Lettre de Lucien Kern, 28 janvier 1917

Dans le baraquement froid comme une grainerie,
dimanche midi, 28 janvier 1917
Chère sœur et Georges,
Voilà bientôt une semaine que je ne t’ai pas écrit et autant
que je n’ai reçu de ma petite sœur chérie. Tu me pardonnes si je
n’écris pas bien. Si tu savais comme j’ai froid aux mains; elles sont
engourdies, car il fait bien froid, va.
C’est un temps clair et sec qui me fait ressembler au temps du
Manitoba quand oon allait à la paille ou bien charrier du bois à
Manitou.
Ici, dans la journée, on travaille dans les tranchées malgré que
c’est gelé fortement. On enlève d’abord la neige et puis on creuse
des jours entiers sans rien avancer. D’abord on ne veut rien faire;
on est trop dégoûtés. On ne désire qu’une seule chose qui nous
paraît un mirage féerique: « la paix ».
Après le travail on regagne les abris où l’on couche et mange,
écrit, etc... dans de la paille infestée de vermine. Bien souvent il
n’y fait pas précisément bon; c’est humide. Il y a des gouttières.
Nous sommes éclairés par des bougies que nous achetons nousmêmes.
Il existe aussi des poêles qui fument car le tuyau est très
court à cause de l’ennemi qui est en face; il ne faut pas révéler
l’emplacement exact. On brûle du bois vert.
Cela c’est la vie de réserve de première ligne et lorsque l’on
se trouve en première ligne c’est toute une autre histoire. L’on
prend la garde ou faction au créneau. Jour et nuit on alterne avec
deux heures de repos et deux heures de garde. Quand il fait froid
comme maintenant cela ne fait pas rire, surtout la nuit. C’est là
que l’on subit les pertes, causées soit par les balles qui viennent de

flanc ou qui transpercent les sacs de terre qui constituent le parapet,
ou par les obus ou les torpilles aériennes de 200 kilogrammes,
ou les bombes de toutes formes — et il y en a.
On procède par séries de jours de ligne et de réserve — dix
jours de ligne et cinq de réserve — comme nous sommes aujourd’hui.
Il n’y a pas trois soleils mais c’est tout juste. Il fait 20 degrés
(centigrade) en dessous de zéro. Tu peux juger de la situation. Il y
a beaucoup de pieds gelés; c’est forcé. C’est bien curieux que moi,
si ssensible, je n’ai encore rien eu. Si je les avais seulement au
moins j’irais à l’arrière, bien tranquille, car ici c’est trop pénible.
À la fin cela décourage les meilleurs volontés.
Espérons que ce sera la dernière année et que l’hiver prochain,
si Dieu le veut, je serai au milieu de vous tous.
[...]
Votre frère qui vous aime et vous embrasse tendrement.
Lucien Kern