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Papas sur mesure.

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<strong>Papas</strong> <strong>sur</strong> me<strong>sur</strong>e.<br />

Michelle Tirone


Sous quelle étoile suis-je né<br />

J'en suis encore à me le demander<br />

Je chercherai peut-être encore<br />

Lorsque sonnera l'heure de ma mort…<br />

3<br />

Michel Polnareff


5<br />

A ma grand-mère


Introduction<br />

Le moment est venu ou il m’a semblé primordial de décrire<br />

comment, n’ayant pas connu de père, j’ai cherché à vivre malgré<br />

tout une relation émotionnelle forte avec « papa ». Je crois<br />

constater que j’ai justement ressenti cette relation père fille<br />

beaucoup plus intensément que certaines personnes ne l’ont fait<br />

avec un père en chair et en os. Vous jugerez par vous-même.<br />

Il m’a fallu environ trois ans pour écrire ce livre mais plus<br />

de trente ans pour que le sujet mûrisse, sans que je m’en rende<br />

compte.<br />

J’ai essayé d’être la plus honnête possible en donnant des<br />

exemples concrets pour illustrer des déductions et conclusions<br />

qui me sont personnelles et différeront probablement de celles<br />

d’autres personnes confrontées à un vécu comparable au mien.<br />

N’est-ce pas justement cette variété d’adaptations à la même<br />

situation qui est intéressante ?<br />

Ce récit contient quelques confidences qu’aucune oreille<br />

humaine n’a jamais entendues de ma bouche. J’espère que ma<br />

démarche n’en paraîtra pas indécente ou impudique. Mais il<br />

fallait, pour ma propre tranquillité mentale, que j’aille jusqu’au<br />

bout de ma confession et de mon auto-analyse.<br />

Je dédie ce livre à ma grand-mère sans qui j’aurais eu à<br />

rechercher également une image maternelle.<br />

Salagnac, le 10 mars 2008.<br />

7


Fille virtuelle de stars…<br />

Sans père…<br />

Je suis née sans connaître mon père et j’ai vécu sans lui.<br />

J’ai vécu sans aucun papa en chair et en os, que ce soit mon<br />

géniteur ou un père de remplacement qui se serait trouvé<br />

partager ma vie de chaque jour.<br />

Pourtant j’ai eu plusieurs papas ! J’ai accompagné mon<br />

existence de plusieurs pères différents que j’ai choisis ou<br />

construits quasi exclusivement dans le monde à demi fictif des<br />

acteurs de cinéma et de télévision.<br />

Demi fictif parce qu’un acteur, s’il est une personne bien<br />

réelle, représente pour nous des tas de personnages. Nous<br />

confondons fatalement les impressions qu’il nous donne dans<br />

ses rôles avec son véritable caractère que nous pensons deviner<br />

et que nous ne connaissons jamais vraiment.<br />

Même s'il est vrai que je crois ressentir l’homme qui se<br />

cache derrière la célébrité, je sais bien que mes pères de cœur<br />

tiennent aussi bien de l'image du personnage public que de sa<br />

réelle personnalité qui me restera toujours partiellement<br />

inconnue.<br />

Mes choix n’étaient pas calculés simplement mes<br />

rencontres se faisaient plus souvent par écran interposé que<br />

dans la vraie vie. Après analyse, il est évident que choisir un<br />

acteur comme substitut au père a des avantages : on capture de<br />

lui les différentes images qu’il donne dans ses films, on les trie et<br />

les modèle à sa façon et on obtient tout naturellement un père<br />

idéal. Comme, généralement, on ne connaît rien ou presque de<br />

la vie privée de cet acteur et de son réel comportement paternel,<br />

il a peu de chances de décevoir.<br />

9


Le fait aussi de le découvrir au fil des années, depuis ses<br />

premiers rôles, approximativement à l'âge ou un homme fonde<br />

une famille, jusqu'aux rôles qu'il assume en vieillissant est une<br />

chose qu'on ne peut vraiment vivre qu'avec les acteurs. On le<br />

pourrait peut-être avec quelques chanteurs mais le chanteur est<br />

trop figé, il ne fait vivre qu’un seul personnage, qui évolue certes,<br />

mais reste unique et occupe souvent une sorte de piédestal. Son<br />

image en est réduite, moins accessible et offre moins de<br />

possibilités d'adaptation à un esprit recherchant un père à<br />

l'échelle humaine.<br />

La carrière d'un acteur a de grandes chances de se<br />

dérouler <strong>sur</strong> une période d’une cinquantaine d'années, le temps<br />

pour un enfant de naître et d'arriver à l'âge où le moment<br />

approche de voir disparaître son père.<br />

J’ai toujours aimé les acteurs, le cinéma, les fictions. Je ne<br />

suis pas asociale mais j’ai toujours été un peu sauvage, peu<br />

encline à aller vraiment vers les gens. Trop peu sûre de moi,<br />

toujours la peur de ne pas être à la hauteur, de ne pas être bien<br />

perçue. J’ai choisi la solution de facilité, finalement. Etait-ce la<br />

meilleure ? Je ne le sais toujours pas avec certitude.<br />

J’ai toujours jeté mon dévolu, consciemment ou non, <strong>sur</strong><br />

des hommes dont on ne parle pas dans les journaux à sensation,<br />

des acteurs talentueux mais discrets et ayant probablement,<br />

puisqu’on ne parle pas d’eux, une vie privée ordinaire et<br />

équilibrée. En tous cas, s’ils sont de mauvais ou de médiocres<br />

pères dans leur vraie vie, on n’en sait rien du tout.<br />

Car, même si je crois que là n’est pas le fond du problème,<br />

il est évident que si un personnage public est, à tort ou à raison,<br />

présenté dans les médias comme un père non responsable ou<br />

un père fautif de quelque grave négligence vis-à-vis de ses<br />

enfants ou du moins de l’un d’entre eux, l’image du père idéal<br />

qu’il peut éventuellement toujours représenter dans des œuvres<br />

de fiction peut se trouver cassée dans l’esprit de celui ou celle<br />

qui fait <strong>sur</strong> lui un transfert affectif.<br />

10


A part quelques exceptions, il est à la mode aujourd’hui<br />

pour les enfants de stars de se plaindre de leur enfance en<br />

écrivant des livres mettant en scène leurs parents. Leurs écrits<br />

ou ce qui en est du moins présenté lors de la promotion,<br />

accentue presque toujours le mauvais côté de la relation parent<br />

enfant : les manques ressentis, l’incompréhension, la négligence,<br />

voire pire. J’ai l'impression quelquefois que leurs jeunes auteurs<br />

ne font pas toujours la part des choses. Les problèmes entre<br />

parents et enfants sont extrêmement fréquents et quelquefois se<br />

résolvent plus tard, soit par le pardon, soit par une meilleure<br />

communication ou compréhension quand, par exemple, l’enfant<br />

devient lui-même parent et qu'il comprend mieux les difficultés à<br />

être un bon père ou une bonne mère.<br />

Je crois aussi que ces enfants de stars se sentant<br />

quelquefois négligés n’essaient pas de comparer leur vie avec<br />

celle des gens ordinaires. Si un artiste est souvent absent de son<br />

domicile, il en est également ainsi pour un ouvrier qui rentre à la<br />

maison fatigué et dont les horaires ne permettent quelquefois<br />

que de rares moments intimes avec sa famille. Sans parler du<br />

fait qu’un ouvrier ne peut offrir à ses enfants les mêmes<br />

compensations qu’un père aisé ou riche : voyages, instruments<br />

de musique ou équipements sportifs coûteux, etc.<br />

Le scandale faisant plus vendre que les histoires simples et<br />

positives, certains éditeurs doivent pousser le plus possible un<br />

jeune auteur vers des révélations dérangeantes sans l’inciter le<br />

moins du monde à la prudence ou à l’équité. On remarquera<br />

aussi que si dans un volume de trois cent pages, une seule est<br />

critique par rapport au parent, c’est cette page-là que les médias<br />

mettront en exergue et ils occulteront les autres, n’essayant pas<br />

de voir l’amour qui peut se cacher derrière la critique. Combien<br />

d'enfants de stars regretteront plus tard ce qu'ils ont dévoilé à<br />

propos de leurs parents? Combien comprendront qu'ils sont allés<br />

trop loin? Combien seront eux-mêmes accusés par leurs propres<br />

enfants dans quelques années?<br />

Si j’avais écrit ce livre il y a vingt-cinq ans, il n’aurait pas<br />

été du tout le même. Il aurait été probablement plus amer,<br />

11


j’aurais accusé, je n’aurais fait aucune analyse réfléchie et<br />

n'aurais tiré aucune conclusion constructive. Juste un constat<br />

négatif.<br />

Mon caractère m’a toujours porté vers les gens positifs et<br />

je n’ai jamais été attirée, ni au cinéma ni dans la vie par les<br />

rebelles agressifs. Mes préférences vont aux acteurs dont la vie<br />

privée ne s’étale pas, vers les hommes solides et ras<strong>sur</strong>ants.<br />

Mes choix vont vers ceux qui distribuent peu d’interviews, ne<br />

vont pas se ridiculiser dans les émissions à la mode de télé-soidisant-réalité<br />

genre stage à la ferme ou à l'armée (ce qui<br />

casserait complètement l’estime que j’ai pour eux). Je préfère<br />

ceux qui ne parlent pas pour ne rien dire et ne cherchent pas à<br />

se fabriquer une image de personnage excentrique qu'ils ne sont<br />

pas ni à paraître intellos ou drôles à tout prix. J'aime ceux qui<br />

savent rester simples et naturels. Attention, je ne dis pas que je<br />

n’aime pas les véritables excentriques, il est des individus à<br />

l’intelligence supérieure et au mal-être profond qui en font des<br />

personnages hors norme mais ceux-là sont assez rares, en fin<br />

de compte.<br />

Le besoin d’avoir un père.<br />

Je crois que si l’absence de père à la maison m’a été très<br />

préjudiciable dans les domaines affectifs et pratiques, ce<br />

handicap a été également une sorte de chance quant au<br />

développement de ma personnalité, de mon imagination et de<br />

ma force personnelle.<br />

Un vrai père ne m’aurait probablement pas donné autant<br />

que ces pères qui, bien involontairement et en toute ignorance,<br />

m’ont accompagnée et m’accompagnent encore dans ma vie<br />

intérieure.<br />

J’ai passé beaucoup de temps à chercher à analyser le<br />

besoin impérieux que j’avais et que j’ai toujours d’avoir cette<br />

présence masculine virtuelle mais protectrice auprès de moi. Je<br />

ne pense pas avoir réussi à comprendre le complet<br />

fonctionnement de mon esprit à ce sujet mais j’ai tout de même<br />

éclairci de nombreuses zones d’ombres.<br />

12


Pourquoi n'avoir pas choisi pour père de cœur une<br />

personne faisant partie de ma vie réelle avec laquelle je pouvais<br />

développer une véritable complicité ?<br />

Je crois qu'il n'était pas possible, considérant ma nature<br />

profonde, que je puisse adopter un père en chair et en os vivant<br />

dans mon entourage. Tout mon équilibre actuel, une grande part<br />

de ma personnalité reposent <strong>sur</strong> le fait que j'ai tout vécu en<br />

imagination. Je suis également trop indépendante, trop exigeante<br />

peut-être pour qu'un père présent physiquement puisse<br />

facilement me satisfaire.<br />

Bien sûr, si j'avais eu un vrai papa près de moi depuis ma<br />

naissance ou du moins depuis ma petite enfance, tout eut été<br />

différent. Je l’aurais probablement, comme tout le monde,<br />

accepté avec ses qualités et ses défauts.<br />

Je me suis dit que peut-être, en écrivant, j’y verrai un peu<br />

plus clair. Se façonner un père est une thérapie qu’on s’invente<br />

et qu'on applique à soi-même, écrire en est également une.<br />

Bien que la quête la plus courante pour ceux dont le père<br />

leur est inconnu soit de retrouver leur géniteur, je suis bien<br />

certaine aussi que je ne suis pas la seule à avoir recouru à une<br />

démarche différente pour pallier le manque paternel.<br />

Ces pages pourront peut-être aider certaines personnes et<br />

il est probable que quelques-unes se reconnaîtront dans mon<br />

cheminement intérieur. Ce qui est d’ailleurs valable pour le<br />

remplacement du père peut l’être aussi pour le remplacement de<br />

la mère, d’un amant perdu ou pas encore trouvé, d'un enfant<br />

qu'on n'a jamais eu ou d’un conjoint qu’on n’aime plus. Des tas<br />

de gens de tous âges deviennent fan d’une personnalité par<br />

solitude, pour pallier un manque affectif, manque pas toujours<br />

conscient d’ailleurs.<br />

J’ai trouvé peu (et même pas) de livres qui pouvaient<br />

vraiment m’aider dans ma compréhension de mon rapport au<br />

père totalement absent. Même dans l’excellent ouvrage Pères et<br />

13


filles, le complexe d'Électre 1 , il n’est guère fait mention de la<br />

relation pourtant importante et fréquente fille/père inconnu et non<br />

remplacé. Je reviendrai d’ailleurs <strong>sur</strong> ce livre et son<br />

enseignement. En effet, j’avais pratiquement terminé mon récit et<br />

seules quelques corrections de forme me semblaient s’imposer<br />

quand j’ai relu « Pères et filles ». Le fait d’avoir écrit m’avait<br />

ouvert à certaines vérités <strong>sur</strong> moi-même et ce livre m’est alors<br />

apparu beaucoup plus clair, beaucoup plus utile. J’analyserai ou<br />

je tenterai du moins d’analyser cet état de fait en cours du<br />

présent récit.<br />

De nombreux ouvrages considèrent le rapport père fille<br />

dans ses diverses configurations mais que se passe-t-il quand la<br />

fille n'a pas de père, pas de remplaçant paternel? Difficile de<br />

trouver des réponses. Pourtant, il peut exister une forte relation<br />

d’une fille à son père même sans père présent. Elle est même<br />

parfois peut-être plus forte, plus complexe que lorsque le père<br />

existe.<br />

L'absence totale appelle une compensation nécessaire.<br />

Dans mon cas, je me rends bien compte que je stagne au stade<br />

de l’adolescence dans la relation fille père. C'est pour me sortir<br />

de cette adolescence, pour la dépasser que j'ai éprouvé le<br />

besoin d'écrire.<br />

Peut-être trouve-t-on des ouvrages qui explorent le sujet,<br />

j’ai cessé il y a quelques temps d’en lire et d’en chercher, restant<br />

à chaque fois <strong>sur</strong> ma faim. Idem à la télévision, de toutes les<br />

émissions qui abordent les problèmes familiaux, je ne crois pas<br />

qu’aucune n’ait jamais traité en profondeur ce sujet particulier.<br />

Mais bien sûr, je n’ai pas lu tous les livres ni vu toutes les<br />

émissions de télévision.<br />

Depuis quelques années, la télévision nous abreuve<br />

d'histoires de personnes recherchant un parent ou un ami<br />

disparu. Émissions empreintes de voyeurisme et<br />

1 Pères et filles, le complexe d'Électre écrit par le Docteur William S. Appleton<br />

préfacé par Pierre Daco. Éditions Marabout 1983<br />

14


d'exhibitionnisme et dont la forme est discutable mais que je<br />

trouve néanmoins utiles quand elles permettent à des personnes<br />

de se retrouver. Quand il s'agit du père absent, les enfants<br />

recherchent presque exclusivement leur père biologique. Si je<br />

comprends très bien leur démarche et leurs motivations, je peux<br />

dire que leur réaction n'est pas universelle, certaines personnes<br />

ne se sentent pas enclines à rencontrer leur géniteur. C’est mon<br />

cas. Éliminant consciemment celui par qui je suis née, j'ai créé<br />

des images paternelles palliatives et, si moi je l'ai fait, je ne puis<br />

être la seule, d'autres ont fatalement eu la même démarche que<br />

moi.<br />

Les liens du sang<br />

Il y a donc là un sujet à explorer : de quelle façon se<br />

construit une personne autour d'un père absent alors qu'elle ne<br />

pense pas que retrouver son père biologique puisse lui apporter<br />

la solution?<br />

Je ne crois pas vraiment aux liens du sang, je crois<br />

beaucoup plus aux liens spirituels. Les liens spirituels sont<br />

souvent plus forts entre personnes d'horizons et de familles<br />

différentes qu'entre personnes de la même famille. J’ai trouvé un<br />

jour mon alter ego en la personne d’une touriste américaine qui<br />

se trouva séjourner deux semaines chez moi. Cette jeune femme<br />

est entrée un jour, en fin d’après-midi, dans le café où je prenais<br />

l’apéritif en compagnie d’un petit groupe d’habitués. Elle avait un<br />

physique et une attitude très plaisants, elle était souriante et<br />

naturelle. Les horaires auxquels elle était habituée lui avaient<br />

laissé penser qu’elle pourrait se voir servir de suite un repas du<br />

soir. J’étais la seule dans ce petit café à parler anglais, c’est<br />

donc moi qui l’ai invitée à prendre un verre avec nous en<br />

attendant l’heure parisienne du repas. Cette jeune femme qui<br />

s’appelait Harriet m’expliqua qu’elle était Navajo 2 et qu’elle avait<br />

2 Les Navajos sont la nation indienne la plus importante en population aux<br />

États-Unis. Ils vivent actuellement dans les réserves du Nouveau Mexique et de<br />

l’Arizona. La langue navajo avait été utilisée comme code militaire durant la<br />

guerre, contre les Japonais, ce qu’Harriet m’avait expliqué avant que cette<br />

15


pris un congé sabbatique pour faire un tour d’Europe afin de<br />

découvrir les ancêtres des Américains, elle avait failli dire mes<br />

ancêtres mais étant une Navajo non métissée, elle s’était reprise<br />

en souriant. Paris était sa dernière étape, elle allait y séjourner<br />

deux semaines puis retourner à New York. Elle logeait à<br />

l’Auberge de Jeunesse du Boulevard Jules Ferry mais étant à la<br />

fin de son voyage, elle se trouvait un peu désargentée. Il arrive<br />

quelquefois qu’on se sente très bien avec une personne au point<br />

de croire qu’on l’a toujours connue. C’est ce qui nous arrivait, à<br />

Harriet et moi. Je commençais par dîner en sa compagnie et je<br />

lui proposais de venir dormir chez moi à partir du lendemain, sa<br />

chambre étant payée pour ce premier soir à Paris. J’habitais une<br />

rue parallèle au boulevard Jules Ferry, à trente mètres tout au<br />

plus de l’Auberge de Jeunesse.<br />

Harriet et moi aurions pu être jumelles, nous ne nous<br />

serions pas mieux entendues. Nous avons partagé le même lit<br />

comme deux sœurs, sans gêne aucune. Étant d’origines et de<br />

cultures différentes, nous nous comprenions pourtant<br />

parfaitement, nous étions <strong>sur</strong> la même longueur d’ondes. Ce<br />

phénomène ne m’est jamais arrivé avec aucune autre femme de<br />

toute ma vie. Je lui fis découvrir Paris et elle repartit, entre autre,<br />

avec des tas de pots de confitures faites maison (mais pas par<br />

moi) dans son bagage. En souvenir, elle m’a laissé une partie de<br />

la poudre de maïs qu’elle gardait toujours avec elle. Elle en avait<br />

un petit flacon qui était son porte-bonheur et qui venait des terres<br />

de sa grand-mère, en Arizona. A l’époque, je venais de terminer<br />

un stage dans une entreprise qui fabriquait des médailles, Légion<br />

d’Honneur et autres. En partant, on m’en avait donné quelques<br />

exemplaires, présentées chacune dans une petite boite<br />

hermétique transparente. J’ai perdu ou donné toutes ces<br />

décorations mais une des petites boites contient depuis dix-huit<br />

ans cette poudre de maïs couleur de rouille. Harriet avait tout<br />

quitté pour visiter l’Europe, elle n’avait plus d’adresse postale à<br />

me donner où je puisse la joindre. Je n’ai plus jamais eu de ses<br />

nouvelles mais je pense à elle très souvent.<br />

information ne soit vulgarisée grâce au film de John Woo Windtalkers avec<br />

Nicholas Cage.<br />

16


Cette parenthèse <strong>sur</strong> une des plus belles rencontres de ma<br />

vie pour illustrer ma conviction que les liens du sang ne sont pas<br />

primordiaux.<br />

S’il arrive tout de même que de vraies amitiés existent<br />

entre membres d’une même famille, je crois qu’en fait, l'amour<br />

qu'on ressent pour ses proches vient pour une grande part de<br />

l'habitude qu'on a de vivre ensemble ou de se retrouver souvent.<br />

On vit dans le même milieu social et culturel avec les mêmes<br />

personnes, on subit les mêmes désagréments et on vit les<br />

mêmes grands moments de joies ou de tristesse. On reçoit le<br />

même type d'éducation, on ingurgite les mêmes préjugés, les<br />

mêmes valeurs qu'on gardera ou rejettera d'ailleurs selon sa<br />

nature et son pouvoir de réflexion. Ces rapprochements<br />

matériels débouchent fatalement <strong>sur</strong> une affection plus ou moins<br />

profonde, même si elle peut être quelquefois teintée de jalousie,<br />

voire de haine. Mais si deux personnes de même sang ne se<br />

sont jamais vues, n'ont jamais rien partagé, qu'est-ce qui pourrait<br />

bien faire qu'elles s'aiment si leurs natures et leur éducation les<br />

ont faites trop dissemblables? Nous sommes si différents déjà<br />

entre frères et sœurs élevés ensembles.<br />

Il y a bien sûr le cas de jumeaux séparés à la naissance et<br />

qui ont vécu un parcours comparable tout en ne se connaissant<br />

pas. Le nombre de ces cas est-il significatif? Je ne sais pas, je<br />

ne possède pas de statistiques à ce sujet. Je connais pour ma<br />

part de vrais jumeaux élevés ensemble et dont l'un paraît être le<br />

négatif de l'autre. Mais le cas des jumeaux est extrêmement<br />

particulier et je ne le prends pas en compte dans mon<br />

appréciation des sentiments liés au sang.<br />

L'affection que l'on porte à ses proches ne peut être que<br />

rarement comparable au sentiment que l'on ressent pour une<br />

personne dont on se sent frère ou sœur d'âme. Je préfère la<br />

puissance et la plénitude de ce deuxième sentiment, le premier<br />

étant exempt de libre choix.<br />

Combien y a-t-il de chances pour que mon père biologique<br />

puisse avoir avec moi une véritable communion d'esprit? Même<br />

17


s'il m'a transmis un certain patrimoine génétique et qu'on<br />

retrouve chez moi quelques-unes de ses caractéristiques tant<br />

physiques que morales, il est un total étranger. Pourquoi<br />

rechercher vainement toute ma vie ce père-là alors que mon<br />

imagination me pousse vers d'autres incarnations du père et me<br />

donne ainsi une vie intérieure riche avec elles?<br />

Peut-être mon témoignage pourra-t-il servir à quelque<br />

chose. Pourquoi pas à inciter un ou une spécialiste à analyser<br />

plus profondément et plus largement les différentes réactions à<br />

l'absence totale du père et à en publier les résultats. Parce que<br />

je sais bien que ma réaction à cette situation n’est que l’une des<br />

réactions possibles et que le résultat qui en a découlé pour moi<br />

n’est qu’un exemple parmi certainement des dizaines d’autres.<br />

18


Mon nom est personne<br />

Qui suis-je ?<br />

En fait, je ne suis personne. Ou presque. Bien sûr, je suis<br />

quelqu’un d’abord pour moi-même et pour les quelques dizaines<br />

de personnes qui me connaissent. Mais socialement,<br />

artistiquement, politiquement, je suis, pour parler plus exact, une<br />

personne qui n’a aucun pouvoir ni aucune influence <strong>sur</strong> quoi ou<br />

qui que ce soit. Je m'implique d'ailleurs dans le moins de choses<br />

publiques possible, même à petite échelle.<br />

Il est sûr que ce livre deviendrait tout de suite plus<br />

intéressant si j’étais une célébrité. Mais bon, je n’en suis pas<br />

une. Et puis après tout, pourquoi seules les célébrités auraient<br />

droit au privilège de se raconter ? Si quelques personnalités<br />

ressentent le besoin de partager une expérience réellement<br />

enrichissante pour le lecteur, les vies de certaines personnes<br />

dites obscures valent en intérêt les vies de quelques stars<br />

éphémères et insipides, dont l'excentrique personnalité<br />

construite comme un concept commercial est parfois ridicule.<br />

Nous assistons aujourd'hui à un déballage indécent de la<br />

part de personnes dites de la Jet-set qui n'ont rien à offrir, rien à<br />

partager, pas même et <strong>sur</strong>tout pas leur richesse matérielle. On<br />

nous impose comme objet d’admiration des personnes<br />

totalement inutiles qui n’existent que pour dépenser une fortune<br />

qu’ils n’ont souvent rien fait pour mériter. Je m’étonnerai toujours<br />

que le commun des mortels qui a du mal à vivre se laisse<br />

manipuler de la sorte et se laisse aller à aduler ces gens sans<br />

intérêt qui éprouvent, pour la plupart, le plus grand mépris pour<br />

l’homme et la femme de la rue. Je trouve que toutes ces<br />

émissions de télévision où on voit soi-disant vivre ces « people »,<br />

sont répugnantes et que les célébrités qui se prêtent à ce jeu<br />

dégradant sont pathétiques. « Célébrité » est d'ailleurs un bien<br />

grand mot, car nombre d’entre elles étaient inconnues du grand<br />

20


public avant de s'exhiber dans ce genre d'émissions. On y<br />

retrouve aussi quelques artistes qui avaient eu quelquefois leur<br />

heure de gloire et sont en perte de vitesse, voire complètement<br />

oubliés et qui viennent s’y humilier pour regagner une popularité.<br />

Je sais que ce que je viens de dire va me valoir des<br />

inimitiés et d’aucuns diront que la jalousie me rend aigrie et<br />

agressive. De nombreux artistes, ceux qui ont du talent, ont toute<br />

mon admiration, comme on le verra très explicitement dans la<br />

suite de ce livre.<br />

Bref, si ma propre existence en tant qu’histoire linéaire<br />

n'offre aucun intérêt, je crois cependant que le sujet précis que<br />

j'ai tenté de développer dans ces pages peut en avoir,<br />

simplement parce qu'il concerne probablement de nombreuses<br />

personnes.<br />

Permettez-moi donc de me présenter sommairement. Je<br />

crois qu'il est nécessaire de décrire d'abord les gens desquels je<br />

suis issue. J'ai été bercée de leur histoire depuis mon enfance et<br />

même ceux que j'ai peu connus ont participé à mon éducation<br />

par les anecdotes que l'on m'a racontées et répétées à leur sujet.<br />

Ces éléments sont importants parce que sans eux, mon<br />

caractère aurait pu être différent. Bien entendu, je ne connais<br />

qu'une moitié de mes ascendants, ceux de mon père m'étant<br />

totalement étrangers. Mais mes aïeux maternels sont<br />

suffisamment particuliers pour qu'on s'y intéresse.<br />

Voilà encore ces liens du sang qui pointent à nouveau leur<br />

nez ! Est-ce vraiment le sang que j’ai reçu de ces ancêtres qui<br />

fait que leur vie et leur expérience ont façonné une partie de mon<br />

esprit ? Je ne le crois pas. C’est d’avoir entendu et entendu<br />

encore les mêmes anecdotes en regardant les mêmes photos,<br />

associées à eux, à la famille qui a fait que ces personnages<br />

vivent encore en moi. Même ceux avec lesquels je n’ai rien<br />

partagé directement. Chacun de nous se retrouve ainsi avec une<br />

étiquette collée à sa famille, étiquette dont on a énormément de<br />

mal à se débarrasser. Il faut parfois toute la vie pour y parvenir.<br />

La certitude de la pauvreté ou de la richesse, de l’originalité ou<br />

21


de la banalité, de la beauté ou de la laideur, de l’intelligence ou<br />

de la bêtise nous est transmise depuis notre plus jeune âge :<br />

- Nous avons toujours été une famille pauvre, les riches<br />

c’est les autres…<br />

- Qu’elle est jolie cette petite fille mais sa sœur est<br />

tellement intelligente!<br />

Si les gens savaient quel mal ils font aux enfants en leur<br />

serinant ce genre de phrases… Il est tellement difficile de se<br />

persuader en devenant adulte qu’on peut très bien sortir de son<br />

niveau social. Il est difficile aussi d’apprécier sa propre<br />

intelligence si l’on a toujours entendu flatter la supériorité<br />

intellectuelle de sa sœur. Même chose pour la beauté. Certains,<br />

par réaction, y parviennent mieux que d’autres mais beaucoup<br />

gardent ce marquage jusqu’à leur mort.<br />

Mon pedigree, côté grand-mère<br />

:<br />

Voici donc quelles sont mes racines, quel est mon pedigree<br />

Mes grands-parents maternels étaient aussi peu assortis<br />

qu'on puisse imaginer. Ma grand-mère, née Marguerite Goumy le<br />

19 octobre 1909, était une sédentaire, une terrienne. Ses<br />

origines étaient limousines depuis on ne sait combien de<br />

générations. Elle avait vécu une enfance difficile. Durant la<br />

guerre de 14-18, sa mère avait été infidèle et avait mis au monde<br />

un fils alors que son mari, Eugène, était <strong>sur</strong> le front. Eugène,<br />

mon arrière-grand-père, de retour de la guerre et sous l’influence<br />

des mauvaises langues du pays, chassa sa femme et le petit<br />

garçon mais il exigea de garder sa fille avec lui. Il aurait pourtant<br />

été matériellement possible que le petit garçon soit le fils<br />

d’Eugène parce qu’il avait eu une permission au moment de la<br />

conception mais il ne voulut rien savoir.<br />

Ma grand-mère a toujours cherché à retrouver son frère<br />

mais elle est morte sans jamais y être parvenue. Elle n'a jamais<br />

22


evu sa mère non plus qui s'était installée à Paris ou elle aurait<br />

eu, paraît-il, une vie débauchée et misérable.<br />

Ma grand-mère savait tout juste lire, écrire et compter. A<br />

cette époque, les enfants des familles pauvres n’allaient en<br />

classe que lorsque leur main d’œuvre n’était pas nécessaire,<br />

c’est-à-dire l’hiver. Marguerite avait quitté définitivement l'école à<br />

neuf ans pour travailler. Elle n’avait eu la chance de suivre les<br />

cours que durant trois hivers seulement. Mais c'était une femme<br />

intelligente et <strong>sur</strong>tout pleine de bon sens. Elle avait une intuition<br />

souvent très juste dans beaucoup de domaines, sociaux,<br />

politiques ou humains.<br />

Après le départ de sa femme, mon arrière-grand-père<br />

Eugène que j’aurais paraît-il connu mais dont je ne me souviens<br />

pas s'était mis en ménage avec Julie <strong>sur</strong>nommée La petite Julie<br />

sans doute à cause de sa taille. La petite Julie n'avait pas la<br />

réputation d'être une femme très tendre. Trois enfants vivaient<br />

avec le couple : Marguerite, ma grand-mère, Marie et Louis, les<br />

neveux de Julie, orphelins placés chez elle, comme on disait<br />

alors. Marie, Louis et Marguerite se sont toujours considérés<br />

comme frère et sœurs et sont restés très proches toute leur vie.<br />

Mon pedigree, côté grand-père<br />

Une autre famille, toute différente, allait former l’autre<br />

branche de mes origines. Antonio, fils d'une riche famille de la<br />

petite noblesse sicilienne qui possédait des mines de souffre<br />

dans la région d'Agrigente, était un anarchiste convaincu et<br />

militant. On lui fit prendre la soutane alors qu'il n'avait que dixsept<br />

ans, comme il était d'usage pour le fils d'une telle famille. Il<br />

se défroqua et s'enfuit en Tunisie avec sa petite amie Rosa, une<br />

paysanne de son village. Il abandonna famille et richesse.<br />

Ils eurent deux fils dont mon grand-père, un intellectuel qui<br />

adorait voyager. Il était né en février 1896 mais son père se<br />

présenta trop tard à la mairie de Tunis pour enregistrer sa<br />

naissance. Mécontent devant le refus de la bureaucratie, le très<br />

impulsif père s'en va en maugréant et reviendra deux mois plus<br />

tard, en avril, déclarer que son fils est né le matin même. Il<br />

23


prénomma mon grand-père Proudhon, du nom de ce philosophe<br />

socialiste un peu oublié aujourd'hui. Un prénom bien inhabituel<br />

qui lui valut d'ailleurs quelques désagréments administratifs<br />

parce qu’étant trop original : par exemple, au moment de sa mise<br />

à la retraite, on l'avait remplacé par un autre prénom qui avait<br />

sans doute semblé moins erroné à la secrétaire. Ayant adopté<br />

les concepts libertaires prônés par son père, Proudhon tenait<br />

beaucoup à son prénom. Il était un anarchiste pacifiste et fut<br />

objecteur de conscience, ce qui était beaucoup plus héroïque à<br />

mon sens que de se distinguer par des exploits guerriers. Cela<br />

lui valut d'être emprisonné puis déporté en Albanie. Il échappa<br />

de peu à la condamnation à mort, sentence d'abord prononcée<br />

puis ensuite apparemment révisée. Nous avons peu de détails<br />

<strong>sur</strong> cet épisode. Il n'était pas facile de faire parler mon grandpère<br />

quand il n'y était pas décidé. Il partait souvent dans des<br />

discours virulents à la moindre évocation d'un sujet qu'il jugeait<br />

critiquable comme la religion ou Napoléon Bonaparte. Et ce type<br />

de sujets étant nombreux, du coup, il se racontait peu.<br />

En Tunisie, mon grand-père allait à l'école française, il<br />

parlait couramment l'arabe, le français et l'italien. Il devint tailleur<br />

de pierre et parcourut quelques pays d'Europe, notamment<br />

l'Espagne où il séjourna deux ans et il en profita pour ajouter<br />

l'espagnol à sa collection linguistique. Il était très doué pour les<br />

langues, cela lui avait donné un accent particulier qu’on aurait eu<br />

du mal à identifier, il ne parlait ni avec la voix chantante des<br />

Italiens ni avec celle plus rauque des Maghrébins.<br />

Un couple mal assorti<br />

Quand il vint en Creuse pour son travail, il rencontra ma<br />

grand-mère une première fois. Il était grand et sec, blond, il avait<br />

un beau visage aux yeux bleu ciel et au regard perçant. Ma<br />

grand-mère était petite, très brune avec de jolis yeux noisette<br />

pailletés d'or et une peau de lait, elle était un peu ronde. Tout le<br />

contraire l’un de l’autre, aussi bien physiquement que<br />

culturellement. Ils se rencontrèrent au bistrot où ma grand-mère<br />

travaillait et où son futur mari ne se faisait servir que des<br />

boissons sans alcool. Il n'eut que le temps de dire à la tenancière<br />

24


du bistrot que la jeune Marguerite lui plaisait avant de repartir<br />

pour un nouveau et lointain chantier.<br />

- Elle m'a tapé dans l'œil! Avait-il avoué.<br />

Ma grand-mère déclara ne pas partager ce coup de foudre,<br />

mais il avait une qualité qu'elle apprécia : il ne buvait pas, ce qui<br />

était assez rare chez les hommes de notre région. L'alcoolisme<br />

rendait de nombreuses familles malheureuses et ma grand-mère<br />

pensait qu’un homme sobre offrirait à son foyer une plus grande<br />

chance de bonheur.<br />

Proudhon revint en Creuse deux ans plus tard et retrouva<br />

Marguerite qui l'accepta comme époux. Au delà de la sobriété<br />

qu’elle admettait comme principale raison de son acceptation,<br />

ma grand-mère avait peut-être trouvé attirant ce jeune homme<br />

racé. En fut-elle jamais réellement amoureuse ? En tous cas, elle<br />

ne l’admit jamais. Lui l'était sans aucun doute. Mais ils étaient<br />

probablement trop dissemblables, avec tous deux un caractère<br />

bien trempé, pour former un couple heureux. Ma grand-mère qui<br />

ne rêvait que d'avoir une petite ferme à elle, devait suivre son<br />

mari <strong>sur</strong> des chantiers en Bretagne, en Vendée ou en Provence<br />

en abandonnant tout à chaque départ. Pour lui, la vie était simple<br />

et il était tout sauf matérialiste. Quand ils quittaient un endroit, il<br />

vendait ou donnait tous les meubles qu'ils avaient et rachetait ce<br />

qu’il pouvait dans leur nouveau lieu de résidence.<br />

Ils eurent cinq enfants dont un mourut d'une méningite à<br />

dix-huit mois, fait assez fréquent à l'époque mais dont ma grandmère<br />

ne se remit jamais. Ma mère était la dernière née.<br />

Suivant l'exemple de son père, mon grand-père voulait<br />

prénommer deux de ses enfants Diogène et Spartacus mais sa<br />

femme s'y opposa et ils reçurent des prénoms plus classiques.<br />

Ma grand-mère voulut aussi que ses enfants, tous nés en<br />

France, soient français et non pas italiens. De son côté,<br />

Proudhon refusa toujours de demander la nationalité française et<br />

il resta italien bien qu'il n'ait jamais mis les pieds en Italie de<br />

25


toute sa vie. J’ai retrouvé l’acte de naturalisation de son frère<br />

Paul, daté du 4 février 1949, à Paris.<br />

Ma grand-mère avait du mal à supporter le caractère de<br />

mon grand-père qui, s'il avait des qualités et était un personnage<br />

cocasse et probablement curieux à observer de l'extérieur, avait<br />

aussi de nombreux défauts. Il était intolérant et caractériel,<br />

invivable, ses colères étaient incontrôlables mais heureusement<br />

plus bruyantes que dangereuses. Quand ma mère eut près de<br />

vingt ans, ma grand-mère estima qu’ayant élevé tous ses enfants<br />

correctement, elle était en droit de se libérer des servitudes du<br />

mariage. Elle quitta son mari. Un acte courageux. Ce n'était pas<br />

une chose courante, pour une femme, à l'époque que de<br />

recommencer à zéro à l’âge de cinquante ans.<br />

Elle qui n'était absolument pas croyante, se plaça comme<br />

femme de ferme dans une école catholique : Notre Dame, à<br />

Guéret. A l'époque, certaines écoles religieuses avaient leur<br />

bétail, basse-cour et potager et produisaient une grande partie<br />

de leur nourriture. Ma grand-mère avait une passion pour les<br />

vaches, elle était douée pour s'en occuper et les soigner. Elle<br />

avait demandé aux sœurs de respecter son peu d'intérêt pour la<br />

religion et les avait prévenues qu'elle ne participerait pas aux<br />

offices, ce que les sœurs acceptèrent. Ma grand-mère garda<br />

jusqu'à la fin de sa vie ou de la leur, des amies bonnes sœurs.<br />

Mon grand-père essaya longtemps de récupérer sa femme<br />

mais elle ne céda pas. Cependant, ils ne divorcèrent jamais.<br />

A cette époque ma mère, leur plus jeune fille, travaillait,<br />

mais elle vivait toujours avec son père et c'est peu de temps<br />

après le départ de ma grand-mère que je suis née.<br />

Un tel héritage ne me prédisposait pas à avoir plus tard<br />

une image classique de la famille.<br />

Mon premier Mardi Gras<br />

Je suis née le 10 février 1959 à Basségeas, un hameau<br />

près de Sardent, dans la Creuse, c’était un jour de Mardi-gras, il<br />

26


était midi juste. Je suis une enfant naturelle comme on dit encore<br />

administrativement, une bâtarde comme on disait dans le<br />

langage courant. Enfant naturelle ! Un adjectif bien bizarrement<br />

utilisé ! Tous les enfants ne sont-ils pas naturels ? Bien sûr,<br />

depuis quelque temps, il y a les enfants éprouvette mais il y a<br />

quarante-sept ans, au moment de ma naissance, tous les<br />

enfants étaient bel et bien des fruits tout ce qu’il y a de plus<br />

naturels. Bref, passons <strong>sur</strong> l’utilisation <strong>sur</strong>prenante que<br />

l’administration fait de certains mots.<br />

Je suis donc née bâtarde. Finalement, je préfère ce mot-là<br />

qui était aussi l’appellation qu’on donnait aux enfants illégitimes<br />

des rois et qui a le mérite de ne pas être hypocrite.<br />

A l’époque, à la fin des années 50, <strong>sur</strong>tout à la campagne,<br />

une femme n’avait que peu de moyens de contraception. Si<br />

certaines femmes, une fois enceintes, quand elles ne pouvaient<br />

ou ne voulaient pas faire passer l'enfant, recherchaient très vite<br />

un mari, d’autres, moins nombreuses, préféraient ne pas se<br />

marier sans amour et assumer seules leur maternité. Il faut<br />

reconnaître que ces dernières ne cédaient pas à la facilité.<br />

Lorsque la santé de ma mère lui a imposé d’être<br />

hospitalisée pour une longue période, je fus d’abord placée chez<br />

une nourrice. Mais après un résultat désastreux, l'aventure se<br />

termina pour moi par un séjour à l’hôpital et je fus ensuite prise<br />

en charge définitivement par ma grand-mère. J’avais environ<br />

deux ans et demi. Je resterai chez ma grand-mère jusqu’à dixhuit<br />

ans, âge auquel j’ai choisi de voler tant bien que mal de mes<br />

propres ailes.<br />

Basségeas<br />

J’avais environ quatre ans et demi lorsque ma sœur Sylvie<br />

a été confiée, elle aussi, à notre grand-mère, Sylvie avait alors<br />

deux ans. Née dans les Hautes Pyrénées, elle y avait été mise<br />

en nourrice depuis sa naissance. La différence de climat,<br />

l'environnement inconnu, la séparation d'avec cette famille<br />

nourricière qu'elle considérait comme la sienne lui rendirent<br />

l'adaptation chez nous assez difficile. Sylvie était également une<br />

27


enfant née de père inconnu. Notre faible différence d'âge fit que<br />

nous devînmes vite complices. Sylvie m’a dit plus tard qu’elle se<br />

sentait comme sous la protection d'une grande sœur. Pourtant,<br />

je n'avais, de mon côté, aucunement le sentiment de jouer ce<br />

rôle protecteur.<br />

Dans ce hameau ou nous vivions, à Basségeas, il n’y avait<br />

presque que des femmes, principalement de vieilles femmes. Il<br />

faut dire que Basségeas comptait tout au plus une douzaine<br />

d'habitants. Les hommes, on les voyait peu : la journée, ils<br />

étaient au travail, le soir, ils rentraient chez eux et se couchaient<br />

tôt. Ma grand-mère avait quitté son mari depuis quelque temps<br />

déjà. Cette séparation fit que mon grand-père qui,<br />

éventuellement, aurait pu être l'élément masculin de notre vie, ne<br />

nous voyait, ma sœur et moi, que très rarement.<br />

L’homme qui vivait le plus près de nous était notre voisin<br />

Henri, il devait avoir une cinquantaine d'années, peut-être moins<br />

mais pour moi il était sans âge. Il vivait avec sa femme Lucienne<br />

et leur trois filles, nos deux habitations étaient mitoyennes et<br />

appartenaient, je crois, au même propriétaire.<br />

Sylvie et moi l’appelions familièrement Papa Henri, mais je<br />

crois que cette appellation était machinale et n’avait pas de<br />

signification profonde ; je ne me souviens d’ailleurs pas comment<br />

ni quand ce <strong>sur</strong>nom était venu. Il est probable qu'en entendant<br />

ses propres filles l'appeler papa, Sylvie et moi avions simplement<br />

repris le mot. Je ne me rappelle pas avoir éprouvé de sentiments<br />

filiaux envers cet homme primaire, pas vraiment affectueux et<br />

souvent ivre. A cette époque, les familles se réunissaient le soir<br />

et nous nous rendions fréquemment chez Henri et sa famille,<br />

après le dîner.<br />

Au début des années 60, la vie dans les campagnes était<br />

encore assez primitive. Pas d’eau courante, pas de salle de<br />

bains ni de toilettes dans la maison. Pas de téléphone ou de<br />

télévision bien sûr, ni aucun des appareils du confort<br />

d’aujourd’hui, seulement la radio plus quelques livres et bandes<br />

dessinées que nous avions dénichés au grenier ou qu'on nous<br />

28


offrait de temps en temps. La télévision est apparue au village<br />

vers 1966 ou 1967 et dans notre foyer quelques années plus<br />

tard. La télévision en noir et blanc, bien sûr.<br />

Notre maison se trouvait au pied d’une longue colline<br />

boisée où je passais le plus clair de mon temps lorsque je n’étais<br />

pas à l’école. Ce vaste bois était l'endroit idéal pour s'imaginer<br />

qu'on vivait une autre vie. Il était rare qu'on y rencontre âme qui<br />

vive et si par le plus grand des hasards, j'entendais des pas<br />

approcher, alors je devenais un fugitif cherchant à semer ses<br />

poursuivants ou un Indien <strong>sur</strong> les traces de son ennemi. Je<br />

m'amusais à suivre l'intrus ou à m’en cacher sans me faire<br />

remarquer. Un arbre pouvait représenter tantôt un refuge tantôt<br />

un adversaire géant. Les immenses rochers de granit étaient des<br />

perchoirs rêvés pour se sentir plus grand que le reste du monde.<br />

Certains de ces rochers faisaient des cavités entre eux. Ces<br />

minuscules cavernes étaient juste assez larges pour qu'un enfant<br />

s'y faufile et nous nous imaginions que nous étions des hommes<br />

préhistoriques dans leur grotte. On inventait même des<br />

inscriptions rupestres au moindre marquage de la roche par<br />

l'érosion ou par l'outil d'un lointain tailleur de pierre. Ce bois<br />

restera sans doute dans ma mémoire comme mon territoire pour<br />

la vie. Même si je n'y vais pratiquement plus, mes souvenirs sont<br />

très nets et je peux facilement me revoir y vivre mes aventures<br />

imaginaires. Je crois que cette chance que j'ai eue de pouvoir<br />

vivre ainsi en toute liberté m'a beaucoup aidée. Ma grand-mère<br />

nous laissait faire à peu près ce qui nous plaisait. Elle demandait<br />

seulement que nos devoirs de classe soient faits et que nous<br />

arrivions à l'heure pour les repas, pas trop sales si possible.<br />

Tout près de la maison, à côté du lavoir, utile à cette<br />

époque-là, nous avions aussi une belle fontaine à l’eau pure et<br />

fraîche. C’était une sorte de puits profond dans lequel flottaient<br />

des algues foncées et où une grenouille se perdait de temps en<br />

temps. L’eau était si claire qu’on voyait très loin dans le fond.<br />

Avait-elle jamais été analysée? Je suis bien certaine que non.<br />

Mais elle était délicieuse et ne nous a jamais posé aucun<br />

problème de santé. Jamais d’ailleurs, je n’ai retrouvé le bon goût<br />

de cette eau dans aucune autre que j’ai pu boire ensuite. Cette<br />

29


fontaine est aujourd’hui bien mal en point et plus guère<br />

accessible. Quel dommage ! Le bois, lui n'a pas trop changé. J'y<br />

suis retournée quelques vingt-cinq ans après avoir quitté<br />

Basségeas, j'ai retrouvé certains arbres, certains rochers tels<br />

que je les avais gardés en mémoire.<br />

Il paraît probablement impensable aux jeunes d'aujourd'hui<br />

qu'une personne qui ne leur semble peut-être pas si vieille ait<br />

connu une époque si arriérée. Certaines personnes de mon âge<br />

qui ont toujours vécu en ville ne s'imaginent pas non plus<br />

comment nous vivions. Je suis très heureuse de faire partie de<br />

cette dernière génération de témoins de cette vie très simple.<br />

Bien entendu, je ne pourrais plus maintenant retourner en arrière<br />

et me passer de tous les éléments de confort que nous avons<br />

acquis en quelques décennies seulement.<br />

Cartes postales d’enfance<br />

Quelques camarades de nos âges venaient quelquefois<br />

jouer avec nous. Annie venait passer la plupart des jeudis et des<br />

week-ends au village chez sa grand-mère. Patrick et Thierry<br />

nous rendaient visite de temps à autre et Hélène vivait dans une<br />

ferme isolée toute proche de notre hameau. Hélène avait un père<br />

alcoolique et violent. Elle nous enviait souvent de ne pas avoir de<br />

père du tout. On devrait toujours essayer de relativiser ce que<br />

l'on vit. Si le père absent est une souffrance, en avoir un violent<br />

est une souffrance encore plus grande. Au vu de ce qu'Hélène<br />

vivait, Sylvie et moi étions très heureuses.<br />

L'été, deux familles de Parisiens venaient passer leurs<br />

vacances dans leur maison secondaire à Basségeas. Les<br />

enfants de ces deux familles étaient plus âgés que nous mais je<br />

m'entendais parfaitement bien avec Claude qui devait avoir seize<br />

ans quand j'en avais onze. J'aimais bien être avec lui. On<br />

s'allongeait dans l'herbe l'un à côté de l'autre, on regardait les<br />

nuages sans bouger et on se parlait. C'était <strong>sur</strong>tout lui qui parlait,<br />

il avait besoin de confier ses amours parisiennes : une fille qui<br />

s'appelait Annette. Dans le bois, il avait construit une sorte de<br />

petit fort qu'il avait appelé le Ranch Annette. J'aimais l'écouter et<br />

le regarder. Je le trouvais très beau, un visage fin aux traits<br />

30


éguliers. Mais ce qui me fascinait chez lui était la couleur<br />

uniformément dorée de sa peau, cette couleur ensoleillée qu'on<br />

n'observe l’été que chez les personnes aux cheveux d’un certain<br />

blond châtain.<br />

Claude était un garçon mal dans sa peau et il fut le premier<br />

être humain, en dehors de ma sœur Sylvie, avec lequel j'eus ce<br />

genre de conversations et de moments intimes. Moi qui avais<br />

une difficulté maladive à communiquer, j'étais <strong>sur</strong>prise qu'une<br />

telle communion puisse exister entre deux personnes et j'en<br />

éprouvais une sorte de ravissement. Le souvenir de ce sentiment<br />

de plénitude que je ressentais près de Claude est encore très<br />

précis dans ma mémoire. J'étais alors trop jeune pour penser au<br />

sexe et ce n'était pas non plus son désir. Nous ne nous sommes<br />

même jamais effleuré la main. Nous étions seulement deux<br />

personnes seules qui se trouvaient. Si la vie ne m'avait pas fait<br />

quitter ce village avant que j'aie l'âge de songer à l'amour, il n'est<br />

pas impossible que notre façon de se sentir proches se soit<br />

transformée plus tard en romance.<br />

A l’automne 2001, quand je suis allée <strong>sur</strong> la tombe de ma<br />

grand-mère, j'ai appris que Claude s'était suicidé alors qu'il avait<br />

une quarantaine d’années. Il est, lui aussi, au cimetière de<br />

Sardent.<br />

Quand d'autres enfants étaient là, nous nous amusions<br />

tous ensembles. Mais quand nous étions seules, Sylvie et moi<br />

jouions le plus souvent séparément. Je ne sais pas vraiment<br />

pourquoi. Je crois d'ailleurs que ça venait plus de mon fait que<br />

du sien. J'ai toujours recherché la solitude. On s’aimait bien, ma<br />

sœur et moi mais je crois que nos imaginations ne suivaient pas<br />

les mêmes sentiers et comme tous les enfants auxquels il<br />

manque quelque chose, nous avions besoin d’entretenir<br />

individuellement notre jardin secret pour construire chacune son<br />

équilibre.<br />

Le soir, comme nous partagions le même lit, nous nous<br />

parlions beaucoup, nous rêvions tout haut, mais durant toute<br />

notre enfance, nous avons finalement très peu discuté du<br />

31


manque du père et de nos façons respectives de le ressentir et<br />

de réagir. Et comme Sylvie est partie s'installer aux États-Unis<br />

alors qu'elle était tout juste majeure, nous n'avons pas vraiment<br />

eu l'occasion d'en débattre ensuite, en adultes.<br />

Il y avait cependant une différence entre nous deux : Sylvie<br />

connaissait l'identité de son père mais elle ne l'avait jamais<br />

rencontré. On le lui avait décrit, un beau garçon brun, gitan<br />

sédentarisé qui avait partagé la vie de ma mère pendant environ<br />

deux ans. Le fait qu'il soit un gitan faisait rêver, c'était exotique et<br />

ma sœur reflète cet exotisme avec ses immenses yeux noirs et<br />

sa peau brune.<br />

Même vécu, besoins différents<br />

Il est certain, en tous cas, bien que nous ayons vécu la<br />

même situation, que Sylvie a eu une réaction différente de la<br />

mienne. Elle s'est mariée assez tôt et a eu une fille à laquelle elle<br />

a donné tout ce qu'elle n'avait pu avoir elle-même. Elle a un<br />

emploi stable. Mes trois sœurs d'ailleurs ont un emploi stable,<br />

elles sont toutes les trois professeurs.<br />

Pour ma part, la sécurité qu'on accorde au mariage et à la<br />

famille m'a toujours fait peur et fait fuir, comme celle liée à un<br />

emploi, d'ailleurs, mais c'est une autre histoire. Chaque fois que<br />

je me suis attachée à un homme, j'avais le désir conscient de<br />

vivre avec lui. Cependant il faut croire que mon désir inconscient<br />

était différent parce que les hommes choisis n'étaient pas libres<br />

ou pas enclins à la vie en couple. Surtout je ne voulais pas<br />

d'enfant, ce qui est souvent mal compris et mal admis quand j'en<br />

parle. On essaie immanquablement, encore aujourd’hui, de me<br />

convaincre qu'une femme sans progéniture a quelque chose<br />

d'anormal, le fameux instinct maternel. On essaie de me<br />

démontrer qu'en réalité je ne pense pas comme ça, qu'ils me<br />

manqueront quand je serai vieille et d'autres lieux communs de<br />

ce genre. Moi, je crois simplement que je n'étais pas faite pour<br />

avoir des enfants, je voulais être libre et je l'ai été. Et je crois que<br />

j'avais peur de ne pas être à la hauteur pour les élever, de ne<br />

pas être capable de gérer à la fois ma liberté et leur éducation.<br />

Et, aussi bizarre que cela puisse paraître, j'avais peur de devenir<br />

32


une mère possessive, j’ai l’impression que la possession aurait<br />

pu être mon pire défaut si j’avais eu des enfants. Et puis <strong>sur</strong>tout<br />

je crois n'être pas assez construite moi-même pour avoir le droit<br />

de mettre au monde quelques humains qui ne pourraient<br />

s’appuyer <strong>sur</strong> moi pour devenir adultes. J'avais d'abord à<br />

m'occuper de l'enfant qui est en moi avant de procréer et de<br />

risquer ne pas savoir rendre heureux ceux que j'aurais<br />

engendrés. Quant à l'argument de la solitude dans la vieillesse,<br />

la simple observation me montre que beaucoup de personnes se<br />

retrouvent seules alors qu'elles ont des enfants et que d'autres<br />

sans enfants savent très bien s'entourer. Les jeunes ne<br />

manqueront pas autour de moi, si je le veux, quand je serai<br />

âgée.<br />

Je n'ai réussi à me stabiliser affectivement qu'aux environs<br />

de l’âge de quarante ans. Suis-je vraiment stabilisée ou n’est-ce<br />

qu’une apparence ? L’avenir le dira. Je crois que si je l'ai fait,<br />

c'est <strong>sur</strong>tout parce que je ne cherchais plus l'amour idéalisé.<br />

Lassée des amours passions qui vous hypnotisent quand ils sont<br />

tout neufs et qui vous rongent quand ils finissent, je fuyais tout<br />

sentiment exalté. J'ai préféré rester avec un homme que j'aime<br />

aujourd’hui avec plus de tendresse et d'amitié que de passion et<br />

dont je connais suffisamment bien les défauts et les qualités pour<br />

mieux m'en accommoder.<br />

Vision floue de la famille<br />

Sylvie et moi n’avions pas et n’aurons jamais un père de<br />

remplacement. Le foyer s’est toujours résumé à notre grandmère<br />

Marguerite et à nous deux.<br />

Rose, la sœur de ma mère, vivait près de nous dans le<br />

même hameau, mais Robert, son mari, était totalement étranger<br />

à notre vie et ne s’intéressait d’ailleurs pas du tout à nous. Pas<br />

de papa possible de ce coté-là !<br />

Je ne me rendais d’ailleurs pas compte quel était le réel<br />

lien de parenté entre ma tante Rose et nous. Je l’ai compris un<br />

jour que Robert, son mari, est entré chez nous et a dit à sa<br />

femme qui nous gardait pour la journée :<br />

33


- Ta mère s’est cassé le bras !<br />

Dans mon esprit, la mère de ma tante Rose était Eugénie,<br />

qui vivait avec le couple. Eugénie était en fait sa belle-mère, la<br />

mère de Robert. Ce jour-là, je réalisais que ma tante Rose était<br />

la fille de ma grand-mère et donc la sœur de ma mère. Cette<br />

ignorance peut paraître bizarre, mais dans notre famille, on se<br />

parlait peu et je ne posais jamais de questions, j’attendais<br />

toujours, quelquefois par jeu, que les réponses viennent d’ellesmêmes<br />

par hasard. Hasard ou non, les réponses arrivent un jour.<br />

Cette attitude que j'ai d'ailleurs plus ou moins conservée, a peutêtre<br />

du reste développé mon sens de l’attention et de<br />

l'observation, voire de l’intuition.<br />

Notre mère s’est mariée quand j’avais environ treize ans.<br />

Mais nous n’avons jamais vécu avec le couple et de toute façon,<br />

Daniel, son mari, était trop jeune pour que je trouve en lui un<br />

père. Il n’avait que onze ans de plus que moi, je le voyais plus<br />

comme un cousin ou un copain, j'avais de l'affection pour lui et<br />

j'en ai toujours.<br />

Et puis nous les voyions très peu, quelques jours pour Noël<br />

ou pour les vacances d'été, ce n'était pas suffisant pour créer<br />

des liens affectifs solides, ni avec notre mère, ni avec son mari.<br />

J'étais déjà une enfant renfermée, je n'avais ni l'envie ni le<br />

caractère à me confier un tant soit peu à des personnes que je<br />

voyais si rarement.<br />

Nouvelle vie, nouvelle soeur<br />

Après le divorce de ma tante Rose, la vie devenait difficile<br />

dans notre village à cause de la promiscuité avec l'ex-bellefamille<br />

de ma tante. Nous sommes allées nous installer à<br />

Limoges, dans la ville ou vivaient ma mère, son mari Daniel et<br />

ma plus jeune sœur Nathalie qui devait avoir à peine deux ans.<br />

Sylvie et moi allions apprendre, peu après notre arrivée<br />

dans cette ville que nous avions une autre sœur, Valérie, qui<br />

vivait aussi à Limoges, dans une famille qu’elle considérait<br />

comme la sienne puisqu’elle ne connaissait rien de nous, sa<br />

34


famille biologique. Valérie a cinq ans de moins que moi, je ne la<br />

connaîtrai véritablement que quelques années plus tard et nous<br />

aurons de nombreuses discussions concernant l’absence du<br />

père, absence qu’elle a vécue de façon toute différente de la<br />

mienne mais tout aussi intensément. Notre rapport au père et à<br />

la mère a été ce qui nous a rapprochées. Valérie a tout fait pour<br />

rencontrer son père génétique. Démarche d'ailleurs soldée par<br />

un semi échec, son père, qu'elle a pu rencontrer, ayant refusé<br />

toute relation suivie et ayant même plus ou moins nié sa<br />

paternité. Le père de Valérie est maintenant décédé et elle n'a<br />

plus aucun espoir du côté de la famille de celui-ci, famille qui<br />

refuse toute relation avec elle.<br />

Valérie était la troisième fille sans père de notre mère qui<br />

avait caché son existence à notre famille durant toutes ces<br />

années, par peur, sans doute d'être mal jugée. Être trois fois<br />

mère célibataire en l'espace de cinq ans, c'était beaucoup. Mais<br />

en nous installant à Limoges, il était fatal que nous apprenions la<br />

vérité alors elle mit ma grand-mère au courant de la situation.<br />

Ma grand-mère qui était fine observatrice et très intuitive,<br />

nous avoua qu'elle avait eu des doutes à certains moments par<br />

le passé mais qu'elle n'en avait jamais fait mention à qui que soit.<br />

Ce fut elle, au cours d'un repas, qui nous annonça la nouvelle,<br />

pas ma mère. La discussion fut assez courte. Comme<br />

d'habitude, on se borna à exposer les faits. Sylvie et moi<br />

posâmes peu de questions mais nous en avons parlé plus tard,<br />

entre nous.<br />

Sylvie était assez excitée à l'idée d'avoir une autre sœur.<br />

Sylvie a toujours été plus sociable que moi, elle aimait avoir de<br />

nouveaux amis, de nouvelles relations. Moi, à l'annonce de cette<br />

nouvelle, j’avais affiché de l’indifférence vis-à-vis de l'existence<br />

de Valérie, probablement pour éluder une perturbation certaine.<br />

J’avais une quinzaine d’années, ce n’est pas vraiment l'âge le<br />

plus facile pour assimiler affectivement des situations<br />

inhabituelles. Comme toujours ma défense était de m’enfermer<br />

égoïstement dans une tour artificielle et d’occulter la réalité, sans<br />

tellement me soucier d’ailleurs des sentiments des autres.<br />

35


J'avais laissé glisser <strong>sur</strong> moi la nouvelle en faisant comme<br />

si rien n'avait eu lieu, comme si on ne m'avait jamais appris<br />

l'existence d'une nouvelle sœur. Je me sens coupable<br />

aujourd'hui de cette attitude parce que Valérie en a sûrement<br />

souffert. Elle apprenait qu'elle avait des sœurs, une grand-mère,<br />

des oncles et des tantes mais elle n'était pas vraiment intégrée<br />

dans la famille. Personne ne faisait vraiment l'effort de la<br />

recevoir. On ne nous mis d’ailleurs que très peu en relation avec<br />

Valérie, nous n’avons eu que peu l’occasion de faire<br />

connaissance durant notre adolescence.<br />

J’ai tellement refusé, à l’époque, l’existence d’une nouvelle<br />

sœur que je ne me souviens pratiquement pas de nos rencontres<br />

d’adolescentes. Il est pourtant certain qu’on nous a mises en<br />

présence beaucoup plus que je ne me le rappelle. Il y a peu, des<br />

photos m’en ont donné la preuve formelle. Comment se fait-il que<br />

la mémoire nous soit si infidèle ? Je ne haïssais pas Valérie, je<br />

ne la rejetais pas physiquement lorsque nous étions ensembles,<br />

elle en aurait le souvenir. Alors pourquoi toutes ou presque ces<br />

sorties entre sœurs dont j’ai vu les photos sont-elles totalement<br />

sorties de mon esprit ?<br />

Pourquoi aussi, ces énormes différences de mémoire entre<br />

mon autre sœur Sylvie et moi ? Certains faits dont Sylvie m’a<br />

parlé sont totalement différents dans son récit que dans mes<br />

souvenirs et pourtant nous étions présentes au même moment,<br />

vivant la même chose. Méfions-nous donc de certaines images<br />

que notre cerveau a imprimées. Elles ont bien souvent été<br />

retravaillées avant impression.<br />

Carte postale du présent<br />

Après avoir vécu vingt ans à Limoges et quinze à Paris en<br />

ayant une vie professionnelle chaotique mais riche et une vie<br />

amoureuse du même acabit, je me suis finalement fixée, en<br />

septembre 2000 dans ma région de naissance, avec mon<br />

compagnon Dominique que je connais depuis 1989.<br />

Nous vivons une vie simple, proche de la nature. La<br />

Gartempe, rivière au nom d’origine gauloise chère à Régine<br />

36


Deforges, très poissonneuse autrefois mais aujourd'hui bien<br />

appauvrie, est à deux pas et je peux la voir de la fenêtre de mon<br />

bureau.<br />

L’hiver, des centaines d’oiseaux viennent manger les<br />

graines de tournesol que je leur distribue et tous les chats errants<br />

des environs viennent réclamer de la nourriture qu’ils partagent<br />

quelquefois avec des hérissons. Les animaux sont les seuls<br />

êtres avec lesquels je développe mon sens maternel. J'ai<br />

toujours eu peur d'avoir des enfants et je ne suis pas toujours à<br />

l’aise avec eux mais avec les animaux, c'est beaucoup plus<br />

facile.<br />

Cette vie au calme, au rythme ralenti me permet<br />

d’apprécier souvent les vagabondages de mon imagination. Mais<br />

elle me permet aussi de réfléchir et après environ une<br />

quarantaine d’années passées à la création perpétuelle du papa<br />

idéal, je me sens mûre pour tout poser à plat, écrire et peut-être<br />

en terminer enfin avec cette quête.<br />

37


Les premiers hommes de ma vie<br />

Une présence solide et ras<strong>sur</strong>ante<br />

Mon premier souvenir d’une présence masculine<br />

protectrice vient de chez la nourrice qui m’a gardée quelques<br />

mois quand j’avais environ deux ans. Les images que j’ai en<br />

mémoire sont très fugitives et les visages sont flous, elles<br />

ressemblent à des cartes postales usées dont certaines parties<br />

seraient estompées ou effacées. Je me souviens du grain de<br />

peau du cou de cette femme, grain de peau un peu chair de<br />

poule que je détestais et trouvais écœurant. Ce cou est encadré<br />

de cheveux noirs bouclés, un peu gras. L'ensemble est sombre<br />

et peu ras<strong>sur</strong>ant.<br />

Mais je me souviens aussi d’une ombre masculine dans la<br />

porte et d’yeux qui me regardent affectueusement. Je n’ai pas un<br />

souvenir photographique de ces yeux mais je sens la force et la<br />

tendresse du regard. Il me semble aussi que cette ombre est<br />

large et emplit l’entrée, masquant presque totalement la lumière<br />

vive du matin. Peut-être est-ce de cette image que j’ai gardé un<br />

goût prononcé pour les hommes au physique imposant. Il<br />

semblerait que ce jeune homme était l'un des fils de ma nourrice,<br />

on m'a dit qu'il m'aimait bien.<br />

Bien sûr, les souvenirs que l’on garde d’un âge aussi jeune<br />

ne sont peut-être que des clichés qu’on s’est fabriqués à partir de<br />

désirs ou à partir de ce que l’on a entendu raconter concernant<br />

son enfance. Je ne sais pas à quel âge peuvent remonter nos<br />

plus anciens souvenirs conscients. Les images que je garde de<br />

cette époque sont-elles fidèles à la réalité ou reconstruites<br />

suivant mes besoins ? Je n’en sais rien. Ces instantanés sont<br />

toujours nets dans ma mémoire, mais ils sont statiques, ce ne<br />

sont pas de courtes séquences animées, juste des arrêts <strong>sur</strong><br />

image. Cependant je suis bien sûre que le cou de ma nourrice<br />

38


était bien tel que je le revois et qu’il n’est pas une image<br />

fabriquée à posteriori par mon imagination. C'est à la fois trop<br />

précis et trop insolite pour ne pas être réel.<br />

Roland, le presque père adoptif<br />

Il y a pourtant eu un autre homme avant le fils de cette<br />

femme : Roland, le père de ma sœur Sylvie. On m’a raconté que<br />

j’ai vécu avec ma mère et lui peu de temps après ma naissance<br />

jusqu’à quelques semaines ou quelques mois avant ma mise en<br />

nourrice. Je n’ai absolument aucun souvenir de lui, ni véritable, ni<br />

inventé ! Rien. On m’a dit pourtant qu’il m’aimait bien et<br />

souhaitait d’ailleurs m’adopter et épouser ma mère. Mais ma<br />

mère s’est séparée de lui.<br />

Je n’ai pas de souvenirs conscients de cette période et je<br />

ne sais pas vraiment quel était le degré d’attention que me portait<br />

à la fois Roland et ma mère mais je crois qu’un bébé de deux<br />

ans ne peut que considérer comme son père et sa mère, les<br />

deux personnes qu’il côtoie journellement et qui s’occupent de<br />

lui, bien ou mal. Je suppose donc lorsque ma mère dût être<br />

hospitalisée et que l’on m’a mise en nourrice, j’ai ressenti un<br />

abandon total. Jje perdais d’un coup ma mère, celui que<br />

probablement je voyais comme mon père et ma famille. Je me<br />

retrouvais chez de parfaits étrangers. De plus, cette nourrice ne<br />

s’occupait de moi que très peu, focalisant son attention <strong>sur</strong> une<br />

autre petite fille dont elle avait la garde. Cette petite fille avait<br />

subi une opération qui lui immobilisait les deux jambes dans un<br />

plâtre. On m’a beaucoup répété que cette nourrice me délaissait<br />

au profit de cette autre petite fille. Et je garde une image de ce<br />

bébé avec ses deux jambes plâtrées. Mais encore une fois,<br />

l’image est-elle réelle ou créée ?<br />

Je suis étonnée de n’avoir aucune réminiscence de<br />

Roland, il est vrai que de retour dans ma famille, je n’ai jamais dû<br />

le revoir. Je n’ai non plus jamais revécu avec ma mère, la<br />

remplaçant affectivement par ma grand-mère. Peut-être ce père<br />

qui accompagna mes premiers mois m’a sauvée sans le savoir et<br />

sans que je m’en rende compte. Pourtant, j’ai failli ne pas penser<br />

du tout à lui quand j’ai écrit ces pages, j’ai rajouté ce paragraphe<br />

39


après de nombreuses relectures, après que de nombreux<br />

souvenirs soient remontés à la <strong>sur</strong>face. Il est cependant possible<br />

que ce qu’il m’a donné a suffi à empêcher chez moi un rejet total<br />

de l’homme et à faire que je sois ensuite capable de compenser<br />

à travers des images de pères prises au cinéma et dans les<br />

romans. Je lui dois peut-être quelque chose et si je devais me<br />

mettre à la recherche de quelqu’un de réel aujourd’hui, il me<br />

semblerait plus logique que ce soit Roland plutôt que mon père<br />

géniteur.<br />

Grève de la faim<br />

Plus tard, il y eut Camille, le petit fils de Valentine. Je suis<br />

née dans la maison de Valentine. Elle en louait une partie à mon<br />

grand-père et ma mère au moment de ma naissance. Valentine<br />

fut la première à me voir vivante, peut-être même avant ma mère<br />

qui accoucha seule dans sa chambre, heureusement sans<br />

difficulté importante. Valentine se précipita en entendant les cris<br />

de nouveau-né et me « recueillit » dans son tablier.<br />

Lorsque j’avais été placée chez la nourrice dont j’ai parlé<br />

plus haut, j'acceptais mal la situation et je fis une sorte de grève<br />

de la faim. Je ne daignais manger que ce mon grand-père, ma<br />

grand-mère ou ma tante m'apportaient et c'était le plus souvent<br />

des friandises, bien sûr. Je devais certainement absorber un peu<br />

autre chose puisque je ne suis pas morte de faim mais ma santé<br />

s'était fortement détériorée. Je grandissais tout en perdant du<br />

poids et je terminais à l'hôpital avec une maladie de foie et un<br />

état de santé général très insatisfaisant. C'est à ce moment que<br />

médecins et assistantes sociales se sont enfin rendus à<br />

l'évidence, il fallait m'hospitaliser puis me rendre à ma grandmère<br />

qui avait demandé ma garde depuis longtemps sans jamais<br />

l'obtenir.<br />

Je crois que, finalement, j'ai eu tout de même beaucoup de<br />

chance. Les services sociaux, comme beaucoup<br />

d'administrations fonctionnent <strong>sur</strong> des textes établis et une fois<br />

une décision prise, même ab<strong>sur</strong>de, il est souvent inconcevable<br />

pour eux d'admettre leur erreur et de faire marche arrière. Cet<br />

état de fait a peut-être légèrement évolué mais nous sommes<br />

40


encore bien loin d'une administration humaine et intelligente. Il y<br />

a peut-être même régression depuis que tout le monde se<br />

retranche derrière l’automatisme dit infaillible du tout-puissant<br />

Ordinateur.<br />

De retour chez ma grand-mère, environ six mois après<br />

mon placement en nourrice, je rattrapais le temps perdu. Je<br />

faisais des repas doubles, mangeant d'abord à la table familiale<br />

puis courant chez Valentine pour goûter à sa cuisine. Elle me<br />

gardait bien sûr toujours quelque chose de bon 3 . Je n'avais pas<br />

de papa, mais j'avais deux grands-mères. Je retrouvais très vite<br />

la santé et un poids qui restera toujours léger mais néanmoins<br />

normal pour ma taille.<br />

J'ai probablement eu beaucoup de chance aussi de ne pas<br />

avoir de séquelles physiques de cette période. J'ai toujours eu<br />

depuis une excellente santé et je n'ai même jamais eu de<br />

véritables problèmes de poids par la suite. Mais je supporte mal<br />

la vue des gens très maigres, ils me font peur. Pourtant, quelque<br />

part, ils me fascinent. Est-ce une conséquence de cette étape de<br />

ma vie?<br />

Je suis depuis toujours très intriguée par le phénomène de<br />

l'anorexie et j'ai essayé de me documenter et de comprendre<br />

mais c'est quelque chose qui m’effraie.<br />

Hasard ou non, je me suis retrouvée, beaucoup plus tard,<br />

vivant près d'une personne anorexique. Cette jeune femme d’une<br />

trentaine d’années partageait le même appartement que moi,<br />

dans le 11 ème arrondissement à Paris. Quand je l'ai connue, elle<br />

3 Chaque soir, immuablement, Valentine cuisait des pommes de terre à l'eau.<br />

Elle en écrasait sommairement, à la fourchette, une partie qu'elle noyait de lait,<br />

cela donne quelque chose de tout à fait différent d'une purée. Elle laissait<br />

refroidir hors de l'eau le reste des pommes de terre et les mangeait à la main, à<br />

la façon dont on mange le pain, accompagnant une salade verte ou un fromage<br />

blanc salé. En refroidissant, les pommes de terre créaient une sorte de croûte<br />

souple délicieuse. Je me cuisine fréquemment ce mets d'une extrême simplicité<br />

qui se faisait beaucoup en Limousin. Ces pommes de terre au lait sont un peu<br />

mes madeleines de Proust.<br />

41


était un peu potelée mais dans des proportions tout à fait<br />

acceptables. Elle s'est mise un jour à ne plus manger. Je l'ai vu<br />

maigrir à vue d'œil sans rien pouvoir faire. De soixante-cinq ou<br />

soixante-dix, elle était passée en quelques mois à quelque<br />

trente-cinq kilos alors qu'elle me<strong>sur</strong>ait près d'un mètre soixantequinze.<br />

Cette expérience ne m’a pourtant pas aidée à<br />

comprendre mieux les mécanismes de l’anorexie…<br />

Camille<br />

Je ne sais pas bien à quel moment mon grand-père a<br />

quitté le village et à quel moment ma grand-mère est revenue s'y<br />

installer, probablement durant la période où j'étais en nourrice,<br />

période durant laquelle ma mère était, elle aussi, partie.<br />

Quand je suis revenue à Basségeas pour vivre avec ma<br />

grand-mère, nous avons habité une autre maison. Nous ne<br />

vivions plus sous le même toit que Valentine. Mais je lui rendais<br />

visite chaque jour et je passais beaucoup de temps avec elle. Je<br />

retrouvais également son petit-fils Camille. Il était marchand de<br />

vin à Sardent et venait voir sa grand-mère tous les jours. Il portait<br />

toujours un tablier de cuir épais, genre tablier de sapeur, qui<br />

avait une odeur particulière que j'aimais bien et dont je me<br />

souviens encore. Il était célibataire et n'avait pas d'enfants. Je<br />

l'accompagnais au jardin et il m'expliquait les choses, je me<br />

souviens qu'il m'avait appris à siffler. Lui aussi était un homme<br />

grand et costaud.<br />

J'étais très attachée à lui. Je pense que c'est lorsque Sylvie<br />

est venue vivre avec nous que ma relation avec Camille a<br />

changé. Je l'aurais peut-être voulu pour moi seule. Il me semble<br />

que je l'accompagnais moins, que je me suis un peu éloignée de<br />

lui. Depuis que je suis revenue vivre en Creuse, j'ai rendu visite à<br />

Camille. Bien entendu, malgré nos souvenirs communs, le temps<br />

nous a rendus un peu distants. Il ne me parait pas aussi grand<br />

que dans mes souvenirs mais il a gardé l'expression calme et<br />

douce que je lui avais connue.<br />

42


Solitaire et distante<br />

Il faut bien comprendre que, dans mes premières années,<br />

si j’étais attirée par les hommes, je n’avais pas conscience de<br />

rechercher l’image du père. J’aimais les présences masculines<br />

sans doute parce que j’en manquais dans ma vie, pas de père,<br />

pas de frère, pas de grand-père, pas d’oncle proche. A l'école,<br />

j'étais solitaire et n'approchais pas plus les filles que les garçons.<br />

Je ne me souviens avoir vraiment eu des copines d'école que<br />

très tard, à la fin de l'adolescence. Et encore elles se comptaient<br />

<strong>sur</strong> les doigts d'une main. Il est pourtant fort probable que je<br />

jouais avec les autres dans la cour de récréation, mais je n'en ai<br />

aucun souvenir.<br />

En esprit, je rejetais le contact avec les femmes hors ma<br />

grand-mère et ma tante Rose. Aucune femme n’a probablement<br />

jamais ressenti ce rejet que j’éprouvais pour elles et que je ne<br />

montrais pas. J’étais très renfermée et j’intériorisais totalement<br />

mes sentiments, qu’ils soient inspirés par des personnes que je<br />

côtoyais dans ma vie ou des personnes publiques que je voyais<br />

à la télévision. Je ne faisais jamais démonstration de mes<br />

émotions, ni verbalement, ni physiquement, qu'ils soient<br />

tendresse, joie, douleur ou tristesse. On m’a d’ailleurs<br />

quelquefois taxée de « je m’enfoutiste » ou de sans cœur à<br />

cause de mon attitude. Ma mère, qui me connaissait si peu, avait<br />

eu un jour cette expression :<br />

- Michèle, elle est sans cœur.<br />

Elle prononça cette phrase lorsque nous quittâmes<br />

Basségeas pour venir vivre à Limoges. Le plus dur avait été de<br />

laisser Valentine. Tout le monde avait pleuré en lui disant au<br />

revoir, sauf moi. Pourtant, je suis bien sûre que j’avais autant de<br />

peine que les autres mais je ne pleurais pas devant eux.<br />

Il faut dire que je n’avais pas eu l’exemple et qu’on ne<br />

m’avait pas appris à être démonstrative. De mon enfance, je ne<br />

me souviens pas de vrais moments de tendresse, que ce soit<br />

avec les adultes de ma famille ou même avec ma sœur qui<br />

m'était la personne la plus proche. On ne se touchait pas, on<br />

43


n'osait pas, sûrement. Quand on s'embrassait, c'était<br />

machinalement, <strong>sur</strong> les deux joues, sans réelle affection. J'ai<br />

découvert la tendresse avec les hommes, en même temps que le<br />

flirt et l'amour physique. Et j'ai encore beaucoup de mal à utiliser<br />

les mots pour dire oralement mes sentiments à quelqu'un que<br />

j'aime. C'est plus facile par écrit ou par de petits actes qu’il faut<br />

savoir remarquer.<br />

Ma sœur Sylvie, elle, était plus volubile, plus expressive et<br />

beaucoup plus liante, <strong>sur</strong>tout à l’école. Sylvie racontait volontiers<br />

à l’institutrice et à ses copines que son père voyageait en<br />

Amérique et qu’il vivait de grandes aventures. De mon côté, je<br />

constatais simplement que je n’avais pas de papa et j’acceptais<br />

cette évidence sans me rendre compte le moins du monde du<br />

manque provoqué. Et parce que je n’étais pas du tout bavarde, je<br />

ne me faisais que peu et même pas de copines. Et ça ne me<br />

manquait pas. Cet état de choses s’est arrangé avec le temps<br />

mais je suis restée une personne profondément solitaire et<br />

probablement difficile d'accès aux yeux des autres à cause d’une<br />

apparence involontairement froide. C'est d'ailleurs la confidence<br />

que m'a faite Pierre-François, un garçon qui m'avait côtoyée<br />

durant toute ma scolarité à Sardent et que j'ai revu lors du<br />

tournage d'un documentaire dans le bourg 4 . Il m'a avoué que les<br />

autres élèves n'osaient pas m'aborder, qu'ils me trouvaient trop<br />

fière. J'ai été <strong>sur</strong>prise qu'il me dise ça. Je n'avais jamais pensé<br />

que j'étais fière. La barrière que je mettais entre les autres et moi<br />

était perçue de cette façon sans que j'en aie conscience.<br />

J'étais timide mais cette timidité ne me faisait pas paraître<br />

faible aux yeux des autres, au contraire. J'avais une sorte de<br />

4 Pierre-François Duméniaud est acteur et dirige également une ferme bio près<br />

de Sardent. Sa mère était enceinte de lui quand elle a tourné, comme<br />

beaucoup de gens du village dans Le beau Serge, le premier film de Claude<br />

Chabrol. Ce qui fait dire à Pierre-François qu'il détient probablement le record<br />

du plus jeune acteur. Pierre-François a tourné dans une bonne quinzaine de<br />

films principalement avec Claude Chabrol. En 2003 ou 2004, pour ARTE,<br />

Francis Girod a tourné à Sardent un documentaire à propos du film Le beau<br />

Serge. Pierre-François et moi nous sommes retrouvés à cette occasion, nos<br />

deux mères faisant partie des gens interviewés pour ce documentaire.<br />

44


force intérieure qui empêchait toute agression envers moi. Les<br />

enfants timides ou différents servent souvent de têtes de Turc<br />

aux autres. C'est une chose qui ne m'est jamais arrivée. Je ne<br />

me rangeais pourtant jamais non plus du côté des forts, de ceux<br />

qui agressaient. Je préférais la compagnie des plus obscurs, des<br />

calmes, même si je réduisais la relation au strict minimum. J'ai<br />

souvent été <strong>sur</strong>prise de constater qu'on me fichait la paix, aussi<br />

bien les adultes que les enfants. Ma carapace devait être<br />

palpable : derrière elle, je devenais invulnérable, en quelque<br />

sorte.<br />

Dédoublement<br />

J’avais mon monde à moi. Si mon attitude ou mon<br />

apparence pouvait peut-être laisser à penser que j’étais une<br />

enfant triste, la vérité était toute différente. Je ne me sentais ni<br />

triste, ni malheureuse. J'avais seulement beaucoup de mal à<br />

trouver une place au milieu des autres. Il me fallait un large<br />

espace pour moi toute seule. Et si par hasard, l'espace physique<br />

était réduit, celui que m’offrait mon esprit était infini.<br />

Mon imagination m'aidait à combler tous les manques, mon<br />

monde était beau, j'y installais les personnages que je voulais et<br />

seulement eux. J'étais capable de me faire accompagner de mes<br />

fantômes tout au long de la journée et d'agir ou de penser<br />

comme s'ils étaient près de moi à me regarder, à m'écouter et à<br />

me conseiller. Je donnais souvent plus d'importance à ces<br />

accompagnateurs invisibles qu'aux personnes réelles qui me<br />

côtoyaient. C'est à eux que je faisais confiance et non aux gens<br />

de mon entourage physique.<br />

Je pense que ma sœur Sylvie ressentait avec plus<br />

d’évidence le manque de père que moi-même et elle en souffrait<br />

consciemment. Elle savait parfaitement que son père n’était pas<br />

en voyage. Mais elle voulait, devant les autres, pouvoir parler de<br />

son papa. Le mot « papa » était présent, utilisé. Pour moi, le mot<br />

n’existait pas, tout simplement. Le mot n'existait pas et<br />

apparemment le concept non plus, c’est du moins ce que je<br />

voulais croire.<br />

45


Je vivais avec moi-même et je me dédoublais en quelque<br />

sorte. Ce dédoublement était très simple : quand j’étais seule, je<br />

jouais un personnage, juste pour moi. Je le jouais en esprit, sans<br />

geste et sans parole ; je visionnais les scènes comme dans un<br />

film. J’étais un personnage idéal, un homme, un homme adulte et<br />

je jouais dans sa peau les scènes inspirées de ce que je voyais à<br />

la télévision, <strong>sur</strong>tout les westerns et les films d’aventures que<br />

j’aimais particulièrement. Je suppose que tous les enfants<br />

s’identifient plus ou moins à un ou plusieurs personnages. Mais<br />

je ne sais pas si beaucoup de petites filles s’identifient à un<br />

personnage masculin adulte.<br />

Ce personnage n’était pas quelqu’un qui me côtoyait,<br />

quelqu’un à qui je me confiais, mais je vivais ce personnage,<br />

sans qu'il soit moi pour autant. Pourtant les situations dans<br />

lesquelles je le mettais me montrent aujourd’hui qu’en fait, je me<br />

soignais. Comme dans les romans à deux sous ou les feuilletons<br />

fleuve des après-midi télévisés, l’homme que j’avais créé vivait<br />

des situations difficiles dont il n’était pas responsable. J’ai dû<br />

commencer à esquisser cette figure quand j’avais sept ou huit<br />

ans. Au début, il était une sorte d’aventurier solitaire mais petit à<br />

petit, ce personnage est sorti du western et du film d’aventure<br />

pour se retrouver assez rapidement dans un monde intimiste<br />

contemporain. Il est devenu un homme ordinaire financièrement<br />

aisé, chef d’entreprise en général. Il se trouvait séparé de son<br />

enfant, une fille bien sûr, qui lui était enlevée dans ses premières<br />

années. L'action se situait quelques années plus tard quand il<br />

retrouvait cette enfant. J'interprétais tous les rôles. Mes scenarii<br />

étaient construits avec logique sinon avec vraisemblance et<br />

après maintes péripéties malheureuses, tout s’arrangeait enfin, le<br />

père retrouvait sa fille.<br />

Il est évident pour moi, aujourd’hui, que ce personnage, qui<br />

représentait bien sûr mon père, excusait envers moi l’absence<br />

réelle du mien. Mon inconscient disait :<br />

- Ton vrai père, lui aussi, vit certainement une situation<br />

inextricable, mais il t’aime. Il t’aimerait en tous cas, s’il<br />

connaissait ton existence et il te chercherait.<br />

46


C'était sûrement ma façon de ne pas me sentir<br />

abandonnée. Dans mes films mentaux, je vivais la séparation<br />

des deux côtés. Je jouais à ressentir les sentiments d'un père à<br />

qui son enfant manque terriblement. J'étais moi et j'étais mon<br />

père.<br />

Je ne pensais jamais à mon véritable géniteur mais dans le<br />

fond, je le lavais de sa faute et de sa responsabilité quant à son<br />

absence et je pouvais concevoir qu'il était une personne aimable,<br />

dans le sens premier de ce mot : qui mérite d'être aimé.<br />

Mais si j'effaçais sa faute, ce n'était pas gratuitement. Il y<br />

avait une deuxième face à mes histoires imaginaires. Je<br />

punissais ce père en le mettant systématiquement dans des<br />

situations douloureuses, désespérantes qui le privaient d’amour.<br />

Il fallait qu’il se retrouve incompris ou accusé et de telle sorte<br />

qu’il soit incapable de se justifier. Je faisais preuve de sadisme<br />

moral alors que ce n’est pas ma nature dans la vie réelle.<br />

Pourtant le personnage que j'avais créé était innocent de toute<br />

faute. Pourquoi ce besoin de le punir? Je le créai faible, trop<br />

sentimental, sa faiblesse et sa gentillesse étaient les fautes qui<br />

lui valaient ses diverses mésaventures.<br />

Tout simplement, en examinant ma démarche mentale, je<br />

m'aperçois qu'à la fois j'aimais et détestais mon père et comme<br />

je ne le connaissais pas, je l'inventais pour vivre pleinement à la<br />

fois mes griefs et mon affection. L'affection l'emportait toujours et<br />

les images finales étaient toujours très tendres. Le père et la fille<br />

retrouvaient leurs places et leur amour réciproque. Dans mes<br />

fictions imaginaires, la mère était toujours la cause de la<br />

séparation de l'enfant et du père et si j'ajoutais une femme pour<br />

partager la vie de cet homme et de sa fille, c'était une femme<br />

étrangère rencontrée plus tard. Cette autre femme, probablement<br />

encore une représentation partielle de moi-même, était souvent<br />

celle par qui les choses s'arrangeaient entre le père et la fille.<br />

Au fil des années, la trame du scénario est devenue<br />

immuable et très nette, même si les détails de l'action changent<br />

souvent.<br />

47


Dans la dernière version, le père pense que sa fille est<br />

morte dans sa petite enfance. Comme dans les romans ou les<br />

téléfilms américains faciles, on avait retrouvé un cadavre non<br />

identifiable. Quatorze ou quinze ans plus tard, il apprend qu'elle<br />

est vivante et cherche à gagner son amour. Mais elle le<br />

repousse, le pensant responsable de la séparation. Elle<br />

acceptera et partagera l'amour de son père quand elle se rendra<br />

compte que la coupable est sa mère et non lui.<br />

Quand je développe ce scénario, je n'ai aucune gêne à<br />

utiliser les ficelles dramatiques éculées des feuilletons à l'eau de<br />

rose (que je n'aime pourtant pas) et les coups de théâtre<br />

dramatiques des romans d'Alexandre Dumas ou de Paul Féval<br />

(auteurs que, par contre, j'aime beaucoup). Moi qui suis<br />

exigeante <strong>sur</strong> la logique d’un scénario ou d’une trame de roman,<br />

le coté vraisemblable m'importe peu dans mon petit film privé. Il<br />

serait d’ailleurs totalement vain d'en faire un livre ou un film<br />

construit, il ne tiendrait pas la route et serait totalement<br />

inintéressant.<br />

En y regardant d'un peu plus près, il est assez significatif<br />

pour moi que ce soit la mère la coupable et que le père soit<br />

victime et innocent. Je n'ai jamais eu de vrais rapports avec ma<br />

mère, tout au plus des rapports de simple convention, des<br />

rapports polis. Elle n'est probablement pas totalement coupable<br />

du fait que je ne connaisse pas mon père, un peu tout de même,<br />

mais pas au point où je place la culpabilité de la mère dans mon<br />

théâtre mental. Une analyse ayant pour sujet le rapport mère fille<br />

que j'ai vécu me serait probablement nécessaire pour<br />

comprendre ce point particulier de cette pièce que je me joue,<br />

mais cet aspect m'intéresse beaucoup moins à développer que<br />

le présent sujet de ce livre.<br />

On peut vraiment parler de théâtre, je crois. Je joue cette<br />

pièce pour moi-même depuis des années, je suis à la fois actrice<br />

et spectatrice, comme on l’est souvent dans les rêves. Dans mon<br />

adolescence, je la jouais souvent, presque chaque soir avant de<br />

m'endormir, les séances se sont largement espacées, écourtées<br />

aussi et l'émotion que je ressens s'est considérablement affaiblie.<br />

48


Peut-être est-ce parce que je m'en suis presque détachée que je<br />

peux enfin l'analyser.<br />

Ces scènes créées par mon imagination consciente n'ont<br />

jamais perturbé mon sommeil et mes rêves, du moins je n'en ai<br />

pas le souvenir. Je ne fais jamais de cauchemars et mes rêves<br />

me paraissent tout à fait comparables à ceux que j'entends<br />

raconter autour de moi ou dont j'ai pu lire le récit.<br />

Si ce théâtre personnel m'a permis en quelque sorte de<br />

pardonner à mon véritable père, mon esprit conscient a pourtant<br />

toujours refusé de s'intéresser à lui. Mon père biologique ne<br />

compte pas. Pire, il n’existe pas. Je ne veux pas de lui. Je crois<br />

que finalement, je m’accommoderais mal d’un père en chair et en<br />

os qui vivrait près de moi. C’est le paradoxe que j’ai le plus de<br />

mal à comprendre. J’ai toujours cherché l’image paternelle mais<br />

je refuserais ou du moins j’accepterais très difficilement qu’une<br />

personne réelle occupe effectivement cette place. En tous cas, je<br />

n’ai jamais rencontré une personne à qui j’accepte de donner le<br />

rôle ou même qui se propose sincèrement de le jouer. J'ai trop<br />

construit pour risquer que la demeure solide et chaleureuse que<br />

j'ai créée soit détruite en un clin d'œil le jour où un homme réel<br />

prenant la place de père me décevrait.<br />

Être déçue! C'est probablement cette peur d'être déçue qui<br />

est le moteur du fonctionnement de mon esprit. Rejeter tout ce<br />

qui peut décevoir. Créer l'idéal plutôt que de risquer le vrai.<br />

Mon personnage a un nom qui a changé plusieurs fois<br />

depuis les débuts, en même temps que s’est étoffé son caractère<br />

et sa nature. Je lui ai donné les qualités des héros de cinéma, de<br />

romans ou de bandes dessinées : un visage aux traits très flous,<br />

une haute taille et une grande force physique, un personnage<br />

droit et invincible, invincible physiquement seulement parce qu'il<br />

est <strong>sur</strong>tout un personnage tendre et doux, compréhensif, fragile<br />

et sensible, au mental assez féminin. Ce trait de caractère<br />

féminin me paraît évident aujourd’hui mais je n’en avais pas<br />

conscience, bien sûr, au début. Une part de mon véritable moi se<br />

49


glisse dans cet homme, je lui prête ma féminité, il me prête sa<br />

puissance physique.<br />

Quand j’étais adolescente, j'aurais voulu, comme Christine<br />

dans La poupée sanglante, le roman de Gaston Leroux 5 , être<br />

capable de modeler réellement ce héros et avoir le pouvoir de lui<br />

donner la vie. Le mieux que je pouvais faire était de le dessiner,<br />

activité pour laquelle j'étais assez douée. Mes dessins étaient<br />

donc le plus réaliste possible, et j'essayais de donner aux<br />

visages leur taille réelle. Si je les accrochais en face de mon lit,<br />

le soir, dans la pénombre, je les voyais comme en relief et je<br />

pouvais presque les croire vivants. Je n'ai gardé aucun dessin<br />

ancien, sauf quelques portraits d'acteurs. Rien de génial dans<br />

ces dessins, j’avais simplement le don de reproduire de façon<br />

photographique mais ils étaient sûrement très révélateurs, si je<br />

les avais toujours, j'en aurais peut-être appris plus…<br />

En devenant ce personnage dans mes films mentaux, j’y<br />

puisais une grande force, je pouvais même sentir cette force<br />

dans mon corps, un corps que j'ai toujours eu mince mais<br />

vigoureux. J’ai peut-être même développé, grâce ou à cause de<br />

ce personnage, certains traits de caractères masculins qui ont<br />

fait que, adulte, je me suis sentie plus à l'aise dans la compagnie<br />

des hommes que dans celle des femmes. J’ai aussi une certaine<br />

aversion pour les activités qu’on réserve traditionnellement aux<br />

femmes, principalement à l’intérieur de la maison.<br />

Quand j’étais petite, je regrettais quelquefois de ne pas<br />

être un garçon, mais pas plus, je pense, que bon nombre de<br />

petites filles. Je ne regrette pas aujourd’hui de ne pas être un<br />

homme. En fait, je me suis quelquefois dit que j’aurais bien voulu<br />

5 Dans ce roman, le père de Christine, un peu comme Frankenstein, crée un<br />

être mécanique composé en partie de membres et organes humains. Le<br />

cerveau vient de Benedict Masson, un être intelligent, cultivé et sensible mais<br />

physiquement repoussant qui a été condamné à mort injustement. Cet homme<br />

était amoureux de Christine et elle avait une grande amitié pour lui mais ne<br />

pouvait <strong>sur</strong>monter le rejet physique qu'elle éprouvait. La poupée a un physique<br />

idéal avec le cerveau et les sentiments de Benedict Masson. Christine a ainsi<br />

auprès d'elle un être parfait qu’elle aime : Gabriel.<br />

50


être un homme mais comme, sexuellement, je n’aurais jamais pu<br />

aimer une femme, cet unique mais important détail me suffit à<br />

préférer ma position de femme.<br />

Un drôle de phénomène a toujours pris place en moi :<br />

occulter une part de ma féminité pour être mon propre père et<br />

préserver un côté ingénu pour que l'enfant en moi accepte<br />

pleinement la tendresse du père recréé.<br />

Les papas du petits écran<br />

La télévision, cette magicienne qui faisait entrer des êtres<br />

masculins à la maison, fit son apparition dans le village au milieu<br />

des années 60. Nous nous réunissions chez les voisins pour<br />

passer une partie des jeudis après-midi devant le petit écran. Ma<br />

sœur et moi adorions, comme tous les enfants, les séries du<br />

genre « Flipper le dauphin », « Mon ami Ben » ou « Skippy le<br />

kangourou ». La différence entre Sylvie et moi était qu’elle se<br />

prenait d’affection pour le jeune garçon héros de la série et que<br />

moi je me prenais d’affection pour le papa du héros. C’était<br />

systématiquement ainsi. Quand, comme presque toutes les<br />

gamines de l’époque, Sylvie tombait amoureuse de l'irrésistible<br />

Mehdi, je tombais amoureuse de Claude Giraud 6 qui jouait son<br />

père dans un des feuilletons de la saga Belle et Sébastien.<br />

Même dans la série western Bonanza, j'étais plus attirée<br />

par le patriarche Ben Cartwright joué par le solide Lorne Greene<br />

que par aucun de ses fils, tous trois pourtant jolis garçons et<br />

adultes. Don Alessandro, le père de Zorro, avait également toute<br />

mon attention avec sa belle chevelure blanche qui lui donnait une<br />

classe folle.<br />

Je me souviens pourtant de deux hommes que Sylvie<br />

aimait beaucoup, sans doute parce qu’ils la rapprochaient de son<br />

père gitan : Leny Escudero et Robert Etcheverry. Tout le monde<br />

connaît Leny Escudero mais Robert Etcheverry est maintenant<br />

6 Claude Giraud est plus connu pour le rôle de Mohamed Slimane dans Rabbi<br />

Jacob de Gérard Oury, avec Louis de Funès. Il fut aussi Philippe de Plessis-<br />

Bellières dans les films de la série Angélique.<br />

51


un peu oublié. Il était, dans les années 60-70, le héros<br />

bondissant et souriant de feuilletons d’aventures. Une sorte de<br />

Jean Marais du petit écran. Le rôle qui avait séduit ma sœur était<br />

Arpad le Tzigane 7 , Etcheverry excellait dans ce type de rôles.<br />

Pour ma part, deux acteurs m’avaient fortement marquée à<br />

l’époque de mes onze ou douze ans. Henri Serre 8 qui jouait un<br />

père séparé de son fils dans un feuilleton tout simplement intitulé<br />

Mon fils et Paul Barge 9 qui jouait le rôle d’un père que sa fille<br />

adoptive rejetait lorsqu’elle apprenait la vérité <strong>sur</strong> sa naissance.<br />

Le feuilleton s’intitulait Les enfants des autres et l’actrice<br />

principale était Françoise Dorner, dont je me souviens assez<br />

peu. Toujours est-il que depuis ce temps, mon personnage<br />

intime s’est appelé Paul et n’a jamais changé de prénom depuis,<br />

bien que le souvenir de l’acteur Paul Barge dans ce rôle ait<br />

aujourd’hui quasiment disparu de ma mémoire.<br />

Je n'ai jamais revu ces deux feuilletons et ils me<br />

paraîtraient peut-être un peu mièvres aujourd'hui. J'en garde un<br />

souvenir global flou mais tenace.<br />

Modeler mon papa intérieur<br />

A cette époque, je ne faisais pas du tout le rapprochement<br />

entre mon père manquant et mon affection pour ces papas de<br />

télévision. Simplement, je nourrissais mon second moi. Je me<br />

sentais très à l’aise avec la personne que je devenais. Je ne me<br />

posais même pas la question de savoir si ma démarche était<br />

normale, salvatrice ou malsaine.<br />

7<br />

Arpad le Tzigane était une coproduction Franco-Hongro-Allemande réalisé<br />

pour la partie française par Christian-Jaque. Le DVD est disponible en<br />

Allemagne. Les distributeurs français devraient se pencher <strong>sur</strong> l’édition en DVD<br />

de ces feuilletons sympathiques que le public adorait.<br />

8<br />

Henri Serre restera célèbre pour avoir été Jim dans le film de Truffaut : Jules<br />

et Jim.<br />

9<br />

Paul Barge, un acteur au beau visage doux, a joué dans quelques feuilletons<br />

à succès : Les compagnons de Jéhu, Les gens de Mogador, Au plaisir de Dieu.<br />

Il était aussi la voix off de Fort Boyard. Il a même incarné le Comte de Monte-<br />

Cristo dans une version modernisée (mais pas très aboutie) du roman.<br />

52


En réalité, je prenais de moi-même pour faire vivre cet<br />

homme en le nourrissant des impressions et sentiments que je<br />

glanais dans les séries, les romans et les films. Ensuite je<br />

vampirisais en quelque sorte ce personnage, me nourrissant de<br />

la force et de la tendresse que je lui avais d’abord insufflées. Le<br />

cercle se fermait ainsi. Ce devait être une façon de remettre mes<br />

sentiments en ordre, de rejeter les déceptions et de ne garder<br />

qu'une forme de bonheur. Même si ce bonheur était frustrant<br />

parce que perceptible uniquement par mon imagination et non<br />

pas par mes sens primaires réels.<br />

Aujourd’hui encore, quand j’ai quelques rares insomnies, je<br />

vis toujours ce personnage qui ne vieillit pas et je puise encore<br />

épisodiquement dans sa puissance. Mais il est devenu un peu<br />

plus flou et par manque de conviction et d'énergie, je ne joue<br />

jamais plus le scénario complet. C'est devenu plus une habitude<br />

qu'un besoin mais ça reste un bon somnifère. Quelquefois,<br />

lorsque le manque se réveille, je regrette de ne plus parvenir à<br />

faire vivre ce personnage aussi intensément qu'avant.<br />

53


Ma grand-mère était devenue une belle vieille dame, digne,<br />

sereine. Elle avait la conscience tranquille d’une personne qui<br />

sait qu’elle a toujours fait ce qu’elle devait faire du mieux<br />

qu’elle le pouvait.<br />

54


Mon grand-père à peu près à l'époque où il a connu ma<br />

grand-mère, il avait environ 35 ans. Il était très beau et n'avait<br />

pas grand chose du type latin dans son physique. Les gens le<br />

croyaient allemand ou anglais. Il est vrai que notre nom de<br />

famille Tirone pourrait bien venir de Hugh O'Neill, dernier<br />

comte de Tyrone, un irlandais qui se rebella contre la reine<br />

Elizabeth 1ère et s'exila en Italie sous la protection du pape<br />

Clément VI vers 1600. Rien n'est moins sûr que cette<br />

descendance mais il est plaisant de penser que ce puisse<br />

être vrai.<br />

55


Photo prise à l'école probablement à la rentrée scolaire 1966-67.<br />

J'avais entre 6 et 7 ans. Cette photo est restée <strong>sur</strong> la table de nuit de<br />

ma grand-mère pendant trente-cinq ans. Elle ne l'avait jamais<br />

remplacée par une plus récente. C'est aussi une des photos de moi que<br />

je préfère. Les coupes de cheveux étaient plus que sommaires à<br />

l’époque !<br />

56


Monstres fascinants…<br />

Ma conscience s’éveille…<br />

Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai commencé à<br />

réfléchir à la fin de l’adolescence. Qui j’étais, ce que j’étais et<br />

toutes les questions métaphysiques simples ou complexes qu’on<br />

peut se poser. J'étais très curieuse d'approfondir ma<br />

connaissance des êtres dits différents vers lesquels j’étais très<br />

attirée. Ils me fascinaient. Je me sentais indéniablement<br />

différente des autres adolescents et même des autres humains<br />

en général, en tous cas, de ceux de mon entourage. Je ne<br />

trouvais personne qui me semblait suffisamment proche pour<br />

parler de mes états d’âme, mais je n’arrivais pas à situer ma<br />

différence.<br />

Peut-être que m’intéresser aux humains extraordinaires me<br />

permettait de minimiser cette différence et me resituer dans une<br />

normalité relative. Je recherchais les livres scientifiques qui<br />

traitaient des monstres humains comme les nommait Jean<br />

Rostand qui avait participé à plusieurs ouvrages génétiques<br />

abondamment illustrés <strong>sur</strong> le sujet. Ces personnes nées avec un<br />

handicap très rare, ceux qu’on montrait dans les foires dans les<br />

siècles passés, comme John Merrick <strong>sur</strong>nommé Elephant Man,<br />

m'intriguaient. Non par curiosité malsaine, du moins je ne crois<br />

pas, simplement j'essayais de comprendre quelles pouvaient être<br />

leurs pensées, leur vie. Je voulais saisir le comment de leur<br />

différence. Si ma vie me semblait déconnectée de celle des gens<br />

que je côtoyais, l'observation de ces personnes me replaçait en<br />

tant que personne humaine dans la généralité et la banalité. Je<br />

ne trouvais d'ailleurs pas que ces monstres, comme on les<br />

appelait, étaient laids ou effrayants, leur physique ne me<br />

repoussait pas mais m’attirait presque. Bien entendu, les films<br />

d'horreur d'une certaine époque, les Dracula, les Fantômes de<br />

l'Opéra, les Frankenstein me plaisaient beaucoup. Dans le<br />

58


oman original, le monstre crée par le docteur Frankenstein est<br />

un être très attachant. A mon avis, le seul film qui rendra assez<br />

bien l’essence du roman est celui réalisé par Kenneth Branagh<br />

qui interprète lui-même le rôle du docteur, avec un Robert de<br />

Niro étonnant dans le rôle du monstre. Quand au roman de<br />

Gaston Leroux, il nous présente un Fantôme de l'Opéra qui<br />

possède également de grandes qualités humaines. Sa<br />

monstruosité n'est, au départ, que physique.<br />

… et enfants sauvages<br />

J’étais également fascinée par les enfants sauvages. Un<br />

peu sauvage moi-même parce que passant le plus clair de mon<br />

temps dans les bois, sauvage aussi parce que je ne<br />

communiquais que difficilement, je me sentais très proche de ces<br />

enfants-là. Amala et Kamela 10 , Victor de l’Aveyron 11 ou Kaspar<br />

Hauser 12 m’intriguaient et dans une certaine me<strong>sur</strong>e, je les<br />

enviais. Je les enviais parce qu’à un moment de leur histoire, ils<br />

rencontraient une personne qui les prenait en main, un père.<br />

Qu’importe que leur histoire finisse tragiquement, ils avaient<br />

trouvé un protecteur. Pourtant, à cette époque, je ne réalisais<br />

pas que ce protecteur était en fait un père de remplacement.<br />

Là encore, m’intéressant à des êtres hors du commun et<br />

généralement rejetés, je ne me demandais pas si cette<br />

démarche était saine ou non. D’ailleurs j’avais lu quelque part<br />

que Léonard de Vinci, pour qui j'ai une grande admiration, était<br />

aussi bien fasciné par l'extrême laideur que par la grande<br />

beauté. De quoi me ras<strong>sur</strong>er !<br />

10<br />

Au XIXe siècle Amala et Kamela, deux fillettes abandonnées, avaient été<br />

adoptées par des loups en Inde. On a tenté de les « civiliser » quand on les a<br />

retrouvées mais elles n’ont pas <strong>sur</strong>vécu longtemps, la plus jeune s’étant tout de<br />

même un peu mieux adaptée que l’aînée.<br />

11<br />

L’histoire de Victor de l’Aveyron a été popularisée par le film de François<br />

Truffaut : « L’enfant sauvage »<br />

12<br />

L’énigme de l’identité de Kaspar Hauser n’a jamais été élucidée. On l’a<br />

trouvé titubant dans les rues de Nuremberg. Certains pensent qu’il était Prince<br />

de Baden. Mais, comme pour l’identité du Masque de fer, le mystère reste<br />

entier.<br />

59


Je me suis tout de même posé la question beaucoup plus<br />

tard. Les inclinations de mon esprit étaient-elles saines ou<br />

émanaient-elles de mon côté obscur? Je n’ai toujours pas la<br />

réponse. J'avais une sorte de curiosité scientifique, de désir de<br />

connaissance alors je veux penser que ces inclinations n'étaient<br />

pas malsaines. Et en réalité, je me rends compte que ce qui<br />

m'intéressait, c'était la solitude de ces gens, ils avaient un point<br />

commun avec moi, ils étaient seuls. Et comme toujours, mon<br />

imagination étant la plus forte, je m'identifiais à eux et entrais<br />

dans leur solitude. Et puis essayer de vivre la différence des<br />

autres, c'est aussi une forme d'évasion.<br />

Le désir de démarque<br />

Vers dix-sept ou dix-huit ans, je suis devenue moins timide,<br />

je parlais plus facilement aux autres. Je devenais capable<br />

d’argumenter <strong>sur</strong> divers sujets de société en étant plus sûre de<br />

moi, j'avais même développé un certain esprit de contradiction<br />

qu’il a fallu que je combatte plus tard d’ailleurs, l’ayant trop bien<br />

entretenu. En fait, ma timidité avait commencé à s’effacer<br />

lorsque je me suis aperçue, vers quinze ans, que j’intéressais les<br />

garçons, voire les hommes, plus souvent les hommes d'ailleurs<br />

que les jeunes gens de mon âge. Les complexes physiques que<br />

j'avais comme toute adolescente s’évanouissaient, le peu qui<br />

restait était négligeable et ne m'empoisonnait plus la vie.<br />

Et puis j’avais quelques dons qui me valaient au lycée<br />

l’admiration des autres élèves : je dessinais bien et j’étais la plus<br />

forte en maths. Ces deux dons étaient d'ailleurs une affirmation<br />

positive de ma différence. Pourtant, la différence négative que je<br />

ressentais restait présente et le restera toujours, quoique je<br />

fasse, bien qu’elle s’estompe progressivement au fil des années.<br />

Comme il était statistiquement normal dans une classe<br />

ordinaire d'une vingtaine d'adolescents, peu d'élèves savaient<br />

dessiner ; j'étais presque toujours la plus douée. Et en maths, je<br />

me faisais une obligation d'être la meilleure. Mes notes ne<br />

descendaient pas en dessous de 17 <strong>sur</strong> 20. Vouloir être forte en<br />

maths était certainement significatif de ma personnalité, on<br />

répétait toujours que les maths c’était une matière pour les<br />

60


garçons, que les filles n’y excellaient pas. Aujourd’hui, j’espère<br />

que ce lieu commun n’a plus cours mais il y a trente ans, il était<br />

encore de mise. Il me fallait être la référence en maths et en<br />

dessin et je l'étais. Je passais d'ailleurs beaucoup de temps à<br />

aider les autres à terminer leurs équations et je distribuais des<br />

petits dessins faciles à tous ceux qui le désiraient. Je me<br />

souviens même avoir donné une reproduction de Titi, le petit<br />

canari, à mon prof de français en seconde.<br />

J'ai rencontré tout récemment et par hasard dans un petit<br />

restaurant de Limoges, une ancienne camarade de lycée, nous<br />

étions en première ensemble. Je l’ai reconnue et je suis allée lui<br />

parler. Elle ne se rappelait plus qui j'étais mais quand je lui ai dit<br />

mon nom, elle l'a de suite associé aux dessins que je griffonnais<br />

pendant les cours. Cette identification est significative. Quelques<br />

temps plus tôt, Pierre-François, mon camarade de l'école<br />

primaire s’était souvenu de ma fierté apparente et de mon<br />

incommunicabilité, et elle se souvenait de mes dons pour le<br />

dessin. Il semblerait que j'aie franchi un pas dans mon aptitude à<br />

communiquer entre ces deux périodes de ma vie. Un pas positif.<br />

Il est vrai que je passais tout mon temps à crayonner,<br />

même pendant les cours. Cette inclination pour le dessin ne m'a<br />

jamais valu aucun reproche de la part des professeurs. En fait, je<br />

ne perturbais pas la classe et j'étais globalement assez bonne<br />

élève pour qu'on ne s'inquiétât pas de moi. Je dois même dire<br />

que le fait d'occuper mes mains et une partie de mon esprit au<br />

dessin me permettait même de faire plus attention à ce que disait<br />

le prof. J'ai d’ailleurs toujours du mal à fixer mon attention si je ne<br />

suis pas en même temps occupée à autre chose et quand mes<br />

mains n’ont rien à faire, mon esprit part souvent très vite au-delà<br />

des nuages.<br />

Je ne crois pas que je me sentais supérieure, du moins je<br />

n'en ai pas le souvenir ou bien je ne m’en rendais pas compte.<br />

Simplement je sortais un peu de mon enfermement et je montrais<br />

aux autres que j'étais différente. L'air de rien, sans discours. Mes<br />

dessins et mes notes en maths parlaient pour moi. Je m'étais<br />

probablement rendue compte à un moment donné que le dessin<br />

61


m'ouvrait la voie à la communication et je m'en suis servie. Les<br />

autres matières ne m'intéressaient pas plus que ça, sauf la<br />

biologie. Mes autres notes étaient dans la moyenne, elles étaient<br />

même assez basses en physique chimie et en géographie.<br />

Les autres aussi<br />

J’aimais et j’aime toujours mieux écouter les autres que me<br />

confier. Quand je me confie, j’ai l’impression de le faire très<br />

maladroitement et de ne pas susciter l’intérêt de mon<br />

interlocuteur, alors j’ai tendance à résumer et à me raconter sans<br />

chaleur et sans passion; ce qui, bien sûr, n’est pas la meilleure<br />

façon de capter l’attention. Cercle vicieux ! En cela, l’écriture<br />

simplifie les choses. Si ma prose intéresse, très bien ! Si elle<br />

n’intéresse pas, le livre est facile à fermer.<br />

On ne sort pas de la solitude. Je crois que lorsqu'on naît<br />

avec elle, on la garde toute sa vie comme compagne, quelles<br />

que soient les relations positives que l'on rencontre et quel que<br />

soit l'intérêt qu'on éprouve à l'observation des autres.<br />

C'est en discutant avec quelques camarades de lycée et en<br />

abordant les sujets sérieux concernant la famille et la<br />

personnalité que j'ai commencé à essayer de me comprendre.<br />

D’autres adolescents avaient des problèmes avec la disparition<br />

de parents ou leur éloignement. A chacune de mes discussions<br />

avec ces jeunes en manque, je me trouvais plus heureuse<br />

qu’eux et je leur prêtais une oreille attentive, peut-être un peu par<br />

sympathie pour eux mais <strong>sur</strong>tout, je dois l’admettre, par curiosité<br />

intellectuelle. Leur expérience m’aidait à mieux comprendre et<br />

situer la mienne.<br />

Le manque d’un parent décédé ou ayant déserté son foyer<br />

est totalement différent du manque d’un parent qui n’a jamais<br />

existé. Dans le premier cas, il y a une vraie bles<strong>sur</strong>e qui ne se<br />

referme probablement jamais. Dans le second cas, on n’est pas<br />

forcément conscient de l’absence : les bras, le sourire, la voix de<br />

l’être absent n’ont pas de consistance puisqu’ils n’ont jamais<br />

existé. C’est beaucoup plus facile à supporter. On n’a pas à<br />

remplacer un être absent irremplaçable, on a juste à combler un<br />

62


vide, mais ce vide est creux, incolore et sans saveur. Ce n’est<br />

pas le gouffre sombre plein d’images et de sensations laissées<br />

par la perte d’un être qu’on a connu et aimé. C’est juste un<br />

emplacement libre qui laisse une marge d’action quasi illimitée et<br />

qui peut paraître très lumineux si on laisse faire son imagination.<br />

Le cas le plus complexe est peut-être celui où le père est<br />

décédé avant que l’enfant ne le connaisse ou pendant que<br />

l'enfant est encore un bébé. Dans ce cas, pas de souvenirs<br />

personnels, mais les souvenirs de la famille, de la mère <strong>sur</strong>tout<br />

qui décrit l'image paternelle à l’enfant et la lui impose. Ce cas est<br />

peut-être et même sûrement plus difficile à vivre que le mien,<br />

toute liberté d’imagination étant retirée d’avance à l’enfant. On lui<br />

montre des photos, on lui raconte. Et il doit faire avec, se<br />

construire autour d'une image qu'il n'agrée pas forcément et qui<br />

lui pèse peut-être.<br />

J'ai rencontré tout récemment, lors d'une fête de village, un<br />

monsieur de quatre-vingt-cinq ans qui était là avec sa femme.<br />

Nous mangions à la même table et nous avons naturellement<br />

discuté. Comment en sommes-nous arrivé à évoquer l'image du<br />

père? Je ne me souviens plus. Le père de cet homme était mort<br />

dans un accident de moto lorsque l’enfant avait trois ans. Malgré<br />

son âge et le temps passé, malgré le fait qu'il ait vécu un<br />

mariage heureux (60 ans de mariage) et qu'il ait eu lui-même des<br />

enfants, cet homme souffrait encore de l'absence de son père et<br />

éprouvait le besoin d'en parler. J'ai eu l'impression qu'il n'en avait<br />

jamais fait le deuil. C'était un homme très vivant, très jeune<br />

d'esprit mais il avait cette bles<strong>sur</strong>e qu'il gardera jusqu'à la fin. Il<br />

n'avait pas de vrais souvenirs de son père, seulement des<br />

photos, des objets et ce qu'on avait raconté de lui, probablement<br />

en gommant tous ses défauts et en exaltant ses qualités. Toute<br />

sa vie, cet homme a visualisé un père parfait et je crois que le<br />

manque qu'il en a ressenti n'en a été que plus grand.<br />

Ils veulent savoir…<br />

Par des discussions <strong>sur</strong> des forums Internet, par mes<br />

lectures, par des émissions télévisées, j'ai cherché à connaître<br />

63


comment les enfants sans père ont réagi et tenté de <strong>sur</strong>monter<br />

ce handicap et s'ils y ont réussi.<br />

J’ai pu en déduire que la grande majorité d'entre eux ne<br />

pensent qu'à une chose : retrouver leur géniteur. Cette majorité<br />

m'a plutôt <strong>sur</strong>prise. La démarche me paraît légitime, bien sûr,<br />

mais ce qui m'étonne, c'est que finalement, la plupart des<br />

personnes acceptent de subir plutôt que de choisir. Rechercher<br />

son concepteur biologique signifie pour moi accepter pour père<br />

une personne qui généralement ne le mérite pas et la plupart du<br />

temps ne souhaite pas tenir ce rôle de père.<br />

La personne type qui recherche son géniteur a également<br />

peur de le retrouver parce qu'elle craint d'être rejetée une<br />

deuxième fois mais, un peu masochiste, elle insiste tout de<br />

même. C'est une démarche qui a de grandes chances d'être<br />

vouée à l'échec, à un certain échec en tous cas.<br />

Par la suite, cette personne va rester <strong>sur</strong> une image<br />

négative du père, une image qui va la rendre malheureuse. Elle<br />

va se découvrir des frères, des sœurs, des parents plus ou<br />

moins éloignés qui, tous ou presque, vont la rejeter. Pour les<br />

frères et sœurs, il est souvent impensable que leur père (dont ils<br />

ont, eux, généralement, une bonne image), ait pu avoir un enfant<br />

et l'abandonner, comme ils ne peuvent supporter de ternir<br />

l’image qu’ils ont de leur père, ils préfèreront souvent rejeter<br />

l’élément perturbateur.<br />

Dans ma vie, je n'ai jamais laissé le malheur prendre trop<br />

de place, alors j'ai préféré tricher en me construisant une sorte<br />

de vie affective qui ne devait que bien peu de choses à la réalité.<br />

Je suis consciente de cette tricherie mais j'en suis, somme toute,<br />

plutôt satisfaite.<br />

Bien sûr, certaines recherches du père réel se terminent<br />

avec bonheur mais je ne crois pas que ce soit la majorité d’entre<br />

elles. Sauf si c'est le père qui fait la démarche de retrouver son<br />

enfant. Alors c'est totalement différent. Même s'il essuie un rejet<br />

de principe, il a toutes les chances de finalement s’attacher cet<br />

64


enfant qui n'attendait que son amour pour s'épanouir. Moi-même<br />

qui affirme ne pas vouloir connaître mon géniteur, je réviserai<br />

forcément ma position si j'apprenais que mon père avait, depuis<br />

longtemps, le désir de me rencontrer. J'aurais certainement du<br />

mal à l'appeler papa mais j'écouterais ce qu'il a à dire et<br />

j'essaierais à tout le moins d'être amicale.<br />

…je n’ai jamais voulu<br />

Je ne saurais vraiment dire quand la lumière s’est faite<br />

dans mon esprit. Je ne saurais préciser à quel moment je me<br />

suis rendue compte que toute ma vie j’avais cherché un papa.<br />

Je n’avais jamais demandé autour de moi qui était mon vrai<br />

père. Je ne voulais pas le savoir. Me basant <strong>sur</strong> cette volonté de<br />

ne pas le connaître, j’en concluais au début et un peu facilement<br />

que la présence d’un père ne m’avait jamais manqué.<br />

Durant mon enfance, on m’a soumis trois possibilités de<br />

paternité que je me refusais à approfondir et même à envisager.<br />

Mon caractère m’a toujours portée à n’accepter que peu les<br />

suggestions des autres. Ce peut être un défaut, je le reconnais,<br />

mais c’est ainsi, même si je fais des efforts quelquefois pour le<br />

corriger. Et puis j'avais mon monde intérieur que je refusais de<br />

laisser tomber et qui me satisfaisait bien mieux que de connaître<br />

la vérité <strong>sur</strong> ma naissance.<br />

Nous avons tous besoin de racines et d'une certaine<br />

stabilité. J'en ai besoin aussi, mais il ne m'est pas du tout<br />

nécessaire qu'elles soient ancrées dans le réel. Pour moi, des<br />

racines implantées dans mon imaginaire valent en puissance et<br />

en stabilité toutes les certitudes liées à la vérité.<br />

J'ai toujours été allergique à toute forme de contrainte. En<br />

réalité, je voulais combler le vide à ma guise et ne pas avoir à y<br />

faire entrer une personne imposée. Mon vrai père risquait fort de<br />

ne pas être à la hauteur, quelles que soient les qualités qu’il<br />

possédât! Alors pourquoi tenter de m'en as<strong>sur</strong>er? Pourquoi briser<br />

un confort que j'ai mis tant de temps à créer, à améliorer, à<br />

apprivoiser?<br />

65


Je pense maintenant savoir qui est mon géniteur, si je ne<br />

me trompe pas, il vit tout près d’où je vis. Mais je ne l’ai jamais vu<br />

et je ne chercherai pas à le rencontrer. Pour que j’accepte de le<br />

faire, il faudrait que ce soit lui qui le souhaite. Pourquoi serait-ce<br />

à l’enfant de faire le premier pas ? Il me semble que le père étant<br />

le responsable de l’existence de cet enfant, c’est au père d’aller<br />

vers lui. Mais je doute que le mien ait même eu une pensée pour<br />

moi en quarante-neuf ans…<br />

Mon refus est peut-être de la lâcheté, la peur d’affronter la<br />

réalité. C’est probable, mais après tout, c’est la seule attitude qui,<br />

je crois, peut me préserver. Ma vulnérabilité, quoique presque<br />

invisible de l’extérieur, est pourtant bien réelle. L’autoprotection<br />

est une des armes dont nous nous servons tous, je crois. Ma<br />

muraille protectrice est très épaisse et très solide, difficile d’y<br />

trouver une faille. Cette muraille me gêne parfois moi-même si je<br />

veux m'en libérer un peu pour communiquer avec l’Autre. Mais<br />

tant pis, je la conserve telle quelle et quand j'y place une fenêtre,<br />

c'est une meurtrière de laquelle je vois tout et par laquelle l’Autre<br />

ne voit presque rien.<br />

Ces héros, des pères.<br />

Très longtemps j’ai confondu l’amour de midinette que<br />

presque chaque jeune fille éprouve pour les acteurs ou les héros<br />

de roman avec cette quête du père. Mes héros favoris étaient<br />

Jean Valjean, Lagardère, Ulysse ou le Comte de Monte-Cristo.<br />

Ulysse est l'archétype du Héros tel que je le conçois, fort avec<br />

des faiblesses qu'on ne prête plus guère aux héros d'aujourd'hui<br />

mais que les romanciers populaires du XIXe siècle ont si bien su<br />

exploiter.<br />

Un des feuilletons télévisés qui m'avait le plus marquée<br />

étant enfant était Les Habits Noirs tiré d'un roman fleuve de Paul<br />

Féval. Il a été crée à la télévision en 1967 mais il me semble que<br />

mon souvenir remonte à moins longtemps. Je pencherai pour<br />

une rediffusion dans les années 71-72, ce que je n'ai pu vérifier.<br />

A l'époque, la première chaîne diffusait chaque soir, avant le<br />

journal de vingt heures, un film découpé en épisodes de 13<br />

minutes. Nous ne manquions pas un épisode, <strong>sur</strong>tout quand<br />

66


l'histoire était aussi prenante que celle des Habits Noirs : on suit<br />

le combat d’un homme qui doit se disculper d’un meurtre qu’il n’a<br />

pas commis. Pour prouver son innocence, il doit affronter la très<br />

puissante société secrète appelée Les Habits Noirs. Son combat<br />

durera seize ans.<br />

J'ai pu lire le roman il y a quelques années mais je n'ai pu<br />

revoir ce feuilleton qu'il y a quelques semaines, en dénichant un<br />

double DVD édité par L.C.J. en collaboration avec l'Institut<br />

National de l'Audiovisuel. Depuis plus de trente-cinq ans, j'avais<br />

en mémoire le nom des deux acteurs principaux, Jean-Pierre<br />

Bernard et Jean-François Calvé et le nom des personnages :<br />

André Maynotte, Lecoq, Schwartz, le Colonel Bozzo... Je me<br />

souvenais également de l'expression clé « Fera-t-il jour<br />

demain? » qui était le mot de passe de la puissante société<br />

secrète des Habits Noirs. Le brassard ciselé, Trois-Pattes…<br />

Il est étonnant que certaines œuvres tant écrites que<br />

filmées nous frappent autant. Y a-t-il des raisons profondes à<br />

cela?<br />

En revoyant ce feuilleton, j'ai pu comprendre ce qui m'y<br />

avait tant attachée. Nous nous retrouvons grossièrement devant<br />

la trame schématique de l'Odyssée d'Homère. Comme le héros<br />

Ulysse, André Maynotte est contraint de se séparer de sa femme<br />

et de son fils et mettra une quinzaine d'années à régler ses<br />

comptes avant de les retrouver enfin. Ulysse lutte contre les<br />

éléments déchaînés par Poséidon, Maynotte lutte contre des<br />

forces maléfiques puissantes : les Habits Noirs. Julie, comme<br />

Pénélope devait attendre le retour de son mari mais le croyant<br />

mort, se remariera, seule différence avec Pénélope qui en sera<br />

dispensée par le retour inopiné d'Ulysse. André Maynotte a son<br />

Athéna en la personne de la Comtesse Corona, <strong>sur</strong>nommée<br />

Fanchette, petite-fille du tout-puissant Colonel Bozzo, L'Habit<br />

Noir, <strong>sur</strong>nommé « le Père à Tous », Zeus, en quelque sorte…<br />

Fanchette enfant, déjà mentalement adulte, était<br />

amoureuse du héros. Elle le protégera jusqu'à en mourir,<br />

désespérée de ne pouvoir jamais gagner son amour. Fanchette,<br />

67


orpheline, aime un homme qui pourrait être son père. Je me suis<br />

certainement identifiée à elle, à l'époque. Elle était ténébreuse,<br />

forte, sombre et grave.<br />

Bien sûr, il est extrêmement exagéré de comparer ce<br />

roman à l'Odyssée et je ne vais pas continuer ici un délire qui<br />

aurait pu alimenter plusieurs chapitres. Je ne crois pas que Paul<br />

Féval en ait consciemment reproduit le schéma mais l'Odyssée<br />

tient une place tellement importante dans l'inconscient collectif<br />

que cette œuvre a certainement participé, à l'insu ou non de<br />

l'auteur, à l'élaboration de ce roman et aussi de quelques autres.<br />

Ce schéma dramatique fut particulièrement présent au XIXe<br />

siècle, il me semble.<br />

L'Odyssée est le seul écrit que j'ai réellement aimé durant<br />

toutes mes années scolaires pendant lesquelles on nous a<br />

donné à ingurgiter des tas de classiques sans nous les présenter<br />

de façon à nous y intéresser. Monsieur Perceau, notre<br />

professeur de français de sixième nous avait fait passer toute<br />

l'année scolaire en compagnie d’Ulysse et des Dieux de l’Olympe<br />

et il avait réussi à nous passionner en illustrant les cours<br />

d'histoire <strong>sur</strong> la Grèce antique par le poème d’Homère.<br />

Mis à part cette exception pour l’Odyssée, l'enseignement<br />

de la littérature française tel qu'il était durant ma scolarité m'avait<br />

fermée à Victor Hugo, Zola, Balzac et d'autres auteurs que j'ai pu<br />

redécouvrir et aimer par la suite, souvent d'ailleurs après avoir vu<br />

une adaptation d'une de leurs œuvres au cinéma ou à la<br />

télévision.<br />

Des portraits d’acteurs<br />

Mes acteurs favoris étaient Gary Cooper, Jean Marais,<br />

Gregory Peck ou Robert Mitchum. Aucun acteur de ma<br />

génération. Ma passion pour Gary Cooper était très vive alors<br />

qu’il était déjà mort depuis plus de 15 ans. Il avait ce côté très<br />

masculin qui faisait que les hommes pouvaient s’identifier à lui et<br />

cette fragilité, cette timidité, cette retenue qui faisaient craquer<br />

les femmes.<br />

68


Comme je l’ai mentionné plus haut, j’avais ce qu’on appelle<br />

un bon coup de crayon. Toute petite, je dessinais des portraits<br />

d’animaux puis j’en suis venue aux portraits humains et je me<br />

suis spécialisée, si l’on peut dire, dans les portraits d’acteurs de<br />

cinéma. Des hommes mûrs uniquement. Jamais de portraits de<br />

femmes ou d’enfants, presque jamais des portraits d’hommes<br />

jeunes.<br />

Je pouvais dessiner des dizaines de fois celui <strong>sur</strong> lequel<br />

j’avais momentanément jeté mon dévolu. En faisant son portrait,<br />

j’avais l’impression d’entrer dans son esprit, de le lui voler en<br />

quelque sorte. Je m’identifiais à mon modèle et j’étais sûre de<br />

connaître ses pensées, sa nature profonde. C’était un leurre,<br />

bien sûr, mais il y avait tout de même un peu de vrai. Je crois<br />

que faire le portrait de quelqu’un vous emmène un peu plus loin<br />

dans la perception de sa personnalité. Si ce n’est qu’avec les<br />

acteurs de cinéma, on ne fait pas uniquement le portrait d’une<br />

personne, on y incorpore l'image que l’acteur donne de lui.<br />

Certaines photos m’inspiraient plus que d’autres. Mon choix se<br />

portait fatalement <strong>sur</strong> les expressions du visage qui concordaient<br />

avec mon besoin profond. Il fallait un visage mélancolique, un<br />

peu rêveur mais un visage fort, calme. Les nuances des<br />

expressions que je m’essayais à reproduire m’aidaient<br />

énormément à me construire une image masculine idéale,<br />

sereine et puissante, teintée d’un peu de tristesse.<br />

J’aimais <strong>sur</strong>tout capter le regard. Je préférais les photos<br />

tirées du mouvement d'un film, elles me paraissaient plus proche<br />

de la nature de l'acteur que celles faites par un photographe pour<br />

lequel il aurait posé. Mais il n’était pas toujours facile de trouver<br />

des photos où l’acteur vous regarde en face, en principe c’est<br />

une position que le cinéma évite. Il m'est arrivé de changer la<br />

direction du regard <strong>sur</strong> le portrait final. Aujourd'hui, bien sûr, avec<br />

le DVD et la possibilité de capturer par ordinateur n'importe<br />

quelle image d'un film, trouver la photo juste est plus facile, si on<br />

prend le temps. J'aime bien capturer les images et trouver celles<br />

qui me semblent révéler le plus de l'acteur mais je ne dessine<br />

quasiment plus.<br />

69


Toujours est-il que la chambre de bonne dans laquelle je<br />

vivais à Limoges était tapissée de portraits de Gary Cooper, Jean<br />

Marais, Lino Ventura, Robert Mitchum, John Wayne, Michel<br />

Piccoli, Jean Gabin ou Vittorio Gassman.<br />

L’incendie<br />

Un incident fut probablement l'amorce de ma prise de<br />

conscience de la réelle nature de ma quête.<br />

Une nuit, un incendie volontaire avait été allumé dans<br />

l'immeuble où je vivais. J'étais endormie depuis peu et cet<br />

incendie aurait pu m'être fatal sans la présence de mon voisin de<br />

palier, un étudiant marocain qui avait rapidement alerté les<br />

pompiers. C'était un samedi soir et nous étions probablement les<br />

deux seuls occupants de l'immeuble qui abritait <strong>sur</strong>tout des<br />

locaux administratifs et commerciaux. Les flammes n'avaient pas<br />

franchi le plafond en béton de la cave mais la fumée avait<br />

complètement envahi la cage d'escaliers. Quand enfin l'odeur de<br />

la fumée m'a réveillée, n'ayant pas le téléphone pour appeler qui<br />

que ce soit, je me suis habillée très vite, j'ai pris une lampe<br />

électrique et j'ai voulu descendre. J'habitais au sixième étage,<br />

dans une des chambres de bonne sous les toits. Je peux vous<br />

dire qu'il est impossible de descendre plus de deux étages dans<br />

de telles conditions sans être asphyxié. La fumée rend nulle<br />

toute visibilité et la lumière électrique n'est d'aucune utilité, elle<br />

éclaire sans les percer les épais nuages de fumée et vous ne<br />

distinguez pas l'ombre d'une marche. Impossible donc de dévaler<br />

l'escalier à toute vitesse, difficile aussi de respirer. Je<br />

commençais à me dire que je n'arriverai jamais à m'en sortir<br />

quand j'ai entendu un pompier qui m’a dit de remonter, de<br />

m'enfermer chez moi, calfeutrer les portes, ouvrir les fenêtres et<br />

attendre. Ce que je fis, soulagée et confiante dans ces paroles<br />

dites avec calme.<br />

Pour l'enquête, la police cherchait des pièces à conviction<br />

et des témoignages. Cette enquête n’a d’ailleurs jamais abouti<br />

bien que le coupable soit connu et malgré les promesses d’un<br />

inspecteur qui, son flingue bien en évidence, se prenait pour<br />

Moulin lorsqu’il m’a interrogée dans les locaux du SRPJ, service<br />

70


auquel l’enquête avait été confiée parce qu’il était évident que<br />

l’incendie était criminel. Avant cette visite au SRPJ, deux<br />

inspecteurs se sont présentés chez moi et le plus jeune des deux<br />

m’a fait remarquer, en regardant les portraits au mur, que<br />

j’aimais les vieux. Sur le moment, je m’étais sentie un peu vexée.<br />

Non, je n’aimais pas les vieux, j’aimais la personnalité de chacun<br />

de ces acteurs-là, c’était différent ! D’ailleurs je n'avais jamais<br />

pensé à leur âge et puis mon compagnon de l’époque n’était pas<br />

vieux, j’avais 20 ans et il en avait 30. Sans doute ce policier, qui<br />

devait avoir une quarantaine d’années, se serait-il attendu à voir<br />

chez moi des portraits de Dewaere, Depardieu, Lanvin, Lhermite,<br />

Al Pacino ou De Niro… Il avait eu ensuite une démarche assez<br />

puérile. Comme je peignais, j’avais bien en évidence près d’un<br />

chevalet une bouteille de White Spirit qu’il emporta comme pièce<br />

à conviction éventuelle et peut-être aussi pour m’impressionner.<br />

Le lendemain, il était revenu seul pour me rendre cette bouteille<br />

et tenter un flirt timide qui n’avait rien donné mais qui m’avait<br />

amusée.<br />

La réflexion première de ce policier fut probablement le<br />

germe de la grande découverte, de ma prise de conscience<br />

d'une part de moi-même. Ces acteurs étaient des images de<br />

pères mais je n’y avais jamais pensé. Ça me paraît évident<br />

aujourd'hui mais ça ne l'était pas du tout à l'époque. J’habitais<br />

tout près du commissariat, j’eus l’occasion de croiser souvent<br />

l'autre policier, celui qui n'avait rien dit et j’ai pu constater qu’il<br />

avait une attitude un peu paternelle avec moi. Il devait avoir une<br />

cinquantaine d’années, il avait un nom italien ou corse et je lui<br />

trouvais quelque chose de Lino Ventura. Nous n’échangions que<br />

quelques phrases à chacune de nos rencontres mais il<br />

s’inquiétait de mon avenir. Son attitude m’étonnait un peu mais je<br />

l’acceptais avec plaisir. Il avait compris avant moi et il fut le<br />

premier d’une petite série d’hommes mûrs qui eurent cette<br />

attitude légèrement protectrice, attitude qui ne fut<br />

qu’exceptionnellement teintée de flirt. Pas dans son cas à lui.<br />

71


Amant idéal ou père idéal ?<br />

Robert Mitchum<br />

Comme je l’ai dit, la limite est très difficile à définir entre<br />

une attirance amoureuse que j’éprouverais pour un acteur et le<br />

fait d’en faire l’image du père idéal. Les premiers acteurs qui<br />

m’ont amenée à leur porter un sentiment fort étaient <strong>sur</strong>tout des<br />

séducteurs de l’écran. Robert Mitchum en est peut-être le<br />

meilleur exemple. Cet acteur n’a jamais représenté pour moi<br />

l’image consciente du père. Pourtant, c’est dans La rivière sans<br />

retour que Mitchum m’a d'abord séduite. Dans ce film, le conflit<br />

père fils est aussi profond que l’amour qu’ils éprouvent l’un pour<br />

l’autre. Ce père a été séparé sans le vouloir de son fils et l’enfant<br />

le rejette quand il apprend que son père a tué un homme dans le<br />

dos et a été condamné pour ça. L’enfant devra être amené à<br />

faire le même geste pour ne plus juger son père.<br />

Et puis il y eut le très beau film de Vincente Minnelli Celui<br />

par qui le scandale arrive.<br />

Ce film, pour moi, avait un double intérêt quant au rapport<br />

père enfant.<br />

Dans ce film, Mitchum avait deux fils, dont un illégitime,<br />

joué par le très blond George Peppard , un garçon qu’il n’avait<br />

jamais reconnu, qu'il n'avait jamais traité comme son fils mais<br />

qu'il respectait et qu'il aimait. Il avait un autre fils joué par le très<br />

brun George Hamilton, fils légitime celui-ci, trop gâté, <strong>sur</strong>tout par<br />

sa mère possessive. Finalement, l’amour du premier envers son<br />

père est beaucoup plus fort que celui du second. Un amour<br />

inconditionnel.<br />

72


Hamilton, le fils trop gâté, a une petite amie et la met<br />

enceinte, il n’est pas prêt à l’épouser et la délaisse, situation<br />

dramatique ultra classique qui a alimenté de nombreux scenarii,<br />

pièces et romans même si ce thème a un peu vieilli aujourd'hui.<br />

C’est Peppard qui va épouser la jeune femme et adopter l’enfant.<br />

Dans ce film, je pouvais m'identifier au père et à l'enfant et<br />

<strong>sur</strong> deux niveaux.<br />

Nostalgie du vieux ciné<br />

Je crois aussi que dans ces films des années 50 et 60,<br />

l’acteur principal était souvent un homme de 40 ou 50 ans, voire<br />

plus et l’actrice était généralement beaucoup plus jeune. A part<br />

quelques exceptions, le héros gagnait l’amour de la jeune femme<br />

en la protégeant. C’était assez macho mais ça convenait à<br />

l’épanouissement de mes fantasmes. La protection n'est-elle pas<br />

la principale qualité demandée à un père? Le cinéma<br />

d’aujourd’hui, aux images trop rapides, où les femmes sont<br />

souvent trop masculines dans leurs actions ne me fait pas<br />

souvent rêver, ne m’apporte que rarement le plaisir que je<br />

ressens avec les films des années passées.<br />

Nous sommes passés d’un extrême à l’autre. Le machisme<br />

du héros a fait place au machisme de l’héroïne, je ne vois pas<br />

quel autre adjectif employer pour décrire ces femmes robots et<br />

guerrières qui ont perdu tout romantisme. Je ne pense pas que<br />

ce soit servir l'image de la femme que de lui faire adopter dans<br />

les fictions ce qu'il y a de pire dans le mental masculin : le goût<br />

pour la guerre et la violence. Une des images que je trouve la<br />

plus dégradante pour la femme est celle où on la voit bardée<br />

d'armes à feu de toutes sortes, prête à exterminer la terre<br />

entière. La femme se veut l'égale de l'homme et je suis la<br />

première à revendiquer cette égalité quand elle touche à la vie<br />

sociale ou au développement personnel. Mais je pense que le<br />

mental féminin est de loin supérieur en humanité et en équilibre<br />

au mental masculin. Je préfère donc les hommes qui, tout en<br />

restant masculins, développent sans appréhension ni complexe<br />

leur côté féminin positif aux femmes qui s'abaissent à développer<br />

leur mauvais côté masculin. Ceux qui mettent en scène ces<br />

73


femmes-là pensent que les vêtir et les maquiller de façon sexy et<br />

provocante leur suffit à être féminines. Nous nous retrouvons au<br />

cinéma et à la télévision avec des femmes au comportement plus<br />

macho que certains hommes et je trouve cela désolant.<br />

Présences masculines virtuelles<br />

Toujours est-il que, dans ma conscience, tous ces héros, la<br />

plupart américains, ne comblaient pas un manque paternel, mais<br />

juste le manque du masculin, de la présence de l’homme. Puis<br />

aussi, quand j’arrivais à l’âge où l’envie d’amour romantique et<br />

de sexe s’annonce, les images de l’amant idéal et du père idéal<br />

étaient probablement confondues. En Robert Mitchum, je ne<br />

voyais pas un père, mais un bel animal mystérieux, fort et sexy<br />

qui réveillait mes sens.<br />

Dans mon enfance, il n’y avait pas de cinéma à proximité<br />

du lieu où je vivais. Je ne voyais les films qu’à la télévision.<br />

Quand je quittais mon village pour Limoges, j’avais presque<br />

quinze ans. C’est à Limoges que j’ai commencé à fréquenter les<br />

salles de cinéma et à acheter des revues spécialisées dans le<br />

septième art. Tout mon argent de poche y passait. Je rêvais<br />

d’avoir une salle de cinéma personnelle avec toute une collection<br />

de films. C’était bien avant les magnétoscopes, les DVD et le<br />

home cinéma…<br />

Conjointement au cinéma, j’aimais lire et relire les romans<br />

populaires romantiques du XIXe siècle. Là, je crois que l’amant<br />

idéal et le père idéal se confondaient encore plus. Surtout dans<br />

Le bossu où Lagardère finit par épouser la jeune fille qu’il prend<br />

en charge bébé. Lagardère reste l’un de mes personnages<br />

favoris et Jean Marais qui l’incarna, ainsi que d’autres<br />

personnages romantiques, reste l’un de mes acteurs préférés. Je<br />

n’ai par contre, pas aimé le film assez récent où Lagardère était<br />

interprété par Daniel Auteuil, grand acteur que j’apprécie par<br />

ailleurs beaucoup. Dans cette dernière version<br />

cinématographique, Lagardère n’est quasiment jamais séparé de<br />

la jeune Aurore, cela rend leur relation amoureuse improbable,<br />

elle devient presque incestueuse. Comment un homme qui élève<br />

un bébé comme sa fille sans jamais la quitter pourrait-il en<br />

74


tomber amoureux quand elle devient une jeune femme ? A quel<br />

moment le père peut-il considérer sa fille comme une femme et<br />

non plus comme son enfant?<br />

Dans le roman comme dans le film d'André Hunnebelle<br />

avec Jean Marais, la jeune fille reste plusieurs années en<br />

Espagne, loin de son protecteur. Elle devient une femme hors de<br />

sa présence, ce qui change complètement le rapport entre eux.<br />

C'était juste une petite parenthèse <strong>sur</strong> une adaptation<br />

cinématographique où l’essence même de l’histoire d’origine n’a<br />

pas été respectée. Et pourquoi se sentir obligé, sous prétexte de<br />

modernité, de transformer la fragile et féminine Aurore en jeune<br />

femme maniant l’épée avec dextérité ? Ça n'apportait strictement<br />

rien à l'histoire, au contraire. C'était juste une facilité qui se<br />

voulait commerciale, sans doute.<br />

Par peur d'être déçue, je n'ai pas regardé la toute dernière<br />

adaptation télévisée 13 de ce roman de Paul Féval. Un feuilleton<br />

avait déjà été tourné avec Jean Piat en 1967, version plus fidèle<br />

au roman dans ses péripéties que le film de Hunnebelle. Marcel<br />

Jullian en avait fait l'adaptation et bien sûr, six heures de film<br />

permettent de garder des scènes qu'on ne loge pas dans un long<br />

métrage d'une heure et demie. Mais pour moi Lagardère restera<br />

toujours Jean Marais.<br />

Avec tous ces films, ces feuilletons et ces romans, l’image<br />

paternelle, tout en restant floue et inconsciente, prenait corps<br />

quelque part dans mon esprit. Elle était nourrie de tant d’images,<br />

elle ne demandait qu’à se dévoiler, à se nommer.<br />

Lino Ventura<br />

C’est alors que, par Lino Ventura, j'ai pris définitivement<br />

conscience que je cherchais un papa et il en fut la première<br />

image définie comme telle dans mon esprit conscient.<br />

13 Lagardère (2003) réalisé par Henry Helman avec Bruno Wolkowitch dans le<br />

rôle titre. Je vois mal Bruno Wolkowitch jouer Lagardère, je trouve qu’il manque<br />

de chaleur.<br />

75


Tout en étant un homme séduisant, Lino Ventura se<br />

présentait essentiellement comme ras<strong>sur</strong>ant, fort et tendre. La<br />

Gifle et <strong>sur</strong>tout Les Misérables.<br />

La première image de Lino Ventura qui m’avait marquée<br />

était dans Classe tous risques, le film de Claude Sautet écrit par<br />

José Giovanni. Le truand Ventura pense avant tout à la<br />

protection de ses enfants alors qu’il sait que sa fin est proche et<br />

inéluctable. J’avais été très émue par le jeu de Ventura, par ses<br />

gestes tendres, sa voix, une voix unique, basse, calme et<br />

expressive.<br />

A l’époque, pas de vidéo pour enregistrer le film et le<br />

regarder en boucle ! Alors j’empruntais le livre de Giovanni à la<br />

bibliothèque et tout en le lisant, je revoyais le film et revivais mes<br />

émotions.<br />

Mais je crois que c’est parce que Lino Ventura a<br />

personnalisé Jean Valjean en 1982 que j’ai vraiment compris<br />

quel était mon besoin profond et ce que cet acteur représentait<br />

pour moi. La fresque de Robert Hossein est admirable et Ventura<br />

était Valjean. On n’avait pas l’impression qu’il jouait, il était<br />

Valjean. Il est des personnages qui collent à la peau d’un acteur,<br />

ils sont faits l’un pour l’autre. C’était le cas pour Valjean et<br />

Ventura. Et moi, quelque part, j’étais Cosette. Comme pour<br />

Marais qui reste le Bossu, Valjean restera maintenant pour moi<br />

sous les traits de Ventura. Une version télévisée avec Gérard<br />

Depardieu a été tournée en 2000 par Josée Dayan mais je ne l’ai<br />

pas regardée et ne souhaite pas le faire. J’avais assez été déçue<br />

par le choix de Depardieu dans le Comte de Monte-Cristo, rôle<br />

qui ne lui allait absolument pas. Bien sûr Depardieu/Valjean, ça<br />

collait mieux mais je suis restée <strong>sur</strong> Ventura. J’ai eu à une<br />

époque, à la télévision, l’impression d’une solution de facilité à<br />

tourner des nouvelles versions de ces chefs-d’œuvre de la<br />

littérature populaire : réécriture facile du scénario, succès garanti<br />

de par la popularité de l’œuvre, choix systématique de la même<br />

76


éalisatrice Josée Dayan 14 et de l’acteur principal Gérard<br />

Depardieu et accessoirement de toute la famille Depardieu. Si<br />

Depardieu est un excellent acteur, lui faire endosser la<br />

personnalité mystérieuse, élégante et presque fantomatique de<br />

Monte-Cristo, était tout sauf une bonne idée.<br />

Bref, encore une parenthèse dans mon récit pour revenir à<br />

Lino Ventura dans le rôle de Jean Valjean et de l’impact de ce<br />

film <strong>sur</strong> moi.<br />

Ma relation amoureuse de l'époque était décevante, je<br />

croyais encore que José, l'homme que j'aimais alors ne pouvait<br />

être que le seul homme de ma vie mais notre amour devenait<br />

destructeur et désastreux. J'étais seule comme Cosette. J'aurais<br />

eu besoin de l'épaule d'un homme fort et de sa tendresse pour<br />

<strong>sur</strong>monter mon malaise sentimental. Il m'aurait fallu l'aide d'un<br />

père. Une aide féminine ne m'attirait pas, ne me convenait pas.<br />

Je me confiais peu aux femmes de ma famille qui pourtant<br />

sentaient que mon couple n'allait pas. J'aurais eu beaucoup de<br />

mal à accepter la tendresse physique consolatrice d'une femme.<br />

J'avais vingt-trois ans en 1982 et auparavant, je n'avais<br />

jamais donné une identité réelle à mon papa, il restait sans se<br />

nommer une figure imaginaire et floue. Avec Lino Ventura,<br />

j'entrais dans une nouvelle phase que je n'ai pas encore quittée.<br />

Dans cette nouvelle phase, je garde mon personnage intérieur et<br />

j'éprouve également des sentiments forts envers un acteur à<br />

l’évidente image paternelle. Ces deux états de fait se côtoient<br />

sans jamais s'imbriquer l'un dans l'autre. Jamais le personnage<br />

de mon théâtre mental ne prend les traits de l'acteur choisi. Ces<br />

deux formes d'évasion se complètent et elles se croisent<br />

certainement quelque part mais je ne sais pas exactement à quel<br />

endroit. Mon esprit a sans doute besoin de données compliquées<br />

pour être satisfait.<br />

14 Ils viennent d’ailleurs de remettre ça avec « Les Rois Maudits » que je ne<br />

regarderai probablement pas non plus.<br />

77


Il y a d'un côté un père sans visage qui m'est utile pour<br />

exprimer mes sentiments et ressentiments. De l'autre côté est<br />

une personne bien vivante et bien réelle même s'il elle n'est<br />

aucunement présente dans ma vie physique mais avec lequel je<br />

vis en quelque sorte <strong>sur</strong> un plan astral. Cet homme-là est un<br />

modèle, il me permet de me construire des valeurs et il m’offre<br />

un réconfort permanent par la générosité et la tendresse qu’il<br />

dégage dans les œuvres de fiction. Il n'est pourtant pas un père<br />

spirituel puisque j’éprouve pour lui un désir de tendresse<br />

physique.<br />

Je pense que Lino Ventura était et reste l'une des<br />

représentations idéales et évidentes du symbole paternel et je<br />

suis bien persuadée n'être pas la seule à avoir fait un transfert<br />

<strong>sur</strong> sa personne. Lino Ventura m’a accompagnée longtemps,<br />

jusqu’à sa disparition et un peu au-delà.<br />

Ce jour d’octobre 1987, en fin d'après-midi, je me trouvais<br />

dans une petite bijouterie chinoise de la rue de Rivoli à Paris,<br />

près du quartier Saint-Paul. J’ai entendu, à la radio allumée en<br />

sourdine dans la boutique, la rediffusion du Grand Échiquier de<br />

Jacques Chancel consacré à Lino Ventura. J’ai compris qu’il se<br />

passait quelque chose. J’ai écouté très attentivement, en<br />

essayant d’occulter les conversations des clients et j’ai entendu<br />

la nouvelle : Lino venait de nous quitter, comme ça, sans<br />

prévenir. Je suis rentrée chez moi et j’ai pleuré. Je venais de<br />

perdre mon papa.<br />

Sans doute, à cette époque, mon esprit ne pouvait se<br />

contenter de l’image d’un papa dans lequel je n’avais aucun<br />

espoir, ni réel, ni fictif. Plus possible de le rencontrer dans la vie,<br />

même pour une seconde, même de le croiser dans la rue. Plus<br />

possible de voir un nouveau film, de le revoir à la télé dans une<br />

nouvelle émission.<br />

Si le papa que j’avais choisi ne pouvait jouer, bien sûr, ce<br />

rôle dans la réalité, une part de moi avait sans doute besoin<br />

d’espérer que ce pourrait être le cas et il fallait pour cela qu'il soit<br />

vivant. Toutefois, la certitude profonde restait tout à fait dans les<br />

78


limites de la raison et j’admettais fort bien que le fantasme doit<br />

rester fantasme et ne jamais se réaliser.<br />

Et puis comme je l'ai dit, Lino Ventura était une évidente<br />

représentation de l'image paternelle, ça devenait probablement<br />

trop simple pour moi qui fuit la perfection facile et qui ai besoin<br />

de nouveauté permanente, de <strong>sur</strong>prise et d'originalité.<br />

Il est certain, de plus, que l’amour qu’on porte à un papa<br />

choisi de cette façon n’égale pas l’amour que l’on éprouve pour<br />

une personne avec laquelle on a eu, durant des années, des<br />

contacts physiques, des discussions réelles, une véritable<br />

complicité. Bien que le sentiment ressenti paraisse extrême<br />

quand on le vit, on découvre finalement que ce papa-là n’est pas<br />

aussi irremplaçable. C’est certainement une autre réaction<br />

salutaire de l’esprit.<br />

Et puis peut-être que tout simplement, Lino Ventura n'était<br />

pas le bon. Comme on cherche l'homme de sa vie, je cherchais<br />

le papa de ma vie. Si dans une vie normale, on n’a qu’un seul<br />

véritable papa, on peut par contre, connaître plusieurs fois<br />

l’amour, avec différents partenaires. Le sentiment est différent<br />

chaque fois, mais il est toujours aussi fort. On peut connaître<br />

plusieurs hommes ou femmes de sa vie, une vie souvent<br />

découpée en plusieurs vies différentes les unes des autres. Pour<br />

moi qui avais le droit et le pouvoir de m’attacher à un papa<br />

comme on s’attache à un amoureux, il était facile d’avoir<br />

plusieurs papas de ma vie.<br />

Mon caractère est ainsi fait qu’il me porte naturellement<br />

vers l’espoir et non le désespoir, vers la vie et non la mort, vers<br />

mon demain et non mon hier. Même si le désespoir, la mort et le<br />

passé restent toujours présents en toile de fond.<br />

Je m’installais dans une sorte de deuil de mon premier<br />

papa d’adoption. Au début, l’attachement s’est même renforcé.<br />

Mais je pense que bien peu de temps après la nouvelle de la<br />

mort de Lino Ventura, mon esprit s’employa inconsciemment à<br />

me donner un papa vivant mais aussi et <strong>sur</strong>tout un papa plus<br />

79


élaboré, à la nature plus complexe. Il a fallu plusieurs années<br />

avant que ce ne soit effectif et que mon conscient ne<br />

reconnaisse le papa suivant. Il s’imposera en 1995.<br />

80


Trio gagnant<br />

Comment le choix se fait-il ?<br />

En fait, je ne choisis pas mon papa virtuel. Il s’impose à<br />

moi. Il émerge un jour, sans prévenir, au détour d'une scène d'un<br />

film ; scène que je ne vois pas obligatoirement pour la première<br />

fois mais qui, à ce moment-là, me frappe.<br />

Je suis quelqu'un qui ne connaît pas la vitesse. Je prends<br />

mon temps pour tout, les gens pressés me stressent et je les<br />

évite, en tous cas, je ne les suis pas. Même en quinze ans de vie<br />

parisienne, je n'ai jamais couru pour attraper un métro ou un bus.<br />

Comme la tortue de La Fontaine, je pars à point et même en<br />

avance pour avoir le plaisir de prendre mon temps. Étant donc<br />

une personne pour qui le temps se déroule lentement, l'évidence<br />

qu'un père vient de s'imposer à ma conscience est un processus<br />

qui s'établit <strong>sur</strong> une très longue période. Souvent plusieurs<br />

années. Beaucoup ont commencé la course, mais seulement<br />

trois acteurs l’ont terminée : Lino Ventura, Brian Keith et Bruno<br />

Crémer, mon dernier papa.<br />

Une image conservée<br />

Il faut, bien sûr et cela paraît peut-être évident, que<br />

l’homme me séduise d'abord dans un rôle, que je tombe, d’une<br />

certaine façon, amoureuse de son personnage. Et à ce momentlà,<br />

le sentiment est essentiellement romantique et pas du tout un<br />

sentiment de fille à père.<br />

Pour Lino Ventura, c’était dans Classe tous risques dont<br />

j’ai déjà parlé un peu plus haut.<br />

Pour Brian Keith, il me restait une image de Reflets dans<br />

un œil d’or. Ce film de John Huston, adapté d’une nouvelle de<br />

Carson McCullers, est une histoire assez singulière où les<br />

81


sentiments entre les personnages sont tous un peu particuliers.<br />

Je n’ai pas en tête les noms de ces personnages, aussi je les<br />

présenterai sous le nom de leur interprète respectif. Marlon<br />

Brando est un militaire marié à Liz Taylor mais le couple va mal.<br />

Il est extrêmement renfermé, elle est alcoolique et a un amant :<br />

Brian Keith qui lui est marié à une femme aux idées mystiques,<br />

merveilleusement bien jouée par l’excellente Julie Harris 15 .<br />

Brando ressent pour la première fois un sentiment très fort pour<br />

un homme, un jeune soldat qui, lui, est attiré en secret par la<br />

femme de Brando. Brian Keith protège constamment sa femme<br />

contre elle-même à cause de ses tendances suicidaires. L’image<br />

qui m’était restée de ce film m’est revenue des années plus tard<br />

lorsque je me suis intéressée à Brian Keith. C’était la scène ou<br />

Keith, parce qu'il a peur qu'elle les utilise pour se blesser<br />

volontairement, soustrait discrètement une paire de ciseaux à la<br />

vue de sa femme. Il cache les ciseaux derrière son dos et sort de<br />

la pièce à reculons sans rien dire. Qu’est-ce qui a fait que cette<br />

scène, forte en soi mais pas plus que des tas d'autres scènes,<br />

m’est restée ? Je ne sais pas. La détresse qu'on lisait <strong>sur</strong> le<br />

visage du personnage et son action protectrice ? Il fallait, en tous<br />

cas, que l’acteur soit très bon pour m’impressionner à ce point.<br />

Et il l’était. Brian Keith, tout comme Lino Ventura et Bruno<br />

Crémer était de ces acteurs capables d'exprimer une émotion<br />

très forte sans bouger, sans parler : ils savent faire passer<br />

l’émotion à travers l’écran en semblant ne rien faire. Ce sont les<br />

comédiens de ce type qui m'émeuvent le plus. Je n'apprécie que<br />

peu les acteurs dramatiques trop démonstratifs. C'est assez<br />

bizarre, peut-être, mais je ressens plus l'émotion chez une<br />

personne qui la contient que chez une personne qui l'extériorise,<br />

que ce soit au cinéma ou dans la vie. Dans la comédie, c'est<br />

différent, l'exubérance et l'exagération peuvent me plaire, si<br />

l'acteur est bon. J'adore, par exemple, Louis de Funès qui, sous<br />

des dehors gesticulants, était pudique et réussissait aussi à<br />

15 Un très beau film à voir dont Julie Harris est le personnage central : La<br />

maison du Diable (The Haunting), réalisé par Robert Wise sans aucun « effet<br />

spécial » ou presque en 1963 avec également Claire Bloom. Un remake inutile<br />

et très loin d’avoir la puissance de l’original a été tourné en 1999 avec<br />

Catherine Zeta-Jones (qui reprend le rôle de Claire Bloom) et Liam Neeson.<br />

82


m'attendrir. La scène la plus émouvante qu’il ait jouée, selon moi,<br />

est dans La soupe aux choux. Les extra-terrestres, par<br />

l’intermédiaire de Jacques Villeret, lui ont rendu sa femme mais<br />

telle qu’elle était à ses vingt ans. Bien entendu, elle ne peut<br />

rester vivre près de son mari qui a maintenant cinquante ans de<br />

plus qu’elle, elle rencontre un jeune homme et part avec lui. A ce<br />

moment-là d’ailleurs, le personnage agit plus comme un père<br />

que comme un mari. La scène ou De Funès rentre chez lui, le<br />

dos courbé, vieilli, alors qu’il laisse voler sa Francine vers son<br />

indépendance, est très touchante. De Funès réussit l’exploit de<br />

faire passer une émotion palpable, de loin et de dos, juste par sa<br />

démarche et un petit mouvement de la main vers son visage qui<br />

laisse supposer qu’il écrase une larme. Chaque fois que je revois<br />

ce film, cette scène me bouleverse. Dommage que Louis de<br />

Funès n’ait pas voulu ou qu’on ne lui ait pas donné une véritable<br />

occasion, il aurait pu jouer la tragédie. Louis de Funès, dans un<br />

genre différent du père qui m’attire, offre également une image<br />

paternelle très satisfaisante.<br />

Je pense que la première fois que Bruno Crémer m’a<br />

vraiment touchée, c’était dans Josepha. Je n’avais pas souvenir<br />

d’une scène plus marquante qu’une autre, mais plutôt de la<br />

présence ras<strong>sur</strong>ante dégagée par Bruno Crémer <strong>sur</strong> l’ensemble<br />

des scènes dans lesquelles il joue. Josépha, incarnée par Miou-<br />

Miou se trouve dans une période très perturbée de sa vie, son<br />

métier d’actrice ratée ne la satisfait pas, elle ne se sent plus en<br />

osmose avec son mari (Claude Brasseur). Et elle rencontre cet<br />

homme calme et fort qui lui propose une vie saine et simple,<br />

exempte de tout souci matériel. Séduisant et protecteur. La<br />

protection, encore une fois. Mais la protection offerte simplement,<br />

sans contrainte, cet homme ne s'impose pas à Josepha, il se<br />

propose, il attend qu’elle prenne possession de ce qu’il lui offre.<br />

Quand j'ai commencé l'écriture de ce livre, je n'avais pas<br />

revu Josepha depuis longtemps. Je viens de le revoir et je peux<br />

facilement comprendre pourquoi le personnage interprété par<br />

Bruno Crémer m'avait tellement séduite. Comme je le disais<br />

avant d'avoir revu ce film, Régis (Bruno Crémer) ne s'impose pas<br />

à Josepha. Il commence par lui apporter son aide dans une<br />

83


circonstance banale de la vie : une panne de voiture. Il s'attache<br />

très vite à elle mais respecte complètement son indépendance, il<br />

n'essaie pas de s'approprier la jeune femme. Quand plus tard,<br />

Josepha quitte son mari et qu’elle est déçue par l'attitude de sa<br />

copine (Catherine Allegret) chez laquelle elle s'est installée, elle<br />

n’a qu’une solution. En pleine nuit, elle appelle Régis au secours<br />

et il va la traiter comme une amie et non comme une amante<br />

qu'elle est pourtant déjà. Il sait qu'elle ne l'a appelé que parce<br />

qu'elle ne savait pas où aller, qu’elle n’est pas venue par une<br />

impulsion amoureuse mais par nécessité. Régis l'installe dans<br />

une chambre seule, il veut que la proposition vienne de Josepha<br />

et qu'elle ait le choix de continuer à l'aimer ou non. C'est une<br />

attitude respectueuse et délicate que je ne crois pas que<br />

beaucoup d'hommes auraient réellement. La scène où Josepha,<br />

le lendemain matin, devra faire les premiers pas vers Régis,<br />

silencieux, est très intense, très émouvante. C'est probablement<br />

cette scène-là qui m'avait laissé un souvenir tendre et fort de<br />

Bruno Crémer dans ce film. Comme pour l'image de Brian Keith<br />

gardée de Reflets dans un œil d'or, cette image mémorisée de<br />

Bruno Crémer n'avait rien de paternel, elle était toute<br />

romantique. L'homme m'avait séduite. Le père peut-être un peu<br />

aussi puisque dans le film, Régis a une fille adolescente avec<br />

laquelle il semble très complice.<br />

Bruno Crémer est un acteur qu’il me semble avoir toujours<br />

connu. Depuis la première diffusion de La bande à Bonnot à la<br />

télévision probablement, un film et un personnage restés dans la<br />

mémoire du public. Pourquoi ce sentiment fort à son égard n’a-t-il<br />

éclos que tout récemment ? Mystère !<br />

Germination et éclosion<br />

Cette première fois reste en général enfouie dans ma<br />

mémoire pendant plusieurs années et le souvenir ne m’en revient<br />

que lorsque, à nouveau, souvent dans un autre film, l’acteur ou<br />

plutôt l’association de l’acteur et de son personnage à l’écran me<br />

séduit.<br />

Au tout début, donc, aucune image paternelle, mais un<br />

homme qui m’émeut. Des dizaines d’acteurs m’ont émue dans<br />

84


un rôle ou un autre, des dizaines d’acteurs m’ont séduite.<br />

Pourquoi seulement ces trois artistes ont, <strong>sur</strong> le temps et chacun<br />

à leur tour, tenu le rôle involontaire du père que je n’ai jamais<br />

eu ?<br />

Il est fort probable que ces acteurs rassemblent à la fois<br />

des traits de caractère qui me ressemblent, d’autres que<br />

j’aimerais avoir et d'autres encore que je prête à celui qui<br />

représente le père idéal. Ce père idéal se doit de posséder ce<br />

qui, selon des critères purement personnels, en fait un homme à<br />

ma convenance : puissance physique, lenteur du geste, pudeur,<br />

intériorité, comportement attentif et chaleureux envers les<br />

enfants et les animaux, amour de la bonne chère. Ce dernier trait<br />

de caractère bon vivant compense indispensablement l’intériorité<br />

de la personne. Avec la force physique, c’est un des éléments<br />

nécessaires pour que je m’attache : mon papa d’adoption doit<br />

être une force de la nature et un bon vivant, ce qui va souvent de<br />

pair, d’ailleurs. Et il faut aussi, bien entendu, que je ressente une<br />

forme d’intelligence et de sensibilité compatible avec la mienne.<br />

Certains de ces éléments sont faciles à percevoir dans les<br />

films. Lorsqu’on s’intéresse à un acteur, on voit et revoit nombre<br />

des personnages qu’il a incarnés, on remarque certains gestes<br />

qui restent les mêmes quel que soit le rôle. On note les<br />

expressions du visage qui n’entrent pas dans le caractère du<br />

personnage interprété mais qui relèvent vraisemblablement de la<br />

personnalité réelle de l’acteur. Si on parvient en plus à voir,<br />

entendre ou lire quelques interviews, les impressions se<br />

confirment. Aujourd'hui, la vidéo nous procure une facilité<br />

d'observation non bridée. Arrêts <strong>sur</strong> image, vision répétée des<br />

scènes marquantes nous permettent de vérifier une première<br />

impression, de déceler de nouveaux détails. La découverte de la<br />

personnalité d’un acteur est une sorte d’enquête de longue<br />

haleine qui permet de mettre en forme un puzzle auquel il<br />

manquera toujours des pièces et qui en comporte aussi quelques<br />

autres qui ne s’intégreront jamais parfaitement.<br />

L’homme se trahit d’autant plus que, comme Bruno Crémer<br />

dans Maigret ou Brian Keith dans Cher Oncle Bill ou plus tard<br />

85


dans Hardcastle & McCormick, le personnage interprété finit par<br />

fusionner quelque peu avec l’interprète. Je suis persuadée que le<br />

transfert n’aurait jamais eu lieu si je ne m’étais d’abord attachée<br />

à Maigret ou à Oncle Bill. Pour Ventura, c'était plus simple.<br />

Comme le Gabin deuxième période, Ventura ne jouait pas, il<br />

vivait des situations différentes en interprétant quasi toujours le<br />

même personnage. Ventura était transparent, sans <strong>sur</strong>prise.<br />

C'est sans doute pour cette raison qu'il ne pouvait tenir<br />

longtemps le rôle paternel que je lui attribuais. L'étendue des<br />

personnages que sont capables d'interpréter Brian Keith ou<br />

Bruno Crémer me donne l'occasion de découvrir des acteurs à<br />

plusieurs facettes, plus complexes, plus imprévisibles et donc<br />

plus intéressants. Tous deux ont pu jouer le plus doux ou le plus<br />

cruel, le plus équilibré ou le plus perturbé des hommes. Mon<br />

esprit s'élargissant et s'étoffant avec l'âge, il était normal, je<br />

pense, que je n'en sois pas restée à une image classique et<br />

limitée du père. Il me fallait ajouter au sentiment simple de<br />

sécurité offert par le père, des éléments intellectuels plus<br />

complexes et plus difficiles à cerner.<br />

Pour moi, le geste est important, les petits gestes qu’on<br />

retrouve d’un rôle à l’autre, les expressions faciales, les regards,<br />

les mains aussi. Les mains sont probablement les plus parlantes.<br />

Je suis séduite par une main forte et lourde qui effleure ou<br />

caresse les objets, comme un verre <strong>sur</strong> une table par exemple, je<br />

ressens la timidité, la réserve de la personne dans ce geste et<br />

une certaine sensualité. C’est ce genre de détails que j’observe<br />

après qu’un acteur m’ait interpellée, ce sont ces petits gestes qui<br />

me font le situer, le ressentir dans ce qu'il est en tant qu'être<br />

humain. Avec toutes les possibilités d'erreurs que cela<br />

représente, bien sûr. Mais ces erreurs sont-elles vraiment un<br />

souci pour moi?<br />

Brian Keith<br />

Si tous les francophones connaissent Maigret, tous ne se<br />

souviennent pas de la série Cher Oncle Bill. Cette sitcom<br />

américaine a été tournée entre 1966 et 1971. Bill Davis (Brian<br />

Keith), un célibataire endurci, riche et séducteur, se retrouve<br />

avec ses trois neveux <strong>sur</strong> les bras, suite au décès de leurs<br />

86


parents. La série est traitée de façon extrêmement positive,<br />

l’oncle prend à cœur son rôle de substitut paternel et fait le<br />

maximum pour les enfants, quitte à y perdre parfois des<br />

opportunités sentimentales ou professionnelles. J’avais d’abord<br />

vu cette sitcom dans les années 80, mais à ce moment-là, si<br />

j’avais déjà remarqué l’acteur, je n’avais pas effectué le transfert<br />

paternel. Ce n’était sans doute pas le moment et puis à cette<br />

époque, j’avais Lino Ventura. C’est quand j’ai revu Cher Oncle<br />

Bill en 1995 que le déclic s’est produit. A ce moment-là, j’étais<br />

(encore) dans une phase de dépression sentimentale. Mes<br />

problèmes amoureux me mettaient à nouveau en état de forte<br />

demande affective.<br />

Cette série de près de 170 épisodes diffusés chaque soir<br />

m’a donné l’impression de vivre les moments d’enfance que je<br />

n’avais pas eus. J’ai cru me reconstruire une enfance idéale,<br />

avec la tendresse, l’éducation, la facilité de communiquer. J'avais<br />

un besoin journalier et presque maladif de regarder cette série.<br />

J'avais commencé à enregistrer les épisodes et par le biais<br />

d'Internet, je me les suis procurés en version originale anglaise<br />

ou j'avais le plaisir d'apprécier la véritable voix de Brian Keith. La<br />

voix d'un acteur étant d'une grande importance quand il s'agit,<br />

non plus seulement de se laisser porter par une histoire, mais<br />

d'apprécier la personnalité et le jeu d'un comédien.<br />

Tout naturellement, Bill Davis est devenu le père parfait et<br />

j’ai cherché à connaître l’interprète : Brian Keith. Dans cette<br />

série, contrairement à d’autres comme La petite maison dans la<br />

prairie par exemple, les enfants sont des enfants avec des<br />

défauts normaux d’enfant. Ils ne cherchent pas à être parfaits et<br />

on ne le leur demande pas. Aucune religion restrictive n’intervient<br />

dans leur éducation. Leur oncle-papa n’est pas non plus exempt<br />

de défauts. Je pense que cette famille au comportement<br />

normalement humain pouvait me séduire justement parce que<br />

personne n’y était un modèle de vertu ou de bonne conduite et<br />

chacun essayait tout au plus, de vivre en bonne entente avec<br />

soi-même et le reste du monde.<br />

87


Déjà, quand j'étais petite, Camille et Madeleine, les petites<br />

filles modèles de la Comtesse de Ségur m'agaçaient avec leur<br />

humeur toujours égale, leur gentillesse affectée, leurs qualités et<br />

leur absence totale de défauts, je leur préférais l'intrépide et<br />

capricieuse Sophie, bien plus vivante. J'adhère peu aux séries<br />

américaines ou les bons sentiments sont exacerbés, ou l'on veut<br />

nous faire croire que le bonheur est dans le respect de concepts<br />

bien-pensants réducteurs. Pas un écart de langage ou d'action<br />

mais une politesse révérencieuse qui me mettent mal à l'aise. Je<br />

préfère l'honnêteté d'accepter ses petits défauts plutôt que<br />

l'hypocrisie de croire et faire croire qu'on en est exempt. « Les<br />

gens parfaits sont des emmerdeurs » disait Louis de Funès dans<br />

Un grand seigneur 16 , un film délicieusement immoral dont Michel<br />

Audiard avait signé les dialogues. Ce fut d’ailleurs l’habileté,<br />

consciente ou non, de Laura Ingalls 17 , auteur des romans de la<br />

série La Petite Maison dans la Prairie, de se décrire comme la<br />

seule personne un peu rebelle de toute cette famille. Laura<br />

Ingalls présente, hypocritement ou non, tous les membres de sa<br />

famille comme étant des gens parfaits. Elle fait mine d’être<br />

honnête <strong>sur</strong> elle-même et se présente comme une fillette loin<br />

d’être aussi irréprochable que les autres mais qui a bon cœur.<br />

Elle vole ainsi la vedette de son récit et apparaît comme la<br />

personne la plus vivante et la plus digne d’intérêt alors que sa<br />

sœur Marie est ennuyeuse à mourir.<br />

Un papa idéal<br />

Un père délicat, attentif, doux mais pas parfait et qui,<br />

indulgent, ne demande pas la perfection à ses enfants, voilà<br />

donc ce qui me convenait dans Cher Oncle Bill.<br />

16<br />

Ce film est aussi connu sous le titre Les bons vivants. Un film de 1965 réalisé<br />

par Georges Lautner avec Bernard Blier, Louis de Funès, Mireille Darc, Jean<br />

Richard, Bernadette Lafont, Jean Carmet, Jean Lefebvre, Darry Cowl, etc.…<br />

17<br />

En 1932, Laura Ingalls Wilder publie à 65 ans un premier roman qui retrace<br />

la vie de sa famille dans les années 1870. Elle écrira la saga de cette famille en<br />

8 volumes. Son œuvre, véritable témoignage historique, sera traduite dans 40<br />

langues.<br />

88


Dans la deuxième grande série jouée par Brian Keith : Le<br />

juge et le pilote, il est le juge Hardcastle qui prend McCormick,<br />

un ancien petit délinquant, sous sa protection. Hardcastle qui a<br />

un sale caractère, se conduit vite en père vis à vis de son<br />

protégé, à l’humeur pas toujours facile non plus. Brian Keith avait<br />

environ soixante ans et était extrêmement séduisant dans ce<br />

rôle. Il s'y permettait plus d'exubérances que dans Cher Oncle<br />

Bill.<br />

Pendant plusieurs années, j’ai collectionné les cassettes<br />

vidéo et les articles de magazines américains concernant Brian<br />

Keith, ces recherches étant grandement facilitées par Internet.<br />

J’ai découvert un acteur au parcours très complet, aux<br />

possibilités de jeu très étendues et je me suis mise à l’apprécier<br />

en dehors de ces séries. Ce n'est que bien plus tard, en revoyant<br />

Reflets dans un œil d’or, que je me suis souvenue du germe, de<br />

l’image floue que j’avais gardée de lui dans ce film avec Marlon<br />

Brando et Elizabeth Taylor dont j'ai parlé plus haut.<br />

Mes recherches ont débouché <strong>sur</strong> la création, en 1995,<br />

d’un site Internet consacré à Brian Keith. Il n’en existait pas<br />

d’autre. Parce que cet acteur était très peu connu en France et<br />

aussi parce qu'à cette époque, le français était peu utilisé <strong>sur</strong> le<br />

net, je créais le site en anglais, ce qui l'ouvrait d'ailleurs à un<br />

public assez large.<br />

Et parce que Brian Keith avait tenu bon nombre de rôles<br />

aux côtés d’enfants, j’accentuais <strong>sur</strong> mes pages l’image<br />

paternelle que donnait cet acteur.<br />

La presque rencontre<br />

Ma récompense fut que Brian fut amené à visiter le site<br />

que j’avais crée pour lui et qu’il m’en remercia.<br />

Il commença par signer mon livre d'or (guestbook), ce qui<br />

se fait beaucoup <strong>sur</strong> le net. Voici ses paroles exactes :<br />

Well hello Michele. It's good to know that there is at least<br />

one person in the world that likes my work. I am not saying you<br />

89


are right, that it's likable. But darlin' its just a job. Ok so many,<br />

many jobs. Too many to count. Your pages are great and now I<br />

plan to send possible directors and casting agents to your web<br />

page if they don't know my work. Some really don't, I guess that's<br />

a sign that either they are too young or I'm too old. Well take care<br />

and bye for now. Your Friend Brian Keith.<br />

P.S. I was told by a mutual friend that your friends call you<br />

Mimi so thanks again Mimi.<br />

Ce qui peut se traduire par 18 :<br />

Eh bien, bonjour Michèle. C'est bon de savoir que mon<br />

travail intéresse au moins une personne dans le monde. Je ne<br />

dis pas que tu aies raison, mais que c'est sympathique. Mais ma<br />

chère, c'est juste un travail. D'accord, tant et tant d'emplois : Trop<br />

pour compter. Tes pages sont super et maintenant je pense que<br />

je pourrai envoyer de possibles réalisateurs et directeurs de<br />

casting vers ton site s'ils ne connaissent pas mon travail.<br />

Quelques-uns ne me connaissent vraiment pas, je pense que<br />

c'est le signe que, soit ils sont trop jeunes soit je suis trop vieux.<br />

Bon, fais attention à toi et au revoir pour le moment. Ton ami<br />

Brian Keith.<br />

P.S. J'ai appris par des amis communs que tes amis<br />

t'appelaient Mimi, alors merci encore Mimi.<br />

Sympathique, modeste, charmant. Vous pensez bien que<br />

mon site avait tout à coup pris de la valeur aux yeux des fans de<br />

Brian Keith qui étaient nombreux (<strong>sur</strong>tout nombreuses) aux<br />

États-Unis mais aussi en Allemagne et en Italie 19 . Brian et moi<br />

avons échangé quelques emails privés et il m’envoya une longue<br />

lettre qui décrivait <strong>sur</strong>tout ses débuts à la télévision et sa<br />

rencontre avec J.F. Kennedy, Irlandais d’origine comme lui.<br />

18<br />

J'ai choisi délibérément le tutoiement pour la traduction, c'est ainsi que<br />

j'assimilais les phrases de Brian Keith, par le tutoiement et c'est aussi en le<br />

tutoyant que, en esprit, je m'adressais à lui en anglais.<br />

19<br />

Bruno Crémer a, lui aussi de nombreux fans en Allemagne et en Italie…<br />

Coïncidence ?<br />

90


La fin d’un cycle<br />

Malheureusement, Brian est mort en juin 1997, à 77 ans,<br />

peu de temps après m’avoir envoyé cette lettre, c'était juste une<br />

semaine avant la disparition de Robert Mitchum. Les<br />

circonstances du décès de Brian Keith portaient aux<br />

commentaires négatifs. Il s’était suicidé par balle deux mois<br />

après sa plus jeune fille Daisy. Étant de confession catholique et<br />

pratiquant, son suicide <strong>sur</strong>prenait <strong>sur</strong>tout les Américains qui<br />

conçoivent difficilement qu’une religion ne soit pas suivie au pied<br />

de la lettre. Le prêtre avait été moins regardant puisque Brian<br />

Keith bénéficia d’une cérémonie religieuse pour ses obsèques.<br />

Mon site web était devenu l’endroit où les gens venaient<br />

chercher les raisons du scandale, pourquoi Daisy s'était-elle<br />

suicidée? Pourquoi son père avait-il fait de même? Comment?<br />

Etc.<br />

Le peu que je savais et qui m’était communiqué par un<br />

couple d’amis de Brian Keith n’avait pas à être divulgué. D’autant<br />

plus que la vie de cet acteur n’avait jamais alimenté les gazettes,<br />

sauf peut-être quand il s’est marié, à la fin des années 60, avec<br />

une jeune actrice Hawaiienne d’origine chinoise, d’environ vingtcinq<br />

ans sa cadette. Si la différence d’âge choquait finalement<br />

peu, les mariages mixtes, par contre, étaient plutôt rares et pas<br />

toujours bien vus aux États-Unis à l’époque.<br />

A la mort de Brian, Fred Tasker, un journaliste américain,<br />

m’avait contactée et avait fait un papier concernant mon site<br />

web, m’interviewant par téléphone. Ce fut une expérience assez<br />

originale. Je ne m'attendais certes pas, en créant un site <strong>sur</strong><br />

l'acteur que j'aimais, à ce qu'un journaliste me téléphone un jour<br />

de Miami pour écrire un article de deux pages dans un journal<br />

américain 20 avec ma photo en prime. Mon quart d’heure de gloire<br />

comme aurait dit Warhol. J’aurais préféré que ça arrive pour<br />

d’autres raisons. Quelque neuf milles personnes ont, en<br />

quelques jours, visité mes pages pour rendre un dernier<br />

20 Beyond TV's `Family Affair. . . Popular site in cyberspace details late actor’s<br />

legacy - By Fred Tasker - Miami Herald - June 30, 1997<br />

91


hommage à Brian Keith, mais beaucoup étaient <strong>sur</strong>tout venus<br />

pour connaître les dessous de sa mort. Même Fred Tasker<br />

m'avait demandé ce que je pensais de ce suicide et, comme<br />

aurait pu le faire le commissaire Maigret, j'avais répondu que je<br />

n'en pensais rien.<br />

J’ai fini par ne plus répondre aux emails, par fermer le<br />

forum de discussion et par supprimer le site quelques mois après<br />

le décès de Brian. Aux États-Unis, Brian Keith était un acteur très<br />

populaire. Il avait été l’acteur favori de Walt Disney pour lequel il<br />

avait tourné pas moins de huit films dans les années 60 (films<br />

que, curieusement, nous ne voyons jamais en France, pourtant<br />

certains sont plutôt bons). Disney considérait Brian Keith comme<br />

le meilleur acteur qu’il n’ait jamais employé. Brian Keith avait été<br />

le héros d’autant de séries 21 dont la première dans les années<br />

cinquante Crusader qui, il faut bien le reconnaître, était au départ<br />

une série de propagande anti-communiste puis évolua en une<br />

série d’aventures policières plus classiques. Il avait joué dans de<br />

nombreuses pièces de théâtre et participé à plus d’une centaine<br />

de films et téléfilms, comme premier ou, le plus souvent, second<br />

rôle.<br />

J’ai longtemps correspondu par courrier postal avec le<br />

meilleur ami de Brian Keith, un colonel retraité des Marines qui<br />

vivait à Hawaï. Notre correspondance a graduellement cessé.<br />

Nous avons échangé une bonne trentaine de lettres.<br />

21 Crusader (1955) - The Westerner (1960, de Sam Peckinpah qui engagera<br />

également Keith quand il réalisera son tout premier film The Deadly<br />

Companions avec Maureen O’Hara en 1961) - Family Affair (1966-1971, Cher<br />

Oncle Bill) - The Brian Keith Show (1972, dans ce show jouait également<br />

Victoria Young, la femme de Brian, le show était entièrement tourné à Hawaï<br />

avec des acteurs hawaïens) - The Zoo Gang (1974, une série de seulement 6<br />

épisodes qui se déroulait en France, à Nice et avait pour héros un groupe de<br />

personnes ayant été membres de la Résistance en France) - Archer (1975, ce<br />

héros policier avait été interprété par Paul Newman au cinéma) - Hardcastle<br />

and McCormick (1983-1986, Le Juge et le Pilote) - Pursuit of Happiness<br />

(1987-1988) - Heartland (1989, dans ce show, Daisy Keith, fille de Brian jouait<br />

le rôle de sa petite-fille) - Walter and Emily (1991, un sitcom avec pour héros<br />

un couple âgé, série un peu comparable à notre Maguy)<br />

92


J’ai gardé un sentiment très affectueux pour Brian Keith et<br />

j’ai une collection quasi-complète de ses films et séries, y<br />

compris des introuvables datant des débuts de la télévision<br />

quand les fictions était jouées comme au théâtre et filmées en<br />

direct. Mais il y a longtemps que je n’ai pas revu un épisode de<br />

Cher Oncle Bill.<br />

Le contact que j’ai finalement établi avec Brian Keith,<br />

rencontre inachevée puisque restée à distance, m’a permis de<br />

constater que mon sentiment pour lui avait deux faces. D’un côté<br />

mon sentiment filial pour l'image que présente l'acteur à l'écran<br />

et de l’autre mon sentiment d'admiration pour la personnalité de<br />

l'homme et son travail. Il y a tout de même une sorte de<br />

confusion dans mon esprit entre toutes ces images attachées à<br />

un seul homme : l'acteur, l'être humain qu'il est supposé être,<br />

l'homme physiquement séduisant, l'icône paternelle.<br />

Quand j'ai échangé le premier email avec Brian Keith, je<br />

n'ai jamais pensé que j'avais enfin rencontré mon père ou même<br />

un père. Dans nos discussions et dans celles que j'ai eues<br />

ensuite avec le Colonel, le transfert précis que je faisais <strong>sur</strong><br />

l'acteur n'a jamais été évoqué. Je n'en ai jamais éprouvé ni le<br />

besoin ni l'envie. Les discussions entre Brian et moi semblaient<br />

aller de soi, comme si nous nous connaissions depuis<br />

longtemps, il finissait un email en me disant, par exemple, qu'il<br />

allait faire un barbecue et ouvrir une bonne bouteille de vin<br />

rouge. Il n'y eut donc pas de malaise, ni de mon côté, ni du sien.<br />

Si Brian n'était pas mort si tôt, je ne sais pas vers quoi notre<br />

relation aurait évolué mais je crois que l'admiration pour l'acteur<br />

et l'amitié pour l'homme auraient supplanté le transfert affectif de<br />

type filial initial.<br />

Et c'est finalement ce qui s'est passé puisqu'une autre<br />

image paternelle a émergé un peu plus tard.<br />

Bruno Crémer<br />

C’est assez récemment, en achetant mon premier coffret<br />

Maigret que j’ai réalisé que Bruno Crémer était devenu l’élu.<br />

J’aurais peut-être pu le penser dès Noce Blanche, mais le déclic<br />

93


ne s’était pas produit, l’image paternelle n’étant pas nette dans<br />

ce film où le professeur agit d’abord comme un père mais devient<br />

vite un amant. J'étais, au moment de la sortie de ce film dans<br />

une période vide d'image paternelle. Lino Ventura s'était déjà<br />

estompé et Brian Keith ne s'était pas encore manifesté. Après<br />

avoir vu Noce Blanche, je n’arrivais pas à m’en détacher et je<br />

suis allée le revoir plusieurs fois de suite dans les salles<br />

parisiennes 22 . Plus tard j’ai acheté la cassette vidéo dès sa<br />

parution et enfin le DVD. Noce Blanche est un des films auxquels<br />

je suis le plus attachée, bien que je ne me sois jamais identifiée<br />

au personnage interprété par Vanessa Paradis. J'étais allée voir<br />

le film pour Bruno Crémer qui faisait partie des acteurs qui me<br />

séduisaient et non pour Vanessa Paradis, et même je crois en<br />

dépit de sa présence dans le film. Puis, en voyant cette toute<br />

jeune femme dans Noce blanche, j'avais été impressionnée par<br />

son naturel et sa présence. Son comportement d’adulte la place<br />

aujourd'hui parmi les gens que je respecte alors qu'à l'époque je<br />

la voyais seulement dans les rangs de ces stars toutes faites,<br />

capricieuses et éphémères. En ce qui la concerne, je me<br />

trompais.<br />

22<br />

Quelques rares films m'ont produit cet effet :<br />

- Les Misérables de Robert Hossein avec Lino Ventura, Jean Carmet et Michel<br />

Bouquet (1983)<br />

- Carmen de Francesco Rosi avec Placido Domingo, Julia Migenes et Ruggero<br />

Raimondi (1984)<br />

- Le Ventre de l'Architecte de Peter Greenaway avec Brian Dennehy, Chloe<br />

Web et Lambert Wilson (1987)<br />

- La Légende du Saint Buveur de Ermanno Olmi avec Rutger Hauer, Anthony<br />

Quayle et Sandrine Dumas (1988).<br />

Quand un film m'accrochait de cette façon, j'allais le voir régulièrement jusqu'à<br />

ce qu'il ne soit plus diffusé dans aucune salle parisienne. Je me suis retrouvée<br />

parfois dans des salles minables qui étaient les dernières à garder le film à<br />

l'affiche. J'ai eu un mal fou à trouver La Légende du saint Buveur en DVD, et<br />

encore, je ne l'ai eu qu'en version française.<br />

94


Noce blanche<br />

Avec ce film Noce blanche, j'étais complètement sous le<br />

charme de Bruno Crémer, sous son charme d’homme, pas de<br />

père. Charme qui avait été rompu à l'époque par un autre film A<br />

coups de crosse 23 que j'étais allée voir pour lui et que je n'avais<br />

pas aimé du tout. A coups de crosse était un film antérieur à<br />

Noce Blanche mais je suppose qu'on avait ressorti en salles le<br />

premier à cause du succès du second. Qui sait, si je n'étais pas<br />

allée voir cet autre film, j'aurais peut-être dès cette époque,<br />

approfondi mes recherches <strong>sur</strong> la carrière de Bruno Crémer.<br />

Je pense aussi que l’image paternelle émanant de Bruno<br />

Crémer ne pouvait pas se préciser pour moi dans Noce Blanche<br />

parce qu’alors Bruno Crémer était trop jeune ou du moins<br />

paraissait trop jeune. Difficile de concevoir qu’il a déjà presque<br />

soixante ans quand il tourne ce film en 1988.<br />

Maigret<br />

Les tout premiers Maigret ont été tournés peu après Noce<br />

Blanche et Bruno Crémer y paraissait assez jeune pour inspirer<br />

des sentiments amoureux plutôt qu'une affection de type filial à<br />

une femme d'une trentaine d'années, mon âge à l'époque.<br />

Je me rends bien compte pourtant que la partie de moi qui<br />

cherche un père n'a pas quarante-neuf ans, mon âge biologique,<br />

mais entre quinze et dix-huit ans. Mon moi le plus réel, celui qui<br />

porte mon âge et qui vit ma vie extérieure prend parfois le<br />

dessus lorsqu'il s'agit de trouver du charme à un acteur. C'est<br />

pourquoi, je pense, l'image paternelle ne se dégage pas de suite<br />

et qu'elle n'est jamais complètement dissociée de l'image de<br />

l'homme séduisant. Sacré complexe d'Électre où la fillette est<br />

amoureuse de son papa !<br />

23 Film de Vincente Aranda (1983) avec Fanny Cottençon. A l'époque, je<br />

m'étais demandé ce qui avait poussé ces deux acteurs, Crémer et Cottençon, à<br />

s'investir dans un film pareil. Je devrais peut-être essayer de le revoir…<br />

95


J’ai toujours aimé les bons romans policiers comme ceux<br />

de Conan Doyle, Patricia Highsmith 24 , Steeman, Boileau-<br />

Narcejac et bien sûr Simenon et j’avais lu nombre de Maigret.<br />

C’est Maigret qui a introduit dans ma vie mon dernier papa. Dès<br />

les premiers épisodes en 1991, je trouvais que Bruno Crémer<br />

était le personnage, bien mieux que tous ceux qui l’avaient<br />

précédé, y compris Jean Gabin. C'est un peu la même chose<br />

que pour Ventura/Valjean, on sent Bruno Crémer et Maigret en<br />

symbiose.<br />

D'ailleurs Bruno Crémer a dit lui-même un jour :<br />

- Il m’arrive parfois d’être si proche de Maigret que j’oublie<br />

de le jouer. Imperceptiblement, pour quelques instants, je<br />

redeviens moi-même, sans que personne ne s’en aperçoive.<br />

Dans une interview réalisée par Charles Nemes, l'un des<br />

metteurs en scène de la série, Bruno Crémer explique qu'il voit<br />

Maigret comme un « extrahumain », dans le sens ou le<br />

commissaire se situe à part les autres personnages. Il est<br />

extérieur à l'intrigue proprement dite et n'est là que pour<br />

comprendre. Comprendre est d'ailleurs sa passion, arrêter<br />

quelqu'un est totalement secondaire et quelquefois pénible pour<br />

lui quand il s'est attaché au meurtrier après avoir mis à nu sa<br />

personnalité. C'est parce que Bruno Crémer situe Maigret à cette<br />

place à part et qu'il donne lui-même l'impression de percer à jour<br />

chacun des personnages qu'il produit cet effet ras<strong>sur</strong>ant. Pour<br />

quelqu'un qui cherche à être compris, l'acteur Bruno Crémer<br />

dans le rôle de Maigret offre une opportunité évidente. Ce n'est<br />

pas seulement le personnage, c'est l'acteur lui-même, qui, par<br />

son regard vif, aigu, tantôt chaleureux tantôt scrutateur, semble<br />

tout observer, tout pénétrer, tout assimiler. Les autres acteurs<br />

jouant ce même personnage ne m'ont pas paru si attentifs, voire<br />

si attentionnés, le regard n'était pas aussi expressif. C'est sans<br />

doute pour cette raison que seul Crémer a su me montrer un<br />

Maigret différent des autres policiers ou enquêteurs.<br />

24 Mais j'aime assez peu Agatha Christie dont les intrigues ne résistent pas<br />

toujours à la dissection et dont les personnages ne sont pas vraiment<br />

diversifiés<br />

96


Mon esprit engrange et ne restitue les impressions<br />

collectées pendant des années qu’à un certain moment, c’est ce<br />

que j’appelle le déclic. J’ai regardé quelques épisodes de Maigret<br />

durant les premières années de production. J’habitais alors à<br />

Paris. Mes soirées n’étaient pas toutes des soirées télé et je<br />

n’avais pas encore décidé de collectionner les Maigret. J’en<br />

enregistrais pourtant quelques-uns mais je ne les ai pas<br />

conservés. Le plaisir était là mais pas encore la reconnaissance<br />

du symbole paternel.<br />

Quand mon compagnon et moi nous sommes installés en<br />

Creuse, nous sommes restés quelque temps sans télévision, la<br />

réception avec une antenne « râteau » étant des plus mauvaises<br />

là où nous habitons. Nous ne nous sommes pas précipités <strong>sur</strong><br />

l’achat d’une parabole, notre vidéothèque étant plutôt bien<br />

fournie. Je n’avais donc suivi aucun des épisodes de Maigret<br />

diffusés entre 1999 et 2003.<br />

C’est en relisant les romans de Simenon dans lesquels je<br />

visualisais immanquablement Maigret sous les traits de Bruno<br />

Crémer que j’ai commencé à chercher si cette série était publiée<br />

en vidéo ou en DVD. J’ai trouvé quelques épisodes, les premiers<br />

tournés, édités en VHS par Warner Vision.<br />

Mais c’est avec le premier coffret DVD édité par<br />

Oneplusone et qui rassemble dix téléfilms, que j’ai réalisé ce que<br />

Bruno Crémer représentait déjà depuis quelque temps dans mon<br />

inconscient.<br />

Le fait de visionner à la suite les dix épisodes en quelques<br />

jours m’a mis en contact rapproché avec cet acteur. Je me suis<br />

mise à vivre un peu avec lui, comme je l’avais fait quelques<br />

années plus tôt pour Brian Keith/Oncle Bill.<br />

Je suis très sensible aux belles voix et celle de Bruno<br />

Crémer est douce, basse, calme et reposante. Un point commun<br />

avec Lino Ventura dont la voix avait quelques sonorités<br />

comparables. Bien sûr, l’indispensable puissance physique est<br />

97


là, comme chez Ventura et Keith, un peu plus même chez Bruno<br />

Crémer qui est plus grand et plus lourd.<br />

Des acteurs au jeu sobre<br />

Et puis, Bruno Crémer est un acteur sobre, comme Ventura<br />

et Keith, il fait partie de ceux qui jouent intérieur et sont peu<br />

démonstratifs devant la caméra 25 . Ce n’était pas toujours vrai<br />

pour Brian Keith qui était capable de clowneries et qui a joué<br />

quelques personnages exubérants et colorés. Mais ces trois<br />

acteurs ont une présence palpable à l’écran, qu’ils bougent ou<br />

non, qu’ils parlent ou non. Une présence ras<strong>sur</strong>ante ou<br />

inquiétante selon le rôle, mais toujours une puissance réelle.<br />

Il est intéressant de noter l'opinion de José Giovanni qui<br />

avait choisi Bruno Crémer pour incarner son propre père dans<br />

Mon père… il m'a sauvé la vie.<br />

José Giovanni, écrivain et cinéaste connaissait également<br />

très bien Lino Ventura 26 avec lequel il avait souvent travaillé.<br />

Voici ce qu'il dit :<br />

- Il me fait souvent penser à Ventura, Bruno Crémer, dans<br />

sa sobriété. Il est là, voyez-vous, il parle d'une chose<br />

extrêmement importante, ça vous arrive dessus, il n'accentue<br />

rien…<br />

Cette phrase est tirée du DVD Mon père… édité par Canal<br />

Studio. Je ne saurais trop conseiller de regarder tous les bonus<br />

25<br />

J’ai trouvé <strong>sur</strong> internet, dans ce qu’on appelle un blog, sorte de journal, ces<br />

mots à propos de Bruno Crémer : « Hier, j’ai regardé Maigret en compagnie de<br />

cœur ; j'ai une passion pour Bruno Crémer depuis que j'ai vu, jour d'allégresse,<br />

Sous le sable de François Ozon ; sa tête de bonté, sa délicatesse massive, la<br />

suavité grondeuse de sa voix, je l'aime d'amour cet homme-là, d'un amour de<br />

réminiscences. » Je trouve cette phrase sublime, je n’en connais pas l’auteur<br />

qui est resté(e ?) anonyme.<br />

26<br />

José Giovanni a écrit et/ou réalisé 9 films avec Lino Ventura et 2 avec Bruno<br />

Crémer (Une robe noire pour un tueur avec Annie Girardot et Claude Brasseur<br />

et Mon père…)<br />

98


de ce DVD, notamment les interviews et <strong>sur</strong>tout le film présenté<br />

avec les commentaires de l’auteur réalisateur 27 .<br />

Il va sans dire que je partage tout à fait l'opinion de José<br />

Giovanni. J'avais remarqué depuis longtemps que Ventura et<br />

Crémer avaient des points communs et j'ai été contente de voir<br />

qu'un professionnel qui les connaissait bien tous les deux pensait<br />

comme moi.<br />

Toucher visuel<br />

Il est des personnes inconnues dont on aimerait<br />

s’approcher, comme ça, parce que d’instinct elles nous attirent<br />

positivement. D’autres, par contre, nous semblent négatives et<br />

donnent l'envie de s’en éloigner. J’avais découvert cet état de fait<br />

dans le métro parisien. Dans un wagon de métro, vous restez un<br />

certain temps entouré de personnes inconnues qui vous envoient<br />

leurs ondes, leur parfum, leurs odeurs. Quelquefois, vous croisez<br />

un regard que vous ne soutenez pas de peur de trop attirer<br />

l'attention et que votre intérêt soit mal interprété.<br />

Dans la nuit du souterrain, vous n'avez rien d'autre à<br />

observer que les gens qui vous entourent, ce qu'ils lisent, de quoi<br />

ils parlent quand ils sont en groupe ou en couple, comment ils se<br />

tiennent, comment ils sont vêtus.<br />

J’aimais la proximité de certaines personnes, hommes ou<br />

femmes et certaines autres me gênaient. Il m'est arrivé de<br />

changer de place uniquement parce que je sentais un courant<br />

négatif près d'une personne sans qu'en apparence, pourtant, cet<br />

être ne dégage rien de particulier.<br />

Par exemple, la peau satinée des mamas africaines me<br />

fascinait. Ces femmes fortes m’attirent particulièrement 28 , moi qui<br />

27 Et aussi, bien que ça n'ait aucun rapport avec le présent sujet : la vidéo d'une<br />

chanson du groupe Surghjenti tirée d'une émission de Drucker. Deux chansons<br />

de ce groupe corse sont la seule musique du film de José Giovanni. Ces jeunes<br />

artistes, bien peu médiatisés, gagnent à être connus si vous aimez les belles<br />

voix et la belle musique.<br />

99


atteins tout juste les cinquante-cinq kilos. L’envie de toucher ce<br />

velours, ce satin cuivré, combler le plaisir d'un sens comme<br />

lorsqu'on a envie de sentir une fleur ou de caresser un chat.<br />

Les femmes fortes, noires ou blanches, sont d'ailleurs les<br />

seules desquelles je me sentirai capable d'accepter de la<br />

tendresse physique. C’est sûrement une impression idiote mais<br />

une cage thoracique développée m'a toujours laissé croire qu'un<br />

grand cœur s'y logeait et la sécheresse d'un corps me laisse<br />

toujours l'impression que ce corps n'abrite qu'une sécheresse de<br />

sentiments.<br />

La rondeur des formes représente pour moi la véritable<br />

image maternelle. Si j'avais aimé peindre les femmes, je les<br />

aurais choisies ressemblantes aux modèles de Boucher ou de<br />

Mayol. Vous souvenez-vous de Jack Palance faisant le portrait<br />

de Marianne Sägebrecht 29 dans Bagdad Café ? Pour moi, c’est<br />

une des plus belles scènes de l’histoire du cinéma et Marianne<br />

Sägebrecht est la représentation idéale de la Femme et de la<br />

Mère. Mais là est un autre sujet que je ne suis encore prête ni à<br />

explorer ni à exposer.<br />

Au cinéma certains acteurs et actrices me produisent le<br />

même effet que ces personnes côtoyées dans le métro. Quand<br />

on regarde un film, les seuls sens effectivement sollicités sont la<br />

vue et l'ouïe, mais l'esprit fait le reste et les autres sens,<br />

essentiellement celui du toucher pour moi, reçoivent également<br />

28 Cette année (2006), le Cameroun a décidé d’élire une Miss Mama Kilo. La<br />

beauté féminine, selon les critères africains, passe par un embonpoint<br />

confortable. La plus légère des candidates pèse 88 kilos.<br />

29 Out of Rosenheim (Bagdad Cafe) film de Percy Adlon (1987). Marianne<br />

Sägebrecht est une touriste allemande abandonnée par son mari en plein<br />

désert de l’Arizona. Elle trouve à se loger dans un motel presque désaffecté ou<br />

elle aura du mal à se faire aimer de la patronne (CCH Pounder), exaspérée par<br />

le travail, un mari inconsistant et des enfants difficiles livrés à eux-mêmes. Jack<br />

Palance, un habitué de la maison, est peintre à ses heures, il trouve la touriste<br />

allemande très attirante. Le peintre parviendra à faire se dénuder par petites<br />

touches cette femme forte, complexée et timide. Les scènes sont très pudiques,<br />

malgré la nudité, et très belles.<br />

100


des informations. J’aurais envie d'entrer en contact physique<br />

avec certains de ces acteurs et il en est d'autres que je trouve<br />

repoussants et dont j'évite d'ailleurs d'aller voir les films. Ces<br />

derniers sont quelquefois des acteurs reconnus comme étant<br />

très beaux, très sexy. Je n'en citerai pas mais qu'ils soient très<br />

beaux ou laids, là n'est pas la question.<br />

A travers l’écran, je ressens presque la chaleur, je peux<br />

m’imaginer fortement le contact, je peux le vivre. Cette<br />

impression d’aura protectrice que certains dégagent : Sean<br />

Connery, Robert Mitchum, Marianne Sägebrecht, Brian<br />

Dennehy… Imagination ou sensitivité trop développée ? Je ne<br />

sais pas. Je veux croire que je ne me trompe pas dans mes<br />

sensations. De toute façon, comme je ne les vérifierai jamais,<br />

l’important est la satisfaction et le bien-être que j’en ressens <strong>sur</strong><br />

le moment.<br />

Il me semble aussi que la plupart des acteurs qui dégagent<br />

cet aura de protection sont les mêmes qui sont capables de faire<br />

ressentir l’angoisse à travers l’écran. A part Sean Connery peutêtre<br />

qu’on a vu que rarement dans des rôles négatifs, les autres,<br />

Robert Mitchum le premier, ont su être des grands « méchants »<br />

de cinéma. Bruno Crémer fait d’ailleurs partie de ces acteurs qui<br />

ont ce double don. Si son rôle dans L’Alpagueur, avec Jean-Paul<br />

Belmondo, avait été un peu mieux développé, Bruno Crémer<br />

aurait laissé une impression aussi forte que Mitchum dans La<br />

Nuit du Chasseur. C’est sans doute ce qu’on appelle le charisme.<br />

Mais un film comme L’Alpagueur était construit uniquement<br />

autour de la personnalité de Belmondo et quand on revoit le film<br />

aujourd’hui, on se rend compte du gâchis.<br />

J’ai la chance d’avoir une imagination qui développe<br />

presque à l’excès ce que mes yeux perçoivent. Regarder me<br />

suffit à ressentir des impressions tactiles. Voilà encore une chose<br />

bien difficile à me<strong>sur</strong>er. Les autres ont-ils le même don que moi,<br />

aussi puissant, beaucoup plus ou beaucoup moins ? Certaines<br />

personnes sont-elles totalement étrangères à ces sensations ?<br />

101


Il m'a toujours semblé que chacun de nous perçoit les sons<br />

et les couleurs différemment. Je n'arrive pas à être sûre que la<br />

couleur qu'on me nomme rouge est la même teinte que perçoit<br />

une autre personne devant la même dénomination. Nous<br />

sommes sûrs que nous mettons le même mot <strong>sur</strong> la même<br />

couleur du spectre. Nous sommes sûrs que nos cellules optiques<br />

nous donnent la même information mais sommes-nous vraiment<br />

certains que notre cerveau interprète cette information à<br />

l’identique pour chacun de nous ? Nous connaissons le<br />

daltonisme qui est une forme évidente d’une vision des couleurs<br />

différente mais sommes-nous certains qu’au final, les gens à<br />

vision dite normale ont tous la vision de la même nuance? Alors<br />

pour des sensations aussi subjectives que ce don de ressentir<br />

tactilement ce que l'on voit, il est bien impossible de savoir quel<br />

est le degré de perception de chacun.<br />

Comment moi qui fait partie de ces gens qui n'ont pas<br />

vraiment connu la tendresse physique dans leur enfance et ne<br />

l'ont découverte qu'avec les relations sexuelles, j'ai pu<br />

développer ce sens assez aigu du toucher visuel?<br />

Ou bien est-ce justement parce que ce toucher me<br />

manquait que je l'ai imaginé avant même que de le connaître<br />

vraiment? Ou peut-être est-ce une réminiscence de mes<br />

premiers mois de vie, caressée peut-être par ma mère et son<br />

compagnon avant que je ne perde définitivement leur tendresse?<br />

Mon imagination est-elle vraiment clairvoyante ou s'est-elle<br />

contentée de satisfaire à mes désirs?<br />

Naissance d’un père<br />

Je ne sais pas si les acteurs se rendent compte à quel<br />

point ils peuvent occuper une grande place dans la vie de<br />

certaines gens. Je n’arrive pas à me mettre dans la peau d’une<br />

personne connue, à m’imaginer comment je vivrais le fait que<br />

tout le monde me reconnaisse dans la rue. J’ai toujours rêvé<br />

d’une célébrité anonyme. Que l’on connaisse mon nom mais pas<br />

mon visage. Je n’aurais pas pu être actrice, c’est peut-être pour<br />

ça que j’aime tant les acteurs : ils font quelque chose dont je suis<br />

incapable, comme les chefs d'orchestres, les équilibristes et les<br />

102


jongleurs. Mais j'aurais adoré mettre en scène les acteurs, écrire<br />

pour eux. C'était une grande envie que j'ai ressentie très jeune<br />

mais qui ne s'est jamais réalisée, du moins pas encore.<br />

Est-ce la phrase d’une jeune fille dans Maigret et le<br />

clochard qui a été le déclic ? Je crois.<br />

Au milieu de l’épisode où Maigret enquête <strong>sur</strong> l’agression<br />

d’un clochard, Léa, une jeune fille vivant, elle aussi, dans la rue,<br />

déclare à Maigret qu’il aurait fait un bon père :<br />

- Vous avez des enfants, vous?<br />

- Non, j'ai pas cette chance<br />

- C'est dommage!<br />

- Qu'est-ce qui est dommage?<br />

- Ben, vous auriez fait un bon père…<br />

- Ah! (rire sonore!)<br />

- Rigolez pas, c'est vrai, vous êtes grand, vous fumez la<br />

pipe… c'est bon!<br />

Puis elle lui demande sans timidité aucune, misérieusement,<br />

mi-plaisantant :<br />

- Vous voulez pas m'adopter?<br />

Ce qui amuse Maigret. Il ne répond pas mais son regard et<br />

sa gêne intimidée nous laisseraient presque croire qu'il est prêt à<br />

accepter. Cette jeune fille, jouée par la très mignonne et fraîche<br />

Émilie Lafarge, déçue par son propre géniteur, est d’ailleurs en<br />

quête permanente du père puisqu’elle a également crée un lien<br />

père-fille avec le clochard agressé.<br />

Il m'est beaucoup plus facile de m'identifier à cette jeune<br />

fille indépendante en quête d'amour qu'au personnage joué par<br />

Vanessa Paradis dans Noce Blanche.<br />

103


J’aime beaucoup la relation que développe Crémer/Maigret<br />

avec les femmes, principalement avec les toutes jeunes femmes.<br />

Il les ras<strong>sur</strong>e, les comprend, les protège même quand les<br />

relations paraissent tendues, comme dans La maison de Félicie.<br />

Félicie, jouée avec beaucoup de morgue par Jeanne Herry, fille<br />

de Miou-Miou et de Julien Clerc, est l’un des personnages que<br />

j’avais préférés à la lecture des romans de Simenon. Rebelle<br />

mais fragile, tour à tour rabrouant Maigret ou recherchant sa<br />

protection.<br />

Et puis Maigret affectionne les petites gens, les faibles. Il<br />

s'attache souvent à ceux que leur entourage méprise ou<br />

repousse. Encore une attitude d'essence paternelle.<br />

Et, même si c'est peut-être un peu moins sensible dans les<br />

téléfilms que dans les romans, Maigret regrette de ne pas avoir<br />

eu d’enfant. Dans Maigret et l'homme du banc, Simenon dévoile<br />

dans une très courte scène que les Maigret ont eu une petite fille<br />

qui n'a pas vécu. Grâce au jeu très retenu de Bruno Crémer, la<br />

scène reprise dans l'épisode du même titre est très émouvante,<br />

beaucoup plus que dans le livre d’ailleurs. Maigret est un papa<br />

en manque, un papa à prendre, donc…<br />

Pour l’instant, vous me direz que mon père virtuel n’est pas<br />

Bruno Crémer, mais Maigret. Oui et non, c’est Maigret mais sous<br />

les traits de Bruno Crémer qui lui prête sa propre présence.<br />

Aucun autre Maigret, ni les livres, ni les autres films, ne m’ont<br />

produit le même effet, pas même ceux avec Gabin, que j’ai<br />

aimés et revus plusieurs fois mais dont j'avais <strong>sur</strong>tout apprécié<br />

les autres personnages, notamment celui joué par<br />

l'excellentissime Jean Desailly dans Maigret tend un piège.<br />

Gabin ne donnait pas cette impression de protection dans<br />

les Maigret qu'il a tournés, il était plutôt froid, répressif. Pourtant<br />

Gabin offrait une image paternelle très émouvante dans Voici le<br />

temps des assassins ou dans Rue des prairies. A l'époque, il ne<br />

jouait pas encore le patriarche fermé et intolérant auquel<br />

personne n'ose répliquer. Dans Rue des Prairies, Gabin est un<br />

père faible et gentil que ses enfants (joués par Claude Brasseur<br />

104


et Marie-José Nat) méprisent et dont ils profitent. Le seul fils qui<br />

aime vraiment son père est celui dont justement, il n'est pas le<br />

fils biologique mais un enfant conçu dans l'adultère. Ce jeune<br />

homme est interprété par Roger Dumas, un de nos excellents<br />

acteurs de seconds rôles qui n'a peut-être pas fait la carrière<br />

cinématographique qu'il aurait méritée.<br />

Dans Voici le temps des assassins, Gabin aime un jeune<br />

homme (Gérard Blain) comme son fils. La fille (Danièle Delorme)<br />

de son ex-femme (Lucienne Bogaert) vient chambouler leur<br />

amitié et prendre, par manipulation, la place du jeune homme<br />

dans le cœur de Gabin, allant jusqu'à se faire épouser. L'intrigue<br />

est plus complexe, mais on est, tout compte fait, en présence de<br />

l'image d'un père intègre, un peu bourru mais compréhensif et<br />

aimant.<br />

Revenons à Maigret. Ce que je vais dire va choquer<br />

quelques fans, mais Jean Richard ne me satisfaisait pas du tout<br />

dans Maigret. J'aimais bien Jean Richard dans les comédies et<br />

je crois qu'il aurait été mieux dans le rôle de Torrence que dans<br />

celui de Maigret. J'ai tout de même vu tous les épisodes diffusés<br />

durant les années où j'habitais encore avec ma grand-mère qui<br />

adorait Jean Richard et il est vrai que de nombreuses guest stars<br />

étaient formidables, je me souviens notamment d'Henri Virlojeux<br />

dans le rôle de l'inspecteur Lognon.<br />

Puissance protectrice<br />

Je crois également que si, dans les romans de Simenon, je<br />

ressens maintenant mieux ce côté protecteur c'est parce qu'à la<br />

lecture, j'identifie immanquablement Maigret à Bruno Crémer.<br />

Avant cette identification, je n'avais jamais vu Maigret comme<br />

particulièrement paternel et les romans m'intéressaient plus par<br />

leur atmosphère, les intrigues et les autres personnages que par<br />

Maigret lui-même.<br />

Maintenant, je peux même apprécier les scènes familiales<br />

entre le commissaire et sa femme auxquelles je ne faisais pas<br />

beaucoup attention avant l'existence de Maigret/Crémer.<br />

105


Anne Bellec a joué la femme de Maigret/Crémer dans<br />

quelques épisodes avant de disparaître de par le bon vouloir des<br />

producteurs, sans doute. Moi, j'aimais bien les scènes de<br />

tendresse pudique entre eux deux. J’aimais bien aussi la façon<br />

gentille qu’elle avait parfois de se moquer de lui et sa façon à lui<br />

de se laisser faire. Ne restera de l’existence de la femme de<br />

Maigret que quelques coups de téléphones donnés au fil des<br />

épisodes. Conversations dont on n’entend que la voix de Maigret<br />

qui s’exprime toujours avec une infinie gentillesse.<br />

Lors de l'annonce de la reprise du rôle par Bruno Crémer,<br />

François Cadet (qui interprétait Lucas aux côtés de Jean<br />

Richard) a déclaré :<br />

- J'ai été pendant au moins soixante téléfilms l'adjoint de<br />

Jean Richard-Maigret. Je suis très étonné que l'on recommence<br />

soudain avec Bruno Crémer dans le rôle du commissaire.<br />

Maigret est tout en rondeur. Je vois mal Mme Maigret dire<br />

soudain à Bruno Crémer : « Mets ton écharpe, il fait froid. »<br />

Pourtant Crémer a beaucoup de talent.<br />

Je dois dire que je ne suis pas du tout d'accord avec<br />

François Cadet. Le Maigret de Simenon n'est pas tout en<br />

rondeurs, il est lourd, puissant, imposant et pas toujours affable<br />

et gentil.<br />

Voici la toute première description qu'a faite Simenon de<br />

Maigret 30 :<br />

Lui restait là, énorme, avec ses épaules impressionnantes<br />

qui dessinaient une grande ombre. On le bousculait et il<br />

n'oscillait pas plus qu'un mur.<br />

[… ]Il était énorme et osseux. Des muscles durs se<br />

dessinaient sous le veston…<br />

Tout en rondeurs? A votre avis, quel acteur correspond le<br />

mieux à cette description?<br />

30 Dans le premier Maigret écrit par Simenon : Pietr le Letton<br />

106


Le Maigret de Jean Richard était effectivement tout en<br />

rondeurs, peu énergique, trop détaché. Bruno Crémer s'implique<br />

plus. Une certaine mollesse ensommeillée se dégageait de Jean<br />

Richard tandis que Bruno Crémer occupe l’écran avec une<br />

puissance sereine.<br />

Et pourquoi donc ne verrait-on pas Bruno Crémer dans le<br />

rôle d'un mari que sa femme couve un peu? Dans les scènes où<br />

Maigret est avec sa femme ou même lorsqu’il lui téléphone (seul<br />

lien qu’il aura avec elle après la première dizaine d’épisodes),<br />

Bruno Crémer fait montre de délicatesse, de respect et de<br />

douceur, que n’avait certes pas Jean Richard et que beaucoup<br />

de femmes aimeraient trouver chez leur mari.<br />

Jean Richard, pour sa part, bien que déçu de n’avoir pas<br />

été prévenu par la production lorsqu’elle décida de choisir un<br />

autre Maigret, restait beau joueur et approuvait le choix de Bruno<br />

Crémer.<br />

Maigret n’est donc pas en lui-même l’image paternelle qui<br />

me sied. Qu’il soit interprété par Jean Gabin ou Jean Richard, ou<br />

même seulement à la lecture des romans. Maigret n’a collé à<br />

cette image que lorsqu’il est devenu Bruno Crémer.<br />

Voici un extrait d'une interview, signée Jean-Brice Willemin,<br />

parue dans un magasine suisse en 1992. A l'époque, Bruno<br />

Crémer en était à son cinquième Maigret seulement, c'était lors<br />

du tournage en Suisse de l'épisode Les caves du Majestic :<br />

À la pause de midi, Bruno Crémer s'attable sans façon au<br />

bistrot voisin.[…]<br />

« On n'arrête pas de me répéter qu'il y a des<br />

correspondances entre Maigret et ce que je suis et je découvre<br />

que c'est vrai. » Comme pour montrer sa bonhomie, Bruno<br />

Crémer a pris le temps de s'interrompre en plein repas pour<br />

signer quelques autographes. En effet, en quelques minutes de<br />

bavardages <strong>sur</strong> le trottoir, on découvre une lourdeur physique,<br />

une vivacité du regard et du propos, une bienveillance envers<br />

107


l'interlocuteur direct qui troublent. On croirait se sentir analysé<br />

par Bruno Crémer qui s'en défend. »<br />

Pour en finir, c’est bien le Maigret crée par Bruno Crémer<br />

et lui seul qui attire mon attention. D’ailleurs c’est bien Bruno<br />

Crémer qui m’a séduite dans Noce Blanche et un peu plus tôt<br />

dans Josepha.<br />

Combien d'acteurs seraient crédibles quand leur<br />

personnage, entrant dans la chambre d'une toute jeune femme<br />

qui lui est presque inconnue et qui est là, en petite tenue <strong>sur</strong> son<br />

lit, dit en s'approchant d'elle, presque à la toucher :<br />

- Je sais que vous avez des problèmes. Pourquoi ne pas<br />

m'en parler?<br />

Le spectateur ne s'étonne pas que cette jeune fille reste là,<br />

tout naturellement, sans même songer qu'elle offre une image<br />

qui exciterait n'importe quel homme. Si le spectateur trouve tout<br />

naturel qu’elle confie des choses graves et intimes à cet étranger<br />

quand elle n'a pas pu parler à ses propres parents, alors c'est<br />

que l'acteur qui joue le rôle du confident est sacrément ras<strong>sur</strong>ant.<br />

C'est ce que réussit Bruno Crémer dans une scène de Maigret et<br />

l'inspecteur Cadavre. Et ce n'est pas une scène aussi facile qu'il<br />

peut y paraître.<br />

Et vous pensez bien que de telles scènes qui se multiplient<br />

dans les Maigret sont marquantes pour une personne à la<br />

recherche de compréhension paternelle. On se dit<br />

immanquablement que si l'on avait eu près de soi un tel homme,<br />

tout aurait été beaucoup plus facile.<br />

Pénétrer l’âme de l’élu<br />

Mais l’intérêt d’ordre paternel que suscite en moi Bruno<br />

Crémer ne s’arrête pas à Maigret.<br />

Il y a le très beau film de José Giovanni Mon père… il m’a<br />

sauvé la vie que j'ai mentionné plus haut.<br />

108


Je n'aurais peut-être jamais vu ce film si je n’avais cherché<br />

à approfondir ma connaissance de la carrière de Bruno Crémer.<br />

Je ne savais rien de ce long métrage, il était sorti à une époque<br />

où je ne regardais pas la télé et ne me tenais pas bien informée<br />

des nouvelles sorties cinématographiques.<br />

J’ai donc acheté le DVD après quelques recherches <strong>sur</strong> la<br />

filmographie de mon acteur favori. Bien sûr, avec un titre pareil et<br />

aussi parce que la biographie peu banale de José Giovanni<br />

m’intéresse, j’ai choisi de me procurer ce film-là avant tout autre.<br />

Je pense que ce rôle a été très important aussi pour Bruno<br />

Crémer. José Giovanni rendait hommage à son père dans ce<br />

film. Un père avec lequel il n'avait jamais vraiment su<br />

communiquer.<br />

Le film sort en 2001. En 2000, est édité un livre<br />

autobiographique signé Bruno Crémer : Un certain jeune<br />

homme 31 . Même si l’auteur ne parle que très peu de son père, ce<br />

livre lui est indéniablement dédié. Il commence par lui et finit par<br />

lui. Bruno Crémer a ces très belles phrases qui résument tout :<br />

- J'ai pu le regarder mourir et je regrette de n'avoir pas su<br />

le regarder vivre. Je me rends compte aujourd'hui qu'il était tout à<br />

fait abstrait pour moi. Il était mon père.<br />

A tout le moins, Bruno Crémer a su accompagner son père<br />

et s'en rapprocher dans ses dernières années, ce qui n'était<br />

peut-être pas si facile alors qu'il en était aux débuts de sa<br />

carrière d'acteur.<br />

Je ne serais pas très étonnée d'apprendre que Crémer, en<br />

faisant ce film, rendait lui aussi, parallèlement à Giovanni,<br />

hommage à son propre père.<br />

Dans le film de Giovanni, le personnage de ce père est<br />

totalement intériorisé. L’amour qu’il porte à ses proches et<br />

31 Un certain jeune homme de Bruno Crémer. Éditions de Fallois - 2000.<br />

109


<strong>sur</strong>tout au dernier fils qui lui reste n’est pas démonstratif, tout est<br />

intérieur. Même lorsqu’il agit pour sauver son fils, il ne veut pas<br />

que cela se sache, de peur de n'être pas crédible. Sa famille le<br />

méprise parce qu’on le pense faible. Il est faible en effet, <strong>sur</strong><br />

certains points. Pourtant, il fait preuve d’une rare constance et<br />

d’une belle détermination dans le combat qu’il mène pour son<br />

fils. Il ira jusqu'à s’humilier devant les victimes de l’affaire qui ont<br />

mené le jeune homme face à la peine de mort, ce qui demande<br />

un vrai courage.<br />

Le film est lent, mais sans longueur, du genre de lenteur<br />

qui nous fait pénétrer l’esprit des personnages pour s’y délecter<br />

de sentiments divers. Les films récents nous donnent rarement<br />

ce plaisir. Trop souvent, l’action prime avant tout et les<br />

mouvements rapides de caméra nous laissent <strong>sur</strong> notre faim<br />

quand on désire partager les sentiments des personnages.<br />

Mon père… il m'a sauvé la vie est un film très important<br />

pour moi. Ce personnage de père est réellement émouvant.<br />

J'aurais aimé un père comme celui-là, y compris avec ses<br />

faiblesses.<br />

Je ne vais pas passer en revue tous les films de Bruno<br />

Crémer et détailler les scènes qui m’interpellent et me confirment<br />

dans ce sentiment qu’il représente bien l'image paternelle<br />

actuelle qui me convient.<br />

Mais il me faut parler de Tumultes, tourné vers 1990, pas<br />

très longtemps après Noce blanche. Je n'ai vu que ce film <strong>sur</strong><br />

cassette vidéo. Je crois qu'il n'est jamais sorti en DVD, c'est un<br />

tort.<br />

Tumultes est un très beau film de Bertrand Van Effenterre,<br />

les acteurs sont tous excellents. L'histoire est très simple :<br />

Patrick, le seul fils de la famille, vient de mourir à l'étranger. Ses<br />

trois sœurs, dont sa jumelle se retrouvent chez leurs parents<br />

avant le rapatriement du corps et les obsèques. Les trois sœurs<br />

ne s'étaient pas vues depuis longtemps. L'une d'elle, Isabelle<br />

110


(Clotilde de Bayser) s'était exilée à Paris depuis huit ans et n'était<br />

jamais revenue.<br />

Je me suis intégrée très facilement dans ce film, bien que<br />

je ne me sois jamais retrouvée dans la situation de cette famille.<br />

Mais j'ai eu la même expérience qu'Isabelle. Moi aussi, je me<br />

suis exilée à Paris et pendant sept ans, je n'avais pas donné<br />

signe de vie à ma famille, sans pourtant être fâchée avec elle.<br />

Dans cette histoire, je m'identifiais partie à Isabelle, partie à<br />

Anne (Julie Jézéquel), la fille aînée qui est très intériorisée, qui<br />

semble la plus forte, la plus dure mais qui se laisse aller à pleurer<br />

quand elle est seule.<br />

Dans cette famille, chacun réagit à sa façon à la mort de<br />

Patrick.<br />

La mère (Nelly Borgeaud 32 ) n'accepte pas cette mort et se<br />

réfugie dans son imaginaire en parlant et agissant comme si son<br />

fils était toujours vivant.<br />

Le père, joué par Bruno Crémer, continue à vivre. Il ne<br />

laisse pas paraître ses sentiments. Il dévoile sa douleur par<br />

petites touches, lors de courtes conversations confidentes avec<br />

ses filles, <strong>sur</strong>tout Claude la cadette (Laure Marsac), avec sa<br />

femme ou avec un ami.<br />

Ce père est délicat dans ses silences et son écoute. Il gère<br />

une entreprise de poissonnerie, activité qui ne pousse pas<br />

vraiment au romantisme ou à la méditation psychologique. Il ne<br />

juge pas l'attitude de sa femme ni celles de ses filles. Il a peur<br />

même de rajouter à leur douleur en montrant la sienne. Je crois<br />

que c'est pour cette raison qu'il s'accroche à ses activités<br />

journalières en évitant de craquer. Il s’effondrera tout de même<br />

32 Nelly Borgeaud vivait à Bénévent l'Abbaye, à quelque six kilomètres d'où je<br />

vis actuellement. Elle y est décédée le 14 juillet 2004. Elle avait déjà joué la<br />

femme de Bruno Crémer dans Une page d'amour de Elie Chouraqui, en 1980,<br />

un téléfilm sorti en DVD en 2005.<br />

111


quand il apprendra que son fils s'est suicidé et n'est pas mort<br />

dans un accident comme il le pensait. Il se sent coupable de la<br />

mort de son fils et c'est sa plus jeune fille qui va le ras<strong>sur</strong>er.<br />

La scène qui m'a le plus touchée dans ce film est lorsque<br />

Isabelle revient et dit bonjour à son père qu'elle n'a pas vu depuis<br />

huit ans. Elle s'avance vers lui, souriante, mais elle est <strong>sur</strong> la<br />

réserve, elle ne montre pas d'affection, ne semble pas en<br />

ressentir. Elle l'embrasse <strong>sur</strong> les deux joues, sans le toucher de<br />

ses mains. Lui commence à la prendre dans ses bras mais elle<br />

se dégage avant qu'il n'ait pu achever ce mouvement de<br />

tendresse. Il ne dit rien, mais son regard reflète à la fois la<br />

tristesse et l'indulgence. Il est blessé mais ne lui en veut pas.<br />

Isabelle ne se laissera aller que beaucoup plus tard lorsque<br />

son père lui demandera si la mort de son frère est la seule raison<br />

de son retour et qu'il la poussera à dévoiler ses vrais sentiments<br />

:<br />

- Je t'aime, papa!<br />

- C'est si difficile à dire?<br />

Il est bien évident qu'un tel père représente pour moi un<br />

idéal de compréhension, de délicatesse et de tendresse. Ce qui<br />

fait donc que ce film entre aussi dans ma collection d’œuvres<br />

privilégiées.<br />

Et franchement, je ne vois pas qui d'autre que Bruno<br />

Crémer aurait pu jouer ce rôle, lui donner à la fois force, douceur<br />

et simplicité. Sa capacité à s'exprimer de l'intérieur est l'une des<br />

plus évidentes parmi les acteurs d'aujourd'hui. Raimu aurait été<br />

capable d'interpréter ce personnage, Raimu qui savait gommer<br />

son exubérance et son accent méditerranéens quand le rôle<br />

l'exigeait, comme dans Les inconnus dans la maison ou dans<br />

L'étrange Monsieur Victor. Raimu aurait sans doute pu<br />

également faire un Maigret très crédible.<br />

Je sais très bien que ce genre de films intimistes est<br />

aujourd'hui peu défendu par les médias et pourtant que de<br />

112


ichesse dans l'apport qu'ils peuvent donner au spectateur. Quel<br />

dommage de se cantonner à la promotion de films superficiels<br />

basés presque uniquement <strong>sur</strong> les exploits techniques ! Les films<br />

remarquables <strong>sur</strong>tout par l'énorme budget dont ils ont bénéficié<br />

ne sont pas souvent à la hauteur artistiquement parlant.<br />

Heureusement, nous assistons parfois à des miracles, par<br />

exemple avec les films animaliers comme Microcosmos, Le<br />

peuple migrateur ou La marche de l’Empereur ou bien quelques<br />

petites productions britanniques comme The Full Monty ou Billy<br />

Elliott qui ont tous fait d’innombrables entrées.<br />

Ces petits détails…<br />

Ce sont toujours de petits détails qui ancrent la sensation<br />

d’avoir fait le bon choix, d'avoir l'image paternelle qui me<br />

convient. Les regards <strong>sur</strong> les personnages de second plan que<br />

Bruno Crémer ne néglige jamais, qu'il appuie autant que ceux<br />

adressés aux personnages principaux. Les caresses aux<br />

animaux alors que rien n’est probablement écrit à ce sujet dans<br />

le scénario. Le même regard tendre envers un enfant, une vieille<br />

personne ou un animal.<br />

Dans Maigret et la maison de Félicie, par exemple : la<br />

maison est remplie de petits lapins blancs et de chatons. A un<br />

moment, Crémer prend un des petits lapins contre lui, le garde<br />

un moment et le repose <strong>sur</strong> un fauteuil. L'image de la puissance<br />

de cet homme alliée à la fragilité du tout petit animal me fait<br />

craquer. Une main fine et élégante qui caresse doucement la<br />

fourrure d'un animal fragile, c'est beau, harmonieux mais c'est<br />

une image attendue, facile. Quand c'est une main d'homme forte<br />

et lourde qui fait le même geste avec la même tendresse et la<br />

même délicatesse, l'image devient émouvante. J’aime beaucoup<br />

les mains de Bruno Crémer, elles dégagent une calme<br />

impression de douceur.<br />

Toujours dans le même film, une scène que je n’avais pas<br />

remarquée à la première vision me fait sourire chaque fois que je<br />

la revois : Maigret retrouve son inspecteur dans un café un peu<br />

original où divers animaux se promènent au milieu des tables, on<br />

113


y voit des poules, des oies, des brebis. A un moment, une brebis<br />

noire vient chercher une caresse auprès de Bruno Crémer en lui<br />

donnant de petits coups de tête, comme le font quelquefois les<br />

chiens. Et l'acteur, après lui avoir jeté quelques coups d'œil, va<br />

donner cette caresse. Geste non feint, naturel et pour moi<br />

important. Bon nombre d’autres personnes, acteurs ou non<br />

auraient eu un réflexe de recul et non d’approche. Dans cette<br />

scène, Pierre Diot joue face à Bruno Crémer, ses regards vont<br />

de la brebis à son partenaire et on le sent un peu décontenancé.<br />

J’ai conscience que le fait que je génère des impressions à partir<br />

d'un si petit détail, d'un geste aussi insignifiant en apparence<br />

paraîtra ridicule à beaucoup mais je suis ainsi faite.<br />

Il y a aussi un petit garçon qu'on voit de temps en temps<br />

dans cet épisode. Il a un beau visage grave, presque trop sage.<br />

Nous avons quelques scènes très douces entre Maigret et des<br />

enfants qui n'ont rien à voir avec l'histoire de l'épisode. Ces<br />

scènes sont dans le scénario, bien sûr, mais elles sont très<br />

touchantes. La plus belle étant sans doute dans l'épisode<br />

Maigret et la tête d'un homme : une très jolie petite fille aux longs<br />

cheveux bouclés se promène dans le bar où est assis Maigret,<br />

elle s'arrête près de lui et lui pose la main <strong>sur</strong> le genou, tout<br />

naturellement, sans même le regarder. Lui va avancer sa grosse<br />

main <strong>sur</strong> la sienne en marchant <strong>sur</strong> deux doigts. Le contact sera<br />

léger, sans parole et leurs regards vont se croiser juste pour un<br />

instant. Puis la petite fille s'en va comme elle était venue. La<br />

scène est baignée de la lumière artificiellement chaude du bar et<br />

donne une sorte d’irréalité à cette apparition, d’autant plus qu’on<br />

se demande ce que fait une si petite fille dans cet endroit<br />

fréquenté par des adultes noctambules.<br />

Ce sont les gestes et les regards non prémédités que je<br />

recherche quand je regarde plusieurs fois un même film. Si un<br />

acteur m’accroche, il faut que je confirme ou que j’infirme mes<br />

premières impressions par l’observation de ces petites brèches,<br />

courts instants où l’acteur dévoile l'homme. Un acteur, quel que<br />

soit le rôle qu'il joue, garde certains mouvements, certaines<br />

expressions qui lui sont naturelles et qu'on retrouve d'un film à<br />

l'autre, d'un personnage à l'autre. Une façon de se passer une<br />

114


main dans les cheveux, par exemple, geste naturel à Bruno<br />

Crémer.<br />

Et bien sûr, la voix est un des éléments majeurs dans<br />

l'observation d'une personne, pour moi, en tous cas. J’ai pu<br />

remarquer que les hommes au physique puissant sont souvent<br />

des tendres, et c'est fréquemment leur voix qui trahit cette<br />

douceur et cette sensibilité qu'ils ont en eux.<br />

Dans son livre autobiographique Un certain jeune homme<br />

Bruno Crémer déclare :<br />

- Une fragilité que je n’oserai dévoiler que plus tard, pour y<br />

découvrir un charme, ma vraie nature, malheureusement<br />

contredite par cet aspect physique trop robuste.<br />

Bruno Crémer semble regretter d'avoir un physique à<br />

l'apparence si contraire à sa nature intérieure. Ne le regrettez<br />

pas, monsieur Crémer, c'est en partie ce qui fait votre charme à<br />

mes yeux.<br />

Comme j’affectionne les contrastes et les paradoxes, j’aime<br />

découvrir les côtés fragiles et émouvants chez les personnes<br />

physiquement impressionnantes. Peut-être cette force physique<br />

dont ils n’ont pas à se servir est-elle la carapace qu’a offerte la<br />

nature à ces hommes doux et placides, comme elle a paré<br />

certains insectes sans défense de couleurs violentes qui effraient<br />

les oiseaux. Étrangement, la découverte de cette fragilité dans<br />

une forte enveloppe m'a toujours émue alors que la force<br />

transparaissant chez une personne au physique faible ne me fait<br />

pas du tout d'effet, peut-être parce qu'alors cette force se<br />

manifeste souvent de façon agressive tandis que celle émanant<br />

naturellement d'un physique solide est puissance et non force<br />

brutale.<br />

La puissance physique d'un homme a quelque chose de<br />

beau, quelque chose de lyrique, comme la musique de Wagner<br />

115


ou de Moussorgski 33 . Les mouvements de certains hommes<br />

massifs sont caractéristiques, ils sont généralement plus lents<br />

mais savent rester souples, comme ceux d'un animal, ceux d'un<br />

grand félin.<br />

Crémer et Mitchum<br />

Bruno Crémer a, un peu comme Robert Mitchum, une<br />

démarche tranquille et racée qu'on reconnaît entre mille, la<br />

puissance sans lourdeur, le mouvement qu’on imagine d’une<br />

statue antique mouvant ses muscles et prenant vie. L'âge et le<br />

volume corporel fluctuant n'y changent rien. Ces deux acteurs<br />

ont certainement beaucoup en commun, aussi bien dans leur<br />

prestance physique que dans leur façon de jouer et peut-être<br />

aussi dans leur mental. Mais ce dernier point resterait à étudier.<br />

Ces deux acteurs ont, chacun montré leur opinion et<br />

défendu quelque sujet qui leur tenait à cœur en agissant<br />

essentiellement par un choix professionnel. En 1957, Robert<br />

Mitchum avait interprété un album complet de chansons<br />

appartenant au genre calypso popularisé par Harry Belafonte et<br />

Mighty Sparrow. Mitchum, déjà superstar hollywoodienne, avait<br />

fait ce disque non pour les Américains mais pour les habitants de<br />

Trinidad où il était en train de tourner Heaven Knows, Mr Allison<br />

(Dieu seul le sait) de John Huston avec Deborah Kerr. La<br />

chanson phare du disque Jean and Dinah avait été écrite pour<br />

célébrer le retrait des troupes américaines de Jamaïque. En<br />

résumé, cette chanson dit que les Yankees et leur argent partis,<br />

les garçons du pays pourront enfin séduire à nouveau leurs<br />

fiancées. Mitchum ne s'était jamais pris au sérieux, se disait<br />

extrêmement paresseux. Il n'avait jamais fait ouvertement de<br />

politique mais affirmait sa personnalité et ses opinions à travers<br />

son travail, comme par exemple avec ce disque qui était son<br />

idée. En 1957, le racisme n'était pas encore réellement combattu<br />

aux États-Unis et il paraissait certainement déplacé pour un<br />

33 Moussorgski était lui-même une force de la nature. Une nuit <strong>sur</strong> le Mont<br />

Chauve, à la puissance envoûtante a été superbement illustrée dans le film<br />

Fantasia (1940) de Walt Disney.<br />

116


acteur de la notoriété de Mitchum de s'abaisser (en prenant<br />

l'accent, en plus) à chanter des chansons de descendants<br />

d'esclaves et <strong>sur</strong>tout celle-ci qui se réjouissait que les GIs<br />

débarrassent le plancher…<br />

Quand Robert Mitchum est mort, le 1 juillet 1997, les<br />

médias américains ne s'étendaient pas beaucoup <strong>sur</strong> son talent<br />

et semblaient ne pas vraiment souhaiter lui rendre un hommage<br />

retentissant. Un John Wayne avait une image de patriote<br />

encensée depuis toujours par les journaux et la télé. Pourtant,<br />

John Wayne n'avait jamais fait la guerre, ce qu’il regrettait<br />

d’ailleurs. Robert Mitchum, caractère indépendant et fort,<br />

dérangeait.<br />

Fort à propos, James Stewart mourut le 2 juillet 1997, soit<br />

le lendemain. Les journaux écrits et télévisés américains se sont<br />

jetés <strong>sur</strong> cette opportunité et ont un peu occulté l'hommage que<br />

méritait Robert Mitchum. James Stewart avait, comme John<br />

Wayne, cette image de patriote politiquement correct, comme on<br />

dirait maintenant.<br />

Peu de Français le savent, mais Robert Mitchum était un<br />

poète et un véritable chanteur de type crooner, il a sorti plusieurs<br />

disques dont il a écrit certains textes notamment dans le genre<br />

country.<br />

Un artiste courageux<br />

Cette parenthèse, que je voulais tout d'abord ajouter en<br />

simple note de bas de page (mais elle était trop longue) vient de<br />

ce que je me prenais à comparer Mitchum et Crémer. La France<br />

est, je le pense et je l'espère, un pays plus tolérant que les États-<br />

Unis. Néanmoins certains sujets sont tabous ou difficiles à<br />

aborder. Bruno Crémer qu'on n'a jamais entendu dans aucun<br />

débat politique ou social, s'est plusieurs fois exprimé par le choix<br />

de ses rôles.<br />

117


Le plus bel exemple est peut-être le retour <strong>sur</strong> les planches<br />

de Bruno Crémer le 21 septembre 1981 pour la pièce de Martin<br />

Sherman : Bent 34 . Crémer était resté une dizaine d’années sans<br />

faire de théâtre et cette pièce l’avait suffisamment interpellé pour<br />

qu’il se décide à faire sa rentrée. Cette œuvre traite de la<br />

déportation des homosexuels par les Nazis. Ces déportations<br />

avaient commencé en Allemagne avant la guerre, l’action de la<br />

pièce débute en 1934. Au lieu de la tristement célèbre étoile<br />

jaune des Juifs, les homosexuels devaient porter un triangle rose<br />

<strong>sur</strong> leur habit de prisonnier. Le sujet est resté tabou très<br />

longtemps, même parmi les anciens prisonniers des camps de<br />

concentration. Encore aujourd’hui, je ne suis pas sûre que ce<br />

triangle rose soit très connu du commun des mortels. Tout<br />

récemment, les homosexuels ont été refusés à certaines<br />

commémorations de déportés. La pièce, produite par Marthe<br />

Mercadier et Christian Hassinger, a eu beaucoup de mal à<br />

trouver une salle à Paris. A l’époque, les directeurs de théâtre<br />

avaient peur. Bruno Crémer avait pourtant déjà accepté le rôle et<br />

son nom était associé à des films qui avaient été apprécié du<br />

grand public, comme L ‘Alpagueur, La légion saute <strong>sur</strong> Kolwezi<br />

ou Une histoire simple…<br />

Il fallait du courage pour accepter de jouer cette pièce, de<br />

la produire, de la mettre en scène et de lui confier une salle.<br />

Bruno Crémer dira :<br />

- En tant qu’acteur, je n’attribue que peu d’importance à<br />

l’éventualité d’un échec mais un succès serait un événement et<br />

c’est cet aspect qui m’a attiré dans ce retour… Une des raisons<br />

de la pièce c’est de faire découvrir au public une chose qui est<br />

restée cachée, comme une tache. Un peu comme si les triangles<br />

roses ternissaient l’image qu’on se fait des victimes des camps…<br />

34 Le livret paru aux éditions Persona en septembre 1981 est encore trouvable<br />

chez les bouquinistes ou <strong>sur</strong> internet. Ce livret comprend les interviews de<br />

Martin Sherman, l’auteur ; de Pierre Chatel, metteur en scène et de Bruno<br />

Crémer, l’acteur principal. A la fin du livret, des documents extrêmement<br />

intéressants et révélateurs regroupés sous le titre Quand les Nazis déportaient<br />

les homosexuels.<br />

118


En restant un peu dans le même sujet, il n'était pas<br />

évident, non plus, en 1988, pour un acteur à l’image aussi<br />

masculine que celle de Bruno Crémer, de jouer le rôle d'un<br />

homme marié tombant amoureux d'un jeune homme et allant<br />

jusqu'au bout de cet amour. 35 1988 n'est pas si vieux pourtant on<br />

était encore loin du temps ou chaque série (ou presque) a un<br />

personnage homosexuel, comme elle a un ou des représentants<br />

des minorités culturelles et raciales. On remarquera d’ailleurs<br />

que l'homosexualité représentée actuellement est presque<br />

toujours masculine et souvent caricaturale, la lesbienne ne passe<br />

pas encore très bien et certaines minorités raciales ou culturelles<br />

ne sont jamais ou peu représentées (comme les Amérindiens,<br />

pourtant habitants légitimes des États-Unis, dans les séries<br />

américaines).<br />

J’aime que les artistes aient du courage. Tous n’en ont<br />

pas. Certains ne veulent pas nuire à leur popularité et d’autres se<br />

contentent d’enfoncer les portes ouvertes en défendant une<br />

cause pour laquelle ils ne risquent plus d’avoir la désapprobation<br />

du public ni des critiques. Quand on y regarde de plus près,<br />

Bruno Crémer, acteur discret a agi selon ses convictions et<br />

essayé de faire avancer les mentalités en faisant simplement son<br />

métier, sans grand discours, sans colère, sans large<br />

démonstration médiatique. Il faudrait écrire un livre entier <strong>sur</strong> cet<br />

acteur pour développer plus largement cet état de fait.<br />

35 Adieu, je t'aime - 1988 - de Claude-Bernard Aubert avec Marie-Christine<br />

Barrault. En 1978, Marie-Christine Barrault avait accepté une scène d’amour<br />

avec un acteur Noir (Doura Mané) dans L’État Sauvage de Francis Girod. Ce<br />

courage lui avait valu à l’époque quelques méchantes remarques. Le film luimême<br />

avait d’ailleurs été assez mal reçu à cause de son anticolonialisme,<br />

sentiment pas encore à la mode à l’époque.<br />

119


120


Le rêve magique<br />

Le rêve dépend sans doute autant de notre volonté que de<br />

notre inconscient. Tous mes papas de cœur ont partagés un ou<br />

plusieurs de mes rêves. Quelquefois, ils se trouvent juste là sans<br />

bouger ni parler, sans rien faire. D’autres fois, le rêve a une<br />

puissance qui me permet de le garder en mémoire aussi<br />

nettement qu’une chose vécue.<br />

Ce soir-là, je m’étais endormie tout juste après avoir vu<br />

l’épisode de l’Inspecteur Lavardin (Le Diable en ville) dans lequel<br />

jouait Bruno Crémer.<br />

Je ne m’étais pas précipitée <strong>sur</strong> ce DVD, il ne me<br />

paraissait pas prioritaire dans la filmographie de Bruno Crémer.<br />

S’il n’est effectivement pas important dans sa carrière, il l’est tout<br />

à fait pour l’alimentation de mon imaginaire, il entre exactement<br />

dans le moule de mon film intérieur sans cesse retouché et<br />

rejoué. Si je n’avais jamais vu Bruno Crémer avant cet épisode<br />

de Lavardin, il aurait pu devenir, rien qu’avec ce rôle, mon papa<br />

de cœur.<br />

Dans ce téléfilm dont le scénario a d’ailleurs de<br />

nombreuses faiblesses et lacunes, Bruno Crémer joue le rôle de<br />

Jacques, un père dont personne ne sait qu’il a une fille, pas<br />

même elle. Cet industriel au caractère finalement assez affable,<br />

bien qu’ayant des côtés un peu pervers, est marié. Sa femme ne<br />

pouvait pas avoir d’enfant, elle avait donc chargé sa jeune sœur<br />

Sophie de leur en faire un, avec Jacques. L’enfant vit avec sa<br />

mère qui ne l’a finalement pas laissée au couple Bruno<br />

Crémer/Bulle Ogier mais qui préfère s’en servir d’arme de<br />

chantage envers le mari. Cette mère qui rejette pourtant sa fille<br />

en refusant d’être appelée maman, n’aime personne à part sa<br />

propre ambition.<br />

121


Les scenarii de la série des Inspecteur Lavardin sont tous<br />

un peu <strong>sur</strong>réalistes. Dans celui-ci, les faits sont très imprécis,<br />

sans doute pour masquer les invraisemblances. Par exemple, on<br />

sait que Sophie est restée la maîtresse de Jacques pendant<br />

environ dix-sept ans, pourtant il lui dit qu’il ne l’aime pas. On<br />

imagine qu’il reste son amant parce qu’il veut rester en contact<br />

avec sa fille qu’apparemment il adore. Je trouve dans l’ensemble<br />

le scénario assez incohérent, de plus, on a bien peu d’éléments<br />

qui nous permettent de nous faire une idée exacte des relations<br />

entre les quatre personnages. A chacun d’imaginer sans doute.<br />

Mais la mère égoïste et glacée, la jeune fille qui ne connaît<br />

pas son père et le père qui souffre d’être à la fois si près et si<br />

éloigné de sa fille, voilà pour moi des ingrédients de choix. Il y a<br />

quelques années, c’est tout à fait le genre de situation que<br />

j’aurais intégré dans mon cinéma personnel jusqu’à m’en lasser<br />

et revenir à mon scénario d’origine qui en serait ressorti enrichi<br />

de quelques scènes nouvelles.<br />

Alors comme je me suis endormie juste après avoir vu le<br />

film… Mon imagination a engendré le rêve d’une nuit, le rêve<br />

d’une minute géante qui m’a permis de rencontrer Bruno Crémer.<br />

Rien à voir avec l’histoire du téléfilm. Je ne sais pas quel<br />

âge j’avais, j’étais sans âge mais je n’étais pas une enfant. Lui au<br />

départ était comme on le voit dans Maigret vers 2003. Il ne se<br />

sentait pas bien, il tenait un mouchoir devant sa bouche, j’étais<br />

dans la même pièce que lui et il m’a demandé de lui donner<br />

quelque chose qui se trouvait dans un sac ou dans un vêtement,<br />

je ne visualise plus l’objet. Je ne sais pas (ou plus) quelle était<br />

cette chose, une sorte d’ingrédient magique, il l’a pris et il est<br />

devenu instantanément plus jeune, à l’âge ou on le voit dans ce<br />

Lavardin ou il approchait des soixante ans mais n’en paraissait<br />

pas plus de quarante-cinq. Nos regards se sont croisés, se sont<br />

sondés et nos âmes se sont reconnues. Puis il a sorti un paquet<br />

de cartes postales ou de feuillets, là non plus, je ne me souviens<br />

pas bien. Il m’a dit qu’il préparait un nouveau livre. Puis ce livre<br />

est devenu un film ensuite dans mon rêve.<br />

122


C’était à peu près exempt d’action, nous étions assis à<br />

regarder les documents qu’il avait mais dont je ne me rappelle<br />

rien. Nous étions en parfaite communion d’esprit, l’un près de<br />

l’autre, juste comme ça.<br />

C’était la première fois que mon imagination intégrait, de<br />

façon aussi forte, Bruno Crémer dans un de mes rêves. Je ne me<br />

rappelle généralement pas mes rêves mais quelquefois il me<br />

revient une image floue, le lendemain ou parfois plusieurs jours<br />

plus tard. Mais c’est si imprécis et si lointain que je n’en retire<br />

pas grand-chose sinon cette impression de déjà vécu que l’on<br />

connaît tous, je crois. Celui-là était un de ces rêves qu’on<br />

n’oublie pas, un de ceux dont on gardera une ou deux images<br />

pour le reste de sa vie, du moins pour très longtemps. L’image<br />

de nos regards qui se croisent. Je peux voir mes yeux puis les<br />

siens très nettement. C’est l’avantage du rêve on s’y voit soimême<br />

comme si on était une autre personne, on est à la fois<br />

spectateur et acteur, comme dans mon petit théâtre privé… Et<br />

<strong>sur</strong>tout, il me restera longtemps le bien-être de cette présence et<br />

la certitude que tout va aller mieux…<br />

Je comprends les gens qui croient au voyage astral. Un<br />

rêve de cette sorte devient un vécu et se révèle aussi important<br />

qu’une véritable rencontre physique.<br />

Raconter ce petit événement m’a paru nécessaire. D’abord<br />

pour montrer la force de ce transfert que l’on peut faire <strong>sur</strong> une<br />

personne publique. Ceux à qui c’est déjà arrivé le comprennent<br />

aisément mais d’autres pensent peut-être que de tels transferts<br />

sont juste une sorte de lubie insignifiante. Cet attachement est au<br />

contraire extrêmement précieux pour la personne en manque, il<br />

lui permet de garder un mental positif. Et de toute façon, je crois<br />

que ce genre de sentiments ne se commande pas. On ressent<br />

de l’amour et on y peut rien.<br />

Le côté curieux est sans doute que l’on fait participer à son<br />

rêve quelqu’un qui de son côté se met en scène, peut-être au<br />

même moment, dans une toute autre histoire et en y faisant jouer<br />

quelqu’un d’autre. Aucune chance que le rêve soit partagé mais<br />

123


quand il laisse une si forte impression, c’est ce qu’on aimerait<br />

croire. Nos aventures nocturnes intègrent si souvent des gens<br />

que l’on ne reconnaît même pas, qu’on n’a même jamais vus, ce<br />

serait drôle d’imaginer que ce sont des gens dont on croise le<br />

propre rêve…<br />

On trouve dans quelques fictions de beaux exemples de<br />

rêves partagés. Le plus beau étant peut-être dans Peter<br />

Ibbetson 36 ou Gary Cooper et la femme qu’il aime se rejoignent<br />

lors de leur sommeil alors qu’ils sont séparés parce qu’il est en<br />

prison. Ce film a d’ailleurs fortement influencé les cinéastes<br />

français comme Cocteau et autre Marcel Carné qui tournera en<br />

1950 un film ou les deux héros retrouvent également leur liberté<br />

par le rêve : Juliette ou la clé des songes 37 avec Gérard Philippe<br />

et Jean-Roger Caussimon.<br />

36<br />

Peter Ibbetson - 1935. Film de Henry Hathaway d’après un roman de George<br />

Du Maurier.<br />

37<br />

Le film avait été commencé en 1941 avec Jean Marais et Micheline Presle.<br />

La guerre en empêchera le tournage qui ne sera entrepris que dix ans plus tard<br />

avec des acteurs différents.<br />

124


L'évolution dans le choix<br />

S’il m’a fallu trois représentations différentes de papas<br />

jusqu’à aujourd’hui, je pense que c’est dû <strong>sur</strong>tout à mon<br />

évolution personnelle et assez peu au fait que les deux premiers<br />

acteurs soient décédés.<br />

C’est un peu difficile à expliquer, mais je crois que mon<br />

choix évolue vers des personnes de plus en plus complexes. Si<br />

je regarde d’un peu plus près, l’image publique de Lino Ventura<br />

dans ses films était celle d’un personnage entier, avec peu de<br />

faiblesses, un homme physique qui se servait de sa force à<br />

l’occasion. N’avait-il pas été champion de catch ?<br />

Lino, le pur<br />

C’était l’homme d’une seule famille, une famille construite<br />

très tôt, c'était un homme d’une grande stabilité.<br />

J’avais probablement besoin de cette perfection sans<br />

failles à l’époque. Besoin de construire une base solide <strong>sur</strong><br />

laquelle je ne trouverais rien à redire. Il me fallait une image<br />

simplifiée, très nette, une image indiscutable. Mais il manquait<br />

quelque chose au personnage, quelques fantaisies, quelques<br />

défauts peut-être qui font le charme d’une personne. La seule<br />

faiblesse émouvante de Lino Ventura dans ses films était sa<br />

réserve auprès des femmes. Cette même réserve attentionnée<br />

que l’on retrouve également chez Brian Keith et Bruno Crémer.<br />

Si Lino Ventura avait de grandes qualités humaines, il se<br />

présentait publiquement comme une personne assez classique.<br />

Ce côté classique me ras<strong>sur</strong>ait beaucoup en son temps mais<br />

pouvait me paraître un peu monotone par la suite.<br />

125


Brian l’artiste<br />

Quand s’est présenté Brian Keith, c’était différent. Il était<br />

enfant de la balle, son père et sa mère étant tous deux acteurs, il<br />

était monté <strong>sur</strong> scène avec eux à l'âge de quelques mois<br />

seulement et avait tourné son premier film en 1924, à trois ans,<br />

un film muet. Dans sa vie d'adulte, il n'avait trouvé une stabilité<br />

familiale qu'assez tard, à près de cinquante ans. Artistiquement,<br />

son jeu était beaucoup plus étendu que celui de Lino Ventura.<br />

Comme acteur, il était capable de tout ou presque, il pouvait<br />

jouer un personnage déplaisant ou un homme charmant,<br />

n’hésitant jamais à endosser des costumes ridicules ou à se<br />

vieillir, s’enlaidir. Je me suis beaucoup amusée à le découvrir<br />

dans ses divers rôles. Brian Keith qui avait un physique de jeune<br />

premier sexy, s'était plus attaché à jouer des rôles de caractère,<br />

comme on dit aux États-Unis. C'était d'ailleurs une des choses<br />

qui me séduisaient en lui, ce choix délibéré de ne pas bâtir sa<br />

carrière <strong>sur</strong> ses atouts physiques. Brian Keith avait ce côté non<br />

conventionnel qu’ont bien peu d'acteurs américains, hérité sans<br />

doute de ses origines irlandaises.<br />

Brian Keith avait en commun avec Lino Ventura cette<br />

mélancolie cachée qu’a également Bruno Crémer.<br />

Bruno le cérébral<br />

En tant qu'acteur, je situerais Bruno Crémer <strong>sur</strong> un plan<br />

encore différent de Ventura et Keith. Brian Keith adorait se<br />

déguiser et faire rire, ce que Bruno Crémer ne fait pas. Pourtant,<br />

je suis persuadée que, sans lui demander d'être un comique, on<br />

aurait pu utiliser Crémer dans des comédies comme celles<br />

écrites et réalisées par Francis Veber, dans des rôles comme<br />

ceux qui ont été confiés à Depardieu ou à Jean Reno. Je<br />

l’imagine très bien dans la peau d’un personnage comme celui<br />

qu'incarnait Ventura dans L’Emmerdeur, film écrit également par<br />

Veber qu’il vient d’ailleurs d’adapter pour le théâtre.<br />

Bertrand Blier a d'ailleurs confié à Bruno Crémer un<br />

personnage extrême dans Tenue de soirée, celui d'un<br />

homosexuel mondain et esthète pour lequel Depardieu obtient<br />

126


les faveurs de jeunes hommes, en l'occurrence Michel Blanc. Le<br />

dialogue est savoureux. Il fallait Bertrand Blier 38 pour oser… Un<br />

Lino Ventura n'aurait probablement jamais pu jouer un tel rôle,<br />

un Brian Keith acceptait certains personnages dérangeants mais<br />

je ne crois pas qu’il aurait accepté le rôle d’un homosexuel,<br />

même pour une comédie.<br />

Et puis Bruno Crémer a osé interpréter des personnages<br />

extrêmement négatifs, dangereux, pervers. Ce n'est pas chose<br />

facile que d'accepter ce genre de rôles, ils nuisent parfois à la<br />

popularité de l'acteur. Richard Widmark avait failli se faire lyncher<br />

dans la rue après qu'il ait tourné le rôle d'un psychopathe dans<br />

Le carrefour de la Mort 39 où on le voyait tuer une vieille femme.<br />

Jean Carmet était haï de nombreux spectateurs après son rôle<br />

dans Dupont-Lajoie 40 . J'aime les acteurs qui savent s'investir<br />

dans de tels rôles. J'aime être <strong>sur</strong>prise par un acteur et ne pas<br />

savoir, avant même que de voir un film, quelle sera la nature de<br />

son personnage.<br />

Il y a cependant une différence entre les personnages<br />

pervers de Keith et ceux de Crémer. Souvent ceux joués par<br />

Bruno Crémer nous envoient un message quant à la véritable<br />

nature humaine, comme par exemple dans Le bon et les<br />

méchants. Ceux interprétés par Keith sont plus caricaturaux, plus<br />

<strong>sur</strong>faits, un tueur en série dans un téléfilm très moyen et très<br />

commercial Cry for the Strangers (1982) ou un tueur à gage<br />

cocasse et vieillissant dans un épisode de The Comish, série<br />

assez bonne par ailleurs. Une exception peut-être dans un film<br />

de 1955 Five Against the House ou il est un jeune homme<br />

devenu violent et incontrôlable après avoir vécu la guerre de<br />

Corée. Brian Keith avait participé dans le corps des Marines aux<br />

38<br />

Bertrand Blier avait déjà choisi Bruno Crémer en 1967 pour son tout premier<br />

long métrage Si j'étais un espion pour lequel il avait écrit un rôle dramatique <strong>sur</strong><br />

me<strong>sur</strong>e pour Bernard Blier, son père.<br />

39<br />

Kiss of Death (1947) de Henry Hathaway avec Victor Mature, Richard<br />

Widmark, Karl Malden et aussi Robert Keith, le père de Brian…<br />

40<br />

Dupont-Lajoie (1975) de Yves Boisset avec Jean Carmet, Pierre Tornade,<br />

Jean Bouise, Isabelle Huppert, Victor Lanoux, Jean-Pierre Marielle…<br />

127


combats de la deuxième guerre mondiale contre les Japonais, il<br />

était très sensibilisé à ce genre de problème.<br />

Pour moi, Bruno Crémer est, en vérité, une personne qui<br />

me paraît plus profonde et probablement plus sinueuse que Lino<br />

Ventura et Brian Keith. J’ai découvert dans son livre<br />

autobiographique Un certain jeune homme, un personnage<br />

solitaire qui se sentait différent des gens de sa famille et des<br />

autres en général. Un point commun avec ce que j'ai toujours<br />

ressenti moi-même. Il s’est senti en famille en découvrant le<br />

théâtre un peu comme je me suis trouvé une famille dans le<br />

cinéma. La différence est qu'il est entré et a évolué dans cette<br />

famille d’adoption alors que je suis restée uniquement<br />

observatrice. Je me contente de squatter les gradins et ne suis<br />

qu’une capteuse, voire une voleuse, de sentiments.<br />

Découvrant Bruno Crémer qui se situe hors des modes et<br />

des conventions, je me sens plus proche de lui aujourd’hui que<br />

de Lino Ventura ou de Brian Keith. Bruno Crémer ne craint pas<br />

de dire qu’il lit Montaigne ou Homère, ne cède à aucune mode et<br />

reste égal à lui-même. Il est un véritable modeste mais sans<br />

fausse modestie aucune, n’hésitant pas, même s’il s’en excuse,<br />

à considérer et à présenter comme réussie une de ses<br />

prestations s’il pense qu’elle l’est. C’est une qualité assez rare<br />

chez les personnages publics qui affichent soit une minimisation<br />

de leur talent avec une évidente mauvaise foi, soit une<br />

sacralisation de leur génie avec un sentiment de supériorité à<br />

peine voilé.<br />

Ça aurait pu être…<br />

D’autres grands acteurs que j'aime beaucoup comme Jean<br />

Rochefort ou Philippe Noiret auraient pu capter mon attention<br />

comme l’a fait Bruno Crémer. Mais les sentiments ne<br />

s’expliquent pas et c’est Bruno Crémer, peut-être plus doux, plus<br />

discret, plus humble et plus secret que les autres qui s’est<br />

imposé.<br />

Il y a bien aussi Pierre Tchernia pour qui j'ai une très<br />

grande admiration et une grande tendresse, mais ce n'est pas un<br />

128


acteur. Je ne pouvais pas me l'attacher, il m'aurait manqué la<br />

dimension imaginaire qu'apportent les personnages de fiction liés<br />

à la personnalité de l'acteur. Un de mes rêves serait de pouvoir<br />

passer quelques heures en face de Pierre Tchernia et de<br />

simplement l’écouter. Pierre Tchernia, grand bonhomme dans<br />

tous les sens du mot. J’adore ses films, sa modestie, sa<br />

gentillesse. Toutes qualités que j’ai pu apprécier alors que j’allais<br />

fréquemment assister aux enregistrements de l’émission Mardi<br />

Cinéma à la fin des années 80. Un copain et moi avions réussi à<br />

nous faire accepter à l’entrée des artistes au lieu de faire la<br />

queue devant la salle Wagram, on nous croyait techniciens ou<br />

quelque chose comme ça. Ca nous donnait l’opportunité d’être<br />

dans la place avant tout le monde et de se balader dans les<br />

couloirs. Un jour, nous avons croisé Pierre Tchernia en<br />

compagnie de deux ou trois personnes. Ce fut Monsieur<br />

Tchernia qui, le premier, nous salua d’un bonjour simple et<br />

souriant, alors qu’il ne nous avait jamais vus et ne savait pas du<br />

tout qui nous pouvions être. Notre tenue vestimentaire, jeans et<br />

blousons ne nous situait nullement comme des personnes de<br />

qualité. Ça n’a l’air de rien mais il aurait pu nous ignorer comme<br />

l’ont fait d’ailleurs les gens qui l’accompagnaient. C’est<br />

probablement ce qu’auraient fait quatre-vingt dix-neuf pour cent<br />

des personnes de son niveau à sa place. Pierre Tchernia nous<br />

aurait croisés sans même nous apercevoir que nous aurions<br />

trouvé ça tout à fait normal mais il eut ce geste généreux. J’ai<br />

toujours beaucoup aimé Pierre Tchernia mais ce simple geste de<br />

politesse m’avait montré que j’avais raison de le trouver<br />

charmant. Ce court instant reste un des grands souvenirs de ma<br />

vie.<br />

Une aura enveloppante<br />

Avec Bruno Crémer, je ressens une sorte<br />

d’enveloppement, une aura de protection. Elle m’entoure<br />

physiquement comme j'expliquais plus haut ma capacité à<br />

ressentir et sentir à partir de l'image. C’est un phénomène<br />

curieux pas facile à décrire mais probablement connu de la<br />

plupart des gens.<br />

129


Je crois que ce que Bruno Crémer a en plus de Brian<br />

Keith, Lino Ventura, ou d'autres acteurs, c'est une sorte de<br />

philosophie fataliste que je ressens chez lui et qu'on découvre<br />

dans son livre. Je le sens plus détaché de la vie matérielle, plus<br />

empreint de sagesse, plus indulgent aussi, plus disposé à<br />

comprendre, très peu enclin à accuser ou à juger. C'est peut-être<br />

une fausse impression mais c'est le sentiment que j'ai. Allié à<br />

cette force qu'il dégage et à cette fragilité qu'il dévoile de temps à<br />

autre, cela donne un être complexe, réfléchi, calme, contemplatif<br />

et sensible qui attire l'intérêt, le mien en tous cas.<br />

Si vous avez acheté le DVD Mon père… il m'a sauvé la vie,<br />

je vous conseille encore une fois de regarder les bonus,<br />

notamment le film avec les commentaires de l'auteur. Ça se fait<br />

beaucoup <strong>sur</strong> les DVD et c’est souvent fort instructif, nous<br />

n'entendons plus les dialogues du film, mais à la place le<br />

commentaire de José Giovanni. Il nous donne des détails quant<br />

à l'adaptation de la réalité dans certaines scènes mais aussi des<br />

informations quant au comportement des acteurs.<br />

Bruno Crémer avait une scène qu'il jugeait difficile. C'est la<br />

scène où Joe, le personnage qu’il incarne, sachant son fils Manu<br />

condamné à mort, doit avouer sa peur à Maître Hecquet. Dans<br />

cette scène, il doit extérioriser un fort sentiment d'angoisse.<br />

Bruno Crémer se trouve dans les couloirs du tribunal, face à un<br />

jeune acteur auquel je trouve d'ailleurs beaucoup de talent et de<br />

sensibilité : Nicolas Abraham. Voici les paroles de José<br />

Giovanni 41 :<br />

- Cette scène faisait peur à Bruno. Il s'en était ouvert à<br />

Nicolas Abraham parce qu'il est humble, Bruno, avec tout le<br />

talent qu'il a. Il avait demandé à Nicolas… il avait dit « Comment<br />

tu crois que je peux faire ça? ».<br />

C'est ça le talent. Et Nicolas avait été très touché qu'un<br />

acteur de ce charisme, avec la carrière qu'il a derrière lui,<br />

41<br />

DVD : Mon père… il m'a sauvé la vie de José Giovanni. Éditions Canal<br />

Studio<br />

130


demande à un jeune acteur… se confie, confie son trouble, ses<br />

doutes à un jeune acteur.<br />

Le résultat est que l’angoisse exprimée par Joe est<br />

palpable. On a même l'impression qu'il est plus pâle que dans les<br />

autres scènes. Et on sent l'avocat (Nicolas Abraham) ébranlé,<br />

impressionné par cette peur communicative et peut-être aussi<br />

par l'acteur auquel il donne la réplique.<br />

Un tel comportement d'humilité témoigne de la valeur<br />

humaine de monsieur Crémer, valeur assez rare de nos jours<br />

pour qu'elle soit soulignée.<br />

Car il ne me suffit pas que l'acteur que j'ai choisi me<br />

paraisse à première vue un homme avec des qualités qui en<br />

feraient simplement un bon père. Il faut que je puisse croire qu'il<br />

est un homme bien, un homme posé, ouvert, gentil et<br />

respectueux des autres. Si un élément important vient m'infirmer<br />

cette première impression, mon affection va se dissiper puis<br />

peut-être disparaître. Pour aimer quelqu'un, j'ai besoin de<br />

l'admirer, de le respecter.<br />

J'ai la profonde conviction que monsieur Bruno Crémer est<br />

ce genre d’homme. Je ne crois pas me tromper. Un des indices<br />

évidents est que dans son livre, sauf à décrire les défauts<br />

professionnels de quelques-uns de ses formateurs, il ne dit du<br />

mal de personne, il ne dévoile aucun secret d'alcôve. Par<br />

exemple, il mentionne une actrice connue avec laquelle il a eu<br />

une aventure, mais il ne cite pas son nom et ne donne pas assez<br />

d'éléments pour que le public la situe. Pourtant, il ne dit que du<br />

bien de cette femme, la nommer aujourd'hui n'aurait<br />

probablement pas eu de grandes conséquences médiatiques.<br />

A une époque où tout le monde se bat pour faire les<br />

révélations les plus scabreuses, c'est une attitude très<br />

respectable et très honorable.<br />

Sur un autre sujet qui en dit long <strong>sur</strong> la personnalité réelle<br />

de cet acteur, j’adore et j’approuve cette parenthèse que Bruno<br />

Crémer insère dans le récit de son service militaire :<br />

131


- … Je n’ai pas à défendre mes concitoyens sous prétexte<br />

qu’ils habitent depuis des générations <strong>sur</strong> le même sol que moi,<br />

ce sol que nous avons cultivé pour mieux vivre, pourquoi nous<br />

serait-il exclusivement réservé ? Quel instinct de propriété nous<br />

autorise à tuer pour le conserver ? Quelle vie d’homme mérite<br />

qu’on la sacrifie, pour défendre la parcelle d’une terre qui, par je<br />

ne sais quel partage, nous appartiendrait définitivement ?<br />

Je ne saurai trop vous encourager à lire ce livre Un certain<br />

jeune homme. On y découvre un homme bien loin de l'image<br />

froide, voire violente, qu'il a donnée dans certains de ses rôles.<br />

Rôles dus pour beaucoup à cette apparence physique et à ce<br />

regard bleu par lequel il exprime souvent tant de douceur mais<br />

qu'il sait aussi rendre glaçant.<br />

132


Papa de cœur et père spirituel<br />

Me trouver un papa de cœur n’est pas la même approche<br />

que m’attacher à un père spirituel.<br />

Georges Brassens<br />

Depuis que j’ai découvert Georges Brassens lorsque<br />

j’avais dix-sept ou dix-huit ans, je le considère comme un père<br />

spirituel. Le sentiment est totalement différent. Je n’éprouve pas<br />

pour Brassens une envie de toucher comme c’est le cas pour<br />

Ventura, Keith ou Crémer. Je n’ai jamais eu aucune attirance<br />

sensuelle et pourtant, je trouve que Brassens avait un très beau<br />

visage et il pouvait correspondre au type d’homme que j’aime<br />

physiquement. Mais c’est ainsi, Brassens m’interpelle par ses<br />

mots, ses musiques, sa voix, son mental, ses idées et sa façon<br />

de les faire passer. Mais jamais je n’ai ressenti ce plaisir<br />

physique à le regarder ou à l’écouter.<br />

C’est parce que je me retrouve dans les chansons de<br />

Brassens et aussi dans sa façon de vivre, un peu dématérialisée.<br />

J’adopte sa tolérance et sa vision de la liberté et de l’Homme,<br />

chaque humain étant un être unique et indépendant ou qui<br />

devrait l’être.<br />

Si j’écoute des chansons de Georges Brassens, que je<br />

n’apprécie que rarement si elles sont interprétées par un autre<br />

que lui, je suis incapable ensuite d’écouter un autre chanteur ou<br />

une autre musique après lui. Tous les autres vont me sembler<br />

fades. Il laisse en moi non seulement l’image de la beauté mais<br />

une sorte de béatitude, de bonheur. Tandis que lorsque je me<br />

repais de l’image de l’acteur choisi pour papa, il me reste un<br />

sentiment complexe, un bien-être qui reste teinté d’une certaine<br />

frustration.<br />

133


La force captée dans l’un ou l‘autre cas n’est pas la même.<br />

Je ne m’identifie pas à Brassens mais je me trouve bien dans<br />

son monde, j’y suis un peu comme chez moi. C’est un monde qui<br />

ressemble au mien tandis que le monde réel que j’imagine être<br />

celui de Bruno Crémer ou de Brian Keith me semble tout<br />

différent, une autre classe sociale ou je ne serais probablement<br />

pas très à l’aise.<br />

Mais devant un écran de cinéma, on s’intègre à n’importe<br />

quel environnement, à n’importe quel milieu. Si je regarde un film<br />

avec Bruno Crémer, je me place à côté de lui, quelquefois dans<br />

la peau d’un personnage du film. Et si, comme souvent, aucun<br />

des personnages ne me convient, je me sens un peu comme<br />

l’ombre de Bruno Crémer et je le suis dans ses mouvements et<br />

ses paroles. Le décor et l’époque n’ont aucune importance,<br />

seules en ont les impressions sensitives que je reçois. J’ai une<br />

sorte de besoin plus ou moins régulier de retrouver ces<br />

sensations. Même parfois pour quelques minutes, en regardant<br />

simplement une photo ou en me remémorant telle ou telle scène<br />

qui m’a frappée.<br />

Georges Brassens n’inspire d’ailleurs aucune image<br />

paternelle évidente, il n’a jamais eu d’enfant et mise à part une<br />

chanson où il parle de son père, son œuvre n’est pas du tout<br />

axée <strong>sur</strong> les rapports familiaux.<br />

Je fais donc une différence très nette entre ce qu’on<br />

appelle communément un père spirituel et un personnage qui<br />

devient mon papa de remplacement. Le « père spirituel » aurait<br />

d’ailleurs très bien pu être une femme, ce concept étant pour moi<br />

générique et de genre neutre.<br />

Ce modèle spirituel n’est d’ailleurs pas constamment<br />

présent à mon esprit. De temps en temps, je me ressource en<br />

passant une après midi en compagnie de Georges Brassens en<br />

écoutant ses chansons. Mais je peux très bien rester des<br />

semaines sans même penser à lui.<br />

134


Brassens n’interpelle que mon intellect, Ventura, Keith et<br />

Crémer se placent essentiellement <strong>sur</strong> le plan physique et<br />

émotionnel. Cependant, avec Bruno Crémer, s’ajoute un plan<br />

intellectuel moins élargi qu’avec Brassens mais existant. Si cette<br />

dimension spirituelle s’est installée avec Bruno Crémer c’est<br />

essentiellement dû à son livre. Étant devenu auteur, il a pu<br />

compléter ma vision de sa personnalité qui s’est trouvée<br />

compatible avec la mienne. Son livre aurait pu me détacher de lui<br />

en me montrant un personnage différent de ce que je ressentais,<br />

ce fut le contraire.<br />

135


136


Ai-je choisi des amants papas ?<br />

Contrairement à ce qu’on pourrait soupçonner, je n’ai<br />

jamais vraiment recherché l’amant papa, même si la plupart du<br />

temps j’ai choisi un compagnon un peu plus âgé que moi. Je n'ai<br />

jamais couru après l'amant protecteur, ni financièrement, ni<br />

moralement, même s’il m’est arrivé d’en trouver. Si j'attends d'un<br />

homme une certaine force physique, c’est pour l'esthétique et le<br />

sentiment de confort et pas pour que cette force soit<br />

démonstrativement utilisée.<br />

La frontière entre le père et l’amant<br />

Cependant, il m'est évident que ceux que j’ai choisis au<br />

cinéma pour me forger une image paternelle sont tous des<br />

hommes qui auraient pu me séduire si je les avais connus jeunes<br />

en étant moi-même d’un âge en correspondance avec le leur.<br />

Si je vois un film avec Ventura, Crémer ou Keith lorsqu’ils<br />

étaient jeunes, je ne vois plus l’image paternelle en eux mais<br />

l'image romantique, sauf si leur rôle les désigne implicitement<br />

comme père. Si le rôle l’implique, alors je fais un voyage dans<br />

mon propre temps et je vois en l’acteur le papa que j’aurais pu<br />

avoir durant mon enfance.<br />

Crémer, Keith, Ventura, tous les trois correspondent,<br />

parallèlement à une forte image paternelle, à un type d’homme<br />

qui me plait. Est-ce ce fameux complexe d’Électre 42 non<br />

évacué ? C’est possible. N’ayant jamais fixé définitivement<br />

42 On connaît mieux le complexe d’Œdipe ou le garçon est amoureux de sa<br />

mère et rejette son père (Œdipe tua son père et épousa sa mère). Le complexe<br />

d’Électre est ce même sentiment mais inversé, la petite fille est amoureuse de<br />

son père et rejette sa mère (Électre fit tuer sa mère pour venger la mort de son<br />

père).<br />

137


l’image de mon père, je n’ai probablement pas pu me<br />

débarrasser totalement de ce complexe d’Électre. Ce sont des<br />

informations à ce sujet que j'ai toujours cherchées dans les livres<br />

sans trouver la réponse qui me correspondait.<br />

Une enfant sans père développe-t-elle ce fameux<br />

complexe et de quelle façon? Comment le <strong>sur</strong>monte-t-elle?<br />

Telles sont en fait mes grandes interrogations. J'ai souvent<br />

l'impression que je vis avec lui plus intensément que si j'avais eu<br />

un vrai père.<br />

La frontière est très imprécise entre le moment où celui que<br />

j’ai choisi passe du statut d’homme désirable à celui de père<br />

virtuel. Le fait de naviguer facilement par le cinéma du présent au<br />

passé et de voir sans transition un homme à diverses étapes de<br />

sa vie mélange un peu les sentiments.<br />

Je pense que toutes les jeunes filles qui ont un bon rapport<br />

avec leur père aiment montrer des photos de lui à leurs copines<br />

en disant « Il était beau, mon père, hein? »<br />

Je me demande si une jeune fille d'aujourd'hui qui a<br />

l'occasion de voir des photos ou des films de famille tournés il y a<br />

vingt ans peut trouver en son père un homme comme elle<br />

aimerait en épouser un. Elle connaît son père tel qu'il est<br />

actuellement et elle peut le voir tel qu'il était lorsqu'il a séduit sa<br />

mère. Mais en réalité, ce sont deux hommes différents. Et elle<br />

sera peut-être incapable de dire à quel moment de l'histoire de<br />

cet homme, elle ne voit plus en lui un homme séduisant mais un<br />

homme d'une génération de plus qu'elle : son père.<br />

Tout ceci, à condition, bien sûr, que la jeune fille soit<br />

séduite par le type masculin qu'était son père. Certaines vont<br />

préférer le parfait contraire.<br />

Avec ma façon de vivre mon père, je ne pense pas qu'il<br />

m'aurait été possible d'aimer d'un côté un type d'homme et de<br />

l'autre un père de type différent. J’ai toujours recherché dans ma<br />

138


vie affective et sexuelle des hommes bons vivants au physique<br />

solide.<br />

Il est un fait que j'aime ces trois acteurs différemment selon<br />

que je les voie dans leurs rôles passés ou dans leurs rôles<br />

récents. Mais j'ai besoin de les observer et de les aimer aussi à<br />

leurs débuts. Il me faut connaître leur évolution. Si un acteur me<br />

déplait quand il était jeune, il ne peut pas faire un bon papa. Mais<br />

je m'attache plus à sa personnalité d'homme mûr, sa<br />

personnalité présente.<br />

Dans la vraie vie, un homme trop âgé pour moi, s’il peut<br />

m’intéresser en tant qu’individu, ne m’intéressera pas pour une<br />

relation amoureuse.<br />

En fait, tout ce que je vis avec un père virtuel et tout ce que<br />

j’accepte de lui sans réellement le recevoir puisque que tout vient<br />

en réalité de moi-même, j’ai du mal à l’accepter des gens qui<br />

m’entourent : conseils, aide, protection. Je les ai reçus de<br />

quelques amis papas, comme je pourrais les appeler et dont je<br />

parlerai plus loin mais je les ai bien rarement admis de la part de<br />

mes amours ou amants.<br />

Le contraire d’une femme enfant<br />

Je me suis forgé une force protectrice et du coup, je passe<br />

pour une personne au fort caractère, qu’on peut croire<br />

dominante. Ce que je ne crois pas être. Indépendante : oui,<br />

dominante : non. Extrêmement individualiste, peut-être trop.<br />

Alors, malgré leur âge réel, je suis souvent tombée dans<br />

les bras d’hommes au caractère quelquefois puéril qui<br />

recherchaient une protection chez la femme. Moi qui n’ai jamais<br />

voulu d’enfants, je me suis parfois retrouvée avec un grand<br />

enfant à mes côtés. Pourtant, je ne suis pas particulièrement<br />

maternelle. Quelques hommes ont sûrement vu en moi une sorte<br />

de guerrière de la vie, une guerrière pacifique, un peu comme la<br />

femme de Je l'aime à mourir, la chanson de Francis Cabrel.<br />

139


Peut-être aurait-il fallu qu'il se trouve que je tombe<br />

amoureuse un jour d'un homme au caractère protecteur pour que<br />

ma quête du père cesse, mais était-ce possible? Et puis je n’ai<br />

pas le sentiment qu’un homme qui se montre protecteur avec sa<br />

fille le soit forcément avec sa femme. Dans ma vie avec un<br />

compagnon, je suis une femme. Mon côté petite fille est intérieur<br />

et a besoin d‘une relation différente à l’homme.<br />

Si je me sens protégée, je me sens prisonnière! Le cercle<br />

vicieux, encore! Mon équilibre ne tient qu'en ayant une vie réelle<br />

libre et une vie intérieure protégée… par moi-même.<br />

Jean-Pierre<br />

J’ai cédé à l’acte sexuel relativement tard, j’avais un peu<br />

plus de dix-huit ans. Je dis cédé parce que c’est vraiment ainsi<br />

que je l’ai vécu. Je repoussais l’inévitable. J’en avais envie sans<br />

en avoir vraiment le désir. J’avais peur. Comme tout le monde, je<br />

crois.<br />

Un peu avant dix-huit ans, mon choix amoureux s’était<br />

porté <strong>sur</strong> Jean-Pierre, un garçon de mon âge mais aux allures<br />

d’homme. Nous étions tous les deux élèves au lycée Gay<br />

Lussac, dans la même classe. Il me<strong>sur</strong>ait près de deux mètres et<br />

était solidement charpenté. Il n’avait pas la silhouette fine et<br />

d’apparence fragile qu’on souvent les jeunes hommes de très<br />

haute taille. Il était fort. Et très doux. Il s’intéressait également à<br />

moi et nous partagions ce sentiment de plénitude et de bonheur<br />

éthéré de l’amour avant qu’il ne se concrétise par le sexe. Je<br />

serais assez facilement passé à l’acte avec lui mais ce fut lui qui<br />

s’y refusa quand il apprit qu’il serait le premier. Il était conscient<br />

de mon attachement pour lui et savait, désabusé déjà, que<br />

l’amour ne dure pas. Il savait que le nôtre ne serait qu’une<br />

aventure, plus ou moins longue. Il m’expliqua que si nous<br />

faisions l’amour, mon attachement deviendrait plus grand encore<br />

et il voulait rester libre. Je ne lui en ai pas voulu, j’ai joué les<br />

grandes filles capables de sacrifice pour celui qu’on aime, un peu<br />

vexée tout de même. Mais déjà, à cet âge, je considérais que la<br />

liberté de chacun est imprenable. Je ne voulais pas m’imposer.<br />

Nous sommes restés assez proches jusqu’à la fin de l’année<br />

140


scolaire, je l’aidais beaucoup en maths où il était assez faible, sa<br />

matière favorite étant la philosophie où là, je ne brillais pas<br />

vraiment. Je lui offrais aussi quelques dessins pour lesquels il<br />

m’indiquait une trame, les idées qu’il voulait illustrer. La mort était<br />

très présente dans son esprit. Dans le mien aussi à l’époque, je<br />

dois dire.<br />

C’était l’année du BAC, nos chemins se sont ensuite<br />

totalement séparés pour ne se croiser qu’une seule fois,<br />

furtivement, dans les allées d’un supermarché, à Limoges. Nous<br />

n’avons pas trop su quoi nous dire et puis je n’étais pas seule ce<br />

jour-là, j’étais avec José le jaloux que je vous présenterai bientôt.<br />

Souvent j’ai regretté que Jean-Pierre n’ait pas été le<br />

premier. Je me demande si lui aussi a eu quelques regrets. Peutêtre.<br />

En tous cas, le respect qu’il m’a montré m’est toujours resté<br />

en mémoire.<br />

Damiens<br />

Un autre jeune homme s’intéressait à moi depuis<br />

longtemps. Ma grand-mère, ma sœur Sylvie et moi habitions un<br />

appartement en rez-de-chaussée qui donnait <strong>sur</strong> un terre-plein<br />

utilisé comme terrain de pétanque. Damiens (il tenait à l’ »s » à la<br />

fin de son prénom) venait s’y entraîner tous les après-midi. Ce<br />

jeu ne m’a jamais vraiment intéressée et je ne faisais guère<br />

attention aux habitués. Damiens se différenciait des autres d’une<br />

part parce qu’il était jeune, 27 ans, alors que les autres joueurs<br />

me paraissaient vieux et d’autre part, parce qu’il était noir. Il était<br />

guadeloupéen. Il avait un sourire charmant mais le contact entre<br />

nous en est resté longtemps à la politesse du « bonjour<br />

bonsoir ».<br />

Damiens m’avoua plus tard que dès qu’il m’avait vue, alors<br />

que j’avais à peine quinze ans, il avait jeté son dévolu <strong>sur</strong> moi<br />

mais il avait décidé d’être patient et de ne vraiment passer aux<br />

choses sérieuses que lorsque je serai suffisamment adulte pour<br />

ça. Grand respect et grande délicatesse, bien peu courants.<br />

Alors que j’étais encore amoureuse de Jean-Pierre mais que je<br />

ne flirtais plus avec lui, je commençais à sortir avec Damiens,<br />

141


nous allions boire des chocolats et des laits fraise dans un café<br />

de la Place de la République, à Limoges, tout près du lycée.<br />

Damiens était aussi joueur de basket amateur, il fréquentait<br />

le Cercle Saint-Pierre, le célèbre CSP alors au début de son<br />

ascension. Le basket ne m’intéressait guère plus que la<br />

pétanque, j’aimais mieux nos conversations tranquilles. Damiens<br />

était la patience même. Il sut m’aborder avec douceur et sans<br />

provocation pour arriver un jour, après plusieurs années<br />

d’attente, à m’avoir enfin dans son lit. Damiens appartenait à ce<br />

genre d’homme qui aime tout apprendre à une jeune fille. Moi qui<br />

était très introvertie et n’appréciais pas du tout les sorties, il<br />

m’apprit les rudiments d’une vie de loisirs sociaux que j’avais<br />

ignorés jusqu’alors. Il m’emmenait dans des soirées entre<br />

copains, dans les boites de nuit, dans les restaurants. J’étais<br />

assez libre de le suivre, venant juste de quitter ma grand-mère et<br />

ma sœur pour vivre seule dans un appartement.<br />

Je me rends compte maintenant que malgré son jeune<br />

âge, Damiens était un amant papa. Il me couvait un peu,<br />

m’éduquait, prenait soin de moi. Mais je me sentis très vite<br />

étouffée. Surtout lorsque nos conversations s’orientèrent vers la<br />

vie de famille, le mariage. Quand il commença à vouloir m’initier<br />

à la cuisine antillaise, je sus que notre relation ne durerait pas.<br />

Pas à cause des petits plats antillais, bien sûr, mais je ne me<br />

voyais pas du tout en femme d’intérieur entourée de deux ou<br />

trois marmots bruyants.<br />

Pauvre Damiens, je l’aimais beaucoup mais je n’étais pas<br />

amoureuse. Je l’ai quitté pour José, le séducteur pour qui j’avais<br />

eu le coup de foudre, hypnotisée par ses yeux verts. Damiens en<br />

fut très déçu mais il accepta, il n’essaya pas de me retenir.<br />

Nous nous sommes revus de temps en temps, toujours par<br />

hasard, puis Damiens m’a présenté sa future femme, Antillaise<br />

comme lui, et quelques années plus tard leur petit garçon. Je ne<br />

sais pas s’ils ont eu d’autres enfants. Il y a très longtemps que je<br />

n’ai pas revu Damiens. Je m’aperçois qu’il m’avait beaucoup<br />

142


donné sans recevoir grand-chose en échange, à part ma<br />

virginité.<br />

J’ai toujours été reconnaissante à Damiens de m’avoir<br />

traitée avec tant d’égards. Sa délicatesse et sa gentillesse ont<br />

probablement été pour moi d’une immense aide dans ma<br />

confiance en moi vis-à-vis des hommes et dans ma confiance en<br />

les hommes.<br />

Aujourd’hui que j’en suis à l’heure de l’auto-analyse, je<br />

m’aperçois que ces deux hommes, Jean-Pierre et Damiens, par<br />

le respect qu’ils m’ont montré, Damiens <strong>sur</strong>tout, par son amour<br />

inconditionnel et parfaitement désintéressé m’ont probablement<br />

permis de mettre le pied <strong>sur</strong> la première marche d’une évolution<br />

psychique positive.<br />

José<br />

Dommage que mon aventure avec José m’ait fait stagner<br />

et même régresser jusqu’à ce qu’avec l’aide de mon premier<br />

papa de cinéma, Lino Ventura, je me sorte de son emprise et<br />

n’échappe à ma propre prison.<br />

Trois hommes ont réellement compté dans ma vie de<br />

femme. José, le premier, avait été une véritable erreur. Yannick,<br />

le deuxième, aurait peut-être pu être le dernier homme de ma vie<br />

mais nous nous sommes manqués, bien que nous ayons partagé<br />

trois ans de nos vies. Je crois que notre relation aurait pu durer si<br />

nous nous étions rencontrés plus tard. Nous n’étions pourtant<br />

plus des enfants quand nous nous sommes aimés, ayant chacun<br />

une trentaine d’années, mais nous manquions tout de même l’un<br />

et l’autre et de façon différente, d’une certaine maturité et <strong>sur</strong>tout<br />

de stabilité. L’un comme l’autre, ayant eu des manques affectifs,<br />

nous étions dans notre bulle et si nous arrivions parfaitement à<br />

comprendre nos solitudes respectives, nous ne sommes jamais<br />

parvenus à réunir nos deux bulles en une seule. Dominique, le<br />

troisième est probablement le plus équilibré des trois, quoique le<br />

plus puéril par certains côtés.<br />

143


Ces trois hommes de ma vie ont en commun une relation<br />

très forte avec leur père et tout en l'aimant, un sentiment assez<br />

négatif vis-à-vis de leur mère pour laquelle ils nourrissent une<br />

sorte de rancune diffuse.<br />

José avait un père qui fut un héros de la guerre d’Espagne<br />

et s’était réfugié en France vers 1938. J’aimais beaucoup<br />

Antonio, le père de José, j’avais des conversations très<br />

enrichissantes avec lui, c’était un homme intelligent et tolérant. Il<br />

savait écouter. Mais José était loin d'être aussi intéressant que<br />

son père.<br />

Grand et beau garçon aux yeux verts, José se voulait et<br />

était un séducteur et il en jouait. J'avais dix-neuf ans quand je l'ai<br />

rencontré, j'étais sans grande expérience de la vie. Il avait trente<br />

ans et avait déjà vécu un mariage. Je crois que le fond de sa<br />

pensée, consciemment ou non, était d'avoir une jeune femme<br />

soumise qu'il modèlerait selon son désir. Dans les premiers<br />

temps, j'étais suffisamment timide pour qu'il croie que c'était<br />

possible mais mon caractère s'est assez vite affirmé et mon<br />

besoin d'indépendance était net. Je voulais évoluer, <strong>sur</strong>tout<br />

socialement. J'écrivais beaucoup, ce que j'ai arrêté de faire<br />

quand je l'ai quitté pour reprendre il y a seulement quelques<br />

années.<br />

Par complexe d'infériorité, probablement, José avait<br />

développé une jalousie maladive qui m'a fait le fuir alors que je<br />

l'aimais (ou croyais l'aimer) toujours. Je suis partie pour Paris, la<br />

ville qui me faisait rêver depuis que j'avais lu Paul Féval 43 et<br />

Victor Hugo.<br />

43 Dès mon arrivée à Paris, je suis allée directement dans la rue Quincampoix.<br />

Dans le roman de Paul Féval : Le Bossu, c'est dans la rue Quincampoix que<br />

Lagardère, déguisé en bossu, se mêle aux financiers de Paris et leur porte<br />

conseil et chance. Historiquement, c’est d’ailleurs dans cette rue que Law avait<br />

sa banque. Cette rue se situe tout près du Centre Pompidou, elle est parallèle à<br />

la rue Saint Martin. Aujourd'hui, à part quelques belles portes anciennes, la rue<br />

Quincampoix n'a rien de vraiment intéressant.<br />

144


Je n'ai pu vraiment me détacher de José que lorsque je lui<br />

ai rendu visite à Limoges, environ un an après mon départ,<br />

pendant les vacances. Nous n'avions jamais cessé de<br />

correspondre par courrier. Je lui avais demandé de m'écrire<br />

poste restante pour ne pas avoir à lui communiquer mon adresse<br />

à Paris. C'est seulement quand je l'ai revu que j'ai pu enfin être<br />

sûre que je ne l'aimais plus et que je pouvais continuer à vivre.<br />

Peut-être mon aventure avec José était-elle à la limite d'une<br />

relation amant père. Lui, en tous cas, se comportait en macho,<br />

imposant une protection simulée et limitant ma liberté autant qu'il<br />

le pouvait, de peur que je lui échappe. Mais c'était le meilleur<br />

moyen pour que justement, je cherche à me séparer de lui. Mon<br />

histoire avec lui m'a, peut-être bêtement, dégoûté des hommes<br />

d’origine latine et le premier signe de possession chez un<br />

homme me fait fuir rapidement. Nous avons certainement eu de<br />

bons moments mais je n'ai gardé aucun souvenir positif de mon<br />

aventure avec lui, aventure qui a pourtant duré sept ans.<br />

Yannick<br />

Le second, Yannick, admirait beaucoup son père qui était<br />

un bricoleur hors pair, à tel point que lui, Yannick, n’osait toucher<br />

à un outil. Le talent de son père avait développé chez lui un<br />

complexe. Son père est mort d’un cancer des poumons quand<br />

Yannick sortait de l'adolescence. Yannick est resté non fumeur.<br />

Intellectuel à la culture générale très étendue, il tenait aussi à<br />

développer son physique par le bodybuilding, reprenant à son<br />

compte la devise de l’Antiquité : un esprit sain dans un corps<br />

sain. Il était comme moi, admirateur des hommes au physique<br />

puissant. Sa grande obsession : ne pas vieillir. Contrairement à<br />

José, Yannick ne m'a laissé que de bons souvenirs, doux et<br />

romantiques.<br />

Dominique<br />

Le troisième, Dominique, avec lequel je partage<br />

actuellement ma vie, est également très admiratif de son père<br />

André et il éprouve toujours une grande tendresse pour lui.<br />

C'était un père plutôt tolérant et gentil, au physique un peu rond<br />

mais costaud. Il laissait sa femme décider à la maison. André<br />

145


était inspecteur de police dans une petite ville de l’Aisne, endroit<br />

calme s’il en est. Les policiers, à l’époque, avaient une relation<br />

différente avec les gens, <strong>sur</strong>tout à la campagne.<br />

Malheureusement, André mourut, dans cette région tranquille,<br />

des suites d’un coup de couteau, lors d’une banale arrestation le<br />

soir même où il prenait sa retraite. Bien sûr, le traumatisme fut<br />

grand pour Dominique et je ne suis pas certaine qu’il ne l’ait<br />

jamais <strong>sur</strong>monté. Je me suis quelquefois demandé s’il ne s’était<br />

pas arrêté de mûrir le jour de la mort de son père, alors qu'il avait<br />

dix-sept ans. Une part de lui, en tous cas, s'est arrêtée ce jour-là.<br />

Je ne sais pas si cet attachement et cette admiration pour<br />

leur père ont été pour quelque chose dans le sentiment que j’ai<br />

porté à ces trois hommes, je suis tombée amoureuse d'eux avant<br />

même de connaître leur relation de fils à père. Je fais là une<br />

simple constatation : il est un fait que leur sentiment vis-à-vis de<br />

leur père respectif était semblable et que je n’en savais rien en<br />

m’attachant à eux. Mais je ne pense pas que ce soit un hasard.<br />

Dominique est le seul des trois qui est père lui-même. C'est<br />

le seul des trois aussi qui est très attentif aux enfants qui, en<br />

général, l'adorent. Malgré un physique qui en impose et peut<br />

paraître sévère, Dominique a un côté maternel touchant.<br />

Un amant papa<br />

J’ai eu une seule fois une relation sexuelle suivie avec un<br />

homme qui, de façon non déguisée, se conduisait paternellement<br />

avec moi. Mais je me sentais mal à l’aise dans cette relation, je<br />

n’aimais pas quand il me parlait comme s’il était responsable de<br />

moi. D’une part, je n’étais pas amoureuse, même si je l’aimais<br />

bien et d’autre part, il faut bien avouer que l’intérêt matériel<br />

primait pour moi dans cette relation. Comme ce genre d’amours<br />

n’était pas vraiment dans ma nature, notre aventure a été plutôt<br />

courte, mais je ne la regrette pas.<br />

146


Mes amis papas<br />

J'ai rencontré dans ma vie plusieurs hommes qui ont joué,<br />

de leur propre volonté, de façon minimisée et souvent ponctuelle,<br />

un rôle paternel envers moi.<br />

Je suis le genre de femme dont les hommes aiment faire<br />

une copine. Si la première approche est un flirt et que je n’agrée<br />

pas mais que cependant l’homme m’est sympathique, la relation<br />

se trouve souvent transformée en camaraderie, plus rarement en<br />

amitié. Sauf cas extrême, j’ai rarement rejeté agressivement les<br />

avances d’un homme, quel qu’il soit. Sauf manque évident de<br />

respect de la part du demandeur, je ne joue jamais la femme<br />

outragée. Je rejette, mais avec des égards, ce qui fait qu’une<br />

relation ultérieure amicale est quelquefois possible.<br />

J’ai toujours eu plus d'amis masculins que féminins. Les<br />

conversations féminines typiques m’ennuient. N’étant pas très<br />

matérialiste, les discussions pratiques à propos de l’intérieur<br />

d’une maison, de l’économie familiale, des vêtements, bijoux,<br />

meubles et autres apparences ne m'intéressent que très<br />

modérément. Je préfère parler de choses plus abstraites.<br />

Un peu paradoxalement, je dois aussi reconnaître que j’ai<br />

toujours aimé écouter les personnes au mental simple, voire<br />

limité. Je les trouve aussi intéressantes à observer, bien que <strong>sur</strong><br />

un plan différent, que les personnes cultivées et intelligentes. Il<br />

se peut que je les envie parce que je leur trouve souvent une<br />

certaine faculté d’être heureux que d’autres non pas.<br />

Les conversations entre un homme et une femme qui ne<br />

sont pas amants sont très enrichissantes dans la connaissance<br />

des autres. Même si l’homme est un primaire, l’écouter peut<br />

m’apprendre plus <strong>sur</strong> la nature humaine. Sans que le sujet de<br />

147


conversation soit toujours original, avec un homme on peut parler<br />

de son comportement avec les femmes et du comportement des<br />

femmes vis-à-vis de lui. On peut même parler de sexe, d'autant<br />

mieux même qu'on n'a pas fait et qu'on ne fera jamais l'amour<br />

ensemble. Il est vrai que la plupart du temps, l'homme préfère se<br />

raconter qu'écouter mais il arrive de tomber <strong>sur</strong> des hommes<br />

attentifs qui, par exemple, vont demander conseil à une femme<br />

parce qu’ils ont un problème avec la leur. Alors l'échange peut<br />

être vraiment intéressant. Il est sûrement possible d'avoir ce<br />

genre de conversations avec quelques femmes, mais pour ma<br />

part, j'en ai eu très peu. J’ai un peu de mal à me confier à une<br />

femme, je n'ai jamais été tentée de faire partie d'un cercle de<br />

copines qui, comme dans la série Sex and the City par exemple,<br />

se livrent tous leurs petits malheurs et bonheurs sexuels et<br />

amoureux.<br />

Je connais peut-être mieux les rouages de l’esprit masculin<br />

que ceux de l’esprit féminin, fréquentant peu les femmes et<br />

n’étant moi-même probablement pas très représentative de la<br />

femme moyenne. Abritant en moi depuis toujours l’âme d’un père<br />

et celle d’une enfant, il ne restait peut-être pas assez de place<br />

pour que s’installe en moi l’âme de la femme classique adulte.<br />

Les petits cafés de quartier<br />

J'ai connu André dans un petit café kabyle tenu par<br />

Messaoud, dans le 11 ème arrondissement de Paris. J'allais<br />

quelquefois y prendre l'apéritif, le soir, en compagnie d'hommes<br />

de tous âges. Dans les petits bistrots de quartier, il y a assez peu<br />

de femmes ou alors elles sont accompagnées. Me rendre dans<br />

un petit bar d'habitués a toujours été un plaisir pour moi. Je crois<br />

qu'on m'y a toujours considérée comme une copine et non<br />

comme une proie sexuelle possible. Je ne me comportais pas en<br />

femelle, je discutais avec les hommes, buvais avec eux. Je<br />

payais ma tournée comme tout le monde. Je me suis toujours<br />

intégrée facilement dans ces groupes en général exclusivement<br />

masculins.<br />

148


On y rencontrait bien quelque femme, mais souvent, elle<br />

était déjà mariée à l’un ou était la petite amie de l'autre ou bien<br />

encore elle était un peu pommée et cherchait un protecteur. Ce<br />

qui n'était pas mon cas. Je venais en voisine. Si certains<br />

fantasmaient <strong>sur</strong> moi, ils ne l'ont jamais fait savoir ou<br />

exceptionnellement. Pour ma part, je ne voulais <strong>sur</strong>tout pas<br />

casser mon image de copine et j'aurais refusé toute relation<br />

intime avec un homme du quartier. Aussi bien, je n'aurais jamais<br />

amené un ami de passage dans mes cafés d’habitués. Un peu<br />

comme je suivais le précepte de ne pas mélanger plaisir et<br />

travail, je ne mélangeais pas copains et vie sexuelle.<br />

Je n'ai jamais eu peur, non plus, d'entrer seule dans un<br />

petit bistrot inconnu, même d'apparence un peu glauque, de<br />

m'installer au bar, de commander un porto ou un kir et de<br />

commencer à discuter avec mes voisins de comptoir. J'avais pris<br />

cette habitude quand je vendais des objets au porte-à-porte et<br />

qu'il fallait bien se reposer et ou bien se rafraîchir ou bien se<br />

réchauffer, selon la saison. Surtout que j'étais très mauvaise<br />

vendeuse et que je me décourageais assez vite.<br />

Je dois dire que j'ai toujours été traitée avec respect dans<br />

ces petits bistrots, quelquefois seulement fréquentés par des<br />

Musulmans peu habitués à voir entrer une jeune femme seule. Si<br />

l'attitude de la femme n'indique pas qu'elle est à la recherche<br />

d'une aventure sexuelle, les hommes de ces milieux sociaux la<br />

laissent généralement tranquille. Les conversations s’engagent<br />

mais restent courtoises.<br />

J'ai plus souvent été ennuyée par des hommes dans des<br />

cafés plus selects, plus classe où, dès qu'ils voient une femme<br />

seule, certains pensent pouvoir en tirer avantage, souvent en se<br />

faisant passer pour ce qu'ils ne sont pas, des directeurs de<br />

casting, par exemple 44 … Je me souviens d’une anecdote<br />

amusante à ce sujet. C’était dans un café <strong>sur</strong> la Place du<br />

Châtelet, cette brasserie où, je crois, certaines scènes du film<br />

44 On ne s'imagine pas le nombre d'hommes qui jouent cette carte pour draguer<br />

à Paris. Messieurs, vous devriez trouver plus original…<br />

149


Frantic avaient été tournées. J’y étais entrée avec Yannick, mon<br />

compagnon d’alors. Il s’était rendu directement aux toilettes<br />

pendant que je m’installais seule à une table. Un homme, la<br />

quarantaine, mise classique, arrive et commence à entrer en<br />

conversation avec moi en me disant qu’il recherche une actrice<br />

et que je corresponds tout à fait à ce qu’il souhaite, etc., etc. La<br />

situation m’amusait, cet homme pensait que j’étais seule, il<br />

n’avait sans doute pas vu entrer mon compagnon ou n’avait pas<br />

pensé que nous étions ensemble. J’entrais dans son jeu, sachant<br />

que Yannick allait paraître dans quelques minutes. Connaissant<br />

Yannick, je savais également qu’aucune violence ni éclat<br />

n’étaient à craindre, son apparence physique suffisait à<br />

décourager et il était foncièrement non violent. L’homme s’assoit<br />

en face de moi et continue son discours. Au moment où je vois<br />

Yannick apparaître, je dis à l’homme que, très bien, nous allons<br />

pouvoir en discuter avec mon mari qui arrive. Cet homme qui<br />

montrait jusque là une confiance en lui presque arrogante, fut<br />

complètement déstabilisé, il balbutia quelque chose, me laissa<br />

rapidement une carte et se leva avant que Yannick ne soit à la<br />

hauteur de la table. Se rendant bien compte que je me moquais<br />

de lui, il alla ensuite s’installer à l’extérieur, à la table d’un autre<br />

homme qui l’attendait et semblait rire sous cape. Certains<br />

hommes sont ainsi, n’importe quelle silhouette féminine est une<br />

proie possible. Sans prendre le temps de la regarder, de la<br />

ressentir, ils attaquent avec des armes truquées qui n’atteignent<br />

probablement leur but que très rarement mais <strong>sur</strong> le nombre, ça<br />

doit bien marcher de temps en temps. J’ai toujours aimé, quand<br />

l’occasion s’est présentée, me payer la tête de ce type d’homme.<br />

Cette sécurité ressentie dans les petits bars de quartier,<br />

bien sûr, n’est le fruit que de mon expérience personnelle qui<br />

n'est pas forcément semblable aux autres expériences.<br />

Quelques jeunes filles ou jeunes femmes ont pu connaître des<br />

drames dans ces mêmes petits cafés. J'ai peut-être eu de la<br />

chance mais je crois que ma muraille protectrice fonctionnait<br />

aussi dans ces endroits-là. Cette muraille est probablement<br />

mieux perçue par les gens entiers et de nature simple que par<br />

les gens prétentieux et tellement sûrs d'eux et du pouvoir de leur<br />

argent qu'ils ne voient pas plus loin que le bout de leurs envies.<br />

150


André<br />

Ainsi donc, j'ai connu André, que nous n'appelions que<br />

Dédé, chez Messaoud. Tous les soirs, invariablement, vers dixhuit<br />

heures, Dédé entrait au café. Il en partait exactement à vingt<br />

heures. Il avait environ soixante-dix ans. Il était très soigné, un<br />

côté Gabin : même carrure, même chevelure blanche. Il avait dû<br />

être beau garçon dans sa jeunesse et il était toujours bel homme.<br />

Dédé et moi avions développé une amitié un peu<br />

amoureuse, un peu paternelle/filiale. Jamais nous n'avons eu de<br />

relation sexuelle quoique Dédé en avait, avec humour, manifesté<br />

le désir mais il n'avait jamais insisté, préférant garder sans doute<br />

notre amitié et connaissant ma réponse. C'était un homme<br />

simple et franc, calme et gentil qui, comme moi, aimait les chats.<br />

Il m'était toujours de bon conseil et de lui, je les acceptais. Nous<br />

discutions de tout et de rien, de mes amants quelquefois et lui<br />

me parlait de ses anciennes maîtresses, rarement de sa femme.<br />

Il avait eu, je crois, un passé assez riche en aventures féminines.<br />

Il fut toujours présent pour moi dans quelques moments difficiles.<br />

Sa fidélité au café m'offrait la certitude d'avoir quelqu'un avec qui<br />

parler si je ne me sentais pas trop bien. Nous avons gardé un<br />

contact téléphonique après que j'ai quitté Paris.<br />

Mutation d’un quartier de Paris<br />

Pour ceux d'entre vous qui connaissent Paris, le quartier ou<br />

je vivais s'étendait entre l'avenue Parmentier, à l'ouest, la rue<br />

des Trois Bornes au nord, le boulevard de Belleville à l'est et la<br />

rue Oberkampf au sud. Il comprenait la rue Moret, la partie de la<br />

rue Saint-Maur qui allait de l'avenue de la République à la rue de<br />

la Fontaine au Roi et quelques impasses, dont la cité Griset où<br />

j'habitais.<br />

Ce quartier a totalement changé vers la fin des années 90<br />

et est devenu en un temps record un lieu à la mode ou je ne me<br />

sentais plus aussi à l'aise.<br />

Quand je m'y suis installée vers 1995, il n'y avait que<br />

quelques bistrots. Un tabac auvergnat très peu accueillant :<br />

151


même leur chien, un bas rouge femelle vous poussait, en vous<br />

grognant dessus, à ne pas vous éterniser. Puis il y avait Les<br />

Cuves d'Argent, une petite brasserie familiale à la lumière<br />

sombre et Le Carrefour, un bistrot un peu mieux éclairé tenu par<br />

un couple de jeunes Antillais. Il y avait également Le Blue Billard,<br />

assez classe mais aux prix raisonnables, avec, comme son nom<br />

l'indique, une grande salle de billard.<br />

Un jour, le tabac qui s'avérait être un bâtiment de toute<br />

beauté avec un plafond superbe et de belles boiseries du<br />

XIXème siècle fut racheté. Un homme d'affaire assez connu <strong>sur</strong><br />

Paris mais dont je n'ai jamais retenu le nom s'était lassé de<br />

mettre le quartier Bastille à la mode et venait prendre possession<br />

de notre quartier.<br />

Le tabac devint le Café Charbon. Très vite, des célébrités<br />

s'y montrèrent, suivies par des personnages excentriques et<br />

fauchés qui essayaient de faire croire que. Et une horde de<br />

belles filles qui tentaient de placer un talent hypothétique auprès<br />

de personnages pas toujours conformes à leur apparence et à<br />

leur discours.<br />

Quelques films et téléfilms furent d'ailleurs tournés dans le<br />

quartier et plus particulièrement au Café Charbon.<br />

Heureusement pour nous, les Cuves résistèrent encore<br />

longtemps. Mais finalement, seul le bistrot antillais <strong>sur</strong>vécut à<br />

l'envahissement du quartier. Quand les Cuves d'Argent furent<br />

vendues à leur tour, nous nous retrouvions tous au Carrefour où<br />

nous nous organisions quelques soirées sympathiques.<br />

Et nous vîmes s'ouvrir en un temps record d'innombrables<br />

établissements de bouche qui se voulaient à la mode et dont<br />

bien peu misaient <strong>sur</strong> la qualité de leur cuisine. Quelques<br />

dizaines d’années en arrière, ces rues abritaient de nombreuses<br />

échoppes et ateliers d’artisans qui étaient déjà fermées avant<br />

que je ne m’installe dans ce quartier. La moindre petite boutique<br />

qui se vendait était aussitôt transformée en bar ou restaurant,<br />

même si elle était à peine assez grande pour y installer une table<br />

ou deux. Les noms de certains de ces cafés racontent d’ailleurs<br />

152


assez bien le passé de ces boutiques : la Mercerie, le<br />

Mécano…Nous nous sommes retrouvés au milieu d'une<br />

soixantaine de bistrots, restaurants, brasseries, crêperies et fastfood<br />

divers. Il ne restait plus que le cordonnier chinois et les deux<br />

épiceries arabes pour nous rappeler notre ancien quartier.<br />

Annet Marie<br />

La plus belle amitié amoureuse que j'ai jamais vécue fut<br />

avec Annet Marie. Tout le monde le connaissait sous le prénom<br />

de Jean, son premier prénom à l'état civil mais il préférait Annet<br />

Marie.<br />

Quand je l'ai connu, on l'appelait aussi le Marquis. Et de<br />

fait, il était véritablement marquis, issu d'une famille de la petite<br />

noblesse béarnaise, plus ou moins désargentée. Il ne restait du<br />

patrimoine familial que la petite dépendance d'un château qui<br />

ressemblait plus à une grande qu’à une demeure seigneuriale et<br />

était en plus mauvais état encore que celui du Comte de<br />

Montignac dans le Tatoué 45 . Annet Marie aimait beaucoup ce film<br />

et s'identifiait avec humour et dérision à ce personnage qui de<br />

plus, avait un passé militaire, comme lui.<br />

J'ai connu Annet Marie dans une petite brasserie de la rue<br />

Saint-Maur qui s'appelait Les Cuves d'Argent et qui est<br />

maintenant devenue un restaurant de type mexicain, je crois.<br />

Ce jour-là, c'était avant les grands changements, j'étais<br />

attablée aux Cuves pour déjeuner avec ma jeune sœur Nathalie<br />

qui était venue de Limoges me rendre visite.<br />

Un petit homme d'âge moyen et d'apparence plutôt<br />

quelconque a demandé à Pascal, le patron de la brasserie, de<br />

nous servir un verre <strong>sur</strong> son compte. Dans ces cas-là, cas peu<br />

fréquents, Pascal me faisait un signe pour me prévenir si je<br />

pouvais accepter ou si je devais me méfier de la personne. Le<br />

45<br />

Le Tatoué : film de Denys de la Patellière avec Jean Gabin et Louis de Funès<br />

(1968)<br />

153


signe était positif, j'ai donc accepté un verre pour ma sœur et<br />

moi. Mais nous avons gardé nos distances. Le Marquis, comme<br />

nous l'avait nommé Pascal, ne s'est nullement imposé à notre<br />

table et nous sommes allées le remercier une fois notre repas<br />

terminé en nous excusant de ne pas rester longtemps à discuter<br />

avec lui parce que nous allions au cinéma ou peut-être visiter un<br />

musée.<br />

Je ne crois pas que Nathalie se souvienne bien de<br />

l'épisode parce que je pense qu'elle n'a jamais revu Annet Marie<br />

après cette courte scène.<br />

Je l'ai par contre rencontré à nouveau et notre seconde<br />

entrevue fut un peu animée. Le Marquis était un original. Il<br />

utilisait un langage vieillot, avec des expressions du genre<br />

« Plait-il? », « Il suffit » et les vocables militaires « affirmatif » et<br />

« négatif » au lieu des simples « oui » et « non ».<br />

Il ne copinait pas avec les habitués du bistro mais pourtant,<br />

tout le monde le connaissait.<br />

Comme il m'agaçait avec ses attitudes un peu supérieures<br />

d'un autre âge, je le lui dis tout net, il se vexa un peu et nous<br />

eûmes quelques mots désagréables mais sans réelle agressivité.<br />

C'était plus un jeu verbal, en fait, qu'autre chose.<br />

Plus tard, j'ai compris que par timidité, il se donnait un<br />

genre qui avait pour but de l'éloigner des autres. Il tenait<br />

absolument à être différent, par misanthropie. Ayant vécu<br />

plusieurs guerres et ayant été arraché tôt à l'enfance pour être<br />

intégré dans l'armée comme enfant de troupe, il se faisait peu<br />

d'illusions <strong>sur</strong> le genre humain. Il préférait la jeunesse au monde<br />

adulte parce qu'elle lui paraissait encore innocente et il aimait<br />

aussi beaucoup les chats. Il détestait la violence parce que<br />

l'ayant côtoyée et il aimait la femme parce qu'il pensait que<br />

l'essence de la femme était la paix et celle de l'homme la guerre.<br />

Il ne cachait pas sa bisexualité, s'étant même pendant un temps<br />

affiché en public en compagnie d'un travesti dont il était<br />

amoureux.<br />

154


C'est d'ailleurs pour bien vivre son côté féminin qu'il<br />

préférait ses deuxième et troisième prénoms : Annet, masculin<br />

de Anne 46 et Marie. Il tenait particulièrement à ce dernier<br />

prénom. Annet Marie, sans être croyant et sans jamais mettre les<br />

pieds à l'église, avait une adoration pour Marie, la mère du<br />

Christ, qu'il n'appelait d'ailleurs jamais Vierge mais Marie tout<br />

simplement. Pour lui, Marie était LA femme dans tout ce qu'elle a<br />

d'amour.<br />

Notre première véritable conversation fut donc un peu vive<br />

mais les suivantes, que j’ai oubliées, débouchèrent <strong>sur</strong> une<br />

entente parfaite et une solide amitié. Le langage d'Annet Marie,<br />

tout en restant peu moderne m'était devenu familier et finalement<br />

je m'habituais à certains termes et expressions dont il n'arrivait<br />

pas à se défaire.<br />

Annet Marie était atteint d'un cancer que les médecins ne<br />

savaient exactement localiser, quelque part dans la gorge,<br />

cancer de fumeur. Si je ne l'avais pas rencontré plus tôt aux<br />

Cuves d'Argent, c'est qu'il était à l'hôpital. Cet homme, plus petit<br />

que moi avec son mètre soixante, au physique fluet, au visage<br />

rond et sans véritable attrait, avait vécu une vie des plus<br />

aventureuses et possédait une culture très étendue.<br />

Enfant de troupe dès huit ans, il avait vécu loin de ses<br />

parents à qui il en voulait beaucoup. De toute sa famille, seule<br />

une nièce et ses filles avaient sa totale amitié. Tout<br />

naturellement, d'enfant de troupe, il était resté militaire, l'armée<br />

étant devenue depuis longtemps sa seule vraie famille. Il avait<br />

voyagé dans tous les pays que la France se targuait de<br />

posséder, principalement en Asie. Il avait d'ailleurs eu une fille<br />

d'une femme hindoue mais la fillette était décédée à l’âge<br />

d’environ dix ans. C'était un drame duquel Annet Marie ne s'était<br />

jamais remis. Il ne m'a jamais raconté les détails et je ne l'ai<br />

jamais poussé à le faire. Je n'aime et je ne saurais pas pousser<br />

les confidences des gens, même de mes amis, j'écoute ce qu'ils<br />

46 Anne : de Hannah, prénom d'origine hébraïque qui signifie « grâce »<br />

155


veulent bien me confier sans jamais en demander plus, ce qui<br />

amène d'ailleurs quelquefois une confiance plus profonde.<br />

Annet Marie s'était marié plus tard avec une jeune<br />

Vietnamienne qui n'avait jamais accepté de le suivre en France.<br />

Elle en voulait trop aux Français et ne se sentait pas capable de<br />

vivre chez nous. Pendant longtemps Annet Marie était allé lui<br />

rendre visite au Vietnam puis avait abandonné à cause de sa<br />

maladie. Je ne crois pas qu'un grand amour le liait à cette femme<br />

mais il la respectait. Peut-être avait-il eu le sentiment de racheter<br />

un peu les fautes des Français et elle, de son côté, s'était acheté<br />

une sorte de respectabilité en portant un nom européen.<br />

Annet Marie me trouvait quelque chose d'asiatique, peutêtre<br />

dans mon calme et mon détachement apparent des choses.<br />

Il me trouvait <strong>sur</strong>tout différente des femmes qu'il rencontrait<br />

habituellement. Je pense qu'il sentait chez moi la fragilité que les<br />

autres ne voyaient pas, il voyait en moi la partie enfantine que<br />

j'avais gardée. Moi, je le trouvais ras<strong>sur</strong>ant et <strong>sur</strong>tout très<br />

intelligent, très sensible et très ouvert. Nous pouvions discuter de<br />

tout, aucun sujet n'était tabou. Il se confiait peu aux gens de peur<br />

d'être incompris. J'étais également, bien que sociable, très peu<br />

communicative en règle générale. Mais tous les deux, sans être<br />

toujours d’accord, nous nous comprenions. Jamais je n'ai eu des<br />

discussions aussi poussées avec qui que ce soit d'autre dans<br />

toute ma vie.<br />

Ses amours allaient indifféremment aux filles ou aux<br />

garçons, il tombait amoureux, c'était tout, le sexe de la personne<br />

ne comptait pas. Souvent d'ailleurs, ses amours restaient<br />

platoniques, quelquefois du fait de la non réponse de l'autre à<br />

ses sentiments, mais <strong>sur</strong>tout, il n’était pas vraiment porté <strong>sur</strong><br />

l’acte sexuel étant plutôt séduit par le côté romantique de<br />

l’amour. Il avait vécu quelques belles histoires qu'il me racontait<br />

par bribes au cours de nos longues discussions et bien sûr, je lui<br />

racontais mes passions passées qui étaient beaucoup moins<br />

extravagantes que les siennes mais tout aussi romantiques.<br />

156


J'étais trop grande, trop forte de caractère pour<br />

correspondre à ce qu'il recherchait. Il était trop petit, trop fluet,<br />

trop peu masculin pour correspondre à ce que moi, je<br />

recherchais. Il est étrange que nous nous soyons tout de même<br />

reconnus. Nos âmes se sont trouvées, un peu comme si nous<br />

avions été très liés dans une vie antérieure. Je me suis toujours<br />

amusée à penser que si les vies antérieures existent, j'étais<br />

sûrement un homme dans la précédente. Peut-être Annet Marie<br />

y était-il une femme…<br />

A l'époque, je n'avais pas de compagnon régulier et je n'en<br />

cherchais pas. J'en avais assez des amours passion qui finissent<br />

mal et je me jurais de rester libre le plus longtemps possible, me<br />

disant que je me trouverai bien un compagnon pour mes vieux<br />

jours si le besoin s'en faisait sentir. Je me satisfaisais d'amants<br />

de passage que je quittais vite avant d'en tomber amoureuse.<br />

Annet Marie et moi, nous nous rencontrions fréquemment,<br />

nous nous installions dans un restaurant tranquille et y restions<br />

souvent des heures à discuter de tout. Ce pouvait être de<br />

musique, d'histoire ou d'un film, d'un livre ou bien nous<br />

débattions philosophie ou psychologie. Quelquefois, nous nous<br />

amusions à observer et à critiquer discrètement et un peu<br />

méchamment, je dois reconnaître, les passants et passantes,<br />

clients et clientes, ce qui était devenu facile dans ces nouveaux<br />

cafés ou des excentriques artificiels venaient pour se montrer.<br />

Nous aimions aussi nous promener main dans la main,<br />

dans notre quartier, à la nuit tombée, comme deux amoureux<br />

que nous n'étions pas. Nous jubilions à l'idée de penser que<br />

beaucoup de personnes qui nous connaissaient devaient nous<br />

croire amants. Il aimait provoquer et je le suivais dans son jeu.<br />

Nous formions un couple plutôt mal assorti, j'étais plus grande<br />

que lui d'au moins dix centimètres et, affaibli par la maladie, il ne<br />

pesait guère plus que moi, j'avais l'impression de tenir un petit<br />

garçon par la main et non la sensation qu'un homme tenait la<br />

mienne.<br />

157


Comme Annet Marie vivait dans une chambre de bonne<br />

sans confort et sans espace, nous nous rencontrions <strong>sur</strong>tout<br />

chez moi. Malgré le rejet apparent qu'il avait d'une partie de sa<br />

famille, Annet Marie s'intéressait à la généalogie et à ses<br />

ancêtres. Il était très fier d'y trouver autant de paysans et de<br />

gens simples que de nobles. Il avait une impressionnante<br />

collection de documents. Il avait accès aux archives militaires et<br />

occupait de nombreuses heures à compulser de vieux registres<br />

et à visionner des microfilms. Nous avons également passé de<br />

longues après-midi ensemble pour sauvegarder tout ça <strong>sur</strong><br />

ordinateur. Ce fut un travail fastidieux. Malheureusement, quand<br />

j'ai quitté Paris, nous n'avons pas pu continuer mais j'ai conservé<br />

certaines données <strong>sur</strong> CD-ROM.<br />

Après quelques heures de travail et une fois qu'il avait bien<br />

enfumé mon studio ordinairement non-fumeur, nous nous<br />

délassions en regardant un film ou en écoutant de la musique,<br />

Annet Marie devant sa bière coutumière et moi devant mes<br />

éternels cafés au lait quand nous ne choisissions pas d'ouvrir<br />

une bonne bouteille de vin. Je savais quels étaient ses sujets de<br />

prédilection et je trouvais toujours un film ou des musiques qu'il<br />

ne connaissait pas et que j'étais sûre qu'il aimerait.<br />

Noce blanche était l'un de ses films favoris, il adorait<br />

Vanessa Paradis et bien sûr s’identifiait totalement au<br />

personnage joué par Bruno Crémer. Il recherchait le film Les<br />

dimanches de Ville d’Avray, le seul que je n’ai jamais pu lui<br />

dénicher. Annet Marie et moi finissions généralement la soirée<br />

dans un des nombreux restaurants du quartier Oberkampf. Nous<br />

changions souvent de crémerie, comme nous disions et nous<br />

avons dû tous les essayer, au fur et à me<strong>sur</strong>e de leur ouverture.<br />

Mais notre favori était L'Occitanie, un restaurant traditionnel dont<br />

le propriétaire était une sorte d’ogre jovial au ventre rebondi et à<br />

la figure d’Henri IV et où on nous servait confit de canard, pavés<br />

de viande rouge <strong>sur</strong> ardoise, tartes maison et bons vins du Sud-<br />

Ouest. Tous les deux originaires de cette partie sud-ouest de la<br />

France, Annet Marie et moi nous y sentions chez nous.<br />

158


Une grande amitié délaissée<br />

Quand j'ai retrouvé Dominique que j'avais perdu de vue<br />

depuis trois ans et que nous avons décidé de vivre ensemble<br />

malgré toutes mes bonnes résolutions de liberté, Annet Marie a<br />

su que notre aventure commune était finie. Dominique et lui<br />

s'entendaient bien mais ce n'était plus pareil. Annet Marie et moi<br />

nous retrouvions parfois pour déjeuner en tête-à-tête mais il était<br />

un peu jaloux de mon nounours, comme il appelait Dominique.<br />

Nos discussions étaient moins libres. Annet Marie s'est effacé.<br />

Peut-être son amitié envers moi était-elle plus amoureuse qu'il<br />

ne l'avait jamais avoué. C'est ce que j'ai pensé à ce moment-là.<br />

J'ai eu l'impression de le trahir mais il m'a fallu choisir.<br />

J'aimais vivre à Paris mais j'ai suivi Dominique en banlieue,<br />

à Garges-lès-Gonesse, près de Sarcelles, un des pires endroits<br />

de la région parisienne. Quand j'ai vu De bruit et de fureur, un<br />

des films avec Bruno Crémer, j'ai retrouvé cette banlieue où<br />

heureusement, je ne me suis pas intégrée. Nous sommes restés<br />

trois mois à Garges. Dominique ne voulait pas vivre dans Paris,<br />

je ne voulais pas rester en banlieue, nous sommes finalement<br />

venus nous installer à la campagne, dans ma région natale, en<br />

Creuse.<br />

Annet Marie et moi avons continué à correspondre au<br />

téléphone et par Internet mais la magie de notre relation<br />

privilégiée s'était envolée. Je le regrette vraiment et je suis sûre<br />

qu'Annet Marie en a été malheureux. La dernière fois que nous<br />

nous sommes vus, c'était devant le métro Oberkampf après un<br />

ultime déjeuner en tête à tête. Je l'ai regardé traverser l'avenue<br />

de la République pour s'enfoncer dans l'autre tronçon de la rue<br />

Oberkampf. Il ne s'est pas retourné, je savais qu'il pleurait. Moi,<br />

je n'ai pas pleuré à ce moment-là, mais ça m'est arrivé souvent<br />

ensuite, en pensant à lui.<br />

On dit généralement que le physique compte peu si on<br />

tombe amoureux. C'est vrai jusqu'à un certain point mais pas<br />

toujours, <strong>sur</strong>tout, même si ça semble paradoxal, si les deux<br />

personnes en présence sont plus cérébrales que portées <strong>sur</strong> le<br />

159


sexe. Je me suis souvent demandé quelle aurait été notre<br />

relation si Annet Marie avait eu le genre de physique qui m'attire.<br />

Et si moi aussi, je l'avais attiré physiquement. Si au lieu d'être<br />

petit, fluet et brun, il avait été grand, costaud, blond ou roux. Et si<br />

moi j'avais été une petite femme d'apparence fragile ou un jeune<br />

homme gracile.<br />

Mais cela n'était pas. Seuls nos esprits correspondaient.<br />

Nos corps ne se sont jamais cherchés sauf pour quelques<br />

tendres et amicales embrassades. Était-il un ami papa ou un ami<br />

tout court? Il m'a soutenue souvent, aidée beaucoup, conseillée<br />

aussi. Son manque affectif dû à sa fille perdue était beaucoup<br />

plus grand que celui que je devais à mon père absent. Nous<br />

parlions souvent des relations difficiles entre humains, en tentant<br />

de les analyser et de les comprendre dans leur complexité.<br />

Si la réincarnation existe, sait-on jamais? Peut-être Annet<br />

Marie et moi nous retrouverons un jour, dans d'autres peaux,<br />

dans d'autres corps mais avec nos deux mêmes âmes qui se<br />

reconnaîtront.<br />

160


Mon père biologique<br />

Mon possible père génétique<br />

Si je veux croire les derniers renseignements donnés par<br />

ma mère, je connais maintenant le nom de mon géniteur que,<br />

pour plus de clarté dans la suite du récit, je prénommerai Basile.<br />

Ce n’est pas son vrai prénom. Je pensais n’avoir même jamais<br />

vu sa photo et pourtant ma tante m’a as<strong>sur</strong>é qu’elle me l’avait<br />

montrée il y a quelques années. Elle me l’a mise entre les mains<br />

à nouveau récemment. Cette photo date de l’époque où ce<br />

garçon sortait avec ma mère. Il est entouré de deux copines de<br />

jeunesse de ma mère, deux femmes qui sont d’ailleurs toujours<br />

amies avec notre famille et avec lesquelles j’ai passé une soirée<br />

il y a quelques mois.<br />

Quand bon nombre de filles se jetteraient <strong>sur</strong> un tel<br />

document, j’ai été <strong>sur</strong>prise de ne pas me souvenir même d’avoir<br />

eu l’occasion de voir cette photo, de ne pas avoir retenu le<br />

visage de cet homme. La mémoire est encore une de ces<br />

facultés étranges qui nous aide ou nous protège. Ne pas me<br />

rappeler était peut-être une protection ou peut-être plus<br />

simplement un refus. Le physique de cet homme ne m’attire pas,<br />

il a un manque de fermeté, une mollesse dans le bas du visage<br />

que je n’aime pas. C’est peut-être seulement un effet de la photo<br />

mais l’impression négative persiste en moi.<br />

Est-ce que je lui ressemble ? Basile est brun, les yeux<br />

sombres comme moi mais à part ça, je ne retrouve rien de lui en<br />

moi. Cependant, une seule photo, c’est bien mince pour se faire<br />

une idée correcte.<br />

La sœur de cet homme est une des copines de ma tante<br />

Rose, mais je ne l’ai jamais rencontrée et je ne sais pas si je le<br />

souhaite. Le destin nous fera nous croiser si cela doit être. Cette<br />

femme, que je n’ose appeler ma tante, sait et ne rejette pas<br />

161


l’idée. Elle s'était même proposée de donner son sang au cas où<br />

je désirerais faire des tests génétiques. Je n'ai pas donné suite,<br />

du moins pour le moment. Je sais que beaucoup se seraient<br />

précipités pour faire ces tests ADN. Mais d'une part, je n'aime<br />

pas trop l’idée d’avoir affaire aux médecins et hôpitaux et puis je<br />

crois que je préfère que le mystère reste encore <strong>sur</strong> l'identité de<br />

mon vrai père. Je me sens mieux en ne sachant pas.<br />

Et Basile, cet homme que ma mère dit être mon père? Saitil<br />

? Parce que ma mère, pendant des années, ne m'avait rien dit<br />

de ma naissance et qu'autour de moi, on pensait qu'il s'agissait<br />

d'un amour de passage, j'ai longtemps considéré comme admis<br />

que mon père génétique ne savait pas qu'il avait eu une fille. Du<br />

moins je voulais le croire, ça lui laissait une chance d'être un<br />

homme bien.<br />

Lorsqu’elle m’a enfin parlé de Basile, ma mère m'a dit<br />

qu’elle m’avait présentée à lui peu de temps après ma<br />

naissance. Elle m'a dit que n'étant pas amoureux vraiment l'un<br />

de l'autre, ils n'avaient pas parlé mariage ni même<br />

reconnaissance de paternité. Je ne les ai jugés ni l'un ni l'autre<br />

mais je crois qu’ils auraient pu agir différemment, dans l'intérêt<br />

de l'enfant. Je ne crois pas que ma mère lui ait demandé quoi<br />

que ce soit et bien sûr, le jeune homme ne s'est pas embarrassé<br />

d'un fardeau qu'on ne lui imposait ni ne lui proposait même pas.<br />

Lorsqu’il m’a vue quelques jours après ma naissance,<br />

Basile a-t-il été sûr ou non d’être mon père, je n’en sais rien. En<br />

tous cas, si cet homme est mon père et qu'il le savait, il a vécu<br />

longtemps dans la même commune que moi, peut-être depuis<br />

ma naissance jusqu'à ce que j'en parte, vers quinze ans. Mais je<br />

ne suis pas sûre qu'il ait fait sa vie à Sardent, il a bien pu aller<br />

s'installer ailleurs, je n’ai même pas cherché à savoir. Ma tante le<br />

sait certainement, je ne lui ai même pas demandé. S'il a eu des<br />

enfants, ils ont pu fréquenter la même école que moi. Cet<br />

homme n'a jamais cherché à m’approcher ou à me connaître. Où<br />

alors, il l’a fait si discrètement que je ne m’en suis jamais rendue<br />

compte, ni ma famille non plus, ce qui me paraît bien improbable.<br />

162


Basile appartenait à une famille aisée, propriétaire de<br />

terres et de biens immobiliers. Notre famille était plutôt à classer<br />

parmi les pauvres, sans être indigente. Il me semble qu'à sa<br />

place, si j'avais eu une fille, j'aurais trouvé un moyen de me<br />

rapprocher d'elle, même en voulant rester simplement un ami<br />

lointain.<br />

Récit de ma mère, deuxième version<br />

Mais est-ce que ma mère lui avait même dit qu'il était père?<br />

Je ne peux en être sûre, difficile de savoir avec ma mère qui<br />

arrange souvent la vérité à sa convenance pour effacer ses torts<br />

éventuels. Le problème, c'est qu'ensuite, elle croit à sa vérité<br />

transformée. Certaines personnes sont ainsi, elles se bouchent<br />

la vue et refusent d'admettre toute responsabilité dans quelque<br />

événement que ce soit. Ma mère se pose constamment en<br />

éternelle victime, victime de la vie, des ses proches, de ses amis.<br />

Elle est toujours victime et jamais coupable, elle ne se remet<br />

jamais en question et alors invente des phrases, des actes qui<br />

ont l'air terriblement véridiques et qui la justifient toujours en<br />

accusant les autres. C'est une pathologie, il me semblerait que<br />

c'est une forme de mythomanie 47 .<br />

Comme je n’avais jamais questionné personne à propos de<br />

l’identité de mon père génétique, j’ai reçu cette révélation<br />

tardivement et à cause d’une circonstance particulière. Ma mère<br />

pensait, peut-être à juste raison à ce moment-là, que je serai<br />

probablement amenée à rencontrer de façon anonyme quelques<br />

membres de la famille de celui qu'elle désigne maintenant<br />

comme mon père : Basile.<br />

Donc ma mère m’a parlé. Cela s'est fait en hâte à un<br />

moment ou je n’avais ni le temps de la questionner plus avant ni<br />

le temps de réagir. Je devais avoir environ trente-cinq ans.<br />

J'étais en visite chez ma grand-mère et ma tante qui vivaient<br />

47 Catherine Marchi, psychologue clinicienne, explique : Le mythomane ne se<br />

supporte pas lui-même tel qu'il est. Nous sommes face à une pathologie du<br />

narcissisme, c'est-à-dire de l'amour de soi. Quand j'ai lu ces mots « pathologie<br />

du narcissisme », j'y ai retrouvé tout de suite ma mère.<br />

163


ensemble. Habitant un lieu trop isolé, elles envisageaient de<br />

changer de résidence et étaient <strong>sur</strong> le point de louer une maison<br />

qui appartenait à ma probable grand-mère paternelle. Par la<br />

suite, cette location ne s'est jamais concrétisée. Mais c'est à<br />

cause de ce petit événement que ma mère a pensé qu'elle devait<br />

me parler au cas où je serai amenée à rencontrer des gens,<br />

<strong>sur</strong>tout des jeunes hommes, de cette famille. Elle avait peur que<br />

je puisse avoir une aventure sentimentale avec un de mes frères<br />

biologiques ou un de mes cousins, s'il en existe. C'était fort peu<br />

probable vu le peu de temps que je passais en Creuse, mais elle<br />

avait un peu raison, sait-on jamais? Ce sont ces préoccupations<br />

qui semblaient légitimes qui ont fait que j'ai cru à ce qu'elle me<br />

disait, ça paraissait logique et sensé. Mais le propre des<br />

mythomanes n'est-il pas de toujours raconter quelque chose de<br />

raisonnable et de très solidement logique. Après réflexion et de<br />

nouveaux éléments dans la connaissance de ma mère, je me<br />

demande aujourd'hui si j'ai bien fait de la croire.<br />

J'allais reprendre le train pour Paris, elle m'a prise à part et<br />

elle m'a parlé précipitamment, une demi-heure environ avant<br />

mon départ. Je ne me souviens plus des pensées que j'ai eues<br />

durant ce voyage. Comme j'ai du mal à lire dans un train, j'ai dû<br />

me concentrer <strong>sur</strong> la musique que j'emportai toujours lors de ce<br />

voyage ennuyeux de trois heures et demies. Dans le train j'aime<br />

écouter de la cornemuse écossaise, ça peut paraître curieux<br />

comme choix mais je trouve que ça se marie bien avec le rythme<br />

visuel du paysage qui défile. La musique m'a probablement évité<br />

de penser. Je n'aime pas réfléchir à chaud <strong>sur</strong> un problème<br />

important, je l'occulte toujours et le reprend plus tard.<br />

Sans le savoir et sans même s'en douter, ma mère a, à ce<br />

moment-là détruit l’image positive que j’avais pu créer de mon<br />

vrai père. Depuis toujours, la seule idée qui me permettait d’avoir<br />

du respect pour mon géniteur était l’idée qu’il ne savait pas qu’il<br />

avait eu une fille. Je voulais croire qu’il n’avait aucune<br />

connaissance de ma naissance. Ça faisait partie intégrante et<br />

indissociable de mon imaginaire. Comme le héros de mon<br />

théâtre mental, il ne devait pas être coupable.<br />

164


Je ne pense jamais vraiment à mon père biologique. Si une<br />

pensée me vient, je préfère l'effacer et la remplacer par mes<br />

fantasmes et mes imaginations. Je ne croyais d'ailleurs pas que<br />

mon père était un garçon des environs, mais plutôt quelqu’un de<br />

passage que ma mère aurait pu rencontrer et qui serait parti<br />

avant de la savoir enceinte. Cette hypothèse le rendait plus<br />

intéressant parce que mystérieux et aussi le faisait innocent<br />

d’abandon.<br />

Ma grand-mère et d’autres personnes qui s'étaient fait une<br />

idée de l’identité de mon père ne pensaient pas non plus que<br />

c’était quelqu‘un du pays, comme on disait.<br />

Récit de ma mère : première version<br />

Depuis que je suis enfant, on m'a parlé de trois pères<br />

possibles. L'un d'eux était un jeune homme venu de Paris pour<br />

les vacances. C'était un beau garçon blond, étudiant en<br />

médecine, je crois. Il s'appelait Michel et on le voyait souvent en<br />

compagnie de ma mère. Comme elle m'a prénommée Michelle,<br />

la conclusion était facile. Ce fut ce jeune homme que ma mère<br />

me désigna la première fois qu’elle me parla de mon père mais je<br />

sais bien qu'elle ne se souvient pas de ce premier aveu, qu'elle<br />

l'a rejeté de sa mémoire puisqu’elle m’affirmera quelques années<br />

plus tard qu’elle n’a jamais eu de relations sexuelles avec lui.<br />

C’était en 1978, j'étais à l'hôpital pour une opération<br />

bénigne et elle avait tenu à passer la nuit avec moi alors que je<br />

ne le désirais pas. La veille de mon hospitalisation, j'étais allée<br />

au théâtre avec ma sœur Sylvie voir Les parents terribles avec<br />

Jean Marais que j’adorais et je tenais à savourer seule mes<br />

impressions de cette superbe soirée. Je crois qu'elle était<br />

persuadée qu'il fallait qu'elle reste avec moi, que c'était ce que<br />

ferait une mère. L'opération devait avoir lieu le lendemain et le<br />

soir, elle me parla de mon père, sans que je lui en fasse la<br />

demande. Elle me désigna Michel, le bel étudiant blond venu de<br />

Paris.<br />

165


Trois pères biologiques !<br />

Ma grand-mère, elle, était persuadée de savoir qui était<br />

mon père et pas mal de gens du pays étaient et sont toujours en<br />

accord avec son opinion. Un jeune homme, brun cette fois, était<br />

venu à Sardent pour des raisons professionnelles et y était resté<br />

tout l'hiver 1957. Ce jeune homme débutait une carrière au<br />

cinéma et il est devenu un personnage public incontournable. Il<br />

paraît que je lui ressemble. Il est vrai que, vu la couleur de jais<br />

de mes cheveux, mon père a beaucoup plus de chances d'être<br />

brun que blond. Une des raisons qui pourraient me laisser<br />

penser que ce jeune homme est bien mon père, c'est que ma<br />

mère s'en défend avec trop d'énergie et de virulence. Elle a<br />

tendance à ne lui trouver que des défauts, elle se met<br />

immanquablement en colère dès qu'on parle de lui. S'il n'avait<br />

rien représenté pour elle, pourquoi en parlerait-elle avec violence<br />

aujourd'hui?<br />

Seulement, je suis née en février 1959. Aucun de ces deux<br />

pères possibles, ni Michel ni ce dernier jeune homme, ne<br />

semblait être présent à Sardent au moment de la conception,<br />

vers mai 1958… Alors? Ne resterait-il que celui que j’ai nommé<br />

Basile ?<br />

Le bon est peut-être le pire<br />

J'aurai tendance à penser que la toute dernière version que<br />

ma mère m'a soumise est la vérité. Le fait qu'elle était un peu<br />

prise de court quand elle m'a parlé, les dates qui ne<br />

correspondent pas pour les deux que je viens de citer… Le<br />

raisonnement me pousserait à croire que mon père est bien ce<br />

jeune homme du village qu'elle avait connu quand ils travaillaient<br />

tous deux dans une usine qui fabriquait des épingles à linge à<br />

Pontarion. Ce jeune homme dont j’ai vu la photo et qui ne me<br />

plait pas. Basile.<br />

Si ce dernier est bien mon père, il a assez peu d'excuses à<br />

mes yeux. D'accord, il était jeune mais s'il savait qu'il avait une<br />

fille, pourquoi ne pas s'en préoccuper plus tard. S'il avait<br />

vraiment voulu, je crois qu'il aurait pu.<br />

166


C'est d’ailleurs suite à cette dernière révélation faite par ma<br />

mère que mon personnage masculin intérieur, si travaillé depuis<br />

l’enfance, s’est estompé, s’est désagrégé. Le personnage que je<br />

vivais en moi était un homme séparé tragiquement de sa fille et il<br />

en souffrait, ce n'était pas un homme qui avait ignoré son enfant.<br />

J'ai donc un peu abandonné mon personnage et je me suis<br />

sentie abandonnée. Pourtant, mon personnage vit toujours mais<br />

il est de plus en plus flou, de moins en moins présent. Il me sert<br />

juste à occuper parfois un peu de temps avant le sommeil mais<br />

ne m’apporte plus ce que je trouvais en lui auparavant. D'ailleurs,<br />

je n'ai pas réussi à le faire vieillir, il a toujours entre quarante et<br />

cinquante ans et sa fille sort juste de l'adolescence. Est-ce que<br />

cela veut dire qu'une partie de moi-même s'est arrêtée à cet âge<br />

de dix-sept ou dix-huit ans, au moment où l'on fait sa vie et où<br />

l'on quitte ses parents? Mon personnage intérieur ne peut pas<br />

voir sa fille s'éloigner de lui puisque toute son histoire se résume<br />

à la rechercher, la retrouver et la reconquérir. Il faut donc que<br />

cette histoire s'arrête avant l'émancipation naturelle de la jeune<br />

fille.<br />

Si par le présent livre, mon véritable géniteur se reconnaît,<br />

je ne sais pas quelle sera sa réaction. Je ne sais pas non plus<br />

quelle serait la mienne s’il se présentait devant moi.<br />

Si c'est Basile, cet homme de la région que je crois être le<br />

bon, ma bonne éducation et mon respect de l’humain<br />

m’interdiront de le rejeter avec brutalité mais je crois que je me<br />

limiterai à l’accueillir avec une simple et banale politesse. Je ne<br />

crois pas une seconde que nos caractères soient suffisamment<br />

proches pour que nous puissions devenir amis. Mais après tout,<br />

qui sait?<br />

Si c'est un des deux autres et que Michel ou cet autre<br />

jeune homme était père sans le savoir? Question ouverte…<br />

Je suis certaine que ma mère refuserait aujourd'hui<br />

d'admettre qu'elle m'a donné deux versions de ma naissance. Le<br />

problème est que je ne suis pas très avancée et que je ne suis<br />

pas du tout certaine de savoir qui est mon vrai père. Elle aurait<br />

167


mieux fait de ne jamais rien me dire, <strong>sur</strong>tout que je ne lui<br />

demandais rien. Ainsi mon personnage intérieur ne se serait<br />

peut-être pas aussi facilement évaporé.<br />

En réalité, tout est paradoxe. Je n’ai jamais eu le désir de<br />

connaître mon géniteur et pourtant, le peu que je crois savoir <strong>sur</strong><br />

lui a suffit à déstabiliser mon papa intérieur. Mais je continue à<br />

refuser de savoir. Si je connaissais la vérité, la déception pourrait<br />

être au rendez-vous, encore plus grande qu’elle ne l’est<br />

actuellement.<br />

Quand j’ai lu l’autobiographie de Bruno Crémer, il était déjà<br />

acquis pour moi qu’il représentait l’image d’un père idéal. Un<br />

épisode important de sa vie m’a frappée et fortement touchée. Il<br />

raconte comment, sa petite amie enceinte, il a épousé alors qu’il<br />

ne se sentait pas du tout prêt pour le mariage. Il n’avait que<br />

vingt-trois ans et préparait l’examen du Conservatoire, la charge<br />

d’une famille pouvait devenir un handicap. Il aurait pu choisir de<br />

faire partie de ces hommes qui ont abandonné mère et enfant.<br />

Personne ne l’en aurait probablement blâmé, c’était monnaie<br />

courante dans les années cinquante. Il ne l’a pas fait et même s’il<br />

affirme s’être marié par lâcheté, Bruno Crémer aurait pu avoir<br />

une attitude encore plus lâche : la fuite de ses responsabilités.<br />

168


Le beau Serge<br />

Jean-Claude Brialy<br />

Je peux me permettre aujourd’hui de parler un peu plus de<br />

ce troisième jeune homme. Quand j’ai commencé ce livre, cet<br />

homme était en vie, il ne l’est plus. Cette révélation qui n’en est<br />

pas une puisque je n’ai aucune certitude qu’il soit mon véritable<br />

père, peut être faite aujourd’hui sans lui porter préjudice.<br />

Depuis mon plus jeune âge, ma grand-mère, des<br />

personnes de mon entourage et aussi de nombreux Sardentais<br />

que je ne connais même pas sont persuadés que mon père<br />

génétique est Jean- Claude Brialy.<br />

Durant l’hiver 1957, Claude Chabrol tourne « Le beau<br />

Serge » à Sardent, petite bourgade creusoise. Ma mère qui est<br />

une des plus jolies filles du coin est sélectionnée pour quelques<br />

scènes du film. De plus, à l’époque, elle travaille au café « Chez<br />

Thérèse », qui accueille les équipes du tournage.<br />

Ma mère joue une scène avec Jean-Claude Brialy. A la fin<br />

du film, elle est l’employée du docteur que François (Brialy) vient<br />

chercher pour assister dans son accouchement, Yvonne<br />

(Michèle Meritz), la femme de Serge (Gérard Blain).<br />

Aucune preuve, aucun témoignage direct ne m’ont jamais<br />

permis d’être sûre qu’il y avait eu une aventure entre l’acteur et<br />

ma mère. Ma mère admet que Philippe de Broca, alors assistant<br />

réalisateur, l’avait courtisée et était resté très correct lorsqu’elle<br />

avait accepté qu’il la raccompagne en voiture mais avait refusé<br />

d’entamer une relation. Elle raconte ça comme un souvenir<br />

amusant.<br />

Mais si on a le malheur de lui parler de Jean-Claude Brialy,<br />

alors elle change de ton. Elle emploie des formules violentes en<br />

169


pointant du doigt l’homosexualité de Brialy, en disant qu’il ne<br />

draguait pas les filles et que de toutes façons, il était trop fier et<br />

distant, que seul Gérard Blain jouait les séducteurs.<br />

De deux choses l’une : ou bien elle aurait bien voulu que<br />

Brialy lui fasse des avances parce qu’il lui plaisait ou bien ils ont<br />

eu vraiment une aventure ensemble. Dans le premier cas, elle a<br />

été vexée qu’il ne lui porte aucun intérêt, ce qui serait bien dans<br />

sa nature de femme enfant qui s’est toujours crue le centre du<br />

monde. Dans le second cas, elle ne veut pas avouer cette<br />

relation, peut-être en partie pour ne pas admettre qu’elle a<br />

couché avec un homosexuel, peut-être à cause de moi. Mais<br />

près de cinquante ans après, elle ne pourrait avoir cette attitude<br />

agressive s’il ne s’était rien passé du tout, si Jean-Claude Brialy<br />

lui avait paru être un garçon ni plus ni moins interessant que les<br />

autres.<br />

Ma mère avait vingt ans, elle n’était jamais sortie de son<br />

village. Aurait-elle vraiment décelé l’homosexualité d’un jeune<br />

homme ? Savait-elle même que ça existait ? Il faut se remettre<br />

dans le contexte de l’époque. En 1957, on parlait à peine de<br />

sexe, alors aurait-on même mentionné ce qu’on considérait<br />

comme une aberration, comme une maladie. On ne trouvait pas<br />

d’articles <strong>sur</strong> le sujet, sauf peut-être dans des revues<br />

spécialisées de psychologies ou de médecine, revues qu’on ne<br />

trouvait certes pas à Sardent. Ma mère lisait Cinémonde comme<br />

toutes les jeunes filles de l’époque.<br />

Et puisque Gérard Blain était le coureur de jupon de<br />

l’équipe, pourquoi ne pense-t-on pas qu’il pourrait, lui, être mon<br />

père ? Mais non, jamais, pas une seule fois, jamais on a émis<br />

l’hypothèse que Gérard Blain pourrait être mon père. Seulement<br />

Brialy. Blain était brun lui aussi, on pourrait trouver que je lui<br />

ressemble, les ressemblances sont si vite et facilement perçues.<br />

Ton père, c’est Brialy.<br />

Ma grand-mère en était intimement persuadée. Et ma<br />

grand-mère avait de ces intuitions qui se sont souvent avérées<br />

justes. Elle n’avait aucune preuve, juste une intime conviction.<br />

170


L’anecdote qui a été la plus frappante pour moi dans cette<br />

histoire entre Jean-Claude Brialy et moi fut lorsqu’un jour,<br />

Hélène, ma copine, me dit :<br />

- On a regardé le film hier soir et ma mère trouve que tu<br />

ressembles à Jean-Claude Brialy !<br />

Je fus saisie. La mère d’Hélène ne connaissait pas cette<br />

histoire du passé. La famille n’était pas originaire du coin et était<br />

installé près de chez nous seulement depuis un an ou deux.<br />

Cette petite scène se passait vers 1972 ou 1973.<br />

Je me suis mise à chercher dans les livres. J’empruntais<br />

une autobiographie de Claude Chabrol à la bibliothèque pour y<br />

trouver quelques indices. L’indice le plus parlant me disait qu’il y<br />

avait bien peu de chances que Jean-Claude Brialy fut vraiment<br />

mon père.<br />

En effet, les dates ne concordaient pas. Je suis née le 10<br />

février 1959. Il aurait fallu qu’il se trouve en compagnie de ma<br />

mère au printemps 1958. Or le film avait été tourné durant l’hiver<br />

1957. Tout le film se passe sous la neige. Alors, à moins que<br />

Jean-Claude Brialy soit revenu passer des vacances à Sardent, il<br />

ne peut pas être mon père. Bien sûr, il n’est pas impossible,<br />

d’autant que Claude Chabrol y avait une maison de famille, que<br />

Brialy soit revenu à Sardent aux environs du mois de mai 58<br />

mais je n’en ai aucunement confirmation.<br />

Dans un sens, il est heureux que Jean-Claude Brialy<br />

n’entrât pas dans le moule de ces acteurs que mon subconscient<br />

choisit pour incarner mes images paternelles. Je crois que j’en<br />

aurais souffert si ça avait été le cas.<br />

Mais toute ma vie a tout de même été accompagnée par<br />

cette question : Jean-Claude Brialy est-il ton père ?<br />

Savoir ou ne pas savoir ?<br />

Et pourtant, je n’ai jamais voulu faire ce qu’il faut pour<br />

savoir. Tout d’abord, comment contacter un personnage public<br />

171


de façon à ce que personne d’autre que lui ne sache que vous<br />

l’avez contacté ?<br />

Il est assez facile d’écrire à un acteur de cinéma, on trouve<br />

l’adresse de son agent un peu partout. Qaund j’étais<br />

adolescente, j’achetais Ciné-Revue et ce magazine donnait<br />

toutes les adresses que l’on souhaitait. Je suis bien certaine que<br />

celle de l’agent de Brialy y a été publiée plusieurs fois.<br />

Mais ce que je ne voulais <strong>sur</strong>tout pas, c’est que cette<br />

histoire devienne publique, je ne voulais pas qu’elle puisse porter<br />

préjudice à Jean-Claude Brialy lui-même. S’il avait eu une<br />

aventure avec ma mère, il est fort peu probable qu’il ait su qu’un<br />

enfant soit né. Connaissant ma mère, elle n’en aurait rien dit.<br />

Déjà, elle avait nié sa grossesse jusqu’au moment ultime de ma<br />

naissance, moment ou elle a bien dû accepter l’évidence. Cet<br />

homme n’était donc, à mes yeux, coupable de rien. Et il n’y a<br />

peut-être qu’une chance <strong>sur</strong> dix, peut-être même moins qu’il soit<br />

réellement mon père.<br />

Alors je me disais que j’allais laisser faire la vie, que si un<br />

jour, je devais finir par savoir, ça viendrait d’une façon ou d’une<br />

autre. Je me disais que la seule façon d’aborder le sujet avec lui<br />

aurait été d’avoir l’occasion de lui parler seule à seul, en privé.<br />

Ce qui n’est jamais arrivé. J’ai pourtant eu une occasion mais je<br />

n’ai pas su la saisir. Ou peut-être n’ai-je pas vraiment voulu la<br />

saisir.<br />

Le documentaire de Francis Girod<br />

En février 2003, le cinéaste Francis Girod tourne un téléfilm<br />

« La pays des enfants perdus » qui retrace l’histoire malheureuse<br />

d’enfants réunionnais expatriés en Creuse par décision du<br />

gouvernement Debré dans les années 60. J’étais à l’école, à<br />

Sardent, avec trois de ces enfants. Le téléfilm est partiellement<br />

basé <strong>sur</strong> l’histoire de Jean-Pierre Moutoulatchimy, l’un de ces<br />

trois enfants et une partie du tournage du téléfilm de Girod se<br />

fera à Sardent. En discutant avec les gens, Francis Girod<br />

découvre le lien de Sardent avec le cinéma : la tournage du<br />

premier film de Claude Chabrol : « Le beau Serge », les<br />

172


souvenirs des Sardentais lui donnent l’idée de faire un<br />

documentaire à propos de ce premier film de Chabrol.<br />

C’est à la fin de l’été 2003 que Francis Girod revient à<br />

Sardent, accompagné de Jean-Claude Brialy et Bernadette<br />

Lafont. Ma mère, comme tous les gens qui avaient joué dans le<br />

film de Chabrol, est invitée à venir à Sardent participer au<br />

tournage du documentaire. Je lui propose de l’accompagner<br />

sans lui dire, bien sûr, que ma principale motivation est de, sinon<br />

rencontrer, du moins voir Jean-Claude Brialy.<br />

Je n’avais aucune idée bien définie et j’aurais mieux fait,<br />

probablement , de réfléchir à ce que je pouvais faire alors que<br />

cette si belle opportunité se présentait, pour connaître peut-être<br />

la vérité <strong>sur</strong> ma naissance. Mais, fataliste jusqu’au bout, et<br />

finalement imbécile, j’ai laissé faire les choses sans agir le moins<br />

du monde. J’avais en ma possession « Le ruisseau des singes »,<br />

premier livre de Jean-Claude Brialy – à l’époque, le deuxième<br />

n’était pas encore sorti – je l’ai emmené dans l’espoir d’avoir une<br />

dédicace.<br />

D’après le peu que je connaissais de Brialy à travers ses<br />

films et ses interviews et d’après le peu que je connaissais de<br />

Bernadette Lafont, également d’après ses films et les interviews,<br />

je m’étais fait une idée <strong>sur</strong> leur personnage respectif. Je<br />

m’imaginais Bernadette Lafont assez ouverte et Jean-Claude<br />

Brialy plutôt distant. En fait, ce fut tout le contraire.<br />

Le tournage se faisait <strong>sur</strong> la journée. Francis Girod avait<br />

retrouvé ou fait retrouver les gens encore vivants qui avaient<br />

participé au film. Ma mère devait, comme elle l’avait fait un peu<br />

plus de 40 ans plus tôt, tourner une scène avec Brialy. C’était le<br />

principe de ce documentaire, faire remonter les souvenirs en<br />

mettant en présence les « vrais » acteurs du film et les figurants<br />

de l’époque, à l’endroit précis ou les scènes avaient été tournées<br />

alors.<br />

Nous attendions tous au café « Chez Thérèse » le moment<br />

ou chacun serait appelé pour tourner sa scène. Thérèse était<br />

173


encore en vie et à plus de 80 ans, passait encore toutes ses<br />

journées derrière le comptoir. Ce café était toute sa vie.<br />

Bernadette Lafont s’était installée à une table isolée, entourée de<br />

deux ou trois personnes. Elle portait des lunettes noires et resta<br />

très discrète et retirée tout au long de la journée. Brialy, lui, au<br />

contraire, parlait avec les gens, <strong>sur</strong>tout les grand-mères qu’il<br />

semblait affectionner particulièrement. Il était visiblement à<br />

l’écoute, calme, souriant et sympathique. J’attendais le moment<br />

propice pour aller lui présenter mon livre. Ma mère fut appelée<br />

pour sa séquence. Il ne fut pas possible pour moi d’assister au<br />

tournage, ça se passait dans une petite rue, au pas de la porte<br />

qui, dans Le beau Serge, était supposée être celle de la maison<br />

du docteur. Et c’est juste après le tournage de cette séquence<br />

que je pus aborder monsieur Brialy. Une jeune fille m’avait<br />

précédée, tenant comme moi Le ruisseau des singes à la main.<br />

Tant mieux, j’étais sûre de ne pas me tromper de moment.<br />

Puis j’ai tendu mon livre à Brialy et je lui ai dit en le<br />

regardant dans les yeux :<br />

- Je suis la fille de madame Tirone, avec qui vous venez<br />

juste de tourner.<br />

J’ai eu cette demi seconde d’intimité avec Brialy quand nos<br />

regards se sont croisés. Mais je n’ai rien décelé chez lui qui<br />

pouvait me laisser penser que la mention du nom de ma mère lui<br />

évoquait un souvenir particulier. J’ai bien peur, ensuite, de<br />

n’avoir dit que d’affligeantes banalités <strong>sur</strong> la valeur de son livre<br />

que j’avais eu du plaisir à lire. Il me répondit poliment, me fit une<br />

gentille dédicace. Rien de personnel. Bien sûr.<br />

Mais pourquoi ? Pourquoi n’avais-je pas préparé un petit<br />

mot pour lui expliquer ce que les gens croyaient, ce qu’on m’avait<br />

toujours dit ? Pourquoi n’avais-je pas profité de ce moment pour<br />

lui glisser ce mot dans la main en lui disant :<br />

- C’est pour vous !<br />

J’avais gâché l’unique occasion de ma vie d’avoir une<br />

chance de connaître la vérité !<br />

174


Combien de fois ensuite, j’ai revécu cette courte scène en<br />

y incluant le petit geste de lui donner une lettre. Mais me<br />

connaissant, si j’avais eu cette lettre en poche, la lui aurais-je<br />

donnée ? Il est fort à parier que non. Par lâcheté ? Par peur de<br />

savoir enfin ? Par peur des conséquences ? Je ne sais pas.<br />

Si Jean-Claude Brialy a probablement oublié très vite cette<br />

demi seconde d’intimité, j’en garde, moi, un souvenir fort.<br />

Interview de ma mère par Francis Girod<br />

Vers le milieu de l’après-midi alors que restaient seulement<br />

quelques membres de l’équipe de tournage, Francis Girod fit une<br />

interview de ma mère, à inclure dans le documentaire. Comme<br />

elle était la dernière à apparaître dans le film, elle fut également<br />

la dernière à être interrogée.<br />

Le tournage se fit à la terrasse du café et Francis Girod,<br />

trouvant que je ressemblais à ma mère au temps du Beau Serge,<br />

demanda que j’ai un micro et que je sois pas trop loin au cas ou il<br />

voudrait me poser quelques questions. J’assistais donc à toute<br />

l’interview.<br />

Girod demanda à ma mère si, à l’époque du tournage, elle,<br />

jeune fille, n’avait pas été attirée par Brialy qui était plutôt beau<br />

garçon. Elle répondit assez froidement que non. Girod insista<br />

jusqu’à ce qu’elle s’énerve quelque peu. Etait-ce un jeu parce<br />

qu’il était si facile d’irriter ma mère qui se rendait presque ridicule<br />

dans sa façon puérile de se défendre ? Etait-ce autre chose ?<br />

Bien sûr, j’ai pensé que les gens avaient parlé. Et il est certain<br />

que certaines commères de Sardent l’ont fait. Ma mère avait une<br />

réputation d’allumeuse pour ne pas dire plus et je ne serais pas<br />

étonnée du tout que des cancans soient arrivés jusqu’aux oreilles<br />

de Francis Girod qui, doté d’un esprit journalistique, tentait peutêtre<br />

d’en savoir plus.<br />

Au final, l’interview de ma mère est, bien sûr, extrêmement<br />

raccourcie et mes réponses aux questions de Francis Girod ont<br />

été supprimées. Il faut dire qu’elles n’avaient pas grand intérêt.<br />

Je me souviens qu’il m’avait demandé si je n’avais jamais eu<br />

175


envie de devenir actrice. Je lui avais répondu que non, que si<br />

j’avais rêvé d’un métier au cinéma, c’était plutôt dans l’écriture et<br />

la réalisation d’un film que devant la caméra. Ce qui d’ailleurs<br />

était vrai. Adolescente, je rêvais d’écrire des films et de diriger<br />

Gregory Peck qui était un de mes grands favoris.<br />

Maintenant que Brialy n’est plus…<br />

Voilà, c’est ainsi que je ne saurai jamais si Jean-Claude<br />

Brialy avait, au moins, eu une aventure avec ma mère. Peut-être<br />

est-ce cette réponse qui m’intéresse le plus et pas vraiment le<br />

fait de savoir s’il est mon père.<br />

Je tiens à préciser haut et fort que si je publie ces<br />

éléments, ce n’est pas pour essayer maintenant de savoir par<br />

des moyens légaux. Il est totalement hors de question pour moi<br />

de demander des tests ADN, un héritage ou quoi que ce soit.<br />

Tant que monsieur Brialy était en vie, je n’ai pas voulu qu’il<br />

soit dérangé avec une histoire qu’il n’avait certainement pas<br />

dominée, une situation qui, même si elle vrai, n’était pas<br />

dépendante de sa volonté même si elle découlait éventuellement<br />

de ses actes.<br />

Aujourd’hui qu’il est décédé, je crois que je peux raconter<br />

ça. Qui sait, ça pourra peut-être aider le hasard à me donner un<br />

jour une réponse. Mais <strong>sur</strong>tout, ça me permet de ne pas garder<br />

ce petit secret seulement pour moi.<br />

J’espère ne pas perturber la famille et les proches de Jean-<br />

Claude Brialy. Si mon existence est due à un des actes de<br />

jeunesse de cet artiste, c’est bien loin, c’est du passé et vouloir<br />

l’intégrer au présent me parait bien inutile.<br />

Acceptons ça comme une banale anecdote, épicée d’une<br />

petite fierté que j’ai, peut-être, de savoir que je pourrai bien être<br />

sa fille.<br />

A l’annonce de la mort de Jean-Claude Brialy,<br />

contrairement à ce que j’aurais cru, j’ai pleuré.<br />

176


Instinct parental<br />

L’instinct paternel<br />

Il semblerait que certains spécialistes s'accordent à dire<br />

que l'instinct paternel chez les mammifères et notamment chez<br />

les humains, n'existe pas. Pas plus que l'instinct maternel<br />

d'ailleurs. Je ne sais pas s'ils ont raison.<br />

Ce que je sais, c'est que je n’ai jamais ressenti<br />

personnellement aucun besoin véritable d’avoir un ou des<br />

enfants cependant que j’agis envers mes animaux domestiques<br />

comme une sorte de mère poule. Le fait de n'avoir jamais voulu<br />

d'enfant parce que ne me sentant pas capable de passer outre<br />

mes intérêts personnels pour les élever révèle-t-il d'un manque<br />

d'instinct maternel ou non? Question dont je n’ai pas la réponse!<br />

Si ce désir de procréer m’était étranger, j'avais au moins le sens<br />

de la responsabilité qu'implique la mise au monde d'un bébé,<br />

responsabilité que j'ai volontairement choisi de ne pas avoir à<br />

assumer.<br />

L'instinct paternel chez les mammifères existe-t-il ou pas?<br />

Je ne sais pas. Ce que je sais c'est que j'ai pu observer chez le<br />

chat, mammifère que je connais particulièrement bien, un<br />

comportement paternel évident chez certains mâles et aussi une<br />

attitude protectrice envers la femelle en gestation.<br />

J'ai pu constater ces habitudes du chat mâle parmi la<br />

population semi sauvage des félins qui vivent à la campagne,<br />

près de chez moi. J'ai été assez <strong>sur</strong>prise la première fois que j'ai<br />

vu un mâle accompagné de jeunes qui le suivaient partout. Il les<br />

laissait même manger avant lui. Une fois sa peur naturelle<br />

envers les humains vaincue, ce gros chat blanc et roux se<br />

montra particulièrement affectueux avec moi. J'ai d'abord pensé<br />

177


qu'il était un cas un peu spécial et qu'il faisait partie des chats<br />

naturellement plus gentils que la moyenne.<br />

Mais depuis ce premier exemple, j'ai retrouvé ce même<br />

comportement chez plusieurs autres mâles. Quelques personnes<br />

de mon entourage ont confirmé mes observations. Il n’est pas<br />

sûr d'ailleurs que les jeunes soient effectivement la progéniture<br />

de leur protecteur ou simplement des chatons vivant <strong>sur</strong> le<br />

territoire de ce mâle. Le chat semble prendre le relais de la<br />

femelle au moment du sevrage, lorsqu’elle rejette ses petits.<br />

J'ai noté également que parfois, lorsque la femelle est<br />

pleine, un chat mâle l'accompagne et la protège. Un jeune mâle<br />

d'à peine deux ans que j'avais nommé Réglisse m'a un jour<br />

amené une petite minette enceinte et affamée. Au début, elle<br />

était assez sauvage mais elle venait se nourrir chaque soir<br />

accompagnée de Réglisse. Cette chatte fait d'ailleurs aujourd'hui<br />

partie de la maison avec l'une de ses filles.<br />

Instinct de conservation de l’espèce<br />

Instinct paternel ou non, ce comportement que j'ai pu<br />

observer plusieurs fois avec des chats différents est bel et bien<br />

réel. Est-ce uniquement l'instinct de <strong>sur</strong>vie de l'espèce? Mais y at-il<br />

réellement une différence entre l'instinct paternel ou maternel<br />

et l'instinct de <strong>sur</strong>vie de l'espèce? N’est-ce pas un tout ? Nous,<br />

humains, voulons toujours tout cloisonner, tout étiqueter, tout<br />

disséquer.<br />

Il est certain que l'humain est un mammifère plus<br />

compliqué que les autres. Je ne crois pas une seconde que nous<br />

ayons conservé cet instinct de <strong>sur</strong>vie de notre espèce puisque<br />

nous passons notre temps à détruire la nature, les animaux et les<br />

autres hommes, trois éléments indispensables à notre pérennité.<br />

Aucun être vivant à part l'être humain n'a jamais anéanti son<br />

habitat ni les espèces animales ou végétales dont il se nourrit ou<br />

dont il profite. De nombreux humains vont même plus loin en<br />

détruisant les personnes de leur entourage y compris leur propre<br />

personne, par des excès de toute sorte.<br />

178


Beaucoup d’humains cependant tiennent à transmettre leur<br />

nom et leur patrimoine à travers leurs enfants. Il me semble que<br />

nous ayons réduit l'instinct de conservation de l'espèce à<br />

l'instinct égoïste de conservation d'une petite cellule, noyée dans<br />

la multitude des êtres vivants, au détriment de la logique la plus<br />

élémentaire qui nous dit pourtant qu'il faut préserver la terre<br />

entière pour que vivent dignement les descendants de notre<br />

petite famille.<br />

Si les instincts paternel et maternel peuvent être mis en<br />

doute, il semble tout de même qu'un humain se doit de se sentir<br />

responsable des enfants qu'il a lui-même procréés. Donner la vie<br />

à un être incapable de <strong>sur</strong>vivre seul est une lourde charge dont<br />

chaque humain, femme ou homme, devrait être conscient. On va<br />

m'objecter que certains ont tellement de problèmes qu'ils ne<br />

rendent pas toujours compte de leur responsabilité. Je conçois<br />

que c'est vrai dans certains cas, <strong>sur</strong>tout pour les femmes. Mais<br />

qu'on n'essaie pas de me faire croire que tous les enfants sans<br />

père ont été conçus par un homme incapable de réaliser la<br />

portée de son acte, involontaire ou non. De nombreux pères<br />

ayant fui leurs responsabilités sont des hommes brillants en<br />

société. C'était d'ailleurs souvent la place qu'ils occupaient ou<br />

qu'ils espéraient occuper dans cette société qui les poussait à<br />

refuser de reconnaître un enfant qui était le leur mais qui n'était<br />

pas né dans la légitimité du mariage. Il était bien facile de rejeter<br />

une femme et son bébé en faisant semblant de croire que le père<br />

pouvait être n'importe quel autre homme.<br />

Parents inconnus<br />

Aujourd’hui, dans plusieurs pays européens, l’acte de<br />

naissance doit comporter le nom de la mère et du père,<br />

l’accouchement sous X tel que nous l’entendons en France est<br />

quasi inexistant même si quelques pays comme le Luxembourg,<br />

l’Italie ou la Grèce conçoivent que la mère peut ne pas révéler<br />

son nom à son enfant et aux parents adoptifs de son enfant.<br />

Toutefois, en Grèce, l’enfant majeur pourra connaître le nom de<br />

ses parents, tout au moins de sa mère, en contactant l’hôpital ou<br />

il est né.<br />

179


Au Portugal, une femme ne peut accoucher anonymement<br />

et la paternité, même présumée, doit être indiquée. La filiation<br />

doit être établie, si elle ne l’est pas, le tribunal mettra tout en<br />

œuvre pour enquêter et inscrire les conclusions <strong>sur</strong> l’acte de<br />

naissance. Au Danemark, l'accouchement sous X a été supprimé<br />

en 1938, le fait d'accoucher vaut reconnaissance de l'enfant. Si<br />

le père ne reconnaît pas l'enfant, la mère doit, sous peine<br />

d'amende, donner le nom du ou des pères présumés, de façon à<br />

ce que le ministère public puisse entamer une action judiciaire en<br />

recherche de paternité.<br />

On voit que selon les pays, on privilégie plutôt les intérêts<br />

des parents ou plutôt celui de l’enfant.<br />

Les mœurs changent et de plus en plus de pères<br />

reconnaissent leur enfant hors mariage. Le statut social et les<br />

convenances ont, semble-t-il, de moins en moins de poids. Je<br />

crois que les naissances de mère et de père inconnus auront<br />

tendance à diminuer dans le futur. J'espère avoir raison. D’autant<br />

plus qu’aujourd’hui, en Europe en tous cas, le choix de ne pas<br />

faire d’enfant est, en théorie, à la portée de toutes les femmes.<br />

Si j'étais née il y a dix ans au lieu de naître il y a plus de<br />

quarante ans, il y aurait plus de chances que le nom de mon<br />

père soit inscrit <strong>sur</strong> mon extrait de naissance, même si ma mère<br />

et lui n'avaient pas continué à partager leur vie.<br />

Si on peut admettre que l'instinct paternel n'existe pas, on<br />

ne peut nier qu’un attachement très fort se crée généralement<br />

entre un homme et un enfant dès que l'homme le prend en<br />

charge. Que ce soit son propre enfant ou non ne semble pas<br />

toujours importer. Quelques artistes ont su illustrer ce sentiment,<br />

comme Serge Lama dans sa superbe chanson L’enfant d’un<br />

autre (Et l’absence est venue) :<br />

« C'est elle qui est partie mais c'est lui qui me manque ce<br />

tout petit garçon qui n'était pas de moi.»<br />

Il est d’ailleurs à regretter qu’un homme qui élève les<br />

enfants d’une femme avec laquelle il partage sa vie n’ait aucune<br />

180


possibilité, s’il le souhaite, de faire valoir des droits d’ordre<br />

paternel en cas de séparation du couple.<br />

Pour en revenir à l’instinct, je sais pour ma part que le mien<br />

m’a toujours soufflé, même si j’ai été longue à le comprendre,<br />

que j'avais besoin d'un père même si je ne savais définir cette<br />

nécessité. Instinct filial, instinct paternel...<br />

Ce dont je suis sûre, c'est que si l'homme ou la femme<br />

peuvent très bien vivre sans enfant, un enfant ne peut pas vivre<br />

sans père ni mère. S'il n'en a pas, il en fabrique, il en adopte. Ce<br />

que j'ai fait.<br />

181


182


Lucide face à l’absence<br />

Je me crée un papa intérieur, j'adopte des acteurs de<br />

cinéma à forte image paternelle. Et je me construis un monde<br />

idéal, peuplé d'images et de sensations de bonheur et de<br />

tendresse. Les romans mais encore plus les films m'ont été et<br />

me sont toujours une source de nourriture intarissable. Je passe<br />

derrière l'écran, je m'infiltre dans les pages et je m'approprie les<br />

gestes tendres, les mots réconfortants. Comme une goule qui<br />

boirait le sang de victimes consentantes, je me nourris de<br />

sentiments et de sensations et en retire une grande force de vie.<br />

Mais le manque profond n'est jamais vraiment <strong>sur</strong>monté et<br />

ne le sera jamais, j'en ai pleinement conscience. C'est<br />

probablement pour cette raison que la quête ne s’est jamais<br />

terminée et que je suis passée de l'image d'un père à une autre.<br />

Parce que tout se déroule dans mon imagination, le vide ne<br />

peut être parfaitement comblé. Si cela semble me suffire pour<br />

trouver un certain équilibre, il reste que la véritable tendresse<br />

physique d'un père, son écoute, ses conseils, son amour me<br />

resteront toujours étrangers. Quoi que je fasse, quoi que<br />

j'imagine, personne ne pourra me faire vivre ce qui n’est jamais<br />

arrivé. Dans tout délire, il y a des moments de lucidité et c'est à<br />

ces moments-là que le manque se fait ressentir. Il me suffit de ne<br />

pas lui laisser le temps de s'installer pour ne pas en souffrir<br />

vraiment. J'ai toujours refusé de laisser cette situation de fille<br />

sans père me rendre malheureuse. C'est sans doute ce refus qui<br />

m'a poussé à tant de création, directe et indirecte.<br />

Quand sa victime est exsangue, la goule cherche une autre<br />

réserve de sang. Quand pour moi, la source d'informations et de<br />

sensations nouvelles s'épuise alors mon esprit cherche un<br />

nouvel élu, une nouvelle proie.<br />

183


Je ne peux pas savoir combien de temps celui que j'ai<br />

choisi restera l'image du père que je véhicule journellement avec<br />

moi. J'aimerais bien voir le bout de l’horizon, atteindre enfin la<br />

dernière borne et que la source se réapprovisionne d’elle-même,<br />

toutes sensations renouvelées.<br />

La délivrance peut venir de ce livre. Je m’aperçois que le<br />

fait d’écrire m’a fait énormément avancer et il se peut bien<br />

qu’enfin, je dépasse le stade de la recherche du père…<br />

184


A 49 ans, ai-je encore besoin d’un papa ?<br />

Je crois que chaque être humain garde toute sa vie le<br />

besoin de protection parentale, même une fois les parents morts,<br />

il reste les souvenirs.<br />

Mon problème est que je n'ai que très peu de souvenirs<br />

vécus dans la réalité et aucun avec un vrai père. Certes, je me<br />

suis fabriqué et j’ai nourri une mémoire mais comme une œuvre<br />

qui se voudrait parfaite, sa construction ne parait pas pouvoir<br />

jamais s’achever.<br />

Il semble bien que quel que soit mon âge, j’aurais toujours<br />

besoin de sentir cet accompagnement près de moi.<br />

J’ai adopté Bruno Crémer il n’y a pas si longtemps. C’est<br />

d’ailleurs lui qui m’a inspiré l’écriture de ce livre après que j’ai lu<br />

le sien. Vais-je conserver son image comme palliatif tout le reste<br />

de ma vie ? Ou seulement pendant quelques années ? Son<br />

image s’estompe déjà depuis quelques mois, j’arrive vers la fin<br />

du cycle Bruno Crémer. Qui sera le suivant ? Y en aura-t-il un ?<br />

Si je n'arrive pas à stopper le processus, le seul problème<br />

qu’il pourrait un jour y avoir est l’âge de ces futurs papas s'ils<br />

doivent exister. S’il s’avère nécessaire que la personne qui me<br />

sert d’exemple paternel soit effectivement suffisamment âgée<br />

pour être mon père, il me faudra trouver des hommes de plus en<br />

plus vieux…<br />

Alors, si je suis toujours en quête de l’image idéale, que se<br />

passera-t-il quand j'aurai moi-même 76 ans, l'âge de Bruno<br />

Crémer aujourd'hui? Ou bien je devrai grandir et accepter un<br />

papa décédé, ou bien je devrai en quelque sorte retomber en<br />

enfance et adopter un papa plus jeune. Mais n'y a-t-il pas là un<br />

danger pour mon équilibre?<br />

185


Peut-être n’ayant jamais voulu et n'ayant jamais eu<br />

d’enfant, vais-je me mettre à la recherche de l’image filiale. Et<br />

comme certaines vieilles dames en manque d’affection, je<br />

pourrais m’enticher de jeunes acteurs et peut-être même essayer<br />

de mettre quelques éphèbes dans mon lit? Mais je ne le crois<br />

pas.<br />

Le plus probable est que je devrai, un jour, accepter la<br />

mort. Je devrai finalement admettre que la dernière image de<br />

mon papa soit celle d'une personne décédée et je devrai vivre<br />

dans son souvenir, comme chacun fait avec son vrai père ou sa<br />

vraie mère. J'ai su le faire avec ma grand-mère qui m'a servi de<br />

mère. Pourquoi pas avec un père virtuel?<br />

Je vis depuis toujours cette relation père/fille dans<br />

l'imaginaire exclusivement, pourquoi serait-ce si difficile<br />

d'accepter un papa qui n'est plus? Ou est la différence entre<br />

vivre dans l'imaginaire avec un vivant non présent et vivre dans<br />

l'imaginaire avec un mort qu’on a vraiment connu? L'espoir diffus<br />

de le rencontrer, peut-être?<br />

Peut-être aussi le fait d'écrire ce livre, étape importante de<br />

mon évolution, arrêtera en quelque sorte le temps et sera la<br />

conclusion à mon problème. Si cette hypothèse me paraissait<br />

totalement improbable quand j’ai commencé ce récit, c’est à elle<br />

que je crois de plus en plus, au fur et à me<strong>sur</strong>e que je relis et<br />

corrige ce texte.<br />

Je ne sais pas si je vivrai assez longtemps pour que la<br />

question se pose, mais si j’ai toujours besoin de cette image<br />

paternelle dans mes vieux jours, j'espère que mon imagination<br />

travaillera dans le bon sens et trouvera la solution. Le moment<br />

d'y penser est encore très loin, de toute façon…<br />

186


L’image actuelle de la famille…<br />

Je me demande parfois si une enfant dans le même cas<br />

que moi pourrait aujourd’hui trouver aussi facilement une image<br />

de remplacement dans les fictions qu’on lui propose.<br />

J’ai toujours eu l’avantage de ne pas me soucier de me<br />

conformer aux modes et de ne pas aimer qui on me dit d’aimer.<br />

Mais les médias d’aujourd’hui sont plus insistants que lorsque<br />

j’étais gamine.<br />

Une enfant à fort caractère peut toujours choisir autre<br />

chose que la soupe quotidienne imposée et se fabriquer ses<br />

propres menus mais je conçois que ce doive être difficile.<br />

Si j’avais dix ans aujourd’hui, qui remplacerait Claude<br />

Giraud, le père de Mehdi dans Sébastien parmi les hommes ?<br />

Qui remplacerait les pères des petits héros des séries que<br />

j’affectionnais ? Je me suis demandé qui une enfant d’aujourd’hui<br />

pourrait aimer en remplacement d’un père absent.<br />

Quelle image donne-t-on de la famille aujourd’hui dans les<br />

médias, quelle image du père ?<br />

Nous vivons une époque où la télévision, le cinéma et<br />

Internet ont pris une énorme part dans l’éducation des enfants.<br />

Mais on peut constater que l'on tente d'abêtir le plus possible le<br />

spectateur et le lecteur. Qui est ce ON et à qui profite le crime?<br />

Je ne sais pas vraiment. Mais c'est effectivement un crime que<br />

d'abaisser le niveau culturel du public à un seuil de plus en bas.<br />

Je ne crois même pas qu'on cède à la facilité par mercantilisme!<br />

Les producteurs, éditeurs et autres décideurs pourraient faire de<br />

l'argent avec une culture digne de ce nom, s'ils le voulaient.<br />

Puisque les gens sont des moutons, pourquoi ne pas leur faire<br />

suivre des bergers plus intelligents et plus intéressants?<br />

187


On essaie de faire croire au commun des mortels, et<br />

<strong>sur</strong>tout à l’adolescent, qu'il participe à la vie des célébrités et<br />

même qu’il peut devenir star du jour au lendemain. Chaque jour,<br />

de nouvelles vedettes nous sont imposées et on nous affirme<br />

que nous pouvons tout connaître de leur intimité. Une intimité<br />

fabriquée, elle aussi, comme la célébrité. Mais les gens n'ont-ils<br />

réellement pas d'autres aspirations que d'être témoin des ébats<br />

amoureux, des joies, des pleurs et des trahisons conjugales de<br />

ces gens qui s'exhibent de façon indécente devant les caméras<br />

de télévision?<br />

Mais que font ces puissants vecteurs d’éducation pour<br />

donner aux jeunes l’envie de se cultiver ? Pour leur donner des<br />

éléments positifs de construction ? Je ne crois pas qu'on rende<br />

service aux adolescents en leur faisant croire que cette vie de<br />

paillette est à portée de tous sans effort. Car, bien entendu, on<br />

ne leur montre que très rarement le revers de la médaille, on ne<br />

leur dit presque jamais combien d'ambitions déçues ont conduit à<br />

la déchéance et quelquefois au suicide.<br />

D'aucuns me diront que ce phénomène a toujours existé<br />

mais je ne crois pas que nous soyons jamais arrivé, dans<br />

l'histoire de la télévision ou du cinéma, à un niveau aussi<br />

désolant.<br />

Dans ce pauvre paysage audiovisuel, où trouver la perle<br />

rare, celui qui deviendra une icône paternelle acceptable?<br />

Quel père choisirai-je parmi les acteurs qui ont entre trente<br />

et quarante ans si j’avais dix ans aujourd’hui? J’aime beaucoup<br />

Maxime Leroux, physique solide et voix douce, nature non<br />

conventionnelle que j’avais remarqué dans quelques films,<br />

notamment dans Mister Frost 48 et dans Chouans! 49 , Harrison<br />

Ford, Jeff Bridges peut-être …<br />

48 Mister Frost : Film franco-britannique de Philippe Setbon (1990) qui<br />

rassemblait d'excellents acteurs dont Jeff Goldblum, Alan Bates, Jean-Pierre<br />

Cassel, Daniel Gélin… Mais si le film n'était pas à la hauteur de ses ambitions,<br />

Maxime Leroux m'avait impressionnée dans le rôle d'un homme écœurant de<br />

188


Gérard Depardieu aurait pu faire l’affaire, physique<br />

puissant et voix caressante, capable de donner toutes sortes<br />

d'émotions. Malheureusement, sa vie privée s'est trop étalée<br />

dans les médias pour qu'il donne une image de père équilibrante.<br />

Mais ceux-là ont tous atteint la cinquantaine, voire la<br />

soixantaine. Qui parmi les plus jeunes?<br />

Que dire des séries dites familiales ? Les parents y sont<br />

rarement à la hauteur, l’humour de certaines sitcoms est souvent<br />

lamentable et je ne pense pas qu’un enfant à la recherche d’une<br />

image parentale y trouve son compte. La pire de ces séries est<br />

probablement Marié, deux enfants où le père n'est qu'égoïsme et<br />

vulgarité. Même dans une sitcom comme Une nounou d'enfer qui<br />

se veut positive, le père, sorte de playboy focalisé <strong>sur</strong> sa réussite<br />

mondaine, a l'air totalement détaché de ses enfants et les confie<br />

entièrement à la nounou, je n’ai pas suivi toute la série mais je<br />

n’ai jamais vu un geste de tendresse entre lui et ses enfants.<br />

Une exception pourtant, la série Sept à la maison (7th<br />

Heaven) ou Stephen Collins est un père de famille responsable<br />

et considérant qu’il est pasteur, assez libéral. Enfin une série<br />

positive.<br />

Les sportifs deviennent de plus en plus médiatiques et<br />

donc de plus en plus souvent objets d’admiration de la part des<br />

enfants. Un Zinedine Zidane, un Yannick Noah ou un David<br />

Douillet donneront probablement de bonnes images paternelles,<br />

images lumineuses et protectrices. N’ayant qu'un esprit de<br />

compétition très embryonnaire, le sport n‘a jamais été une chose<br />

pour laquelle je me suis réellement passionnée; il m’est donc<br />

difficile de m’imaginer un transfert affectif inspiré par un sportif.<br />

Et puis, sauf cas exceptionnel ou reconversion artistique réussie<br />

veulerie et de lâcheté. Tout à fait par hasard, j’avais d’ailleurs à l’époque du<br />

tournage à Paris, croisé le chemin de Jeff Goldblum qui avait eu une attitude<br />

disponible et très sympathique.<br />

49<br />

Chouans! : Film de Philippe de Broca (1988) avec Philippe Noiret et Sophie<br />

Marceau. Dans ce film, Maxime Leroux interprétait un prêtre au fort charisme.<br />

189


comme pour Yannick Noah, la carrière d'un sportif est trop<br />

courte. Une fois la vie publique de ce sportif terminée alors qu'il a<br />

à peine quarante ans, comment un enfant pourrait-il continuer à<br />

l'admirer et à vivre avec son image?<br />

Le sexe est écoeurant<br />

Si on veut analyser d’un peu plus près les exemples<br />

donnés par les médias d’aujourd’hui, on ne peut que se<br />

demander comment trouver dans le cinéma ou la télévision<br />

actuelle des bases positives et équilibrantes.<br />

Examinons quelques réactions présentées comme<br />

normales dans certaines fictions, <strong>sur</strong>tout américaines. Ces<br />

fictions sont regardées et acceptées sans précaution ni réflexion<br />

par un large public, <strong>sur</strong>tout un public jeune.<br />

J’ai choisi deux exemples qui me paraissent<br />

particulièrement significatifs de l’évolution de ce qu’on appelle les<br />

valeurs.<br />

M6 diffusait une sitcom du plus bas niveau dont j’ai vu<br />

quelques passages en attendant les trois minutes de Kaamelott,<br />

petite série intelligente que j’adore. Cette fameuse sitcom<br />

s’intitule Une famille presque parfaite et l’épisode concerné porte<br />

un titre que je n’ai pas retenu mais qui ressemblerait à Mes<br />

beaux-parents débarquent. A la fin de cet épisode, parents et<br />

enfants sont totalement écœurés parce que les beaux-parents en<br />

question ont fait l’amour <strong>sur</strong> le canapé du salon. Dans des<br />

scènes supposées drôles, le canapé devient un objet tabou<br />

qu’on nettoie et re-nettoie et dont on va probablement finir par se<br />

séparer. Les beaux-parents sont un couple d’environ soixantecinq<br />

ans. Les scènes auraient-elles été identiques si les<br />

amoureux avaient été adolescents ? Je n’en suis pas sûre mais<br />

je ne pense pas.<br />

Dans les bribes d’épisodes que j’ai vus, j’ai pu noter que le<br />

père et la mère sont totalement irresponsables et leurs enfants<br />

sont souvent plus adultes qu’eux, ils ne peuvent en aucun cas<br />

compter <strong>sur</strong> leurs parents qui leur font honte en public, ne leur<br />

190


prodiguent aucune tendresse et apparemment bien peu<br />

d’éducation. On se demande comment ces enfants deviennent<br />

des adolescents en apparence intelligents et sages, trop sages<br />

peut-être. Réaction anti-parents ? Complexe américain de<br />

supériorité dont les nouveaux scénaristes essaient de se<br />

débarrasser en choisissant de mettre en scène des débiles<br />

négatifs ? Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que ce n’est<br />

pas là qu’un enfant trouvera une image ras<strong>sur</strong>ante de la famille.<br />

Si ces sitcoms reflètent une réalité sociale aux États-Unis,<br />

et peut-être aussi chez nous, je trouve cela assez inquiétant.<br />

La violence est banale<br />

Savoir qu’un couple a fait l’amour <strong>sur</strong> un canapé répugne.<br />

Mon deuxième exemple n’a semblé choquer personne. Pourtant,<br />

il me semble qu’on aurait du souligner la négativité de la scène<br />

quand on sait que le jeune public s’identifie au héros de cinéma.<br />

Car il s’agit d’un film qui met en scène le héros dans toute<br />

sa splendeur, en l’occurrence Arnold Schwarzenegger. Je crois<br />

que c‘est dans Last Action Hero, mais c’est à vérifier. Je ne<br />

connais pas tous les films avec Schwarzenegger mais j’ai vu<br />

celui-ci à cause de la présence de l’excellent acteur anglais<br />

Charles Dance qui se laisse aller quelquefois, comme presque<br />

tous les acteurs, à jouer dans des productions très<br />

commerciales.<br />

Bref, la scène est la suivante : le héros, un modèle donc,<br />

se trouve seul avec celui qui l’a trahi. L’homme est léger, étroit,<br />

chétif. Il est là, en costume cravate, l’air d’un petit comptable<br />

devant un Schwarzenegger en pleine forme, blouson de cuir et<br />

sourire immaculé, le petit comptable n’est pas armé. Le héros lui<br />

fait avouer sa faute en le suspendant dans le vide, scène très<br />

classique revue maintes et maintes fois. Jusque là, rien de bien<br />

méchant. Le scénariste a-t-il voulu faire original en changeant la<br />

fin attendue de la scène ?<br />

Toujours est-il que le héros, considéré comme modèle<br />

positif par le (jeune) spectateur, lâche l’homme dans le vide en<br />

191


souriant et avec une phrase qui se veut un bon mot. Le<br />

spectateur est supposé rire, ce que certains ont fait, bien sûr.<br />

Comment se fait-il que personne n’ait réagi ? Je n’ai vu<br />

nulle part aucune remarque à ce propos ! Je pense que<br />

malheureusement, ce genre de scènes, répétées sans doute de<br />

diverses façons dans de nombreuses fictions qui font<br />

d’innombrables entrées sont très néfastes pour l’évolution<br />

mentale des adolescents. Ces films conçus pour un public jeune<br />

y montrent un mépris de la vie évident.<br />

Aucune action, aucune parole, aucune autre scène ne vient<br />

rectifier le tir. Ce geste de tuer ainsi un homme est présenté<br />

comme normal, juste et justifié. Nous ne sommes pas dans un<br />

film d’humour noir à l’anglaise ou on pourrait voir ce genre de<br />

scène sans être choqué parce que le personnage principal est un<br />

antihéros, un gaffeur. Nous ne sommes pas dans un film réaliste<br />

ou il n’y a pas de héros, les hommes étant des humains avec<br />

leurs faiblesses et leurs fautes. Nous ne sommes pas non plus<br />

dans un film gore, genre qui semble reprendre les peurs<br />

enfantines des contes de fées et ou toute violence est permise<br />

parce qu’exutoire. Encore que dans les films gore, les méchants<br />

et les gentils sont généralement bien différenciés. Nous sommes<br />

dans un film aux personnages schématiques du bon et du<br />

méchant comme en faisait Belmondo à son heure. Mais<br />

Belmondo n’aurait jamais accepté une telle scène, du moins, je<br />

ne crois pas. Cette scène, c’est un peu comme si on nous avait<br />

montré Zorro ou Tarzan tuant un homme désarmé avec un sangfroid<br />

amusé. Inconcevable !<br />

De plus, Schwarzenegger est aujourd’hui un homme<br />

politique, il a un impact d’autant plus grand <strong>sur</strong> les gens.<br />

J’entends de nombreuses voix dire que tout ça n’est pas<br />

bien grave, qu’il ne faut pas dramatiser…<br />

Est-on bien sûr de la non dangerosité d’un tel cinéma ? Si<br />

j’ai été choquée par une telle scène, d’autres ont pu l’être. Le<br />

plus grave n’est pas d’avoir choqué les gens conscients mais<br />

192


d’avoir influencé certains esprits en demande de repaires qui ont<br />

ingurgité l’information et l’ont classée parmi les gestes positifs<br />

d’un homme aux actions héroïques, d’un homme digne<br />

d’admiration et de respect. On m’objectera que chacun a son<br />

libre-arbitre et est capable de discernement. Je ne crois pas que<br />

ce soit si vrai.<br />

Ces deux exemples nous montrent un certain esprit en<br />

vogue de nos jours. L’acte sexuel est répugnant, <strong>sur</strong>tout s’il est<br />

pratiqué par des personnes d’âge mûr et la violence est un acte<br />

normal. Même la violence extrême qui condamne à mort sans<br />

jugement. Les ligues religieuses américaines prônant<br />

l’abstinence sexuelle avant le mariage sont en pleine expansion<br />

et les associations qui tentent de faire prendre conscience du<br />

problème des armes en vente libre ne sont pas prises au sérieux.<br />

Ça parait peut-être anodin à certains mais je considère que ces<br />

constatations sont graves et nous mènent vers un monde<br />

angoissant et sombre.<br />

Pour moi, un héros ne peut pas se montrer négatif ou alors<br />

le jeune public doit avoir les éléments dans le film pour faire la<br />

part des choses. Ou bien le héros se voit déchoir de son<br />

piédestal ou bien il doit faire son mea-culpa d’une manière ou<br />

d’une autre. Dans ces films ou les personnages et les situations<br />

sont schématiques comme ceux des bandes dessinées ou des<br />

contes de fées, celui qui agissait au mépris de toute vie était<br />

traditionnellement le méchant. Sous prétexte de liberté, on<br />

bouscule volontairement les valeurs et on pense que dépasser<br />

les bornes est signe d’intelligence et d’originalité.<br />

On pensera peut-être que je prends le spectateur pour un<br />

imbécile. Il me semble qu’une grande partie des spectateurs est<br />

vulnérable <strong>sur</strong>tout chez les adeptes des films dits d’action. Si<br />

certains se servent consciemment de ces films comme exutoire à<br />

leur brutalité enfouie, d’autres ne réalisent pas ce que les thèmes<br />

violents réveillent chez eux.<br />

Bien entendu, les réflexions contenues dans ce chapitre<br />

n’engagent que moi. Je ne fais pas autorité en matière<br />

193


d’éducation ou de psychologie et certains pourront déduire des<br />

faits que je présente une conclusion toute différente, voire même<br />

opposée.<br />

J’ai tout de même tenu à exprimer ma pensée qui vaut ce<br />

qu’elle vaut. Mais je suis amenée à conclure qu’il est bien difficile<br />

aujourd’hui pour un enfant de trouver au cinéma ou à la<br />

télévision des éléments simples et positifs qui l’aideront à se<br />

construire. Surtout quand on considère qu’aujourd’hui, la<br />

télévision est devenue dans beaucoup de familles un élément<br />

primordial de l’éducation.<br />

194


De l’écriture à la compréhension<br />

À un certain moment, avant d’avoir terminé ce livre, j’ai eu<br />

envie de faire une pause et d’examiner ou l’écriture m’avait<br />

amenée. Je recherchais dans mes placards le livre Pères et filles<br />

que je n’avais pas consulté depuis quelques années et qui<br />

m’avait assez peu éclairée comme je l’ai mentionné plus haut.<br />

N’y ayant pas trouvé une description de cas proche du mien, je<br />

n’en avais tiré que peu d’informations utiles.<br />

J’ai été <strong>sur</strong>prise de constater qu’après l’écriture de mon<br />

récit, ma vision des choses s’était fortement éclaircie et ce livre<br />

Pères et filles devint tout à coup beaucoup plus facile à<br />

déchiffrer. Je pus en tirer quelque enseignement, ce dont j’avais<br />

été incapable une première fois au moment d’une première<br />

lecture il y a un peu plus de vingt ans, ni plus récemment, il y a<br />

peut-être trois ou quatre ans.<br />

Ce livre a été écrit en 1980 par un psychiatre américain, le<br />

Docteur William Appleton. De nombreuses choses ont changé<br />

depuis, aussi bien dans la façon de vivre la famille que dans<br />

l’étude des relations familiales. Mais comme 1980 était la période<br />

où j’avais vingt ans, je pense que ce livre reste d’actualité pour<br />

moi, même s ‘il peut paraître dépassé pour d’autres. Le fait que<br />

l’auteur soit américain et a fait ses déductions par rapport à la<br />

société et à la famille américaine, différente de la nôtre, n’est pas<br />

non plus trop gênant. Je crois être parvenue à repérer les<br />

quelques spécificités américaines <strong>sur</strong>tout liées à la réussite<br />

sociale qui ne nous correspondent pas tout à fait. Mais il me<br />

semble qu’il y en a assez peu et la relation père fille n’est pas<br />

vraiment différente de la nôtre.<br />

En relisant cet ouvrage du Docteur Appleton, j’ai pu me<br />

rendre compte que je n’étais pas, d’une certaine façon, devenue<br />

adulte. Je savais que j’étais au stade de la relation affective père<br />

195


fille de l’adolescence, mais je pensais que pour le reste, j’étais<br />

adulte. Ce n’est pas tout à fait le cas.<br />

J’aurais dû depuis longtemps faire la séparation<br />

amoureusement affective d’avec mon père, qu’il soit réel ou<br />

virtuel. Au lieu de ça, j’en recherche toujours un nouveau quand<br />

celui qui collait à l’image intérieure que je me suis faite ne me<br />

satisfait plus.<br />

Pourtant, une partie de moi est adulte. Mon rapport avec<br />

les hommes n’est ni trop confiant, ni trop agressif. A ce niveau,<br />

au moins, mes pères intérieurs m’ont permis une approche à peu<br />

près normale de l’être masculin, avec ses qualités et ses défauts.<br />

Cette approche assez réaliste est ce dont sont généralement<br />

incapables les femmes dont le père était absent. Appleton ne<br />

donne pas d’exemple de pères manquants mais de pères<br />

absents, soit physiquement parce que décédés ou ayant quitté le<br />

foyer, soit moralement dans le sens où ils ignorent plus ou moins<br />

leur fille. Ces filles se retrouvent avec une envie exacerbée de<br />

séduire, ou bien au contraire avec la peur d’approcher l’homme.<br />

Mon pouvoir et mon envie de séduction sont, je crois, dans<br />

la moyenne et ma vie sexuelle a toujours été satisfaisante bien<br />

qu’épanouie vers la trentaine seulement, mais je crois que c’est<br />

le cas pour de nombreuses femmes. Je ne suis ni frigide, ni une<br />

droguée du sexe. Il reste évident que j’ai recherché des hommes<br />

qui ressemblent au genre de père que je trouve idéal.<br />

Toujours amoureuse de mon père<br />

Pourtant, je suis restée au stade enfantin dans le sens où<br />

je suis toujours amoureuse de mon père et pas du tout prête à le<br />

quitter. Ce qui peut paraître bizarre, à première vue, si l’on sait<br />

que je n’ai justement jamais eu de père. Et pourtant, l’homme<br />

que je choisis comme compagnon n’aura pas un rôle de père vis<br />

à vis de moi. Il existe donc deux personnes en moi, une adulte<br />

qui vit avec un compagnon et une adolescente qui s’attache à un<br />

père d’emprunt. Je comprends un peu mieux maintenant, ce qui<br />

m’a fait évoluer de Lino Ventura vers Brian Keith et enfin vers<br />

Bruno Crémer.<br />

196


Lino Ventura fut un choix évident, trop évident. Son règne,<br />

si l’on peut dire, a duré deux ou trois ans. Il pouvait paraître le<br />

père idéal à la fois pour l’enfant et pour l’adolescente.<br />

Brian Keith, lui, me paraît le père idéal pour l’enfant et<br />

Bruno Crémer, le père idéal pour l’adolescente et la jeune adulte.<br />

Avec Cher Oncle Bill, comme je l’ai déjà mentionné, j’ai<br />

vécu par procuration et en somme à titre posthume une enfance<br />

choyée, en regardant pendant près d’un an les épisodes où cet<br />

homme dispensait une énorme tendresse, une grande<br />

compréhension envers ses enfants adoptifs. Il y avait au début<br />

de la série, deux jumeaux de cinq ans, Jacky et Fanfan (Jody et<br />

Buffy dans la version originale) et une adolescente d’environ<br />

quinze ans, Cécile (Cissy, dans la version anglaise). On verra les<br />

enfants grandir <strong>sur</strong> cinq ans, durée de vie de la série et<br />

l’adolescente deviendra une adulte.<br />

Jamais je ne me suis identifiée à Cissy, que je n’aimais pas<br />

beaucoup. C’était le rapport du père aux jeunes enfants qui<br />

m’interpellait.<br />

Je pense que j’avais frappé juste avec Brian Keith, <strong>sur</strong>tout<br />

dans ce rôle d’Oncle Bill. J’ai pu, grâce à lui, monter d’une<br />

marche dans mon évolution personnelle.<br />

Je crois qu’il s’est passé la même chose avec Bruno<br />

Crémer dans Maigret et quelques autres films. J’espère être <strong>sur</strong><br />

la dernière marche qui mène à l’âge adulte intérieur. Bruno<br />

Crémer paraît être l’interlocuteur idéal pour une adolescente ou<br />

une jeune adulte. Pour un garçon également d’ailleurs, mais c’est<br />

sans doute plus évident pour une fille. Il semble pouvoir tout<br />

comprendre, ne jamais juger, il semble être capable de vous<br />

soutenir en toute circonstance. Il aide avec douceur mais<br />

quelquefois aussi avec brusquerie. Il représente le père présent<br />

mais également suffisamment distant pour ne pas brider la liberté<br />

de l’adolescente. Il la guide mais lui laisse le choix final, il la<br />

laisse entrer dans la vie adulte indépendante.<br />

197


Dans mon petit cinéma intérieur, le père a eu une relation<br />

affective très forte avec sa fille durant les premières années de<br />

sa vie et ils ne sont séparés qu’ensuite. Est-ce une réminiscence<br />

inconsciente de l’amour que m’a donné Roland, le père de ma<br />

sœur ? Je ne crois pas que je pourrais jamais répondre à cette<br />

question simplement parce que je ne connais pas la réalité des<br />

sentiments qu’il avait pour moi. Appleton affirme que les deux<br />

premières années vécues avec un père sont très importantes<br />

pour une fille et qu’il lui en reste une image positive et indélébile,<br />

même si ensuite le père disparaît.<br />

Dans mon film privé, le père et la fille se retrouvent au<br />

moment où la jeune fille devrait passer à l’âge adulte. Elle est à<br />

la fin de l’adolescence, c’est l’âge auquel elle devrait apprendre à<br />

se séparer de son père et c’est pourtant à ce moment-là que<br />

dans ma fiction, ils s’attachent à nouveau l’un à l’autre et ne<br />

veulent plus se quitter.<br />

Mon film s’arrête là, à cette étape, la jeune fille ne quitte<br />

pas son père, elle ne devient pas adulte. Il faudrait pourtant que<br />

je parvienne à dépasser ce stade. Il m’est arrivé pourtant<br />

quelquefois d’ajouter des scènes ou la jeune fille adulte partage<br />

sa vie avec un garçon et revient voir son père qui lui, vit avec une<br />

nouvelle femme qui n’est pas la mère. Mais je n’ai jamais<br />

vraiment poussé mon film intérieur jusque là, c’est arrivé<br />

seulement quelques très rares fois en tant d’années.<br />

Bilan affectif assez satisfaisant<br />

Ce que j’ai retiré de la récente relecture de Pères et filles<br />

m’a démontré que je suis restée au stade de l’adolescence en ce<br />

qui concerne la vie sociale et que pourtant il semble que je sois<br />

devenue adulte <strong>sur</strong> le plan sexuel et amoureux. Je déduis ça de<br />

l’auto observation de mon comportement et pourtant ces deux<br />

faits me paraissent incompatibles et contradictoires.<br />

Quand j'ai commencé ces pages, je ne pensais pas que<br />

j'irais aussi loin dans la confidence, dans l'impudeur. J'ai dévoilé<br />

ici ce que je n'avais jamais confié à personne ou alors que j’avais<br />

dévoilé par petits morceaux, difficilement ajustables parce je<br />

198


n'avais jamais donné toutes les pièces du puzzle à une même<br />

personne. En rassemblant toutes ces pièces pour moi-même et<br />

en les examinant chacune à leur tour, j'ai eu une approche plus<br />

réaliste, comme si j'observais quelqu'un d'autre. Je ne croyais<br />

pas atteindre une auto compréhension aussi précise. Elle s'est<br />

élargie et approfondie au fur et à me<strong>sur</strong>e que j'écrivais. Certaines<br />

zones se sont éclaircies comme d'elles-mêmes. Certaines<br />

réponses me sont apparues comme naturelles, comme allant de<br />

soi, tout simplement, alors que je ne les avais jamais perçues<br />

auparavant. L'écriture a ceci de magique qu'elle vous remet en<br />

mémoire des images, des scènes oubliées, vous emmène audelà<br />

de vous-même et vous permet de percer certains de vos<br />

propres mystères.<br />

J’espère en tous cas que ces pages seront utiles aux<br />

personnes qui comme moi vivent une vie intérieure très intense<br />

et qui peut-être pensent devoir la brider. Je ne suis pas<br />

psychiatre, ni même psychologue et je n’ai jamais pu ni même<br />

réellement voulu connaître un avis professionnel <strong>sur</strong> le sujet. A<br />

vrai dire, j’aurais peur d’affronter une thérapie. Un peu comme un<br />

drogué ou un alcoolique, je me refuse encore à me passer de<br />

cette vie intérieure. Comme je ne sais pas si elle est bénéfique<br />

ou maléfique, je préfère continuer avec.<br />

Mais au bénéfice du doute, je pense que mon imagination<br />

ne m’a pas desservie. Je crois que si je suis calme et plutôt<br />

sereine aujourd’hui, c’est grâce à elle et grâce aux papas qu’elle<br />

m’a donnés. J’ai dépensé beaucoup de temps et beaucoup<br />

d’énergie à les faire vivre. Ce temps et cette énergie m’ont<br />

sûrement manqué pour affronter certains problèmes de ma vie.<br />

Le résultat en est que j’ai souvent échoué et que je me suis<br />

souvent retrouvée dans des situations matérielles difficiles. Je<br />

suis consciente de ça. Mais les problèmes matériels ne m'ont<br />

jamais véritablement perturbée, étant d'une nature optimiste qui<br />

me pousse à toujours croire que tout s'arrange un jour. Ce qui<br />

est d'ailleurs généralement vrai.<br />

Mais sans cette vie intérieure avec mes papas successifs,<br />

aurai-je eu de l’énergie ? Aurai-je eu l’envie de me battre pour<br />

199


affronter la vie ? Ou bien aurai-je laissé la violence et le<br />

désespoir prendre le dessus ? Il m’est bien impossible de<br />

répondre. J’ai choisi un certain confort que les personnes de mon<br />

entourage n’imaginent pas, ne perçoivent pas.<br />

Ma quête du père relève probablement de l'obsession.<br />

Mais c'est une obsession douce que mon esprit résout d'une<br />

façon qui me satisfait. On pourrait sûrement me démontrer que<br />

j’ai tort mais je préfère mon obsession à celle qu'ont ceux ou<br />

celles qui recherchent leur vrai père dans la réalité. Pour moi, la<br />

déception est rarement au rendez-vous, pour eux, elle y est<br />

presque toujours avec un mal-être permanent.<br />

Finalement, je me dis que j'ai peut-être vécu la situation<br />

idéale en n'ayant pas de vrai papa. J'aurais pu en avoir un qui<br />

n'aurait pas su m'aimer ou m'aider. J'aurais pu avoir un père de<br />

remplacement qu'on m'aurait imposé et qui aurait pu me<br />

maltraiter. Les scenarii les plus noirs existent, certains enfants<br />

ont connu l'enfer avec leur vrai père. J’ai eu la possibilité du<br />

choix, un choix illimité, totalement libre, c’était ma chance.<br />

200


S’affirmer socialement sans père<br />

Si je pense avoir réussi à vivre à peu près normalement ma<br />

vie de femme avec les hommes, je sais par contre que ma vie<br />

professionnelle n’a pas été ce qu’ ‘elle aurait pu et du être. La<br />

présence d’un père m’aurait peut-être donné plus confiance en<br />

moi.<br />

Je n’avais pas du tout pensé à cet aspect du rôle paternel<br />

en commençant ce livre, le côté affectif étant prédominant pour<br />

moi.<br />

Manque de modèle<br />

Plusieurs facteurs sont à prendre en compte. Tout d’abord,<br />

lorsque j’avais quatorze ou quinze ans, l’âge auquel on demande<br />

aux enfants de choisir une voie professionnelle, l’information était<br />

presque inexistante, du moins à la campagne. Pour choisir un<br />

métier qui nous convient, on devrait pouvoir avoir un aperçu de<br />

tous les métiers qui existent. Or, qu’avait-on comme exemple ?<br />

Le métier de la mère, du père, de l’entourage. Aujourd’hui, on a<br />

une vision très élargie de la vie sociale et professionnelle par la<br />

télévision et plus récemment <strong>sur</strong> Internet.<br />

Mais si vous viviez dans un village il y a quarante ans, vous<br />

pensiez d’abord que les femmes ne travaillaient pas. Sauf les<br />

institutrices et les infirmières. Ma grand-mère s’occupait des<br />

animaux de fermes du voisinage, elle aidait à tous les travaux<br />

des champs. Ça ne me paraissait pas être un métier. C’était une<br />

chose à laquelle nous étions habitués. Nous mêmes, les enfants,<br />

nous aidions quelquefois et pour nous, c’était un jeu, parce qu’on<br />

ne nous demandait pas de gros efforts, on nous laissait faire<br />

plutôt pour avoir la paix que vraiment pour recevoir notre aide.<br />

Les quelques hommes du village travaillaient dans le<br />

bâtiment et dans leur ferme. Bien sûr, il y avait le docteur, le<br />

201


pharmacien, les commerçants. C’était tout ce que nous savions<br />

véritablement de la vie professionnelle.<br />

L’argent était quelque chose d’un peu étranger. Gagner<br />

beaucoup d’argent n’était pas pour nous. Nous entendions<br />

souvent dire que nous ne serions jamais riches. Les riches,<br />

c’étaient les autres.<br />

Je ne me rappelle pas si je voulais être riche.<br />

Probablement oui, comme dans les contes de fées. Quand<br />

j’étais petite, le comble de la richesse était d’avoir un immense<br />

tonneau rempli de bonbons ! Je n’avais pas reçu le vouloir<br />

gagner de l’argent, je n’avais pas en moi le savoir que c’était<br />

quelque chose de primordial dans la vie. Aujourd’hui, n’importe<br />

quel enfant qui commence à marcher a déjà la notion de l’argent.<br />

La télévision ne parle que de millions et d’argent facile. De gloire<br />

et de notoriété.<br />

J’étais plus sensible au fait d’être connue. Être reconnue,<br />

plutôt. J’aurais voulu être une Léonard de Vinci, pas pour avoir<br />

une vie sociale mais plutôt pour laisser mon nom dans l’Histoire.<br />

Pour m’imaginer et souhaiter une vie sociale réussie, il me<br />

manquait l’exemple. Le père ou la mère qui ramène de l’argent,<br />

qui parle de son travail, qui imprime une volonté de réussir à ses<br />

enfants.<br />

Bilan vie sociale pauvre<br />

Que représentait la société pour moi ? Une foule qui<br />

m’effrayait. Ma sensation n’a guère évolué depuis. C’est<br />

pourquoi je suis plus à l’aise devant mon ordinateur que dans un<br />

bureau avec des collègues. Pourtant, dans certains cas, j’aime le<br />

contact. J’aime bien observer les gens en général, les écouter.<br />

Mais je n’aime pas prendre trop part à leur vie, trop entrer dans<br />

leur intimité et <strong>sur</strong>tout je veux qu’ils n’envahissent pas trop la<br />

mienne.<br />

Il m’a semblé nécessaire d’esquisser ma personne dans sa<br />

vie sociale un peu plus succinctement, toutefois, que je ne l’ai fait<br />

pour ma vie intérieure. Un père n’est pas seulement celui qui<br />

202


offre protection et tendresse à sa fille. Il est là aussi pour la<br />

guider afin qu’elle s’épanouisse dans la société, dans le monde<br />

du travail. N’ayant pas été guidée, je n’ai jamais abordé le monde<br />

du travail de façon constructive. En réalité, l’étude que j’ai faite<br />

en écrivant ces pages m’amène à me rendre compte que si j’ai<br />

bien su pallier le manque affectif paternel, j’ai totalement échoué<br />

à remédier au côté éducatif. Peut-être tout simplement parce que<br />

je n’ai jamais eu conscience qu’il y avait ce manque particulier et<br />

que je ne m’étais jamais demandé quelle était précisément la<br />

fonction paternelle en matière d’éducation sociale.<br />

La solution n’étant plus maintenant de m’intégrer dans une<br />

entreprise ou dans la société telle qu’on l’entend, il me reste à<br />

trouver une activité à la fois lucrative et qui me permette de vivre<br />

mon indépendance et ma solitude tranquillement. L’écriture, voilà<br />

peut-être la solution. J’aurais mis du temps à concrétiser mes<br />

capacités !<br />

203


Mes hésitations<br />

J’ai quelquefois, non pas des remords, mais des<br />

réticences, quand je pense que je m’approprie une personne de<br />

la façon dont je le fais. Que je l’adopte sans son consentement et<br />

même sans qu’il le sache. Bien que ce soient des personnes<br />

dites publiques, je ressens tout de même un petit malaise, non<br />

pas dans l'action de capturer une tendresse qui ne m'est pas<br />

réservée, mais dans le fait de publier les noms aujourd’hui. J'ai<br />

hésité avant de le faire mais il n'y avait pas de solution. Si j'avais<br />

choisi de ne pas nommer les acteurs qui m'ont inspirée, je ne<br />

pouvais plus rien développer. Et si je parle par énigmes, le<br />

lecteur aura tôt fait de reconnaître le modèle. Alors j'ai pris le<br />

parti de décrire simplement la réalité. Même si j'ai l'impression,<br />

ce faisant, de trahir quelque peu ma pudeur naturelle.<br />

Ce qui me gêne le plus aujourd’hui, c’est que l’un des trois<br />

pères que j’ai choisis est susceptible de connaître cette déviation<br />

qui est la mienne. J’ai peur d’avoir été trop précise, trop<br />

démonstrative. Même si mon intérêt n'est aucunement<br />

destructeur pour lui, le fait de savoir qu’il fait naître de tels<br />

sentiments peut mettre mal à l’aise l'homme qui les inspire.<br />

Si Lino Ventura n’a jamais rien su de moi, Brian Keith, lui,<br />

avait très bien accepté cette tendresse que je lui vouais. Je crois<br />

qu’il en avait été heureux, il avait apprécié le travail que<br />

représentait la création du site Internet que je lui avais dédié. Je<br />

pense qu’il avait compris ce que je trouvais en lui, mais dans nos<br />

discussions par email, nous n’en avions jamais parlé et j'en ai été<br />

heureuse. Nous avons conversé comme des camarades, d’égal<br />

à égal. Son attitude a été très simple et j’ai trouvé très facile de<br />

communiquer avec lui comme s’il était un ami et non un acteur<br />

<strong>sur</strong> lequel je fantasmais d’une façon si particulière. Notre<br />

correspondance semblait tellement aller de soi que je n'ai même<br />

pas songé à lui demander une photo dédicacée et qu'il n'a pas<br />

204


non plus pensé à m'en envoyer une. Notre contact réel a, somme<br />

toute, duré assez peu, quatre mois tout au plus. Ce qui est tout<br />

de même beaucoup plus que ce que la plupart des fans, mot que<br />

j’aime peu, obtiennent généralement de l’objet de leur<br />

admiration.<br />

En ce qui concerne monsieur Crémer, je me demandais<br />

quels pourraient être ses sentiments, si jamais il advenait qu’il<br />

soit informé de mes fantaisies. Peut-être qu’après tout, il<br />

considérerait cet état de fait comme une des conséquences<br />

naturelles du métier d’acteur ou de personne publique qui inspire<br />

des passions : amours ou inimitié. J’espère en tous cas que c’est<br />

ce qu’il pensera s’il vient à connaître le kidnapping virtuel dont il<br />

fait l’objet.<br />

Sur le net, un forum était consacré à Maigret auquel je<br />

participais depuis quelques mois mais ce forum n’a m’a bientôt<br />

plus suffi. Comme je l'avais fait pour Brian Keith, j’ai crée, en<br />

mars 2005, un site Internet pour Bruno Crémer. Je n'y parle pas,<br />

bien sûr, de ce sentiment particulier que j'éprouve pour lui mais<br />

travailler <strong>sur</strong> ces pages web m’a beaucoup aidé à l'écriture de ce<br />

livre.<br />

Créer un site Internet me permet de m'y retrouver un peu<br />

mieux, d'y ranger les documents que je possède, de donner mon<br />

opinion <strong>sur</strong> les œuvres que je connais. Je le fais plus pour mon<br />

propre plaisir, en fait, que pour le public. Mais si le public suit,<br />

tant mieux. Ça me permet aussi de rencontrer des personnes qui<br />

ont un sentiment similaire au mien. Si nous ne nous connaissons<br />

pas vraiment, nous avons au moins un sujet de discussion<br />

commun et intarissable.<br />

Mon dernier choix a été Bruno Crémer mais il aurait suffi<br />

peut-être d’un autre film ou d’une autre série ou d’un autre<br />

moment ou mon manque était très fort pour que mon sentiment<br />

se porte <strong>sur</strong> quelqu’un d'autre.<br />

Quelqu'un comme Morgan Freeman, par exemple. Tout en<br />

ayant un physique plutôt fin, il émane de Morgan Freeman une<br />

205


éelle force et une grande sérénité derrière lesquelles se cache<br />

une mélancolie perceptible. Et lui aussi semble savoir écouter.<br />

C’est un acteur qui incarne pour moi une évidente image<br />

paternelle, mais je n'ai pas ressenti pour lui cet attachement<br />

profond que j'éprouve pour Bruno Crémer.<br />

Je me suis attachée à Bruno Crémer avant de revoir ou de<br />

voir pour la première fois nombre de ses films. J'étais restée <strong>sur</strong><br />

Noce Blanche et Maigret principalement. Plus tard, quand je l'ai<br />

vu dans Mon père…, Tumultes ou Sous le sable, j'ai eu la<br />

confirmation que mon choix était le bon.<br />

206


207


208


ANNEXE<br />

Quelques images cinématographiques de<br />

pères…<br />

Bien sûr, je pourrais allonger la liste à l’infini. J’ai choisi<br />

quelques films qui m’ont véritablement frappée et que j’ai vus ou<br />

revus assez récemment pour pouvoir en parler sans faute de<br />

mémoire.<br />

Poltergeist - épisode : Le scarabée de cristal<br />

Crée par Richard Barton Lewis (1996-1999) avec Derek de<br />

Lint, Robbi Chong, Helen Shaver, Martin Cummings…<br />

Vous vous souvenez de Roy Thinnes. Il était David<br />

Vincent, le solitaire poursuivi par les envahisseurs dans les<br />

années 60. Ce beau jeune homme aux grands yeux bleus est<br />

devenu en 1996 un sexagénaire au visage qui semble marqué<br />

par quelque malheur que je ne connais pas.<br />

Dans cet épisode de Poltergeist, une série que j'aimais<br />

beaucoup, Roy Thinnes joue le rôle d'un père qui va jusqu'à<br />

devenir tueur en série pour garder sa fille en vie.<br />

Sa fille est envoûtée par un bijou égyptien ancien, un<br />

scarabée. Une bague est complémentaire du scarabée et<br />

chaque fois que quelqu'un la porte, son énergie vitale passe de<br />

son corps à celui de la jeune fille qui porte le scarabée. Les<br />

victimes finissent totalement vidées de leur substance corporelle.<br />

209


Si le scarabée est en manque, c'est le corps de la jeune fille qui<br />

dépérit.<br />

Le père s'offre comme première victime mais pas jusqu'à<br />

en mourir. Il pense que son sacrifice suffira mais le scarabée<br />

réclame toujours plus. Un jour, un voyou l'attaque dans la rue<br />

pour lui voler sa bague, le voyou en mourra. Et à partir de là, ce<br />

père se met à la recherche de victimes pour préserver la vie de<br />

sa fille.<br />

A la fin, se rendant compte que le corps de la jeune femme<br />

n'abrite plus que l'ombre de l'âme de sa fille, il consent à la<br />

sacrifier pour arrêter les meurtres.<br />

Roy Thinnes y est parfait et dégage une réelle émotion. Si<br />

on m'avait dit qu'il était capable d'une telle performance, j'en<br />

aurai probablement douté. Le dépassement de soi du père qui va<br />

jusqu’au meurtre pour sa fille est bien sûr, un thème qui<br />

m'interpelle fortement.<br />

Les inconnus dans la maison<br />

Film d’Henri Decoin (1942). Adaptation par Henri Georges<br />

Clouzot d'un roman de Georges Simenon. Avec Raimu,<br />

Mouloudji, Jean Tissier, Noël Roquevert…<br />

Plus qu'une histoire policière (mais c'est toujours le cas<br />

avec Simenon), l'histoire vaut par sa peinture des personnages.<br />

L'accent est mis <strong>sur</strong> le désœuvrement des enfants et<br />

l'insouciance plus ou moins consciente des parents qui<br />

débouche <strong>sur</strong> la non communication. Maître Loursat (Raimu)<br />

s'accuse le premier de n'avoir pas été un bon père. Il se rachète<br />

en sortant d'un mauvais pas le petit ami de sa fille, accusé de<br />

meurtre. Raimu était un acteur génial, c'est l'un de ses plus<br />

beaux rôles.<br />

210


Pour moi les inconnus dans la maison voulait avant tout<br />

dire que les membres de la même famille qui se côtoyaient sans<br />

jamais se parler ou presque étaient des inconnus pour euxmêmes.<br />

Une autre version a été tournée plus récemment avec<br />

Jean-Paul Belmondo, intitulée L’inconnu dans la maison. Le titre<br />

déjà, ne voulait plus rien dire, l’inconnu était sans doute devenu<br />

ce mort qu’on retrouve chez Loursat et que personne ne semble<br />

connaître. Rien à voir avec la signification originale.<br />

D’une part, l’histoire a été transformée et d’autre part, il n’y<br />

a plus du tout cette scène clé qui fait l’intérêt de l’histoire et qui<br />

explique que les parents sont souvent négligents envers leurs<br />

enfants, <strong>sur</strong>tout les parents qui croient tout donner en se limitant<br />

à offrir le confort matériel. J’ai trouvé beaucoup moins d’amour<br />

dans cette deuxième version que dans la première, amour père<br />

fille, amour des jeunes amants, amitié dans le groupe de jeunes<br />

gens.<br />

Le gendarme de Saint-Tropez<br />

De Jean Girault (1964) avec Louis de Funès, Michel<br />

Galabru, Geneviève Grad…<br />

Et les autres « Gendarmes », avec Claude Gensac, Jean<br />

Lefebvre, Christian Marin, Grosso et Modo…<br />

Il peut sembler étrange que j'ajoute ce film à ma liste. Mais<br />

Louis de Funès y joue un papa tout à fait attendrissant malgré<br />

ses sautes d'humeur ou peut-être même à cause d’elles qui<br />

semblent être sa seule défense vis-à-vis des femmes, tant<br />

épouse que fille. Dans le premier film, il est prêt à ruiner sa<br />

carrière pour réparer les erreurs commises par sa fille<br />

(Geneviève Grad) et son petit copain (Patrice Laffont).<br />

En fait, si on y regarde de plus près (ce que j'ai fait étant<br />

une grande admiratrice de Louis de Funès), cet acteur<br />

211


eprésente <strong>sur</strong> l'ensemble de son œuvre une image paternelle<br />

très intéressante. Dans nombre de ses comédies, Louis de<br />

Funès est un mari et un père qui, bien qu'il s'en défende, est<br />

souvent soumis aux quatre volontés de sa famille mais<br />

généralement il as<strong>sur</strong>e. Pour mémoire, il a joué pour les plus<br />

connus, le père de Miou-Miou (Rabbi Jacob), Roger Pierre (Les<br />

tortillards), Agathe Natanson (Oscar), Mireille Darc (Pouic-Pouic),<br />

de son propre fils Olivier de Funès (Les grandes vacances,<br />

Hibernatus)…<br />

Fortunat<br />

D’Alex Joffé (1960) avec Bourvil, Michèle Morgan, Rosy<br />

Varte, Gaby Morlay…<br />

Bourvil était un acteur formidable. Dans ce film, il prend<br />

sous sa protection une femme et ses deux fils durant<br />

l'Occupation. Cette femme (Michèle Morgan) d'un milieu social<br />

très favorisé méprise l'homme primaire qu'est Fortunat. Pourtant,<br />

elle finira par s'éprendre de lui et ça ne <strong>sur</strong>prend nullement le<br />

spectateur tant Bourvil est attachant. Pour ma part, je trouve que<br />

Bourvil était un homme séduisant, bien bâti, il avait de belles<br />

mains, un beau sourire et une voix d’une douceur envoûtante.<br />

L’ainé des deux enfants (joué par Frédéric Mitterrand)<br />

rejette ce Fortunat qui prend la place de son père mais il finira<br />

tout de même par l'accepter. Le plus jeune se sent tout de suite à<br />

l'aise avec cet homme simple mais protecteur. Je crois que<br />

n'importe quel enfant à la recherche d'un père serait heureux de<br />

croiser le chemin d'un Fortunat.<br />

Les yeux sans visage<br />

De Georges Franju (1959) avec Pierre Brasseur, Alida<br />

Valli, Édith Scob…<br />

212


L'amour du père pour sa fille, un peu comme dans<br />

l'épisode de Poltergeist cité, va jusqu'au meurtre en série. Pour<br />

redonner un visage à sa fille (Édith Scob) défigurée dans un<br />

accident, un père (Pierre Brasseur) tue d'autres jeunes filles pour<br />

leur voler leur visage et tenter une greffe de peau <strong>sur</strong> sa fille.<br />

L'opération échoue à chaque fois et le père s'acharne à tuer,<br />

espérant trouver un jour le bon sujet. Mais la jeune femme,<br />

s’apercevant que l’opération ne réussira jamais empêche un<br />

dernier meurtre et elle sera l’instrument de la mort de son père<br />

en libérant les chiens qui lui servaient de cobayes.<br />

L’amour de ce père est fortement teinté d’ambition. Il veut<br />

réussir sa greffe. Pour sa fille mais aussi pour lui-même. C’est ce<br />

qui le rend beaucoup moins sympathique que le père cité dans<br />

l’épisode de Poltergeist qui lui, n’agit que pour sa fille. Ce film<br />

était l’un de ceux qui m’avaient le plus fortement impressionnée<br />

dans mon adolescence.<br />

Cette greffe du visage tant souhaitée par le personnage de<br />

ce film vient d’être tentée en France (une première mondiale) <strong>sur</strong><br />

une jeune femme défigurée par une mor<strong>sur</strong>e de chien. On a<br />

greffé à cette jeune femme une partie du visage (le triangle nezlèvres-menton)<br />

d’une autre personne. Les équipes du Pr Bernard<br />

Devauchelle, spécialiste de chirurgie maxillo-faciale du CHU<br />

d’Amiens, où l’intervention a été réalisée, et celle du Pr Jean-<br />

Michel Dubernard de l’hôpital Édouard Herriot du CHU de Lyon<br />

ont travaillé en commun <strong>sur</strong> cette greffe. Cette opération a été<br />

réalisée fin novembre 2005. Le succès et les conséquences tant<br />

purement médicales que psychologiques sont encore incertains.<br />

Le verdict (Term of Trial)<br />

De Peter Glenville (1962). Avec Laurence Olivier, Simone<br />

Signoret, Sarah Miles, Terence Stamp…<br />

Ce très beau film assez méconnu raconte l'histoire d'un<br />

professeur d'une cinquantaine d'années (Laurence Olivier) qui<br />

éveille l'intérêt amoureux d'une de ses élèves. Contrairement à<br />

213


François dans Noce Blanche, ce professeur n'éprouve pas de<br />

sentiment réciproque mais un sentiment uniquement paternel<br />

pour cette jeune fille (Sarah Miles dont c'était je crois le premier<br />

rôle). Ce professeur regrette de n’avoir jamais eu d’enfant. La<br />

jeune fille amoureuse, vexée d'être éconduite, accusera son<br />

professeur de tentative de viol mais se rétractera finalement lors<br />

du procès.<br />

Ce professeur est marié à une Française (Simone<br />

Signoret) qui le méprise parce qu'il était objecteur de conscience<br />

et a fait de la prison pour ça. Elle le juge faible et incapable<br />

d'aucun acte exceptionnel. Le pire de l'histoire est que cet<br />

homme comprend que pour que sa femme le respecte à<br />

nouveau et le considère comme un homme, il doit lui laisser<br />

croire qu'il a effectivement essayé de violer la jeune fille. Il va<br />

donc lui mentir et elle va rester. Laurence Olivier, tout en<br />

retenue, est fabuleux dans ce rôle.<br />

Sarah Miles était aussi l'interprète de La fille de Ryan avec<br />

Robert Mitchum. Un autre superbe film ou elle pourrait être la fille<br />

de Mitchum mais elle est amoureuse de lui, il est instituteur et<br />

veuf. Ils se marient. Le personnage joué par Mitchum s'avère un<br />

mari très attentionné mais un piètre amant, plus père finalement<br />

qu'amoureux. Un contre-emploi pour le séducteur Mitchum qui<br />

s’y montre un mari-papa très attendrissant.<br />

Les fugitifs<br />

De Francis Veber (1986) avec Gérard Depardieu, Pierre<br />

Richard, Jean Carmet, Maurice Barrier, Roland Blanche, Anaïs<br />

Bret<br />

C'est dans ce film que Depardieu m’avait réellement<br />

séduite. Son personnage est adopté par une toute petite fille frêle<br />

et muette et il y est très émouvant.<br />

Pierre Richard joue le rôle du père prêt à tout pour donner<br />

une vie décente à sa petite fille mais Depardieu prend plus<br />

214


d'importance que lui en devenant un second père attentionné et<br />

protecteur, reléguant le véritable père au rôle de mère.<br />

Je m'étais beaucoup attachée à ce film à sa sortie et j'étais<br />

allée le voir plusieurs fois de suite.<br />

Un autre film avec Depardieu nous le montre dans le rôle<br />

d'un père un peu naïf et presque gâteux à force de vouloir faire<br />

plaisir à sa fille Mon père, ce héros. Il y est également très<br />

attachant mais souvent dépassé par les événements.<br />

Le vieil homme et l'enfant<br />

De Claude Berri (1967) avec Michel Simon, Alain Cohen,<br />

Charles Denner, Roger Carrel, Paul Préboist…<br />

Un vieil homme bourru et un enfant sont imposés l'un à<br />

l'autre et finissent par devenir amis et complices. Le thème a été<br />

repris maintes fois mais ce film en est peut-être la plus belle<br />

adaptation.<br />

Par rapport à ce genre d'histoires, l'originalité de celle-ci<br />

est que le grand-père est antisémite sans savoir pourquoi<br />

puisqu'il ne connaît pas de Juifs et le petit garçon est un Juif que<br />

ses parents ont caché dans cette famille à la campagne. Pour ce<br />

petit garçon, être juif ne signifie pas grand chose, il sait<br />

seulement qu’il ne doit pas se montrer tout nu et qu’il doit<br />

apprendre les prières catholiques pour qu’on ne le remarque pas.<br />

Cette histoire sobre et touchante écrite par Claude Berri est<br />

autobiographique. Durant la seconde guerre mondiale, beaucoup<br />

d'enfants parisiens, pas forcément juifs d'ailleurs, furent confiés à<br />

des familles vivant au sud de la ligne de démarcation. Le<br />

fantaisiste Popeck et l'acteur Victor Lanoux, par exemple, ont été<br />

accueillis dans des familles creusoises.<br />

Un autre film L’étrange désir de monsieur Bard nous<br />

montre un Michel Simon qui se rend compte, en observant un<br />

bossu et sa petite fille, que l’amour le plus sincère et<br />

215


désintéressé donné à un homme, <strong>sur</strong>tout disgracieux comme lui,<br />

ne peut l’être que par son enfant. Quand on lui apprend qu’il a<br />

une maladie de cœur et qu’il n’en a plus pour longtemps, cet<br />

homme se rend compte que personne ne l’aime vraiment. Il<br />

choisit de toucher sa retraite en un seul paiement et part à la<br />

recherche de la femme qui voudra bien lui donner un enfant…<br />

Ce n’est pas un grand film mais l’idée était originale et c’est de<br />

toute façon toujours un plaisir de retrouver Michel Simon, quel<br />

que soit son rôle.<br />

John Q.<br />

De Nick Cassavetes (2002) avec Denzel Washington,<br />

Robert Duval, James Woods…<br />

Aux États-Unis, un père (Denzel Washington) appartenant<br />

à la classe moyenne prend en otage tout un hôpital pour réussir<br />

à faire opérer son fils, malade cardiaque en danger de mort.<br />

L’opération est refusée parce que l’as<strong>sur</strong>ance du père ne peut<br />

couvrir les frais cliniques.<br />

J’aime beaucoup Denzel Washington, acteur de talent et<br />

très séduisant de <strong>sur</strong>croît. Il a des yeux superbes et un sourire<br />

craquant.<br />

Un bel exemple de dépassement de soi par amour pour<br />

son fils. Cet homme tout à fait ordinaire et foncièrement non<br />

violent se force à devenir terroriste pour sauver la vie de son<br />

enfant. Un beau film.<br />

La marche de l'Empereur<br />

De Luc Jacquet (2004)<br />

C’est probablement dans ce film que j’ai vu le plus bel<br />

exemple de dévotion tant maternelle que paternelle. Je me<br />

216


demande si les humains sont capables d’autant de sacrifice pour<br />

leurs enfants.<br />

La marche de l'Empereur, qui a d'ailleurs connu un énorme<br />

succès mérité et qui prouve que le public aime aussi les beaux<br />

films, raconte le difficile parcours des manchots empereurs au<br />

moment de la reproduction.<br />

Le film est époustouflant de beauté et ces animaux sont<br />

ahurissants de courage et de détermination. Leur seul but est<br />

d’avoir un bébé. Le mâle et la femelle ont chacun un rôle très<br />

précis. Une fois l’œuf pondu, le mâle le couve pendant que la<br />

femelle affamée doit parcourir un long voyage pour aller manger.<br />

Quand elle revient, le bébé sera né et elle aura fait des réserves<br />

pour le nourrir. A ce moment, le père, bien près de mourir de<br />

faim va, à son tour faire ce même long voyage pour aller enfin se<br />

restaurer. Avant de partir, il parle à son bébé pour qu’il le<br />

reconnaisse quand il reviendra. Le moment le plus émouvant du<br />

film (pour moi) est le retour du père et les retrouvailles avec son<br />

fils. J’ai pleuré comme une madeleine... Je n’ai d’ailleurs pas<br />

encore osé revoir ce film une seconde fois, trop d’émotions sans<br />

doute.<br />

On ne peut pas décrire les séquences de ce film. Il faut le<br />

voir. Mais hormis les relations très fortes entre les parents et les<br />

bébés, ce film fait réfléchir <strong>sur</strong> la beauté d’âme des animaux qui,<br />

par comparaison, nous fait prendre conscience de la noirceur<br />

générale de l’âme des humains.<br />

Les manchots font-ils preuve d’instinct paternel ou bien<br />

d’instinct de conservation ?<br />

217


218


Quelques films et téléfilms avec Bruno<br />

Crémer…<br />

Ce choix très réduit de films et téléfilms pour montrer<br />

quelques rôles de pères interprétés par Bruno Crémer dans<br />

quelques oeuvres à voir. Certains films sont extrêmement<br />

difficiles à se procurer, certains d’entre eux avec un personnage<br />

de premier intérêt mais que je n’ai jamais vus, manqueront à ma<br />

liste, notamment Un jeu brutal de Jean-Claude Brisseau.<br />

De bruit et de fureur<br />

De Jean-Claude Brisseau (1988)<br />

Dans ce film Bruno Crémer joue un père banlieusard<br />

vulgaire et totalement irresponsable, destructeur et négatif.<br />

Pourtant, à sa façon, il aime ses deux fils, il les protège<br />

physiquement quand quelqu'un s'attaque à eux. Mais depuis qu'il<br />

a fait la guerre, il rejette toutes les règles de la société et<br />

souhaite que ses fils fassent de même.<br />

L'aîné ne veut pas suivre l'exemple paternel, il préfère<br />

travailler et vivre normalement avec sa petite amie qu'il compte<br />

épouser. Le plus jeune fils (François Négret) est en manque de<br />

reconnaissance, il sent que son père lui préfère son aîné bien<br />

que le désapprouvant et il vit mal cette situation. Il se conduit en<br />

parfait voyou pour que son père l'admire. Mais tout ça se<br />

terminera mal et le jeune fils va tuer son père dans un moment<br />

d'extrême colère exaltée par l'alcool et la drogue.<br />

Je pense qu'il fallait du courage pour interpréter ce rôle de<br />

père négatif, primaire, écœurant et pathétique. C'est un film dur<br />

mais nécessaire qui a reçu diverses récompenses.<br />

219


Dans plusieurs de ses films, le personnage interprété par<br />

Bruno Crémer a commis dans le passé un acte qui lui a valu des<br />

ennuis mais qui éveille la sympathie du spectateur. Refus de<br />

participer aux interrogatoires poussés en Algérie dans le film Le<br />

transfuge. Dénonciation de magouilles politiques dans le film<br />

L'ordre et la sécurité du monde ou il est journaliste… La seule<br />

excuse de ce père dans De bruit et de fureur, c’est qu’il a fait la<br />

guerre (d’Indochine, je crois) qui l’a détruit et c’est depuis qu’il<br />

refuse les règles sociales mais l’excuse n’est pas suffisante,<br />

cette fois pour qu’on éprouve de la sympathie pour lui.<br />

Comme pour donner du poids à ces valeurs négatives qu’il<br />

choisit d’interpréter, on voit quelquefois Bruno Crémer dans un<br />

rôle qui va jusqu’au bout de sa négativité et se conduit en parfait<br />

salaud. Comme dans Le bon et les méchants de Claude Lelouch<br />

ou il est un policier qui aurait pu être un homme charmant toute<br />

sa vie s'il n'avait vécu sous cette période de l'Occupation. Ce<br />

policier est trop lâche pour s'opposer au régime de Vichy et bien<br />

que désapprouvant au fond de lui, il participe et même dirige les<br />

interrogatoires poussés. 50<br />

De même, s'il est un mari ou un amant plutôt respectueux,<br />

gentil et conciliant dans bon nombre de ses films, Bruno Crémer<br />

jouera aussi les hommes cruels et avilissants, par exemple dans<br />

A coups de crosse ou il humilie Fanny Cottençon. Il interprétera<br />

même le Marquis de Sade dans une fiction que je n’ai pas réussi<br />

à dénicher et qui est restée très peu connue.<br />

50 We have Ways of making you Talk, un excellent documentaire de la BBC<br />

nous montre des interviews de « tourmenteurs professionnels ». La plupart<br />

d'entre eux ont l'air d'hommes tout à fait paisibles, gentils presque qui ont été<br />

formés dans le but de faire parler les gens. Les témoignages de ces hommes<br />

sont effrayants, <strong>sur</strong>tout dans la simplicité de leurs déclarations, comme s'ils<br />

n'avaient effectué qu'un travail tout ce qu'il y a de plus ordinaire. Ce<br />

documentaire montre aussi que la plupart des gens, s'ils sont bien éduqués<br />

peuvent devenir des tortionnaires.<br />

220


Mon père, il m'a sauvé la vie<br />

De José Giovanni (2001) d'après son roman<br />

autobiographique « Il avait dans le cœur des jardins<br />

introuvables » avec Bruno Crémer (Joe), Vincent Lecoeur<br />

(Manu), Rufus (Grinval), Nicolas Abraham (Maitre Hecquet),<br />

Michelle Goddet (Émilie), François Perrot (Santos)…<br />

Bien que j’aie déjà mentionné ce film plus haut, je tenais à<br />

ajouter quelques lignes à son propos.<br />

Manu a grandi dans une famille un peu particulière. Joe,<br />

son père, est joueur de poker professionnel, Émilie, sa mère, fait<br />

des calculs savants pour trouver une martingale au jeu de la<br />

roulette. La famille a connu la fortune puis l'a perdue. Santos, le<br />

frère d'Émilie, entraîne ses neveux dans une sale affaire qui<br />

tourne mal et fait beaucoup de morts. Santos s'enfuit en<br />

Espagne, laissant les deux frères se débrouiller avec la justice.<br />

L’aîné Barthy est tué lors d'une tentative d'évasion. Manu reste<br />

seul pour affronter les juges qui lui font payer le prix des fautes<br />

de tout le groupe alors que lui-même n'a tué personne. Manu est<br />

condamné à mort.<br />

Joe, le père de Manu, va s'investir totalement pour faire<br />

reconnaître que son fils n'est pas aussi coupable qu'on le dit et<br />

pour obtenir sa grâce. Pourtant Joe sait que ses fils et sa femme<br />

le méprisent parce qu'il a un caractère paisible et renfermé<br />

contrairement à Santos qu'ils admirent pour ses belles paroles et<br />

ses actions d'éclat. Alors Joe travaille dans l'ombre sans jamais<br />

laisser savoir à son fils tout ce qu'il fait pour lui. Manu ne se<br />

rendra compte que beaucoup plus tard combien il a fallu d'amour<br />

à son père pour agir de cette façon. Un amour totalement<br />

désintéressé puisqu'il n'a jamais cherché à en tirer aucun<br />

remerciement ni aucune reconnaissance. José Giovanni aura<br />

cette phrase lors d'une interview :<br />

- Regardez cet homme magnifique qui cachait son cœur<br />

dans les jardins introuvables et qui m’a laissé ce testament :<br />

« Quoi qu’un enfant fasse contre toi, quoi qu’il fasse contre la<br />

société, tu n’abandonnes jamais ton enfant. »<br />

221


FBI… en parrallèle<br />

Un épisode de l'excellente série F.B.I. portés disparus<br />

(épisode : Deux familles) avec Anthony La Paglia traite du même<br />

sujet : le combat d'un père pour sauver son fils de l'exécution<br />

capitale. Le débat <strong>sur</strong> la peine de mort est assez ouvert<br />

actuellement aux États-Unis qui viennent d’exécuter, au Texas,<br />

leur millième condamné depuis 1976, date du rétablissement de<br />

la peine de mort. Depuis les attentats destructeurs du 11<br />

septembre 2001, nous assistons à des débats par séries<br />

interposées. Certaines séries, comme N.C.I.S. qui est très bien<br />

faite par ailleurs, jouent à fond la carte du patriotisme et du<br />

sentiment pro Bush (un peu moins paraît-il que dans la série<br />

JAG, mais je n’ai jamais vu aucun épisode de cette série, je ne<br />

peux donc comparer). Dans N.C.I.S. le personnage central Gibbs<br />

est un patriote extrémiste assez peu sympathique si on regarde<br />

au delà du visage séduisant de l'acteur. On voit d'ailleurs Bush<br />

apparaître dans un épisode mais il ne joue pas personnellement,<br />

ce sont des images d'archives intégrées dans le film. D'autres<br />

séries sont, heureusement, plus me<strong>sur</strong>ées dans leur discours,<br />

comme justement F.B.I., portés disparus qui montre que la<br />

justice est loin d'être infaillible. Dans cet épisode, le jeune<br />

homme est totalement innocent et n'a aucunement participé à<br />

l'attaque meurtrière dont il est accusé. Son père croit à son<br />

innocence, cependant en onze ans, il n'a réussi qu'à retarder<br />

l'exécution mais pas à réhabiliter son fils. En fait, on s’aperçoit<br />

que depuis le départ, la police, la justice et la famille des victimes<br />

a fait dire à une jeune fille qui avait cinq ans lors du drame et en<br />

est la seule rescapée, ce qu'il fallait qu'elle dise. Elle n'a aucun<br />

pouvoir contre tous ces gens qu'elle finit par croire. Ils ont arrêté<br />

le seul homme présent <strong>sur</strong> place, ça leur suffit, une fois un<br />

suspect arrêté, on bâtit tout autour de lui pour qu'il soit coupable.<br />

Contrairement à Jo dans Mon père…, ce père va jusqu'à user de<br />

violence physique contre un témoin qu'il soupçonne d'avoir<br />

menti. Je pensais que, comme dans tout film de ce type,<br />

l'innocent serait sauvé au tout dernier moment mais il ne l'est<br />

pas. Il mourra alors qu'on connaît la vérité mais cette vérité<br />

n'aura pas le temps de s'acheminer vers la prison pour arrêter<br />

l'exécution. Le combat de ce père se solde par un échec. Bien<br />

222


évidemment, une telle fin donne plus de poids à l'argument initial<br />

du film.<br />

La légion saute <strong>sur</strong> Kolwezi<br />

1980 - Réalisé par Raoul Coutard<br />

Avec Bruno Crémer (Pierre Delbart), Mimsy Farmer,<br />

Jacques Perrin, Laurent Mallet, Laure Moutousami (Elodie<br />

Delbart)…<br />

Au Zaïre, des Européens, des Américains mais aussi les<br />

gens du pays se trouvent pris en otages par des rebelles armés<br />

venus de pays voisins. Pierre est un ouvrier marié à Elodie, une<br />

femme zaïroise. Ils ont un fils de 6 ou 7 ans. Les évènements<br />

<strong>sur</strong>viennent alors qu'ils étaient prêts, tous les trois, à repartir pour<br />

la France, le contrat de travail de Pierre prenant fin.<br />

La plus belle scène pour moi est lorsque le personnage<br />

joué par Bruno Crémer doit, pour sauver un militaire français,<br />

tuer un rebelle <strong>sur</strong> le toit d'une maison voisine de la sienne. Son<br />

petit garçon lui demande s'il l'a eu et le père, en regardant sa<br />

femme répond que non, qu'il l'a raté. La mère sourit au père.<br />

L'enfant ne sera pas perturbé plus tard par l'idée que son père a<br />

tué, quelles que soient les bonnes raisons qu'il avait de le faire.<br />

Je n'aime pas beaucoup les films de guerre et le titre me<br />

rebutait mais finalement ce film n'est pas axé <strong>sur</strong> les batailles<br />

mais plus <strong>sur</strong> les gens ordinaires qui vivent cette guerre civile.<br />

223


224


TABLE DES MATIERES<br />

Introduction 7<br />

Sans père… 9<br />

Fille virtuelle de stars… 9<br />

Le besoin d’avoir un père. 12<br />

Les liens du sang 15<br />

Qui suis-je ? 20<br />

Mon nom est personne 20<br />

Mon pedigree, côté grand-mère 22<br />

Mon pedigree, côté grand-père 23<br />

Un couple mal assorti 24<br />

Mon premier Mardi Gras 26<br />

Basségeas 27<br />

Cartes postales d’enfance 30<br />

Même vécu, besoins différents 32<br />

Vision floue de la famille 33<br />

Nouvelle vie, nouvelle soeur 34<br />

Carte postale du présent 36<br />

Les premiers hommes de ma vie 38<br />

Une présence solide et ras<strong>sur</strong>ante 38<br />

Roland, le presque père adoptif 39<br />

Grève de la faim 40<br />

Camille 42<br />

Solitaire et distante 43<br />

Dédoublement 45<br />

Les papas du petits écran 51<br />

Modeler mon papa intérieur 52<br />

Ma conscience s’éveille… 58<br />

Monstres fascinants… 58<br />

… et enfants sauvages 59<br />

Le désir de démarque 60<br />

Les autres aussi 62<br />

Ils veulent savoir… 63<br />

…je n’ai jamais voulu 65<br />

Ces héros, des pères. 66<br />

Des portraits d’acteurs 68<br />

L’incendie 70<br />

Amant idéal ou père idéal ? 72<br />

Robert Mitchum 72<br />

Nostalgie du vieux ciné 73<br />

225


Présences masculines virtuelles 74<br />

Lino Ventura 75<br />

Comment le choix se fait-il ? 81<br />

Trio gagnant 81<br />

Une image conservée 81<br />

Germination et éclosion 84<br />

Brian Keith 86<br />

Un papa idéal 88<br />

La presque rencontre 89<br />

La fin d’un cycle 91<br />

Bruno Crémer 93<br />

Noce blanche 95<br />

Maigret 95<br />

Des acteurs au jeu sobre 98<br />

Toucher visuel 99<br />

Naissance d’un père 102<br />

Puissance protectrice 105<br />

Pénétrer l’âme de l’élu 108<br />

Ces petits détails… 113<br />

Crémer et Mitchum 116<br />

Un artiste courageux 117<br />

Le rêve magique 121<br />

L'évolution dans le choix 125<br />

Lino, le pur 125<br />

Brian l’artiste 126<br />

Bruno le cérébral 126<br />

Ça aurait pu être… 128<br />

Une aura enveloppante 129<br />

Papa de cœur et père spirituel 133<br />

Georges Brassens 133<br />

Ai-je choisi des amants papas ? 137<br />

La frontière entre le père et l’amant 137<br />

Le contraire d’une femme enfant 139<br />

Jean-Pierre 140<br />

Damiens 141<br />

José 143<br />

Yannick 145<br />

Dominique 145<br />

Un amant papa 146<br />

Mes amis papas 147<br />

Les petits cafés de quartier 148<br />

André 151<br />

Mutation d’un quartier de Paris 151<br />

226


Annet Marie 153<br />

Une grande amitié délaissée 159<br />

Mon père biologique 161<br />

Mon possible père génétique 161<br />

Récit de ma mère, deuxième version 163<br />

Récit de ma mère : première version 165<br />

Trois pères biologiques ! 166<br />

Le bon est peut-être le pire 166<br />

Jean-Claude Brialy 169<br />

Le beau Serge 169<br />

Ton père, c’est Brialy. 170<br />

Savoir ou ne pas savoir ? 171<br />

Le documentaire de Francis Girod 172<br />

Interview de ma mère par Francis Girod 175<br />

Maintenant que Brialy n’est plus… 176<br />

L’instinct paternel 177<br />

Instinct parental 177<br />

Instinct de conservation de l’espèce 178<br />

Parents inconnus 179<br />

Lucide face à l’absence 183<br />

A 49 ans, ai-je encore besoin d’un papa ? 185<br />

L’image actuelle de la famille… 187<br />

Le sexe est écoeurant 190<br />

La violence est banale 191<br />

De l’écriture à la compréhension 195<br />

Toujours amoureuse de mon père 196<br />

Bilan affectif assez satisfaisant 198<br />

S’affirmer socialement sans père 201<br />

Manque de modèle 201<br />

Bilan vie sociale pauvre 202<br />

Mes hésitations 204<br />

ANNEXE 209<br />

Quelques images cinématographiques de pères… 209<br />

Poltergeist - épisode : Le scarabée de cristal 209<br />

Les inconnus dans la maison 210<br />

Le gendarme de Saint-Tropez 211<br />

Fortunat 212<br />

Les yeux sans visage 212<br />

Le verdict (Term of Trial) 213<br />

Les fugitifs 214<br />

Le vieil homme et l'enfant 215<br />

John Q. 216<br />

La marche de l'Empereur 216<br />

227


Quelques films et téléfilms avec Bruno Crémer… 219<br />

De bruit et de fureur 219<br />

Mon père, il m'a sauvé la vie 221<br />

FBI… en parrallèle 222<br />

La légion saute <strong>sur</strong> Kolwezi 223<br />

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