03.07.2013 Views

Etudes et Essais du CJB, n°2 - Centre Jacques Berque

Etudes et Essais du CJB, n°2 - Centre Jacques Berque

Etudes et Essais du CJB, n°2 - Centre Jacques Berque

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

L’encadrement juridique des associations agricoles dans le Souss<br />

<strong>et</strong> le rôle <strong>du</strong> religieux<br />

Bertram Turner<br />

Les <strong>Etudes</strong> <strong>et</strong> <strong>Essais</strong> <strong>du</strong> <strong>Centre</strong> <strong>Jacques</strong> <strong>Berque</strong><br />

N°2 – mai 2011<br />

Rabat (Maroc)


L’encadrement juridique des associations agricoles dans le Souss<br />

<strong>et</strong> le rôle <strong>du</strong> religieux<br />

Résumé<br />

Bertram Turner<br />

L’exemple choisi pour aborder le suj<strong>et</strong> <strong>du</strong> rôle de la religion dans les réflexions juridiques<br />

en milieu rural au Maroc est celui des associations agricoles. L’article explore la transformation<br />

d’un modèle juridique de coopération agricole dans le cadre de l’intégration de l’espace rural dans<br />

un contexte de mondialisation néolibérale. Ce réarrangement s’est opéré à partir des discours<br />

religieux <strong>et</strong> moraux ; le fait que les divers régimes juridiques effectifs au Maroc, notamment le<br />

droit national, se sont montrés inappropriés pour garantir la sécurité juridique de ce mode de<br />

pro<strong>du</strong>ction collective, a forcé les acteurs locaux à proposer un encadrement juridique alternatif.<br />

J’avance l’hypothèse que c<strong>et</strong>te situation peut donner lieu à un renforcement de l’expression locale<br />

<strong>du</strong> religieux. Dans c<strong>et</strong> article, je m<strong>et</strong>s donc en évidence les conditions socio-juridiques dans<br />

lesquelles l’identité religieuse populaire fournit un référentiel pour une gestion locale appropriée<br />

des ressources naturelles, connectée au marché mondial. Les données empiriques présentées<br />

proviennent de la région <strong>du</strong> Souss dans le sud-ouest <strong>du</strong> Maroc.<br />

Mots-clefs : Maroc, Souss, forêt d’arganiers, agriculture, associations agricoles,<br />

régimes juridiques, discours religieux, globalisation<br />

Sommaire<br />

Intro<strong>du</strong>ction................................................................................................................................................. 2<br />

Le Souss comme localité <strong>et</strong> espace de négociation <strong>du</strong> droit agricole.................................................. 4<br />

Encadrement juridique multiple de l’accès aux ressources naturelles dans le Souss......................... 4<br />

Le modèle des associations agricoles, une stratégie locale face à l’état d’insécurité juridique<br />

permanente .................................................................................................................................................. 5<br />

L’intervention compétitive des acteurs transnationaux <strong>et</strong> son impact local....................................... 9<br />

L’interconnexion croissante des champs juridiques <strong>et</strong> religieux ........................................................ 11<br />

Conclusion ................................................................................................................................................. 12<br />

Références bibliographiques.................................................................................................................... 15<br />

1


L’encadrement juridique des associations agricoles dans le Souss<br />

<strong>et</strong> le rôle <strong>du</strong> religieux<br />

Intro<strong>du</strong>ction 1<br />

Dans ce texte, j’analyse la<br />

réintro<strong>du</strong>ction <strong>et</strong> la transformation d’un<br />

ancien mode de pro<strong>du</strong>ction agricole, suite<br />

aux eff<strong>et</strong>s croissants de la mondialisation. Ce<br />

processus a nécessité une révision <strong>du</strong> cadre<br />

juridique ; celle-ci reflétant une mise au<br />

point <strong>du</strong> juridique en accord avec les<br />

conceptions locales <strong>du</strong> religieux. Elle a<br />

démarré à une époque où la prédominance<br />

d’une interprétation locale <strong>du</strong> religieux<br />

n’était pas remise en cause. Depuis, la<br />

situation a changé. À l’instar d’autres régions<br />

<strong>du</strong> monde, le Maroc est aujourd’hui le<br />

théâtre d’une reconfiguration des relations<br />

entre le juridique <strong>et</strong> le religieux ; le rapport<br />

entre ces deux sphères apparaissant contesté<br />

comme jamais auparavant.<br />

L’expansion des modèles religieux <strong>et</strong><br />

juridiques standardisés à un niveau global a<br />

remis en question certains arrangements de<br />

la gestion des ressources naturelles au niveau<br />

local. De plus, la confrontation avec de<br />

nouveaux modèles de ce qui est considéré<br />

comme juste, correcte ou pieux a engendré<br />

un état de confusion sociale ainsi qu’une<br />

vulnérabilité économique en milieu rural.<br />

1 C<strong>et</strong> article est partiellement basé sur un manuscrit<br />

antérieurement publié dans une section thématique<br />

de la revue Anthropologica, vol. 51, n°1, 2009 sur le<br />

suj<strong>et</strong> de la propriété rural : Bertram Turner <strong>et</strong> Melanie<br />

G. Wiber, dir., Rural Property. Thematic Section<br />

Bertram Turner<br />

Chercheur<br />

Institut Max-Planck pour l’anthropologie sociale (Halle/Saale, Allemagne)<br />

J’avance l’hypothèse que c<strong>et</strong>te situation peut<br />

donner lieu à un renforcement de<br />

l’expression locale <strong>du</strong> religieux, sans que<br />

pour autant il y ait un rattachement <strong>du</strong> local<br />

à un quelconque modèle transnational <strong>du</strong><br />

salut. Les données empiriques que j’ai<br />

recueillies dans la plaine <strong>du</strong> Souss dans le<br />

sud-ouest <strong>du</strong> Maroc entre 1996 <strong>et</strong> 2005<br />

m<strong>et</strong>tent en lumière le défi récent d’un<br />

modèle classique <strong>du</strong> type imbrication<br />

juridico-religieux. 2<br />

Bien que les influences partiellement<br />

contradictoires de la globalisation aient<br />

effectivement conditionné l’accès aux<br />

ressources naturelles en milieu rural, elles<br />

n’ont pas nécessairement accentué la<br />

dépendance de la zone rurale aux processus<br />

de globalisation (Edelman <strong>et</strong> Haugerud,<br />

2005). Au contraire, il semble même que ces<br />

2 La provenance locale des données empiriques de<br />

c<strong>et</strong> article ne sera pas précisée <strong>et</strong> ce, afin de respecter<br />

l’anonymat des informateurs. La recherche de terrain<br />

sur l’impact juridique transnational sur l’arène locale a<br />

été régulièrement effectuée pendant plusieurs<br />

semaines chaque année entre 1996 <strong>et</strong> 2005. Des<br />

données provenant de plusieurs endroits <strong>et</strong> de<br />

configurations concrètes dans la plaine <strong>du</strong> Souss sont<br />

utilisées dans l’analyse. Depuis 2001, la recherche fait<br />

partie d’un proj<strong>et</strong> <strong>du</strong> Groupe de Recherche sur le<br />

Pluralisme Juridique de l’Institut Max-Planck pour<br />

l’Anthropologie Sociale, Halle (Allemagne)<br />

concernant le Développement Durable <strong>et</strong><br />

l’Exploitation des Ressources Naturelles, le<br />

Pluralisme Juridique <strong>et</strong> le Droit Transnational dans la<br />

Réserve de Biosphère de l’Arganeraie.<br />

2


influences aient considérablement stimulé<br />

l’effort de pro<strong>du</strong>ction de répertoires<br />

normatifs locaux compatibles, répertoires<br />

qui s’avèrent en même temps compétitifs <strong>et</strong><br />

adaptables à un environnement global. En<br />

réalité, la population rurale réactualise une<br />

certaine morale inhérente aux relations<br />

sociales de propriété <strong>et</strong> de l’exploitation des<br />

ressources naturelles <strong>et</strong> réévalue des<br />

éléments religieux intrinsèques à ces<br />

relations tout en accentuant ce qui est<br />

considéré comme standard juridique<br />

traditionnel. 3<br />

L’analyse se fera en plusieurs étapes.<br />

Dans un premier temps, je présenterai les<br />

principales données empiriques. Elles<br />

concernent les relations de propriété en<br />

milieu rural, les règles d’accès aux ressources<br />

naturelles, ainsi que le cadre juridique <strong>et</strong><br />

social de la pro<strong>du</strong>ction agricole collective.<br />

Dans un deuxième temps, l’analyse portera<br />

sur la situation d’insécurité juridique<br />

permanente relative à la pro<strong>du</strong>ction agricole<br />

associative dans le Souss rural. L’émergence<br />

de c<strong>et</strong>te pro<strong>du</strong>ction agricole de denrées pour<br />

l’exportation – qui est en fait une économie<br />

locale fondée sur des valeurs religieuses<br />

(économie morale) – constitue une première<br />

stratégie locale développée face aux défis<br />

d’un marché capitaliste. C<strong>et</strong>te économie<br />

morale s’est trouvée menacée une vingtaine<br />

d’années après sa mise en forme par<br />

l’intervention de différents acteurs<br />

transnationaux. Je me concentrerai sur la<br />

réaction de la population locale <strong>et</strong> sur<br />

l’accentuation progressive des aspects<br />

religieux <strong>et</strong> moraux des relations juridiques.<br />

Enfin, je propose de revisiter le modèle qui<br />

3 Le point de départ théorique de ces considérations<br />

réside dans la conception de la propriété comme fait<br />

social total <strong>et</strong> paqu<strong>et</strong> de droits <strong>et</strong> d’obligations<br />

m<strong>et</strong>tant l’accent sur les liens entre dimensions sociale<br />

<strong>et</strong> économique de la propriété. Cf. Franz von Benda-<br />

Beckmann, Keeb<strong>et</strong> von Benda-Beckmann <strong>et</strong> Melanie<br />

Wiber, dir., Changing Properties of Property, Oxford :<br />

Berghahn, 2006<br />

explique la gestion de la ressource principale<br />

d’une région rurale par la seule morale<br />

religieuse locale, en défendant l’idée que<br />

l’économie morale locale se réajuste de<br />

façon à intégrer les conditions de<br />

l’environnement global.<br />

Du point de vue méthodologique,<br />

l’approche centrée sur les interactions<br />

d’échelles (« scaling approach », Tsing,<br />

2000 ; Herod <strong>et</strong> Wright, 2002) servira à<br />

analyser le rôle <strong>du</strong> religieux dans la sphère<br />

<strong>du</strong> droit. Elle devrait perm<strong>et</strong>tre d’expliciter<br />

les liaisons entre les processus locaux <strong>et</strong> leur<br />

encadrement global. Elle perm<strong>et</strong> d’évaluer<br />

les enjeux de pouvoir sur l’espace dans une<br />

configuration complexe. Elle est également<br />

susceptible de m<strong>et</strong>tre en lumière la façon<br />

dont des acteurs locaux défendent une<br />

marge de manœuvre par une stratégie<br />

d’adaptation sélective à l’environnement<br />

économique. Afin de protéger leur modèle<br />

de pro<strong>du</strong>ction <strong>et</strong> les rapports sociaux qui le<br />

portent, les acteurs locaux réévaluent la<br />

dimension morale de ce modèle. En d’autres<br />

termes, ce développement perm<strong>et</strong>trait aux<br />

acteurs locaux de renforcer leur sphère<br />

juridique locale en se référant au religieux<br />

afin d’endiguer l’insécurité juridique dans<br />

l’exploitation de leurs ressources naturelles.<br />

Le processus d’intégration de la pro<strong>du</strong>ction<br />

agricole en association dans son<br />

environnement globale a donc provoqué des<br />

eff<strong>et</strong>s paradoxaux : la menace d’une<br />

réémergence de l’insécurité juridique <strong>et</strong><br />

sociale à cause des interventions des acteurs<br />

externes (coopération pour le<br />

développement, protection de<br />

l’environnement naturelle, activisme<br />

religieux) <strong>et</strong> en même temps le renforcement<br />

de la marge d’action de la population rurale<br />

face aux représentants de l’État national<br />

ainsi que face aux différents acteurs<br />

transnationaux.<br />

3


Le Souss comme localité <strong>et</strong> espace<br />

de négociation <strong>du</strong> droit agricole<br />

La région <strong>du</strong> Souss, une plaine au<br />

sud-ouest <strong>du</strong> Maroc bordée par les chaînes<br />

montagneuses de l’Atlas au nord <strong>et</strong> de<br />

l’Anti-Atlas au sud, est caractérisée par une<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole très diversifiée <strong>et</strong> une<br />

forêt unique. Des zones de pro<strong>du</strong>ction<br />

traditionnelle coexistent avec d’autres qui se<br />

sont munies de dispositifs modernes. Dans<br />

la plaine, le paysage est dominé par des<br />

exploitations modernes groupées autour des<br />

plantations d’agrumes <strong>et</strong> de légumes sous<br />

serres. Le Souss abrite aussi une forêt<br />

d’arganier qui constitue un écosystème<br />

unique. L’arganier (Argania spinoza (L) Skeels)<br />

est l’arbre emblématique de la région, une<br />

espèce endémique apparue <strong>du</strong>rant l’ère<br />

tertiaire <strong>et</strong> le seul arbre composant, en<br />

milieu semi-aride, des forêts capables de<br />

résister à la désertification progressive. En<br />

1998, toute la région de l’arganeraie a été<br />

classée comme Réserve de la Biosphère de<br />

l’UNESCO (MADR 2001).<br />

L’arganeraie joue un rôle essentiel<br />

dans les activités de pro<strong>du</strong>ction locale. Elle<br />

est intégrée dans la zone d’activité agricole<br />

(El Aich <strong>et</strong> al., 2005 ; Nouaim, 2005).<br />

Traditionnellement, des céréales sont<br />

cultivées dans la forêt en culture pluviale. Au<br />

fil <strong>du</strong> temps, la pro<strong>du</strong>ction de cultures<br />

commerciales [cash crops] en agriculture<br />

irriguée s’y est répan<strong>du</strong>e. La dégradation<br />

continue de la forêt a été imputée à c<strong>et</strong>te<br />

exploitation intensive <strong>et</strong> en premier lieu à la<br />

pâture des troupeaux de chèvres. L’huile<br />

d’argan extraite des noyaux de l’arbre au<br />

terme d’un procédé complexe est<br />

aujourd’hui le pro<strong>du</strong>it le plus réputé au<br />

niveau international. L’unicité de<br />

l’écosystème forestier de l’arganeraie <strong>et</strong> le<br />

fait qu’une pro<strong>du</strong>ction agraire –<br />

partiellement traditionnelle <strong>et</strong> partiellement<br />

moderne – s’y effectue, ont attiré l’attention<br />

d’acteurs transnationaux très différents.<br />

L’organisation <strong>du</strong> politique au niveau <strong>du</strong><br />

village constitue le centre de mes recherches.<br />

Dans les villages visités, des institutions<br />

collectives <strong>et</strong> informelles, les assemblées<br />

(jma’a-s), assument la responsabilité des<br />

affaires publiques à côté des institutions<br />

formelles représentant l’administration<br />

Étatique. Le rôle de l’État marocain se<br />

manifeste donc à tous les échelons,<br />

notamment dans l’administration locale ainsi<br />

que dans l’organisation de l’agriculture, <strong>et</strong> ce<br />

en s’appuyant sur un réseau d’agences<br />

agricoles <strong>et</strong> en interagissant avec des acteurs<br />

transnationaux (Turner, 2006).<br />

Encadrement juridique multiple<br />

de l’accès aux ressources<br />

naturelles dans le Souss<br />

Toute considération traitant des<br />

transformations récentes de la gestion des<br />

ressources naturelles en milieu rural doit<br />

tenir compte de l’ensemble des conventions<br />

juridiques, de droits <strong>et</strong> d’obligations sociales,<br />

mémorisé au niveau des villages, ensemble<br />

qui, dans une large mesure, détermine<br />

jusqu’à présent les pratiques. Ce suj<strong>et</strong> a<br />

largement attiré l’intérêt des chercheurs ; il<br />

suffira dans c<strong>et</strong> article de se limiter à un bref<br />

aperçu (Bouderbala, 1999). C’est un<br />

répertoire juridique fondé sur des traditions<br />

locales qui rallie des aspects <strong>du</strong> droit<br />

coutumier (‘urf) à la législation étatique, ainsi<br />

qu’à l’Islam orthodoxe, soufi <strong>et</strong> populaire,<br />

tout cela, bien enten<strong>du</strong> sous le parapluie <strong>du</strong><br />

droit national. L’agriculture <strong>et</strong> l’accès aux<br />

ressources naturelles dans le Souss sont<br />

donc encadrés par un ensemble qui inclut <strong>et</strong><br />

combine des éléments venant de différents<br />

régimes juridiques <strong>et</strong> religieux.<br />

Sans trop entrer dans les détails, donnons un<br />

bref aperçu de ces répertoires. La loi<br />

étatique elle-même consiste en un amalgame<br />

4


de différents répertoires normatifs. Elle<br />

puise dans la législation <strong>du</strong> protectorat<br />

français (1912-1956) ainsi que dans la Loi<br />

islamique malékite <strong>et</strong> tient compte, sous<br />

forme de généralisations, des droits<br />

coutumiers issus de diverses époques <strong>et</strong> de<br />

diverses versions locales.<br />

La Loi islamique en général est<br />

considérée comme étant peu favorable aux<br />

intérêts de la population paysanne<br />

(Bouderbala, 1999). Notamment, la<br />

conception islamique de la propriété en<br />

milieu rural s’exprime en termes de taxes <strong>et</strong><br />

d’impôts. Les différents modes de<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole collective entrent en<br />

contradiction avec l’interdiction, dans<br />

l’Islam, de pratiquer l’intérêt usuraire, à<br />

cause de son caractère spéculatif (<strong>Berque</strong>,<br />

2001a; Turner, 2003). Le régime successoral<br />

selon la Loi islamique constitue un autre<br />

point de friction, car il con<strong>du</strong>it à la partition<br />

de la terre agricole <strong>et</strong> des moyens de<br />

pro<strong>du</strong>ction, ce qui empêche la persistance<br />

des propriétés rurales.<br />

Les représentants <strong>du</strong> religieux au<br />

niveau local ne se sentent pas suffisamment<br />

instruits pour donner des explications aux<br />

villageois concernant l’attitude de la Loi<br />

islamique envers les associations de<br />

pro<strong>du</strong>ction. Les fqih’s des villages dans leur<br />

majorité excellent dans la récitation <strong>du</strong> texte<br />

sacré, appris par cœur, sans trop s’engager<br />

dans des discours juridiques (voir par<br />

exemple les articles dans le quotidien Le<br />

Matin, <strong>du</strong> 7 janvier 2011, à propos <strong>du</strong><br />

programme de qualification des imams).<br />

Au niveau local, les règlements<br />

émanant de la loi nationale sont adaptés aux<br />

pratiques coutumières (Bouderbala, 1997 ;<br />

Leveau, 1985 ; Swearingen, 1987).<br />

Cependant, il faut ajouter que la tentative<br />

d’identifier les éléments dérivant de la Loi<br />

islamique (chra’a) <strong>et</strong> ceux dérivant <strong>du</strong> droit<br />

coutumier (‘urf) au niveau local ne semble<br />

dans la plupart des cas ni possible ni<br />

raisonnable. Les contours entre les<br />

différentes sphères <strong>du</strong> droit apparaissent<br />

estompés (Marcy, 1954 ; Hart, 1998 ;<br />

Turner, 2001). Selon les circonstances<br />

concrètes, la pratique juridique peut être<br />

légitimée comme tradition séculaire ou<br />

comme règlement ancré dans l’Islam<br />

populaire. De plus, ce qui est enten<strong>du</strong><br />

comme « coutumier » existe dans la version<br />

codifiée par l’État <strong>et</strong> dans diverses variantes<br />

appliquées au quotidien. Cela signifie que le<br />

coutumier n’est pas fixé, qu’il est toujours en<br />

évolution en fonction des besoins <strong>du</strong><br />

moment. Par exemple, la version étatique<br />

joue un rôle important dans la législation de<br />

l’arganeraie tandis que les traditions adaptées<br />

régissent la location <strong>et</strong> les diverses formes de<br />

gestion des propriétés collectives, ou encore<br />

les associations agricoles.<br />

Le modèle des associations<br />

agricoles, une stratégie locale face<br />

à l’état d’insécurité juridique<br />

permanente<br />

Un bref aperçu <strong>du</strong> modèle local des<br />

associations agricoles <strong>et</strong> de leur relance dans<br />

le Souss perm<strong>et</strong> de comprendre ce qui était<br />

en jeu lorsque l’ « arganmania »<br />

internationale toucha la région.<br />

Commençons avec la création des<br />

conditions préalables pendant l’ère <strong>du</strong><br />

protectorat. La transformation<br />

fondamentale des relations de la propriété<br />

foncière s’accompagnait de la mainmise des<br />

colons français sur de vastes terrains dans la<br />

plaine <strong>du</strong> Souss (Popp, 1983 ; Swearingen,<br />

1987). De grandes plantations d’agrumes <strong>et</strong><br />

plus tard de légumes y ont été créées à partir<br />

des années 1940 malgré la loi <strong>du</strong> protectorat<br />

qui interdisait aux colons de s’engager dans<br />

c<strong>et</strong>te partie <strong>du</strong> Maroc classée « Maroc<br />

inutile ». Dans le Souss, c<strong>et</strong>te époque<br />

marque le début d’une pro<strong>du</strong>ction agricole<br />

orientée vers les marchés extérieurs <strong>et</strong> le<br />

5


début d’un défrichement progressif de la<br />

forêt d’arganiers. Ce mouvement se poursuit<br />

après l’indépendance <strong>du</strong> Maroc <strong>et</strong> aboutit à<br />

la transmission des fermes des propriétaires<br />

français aux mains d’une nouvelle élite<br />

rurale. En plus de c<strong>et</strong>te élite rurale naissante,<br />

seul un p<strong>et</strong>it nombre d’investisseurs locaux,<br />

disposant de budg<strong>et</strong>s moyens <strong>et</strong> plus<br />

proches de la classe inférieure, parvient à<br />

ach<strong>et</strong>er des terrains s’associant au p<strong>et</strong>it<br />

groupe de propriétaires ayant résisté aux<br />

offres de vente. Ainsi s’amorce la<br />

stratification sociale de la population<br />

paysanne (Leveau, 1976). Ceux qui ont été<br />

forcés de vendre leurs terrains depuis<br />

l’époque <strong>du</strong> protectorat sont devenus des<br />

journaliers dépendant de l’offre d’emploi des<br />

grands fermiers (pour les détails, voir<br />

Turner, 2003).<br />

Lorsque la propriété foncière passa<br />

aux mains des Marocains, le besoin<br />

important de main d’œuvre agricole dans ces<br />

fermes, notamment pour la gestion de<br />

l’irrigation, permit aux paysans qui avaient<br />

ven<strong>du</strong> leurs terrains de trouver un emploi.<br />

Cependant, eff<strong>et</strong> secondaire de la<br />

modernisation, le surpompage hydrique<br />

dans la région <strong>du</strong> Souss augmenta<br />

considérablement le coût de l’eau. A partir<br />

des années 1980, les fermiers commencèrent<br />

donc à rationaliser le système d’irrigation <strong>et</strong><br />

à économiser la main d’œuvre grâce à<br />

l’intro<strong>du</strong>ction de techniques modernes<br />

comme l’irrigation au goutte à goutte. En<br />

conséquence, de nombreux ouvriers furent<br />

licenciés.<br />

Pendant ce temps-là s’opéra une<br />

nouvelle transformation dans la région suite<br />

à l’intro<strong>du</strong>ction de la tomate comme<br />

nouvelle denrée commerciale destinée au<br />

marché international : les paysans paupérisés<br />

adaptèrent l’exemple de la pro<strong>du</strong>ction des<br />

tomates dans les grandes fermes <strong>et</strong><br />

commencèrent à réactiver le modèle<br />

traditionnel des associations de pro<strong>du</strong>ction<br />

agricole (chr’ka) afin de trouver un nouveau<br />

moyen de subsistance. Ils combinèrent donc<br />

le savoir nécessaire pour la culture d’un<br />

nouveau pro<strong>du</strong>it agricole commercial avec<br />

un ancien mode de pro<strong>du</strong>ction.<br />

Ce modèle repose sur le principe <strong>du</strong><br />

contrat de coopération entre, d’une part, un<br />

propriétaire <strong>et</strong> fermier ayant assez de<br />

moyens pour assumer le rôle d’investisseur<br />

<strong>et</strong>, d’autre part, un p<strong>et</strong>it paysan. Ce dernier<br />

n’a souvent à offrir que sa force de travail <strong>et</strong>,<br />

dans le cas précis étudié ici, la main-d’œuvre<br />

de tous les membres de sa famille, y compris<br />

les femmes. En principe, la répartition des<br />

responsabilités entre les deux partenaires est<br />

toujours à négocier. La version la plus<br />

courante est nommée khammessat d’après les<br />

cinq (khamsa) composantes de la pro<strong>du</strong>ction<br />

agricole : la terre, les semences, les outils<br />

(engrais inclus) <strong>et</strong> l’eau sont à la charge de<br />

l’investisseur ; le travail est fourni par «<br />

l’associé actif ». Pour devenir « associé actif<br />

», il faut donc trouver pour partenaire un<br />

investisseur qui fournisse les moyens de<br />

pro<strong>du</strong>ction à l’exception <strong>du</strong> travail. À la fin<br />

d’un cycle agricole, les deux partenaires se<br />

partagent le profit selon la répartition<br />

initiale. En cas de khammessat l’investisseur<br />

prendra quatre parts des bénéfices, alors que<br />

le travailleur n’aura droit qu’à une part. Les<br />

champs utilisés pour les cultures peuvent<br />

faire partie de la propriété de l’investisseur<br />

ou être loués par lui. Il ne s’agit que<br />

rarement <strong>du</strong> terrain appartenant au<br />

travailleur qui, dans ce cas-là, peut réclamer<br />

deux parts des bénéfices.<br />

Les fermiers disposés à servir<br />

d’investisseurs ne font pas partie <strong>du</strong> p<strong>et</strong>it<br />

groupe de l’élite rurale. Ce dernier regarde<br />

les p<strong>et</strong>its journaliers <strong>et</strong> les propriétaires de<br />

p<strong>et</strong>its terrains comme un obstacle à une<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole moderne. Les<br />

investisseurs potentiels sont les propriétaires<br />

qui ont réussi à résister aux offres de vente<br />

de terrains susmentionnées <strong>et</strong> ont gardé un<br />

sentiment de solidarité envers leurs<br />

compatriotes paupérisés. Ces associations<br />

6


ont disparu <strong>du</strong>rant la période <strong>du</strong> protectorat.<br />

Elles avaient la réputation d’être basées sur<br />

des relations de dépendance <strong>et</strong><br />

d’exploitation <strong>du</strong> paysan (non propriétaire),<br />

qui ne participait que par sa capacité de<br />

travail (<strong>Berque</strong>, 2001b).<br />

Ce modèle sembla applicable à la<br />

pro<strong>du</strong>ction de tomates <strong>et</strong> permit à ceux qui<br />

n’étaient pas propriétaires de terrains de<br />

participer aussi au marché agricole moderne.<br />

Tout d’abord, les investissements<br />

nécessaires ne furent que très faibles par<br />

rapport aux plantations d’agrumes qui<br />

prédominaient jusqu’alors. De plus, comme<br />

la culture de la tomate nécessite toujours un<br />

champ fertile, il fallait cycliquement louer de<br />

nouveaux terrains. Au fil <strong>du</strong> temps, une<br />

grande partie des terrains agricoles étaient<br />

tombés en jachère. Ce manque de terrains<br />

irrigables entraîna une extension de la<br />

pro<strong>du</strong>ction de tomates dans la forêt où les<br />

p<strong>et</strong>its paysans disposaient toujours de leurs<br />

droits de jouissance indivi<strong>du</strong>els. En<br />

s’associant avec des investisseurs, ils<br />

pouvaient m<strong>et</strong>tre à contribution leurs droits<br />

d’exploitation de parcelles de la forêt qui<br />

avaient été jusqu’alors mis en valeur pour la<br />

culture des céréales. Il y eut ainsi un<br />

changement considérable dans le système de<br />

pro<strong>du</strong>ction en coopération : la pro<strong>du</strong>ction se<br />

concentra sur la forêt <strong>et</strong> mit ainsi les<br />

associés actifs dans une situation plus<br />

favorable, puisqu’ils pouvaient profiter de<br />

leurs droits de jouissance comme<br />

composante territoriale d’un contrat<br />

khammessat.<br />

Toutefois, ce système présentait de<br />

multiples risques. La pro<strong>du</strong>ction en<br />

association est un système de coopération<br />

qui n’est pas couvert par la loi nationale.<br />

Ainsi, ces associations opérèrent dans une<br />

insécurité juridique. L’État, en eff<strong>et</strong>,<br />

considère c<strong>et</strong>te manière de pro<strong>du</strong>ire en<br />

association comme une méthode ancienne<br />

de pro<strong>du</strong>ction assimilable au capitalisme<br />

rentier oriental. Comme on m’a assuré<br />

mainte fois à l’ORMVA (Office Régional de<br />

Mise en Valeur Agricole) <strong>et</strong> autres<br />

institutions étatiques depuis 1995 : « Ça va<br />

disparaître très bientôt. » De plus, ces agences<br />

agricoles de l’État se montrèrent plus<br />

favorables à la concentration des moyens de<br />

pro<strong>du</strong>ction entre les mains des élites rurales<br />

de l’après indépendance <strong>et</strong> ne furent<br />

apparemment pas trop motivées pour<br />

assurer un cadre favorisant la survie des<br />

p<strong>et</strong>its pro<strong>du</strong>cteurs (pour les détails, voir<br />

Turner, 2003). La Loi islamique orthodoxe<br />

non plus n’est pas favorable à un mode de<br />

pro<strong>du</strong>ction considéré comme basé sur le<br />

risque <strong>et</strong> la spéculation illicite. Il n’est pas<br />

mon intention de me noyer dans les détails<br />

que j’ai tracés ailleurs. En somme, tous ces<br />

aspects ont nécessité un ajustement <strong>du</strong><br />

juridique <strong>et</strong> c’est ici que le religieux entre en<br />

jeu.<br />

D’une part, il faut reconnaître que ces<br />

associations se trouvent toujours dans une<br />

situation juridique incertaine au-delà <strong>du</strong><br />

contexte social <strong>et</strong> local. D’autre part, on<br />

peut souligner que les Souassa (habitants <strong>du</strong><br />

Souss) se mirent à consolider c<strong>et</strong>te forme de<br />

pro<strong>du</strong>ction fondée sur leurs valeurs<br />

religieuses <strong>et</strong> sociales. Ils l’intégrèrent dans le<br />

répertoire juridique local <strong>et</strong> créèrent ainsi un<br />

terrain de confiance nécessaire entre<br />

partenaires inégaux. La seule référence<br />

juridique fiable dans le domaine de la<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole collective est donc celle<br />

légitimée par le consensus local, ancrée dans<br />

une conception morale de l’Islam populaire.<br />

C’est ainsi qu’avec le rétablissement de la<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole en association, une<br />

réévaluation de la morale locale eut lieu. Les<br />

associations se fondent désormais sur un<br />

contrat oral conclu en public devant<br />

l’assemblée <strong>du</strong> village <strong>et</strong> sont reconnues par<br />

les institutions locales. Conclure un contrat<br />

s’accompagne de pratiques religieuses<br />

comme le partage d’un repas béni,<br />

l’accomplissement d’un p<strong>et</strong>it sacrifice <strong>et</strong> une<br />

prière en commun.<br />

7


L’interdépendance des deux parties est régie<br />

par un ensemble d’obligations à connotation<br />

religieuse. Le recours à la religion assure une<br />

protection des partenaires pro<strong>du</strong>ctifs<br />

autrement vulnérables vis-à-vis des<br />

partenaires investisseurs. Celui qui travaille<br />

la terre s’engage à remplir le contrat par un<br />

serment religieux ; ainsi il est tenu de<br />

montrer sa capacité <strong>et</strong> sa fiabilité. Pour sa<br />

part, le partenaire investisseur apporte sa<br />

réputation de personne pieuse <strong>et</strong> honnête<br />

comme garantie qu’il remplira le contrat.<br />

L’association lie dès lors des<br />

partenaires aux positions asymétriques ;<br />

celui qui offre sa force de travail ne reçoit<br />

comme garantie de la future bonne con<strong>du</strong>ite<br />

de l’investisseur que la réputation de ce<br />

dernier. Pour être crédible, ce dernier doit<br />

être de préférence hajj, c’est-à-dire qu’il doit<br />

avoir accompli le pèlerinage de la Mecque. Il<br />

est largement admis qu’un hajj ne peut se<br />

perm<strong>et</strong>tre un comportement comprom<strong>et</strong>tant<br />

<strong>et</strong> qu’il est en général soucieux de ne pas<br />

endommager son « capital spirituel ». Par<br />

conséquent, un investisseur potentiel dont la<br />

réputation se trouve entachée ne trouvera<br />

plus d’associés. L’indivi<strong>du</strong> religieux Souassa<br />

apparaît en fait défini par l’adoption d’une<br />

identité morale locale qu’il doit exercer à<br />

travers un comportement approprié, des<br />

actes symboliques <strong>et</strong> des actions de la vie<br />

quotidienne qui lui perm<strong>et</strong>tent de gagner la<br />

confiance de l’entourage. Il se doit, par<br />

exemple, d’investir une partie de ses biens<br />

dans l’infrastructure sociale de la<br />

communauté <strong>et</strong> dans l’entraide (tou’iza). Il se<br />

doit aussi d’observer des règles de<br />

redistribution de ses bénéfices <strong>et</strong><br />

d’accomplir des gestes de solidarité prescrits<br />

par des préceptes religieux. Ainsi, il lui faut<br />

régulièrement pratiquer la charité (sadaqa,<br />

signifie littéralement « bienfaisance »), aider<br />

les pauvres, contribuer à l’organisation des<br />

rituels locaux ou montrer son intention de<br />

partager une partie de ses revenus d’une<br />

autre façon.<br />

Les obligations qu’il doit assumer<br />

envers son partenaire sont, cependant,<br />

limitées <strong>et</strong> liées à des occasions précises.<br />

L’investisseur invite son partenaire à<br />

l’occasion de la conclusion <strong>du</strong> contrat, il lui<br />

accorde un crédit pendant la pousse des<br />

cultures, il consent à une p<strong>et</strong>ite association<br />

supplémentaire, par exemple l’élevage de<br />

quelques chèvres, même si cela ne lui<br />

rapporte pas grand chose, <strong>et</strong> il fait des p<strong>et</strong>its<br />

cadeaux à l’occasion des fêtes religieuses.<br />

Les relations de coopération ainsi fondées<br />

peuvent <strong>du</strong>rer pendant des années.<br />

La faible position <strong>du</strong> partenaire<br />

travaillant apparaît surtout à la fin <strong>du</strong><br />

contrat. Il est, par exemple, <strong>du</strong> devoir de<br />

l’investisseur de s’occuper de la vente de la<br />

récolte. Il peut donc en profiter pour<br />

prétendre avoir obtenu un prix plus bas que<br />

le prix réel. Son associé, ayant droit à sa part<br />

<strong>du</strong> bénéfice, ne peut en appeler qu’à la<br />

réputation de l’investisseur. La religion<br />

locale agit alors comme un répertoire<br />

provisoirement mis en veille <strong>et</strong> revalorisé à<br />

l’occasion. De c<strong>et</strong>te manière, les obligations<br />

distributives liées à l’exploitation des<br />

ressources naturelles sont réintro<strong>du</strong>ites dans<br />

un système de pro<strong>du</strong>ction commerciale <strong>et</strong><br />

sont mises à jour en particulier par les<br />

associés d’aujourd’hui.<br />

En cas de litige, bien souvent<br />

l’assemblée <strong>du</strong> village est la seule institution<br />

qui accepte d’intervenir. Si, par exemple, les<br />

deux partenaires se disputent à propos de<br />

l’irrigation, les institutions juridiques<br />

officielles n’interviennent pas. Le qai’d, qui<br />

est le plus haut fonctionnaire administratif<br />

d’un cercle rural <strong>et</strong> nanti de fonctions<br />

juridiques, ainsi que les juges des tribunaux<br />

ont, selon leurs propos, les mains liés en<br />

raison de la construction juridique de c<strong>et</strong>te<br />

forme de coopération, laquelle ne repose pas<br />

sur la loi Étatique. Les personnes<br />

concernées évitent donc tout contact avec<br />

les institutions de la justice.<br />

8


Le règlement d’un conflit se déroule<br />

donc au niveau local. Cependant un<br />

règlement au niveau villageois inclut la<br />

participation des fonctionnaires locaux qui<br />

font partie de l’assemblée <strong>du</strong> village comme<br />

tout le monde (masculin). Un des facteurs le<br />

plus important <strong>du</strong> règlement <strong>du</strong> conflit<br />

réside dans l’exposition de celui-ci aux<br />

villageois; il en découle ainsi une situation<br />

où l’opinion publique pro<strong>du</strong>it une certaine<br />

pression sociale sur les personnes<br />

concernées afin qu’elles acceptent un<br />

compromis suggéré par des notables,<br />

experts en la matière, <strong>du</strong> village. Il s’agit<br />

surtout des soupçons de fraude (après la<br />

vente de la récolte au suq régional) qui font<br />

l’obj<strong>et</strong> de discussions au sein de l’assemblée.<br />

Il en a résulté de ce développement<br />

que l’expansion de la pro<strong>du</strong>ction des<br />

tomates dans la forêt a comporté des<br />

modifications <strong>du</strong> droit coutumier. Le statut<br />

des parcelles dans la forêt s’est assimilé au<br />

modèle de propriété foncier indivi<strong>du</strong>el sans<br />

perdre complètement leur ancrage dans la<br />

conception traditionnelle d’une gestion<br />

collective des ressources naturelles.<br />

L’intro<strong>du</strong>ction de la pro<strong>du</strong>ction intensive de<br />

la tomate a favorisé l’établissement d’un<br />

marché des parcelles. Concrètement, les<br />

terrains dans la forêt, accessibles selon le<br />

droit coutumier de jouissance indivi<strong>du</strong>elle,<br />

ont été commercialisés. Ces parcelles ont été<br />

de plus en plus traitées comme des terrains<br />

melk <strong>et</strong> les ayant droit ont commencé à louer<br />

ou à vendre leur droit de jouissance. En<br />

plus, les périodes traditionnelles de<br />

ferm<strong>et</strong>ure de la forêt (agdal) n’ont plus été<br />

respectées ainsi que le droit de pâturage<br />

collectif parce que tous ces détails <strong>du</strong> droit<br />

local établi sont allés à l’encontre de la<br />

logique d’une pro<strong>du</strong>ction agricole irriguée<br />

destinée à l’exportation. En somme<br />

l’exploitation de la ressource forestière pour<br />

la pro<strong>du</strong>ction <strong>et</strong> pour l’exportation a accru la<br />

pression sur la forêt d’arganiers.<br />

L’intervention compétitive des<br />

acteurs transnationaux <strong>et</strong> son<br />

impact local<br />

Le recours aux associations agricoles<br />

apparaît donc à la fois stimulé <strong>et</strong><br />

concurrencé par l’intégration de la région<br />

dans le marché global des pro<strong>du</strong>its agricoles.<br />

En plus de l’intro<strong>du</strong>ction de l’agriculture<br />

moderne, d’autres facteurs contribuèrent au<br />

cours des années 1990 à l’interaction <strong>du</strong><br />

Souss à un environnement élargi. Des<br />

phénomènes antérieurement locaux<br />

s’inscrivirent désormais dans un contexte<br />

global <strong>et</strong> par conséquent dans une<br />

perspective juridique relevant de l’échelle<br />

transnationale. Ainsi, c’est tout le modèle<br />

local d’une exploitation des ressources<br />

naturelles qui se trouva mis à l’épreuve.<br />

C<strong>et</strong>te phase débuta par la prise en<br />

considération, au niveau transnational, de<br />

l’importance de l’arganeraie comme un<br />

écosystème unique. La coopération en<br />

faveur <strong>du</strong> développement porta sur<br />

l’utilisation <strong>du</strong>rable des ressources naturelles,<br />

sur la protection de l’environnement <strong>et</strong> sur<br />

la conservation <strong>du</strong> patrimoine. En même<br />

temps, la modernisation de l’agriculture <strong>et</strong> la<br />

lutte contre la pauvr<strong>et</strong>é s’organisèrent très<br />

rapidement dès que les acteurs<br />

transnationaux découvrirent l’arganeraie<br />

comme un champ d’intervention. Le Souss<br />

accueillit alors des organisations d’aide au<br />

développement, comme l’organisation<br />

allemande GTZ (Coopération Technique<br />

pour le Développement), Oxfam Canada,<br />

ainsi que des acteurs globaux comme la<br />

Banque Mondiale (BM), le Fond Monétaire<br />

International (FMI) <strong>et</strong> l’UNESCO. Le<br />

principal « paqu<strong>et</strong> » de règles législatives fut<br />

fixé par le programme de l’UNESCO « Man<br />

and the Biosphere » <strong>et</strong> par le programme de<br />

l’ONU contre la désertification. La structure<br />

la plus large fut définie par les conventions<br />

internationales telles que la « Convention de<br />

9


Rio » (1992) <strong>et</strong> la « Convention de la Lutte<br />

contre la Désertification » (1994) (Turner,<br />

2006). Parallèlement, quelques agences de<br />

développement s’engagèrent également<br />

comme consultants dans l’agriculture<br />

hypermoderne.<br />

L’interconnexion <strong>du</strong> Maroc <strong>et</strong> en<br />

particulier <strong>du</strong> Souss avec l’échelle de la<br />

législation transnationale ne se déroula pas<br />

sans difficultés. Bien que le gouvernement<br />

marocain ait transposé des normes<br />

juridiques transnationales dans le droit<br />

national - l’État marocain est le signataire<br />

des conventions <strong>et</strong> des contrats<br />

transnationaux - elles ne furent que<br />

rarement, aux mieux sélectivement,<br />

appliquées sur le terrain. En raison de c<strong>et</strong>te<br />

stagnation <strong>du</strong> processus d’interconnexion<br />

juridique au niveau national, les puissants<br />

acteurs transnationaux commencèrent à<br />

intervenir directement au niveau local par<br />

l’intermédiaire d’organismes de coopération<br />

<strong>et</strong> par la création d’ONG locales afin<br />

d’appliquer leurs propres normes en<br />

contournant l’immobilisme des institutions<br />

gouvernementales. Ce fait fut <strong>et</strong> est encore<br />

l’obj<strong>et</strong> d’intenses débats non seulement au<br />

Maroc, mais aussi entre acteurs publics <strong>et</strong><br />

acteurs de la société civile marocaine d’une<br />

part, <strong>et</strong> des acteurs transnationaux <strong>et</strong><br />

bailleurs de fonds comme l’Union<br />

Européenne d’autre part (Roque, 2004 ;<br />

Sater, 2007).<br />

Dans le même temps, la connexion de<br />

la région avec le marché global <strong>et</strong> l’économie<br />

néolibérale s’est intensifiée. L’ouverture <strong>du</strong><br />

marché <strong>du</strong> foncier aux investissements<br />

agricoles, ainsi que la convention de libre<br />

échange avec les Etats-Unis (2006) <strong>et</strong><br />

l’accord d’association avec l’Union<br />

Européenne (2004) complétèrent la mise en<br />

forme de ces interactions d’échelles reliant<br />

directement la région avec l’économie<br />

globale (Cohen, 2003 ; Desrues, 2005). Les<br />

acteurs <strong>du</strong> développement appliquèrent une<br />

approche participative <strong>et</strong> tentèrent de<br />

prendre en considération les besoins de la<br />

population locale. Cependant la mobilisation<br />

des Souassa dans le proj<strong>et</strong> de mondialisation<br />

demeure limitée. C<strong>et</strong>te réticence locale<br />

s’explique entre autres par le fait que les<br />

conceptions transnationales contradictoires,<br />

par exemple celle de la protection de<br />

l’arganeraie comme « patrimoine de<br />

l’humanité » <strong>et</strong> celle de l’intégration de la<br />

même ressource dans l’économie<br />

néolibérale, aboutiraient de toutes manières<br />

à priver les Souassa de leurs droits.<br />

Tandis que des discours<br />

contradictoires sur ces différentes fac<strong>et</strong>tes<br />

de l’intégration <strong>du</strong> Souss dans le processus<br />

de mondialisation influençaient la notion<br />

locale de propriété, y compris les<br />

dimensions morales <strong>et</strong> religieuses de la<br />

pro<strong>du</strong>ction en association agricole dans la<br />

forêt, un autre acteur, engagé dans le<br />

discours transnational <strong>du</strong> religieux basé sur<br />

ou inspiré par l’approche islamique <strong>du</strong><br />

salafisme, apparaissait. C<strong>et</strong>te influence<br />

commença à devenir évidente à partir de<br />

1999 (Turner, 2007) dans le Souss rural. Les<br />

adhérents de ce courant dans l’univers<br />

islamique, imbus de leur devoir de donner<br />

des conseils religieux <strong>et</strong> juridiques à la<br />

population locale sur n’importe quelle<br />

affaire rurale, furent toutefois bien peu<br />

préparés à c<strong>et</strong>te tâche. En réalité, les<br />

activistes prétendant représenter le salafisme<br />

dans le Souss ne semblèrent guère être en<br />

phase avec la vie rurale. Pourtant, ils<br />

critiquèrent sans arrêt les Souassa en raison<br />

de ce qu’ils voyaient comme des violations<br />

des prescriptions islamiques. Les adhérents<br />

de ce groupe propagèrent une approche<br />

juridique intégrant une vision islamique<br />

universelle de la gestion <strong>et</strong> de l’accès aux<br />

ressources naturelles, qui se trouva en<br />

directe contradiction avec le modèle<br />

néolibéral. Ces positions ont cependant en<br />

commun avec ce dernier leur faible<br />

compatibilité avec les exigences de la société<br />

rurale. Idéologie néolibérale <strong>et</strong> prescriptions<br />

10


salafistes sont intro<strong>du</strong>ites de force par des<br />

intéressés externes.<br />

Sans entrer dans les détails (Turner,<br />

2009), il est intéressant de noter ici que la<br />

pratique des associations agricoles fondée<br />

sur l’identité religieuse locale dans<br />

l’arganeraie est devenue la cible de la critique<br />

plus ou moins ouverte des acteurs<br />

transnationaux. Ceux-ci, impliqués dans la<br />

protection environnementale de la forêt,<br />

considérèrent que les associations de<br />

pro<strong>du</strong>cteurs dégradaient la biosphère. Il faut<br />

souligner que ces agents <strong>du</strong> développement<br />

ignorèrent complètement la connotation<br />

socio-religieuse de la pro<strong>du</strong>ction en<br />

association. Le fait que les liens entre les<br />

membres des communautés rurales reposent<br />

sur un maillage d’obligations distributives <strong>et</strong><br />

de droits partagés leur échappa <strong>et</strong> ils<br />

ciblèrent leurs efforts sur les conséquences<br />

écologiques estimées dévastatrices de ce<br />

système. Il faut en eff<strong>et</strong> reconnaître que<br />

depuis l’intro<strong>du</strong>ction de l’agriculture<br />

moderne, les habitudes d’exploitation de la<br />

forêt développées par tous les paysans <strong>du</strong><br />

Souss ne furent jamais en accord avec les<br />

principes d’un développement <strong>du</strong>rable. Le<br />

seul fait <strong>du</strong> surpompage incessant en<br />

constitue une preuve évidente. Ce que l’on<br />

constata c’est que les villageois Souassa<br />

concernés comprirent la critique adressée à<br />

leurs associations agricoles comme une<br />

critique de leur réseau social <strong>et</strong> de leur<br />

religiosité locale.<br />

Les salafistes, quant à eux, ne s’en<br />

prirent pas aux associations agricoles malgré<br />

leur position ambiguë au regard de la Loi<br />

islamique, mais insistèrent pour qu’elles<br />

soient réformées. C<strong>et</strong>te stratégie semble être<br />

motivée par l’attention, portée par les<br />

activistes religieux, à l’institution sociale<br />

familiale comme dernier bastion de l’Islam.<br />

Leur préoccupation était moins le fait que<br />

les associations s’apparentaient à une<br />

économie à risque <strong>et</strong> qu’elles s’ancraient<br />

dans l’Islam populaire (avec sa charge<br />

spirituelle spécifique), que l’obsession de<br />

protéger la femme travailleuse. Ils<br />

demandèrent un habillement correct des<br />

femmes même pendant le travail agricole, ce<br />

qui signifie, entre autres, le port <strong>du</strong> voile <strong>et</strong><br />

de gants. 4 De plus, ils exigèrent de surélever<br />

les brise-vent pour les transformer ainsi en<br />

paravents anti-regard. L’intro<strong>du</strong>ction de<br />

telles mesures aurait considérablement<br />

augmenté les coûts. De surcroît, même<br />

l’investisseur qui est censé faire des visites<br />

de contrôle devait crier avant de s’approcher<br />

<strong>du</strong> champ. Cela aurait signifié une<br />

contradiction avec le devoir de l’investisseur<br />

de contrôler le développement de<br />

l’opération. Mais l’exigence la plus curieuse<br />

était l’interdiction des chants traditionnels<br />

pendant le travail. Ce dernier point rendit<br />

finalement l’approche religieuse des<br />

salafistes peu crédible aux yeux de la<br />

majorité des Souassa.<br />

L’interconnexion croissante des<br />

champs juridiques <strong>et</strong> religieux<br />

D’un point de vue général,<br />

l’articulation de toutes ces réserves envers la<br />

pro<strong>du</strong>ction agricole en association <strong>et</strong><br />

particulièrement envers son encadrement<br />

juridique <strong>et</strong> spirituel a inspiré une<br />

accentuation <strong>du</strong> religieux dans les réflexions<br />

juridiques au niveau local. Les dynamiques<br />

décrites ici déclenchèrent finalement un<br />

regain d’affirmation locale face aux diverses<br />

interventions transnationales. Les ONG <strong>et</strong><br />

les autres acteurs <strong>du</strong> développement, les<br />

représentants <strong>du</strong> pouvoir politique central<br />

de l’État <strong>et</strong> les activistes islamiques<br />

compromirent la gestion informelle de<br />

l’accès aux ressources qui tirait sa légitimité<br />

4 Il faut cependant souligner qu’il existe des cas où les<br />

femmes elles-mêmes souhaitent porter le voile<br />

pendant le travail agricole, par exemple quand elles se<br />

sont engagées comme ouvrières <strong>et</strong> aides<br />

moissonneurs dans les grandes fermes.<br />

11


de sa référence aux valeurs coutumières.<br />

C<strong>et</strong>te perturbation de l’ordre local con<strong>du</strong>isit<br />

les Souassa à organiser une forme de<br />

résistance essentiellement passive, comme le<br />

refus d’accepter une coopération considérée<br />

« trop proche » avec ces acteurs.<br />

Néanmoins, en même temps ils<br />

intégrèrent quelques éléments nouveaux aux<br />

conditions locales. C<strong>et</strong> ajustement <strong>du</strong><br />

répertoire juridique local fut facilité par la<br />

référence aux coutumes prônées par les<br />

acteurs <strong>du</strong> développement. Le discours de<br />

ces derniers colporte l’idée que beaucoup de<br />

normes que les agents <strong>du</strong> développement<br />

s’appliquent à implanter au niveau local sont<br />

déjà préconçues dans le savoir local. Ce<br />

dernier devint donc un argument crucial que<br />

les Souassa mobilisèrent dans les<br />

négociations avec les autorités de l’État <strong>et</strong><br />

avec les acteurs externes. Les prescriptions<br />

sur le système de droits <strong>et</strong> d’obligations<br />

attachés à l’exploitation des ressources<br />

naturelles selon les compréhensions<br />

religieuses locales font partie intégrante de<br />

l’approche locale. C<strong>et</strong>te approche permit la «<br />

mise en valeur » de l’Islam populaire ou «<br />

tribal » comme ressource <strong>et</strong> capital spirituel,<br />

comme propriété intellectuelle, savoir local<br />

<strong>et</strong> inventaire culturel. Les particularités de la<br />

version locale de la religion comme les<br />

pèlerinages, le rôle des confréries religieuses,<br />

les rites d’intégration sociale ou simplement<br />

la manière de prier sont considérés comme<br />

des marqueurs de l’identité Souassa. Ainsi,<br />

les manifestations <strong>du</strong> global dans les villages<br />

<strong>du</strong> Souss ramenèrent le coutumier sur la<br />

scène locale ; elles engendrèrent la<br />

formation de versions actualisées <strong>du</strong> droit<br />

local adaptées aux besoins spécifiques des<br />

communautés Souassa.<br />

La comparaison <strong>du</strong> modèle local avec<br />

les diverses suggestions extérieures de<br />

réformes révéla finalement les avantages<br />

d’un modèle local équilibré, renforcé par<br />

quelques emprunts au répertoire<br />

transnational. Ainsi les Souassa préservèrent<br />

la signification de la pro<strong>du</strong>ction agricole en<br />

association par la construction de réseaux<br />

sociaux <strong>et</strong> d’alliances stratégiques.<br />

L’arrangement le plus remarquable, celui qui<br />

assura la protection la plus solide de l’ordre<br />

local, fut de faire reposer ce dernier sur un<br />

règlement moral de la gestion des<br />

ressources, un ordre adapté de façon à<br />

perm<strong>et</strong>tre la participation des Souassa aux<br />

échanges globaux <strong>et</strong> qui, finalement, ancra<br />

l’identité collective rurale dans la version<br />

locale de l’Islam populaire.<br />

Conclusion<br />

Le point de départ de mon analyse<br />

était la pratique de pro<strong>du</strong>ction agricole en<br />

association dans le Souss, pratique régie par<br />

un règlement juridique local <strong>et</strong> informel se<br />

constituant <strong>et</strong> se transformant en référence<br />

au régime juridique de l’État, aux différentes<br />

versions <strong>du</strong> droit religieux <strong>et</strong> <strong>du</strong> droit<br />

coutumier, ‘urf. C<strong>et</strong> arrangement juridique<br />

« sensible » était le seul en mesure de<br />

garantir une certaine sécurité juridique en<br />

matière d’exploitation <strong>et</strong> de règlement de<br />

l’accès aux ressources naturelles dans<br />

l’espace rural. Cependant, suite à<br />

l’intégration de la zone rurale marocaine<br />

dans le processus de la mondialisation, des<br />

influences juridiques multiples exercées par<br />

des acteurs transnationaux se sont<br />

progressivement imposées dans la région.<br />

En conséquence de c<strong>et</strong>te transformation, la<br />

sécurité juridique de c<strong>et</strong>te économie locale<br />

demanda un réarrangement <strong>du</strong> cadre<br />

juridique. Face aux contraintes d’une<br />

standardisation juridique transnationale, les<br />

Souassa mirent le renforcement de leurs<br />

répertoires <strong>et</strong> institutions juridiques au<br />

premier plan, <strong>et</strong> profitèrent des<br />

incompatibilités entre les diverses<br />

propositions de modèles juridiques <strong>et</strong><br />

moraux. Ainsi, ils assurèrent la persistance<br />

d’un modèle de pro<strong>du</strong>ction consistant en<br />

12


une économie de marché à référence<br />

religieuse. Les acteurs locaux mirent l’accent<br />

sur les obligations sociales <strong>et</strong> morales liées à<br />

l’exploitation agricole en intégrant dans leurs<br />

répertoires locaux certains des aspects<br />

suggérés par les agents transnationaux tout<br />

en refusant l’intégration d’autres principes.<br />

On peut supposer que l’état actuel des<br />

choses ne convient guère ni aux promoteurs<br />

<strong>du</strong> néolibéralisme ni à ceux de l’Islam<br />

politique <strong>et</strong> transnational.<br />

Le développement local semble avoir<br />

des concordances avec des tendances au<br />

niveau national, voire transnational (El<br />

Ayadi <strong>et</strong> al., 2007). Ce qui est discuté<br />

actuellement, c’est la perception des<br />

processus parallèles <strong>et</strong> interdépendants,<br />

d’une « religiosification » des sphères <strong>du</strong><br />

profane, notamment de la politique <strong>et</strong> <strong>du</strong><br />

droit sous forme de moralisation séculaire<br />

d’une part <strong>et</strong> d’une « juridification » <strong>du</strong><br />

champ religieux d’autre part (Kirsch <strong>et</strong><br />

Turner, 2009). Le premier phénomène est<br />

représenté dans ma description empirique<br />

par l’intro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> discours religieux dans<br />

les réflexions juridiques des acteurs locaux<br />

sur la gestion des ressources naturelles,<br />

notamment les associations agricoles, pour<br />

remédier à une situation d’insécurité<br />

juridique, <strong>et</strong> la manière selon laquelle des<br />

acteurs externes ont abordés c<strong>et</strong>te approche<br />

locale. Le second phénomène est reflété par<br />

l’intervention de l’activisme religieux se<br />

basant principalement sur une approche<br />

juridique <strong>et</strong> normative pour disséminer un<br />

message religieux. Tandis que le droit<br />

islamique traite les associations agricole avec<br />

suspicion pour ne pas dire tend à les<br />

interdire (ou <strong>du</strong> moins quelques un de ses<br />

éléments constitutifs), les Souassa ne voient<br />

pas de problème à faire référence au<br />

religieux dans son émanation local pour<br />

assumer un minimum de sécurité juridique.<br />

Pour conclure, il faut souligner que le<br />

pouvoir d’action des acteurs locaux se révèle<br />

renforcé <strong>et</strong> la marge de manœuvre des<br />

différents acteurs transnationaux restreinte.<br />

L’influence des différentes propositions<br />

externes d’idéologies religieuses,<br />

économiques <strong>et</strong> développementales aurait<br />

pu créer une scission sociale parmi les<br />

villageois ; cela ayant pu être évité, la<br />

conscience collective s’en est trouvée<br />

renforcée. La défense <strong>du</strong> mode de<br />

pro<strong>du</strong>ction « traditionnel » en milieu rural<br />

peut être comprise comme une forme de<br />

résistance contre une insécurité juridique<br />

déclenchée de l’extérieur <strong>et</strong> servant en même<br />

temps au maintien <strong>du</strong> contrôle local des<br />

ressources naturelles. En dépit de toutes les<br />

innovations, la création des rapports de<br />

confiance entre partenaires inégaux dans ce<br />

milieu rural se définit toujours par<br />

l’exposition de l’encadrement juridique au<br />

religieux. Ces eff<strong>et</strong>s de stabilité ne<br />

concernent donc que le réseau des usagers<br />

de la ressource forestière qui acceptent de<br />

s’associer <strong>et</strong> se soum<strong>et</strong>tent à certaines règles<br />

morales <strong>et</strong> religieuses. Il s’agit donc d’un<br />

groupe restreint <strong>et</strong> localisé. L’élite rurale se<br />

trouve hors de ce système <strong>et</strong> n’est pas tenue<br />

par ces règlements. Elle est cependant<br />

affectée par la moralisation religieuse <strong>du</strong><br />

reste de la société locale <strong>et</strong> est ainsi obligée<br />

de montrer un certain attachement à l’Islam<br />

populaire.<br />

Pour ce qui est de la théorie, il faut<br />

souligner qu’une moralisation religieuse <strong>du</strong><br />

répertoire juridique <strong>du</strong> mode de pro<strong>du</strong>ction<br />

agricole ne s’exprime pas nécessairement à<br />

travers des mesures de résistance visant à<br />

protéger une économie locale <strong>et</strong> vulnérable<br />

face au marché global, comme cela a été<br />

suggéré dans la littérature classique sur<br />

l’économie morale (Scott, 1976 ; 2005) <strong>et</strong><br />

abordé dans le cas d’interactions d’échelles<br />

(Gibson-Graham, 2002), de même qu’à<br />

travers l’étude de mouvements sociaux<br />

(Edelman, 2005). Au contraire, notre cas<br />

démontre qu’il peut également s’agir d’une<br />

résistance aux influences transnationales afin<br />

13


de protéger un modèle de pro<strong>du</strong>ction local<br />

qui perm<strong>et</strong> d’interagir avec le marché global.<br />

Une résistance qui, de prime abord, paraît<br />

dirigée contre l’intégration dans le système<br />

capitaliste, peut, en réalité, avoir des<br />

objectifs contraires. Tandis que Gibson-<br />

Graham (2005) <strong>et</strong> d’autres insistent sur une<br />

stricte séparation entre économie<br />

communautaire <strong>et</strong> économie capitaliste,<br />

l’exemple <strong>du</strong> Souss montre une forme<br />

d’interpénétration consciemment gérée <strong>et</strong><br />

manipulée par les acteurs locaux, <strong>et</strong> non pas<br />

simplement imposée par le « capitalisme<br />

global ».<br />

14


Références bibliographiques<br />

Benda-Beckmann, Franz von; Benda-<br />

Beckmann, Keeb<strong>et</strong> von; Wiber, Melanie,<br />

dir.<br />

Changing Properties of Property. Oxford,<br />

Berghahn, 2006<br />

<strong>Berque</strong>, <strong>Jacques</strong><br />

« Les Nawâzil el muzâra’a <strong>du</strong> Mi’yaâr Al<br />

Wazzânî ». In Alain Mahé, éd., Opera minora,<br />

vol. I. Paris, Bouchène, 2001a<br />

<strong>Berque</strong>, <strong>Jacques</strong><br />

« Vers la modernisation <strong>du</strong> fellah<br />

marocain ». In Alain Mahé, éd., Opera minora,<br />

vol. III. Paris, Bouchène, 2001b<br />

Bouderbala, Négib<br />

« La modernisation <strong>et</strong> la gestion <strong>du</strong> foncier<br />

au Maroc ». In Options Méditerranéennes, <strong>n°2</strong>9,<br />

1997<br />

Bouderbala, Négib<br />

« Les systèmes de propriété foncière au<br />

Maghreb. Le cas <strong>du</strong> Maroc ». In Cahiers<br />

Options Méditerranéennes, n°36, 1999<br />

Cohen, Shana<br />

« Alienation and Globalization in Morocco:<br />

Addressing the Social and Political Impact<br />

of Mark<strong>et</strong> Integration ». In Comparative<br />

Studies in Soci<strong>et</strong>y and History, n°45, 2003<br />

Desrues, Thierry<br />

« Governability and Agricultural Policy in<br />

Morocco: Functionality and Limitations of<br />

the Reform Discourse ». In Mediterranean<br />

Politics, vol. 10, n°1, 2005<br />

Edelman, Marc <strong>et</strong> Haugerud, Angélique, dir.<br />

The Anthropology of Development and<br />

Globalization: From Classical Political Economy to<br />

Contemporary Neoliberalism. Malden/Mass,<br />

Blackwell Publishers, 2005<br />

Edelman, Marc<br />

« Bringing the Moral Economy back in…to<br />

the Study of 21st-Century Transnational<br />

Peasant Movements ». In American<br />

Anthropologist, vol. 170, n°3, 2005<br />

El Aich, Ahmed ; Bourbouze, Alain ;<br />

Morand-Fehr, Pierre<br />

La chèvre dans l’arganeraie. Rabat, Actes<br />

éditions, 2005<br />

El Ayadi, Mohamed; Rachik, Hassan; Tozy,<br />

Mohamed<br />

L’islam au quotidien enquête sur les pratiques<br />

religieuses au Maroc. Casablanca, éditions<br />

Prologues, 2007<br />

Gibson, Graham; Katherine, Julie<br />

« Beyond Global vs Local: Economic<br />

Politics Outside the Binary Frame ». In<br />

Andrew Herod and Melissa Wright, dir.,<br />

Geographies of Power. Placing Scale.<br />

Malden/Mass, Blackwell Publishers, 2002<br />

Gibson, Graham; Katherine, Julie<br />

« Surplus Possibilities: Postdevelopment and<br />

Community Economies ». In Singapore<br />

Journal of Tropical Geography, vol. 26, n°1,<br />

2005<br />

Hart, David M.<br />

« The Penal Code in the Customary Law of<br />

the Swasa of the Moroccan Western Atlas<br />

and Anti-Atlas ». In Journal of North African<br />

Studies, vol. 3, n°4, 1998<br />

Herod, Andrew; Wright, Melissa, dir.<br />

Geographies of Power. Placing Scale.<br />

Malden/Mass, Blackwell Publishers, 2002<br />

Kirsch, Thomas; Bertram Turner, dir.<br />

Permutations of Order. Religion and Law as<br />

Contested Sovereignties. Farnham, Ashgate,<br />

2009<br />

15


Leveau, Rémy Scott, James C.<br />

Le fellah marocain défenseur <strong>du</strong> trône. Paris,<br />

Presses de la Fondation Nationale des<br />

Sciences Politiques, 1976<br />

Leveau, Rémy Swearingen, Will D.<br />

« Public Property and Control of Property<br />

Rights : Their Effects on Social Structure in<br />

Morocco ». In Ann E. Mayer, dir., Property,<br />

Social Structure and Law in the Middle East.<br />

New York, University of New York Press,<br />

1985<br />

« Afterword to Moral Economies, State<br />

Spaces, and Categorical Violence ». In<br />

American Anthropologist, vol. 170, n°3, 2005<br />

Moroccan Mirages: Agrarian Dreams and<br />

Deceptions, 1912 – 1986. Princ<strong>et</strong>on, Princ<strong>et</strong>on<br />

University Press, 1987<br />

Tsing, Anna L.<br />

« The Global Situation ». In Cultural<br />

Anthropology, vol.15, n°3, 2000<br />

MADR (Ministère de l’Agriculture, <strong>du</strong><br />

Développement Rural <strong>et</strong> des Eaux <strong>et</strong> Forêts) Turner, Bertram; Wiber, Melanie G., dir.<br />

Étude <strong>du</strong> plan cadre d’une réserve de la biosphère Rural property, Thematic section,<br />

arganeraie. Partie IV : Finalisation <strong>du</strong> Plan<br />

Cadre. Rabat, Agroforest, 2001<br />

Anthropologica, vol. 51, n°1, 2009<br />

Turner, Bertram<br />

Marcy, Georges « Chr'ka in Southwest Morocco : Forms of<br />

« Le Problème <strong>du</strong> droit coutumier ». In Agrarian Cooperation b<strong>et</strong>ween Khammessat<br />

Revue algérienne, tunisienne <strong>et</strong> marocaine de System and Legal Pluralism ». In Rajendra<br />

législation <strong>et</strong> de jurisprudence, n°69, 1954(1939) Pradhan, dir., Legal Pluralism and Unofficial<br />

Law in Social, Economic and Political<br />

Nouaim, Rachida<br />

Development, Papers of the XIIIth<br />

L’arganier au Maroc : entre mythes <strong>et</strong> réalités. International Congress, 7-10 April, 2002,<br />

Paris, L’Harmattan, 2005<br />

Popp, Herbert<br />

Chiang Mai, Thailand, vol. III. Kathman<strong>du</strong>,<br />

ICNEC, 2003<br />

Moderne Bewässerungslandwirtschaft in Marokko, Turner, Bertram<br />

2 vols. Erlangen, Erlanger Geographische « Comp<strong>et</strong>ing Global Players in Rural<br />

Arbeiten, 1983<br />

Roque, Maria-Àngels, dir.<br />

Morocco : Upgrading Legal Arenas ». In<br />

Journal of Legal Pluralism, n°53/54, 2006<br />

La société civile au Maroc. L’émergence de Turner, Bertram<br />

nouveaux acteurs de développement. Barcelone, Islamic Activism and Anti-Terrorism Legislation<br />

Publisud, 2004<br />

Sater, James N.<br />

in Morocco, MPI for Social Anthropology,<br />

Working Paper n°91, 2007<br />

Civil Soci<strong>et</strong>y and Political Change in Morocco. Turner, Bertram<br />

London/New York, Routledge, 2007<br />

« Intervention transnationale <strong>et</strong> moralisation<br />

de la gestion de la propriété en milieu rural<br />

Scott, James C.<br />

au Maroc ». In Anthropologica, vol. 51, n°1,<br />

The Moral Economy of the Peasant. New Haven,<br />

Yale University Press, 1976<br />

2009<br />

16

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!