photographie Dominique Boniface - Visuelimage
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verso<br />
arts et lettres<br />
16<br />
L’abstraction lyrique<br />
Par Gérard-Georges Lemaire<br />
baptisée L’Envolée<br />
lyrique qui est présentée au<br />
musée du Luxembourg a le<br />
L’exposition<br />
mérite non seulement d’exhumer<br />
un moment généralement oublié ou<br />
sinon méprisé de notre récente histoire<br />
de l’art, mais aussi de comprendre pour<br />
quelles raisons l’art français a perdu sa<br />
prédominance incontestée dans le<br />
monde après la Seconde guerre mondiale.<br />
New York ne va pas tarder à lui<br />
ravir cette position enviée – une position<br />
qui s’est solidement ancrée au cours du<br />
XVIIIe siècle d’abord par la création de<br />
l’Académie royale de peinture et de<br />
sculpture et, peu après, par la l’institution<br />
de l’Exposition dans le « Salon<br />
carré » du Louvre, première manifestation<br />
artistique ouverte au publique et,<br />
enfin, par l’émergence de la critique<br />
d’art qui prend l’aspect d’un nouveau<br />
genre littéraire. Bientôt la France va voir<br />
apparaître des courants artistiques<br />
majeurs et des personnalités ayant une<br />
influence considérable sur toute<br />
l’Europe. Cette tendance est renforcée<br />
par l’afflux à Paris de nombreux artistes<br />
étrangers contribuant à ce rayonnement<br />
international. Le fait le plus troublant est<br />
que l’affirmation de New York comme<br />
nouvelle capitale du microcosme de l’art<br />
a lieu alors que les fondements esthétiques<br />
de la peinture d’alors étaient globalement<br />
à peu près les mêmes que ceux<br />
qui ont cours à Paris : elle est liée à l’essor<br />
d’un art abstrait non géométrique<br />
qu’on ne tarde pas à qualifier<br />
d’Expressionnisme abstrait. Cette manifestation<br />
fournit l’occasion rêvée de<br />
méditer sur cette situation plutôt singulière.<br />
Pierre Descargues, dans un remarquable<br />
essai écrit pour le catalogue (Éditions<br />
Skira) analyse avec clarté et beaucoup<br />
de pertinence les conditions qui<br />
ont nui aux artistes français de cette<br />
période. A commencer par le terme flou<br />
d’École de Paris, qui n’était pas très parlant.<br />
En outre, Descargues souligne l’individualisme<br />
qui a caractérisé tous ces<br />
créateurs et même leur désunion. Sans<br />
doute ont-ils tenu à cultiver leur différence<br />
et se sont-ils méfié de tout amalgame.<br />
Les qualificatifs qui ont été avancés<br />
par les critiques, de l’abstraction<br />
lyrique à l’informel (sans parler du<br />
tachisme et de terminologies tendant à<br />
regrouper des cercles plus restreints<br />
d’artistes), n’ont pas contribué à éclairer<br />
une volonté commune de transformer<br />
les principes de la peinture et de sa relation<br />
au monde. Cette cacophonie qui a<br />
été somme toute un peu cultivée par les<br />
acteurs de cette petite révolution esthétique<br />
s’est accompagnée d’une ignorance<br />
assez complète de ce qui était en<br />
train de se passer dans une direction<br />
similaire dans des pays voisins (par<br />
exemple, on ne s’est guère soucié de ce<br />
que faisaient Giulio Turcato, Emilio<br />
Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et<br />
bien d’autres en Italie) et encore moins<br />
de l’autre côté de l’Atlantique (si ma<br />
mémoire ne me trahit pas, la première<br />
exposition de Jackson Pollock eut lieu<br />
dans notre capitale en 1948 et n’a eu<br />
que très peu d’échos). Enfin, il faut ajouter<br />
un facteur important qui a pu engendrer<br />
une illusion tragique : Paris est<br />
demeuré une place forte pour la philosophie<br />
(l’existentialisme bien sûr, mais<br />
aussi la phénoménologie) et pour la littérature<br />
avec ses anciennes gloires (Gide,<br />
Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux<br />
venus (Sartre encore, Camus, et<br />
peu après les conjurés du Nouveau<br />
Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et<br />
les monstres sacrés de l’art (Picasso,<br />
Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter<br />
ce tableau séduisant.<br />
Dans une telle perspective, que nous<br />
enseigne cette exposition ? Tout d’abord,<br />
elle donne aussitôt le sentiment d’une<br />
multiplication d’expériences parallèles<br />
ou parfois divergentes. En somme,<br />
d’une dispersion. Cela n’est d’ailleurs<br />
pas gênant en soi, mais ne facilite pas la<br />
définition d’un tableau d’ensemble. Les<br />
deux dates de référence choisies ici<br />
(1947, celle du commencement) et 1955<br />
ou 1956 (correspondant à une consolidation<br />
de ce que ces recherches pouvaient<br />
porter de novateur et de révélateur)<br />
pour construire le parcours sont<br />
judicieuses. Elles rendent bien compte<br />
de cette nouvelle culture artistique et<br />
autant de sa richesse que de sa polysémie,<br />
mais elles ne peuvent pas mettre en<br />
valeur le décalage temporel qui a été<br />
nécessaire pour que les spéculations<br />
plastiques de Pierre Soulages, de Jean<br />
Degottex, de Simon Hantaï, de Martin<br />
Barré, chacun dans un domaine bien différent,<br />
ont pu apporter de profondément<br />
transgressif dans le langage plastique de<br />
la deuxième moitié du XXe siècle.<br />
Elle a aussi le mérite de nous initier à<br />
ces expériences singulières (on songe<br />
aussi bien à Jean Fautrier qu’à Atlan,<br />
Camille Bryen, Michaux, Bram van de<br />
Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de<br />
choses à partager. Les uns visent une<br />
reconstruction de l’espace par des plans<br />
et des lignes colorées, les autres, un langage<br />
de signes s’apparentant à l’écriture.<br />
Ce n’est que lorsqu’on observe les<br />
œuvres de Jean Maneissier, de Maurice<br />
Estève, de Gérard Schneider, d’Alfred<br />
Messagier et de Roger Bissière qu’on<br />
peut imaginer la fondation d’une véritable<br />
école. Mais comment classer les<br />
toiles d’Olivier Debré, de Serge Poliakoff<br />
ou de Zao Wou-ki ?<br />
La richesse des propositions plastiques<br />
présentées ici est flagrante. En leur<br />
temps, elles n’ont eu quasiment aucun<br />
écho à l’étranger. C’est là que se situe la<br />
véritable ligne de partage avec l’art américain<br />
: les critiques, les collectionneurs,<br />
les marchands de tableaux et les musées<br />
se sont vite mobilisés pour le défendre,<br />
le faire connaître et le valoriser. La<br />
vision révolutionnaire de l’art que cet art<br />
véhiculait s’est rapidement imposée en<br />
Europe. Et les artistes ont eu les moyens<br />
de développer leurs intuitions. L’art<br />
français est demeuré, à peu d’exceptions<br />
près, hexagonal. Cette belle anthologie<br />
de l’abstraction françaises est en même<br />
temps l’histoire d’une catastrophe<br />
annoncée. Certains de ces peintres ont<br />
ensuite été révélés au monde. C’est le<br />
cas du poète Henri Michaux dont les<br />
encres figurent dans les plus grands<br />
musées du monde et c’est également le<br />
cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en<br />
Chine. Mais beaucoup d’autres mériteraient<br />
de sortir du purgatoire où ils ont<br />
été plongés. L’Envolée lyrique devrait largement<br />
y contribuer.•