur soif.<br />
La musique<br />
andalouse<br />
Quelle que soit sa couche sociale, le<br />
Tlemcénien garde un attachement passionné,<br />
voire viscéral, pour la musique classique<br />
algérienne. Née a Baghdad à la cour fastueuse<br />
d’Haroun Errachid puis codifiée à<br />
Cordoue par l’un des plus grands génies de<br />
la musique arabe, <strong>Al</strong>i Ben Nafi Ziryab, elle fut<br />
amenée à Tlemcen par les immigrants andalous<br />
fuyant les persécutions de l’Inquisition<br />
espagnole. En 1236, la capitale abdelwadite<br />
accueillit cinquante mille Cordouans. C’est<br />
désormais toute la magie de Ziryab et de ses<br />
24 noubas qui va imprégner profondément<br />
les sens et l’âme de la population locale.<br />
Respect rigoureux de la ligne polyphonique<br />
vocale et instrumentale, sans fioritures ni<br />
improvisations, sont les caractéristiques de<br />
l’école de Tlemcen, transmises oralement de<br />
génération en génération, par des maîtres<br />
prestigieux qui ont pour noms Omar<br />
Bekhchi, Abdelkrim Dali, Cheikh Lazaar,<br />
Cheikha Tetma, le grand Cheikh Larbi<br />
Bensari et son fils Redouane à la voix incomparable,<br />
qui quitta Tlemcen en 1958 pour ne<br />
plus y revenir et décéda récemment au<br />
Maroc. Depuis 1974, répondant à l’attente<br />
de milliers de mélomanes, la capitale du<br />
royaume zianide organise chaque année le<br />
festival national de la musique andalouse.<br />
Sur le rameau ancestral sont venus se greffer<br />
le Hawzi, musique populaire citadine due<br />
au génie des compositeurs et poètes<br />
Bentriki, Bensahla et Benmsaïb, et les chants<br />
Hawfi, courts poèmes chantés par les<br />
femmes.<br />
A côté de son rôle politique et culturel,<br />
Patrimoine<br />
comme il a été montré, Tlemcen a été une<br />
opulente ville de commerce, favorisée par sa<br />
situation géographique au carrefour des<br />
voies maghrébines est-ouest et surtout nordsud<br />
entre l’Europe et l’Afrique noire. Centre<br />
d’échanges mais également centre producteur,<br />
la ville reste jusqu’à aujourd’hui, malgré<br />
les vicissitudes, un haut lieu du tissage : vêtements<br />
de laine, tapis et couvertures (bourabah).<br />
Son tapis, bien que touché par la crise,<br />
est célèbre et recherché partout. Dans les<br />
ruelles de la vieille médina, au fond d’ateliers<br />
obscurs, on entend encore claquer le<br />
métier à tisser ancestral. La broderie sur cuir<br />
ou velours a encore de beaux jours devant<br />
elle grâce aux cérémonies du mariage (des<br />
festivités dont le cachet traditionnel a été<br />
préservé et reste immuable), mais les autres<br />
secteurs, très actifs autrefois (dinanderie,<br />
sellerie...), se meurent.<br />
Développement<br />
et agriculture<br />
Jusqu’à la fin des années 60, l’auteur de<br />
ces lignes se rappelle avec émotion qu’il suffisait<br />
de sortir hors des remparts de la médina<br />
pour se retrouver dans la campagne tlemcénienne,<br />
cette fameuse ceinture verte qui<br />
entourait, sur des milliers d’hectares de<br />
terre fertile, la cité : jardins maraîchers et<br />
vergers opulents, eaux ruisselantes partout<br />
dans les saqiates, au pied d’arbres chargés<br />
de fruits de toutes sortes, senteurs florifères<br />
embaumant l’atmosphère. Que reste-t-il<br />
aujourd’hui de tout cela ?<br />
La ville, qui pendant plusieurs siècles et<br />
même à l’époque coloniale a évolué sur la<br />
même étendue d’environ cent hectares, va<br />
connaître une extension prodigieuse et<br />
désordonnée. En 1972-73, le programme<br />
spécial, malgré ses quelques aspects positifs,<br />
va être à l’origine d’un gâchis énorme,<br />
impardonnable : sous prétexte d’industrialisation<br />
et de création d’emplois, deux cent<br />
vingt ha seront consacrés à la mise en place<br />
d’une zone industrielle à Chetouane et<br />
quatre-vingts hectares à la zone semi-industrielle<br />
d’Abou Tachfine, le tout pris sur les<br />
terres agricoles. L’hémorragie ne fera que<br />
s’amplifier: en 1980, avec le PUD (plan directeur<br />
d’urbanisation), des centaines de bons<br />
hectares seront sacrifiés pour l’urbanisation<br />
du pourtour de Tlemcen. De nombreux propriétaires<br />
de parcelles, craignant l’expropria-<br />
31
Patrimoine<br />
32<br />
Maison dans le centre de Tlemcen<br />
tion, abandonnent le travail de la terre et se<br />
hâtent de vendre leurs terrains ou de<br />
construire pour eux-mêmes, d’où l’apparition<br />
de constructions illicites, anarchiques,<br />
implantées n’importe où et difficiles à<br />
urbaniser.<br />
Ce phénomène, d’une rapidité incroyable<br />
(ne vit-on pas les gens construire la nuit à la<br />
lumière de phares de voitures ?), fut à l’origine<br />
de véritables villes (cas du quartier<br />
Boudghène, au-dessus de Tlemcen) sans<br />
infrastructure de base ni réseau d’assainissement.<br />
Au total, ce sont mille huit cents hectares<br />
de terres magnifiques (sur les 6.500 de<br />
la ceinture verte) qui vont disparaître définitivement<br />
sous le béton. Un véritable massacre<br />
écologique, urbanistique et écono-<br />
mique, réduisant considérablement<br />
la production d’agrumes,<br />
de légumes et de fruits, dont profitaient<br />
non seulement Tlemcen<br />
et sa région mais tout l’Ouest<br />
algérien. Ajoutons que les décideurs<br />
locaux ont été également<br />
très généreux dans le bradage de<br />
la manne foncière, la plupart des<br />
unités industrielles implantées,<br />
étatiques ou privées, ayant bénéficié<br />
d’assiettes largement supérieures<br />
à leurs besoins. On citera<br />
seulement le cas de l’ex-Sonelec,<br />
produisant du matériel téléphonique,<br />
qui n’a jamais occupé plus<br />
du tiers des cinquante quatre<br />
hectares qui lui ont été généreusement<br />
attribués. L’usine ayant<br />
fermé depuis plusieurs années,<br />
ces terrains restent en friche, au<br />
vu et au su de tout le monde. Par<br />
ailleurs, une bonne partie des privés<br />
a mis la clé sous le paillasson<br />
ou s’est recyclée dans les salles<br />
de fêtes pour mariages.<br />
Préservation<br />
du patrimoine<br />
historique<br />
Tlemcen a la chance unique<br />
d’abriter une grande part du<br />
patrimoine architectural historique<br />
arabo-musulman de<br />
l’<strong>Al</strong>gérie. C’est une source de<br />
fierté, certes, mais aussi une lourde<br />
servitude, car de la sauvegarde<br />
de ce musée à ciel ouvert, où toutes les<br />
grandes dynasties ont laissé trace de leur<br />
passage, les Tlemcéniens sont redevables<br />
non seulement à leurs compatriotes mais<br />
aussi à l’humanité tout entière, au même<br />
titre que l’Egypte pour les Pyramides ou<br />
l’Espagne pour l’<strong>Al</strong>hambra.<br />
De par leur nombre, leur variété et leur<br />
valeur architecturale, ils constituent un trésor<br />
irremplaçable pour la mémoire collective.<br />
A la fois imposants et fragiles, ils subissent,<br />
comme les êtres vivants, les effets de<br />
l’âge, les dégradations physico-chimiques et<br />
aussi, hélas ! des déprédations humaines.<br />
Déjà certains vestiges ont disparu, tels les<br />
tombeaux de Sidi Benmarzouk, et du grand<br />
Yaghmorassen, sous les latrines de la<br />
Grande Mosquée. Le minaret de Mansourah<br />
se serait depuis longtemps effondré sans<br />
l’intervention des autorités, et la médersa<br />
d’El Eubbad, où enseigna Ibn Khaldoun, voit<br />
ses belles faïences se dégrader sous les<br />
fientes des oiseaux. De partout, la sonnette<br />
d’alarme est tirée, nécessitant souvent des<br />
interventions en catastrophe, très onéreuses,<br />
la dernière en date ayant eu lieu à la<br />
mosquée de Sidi Brahim, joyau architectural<br />
édifié par le roi Abou Hammou Moussa, et<br />
dont l’effondrement de trois piliers centraux<br />
sous l’action des eaux souterraines a provoqué<br />
l’affaissement de la toiture principale.<br />
L’intervention immédiate de l’APC, relayée<br />
par la Direction de la culture, a permis d’éviter<br />
le pire.<br />
Un autre patrimoine culturel, celui de la<br />
vieille médina (avec ses ruelles grouillantes<br />
de vie, sa conception architecturale et urbanistique<br />
qui constitue un exemple de fonctionnalité<br />
et d’humanisme, ses anciennes<br />
maisons avec patios dont beaucoup risquent<br />
l’effondrement) doit être sauvegardé coûte<br />
que coûte, et toute opération de modernisation<br />
irréfléchie doit être bannie.<br />
Tlemcen, qui fut pendant près de trois<br />
siècles (de 1235 à 1517) capitale d’un royaume<br />
qui englobait même <strong>Al</strong>ger, ou pas moins<br />
de 25 rois se sont succédé, conserve de<br />
cette époque prestigieuse un précieux héritage<br />
culturel. Ces monuments sont un<br />
témoignage de l’enfantement douloureux<br />
de la nation algérienne, ils nous permettent<br />
de retrouver avec émotion notre filiation<br />
avec ces ancêtres qui, à travers les vissicitudes<br />
de l’histoire, ont peu à peu façonné<br />
cette entité qui est maintenant la nôtre. Le<br />
passé, qui côtoie ici plus que nulle part<br />
ailleurs le présent, permet de transcender le<br />
quotidien pour remonter à la source de<br />
notre culture, cette civilisation arabo-musulmane<br />
qui a brillé de mille feux pendant des<br />
siècles. Ce patrimoine constitue un potentiel<br />
économique de choc, qui permettrait à<br />
Tlemcen d’enrichir sa vocation de ville d’art<br />
et d’histoire pour devenir un grand carrefour<br />
d’échanges humains. ■<br />
(1) 1236-1283<br />
(2) Les Mérinides occupèrent Tlemcen de 1337 à 1348. Ils la<br />
reprirent en 1352 pour sept ans<br />
(3) L’expédition de Tlemcen fut à l’origine de la mort au combat<br />
de Aroudj et de son frère Ishaq. Le sultan d’<strong>Al</strong>ger s’était<br />
heurté, dans sa tentative de soumettre tout l’Ouest algérien, au<br />
souverain wattasside de Fez d’une part et aux Espagnols occupant<br />
alors Oran, d’autre part.<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
Plusieurs pièces de Brecht ont été montées par le Théâtre national algérien<br />
Suite de la page 19<br />
repère que les hommes de culture ont du<br />
mal à décrypter. Le Syrien Saadallah<br />
Ouennous, l’une des plus belles plumes de la<br />
littérature dramatique arabe, résumait bien<br />
cette situation dans un contexte plus général<br />
lorsqu’il nous déclarait, une dizaine d’années<br />
avant sa disparition (1997), que «décrypter et<br />
donner à lire la réalité que nous vivons est<br />
devenu une tâche éprouvante et difficile...<br />
Le monde arabe subit une crise dramatique<br />
dont les hommes de culture, et ceux de<br />
théâtre en particulier, reçoivent les effets de<br />
plein fouet, opacifiant leurs capacités de<br />
réflexion et de création».<br />
Une note<br />
d’optimisme<br />
Ouennous formulait néanmoins une note<br />
d’optimisme quant à l’émergence d’une nouvelle<br />
génération de dramaturges et intellectuels<br />
arabes. Pour ce qui touche à notre pays,<br />
ces nouvelles plumes n’ont point manqué de<br />
pointer du nez sur la scène depuis plusieurs<br />
années (Omar Fetmouche, Boubaker<br />
Makhoukh -disparu dernièrement- <strong>Mohamed</strong><br />
Bakhti, Djamel Hammouda, Tayeb<br />
Dehimi, Bouziane Benachour, H’mida<br />
Layachi, Ahmed Rezzak...). Mais pressés pour<br />
la plupart à vouloir transformer vite leurs<br />
essais, ils se sont trouvés piégés dans la fosse<br />
aux lions des grandes salles, là où la sagesse<br />
et la leçon tirée d’autres pays auraient commandé<br />
des lieux de représentation plus<br />
modestes. Des espaces qui restent en partie<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
à créer et en partie à aménager dans les<br />
bâtisses théâtrales existantes et les maisons<br />
de la culture, afin d’aguerrir et faire<br />
connaître les jeunes auteurs dramatiques.<br />
Sur un autre terrain carencé, celui de la<br />
diffusion, et alors que les théâtres étatisés<br />
font du service minimum en attendant une<br />
hypothétique réactivation-restructuration,<br />
des structures à cachet indépendant (associations<br />
ou coopératives) qui ont essaimé<br />
depuis la fin de la décennie 80 affichent leur<br />
impatience à montrer leurs produits et à en<br />
vivre.<br />
«On nous demande, disent les responsables<br />
de ces collectifs, de faire preuve d’initiative<br />
et d’être artistiquement performants,<br />
mais que fait-on en retour pour nous permettre<br />
de montrer notre travail, de toucher<br />
le plus large public possible tout en gagnant<br />
notre vie par la même occasion ? Sauf rares<br />
exceptions, nos productions ne sont rentabilisées<br />
ni culturellement ni financièrement,<br />
et nous vivons cela, au-delà de la frustration,<br />
comme une injustice». Il est plus que<br />
temps d’apporter des réponses aux questions<br />
de ceux qui ont pris l’initiative de se<br />
prendre artistiquement en charge et attendent,<br />
à juste titre, un soutien à leur entreprise<br />
qu’ils jugent d’intérêt public.<br />
A la lumière de ce tableau, on pourrait<br />
parler de miracle devant toutes ces «crises»<br />
qui collent aux basques du théâtre algérien<br />
sans arriver pourtant à le terrasser. De<br />
miracle, il n’en existe point pourtant car, chez<br />
nous comme ailleurs, hier comme aujourd’hui,<br />
on observe que le 4ème art forme un<br />
tandem avec la crise, que celle-ci est consub-<br />
stantielle à celui-là et que l’universalité du<br />
couple se nourrit même de ces rapports<br />
étranges.<br />
«Je n’ai pas peur<br />
de cette crise»<br />
Théâtre<br />
Ecoutons à ce sujet, histoire de fermer le<br />
ban et de relativiser par la même occasion les<br />
difficultés qui parasitent fortement il est vrai<br />
l’essor du théâtre algérien, les propos de<br />
deux éminentes personnalités étrangères.<br />
Directeur de Festival international de Caracas<br />
( Vénézuela), responsable d’une troupe théâtrale<br />
prestigieuse et metteur en scène de<br />
haute lignée, Carlos Gimenez nous déclarait<br />
il y a une quinzaine d’années à Marsala<br />
(Sicile) : «Le théâtre latino-américain vit en<br />
crise permanente, mais je n’ai pas peur de<br />
cette crise et on devrait au contraire se<br />
montrer préoccupé de son absence dans un<br />
art qui, parce qu’il est le plus proche de la<br />
vie, de la société, est doublement impliqué<br />
en tant que miroir de cette société et comme<br />
élément assujetti aux problèmes et contradictions<br />
du vécu social».<br />
Directrice du Théâtre de Reykjavic<br />
(Islande), et première femme élue Chef<br />
d’Etat dans le monde (Présidente de la<br />
République islandaise de 1980 à 1996), Vigdis<br />
Finnbogadottir soulignait pour sa part, dans<br />
un message diffusé il y a deux ans par<br />
l’Institut International du Théâtre: «Malgré<br />
la richesse de notre patrimoine théâtral...,<br />
nous avons toujours entendu dire que le<br />
théâtre était en crise. Une crise qui semble<br />
avoir une double nature : d’un côté, le problème<br />
du manque d’argent, et de l’autre,<br />
celui de l’utilité du théâtre. Quand ces deux<br />
problèmes se manifestent ensemble, les gens<br />
commencent à s’inquiéter... Pour répliquer<br />
à cela, deux autres questions pourraient se<br />
poser : d’abord, à quel moment le théâtre<br />
n’a-t-il pas été en crise ? Ensuite, puisqu’il est<br />
en crise et qu’il l’a toujours été, pourquoi ne<br />
l’avons-nous pas abandonné en tant qu’expression<br />
artistique ? De toute évidence, les<br />
difficultés financières ont poursuivi le<br />
théâtre à travers les siècles. Et pour quelques<br />
auteurs qui signent des pièces à succès,<br />
combien nombreux sont ceux qui se battent<br />
sans recevoir une rétribution ou même une<br />
reconnaissance...».■<br />
33<br />
L’année
festive<br />
34<br />
En plein dans une lumière nue Une leçon de géographie humaine<br />
Carnets<br />
de route<br />
Ghardaïa,<br />
El Goléa<br />
PAR ABDELKRIM DJILALI<br />
JOURNALISTE<br />
A la rencontre de la culture<br />
populaire, l’équipe<br />
du département «Evènements<br />
culturels» de l’Année de l’<strong>Al</strong>gérie<br />
en France continue à sillonner<br />
les grandes régions du pays.<br />
Abdelkrim Djilali nous livre<br />
ici ses impressions notées<br />
tout au long de son périple<br />
dans le M’zab et à El Goléa .<br />
A GHARDAIA,<br />
le 24 décembre<br />
n tombe du ciel sur la vallée du<br />
M’Zab. En plein dans une lumiè-<br />
O<br />
re nue, en bleu et en blanc. A<br />
vous couper le souffle. Les couleurs<br />
du Nord d’où je viens. Je pense à des<br />
Casbahs assiégées par le désert et la nudité du<br />
sol, ou si peu de choses. Sept cités de légende,<br />
sept forteresses agglutinées aux contorsions<br />
de l’Oued M’Zab, d’où vient toute vie.<br />
Du plateau qui surplombe la vallée, un paradis<br />
perdu, inaccessible, insoupçonné et plus<br />
que tout, peut-être, le défi d’une œuvre bien<br />
humaine devant l’épreuve, l’exil et les privations.<br />
C’est là, plus qu’ailleurs, le génie d’une<br />
communauté trop longtemps persécutée et<br />
qui a fait, à sa manière, des lois de la survie,<br />
un véritable art de vivre.<br />
Plus que d’architecture, la vallée du M’Zab<br />
est une leçon de géographie humaine.<br />
D’architecture aussi, qui lui a valu d’être classée<br />
patrimoine de l’humanité par l’Unesco.<br />
Dans de belles et subtiles imbrications, la vallée<br />
du M’Zab est une œuvre admirable, totale,<br />
un monument sculpté à la mesure du site,<br />
imposant et si plein de légèreté. On appelle,<br />
ici, la maille de cet enchevêtrement de palmeraies<br />
détonantes et de cités incrustées sur<br />
les reliefs dominants : la Chebka, le filet.<br />
Jusque dans la géométrie des parcelles, la<br />
trame des jardins et de l’urbain et surtout une<br />
belle continuité des cultures en conciliant à la<br />
fois l’utile, le beau et le spirituel.<br />
Dans cet univers hostile et implacable,<br />
l’eau est la mesure de toute chose. Tout ici<br />
porte la marque de sa présence vitale. C’est si<br />
peu dire, car il faut voir, sur des siècles d’accumulation<br />
patiente et douloureuse de<br />
savoirs et d’efforts surhumains pour capter et<br />
redistribuer la moindre goutte d’eau. Et l’eau<br />
est rare. Le défi pur. Celui des architectes<br />
d’abord, mais aussi des urbanistes ; plus évidente,<br />
leur œuvre est du pur génie. La perfection<br />
dans le monde oasien. Il faut imaginer<br />
le millier de kilomètres de canalisations pour<br />
irriguer la moindre parcelle de jardin. Une<br />
œuvre majeure et une leçon de génie hydraulique.<br />
Il a les gestes amples, de grandes mains<br />
ouvertes, costume, cravate, tenue de tous les<br />
jours, un peu vieille mais toujours propre.<br />
Eloquent, élégant. Il est l’un des maîtres de<br />
l’eau, les Oumana, les gens de confiance,<br />
Amine parmi eux. Il accepte de nous guider<br />
dans la palmeraie, il en a l’habitude et dans un<br />
plaisir à chaque fois renouvelé, on le sent à sa<br />
prestance et à sa fierté, il se délecte presque<br />
de parler après tout, de son œuvre lui aussi :<br />
le partage équitable et rationnel de l’eau, si<br />
précieuse, si fragile. Cheikh Yahia déroule son<br />
savoir hérité des anciens et enrichi depuis<br />
près de sept siècles par des générations<br />
d’Oumana, avec rigueur. Il connaît les questions<br />
; dans son domaine, il a réponse à tout.<br />
Sur site, Cheikh Yahia est intarissable, il<br />
explique, démontre, acquiesce, jubile, et toujours<br />
dans le plaisir, il vous laissera intact<br />
votre sens de la curiosité et de l’éveil. Il n’étale<br />
pas, il fait aimer. Sûr de son effet, il sait au<br />
bout du compte toute la fascination que cette<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
Une oeuvre admirable, totale<br />
œuvre monumentale…barrages, retenues,<br />
chantiers de drainages, digues, répartiteurs,<br />
labyrinthe de galeries souterraines, bassins et<br />
canaux…inspirent à tout visiteur. Ingénieux<br />
et émouvant. Mais surtout, vous assaille un<br />
sentiment étrange d’éternité et de fragilité à<br />
la fois.<br />
Comme tous les oueds sahariens, l’Oued<br />
Labiod est à sec, le lit tout tracé, une faille<br />
lumineuse qui descend depuis l’ouest d’El<br />
Bayadh. Un lit de galets qui dit toute la puissance<br />
des eaux les jours de fortes crues, les<br />
réveils brutaux, le grondement assourdissant<br />
d‘un véritable déluge, fulgurant, juste le<br />
temps de voir les dégâts. Aussi, - et c’est l’un<br />
des moments favoris de Cheikh Yahia à<br />
chaque visite guidée -, il montre et exulte<br />
devant le barrage réalisé avec l’aide de toute<br />
la communauté, blanchi à la chaux, un<br />
monument d’une lumière crue, la couleur du<br />
sacré. Ici aussi, l’eau est une religion.<br />
Cheikh Yahia s’engouffre dans l’obscurité<br />
d’une galerie et nous demande de le suivre.<br />
Elle est de taille humaine, sur quelques<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Place du Marché de Ghardaïa<br />
mètres, au croisement de deux galeries, de<br />
multiples combinaisons pour contenir, stocker<br />
et repartir l’eau, une leçon de bon sens<br />
et d’économie de moyens. Rien n’est gratuit,<br />
rien n’est fortuit. Les solutions sont simples<br />
et même données a voir. «Mais cela, précise<br />
avec humilité, Cheikh Yahia… nous le<br />
devons à notre maître à tous…Cheikh<br />
Hamou El Hadj, qui, il y a sept siècles, a été<br />
le concepteur et l’initiateur de l’œuvre que<br />
vous admirez aujourd’hui».<br />
Architecte de la rareté, El Hadj Hamou a<br />
été aussi le promoteur d’un véritable code de<br />
l’eau. Pour cette ville créée de toute pièce,<br />
l’eau a été et reste une question primordiale.<br />
«A la seule vue du ciel, sourit avec assurance<br />
Cheikh Yahia, je sais le temps qu’il<br />
fera». Maître de l’eau, Cheikh Yahia est aussi<br />
Maître des nuages. Il n’y a aucune peine à le<br />
croire, il a une telle force dans la conviction,<br />
une foi indéfectible dans le savoir et une telle<br />
vitalité devant la difficulté qu’on le dirait sans<br />
âge ou d’un âge indéterminé. Un trait de<br />
caractère vraisemblablement forgé sur des<br />
siècles par l’endurance d’une communauté<br />
qui, entre deux sécheresses, en a vu des<br />
vertes et des pas mûres. Une communauté<br />
soudée, solidaire pour qui le plus beau destin<br />
est celui que l’on trace de ses propres<br />
mains. Avec l’aide de Dieu bien sûr.<br />
EL GOLÉA,<br />
le 25 décembre<br />
Le Père Leclerc nous attend devant l’église.<br />
Il est surpris. Nous lui souhaitons un joyeux<br />
Noël, c’était la veille. El Goléa, elle aussi, est<br />
un « paradis inattendu». Au sud de Ghardaïa,<br />
festive<br />
la route longe le grand Erg Occidental jusqu’au<br />
Gourara et au Touat. El Goléa en est<br />
une étape, une escale heureuse, une douce<br />
transition vers le grand désert, beaucoup<br />
plus loin. Une pure légende dans l’imaginaire<br />
saharien. L’église est belle, surprenante<br />
dans cet univers oasien mais parfaitement<br />
intégrée au site. Construite en 1938, elle est<br />
l’œuvre du Père de Foucauld qui en a été l’architecte<br />
et le maçon. Un moment émouvant<br />
et une visite guidée sur l’une des facettes de<br />
cette personnalité attachante et controversée<br />
du monde saharien. Le Père de Foucauld<br />
n’est pas resté longtemps à El Goléa mais<br />
c’est là, dans le cimetière voisin, qu’il est<br />
enterré. Nous ne quitterons pas El Goléa<br />
sans la visite du Musée. Indispensable. Le<br />
Père Leclerc a consacré une bonne partie de<br />
sa vie à une œuvre à part, admirable et qui<br />
force le respect et l’admiration. Un lieu<br />
magique pour une modeste mais belle collection<br />
d’objets de la préhistoire, de paléontologie,<br />
de géologie… en somme, toute<br />
l’histoire physique du Sahara. De quoi bousculer<br />
bien des idées reçues, d’abord sur<br />
l’imagerie du désert et sur ce que disent les<br />
pierres, les premiers pas de l’homme, la<br />
faune disparue et cette région du monde qui<br />
raconte aussi l’histoire de la planète. Mais il y<br />
a également dans ce musée la foi absolue<br />
d’un homme dans les vertus libératrices du<br />
savoir. Comme Cheikh Yahia. Chez l’un<br />
comme chez l’autre, dans la pauvreté des<br />
moyens, il y a la même détermination dans la<br />
voie tracée, la même foi qui dit, pour<br />
reprendre la formule d’un poète soufi : « Ce<br />
qui est bien est beau». ■<br />
35
Passerelles<br />
36<br />
Max-Pol<br />
Fouchet<br />
une certaine<br />
vision du monde<br />
PAR DJAMEL AMRANI<br />
JOURNALISTE ÉCRIVAIN<br />
Max-Pol Fouchet… Peu d'<strong>Al</strong>gériens<br />
de la jeune génération<br />
connaissent ce nom. Peut-être<br />
précisément parce que nous<br />
avons la fâcheuse propension à<br />
gommer un certain passé<br />
récent, si riche pourtant d'enseignements<br />
pour le présent<br />
comme pour l'avenir. Ce passé<br />
est celui de la période coloniale,<br />
de 132 années de massacres,<br />
de spoliations, d'humiliation<br />
permanente. Quelques rayons<br />
de soleil, fort heureusement,<br />
venaient tout de même de<br />
temps à autre nous rappeler<br />
que la France, c'était aussi le<br />
pays de Voltaire, Rousseau,<br />
Hugo, Gide, Sartre, Genêt,<br />
Jeanson, Aragon, Mandouze, et<br />
tant d'autres encore.<br />
Cette France de l'intelligence,<br />
"patrie des lettres et des arts",<br />
un homme, Max-Pol Fouchet,<br />
brillant critique d'art, poète et<br />
romancier, l'a incarnée dans les<br />
années quarante et cinquante.<br />
Le poète Djamel Amrani évoque,<br />
pour <strong>Djazaïr</strong> 2003, la figure de<br />
cet homme qui éprouva une véritable<br />
passion pour l'<strong>Al</strong>gérie dès<br />
son arrivée sur notre terre, à l'âge<br />
de 14 ans, en 1927.<br />
es premiers livres furent des<br />
S<br />
recueils de poèmes : Les limites<br />
de l'amour, édition Charlot,<br />
<strong>Al</strong>ger, Demeure le secret au<br />
Mercure de France. Fontaine,<br />
qu'il avait fondée à <strong>Al</strong>ger en 1938, était une<br />
revue où la poésie occupait une place primordiale.<br />
À Vézelay où il est mort en Août 1980, une<br />
plaque commémorative au front de sa demeure<br />
: «Ici travailla et mourut l'écrivain Max-Pol<br />
Fouchet (1913-1980). Poète, romancier et<br />
humaniste».<br />
Jules Roy, son voisin vézélien, dira dans l'éloge<br />
funèbre : «Personne plus que Max-Pol<br />
Fouchet n'a été habité par la mort. Il n'y a pas<br />
un seul de ses poèmes qui ne l'évoque, il en parlait<br />
tout le temps, il vivait, si je puis dire, avec<br />
elle, curieux d'elle, n'arrêtant pas de penser à<br />
elle et à ceux qui l'avaient quitté». Max-Pol<br />
Fouchet (membre de l'Académie Mallarmé et<br />
des jurys des prix Renaudot) s'est éteint à l'âge<br />
de 67 ans des suites d'une commotion cérébrale.<br />
Si, dans son pays, on connaît bien l'homme<br />
de la télévision et les émissions qui l'ont rendu<br />
célèbre auprès du grand public, son œuvre littéraire<br />
n'a certainement pas eu la diffusion qu'elle<br />
aurait méritée.<br />
Quand donc ce peuple<br />
se révoltera-t-il ?<br />
Pour retrouver aujourd'hui l'homme et l'écrivain,<br />
il faut lire ce très beau recueil d'entretiens,<br />
Fontaine de mes jours (Stock), où lui-même<br />
raconte sa vie, avec enthousiasme mais modestie,<br />
passion mais discrétion. Celui qui avait dédié<br />
sa vie à la littérature et à la recherche artistique<br />
y confesse que, pour lui, «écrire est une fournaise»<br />
dont, étrangement, il tirait des poèmes et<br />
des nouvelles limpides et purs.<br />
Son écriture : l'union viscérale du fond et de<br />
la forme avec toute l'exigence du mot, de l'adjectif,<br />
de la ligne mélodique de la phrase, la qualité<br />
du silence et du rythme pour «creuser le<br />
ciel» au sens baudelérien, l'authenticité, la justesse<br />
et la justice.<br />
Bourguignon d'adoption, il vit le jour dans la<br />
Manche. Il avait 14 ans quand ses parents<br />
s'étaient installés à <strong>Al</strong>ger . En 1938, Max-Pol<br />
Fouchet fonde dans notre capitale la revue<br />
Fontaine, un mince cahier où se retrouvent<br />
jeunes poètes et jeunes écrivains. Dès son arrivée<br />
en <strong>Al</strong>gérie, l'Islam le passionne. Et la condi-<br />
tion réservée aux <strong>Al</strong>gériens l'indigne. Il entreprend<br />
aussitôt une enquête pour la revue Esprit.<br />
Déjà, en 1930, il avait écrit dans un carnet de<br />
jeunesse : «Quand donc ce peuple se révolterat-il<br />
?» Cette note retrouvée déterminera son attitude<br />
pendant la Guerre de Libération, 25 ans<br />
plus tard.<br />
«Puisque Fontaine paraissait à <strong>Al</strong>ger , écritil,<br />
il me sembla nécessaire de l'ouvrir aux<br />
poètes de langue arabe. Je tenais fort à leur<br />
présence» . C'était une façon de lutter contre le<br />
mépris professé par les colonisateurs à l'égard<br />
d'un peuple et d'une civilisation dont ils étaient<br />
ignorants.<br />
«L'un de mes étudiants à la Médersa, Mostefa<br />
Lacheraf, qui devait jouer plus tard un rôle<br />
important dans la lutte pour l'indépendance<br />
de son pays, me servit d'interlocuteur …»<br />
C'est ainsi que dans les premiers numéros de<br />
Fontaine, on trouvera des poèmes mystiques<br />
d'Omar Ibn Fâridh, poète né et mort au Caire<br />
(1180-1234), célèbre par sa piété ascétique, aux<br />
côtés de textes d'Henri Bosco, de Jean<br />
Rousselot. C'est toujours dans Fontaine qu’en<br />
1942, jouant à cache-cache avec la censure de<br />
Vichy et des <strong>Al</strong>lemands, il publie pour la première<br />
fois le très célèbre poème d'Eluard,<br />
Liberté, sous le titre Une seule pensée.<br />
En 1953, Max-Pol Fouchet devient un personnage<br />
important : avec Pierre Desgraupes et Jean<br />
Dumayet, il participe à la première émission littéraire<br />
de la télévision française Lecture pour<br />
tous. Pendant seize ans, toutes les semaines, les<br />
téléspectateurs vont lire avec les yeux de Max-<br />
Pol Fouchet, partager ses plaisirs et ses découvertes<br />
: Au-dessous du volcan de Malcolm<br />
Lowly, considéré aujourd'hui comme un grand<br />
classique de la littérature anglo-saxonne, c'est à<br />
Max-Pol Fouchet que les Français doivent d'avoir<br />
appris son existence. La révélation de Samuel<br />
Beckett, c'est encore lui. Une chronique sur la<br />
peine de mort lui valut un premier avertissement<br />
(juste après l'exécution des patriotes algériens<br />
Yveton, Saïd Touati et Boualem Rahal à<br />
Serkadji), mais c'est à la suite d'une émission<br />
sur la torture en <strong>Al</strong>gérie qu'il fut invité à soumettre<br />
le texte de ses propos avant leur diffusion.<br />
Outre l'impossibilité matérielle, due au fait<br />
qu'il improvisait en direct sur simple canevas<br />
soigneusement préparé, il n'était pas question<br />
qu'il accepte une telle censure et il préféra<br />
saborder lui-même l'émission au début de 1958.<br />
La grandeur des<br />
civilisations immobiles<br />
A travers toute son admiration, toute sa passion<br />
pour les romans, la musique ou les arts, c'est à<br />
la poésie qu'allait sa préférence : «La poésie est<br />
ce qui m'importe le plus, a-t-il écrit, je la<br />
conçois non seulement comme fonction de<br />
poète, comme écriture et publication du<br />
poème, mais comme une activité interne inin-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
terrompue, inachevée qui, à chaque instant,<br />
éclaire les actes de notre vie et leur donne un<br />
sens».<br />
Etudiant l'art amoureux, âme de l'Afrique, il<br />
perçoit d'abord l'homme dans sa ressemblance,<br />
une certaine éternité de l'homme, apte à<br />
concevoir et à exprimer les plus subtiles différences.<br />
Il découvre, sous les apparences, les<br />
linéaments d'une même histoire, ou mieux,<br />
peut-être, les composantes d'une seule symphonie.<br />
À cet égard, un livre comme Les<br />
Peuples nus est exemplaire. La découverte<br />
patiente, quotidienne des vérités<br />
africaines ne conduit pas Max-Pol<br />
Fouchet à un étalage de pittoresque,<br />
à un festin de couleurs, d'étrangetés,<br />
de singularités. Sans cesse, il tâche<br />
de dépasser ce qu'il voit, et d'aller du<br />
documentaire à «ce qui n'est point<br />
précisément tangible» et qui est<br />
l'âme. Sensible à l'innocence des<br />
peuples nus, à la grandeur des civilisations<br />
immobiles comme celle des<br />
Incas, qui semblent ne plus vivre que<br />
dans quelques monuments solitaires,<br />
il marche à la rencontre de ce qui fut,<br />
parce qu'il veut trouver dans des images<br />
anciennes quelques réponses aux questions<br />
des vivants.<br />
Raconteur d'histoires, il fut aussi ethnologue,<br />
interviewant les paysans de l'Amérique<br />
latine comme les pêcheurs de l'Océanie. Ses<br />
essais et ses romans, surtout La Rencontre de<br />
Santa Cruz (Grasset), révèlent une plume<br />
gourmande et chaleureuse, amoureuse des<br />
êtres et des choses, attentive au mouvement<br />
secret de l'existence. Ses derniers livres,<br />
comme La Relevée des herbes (ibid), sont là<br />
pour nous rappeler que s'il savait bien parler<br />
des autres, il possédait également un talent<br />
d'écrivain original, une façon bien personnelle<br />
de partager sa vision du monde, de la vie et<br />
de la mort avec ceux qui voudraient bien le<br />
suivre dans son itinéraire.<br />
Interviewé quelque temps avant sa mort, à<br />
l'occasion justement de la sortie de La Relevée<br />
des herbes, il avait dit : «Pour moi mourir<br />
existe, mais la mort n'existe pas». Quand<br />
nous nous sommes rencontrés la dernière<br />
fois, il m'a fait la dédicace suivante : « À D.A.,<br />
cette métamorphose des luttes extérieures en<br />
combat spirituel, ou plutôt leur coexistence,<br />
comme ce fut le cas pour la si chère <strong>Al</strong>gérie,<br />
afin de lui dire, sur le vieux sous-sol de ma<br />
Normandie, ma fraternelle amitié», datée de<br />
Septembre 1979, sur son livre d'art Héraclès».<br />
Max-Pol Fouchet fut passionné, convaincant<br />
et chaleureux, entier, intelligemment<br />
insolent et courageux. Sa vie, son combat<br />
furent ceux de la générosité, de la justice<br />
sociale. Il le proclamait lui-même :<br />
«Notre devoir est là. Nos raisons de lutter<br />
sont là». ■<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
Jalil Lespert<br />
ne rencontre avec le destin».<br />
C’est ainsi qu’il qualifie son<br />
rôle dans le court-métrage de<br />
Laurent Cantet en 1995, Jeux<br />
de plage. Sans ce film, Jalil Lespert ne serait<br />
peut-être jamais devenu acteur de cinéma !.<br />
Le baccalauréat en poche, il entre à la<br />
faculté de droit, sur les pas de sa maman,<br />
avocate. La comédie le rattrape pourtant et<br />
Jalil se retrouve cette fois-ci sur les traces de<br />
son papa comédien de théâtre…Tout en<br />
assurant à qui veut l’entendre que son «truc»<br />
à lui, c’est le cinéma. Il arrête alors les<br />
études, multiplie les petits boulots et enchaîne<br />
les courts-métrages, souvent gratuitement,<br />
pour l’art…<br />
Son amour pour le cinéma est bientôt<br />
récompensé et il reçoit en 1999 un Premier<br />
«U<br />
ou la rencontre<br />
avec le destin<br />
Prix d’interprétation au festival de courtsmétrages<br />
de Clermont-Ferrand pour son<br />
excellente prestation dans Bonne résistance<br />
à la douleur de Pierre Erwan Guillaume et<br />
Jacques Maillot. Mais c’est son rôle dans<br />
Ressources humaines, un film de Laurent<br />
Cantet, qui lui vaut les éloges de la critique<br />
et la reconnaissance du public. Résultat : le<br />
César du meilleur espoir masculin en 2001.<br />
A 25 ans (il est né à Paris en 1976 de mère<br />
algérienne et de père français), Jalil Lespert<br />
enchaîne les tournages, lui qui n’a jamais pris<br />
de cours d’art dramatique. Il est en effet très<br />
demandé et on le voit dans Sade, de Benoît<br />
Jacquot, dans Bella Ciao, de Stéphane Giusti<br />
et Inch’<strong>Al</strong>lah dimanche, de notre compatriote<br />
Yamina Benguigui, dans L’Idole,<br />
moyen métrage de Samantha Lang, Vivre me<br />
tue, de Jean-Pierre Sinapi, adapté du roman<br />
de Jean-Pierre Smaïl, et «Aujourd’hui …»,<br />
un autre moyen métrage.<br />
Les courts-métrages dans lesquels Jalil<br />
Lespert a joué ne se comptent plus. Il en a<br />
d’ailleurs lui-même réalisé un l’an dernier:<br />
Coffee n’dreams.<br />
Cette année, en janvier, l’Institut du<br />
Monde Arabe l’a honoré en même temps<br />
qu’une pléiade d’autres comédiens d’origine<br />
maghrébine, en présentant pendant trois<br />
mois et demi des longs métrages faisant<br />
appel à des vedettes issues des communautés<br />
d’origine nord-africaine. Ce faisant, l’IMA<br />
se donnait pour objectif de mettre en valeur<br />
un phénomène nouveau dans le cinéma<br />
français qui est l’accès à de véritables premiers<br />
rôles non typés pour cette catégorie<br />
d’acteurs, jusque-là cantonnés dans des personnages<br />
stéréotypés de second ordre.<br />
Certains sont déjà des stars dans l’Hexagone,<br />
comme Samy Naceri; d’autres font partie des<br />
jeunes premiers les plus en vogue comme<br />
Jalil Lespert.<br />
En tout cas, pour celui-ci, le rêve ne fait<br />
que commencer…■<br />
37
L’<strong>Al</strong>gérie à table<br />
38<br />
Pain et...<br />
fantaisie<br />
par <strong>Mohamed</strong> Medjahed<br />
Journaliste gastronome<br />
«<br />
Le sol d’Afrique a été donné tout entier à Cérés l’Ancien,<br />
toute la gloire du pays est dans la moisson , écrivait Pline<br />
l’Ancien au premier siècle de notre ère.<br />
C’<br />
est dire combien, à cette<br />
époque déjà, étaient attachés<br />
aux céréales les anciens habitants<br />
de nos contrées. Blé,<br />
orge, avoine et sorgho étaient<br />
cultivés en des temps forts reculés en Afrique<br />
du Nord. Antérieurement aux Phéniciens à<br />
qui on a prêté trop rapidement l’introduction<br />
des céréales dans cette partie du vieux<br />
monde. Ceux-ci, avec les Romains, en ont très<br />
probablement amélioré les cultures.<br />
Rendement oblige, l’intendance de leurs<br />
armées étant très exigeante. Leur stratégie<br />
même en dépendait. Du pain pour les<br />
hommes et du grain pour les bêtes, serait-on<br />
tenté de paraphraser. De nos jours encore, le<br />
pain reste, en matière alimentaire, la préoccupation<br />
essentielle des <strong>Al</strong>gériens et de ceux qui<br />
ont pour charge la stratégie alimentaire.<br />
Pour le commun des <strong>Al</strong>gériens, nul repas<br />
ne saurait s’agencer sans pain. On ne saurait<br />
se l’imaginer. Un pain de fabrication exclusivement<br />
domestique jusqu’à la colonisation. Si<br />
la présence des céréales est attestée quelque<br />
mille ans avant notre ère, le pain n’est pas<br />
loin. Il s’agissait sûrement d’une forme rudimentaire<br />
de panification. Mouture grossière,<br />
«<br />
amalgamée avec peu d’eau, un peu de sel, le<br />
tout cuit sur des pierres chaudes : voilà la<br />
kesra antique ou plutôt aghrom, car le terme<br />
kesra n’est venu que plus tard, mot arabe<br />
signifiant «rompue», en opposition au «levé» :<br />
el matlo’.<br />
Le levain était connu depuis fort longtemps<br />
dans l’Egypte ancienne où la panification avait<br />
atteint un stade évolué. Il faut dire que cette<br />
Egypte-là vivait de pain et de bière. De nos<br />
jours, les biotechnologies cherchent à percer<br />
les «mystères des levures» du pays des<br />
Pharaons. C’est presque schématique : les<br />
Hébreux, en quittant le pays des Pharaons,<br />
auraient répandu l’usage du levain dans le<br />
pourtour méditerranéen. Cette thèse a des<br />
fondements historiques avérés.<br />
La pâte sous la cendre<br />
chaude<br />
Toutefois au Maghreb, il est presque certain<br />
que khemira, le levain, a pris un autre chemin,<br />
celui des itinéraires caravaniers des<br />
anciens Lebou. Ceci, bien des siècles avant la<br />
fuite d’Egypte. Le peuple de Moïse aura cepen-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4
dant consacré l’usage rituel du ftir, le pain<br />
azyme, notamment durant la célébration<br />
annuelle de l’exode.<br />
Hormis la dichotomie, levé, azyme, aghrom<br />
oukham, panem, et plus tard khobz<br />
devaient se ressembler. Au VIème siècle,<br />
Procope, le secrétaire de Bélisaire, décrivait<br />
durant l’invasion byzantine comment on pro-<br />
cédait : «Ils (les Numides) broyaient le froment<br />
sous une pierre et faisaient le pain, en<br />
mettant simplement la pâte sous la cendre<br />
chaude. Cette tâche est réservée aux<br />
femmes». Les Touareg procèdent exactement,<br />
de nos jours encore, de cette façon<br />
pour la taguela. Il faut noter que ce n’est<br />
qu’au début du XXème siècle vraisemblablement<br />
que l’usage du blé se généralisera en<br />
pays targui. Le mil et le sorgho étaient plus<br />
utilisés auparavant. Aux cours de leurs chevauchées<br />
à travers le Nord de l’Afrique, les<br />
conquérants musulmans ne devaient avoir<br />
comme vivres dans leur impedimenta que<br />
les rations de grains pour eux-mêmes et leurs<br />
montures. Le complément nutritionnel suivait<br />
sur pattes, les troupeaux donnant<br />
viandes et laitages.<br />
L’histoire veut que l’un des chefs des<br />
troupes musulmanes, Khalid ibn Yazid, retenu<br />
prisonnier par la Kahina, ayant eu vent de<br />
dissensions au sein du camp de celle-ci, fit<br />
parvenir à Hassan Ibn No‘mân, chef des<br />
forces arabes, un message afin qu’il vienne à<br />
marche forcée attaquer les Bérbères. La reine<br />
des Aurès, ayant deviné tardivement la perfidie,<br />
sortit les cheveux épars et se frappant la<br />
poitrine tout en s’écriant: «Malheureux<br />
Berbères, votre puissance s’en va dans un<br />
aliment». C’était dans un pain que la missive<br />
était partie.<br />
Autre témoignage de l’omniprésence du<br />
pain dans l’ordinaire de nos aieux, cet épiso-<br />
<strong>Djazaïr</strong> ▲ numéro 4<br />
de de la vie frugale de<br />
Abderrahmane ibn Rostom recevant<br />
une ambassade : «Il ordonna<br />
de servir le repas. Les serviteurs<br />
dressèrent une meïda sur laquelle<br />
étaient disposés des galettes<br />
chaudes , du beurre fondu et du<br />
sel. Sur l’ordre de l’imam, les<br />
galettes furent émiettées et arrosées<br />
de beurre. Puis il dit :<br />
«Bismillah, approchez et mangez»(1).<br />
Les fours<br />
de l’odjak<br />
Il faut attendre le XVIème siècle,<br />
pour constater un changement<br />
dans la fabrication du pain en El<br />
<strong>Djazaïr</strong>. L’arrivée des Morisques apportera de<br />
nouvelles techniques culturales, probablement<br />
d’autres variétés de céréales, et des<br />
techniques de mouture qui vont faire gagner<br />
en finesse et diversité. Les Andalous se distinguaient<br />
déjà au XII ème siècle par l’un des<br />
plus illustres d’entre eux : Maïmonide, qui<br />
s’adressant au fils de Saladin, lui préconisa<br />
un pain non séparé du son. Il partageait avec<br />
Averroès cette prescription diététique très<br />
en avance sur son temps et que notre<br />
époque n’a fait que redécouvrir.<br />
Sous la Régence, les voyageurs européens<br />
notent la vente du pain sur les marchés<br />
d’El <strong>Djazaïr</strong>, en précisant toutefois qu’il provenait<br />
des surplus des fours de l’Odjak. Les<br />
janissaires touchaient, en plus de leurs solde,<br />
deux pains quotidiens qu’ils revendaient parfois.<br />
Ces pains sont décrits comme ronds et<br />
faits de semoule. Il étaient préparés et cuits<br />
dans les boulangeries de l’intendance deylicale<br />
qui jouxtaient la Djenina. A cette époque<br />
apparut également le four public qui permettait<br />
à tout un chacun d’y faire cuire son<br />
pain. Autre particularité de l’époque, le bechmat,<br />
pain spécial, de longue conservation<br />
était alors fabriqué par le bey de Médéa pour<br />
les besoins de l’armée durant les campagnes.<br />
La notion de pain sera bouleversée à partir<br />
de 1830. L’urbanisation coloniale chamboulera<br />
totalement la structure familiale, dont l’un<br />
des repères était ce pain, autour duquel<br />
étaient soudés ses membres. La frangola, le<br />
pain français de farine de blé tendre, entre<br />
dans les moeurs. Le maounis, spécialité des<br />
boulangers espagnols de Mahon dans les<br />
Baléares, baguette, bâtard, ficelle, miche,<br />
fougasse et autres viennoiseries accompagneront<br />
les mets de la cuisine des <strong>Al</strong>gériens<br />
urbanisés. Dans les campagnes, rien n’a<br />
changé, on continue à faire aghrom<br />
oukham, khobz eddar, khobz aarab, raghda<br />
(2)...<br />
Pour la petite histoire, c’est le gouvernement<br />
français de Vichy qui, pour des raisons<br />
de contrôle liées au rationnement, imposa<br />
aux boulangers de ne produire que deux<br />
modèles de pains: l’un de 300g, le second de<br />
700g. Ce n’est qu’après la fin de la seconde<br />
guerre mondiale que le pain de «fantaisie»<br />
refera son apparition...■<br />
(1) Ibn Khaldoun: «Histoire des Berbères»<br />
(2) Pain d’orge<br />
à table<br />
39<br />
L’<strong>Al</strong>gérie