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Le Merblex

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Mathias Ollivier<br />

<strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong><br />

Roman<br />

© SGDL – Éditions Art-Access<br />

ISBN : 2-916548-04-1


Table des matières<br />

Préface de Claire Lascombes .................................................... 6<br />

I ................................................................................................. 8<br />

II .............................................................................................. 17<br />

III ............................................................................................ 21<br />

IV .............................................................................................30<br />

V ............................................................................................. 40<br />

VI ............................................................................................. 53<br />

VII ........................................................................................... 61<br />

VIII .......................................................................................... 72<br />

IX ............................................................................................. 77<br />

X .............................................................................................. 87<br />

XI ........................................................................................... 101<br />

XII .......................................................................................... 114<br />

XIII ........................................................................................ 137<br />

XIV ........................................................................................ 145<br />

XV .......................................................................................... 155<br />

XVI ........................................................................................ 164<br />

XVII ....................................................................................... 176<br />

XVIII ..................................................................................... 188<br />

XIX ....................................................................................... 208


XX .......................................................................................... 222<br />

XXI ........................................................................................ 237<br />

XXII ....................................................................................... 252<br />

XXIII ..................................................................................... 287<br />

XXIV ..................................................................................... 300<br />

XXV ...................................................................................... 308<br />

XXVI ...................................................................................... 315<br />

INDICES ............................................................................... 324<br />

À propos de cet ebookin .................................................... 328<br />

– 4 –


– 5 –<br />

Aux mal-aimés…


Préface de Claire Lascombes<br />

<strong>Le</strong> « <strong>Merblex</strong> » est un livre de cœur, bâti en boucle, sur les<br />

principes du « voyage en barque solaire » et la légende d’Osiris,<br />

à qui l’auteur s’identifie. Qui sommes-nous ? D’où venonsnous<br />

? Où allons-nous ? À ces questions fondamentales, on peut<br />

ajouter comment et pourquoi y allons-nous ? On ne choisit pas<br />

sa famille, a-t-on l’habitude de dire… C’est à voir… Peut-être<br />

sommes-nous des âmes en transhumance, réincarnées sur<br />

Terre ? La réincarnation est-elle un fait ? Faut-il y croire ? Si tel<br />

est le cas, pouvons-nous choisir notre famille ? Ou sommesnous<br />

aspirés dans un corps sans pouvoir rien contrôler, pour<br />

subir inexorablement un destin au hasard ? Pouvons-nous choisir<br />

le lieu de notre réincarnation, le genre d’épreuve à courir ou<br />

la mission que nous allons devoir remplir avant de renaître ? En<br />

un mot, établir consciemment notre feuille de route et surtout :<br />

aurons-nous à rendre des comptes au sujet de notre parcours en<br />

fin de vie ?<br />

Et le bonheur dans tout ça ? Naît-on pour être heureux ?<br />

Ou pas ? S’il n’y avait pas sur terre d’êtres doués de talents innés<br />

ou de facultés extrasensorielles, peut-être ne nous poserionsnous<br />

jamais ces questions ?<br />

<strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong> est ainsi. Une espèce d’avatar pétri des connaissances<br />

d’antan, d’Égypte et d’ailleurs, un immigré céleste<br />

assoiffé d’amour, une vieille âme réincarnée et qui galère parmi<br />

les hommes.<br />

Au fil des pages, Mathias nous révèle l’histoire du <strong>Merblex</strong>,<br />

qui est un peu la nôtre. Il nous décrit son voyage, avec des mots<br />

qui tuent, qui crient, rient, déchirent, mais qui touchent juste,<br />

au fond… à fond… à notre ultime vérité.<br />

– 6 –


<strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong> débarque, en cet Occident vidé de sa substantifique<br />

moelle, pour nous guider à travers un labyrinthe initiatique,<br />

afin que l’on se souvienne de quelques valeurs. Son message<br />

profond et juste, redoutable et poignant d’expérience intime,<br />

nous ressuscite l’âme, nous la remet au goût du jour,<br />

comme ça, sur le comptoir, direct !<br />

<strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong> dispense aux Occidentaux un enseignement<br />

digne des grands initiés. Il lapide la « société des loisirs », s’en<br />

prend à la « comédie du bonheur », prononce des sentences et<br />

remet « les pendules à l’heure » à travers un discours cinglant et<br />

récurrent : l’enfance maltraitée, la différence, le conformisme,<br />

l’homosexualité, le bonheur, tous nos repères y passent.<br />

Osiris Christique ressuscitant des origines ? Ou Chamane<br />

en mission de l’au-delà, pour nous y ramener, petit à petit…<br />

Qu’on le veuille ou non, le <strong>Merblex</strong> nous rappelle des vérités qui<br />

nous touchent et nous guérissent. Autrefois, ces vérités étaient<br />

partagées par un petit nombre, à l’ombre des temples, des pyramides<br />

ou des cryptes romanes. Ici, Mathias nous les livre intactes,<br />

sans intellectualisme, à l’air libre et pour le bonheur de<br />

tous.<br />

De l’auteur, on peut se demander s’il n’est pas l’iconoclaste<br />

génial que tout le monde attend ou le visionnaire le plus frémissant<br />

qui soit. En tous cas, il maîtrise aussi bien la biographie déchirante,<br />

brûlante et passionnée, que les concepts initiatiques,<br />

sans jamais renier la tradition du roman populaire. Sans doute<br />

sommes-nous tous des <strong>Merblex</strong> ? C’est en tout cas une idée largement<br />

propagée dans cet ouvrage. Merci <strong>Merblex</strong>.<br />

– 7 –<br />

(Claire Lascombes)


I<br />

Habitants des scaphandres de chair ! Marcheurs sur pieds<br />

des siècles à venir, entendez mon verbe magique et l’histoire<br />

d’un <strong>Merblex</strong>. Sans doute est-elle un peu la vôtre…<br />

Au début de ma carrière, je n’étais qu’un petit scribe, jusqu’à<br />

ce que Pharaon m’appelle à la cour et me consacre « Écuyer<br />

tranchant de la place des beautés »… Cela seul, me garantissait<br />

un ensevelissement digne d’un prince. Au reste, je n’aurais pas<br />

quitté la terre d’Égypte sans la garantie de « mourir en première<br />

classe ». Je n’avais lésiné sur rien, ni sur la qualité, ni sur la<br />

quantité pour meubler ma tombe. Doit-on se soucier des crises<br />

terrestres, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la vie éternelle ?<br />

Ma déception fut pourtant considérable lorsque je passais<br />

dans l’au-delà. <strong>Le</strong>s embaumeurs, chargés de préparer ma momie,<br />

se comportèrent comme de vulgaires empailleurs. Ils<br />

m’administrèrent trois bains d’aromates, alors que j’avais payé<br />

pour quatre, comme le prévoit le rituel du Livre des Morts. Ils<br />

m’enserrèrent dans des bandelettes de second prix, alors que je<br />

leur en avais fourni du plus fin tissage. Ils trituraient sans ménagement<br />

mon enveloppe charnelle. Il s’ensuivit que ma tête se<br />

détacha de mes vertèbres. Allais-je pouvoir renaître en totalité ?<br />

Cette question me plongea dans un état de frayeur épouvantable.<br />

Sans doute ces chacals cherchaient-ils à m’estropier pour<br />

l’éternité ou ignoraient-ils que les invalides sont refoulés aux<br />

portes de la belle Amenti ? (Paradis – Indices : voir en fin de volume.)<br />

– 8 –


Mais cela n’est rien encore. <strong>Le</strong> propre fils de mon flanc ne<br />

tint pas la promesse qu’il m’avait faite de surveiller la mise en<br />

vases canopes de mes viscères. Ils jetèrent mon foie en pâture<br />

aux chats sacrés et oublièrent encore mon estomac à l’intérieur<br />

de mon abdomen. Est-il pires sacrilèges que ceux-là ? Par Seth<br />

et Anubis (Fratricide – Juge des morts), j’aurais voulu qu’ils<br />

soient changés en phacochères pour ces crimes ! Malgré leur faciès<br />

affligés, de ma place, je voyais clairement leurs véritables<br />

sentiments… Ah les fourbes ! Hélas, il me fallait assister à toutes<br />

ces félonies que font subir les marcheurs sur pieds aux habitants<br />

des cercueils, sans pouvoir me défendre. Pharaon fut cependant<br />

généreux envers moi en dépêchant de sa propre maison<br />

des pleureuses et des joueuses de sistre, sans qui je n’eus de<br />

véritables funérailles.<br />

Seule Michêrê, lumière de mes nuits, pleurait sincèrement<br />

mon départ pour l’Occident (Nécropole – Gizeh). Elle priait de<br />

toutes ses forces afin que je renaisse en Totalité dans la lumière.<br />

De la voir, le visage baigné de larmes, se défaire de ses plus<br />

belles parures pour en ceindre ma dépouille, réveilla le désir de<br />

l’étreindre passionnément une dernière fois. C’est donc l’âme<br />

partagée entre mes désirs terrestres et ma cosmique destinée,<br />

que je suivis mon catafalque jusqu’à la nécropole. Là, le grand<br />

prêtre, assisté de ses officiants, commença la lecture de mon<br />

éloge funèbre :<br />

– « Salut à toi O Ankheri, sois le bienvenu dans la cité des<br />

Beautés… Lève-toi Ankheri, le jour de ta sortie dans la lumière<br />

est venu. Toute ta vie durant, tu as été un scribe de vérité. Tu<br />

étais aimé dans la maison de l’esclave comme dans la demeure<br />

de Pharaon. Il rendait la justice par ta bouche et par ta main.<br />

Grâce à tes décisions, des frères en discorde retournaient en<br />

paix. Il n’y a pas eu de pauvres, ni d’affamés dans ta province.<br />

Tu as fait trembler tous ceux qui fomentaient des complots<br />

contre ton Roi.<br />

Ô Ankheri ! je viens pour t’aider à accomplir la grande métamorphose.<br />

Ton lien avec la chair est dissous. Prépare-toi à<br />

– 9 –


soulever le voile d’Isis notre mère. Jette sur terre tout le mal qui<br />

s’attache encore à toi. Prépare-toi à franchir les portes de la<br />

belle Amenti dans ton corps glorieux, là où sont les splendides<br />

esprits bienheureux. Frère ! Tu as quitté le monde des marcheurs<br />

sur pieds. Entre maintenant dans ton horizon. Entre, je<br />

te l’ordonne !<br />

Ô Ankheri ! sois très écoutant. Renonce à la terrestréïté. Ta<br />

place n’est plus ici. Éveille-toi ! Ne t’attache pas, rejette toute<br />

pensée de chair, sans quoi il te faudra revenir ! Entre dans<br />

l’éternité, ne sois pas faible. Ainsi, tu atteindras l’état parfait<br />

d’Osiris. Si des lieux terrestres t’apparaissent, ne les affectionne<br />

pas. Ne t’approche d’aucune maison ni d’aucun couple<br />

d’humain. Renonce, renonce ! Va vers la blanche lumière et ne<br />

crains pas les divinités courroucées.<br />

Puisses-tu échapper au châtiment d’Anubis quand il pèsera<br />

ton cœur, et trouver grâce aux yeux de Maât, mère de vérité et<br />

de Justice. Puisses-tu sortir du duat (Purgatoire) et parcourir tel<br />

un faucon les régions supérieures du ciel. Puisses-tu recevoir la<br />

sanctification de l’esprit, et tel Osiris, renaître en Seigneur de la<br />

vie éternelle. »<br />

<strong>Le</strong> rituel prit fin. Pour la dernière fois, je contemplais les<br />

fresques décorant les murs de ma « maison d’éternité ». C’est<br />

alors qu’une entité se présenta devant moi. Une sphère<br />

ovoïdale, pas plus grosse qu’un melon :<br />

« Salut Ankheri. Je suis Anagra. J’accompagne les êtres<br />

sortants qui doivent renaître en les aidant à choisir de nouveaux<br />

parents. »<br />

C’est ainsi que mon guide se présenta à moi. <strong>Le</strong>s forces de<br />

l’œil d’Horus circulaient dans son être illuminé et portaient son<br />

verbe. Je n’en revenais pas. La sphère spirituelle d’Anagra<br />

rayonnait immensément, produisant une aura vaste et puissante.<br />

D’autres entités, d’intensité diverse, sillonnaient l’espace,<br />

diffusant les couleurs de leurs âmes…<br />

– 10 –


« Cela t’étonne ? me dit-il avec bienveillance.<br />

– Toutes ces sphères… qu’est-ce que…<br />

– Toutes les âmes sont sphères Ankheri. Tu n’as pas encore<br />

pris conscience de l’œuf cosmique que tu as couvé. Nous<br />

sommes sphère dans les sphères et la sphère est en nous. Renonce<br />

au corps désir que tu animais sur la terre, il n’est plus.<br />

Détache-toi du monde de la faim et de la soif. Laisse-toi guider<br />

vers la belle Amenti…<br />

– N’y suis-je pas déjà ?<br />

– Non. Tu erres maintenant dans le non monde. Au moment<br />

de franchir la porte de l’Amenti, tes désirs se sont portés<br />

vers Michêrê. Hélas, tu as ainsi ouvert le monde des matrices. Il<br />

te faut maintenant redescendre dans un costume de chair…<br />

Pour rompre le cycle des renaissances successives, il ne faut être<br />

attiré ni par la beauté d’une femme, ni par la fortune d’un<br />

homme… Je te le dis Ankheri, si tu vois des humains occupés<br />

dans leurs accouplements afin de produire un sang, ne t’en approche<br />

pas ou tu devras renaître là où tes désirs se sont arrêtés,<br />

sans avoir eu le choix. Maîtrise ton verbe magique, parce qu’ici<br />

tout ce que l’on désire s’accomplit aussitôt. Cependant, les vertus<br />

que tu as accumulées dans cette vie t’autorisent à choisir ta<br />

famille.<br />

– Comment vais-je la trouver ?<br />

– Je suis là pour te guider vers ces êtres nu-Mains qui seront<br />

pour toi de bons parents.<br />

– Comment les reconnaitrais-je ?<br />

– Ils rayonnent d’un amour désintéressé, témoignant de<br />

leur élévation spirituelle. Sache encore, qu’un sentiment<br />

d’attraction pour le père et un sentiment contraire pour la mère<br />

t’indiqueront qu’il te faudra renaître femelle.<br />

– Rê m’en préserve !<br />

– 11 –


– Alors, si tu veux renaître mâle, un sentiment de jalousie<br />

envers le père et un sentiment d’attirance pour la mère<br />

t’indiqueront que tu es placé.<br />

– Ne puis-je rester ici ?<br />

– On n’échappe pas à ses désirs Ankheri ! Ils te poussent<br />

maintenant vers une nouvelle destinée humaine et mon devoir<br />

est de te guider vers tes prochains géniteurs.<br />

– Où m’emmenez-vous Maître ?<br />

– En Israël où je vivais autrefois.<br />

– Juif ! Oh Non ! Je n’ai pas envie de me balancer toute ma<br />

vie devant un mur en suçant des têtes de harengs !<br />

– Sucer des têtes de harengs rend intelligent ! Non, sérieusement,<br />

contrairement à ce que tu crois, les Juifs dépensent tout<br />

pour la bonne vie… Ils célèbrent de beaux mariages… des bar<br />

mitzvah… des fêtes inoubliables !<br />

Non, je préfère m’incarner dans le nord du monde.<br />

– Erreur ! Ton esprit ne s’adapterait pas aux coutumes de<br />

là-bas. Tu serais un sans-bonheur si tu reprends un corps en<br />

Occident.<br />

– Oui, mais en m’incarnant dans les environs de ma précédente<br />

vie, je progresserai peu. Au contraire, un changement radical<br />

de milieu m’obligerait à me dépasser. De cette manière, je<br />

serais sûr de ne plus avoir à redescendre dans le monde inférieur.<br />

»<br />

En vérité, je ne me sentais pas vraiment prêt à renaître. Je<br />

voulais avant tout profiter au maximum de mes pouvoirs nouveaux,<br />

comme me déplacer dans le temps et l’espace, avec plus<br />

de vitesse que la lumière… Mon âme planait parmi les oiseaux<br />

avec beaucoup de joie, par-dessus les comédies auxquelles<br />

s’adonnaient les vivants. De siècle en siècle, j’assistais ainsi à<br />

des spectacles aussi beaux qu’effroyables… J’ai survolé mille<br />

champs de batailles où les humains, empêtrés dans l’horreur,<br />

– 12 –


s’entretuaient. Des milliers d’âmes subitement libérées de leurs<br />

enveloppes charnelles parcouraient le ciel comme des boulets<br />

saoulés par la violence des combats. Elles voltigeaient, virevoltaient<br />

en tous sens, sans connaître leur destination. Sans le secours<br />

de la Lumière, ces âmes étaient inexorablement emportées<br />

par le vent des idées fausses. Animées par le seul désir de<br />

s’éveiller à nouveau dans un corps, elles se réincarnaient sans<br />

même avoir pris conscience de leur état.<br />

Ainsi, durant plusieurs siècles, j’errais dans l’astral négligeant<br />

les conseils d’Anagra, jusqu’à ce qu’il se présente à nouveau<br />

devant moi :<br />

« Souviens-toi que le temps d’en haut n’est pas le même<br />

que celui d’en bas, Ankheri. 1944, déjà ! <strong>Le</strong> temps est venu de<br />

redescendre dans le monde des matrices. Si tu tardes encore, tu<br />

ne pourras t’adapter. Prends une décision, si tu ne veux pas subir<br />

le destin de renaître au hasard. »<br />

Pour la dernière fois, Anagra me présenta un couple charmant,<br />

rien ne s’opposait à ce que ces deux là me prêtent chair.<br />

« Ces êtres nu-Mains te plaisent-ils Ankheri ? Je te conseille<br />

vivement de te placer au milieu d’eux.<br />

– Ils semblent très unis, ils rient… leur maison est<br />

agréable…<br />

– En vérité, ils sont pour toi… Examine l’hommesse. De ses<br />

entrailles tu seras le fruit, si tu t’inscris… Elle désire profondément<br />

un enfant. Si tu descends dans ce sein, tu seras choyé, protégé<br />

et tu t’épanouiras.<br />

– Mais, que signifient ces étoiles jaunes cousues sur leurs<br />

vêtements… Ne fais pas l’hypocrite Ankheri. Ils sont juifs. Te<br />

mentir serait faire outrage à Maât…<br />

– Pourquoi tenez-vous tant à ce que je renaisse Juif ? <strong>Le</strong><br />

disque d’Amon Râ se confond avec l’astre de la nuit en plein<br />

jour… La chair calcinée de millions de morts martyres forment<br />

un rideau si épais que l’on aperçoit l’étoile polaire à midi !<br />

– 13 –


– <strong>Le</strong>s Juifs portent l’Orient dans leur cœur, même lorsqu’ils<br />

vivent au nord du monde. Rassure-toi Ankheri, tes parents<br />

seront épargnés. Ils sortiront d’Allemagne dès qu’elle sera<br />

enceinte, et passeront en Suisse.<br />

– Je ne veux pas être Juif, même en Suisse ! Je n’en ai pas<br />

le courage.<br />

– À quoi servent donc mes conseils ?<br />

– Mais Anagra, vous n’y êtes pas, j’en ai moi-même fait<br />

souffrir sur ordre de Pharaon autrefois… Ils vont se venger !<br />

– Il n’y a pas de place pour la vengeance dans le cœur d’un<br />

Juif, Ankheri, seulement la justice de Maât. L’éducation que<br />

ceux-là te prodigueront t’apportera les connaissances nécessaires<br />

à ton évolution. Ils t’aideront à te dépasser… N’est-ce pas<br />

ce que tu veux ? Place-toi au milieu de ce couple, et au terme de<br />

cette nouvelle existence, tu revêtiras ta tunique de lumière.<br />

– Je suis prêt à affronter l’existence par son versant le plus<br />

abrupte, mais pas circoncis… je vous en prie…<br />

– Et Ptâh ! Après tout, incarne-toi où tu veux ! Ah si seulement<br />

tu perdais tes habitudes de petit scribe… »<br />

Lorsque l’armée Rouge entra en Allemagne, elle se mit en<br />

devoir de libérer les prisonniers de guerre. <strong>Le</strong>s Soviétiques les<br />

emmenèrent d’abord jusqu’à la mer Baltique, avant de les rapatrier<br />

vers leurs pays d’origine. Ils furent ainsi des milliers à<br />

marcher en colonne durant plusieurs mois, sous les invectives<br />

de gardes chiourmes sans pitié. C’est dans une de ces colonnes<br />

que je choisis mon père : un jeune Wallon de vingt-cinq ans, du<br />

nom de Léopold. C’était un juste qui n’hésitait jamais à relever<br />

un camarade épuisé, ce pourquoi je l’aimais bien.<br />

À tout moment, les chars soviétiques traversaient avec fracas<br />

le fleuve humain, écrasant dans leurs manœuvres brutales<br />

quiconque n’avait pas le réflexe de se mettre à couvert. De<br />

toutes parts crépitaient les « sulfateuses » et le spectre de la<br />

– 14 –


faim trônait sur tous ces maux, qui paraissaient moindres alors.<br />

Guenillard et tremblant, russifié jusqu’aux muqueuses, Léopold<br />

faillit perdre la vie plusieurs fois sur ces pistes gelées. Mais dans<br />

l’invisible, je veillais attentivement à ce qu’il garde solidement<br />

fermée la porte de sa Maison-de-Vie, afin qu’il ne laisse<br />

s’échapper celui qui était dedans. Un colloque intérieur s’était<br />

établi entre nous, comme cela arrive souvent lorsque les êtres<br />

nu-Mains invoquent le ciel ou leur ange gardien. En ces débuts,<br />

je ne pouvais voir son épouse, mais il l’aimait fort, au vu des<br />

couleurs que diffusait son aura.<br />

Hélas, à son retour en Wallonie, Léopold dut se rendre à<br />

l’évidence : lasse d’attendre la fin de la guerre, sa femme s’était<br />

envolée. Je me demandais alors dans quel sein je serais conçu.<br />

Je me préparais à retenir ma place dans un couple d’urgence,<br />

quand Léopold rencontra une résistante française du nom de<br />

Clara, qui revenait du front des Ardennes. Elle lui raconta sa<br />

guerre et lui la sienne, sur un air de musette. À l’aube, ils<br />

avaient un point commun supplémentaire : Moi.<br />

« Un couple formé n’est pas comme celui qui se forme,<br />

Ankheri. Prends garde, me soufflait Anagra.<br />

– Ils me conviennent à moi, parfaitement. Je suis placé,<br />

tout est arrangé.<br />

– Tu ne comprends pas Ankheri, cette femme, ne veut pas<br />

d’enfant. Son cœur est moins clair que son nom. Tu vivrais<br />

mieux ton humanité en te formant dans l’amour, plutôt qu’au<br />

milieu des imprécations… Vois ! »<br />

À cet instant une vision m’apparu :<br />

« Clara poursuivait un enfant, qui crapahutait en tous<br />

sens pour lui échapper… elle parvint à l’attraper… le prit à la<br />

gorge d’une main tandis que de l’autre, elle pointait un couteau<br />

sous un de ses yeux.<br />

– 15 –


– Si tu bouges d’une patte, je te crève l’autre, t’as compris<br />

? Sale <strong>Merblex</strong>, dit-elle. »<br />

« Alors Ankheri, n’ais-je pas raison ?<br />

– Maître… mon nom ne figure pas parmi ceux en qui se<br />

produit l’obscurité. Je ne crains pas cette femme.<br />

– Tu as réponse à tout comme toujours. Sans doute, en<br />

doublant ainsi ta mise, penses-tu augmenter ton mérite ? Scribe<br />

des comptes que tu es ! Va, que Thot nous soit témoin, qu’il soit<br />

fait selon ton désir. Mais, attends-toi à endurer la vie d’un <strong>Merblex</strong><br />

!<br />

– Bon… et si ma charge est trop lourde ?<br />

– Maât t’inspirera si tu l’invoques. Adieu. »<br />

(Maât : Déesse de la vérité et de la justice)<br />

– 16 –


II<br />

Enceinte ! De qui ? De quoi ? Pas possible ! Par l’opération<br />

du Saint Esprit alors… Pourtant elle avait fait « attention »…<br />

Ben fallait croire que non. D’ailleurs, la nature disait le contraire,<br />

pareil pour la science. À l’entendre, ce qu’elle allait<br />

mettre au monde serait pire qu’un merdeux ! Pire qu’un morveux<br />

! Ça serait plus grave : un <strong>Merblex</strong> ! Et ça elle n’en voulait<br />

pas. Elle n’avait pas envie de sacrifier sa vie, Clara. Au cours des<br />

mois qui me séparaient du monde des « marcheurs sur pieds »,<br />

amarré au flanc de ma mère, je fus comme tout un chacun, graduellement<br />

happé par celui des sens. Il ne faut pas moins de<br />

neuf mois pour que les organes d’un <strong>Merblex</strong> soient suffisamment<br />

costauds pour lui permettre de s’incarner. Au terme prévu,<br />

je n’eus plus qu’à me transvaser, comme une pâte dans son<br />

moule. Il m’arriva cependant de me demander si l’opération<br />

réussirait : ma mère s’amusait un peu trop souvent à faire du<br />

gymkhana. Elle sautait, gigotait, tapait sur son ventre en suppliant<br />

que « ça » s’arrête, sans toutefois parvenir à me faire partir.<br />

Mais peut-être voulait-elle simplement m’entraîner à devenir<br />

un robuste bébé ? Toutefois, cette période de mon incarnation<br />

étant assez obscure et toute interprétation jugée incertaine,<br />

je ne m’acharnerais pas à vouloir la décrire davantage. Enfin,<br />

une ultime convulsion comprima mon plexus, ma partie céleste<br />

perdit de sa consistance… Je sentis s’éteindre ma lucidité cosmique<br />

et je fus définitivement enchâssé dans la glaise.<br />

Maman, intuitive comme nulle autre, ne supprima qu’une<br />

syllabe à mon prénom qui devint Henri. En fait, la densité vibratoire<br />

de l’âme inspire les parents pour nommer leur bambin.<br />

Ils répondent ainsi à l’appel d’un esprit en quête d’un corps. La<br />

vie est ainsi : continuelle.<br />

– 17 –


N’empêche qu’elle me fichait la trouille « la Bouche », tandis<br />

que je clapotais encore dans mon aquarium sans fenêtre. Je<br />

l’aurais reconnue entre mille à cause de la fréquence sur laquelle<br />

était accordé le timbre de sa voix.<br />

– Sale moutard ! Mais qu’est-ce que je vais devenir ? sanglotait-elle<br />

en se trifouillant le péritoine. C’est du bonheur que<br />

je voulais, moi… Jamais elle ne m’aurait dit : « Coucou, mon petit<br />

pinouxe, est-ce que tu vas bien ? Est-ce que tu clapotes gentiment<br />

dans la petite piscine de ta mère ? Clapote, clapote, mon<br />

petit têtard, si t’es gentil t’auras du Mozart… »<br />

Et moi ? J’allais devenir quoi ? Hein ? Ca, jamais elle se le<br />

demandait la Bouche. Mon destin, elle s’en fichait comme de sa<br />

première crotte de nez. D’ailleurs, elle n’accoucherait pas… c’est<br />

vêler qu’elle allait faire !<br />

Dès le berceau, rien qu’en babillant, le <strong>Merblex</strong> dérange<br />

comme c’est pas permis… Ca n’écoute rien ni personne. Ca vient<br />

d’une autre planète, ça n’est pas normal comme ils disent. Mais,<br />

doit-on obéir quand on vient pour créer ? Comment se conformer<br />

aux normes établies quand on naît avec la nouvelle oreille<br />

et le nouvel œil ? Impossible ! De plus, les <strong>Merblex</strong> sont épris de<br />

justice au point de rechercher toujours la vérité sur le fond des<br />

choses ; ce qui les fait apparaître aux yeux d’autrui comme des<br />

idéalistes ou des iconoclastes.<br />

C’est « pas bon de se faire remarquer », comme on dit en<br />

Belgique… Faut se fondre dans le décor, sans moufeter, quand<br />

on veut vivre tranquille jusqu’à la fin de ses organes. C’est le secret<br />

du bonheur ! Moi, je pouvais pas. Je le faisais pas exprès,<br />

c’était comme ça. On naît « pas comme les autres » quand on<br />

– 18 –


est <strong>Merblex</strong> ! Y suffirait qu’ils acceptent notre différence pour<br />

que tout s’arrange, mais ils ne veulent pas, les autres. Toutes ces<br />

circonstances font enfin dire de nous que l’on est « de trop au<br />

monde »… Euphémisme s’il en est… On est toujours « de trop<br />

au monde » quand on vient pour le changer.<br />

La première fois que l’on se prend une beigne, on comprend<br />

immédiatement que l’on fait peur aux autres, qu’il y a des<br />

limites à ne pas franchir, comme par exemple en savoir plus<br />

qu’eux. Or, le but de l’existence d’un <strong>Merblex</strong>, ô ! grand paradoxe,<br />

consiste justement à se « dépasser », en éveillant les gens.<br />

C’est pour cela qu’on nous parachute sur le green terrestre.<br />

Au début, on apprend à mesurer l’air que l’on respire pour<br />

pas que les autres en manquent. On fait gaffe à pas trop couiner<br />

pour pas effrayer… À pas marcher trop vite pour pas doubler les<br />

limaces… On a peur de dire un geste de trop, de faire un mot de<br />

travers. Lorsqu’on se conforme, la vie semble plus douce alors,<br />

mais c’est un jeu très dangereux parce que l’on risque de devenir<br />

comme ceux à qui l’on veut plaire, sans plus exister soimême.<br />

Au monde, faut traire comme on nous dit de traire, parler<br />

comme on nous l’apprend, écrire comme on nous dit d’écrire,<br />

pour tous avoir le même programme dans le comprenoir ! Voilà.<br />

Et il en est ainsi tant que l’on vit dans la terrestréité, parmi ces<br />

« usagers du bonheur » que sont les Occidentaux. (Occidentaux<br />

: Surnom péjoratif, synonyme de zombie, donné aux défunts<br />

« habitants des cercueils » dans l’Égypte Antique.). Ce ne<br />

sont que quelques exemples… On en a encore plein d’autres des<br />

expressions poétiques comme celles-là ! C’est nouveau, ça<br />

change, ça fait joli. Au monde, ça les gêne. On se demande bien<br />

pourquoi ? <strong>Le</strong>s « êtres nu-mains », ont, il est vrai, la fâcheuse<br />

habitude de limiter ce qui est à priori sans limite. Pour un <strong>Merblex</strong>,<br />

au contraire, il n’y a aucune limite et la peur, on connaît<br />

pas. On a peur d’avoir peur, c’est toute la différence.<br />

– 19 –


Je vins au monde « par le siège », ce qui éprouva la santé<br />

de ma mère et entama dès le départ mon capital d’affection. Né<br />

accroupi, dans la position d’un scribe ! Dès lors, pouvais-je être<br />

autre chose qu’un antagoniste, contrairement aux dits « congénères<br />

» dont la parution sur terre s’accomplit tête baissée, soumis,<br />

déjà quantifié dans la normalité… j’exagère. Venir au<br />

monde en lui montrant son derrière, il en faut un peu plus pour<br />

être différent, mais cela m’amuse quand je m’interroge sur le<br />

sens de ma vie.<br />

<strong>Le</strong> jour de ma première sortie à l’air libre, toutes les « frangipanes<br />

» du quartier accoururent pour m’évaluer. Elles se penchaient<br />

sur mon landau, répétant invariablement : « Qu’il est<br />

beau, comme il a de grands yeux ! »<br />

Si mes yeux étaient si grands, c’est qu’ils voyaient le<br />

monde. À dire vrai, les yeux ont dès la naissance leur taille définitive.<br />

En somme, les <strong>Merblex</strong> poussent autour de leurs yeux.<br />

Ne faut-il pas qu’il en soit ainsi pour séparer dès la première<br />

heure, ombre et lumière, haine et amour, en brûlant toujours ?<br />

<strong>Le</strong>s yeux sont aussi les organes qui distinguent le mieux les<br />

<strong>Merblex</strong> des autres invités sur notre planète. Mais revenons à<br />

elles, qui, toutes en mamelles, s’époumonaient d’admiration devant<br />

ma Maison-de-Vie, chaude et fripée, support à peine éclos,<br />

innocent embryon, dont les délires et les fantasmes allaiteraient<br />

bientôt le néant mental.<br />

Et moi, dans ma gomme, je hurlais, déjà visionnaire. <strong>Le</strong>ur<br />

reprochant sans doute de m’avoir produit sur la scène du<br />

monde, où je ne serai jamais qu’un immigré céleste. J’aimerais<br />

pourtant croiser dans leurs eaux limpides et naufrager en elles,<br />

en cette traversée qui va du ventre matériel au ventre éternel.<br />

Oui, c’est une traversée. Mais l’œil, lui, est déjà grand.<br />

– 20 –


III<br />

Léopold, mon père, en instance de divorce, n’avait pu me<br />

reconnaître à la naissance, la législation ne le lui permettant<br />

pas. J’étais un « enfant naturel », comme on dit, contrairement<br />

à mon frère Philippe, né deux ans plus tard dans le mariage, enfant<br />

légitime. Pour l’administration, nous étions des étrangers.<br />

Mais cela m’était alors indifférent. <strong>Le</strong> jour des noces, je barbotais<br />

en faisant « bvulup’bvulup’bvulup » entre les piles<br />

d’assiettes, vestiges d’un banquet à côté duquel les agapes du<br />

grand Ramsès n’étaient qu’un en-cas.<br />

Pendant que les mariés se pelotaient, ne sachant trop quoi<br />

faire de mon corps, j’allais enterrer les os de poulet au fond du<br />

jardin. Ca serait du préhistorique que l’on découvrirait à la résurrection<br />

des morts… même si les morts n’ont pas toujours besoin<br />

de ressusciter pour vivre ; la preuve, y a des vivants que<br />

l’on enterre pour morts et des morts vivants. Ils se reconnaissent<br />

au manque d’éclat de leurs yeux, ce qui en dit long sur la<br />

sécheresse de leur cœur.<br />

Au début de leur union, nos parents n’avaient pour toute<br />

fortune qu’un baquet en fer blanc et quelques ustensiles de cuisine.<br />

<strong>Le</strong> reste de leur petit ménage avait été prêté par les voisins,<br />

toujours prêts à rendre service. On est belge ou on ne l’est pas.<br />

Chaque samedi matin, maman s’employait à faire chauffer une<br />

quantité impressionnante de liquide, avant de nous plonger à<br />

tour de rôle dans le grand baquet, où elle nous administrait le<br />

bain hebdomadaire. Moi, j’étais toujours propre, je ne voulais<br />

jamais me baigner, non parce que j’avais peur de l’eau, mais à<br />

cause de Clara, qui me tannait littéralement l’épiderme avec un<br />

– 21 –


gant de crin. Elle ne frottait pas, elle me ravinait le corps. Après<br />

ce traitement, ma peau se couvrait d’urticaire dont les cloques<br />

mettaient une heure à disparaître. Un jour, pour échapper au<br />

bain, je m’enfuis tout nu, sur la corniche de l’immeuble où j’ai<br />

cornichonné un bon moment, n’acceptant de revenir que lorsque<br />

la Bouche m’eut juré qu’elle renonçait à me nettoyer.<br />

J’aimais grimper sur le toit. Cela devint une sorte de rituel<br />

que j’observais régulièrement, au lever ou au coucher du soleil.<br />

On me cherchait dans toute la maison, mais je ne bronchais pas,<br />

moi. Je contemplais le disque solaire apparaître à l’Orient ou<br />

disparaître à l’Occident derrière les pyramides que sont les terrils<br />

du pays minier.<br />

Quand je n’étais pas occupé par la contemplation d’Amon,<br />

je m’amusais à parachuter Moustiket jusque dans la cour. Mais<br />

les chats ne sont pas dingues, ils savent quand on veut les faire<br />

sauter en parachute, et on n’arrive plus à les attraper. Trois<br />

étages, c’est pourtant pas haut, sauf évidemment quand c’est le<br />

parachute qui saute en chat ! C’est moi qui cornichonnais sur le<br />

toit et c’est Clara qui avait le vertige ! C’était pas sa faute, elle<br />

voyait toujours tout en noir. Un jour, elle a même cru que je<br />

voulais noyer Philippe, alors que je l’aidais juste à mesurer la<br />

profondeur de la citerne d’eau de pluie.<br />

À partir de ce moment-là, la Bouche se mit à parler de plus<br />

en plus de « dépression », en nous lorgnant Phyl’ et moi,<br />

comme deux monstres épouvantables. La lassitude la gagnait<br />

dès le matin et, jusqu’au soir, lamentablement, elle se traînait,<br />

sauf dans les cas où quelque chose la faisait « bondir ».<br />

La susceptibilité était chez elle le détonateur d’un formidable<br />

réservoir d’énergie, lui permettant tout à la fois de montrer<br />

à l’entourage qu’elle était un esprit digne.<br />

« Attention, je vais bondir ! »<br />

Cet avertissement prêtait plus à sourire qu’à décourager,<br />

mais…<br />

– 22 –


« Attention, je crois que je vais bondir… Oui, je sens que je<br />

vais bondir ! »<br />

Elle était mûre, fallait juste chatouiller un peu son ressort,<br />

en l’excitant par des roucoulements de gueule… hïürck… par<br />

exemple, et pourquoi pas threuch, pendant qu’on y était ?<br />

« Tu l’auras cherché sale <strong>Merblex</strong> ! Ah, tu veux me voir<br />

bondir ! »<br />

À ces mots, elle me tombait dessus comme un kangourou<br />

et j’avais plus qu’à espérer qu’elle se défoule sur deux têtes. Seulement<br />

voilà, comme elle le disait elle-même, Philippe ne lui<br />

causait aucun problème… D’ailleurs, il était né normalement,<br />

lui… Ca avait glissé tout seul… comme un suppositoire au<br />

beurre… et y portait le « voile », y paraît… un truc en gélatine<br />

gluante que certains nouveau-nés ont collé sur le visage en venant<br />

au monde, signe qu’ils auraient le cul bordé de nouilles<br />

toute leur vie ! Moi, je voyais plutôt le masque qu’ils allaient<br />

porter toute leur vie. N’empêche que veinard, Phil’ l’était, c’est<br />

sûr… Y’avait qu’à compter combien ma gueule s’en prenait,<br />

pendant que lui ne s’en ramassait pas une ! Mais, c’était vraiment<br />

extra de singer Clara, ça me blindait, moi.<br />

Quand elle était survoltée et passait à coté du poste de radio,<br />

y se mettait à crachoter toutes sortes de parasites. Elle balançait<br />

de telles vibrations qu’elle se serait transformée en paratonnerre<br />

rien qu’en touchant une épingle. C’est d’ailleurs<br />

comme ça qu’un jour, on a vu ses cheveux se dresser sur sa tête,<br />

comme des antennes. Cela paraît exagéré, pourtant, c’est vrai.<br />

Elle s’énervait tellement qu’il lui arrivait aussi de tomber dans<br />

les pommes. Chaque fois, je galopais chez la voisine, pour<br />

qu’elle vienne la ranimer. Après, la maison reniflait l’éther ou<br />

l’eau de Cologne et ça me faisait ressortir le cœur par les yeux.<br />

Plus tard, lorsqu’elle revenait à elle, la Bouche se mettait à chanter<br />

son air préféré, comme si de rien n’était, je l’entends encore…<br />

– 23 –


« Ah je ris, de me vo-â-r’re si bêll’en ce mir’roî-âr, Margueux-ritte,<br />

Margeux-ritte, r’réponds, r’réponds, r’réponds viïteux.<br />

»<br />

À l’usine, Léopold avait été affecté au laminoir, là où les<br />

langues d’acier en fusion giclent de la gueule des hauts fourneaux<br />

en cuisant la peau des manœuvres, mieux que le soleil de<br />

Blankenberg. Bronzé comme pas deux, y ramenait docilement<br />

sa paye à la maison. Son salaire permettait à peine de joindre les<br />

deux bouts, tandis que nous engloutissions nos parts de tartines<br />

en nous inquiétant peu des équilibres de budgets. Quant aux<br />

distractions, le père se changeait les idées en allant jouer à la belote<br />

le dimanche, avec des types qui portaient la casquette<br />

même à table. C’était pas un ambitieux lui, il était pas « moderne<br />

» pour un sou. C’était un homme tranquille qui n’en demandait<br />

pas trop. La Bouche elle, c’était pas pareil. Dans la<br />

« comédie du bonheur », elle rêvait du premier rôle. Elle en<br />

voulait du bonheur, du meilleur et de plus en plus ! Elle se le représentait<br />

comme un temps absolu et insécable. La volonté de le<br />

rendre permanent l’obnubilait au point de lui faire perdre son<br />

innocence. À partir de combien d’instants heureux pouvait-on<br />

parler de bonheur ? Pouvait-on les additionner ?<br />

Elle se gênait pas pour faire passer son message auprès de<br />

Léo’…<br />

« Non mais, t’as vu dans quelle situation on est ?<br />

– Mais, ça n’est qu’une situation ! qu’y répondait lui, en attendant<br />

que ça change tout seul.<br />

– Moi je n’y peux rien, clamait-elle, mais quand on sort des<br />

trucs pareils, ça m’fait bondir… »<br />

Clara n’avait pas le temps elle, vite ! Fallait que ça change<br />

sur les chapeaux de roues. Elle trouva dare-dare une place de<br />

femme de ménage chez un commerçant de la commune et se<br />

mit à foncer vers le bonheur, youhou ! Elle avait mis le grand<br />

braquet, Clara. Elle frottait, faisait valser les serpillières et les<br />

– 24 –


torchons dans un de ces tourbillons style cartoons. Elle bondissait<br />

comme une zaporogue sur l’ouvrage avec le courage que<br />

procure l’authentique rage. Peu à peu, l’amour qu’elle portait à<br />

la vie s’étiolait, emportant sa jeunesse. Elle n’avait plus « envie<br />

», comme au début. De plus en plus, nos « P et M » tissaient<br />

des réseaux de pensées qui les isolaient dans l’angle sans soleil<br />

d’un monde dont la face se lézardait un peu plus chaque jour.<br />

Araignée du matin, chagrin. Araignée du soir, bagarre ! <strong>Le</strong>urs<br />

« prises de becs » dégénéraient parfois de telle manière qu’elles<br />

dépassaient de beaucoup le point de non-retour. Ils se punissaient<br />

eux-mêmes qu’on aurait dit, pour mieux vivre leur<br />

« mourance », et se sentir moins seuls… seuls à se frapper la<br />

poitrine contre le jour qui décline, en se demandant, s’il y a une<br />

vie avant la mort.<br />

« Tu pourrais pas arrêter cinq minutes ? T’es tout le temps<br />

survoltée, qu’y faisait, lui.<br />

– Si je compte sur toi pour s’en sortir… on sera encore là<br />

demain ! »<br />

Dans la stratégie de l’araignée, Clara était très forte. La névrose<br />

ça aide. Léopold ne bougeait plus, y savait qu’en remuant,<br />

il s’emberlificoterait dans les fils. S’il osait quelques remarques,<br />

risquait un conseil, y détimbrait sa voix, essayant de nouvelles<br />

approches. Mais avec elle, pas de trêve, fallait que ça éclate pour<br />

que le monde entier se désinfecte.<br />

« Qu’on avance bordel ! Que ça avance ! Mon dieu, faites<br />

qu’on le coince ce putain d’bonheur et qu’on s’en paye une<br />

bonne tranche. »<br />

Facile à dire. D’ailleurs, elle ne s’unissait pas plus à son<br />

mâle qu’à l’univers… conditions sine qua non pour l’obtenir, ce<br />

salaud de bonheur ! Unir et réunir… On les voyait alors se<br />

mordre cruellement en bavant grand poison et rage furieuse,<br />

n’ayant de cesse de s’entretuer par mortelles blessures, dans<br />

toutes les parties de leur cœur.<br />

– 25 –


« Tu vas pas en faire une sérénade ? Ca n’est qu’une situation…<br />

– Ne me ressors pas encore ça, hein Léopold sinon, tu vas<br />

encore me faire bondir ! »<br />

C’était injecter de la pression dans la dépression en<br />

quelque sorte, histoire de décompresser, seul processus déstressant<br />

que connaissait Clara. Nous le savions tous, ô racines du lotus<br />

magique ! Alors, de bondissements en rebondissements,<br />

tout volait en éclat dans notre sweet home. Elle choisissait souvent<br />

le moment des repas pour commencer sa danse.<br />

« Je ne peux même pas m’offrir un tube de rouge à lèvres,<br />

geignait-elle…<br />

– Pour aller où donc ? du rouge ? questionnait Léopold<br />

pour la dribbler et verrouiller la passe.<br />

– J’en ai marre moi de tout ça ! On ne va jamais nulle part,<br />

et tu ne m’achètes jamais rien…<br />

– Pourquoi ? T’as quelque chose à vendre ? qu’y répliquait,<br />

lui, caustique. »<br />

C’est ce jour-là que les divinités courroucées livrèrent leur<br />

premier raid aérien. Léopold pris son assiette et les œufs au plat<br />

qu’elle contenait eurent leur baptême de l’air : Scrâtch ! En<br />

plein sur la tapisserie. Puis, gulupgulup’, en dégoulinant tout<br />

doucement jusque sur le carrelage de la région des morts.<br />

Tout cela était de ma faute, parce que si je n’étais pas né, ils<br />

ne se seraient pas bagués, voilà ! La Bouche le lui envoyait à la<br />

figure à tout bout de champ pendant leurs prises de becs. De<br />

trop au monde que j’étais ! J’empêchais le bonheur d’éclore y<br />

paraît !<br />

– 26 –


Si j’étais de trop dans le monde des « marcheurs sur<br />

pieds », c’est que leur monde n’était pas fait pour moi, ou moi<br />

pas fait pour lui, logique. Pour être moins au monde, il aurait<br />

fallut que je sois dans un autre. Mais pour ça, c’était encore un<br />

petit peu trop tôt… En attendant, perché sur le toit, je me créais<br />

le mien… De là-haut, séparé par vingt siècles d’histoire de mes<br />

contemporains, on me fichait une paix royale. J’ouvrais les<br />

portes des constellations et j’avais puissance sur mon destin.<br />

Léger, je planais comme Horus des millions d’années au-dessus<br />

de l’abîme… Déjà, je m’imaginais entrant dans mon horizon de<br />

vrai bonheur.<br />

« T’es de trop au monde ! sale <strong>Merblex</strong>. Et arrête de chialer<br />

hein, espèce de bâtard, sinon il va encore t’arriver un avatar !<br />

– Au monde…<br />

– Tu me réponds encore ? T’en veux une ?<br />

– Je suis pas un bâtard…<br />

– Mais non, c’est « avatar » qu’elle a dit, c’est pas pareil,<br />

insistait Phyl’pour se faire valoir. T’as vu l’omelette qu’il a faite,<br />

le fater tout à l’heure ? Tchouw’! Puis tugulup’tugulup’, sur le<br />

mur… tout doucement…<br />

– Ouais ! Jusque sur le plancher du monde.<br />

– Ouais ! Confirma Philippe, qui commençait à saisir ma<br />

tournure de pensée.<br />

– Après ça, la Bouche s’est enfuie dans le jardin du monde<br />

en criant « au secours » !<br />

– T’as vu le slalom, entre les dahlias ? Au monde… »<br />

Cette nuit là, je me suis décorporé pour la première fois. Je<br />

sommeillais allongé sur mon lit… quand j’ai vu un mur de Lumière…<br />

je ne sais pas comment l’appeler autrement, avec derrière,<br />

une force qui m’attirait. Je me suis dit que si je le traversais,<br />

je connaîtrais le nœud de mon destin. Cette idée m’aspirait.<br />

Je me suis levé… sans m’en rendre compte, j’ai marché jusqu’en<br />

– 27 –


haut des escaliers… et là, je me suis jeté dans le vide… exactement<br />

comme l’oiseau qui s’élance dans l’océan du ciel. <strong>Le</strong> coup<br />

fut extrêmement brutal à l’atterrissage, ça, je peux pas dire le<br />

contraire. Ouf ti ! Promesse d’un destin accablant ou quoi ? En<br />

fait, je venais de me scratcher dans les bras de ma mère. Alertée<br />

par un sixième sens, elle s’était rendue au pied des marches,<br />

juste à temps pour me rattraper au vol. J’y comprenais que<br />

puick… Un lien impalpable nous connectait comme deux extraterrestres<br />

qu’on aurait dit ! Comment aurait-elle flairé le danger,<br />

sinon ?<br />

« Tu aurais pu te tuer, te tuer ! répétait la Bouche d’une<br />

voix chevrotante en me reconduisant au lit.<br />

– Voilà que le grand est somnambule maintenant, tu te<br />

rends compte, persiflait-elle en direction de Léopold.<br />

– Il n’est vraiment pas comme tout le monde celui-là, reconnu-t-il.<br />

– Y va falloir le surveiller même quand il dort, sinon il<br />

risque encore de nous arriver un avatar… Tu ne vas tout de<br />

même pas me dire que c’est normal ça, hein dis ?<br />

– Il a dû attraper peur, ajouta Léopold.<br />

– Peur de quoi donc ? s’indigna sourdement la Bouche en<br />

redressant brusquement le buste.<br />

– Ben, de nos histoires tiens !<br />

– Tais-toi un petit peu va Léo. Moi, je dis qu’il a la fièvre<br />

lente. Ca se reconnaît à ce qu’on a le bout des doigts pointus. »<br />

Dès lors, elle m’examinait régulièrement les mains, des fois<br />

qu’elles se palmeraient. À chaque fois, Clara en profitait pour<br />

prédire des catastrophes. <strong>Le</strong> problème avec les catastrophes,<br />

c’est qu’on ne sait jamais combien il y a de strophes ! <strong>Le</strong> lendemain,<br />

Léopold entrouvrait la porte de notre chambre et lançait<br />

en souriant :<br />

« Eh debout les <strong>Merblex</strong> ! Venez, je vous ai fait un matoufet<br />

! »<br />

– 28 –


Pendant que les autres gosses de la maternelle apprenaient<br />

à faire sécher des rondelles de pommes en les enfilant sur une<br />

corde à linge, moi je dessinais au tableau les oiseaux qui viendraient<br />

les picorer. Fort de l’admiration que l’on me portait,<br />

j’étendais parfois mes recherches graphiques à des concepts<br />

cosmiques, traçant des bulles volantes, avec plein de trucs lumineux<br />

autour qui rayonnaient des rêves… Personne comprenait<br />

d’où je sortais tout ça. Sur le cul qu’ils étaient ! Même Clara,<br />

habituée à penser qu’elle avait engendré un monstre, n’en revenait<br />

pas. Ma popularité lui semblait néanmoins suspecte,<br />

compte tenu de ce qu’à l’inverse de moi, elle n’existait qu’à travers<br />

la matière…<br />

« Bon. Tu vas entrer en primaire, les cours ne sont pas faits<br />

pour dessiner, mais pour écrire et apprendre à compter… <strong>Le</strong>s<br />

artistes, on les recale, qu’elle rabâchait. »<br />

Avant de partir, Clara me collait une pince géante dans les<br />

cheveux, histoire de les discipliner en mini vague. J’avais beau<br />

pleurnicher que je n’étais pas une fille, la pince devait rester en<br />

place jusqu’à ce que j’aie terminé mon petit déjeuner. Après, elle<br />

boutonnait mon caban, me donnait une orange pour mon « dix<br />

heures », puis je partais gaillardement. Qu’il soit « de jour » ou<br />

« de nuit », je ne voyais jamais papa. Il prenait son service à six<br />

heures, ou ne rentrait que lorsque nous étions déjà couchés.<br />

Ainsi, cinq jours sur sept, Phyl’et moi, n’avions pas de père.<br />

– 29 –


IV<br />

En Wallonie, l’écologie, on connaissait pas. <strong>Le</strong>s cheminées<br />

grandes comme des beffrois vomissaient l’enfer sur nos cheveux.<br />

Fallait se masquer le nez avec une écharpe pour filtrer les<br />

gaz retombant des aciéries pour pas chopper des ganglions. Y<br />

polluaient bien les vaches ! Y’avait qu’à aspirer un bon coup et<br />

on avait sa dose. <strong>Le</strong>s lignes du tram « collimaçonnaient » entre<br />

les terrils et les « belles fleurs » se profilaient sur le ciel de lave,<br />

secoué profond par les coups de grisou pharaoniques. Pas besoin<br />

d’aller au ciné pour les effets spéciaux. De loin en proche, le<br />

ciel incubait puis crachait des gaz rouges « empoisoniques » ! Y<br />

clamsaient jeunes les gens, en sol mineur… Ca faisait des morts<br />

extra présentables… enfin… Un jour, ils pissaient le sang par les<br />

oreilles, puis hop, c’était « pulmonaire » qu’ils disaient, à cause<br />

des émanations dans l’air… et tout devenait clair. Dans les jardins<br />

près du chemin de fer, ils piquaient des chicons, des haricots<br />

et ils en mangeaient toute leur vie, les gens, même du raisin<br />

qu’ils espéraient. <strong>Le</strong>s grappes perçaient la terre rouillée, mais<br />

restaient vertes, toujours… Ca faisait rien, c’était du rêve dans<br />

l’environnement.<br />

Mes devoirs d’écolier, c’était du dérisoire que je bâclais volontiers<br />

pour aller patauger avec d’autres <strong>Merblex</strong> dans les marécages<br />

voisins. J’avais pas besoin d’étudier pour comprendre.<br />

Équipés de petits seaux et d’épuisettes, nous allions à la pêche<br />

aux « maclottes » et aux « popioules » 1 ; que des bestioles à<br />

faire gerber les entomologistes ! Je rentrais à la maison les pieds<br />

1 Synonymes de têtards<br />

– 30 –


gluants, j’avais plus qu’à relâcher mes tritons dans les waters si<br />

je ne voulais pas terminer la soirée enfermé dans la cave.<br />

« Qu’est-ce que tu as fait au petit de la pharmacie ? questionnait<br />

Clara en rentrant de la ville.<br />

– Rien… y s’est moqué de moi.<br />

– Infernal que t’es ! T’es viré mon vieux, viré de l’école<br />

pour de bon ! Y a de quoi bondir, tu ne crois pas ? Aller fiche des<br />

coups de pieds à un camarade. Tu t’imagines qu’on n’est pas au<br />

courant ?<br />

– Y m’a attaqué le premier et y m’a traité de fillette ! »<br />

Pan ! Bien distillé, en plein sur une veine. Y saignait bien,<br />

le plouc. Mais son paternel continuait à prétendre qu’il n’en<br />

avait pas, de la veine… La Bouche entra dans une colère noire et<br />

me conduisit au commissariat du quartier, menaçant les condés<br />

de leur faire un caca nerveux s’ils ne me flanquaient pas au trou<br />

dare-dare.<br />

Je revois encore les murs de ma cellule, entièrement matelassés.<br />

La haine du gendarme fut donc une affaire réglée. Après,<br />

chaque fois que je faisais un pas de traviole, la Bouche ne manquait<br />

jamais de me rappeler que le panier à salade n’était pas<br />

loin. Résultat : fallait « me caser ailleurs » qu’elle disait. Deux<br />

mois plus tard, c’était fait. J’entrais en seconde année et Philippe<br />

en première, à l’école du château. Maman, qui venait<br />

d’acquérir un tandem, livrait chaque matin ses deux petits colis<br />

en pédalant comme une malade, toujours craignant les nuages<br />

pourpres, rangés en batailles comme des chars par-dessus nos<br />

têtes.<br />

<strong>Le</strong> vendredi, jour de grand nettoyage, j’étais dispensé de<br />

me rendre en classe. Elle préférait me garder à la maison pour<br />

donner un coup de main au ménage.<br />

« Ce matin, tu n’iras pas à l’école, tu vas me dépanner ! »<br />

– 31 –


Elle se faisait « dépanner » si fréquemment que j’aurais pu<br />

monter un garage. Lorsqu’il s’agissait de secouer les chiffons<br />

avec lesquels j’essuyais les poussières, deux possibilités<br />

s’offraient à moi : côté cour ou côté rue. Dans la mesure où je<br />

pouvais éveiller la curiosité de la voisine, la seconde solution<br />

était proscrite. Cela m’avait été clairement signifié. Alors pourquoi<br />

fallait-il toujours que je choisisse ce qui m’était interdit ?<br />

Lorsque la Bouche avait le dos tourné : clac ! J’ouvrais la porte<br />

de la rue et hop, je secouais avec mélancolie mes chiffons sous<br />

l’œil vigilant de madame Jeanne. Clara bondissait comme une<br />

panthère, m’attrapait par la peau du col et m’aspirait à<br />

l’intérieur. <strong>Le</strong>s injures et les taloches pleuvaient, mais le métier<br />

entrait. <strong>Le</strong>s traces de griffes zébrant mes cuisses et mes bras ne<br />

manquaient jamais d’intriguer Léopold. Il m’interrogeait sur<br />

leur origine. Cependant l’intérêt que je portais à mon corps me<br />

conseillait de répondre que je m’étais battu à l’école. Sans quoi,<br />

le lendemain j’héritais d’une « torgnole carabinée » pour<br />

m’apprendre à moucharder. De toutes façons, Léopold en avait<br />

déjà par-dessus la tête de réprimander sa femme. Il se réfrénait<br />

à employer la force pour venir à bout de ses humeurs. Chaque<br />

fois qu’il s’énervait, les barbelés qu’il avait bouffés pendant sa<br />

captivité recommençaient à l’ulcérer. On le voyait alors se promener<br />

de long en large dans la maison, les yeux mi-clos, le front<br />

plissé, en poussant son estomac du bout des doigts pour en résorber<br />

l’ulcère.<br />

« Votre mère est malade, disait-il pudiquement, tâchez de<br />

ne pas l’énerver, ne lui répondez pas, sans quoi, vous savez ce<br />

qui vous attend… »<br />

Lorsque la coupe débordait en sa présence, il intervenait<br />

pour arbitrer, mais la Bouche ne renonçait jamais au dernier<br />

mot. Elle attendait que les colères paraissent étouffées sous la<br />

cendre des phrases pour lancer froidement :<br />

– 32 –


« Tu vas avoir affaire à moi, vermine ! C’est facile<br />

d’amadouer ton père, mais moi tu ne m’auras pas ! Tu vas me le<br />

payer ! »<br />

Chose promise, chose due. <strong>Le</strong> lendemain, je morflais sérieux.<br />

Quand elle me lâchait, je me carapatais jusqu’à la communale<br />

où j’arrivais les yeux rouges et cernés, ce qui faisait toujours<br />

sensation auprès de mes professeurs. Certains d’entre eux<br />

posaient des questions, mais je ne voulais pas que ça s’ébruite.<br />

Pourquoi Clara jetait-elle sur moi son dévolu ? Je l’empêchais<br />

vraiment le bonheur, moi ? Peut-être… Mes airs de chien battu<br />

m’attiraient toutes sortes de médisances. J’étais l’alien de ma<br />

classe. Celui qu’on a dans le collimateur, l’instigateur de<br />

troubles.<br />

En effet, si les êtres humiliés font les meilleurs clowns, ils<br />

attirent aussi sûrement les roueries et l’adversité que l’aimant la<br />

limaille. Sans doute, est-ce pourquoi les <strong>Merblex</strong> passent autant<br />

de temps dans le corridor que sur leur banc ? D’ailleurs, je pouvais<br />

pas les saquer moi, les gens z’heureux ! J’étais si bien rôdé<br />

aux châtiments que je ne laissais jamais punir un autre à ma<br />

place. Je me dénonçais aussi facilement que je pouvais tenir la<br />

dragée haute à qui me donnait tort quand j’avais raison.<br />

« J’aurais fait grimper les murs à un saint », jactait la Bouche.<br />

Sans vérité ni justice, le bonheur n’est qu’un concept… Voilà ce<br />

que j’en dis moi.<br />

« Pourquoi avez vous manqué l’école hier, me demandait le<br />

directeur ? »<br />

Un silence planait dans le bureau tandis que je me concentrais<br />

sur la pointe de mes godasses…<br />

« Allez-vous oui ou non me fournir le motif de votre absence<br />

?<br />

– 33 –


– J’ai dû rester m’sieur… chez moi m’sieur… pour le nettoyage<br />

m’sieur…<br />

– Petit menteur ! Quand vous êtes là, ça n’est pas plus brillant,<br />

vous êtes constamment ailleurs… Vous irez en retenue ! »<br />

Mon explication tenait de l’absurde pour mes juges conventionnels.<br />

Non, ils ne me croyaient pas. L’idée de voir mon<br />

corps rattraper l’âge de mes pensées m’obsédait. Vite grandir…<br />

En attendant, la vie était une bordure de trottoir qui me servait<br />

de fil… Après la classe, je parcourais le chemin du retour comme<br />

un équilibriste, en quête de maîtrise. Je veillais à ne commettre<br />

aucun faux pas, préservant du même coup mon mental de<br />

quelques vertiges. Je baladais ainsi ma carcasse de <strong>Merblex</strong>,<br />

comme l’escargot traîne sa coquille centenaire, traçant derrière<br />

lui une bave d’ennui… J’avais la maîtrise du ciel, moi, sur la<br />

bordure. Mon corps avait l’âge de mon esprit sur la bordure.<br />

Sain et sauf, je funambulais.<br />

<strong>Le</strong>s <strong>Merblex</strong> peuvent déployer leurs ailes de rêveurs à<br />

l’infini, sans doute est-ce pourquoi ils résistent à l’idée d’un<br />

monde où l’humain et le divin sont perpétuellement en lutte. Et<br />

tandis que j’essayais de cerner les contours de mon idéal, des<br />

taches de couleurs papillonnaient dans les airs, toujours, quand<br />

mes yeux s’en allaient dans le vague. C’est dans ces moments-là<br />

que le trousseau sacré de mon être poussait pour sortir. Au milieu<br />

des symboles en gerbe… des bulles, des cercles, des<br />

triangles… dans la buée… L’inconnu s’avançait, bleuté… avec<br />

tout au fond un disque de lumière. Ou était-ce des insectes microscopiques<br />

en train de nager sur ma cornée ? <strong>Le</strong>s murs de ma<br />

peau suintaient. La conscience d’un ailleurs… un plan<br />

d’harmonie. Une intelligence m’appelait quelque part.<br />

Cela se produisait toujours de la même manière, sans exercer<br />

ma volonté. Mon esprit se dissociait de ma Maison-de-Vie,<br />

comme un sparadrap se décolle d’une plaie. Plutôt que<br />

– 34 –


d’assister à l’endormissement de mes facultés pensantes, je restais<br />

à l’état de veille, puis je me déboîtais… Ça me faisait tout<br />

drôle de contempler ma forme physique depuis le pied de mon<br />

lit, exactement comme s’il s’agissait d’un étranger. Je pris ainsi<br />

peu à peu conscience de mes deux corps.<br />

« Allez grouille ! Regardez-moi ça, à son âge ! Ça se lève et<br />

ça dort déjà, dit-elle, en me provoquant du couteau de sa<br />

langue.<br />

– T’es qu’un dormeur, renchérit Philippe.<br />

– Dis, comment ça s’fait qu’on peut être à deux endroits<br />

différents à la fois ?<br />

– Tu dérailles ma parole !<br />

– Non, j’me regarde toujours dormir.<br />

– T’auras rêvé et si tu le racontes, on t’enfermera.<br />

– Non, j’ai pas rêvé, ça m’le fait souvent.<br />

– Ben, il ne manquait plus que ça ! Voilà qu’y’s’dédouble,<br />

lui maintenant ! Ah mon Dieu que vais-je en faire de celui là…<br />

– J’ai mal à ma tête.<br />

– C’est pas possible <strong>Merblex</strong>, t’as rêvé, on n’est pas en<br />

double.<br />

– Tiens, avale-moi cet aspro, tu ne la sentiras plus comme<br />

ça, ta tête.<br />

– J’m’en fous… moi, je sais qu’il y a quelqu’un dans ma<br />

Maison-de-Vie…<br />

– Qu’est-ce que tu es encore en train de nous sortir là,<br />

hein ? « Maison » de quoi, t’as dit ? aboyait la Bouche.<br />

– Maison-de-vie… c’est comme ça que je l’appelle moi, mon<br />

corps…<br />

– Au lieu de te dédoubler, tu ferais mieux d’étudier, sinon<br />

c’est ton année que tu vas doubler, martelait-elle. »<br />

– 35 –


<strong>Le</strong>s premières fois je n’y fis pas attention. La décorporation<br />

se classait pour moi dans la catégorie des phénomènes naturels.<br />

Même pas un rêve que c’était. Mais, à partir du moment où je<br />

sus que j’avais l’exclusivité du truc, je devins très attentif aux<br />

moindres de mes sensations. Je fini par décrypter les rythmes et<br />

les règles de mes activités paranormales et bientôt, la faculté de<br />

quitter puis de réintégrer mon corps, ne fut plus qu’un jeu<br />

d’enfant. Un jeu vraiment très amusant.<br />

Vivre à la fois des deux côtés du miroir développe<br />

l’imagination, et les corrections ne sachant la réprimer, au contraire,<br />

la stimulent. À force de vouloir me dresser pour me<br />

rendre « comme tout le monde », Clara ne faisait que<br />

m’encourager à cultiver ma différence.<br />

« Au lieu de rêver, viens ici toi, tu vas me dépanner. Sans<br />

rouspéter. »<br />

Purée ça recommençait, le feuilleton ! Avec prises de becs,<br />

et retenues en prime. J’époussetais les meubles d’une main<br />

nonchalante, maudissant secrètement les ébénistes liégeois,<br />

trop zélés à mon goût… Fallait voir les fioritures ! Que des trucs<br />

à faire se pâmer les antiquaires. C’était pas le tout de sculpter<br />

des détails, de ciseler au petit poil… Après fallait passer le chiffon<br />

à la pointe de l’index pour tout faire reluire dans les<br />

moindres recoins. Je les avais calibrés exprès pour ça moi, les<br />

doigts… Un nid à poussières que c’était le ménage à force, avec<br />

ce maudit charbon partout…<br />

« Dis-donc toi, c’est comme ça que tu me dépannes ? T’as<br />

décidé de me faire bondir ou quoi ? Il y a au moins dix minutes<br />

que je t’observe. Allez, donnez-moi ça fainéant ! (Quand elle<br />

commençait à me vouvoyer, on entrait dans une autre dimension,<br />

valait mieux obtempérer, au monde…). Et ne soupirez pas<br />

hein, je t’en ficherais moi des « je veux aller jouer »…<br />

– 36 –


– À ton âge, il y a belle lurette que je bossais !<br />

– Non ! Vous resterez ici, vous êtes puni ! Tu n’as qu’à faire<br />

correctement ce que l’on vous demande. C’est ça, chialez morveux<br />

! Et ce soir, j’entends vous voir un peu plus gai, n’est-ce<br />

pas ? Sans quoi, t’auras ta raclée !<br />

– Regardez-moi ça, continuait-elle en prenant à témoin<br />

quelqu’un d’invisible,<br />

– Ca ne sait même pas sourire. C’est toujours là en train de<br />

pleurnicher. On dirait qu’on lui demande le Pérou quand il<br />

s’agit de donner un petit coup de main à sa mère. »<br />

Puis, se ravisant d’un mouvement qu’elle entamait pour<br />

faire reluire une garniture de meuble, elle me regardait avec les<br />

yeux de la pitié, comme si soudain elle venait de découvrir une<br />

vérité à contre cœur :<br />

« C’est vrai ça… Ce que je dis est toujours vrai d’ailleurs…<br />

Tu ne sauras jamais sourire. Plus tard, on en reparlera.<br />

– Non, je saurai, tiens regarde : myheurck !<br />

– T’as fini de narguer ta mère. Tu ne sauras pas sourire que<br />

je te dis. D’ailleurs, tu ne sais pas, c’est pas la peine d’essayer !<br />

Regardez-moi ça, non mais des fois… qui c’est qui m’a chié ça et<br />

qui n’a pas mis des cendres dessus, tss’t ? Va me chercher la<br />

brosse à poils doux et plus vite que ça. Pendant que j’étends la<br />

cire ici, tu frotteras les pieds de la table et que ça brille n’est-ce<br />

pas ! Après tout vous êtes jeunes, vous pouvez encore vous baisser,<br />

concluait-elle en martelant son vocabulaire. »<br />

Elle avait le verbe cinglant quand le vent des idées fausses<br />

soufflait dans son cœur. Elle essayait bien de donner un ton<br />

aristocratique à sa voix rude, mais elle ne parvenait pas plus à<br />

camoufler ses frustrations que son penchant pour la tyrannie<br />

domestique. Puis, revenant à son idée avec redondance, comme<br />

– 37 –


si l’inspiration lui était venue en inhalant les vapeurs de cire,<br />

elle concluait par une sentence :<br />

« Ah non ça, crois-moi bien moucheron, plus tard tu ne<br />

sauras pas sourire ! Et si tu ne me crois pas, dis-toi que c’est une<br />

imbécile qui te le dit ! » martelait-elle derechef, se saoulant de<br />

ses propres paroles.<br />

Même si ma vie n’était pas écrite à l’avance, elle m’en faisait<br />

douter. Et puisqu’elle m’avait « chié », n’était-elle pas la<br />

mieux placée alors pour lire ce qui se précisait sur mon front ?<br />

Contente d’elle, Clara regardait son <strong>Merblex</strong> comme elle eut<br />

examiné une lithographie de supermarché, mesurant du regard<br />

l’effet castrateur que produisaient ses paroles.<br />

« Bon. Il fait ce que je lui ai dit continuait-elle, se parlant<br />

machinalement à elle-même…<br />

– Bon sang, pourquoi faut-il toujours que j’en arrive à employer<br />

la force pour en tirer quelque chose… »<br />

On touchait là le fond de son caractère, fallait toujours<br />

qu’elle essaye de « tirer quelque chose » de ceux qui<br />

l’approchaient, histoire d’alléger son fardeau, sans doute ? Et<br />

recueillir quelques informations sur les véritables sentiments<br />

qu’on lui portait… Son regard croisait le mien, je baissais le<br />

front, jusqu’aux commissures des lèvres. Alors prise de soudains<br />

remords, elle s’éprenait de ce petit corps à quatre pattes sous la<br />

table et passait ainsi de la tyrannie à l’affection, de la honte à<br />

l’indifférence, avec autant de vélocité qu’elle maniait le chiffon.<br />

Elle avait un je-ne-sais-quoi d’emprunté dans le maintien, tout<br />

comme si elle retenait un élan de tendresse… Puis, comme à<br />

chaque fois elle finissait par se dire qu’elle n’avait pas à rougir<br />

de son comportement, que la sensiblerie n’amène jamais rien de<br />

bon… Puis, c’est bien connu, les enfants n’ont pas de mémoire.<br />

Enfin, elle terminait sa pensée par une phrase de confort, qui lui<br />

échappait des lèvres :<br />

– 38 –


« Ca n’est pas grave, certaines mères sont bien plus sévères<br />

que moi d’ailleurs… »<br />

...<br />

« Et bien Henri ! Vous en faites une tête. Encore dans la<br />

lune ? À quoi diable pensez-vous ? Nous, on est en géographie !<br />

– J’faisais l’ménage m’sieur.<br />

– Quel ménage ?<br />

– Dans ma tête m’sieur.<br />

– Ma parole, grommelait le prof, vous foutriez le cafard à<br />

un régiment de cavalerie vous ! Quand est-ce que l’on vous verra<br />

sourire ? »<br />

Ces heures de cours étaient des heures précieuses, que<br />

j’employais davantage à réviser les rêves cramponnés aux parois<br />

de ma tête qu’à l’étude des sciences exactes. Mes notes d’écolier<br />

étaient désastreuses. Si mes parents n’ambitionnaient pas davantage<br />

pour moi qu’un destin d’homme moyen, fallait pas<br />

qu’ils s’étonnent que j’obtienne seulement la moyenne des<br />

points. En sept ans, je changeais neuf fois d’établissement scolaire.<br />

J’avais en la matière, battu les records « renvoi toutes catégories<br />

». Dénombrer les punitions recueillies pour insubordination<br />

m’était chose impossible, mais dire combien de fois je fus<br />

récompensé pour bonnes notes… une broutille. À croire que<br />

mon karma de <strong>Merblex</strong> devait à lui seul racheter les actes répréhensibles<br />

commis dans plusieurs vies antérieures.<br />

– 39 –


V<br />

Une semaine de mai, mon frère et moi avions moissonnés<br />

tant de zéros de conduite qu’on nous priva du Zorro dominical.<br />

Nous n’avions lésiné ni sur les grincements de dents, ni sur les<br />

gnangnanteries pour aboutir à nos fins, mais nous étions fichtrement<br />

embourbés et malgré notre repentir apparent, Clara<br />

restait inflexible. Ce fut un bel après-midi empoisonné. <strong>Le</strong> soleil<br />

cognait déjà fort en cette avant-saison. <strong>Le</strong>s terrils fumants laissaient<br />

échapper dans l’air une odeur âcre de houille humide et<br />

d’orties en fleur. Léopold avait tombé la veste et Clara portait<br />

pour la première fois de l’année une robe en tissu imprimé, qui<br />

prétendait la rendre plus attirante.<br />

Nous étions allés nous promener sur les hauteurs de la<br />

commune d’où l’on voyait tourner la roue des « Belles Fleurs »<br />

toujours en train de descendre ou remonter les hommes de la<br />

fosse, pour qu’ils ressuscitent à l’air libre.<br />

Philippe et moi, nous nous laissions traîner, manifestant<br />

ainsi notre rancœur et notre ennui noir de charbon. On ne se<br />

rapprochait de nos « P et M » que pour les miner en les lacérant<br />

de questions, toujours les mêmes :<br />

« On peut y aller dis ?<br />

– Non !<br />

– Pourquoi tu veux pas qu’on y aille ?<br />

– Allez-vous vous taire ou je vais encore bondir ?<br />

– C’est oui P’pa ? »<br />

Encore un dimanche de massacré. Léopold, lui, avait capitulé<br />

depuis un bon moment. Il commençait à palpiter des narines,<br />

preuve qu’il suffoquait aussi.<br />

– 40 –


« Ohé ! <strong>Le</strong>s gars de la narine lalalalalère !<br />

– Taisez-vous ! »<br />

Quand on bosse toute la semaine, on aspire à mieux. Y<br />

lorgnait Clara du coin de l’œil, espérant avec nous la voir céder.<br />

C’était un peu comme si lui aussi était puni. Nous le savions<br />

pertinemment. Au reste, grâce à ce stratagème, nous obtenions<br />

généralement deux places de cinéma pour salaire à nos jérémiades.<br />

Y poussait avec nous maintenant, Léopold. Y voulait la<br />

faire sa crotte… ça venait pas… constipé qu’il était ce dimanche<br />

là, pas moyen de l’accoucher, même au forceps. les <strong>Merblex</strong><br />

avaient beau revenir à la charge, la Bouche répondait avec une<br />

obstinée volonté :<br />

« J’ai dit non, et quand je dis non, c’est non ! »<br />

Ce ne fut bientôt plus la peine de nous battre, l’après-midi<br />

touchait à sa fin, pas question qu’on nous autorise à nous rendre<br />

à la séance du soir. Nous commençâmes donc à redescendre<br />

vers le centre en pestant contre les germes impitoyables qui<br />

nous avaient enchaînés au monde. On aurait voulu qu’ils crèvent<br />

tous, les globules, les nôtres, les leurs, ceux de la terre et du<br />

ciel même, tellement c’était pas juste tout ça ! Mais elle continuait<br />

l’éternité, avec la santé et la vie, trop longue. On la prévoyait<br />

déjà la semaine, comme une fatalité, programmée à se<br />

dérouler de bondissements en dépannages, de sérénades en<br />

hurlements, de dynastie en dynastie, et les siècles et les siècles…<br />

Soudain, nous aperçûmes à l’horizon une colonne de fumée<br />

pourpre tracer tout là-haut une signature… celle d’un grand<br />

crime ! La Bouche nous attira violemment contre elle, et nous<br />

serrant à nous étouffer, alors le front tourné vers les cieux, elle<br />

déclama d’une voix séraphique :<br />

– 41 –


« Mes petits enfants, mes petits enfants, vous êtes sauvés<br />

! »<br />

Sans avoir encore décodé tout le sens de ses paroles, un<br />

pressentiment nous fit frémir d’angoisse en devinant la catastrophe<br />

qui faillit fondre sur nous. Une fosse qui cramait ? <strong>Le</strong> Vésuve<br />

peut-être qui crachait le sang ? Au loin, le hululement de<br />

sirènes de pompiers, de police, d’ambulances, déchiraient les<br />

airs. Une agitation grandissante soulevait les rues. Des voix<br />

épouvantées hantaient la commune.<br />

Bientôt, tout le monde fut dehors. <strong>Le</strong>s gens se regardaient<br />

avec hébétude cherchant dans l’œil du voisin, à contre tumulte,<br />

un avis contraire à l’avis général. Mais en vain. <strong>Le</strong> cinéma Rio<br />

Brûlait ! Y suffisait de humer l’odeur « rêcrêtchôsse » répandue<br />

dans l’atmosphère pour s’en convaincre. Ca empestait le petit<br />

pull garanti acrylique et la tignasse roussie. À ce moment-là,<br />

nous furent arrachées les seules vraies larmes que nous ayons<br />

versées de toute la journée. <strong>Le</strong> lendemain, les pompiers retiraient<br />

des décombres les corps rétrécis de quatre-vingts victimes,<br />

que des copains pour la plupart.<br />

La Bouche se félicitait d’avoir été aussi bien inspirée et<br />

pendant longtemps, nous entendrions le récit détaillé du rêve<br />

prémonitoire qui l’avait alertée.<br />

« Eh, les <strong>Merblex</strong> ! Venez, je vous ai fait un matoufet. »<br />

Mon frère avait parrain et marraine. Moi, rien de tout ça. Il<br />

était mort sur le billard à l’âge de vingt ans lors d’une opération<br />

des amygdales, mon parrain. Un examen préalable eut démontré<br />

qu’il souffrait du foie et qu’il était dangereux de le chloroformer,<br />

mais il n’y eut pas d’examen. On les diagnostique pas les<br />

ploucs. On les ouvre, puis on les recoud. <strong>Le</strong>s chirurgiens<br />

l’expédièrent ainsi dans le monde parallèle avec son paquet de<br />

rêves que le futur n’avait pas eu le temps de déballer. On creusa<br />

un petit mastaba à la hâte, dans la houille, pour lui et ses amyg-<br />

– 42 –


dales, qu’on avait placées dans un petit vase canope tout spécial.<br />

Un martyre de la science que c’était, saint et beau pour<br />

l’éternité, entre Thot et Ptah… C’est fou ce que la mort grandit<br />

les gens quand ils meurent jeunes. Mieux, elle les transfigure.<br />

Quant à marraine, personnage non moins mythique, j’attendais<br />

depuis toujours qu’elle débarque avec des cadeaux rien que<br />

pour ma fiole.<br />

« Qui c’est, ma marraine ?<br />

– Tu sais bien qu’elle est morte et enterrée, répondait la<br />

Bouche agacée.<br />

– De quoi ?<br />

– Je ne sais pas, tu n’as pas à me questionner, contente-toi<br />

de ça.<br />

– Tu la connaissais ?<br />

– Je préfère ne pas en parler. D’ailleurs, tu n’as rien perdu,<br />

elle m’en a assez fait voir celle-là…<br />

– Elle était belle ?<br />

– Ta marraine, mon cher ami, tenait un bar… et par-dessus<br />

le marché, elle tirait les cartes, ça te suffit comme explication ?<br />

À présent, fiche-moi la paix avec ça. J’ai encore la vaisselle qui<br />

m’attend. D’ailleurs, tu vas la faire avec moi et sans discussion<br />

n’est-ce pas !<br />

– J’suis pas une fille !<br />

– Tu la feras quand même !<br />

– Pourquoi on ne va jamais sur sa tombe comme sur celle<br />

de parrain ?<br />

– <strong>Le</strong> cimetière est au bout du monde.<br />

– Non, le monde n’a pas de bout… elle est pas morte, elle<br />

est pas morte !<br />

– Tais-toi ou tu vas en avoir une !<br />

– Mais puisque Phyl’a une marraine, pourquoi moi j’en ai<br />

pas une aussi ?<br />

– 43 –


– Flaf’! Tiens, tu ne l’auras pas volée celle-là !<br />

– Glang !<br />

– Espèce d’idiot, tu as vu ton adresse ?<br />

– « ? = ! »<br />

– Bientôt, on aura plus une assiette entière ici. Tiens en<br />

voilà une autre pour t’apprendre : chlaf ! »<br />

Elle voulait que je redessine en pointillés rouges le design<br />

des carreaux de la cuisine ? Ok ! Pas de problème… un petit slalom<br />

en zigzag, tranquillos… et hop ! elle l’avait son effet mosaïque…<br />

« Il va me mettre du sang partout cet abruti. Si tu ne<br />

t’arrêtes pas, je vais encore t’en allonger une… Garde le bras<br />

tendu en l’air, sinon tu vas m’ensanglanter toute la casbah ! Je<br />

n’aurais plus qu’à re nettoyer, évidemment j’ai l’habitude. Allez<br />

va te coucher, je finirai toute seule.<br />

– Elle t’a encore tapé f’çette badjawe, fit Phyl’en zozotant<br />

comme il en avait l’habitude. Dommage que le fater n’était pas<br />

là hein ! Faudrait qu’on la coinf’çe, qu’on la ratatine <strong>Merblex</strong>. »<br />

Mais toutes les manigances ourdies contre elle jusque là<br />

n’avaient contribué qu’à la déchaîner davantage. À l’école, le<br />

spectacle d’enfants de mon âge, recevant une éducation radicalement<br />

différente, m’était insolemment offert. Il m’arrivait de<br />

regretter de n’avoir pas vu le dernier Zorro. Au moins, j’aurais<br />

quitté le monde des marcheurs sur pieds en héros ; comme<br />

Jeanne Rombaud qui avait péri dans le brasier, en y plongeant<br />

plusieurs fois pour sauver des gosses.<br />

On était mal. Mal dans nos vies, mal avec les autres et tout<br />

le monde faisait « comme si »… Alors je repartais, moi… Ca<br />

m’faisait des vacances de me dédoubler. Hors du monde, j’avais<br />

– 44 –


le droit d’être jeune. Mon visage était le disque solaire de Râ. Je<br />

retrouvais ma patrie cosmique et mon cœur était content. Je<br />

contemplais la belle ordonnance du jour et j’entrais dans mon<br />

horizon. Ma barque remontait les eaux du fleuve sacré, vers les<br />

domaines que j’étais seul à connaître et où personne n’avait le<br />

droit de me juger. Derrière mes yeux, j’accomplissais la grande<br />

métamorphose et je devenais un grand pharaon attendant son<br />

jour de révolte.<br />

Pour les grandes vacances, il avait été décidé que Phil’et<br />

moi serions expédiés chez la « reine mère », comme disait la<br />

Bouche. Avant la guerre, grand-mère appartenait à la haute<br />

bourgeoisie rennaise. De son passé aisé et romanesque, elle<br />

n’avait hérité que sa prestance, un beau port de tête et de belles<br />

manières. Elle était tombée amoureuse d’un gentleman napolitain<br />

plutôt prospère ; celui accroché en costume trois pièces et<br />

borsalino au-dessus de la cheminée… l’homme de sa vie qu’elle<br />

disait. Il était négociant en tissus, toujours en voyage autour du<br />

monde… Quand ils se sont rencontrés, ils décidèrent de ne plus<br />

se quitter pour vivre à fond les manettes un grand roman<br />

d’amour, dont ils écrivirent les pages entre Londres, Paris et<br />

Saint Petersburg… Il n’est pas un wagon-lit, une cabine de paquebot<br />

qui ne connut en ce temps-là leurs étreintes. Ils étaient<br />

de passage en Belgique quand la guerre éclata. <strong>Le</strong> senior Corsione<br />

(nom de mon grand-père) repartit seul pour ses affaires,<br />

tandis qu’elle attendait son retour « pénélopiquement » à Namur<br />

avec les quatre enfants que son rital lui avait faits. Elle demeurait<br />

dans une sorte de manoir, entouré d’un immense verger<br />

nous garantissant de mémorables coliques, le paradis terrestre…<br />

Tous les matins, grand-mère s’en allait au fond de la propriété<br />

porter le fourrage à ses lapins, lancer le grain aux poulets<br />

en piaillant : « piti, piti, piti… ». Elles se carapataient dans tous<br />

les coins les volailles. On ne les soignait pas par hasard, elles le<br />

– 45 –


savaient bien. Régulièrement, on venait en assassiner une… On<br />

la sélectionnait, puis on lui causait… On lui jactait que son plumage<br />

était si beau qu’on pourrait s’en faire des chapeaux<br />

d’indiens… On lui racontait comment elle allait déjeuner avec<br />

nous… passer à table entre les hors-d’œuvre et le fromage… On<br />

ne lui permettait pas vraiment de décliner l’invitation, parce<br />

qu’on était un peu cannibale sur les bords dans la famille… Pour<br />

continuer à picorer, fallait seulement qu’elle parvienne à nous<br />

échapper. Tandis qu’on lui causait, la cocotte restait figée sur<br />

place, comme si elle visionnait tout à coup son destin. Elle nous<br />

regardait l’œil fixe, interrogative, guettant le moindre de nos<br />

mouvements. Elle hochait nerveusement la tête… histoire de<br />

nous caqueter qu’elle avait pigé le message… levait une patte,<br />

puis la tendait lentement devant elle comme une athlète sur sa<br />

ligne de départ… <strong>Le</strong> sang lui montait à la crête… C’était le signal.<br />

On lui volait alors dans les plumes en gueulant comme des<br />

Apaches dans toute la cage. Cococot’cot’cote’codäck ! On massacrait<br />

tout l’environnement… cococot’cot’cote’codäck ! On avait<br />

crevé nos oreillers qu’on aurait dit… cococot’cot’cote’codäâââck<br />

! Et toute cette neige magnifique voltigeant<br />

dans la poussière arrosée de soleil… C’était d’une beauté !<br />

On se voyait plus Phyl’et moi… cococot’cot’cote’codäck ! Pendant<br />

ce temps, les autres locataires du poulailler avaient tellement<br />

les jetons qu’elles produisaient en un quart d’heure le<br />

guano d’une année entière… L’odeur ammoniacale ajoutait à<br />

l’enivrement… Parfois, la traque s’éternisait. On aurait pu en attraper<br />

une autre, une moins rapide qu’on n’avait pas mis au<br />

courant, c’est sûr… mais quand on en avait choisi une, c’était<br />

celle-là qu’on voulait voir dans la télé rôtissoire ! Pas une<br />

autre… La poursuite continuait ainsi jusqu’à ce qu’on lui apprenne<br />

ce qui arrive aux volailles qui pondent plus… À la fin du<br />

carnage, on ajoutait une paire de pattes à notre collection. Une<br />

heure plus tard, la cloche fixée au mur de la buanderie, qui<br />

rythmait l’heure des repas, se mettait à tinter… Aussi loin que<br />

nous nous trouvions dans le domaine, nous pouvions<br />

– 46 –


l’entendre : ding dingue ding… Et si ça ne suffisait pas, grandmère<br />

apparaissait sur le perron pour précipiter les événements :<br />

« À table les enfants ! La cocotte va refroidir ! »<br />

On en croquait une tous les dimanches. La cloche sonnait<br />

l’heure du cacao et du cramique (brioche aux raisins) qui nous<br />

faisait passer le goût du pain karmique. <strong>Le</strong>s <strong>Merblex</strong> accouraient<br />

avec leurs arbalètes et de la poussière plein leurs sandales<br />

puis se régalaient, en se demandant si le poulet au chocolat<br />

n’aurait pas fait une bonne recette.<br />

<strong>Le</strong> soir, quand elle dénouait son chignon, c’était l’ancienne<br />

histoire de sa jeunesse que grand-mère étalait sous nos yeux ;<br />

rien à voir avec nos exploits de la journée. Comme un signal,<br />

c’était… On mesurait son scalp en silence, puis allez, au lit, fallait<br />

! Elle venait nous border suivie de petits chats en pyjamas,<br />

toujours à sourire, c’est des vrais câlins alors qu’on avait.<br />

Chez nous, fallait se laver à l’évier de la cuisine. Chez mamie,<br />

y avait deux salles de bains. Phyl’et moi, nous adorions y<br />

clapoter. On était sûrs d’y avoir droit quand nous avions passé<br />

l’après-midi dans la porcherie de la ferme voisine à ficher des<br />

grands coups de pieds au cul des cochons. Plus ils couinaient,<br />

plus ça nous excitait, nous. On en avait mal aux panards tellement<br />

on leur bottait le lard, mais fallait bien qu’on leur apprenne<br />

la propreté à ces porcs.<br />

<strong>Le</strong> dimanche, nos oncles musiciens, qui avaient formé un<br />

« boys band », répétaient leur répertoire au milieu du salon. On<br />

se serait crus à la Nouvelle Orléans. Grand-mère avait autrefois<br />

été bonne violoniste, y paraît. Mais depuis la disparition de Corsione,<br />

elle ne pratiquait plus que la cuisine.<br />

Malgré la rudesse de son caractère, la « reine mère » avait<br />

envers nous des patiences que n’avaient pas connu ses propres<br />

rejetons : j’appris bien plus tard comment elle avait fait jouer à<br />

Clara le rôle de Cosette… Grand-mère réussissait avec nous là<br />

– 47 –


où elle avait fauté avec ses propres enfants, reconnaissante envers<br />

la vie qui l’avait fait mûrir et qui lui offrait cette chance<br />

inappréciable de pouvoir recommencer une épreuve dans laquelle<br />

jadis elle avait échoué. On l’aimait bien.<br />

À Marcinelle, le grisou avait frappé. La radio nous abreuvait<br />

quotidiennement de récits macabres. Je pouvais plus fermer<br />

l’œil. Des dizaines de mineurs avaient péri, tandis que<br />

d’autres, emmurés dans les galeries inaccessibles aux sauveteurs,<br />

erraient comme des zombies sous l’écorce terrestre. Ils<br />

bouffaient la semelle de leurs godillots pour survivre, y paraît.<br />

<strong>Le</strong>s variations de leurs formes désincarnées hantaient ma<br />

chambre. À tout instant, je m’attendais à voir surgir la gueule<br />

noire d’un de ces démons chauves, du dessous de mon lit où je<br />

les entendais creuser. Enfoui sous les couvertures, rien ne<br />

m’aurait fait sortir le bout d’un orteil, moi. Je me protégeais<br />

derrière une muraille de prières, afin qu’ils ne puissent rien<br />

contre moi. Je me transformais en un cœur qui marche à<br />

grandes enjambées dans l’insaisissable. Mes bras étaient entourés<br />

d’un feu qui flambe, mes dents brillaient comme le soleil et<br />

mes yeux devenaient des poignards coupeurs de têtes.<br />

Peut-être étaient-ils d’anciens pilleurs de tombes, qui<br />

payaient les dettes de leurs vies antérieures ? Ils fouissaient<br />

maintenant le duat de la mine, espérant trouver la veine qui les<br />

conduirait jusqu’à la Belle Amenti, à bord de berlines en guise<br />

de barques funéraires. Alors peut-être en verraient-ils le bout ?<br />

Mais ni le monde, ni le duat n’ont de bout… Ils étaient seulement<br />

parvenus à retourner dans le ventre de leur mère.<br />

À l’été finissant, assoupis dans le compartiment d’un train<br />

déjà cerné de brumes, nous nous laissions dorloter Phyl’et moi<br />

par le tagadam lancinant du wagon flottant sur les rails, des<br />

pattes de poulets plein les poches… Je me repassais le film de<br />

– 48 –


mes vacances, moi… <strong>Le</strong> cousin Pierrot dansant nu comme un<br />

ver devant la fenêtre, pour nous faire voir son « grand crayon »<br />

en ombre chinoise ! La respiration des morts crevés qui écoutaient<br />

aux portes… les bains à ras bord où nageaient mes nerfs<br />

détendus… du ciné pour pas un rond.<br />

Clara, bercée elle aussi, semblait en pleine préméditation.<br />

Elle nous jaugeait comme deux lopins de terre avant les semailles,<br />

vaporisant de temps à autre, de courtes phrases entre<br />

ses lèvres :<br />

« Je me demande ce que je vais en faire de ces deux là ? Où<br />

vais-je bien pouvoir les caser à la rentrée ?<br />

– On verra, répondait Léopold, sans plus d’inquiétude.<br />

– Oui mais ils sont intenables, ça moi je ne l’oublie pas, et<br />

si j’étais directrice d’école, je n’en voudrais pas figure-toi, Léopold<br />

!<br />

– Pourquoi ? On ne va plus à Saint-Michel, lancèrent en<br />

chœur les <strong>Merblex</strong>.<br />

– Je croyais que vous dormiez gronda-t-elle ? Il n’en est<br />

pas question… Votre père et moi avons décidé de prendre un<br />

commerce, une teinturerie très moderne, voilà.<br />

– On va déménager ?<br />

– Parfaitement.<br />

– Ouais, youpi !<br />

– Hé mollo hein ! Y’a pas de « youpi » qui tienne, rouspéta<br />

Léopold !<br />

– Non ça, reprit la Bouche, on n’y est pas encore. Vous devrez<br />

d’abord apprendre à bien vous tenir, les commerçants doivent<br />

être des « gens bien », pas des sauvages. Finies les merblexeries<br />

! Je tiens à vous prévenir tout de suite qu’avec tout le<br />

tintouin que je vais avoir, il ne s’agira pas de me pousser à bout<br />

pour me faire bondir comme vous en avez l’habitude. Sinon, je<br />

ne saurais pas tenir le coup. Vous serez polis avec les clients et<br />

– 49 –


serviables, sans quoi, la pension vous pend sous le nez… surtout<br />

toi le grand ! »<br />

<strong>Le</strong> jour du déménagement, les voisins suivaient<br />

l’événement, fenêtres ouvertes. <strong>Le</strong>s uns souriaient en faisant<br />

l’inventaire des biens témoignant de notre bas niveau de civilisation<br />

; d’autres bisquaient en regrettant sans doute de n’être<br />

pas du voyage. Tout le symbolisme de la comédie du « bienêtre<br />

» surgissait soudain, hors des choses. Semblable à une araignée,<br />

le lustre du salon couvait le mobilier funéraire d’un futur<br />

hypothéqué, déjà : objets de culte matérialiste – roses en plastique<br />

inodore, gadgets ménagers, machins du tout venant, inutiles<br />

ustensiles acquis avec bons de réduction par le truchement<br />

de campagnes publicitaires – conçus pour la promotion de l’ère<br />

moderne qui s’affirmait. <strong>Le</strong> produit du mépris des hommes<br />

pour le beau et le vrai nous sautait aux yeux, en attendant<br />

l’ordre et la paix d’un monde nouveau.<br />

« Et « ça » Madame, où faut-il le mettre ? questionnait<br />

avec une espèce de pudeur le déménageur, en fouillant à pleines<br />

mains dans notre univers en pièces détachées.<br />

– Ah « ça » ? répondait Clara, feignant de ne point reconnaître<br />

l’objet qu’on lui montrait. Mais, « ça » lui appartenait.<br />

Gênée, elle poursuivait :<br />

– Mettez-moi « ça » dans le fond du camion, comme ça je<br />

saurai où « ça » se trouve… Où vous pourrez va, « ça » n’est pas<br />

grave.<br />

– Et « ça », on le jette ? questionnait Phil’secoué de tics,<br />

brandissant un pied d’abat-jour qui craignait joliment.<br />

– Non, on le garde, c’est moderne « ça », s’indignait aussitôt<br />

Clara.<br />

– Et « ça » ? que je demandais à mon tour, c’est moderne ?<br />

– Si « ça » continue, tu vas en avoir une toi, et moderne en<br />

plus… Comme « ça », tu ne l’auras pas volée !<br />

– 50 –


« Ça » n’était rien, comme la plupart de nos « ça » dérisoirement<br />

amassés… Mais « ça » devait être à nous, puisque « ça »<br />

était là. Tout ça, c’était nous ! Alors, fallait aussi emmener<br />

« ça », voilà ! Sans « ça » nous serions perdus. Après faut racheter<br />

tout « ça » et « ça » coûte cher. »<br />

Quand tout fut transbordé, notre corbillard d’espérance<br />

mit le contact. Un dernier regard de la tribu sur les façades pathétiques<br />

du coron.<br />

« Il reste encore du jaune d’œuf sur la tapisserie de la salle<br />

à manger, je ne suis pas parvenue à le nettoyer… Ah ! Si les<br />

murs pouvaient parler… Mais, ça y est, on peut démarrer,<br />

s’exclama Clara. »<br />

Pour sûr, ils en auraient dit des choses, hurlé même… les<br />

murs.<br />

L’aventure commençait, notre vie allait être modernisée.<br />

Mais faut pas croire qu’on pouvait le devenir comme ça, moderne…<br />

Fallait d’abord débarrasser notre imaginaire de tout ce<br />

qui ne faisait pas moderne, justement. C’était un truc qui<br />

s’apprend le modernisme, un truc qui se méritait même, parce<br />

qu’être moderne, ça voulait dire : réussir et être heu-reux. Organiser<br />

nos loisirs serait notre quête, et pour ainsi dire, notre<br />

seule raison de vivre. Bonheur oblige. Ça serait nous maintenant<br />

les « grandiveux ». <strong>Le</strong> bon dieu nous avait choisis ! Fallait<br />

seulement repartir du pied modernisateur. On allait habiter,<br />

heu… résider pardon, dans une gran-ânde ville moderne, une<br />

gran-ânde maison avec le chauffage central moderne, en plein<br />

milieu d’une grand-rue s’il vous plaît, dans un quartier résidentiel<br />

avec plein de magasins modernes ! Et tout ça…<br />

Moustiket n’en rêvait pas de la vie moderne, lui… Il sauta<br />

du camion. Y devait en avoir sa claque du parachutisme et tout<br />

ça… pas fou le chat ! Plus loin, sur la route, un Zorro rescapé du<br />

– 51 –


cinéma Rio guettait notre convoi. Au passage, il traça dans<br />

l’espace un « Z » à la pointe d’une épée imaginaire. Et y gueulait,<br />

y gueulait le plouc…<br />

« Adieu <strong>Merblex</strong> ! »<br />

– 52 –


VI<br />

À l’enseigne du « Service Express », pour remonter<br />

l’affaire, Clara avait décidé de créer une quinzaine commerciale.<br />

Nettoyage à sec de deux vêtements pour le prix d’un ! <strong>Le</strong>s Occidentaux<br />

affluaient des quatre coins de la commune avec leurs<br />

hardes, pans de loques, hauts-de-chausses, clicotes et guenilles<br />

de toutes sortes. Nos affaires prospérèrent si bien qu’en deux<br />

temps trois mouvements, nous avons essoré la clientèle du<br />

« Tip-Top » qui tenait son comptoir un peu plus haut dans la<br />

rue. Ad Augusta per angusta ! Elle nous regardait de travers la<br />

dinde du « Tip-Top » ! Quant à ses parents qui n’étouffaient pas<br />

de simplicité, ils venaient laver à grandes eaux leur Opel juste<br />

sous nos vitrines, manière de protester contre l’hégémonie que<br />

nous exercions désormais dans le quartier en matière de linge<br />

sale. Après de longues équations, la Bouche consentit à ce que<br />

papa achète un scooter.<br />

Désormais Léopold se caillerait plus les meules en attendant<br />

le tram comme il le faisait tous les matins pour aller bosser<br />

et en plus, il pourrait aller à la pêche. De nature frileuse, Clara<br />

ne l’accompagnerait que lorsqu’il ferait torride, ça c’était clair.<br />

Pendant ce temps, mon frère et moi, nous nous étions lancés<br />

dans l’exploration des forêts inexplorées de la Vecquée. C’est<br />

là que nous guettaient les Tchicohïs, toujours embusqués pour<br />

nous lancer des pierres. Mais nous avions le sens du territoire<br />

bien ancré et nous étions décidés à les poursuivre jusqu’à ce<br />

qu’ils les aient « suspendues aux branches » comme des paires<br />

de cerises, qu’on disait. Ainsi commença la guerre de la Vecquée.<br />

– 53 –


<strong>Le</strong>s Tchicohïs étaient très organisés, ils avaient installé des<br />

miradors un peu partout dans la forêt, prévoyant depuis longtemps<br />

nos invasions. Il ne se passait pas un jour sans que l’on<br />

entende leurs signaux, que l’on confondait parfois avec le sifflet<br />

des tendeurs positionnés dans les prés voisins. Si seulement ils<br />

nous avaient prêté leurs filets, ceux-là… on en aurait terminé<br />

une bonne fois pour toutes avec les barbares. Nos incursions en<br />

territoire Tchicohïs donnaient lieu à de violents affrontements.<br />

Ils savaient se bagarrer faut reconnaître. Sur zone, les tirs sporadiques<br />

de frondes ou d’arbalètes étaient constants. Cela nous<br />

attirait les foudres des couloneux non belligérants installés plus<br />

à l’est, et qui ne demandaient qu’à faire voyager tranquillement<br />

leurs pigeons de course.<br />

On les entendait là-haut, les colons, goug’gourouhou<br />

groug’gourouhou grou… tracer dans le ciel gris cendre où jamais<br />

les planeurs ne se risquaient depuis 1914. <strong>Le</strong>s couloneux<br />

n’en avaient plus rien à cirer de la guéguerre, c’étaient que des<br />

pensionnés à casquettes plates. Ils n’avaient qu’à aller se fourrer<br />

ailleurs !<br />

Pendant ce temps, Léopold, dans la vallée de l’Ourthe, « se<br />

la coulait douce », comme disait la Bouche. Ca n’est qu’à son retour<br />

qu’il découvrait le carnage. Il rentrait souvent bredouille de<br />

ses parties de pêche, prétendant toujours avoir dû rejeter ses<br />

prises parce qu’elles n’avaient pas la dimension requise, et la loi,<br />

il la respectait quand fallait assurer la descendance des brochets.<br />

Y maniait mieux la canne à pêche que le bâton le père. De<br />

toutes façons, jamais il n’aurait empêché nos expéditions punitives.<br />

En plus des tâches ménagères qu’elle se coltinait, maman<br />

gérait son commerce avec courage, « sans rien devoir à personne<br />

», comme elle disait. Puis un jour, sa tension artérielle<br />

– 54 –


chuta, elle perdit du poids et finit par ne plus peser que quatrevingt<br />

quatre livres. Elle avait l’air d’un bâton de rhubarbe ; sans<br />

parler des crises d’aphonie chroniques qui la gagnaient. C’est<br />

alors que nos « P et M » se réunirent en conseil extraordinaire<br />

et statuèrent sur notre cas. Au terme de leurs négociations, ils<br />

décidèrent de m’exiler dans un pensionnat de la vallée de la<br />

Meuse. En ma personne, les Vecquiens perdaient un chef, mais<br />

le jugement était sans appel. La veille de mon départ, les Vecquiens<br />

s’assemblèrent autour d’un grand feu et vidèrent deux<br />

bouteilles de muscats barbotées dans une cave. Avant de nous<br />

séparer, tous prêtèrent serment sous la dalle d’un dolmen, de<br />

préserver les frontières des territoires conquis et de reprendre la<br />

lutte dès que je me serais évadé.<br />

En partant pour le pensionnat, je quittais aussi l’école<br />

communale et ses principes moraux pour l’enceinte d’un internat<br />

catholique dirigé par une horde de « bonnes sœurs » dogmatiques.<br />

<strong>Le</strong> manichéisme catholique et les mystères dont il<br />

s’entoure m’apparurent comme une fastidieuse comédie dont le<br />

scénario ne changeait jamais. Prières du matin, de midi, prières<br />

du dîner, du coucher, toutes psalmodiées sur un ton monocorde<br />

ne tardèrent pas à faire de moi un iconoclaste convaincu. C’est<br />

au reste à cette époque là, que je me mis à préférer les dieux colorés<br />

de l’Égypte antique aux saints chrétiens que l’on nous demandait<br />

de prendre pour modèle. Osiris, Isis, Maât, et même<br />

Anubis, m’apparaissaient infiniment plus accueillants que tous<br />

ces mendiants du moyen-âge. <strong>Le</strong>s livres sur l’époque pharaonique<br />

étaient à peu près les seuls qui m’attiraient. C’est ainsi<br />

que d’une religion éteinte, j’allais tirer ma foi. Pour longtemps,<br />

l’Orient serait mon recours et mon refuge.<br />

D’abord, je n’avais aucune confiance en cette souricière où<br />

on allait se déballer pour avoir le droit de sucer le bon dieu ossifié.<br />

<strong>Le</strong>s nonnettes pouvaient me baratiner tant qu’elles voulaient,<br />

le confessionnal n’était à mes yeux que le plus grand ré-<br />

– 55 –


seau d’espionnage de la planète. Y savaient tout, sur tout le<br />

monde, partout les curés ! En fait d’hosties, j’attendais avec bien<br />

plus d’espérance celles bourrées d’acide citrique, que l’on pouvait<br />

acheter le samedi après-midi dans les bonbonnières du village<br />

voisin. On se concoctait de petits cocktails à droguer les<br />

hannetons qui nous permettaient de roter bruyamment au dortoir.<br />

Nous avions tout de même intérêt à filer doux avec les<br />

« cornettes ». Elles distribuaient les Pater et les Ave avec célérité,<br />

si bien qu’à la fin du compte, la prière faisait figure de pensum.<br />

Pendant la messe, en plein credo, j’avais quand même matière<br />

à me divertir les neurones… Suffisait d’admirer la ronde<br />

folle des serpentins multicolores s’échappant de la caboche de<br />

mes petits camarades. Ca me la coupait moi aussi, faut pas<br />

croire… Des espèces de serpentins coruscants vibraient dans<br />

l’atmosphère de la chapelle, exécutant des figures fluorescentes.<br />

Ils s’élevaient comme des lignes magiques, avant de continuer<br />

leur voyage à l’extérieur des murs, sûrement qu’ils montaient au<br />

ciel. D’autres, au contraire, retombaient en pluie diaphane et se<br />

désintégraient au-dessus de l’assistance. <strong>Le</strong>s plus phosphorescents<br />

glissaient dans les airs comme sur la surface d’un lac ou<br />

clignotaient avant de s’emmêler nerveusement pour former des<br />

nœuds. Très tôt donc, je me rendis à l’évidence que les prières<br />

pouvaient être des forces extrêmement bienfaisantes ou dangereuses,<br />

selon l’usage que l’on faisait de nos pensées créatrices. À<br />

chaque office, j’assistais béat aux batailles magnétiques de nos<br />

prières ennemies. Qui alors aurait soupçonné, en observant<br />

mon air de <strong>Merblex</strong> recueilli, à quels prodiges luminescents<br />

j’assistais dans cette chapelle ? Mes visions me donnaient bien à<br />

réfléchir et peignaient sur mon visage un air assez mystérieux,<br />

faut dire. Je demeurais dans l’œil d’Horus ! C’était mon secret.<br />

<strong>Le</strong> seul personnage que mes airs d’illuminé ne trompaient<br />

pas était Rinquin. Il avait deviné que quelque chose se tramait.<br />

– 56 –


Il avait environ dix ans comme moi, et s’était converti au <strong>Merblex</strong>isme<br />

très peu de temps après mon arrivée à Richelle. Il avait<br />

juré, craché de m’être fidèle et d’observer certains principes<br />

dont le plus important consistait à nous venir en aide mutuellement<br />

à chaque fois que l’un de nous aurait un problème. Ma<br />

confiance en ce rouquin était totale. Au reste, nous avions déjà<br />

monté quelques coups ensemble, comme aller chiper des portions<br />

de tartes à l’économat ou récupérer les magazines érotiques<br />

qui nous avaient été confisqués par les cornettes. Je me<br />

rendais bien compte que si je me confiais, je ne serais pas vraiment<br />

pris pour un dieu du devenir. Un peu à contre cœur,<br />

j’avais donc résolu de me taire. Mais, il était pugnace Rinquin, il<br />

me harcelait des journées entières pour que je lui lâche le fromage.<br />

Lorsque je lui eus révélé mon affaire, il ne put s’empêcher<br />

de se moquer et faillit à son serment. Désormais, quand nous allions<br />

à la chapelle, il se plaçait en sorte que je puisse l’observer<br />

et l’entendre réciter ce poème wallon :<br />

BOND’JOU DISSE-TI, (-Bonjour dit-il.)<br />

BONDJOU DISSE-T-ELLE, (-Bonjour dit-elle.)<br />

OUISSE VASSE DISSE-TI ? (-Où vas-tu dit-il ?)<br />

D’JI N’SAIS NIN DISSE-T-ELLE. (-Je ne sais pas dit-elle.)<br />

D’JI T’VÀ BATTRE DISSE-TI, (-Je vais te battre dit-il.)<br />

TI N’MOUESEREUX NIN DISSE-T-ELLE. (-T’oserais pas.)<br />

TIN DISSE-TI ! (-Tiens ! Dit-il.)<br />

WOUIE DISSE-T-ELLE ! (-Wouïe ! Dit-elle.)<br />

NÉ VOUSSE QUOR DISSE-TI ? (-T' en veux encore dit-il ?)<br />

CAPOUTE DISSE-T-ELLE. (-Je suis cassée dit-elle.)<br />

HÀ HÀ DISSE-TI ! (-Ha, ha ! Dit-il.)<br />

Mes serpentins firent le tour de l’internat, tout s’emmêla à<br />

un point qu’il fallut aller m’expliquer auprès de la révérende<br />

– 57 –


Mère supérieure. Elle qualifia mon récit de divagations<br />

païennes, me colla trois rosaires et me priva de dessert pendant<br />

un bon bout de temps.<br />

« Ca vous évitera de confondre l’office de la sainte messe<br />

avec le carnaval de Malmédy », disse-elle…<br />

Rinquin m’offrit plusieurs fois des hosties à l’acide, mais il<br />

était barré de ma tête définitivement, c’était un flairant (belgicisme<br />

: puant.) qui valait pas mieux que les Tchicohïs.<br />

Drapé de « désormais », je glandouillais. J’en avais ram’des<br />

sarcasmes. Je n’avais la paix que sur le toit du pensionnat où je<br />

restais des heures… à regarder glisser nonchalamment les chalands<br />

sur le Nil-Meuse, en contrebas, en rêvant de barques solaires<br />

remontant le Nil pour m’emmener à Alexandrie…<br />

Soudain, mes rapents surgirent dans le hall de la pension.<br />

Ils venaient pour une nouvelle livraison : Philippe !<br />

Tout était déjà arrangé. Y resterait avec moi à Richelle pour<br />

payer sa dette à la société. Philippe me donna des nouvelles des<br />

Tchicohïs toujours en campagne dans la forêt de la Vecquée.<br />

Lors de derniers affrontements, ils avaient mit le feu à un pigeonnier<br />

sur pilotis et pour couronner le tout, l’incendie s’était<br />

propagé, causant quelques ravages dans les potagers. C’est ainsi<br />

que fut décidée la déportation de mon frère. À l’heure où il arrivait<br />

à Richelle, il ne restait plus que quelques poches de résistances<br />

Tchicohïes dans toute la Vecquée, mais les barbares ne<br />

tarderaient pas à reprendre le dessus. La Bouche raconta nos<br />

frasques aux « bonnes sœurs », histoire de leur apprendre à<br />

bien nous contenir. Ca restait à voir… C’est à cette époque que<br />

Phyl’et moi avons brisé toutes les vitres de notre enfance. Il ne<br />

se passait pas un jour qui ne soit ponctué d’un immense fracas.<br />

Facilement, on nous aurait crus à la solde d’un vitrier. Il ne fallut<br />

pas longtemps aux « bonnes sœurs » pour en avoir ras la<br />

cornette. Nous coûtions trop cher au pensionnat, qu’elles disaient,<br />

et par suite, elles décidèrent de nous virer à la fin du tri-<br />

– 58 –


mestre. Nous pressentions qu’une mortifiante séance de bastonnade<br />

nous attendait une fois rentrés au bercail, mais à tout<br />

prendre, nous la préférions aux rondes de la gestapo en jupons<br />

du Saint Sauveur. Contrairement à ce que l’on redoutait, notre<br />

retour au « Service Express » fut fêté. Cet heureux dénouement<br />

resta une énigme, valait mieux ne pas trop poser de questions.<br />

L’année scolaire tirant à sa fin, c’était plus la peine que<br />

nous retournions en classe. Du reste, où nous aurait-on « casés<br />

» ? <strong>Le</strong>s grandes vacances commencèrent donc plus tôt que<br />

prévu. Entre temps, les Vecquiens avaient regroupé leurs forces<br />

et repris leur conquête. La saison commença par une « guerre<br />

colombophile » avec assaut des pigeonniers partout implantés<br />

dans la région comme des miradors. Fallait déloger ces maudits<br />

Tchicohïs à têtes de chacals mauves qui campaient à nos frontières.<br />

Certains d’entre nous étaient partisans d’un grand massacre,<br />

suivi d’incendies ; d’autres pensaient que le mieux serait<br />

de les noyer, c’était plus propre. On passa au vote…<br />

La voie humide fut la bonne. Nous entreprîmes les travaux<br />

d’aménagement d’un barrage sur le cours du ruisseau qui traversait<br />

le bois. En aval, ce ruisseau alimentait la roue d’un moulin<br />

dont le propriétaire n’était autre que le père d’un Tchicohïs<br />

notoire. En moins d’une heure, des tonnes de terre descendirent<br />

dans le lit du ruisseau qui cessa de chanter. Fallait voir ça ! Y<br />

restait que des casseroles, des capotes et de la boue. Après, on<br />

eut plus qu’à creuser en amont, juste où ça voulait déborder.<br />

Elle dégageait la flotte, ouf ti ! Elle avait qu’à aller au diable, à<br />

Suez, où n’importe… <strong>Le</strong> meunier effrayé à l’idée de voir ses employés<br />

au chômage, alerta les gendarmes et ils remontèrent la<br />

berge jusqu’au barrage. Il ne fallut pas moins du courage de<br />

Léopold et de cinq ploucs pour déblayer notre ouvrage. Jusque<br />

tard dans la soirée, ils peinèrent en poussant des jurons.<br />

« D’ji l’sê va mascrawé grondait Léopold. J’va l’sê mascasser…<br />

Si ce n’est pas malheureux de voir ça ? C’est s’t’abominôp’,<br />

abominable ! » (Je vais les massacrer, les écrabouiller).<br />

– 59 –


Tout le quartier était au courant… les mauvaises langues<br />

répandaient le bruit qu’il n’y aurait peut-être pas de pain pour le<br />

week-end. <strong>Le</strong>s voisins interdisaient à leurs enfants de jouer avec<br />

nous ; ils pouvaient bien nous lancer des vannes, on l’avait<br />

quand même gagnée la guerre, les Tchicohïs avaient disparu de<br />

la Vecquée. À la maison, nous avions fait déborder le vase. Il allait<br />

passer pas mal d’eau sous les ponts avant que l’on puisse reprendre<br />

le large, Clara faisait le barrage. Cet été là fut sanglant,<br />

il se débobina au rythme du rouleau de sparadrap et des visites<br />

du médecin. Nous recueillîmes davantage de points de sutures<br />

que nous n’avions totalisé de bonnes notes au terme de nos<br />

examens scolaires.<br />

À la rentrée, tout serait mis en œuvre pour nous séparer,<br />

c’était prédit !<br />

– 60 –


VII<br />

<strong>Le</strong> dimanche de Pâques, les cloches sonnent, c’est normal.<br />

Phyl’et moi, nous rentrions de la messe, porteurs de la grâce,<br />

avec dans la bouche ce goût de poussière divine inimitable qui<br />

nous adoucissait. En notre absence, Léopold et Clara avaient<br />

communié à leur manière, d’herbes un peu trop amères semblait-il<br />

? L’agneau Pascal avait été épicé ! L’appartement ressemblait<br />

aux rivages de la Mer Rouge après les sept plaies<br />

d’Égypte et l’exode du peuple hébreu. Des débris de vaisselles se<br />

partageaient l’occupation des sols avec la bouilloire raplapla<br />

comme une galette de pain azyme. <strong>Le</strong>s habitants de notre bunker<br />

se toisaient, marmonnant entre leurs dents quelques reproches<br />

bien marinés. Dès que nous nous fûmes acclimatés, et<br />

qu’elle eut fini de nous toiser, la Bouche reprit la lutte en jurant<br />

ses grands dieux que la chute des murs de Jéricho était une<br />

prophétie qui allait se réaliser sous nos yeux ! Puis, elle allongeait<br />

sa tirade en phrases mouillées inintelligibles qui auraient<br />

sans doute éclairé tout le drame, mais qui, entre ses dents, finissaient<br />

inéluctablement en promesses de vengeance. Léopold attendait<br />

qu’elle ait vidé son sac pour monter à la tribune à son<br />

tour, et lui lancer à la tête ses quatre vérités multipliées par<br />

cent. Puis, quand l’ordre du jour sembla épuisé, le sifflement<br />

des respirations angoissées reprit le dessus. Surplombant la<br />

cheminée, le crucifix pendouillait la tête en bas, maintenu seulement<br />

par les pieds. Dieu sait par quel miracle ses mains<br />

avaient perdu leurs attaches ? Sans doute avait-il voulu<br />

s’arracher d’un petit coup de deltaplane pour échapper à la<br />

scène, qui hélas, ne serait pas la dernière ? Pas d’erreur, tout cela<br />

reniflait bien comme il faut l’apocalypse ! Fallait pas être du<br />

grand Sanhédrin pour s’en rendre compte. Y’avait qu’à regarder<br />

– 61 –


les tentures pendouillantes, comme si le voile du grand temple<br />

s’était déchiré. Une fois l’atmosphère dégagée, un ange traversa<br />

le living, puis naturellement tout le monde se mit à s’entraider<br />

pour remettre tout en ordre. Cet acte de la pièce se jouait en<br />

grande partie à quatre pattes. Fallait voir comme la tribu<br />

s’unissait au moment de recoller nos bibelots quotidiens, de<br />

vrais agneaux qu’on était. Dans ces moments-là, tout était décalé<br />

; les aiguilles des horloges tournaient à l’envers, et les publicités<br />

radiophoniques que débitait obstinément le transistor rendaient<br />

le « bonheur » plus surréaliste encore que chez Bunuel.<br />

Clara avait bien raison d’acheter toujours du « durable » et du<br />

« solide », qu’aurions-nous fait de meubles signés Jacob ? Surtout<br />

quand on a trouvé un moyen démocratique pour s’offrir un<br />

intérieur Picasso.<br />

« Si c’est pas malheureux de voir ça, pleurnichait-elle, à<br />

genoux, les mains jointes. C’est de ta faute petit salopard, si je<br />

me chamaille avec ton père…<br />

– Qui moi ?<br />

– Oui toi, explosa-t-elle en pointant son index vers mon<br />

nez ! Si tu n’étais pas là, on pourrait au moins respirer ? Personne,<br />

t’entends, personne ne t’avait demandé de venir au<br />

monde !<br />

– Alors comment est-ce que ça se fait, alors ?<br />

– Oh l’effronté ! Toi alors, tu pourras au moins te vanter de<br />

m’en avoir fait baver ! Mais ça n’est rien, ça n’est pas grave, le<br />

petit Jésus vous voit. Il vous observe, vous ne l’emporterez pas<br />

au paradis, ça je vous le jure ! »<br />

Elle arpentait l’appartement comme un courant d’air égrenant<br />

son chapelet de jérémiades, faisant ci et là des génuflexions<br />

pour ramasser de menues choses planquées sous les armoires.<br />

« Tu n’voudrais pas hein dis, ah non ça… Tu es le même<br />

que ton-hic-père ! Un petit-hoc salaud ! Voilà ce que vous êtes.<br />

– 62 –


– Tu vas clouer ton bec oui ? Ferme ta boîte je te dis ! ordonnait<br />

Léopold, dont le volcan restait en activité.<br />

– C’est du bonheur que je voulais moi, du bonheur… »<br />

À l’entendre, il semblait que la fatalité servait d’engrais à<br />

notre généalogie. Cette fatalité programmée, qui se transvasait<br />

de génération en génération. Et jusqu’à ce que le silence<br />

s’empare de la scène, elle poursuivait avec cette prolixité qui<br />

n’était qu’à elle :<br />

« Non, je ne la fermerai pas, mais Satan faites-moi donc<br />

crever ! »<br />

Mais avec le diable on ne crève pas, justement. On reste<br />

endiablé jusqu’à la fin de ses organes ! Tant qu’ils tiennent, on<br />

vit possédé.<br />

Elle faisait ainsi monter la tension jusqu’au moment où elle<br />

pivotait sur ses talons comme une danseuse étoile pour lancer<br />

avec des accents de tragédienne grecque :<br />

« Tu me le payeras salaud, je me vengerai ! »<br />

Dans sa bouche, je n’étais qu’un alien, du plus bas échelon<br />

de l’espèce inhumaine. Je comprenais alors que sa grossesse<br />

n’avait été qu’une grave maladie et moi une tumeur suintée de<br />

ses ovaires… Un <strong>Merblex</strong> dont les cellules proliféreraient jour<br />

après jour, malgré les vociférations toxiques, écœurant !<br />

Y voulait tout faire valser encore, lui, le père, bousiller tout<br />

le caillon, la massacrer, lui refoutre une trempe, si elle ne fermait<br />

pas son clapet ! Il allait lui faire voir, comment il<br />

s’appelait !<br />

« C’était pas ma faute tout ça à la fin des fins ! qu’y lui jactait,<br />

à l’autre tarée ! »<br />

– 63 –


On avait une belle paire de râpants Phyl’et moi, y’avait pas<br />

à dire… <strong>Le</strong>s moyens qu’ils mettaient en branle pour être heureux…<br />

un vrai spectacle et d’une beauté… d’un raffinement avec<br />

ça ! Ils ne se contentaient pas du bonheur du commun des mortels,<br />

non… Ils voulaient de l’alchimique ! Fallait putréfier la<br />

« prima mataeria » jusqu’au trognon et transmuter à mort !<br />

C’est du bonheur extirpé de la pourriture du Soleil et de la<br />

Lune ! Du caca philosophal qu’ils concoctaient ! Du bonheur<br />

scientifique ! Rien à foutre du bonheur gnangnan ! C’est du<br />

Grand-Œuvre qu’ils voulaient ! La cause pourquoi fallait plonger<br />

au fond des chiottes, glisser par le tuyau de descente, faire<br />

« Liège – Bastogne -Liège » par les égouts avant d’en ressortir<br />

transmuté en s’écriant : « Coucou c’est nous que rev’la ! Ça y’est,<br />

on a pigé… l’enfer c’est du caca ! » <strong>Le</strong> bonheur ça se mérite !<br />

C’était tout de même pas compliqué à comprendre ça, hein !<br />

« T’es de trop, j’te dis ! Si tu n’es pas content, c’est le même<br />

prix ! »<br />

Voilà pourquoi fallait supporter toutes ces ondes, ces fumées<br />

venimeuses qui empestaient la maison, pire en poison que<br />

n’est la tête mauve envenimée d’un dieu babylonien.<br />

Lundi de Pâques :<br />

« Hé, <strong>Merblex</strong> ! Secoue ton frère, y’a du matoufet…<br />

– Hâ je ris, de me vo-â-r’re si bêll’en ce mir’roî-âr… Margueux-ritte,<br />

Mar-geux-ritte, r’réponds, r’réponds, r’réponds viïteux.<br />

»<br />

Malgré ces courbes de hautes et de basses tensions, la vie<br />

continuait. Et puis, n’y avait-il pas la radio pour nous rappeler<br />

que nous aussi, nous pouvions devenir des candidats chanceux<br />

qui descendraient le Nil pour entrer dans la cité des bienheureux.<br />

Gagner un voyage au soleil par exemple, entrer dans les<br />

affiches et partir comme de vrais gagnants de la cagnotte, loin<br />

du "Service Express" et des Tchicohïs ? On rêvait plus que de<br />

– 64 –


s’arracher dans l’ailleurs, à Batanate ou n’importe quel bled,<br />

pourvu qu’ça soit loin de notre trou ! D’ailleurs, les gens<br />

z’heureux vivent toujours ailleurs, c’est bien connu. Calter, retrouver<br />

le chemin d’Abydos où brillaient de mille feux les vitrines<br />

des boutiques gorgées d’or, d’habits et de parfums capiteux.<br />

Et nous porterions la nacre à nos oreilles, nous couvririons<br />

nos visages de baumes embellisseurs et d’émulsions profondes.<br />

Nos dents comme des perles scintilleraient au grand jour au milieu<br />

de nos sourires, tandis que nos cheveux, porteurs<br />

d’essences essentielles, flotteraient légers au vent du bonheur.<br />

Ah, si elle avait voulu tourner la putain de roue de la fortune !<br />

Elle aurait pu s’en payer alors des tubes de rouges à lèvres, la<br />

mère ! Oui, un jour, ça nous arriverait, nous le voulions, nous le<br />

savions… Ils le disaient à la radio, pourquoi s’affoler, tout doux<br />

marionnettes, même les corbeaux doivent assumer leur corbisme.<br />

En attendant le bonheur que nous promettaient les<br />

prêtres de la publicité, fallait sortir dans la cour pour nos petits<br />

besoins, et la température dans notre chambre au plus fort de<br />

l’hiver descendait à moins cinq.<br />

La Bouche se levait toujours la première. Elle préparait le<br />

fricot de Léopold, puis c’était à notre tour de venir tremper nos<br />

tartines de sirop de Liège dans le café du Brésil. Un lit pour<br />

deux, c’est pratique pour réchauffer les dernières secondes<br />

d’jitssables de la matinée. C’est ce que l’on se disait Phil’et moi,<br />

blottis dos à dos, au creux du matelas aux frontières glaciales.<br />

De notre chambre, nous percevions tous les bruits en provenance<br />

de la cuisine, et ceux d’une forge eurent été plus harmonieux.<br />

Toute la question était de savoir si nous allions commencer<br />

une journée « mère calmée » ou « mère agitée ». Clara déplaçait-elle<br />

les objets qui lui passaient entre les mains avec douceur<br />

? <strong>Le</strong> son le plus symptomatique (Saint-Ptôme, priez pour<br />

nous) de ce vivant baromètre était celui de la bouilloire se fracassant<br />

sur la taque de la cuisinière, lorsqu’elle versait l’eau sur<br />

le café. Un petit « toc » nous promettait la « mère calmée ». <strong>Le</strong>s<br />

« bam-tac » annonçaient inéluctablement une journée hou-<br />

– 65 –


leuse ! Dans le second cas et pour la tranquillité de nos incarnations<br />

respectives, nous avions intérêt à filer doux. Ok, pigé,<br />

dac’doc’!<br />

Enfin, nous entendions un pas martelé dans le couloir,<br />

l’éventail de la porte pivotait sur ses gonds, la lumière jaillissait<br />

telle une poignée d’aiguilles et d’un mouvement sec, accompagné<br />

d’un « debout les morts ! », la Bouche tirait les couvertures<br />

jusqu’au pied du lit, livrant nos anatomies à la morsure brutale<br />

de Celsius.<br />

<strong>Le</strong>s rêves étaient pour moi une partie très importante de<br />

l’existence en quoi je trouvais l’épice nécessaire à mon équilibre<br />

et j’en retirais de profitables enseignements. Il me semblait toujours<br />

avoir perdu ou oublié quelque chose d’extrêmement grave<br />

lorsque je ne me les rappelais pas. Me rêver en pharaon, c’était<br />

drôlement chouette. Debout sur un globe, les mains croisées sur<br />

la poitrine, tenant un crochet dans une main et dans l’autre un<br />

fouet… sensas ! Mais il était rare que Clara me laisse le temps de<br />

comprendre la signification de mes voyages en milieu astral.<br />

Quand je tardais à me lever, elle rappliquait avec un gant de toilette<br />

trempé d’eau froide et m’en barbouillait militairement le<br />

visage. Phil’avait bien de la chance, il ne dormait pas du côté de<br />

la porte, échappant ainsi à ces réveils humides.<br />

Après le petit déjeuner, je cirais les chaussures, faisais le lit<br />

puis, je pouvais filer.<br />

« Eh bien Henri, où êtes-vous ?<br />

– J’ai fait un drôle de rêve Monsieur, j’essaye de…<br />

– Alors vous me copierez cent fois pour demain et en<br />

cal’l’ligraphie : je ne dois pas rêver en classe. Si vous oubliez de<br />

le faire, vous me conjuguerez le verbe rêver au futur et à<br />

l’imparfait.<br />

– Pas au subjonctif ?<br />

– Et ne crânez pas, ne crânez pas…<br />

– Au monde…<br />

– 66 –


– Vous pouvez me répéter ça ?<br />

– Rien, vous m’avez dit : « ne crânez pas », j’ai ajouté « au<br />

monde », c’est tout.<br />

– Bien. Qu’est-ce que c’est que ce livre, dites-moi ?<br />

– C’est à moi m’sieur…<br />

– Je sais, je l’ai découvert dans votre banc.<br />

– C’est sur l’Égypte m’sieur, la traduction des obélisques…<br />

« Frères, habitants de la lourde sphère, je suis l’hier,<br />

l’aujourd’hui, le demain… »<br />

– Dites-moi, est-ce que vous trouvez normal d’apprendre<br />

l’égyptien en classe de français ? »<br />

Ce Ménapien de prof’ne comprenait rien aux hiéroglyphes.<br />

La langue sacrée, c’était pour les fous. Moi, je savais déjà les lire<br />

et mes cahiers en étaient recouverts. Au reste, il y avait déjà un<br />

bon moment que je préférais le ramasaesum à l’école communale<br />

(Lycée sous Ramsès). J’étais peut-être « de trop au<br />

monde », mais l’idée de devenir un usager comme les autres me<br />

débectait. Je voulais bien y vivre dans leur monde, mais à condition<br />

que ça ne fut ni l’envers, ni l’endroit de ce que j’en connaissais.<br />

C’était aussi simple que ça. Fallait expliquer pourquoi<br />

j’avais de si mauvaises notes à Léopold en fin de semaine. Heureusement,<br />

pour lui, tout ça c’était du bergougnï. Et le dimanche,<br />

il nous préparait quand même un matoufet.<br />

Y nous fallait jamais longtemps pour galoper au lavabo, on<br />

le sentait plus l’hiver. Après, y s’asseyait au coin du poêle et<br />

nous chantait « Lili Marlène » en tirant des accords de la mandoline<br />

qu’il avait ramenée d’Allemagne. <strong>Le</strong>s coulées de sa voix<br />

de baryton entraient dans nos crânes et pour un temps, nous<br />

étions heureux. Léopold faisait toujours ses matoufets en douce<br />

lorsqu’il était certain que personne ne pourrait espionner sa recette…<br />

Une espèce de galette entre l’omelette soufflée et la<br />

crêpe… avec plein de tendresse.<br />

– 67 –


Notre petit matoufet de père était secret, il est vrai. Il parlait<br />

peu, se plaignait rarement et se confiait encore moins. Sans<br />

doute était-ce la force du silence qui le tenait debout dans cette<br />

vie sans autre surprise que les prises de becs ? Il était devenu un<br />

prisonnier de paix.<br />

Comme beaucoup de prisonniers de guerre, il avait davantage<br />

souffert des conditions de son rapatriement que de sa captivité,<br />

qu’il disait. Il pouvait rester des heures dans un fauteuil,<br />

silencieux, sans broncher, à se repasser son film, paupières<br />

closes. Il se revoyait cheminant sur les pistes gelées, guenillard<br />

et tremblant, tel un animal redoutant l’estocade. Il revoyait les<br />

abominations commises par l’armée rouge qui entrait en Allemagne<br />

pour libérer les alliés. Voir se flétrir ainsi sa jeunesse lui<br />

fichait la rage. C’était une rage d’impuissance, mais dont<br />

l’écume bouillonnante lui tenait chaud aux tripes. De moments<br />

en moments, des soldats criaient « nos’s nos’s ! », rappelant à<br />

ces pèlerins de l’atroce qu’ils devaient se frictionner le nez avec<br />

une poignée de neige s’ils ne voulaient pas perdre cette partie<br />

exposée et fragile de leur anatomie. Autour de lui, des compagnons<br />

tombaient, russifiés jusqu’aux muqueuses. Ils<br />

s’asseyaient, puis s’endormaient simplement, pour ne jamais se<br />

réveiller.<br />

Léopold revoyait ces carcasses tordues d’hommes nus et<br />

décréés, semblables à des fanaux à la frontière des deux<br />

mondes, et qui lui avaient fait espérer le fauteuil où maintenant<br />

il était assoupi… Calé sous ses paupières, il se revoyait avancer<br />

sur la pointe des yeux, en pensant qu’au pays il avait une mère,<br />

des frères, une femme et un toit. À chacun de ses pas martelés<br />

sur la glace, il psalmodiait : J’en sortirai, j’y arriverai, j’en sortirai…<br />

Il en revint certes, mais il ne pouvait s’empêcher de se<br />

projeter sur ces pistes de neige mauve fondue dans la nuit sale.<br />

Parmi les rapatriés, ironie de l’histoire, se cachaient des<br />

déserteurs allemands et des <strong>Merblex</strong> de race divine que l’on ap-<br />

– 68 –


pelle juifs… « de trop au monde eux aussi »… Y les adorait lui,<br />

Léo’… Ils avaient bien prié ensemble pour stopper les conneries<br />

qu’ils subissaient sans se plaindre… C’est ça, être des élus. Lorsque<br />

les rouges en découvraient dans la colonne, ils les fusillaient<br />

d’office, comme ils achevaient tous ceux qui ne tenaient plus<br />

debout… C’était pas la peine alors de vouloir enculer Adolf !<br />

Voyant s’avancer la troupe victorieuse, les paysans s’enfuyaient.<br />

<strong>Le</strong>s femmes rattrapées, violées et laissées pour mortes, ajoutaient<br />

leurs cris au tableau. <strong>Le</strong> foutre de la haine engluait tout.<br />

Toute créature devait être souillée, dépecée. Toutes vengeances<br />

s’exerçaient à plein régime, pour la honte des vaincus et de la<br />

lourde sphère qu’était devenue la terre. Il n’était pas rare qu’un<br />

marcheur sur pieds soit abattu simplement parce qu’un soldat<br />

mal chaussé convoitait sa paire de botte. Quand la colonne<br />

s’arrêtait pour camper, des sentinelles se postaient et personne<br />

ne bougeait. Tout devait se faire là, devant tout le monde ! Et<br />

surtout manger, remanger toute sa biologie ! Ce rituel ne symbolisait-il<br />

pas le « bonheur » que l’après-guerre réservait à ces<br />

braves consommateurs ? Pourtant, ils se seraient tous repus de<br />

leur fiente pour survivre et l’atteindre ! C’est ce qu’ils faisaient,<br />

les pauvres hommes libres d’un appétit féroce.<br />

Un gradé à la recherche des circoncis du groupe auquel appartenait<br />

Léopold fit à chacun exhiber ses organes. Quand vint<br />

le tour du fater, un rouge lui demanda de quel pays il était originaire,<br />

il répondit :<br />

« Ich bin von Belgïn, ya Belguïa’… »<br />

Mais l’autre ignorait jusqu’à l’existence de cette région du<br />

globe. Mis à part Stalingrad, il n’avait entendu parler de rien,<br />

alors les Belges…<br />

« Ich kamerade ! Da da, tavarich da, insistait Léopold. »<br />

L’autre sortit son revolver et emmena le fater à l’écart de<br />

son groupe.<br />

– 69 –


« Vous n’allez tout de même pas me flinguer ? J’ai des<br />

mômes à fabriquer moi, qui feront chier la terre entière, encore<br />

! Alors fichez-moi la paix ! »<br />

Il n’eut la vie sauve qu’en la troquant contre sa montre, son<br />

heure n’était pas encore venue. En ce temps de folie, tout n’était<br />

que défaite, l’enfer gagnait sur tous les fronts. Une lettre parvint<br />

à Léopold, sa femme lui demandait le divorce. Elle en avait sa<br />

claque de se branler. Chaque déception en précédait une autre,<br />

et seul Dieu savait si demain on serait encore là pour pleurer<br />

l’être cher auquel on tenait tant. Il en fut ainsi de Léopold, qui<br />

peu de temps avant son retour au pays, apprit la mort de sa<br />

mère. Il priait en secret pour revoir cette gentille femme qu’un<br />

cancer rongeait. En cinq ans de captivité, il avait eu le temps de<br />

penser à tout ce que représente une mère. Chaque jour, il<br />

s’émouvait en imaginant le moment ou ils s’embrasseraient.<br />

Cent fois, il régla de mémoire les détails de cette scène. Il allait<br />

pouvoir lui dire tout ce qu’il ressentait, par quelques gestes de<br />

rien. Il s’était même entraîné à prononcer ce mot suprême :<br />

maman. Hélas, au retour, ce fut sur une tombe fraîchement<br />

comblée qu’il se pencha. Sa mère morte, sa femme adultère, <strong>Le</strong><br />

père jura qu’il ne mettrait plus jamais les pieds dans un lieu de<br />

prière. Entre le « très haut » et lui, les ponts étaient coupés.<br />

« C’est vrai que le fater n’a plus jamais prié, demandionsnous<br />

à Clara après avoir entendu le récit de la guerre ?<br />

– Votre père fait c’qui’veut. Chacun a le droit de croire ou<br />

de ne pas croire c’qui veut. D’ailleurs, vous n’avez qu’à le lui<br />

demander, il vous répondra lui-même, c’est comme y veut, pour<br />

ça, y fait c’qui’veut… »<br />

C’est donc en tenant tête au bon dieu que Léopold devint<br />

un C’quiveut ! Une autre variété de <strong>Merblex</strong> en quelque sorte,<br />

modèle d’avant-guerre. De temps en temps, c’est même comme<br />

ça que nous l’appellerions.<br />

– 70 –


À l’Armistice, on pouvait se demander par quelle femelle je<br />

serais conçu. Il ne voulait plus s’attacher, Léopold. Y faisait que<br />

c’qu’y voulait. Il ne songeait qu’à s’offrir du bon temps avec ses<br />

copains d’Outre-Meuse, tous des C’quiveut comme lui sans<br />

doute ! Il ne croyait plus au bonheur. Et un C’quiveut, c’est ce<br />

qu’il y a de plus difficile à faire changer d’avis. C’qui voulait,<br />

c’était se laisser glisser en souhaitant simplement que la masse<br />

l’absorbe et qu’il soit impossible de le distinguer d’entre tous les<br />

piétons. Il allait et venait, livré tout entier à ses humeurs,<br />

n’ayant pour certitude que l’adversité.<br />

Je me préparais à retenir ma place dans un couple<br />

d’urgence quand il rencontra une française qui revenait du front<br />

des Ardennes où elle avait traqué les Fritz aux côtés du grand<br />

Patton. Elle lui raconta sa guerre et lui la sienne… Mon C’qui<br />

veut de père l’invita à danser et ils se mirent à tourniquer sur<br />

des airs d’accordéon.<br />

C’était une fille têtue, une résistante, qui savait c’qu’elle<br />

voulait en plus ! Ils valsèrent jusqu’à la fermeture, aux lampions<br />

de la libération. Fallait voir c’qui’valsaient, c’qui’valsaient. Puis<br />

au matin, Clara dégustait son premier matoufet.<br />

– 71 –


VIII<br />

Chaque dimanche, nous allions au patronage de la paroisse.<br />

C’était le seul jour de la semaine partagé avec mon frère.<br />

Comme lui, j’exécrais les jeux débiles auxquels les curetons<br />

s’esquintaient à vouloir nous faire participer, et qui nous préparaient<br />

si bien à l’idée qu’en ce monde, loisir dans la tiédeur est<br />

pour ainsi dire un devoir. <strong>Le</strong>s « Jacques a dit », les « Colin Maillard<br />

» et autres d’jitsseries toutes préparées, on s’en tamponnait.<br />

Monsieur le vicaire était un grand organisateur de concours<br />

pourtant, il savait les rendre attirantes ses petites séances<br />

de jeux. Parmi les épreuves qu’il nous imposait, figurait toujours<br />

celle du poirier contre le mur du local, histoire de lorgner<br />

les saints sacrements par les ouvertures de notre short, pendant<br />

que le sang du petit Jésus nous regonflait la tête. Se laisser tripoter<br />

les cuisses pour gagner une collection de champions<br />

olympiques ou une médaille à croix gammée. Mais on n’était<br />

pas du gibier de sacristie, nous. Alors, on s’évadait du patro’pour<br />

courir les rues.<br />

« J’ai rencontré le vicaire commença la Bouche en posant<br />

son panier à provision. Il m’a tout dit pour dimanche. Alors ! ?<br />

Je vous mets là pour être tranquille et vous trouvez le moyen<br />

d’… on voit bien que ça n’est pas vous qui paierez s’il vous arrive<br />

quelque chose. Vous trouvez peut-être qu’on n’est pas assez<br />

dans la mélasse comme ça ? Tout ça en faisant claquer ses mots<br />

comme des coups de fouet.<br />

– On est juste allé faire un tour, fit Phyl’.<br />

– 72 –


– Tais-toi toi ! C’est au grand que je m’adresse. Alors,<br />

pourquoi as-tu entraîné ton frère hein ? Mauvais bougre que tu<br />

es, tu finiras tes jours en prison mon ami.<br />

– Tel chien tel maître !<br />

– Quoi, tu oses me répondre ?<br />

– C’est ici la prison.<br />

– Je me demande ce que tu as dans le corps, petit morveux<br />

?<br />

– J’ai pas envie de faire le singe avec les autres. Ni devenir<br />

la fiancée du vicaire !<br />

– Quoi, quoi ? Qu’est-ce que tu me chantes là ?<br />

– Bon d’accord… Façon, j’veux pas devenir scout non plus,<br />

j’veux pas être c’qui veulent. J’veux être c’que j’veux.<br />

– Oh ça alors, l’effronté personnage ! Ca alors, c’est un peu<br />

fort de café ! Je vais te… Non, tu n’auras pas de danse cette foisci.<br />

Mais samedi : pas de piscine, t’as compris ? Ha ha, c’est à<br />

moi de rire maintenant. »<br />

Là, c’était le coup bas. Clara n’ignorait pas avec quel plaisir<br />

je me rendais à la piscine. Changer de décor, rester interminablement<br />

sous la douche chaude… me laver en même temps des<br />

injures collées à ma peau… me savonner ou faire semblant à<br />

chaque fois que se pointait le maître nageur… Toutes les ruses<br />

étaient bonnes pour grenouiller quelques minutes de plus.<br />

C’était proprement divin.<br />

« T’es triste <strong>Merblex</strong>, me demandait Phyl’?<br />

– Non, je m’en bats l’œil de la piscine. D’ailleurs, j’resterai<br />

ici pour la faire enrager.<br />

– C’qui veut voudra bien lui, t’en fais pas.<br />

– Laisse pisser, sinon toi aussi tu seras condamné.<br />

– Bientôt finies vos messes basses ? lançait la Bouche, de la<br />

pièce d’à coté. D’ailleurs, c’est inutile, je serai inflexible, il est<br />

– 73 –


puni. À moins que tu veuilles toi aussi partager son sort, n’est-ce<br />

pas Philippe ?<br />

– Non m’man. »<br />

Elle me voyait plus de tout l’après-midi la Bouche. Elle<br />

pouvait toujours courir pour me dénicher. Accroupi sur le toit,<br />

je prenais le frais. Par dessus les pyramides de gaillettes alignées<br />

au bord de la Meuse-Nil, les pigeons voyageurs planaient<br />

comme des ibis sacrés, indiquant le chemin de ma destinée.<br />

Alors, je me décorporais et mon double s’envolait à leur rencontre.<br />

Comme toute volaille qui avait couvé, Clara pressentait le<br />

moindre craquement de coquille et savait par quels moyens<br />

rendre nos œufs durs ou mollets.<br />

« Je veux que vous soyez calmes, inodores et insipides, annonçait-elle,<br />

ne craignant jamais de nous dévoiler ses plans. »<br />

Fallait pas qu’on bouge d’une semelle alors… Philippe, lui, y<br />

pouvait pas… Il avait attrapé la « danse de saint-Guy » ! Il allait<br />

et venait secoué de tics, comme parcouru d’une folie qui ne<br />

trouvait pas d’issue. On pouvait penser qu’il était moins en danger<br />

que moi puisqu’il n’était que spectateur lorsque je dégustais.<br />

Quand on prend les baignes, on peut réagir parce qu’on les<br />

sent ; c’est moins pernicieux que d’encaisser des coups abstraits<br />

qui sont autant de mines à retardement pour l’équilibre. Y dansait<br />

de plus en plus le frangin. C’est "les nerfs" qu’on disait… La<br />

Bouche finit par être impressionnée n’empêche, et un beau jour,<br />

elle décréta que nous irions en pèlerinage du côté de la frontière<br />

allemande où se dressait un sanctuaire dédié à Saint-Guy.<br />

Clara était persuadée que Phil’en reviendrait miraculé… Ça valait<br />

le coup d’essayer… Après tout, les Saints revenaient toujours<br />

moins chers que les neurologues. À l’annonce de cette nouvelle,<br />

ému par une promesse de guérison, Phyl’se mit à glousser, imprimant<br />

à son visage tous les sentiments de la terre, ce qui fut<br />

interprété comme un acquiescement. Léopold, « brebis égarée »<br />

– 74 –


s’il en était, se sentait quant à lui, contraint de revenir à l’église.<br />

En arrivant à Saint-Guy, il était d’humeur massacrante et ne résista<br />

pas à l’envie de railler Clara :<br />

« Si vous saviez ce qu’ils s’en foutent les saints, disait-il. Y<br />

font c’qui veulent… Ils ont autre chose à faire que de s’occuper<br />

du gamin. Vaudrait mieux laisser les morts tranquilles. Si jamais<br />

ça marche pas, il risque d’en attraper d’autres… des tics ! »<br />

Malgré les protestations de Clara, Léopold, reprit d’une<br />

crise aiguë de C’qui veut, refusa d’entrer dans l’église. Rien à<br />

faire, y’f’sait c’qui voulait ! Saint Guy aussi fit ce qu’il voulut, autrement<br />

dit, que dalle. Après quelques neuvaines, Phyl’dansait<br />

toujours et se coltinait en plus un défaut d’élocution. Pour Clara,<br />

c’était la faute au père, qui n’avait pas prié avec nous… À<br />

cause de lui, on avait « perdu la grâce »…<br />

Si je n’étais pas un saint, je pouvais peut-être secourir Zette<br />

(Phil’fut ainsi surnommé à cause de son défaut d’élocution),<br />

l’aider à corriger son défaut d’élocution, au moins. Je croyais<br />

qu’à la ré-éduc pédagogo’, moi. Ma méthode était des plus<br />

simples. Elle consistait à lui faire répéter ad libitum les mots<br />

qu’il prononçait de traviole jusqu’à ce que son oreille enregistre<br />

l’erreur. J’avais en effet découvert qu’il zozotait parce qu’il<br />

s’entendait prononcer juste. Je lui en ai fait faire des répétitions<br />

à ce petit con… des centaines de phrases remplies de pièges. Pas<br />

facile de le faire revenir à la grammaire. Zozoter était pour lui<br />

un réflexe de défense, qu’on aurait dit ; un appel à tendresse qui<br />

lui épargnait bien des taloches. La Bouche ne voulait rien savoir.<br />

Elle voulait pas comprendre qu’il en prenait autant plein la<br />

tronche, des invisibles, d’accord… mais qui faisait mal quand<br />

même. Elle l’encourageait à me dénoncer maintenant et<br />

n’hésitait jamais à justifier son manque d’impartialité envers<br />

moi, par le handicap de mon frère :<br />

« Tu as vu dans quel état est ton frère ? Tu ne trouves pas<br />

qu’il est déjà assez arrangé comme ça ? D’ailleurs, il n’aurait pas<br />

de tics si tu obéissais à ta mère, voilà la vérité ! »<br />

– 75 –


Régulièrement, Clara interrogeait les agendas où elle<br />

comptabilisait ses « rentrées » et ses « sorties ». Son visage<br />

prenait alors une expression enfantine où l’anxiété apposait un<br />

masque, dépeingnant la sécheresse des chiffres.<br />

« L’argent, toujours l’argent, le « nerf de la guerre », remâchait-elle.<br />

Même à table, elle ne pouvait s’empêcher de faire allusion<br />

à nos maigres ressources. En revenant de chez le boucher,<br />

elle déballait ses « biftecks », puis les jetait à plat sur la<br />

table où ils claquaient comme des gifles, en annonçant :<br />

« V’là l’bifteck ! Faites le durer, y’en a pour deux cents<br />

balles ! »<br />

Cela ne nous dérangeait pas mon frère et moi, dans la mesure<br />

où le « bifteck » ne représentait pas pour nous une marchandise<br />

de luxe, mais pour Léopold, qui avait plus que tout<br />

autre mérité sa bidoche, une humiliation c’était. Il contenait sa<br />

réplique, tandis que des éclairs de balles traçantes jaillissaient<br />

de ses yeux. Il lui en fallait des nerfs pour mastiquer, c’était pas<br />

du filet pur… En repassant les plats, la Bouche ne nous demandait<br />

pas : « Tu en veux encore ? » Mais : « Tu n’en veux plus ? ».<br />

Et puis, il y a une grosse différence entre manger des pommes<br />

de terre ou des pommes dauphine. <strong>Le</strong>s premières bourrent<br />

l’estomac alors que les autres servent d’accompagnement aux<br />

mets.<br />

– 76 –


IX<br />

Nous allions changer de mastaba. On avait proposé à Clara<br />

d’aller remonter le chiffre d’affaire d’un dépôt de teinturerie en<br />

perte d’altitude. Prouver qu’elle pouvait « s’en sortir » en<br />

s’immergeant dans un formidable foutoir était exactement le<br />

genre de défit qu’elle adorait. Elle n’attendait que ça pour revivre.<br />

Un dimanche après-midi, la tribu partit en mission de reconnaissance<br />

discrète.<br />

« Voilà, c’est là, fit Clara en crochetant du doigt la devanture<br />

d’un magasin : c’est ici.<br />

– Tu es sûre ? questionna Léopold à voix basse, la tête rabotée<br />

entre les épaules.<br />

– Oui, certaine, au 13, c’est ce qu’ils m’ont dit.<br />

– Ca n’a pas l’air d’une teinturerie ça, s’étonnait Léo’.<br />

– Qu’est-ce que tu connais du commerce toi !<br />

– Whouwhouwhouwhou ! « L’AIGLE NOIR » !<br />

s’exclamèrent le <strong>Merblex</strong> et Zette en lisant l’enseigne de vitrine.<br />

– Hep, du calme les Indiens, hein ! On n’y est pas encore à<br />

« L’AIGLE NOIR »… »<br />

La devise de la ville était : « Vert et Vieux », ce que la réalité<br />

ne démentait pas. C’était une ville charcutée, endormie sous<br />

les exhalaisons de gueuze et saupoudrée au pollen des chrysanthèmes<br />

que les familles de Ménapiens portaient aux zombies de<br />

la Toussaint… une vraie réserve d’Occidentaux en phase terminale<br />

! Et c’était là qu’on allait vivre ! Au milieu des pensionnés<br />

marqués du caducée, traînant la savate sous le ciel décloué ; vé-<br />

– 77 –


itables assiégeants des « caisses de retraite »… Que des crevards<br />

! Que des papillons amputés de leurs ailes, sans doute arrachées<br />

par le vent des idées fausses qui soufflait bien par-là !<br />

que des cloportes, aux mains gercées de rancœur fuyant le siècle<br />

des lumières. <strong>Le</strong>s pharmaciens avaient des têtes de bouchers et<br />

les bouchers des têtes de pharmaciens. <strong>Le</strong>s filles du « passage »<br />

aux jambes couvertes de varices attendaient à la sortie du ciné X<br />

pour refiler du boulot aux médecins de la cité. <strong>Le</strong>s candidats<br />

sortaient de la salle conditionnés à point, le gland comme une<br />

noix, le foutre au bord des yeux, prêts à verser leur larme. Au<br />

« café du soleil », on allumait qu’un seul néon derrière le comptoir,<br />

ça suffisait largement aux gargouilles du club du désespoir<br />

accrochées à leur jeu de rami. Chaque jour, ils étaient là, au<br />

bout de leurs tuyaux pipes, encaqués dans les fragrances de<br />

naphtaline, sirotant des bières en attendant que la nuit les<br />

pompe. En quittant les faubourgs de Liège, on nous avait pourtant<br />

décrit l’endroit comme la Thèbes des Ardennes. Veni-Vidi-<br />

Compris ! Mais Clara allait faire vibrer tout ça. On allait bien<br />

voir si c’était une ville morte ! Pour commencer, à « L’AIGLE<br />

NOIR », on pourrait faire nettoyer TROIS vêtements pour le<br />

prix d’un seul.<br />

À peine étions nous installés que notre chiffre d’affaires<br />

montait en flèche, comme l’or de Wall Street après l’annonce<br />

d’une mauvaise nouvelle. C’était normal, les usagers de là-bas<br />

adoraient les comptes bien ronds, c’est-à-dire ceux se terminant<br />

toujours par un « 9 ».<br />

« Combien madame ?<br />

– Nonante neuf francs madame… »<br />

C’est bien simple, c’est le « NONANTE NEUF », qu’on aurait<br />

dû rebaptiser la maison. Clara tenait le manche, l’aigle remontait.<br />

Il ne fut bientôt plus qu’un petit point noir dans le ciel.<br />

Finies les ballades en Vespa, maintenant on allait avoir une voiture.<br />

Une 4 CV Renault s’il vous plaît, de belle couleur verte,<br />

comme la ville, une « occasion », mais moderne quand même et<br />

– 78 –


puis ça n’était qu’un début. Nous allions enfin sortir de la plouquité.<br />

Récapitulons :<br />

Un aigle noir – le 13 – « Vert et Vieux », plus un char<br />

d’occase avec quatre bourrins sous le capot assorti aux couleurs<br />

de la ville ! Toutes les données symboliques semblaient réunies<br />

pour lancer une énigme sensationnelle…<br />

Léopold voulut prendre de l’altitude lui aussi. Il changea<br />

d’employeur pour être embauché dans une entreprise de peinture.<br />

Travail moins merdique, mais éreintant lorsque l’on songe<br />

aux acrobaties qu’il faut faire pour blanchir un plafond.<br />

Qu’importe, il sifflait comme un merle à longueur de journée,<br />

peut-être parce qu’il travaillait en hauteur… Nous devenions de<br />

vrais acteurs de la « comédie du bonheur », comme les autres.<br />

Où allais-je trouver la porteuse de soleil, l’Isis régulatrice<br />

de mon cœur ? Pourrais-je la rencontrer, dans cette nécropole<br />

d’anciens combattus diabétiques ? Il n’y avait guère qu’à l’église<br />

que l’on recensait quelques jeunesses. <strong>Le</strong>s chrétiennes étaient là<br />

chaque dimanche, debout sur le marbre froid, cuisses entrouvertes,<br />

campées sur leurs escarpins à talons aiguilles d’où fusaient<br />

les lignes de leurs bas nylons, m’indiquant le chemin du<br />

Tabernacle. J’y aurais bien foutu la guerre moi, dans leur paradis…<br />

Je ne sais ce qui me retenait de glisser le bras par-dessous<br />

leurs jupes, et hop ! D’un seul coup, leur chatouiller l’abricot en<br />

plein crédo. Et ça chantait là dedans : « Pitié Seigneur, ayez pitié<br />

de nous »… à plein gosier que ça chantait… Chœur de veuves<br />

aux voix mouillantes, « Seigneur, ayez pitié de nous », à vous<br />

damner le goupillon… Elles compensaient en cantiques la passion<br />

dont elles manquaient, qu’on aurait dit. Soudain ! Celles<br />

que j’avais sélectionnées pour la taille de leurs loches se déloquaient<br />

et montaient s’exhiber à l’autel… Elles se déhanchaient,<br />

prenaient des poses dans la lumière des vitraux… les seins bal-<br />

– 79 –


lottant dans le vide, « Seigneur, ayez pitié de nous »… et ça<br />

tournait, « Seigneur, ayez pitié de nous »… et ça vibrait… làdedans<br />

! La cause pourquoi je ratais jamais une messe. « Pitié,<br />

oh Seigneur aie pitié de nous… lalalalalalère… »<br />

<strong>Le</strong> bonheur et la pitié… Je voyais pas le rapport, moi !<br />

Même quand Clara me foutait sur la gueule, j’en voulais pas<br />

moi, de sa pitié ! On donne sa pitié in extremis pour éviter de<br />

charger de notre haine ceux qui nous accablent, histoire de leur<br />

laisser une chance de se rattraper. On balance de la pitié quand<br />

on n’a plus le cœur d’aimer ceux à qui l’on ne peut pardonner<br />

tant à nos yeux, ils sont descendus profond dans le puits de<br />

l’abomination. Donner sa pitié, n’est-ce pas en même temps ôter<br />

à ceux que l’on condamne le peu de dignité qui leur reste ? <strong>Le</strong>s<br />

grands criminels le savent si bien qu’ils refusent la pitié avant<br />

d’être exécutés ; tout exprès pour conserver les lambeaux<br />

d’humanité qui leur collent encore aux os. Quels péchés ces<br />

« bons chrétiens » cachaient-ils sous le masque de leur respectabilité<br />

? Avaient-ils une si basse opinion d’eux-mêmes ? Ou si<br />

peu confiance en l’amour du Christ pour mendier ainsi sa pitié ?<br />

Lui qui jamais n’avait quémandé celle de personne ! Était-ce cela<br />

l’imitation du Christ ? Je me le demandais moi… Implorer la<br />

pitié du Christ était à mon sens lui faire un affront considérable.<br />

Y méritait mieux comme accueil, non ? Je ne voyais en ces chrétiens<br />

là qu’un troupeau de honteux, et qui s’attiraient bien du<br />

malheur en projetant par-dessus leurs têtes un égrégore qui,<br />

conformément à leurs espérances, ne tarderait pas à conditionner<br />

leurs vies. Comment osaient-ils espérer voir revenir parmi<br />

eux le Roi du Monde ? En l’invitant à un banquet de larves où<br />

l’on dégusterait sa pitié ? Je l’imaginais bien différent moi, le retour<br />

du Nazaréen… Je le voyais grimper sur la table et mettre<br />

les pieds dans le plat ! Fiche toutes les gamelles en l’air ! <strong>Le</strong><br />

pain, le vin, le gigot aux flageolets, jusqu’à la galette des rois ! Et<br />

puis, engueuler tous ces cons, bien comme y faut encore…<br />

– 80 –


« Debout les morts ! <strong>Le</strong> « bonheur », ne s’obtient pas par<br />

la pitié ! Attachez-vous à n’avoir aucun motif d’être jamais pris<br />

en pitié ! Ou alors c’est la fin ! Attachez-vous à être toujours au<br />

sommet de vous-même ! Soyez-vous même des sauveurs ! Je ne<br />

suis pas non plus revenu par bonté ! La bonté, c’est ce qui n’est<br />

plus bon ! C’est la tiédeur ! Debout les morts ! Taillez votre<br />

vigne ! Que ce qui est mort meure ! Que ce qui est vivant<br />

vive ! »<br />

Ouais, parce que c’est un dur le p’tit Jésus, que je dis moi…<br />

un caïd ! Un qui en a ! Un qui s’est sacrifié pour le bonheur des<br />

hommes ! Fallait les avoir bien accrochées pour se laisser clouer<br />

sans moufter. Voilà ce que j’en pensais, moi, des dispensateurs<br />

de pitié. Ces gens-là s’inventaient un Christ de piètre dimension…<br />

un pur produit de méditations profanes… Suffisait de voir<br />

les serpentins de leurs prières malingres retomber en clette sur<br />

les dalles de la nef. Je ne regrettais pas d’avoir signé avec Osiris,<br />

finalement. Je l’avais pour moi tout seul ce dieu-là, on risquait<br />

pas de me l’empoisonner !<br />

Maman avait tant à faire avec son « Aigle Noir » que nous<br />

en profitions pour prendre nos distances. Sans doute cette attitude<br />

n’était-elle pas étrangère au fait qu’à cette époque, elle<br />

s’était fait décolorer les cheveux pour « faire moderne », comme<br />

elle disait… Pour le coup, je ne conservais d’elle en mémoire<br />

qu’une image décapée. C’était quelqu’un d’autre.<br />

J’étais devenu si indépendant que je sortais, rentrais, me<br />

couchais, me levais, sans bonjour ni bonsoir.<br />

« Alors, on ne dit plus bonsoir à sa mère ? »<br />

Ce geste commandé représentait pour moi l’humiliation<br />

suprême. Quand je m’étais acquitté du baiser 100 % polyamide<br />

que la Bouche réclamait, elle arborait aussitôt un sourire triomphant,<br />

rallumant ainsi le souvenir d’anciennes discordes. Elle<br />

ajoutait alors, l’œil brillant de malice :<br />

– 81 –


« C’est très bien, va dormir… Mais la prochaine fois que tu<br />

oublieras de dire bonsoir… je t’égorgerai pendant ton sommeil<br />

! »<br />

À dix ans, j’avais encore pas domestiqué mon imagination<br />

poulopante ; sans doute est-ce pourquoi il m’arrivait de pioncer<br />

avec un couteau de chasse sous l’oreiller. Toutefois, la Bouche se<br />

contentait de jouir des terreurs que m’inspiraient ses sentences.<br />

Pas d’affolement, dors bien petit loup…<br />

Lasse de me corriger à mains nues, elle demanda à Léopold<br />

de lui fabriquer un martinet. Cédant aux plaintes de sa blonde,<br />

il finit par lui en confectionner un très chouette. Elle ne s’en<br />

servirait qu’en cas d’extrême nécessité ou comme arme de dissuasion,<br />

qu’elle disait… Mais dès que nous lui tapions un peu<br />

trop sur le système : chlâk ! les cuisses !<br />

« Attention, la moutarde me monte au nez ! » annonçait la<br />

Bouche, contenant son vinaigre.<br />

Cela lui arrivait si fréquemment qu’on aurait pu la mettre<br />

en pot. Clara avait invité un couple à venir prendre le thé à la<br />

maison, ce jour-là… L’occasion était trop belle pour ne pas balancer<br />

mon message… Je me saisis du martinet, dont j’avais<br />

trouvé la cachette puis, je m’en flagellais les cuisses à tour de<br />

bras, défiant ainsi toute la ville de Dijon.<br />

« Tu peux y aller, tu vois ? Clâk ! J’ai pas mal ! Je sens rien,<br />

que je beuglais, moi. »<br />

Fallait voir la Bouche : la moutarde lui dégoulinait des nasaux…<br />

ça giclait de partout, sur les meubles, les murs… On pataugeait<br />

littéralement dans la mouscaille, y faisait plus à respirer.<br />

Collés comme des méduses dans leurs fauteuils, les invités<br />

s’esbulaient, ne sachant pour qui prendre parti…<br />

– 82 –


« On ne doit pas tarder, s’excusèrent les nazes… On était<br />

juste entrés pour dire un petit bonjour en passant… On veut<br />

surtout pas déranger…<br />

– Oh, vous ne dérangez pas, restez… <strong>Le</strong> grand adore se<br />

faire remarquer… Il est insupportable… ne faites pas attention,<br />

assurait la Bouche s’ingéniant à minimiser l’événement. »<br />

Après pareille séance, valait mieux planquer mes cuisses…<br />

Pour le coup, je me barrais sur le toit, en haute Égypte. Là, je<br />

plaçais, mon scarabée d’or sous la protection des dieux, décidé à<br />

ne redescendre dans le monde occidental qu’au moment ou<br />

Léopold serait de retour pour convertir sa femme à la mayonnaise.<br />

Clara avait engagé une « dépanneuse » pour le ménage.<br />

Nous l’avions rebaptisée « Bichon », à cause de ses muscles en<br />

clafoutis qui tremblotaient à chacun de ses mouvements de<br />

bras. Bichon ne servait pas que d’esclave, elle faisait aussi le<br />

tampon entre la Bouche et moi, m’épargnant quelques raclées.<br />

À la fermeture de la boutique, maman remontait à<br />

l’appartement comme une tornade. Elle passait l’inspection<br />

dans toutes les pièces et recommençait la besogne qui n’avait<br />

pas été faite à son goût.<br />

« Si ça n’est pas malheureux de voir ça, je paye et tout doit<br />

encore me passer par les mains, se plaignait-elle. Il y a de quoi<br />

bondir ! »<br />

Immanquablement, elle s’en prenait à notre parti, essayant<br />

de provoquer l’échauffourée en nous harponnant avec des<br />

phrases empoisonnées. Dans ces cas-là, nous n’avions qu’une<br />

politique Philippe et moi : déguerpir. J’aurais préféré mourir<br />

par le crocodile plutôt que de servir encore de punching-ball.<br />

« Ne fuis pas devant elle, me répondait Maât, tu es un<br />

grand magicien, qui s’est fait lui-même. Bientôt, tu seras capable<br />

de remettre en place une tête coupée, non seulement sur<br />

– 83 –


tes vertèbres, mais sur les corps d’une multitude à qui elle a été<br />

arrachée. Applique-toi à devenir scribe. Fais en sorte que ton<br />

cœur entende ces paroles qui sont celles de Thot. Tu en éprouveras<br />

une grande joie. »<br />

« Ah, vous voilà, vous autres ! Bon. Vous avez vu la maison<br />

?<br />

– Heu, oui…<br />

– Elle est propre ?<br />

– Heu… on dirait…<br />

– Bon. Et ben maintenant, je vais me mettre dans mon fauteuil…<br />

Je vais fumer une bonne petite cigarette pour récupérer<br />

puis, je lirai un peu… Si pendant ce temps-là, il y en a un de<br />

vous deux qui bouge une patte… je lui casse l’autre ! Oh oui ça,<br />

je crois que je lui fendrai le crâne ! Vous m’avez compris ! ? »<br />

Ah Clara, Clara ! Tu ne savais pas comment on tolère, tu<br />

n’avais pas appris. Était-ce pour mieux respirer que tu minais la<br />

terre sur laquelle reposaient les fragiles obélisques de notre<br />

équilibre ? Cela t’aidait-il vraiment à vivre ? Était-ce pour nous<br />

faire devenir branque ? Avais-tu peur d’être murée vive ? Je te<br />

jure, même enfant, je me le demandais. Tu méritais mieux c’est<br />

sûr, une belle grande fille comme toi. Mais cette saloperie de<br />

bonheur ne venait pas. Poil au cœur !<br />

À la suite d’une de ces mémorables campagnes de nettoyage,<br />

Clara eut une illumination. Sans doute, la fumée de la<br />

« bonne petite cigarette » qu’elle grillait avant de monter se<br />

coucher y fut-elle pour quelque chose ? Il n’en reste pas moins<br />

qu’en écrasant son mégot, elle était convaincue de ce que le démon<br />

l’avait ensorcelée ! Nous étions cernés de mauvais esprits,<br />

elle les sentait. C’est au petit déjeuner qu’elle nous balança son<br />

scoop.<br />

– 84 –


« Nous sommes possédés, annonça-t-elle ! Cette sale baraque<br />

est hantée… Je vais saler toutes les pièces ! »<br />

Pour le coup, le sigle de notre enseigne prit tout son sens. Il<br />

est vrai que l’univers est peuplé d’entités fantastiques, résultat<br />

inévitable de nos projections négatives que la science méconnaît,<br />

mais qui cependant vampirisent les humains et gouvernent<br />

leurs bas instincts. Moi, ça m’étonnait pas cette histoire… <strong>Le</strong>s<br />

sorts que la Bouche lançait à la ronde finissaient par prendre<br />

forme dans le monde des vertébrés pour revenir la frapper. On<br />

ne récolte que ce que l’on sème, boum ! Qui fait périr par l’épée,<br />

périt par l’épingle… Rang !<br />

Après avoir vidé plusieurs boîtes de gros sel sans résultat,<br />

Clara déclencha son plan rouge !<br />

« J’ai bien réfléchi… Je vais faire venir un exorciste annonça-t-elle,<br />

dans une courte transe. »<br />

<strong>Le</strong> ratichon débarqua, à la tête des hiérarchies du ciel, goupillon<br />

en batterie, protégé des divinités courroucées par son habit<br />

sacerdotal. Il accomplit dans le royaume le rituel prescrit,<br />

aspergeant tout sur son passage, poussant même la liturgie jusqu’à<br />

faire des fumigations au « petit coin »… Phyl était tout<br />

pâle. L’encens, c’était pas son truc.<br />

Désormais, nous n’aurions plus à redouter que le serpent<br />

des profondeurs remonte de l’océan primordial, par le fond de<br />

la cuvette pour entrer dans nos trous de balles.<br />

« Ca y’est, la Maison est bénie, annonça Clara, dès que le<br />

cureton eut tourné les talons. »<br />

À en juger aux bandelettes mauves qui flottaient dans<br />

toutes les pièces, j’avais plutôt l’impression que les armées<br />

d’Anubis nous avaient envahit, moi. Il n’en fallait pas plus pour<br />

m’inciter à repasser une couche d’incantations personnelles.<br />

« Arrière néfastes créatures de cire empaillées ! Vous qui<br />

vivez par la destruction des faibles et des désemparés ! <strong>Le</strong> nom<br />

– 85 –


des habitants de cette maison est un mystère, vous ne pouvez<br />

les atteindre, arrière ! Mes incantations magiques protègent<br />

les <strong>Merblex</strong> car mes mâchoires et mon verbe sont invincibles !<br />

En vérité, je suis le maître du duat et je fais entendre des paroles<br />

de puissance pour repousser les ennemis des vivants. Arrière<br />

démons exécrables, soyez-nous livrés pour être détruits.<br />

Mon verbe est le double faucon divin indestructible, arrière ! Je<br />

ne dis jamais de crapauds, sachez-le. Je parcours les sentiers<br />

du ciel accompagné de rayonnements mystérieux et je chasse<br />

les démons qui en veulent aux âmes saintes ! En vérité, les<br />

forces sont à présent inversées. En vérité, les habitants de cette<br />

maison sont des êtres gonflés de sèves et dont aucun démon ne<br />

connaît les cervicales. Ils sont des gens heureux au milieu d’un<br />

bonheur que rien ne peut atteindre et ils volent vers leur devenir<br />

toujours meilleur, ce qui est le devenir moderne des bienheureux.<br />

Arrière démons, je vous anéantis devant le tribunal<br />

des hiérarchies divines ! Laissez passer les <strong>Merblex</strong> vers les<br />

rives du fleuve de la plénitude où ils jouiront des nourritures<br />

terrestres. Arrière guetteurs de nuit, dissimulés les jours de fête<br />

dans les temples d’occident pour piéger l’imaginaire. Arrière<br />

crocodiles à cornes ! Vade retro Satana ! »<br />

Cuirassés de verbes magiques, qu’est-ce qu’on craignait<br />

maintenant, hein ?<br />

Hâ je ris, de me vo-â-r’re si bêll’en ce mir’roî-âr… Margueux-ritte,<br />

Mar-geux-iitte, r’réponds, r’réponds, r’réponds viïteux.<br />

– 86 –


X<br />

À force de décortiquer l’œuvre de Jean-François Champollion,<br />

je devins assez rapidement le scribe de mon école. En<br />

échange d’un sac de billes, je dessinais volontiers dans des cartouches<br />

les noms de mes camarades. Si j’étais assez mal noté<br />

dans la plupart des matières qui m’étaient enseignées,<br />

j’emmagasinais les coutumes de l’antiquité comme une fleur. La<br />

haute Égypte était mon beau refuge.<br />

Maât, plus facile à comprendre que l’Immaculée Conception,<br />

devint ma « sainte » préférée. Je la priais à la manière des<br />

anciens, m’appliquant à faire la Maât, dire la Maât, être la Maât.<br />

(Faire, dire, être : la Vérité-Justice).<br />

Soucieux de matérialiser les objets du culte que je vouais<br />

aux divinités antiques, j’avais dressé dans ma chambre un autel<br />

avec brûleur d’encens, aux pieds d’un mannequin de vitrine travesti<br />

en prince pharaon sous les traits d’Osiris. Sa compagnie<br />

dans les moments de solitude m’était précieuse. Il tenait le rôle<br />

de médiateur entre les deux mondes. À chaque fois que je l’en<br />

priais, il intercédait en ma faveur auprès des dieux. Jour après<br />

jour, avec son aide je m’employais à créer un monde où régnait<br />

l’harmonie magique dont seuls les prêtres et les scribes d’Amon<br />

détenaient le secret.<br />

J’en avais rien à cirer moi de leur connerie de bonheur à<br />

l’occidentale ! Toute cette dinguerie, valait mieux claquer plutôt<br />

que d’en être.<br />

Y’avait qu’à voir les photographies que maman avait prises<br />

pendant la guerre, alors qu’elle s’en allait ouvrir les camps avec<br />

la bande à Patton. Entourée de GI’s, elle ne posait pas vraiment<br />

sur ces clichés pris au bord des charniers où les carcasses con-<br />

– 87 –


cassées des enfants d’Israël en crevaient de bonheur. Horror<br />

humanum est !<br />

« Au milieu des morts, certains vivaient encore, peu ont<br />

survécu, qu’elle disait. C’est la Shoa, retenez bien ça ! Un holocauste,<br />

qu’elle répétait pour que ça rentre… Jésus est mort sur la<br />

croix, mais là-bas, j’en ai vu beaucoup des Christ mourir<br />

d’injustice… On ne les crucifiait pas, mais c’était pire… Ce n’est<br />

pas racontable ce qu’ils ont enduré… »<br />

<strong>Le</strong> visage de Clara prenait les traits d’une madone, quand<br />

elle nous brossait le tableau de ce qu’elle avait vu là-bas… Elle<br />

semblait porter les douleurs de l’humanité entière. Alors, pourquoi<br />

n’en recevait-elle pas plus, du bonheur, elle, hein ? Après<br />

tout ce qu’elle avait fait pour le bon dieu et les juifs ! Mais peuton<br />

attendre du bonheur qu’il soit juste ? Est-ce pour se rendre<br />

conscient les uns des autres que les humains se font tant de<br />

mal ? Je me le demandais moi. <strong>Le</strong>s films de guerre américains<br />

que l’on projetait à l’Éden divertissaient bien le week-end. <strong>Le</strong>s<br />

explosions, les cris, la sauce tomate et les larmes, ça leur bottait<br />

aux usagers. <strong>Le</strong>s vraies guerres n’étaient que des répétitions<br />

d’avant tournage alors ? <strong>Le</strong>s militaires se faisaient trouer la<br />

peau juste pour donner du boulot et de l’imagination aux gars<br />

d’Hollywood… C’est comme ça qu’ils faisaient de « bons<br />

films »…<br />

Un matin de juin, pour couper court à une prise de bec, papa<br />

prit la route du vrai au volant de sa 4 CV pour se rendre à<br />

une partie de pêche. Il affectionnait tout particulièrement la<br />

Vallée de l’Ourthe, dont nous buvions l’eau et dans laquelle<br />

nous nous baignions au temps où les Occidentaux n’humiliaient<br />

pas autant qu’aujourd’hui la nature.<br />

« Je te souhaite de valser dans le décor, lui lança la Bouche<br />

alors qu’il franchissait notre porte. »<br />

– 88 –


Cela ne rata pas. Kaput les week-ends à la campagne ! Léopold<br />

avait dérapé en plein dans un virage.<br />

« Ma p’tite auto… Il a démoli ma p’tite auto ! Mes p’tits<br />

z’enfants, on n’a plus de p’tite auto. (Tout était petit ce matinlà),<br />

mon p’tit capital… Et toutes ces années d’efforts perdues…<br />

Démolie, il l’a démolie… »<br />

Pour le coup, la tribu connut quelques dimanches dont elle<br />

ne put briser la monotonie qu’en déclenchant quelques orages.<br />

On y avait pris goût aux joies du volant, Clara en tête. Elle fit les<br />

comptes et l’on reprit bientôt la route enchantée.<br />

« Hé, roule sans zigzag hein Léopold, on est en rodage ; tu<br />

vas encore valser dans le décor ! N’oublie pas que tu nous as<br />

coûté un os avec ton dérapage, rappelait Clara en prenant place<br />

dans la Dauphine qui sentait encore l’huile de coude fraîche. »<br />

C’qui veut, trop content de pouvoir à nouveau rouler en bagnole<br />

comme un homme, mettait la pédale douce en s’abstenant<br />

de commentaire. Hormis la pêche, il avait cette autre passion<br />

d’aller surprendre le gibier dans les forêts ardennaises. Quand il<br />

nous y emmenait, gare à celui qui faisait craquer une branche<br />

sous sa bottine. Il fallait pour l’accompagner, être impeccable<br />

comme des guerriers, spécialement quand nous allions aux<br />

biches. À cet effet, il nous avait appris à contrôler nos moindres<br />

mouvements et à marcher contre le vent, en tenant à la main un<br />

chiffon imprégné de graisse animale. C’était un homme qui sentait<br />

bon la résine de pin et qui savait d’un sourire faire rayonner<br />

la lumière de son sphinx intérieur.<br />

« Attention un geai ! L’ennemi du chasseur ! S’il nous voit,<br />

il va ameuter toute la forêt… Ca y’est, là, regardez, des biches ! »<br />

La sève du contentement lui montait au visage et l’allumait<br />

comme une kermesse. Puis, il nous faisait admirer les biches,<br />

SES biches...<br />

« <strong>Le</strong>s voyez-vous ?<br />

– 89 –


– « – ? »<br />

– Moi oui, f’ça y est, maintenant je les vois, faisait Phyl’tout<br />

excité.<br />

– Chûüut, pas si fort, tu vas leur faire peur, reprenait Léopold<br />

d’une voix réprobatrice. Et toi le grand, les vois-tu à<br />

c’t’heure ?<br />

– « ! +°= ? »<br />

– Comment… todi nin ? Pour moi, je sais pas mais… je<br />

crois que t’es bigleux valet ! Ouvre tes quinquets. Là, entre les<br />

trois sapins, tu n’les vois pas ?<br />

– Ha oui, j’les vois… Y’a même un cerf…<br />

– Mais non, c’est des branches ça… Elles sont belles, hein ?<br />

C’est vraiment de belles petites bêtes, neni ?<br />

– Si on avait un fusil… Pan ! Fit Philippe.<br />

– Pourquoi les faire tuer ? Elles sont mieux vivantes ! On<br />

en a assez massacré pendant la guerre, maugréait alors Léopold,<br />

irrité d’avoir engendré l’auteur du prochain génocide animal. »<br />

Quand nous allions aux champignons, nous lui présentions<br />

tous ceux que nous trouvions. Il les palpait, les reniflait, les goûtait<br />

même, avant de décider s’ils finiraient dans la poêle. En septembre,<br />

nous allions aux myrtilles, aux airelles, là c’était les<br />

<strong>Merblex</strong> qui goûtaient… En mai, on filait aux muguets.<br />

« Ca n’est pas parce que votre mère est enmacrâlée disaitil,<br />

qu’elle n’a pas droit à un bouquet (wallon : ensorcelée) ! »<br />

Chez nous, lorsque quelqu’un s’avisait d’ouvrir une fenêtre,<br />

la Bouche se plaignait d’être en plein courant d’air. Si c’était elle<br />

qui l’ouvrait, il entrait un peu d’air frais. Lorsque nous partions<br />

à la campagne, pas question de descendre une vitre, sauf si l’on<br />

préférait disparaître de mort violente plutôt que par asphyxie.<br />

Au cours de ces interminables randonnées bucoliques, ça polémiquait<br />

à bâtons rompus dans le cockpit de notre char. Clara<br />

voulait l’ombre du soleil et le soleil de l’ombre… Sa nature frileuse<br />

ne permettait pas que l’on s’installe trop au bord de l’eau,<br />

– 90 –


tandis que pour Léopold, il était utile au contraire que la rivière<br />

soit proche de notre bivouac ; mais elle ne lâchait pas le morceau.<br />

Nous roulions des heures avant de trouver l’endroit paradisiaque<br />

où elle se sentirait à l’abri du moindre zéphir. Quand<br />

tous ces éléments se trouvaient réunis en un seul et même coin<br />

de verdure, nous déballions notre barda et basta ! Décompresser,<br />

elle ne savait pas ce que c’était Clara, elle nous empêchait de<br />

planer, choisissant toujours le moment du roulage pour faire le<br />

bilan des servitudes de la semaine. Elle nous ceinturait la tête,<br />

s’employant à recréer au fil des kilomètres l’univers mesquin, en<br />

dehors duquel elle ne se serait pas supportée elle-même. Coincé<br />

derrière son volant, C’qui veut se cantonnait au rôle de répliquant,<br />

arrondissant les angles à chaque virage pour pas envenimer<br />

l’affaire. Pendant ce temps, cramponnés derrière nos<br />

vitres « sécurit », mon frère et moi regardions défiler les coteaux<br />

abstraits, dont les branches soutenaient notre spleen. Au<br />

retour, la Bouche abattait une dernière réplique, ponctuant d’un<br />

« happy end » le week-end :<br />

« Et voilà, finie la nouba ! Lundi, la corrida recommence…<br />

»<br />

Léopold, comme d’habitude, restait aussi calme qu’un<br />

poisson que l’on vient de vider. Il sifflotait en garant la voiture,<br />

content de ramener un petit morceau de rivière dans un sceau<br />

de plastic où surnageait une truite, deux peut-être même.<br />

« C’est encore dimanche, répliquait-il ! Demain, c’est demain.<br />

Tu ne vas pas encore te plaindre à l’avance ?<br />

– Il faut bien que j’y pense moi à demain. Si tu crois que je<br />

n’en ai pas marre de tirer le diable par la queue ?<br />

– Mais ne le tire pas, laisse le partir…<br />

– Ca alors, c’est la meilleure, comme si c’était moi qui… »<br />

Pauvre Clara, Léopold aurait donné toutes les chansons des<br />

rivières pour que tu te laisses prendre en rêve, ne fût-ce qu’un<br />

instant. Il y avait que du bon dans le monde du père, mais tu<br />

– 91 –


t’échinais à le fissurer, tandis qu’il s’évertuait à en colmater les<br />

brèches. S’il avait été menteur, ivrogne ou débauché, cet<br />

homme-là aurait pu devenir le héros d’un grand roman… Or,<br />

pour le scribe ou le médecin, un corps sain offre moins d’intérêt<br />

qu’un corps malade… Quand on avait dit de Léopold qu’il était<br />

humain, peut-être même trop… on avait tout dit.<br />

Comme beaucoup d’êtres nerveusement atteints, Clara<br />

communiquait sur un mode étranger à la moyenne des gens. Ses<br />

perceptions du temps et de l’espace étaient singulièrement atypiques.<br />

Elle avait un radar. Elle sentait les choses fourmiller<br />

dans l’air. En cela, nous nous ressemblions. Et lorsqu’elle prédisait<br />

un événement, il n’était jamais long à se produire. C’était<br />

elle qui le créait, qu’on aurait dit ! Il n’y avait plus alors qu’à<br />

prier pour que le sens de ses oracles s’inverse et produise de<br />

bons effets.<br />

« Hé, mollo, c’est dimanche hein ! On n’a pas le feu au derrière…<br />

Si tu ne ralentis pas, tu vas voir qu’on va déraper hein, je<br />

t’ai prévenu, maintenant fais ce que tu veux, dit-elle les yeux<br />

fixés sur la ligne blanche.<br />

– Faudrait que j’arrive à pêcher avant midi tout de même,<br />

sinon ça n’vaut pas la peine, minaudait Léopold. »<br />

Attention ! Ça je sais plus qui l’a dit… Nid de poule à deux<br />

heures ! Poum ! Coup sec du volant, hôhôhop ! Pof’, patafoum,<br />

pop’s ! On fait tous des pets… D’jitss’on dérape – crïïï… Bom !<br />

On capote – Bling ! Tête à queue… Un tonneau, deux c’est plus<br />

cher. On glisse sur le toit, comme si qu’on flotte. Et Frinkrômtchâc<br />

! On se retourne. On s’immobilise dans un pré en contrebas.<br />

<strong>Le</strong>s vaches esquivent la cascade. Sous le choc, je<br />

m’évanouis moi, éjecté hors de ma Maison-de-Vie, que je suis.<br />

Tous dans le pré, verts…<br />

– 92 –


Je regarde la nuque de mon père penché sur ma forme<br />

physique, allongée dans l’herbe. Il essaie de me ranimer. La<br />

Bouche me cause à l’oreille…<br />

« Henri, Henri, ça va ? Tu m’entends ? Reviens, c’est fini. »<br />

Revenir au monde ? Minute ! Voir sans être vu, sensas… En<br />

plus, je ne souffrais pas du tout, que dalle. Plénitudifié, que<br />

j’étais, moi ! Mon lotus mystérieux flottait dans l’espace… synthèse<br />

de l’être et de ses sentiments. Saint-Thèse, priez pour<br />

nous… Certains détails, d’ordinaire imperceptibles,<br />

m’apparaissaient. Visionnaire que j’étais ! J’inventais le numérique.<br />

L’habitation charnelle des marcheurs sur pieds<br />

m’apparaissait comme à la radiographie, des squelettes avec du<br />

steak collés dessus, pleins de tuyaux reliés au tableau de bord et<br />

une lampe allumée dans la caboche… tandis que de chacun de<br />

leurs organes fusaient des faisceaux lumineux.<br />

« Henri, reviens… allez ! »<br />

Au monde ? Minute ! C’est trop sensas. On change de<br />

temps… Tout est si net que je peux compter leurs cheveux. Ils<br />

portent une inscription circulaire autour de leur tête maison ! Je<br />

décrypte leurs pensées les plus intimes… Sensas ! Tout ce que<br />

l’on est, tout ce que l’on vit est là, je vois. L’air d’habitude incolore<br />

s’affirme verdâtre. Des centaines de serpentins y circulent,<br />

un peu comme des rivières fluorescentes.<br />

Mon père a beau être un C’qui veut, toujours il subit pour<br />

vivre, contraint, la volonté des autres. Quand il est face à un<br />

choix, il a tellement de mal à se décider qu’il laisse le plus souvent<br />

passer l’occasion.<br />

Malin comme un singe, Philippe, ça je savais déjà… Complice<br />

malgré lui des violences que je subis, il s’inflige bien des<br />

tourments. Son mental forme des nœuds inextricables où il<br />

s’empêtre. Il partage ainsi mes peines croit-il… Comme y souffre<br />

mon petit frère…<br />

– 93 –


<strong>Le</strong>s crises de Clara se produisent toujours autour de<br />

l’anniversaire de la mort de son père… Elle est programmée<br />

pour être constamment en butte à l’adversité. <strong>Le</strong>s affres d’un<br />

passé douloureux l’incitent à reproduire sempiternellement les<br />

conditions d’épreuves antérieures. Ressusciter son bonheur<br />

avorté est impossible… Elle se cramponne alors à ses larmes<br />

jusqu’à saigner des yeux. Elle ne parvient pas à dissocier son<br />

drame du bonheur qu’elle espère. Faut qu’elle souffre pour le<br />

mériter, du moins le croit-elle. La douleur est de son point de<br />

vue, le plus sûr moyen de parvenir à ce à quoi tout être humain<br />

à droit. Elle gratte ses croûtes. Cette quête du bonheur à travers<br />

la souffrance fait de Clara un être attaché au poids de ses<br />

chaînes, plus qu’à l’amour de tout ce qui peut la libérer. Elle<br />

veut à contre-vœux. Dès lors, il est bien difficile de l’apprivoiser.<br />

Elle se trompe de bonheur. Pire, elle confond fortune et salut…<br />

Lorsqu’elle fait ses comptes, elle ne peut s’empêcher de<br />

croire que le bonheur est de garder ce qu’elle possède. Elle regarde<br />

toujours à la dépense, sans comprendre que pour récolter<br />

d’un côté, il faut dépenser d’un autre… Elle ne comprend pas<br />

que l’on ne récolte que ce que l’on sème. Elle a tant manqué de<br />

tout : sincère Clara, en tout ce qu’elle fait, en tout ce qu’elle<br />

croit. Mais la sincérité en fait souvent baver à ceux qui attendent<br />

qu’elle les sauve. Ses ongles griffent, ses mains tapent, sa<br />

bouche pique, pour attraper un coin de ciel bleu. Puis, au moment<br />

où elle se prépare à s’en saisir, elle s’aperçoit de la date de<br />

péremption imprimée en petits caractères sur l’emballage. Foutu.<br />

On vit ensemble pour se punir les uns les autres d’être ce<br />

que nous sommes ou ne sommes pas. Ah, s’ils se découvraient<br />

consciemment, tels qu’en eux-mêmes, tels que je les voyais à cet<br />

instant. Si nous avions pu nous voir au lieu de nous regarder,<br />

comme tout aurait été différent…<br />

La sensation d’avoir perdu quelque chose auquel je tenais<br />

me gagna. Je me déplaçais sans l’avoir cherché, survolant les<br />

– 94 –


objets répandus dans le pré. <strong>Le</strong> livre que j’avais emporté était là,<br />

posé comme une flamme sur l’herbe, encore imprégné de mon<br />

fluide, la cause pourquoi je ne mis pas longtemps à le localiser…<br />

C’était ça le truc ! Un album de photos superbes montrant la civilisation<br />

égyptienne… J’entre dedans… phénomène étrange…<br />

Je suis aspiré dans une espèce de tunnel vertical… avec tout en<br />

haut, dans un ovale : la Blanche… On essaie de me faire sortir<br />

dans la lumière… que je me suis dit… Lumière puissante, qui<br />

n’éblouit pas, ne projette aucune ombre, mais pénètre tout. Instantanément,<br />

je sus son nom : Maât ! Sensas !<br />

« Henri, reviens c’est fini. C’est maman… Est-ce que tu<br />

m’entends ?<br />

– C’est pas le moment… au Monde… Pharaon, dieu vivant<br />

me reçoit :<br />

« Ankheri, scribe de la grande Maison, je te fais Écuyer<br />

Tranchant pour la Cité des Beautés. Tu veilleras au repos éternel<br />

des Rois, qui sont dans leurs Maisons-de-Vie. »<br />

Boûng, boûng, boûng ! Trois coups de gong résonnent<br />

quand je quitte la salle d’audience de Pharaon. C’est sensas !<br />

Sensas ! J’ai une escorte, Tâtât’! Un beau cheval. Je suis chef<br />

d’une escorte qui m’escorte ! On part… Tâtât ! <strong>Le</strong> Nil est gonflé<br />

d’hippopotames… Sensas !<br />

– Henri, c’est fini… Est-ce que tu m’entends ?<br />

– Laissez-moi voir mon film à la fin ! »<br />

Rê descend à l’Occident. Son œil cesse de resplendir sur<br />

l’Empire. <strong>Le</strong>s vapeurs d’eau montent vers le ciel. <strong>Le</strong>s hippopotames<br />

sortent des boues du Nil, s’aplatissent sur les berges<br />

comme des mottes de beurre noir… Après une journée de travail<br />

harassant, l’homme de la terre remercie Tefnout, déesse des<br />

éléments liquides. Atoum, dépose sur la peau cuite de son dos le<br />

baume du couchant…<br />

– 95 –


« Pourtant, il respire… Ses yeux gigotent mais on dirait<br />

qu’il ne nous entend pas, constate Clara.<br />

– Mais si je vous entends ! Mais pas maintenant… »<br />

Voici deux années que la crue du Nil n’a pas dépassé six<br />

coudées, contre dix-huit trois ans auparavant. Seulement ça,<br />

vous vous en fichez vous autres, hein ? <strong>Le</strong>s paysans se lamentent<br />

sur leurs récoltes et voient diminuer leurs réservent à mesure<br />

que la terre se dessèche. <strong>Le</strong>s orangers ne donnent que des<br />

prunes ! Kriifhif’t ! <strong>Le</strong>s sauterelles achèveront le massacre. Faut<br />

faire quelque chose. <strong>Le</strong>s offrandes commencent à se faire rares<br />

dans les Temples, les prêtres manquent de vivres. Il paraît<br />

même que le grand Vizir a réduit les distributions d’aliments au<br />

personnel religieux. Vous voyez bien que nous les scribes, nous<br />

avons autre chose à faire que d’aller à la pêche. Il faut que l’on<br />

fasse l’inventaire des greniers, que l’on surveille la nécropole où<br />

les pilleurs de tombes violent les demeures éternelles, dérobent<br />

l’or qu’ils y trouvent et l’échangent pour se procurer du blé. Ces<br />

affaires-là remettent sérieusement l’économie du pays en cause.<br />

En plus, ces criminels mettent en péril la stabilité des croyances<br />

et du culte, en racontant partout que les princes et les Rois n’ont<br />

pas consommé leurs offrandes sépulcrales, ni utilisé le mobilier<br />

funéraire depuis leur dépôt dans leurs tombes. <strong>Le</strong>s temples de<br />

deux provinces ont déjà vu diminuer de moitié le nombre de<br />

leurs fidèles. Comment voulez-vous que les gens continuent à<br />

croire ? S’il leur est révélé que les habitants des cercueils sont<br />

bel et bien morts, que même les Rois n’emportent rien dans la<br />

vie éternelle.… Si la vision profane dépasse la vision sacrée, c’en<br />

est fait de l’Égypte ! Ces indiscrétions risquent de coûter cher à<br />

notre civilisation et de profiter à Hozarsiph (premier nom de<br />

Moïse). Ce juif n’hésitera pas à utiliser ces informations pour<br />

faire campagne contre pharaon. On ne peut laisser faire.<br />

« Henri, c’est papa, c’est fini… reviens gamin…<br />

– Non ce n’est pas fini… »<br />

– 96 –


On approche de la fête de l’Ouag (printemps) ; et le peuple<br />

est affamé ! La disette s’ajoute aux ennuis d’état. Hozarsiph<br />

s’intitule maintenant Chef du peuple hébreu, qu’il veut le retirer<br />

d’Égypte. Qui fera les briques de nos Maisons-de-Vie ? S’il emmène<br />

hors d’Égypte la population de tout un nôme ? (province).<br />

Hozarsiph, cousin de pharaon, un rebelle ! Qui aurait imaginé<br />

cela ? Lui qui fut élevé comme un prince de sang à la cour du<br />

très profond Méneptah – Aimé d’Amon Rê – fils de Ramsès II.<br />

Lui, à qui nos prêtres ont tout enseigné… Hozarsiph a trahi Pharaon.<br />

Initié aux mystères d’Osiris, il a trahi les mystères. Qui est<br />

ce DIEU UNIQUE dont il parle ? Ne l’a-t-il pas inventé ?<br />

« P’tête qu’il est mort, souffla Philippe.<br />

– Ne dis pas de sottises toi, tu vois bien qu’il est dans les<br />

pommes.<br />

– Je flotte dans le monde des marcheurs sans pieds, moi.<br />

Je sens plus mon dos. Mon œil droit est le Soleil et le gauche la<br />

Lune…<br />

– Hé <strong>Merblex</strong>, est-ce que t’es mort ?<br />

– Non je ne suis pas mort, laissez-moi entrer dans mon horizon…<br />

Laissez-moi revoir, les Temples de Thèbes et la belle Isis<br />

dont j’étais l’amant… Laissez-moi revoir Amon qui se lève, le Nil<br />

sous le vent, les jardins de Memphis. Laissez-moi dresser<br />

quelques obélisques… construire des palais, en albâtre blanc.<br />

Laissez-moi porter mon scarabée d’or et comme Osiris, être un<br />

Dieu vivant. Laissez-moi mes rêves, puisqu’ils ont bâti ma Maison-de-Vie.<br />

« Mais bon sang, qu’est-ce qu’il faut faire pour qu’il revienne<br />

à lui celui-là ? se plaignit la Bouche. Il est capable de<br />

nous faire une léthargie.<br />

– Y paraît que des fois, ça peut durer des semaines<br />

s’inquiétait Léopold.<br />

– 97 –


– En tout cas, conclut-elle après une pose dramatique,<br />

j’espère que ça n’est pas une catalepsie, parce que ça alors, c’est<br />

grave.<br />

– Ca vaudrait tout de même mieux que de le voir partir<br />

d’une nécrologie…<br />

– C’est pas une maladie ça, tu radotes, rétorqua aussitôt la<br />

Bouche qui ne perdait pas une occasion de faire savoir qu’elle<br />

avait du vocabulaire.<br />

– Attendez, je vais aller chercher de l’eau, s’exclama Phyl’.<br />

– Tiens-toi tranquille toi, laisse-nous faire.<br />

– Hé <strong>Merblex</strong>, réveille-toi, y’a du matoufet… insistait Phyl’.<br />

– Si c’est tout l’effet que ça te fait de voir ton frère mort ! »<br />

<strong>Le</strong> prince Pézer a adressé une plainte au Vizir Khaeouese,<br />

directeur des domaines de la grande prêtresse d’Amon-Rê, signalant<br />

que les tombes du bien aimé Aménophis I, ainsi que<br />

celle de sa royale épouse, ont été pillées par des voleurs qui refondent<br />

l’or des parures royales pour se procurer du blé.<br />

En ce 1er Hator de l’an Thot, moi Ankheri, écuyer tranchant,<br />

scribe de Pharaon, directeur des domaines de la Place<br />

des Beautés et informateur du Royaume, j’ai ordre d’examiner<br />

ces Maisons-de-Vie. Je constate que les pilleurs y sont entrés en<br />

ouvrant une brèche de deux coudées sous le portique et qu’ils<br />

ont porté la main sur eux. <strong>Le</strong>s parures, les amulettes et les vases<br />

canopes en argent ont disparu. Ce sont des crimes si graves<br />

qu’ils méritent le pal et toutes sortes de supplices…<br />

La voie poussive du monde réel se fait de plus en plus insistante,<br />

on me rappelle dans mes muscles… ça picote, ça flaire la<br />

bouse de vache.<br />

« Hé <strong>Merblex</strong> ! réveille-toi… »<br />

– 98 –


On me secoue, encore et de plus belle, on me souffle dans<br />

les naseaux. Ca renifle… ça cornifle… ça pue… ça m’écoeure.<br />

« Tiens Léo’met lui ça sous le nez… c’est de l’eau de Cologne…<br />

– K’yeûrk !<br />

– Ca y’est, il revient…<br />

– Alors valet, t’as eu peur hein ? sourit Léopold.<br />

– Qui moi ?<br />

– Tu n’as pas mal ? Lève-toi pour voir. Tu nous as fichu<br />

une trouille carabinée, à moi et à ton père, ça tu pourras t’en<br />

vanter.<br />

– Hé <strong>Merblex</strong>, t’as été dans les pommes hein… pas moi !<br />

– J’ai envie de vomir…<br />

– C’est charmant ! s’offusqua Clara. Si c’est tout ce que tu<br />

trouves à dire pour nous remercier.<br />

– Non, c’est l’eau de Cologne… Hé ! Mon livre ? Vous avez<br />

retrouvé mon livre ?<br />

– Ah, ça faisait longtemps ça, fit Clara en prenant les autres<br />

à témoin. Je vous le dis bien, il ne pense qu’à l’Égypte celui-là.<br />

Ce que je dis est toujours vrai d’ailleurs… murmura-t-elle pour<br />

consumer ce qui lui restait d’air dans les bronches. »<br />

Sensas ! Je me souvenais de tout. Tout était là : <strong>Le</strong> Nil, Méneptah,<br />

Amenophis, mais… motus. Il était midi quand j’atterris<br />

à nouveau dans le monde des matrices, les yeux dilatés… Horus<br />

de l’Horizon atteignait le zénith pour prendre le nom d’Amon<br />

Rê et resplendissait juste au-dessus de moi…<br />

« Sensas ! Que j’ai lâché.<br />

– Ah non, tout de même, reprit aussitôt Clara, ne t’avise<br />

plus de nous ficher une trouille pareille. Allez, on rentre. »<br />

– 99 –


On sortit la voiture du fossé, par chance elle roulait encore.<br />

Nous sommes rentrés au pas, dans un concert de tôles froissées,<br />

montrés du doigt tout le long du retour. Aux dires de Philippe,<br />

ma syncope n’avait pas duré plus de cinq minutes.<br />

« Sensas !<br />

– Quoi sensas ?<br />

– Rien… »<br />

Je retournerai là-bas un jour… je le savais moi, je connaissais<br />

mon destin maintenant.<br />

« Oh ton frère lui, fit la Bouche, il peut arriver n’importe<br />

quoi, il trouve toujours tout sensas. <strong>Le</strong> ciel pourrait nous crouler<br />

dessus, ça serait pareil. Tu ferais mieux de dire une prière au petit<br />

Jésus tiens, pour le remercier… On a failli mourir ce matin. »<br />

À l’arrivée, on a débarqué de notre tas de ferraille sous l’œil<br />

hébété des voisins. Aussi sec, maman a foncé à l’église pour<br />

flamber un cierge aux pieds de Sainte Rita, pendant que le<br />

C’quiveut nous emmenait au cinéma voir un western. Mais ça ne<br />

valait pas ma vision sublime de la matinée. Il me fallut des semaines<br />

avant d’en épuiser l’émerveillement. Pour le coup, je me<br />

mis à étudier plus sérieusement l’antiquité. Désormais, je ne<br />

pouvais plus supporter d’entendre s’exclamer les jouisseurs :<br />

« On ne vit qu’une fois, on en profite. » Sale race ! J’ignorais encore<br />

si la vie éternelle existait, mais la Vie Continuelle, ça oui, j’y<br />

croyais.<br />

– 100 –


XI<br />

En fait de Maison-de-Vie, la nôtre était bien gardée et les<br />

pilleurs de tombes qui s’y seraient introduits sans chausser leurs<br />

pantoufles, auraient été drôlement bien reçus… Une bonbonnière<br />

que c’était chez nous. Malheur à qui déplaçait un bibelot<br />

de son napperon !<br />

<strong>Le</strong> poêle à charbon ronronnait sous le marbre noir de la<br />

cheminée en exhalant une odeur de cire cuite tandis que Léopold,<br />

absorbé par une lecture, aurait semblé momifié si de<br />

temps à autre, il n’avait bougé les doigts pour tourner les pages.<br />

Clara, assise dans un autre fauteuil, balayait son espace vital<br />

d’un regard circulaire, répertoriant les surfaces qui n’auraient<br />

pas reçu leur coup d’Ajax. La tête légèrement renversée en arrière,<br />

elle aspirait régulièrement des bouffées de sa cigarette de<br />

tabac blond, satisfaite de voir que l’univers entier était en ordre.<br />

Elle se faisait une vraie gloire de voir briller le dais de ses<br />

meubles et pour un peu, elle aurait aussi astiqué le tronçon des<br />

voies du tramway passant sous nos fenêtres. Sans le soutien symétrique<br />

des choses « bien à leur place », dans l’angle choisi par<br />

elle et sous l’éclairage qu’elle avait décrété, elle se sentait prise<br />

de vertiges. Ainsi, peu à peu, le petit ennui douceâtre qui planait<br />

dans la pièce, finissait-il toujours par ressembler au bonheur<br />

qui fait tourner la terre.<br />

« Pour une fois, les gosses ne bougent pas murmura-t-elle.<br />

On ne les entend pas, hein Léo’? Lui, hochait la tête en signe<br />

d’approbation, sans lever le front de son polar.<br />

– Pourvu qu’ils ne soient pas en train de faire des bêtises.<br />

Bof, on finira bien par les dresser ces deux là… »<br />

– 101 –


Soudain, ses yeux vagabonds remarquèrent une ombre sur<br />

un guéridon…<br />

Elle redressa le buste et les traits durcis par la morsure<br />

d’une inquiétude profonde :<br />

« Je me demande bien qui m’a taché ce meuble ? Ca ne<br />

vaut vraiment pas la peine que je m’esquinte à frotter, on<br />

m’amoche tout ici… Oh, ça doit être un des deux, l’égyptologue<br />

sûrement. Il n’emploie jamais les sous-verres… il faudra que je…<br />

pour qu’à l’avenir… »<br />

Sans achever sa phrase, elle se dressa sur ses tibias et les<br />

yeux pointus, magnétisée par une force invisible :<br />

« Tiens, comme les murs sont ternes de ce côté, dit-elle en<br />

se tournant vers Léopold pour le prendre à témoin. »<br />

Mais C’quiveut ne bronchait pas lui. Au monde, il y était<br />

plus.<br />

« Il va bientôt falloir retapisser, j’ai l’impression… Quand<br />

comptes-tu le faire Léo’? Il leva le front, s’extirpa de son Simenon<br />

et à cette question déjà désintégrée dans la nuit des temps,<br />

il répondit nonchalamment :<br />

– Bof, un de ces quatre.<br />

Puis constatant à rebours le viol qu’il venait de subir, il<br />

ajouta :<br />

– Assieds-toi donc. Ne saurais-tu rester cinq minutes tranquille<br />

? Tu penses qu’à frotter.<br />

– Tu n’as pas l’air de te rendre compte du boulot que j’ai ?<br />

C’est quelque chose sais-tu, d’entretenir un intérieur, souffla-telle<br />

comme si elle soulevait une enclume. Évidemment pour<br />

vous, on sait bien que je ne fais rien de toute la journée, je me<br />

tourne les pouces ! Hier j’ai lavé toutes les boiseries des portes,<br />

elles étaient maculées de marques de doigts. »<br />

– 102 –


Imposer aux autres la pression qu’elle subissait était une<br />

manière de se rassurer et de rentabiliser toutes ses années de<br />

souffrance. Si elle avait dû renoncer à cette logique, tout ce<br />

qu’elle avait enduré pour intégrer ce contraignant programme<br />

lui serait apparu comme la plus vaine des expériences et l’aurait<br />

sans doute plongé dans le plus profond désespoir.<br />

« Est-ce que tu sais au moins pourquoi le bon dieu a fait les<br />

pieds des femmes plus petits que ceux des hommes ? questionna<br />

soudainement Léopold. Et, sans attendre une réponse…<br />

– parce qu’elles peuvent se tenir plus près de l’évier quand<br />

elles font la vaisselle… alors… tu vois…<br />

La Bouche voulut répliquer, mais une douleur lui coupa net<br />

le sifflet :<br />

– Aïe ! Ach, gémit-elle en portant ses mains à l’une de ses<br />

cuisses.<br />

– Qu’as-tu ?<br />

– Ach, Achss’c’est une crampe. Oh, que ça fait mal… Va vite<br />

chercher l’eau de Cologne qui est sur la tablette de la salle de<br />

bains, dit-elle en précipitant ses mots. M… J’y pense, y en a<br />

presque plus je parie, continuait-elle d’une voix rauque. Il va<br />

falloir que j’en rachète… encore un coup de cinquante balles ça,<br />

ach ! »<br />

Puis sautillant sur un pied et tordant les muscles de son visage<br />

comme si elle y avait fait remonter sa crampe, elle regagna<br />

son fauteuil, pour s’y laisser choir.<br />

« J’ai peur de mes jambes, j’ai peur de mes jambes, répétait-elle<br />

morfondue, comme s’il s’agissait d’une partie étrangère<br />

et indépendante de son corps.<br />

– Tu es toujours aux aguets, c’est pour ça que tu attrapes<br />

des crampes. T’es trop crispée, faut te laisser aller de temps en<br />

temps, argumentait Léopold en lui massant la patte.<br />

– Oui, mais Léo’, le boulot il est là lui, il n’attend pas, on<br />

dirait qu’il me tend les bras. La chambre des mômes est un véri-<br />

– 103 –


table musée… Philippe collectionne les obus et l’aîné les momies…<br />

Je vais faire valser tout ces ramasse-poussières aux ordures,<br />

pas plus tard que demain…<br />

– Quand y vont voir ça…<br />

– Quoi, c’est pas eux qui font le ménage… je ne vais tout de<br />

même pas payer une bonniche pour entretenir ça.<br />

– Ils ont déjà pas grand chose… mais, bon, fait comme tu<br />

veux, conclut Léopold. »<br />

J’avais la manie de m’hypnotiser en me curant le pif ; geste<br />

d’inquiétude, aucune remontrance ne parvenait à empêcher mes<br />

explorations nasales. À cet effet, la Bouche inventa un jeu de<br />

mots. Je n’étais plus l’aîné mais, « laid nez ».<br />

« Qui a fichu tout ce désordre ?<br />

– C’est laid nez.<br />

– Eh, l’archéologue, tu fais des fouilles ? Hé laid nez, tu<br />

nettoies la salle de danse ? »<br />

Du côté « quart de brie », Clara n’avait cependant pas été<br />

oubliée. Son beauf’, un jour de colère, le lui avait cassé en la<br />

frappant avec un objet contondant. Aussi, par réaction à ses<br />

coups de gueule et pour la punir d’avoir balancé nos affaires à la<br />

poubelle, nous l’avions l’affublée d’un sobriquet piquant. Lorsqu’elle<br />

nous écharpait, aussitôt dégagés de ses griffes, on scandait<br />

:<br />

« Grosse Nasse ! Grosse Nasse ! (gros nez) en appuyant<br />

bien chaque syllabe avec toute la trivialité dont nous étions capables.<br />

Ca serait à qui ferait le plus bouillir Grosse Nasse et<br />

nous n’étions satisfaits que lorsque nous la voyions écumer. Une<br />

haine bien entretenue, bien vivante, cultivée avec amour, ne<br />

pouvait qu’empoisonner de l’intérieur sa propriétaire, l’instinct<br />

nous le disait.<br />

« Grosse Nasse ! Grosse Nasse ! »<br />

– 104 –


Nous avions mis dans le mille, ça marchait au milli-poil.<br />

Nous jubilions littéralement de la voir nous poursuivre sans<br />

pouvoir assouvir sa hargne.<br />

« Grosse Nasse ! Grosse Nasse ! »<br />

La provoc avait un goût d’ivresse monstrueux qui poivrait<br />

la gueule. C’était extra ! Ah tu voulais t’amuser Clara, tu étais<br />

servie !<br />

« Grosse Nasse ! Cherche Grosse Nasse, cherche ! »<br />

Nous passions sous les tables, dévalions quatre à quatre les<br />

escaliers… Elle avait le bras long, mais nous courions plus vite<br />

qu’elle.<br />

Elle s’arrêtait souffle court, portait la main à son cœur pour<br />

nous apitoyer, mais c’était une ruse le poulailler.<br />

« Je vous aurai au tournant. Et je le dirai à votre hoc !<br />

hêck ! Père…<br />

– Grosse Nasse ! Grosse Nasse ! »<br />

Elle macérait dans le poison qu’elle sécrétait. À bout, elle se<br />

ratatinait dans un fauteuil et allumait « une bonne petite tasse<br />

de café », en buvant « une bonne petite cigarette ». Mais fallait<br />

pas qu’on s’y trompe, ça n’était pas une reddition, tout juste un<br />

court entracte. Grosse Nasse adorait ces parties de gymkhana,<br />

c’était son sport. Il arriva même que la partie engagée se termine<br />

en fou rire, hé hé ; Complice alors ? Pas vrai Zette ?<br />

D’ailleurs dès qu’elle avait récupéré un peu, y valait mieux<br />

l’avoir dans le collimateur parce qu’il arrivait toujours un moment<br />

ou elle bondissait comme une exterminatrice. <strong>Le</strong> soir,<br />

Phyl’et moi, enfouis sous les couvertures, nous riions de nos exploits<br />

et l’on mettait au point de nouveaux plans. Pour ce qui est<br />

des suites judiciaires, Phyl’, qui savait toujours se mettre en retrait,<br />

était généralement épargné. <strong>Le</strong> « <strong>Merblex</strong> » écopait pour<br />

deux. Un jour pourtant, sans avoir annoncé un changement de<br />

politique, Clara enferma Philippe dans la cave jusqu’à l’heure du<br />

coucher, le tout sans souper. Y faisait dans son froc comme un<br />

mort. Il a chialé comme une madeleine et imploré pitié pendant<br />

– 105 –


des heures le sognâ (couard). Quand il sortit du mitard, il était<br />

prêt à toutes les concessions.<br />

« Voilà ce qui t’attend si tu suis l’exemple du <strong>Merblex</strong>, et tu<br />

as intérêt à me dire tout ce qu’il mijote, sinon !<br />

– Oui, m’man. »<br />

C’est à cette époque que Phyl’commença sa carrière de profiteur,<br />

multipliant les sournoiseries à mon égard, pour mieux vivoter<br />

des largesses de Clara. La peur finit par rendre lâche<br />

même les êtres qui vous sont liés par le sang. Lorsque nous<br />

étions plus petits, Clara s’ingéniait à nous élever comme des<br />

jumeaux. Nous étions toujours peignés et vêtus de façon identique,<br />

même les voisins nous confondaient. Nous semblions<br />

partis pour n’être jamais rivaux, mais égaux en tout. C’était sans<br />

compter sur l’habileté de Grosse Nasse au maniement des concepts<br />

zizaniques. Il n’y avait qu’à observer avec quelle science<br />

elle s’employait à écarter mon cadet des causes qui lient si bien<br />

des frères. Grosse Nasse ne se contentait pas de faire de Philippe<br />

un hypocrite en flattant ses faiblesses, par l’excuse ou la<br />

dispense de punition dont il devait équitablement hériter ; elle<br />

le rendait étranger à mes peines et plus grave encore, à mes<br />

joies. Or, ceux que le châtiment épargne ne sont pas plus reconnaissants<br />

envers leurs maîtres que leurs victimes. Peut-être<br />

même n’éprouvent-ils envers eux qu’un regain de mépris ?<br />

« Qu’as-tu <strong>Merblex</strong>, mal aux dents ? Ca ne fait rien, ça<br />

t’apprendra à faire enrager ta mère… Qu’as-tu Philippe, un bobo<br />

? Viens, mon petit, maman va te guérir. Et si ton frère<br />

t’embête, viens me le dire, il aura affaire à moi. »<br />

Mon frère tomba le masque derrière lequel se cachait le visage<br />

de Seth. Clara était désormais tenue au courant de mes<br />

moindres faits et gestes (Seth : équivalent de Caïn, Judas.).<br />

Je vivais en liberté surveillée. Méfiance… y cafardait sec le<br />

bougre ! Lorsque je bouclais une journée sans qu’aucune sanction<br />

ne se soit abattue sur moi, il me semblait toujours qu’il me<br />

– 106 –


manquait quelque chose. Je portais en moi ma prison. Sur mes<br />

jeux planait constamment une indicible menace, surtout quand<br />

elle passait derrière moi, filandreuse comme une panthère. Mes<br />

élans se raidissaient à mi-course et mes rires n’atteignaient leur<br />

plein volume que lorsque je me trouvais à distance respectable<br />

des tympans maternels.<br />

L’ancienne méthode, qui consistait à manœuvrer Léopold<br />

afin qu’il lui rende les gifles que je prenais, était totalement éculée.<br />

Faudrait désormais phosphorer pour concocter l’idée qui la<br />

circonscrirait. J’en vins à la conclusion que le mieux serait de la<br />

paralyser en la rendant folle ! En la personne de Clara, n’avaisje<br />

pas un maître dans l’art d’estourbir les consciences les mieux<br />

enracinées ? Dès lors, il suffirait de prendre exemple. Mais<br />

rendre les gens marteau est plus facile à dire qu’à faire, parce<br />

qu’ils s’accrochent comme des dingues justement. Du reste, audessus<br />

de la cheminée, le certificat encadré de « l’Armée Secrète<br />

» nous rappelait que Clara avait fait de la résistance et la<br />

bataille des Ardennes. J’allais abandonner quand mon petit matoufet<br />

de père me donna la clé du système. Il ne cessait de lui<br />

faire un tas de petites réflexions qui la mettait déjà en condition<br />

:<br />

« Pour moi, je ne sais pas mais, je crois bien qu’il te<br />

manque quelque chose… Y t’manque un bois, ma parole…<br />

– Ben dis que je deviens gaga, pendant que tu y es, réagissait<br />

aussitôt la Bouche outragée ! Oh mais, je sais bien que vous<br />

voudriez me voir enfermée… Si vous croyez que je ne l’ai pas deviné<br />

? »<br />

<strong>Le</strong>s lignes étant posées, j’avais plus qu’à brancher mes<br />

amorces. Mon plan consistait en peu de choses : escamoter ou<br />

confisquer pour un temps indéfini les objets dont elle avait coutume<br />

de se servir. Maniaque comme elle l’était, elle remarquerait<br />

immanquablement que les choses se déplaçaient comme<br />

par enchantement. À longueur de semaine, j’épiais ses allées et<br />

venues, déplaçant tantôt ses lunettes, tantôt son bridge, ses clés,<br />

ses cigarettes… les objets symboliques vers lesquels les « gens<br />

– 107 –


modernes » reviennent sans cesse pour créer l’univers matériel<br />

qui les rassure.<br />

« Tiens, c’est drôle, s’exclamait-elle… Il me semblait pourtant<br />

l’avoir posé là tout à l’heure ? C’est bizarre ça. Ma parole, je<br />

perds les cartes moi ? »<br />

Parfois, elle pilait carrément sur place, soudainement happée<br />

dans une autre dimension, les circuits du cerveau chauffés à<br />

blanc. Puis, elle se tournait vers nous avec ce regard absent<br />

qu’ont parfois les animaux pris au piège :<br />

« Vous ne l’avez pas vu, vous autres ?<br />

– Vu quoi ?<br />

– Mon porte-monnaie, ça fait un quart d’heure que je le<br />

cherche, ce truc-là !<br />

– Il doit être là où tu ranges toujours tes trucs !<br />

– Non, j’ai regardé. Ma parole je déraille moi, ou alors il y a<br />

encore des esprits dans cette baraque ! »<br />

Sur ces entrefaites, j’allais remettre le « truc » à sa place<br />

initiale là où elle s’y attendait le moins.<br />

« Ben ça alors, il est là ! Je deviens vraiment folle moi, c’est<br />

pas possible, s’étonnait-elle. »<br />

Je n’avais plus à l’en convaincre, elle s’en persuadait toute<br />

seule. Je n’étais pas peu fier de l’avoir neutralisée, quelle paix<br />

tout à coup !<br />

Un dimanche, j’ai planqué sa broche en brillant, un des<br />

rares bijoux qu’elle possédât. Ne la retrouvant pas, après une<br />

fouille minutieuse de tout le ménage, elle se résigna à aller expliquer<br />

son affaire à Saint-Antoine. Elle alluma un cierge et pria<br />

avec tant de ferveur, qu’à son retour elle retrouva son bien. À ce<br />

régime, Grosse Nasse finissait par avoir d’effrayants trous de<br />

mémoire, elle égarait finalement elle-même ses affaires.<br />

– 108 –


« Qu’est-ce que je voulais dire moi… Zut, j’ai oublié, ça<br />

n’est rien, ça me reviendra tout à l’heure… », mais ça ne revenait<br />

pas ! Ce manège dura plusieurs semaines, pendant lesquelles<br />

elle ne me refusa rien. Jusqu’à ce que Phyl’aille cafarder<br />

auprès du fater.<br />

« Qu’est-ce qui te prends gronda Léopold, tu veux que<br />

votre mère aille à l’asile ou quoi ? » Y se voyait déjà manger du<br />

matoufet toute la semaine, lui. Alors qu’avec Clara, il avait droit<br />

à la bonne cuisine bretonne, quand elle était bien lunée.<br />

« Ca lui apprendra à détruire mes affaires. Moi aussi, je deviens<br />

maboule. Au moins, pendant qu’elle cherche ses clés, elle<br />

ne me boxe pas.<br />

– Ca suffit trancha Léopold. Il n’y a pas de vengeance qui<br />

tienne ! <strong>Le</strong> prends pas mal, mais si tu n’étais pas là, il y a longtemps<br />

que j’aurais plié bagages. C’est pas une mauvaise mère,<br />

c’est une femme inachevée…<br />

– Oui mais, elle sait tout maintenant, dès qu’elle aura retrouvé<br />

ses esprits, elle recommencera sa danse.<br />

– Fais comme moi, tais-toi, ne lui réponds pas. Sans quoi,<br />

fils ou pas fils, je te punirais ! »<br />

Léopold souffrait déjà d’un ulcère, était-ce bien la peine<br />

d’en rajouter ? Mais alors, quelle stratégie adopter ? Elle me rattraperait<br />

au tournant. Avec le nombre de manches de brosses<br />

qu’elle m’avait cassés sur le dos, j’aurais pu monter un stock de<br />

droguerie. Je pleurais si souvent que les miroirs avaient des<br />

cernes. À l’école, où j’arrivais le plus souvent la tête décollée des<br />

vertèbres, avec une gueule de carton bouilli et des valoches<br />

énormes sous les orbites, j’étais montré du doigt. On m’appelait<br />

le « jeune vieux ». Fallait trouver une solution, vite !<br />

Quelques jours plus loin, je fis un rêve dans lequel m’était<br />

enseignée l’arme totale : le laser du cœur : l’Amour ! Et puisqu’un<br />

jour il faudrait tout de même se résoudre à aimer et que<br />

l’amour serait plus fort que tout, à quoi servait-il d’y résister ?<br />

– 109 –


J’allais donc aimer Grosse Nasse. J’essaierai. Je m’accrocherai,<br />

je l’avais juré à Maât, qui chaque jour pesait mon cœur. D’abord<br />

pour la beauté du geste, mais aussi pour ne pas en venir comme<br />

elle, à me mépriser. Je lui rendrai caresse pour coup. Que griffe,<br />

que gifle, je tendrai la joue. Je serai comme un bon petit toutou,<br />

tout doux. Je plierai, dus-je en crever à genoux, sans hypocrisie<br />

du tout. J’irai jusqu’au bout.<br />

Plusieurs lames du parquet branlaient derrière le comptoir<br />

de « l’Aigle Noir » ; on avait demandé au propriétaire d’envoyer<br />

un menuisier pour effectuer des réparations, mais il se débinait<br />

l’enflure. Y se passait pas un jour sans que l’on entende s’élever<br />

du magasin les imprécations de la Bouche chaque fois qu’elle se<br />

tordait le pied. Léopold avait réparé lui-même le plancher de la<br />

boutique, mais ça refoutait le camp. Maman se mit à boiter,<br />

maudissant du même coup tous les êtres lestes et agiles de la<br />

planète. Sa cheville se mit à enfler… <strong>Le</strong> soir, elle démêlait ses<br />

bandages et caressait du bout des ongles la plaie mauve qui la<br />

démangeait.<br />

Elle se traînait littéralement s’appuyant sur les meubles<br />

pour diriger ses pas jusqu’à son comptoir, s’en prenant à Dieu et<br />

au diable à chaque fois que la sonnette retentissait. Sur sa blessure<br />

apparurent bientôt des crevasses, desquelles suintait un liquide<br />

crémeux. Un nombre impressionnant de médecins défilèrent,<br />

mais aucun ne parvenaient à rendre un diagnostic valable.<br />

« Je m’en vais par les pattes moi, ce n’est pas possible…<br />

Bon sang, quand vont-ils mettre un nom là-dessus ? »<br />

Face à l’incapacité des médecins, elle se tourna vers les<br />

guérisseurs et radiesthésistes du pays. C’est alors qu’Augustin<br />

fit son entrée en piste. Il se recueillait, puis faisait des passes<br />

magnétiques en apposant les mains à quelques centimètres audessus<br />

de la plaie. Après chaque séance, maman pouvait remarcher<br />

sans traîner la jambe et l’on voyait l’ulcère se refermer.<br />

Aussi était-ce avec satisfaction que nous voyions arriver Augustin<br />

pour continuer le traitement. Cet homme exerçait sur nous<br />

– 110 –


une véritable fascination et suscitait notre plus grande admiration.<br />

Il faisait l’effet d’un saint marginal, mais qui n’aurait jamais<br />

sa statue dans les temples. C’était une éminence grise,<br />

comme on dit, l’Aelo des désespérés et, à son contact, on se sentait<br />

devenir meilleur. Il n’acceptait jamais le modeste argent que<br />

nous lui proposions, c’était « contraire à sa foi » disait-il, et prétendait<br />

qu’il perdrait ses dons s’il les monnayait.<br />

« Pourquoi Augustin… C’est quoi la cause ? implorait Clara,<br />

qui voulait comprendre.<br />

– Voyez-vous chère Clara, nos pieds sont en contact permanent<br />

avec ce que l’on appelle les « courants telluriques ». Ils<br />

apportent à notre corps certaines énergies dont nous avons besoin…<br />

et ils absorbent les fluides psychiques usés dont nous<br />

n’avons plus besoin… Quand vous vous énervez, votre corps fabrique<br />

des parasites qui empêchent d’établir cette communication<br />

et le renouvellement de vos énergies… Alors les fluides polluent<br />

tout… Vous captez ? C’est pour cela que votre pied ne cicatrise<br />

pas. »<br />

Clara concevait parfaitement que les poisons psychiques<br />

infectent les parties les plus vulnérables du corps. Ainsi, acceptait-elle<br />

l’idée que ses pieds étaient des prises de terre.<br />

« Augustin, dis-nous ton secret ? Explique-nous ton truc,<br />

l’interrogions-nous ?<br />

– Il n’y a pas de truc, disait-il. Donnez l’amour, c’est tout.<br />

La folie, la maladie, c’est la force d’aimer qui tourne en circuit<br />

fermé dans le corps et qui ne trouve pas d’issue. »<br />

Enfin pour offrir à notre curiosité dévorante de quoi se repaître,<br />

Augustin consentit un soir à faire devant nous une<br />

séance d’hypnose. Pour se livrer à son expérience, il lui fallait un<br />

médium. Maman était le personnage tout désigné à cet effet.<br />

Elle se fit un peu prier, comme une diva à qui l’on demande<br />

d’entonner son dernier succès, mais elle accepta. On poussa la<br />

table dans un coin de la salle à manger et le spectacle commen-<br />

– 111 –


ça. Augustin se posta derrière Clara qui se tenait au milieu de la<br />

pièce les bras le long du corps, pieds joints. Après lui avoir suggéré<br />

l’abandon de toute forme de volonté pour n’obéir qu’aux<br />

commandements de sa voix, il apposa ses mains à quelques centimètres<br />

de son dos. Puis, leur imprimant un mouvement circulaire<br />

selon un rythme régulier, il transforma Clara en balancier<br />

de pendule. C’était une vision ahurissante que de la voir soumise<br />

à une force invisible. On roulait des yeux comme des soucoupes<br />

Phyl’ et moi, tandis que Léopold, redoutant une erreur<br />

de la part d’Augustin, tendait machinalement les bras, pour recevoir<br />

sa femme chaque fois qu’elle piquait du nez. Mais Clara,<br />

raide comme un piquet, restait rivée au sol, jusqu’à ce que notre<br />

auguste invité fasse le décompte et qu’elle reprenne conscience.<br />

« Ben qu’avez-vous ? Je vous fais peur interrogea-t-elle en<br />

découvrant l’expression de stupéfaction peinte sur nos visages.<br />

»<br />

Elle se sentait bien et n’avait rien ressenti d’anormal.<br />

Même pas saoulée, rien ! Nous lui fîmes le récit de ce dont nous<br />

venions d’être témoins, elle n’en avait pas la moindre idée. Clara<br />

éclata d’un rire cristallin au point que sa voix sembla nous parvenir<br />

d’un autre monde. Son visage était tout modelé de fierté,<br />

elle était transfigurée. L’affaire se confirmait, notre mère était<br />

une « badjawe », capable de communiquer avec le monde occulte<br />

et peut-être même de lui commander ? (Badjawe : adjectif<br />

inventé : sorcière)<br />

Il ne restait qu’un petit cratère sur le pied de Clara, d’où<br />

coulait un liquide aqueux. Il s’en fallait encore de deux ou trois<br />

séances pour que sa guérison soit complète. Hélas, Augustin<br />

passa subitement à l’orient éternel, pour entrer dans la belle<br />

Amenti où sont purifiés les habitants des cercueils. <strong>Le</strong> saint<br />

homme avait tant donné à son prochain qu’il tarît avant terme<br />

les sources de sa vitalité. Sans le fluide vital d’Augustin, l’ulcère<br />

de Clara s’ouvrit à nouveau. Son pied ressemblait de plus en<br />

plus à une vieille racine tout juste bonne à être arrachée. Enfin,<br />

– 112 –


elle s’alita, la patte surélevée sur des coussins. Désormais, je<br />

n’allais plus en classe, fallait tenir le magasin et lui prodiguer<br />

des soins.<br />

« Qu’ai-je donc fait au bon Dieu pour mériter un sort pareil<br />

geignait-elle. Me revoilà clouée au lit. Si seulement « ils » pouvaient<br />

trouver ce que j’ai… ou rien que le nom… »<br />

À la voir ainsi vaincue, avec pour seule défense son visage<br />

de femme blessée, je ne pouvais m’empêcher de lui pardonner le<br />

mal qu’elle m’avait fait. Des traits d’affection se glissaient alors<br />

dans ses yeux, mais elle n’osait les prononcer, par peur de<br />

s’écorcher la langue ou d’être rabrouée.<br />

Bon sang Clara, quel mal tu te donnais pour plaire ! Pourtant<br />

on t’aimait bien tu sais, sûr qu’on t’aimait.<br />

Ne constatant aucune amélioration, Léopold amena maman<br />

à l’hôpital afin qu’on l’examine. <strong>Le</strong>s médecins voulurent la<br />

garder « en observation », comme ils disaient. Ne trouvant pas<br />

ce qu’elle avait, ils décidèrent de l’amputer ! Quand elle l’apprit,<br />

Clara fit ni une, ni deux. Elle enfila sa robe de chambre et<br />

s’enfuit à cloche-pied. <strong>Le</strong> lendemain, les briseurs de corps nous<br />

rendirent une visite, mais ils furent refoulés par Léopold qui les<br />

couvrit d’injures.<br />

Elle fut bientôt capable de reprendre ses courses<br />

d’obstacles, comme au bon vieux temps.<br />

« Ha je ris, de me vo-â-r’re si bêll’en ce mir’roî-âr… Margueux-ritte,<br />

Mar-geu-ritte, r’réponds, r’réponds, r’réponds viïteux<br />

! »<br />

– 113 –


XII<br />

Au collège, les jésuites entreprirent de faire de moi un être<br />

mieux pensant. J’en prenais et j’en laissais évidemment, soucieux<br />

de préserver ce que j’avais appris des prêtres du temple<br />

d’Osiris en étudiant le « Livre des morts »… C’est pourtant avec<br />

plaisir que je m’imprégnais de notre civilisation en observant les<br />

mœurs des fils de « bonnes familles », nombreux dans cette<br />

école. Ils étaient généralement hypocrites, cafardeurs et d’une<br />

affabilité écœurante, réussissant là où j’échouais. Il suffisait<br />

qu’ils détestent quelqu’un pour redoubler d’amabilité à son<br />

égard. Tandis que je m’empêtrais avec sincérité dans les inextricables<br />

rais que tendent les dieux aux passionnés de vérité,<br />

j’annonçais la couleur, je déballais la marchandise, moi, c’était<br />

viscéral. J’étais un « écorché vif », me rabâchaient les flics du<br />

Vatican.<br />

Si un copain se faisait coller en retenue et que pour une raison<br />

quelconque je trouvais cette punition arbitraire, je volais à<br />

son secours. <strong>Le</strong>s bourgeois au contraire, ne se mouillaient pas,<br />

ils se renfrognaient avec le sourire pour protéger leur avenir. Ils<br />

se disaient pudiques mais n’étaient qu’obséquieux. L’hypocrisie<br />

bien dosée est peut-être nécessaire dans les rapports humains ?<br />

J’y arrivais pas. Je me demandais complètement ce que je fichais<br />

là, moi ! Fallait voir avec quel dédain ces « péteux », étudiants<br />

par devoir, abordaient l’étude de l’antiquité ! Que de<br />

l’ingurgitation ! Rien pour déranger, la version officielle. Qu’estce<br />

qu’ils en avaient à battre de Socrate, Platon et d’Aménophis…<br />

Tous des pets ! J’en avais tellement ras la frange de tous ces Occidentaux<br />

qui savaient tout mais ne connaissaient rien, que j’en<br />

rajoutais volontiers pour leur claquer le bec. Moi, par contre, je<br />

– 114 –


l’avais fouillée la terre des Pharaons, j’avais même étudié au<br />

ramasaesum de Thèbes ! J’étais un vrai scribe et je pouvais en<br />

balancer sur l’Égypte plus que toute la classe réunie !<br />

« Pourquoi ce fou rire Henri ? Qu’y a-t-il de si drôle ? Voulez-vous<br />

venir sur l’estrade pour me répéter ce que j’étais en<br />

train de dire à propos des pyramides ?<br />

– Ce que vous avez dit est juste m’sieur, sauf pour un truc…<br />

– Tiens donc et lequel je vous prie ?<br />

– Certains blocs pesaient plus de quarante tonnes m’sieur.<br />

Alors, on ne pouvait pas les tirer sur des rondins depuis la carrière<br />

m’sieur. C’est pas possible m’sieur, parce que c’était dans<br />

le sable et il n’y avait pas d’arbres.<br />

– Ha vraiment ! Et vous naturellement, vous savez comment<br />

?<br />

– Oui m’sieur.<br />

– Je vous écoute…<br />

– D’ailleurs, on a fait le calcul m’sieur : pour construire<br />

Kheops ainsi, il aurait fallut cent mille hommes pendant plus de<br />

vingt ans, si bien que même Kheops serait mort avant la fin de<br />

l’ouvrage.<br />

– Intéressant, poursuivez…<br />

– D’abord Kheops n’a jamais servi de tombeau à aucun roi,<br />

c’était un lieu d’initiation. Puis il y avait des savants, plus avancés<br />

que maintenant m’sieur. Ils déplaçaient les blocs avec de la<br />

concentration mentale m’sieur, avec du génie vibratoire enfin…<br />

– Ensuite, quoi encore ?<br />

– Ben, y faut pas croire que les Égyptiens adoraient le soleil<br />

non plus… Parce que Râ n’était pour eux qu’un symbole divin,<br />

c’est tout. Ils savaient que Dieu était plus que le disque solaire<br />

m’sieur, puisqu’IL a créé le soleil et en plus, ils croyaient,<br />

comme nous, à la vie après la mort, m’sieur.<br />

– 115 –


– Mais dites-moi, comment savez vous tout cela jeune<br />

homme ?<br />

– J’y étais m’sieur.<br />

– Vraiment ? Et peut-on savoir quel était votre nom dans<br />

cette vie là ?<br />

– Je suis <strong>Merblex</strong> Ier m’sieur, scribe de vérité, puissant<br />

dans les mâchoires et les os de la langue.<br />

– Sortez ! Vous perturbez mon cours. Sortez, hurluberlu<br />

que vous êtes !<br />

– Son imagination perdra cet enfant Madame, dit le proviseur<br />

à Clara qui avait été convoquée. »<br />

À partir de ce jour il ne fut plus question d’autre chose que<br />

de me « casser la tête ».<br />

« Tu verras <strong>Merblex</strong>, on te dressera, on te cassera la tête,<br />

ne t’en fais pas » psalmodiait la Bouche poursuivant son projet<br />

de faire de moi un être divisé.<br />

À table, Léopold écouta la sérénade de sa femme, sans<br />

broncher comme d’hab’…<br />

« Et en plus tu veux lui donner la tête !<br />

– Quelle tête ! sursauta Léopold.<br />

– Moi, si c’était moi, il n’en aurait même pas eu, du lapin !<br />

pas une miette, ça lui apprendrait…<br />

– Pour une fois… que j’ai soufflé…<br />

– Moi, commença Léopold, je vois pas le rapport entre une<br />

tête de lapin et un incident scolaire ? Là franchement… C’est<br />

toujours moi qui la mange, la tête…<br />

– Toi, tu ne vois jamais rien ! C’est normal que tu la<br />

manges, la tête… puisque t’es le père !<br />

– Ah, ça y’est te voilà repartie dans ta bibible ! Hé hé… le<br />

droit d’aînesse et tout le saint-frusquin… de la connerie tout<br />

– 116 –


ça… je me demande si t’es pas un peu piquée ? C’est un crâne de<br />

lapin mort… un crâne cuit et recuit, en plus… (je rigolais moi)<br />

Mais puisque tu insistes, c’est Henri qui l’aura dorénavant…<br />

c’est juste, puisqu’il est l’aîné… Henri, je te baptise au nom du<br />

père, du fils et white spirit… Tu mangeras la tête du lapin, jusqu’à<br />

la fin des siècles, amen.<br />

– Et moi, je l’aurai jamais alors ? Lâcha Phil’, pour mettre<br />

les pieds dans le plat. »<br />

Ca le faisait bien bisquer mon frangin, qu’on me mette en<br />

valeur… comme dans les grandes familles où on dîne avec de<br />

l’argenterie, à la lumière des candélabres. Ca le frustrait de pas<br />

se trouver sur la première marche du podium pour toucher<br />

l’héritage. Tout cela se lisait dans ses yeux, qu’il plissait en me<br />

ciblant.<br />

Cette année-là, mon frère à qui je refusais une aide pour<br />

ses devoirs, commença par me casser un œil en me lançant un<br />

stylo bille à la tête, justement.<br />

« Mon n’œil, mon n’œil ! »<br />

Alertée par mes cris, maman accourut, tandis que Philippe<br />

apeuré s’enfuyait dans la rue. En quelques secondes, le ne-nœil<br />

vira au rouge, puis au brun : perforé qu’il était. Clara fut spontanément<br />

héroïque. Prêtresse en son domaine, elle savait naviguer<br />

dans le malheur et prendre barre sur lui, ça faisait des années<br />

qu’elle bourlinguait en sa compagnie. Ce furent des heures<br />

qu’elle vécut si intensément qu’elle s’oubliait elle-même.<br />

<strong>Le</strong>s compliments la gênaient, comme s’ils portaient ombrage<br />

au sens du sacrifice qui était le sien. Une certaine dualité<br />

l’empêchait toujours d’apprécier les démonstrations affectives,<br />

qui pourtant faisaient germer en elle le sentiment du véritable<br />

accomplissement.<br />

Juste avant l’opération, un chirurgien coiffé du némès<br />

(coiffe du pharaon), vint jusqu’à mon lit…<br />

– 117 –


« Tu es un grand garçon dit-il, alors je suis venu bavarder<br />

avec toi avant ton opération. Ton œil sera abîmé, même si<br />

l’opération réussit, alors nous allons peut-être devoir te<br />

l’enlever… »<br />

Ce gars-là était un petit malin, il devait avoir un rendezvous<br />

galant dans l’après-midi et cherchait à gagner un peu de<br />

temps en me faisant un look de cyclope. Que lui coûtait-il<br />

d’essayer ? Ou était-ce un descendant de Tchicohïs qui voulait<br />

se venger ? Or moi, j’étais scribe de Méneptah, ne l’oublions<br />

p’tâh ! J’avais besoin de mes deux z’œils. Non ! <strong>Le</strong> nenœil, il<br />

était à moi, alors j’le garderais et tant pis pour la mousmé qui<br />

s’impatientait à la terrasse du bistrot d’en face.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, les embaumeurs m’emmenèrent sur un petit<br />

chariot sarcophagique, vers le bloc opératoire où l’on me fit aussitôt<br />

une injection de natron (préparation que les embaumeurs<br />

injectaient aux morts avant de les insérer dans les bandelettes).<br />

J’ai senti tourner mon cœur puis, je suis sorti comme une bulle<br />

hors de ma Maison-de-Vie pour aller flotter à hauteur du plafonnier.<br />

Mon corps dormait, mais cependant je pouvais entendre<br />

les réflexions des chirurgiens qui s’affolaient en constatant<br />

que je ne supportais pas très bien l’anesthésie.<br />

Je franchis ainsi les portes du duat et j’entrais dans la belle<br />

Amenti comme pour y renaître. Je pénétrais la demeure de<br />

Maât où sont purifiés les habitants des cercueils pour des millions<br />

d’années. Horus ouvrait pour moi les portes de l’horizon et<br />

je recevais la science mystérieuse des organes internes. Comme<br />

un faucon, je parcourais les régions supérieures du ciel, tandis<br />

que les dieux régulateurs des rythmes sacrés<br />

m’accompagnaient…<br />

« O dieux, que votre volonté soit faite. À défaut d’air, d’eau<br />

et des plaisirs de l’amour, puisais-je entrer dans le nœud cosmique<br />

du destin. Puisais-je recevoir la sanctification de mon<br />

– 118 –


esprit. Puisais-je devenir tel Osiris un Seigneur de la vie Continuelle.<br />

Puisais-je trouver grâce aux yeux de Maât, gardienne<br />

de la balance de Vérité-Justice, au moment où sera pesé mon<br />

cœur. Puisais-je devenir un habitant de la terre sainte. Puisaisje<br />

tel un enfant renaître à la vie avec plus de vitesse que la lumière.<br />

Puisais-je accomplir toutes les métamorphoses que je<br />

dois accomplir en échappant à la terrestréïté. Puisais-je être<br />

purifié et entrer dans mon horizon. Puisais-je reconnaître les<br />

démons comme les formes pensées de mon esprit ignorant.<br />

Voici que je demeure dans mon œuf cosmique, aucun mal ne<br />

peut m’atteindre. Je suis l’habitation, l’habitant et l’habité. Je<br />

suis l’aujourd’hui, l’hier et le demain. Mon rayonnement éclaire<br />

les régions célestes. <strong>Le</strong>s forces de l’œil d’Horus circulent dans<br />

mon être Osirifié. J’existe et je vis dans le troisième œil<br />

d’Horus. Je dis la Maât, je fais la Maât, je suis la Maât. Je vois,<br />

je vois, je vois. »<br />

« Qu’est-ce qu’il raconte ? Tu comprends quelque chose toi,<br />

fit Clara tout interloquée, en se tournant vers Léopold ?<br />

– Nenni, que tchik ! y délire, c’qu’il y a d’sûr… Mais c’est<br />

rien, c’est normal. Eh, <strong>Merblex</strong>, tu m’entends ?<br />

– Hüncr’r… hüncr’r. Infernal c’boucan ! Pouvez pas arrêter<br />

ça non ? Qu’est-ce que c’est que c’boucan ? ça m’éveille moi…<br />

Hünckr’r’r…<br />

– Qu’est-ce que tu racontes ? Y ronfle, assura Léopold.<br />

–… ils m’ont ralenti mon corps…<br />

– Mais non, tout va bien… Regarde Clara, je crois qu’y revient<br />

à lui. Ca fait drôle hein valet ?<br />

– Einsft’p’<br />

– Il ne t’entend pas, vaut mieux le laisser dormir, pauvre<br />

gamin va, qu’elle jactait dans la ouate, elle.<br />

– J’suis pas clamsé alors ?<br />

– Mais non que t’es pas mort, quelle idée, fit la Bouche.<br />

– 119 –


– Tu seras bien tu verras, on va s’occuper de toi, valet, insista<br />

Léopold à voix basse.<br />

– Mon œil…<br />

– Il va très bien, on te l’a recousu, m’assura Clara. Allez,<br />

repose-toi maintenant, on voulait juste te dire qu’on est là et toi<br />

aussi, bien comme il faut encore… »<br />

L’aurore pointait, surréaliste, tout engourdie<br />

d’incertitudes. Soulevant son couvercle antiseptique, l’hôpital<br />

s’éveillait. Cette usine à réfection humaine qui n’expire jamais,<br />

parfumait tout de son haleine. Par les vasistas entrouverts montaient<br />

des odeurs de cuisine chargées de vapeurs d’éther qui,<br />

mêlées aux parfums de roses et de pelures d’oranges, formaient<br />

dans l’air un bouquet aigre, donnant au décaféiné du matin un<br />

arôme chimique. J’étais revenu dans le monde de la « charrue<br />

derrière les bœufs »… À l’horizon, le plafond. La différence se<br />

faisait sentir. Tout cela me fichait la pugne. On avançait pas sur<br />

le plancher des vaches. Tout le temps, on attendait. Quand y’en<br />

a un qui fonçait, tout le troupeau freinait, que du sordide… Tous<br />

cloués comme des chéchettes sur des croix golgothées, qu’on<br />

était… Y’avait pas que ça comme chiasse, personne n’y croyait à<br />

la vie Continuelle. Après eux, « le déluge » qu’y disaient… On<br />

pouvait bien crever, nous, les fils de Maât, avec notre science et<br />

nos visions. À quoi servait que l’on s’incarne ? Si seulement les<br />

Occidentaux pouvaient comprendre que demain c’était hier, que<br />

les serpentins de leurs pensées et de leurs croyances forment<br />

autour de la terre une ceinture qui conditionne toute vie… peutêtre<br />

se seraient-ils creusés un peu plus ? J’en avais marre, moi.<br />

Mais il est impossible d’inculquer au monde une conviction qu’il<br />

n’a pas acquise par lui-même. Il n’y avait donc rien d’autre à<br />

faire que de supporter le monde tel que les marcheurs sur pieds<br />

l’inventaient, en attendant de passer chez l’embaumeur.<br />

Attendre… j’attendais. J’attendais, tout le temps.<br />

J’attendais avec le cœur surpuissant des partageants, des aimeurs<br />

sans limite… Mais les usagers ne semblaient pas pressés<br />

– 120 –


de faire de ce monde la sphère des vivants. Ah, s’ils s’étaient décorporés,<br />

ne fut-ce qu’une seule fois… sans doute auraient-ils eu<br />

comme moi, rivé au corps, l’amour des bénéfactors. À tant réfléchir,<br />

autant à peine, aux peines, au temps, on ne voit pas passer<br />

le temps. Enfin une idée qui consolait.<br />

La chambre commune que j’occupais, dans la région des<br />

pauvres, baignait dans une lumière rose. Un petit crachin de<br />

mercurochrome formait des vaisseaux sanguins, qui d’jitssaient<br />

jusqu’en bas des vitres, en dégueulando. <strong>Le</strong> jour saignait. Y valait<br />

mieux garder pour moi ces choses-là…<br />

« C’est parce que ton autre œil est injecté de sang, m’assura<br />

maman…<br />

– Alors valet, tu as bien dormi ? questionna Léopold, tout<br />

sourire.<br />

– Sais-tu bien que tu l’as échappé belle, avec ton œil… Heureusement<br />

que le docteur est un as fit Clara.<br />

– Ca va mieux, on dirait, tu seras bientôt sur pieds balbutiait-elle<br />

pour s’en convaincre elle-même. Faudra faire attention<br />

seulement… Tu n’en as plus qu’un, d’œil… s’il t’arrivait un autre<br />

accident !<br />

– C’est toi qui dois faire attention, au monde…<br />

– Quoi ? Qu’est-ce que tu… Je ne comprends pas, souffla-telle.<br />

– Utiliser le verbe magique à tort et à travers, c’est dangereux,<br />

parce qu’après, ça arrive, au monde.<br />

– Qu’est-ce que tu racontes ?<br />

– <strong>Le</strong>s pensées et les paroles forment autour de la terre une<br />

ceinture qui conditionne toute la vie.<br />

– Mon pauvre petit… il est encore sous l’effet de<br />

l’anesthésie, affirma Clara, sans oser pousser plus avant<br />

l’analyse de mes propos.<br />

– 121 –


– Petit, mais au courant. Si en cinq mille ans on n’est pas<br />

devenu plus malin que ça…<br />

– Désolée, Henri, mais je n’entrave absolument rien à ce<br />

que tu veux dire ? ajouta-t-elle l’air paumé. Ton père et moi,<br />

nous avons toujours tout fait pour vous rendre heureux… vous<br />

acheter vos jouets et tout ça…<br />

– Pour reproduire en miniature la connerie qu’on vit en<br />

grand ? Et vous appelez ça le « bonheur » vous autres ?<br />

– Tu dérailles ma parole, murmura Clara…<br />

– Mais non, tu sais bien que c’est un poète, coupa Léopold…<br />

On va t’appeler « l’œil aux Russes » maintenant continua-t-il,<br />

en référence à « l’œil de Moscou », ramenant à point la<br />

discussion sur le ton de la plaisanterie.<br />

– Je préfère l’œil d’Horus (Horus : dieu Égyptien dont l’œil<br />

gauche est la lune et le droit le soleil. Il voit et pénètre tout).<br />

– Ah toi et tes Égyptiens coupa Clara, en effectuant un<br />

mouvement du torse, comme pour se débarrasser d’une ombre<br />

récalcitrante. »<br />

Ainsi m’échut le surnom de Horus, qui me faisait entrer de<br />

plain-pied dans la légende de « l’Aigle Noir » !<br />

« Bon, c’est bon, fit Clara en voyant ma mine ; nous en<br />

avons déjà parlé ton père et moi, nous allons te mettre dans une<br />

chambre plus confortable. Ca n’est pas donné, mais c’est bon, ça<br />

va, tu seras mieux.<br />

– Et quand tu reviendras, je te ferai un bon matoufet, saistu<br />

<strong>Merblex</strong>. »<br />

Mes « P et M » vinrent me voir à tour de rôle, comme font<br />

les familles qui ont un membre malade. Ma Castafiore de mère<br />

me faisait la lecture du Tintin hebdomadaire, bien que je ne<br />

puisse plus actionner mes yeux dans un sens ni dans l’autre,<br />

tant leurs muscles étaient endoloris. Mais, je ne regrettais pas<br />

– 122 –


ma position, car pour la première fois, je goûtais à la vie d’un<br />

<strong>Merblex</strong> de sang royal.<br />

La chambre que j’occupais comprenait deux lits, bientôt on<br />

y installa un autre adolescent. Il s’appelait Régis Gandibleu et<br />

portait à la tête un bandage semblable au mien, couvrant une<br />

blessure occasionnée par une chute de cheval.<br />

Régis était vêtu d’un pyjama en satiné, sur la poche duquel<br />

étaient brodées ses initiales. Rien à voir avec le mien, en pilou,<br />

déjà rétréci au lavage. C’était un potchâ celui-là ! (qui a du pot).<br />

Régis, c’était le genre « mention très bien », qui a hérité d’un futur<br />

calibré d’avance, avec réserves de combustibles et tout. À<br />

tous les coups, y vivait dans un de ces palaces de Thèbes ou de<br />

Louxor gardé par deux rangées de lions de granit. Si ça ne<br />

s’appelait pas être tombé dans la crème ça ? C’est bien simple, il<br />

était à l’hôtel et moi, à l’hosto.<br />

Une infirmière en blouse rose, avec sa tête de coléoptère<br />

entra, masculine et machinale, claquant la porte à toute volée.<br />

« Bonjour Monsieur Régis, fit-elle en partageant en deux<br />

comme un petit-beurre son premier sourire publicitaire de la<br />

journée. Elle m’assura une nouvelle fois qu’on m’avait laissé<br />

mon œil. Mais je n’avais aucune confiance dans le langage<br />

d’hôpital où l’on passe le temps à s’entendre dire que tout va<br />

bien, uniquement parce qu’il ne se trouve dans aucun lit personne<br />

de tout à fait entier.<br />

– Vivement la quille grommela Régis.<br />

– Vous n’aurez pas à faire le mur, vous sortez dimanche,<br />

répliqua la seringue, avec en filigrane la vision du Roi des Belges<br />

imprimé sur les petits billets de cent francs, qui lui seraient glissés…<br />

– Pouâh ! Vendredi, le sacro-saint jour du poisson, protesta<br />

Régis en regardant le calendrier.<br />

– 123 –


– Mais ma parole, vous êtes difficile, fit d’une voix mielleuse<br />

la playmate.<br />

– On a notre anniversary today. Alors, no fish and chips<br />

please…<br />

– Je ferais mon possible Monsieur Régis, conclu d’un ton<br />

complice l’infirmière avant de disparaître.<br />

– Tu sais causer toi.<br />

– T’as vu ? C’est ça les relations fieux, triompha-t-il en se<br />

tapotant le thorax. Faut tirer la quintessence de chaque situation<br />

fieux. Puisqu’on est là, autant en profiter au maximum<br />

non ? Profiter, oui voilà. <strong>Le</strong>s Régis profitaient jusqu’au bout.<br />

Nous étions deux dans cette chambre, mais un seul comptait.<br />

Sans doute, Régis mourrait-il en première classe et serait-il<br />

logé dans un des plus beaux mastabas de la Cité-des-Beautés,<br />

lui ! (Vallée des rois) Il aurait un intérieur magnifiquement<br />

meublé, garni de superbes vases canopes, d’un tas de cruches de<br />

bière remplies à ras bord et ainsi pourrait-il mener dans la belle<br />

Amenti une vie éternellement confortable. Mais, succomber au<br />

penchant inavouable du mépris à son égard aurait signifié infecter<br />

toute ma jeunesse. Et, quand bien même l’aurais-je voulu,<br />

mes yeux me crevaient les tympans, si bien qu’il m’eut été impossible<br />

de verser la moindre larme pour arroser mon apparente<br />

infortune.<br />

À chacune de ses visites, Madame Gandibleu répandait autour<br />

d’elle le suave parfum d’une eau de toilette parisienne, qui<br />

pour un temps couvrait celle des médicaments. Elle regardait<br />

toujours ailleurs, pour mieux prendre ses distances sans doute,<br />

afin que l’on puisse admirer la coupe impeccable de son Chanel.<br />

Elle avait des gestes nobles, des attitudes solaires qui faisaient<br />

d’elle la femme la plus désirable que j’aie vu jusque là. Isis devait<br />

être un peu comme cette femme dont la gorge, les seins et le<br />

ventre étaient pleins d’eau chaude. Elle semblait indifférente,<br />

mais cela faisait partie de ce comportement qui étonne les Mer-<br />

– 124 –


lex de castes inférieures et qu’ils imitent mal parce qu’ils en<br />

font trop.<br />

« Bonjour mon chéri. Tiens, ils ne vous ont pas encore retiré<br />

votre pansement ? Cette-fois, il faut que je parle au docteur,<br />

qu’il vous rende votre visage enfin. Tenez Régis, votre cadeau<br />

d’anniversaire… Avez-vous remarqué comme j’ai maigri ? <strong>Le</strong><br />

sauna m’a fait perdre au moins cinq cents grammes. C’était une<br />

publicité qui disait : « Si votre corps vous crée des problèmes,<br />

confiez-le-nous… », enfin quelque chose de ce genre. Tenez,<br />

mon solitaire me glisse du doigt…<br />

– Encore un que les pilleurs de tombes n’auront pas…<br />

– Que dites-vous jeune homme ? m’interrogea Madame<br />

Gandibleu.<br />

– « ? = ! »…<br />

– Lui, c’est Henri fit Régis, un futur égyptologue…<br />

– Oh pardon, bonjour, je ne vous l’ai pas dit…<br />

– Hiha, il est charmant… Hier soir, nous avons rencontré<br />

Maître Claessens au vernissage des <strong>Le</strong>jeune, continua-t-elle en<br />

se tournant vers son fils. Il est toujours aussi empressé qu’avant<br />

mon mariage, il m’a promis de vous prendre dans son nouveau<br />

cabinet de Marche-les-Dames. Il ne s’agit donc pas de rater vos<br />

examens. »<br />

Elle sortit une cigarette longue d’un étui plat la porta à ses<br />

lèvres, en décrivant dans l’espace la course circulaire d’un astre,<br />

puis se tut le temps de l’allumer. Elle renversa en arrière sa crinière<br />

abondante en tirant une première bouffée, faisant ainsi<br />

remonter dans ses seins vivants, ses envies. Une gourmette de<br />

fin métal sortit de l’emballage que Régis avait fini de massacrer.<br />

La petite vendeuse avait dû mettre tout son amour dans la confection<br />

de ce paquet. Il passa la gourmette autour de son poignet,<br />

alors sa mère s’approcha pour l’aider à en sceller le fermoir.<br />

– 125 –


« T’as vu ? me demanda-t-il en allongeant le bras dans ma<br />

direction.<br />

– J’en ai rien à cirer, l’or de Touthankamon, oui ça c’est de<br />

l’or ! si tu le sais pas encore…<br />

– Ah oui, yes of course, je note. »<br />

À mon dernier jour d’hôpital, mon petit Seth de frère me<br />

rendit visite. Il m’adressa un bonjour coupable en s’avançant le<br />

front baissé.<br />

« Pardon Henri.<br />

– Laisse tomber, c’est un accident, ça arrive… »<br />

J’avais beau me jeter sur la gazette, je ne parvenais à en lire<br />

que les gros titres. Il fallut donc me faire à l’idée que je ne verrais<br />

désormais correctement que d’un œil. Bientôt, je regagnais<br />

le collège, avec cette raison supplémentaire d’apparaître original.<br />

Je découvris néanmoins à mes dépends que la diminution<br />

de ma vue m’ôtait quelque assurance. J’étais désormais moins<br />

hardi pour courir à la bataille. De plus, j’étais bon pour redoubler<br />

ma sixième. Mais je m’en tapais moi, puisque cela augmentait<br />

ma vision intérieure spéciale.<br />

« Tu nous as coûté cher avec ton accident ! On est dans la<br />

mélasse jusqu’au cou mon ami. Ton père ne gagne rien et en<br />

plus le magasin ne marche plus comme avant, mitraillait la<br />

Bouche. »<br />

C’était la crise, la crise dans toute sa splendeur. Pour « en<br />

sortir », Clara s’alloua les services d’un expert comptable, qui<br />

venait deux fois par semaine, avec pour mission de sauver le nid<br />

de l’Aigle. Même borgne, je voyais suffisamment clair pour<br />

constater que « l’expert » ne venait pas seulement pour éplucher<br />

nos factures. Il roucoulait même sacrément le bougre, il n’y<br />

avait qu’à entendre la manière dont il adressait la parole à Cla-<br />

– 126 –


a. D’abord comment pouvait-on rendre une femme pareille<br />

amoureuse ? Voir notre mère autrement que victimisée paraissait<br />

totalement absurde.<br />

« Eh « l’œil d’Horus », qu’est-ce que tu cherches ? Allez<br />

ouste, va à l’école. »<br />

Si j’avais l’œil, Léopold avait du nez. Il ne lui fallut pas<br />

longtemps pour sentir qu’il lui poussait des cornes. Phyl’et moi,<br />

nous n’avions plus aucun souci à nous faire pour notre argent de<br />

poche. Léopold et Clara se chargeaient de nous les remplir. Bien<br />

qu’il ne fût pas dans la nature de Léopold de poser des questions,<br />

il entra soudain dans la peau d’un grand inquisiteur. Gênés<br />

par l’humiliation qu’il essuyait, nous n’osions plus le regarder<br />

en face. Aux interrogatoires en règle qu’il nous faisait subir,<br />

nous ne répondions qu’évasivement, du bout des dents.<br />

« C’est souvent qu’il vient, l’expert ?<br />

– Mouwoui…<br />

– Tu peux le dire, valet, ta mère n’en saura rien…<br />

–… pas tous les jours, enfin, presque…<br />

– Et tu penses que c’est maman qu’il vient voir, hein ? me<br />

fais pas supplier…<br />

– Qui d’autre ? Chez nous…<br />

– Tiens, va acheter des glaces pour toi et ton frère. Attends…<br />

Dis-moi, tu as déjà vu quelque chose ?<br />

– Ben, comme toi… »<br />

En rentrant plus tôt que prévu de l’école un après-midi, je<br />

surpris « l’expert » affectueusement penché sur l’épaule de la<br />

Bouche. Quand elle eut pris congé de lui, elle tomba à genoux à<br />

mes pieds et pleura sur mon ventre comme une madeleine, suppliant<br />

de ne rien révéler au père qui n’avait encore que des<br />

soupçons. Ce jour-là, j’éprouvais la plus grande honte de toute<br />

– 127 –


mon incarnation, m’apercevant en même temps que j’avais des<br />

membres, mais que je ne savais pas toujours ce qu’il fallait en<br />

faire. Je serais descendu sous terre si je l’avais pu, afin<br />

d’ensevelir l’incommunicable.<br />

Je la tenais en mon pouvoir. Je la tenais ! Que fallait-il<br />

faire ? Allais-je lui dire : « Ah ah Grosse Nasse ! Tu te souviens<br />

quand tu t’amusais à me massacrer et à me maudire, eh ben<br />

maintenant, c’est mon tour ».<br />

Plus tard, en méditation sur le toit, je célébrais cette journée,<br />

quand la voix de Maât s’empara de moi.<br />

« Tu ne te serviras pas de ceci. Vois, son corps tremble et<br />

tous ses membres sont remplis de froid. Ce qu’elle craint, tes<br />

yeux ne l’ont pas vu et tes oreilles ne l’ont pas entendu. Ses<br />

lèvres remuent mais elles n’ordonnent plus, le remord s’est emparé<br />

de sa bouche. Soigner la vache amène la fortune. Manœuvre<br />

avec sagesse sans l’abattre. »<br />

C’était son conseil…<br />

« Que vas-tu dire à papa implorait-elle en levant sur moi<br />

des yeux de martyre en qui travaillait le duat.<br />

– Je sais pas, je ne sais rien…<br />

– Et moi, Henri… Qu’est-ce que tu penses de moi ?<br />

– Ce que tu crains mes yeux ne l’ont pas vu et mon oreille<br />

ne l’a pas entendu.<br />

– Qu’est-ce que ça veut dire ?<br />

– J’en sais rien, j’dis ça comme ça. »<br />

Bien que déstabilisée, Clara semblait soulagée par mon attitude,<br />

elle poussa un soupir à faire tourner toutes les éoliennes<br />

d’Amérique puis, pour accréditer à mes yeux son comporte-<br />

– 128 –


ment, elle m’instruisit des cabrioles adultérines auxquelles jadis<br />

s’était livré mon père. J’eus même droit aux épisodes d’avant<br />

que je prenne possession de la Maison-de-Vie qu’ils m’avaient<br />

fabriquée par inadvertance.<br />

« Voilà, ponctua-t-elle, maintenant tu sais tout sur ton<br />

père. Après tout, tu es l’aîné, tu es grand, tu as le droit de savoir.<br />

Ha ! si tu savais ce qu’il m’en a fait voir. Si tu savais ce que j’ai<br />

pu pleurer à cause de lui, mon Dieu… »<br />

Léopold, si peu prolixe d’ordinaire, parlait encore moins.<br />

Tout marchait au poil, nous pouvions rentrer et sortir à volonté,<br />

déchirer nos culottes et aller au cinéma le dimanche, mon frère<br />

et moi. Nous étions transparents. Clara supportait si mal la<br />

pression qu’elle souhaitait parfois en finir. Elle avait commencé<br />

par se passer les nerfs sur les ustensiles du ménage, puis sur bichon<br />

qu’elle congédia. On la sentait prête à tout avouer, mais à<br />

chaque fois, l’expert lui remontait le moral au bigophone…<br />

« Allô ? Tiens le coup, Grosse Nasse de mon cœur, bientôt<br />

nous nous envolerons pour Batanate, allô ? Nous partirons rien<br />

que nous deux, en amoureux, en Patagonie. Youhoû ! Je<br />

t’emmènerai à l’opéra de Vienne, on visitera Chonne Brâwnne,<br />

au bord du beau Danube bleu, si si… heu-reux, allô.. ?<br />

– Si seulement c’était vrai tout ça, murmurait-elle en raccrochant<br />

le téléphone… Qu’est-ce tu fais là, l’œil d’Horus ? Encore<br />

en train de m’épier ! D’ailleurs c’est de ta faute larmoyaitelle,<br />

en me regardant les yeux pleins de flammes. Si tu n’avais<br />

pas été là, jamais je n’aurais épousé ton père ! »<br />

Jamais on ne l’avait vue aussi tourmentée. Si elle avait assisté<br />

à un match de rugby, sans doute aurait-elle quitté le stade<br />

dès la première mêlée, persuadée que l’on médisait d’elle. Elle<br />

s’arrêtait de bouger, de respirer même, guettait d’éventuels<br />

bruits de pas, sondait le fond de l’air, scrutait l’invisible de ses<br />

– 129 –


antennes ésotériques, puis soudain elle s’écriait, en retroussant<br />

ses jupes jusqu’à la ceinture :<br />

« Mais bordel de D… Faites-moi donc crever ! Faites-moi<br />

crever, qu’on en finisse une bonne fois pour toutes ! C’est du<br />

bonheur moi, du bonheur que je voulais, pas l’esclavage, pas<br />

cette vie de trotte-menu. »<br />

Oh mais, c’est qu’on crevait ! Et comment qu’on crevait et à<br />

petit feu encore… Fallait être roulés dans l’amiante pour pas<br />

s’en rendre compte ! Elle avait beau retrousser ses cottes à fond<br />

les manettes, ça la faisait quand même pas mettre les voiles avec<br />

son comptable, la Bouche. Ils dérivaient plutôt vers les abysses<br />

du duat…<br />

<strong>Le</strong>s Occidentaux avaient conçu un système s’appuyant sur<br />

cette valeur : le bonheur. La pub nous tartinait ça toute la journée<br />

à la radio, mais entre l’idéologie et expérience… y’avait un<br />

monde. Heureusement, la voix de Sœur Sourire, défroquée, escroquée,<br />

chantait par-dessus les obélisques… Dominique, nique,<br />

nique… niquée par le bonheur elle aussi ! Y suffisait de<br />

l’admettre pour aller mieux.<br />

Mais plus la Bouche voyait son bonheur se barrer en<br />

couille, plus encore se méfiait-elle de moi : L’œil d’Horus.<br />

« Viens ici, l’œil ! Qu’as-tu dis à ton père pendant que<br />

j’étais en bas ?<br />

– Qui moi ? Rien.<br />

– Si, je t’ai entendu chuchoter quelque chose.<br />

– Mais non…<br />

– Qu’as-tu dit pendant que j’étais en haut ? Pendant que<br />

j’étais chez le pharmacien ? Chez le boucher ? L’épicier ?<br />

– Qui moi ?<br />

– 130 –


– Au lieu d’étudier le "livre des morts", tu ferais mieux<br />

d’apprendre ton catéchisme. D’ailleurs, un de ces quatre, je vais<br />

faire valser tout ça moi. »<br />

Vivre à flanc de volcan ne nous empêchait nullement d’unir<br />

notre tribu à celle de « l’expert ». Cela ajoutait au sel des autres<br />

jours, le piment indispensable qui relevait la fadeur de nos<br />

week-ends au vert. Ce dimanche-là, à croupetons dans les fourrés,<br />

Léopold aperçut le rond-de-cuir donner une tape amicale<br />

sur les reins de Clara. C’quiveut bondit comme un Cheyenne et<br />

d’un uppercut l’envoya au tapis… de trèfles à trois feuilles en<br />

l’occurrence. <strong>Le</strong>s jambes en croix, la lèvre éclatée, son bridge<br />

cassé en deux dans sa bouche et sur le visage un air des plus<br />

controuvé, il bredouillait :<br />

« Ma b’vague, ma b’vague… J’ai perdu ma b’vague. »<br />

Sa femme et sa fille, qui ne comprenaient rien à la situation,<br />

cherchaient la caméra cachée…<br />

<strong>Le</strong> fater était devenu fou, qu’on aurait dit ! On tournait un<br />

western ou bien ? Pendant ce temps, la Bouche, les bras croisés,<br />

attendait placidement la suite des embêtements.<br />

« Ma b’vague, ma b’vague ! psalmodiaient Seth et le <strong>Merblex</strong>,<br />

singeant l’expert.<br />

« Quelle blague alors ? quelle blague ? répétait aux quatre<br />

points cardinaux, la frangipane du comptable. »<br />

Alors tout le monde retint son souffle et se mit à la chercher,<br />

la bague, histoire d’étouffer dans le trèfle et la luzerne son<br />

hypocrisie, ses regrets et son ignominie tout ensemble.<br />

« Allez, venez vous autres, faut retrouver la bague de ce<br />

plouc, aboya Léopold dans notre direction.<br />

– Ah non, des clous ! On est pas venus pour ça nous.<br />

– Faites ce qu’on vous dit, après tout, vous avez de bons<br />

yeux, surtout toi Horus, si tu crois que je ne le sais pas ! précisa<br />

la Bouche d’un ton plein de sous-entendus. »<br />

– 131 –


D’autres Ménapiens qui traversaient le bois, nous voyant<br />

tous à quatre pattes, se joignirent à nous, pour rendre service…<br />

« Elle ressemble à quoi ? interrogeaient les pèlerins venus à<br />

notre secours.<br />

– C’est une chevalière, expliquait l’expert… Une chevalière<br />

en or… Que ma femme m’a offerte…<br />

– Oui mais ça, c’est pas écrit dessus… répliqua la frangipane.<br />

–… avec une pierre noire… c’est facile à reconnaître…<br />

– Youpi ! je l’ai s’exclama Phyl’, je l’ai.<br />

– Donne alors, fit la frangipane, t’auras vingt francs pour<br />

mettre dans ta tirelire. Quant à toi salopard, lança-t-elle à son<br />

mari, tu ne l’auras pas, je la garde. Ca t’apprendra à harceler<br />

cette pauvre Clara. »<br />

Au retour, « l’expert » zigzaguait devant ; commotionné<br />

comme il l’était, on craignait qu’il perde le contrôle de son char.<br />

Rien qu’à observer la silhouette gesticulante de sa moitié, à la<br />

place du mort, on pouvait aisément imaginer ce qu’ils<br />

s’envoyaient comme grossièretés à la tête. Dans notre bathyscaphe,<br />

au contraire, le vol d’une raie aurait couvert le bruit du<br />

moteur. Écroulés sur la banquette arrière, on matait la cime des<br />

sapins qui défilaient comme des spectres sur l’écran de la lunette<br />

arrière.<br />

Quelques semaines s’écoulèrent sans que nous ayons de<br />

nouvelles, puis un jour, on apprit que l’expert avait subi un infarctus.<br />

Et ça repartait comme en quatorze.<br />

« Il a fait un « infRactus », se plaignait Léopold…<br />

– Un in – far – ctus, reprit aussitôt la Bouche.<br />

– Bon ça va, on le sait que t’es cultivée… maintenant le voilà<br />

paralysé d’un bras le pauvre gaillard. J’aurais pas dû, c’est ma<br />

– 132 –


faute, de ma faute… Et puis non ! C’est de la tienne, tarée ! Ha si<br />

on ne me retenait pas, je ne sais pas jusqu’où j’irais… Je ne sais<br />

ce qu’y me retient de te fiche une trempe !<br />

– Touche-moi seulement glapissait la Bouche appelant plutôt<br />

les coups qu’elle ne les redoutait.<br />

– Si je t’y prends encore menaça Léopold, tu auras de mes<br />

nouvelles. Faut pas me prendre pour une fleur de nave, hein,<br />

moi ! Poings aux hanches, manches retroussées, respiration sifflante,<br />

constatant à rebours l’importance de l’humiliation qu’il<br />

venait de subir, il poursuivit :<br />

– Tu te rends compte, avec un « cave », un rond-de-cuir…<br />

– J’veux reprendre ma liberté ! Tu n’as qu’à t’organiser<br />

pour ficher le camp, annonça Clara. Mais nom de D… Pourquoi<br />

ne nous faites-vous pas tous caner ou alors si ça n’est pas vous,<br />

grand Dieu… envoyez le diable ! Bordel !<br />

– Tu vas fermer ta boîte oui, macrâle ! D’abord parle pour<br />

toi, nous autres, on a encore envie de vivre, figure-toi ! Tu vas<br />

encore nous attirer la pugne ! Quand j’en ai marre, j’en ai marre,<br />

hein ! hurlait-il en faisant valser tout le caillon. J’ai dit ce que<br />

j’avais à dire, maintenant, tire ton plan. Et vous les <strong>Merblex</strong>, on<br />

n’écoute pas aux portes ! Compris ? Allez au lit, sinon… On va<br />

bien voir qui est le maître ici ! »<br />

Sur ces entrefaites, Clara s’enfuit à toutes jambes sur la rue<br />

en ameutant la population, suivie de C’quiveut qui la rejoignit<br />

juste avant le pont d’où elle voulait faire le saut de l’ange. Il<br />

l’empoigna énergiquement et la ramena au zoo, en la houspillant<br />

tout le long du chemin. Léopold n’était pas fait pour la harangue<br />

et les insultes sonnaient mal dans sa bouche. Il<br />

s’empatouillait dans ses tournures de phrases. On sentait nettement<br />

que son véritable verbe était celui des doux et qu’il n’en<br />

n’inventerait jamais d’assez virulents pour exprimer son dégoût.<br />

Même démonté, c’était un type bien, et sans doute était-ce son<br />

– 133 –


manque de vocabulaire qui le révulsait le plus, au moment où il<br />

devait purger son cœur.<br />

Depuis l’incident, Clara évitait de croiser nos regards.<br />

Même le sien reflété dans les glaces lui adressait des reproches.<br />

Elle vivait dans une espèce d’état de semi-prostration permanente<br />

qui la dépersonnalisait. Puis, un jour… suite à une révolte<br />

du personnel aux postes de dépannages, et qui avait mal tourné,<br />

la Bouche se réveilla. Elle me poursuivit armée d’un couteau à<br />

viande. On a crapahuté dix bonnes minutes dans toute la casbah<br />

avant qu’elle ne m’agrippe. Là, ça rigolait plus, sa langue piquait<br />

à nouveau comme celle du serpent. Quand elle parvint à me<br />

choper, elle me prit à la gorge, me colla au mur d’une main,<br />

tandis que de l’autre elle pointait son couteau vers mon œil valide<br />

:<br />

« Si tu refuses encore de me dépanner, je te crève l’autre<br />

t’as compris ! ? Sale <strong>Merblex</strong> ! »<br />

Mais, mon nom ne figurait pas parmi ceux en qui se produit<br />

l’obscurité. Elle me creva seulement le cœur. Quand les<br />

choses n’allaient pas aussi loin, elle se contentait de me cracher<br />

au visage pour soulager ses ires. J’avais plus qu’à courir au robinet,<br />

tant son venin était acide et s’emparait de ma chair.<br />

« Quand je pense à la vie que j’ai à cause de toi, tu devrais<br />

avoir honte, je te renie salaud ! pftchü ! »<br />

Mais j’étais l’enfant d’un dieu qui a beaucoup de formes et<br />

dont le nom est caché, afin qu’aucune sorcière n’ait pouvoir sur<br />

mon cœur. Ainsi, je me transformais à chaque fois qu’elle<br />

croyait m’atteindre.<br />

Une nouvelle fois, la peste de l’amour s’infiltrait chez nous,<br />

avec ses relents de haine en lambeaux, sa syntaxe glaireuse et<br />

ses larmes pathétiques. Mon cœur voltigeait au milieu d’eux,<br />

avec des cris perçants comme ceux d’un faucon, pour les prévenir<br />

du courroux qu’ils allaient joliment déclencher parmi les divinités.<br />

Mais ils ne voulaient pas renoncer à la lutte. Nous igno-<br />

– 134 –


ions combien de temps l’épidémie durerait. Nous pressentions<br />

seulement que le mal devait atteindre la crasse la plus parfaite<br />

avant de nourrir la divine poussée. Chacun lui donnait un petit<br />

coup de pouce en somme, au bonheur. Nous étions « dans la<br />

mouise » comme disait la Bouche, des bubons à la place du<br />

cœur. Chez les « esprits élémentaires » du bas astral, au contraire,<br />

c’était la grande ripaille. Faut dire qu’en énergie, on leur<br />

offrait du premier choix. Je les voyais moi, pomper nos fluides<br />

mentaux et nos résidus psychiques… y’en avait plein nos poubelles<br />

cardiaques. Je serais sorti de ma peau pour entrer dans<br />

celle d’un autre tellement j’étais mal, moi. Mon œil ne restait<br />

pas à mon front, je le dirigeais vers le ciel où Maât m’enseignait<br />

comment reprendre puissance sur mes ennemis. Je me décorporais.<br />

L’heure de la dernière prise de bec sonna. Solennellement,<br />

Léopold et Clara nous annoncèrent qu’ils allaient divorcer. On<br />

comprenait maintenant qu’ils n’avaient fait que « légaliser leur<br />

situation » en passant devant le maire. Philipe et moi devions<br />

nous prononcer. Voulions-nous continuer la balade avec le<br />

meilleur ou le pire ? Si nous répondions « avec papa » et que la<br />

séparation n’avait pas lieu, elle ne manquerait pas de nous le<br />

faire payer, la furie. Si nous choisissions Clara, nous étions condamnés<br />

à vivre sur la poudre, nous ne passerions pas au travers,<br />

sans parler de la peine que l’on ferait à Léopold. Pendant les<br />

jours qui suivirent, une espèce de compétition s’engagea entre<br />

nos « rapents », chacun essayant de faire valoir à nos yeux son<br />

manque de qualité inhumaine et de nous donner l’image du tuteur<br />

idéal.<br />

Allongés sur le dos, les yeux grands ouverts dans le noir,<br />

nous écoutions Phyl’et moi leurs négociations, dont on ne percevait<br />

que quelques bribes de phrases inintelligibles. Sans doute<br />

étaient-ils enfermés dans le palais des glaces de leur chambre à<br />

coucher… coucher ?<br />

« Suite au prochain numéro fit Philippe.<br />

– 135 –


– <strong>Le</strong> prochain numéro, c’est moi, figure-toi, tu la connais…<br />

Elle va recommencer sa danse.<br />

– Qui qu’tu préfères toi ? Léopoldx’ou Grosse Nasse ?<br />

– <strong>Le</strong> fater évidemment.<br />

– Hé <strong>Merblex</strong>… tu saix’françoix’, le chômeur ?<br />

– Ouix’et alorx’?<br />

– Ben je l’ai entendux’dire à C’quiveut que pour avoir la<br />

paix’avec sa femme, fallait qu’y lui fiche une bonne trempe tous<br />

les quinze jours.<br />

– Il a dit sax’?<br />

– Ouix’, même que le père a répondu qu’y fallait le faire,<br />

parce qu’aprèx, elle chante.<br />

– En tout cas, moix’, j’aurais pas voulux’être à la place de<br />

l’expert, hé. T’as vu le gnon que le fater lui a foutux’?<br />

– Whé, y lui a fait une gueule comme un capot de Volvo.<br />

– Comment ? Vous ne dormez pas encore vous deux ?<br />

maugréa Léopold en ouvrant la porte.<br />

– On n’y arrive pas.<br />

– Ça ne fait rien, essayez quand même, dit-il contrarié, en<br />

insistant sur le « rien » comme si que dalle s’était passé…<br />

– Allez… demain, je vous ferai un matoufet.<br />

<strong>Le</strong> divorce capota, néanmoins nous le prîmes en pleine<br />

poire. On ne savait trop dire si cette conclusion nous soulageait.<br />

Ils allaient continuer à « se sacrifier pour nous… » et nous, à<br />

servir de supports à leur martyre. Ils appelaient ça le « bonheur<br />

» eux !<br />

– 136 –


XIII<br />

« Fini de trimer pour la poche des autres, maintenant ça<br />

sera pour la mienne » annonça Clara, en omettant de compter<br />

les « autres » dans le sujet de sa phrase.<br />

Elle disait : « Ma maison, mon jardin, ma voiture », plutôt<br />

que notre… mais il eut été erroné de mettre ses écarts de langage<br />

sur le compte d’un égoïsme démesuré, c’eut été en même<br />

temps oublier de reconnaître son sens du dévouement. Non,<br />

simplement, elle s’impliquait si fort dans tout ce qu’elle faisait<br />

qu’elle s’identifiait à la fonction ; de toutes façons, les « mots caresses<br />

», elle savait pas les dire, elle en avait trop peu reçu pour<br />

elle-même. Trêve de merblexeries, la germination recommençait…<br />

c’était ça, le plus important.<br />

Nous allions déménager, Clara dirigerait une épicerie cette<br />

fois, « moderne » bien entendu, avec des pommes, des poires,<br />

des carottes, des haricots, des petits-pois frais, des en boîtes,<br />

des en bocaux… une balance avec des poids pour peser les petits-pois,<br />

un fil à couper le beurre, un autre pour le roquefort…<br />

une sonnette qui fait « ding ding » quand les frangipanes du<br />

quartier viendraient se ravitailler en racontant leurs salades…<br />

Cot’cot’cot’cot’cot’codak… Je les entendais déjà caqueter, moi…<br />

Elle avait même déjà trouvé le nom du magasin, Clara : « À la<br />

Poule aux Œufs d’Or » ! Ça, c’était une enseigne ! Ça changeait<br />

des rapaces au moins ! C’était la bonne image ! Et Léopold<br />

peindrait même sur la vitrine une belle cocotte toute blanche en<br />

pleine couvée, si elle voulait.<br />

« J’ouvre le 13, c’est un vendredi et c’est mon chiffre » décréta<br />

Clara.<br />

– 137 –


Léopold n’eut que quelques jours pour construire des étagères<br />

et repeindre les murs, mais pari tenu. <strong>Le</strong> « 13 », on était<br />

paré pour l’inauguration. Pendant quelques jours, ce fut le<br />

calme plat, puis peu à peu, le défilé. Tout le quartier venait<br />

s’approvisionner à « la Poule aux Œufs d’Or »… Pour le coup,<br />

Clara avait besoin d’une dépanneuse. Désormais, lorsque j’avais<br />

terminé mes devoirs, je devais me coltiner la descente des cageots<br />

de fruits et légumes à la cave, démonter l’étalage, remonter<br />

le store de toile moisie et baisser les volets. L’été, la chaleur<br />

aidant, les marchandises périssaient dans leurs cageots. Fallait<br />

alors passer des heures à séparer les fruits gangrénés des autres.<br />

On bouffait ceux qui étaient impropres à la vente, rien ne se<br />

perdait. Après ces joyeuses parties de tutti frutti, fallait encore<br />

me taper la vaisselle, puis hap, je pouvais monter dans ma<br />

chambre retrouver mes livres. Phyl’, lui, était le plus souvent<br />

dispensé de ces corvées, incapable qu’il était de se saisir d’un<br />

objet sans le flanquer par terre. <strong>Le</strong>s tics n’offraient pas que des<br />

inconvénients. Quand le magasin eut atteint sa vitesse de croisière,<br />

on s’aperçut que c’était pas la joie question pesetas. La<br />

« Poule aux Œufs d’Or » rapportait plus en mauvais sons de<br />

cloches qu’en véritable bon argent. Clara recommença à avoir<br />

les nerfs, l’épicerie était « hantée » par tout un tas de monstres<br />

sans queue ni tête du bas astral. D’ailleurs, ni Léopold ni moi<br />

n’aurions dit le contraire, puisque c’est à l’enseigne de la « Poule<br />

aux Œufs d’Or » qu’il fit le plus gros matoufet de sa vie, en faisant<br />

valser au plafond quatre-vingt dix œufs frais d’un seul<br />

coup, et qui retombèrent sur mes cheveux en shampoing biologique<br />

! J’avais donc déjà reçu l’extrême onction, sans avoir encore<br />

fait ma communion solennelle. La date en avait été retardée<br />

afin de la jumeler avec celle de mon frère… « d’une pierre<br />

deux coups » !<br />

On se fichait bien de pouvoir user d’un nouveau sacrement,<br />

mon frère et moi. Tout ce qui nous intéressait, c’était la fête,<br />

faire claquer des pétards et recevoir quelques cadeaux. Aussi, à<br />

chaque bévue commise durant les mois qui précédèrent la date<br />

– 138 –


de la cérémonie, Clara, toujours soucieuse de préserver sa tranquillité,<br />

ne se privait jamais de menacer :<br />

« Entre parenthèses… je vous signale que si vous n’obéissez<br />

pas, vous ne ferez pas votre communion. »<br />

Lorsque nous demandions à Léopold ce qu’il pensait du<br />

jour béni où nous serions consacrés à la religion, et qui selon<br />

l’avis général, s’inscrirait dans notre incarnation comme le<br />

« plus beau jour de notre vie », il en profitait pour nous prêcher<br />

sa philosophie du cyclamen. De son temps… lorsque notre<br />

grand-père demanda à son fiston s’il préférait faire sa communion<br />

ou avoir une bicyclette, Léopold choisit aussitôt la bécane.<br />

Cette vision personnelle n’influença pourtant pas la nôtre, nous<br />

continuâmes donc à suivre le catéchisme.<br />

Pendant ce temps, Clara se débattait avec les préparatifs du<br />

grand jour, sans parvenir à décider si nous serions vêtus de<br />

courts ou de longs pantalons ? Nous avions hâte de cacher leurs<br />

cuisses de gamins, on espérait fichtrement que la seconde option<br />

serait la bonne, mais…<br />

« Ca sera des courtes ! Voilà c’est décidé, les autres me coûtent<br />

le double. Et me harceler serait inutile. »<br />

Elle nous coupait les pattes ! Un froc pour deux, fallait pas<br />

y penser puisqu’on devait goûter au ciboire le même jour ! Clara<br />

dût nous traîner de force chez le tailleur le jour des retouches.<br />

Ca n’est qu’au moment où nous sentîmes glisser nos momies<br />

dans le tergal frais que nous retrouvâmes le sourire. À la maison,<br />

elle nous fit essayer à nouveau nos costumes puis, l’œil<br />

humide, les mains jointes entre ses genoux, le buste penché en<br />

avant, elle se mit à sangloter comme une giroflée.<br />

« Pourquoi tu pleures demandions-nous ? En entourant de<br />

nos bras son cou vibrant.<br />

– Oh, c’est pas grave, pas grave. Maman repensait seulement<br />

au jour de sa communion… Je ne voudrais pas vous gâcher<br />

votre plaisir.<br />

– Si, dis-nous ?<br />

– 139 –


– C’est parce que, juste avant ma communion à moi, mon<br />

papa, il est mort. Alors, de vous voir comme ça… ça m’a…<br />

– Mort ! ?<br />

– Oui, on n’oublie pas ces affaires là, savez-vous. Il est décédé<br />

dans la même semaine.<br />

– Qu’est-ce qu’il avait ?<br />

– Il a eu une crise, on l’a transporté à la maison, puis il est<br />

parti dans l’après-midi, mon papa. J’ai bien cru devenir folle.<br />

C’était un homme gentil et bon. Quand il achetait de la soie, il<br />

en ramenait toujours à votre grand-mère et à moi. Il enfonçait<br />

tout un coupon dans la pochette de son veston et n’en laissait<br />

dépasser qu’un petit bout, il s’approchait de moi et me demandait<br />

de tirer dessus… Alors tout doucement, je tirais, je tirais…<br />

et je tirais… et ça n’en finissait pas, plus je tirais… plus il en sortait,<br />

plus grand qu’un drap de lit, qu’il en avait dans sa poche<br />

papa, de la soie… ah oui da.<br />

– Pleure pu… tu vas la refaire avec nous ta communion assura<br />

Philippe.<br />

– Oui, c’est ça, avec vous deux mes petits et toi le grand,<br />

qu’est-ce que tu dis ?<br />

– D’accord, d’une pierre trois coups, que j’ai glissé.<br />

– Bon, votre tante vient ce week-end, c’est pour votre cadeau<br />

de communion, tâchez de ne pas y aller trop fort, hein ? »<br />

On ne l’avait jamais vue comme ça notre mère, la reine des<br />

<strong>Merblex</strong> que c’était. On se promit alors de ne plus jamais<br />

l’appeler Grosse Nasse.<br />

« Qu’aimeriez-vous avoir pour vosse communion, nous<br />

demanda la tante Léopolde ? en trempant avec componction sa<br />

brioche dans le café qu’on venait de lui servir. Nous avions déjà<br />

tout manigancé, mais nous n’osions pas annoncer la couleur.<br />

Nous nous contentions de nous tapoter du coude en observant<br />

– 140 –


tantine en train d’engloutir par petites bouchées l’éponge qu’elle<br />

tenait précieusement entre ses doigts.<br />

« Dis-le toi Phyl’…<br />

– Non, t’es l’aîné, vas-y…<br />

– Mais dites le donc explosa Clara !<br />

– Une guita-âre, ma tante, avons-nous lâché en cœur. »<br />

<strong>Le</strong>ntement, elle actionna les muscles de son cou<br />

d’autruche, avala sa dernière bouchée d’éponge puis, le visage<br />

décomposé, elle siffla entre ses dents :<br />

« Ine’guitâre ti z’ôtres ? Mon d’jü et ça coûte combien ce<br />

bazar-là ?<br />

– Pas tout à fait cinq cent…<br />

– Cinq cent balles ! Une chacun ?<br />

– Non, d’une pierre deux coups, une pour deux…<br />

– C’est bon, ça sera votre cadeau de communion alors. »<br />

Après la cérémonie, les événements prirent l’allure d’un<br />

départ en voyage de noces. La tribu s’engouffra dans la Dauphine<br />

et partit à travers le pays à la recherche de parents étonnés<br />

de faire encore partie de notre généalogie. Pour des raisons<br />

que l’on devine, la famille préférait voir nos talons que nos<br />

pointes, aussi avions-nous peu de contacts. Mais à la faveur de<br />

cette occasion exceptionnelle, nous pouvions nous permettre de<br />

renouer sans faire de salamalecs ou nous justifier. On avait bien<br />

du mal à se souvenir des noms de tous ces Occidentaux dans les<br />

bras desquels on nous poussait et chez qui nous venions recoller<br />

les morceaux de sympathie. Heureusement, Clara venait à la<br />

rescousse, tout le temps.<br />

« Bon d’jü ! Comme ils ont grandi… Ca ne nous rajeunit pas<br />

hein, s’exclamaient nos hôtes, en nous regardant comme de vé-<br />

– 141 –


itables pastophores2. On restait tout « ès bullés » nous autres,<br />

on reconnaissait que dalle aux tronches.<br />

– Mais si… Vous savez bien… Comment ? Vous ne vous<br />

souvenez pas de Youmblout ? Il venait toujours à la maison<br />

manger mes crêpes, riait Clara. Tu dois t’en rappeler toi<br />

l’Égyptien ? Tu es le plus grand !<br />

– Ouf ti ! tu faisais des crêpes à mon copain pendant que je<br />

n’étais pas là, glissa Léopold essayant un peu d’humour…<br />

– Ben dame… Qu’est-ce que tu crois, répliquait aussi sec<br />

Clara en partant d’un rire semblable à une fugue de Bach écrite<br />

pour le corps anglais.<br />

– Allez <strong>Merblex</strong>, ne prends pas cet air esthéné, proposait<br />

encore Léopold.<br />

– Laissez-les va, reprenaient les autres, ils étaient trop gamins<br />

et pouis, il n’y a pas d’avance de les tracasser, un jour spécial<br />

comme aujourd’houi… On ne vous invite pas à manger… <strong>Le</strong><br />

chat est allé autour du poulet et il ne nous a pas laissé grand<br />

chose… On s’escuse…<br />

– Oh, ça ne fait rien, ne vous dérangez pas ! répondit Clara<br />

de sa voix redevenue séraphique.<br />

– Tenez, prenez un spéculoos mes p’tits éfants, qui faisait<br />

Youmblout, ça n’vaut nin les crêpes di vosse mame, mais… »<br />

Puis, lisant le défrisement et l’affliction qui se peignaient<br />

sur les visages de ces vertébrés, qui pour nous étaient déjà<br />

morts, je finis par m’exclamer :<br />

« Ouf ti ! Youmblout ! Ca y’est. Même qu’une fois, il en a<br />

avalé trente deux…<br />

– Ouf ti ! non 33 !<br />

– Ouf ti ! Quelle affaire…<br />

2 Gardiens des symboles sacrés.<br />

– 142 –


– Ouf ti ! Tu l’as dis… Ouf’ti, ah ha… »<br />

Après une série d’ouf’tis, nos hôtes revenaient à la vie et<br />

nous refilaient une nouvelle ration de spéculoos…<br />

« En tout cas, votre petit verre de muscat était très bon,<br />

ponctua Clara en conjuguant sa phrase à l’imparfait, histoire de<br />

donner le signal du départ.<br />

– Oh oui, que c’est du bon, confirmaient les ploucs en agitant<br />

leurs coloquintes.<br />

– C’est quelle marque ? insista Clara.<br />

– Millésimé, c’est du millésimé… »<br />

Enfin, tout le monde a vidé son verre, on s’est tartiné<br />

quelques « grosses baises » de nourrices flamandes et on a repris<br />

la route à la recherche d’autres « ouftis ».<br />

« C’était qui ? questionna Phyl’une fois calé sur le siège de<br />

la Dauphine ?<br />

– Des gens qu’on a connus à la Libération… et qui voulaient<br />

vous voir…<br />

– Oui mais, entre parenthèse… pas très généreux, lança<br />

Clara… Je suis certaine qu’ils l’ont sorti maintenant leur poulet,<br />

prophétisa la Bouche… Ca, je vous en fiche mon billet ! Tu me<br />

connais hein Léo’… J’ai du nez… Je le sens d’ici tiens, leur poulet…<br />

Eh bien, qu’ils le mangent et qu’ils s’étranglent avec ! »<br />

Il avait des crampes d’estomac tellement qu’y rigolait le<br />

père. Nous, on avait un coup de pompe par contre.<br />

<strong>Le</strong> disque d’Atoum-Rê finit par se coucher pour toujours<br />

sur le « plus beau jour de notre vie » qui l’avait vraiment été,<br />

puisqu’à rebours, nous constations que personne n’avait élevé la<br />

voix depuis au moins vingt-quatre heures. Après ça, on a repris<br />

la vie ordinaire, plus riches d’un missel, d’une ceinture en cuir<br />

garanti, d’une paire de montres suisse, d’un porte-monnaie pur<br />

porc garni de trois cent quarante francs d’économies et proprié-<br />

– 143 –


taires d’une demi-guitare chacun. Pour une fois, l’amour de<br />

Dieu servait à quelque chose. On en avait quand même eu un<br />

peu du bonheur, merde !<br />

– 144 –


XIV<br />

Quand prit fin ma scolarité, je me sentis soulagé en faisant<br />

mes adieux à cet horrible prof qui déchaussait son bridge entre<br />

deux phrases et me toctchoquait le crâne avec sa chevalière,<br />

qu’il plaçait pour la circonstance à la jointure de deux phalanges.<br />

Je m’éloignais du même coup des retenues, des zéros de<br />

conduite en oubliant même d’emporter le papyrus de mon diplôme.<br />

L’été suivit, l’été s’enfuit, supportant jusqu’à l’automne<br />

les plaintes monotones de la Bouche qui en avait assez de la<br />

pêche à la ligne.<br />

J’avais enfin le temps de m’adonner à mes exercices de décorporation,<br />

allongé sur le toit, à contempler les hiérarchies du<br />

ciel, tandis que la barque de mon adolescence suivait le courant<br />

des métamorphoses.<br />

« Alors, encore dans la lune ? Si tu crois que je ne sais pas<br />

que tu es là-haut ! Attends mon ami, bientôt finies les rêveries,<br />

tu vas aller gagner ta vie ! me lançait Clara plantée dans la<br />

cour. »<br />

Pas question de finir en beauté, fallait atterrir dare-dare, là<br />

où les Occidentaux fabriquaient leur « bonheur »… Me convertir<br />

à la « vie moderne »… Aider le monde à remplir l’horizon de<br />

mort comme qui dirait… Telles étaient les ambitions qu’avait<br />

forgé pour moi ma mère.<br />

« T’as intérêt à t’adapter au système, qu’elle rabâchait…<br />

Plus question d’entretenir une correspondance avec<br />

l’ambassade d’Égypte… Aller faire des fouilles archéologiques !<br />

– 145 –


Pour gagner quoi, hein ? Archéologue… manquerait plus que<br />

ça ! »<br />

Certes, les Occidentaux pouvaient installer la télévision et<br />

le téléphone dans leurs tombeaux, mais je préférais les fresques<br />

antiques, moi. Quelque chose me disait qu’un jour j’irai fouiller<br />

la Vallée des Rois, comme attiré dans une vie d’autrefois… Sans<br />

doute étais-je impatient de creuser le passé pour donner du sens<br />

à mon futur. Mais d’abord, « gagner ma vie » fallait…<br />

D’ailleurs pourquoi faut-il gagner sa vie, puisque la vie<br />

nous est donnée ? On peut perdre la vie à la guerre par exemple,<br />

mais la gagner ? C’était absurde… Il « faut » ceci, il « faut » cela…<br />

Dire « il faut » n’était-ce pas déjà agir dans la contrainte ?<br />

Aller à l’encontre de ce qu’il y avait en moi d’inné ?<br />

Dans la comédie du bonheur, plusieurs sortes d’acteurs occupaient<br />

la scène : ceux qui rêvaient de gagner leur vie, ceux qui<br />

essayaient de gagner leur vie, ceux qui la gagnaient, ceux qui<br />

l’avaient gagnée et ceux qui l’avaient perdue.<br />

<strong>Le</strong>s plus ambitieux faisaient « du commercial » ; ils surgissaient<br />

tout échevelés dans les lieux publics, déguisés en contacts<br />

humains visiblement stressés par la vie qu’ils menaient qui les<br />

obligeait à courir d’un bureau à l’autre, la tête pleine de<br />

chiffres… pestant dans les files d’attente.<br />

<strong>Le</strong> « commercial », doctrine nouvellement apparue, gagnait<br />

les esprits comme une fièvre et faisait saliver tous les prédateurs<br />

en herbe. <strong>Le</strong> terme « commercial » était le sésame qu’il<br />

fallait connaître pour avancer dans l’existence. Aux yeux de la<br />

société, les êtres comme les choses dorénavant devaient être<br />

« commerciales » pour avoir une valeur. Il suffisait qu’une<br />

chose soit belle ou originale pour que l’on diagnostique aussitôt<br />

que cela « ne marcherait pas », parce que ça n’était « pas commercial<br />

» et qu’il était « risqué » de s’en préoccuper et urgent de<br />

s’en débarrasser ! Cette logique n’avait d’autre fonction que<br />

– 146 –


d’immerger le siècle dans le règne de la quantité, suivant les<br />

règles duquel tout ce qui était unique devenait irrémédiablement<br />

suspect. Or, tout le monde pouvait constater que les critères<br />

commerciaux conduisaient les Occidentaux à ne produire<br />

que des choses sans saveur ni charme, et pour tout dire, sans<br />

cœur. Normal… le but du « commercial » consistant à vendre<br />

tout et n’importe quoi, sans état d’âme, en grande quantité, au<br />

détriment de la qualité et de ce qui dure. On voulait de l’usuel,<br />

du fonctionnel, du jetable… et surtout du « pas cher » ! Créer<br />

des besoins inutiles dont la majorité des gens cependant crèveraient<br />

d’envie était leur stratégie… Il appartenait aux commerciaux<br />

de savoir se tenir « au ras des pâquerettes », en masquant<br />

sournoisement la médiocrité de ce qu’ils fourguaient !<br />

D’ailleurs, « à ce prix là », on ne pouvait pas en demander plus !<br />

Un commercial pointu finissait toujours par faire avaler ses arguments.<br />

<strong>Le</strong>s vivants n’étaient plus que des consommateurs, quantifiés<br />

eux aussi, usagers d’un prétendu bonheur auquel ils se laissaient<br />

docilement convertir. Ainsi, la manipulation d’autrui<br />

s’éleva peu à peu au niveau de l’art. Quand je pensais aux merveilles<br />

retrouvées dans les tombes de l’antiquité et qui avaient<br />

traversé les siècles, l’idée de participer à cette grande foire aux<br />

affaires me rendait malade. À mes yeux, ces manipulateurs<br />

étaient pires que les pilleurs de tombes de la Vallée des Rois !<br />

Pressés qu’ils étaient de gagner leur vie, ils utilisaient, acculaient<br />

au désespoir, la plupart des vivants. Si le « commercial »<br />

était tout le progrès que les Occidentaux avaient accompli depuis<br />

les Pharaons, ne pouvait-on craindre pour l’avenir de la civilisation<br />

? À l’époque glorieuse des dynasties pharaoniques,<br />

traiter quelqu’un d’Occidental était une insulte. Cela revenait à<br />

le comparer à un zombie parce que les défunts, habitants des<br />

cercueils, demeuraient dans la nécropole située sur la rive occidentale<br />

du Nil. À voir le plaisir que prenaient mes contemporains<br />

à tout saloper et à ne vivre que pour manger la vie, j’aimais<br />

leur appliquer ce qualificatif.<br />

– 147 –


<strong>Le</strong> plus gros de ma curiosité allait sans conteste à cette<br />

nouvelle race de malfaiteurs que sont les publicistes et opérateurs<br />

du modernisme… organisateurs de campagnes mandatés<br />

par leurs annonceurs, caparaçonnés de suffisance… constamment<br />

obnubilés par leurs problèmes de « rentabilité – rendement<br />

», leur volonté de « ficher les autres dedans », et dont le<br />

mépris, l’opportunisme, semblaient être les vertus cardinales.<br />

Tous avaient en commun l’appétit des choses et suivaient la filière<br />

du faux bonheur. Tous affectaient un air sérieux, traduisant<br />

le faux amour qu’ils portaient à la vie tout en affichant leur<br />

bonne conscience. Ils péroraient avec emphase sur de grands<br />

desseins politiques ou humanitaires, mais n’entreprenaient rien<br />

qui n’eut d’abord servi leurs propres intérêts. De leurs décisions<br />

découlait une pollution inimaginable qui se déversait dans l’eau<br />

des rivières. Ils déboisaient les forêts, enfumaient l’atmosphère,<br />

mais continuaient à prétendre que le monde s’améliorait. Rien à<br />

cirer des déchets, ils les recycleraient pour revendre aux gens<br />

leurs propres saloperies. D’ailleurs, l’avenir du monde allait à la<br />

déchetterie ! Ils s’inventaient des certitudes comme celles de<br />

travailler au bonheur universel et au profit de la collectivité. En<br />

réalité, ils protégeaient leurs positions en utilisant tout et tous.<br />

Ils juraient mordicus qu’ils construisaient une société plus juste,<br />

mais dans chacun de leurs actes transparaissait leur devise :<br />

« Tout pour quelques-uns, rien pour les autres ! », confisquant<br />

du même coup, pour eux-seuls la prospérité à laquelle chacun<br />

avait droit. Partout les modernes enseignaient le faux bonheur.<br />

Ainsi, beaucoup de mauvaises actions étaient commises ! Mais<br />

ils étaient bons pourtant… Oui, l’homme est bon, il donne de<br />

bons médicaments à ses bonnes victimes. Quand les humains<br />

cesseraient-ils de se donner autant de bonheur ? De ce bonheur,<br />

sans heures bonnes !<br />

<strong>Le</strong>s petits prédateurs s’essayaient eux aussi à gagner des<br />

parts de bonheur, mais ils ne manquaient jamais de perdre, fâ-<br />

– 148 –


chés qu’ils étaient avec le rythme universel. Ils se distinguaient<br />

du lot, par la manière exaspérée qu’ils avaient de toujours<br />

s’exclamer : « J’étais là avant vous » ! Ils avaient déjà perdu<br />

dans leurs têtes. Ils en étaient restés à vendre des boutons de<br />

braguette, alors que les commerciaux des temps modernes en<br />

étaient à la tirette éclair. Ils grappillaient, petits crédits, petits<br />

conforts, petits rêves, petites vies, petits pyramidons, que des<br />

squelettes couverts d’escalopes !<br />

Tandis que je respirais, couché, assis ou debout, au milieu<br />

d’eux, je les observais jouer comme des artistes, la comédie du<br />

bonheur. Ils se levaient avec le réveil alors qu’ils étaient des soleils.<br />

Ils habitaient des Maisons-de-vie, mais aux fenêtres, ils<br />

avaient posé des grilles. On pourrait prendre cela pour une vision<br />

morbide du monde… mais, il est bon de lire derrière les<br />

signes, parce que le vrai décor, c’est l’envers. Ah, s’ils avaient su<br />

combien il était pesant de savoir lire derrière leur réalité et décrypter<br />

la symbolique de leurs hiéroglyphes en possédant la<br />

science des contraires.<br />

C’était de la faute « du bonheur » tout cela ! C’est la faute<br />

au « bonheur » si mon petit matoufet de père avait perdu la foi<br />

en se faisant russifier au bord de la Baltique. C’était la faute du<br />

« bonheur » si Clara pesait des clémentines debout sur ses ulcères,<br />

en riant de se voir « si belle en son miroir.. », tandis que<br />

le jaune d’œuf faisait « gvulupgvulup » en dégueulendo sur la<br />

tapisserie, sous l’œil d’un Christ à l’envers, plongeant vers le<br />

duat. C’était à cause du « bonheur » si nous étions tous des<br />

nains et que le sens de tout avait été inversé. C’était la faute au<br />

« bonheur » si nos obélisques n’avaient plus d’électrum à leur<br />

sommet.<br />

Sans doute faisaient-ils semblant d’être heureux à cause de<br />

la honte d’Adam et Ève qui, paraît-il, s’étaient rendus coupables<br />

– 149 –


d’une faute originale ? À mes yeux, la comédie du bonheur<br />

n’était qu’une parade tendant à prouver que la « faute » des<br />

premiers hommes était enfin rachetée… puisqu’à la fin du<br />

compte, l’ère moderne ne faisait rien moins que de promettre le<br />

rétablissement du paradis sur terre. Cette idée, loin de leur apparaître<br />

comme celle du « faux bonheur », les motivait au point<br />

de les rendre chaque jour un peu plus ambitieux. Ah, si seulement<br />

ils avaient connu Maât. Elle aurait fait d’eux des paradisiers.<br />

Mais ils étaient trop fiers pour s’avouer que la plupart des<br />

malheurs du monde provenaient de leur bonheur fabriqué. Ils<br />

trichaient donc, perpétuant ainsi la « faute leurre », qui n’était<br />

le fait ni d’Ève, ni d’Adam, mais le leur. Ah, s’ils avaient reconnu<br />

qu’ils trichaient et se leurraient de bonheur… Impossible,<br />

puisque leurs valeurs étaient précisément leurs leurres, nôtres,<br />

vôtres, leurs, nos, voleurs !<br />

Ainsi partout où le modernisme s’imposait, les commerciaux<br />

mangeaient la vie. C’est ce qu’ils appelaient être réaliste.<br />

Mais, le réalisme n’est rien d’autre que d’accepter ce qui est,<br />

sans chercher à l’améliorer ! Tous confondaient quantité et qualité<br />

! Salut et bonheur ! Je les faisais bien rigoler avec mes tirades,<br />

moi l’utopiste ! Or, la vraie utopie c’est de croire qu’en<br />

parvenant aux positions dominantes de la société des loisirs et<br />

de la consommation, on puisse atteindre le bonheur ; comme il<br />

était aussi erroné dans l’antiquité Égyptienne, de s’imaginer que<br />

pour jouir véritablement de la « vie éternelle » après la mort, il<br />

fallait sur terre s’être fait bâtir un tombeau confortable et de<br />

grand prix.<br />

« On comprend rien à ce que tu racontes, si tu crois que<br />

c’est en jouant les idéalistes ou les redresseurs de tort que tu vas<br />

trouver du boulot ? Je vais te trouver une place de « représentant<br />

» me balançait la Bouche.<br />

– C’est pourtant pas difficile… je dis qu’avant, les gens économisaient<br />

pour s’offrir un super caveau où ils vivraient éternel-<br />

– 150 –


lement heureux après la mort, y s’esquintaient toute leur vie<br />

pour posséder cela, persuadés que s’ils n’y arrivaient pas, ils se<br />

feraient encore plus suer après la mort qu’avant. L’archéologie a<br />

démontré que tous n’ont pu s’offrir de sépulture luxueuse ! Dieu<br />

serait-il juste s’il choisissait ceux qui vont en enfer ou entrent au<br />

paradis, selon leur fortune.<br />

– D’accord, mais je ne vois vraiment pas ce que tu reproches<br />

au monde d’aujourd’hui ? Ca ne te réussit pas de passer<br />

des heures sur le toit.<br />

– Je dis qu’aujourd’hui, les gens font la même erreur en salopant<br />

la planète pour s’enrichir matériellement. <strong>Le</strong>s anciens<br />

avaient au moins le mérite de sacrifier à une idée noble… en travaillant<br />

pour se préparer une vie meilleure dans l’au-delà…<br />

– Mais de quelle idée tu parles ? Pauvres de nous…<br />

– Celle de penser que la vie sur terre n’est qu’un passage, et<br />

que le but est d’être solarisé. Cette idée-là aidait au moins les<br />

anciens à vivre dans le sacré et le respect de la vie. Ce que je reproche<br />

au monde moderne, c’est de n’avoir pas su inventer un<br />

système permettant d’aspirer à un idéal aussi élevé… On a au<br />

contraire tout organisé pour détourner les humains de toute<br />

forme de spiritualité, en plongeant tout le monde dans le matérialisme.<br />

– On se demande ou tu vas chercher tout ça mon pauvre<br />

ami… tu te prends pour Jéhovah… si ça continue, on va<br />

t’enfermer… écoute ta mère.<br />

– Aujourd’hui, les gens bossent pour avoir une bagnole et<br />

s’offrir des loisirs, ben pour moi c’est du pareil au même… y<br />

sont pas plus heureux… le seul progrès c’est qu’ils en profitent<br />

avant d’entrer dans la tombe. »<br />

C’était pas joli comme conclusion, faut l’admettre. Mais, la<br />

Bouche avait beau dire, j’étais pas dingue. C’est en observant le<br />

monde réel des marcheurs sur pieds que j’étais parvenu à cette<br />

– 151 –


analyse. Et, j’avais beau chercher, je ne parvenais pas à reconnaître<br />

parmi eux quelqu’un de mon espèce.<br />

<strong>Merblex</strong> Ier était-il vraiment d’une dynastie en voie<br />

d’apparition sur le globe ? J’avais bien essayé de discuter encore<br />

de mes idées autour de moi, mais chaque fois, on me rabattait<br />

mon caquet : c’était « pas des pensées de mon âge, fallait apprendre<br />

à vivre comme tout le monde », qu’y disaient. Quant à<br />

Clara, cette fois, elle en était sûre, elle avait mis au monde un<br />

avatar !<br />

<strong>Le</strong>s Occidentaux prétendaient vouloir atteindre dans ce<br />

qu’ils faisaient le lotus de la perfection. Je les écoutais alors et je<br />

pesais leurs paroles sur la balance du jugement… <strong>Le</strong>s uns péroraient<br />

sur le sens de la perfection et les autres spéculaient sur ce<br />

qui était ou devait être parfait. Hélas, l’image qu’ont les marcheurs<br />

sur pieds de la perfection est souvent rigide comme leurs<br />

jambes, projection subjective de l’idée qu’ils se font aussi de la<br />

beauté. L’obstination qu’ils mettaient à vouloir se rendre heureux<br />

à travers leurs parfaits projets les conduisait à vivre comme<br />

des immortels, ne pensant qu’à leur bonheur immédiat, en écartant<br />

l’amour d’autrui.<br />

Pour profiter de l’instant présent, ils étaient capables de<br />

massacrer tout l’avenir… Au nom du « bonheur », ce divin but,<br />

les gens écrasaient les gens et ils ne s’apercevaient souvent<br />

qu’ils avaient atteint leurs objectifs qu’en constatant les dégâts<br />

découlant de leurs « parfaites » actions. Or, tout cela procédait<br />

de leur égoïsme et du manque de maîtrise de leur cœur. Ils<br />

avaient inventé le « bonheur », intitulé l’homme « consommateur<br />

», limitant la prise de conscience du vivant le plus noble à<br />

celle de son tube digestif. Puis, ils clamaient : « Sauvons la mer<br />

– sauvons les rivières – sauvons les forêts – sauvons les baleines<br />

– sauvons les éléphants – sauvons l’ozone – sauvons les<br />

arts – sauvons la famille – sauvons la santé – sauvons<br />

l’économie – sauvons les paysans – sauvons l’emploi – sauvons<br />

les institutions – sauvons la société – sauvons les droits de<br />

– 152 –


l’homme – sauvons les traditions – sauvons la sécurité – sauvons<br />

la foi – sauve qui peut ! »<br />

Chez les simples tireurs de blocs, humbles et démunis, il<br />

n’y avait jamais rien d’inutile, de superflu, tout servait le vrai. Ils<br />

se contentaient d’un œuf de tortue et d’un oignon par jour pour<br />

toute victuaille. La moindre égratignure, le plus infime tourment<br />

amenuisaient la cloison qui les séparait de la mort. Ils ne<br />

pouvaient donc tricher avec elle. Elle était là, omniprésente et<br />

Anubis, à tout instant, se tenait prêt à les enserrer de bandelettes.<br />

C’est pourquoi les petites gens aimaient à rappeler « tant<br />

qu’on a la santé, c’est le principal ». La vie était tout ce qu’ils<br />

possédaient. Du reste, la plupart, sans bas de laine, ne pourraient<br />

se faire aménager une sépulture du temps de leur vivant ;<br />

leur caveau serait hypothéqué avant même d’avoir été creusé !<br />

<strong>Le</strong>s corbeaux du recouvrement devancent toujours le corbillard…<br />

Hé whé !<br />

Chez les arrivistes, au contraire, la mort semblait n’être<br />

qu’un mythe. Ils n’y pensaient jamais… La mort rappelle tant la<br />

crainte de Dieu qu’ils préféraient la rendre taboue. D’ailleurs, ne<br />

réussissaient-ils pas ainsi ? Et si d’aventure il leur arrivait de côtoyer<br />

la mort, c’était « par accident ». Ils s’empressaient alors de<br />

la couvrir d’un drap. Mourir, c’était sale, ça dénotait et ce n’était<br />

jamais le moment. Puis, un mort, c’est d’abord un déchet et un<br />

vieux, un demi-déchet. Or, les Occidentaux avaient les déchets<br />

en horreur, à cause de la ressemblance qu’il y avait entre cela et<br />

tout ce qu’ils produisaient. Pauvres sots, ils ignoraient qu’en<br />

leur ôtant la mort, on les aurait privé de la vie. Qui méprise la<br />

mort, méprise la vie, voilà. Je ne souhaitais pas que tout le<br />

monde soit pauvre, non bien sûr, mais que l’on réussisse grâce à<br />

d’autres modèles, avec moins d’excès et plus de partage. J’aurais<br />

voulu que la qualité soit quantité et inonde la terre. Mais, j’étais<br />

seul à voir ainsi. Or, si dans le « règne de la quantité », consommation<br />

est synonyme de bonheur, tout un chacun ne de-<br />

– 153 –


vrait-il pas pouvoir consommer ? Vivre au lieu de survivre. Tout<br />

le monde a droit à une économie prospère ! Seul cet équilibre<br />

leur aurait donné raison.<br />

Tout ce qu’ils croyaient, je ne le croyais pas. Tout ce qu’ils<br />

faisaient, je ne le faisais pas. Tout ce qu’ils voulaient, je ne le<br />

voulais pas. Moi aussi je réussirai, mais dans la beauté, sans<br />

gaspillage, foi de <strong>Merblex</strong> ! Je me réaliserai vivantement sans<br />

tromper la vie, sans trahir la mort, sans renier l’amour. Ce que<br />

j’étais, ils ne l’étaient pas. Un jour, ma bouche serait formée et<br />

mon verbe serait comme l’or incorruptible. J’ouvrirai en eux<br />

l’œil divin de Rê ! Je ferai une œuvre. Du prédator, je ferai le<br />

benefactor, du chacal, un hippocampe. De l’ogre, je ferais le<br />

sobre et de l’affamé le repus, disons… Mais Thot me laisserait-il<br />

devenir son scribe de vérité chez les têtus d’Occident ? (Thot :<br />

Dieu des écrivains et de l’élocution) Me rendrait-il suffisamment<br />

puissant dans les os de la langue pour éveiller l’œil nouveau<br />

dans leurs yeux ? Afin que tous constatent que ce ne sont<br />

pas nos yeux qui voient la lumière, mais la lumière qui voit à<br />

travers nos yeux.<br />

– 154 –


XV<br />

Dès ma première semaine laborieuse, se confirma pour moi<br />

l’idée qu’ici-bas, le pouvoir se mesure à l’achat. Louer mes services<br />

à des patrons, gaspiller ma conscience et mon énergie à<br />

des tâches élémentaires pour produire « du moderne » me répugnait<br />

d’avance, mais par respect pour ceux qui croyaient à ce<br />

bonheur là, j’essayais de m’adapter en me rendant utile. Je n’en<br />

étais qu’au début de ma carrière, j’avais donc bon espoir de voir<br />

ma condition s’améliorer. Mon premier employeur fut un quincaillier<br />

qui ne cessait de frotter l’une contre l’autre ses « grosses<br />

mains pleines de doigts », ce qui le faisait ressembler à un savoureux<br />

personnage de Molière. Je comptais des clous toute la<br />

journée avec par-dessus mon épaule, l’œil bonasse du patron,<br />

toujours soucieux de ce que chacun ait bien son compte. C’était<br />

son vice…<br />

Au milieu de la quincaille, on vendait aussi des tas de produits<br />

de droguerie au litre ou à la cruche. Un tas d’amphores et<br />

de bidons remplis de produits chimiques étaient entreposés<br />

partout dans la réserve où se trouvait aussi le vestiaire. Après<br />

ma journée, j’avais beau m’asperger d’after-shave, me coller un<br />

pain de savon « cadum » dans le caleçon, puis m’aérer dans les<br />

parcs, ma peau reniflait quand même le benzol. À la fin de<br />

chaque semaine, le patron chaussait des bottes, sortait sa panoplie<br />

d’entonnoirs pour jouer les alchimistes, transvasant tous les<br />

restes liquides dans un jerrican dégueulasse, qu’il allait ensuite<br />

déverser dans la Vesdre qui coulait à l’arrière de la maison. Ca le<br />

traumatisait pas lui la pollution !<br />

Y voulait que j’y aille, mais des clous ! Je refusais moi.<br />

– 155 –


« Vous êtes apprenti, m’obligez pas à vous passer un cigare<br />

! Vous devez faire ce que je vous demande Henri…<br />

– Je peux pas Monsieur, absolument pas…<br />

– M’enfin, m’expliquerez-vous pourquoi ? C’est tout de<br />

même pas la mort de notre Seigneur !<br />

– La Loi est inscrite dans l’eau, Monsieur, et je la respecte<br />

moi.<br />

– Quoi ? Quoi ? La loi ! Quelle loi ?<br />

– Oui, la Loi, d’ailleurs c’est pour ça que les gens ont la<br />

trouille de l’eau. L’eau nous encercle et nous juge.<br />

– M’enfin, qu’est-ce que c’est que ces carabistouilles ?<br />

– Il pleure sur nous. La pluie tombe du ciel pour nous bénir<br />

et comment la recevons-nous ? Tête baissée, enterrée entre les<br />

épaules, yeux serrés, grimaçants. La mémoire de l’univers et son<br />

intelligence, c’est l’eau ! Tous nos enregistrements de paroles,<br />

d’images, d’amour et de folie, tous nos actes sont gravés dans<br />

l’eau et un jour, faudra tout relire ! C’est pour ça que moi je ne<br />

veux pas cracher dedans.<br />

– M’enfin, c’est tout de même pas la mer à boire ! Qu’est-ce<br />

que c’est qu’un petit peu de benzine ou de White spirite… Quelle<br />

histoire, oh lala… »<br />

Suite à mes erreurs répétées, la caisse enregistreuse ne<br />

contenait jamais le montant exact de la recette. Je fus donc renvoyé<br />

pour vol ! Chez nous, malgré la persistance avec laquelle je<br />

niais mon crime, on me fit valser dans les quatre coins de notre<br />

mastaba.<br />

Quand tout le monde fut à bout de souffle et comme je<br />

n’étais toujours pas passé aux aveux, on se mit à table pour<br />

éplucher à nouveau ma première déposition. Si j’avais pas craché<br />

le morceau après ce que je venais d’endurer, c’est qu’il devait<br />

y avoir un mystère quelque part. Clara proposa une reconstitution<br />

des frais. Au cours de la démonstration de mes encais-<br />

– 156 –


sements, il s’avéra que sur un achat de cent francs, moins la ristourne<br />

que la maison octroyait à ses meilleurs clients,<br />

j’encaissais effectivement nonante francs, mais je pointais cent.<br />

En fin de journée, la caisse accusait forcément un trou. La connerie<br />

intégrale avec taré’fication spéciale ! Dès le lendemain,<br />

elle se rendit à la quincaillerie pour tranquilliser le patron sur<br />

une affaire qui faillit nous coûter l’honneur. Pour la bonne nouvelle,<br />

je ferai jamais « un bon commerçant ».<br />

« Bon Dieu, où vais-je le caser celui-là, geignait Clara ? »<br />

<strong>Le</strong> petit fric de poche dont je disposais passait dans l’achat<br />

de documents concernant la terre des Pharaons et ma plus<br />

grande passion consistait à commenter les divers collages que<br />

j’effectuais dans mes albums.<br />

« J’veux être archéo !<br />

– Tu vas retourner bosser mon ami, je t’en ficherai moi de<br />

l’égyptologie… »<br />

Elle ne semblait pas prête à accepter que je m’instruise, ni<br />

que j’exerce un métier passionnant, pas plus que je me passionne<br />

pour un métier. Selon sa conception, un homme devait<br />

travailler pour manger et manger pour travailler ! Elle<br />

n’imaginait même pas que l’on puisse bosser autrement qu’avec<br />

ses mains.<br />

« Ca y’est ! je t’ai trouvé une place mon ami… Je sais où te<br />

caser, annonça la Bouche, en rentrant du centre ville. »<br />

À mon grand étonnement, j’allais être engagé comme<br />

scribe dans un bureau d’expertise fiscale. Mon ahurissement atteignit<br />

son comble lorsque je sus que mon patron ne serait autre<br />

que « l’expert », avec qui mes parents s’étaient réconciliés ! Vêtu<br />

d’un costard à mon père, retouché pour la circonstance, je pris<br />

place au bureau le lundi suivant, derrière une pyramide de classeurs<br />

et dossiers. Moi qui ne supportais ni contrôle, ni mise en<br />

– 157 –


fiche et n’envisageais la vie qu’au grand air, je dégustais. J’allais<br />

faire les comptes des temps modernes… Faire le bilan d’un demi-siècle<br />

de consommation !<br />

C’était ça mon destin !<br />

Mes gages étaient maigres. Ils servaient tout juste à couvrir<br />

mes frais d’habillement, mais Clara s’en contentait, visionnant à<br />

l’avance tout ce que pourrait rapporter de cette « bonne situation<br />

», dès que j’en aurais acquis la maîtrise. En attendant ce<br />

jour lointain, je grattais le papyrus dans un local sans air, qui<br />

sentait le buvard, chaque jour plus impatient de voir les aiguilles<br />

de la pendule dressée à la verticale. Aussitôt rentré, je filais<br />

sur le toit pour envoyer des signaux de détresse à Maât, espérant<br />

qu’elle veuille bien me tirer de là.<br />

Par un bel après-midi de printemps, la providence vint à<br />

mon secours… Énervé par la plume de mon stylo rétif, je le secouais.<br />

Aussitôt, une giclée d’encre s’étala copieusement sur le<br />

mur. J’allais lui causer un second infarctus qui jactait l’expert !<br />

La cause pourquoi, il me reconduisit illico presto à mon domicile.<br />

« Tu viens de laisser passer la chance de ta vie, bougre<br />

d’abruti. Qu’allons-nous en faire ? questionnait à nouveau Clara<br />

en regardant mon père. »<br />

Léopold plus modéré, prit ma défense en disant que pour<br />

être tranquille avec les jeunes, on ne devait leur demander que<br />

ce dont ils étaient capables. Toutefois, elle ne l’entendait pas<br />

ainsi. Elle continuait à proférer des menaces en faisant valser le<br />

caillon. Pour calmer le jeu, fallut que Léopold s’empare d’un<br />

grand plat de riz à la flamande et qu’il le catapulte sur la cuisinière.<br />

Ca s’est mis à cramer grave, tellement qu’on pouvait plus<br />

tenir… Y’avait plus une mouche dans notre espace aérien, sans<br />

parler de l’odeur…<br />

– 158 –


Pendant que Clara épluchait les petites annonces, je traînais<br />

mon âme du côté du conservatoire où j’avais aperçu une<br />

blonde qui trimballait le petit sarcophage de son violon. Elle ne<br />

tarda pas à me repérer et accepta que je la raccompagne. C’était<br />

la première fois qu’une fille ne me repoussait pas en disant « Je<br />

ne vais tout de même pas les prendre au berceau »… Anne-<br />

Marie était bien trop sensible pour dire des horreurs pareilles.<br />

C’était une mystique, le genre à consacrer sa vie au Temple<br />

d’Isis. Pourtant, elle m’aspirait hors de mon sang à chaque fois<br />

que je l’approchais. Jusqu’au crépuscule, nous restions enlacés<br />

sur un banc au fond du parc municipal, à écouter piailler les<br />

ibis. Je glissais ma main entre ses seins beiges, m’enivrant des<br />

brises secrètes qu’exhalait son petit coulinou. Il y avait là des<br />

figues et des raisins, toutes sortes de fruits suspendus aux<br />

arbres disposés autour de trois sources… l’une d’eau, l’autre de<br />

vin, la troisième de miel. Je me saoulais de ses baisers, les premiers<br />

de ma bouche. Alors, ma Maison-de-Vie était pourvue de<br />

tout le nécessaire.<br />

« Je préfère l’amour platonique, murmurait-elle en repoussant<br />

mes élans fougueux. Je sais que tu as envie… mais on fera<br />

rien ensemble… jamais. »<br />

Whé, l’autre, j’avais le bois moi ! Pire qu’Osiris. Elle me le<br />

faisait à chaque fois le coup du plat-tonique… Après y avoir goûté,<br />

je rentrais avec un porte-manteau dans le caleçon en imaginant<br />

des positions…<br />

Anne-Marie se passionnait pour les tragédies grecques.<br />

Elle connaissait les mystères d’Orphée, la guerre des bacchantes<br />

par cœur et savait même comment Dionysos était devenu le<br />

verbe incarné de Zeus. Un soir d’orage, nous étions restés sous<br />

l’averse, visages tendus vers le ciel pour en capter l’énergie. La<br />

pluie mitraillait les feuillées en nous plaquant à la peau nos cheveux.<br />

« Attention ! Voilà Jupiter tonnant criait-elle, allez défends-toi<br />

Henri ! »<br />

– 159 –


Puis, Anne-Marie récitait le chant des vierges de l’Èbre,<br />

ponctuant son récit de coups d’archets tragiques. Elle me les faisait<br />

imaginer dansant dans le parc, couronnés d’hyacinthes,<br />

tandis que l’âme de son violon s’évanouissait dans les plis du<br />

soir. Après, j’y allais de ma tirade… Je lui balançais mes pérégrinations<br />

d’écuyer tranchant, du temps ou je faisais partie de la<br />

cour du grand Akhenaton.<br />

« Voici Seth, dieu fratricide et faiseur de tempête qui arrive<br />

!<br />

– Que fais-tu d’Apollon ? Écoute vibrer les sept cordes de<br />

sa lyre. Avec ton Seth, tu peux toujours courir…<br />

– Mais je sais lire et Seth n’est pas venu seul, taïau ! Voici<br />

qu’arrive Sothis faiseur des crues du Nil, de la Meuse, et de<br />

l’Escaut… À l’assaut… Youhoûhh ! »<br />

Nous nous élevions ainsi au-dessus du principe des choses<br />

et du monde réel. Quoique moi, j’arrivais pas vraiment à<br />

l’oublier, son petit coulinou… Puis, la tête renversée en demilune,<br />

Anne-Marie avalait le disque solaire parvenu au couchant<br />

qu’elle ferait renaître au levant. Son corps courbé par-dessus la<br />

terre préfigurait la voûte céleste. Ses pieds touchaient l’horizon<br />

oriental et ses mains celui de l’occident. Et dans les rondeurs de<br />

son ventre et de ses seins, voyageaient les astres.<br />

C’est à la fin d’un de ces épisodes qu’Anne-Marie se dévoila,<br />

dénudant ses bras où les seringues avaient laissé leurs signatures.<br />

Je les lui baisais comme un petit chien, tout rempli<br />

d’impuissance et de compassion.<br />

« Cette nuit, concentre-toi mon petit Henri, il faut que tu<br />

quittes ta Maison-de-Vie pour me rejoindre dans le parc… ce<br />

soir je m’en fais un… je me concentrerai pour te voir…<br />

– De toutes façons, tu verras rien, on est invisible hors de<br />

sa boîte.<br />

– C’est bon, tu m’as eue… mais promets-moi que lorsque je<br />

serai morte, tu diras pour moi une prière digne de Cléopâtre.<br />

– 160 –


– Dis pas ça… dis plus jamais ça… »<br />

<strong>Le</strong>s yeux fixes, elle me regardait étrangement, l’espace déjà<br />

nous séparait…<br />

La petite Anne-Marie souffrait comme moi d’une traversée<br />

du duat coûteuse pour l’équilibre. Sa Maison-de-vie ne la contenait<br />

plus. Elle semblait impalpable, son âme affleurait sa chair,<br />

impatiente de pouvoir briser ses amarres. Elle était femme mais<br />

refusait de s’accepter comme telle. Était-ce par passion véritable<br />

ou par nostalgie d’une virginité trop tôt immolée qu’elle acceptait<br />

de flirter avec un <strong>Merblex</strong> ? Elle me donnait son esprit, pendant<br />

qu’un autre possédait son corps et je ne devais pas m’en<br />

plaindre, parce que j’étais « celui des deux qui recevait la meilleure<br />

part » disait-elle. Elle ne voulut jamais me dire qui était<br />

l’Occidental avec qui je la partageais, il était plus âgé que moi ce<br />

qu’il y avait de sûr. Moi je pensais à son père, qu’elle craignait<br />

terriblement. Un jour où j’étais venu l’attendre à la sortie du<br />

conservatoire, une de ses amies me remit une lettre contenant<br />

ces simples mots : « Je suis enceinte, adieu ». Dès lors, toutes<br />

mes tentatives pour la revoir échouèrent.<br />

Anne-Marie mourut des suites d’une overdose. Quand je<br />

l’appris, je me rendis sur sa tombe, dans la Cité-des-Beautés, à<br />

l’occident de la commune et je récitais pour elle la prière des<br />

morts afin que sa barque traverse le duat sans être chahutée.<br />

« O Dieux, salut ! Qu’un esprit ailé guide cette femme à<br />

travers le duat, pour qu’elle arrive aux portes de la belle Amenti.<br />

En vérité ? elle appartient au ciel, la terre ne possède que sa<br />

forme corporelle. O Gardiens, ouvrez les douze portes de<br />

l’Amenti. O Dieux, laissez cette femme passer dans la barque de<br />

Rê vers l’horizon oriental. Aucun mal ne s’attache plus à elle.<br />

Son nom est le nom de l’âme divine pure de taches. Elle dit la<br />

Maât – elle fait la Maât – elle est la Maât. O Vous, âmes parfaites,<br />

sachez le, elle est des vôtres et son savoir est celui de la<br />

– 161 –


grande voyante elle-même. Faites que sa jeunesse soit éternelle.<br />

»<br />

« Mais où vais-je te caser toi ? Que vas-tu faire pour gagner<br />

ta vie espèce d’idiot, tu ne vois pas que tout le monde travaille ?<br />

– J’veux chanter.<br />

– Voilà autre chose maintenant, quand c’est pas<br />

l’archéologie, c’est la chanson. Je t’en ficherais moi de vouloir<br />

être artiste… Pour qui te prends-tu ? Pour Amelette !<br />

– C’est Hamelet qu’on dit…<br />

– Et ne réponds pas à ta mère, je suis bien trop bonne de<br />

me déplier la tête pour te dégoter une situation. En plus de ça,<br />

Monsieur cherche la porte étroite lui, alors qu’on lui ouvre<br />

toutes grandes celles du palais ! Avoue tout de même qu’il y a de<br />

quoi bondir ! lançait-elle au ciel de tout son désespoir.<br />

– J’veux faire ce que j’aime c’est tout. »<br />

Ca, c’était le genre de réflexion à balancer uniquement<br />

dans le cas ou l’on souhaitait raccourcir son avenir… J’avais une<br />

dette envers la tribu. Pour m’en acquitter, je n’avais qu’une solution,<br />

sortir ma dépanneuse du garage. Et j’astiquais les parquets<br />

en me jurant qu’un jour je m’entourerai de domestiques.<br />

« J’ai faim.<br />

– C’est bon de bouffer hein ? C’est une bonne petite guerre<br />

qu’il vous faudrait. »<br />

« Dieux, entendez ! Celle qui m’a engendré s’adresse à moi<br />

comme Seth à son frère. Or, je suis venu faire ce qui doit être<br />

fait, voir ce qui doit être vu pour le reporter dans mes écrits,<br />

afin que tous puissent boire à mes pensées. Je suis scribe de vérité,<br />

je témoignerai. Aujourd’hui, mon scarabée d’or roule une<br />

boule de mie humectée de mes larmes. Mon pain s’effiloche<br />

– 162 –


dans ma bouche, comme une pâte d’asticots. Et je me sens coupable<br />

de procurer à mes organes de la nutrition. Mais je sais<br />

que demain, les mets les plus fins seront servis à ma table, je<br />

festoierai en compagnie d’altesses… » que je me disais moi.<br />

– Ca y’est, je sais où je vais te caser ! Je t’ai trouvé une<br />

bonne place. D’ailleurs, il faut les tuer pour en avoir une comme<br />

ça. C’est une place où tu seras bien vêtu, tu auras chaud l’hiver,<br />

tu passeras l’été au soleil, tu seras bien nourri, tu seras salué<br />

chapeau bas par les « grosses têtes » et ce qui ne gâte rien, tu<br />

gagneras gros. La Bouche n’eut pas assez de doigts pour<br />

m’énumérer les avantages de cette « bonne place », mais j’étais<br />

tout de même très curieux de savoir où me menait sa charade ?<br />

– Ne t’en occupe pas, je sais ce que je fais, tout ce que je<br />

peux te dire ajouta-t-elle pour achever de me séduire, c’est<br />

qu’avec ce métier, tu pourras même faire de grands voyages.<br />

– Dis-le-moi alors ?<br />

– Non, lundi matin tu te prépareras selon mes instructions<br />

et j’irai te présenter au patron, il sera alors bien temps pour toi<br />

de savoir.<br />

– Mar-gueux-ritte, Mar-geu-ritte… si bêll’en ce mir’roî-âr…<br />

r’réponds, r’réponds, r’réponds vi-ïteux. »<br />

– 163 –


XVI<br />

Au « Grand Hôtel », pour nonante francs par jour, je polissais<br />

l’argenterie, j’essuyais les verres en même temps que les réprimandes<br />

des chefs de rangs souvent en mal d’autorité. Pendant<br />

le service, j’avançais les plats en salle où m’attendait en<br />

frac, Monsieur le Maître d’hôtel, toujours prêt à commettre découpes<br />

et flambages.<br />

Si j’avais mangé des sauterelles grillées autrefois, aux banquets<br />

que donnait Pharaon, jamais il ne me serait venu à l’idée<br />

d’ingurgiter des cuisses de grenouilles, des maclottes ou des escargots.<br />

C’est pourtant ce que faisaient les riches. Ils avaient un<br />

estomac sacrément sophistiqué pour rester en vie après de telles<br />

digestions ! Or, si les habitudes gastronomiques des Occidentaux<br />

me les faisaient regarder avec un certain dégoût, ils me<br />

donnaient aussi la preuve de leur supériorité en matière<br />

d’adaptation abdominale.<br />

<strong>Le</strong> Maître d’hôtel lui, avait résolu la question. Il se nourrissait<br />

exclusivement de bière blonde et une fois par semaine, de<br />

waterzooï. Je n’arrivais pas non plus à me faire à cette coutume<br />

moyenâgeuse par laquelle le client achète vos services à rebours,<br />

vous signifie son autorité et s’autorise impunément à vous insuffler<br />

dans l’âme son archi pateline condescendance, comme<br />

dit Balzac. Aussi, quand un client me remettait un pourboire, je<br />

rougissais de la plante des cheveux à la racine des pieds, puis je<br />

m’enfuyais à l’office couvert de honte.<br />

À mes débuts, le Maître d’hôtel voulant s’assurer de ce qu’il<br />

avait engagé un commis digne de confiance, dissimulait sous les<br />

serviettes les pourboires que les clients avaient semés. Mais la<br />

– 164 –


tentation ne m’effleurait même pas. Je restituais tout au tronc,<br />

par trop vexé qu’on me fit l’aumône. Hormis ces petites humiliations,<br />

je soupais comme le grand Ramsès.<br />

« Que veux-tu pour souper Henri ? questionnait le patron<br />

sur le ton amorphe de quelqu’un chez qui toute volonté avait été<br />

brûlée pendant le coup de feu. On ne m’avait jamais posé une<br />

question pareille… moi !<br />

– « ! & ? »<br />

– Tu veux une omelette aux champignons, au jambon, au<br />

fromage, du civet ? Ce que tu veux… continuait-il, en secouant<br />

la cendre de sa cigarette sur le point de tomber dans un poêlon.<br />

– Pourriez pas me faire un matoufet ?<br />

– Qu’est-ce que c’est que ça ?<br />

– Ben, une omelette au fromage alors, j’ai jamais goûté. »<br />

Trottiner sur d’épaisses moquettes m’échauffait les pieds,<br />

question de rodage. <strong>Le</strong> soir, je perçais mes cloques, en passant<br />

des bouts de fils à travers. <strong>Le</strong> vrai remède eut été que je possède<br />

deux paires de chaussures, une pour la ville, l’autre pour le service,<br />

mais…<br />

« Pas question ! quand tu gagneras plus. Pendant que tu<br />

t’enfiles des « oiseaux sans tête », nous on trime ici. Quand je<br />

pense qu’il y a des femmes qui vont au restaurant ou au<br />

théâtre… pendant que moi, je les passe au bord de l’eau, mes<br />

dimanches. Alors t’as intérêt à ramener tes pourboires, hein<br />

mon ami… parce que si tu crois que c’est avec ce que ton père<br />

gagne que l’on va s’offrir du moderne… »<br />

Je fus hélas renvoyé du grand hôtel à la fin de la saison. La<br />

patronne ne me pardonnait pas d’avoir cassé d’un seul coup<br />

trente-deux coupes à champagne en cristal.<br />

– 165 –


Colonne des offres d’emplois, Clara ressortait son lyrisme<br />

du duat, tandis qu’une nouvelle fois, je me cognais aux portes de<br />

l’Amenti.<br />

« Tu crois peut-être que c’est toi qui mets le pain sur la<br />

table ? Quand je pense à tous les sacrifices que j’ai faits pour<br />

toi ! Tu devrais baiser la terre où j’ai marché. »<br />

Elle dépeignait si bien l’indigence dans laquelle je plongeais<br />

la tribu, que cela m’inspirait des sentiments protectionnistes.<br />

Je comprenais maintenant comment elle avait apprivoisé<br />

Léopold. Elle semblait manquer de tant d’assistance et être en<br />

butte à tant d’adversité qu’il me prenait l’envie de la serrer<br />

contre moi en disant : « Ne t’en fais pas, je suis là petite<br />

mère »… Mais je pressentais encore, qu’en exposant son cœur<br />

aux vibrations aiguës de mon âme, la sienne se serait désintégrée.<br />

L’hôtel Saint-Jean m’ouvrit ses portes. <strong>Le</strong> patron, luimême<br />

ancien révolté, n’eut aucun mal à me comprendre et à<br />

m’accepter. <strong>Le</strong> bar de son hôtel était le repaire de la « nouvelle<br />

vague », mobylettes, blousons de cuir, flirts et compagnie.<br />

J’étais plus fréquemment accoudé au juke-box avec « tous les<br />

garçons et les filles de mon âge », en train de siroter des limonades,<br />

qu’au restaurant où il ne venait guère de monde. Clara<br />

trouva cette affaire louche et me fit rendre mon tablier pour me<br />

conduire de l’autre coté de la rue, à « l’hôtel de l’Europe » où<br />

elle avait déjà négocié mon embauche. Mon patron était un vertébré<br />

cassant et si maigre qu’il me faisait penser à un officier de<br />

la gestapo encivilé. Il fabriquait lui-même ses cigarettes avec<br />

une extrême minutie, au moyen d’une boite mécanique, sans<br />

jamais perdre le moindre brin de tabac. <strong>Le</strong> soir, une horde de<br />

jouisseurs envahissaient la taverne pour regarder le film à la télé,<br />

qui trônait comme le saint tabernacle, au milieu de la salle.<br />

C’était donc ça la société ? cette masse d’Occidentaux loisissant<br />

– 166 –


dans la tiédeur, sans autre ouverture sur le monde que le petit<br />

écran.<br />

« Faut profiter de la vie pendant que tu es jeune, clamaient-ils.<br />

»<br />

Moi qui passais seize heures par jour enfermé dans leur<br />

ghetto, je n’avais guère le choix. Il fallait son petit cube de chester<br />

au sel de céleri à l’un – un autre le préférait sans sel – une<br />

poignée d’arachides à celui-là – quelques olives à celle-ci –<br />

d’autres encore avaient droit à un second spéculoos avec un petit<br />

pot d’eau chaude : la loi des tapas ! C’était précisément parce<br />

qu’eux n’en profitaient plus de la vie, que je me trouvais là, à<br />

écouter leurs arguments d’esprits frappeurs.<br />

À cette époque, la pub commençait son invasion et il n’y<br />

avait personne en face pour lui résister… de la complaisance<br />

c’est tout. Quand je leur prédisais que nous en serions bientôt<br />

tous les otages, ils me riaient au nez ; on m’appelait « le philosophe<br />

». Ils ignoraient que la culture, c’est ce qui dérange, pas le<br />

contraire. Ils voulaient tous plus et meilleur, tandis que moi, je<br />

rêvais de moins et mieux.<br />

Mes gains s’élevaient à quatre cents francs belges par jour<br />

et la température ambiante dans mes chaussures à quatre vingt<br />

dix degrés. En rognant sur mes pourboires, je parvins à m’en<br />

acheter une paire neuve. Clara, qui me faisait les poches et contrôlait<br />

mes notes de blanchisserie, ne tarda pas à s’en apercevoir.<br />

Elle confisqua mes chaussures et avertit mon patron de<br />

mes talents de chevalier d’industrie. Dès lors, il ne cessa plus de<br />

surveiller mes additions.<br />

« Enlevez pour le deux ! »<br />

Sloup ! C’est à peu près le son que produisit la saucière en<br />

atterrissant sur la moquette. La gestapo me tomba sur le paletot,<br />

me roua de coups de poings. Moi, pas manchot, je les lui<br />

rendis. Cinq minutes plus tard, j’entrais à nouveau dans le duat.<br />

Attendu que j’avais fait le tour des établissements hôteliers de la<br />

localité, c’est en haute Égypte qu’il fallait me chercher un job.<br />

– 167 –


« Bientôt, clamait la Bouche, le pays ne sera plus assez<br />

grand pour toi. »<br />

Elle n’avait pas tort. J’arrivai donc à « l’Hostellerie des<br />

Trois-Marais » où j’allais faire partie du personnel à demeure. À<br />

changer souvent d’emploi, on a cet avantage sur les gens stables,<br />

d’être toujours appelé le « nouveau » et de sentir à chaque fois<br />

les anciens mettre en vous qui leurs espérances, qui leurs suspicions,<br />

selon le genre d’Occidental à qui l’on a affaire. D’une manière<br />

comme d’une autre, l’intérêt de chaque nouvelle situation<br />

est de renseigner toujours sur les caractères et de nous faire<br />

progresser dans notre étude du monde.<br />

Notre jeune patron, dont la dégaine faisait penser à celle de<br />

James Bond, roulait en Porsche, recevait ses amies de cœur aux<br />

« Trois-Marais », et dirigeait son personnel avec la même largeur<br />

d’esprit, nous laissant organiser notre travail au rythme<br />

qui nous convenait. Il y avait aussi Yan, un flamand baraqué<br />

comme une penderie et qui s’enfilait jusqu’à vingt gueuzes dans<br />

la journée. L’hiver, en attendant l’hypothétique client, je gribouillais<br />

des poèmes en sirotant des glaces géantes de ma fabrication.<br />

Alentour et à perte de vue, le manteau blanc d’Osiris recouvrait<br />

les sapins dressés dans les brumes silencieuses des<br />

fagnes. Pour avoir été secoué, je me dégageais facilement de la<br />

terrestréité, j’avais ce privilège. Au reste, l’habitant de ma Maison-de-Vie<br />

était pour mon être conscient, une entité bien distincte,<br />

avec qui je m’entendais de mieux en mieux. Me décorporer,<br />

pour m’en aller planer, par-dessus les forêts d’obélisques<br />

blancs, seulement retenu par le serpentin d’un destin à peine<br />

déroulé n’était pas un problème. Ca fonctionnait pratiquement<br />

sur commande. J’avais la frite dans cette hostellerie, mais<br />

j’attendais autre chose, pour savoir, pour connaître et me rassembler<br />

vraiment.<br />

– 168 –


En saison, aux « Trois Marais », il valait d’ailleurs mieux<br />

que mon habitation et mon habitant soient bien amarrés l’un à<br />

l’autre… La clientèle affluait par vagues allemandes ou néerlandaises,<br />

ne me laissant guère le temps de cultiver mon lotus mystérieux.<br />

Une nuit, j’entendis des cris de femme, provenant de la<br />

chambre juste en dessous de la mienne, comme des appels au<br />

secours ! Haletant, je courus avertir Yan, mais le Flamand gisait<br />

dans sa gueuze. Et si le meurtrier était armé ? Qu’adviendrait-il<br />

de l’unique témoin ? À en juger aux râles qui me parvenaient de<br />

derrière la porte, il ne restait guère de temps pour me poser des<br />

questions. La victime semblait parvenue à l’extrême limite de<br />

ses forces. Armé d’un balai, saisi dans un placard, je m’élançais<br />

de toutes mes forces. La porte céda du premier coup et je fis<br />

mon entrée héroïque en criant : arrêtez ! <strong>Le</strong> couple en saillie<br />

resta figé, à me dévisager, ne comprenant visiblement pas le<br />

pourquoi de mon irruption dans leur chambre ! Fallait voir le<br />

tableau ! À poil ! tous les deux… En pleine fornication,<br />

l’Occidental se tenait derrière la fille à quatre pattes… Ahurissant<br />

! J’avais évidemment déjà vu faire les animaux… Il ne me<br />

fallut pas longtemps pour mesurer l’ampleur de mon imbécillité.<br />

Après les excuses d’usage, je rangeais mon balai, puis je regagnais<br />

mon lit où je passais le reste de la nuit à me demander<br />

ce que j’allais bien pouvoir inventer pour justifier mon renvoi<br />

auprès de Clara. Mais il y a un bon dieu pour les <strong>Merblex</strong> puisqu’au<br />

matin, les clients réglèrent leur note sans un mot et partirent<br />

oubliant même de prendre leur petit déjeuner. Avant mes<br />

quatorze ans, je me troublais lorsque je surprenais les conversations<br />

des adultes. Désormais, tout je savais ! Je découvris mon<br />

corps, imprévisible, faible et obsédant, répondant du même<br />

coup à mes nombreux pourquoi.<br />

Je rentrais à la maison une fois par semaine, retrouvant la<br />

tribu, comme toujours entre deux prises de bec.<br />

– 169 –


D’interminables palabres avaient lieu au sujet de mes pourboires,<br />

afin de déceler si je rapportais « tout ». Après avoir répondu<br />

au questionnaire de la Bouche, j’étais autorisé à mettre<br />

mon costume du dimanche pour aller au cinéma. Comme à chacun<br />

de mes retours de congés, je semblais plus abattu qu’avant.<br />

Mon patron m’interrogeait, mais c’est à mots couverts que je me<br />

dévoilais, l’expérience m’ayant appris que mes « révélations »<br />

pouvaient se retourner contre moi.<br />

« Tu ferais trancher la tête de ta mère en place publique,<br />

s’était écriée Clara, le jour où Philippe et moi étions allés raconter<br />

aux flics, la vie qu’elle nous faisait endurer. »<br />

À chaque fin de semaine, Léopold venait me cueillir aux<br />

« Trois-Marais » puis, avant de rentrer, nous allions aux biches.<br />

Au milieu des bois, il en profitait toujours pour me faire<br />

quelques recommandations.<br />

« Ta mère est une femme qui ne se possède pas toujours,<br />

c’est pas sa faute, il ne faut pas lui répondre… Elle est très malade,<br />

elle souffre…<br />

– Qu’est-ce qu’elle a ?<br />

– Un spécialiste l’a examinée. Il a fallu ruser, lui dire que<br />

c’était pour les nerfs… En réalité, c’était un « cycanaliste ».<br />

Votre mère est hystérique, on ne peut rien lui dire sinon tout de<br />

suite, elle prend la mouche… Lui répondre ne sert à rien. C’est<br />

malheureux hein ça, poursuivait-il en se rajustant derrière son<br />

volant… On ne sait rien y faire, elle se méfie, alors c’est encore<br />

pire. C’est tellement elle a été malheureuse étant petite.<br />

– Oui, je sais, son père est mort à sa communion.<br />

– Oh mais y’a pas que ça. On l’avait déjà bien traumatisée<br />

avant…<br />

– « … »<br />

–… après, ça a continué.<br />

– Ben raconte ?<br />

– 170 –


– Bon, tu as quand même presque quinze ans, tu peux bien<br />

savoir, ne dis pas que je t’en ai parlé seulement, hein <strong>Merblex</strong> ?<br />

– Non.<br />

– Ca a commencé quand elle était en nourrice. Pour la punir<br />

d’avoir fait ses besoins dans l’eau de son bain, la bonne<br />

femme lui a fait tout remanger.<br />

– Qui c’est celle-là ? Je vais aller lui casser sa gueule moi !<br />

– Après y’a eu sa communion, pour ça, tu sais déjà. Puis,<br />

comme ta grand-mère était seule, sans homme, ça a dû aussi<br />

jouer… Enfin, toujours est-il que votre mère, c’était « la petite<br />

Cosette ». Elle se tapait les lessives, les raccommodages de ses<br />

cinq frères et sœurs. C’était l’aînée… Elle rêvait d’entrer au conservatoire,<br />

mais sa mère la gardait à la maison pour faire le ménage.<br />

Dans une grande maison, il y a toujours de l’ouvrage qui<br />

traîne. En plus de ça, elle était tout le temps battue comme<br />

plâtre. C’est d’ailleurs en la frappant qu’on lui a cassé le nez.<br />

C’est pour ça qu’il ne faut plus vous moquer d’elle, ça lui fait du<br />

mal.<br />

– Mais grand-mère a pourtant toujours été gentille avec<br />

nous ? Et puisqu’ils étaient riches, pourquoi n’avaient-ils pas de<br />

domestiques ?<br />

– Il ne faut pas se fier aux apparences, la vieille obligeait<br />

votre mère à baiser la terre où elle avait marché. Tu comprends<br />

maintenant pourquoi votre mère l’appelle « le gendarme » et<br />

qu’elle n’a jamais osé la tutoyer. Quant à ton grand-père, il avait<br />

de l’argent c’est vrai, c’était un gros exportateur de tissus, mais<br />

quand il est mort, il n’a rien pu laisser à votre grand-mère. Ils<br />

n’étaient pas mariés… l’argent est allé aux œuvres et à l’état.<br />

Alors, la vieille est restée seule avec les cinq enfants naturels<br />

que votre grand-père lui avait faits. Déjà rien que ça, c’était<br />

quelque chose en ce temps là, crois-moi.<br />

– Encore maintenant. Quand les gens s’aperçoivent que<br />

Phyl’et moi, on ne porte pas le même nom et qu’on a les mêmes<br />

parents, tout de suite on devient bizarre…<br />

– 171 –


– Tu sais bien que tu es notre fils. C’est à cause des papiers<br />

que tu es « enfant naturel ». C’est pas de ma faute si je n’ai pas<br />

pu te reconnaître…<br />

– Ben, si tu le dis… Mais, c’est pas parce que maman a été<br />

battue qu’elle doit se venger sur moi.<br />

– Elle est traumatisée par son éducation, c’est ce qu’a dit le<br />

docteur. Quand elle a eu ses règles la première fois, elle ne savait<br />

même pas ce que c’était… Elle pensait être malade et n’a pas<br />

osé en parler à sa mère, alors tu vois… Il a fallu qu’elle aille se<br />

confier à une amie, qui lui a tout expliqué en détail. En rentrant,<br />

elle a demandé de l’argent à sa mère pour aller chez<br />

l’apothicaire acheter des serviettes hygiéniques. C’est normal<br />

non ! sexclama Léopold outré. Ben, la vieille a déchiré une chemise<br />

qui appartenait à ton grand-père à peine enterré, et l’a jetée<br />

à Clara en disant : « tenez salope, vous n’avez qu’à vous en<br />

faire des drapeaux ! »<br />

– C’est morbide hein ça ? On ne dit pas des choses pareilles<br />

à une gamine. En fait, votre grand-mère tenait sa fille pour responsable<br />

de tous ses malheurs. Après, il y a eu la guerre… alors<br />

pour fuir tout ça, votre mère s’est engagée dans la résistance,<br />

puis elle a été acceptée dans l’armée secrète. Quand la résistance<br />

a fusionné avec l’armée américaine, votre mère est partie<br />

avec les alliés ouvrir les camps de concentration, c’est pourquoi<br />

elle a été décorée. Enfin, elle est incurable quand même.<br />

– C’est contagieux ?<br />

– Je ne sais pas, ça dépend…<br />

– De quoi ?<br />

– De l’homme. »<br />

De « l’homme » lâcha-t-il, les yeux grands ouverts sur la<br />

route, comme s’il venait de percer un profond mystère.<br />

Pour ce qui est de la thérapeutique, Léopold ne connaissait<br />

que la méthode consistant à se railler des imperfections qu’il<br />

– 172 –


décelait chez nous et qui insultaient sa dignité de père, une<br />

technique pour nous inculquer l’envie du dépassement en<br />

somme.<br />

Quand Clara haussait le ton, il l’appelait « mézin », histoire<br />

d’augmenter le piquant de son mot. Plusieurs mois passèrent<br />

avant que l’on connaisse l’étymologie exacte de « Mézin »<br />

(muezzin). Ce jeu de caricatures amenait forcément les autres à<br />

s’interroger sur leur comportement. Et ça marchait en plus !<br />

Sans doute est-ce pourquoi nous nous affublions volontiers de<br />

sobriquets stigmatisant nos tares et traits de caractère. La tendresse<br />

des frustres, disons…<br />

« Dis, tu as vu la belle robe que Mézin a achetée ?<br />

– Et Zette, il va aussi à la pêche avec C’quiveut ?<br />

– Qu’est-ce que j’en sais, demande à l’œil d’Horus, y doit le<br />

savoir lui ? »<br />

<strong>Le</strong> jour de mon congé, j’avais qu’une idée en tête : chevaucher<br />

la guitare de tante Momone. C’était extra. Mais y suffisait<br />

que je le veuille pour que Phyl’s’en empare.<br />

« Laisse ça là, Philippe l’avait avant toi. D’ailleurs, quand<br />

tu as quelque chose entre les mains, c’est mort ! Il ne me resta<br />

plus qu’à acquérir une guitare à crédit, payable sur mes pourboires.<br />

C’était sans compter sur une visite surprise de mes « rapents<br />

».<br />

L’enseigne était déjà éteinte quand la dauphine arriva sur<br />

le parking.<br />

« Vous venez trop tard. Il n’y a plus personne. Fallait téléphoner…<br />

– Tu n’as pas l’air content de nous voir, fit Clara en pivotant<br />

dans ma chambre de valet.<br />

– Si, débarrassez-vous…<br />

La question tomba comme l’épervier sur sa proie.<br />

– 173 –


– Où est-elle ?<br />

– Quoi donc ?<br />

– Ne fais pas l’innocent, tu as répondu « quoi ». Si tu ne<br />

savais pas de quoi on parle, tu aurais demandé : qui ! Alors où<br />

est-elle ? insista la Bouche.<br />

– « § ».<br />

– <strong>Le</strong> vendeur nous a écrit… Où est la guitare ? »<br />

Ils passèrent la chambre au peigne fin et finirent par trouver<br />

l’instrument dissimulé entre la penderie et le mur.<br />

« Flaf’n ! Tu l’auras pas à crédit celle-là. Puis ils quittèrent<br />

les lieux, sans avoir à se revêtir.<br />

– Qu’allez-vous en faire ?<br />

– La revendre, lança Clara en disparaissant dans<br />

l’escalier. »<br />

Phyl’avait la langue bien pendue, pas de doute… La semaine<br />

s’écoula au rythme des chutes de neige qui recouvraient<br />

mon spleen de leur écœurante pureté. J’avais plus qu’à prier…<br />

« Ô Maât, j’envois vers toi l’oiseau parfumé de mes pensées<br />

plaintives… Mon frère a pris modèle sur Seth, il a prononcé des<br />

paroles de fiel contre moi. Il a vendu mon secret pour être aimé<br />

de celle que je crains. O Maât, vois de quel mal suis-je accablé et<br />

l’état misérable où je suis ? Qu’ai-je fait à celle qui devint ma<br />

mère lorsque j’étais jeune ? Qu’ai-je donc fait pour que sa main<br />

s’appesantisse sur moi ? J’ai rempli toutes sortes de fonctions à<br />

ses côtés sans jamais faire de chagrin à son cœur… Mais vois,<br />

elle ne me laisse pas être heureux… Maintenant, je suis comme<br />

un homme qui veut voir la mort. »<br />

J’étais gras avec ça… Mais je décidais tout de même<br />

d’attendre le jour de mon congé avant d’en finir avec le monde<br />

occidental.<br />

– 174 –


À la maison, je menais une telle vie à la tribu qu’ils finirent<br />

par consentir à sortir ma guitare de sa cachette. On se mit à essayer<br />

un duo, Phyl’et moi. Tching, tching… crin-crin, crin-crin…<br />

Tching, tching… crin-crin…<br />

« Mais non, mais si… attend… Tiching, tiching… crinkkrin<br />

!<br />

– Allez vous arrêter ? Tiching, tiching… crink-krin… –<br />

Stop ! J’ai dit. Triching, tritching… crkrin-krin… Bouêïng ! Ce<br />

dernier accord s’entendit dans tout le quartier. C’était aussi le<br />

son que faisaient les ressorts de mon cœur, au moment où Léopold<br />

éventrait sur le coin de la table, mes seize ans. <strong>Le</strong>s cordes<br />

de ma guitare encore attachées au manche, se tortillaient maintenant<br />

comme un bouquet de vipères, au poing de mon père.<br />

– Assassin ! Assassin ! J’en aurai une autre, dix autres ! que<br />

je lui ai balancé.<br />

– Tu n’aurais pas dû, balbutiait Clara, toute penaude. »<br />

J’avais tenu un an aux « Trois-Marais », mais sans ma guitare…<br />

à tire larigot moi, je cassais. Motif du renvoi : incompatibilité<br />

d’humeur. Sympa le boss.<br />

L’Occident était impitoyable, mais l’épreuve n’est-elle pas<br />

une aile pour qui la supporte légèrement ? J’écoutais quand on<br />

me frappait, mes oreilles étaient sur mon dos. Je n’étais qu’une<br />

jeune incarnation, cependant je voulais tout faire à mon sommet.<br />

Je faisais la Maât, je disais la Maât, j’étais la Maât, c’est en<br />

elle que je puisais ma force. Je ne baissais la tête que devant<br />

l’Unique Dieu, et la relevais devant tous les autres.<br />

– 175 –


XVII<br />

Elle repoussa du tranchant de la main les miettes de pain<br />

éparpillées devant elle, vers le milieu de la table.<br />

« Bon. Je vais me mettre une demi-heure dans mon fauteuil.<br />

Pendant que je récupère, tu serviras les clientes, et poliment<br />

n’est-ce pas ? Tu feras la petite vaisselle (petite grosse),<br />

sans faire de vacarme, ça me tirera une épine du pied ; je suis<br />

crevée. Si tu te sers de mon bic, n’écris pas trop longtemps avec,<br />

tu vas encore tout me l’user. Si les fournisseurs venaient, qu’ils<br />

repassent. Je ne suis pas là, qu’on me fiche la paix, c’est tout ce<br />

que je demande. »<br />

Pendant que Clara s’assoupissait avec son épine, moi j’étais<br />

de la revue : cuillères, fourchettes, assiettes… À travers les carreaux,<br />

plein cadre, le mur d’en face où les colleurs d’affiches publicitaires<br />

en remettaient une couche, pour mieux me faire sentir<br />

que la liberté, c’était pas la porte à côté.<br />

Ha ! ces sourires falsifiés sur les murs des banlieues laborieuses.<br />

Quel outrage ! Et ces regards arrogants de fausses belles<br />

heureuses qui, par comparaison, rendaient les femmes simples<br />

malheureuses et les autres haineuses. Sourires placardés, hygiéniques,<br />

débordant d’émulsions riches, imperméables aux<br />

sourires souriants et qui rendaient sourds les petites gens, au<br />

bonheur vrai de leurs vies simples… Je les abhorrais déjà ! Ces<br />

péripatéticiennes de la communication prétendaient régénérer<br />

de vie nos cellules de limaces jusqu’aux racines de nos cheveux<br />

lavasses ! Mais elles ne faisaient pourtant que nous renvoyer à<br />

notre misérable champ de réalités… D’ailleurs, de quoi souriaient<br />

ces suceuses d’objectifs ? Tandis qu’elles posaient pour la<br />

– 176 –


mousse d’une bière ou celle d’une lessiveuse, les seins enduits<br />

de mayonnaise, comme pour donner l’illusion qu’ils étaient gonflés<br />

de bonheur… De quoi souriaient-elles ? Sinon de la condition<br />

de ceux qui les admiraient, parqués dans la ploukité.<br />

Toutefois, comme un bonheur ne vient jamais sans l’autre,<br />

tout cet ancien déguisé en nouveau finissait toujours par mettre<br />

la publicité à sa place. C’est-à-dire en état de duplicité !<br />

Pendant que j’élaborais ma théorie, Clara semblait s’être<br />

assoupie… Seuls les doigts de ses mains bougeaient spasmodiquement.<br />

Ces transes nerveuses s’accompagnaient de petits cris<br />

de mulots ou d’onomatopées inintelligibles qui appelaient la pitié.<br />

Il était alors extrêmement difficile de déceler quelle part de<br />

comédie enjolivait son comportement. Si j’effectuais un mouvement<br />

vers le comptoir de l’épicerie où j’étais censé me rendre<br />

uniquement pour servir, elle bondissait hors de son siège, avertie<br />

par un sixième sens, ou questionnait sans même ouvrir les<br />

yeux :<br />

« Où vas-tu voleur ?<br />

– Tiens, tu roupilles pas ?<br />

Alors, comme au bon vieux temps, on se donnait du fil à retordre.<br />

Si elle me rattrapait, j’en conservais le souvenir.<br />

– Je sais que tu allais puiser dans la caisse !<br />

– T’as la berlue ou quoi ?<br />

– Tu files un sale coton mon ami, c’est moi qui t’ai torché,<br />

travaille ! »<br />

Elle reprenait son programme de catéchisation sur les vertus<br />

du « dépannage » jusqu’à ce que je retourne à mes occupations<br />

domestiques en attendant la fin du monde. Je l’attendais<br />

moi, je l’appelais de toutes mes forces l’apocalypse ! Je voulais<br />

la voir crever, engloutie la civilisation. Je me gênais pas pour lui<br />

prédire d’ailleurs qu’on allait tous y passer et qu’y resterait que<br />

dalle de « la poule aux œufs d’or », de la foire aux affaires, rien<br />

– 177 –


de la comédie du bonheur, de la modernité, de la science, et tout<br />

le truc ! Quand on ferait des fouilles, on retrouverait de nous<br />

qu’une poignée d’os, fossilisés qu’on serait, des garnitures de<br />

muséum, avec « gibier de pub » inscrit sur l’étiquette ! Je la sentais<br />

venir moi, la révolution du bonheur !<br />

<strong>Le</strong> soir, le père débarquait et il avait droit aux nouvelles de<br />

la journée. Elle partait alors dans le récit détaillé des événements,<br />

grossissant ou réduisant à son gré les faits pour être toujours<br />

à son avantage, employant avec talent les mots faibles<br />

pour qualifier ses escobarderies et si l’on trouvait un moyen de<br />

la contredire, c’est comme si l’on s’était à soi-même souhaité le<br />

pal.<br />

Y bronchait pas Léopold. Rien. Ca lui passait par-dessus le<br />

carafon la préhistoire…<br />

« Alors, tu donnes raison à ce salaud ? lui lançait-elle, alors<br />

qu’il avait à peine accroché son manteau<br />

– Non, à personne, laisse-moi arriver, répliquait-il éméché.<br />

– T’entends salaud ? T’entends petit bandit ? Ton cher père<br />

reprend pour toi. Tu as gagné le cocotier ! D’ailleurs vous êtes<br />

bien les deux mêmes. Quant à toi mon cher, sache que l’on ne<br />

doit jamais donner tort à une mère devant ses mioches. »<br />

Son monologue se poursuivait ainsi jusqu’à l’heure du dîner,<br />

moment où elle conclurait debout devant la sainte table :<br />

« Ça n’est rien, ça n’est pas grave, le petit Jésus vous voit.<br />

Vous irez tous en enfer. Ah oui ça.<br />

– Ça lui fait une belle jambe au p’tit Jésus, nos margailles,<br />

raillait Léopold. »<br />

Quand le sermon du père faisait mouche, Clara entrait en<br />

période de bilan et d’analyse. <strong>Le</strong>s regrets l’emportant alors sur<br />

la jubilation, elle me serrait contre sa poitrine de tortue et se<br />

confessait à moi :<br />

– 178 –


« Il ne faut pas m’en vouloir, mais c’est du bonheur que je<br />

voulais moi… j’essaie de remonter la pente, je fais des efforts.<br />

Ne crois pas que c’est pour mon plaisir si parfois je te donne une<br />

petite fessée. D’ailleurs, si je te détestais tant que ça, je t’aurais<br />

laissé aller au cinéma quand nous habitions à Sclessin. Tu vois,<br />

je ne suis pas ton ennemie. »<br />

Elle pouvait se les garder ses regrets en peau de chagrin,<br />

avec ses « coups de mains » et ses retours de flamme… C’est à<br />

coup d’ultimatums qu’elle nous menait la vie… On savait plus ce<br />

qu’on vivait, mais ce n’était pas de l’amour…<br />

Mes prédictions apocalyptiques prenaient corps qu’on aurait<br />

dit… Clara recommençait à suinter du panard. Elle clopina<br />

quelques jours la patte molle, chaussée d’une pantoufle, puis<br />

elle dut s’aliter à nouveau. J’étais encore de revue pour servir les<br />

frangipanes, moi. C’était pas beau à voir, faut reconnaître, une<br />

vraie engeance, même. On a retourné ciel et terre une nouvelle<br />

fois, Clara s’est mise à prier Saint-Augustin d’intervenir… mais<br />

« les morts sont morts », comme disait Léopold, il ne pouvait<br />

plus rien faire. Y s’en souvenait bien lui des neuvaines à Saint<br />

Guy et tout le truc. Il a quand même accepté de faire une virée<br />

chez les rebouteux des villages avoisinants, mais bon… Une voisine<br />

conseilla de faire venir un médecin de sa connaissance, qui<br />

revenait d’Afrique. Quand il eut examiné Clara, il déclara qu’il<br />

s’agissait de la lèpre ! Et c’était contagieux y paraît. Fallait qu’on<br />

lui applique le traitement de « Ben Hur » illico, à Clara, sinon…<br />

On allait tous devenir des lépreux ! On aurait plus d’nez, plus<br />

d’oreilles, plus de pattes… tout ce qui dépassait serait raboté<br />

jusqu’à l’os. On ressemblerait bientôt plus qu’à des momies,<br />

puis à des cubes de bouillon qu’y disait « Ben Hur »… Mais<br />

avant d’atteindre ce destin, somme toute utile pour la société de<br />

consommation qui recycle tout, on se traînerait dans les rues<br />

comme des cloportes, sur nos moignons, un sac en toile de jute<br />

sur le cadavre et une clochette au cou… On imaginait Phyl’et<br />

moi…<br />

– 179 –


« Mais comment ai-je pu attraper cette saloperie-là, moi ?<br />

s’effarait la Bouche presque à chaque respiration. J’ai fait la bataille<br />

des Ardennes et il ne m’est jamais rien arrivé ! »<br />

Y’avait qu’une seule explication possible : elle avait été piquée<br />

par une bête ! Une mygale ou un putain de moustique tropical<br />

planqué dans un régime de bananes, arrivé tout droit<br />

d’Afrique jusqu’à l’étalage de l’épicerie. <strong>Le</strong>s « nègres » du Congo<br />

se vengeaient de la colonisation, voilà !<br />

« Quand mon frère est allé là-bas, c’était des sauvages,<br />

clamait-elle. Ils fauchaient la motte de beurre dans le frigo et<br />

creusaient l’intérieur pour le bouffer… comme si on s’en apercevrait<br />

pas nous ! <strong>Le</strong>s blancs… T’imagines, on va là-bas pour leur<br />

apporter la civilisation et ils nous refilent la lèpre de Mobutu !<br />

tu parles de remerciements… »<br />

La Bouche jouait son texte à chacun de nos visiteurs, campée<br />

devant la cheminée décorée d’une paire de défenses<br />

d’éléphant et pour un peu, on l’aurait cru. Moi, je lui avais bien<br />

donné ma version, mais elle y croyait pas… C’était pourtant la<br />

bonne, à savoir que lorsqu’on s’énerve ou que par d’inavouables<br />

pratiques, l’on transgresse certaines lois naturelles, la température<br />

du corps baisse. On donne alors prise aux virus et c’est la<br />

maladie. Ce n’était ni plus ni moins qu’un problème thermique.<br />

Clara s’est goinfrée le traitement – qui lui coûtait « un os »<br />

– prescrit par le docteur, en jurant les grands dieux qu’une fois<br />

rétablie, elle bazarderait « la poule aux œufs d’or » à un Congolais.<br />

Y z’étaient pourris les « œufs » d’la poule. Elle redeviendrait<br />

simple particulière, voilà ! Et, elle n’en ficherait plus une !<br />

Dorénavant, elle se la coulerait douce, qu’elle disait. Quant aux<br />

bananes elle n’en mangerait plus une seule de toute sa vie !<br />

« Et, vous me connaissez… quand je dis quelque chose… »<br />

– 180 –


Après avoir évalué le montant de mes économies qui<br />

s’élevaient à cent francs belges, je décidais d’offrir à Clara un<br />

flacon de parfum pour la fête des mères. Contrariée parce que je<br />

ne lui avais pas demandé la permission de sortir, elle guettait<br />

mon retour. En arrivant, je m’approchais d’elle, dissimulant le<br />

petit paquet enrubanné que j’allais lui offrir. Mais, à cet instant,<br />

sa main plus prompte que la mienne me cingla le visage.<br />

« Ça va t’apprendre à sortir sans me le demander, ça ! »<br />

<strong>Le</strong>s larmes jaillirent comme une poignée de lames. Je jetais<br />

à ses pieds l’objet de mon crime, en lui jurant que plus jamais je<br />

ne lui ferai de cadeau.<br />

Peut-être fallait-il aimer les occidentaux en secret, sans<br />

démonstration ? Comme si la honte devait l’emporter sur<br />

l’amour… Pour un <strong>Merblex</strong>, c’était une chose difficile sur toutes<br />

les autres, au monde. Quant à Clara, elle n’avait d’autre vœu<br />

dans l’existence que celui d’être aimée, mais elle se punissait en<br />

démolissant les sentiments de ceux qui pouvaient l’exaucer. Elle<br />

mit bien du zèle à se racheter. Mais elle eut beau pleurer sur<br />

mes mains, il était trop tard. Elle m’avait transformé en renard<br />

visionnaire. On aurait dit que la vie était faite uniquement pour<br />

nous apprendre à gommer nos sentiments. Cette journée resterait<br />

à jamais tatouée dans mon cœur.<br />

Dès qu’elle fut rétablie, la tribu déménagea. Maman était à<br />

nouveau à son affaire. Fallait réorganiser toute la vie, astiquer,<br />

vider les cartons, ranger, faire reluire toute une baraque flanquée<br />

sur les hauteurs de la ville, comme une menace sous un<br />

ciel de plâtre.<br />

À l’hôtel d’Angleterre où j’avais été engagé comme suiteur,<br />

je rencontrais mon premier véritable ami. Eddie vivait à Liège,<br />

seul avec sa mère. C’était un joyeux boute-en-train qui avait le<br />

même penchant que moi pour la provoc. Il n’hésitait pas à dire<br />

aux clients en quête des lavabos : « Suivez les mouches », quand<br />

il n’obligeait ceux qu’il avait dans le nez à manger leurs escar-<br />

– 181 –


gots avec des tirants à homards. Nous avions inventé tout un<br />

vocabulaire pour remplacer les formules de politesses qu’on distribuait<br />

à longueur de service : « Merci-amois, merci-gnature,<br />

merci-magrée, merci-racuse, je vous en prie mate, arrosoir<br />

Monsieur, armoire madame », etc.<br />

J’écrivais de plus en plus de poèmes que je courais faire<br />

mettre en musique chez un compositeur liégeois, répondant au<br />

nom d’adepte de Trois-Fontaines. Il se donnait à mon œuvre<br />

sans savoir s’il verrait jamais la couleur des droits d’auteur.<br />

Bientôt, j’eus envie de tester nos chansons en public. Je<br />

m’inscrivis en secret à un concours dont les éliminatoires<br />

avaient lieu au Trianon. Pour la première fois, je montais sur les<br />

planches. Je remportais le second prix avec « Vivre sa vie », une<br />

chanson comme furoncle percé dans la lumière pour les malaimés.<br />

Mon petit succès m’avait fait entrevoir de nouvelles perspectives.<br />

Je m’y voyais pas prendre racine, moi, dans la restauration.<br />

Et si Thot avait la bonté de me rendre puissant dans les<br />

muscles du cou et de la langue, je témoignerais par le verbe de<br />

Sa puissance. Alors, je serais comme un phœnix qui s’est fait<br />

lui-même. Alors la multitude dirait : « Ce que <strong>Merblex</strong> Ier a fait<br />

est grand pour des millions d’années ».<br />

J’en avais assez de ces restaurants de deux, trois et même<br />

quatre étoiles, où les gens entraient avec une sorte de timidité,<br />

se doutant bien peu qu’en coulisse, on éternuait au-dessus des<br />

poêlons. Désopilant spectacle en vérité que celui de ces deux<br />

mondes séparés uniquement par une porte d’office. D’un coté,<br />

l’univers des raffinés qui gardaient contenance ; de l’autre celui<br />

des intouchables, diplômés en sciences scatologiques. <strong>Le</strong> monde<br />

éduqué, surveillé par le vulgaire ! C’est parce qu’il y a des domestiques<br />

qu’il y a des civilités, c’est bien connu.<br />

À l’office, tout le monde poignait dans la mangeaille à<br />

pleines mains. On ne pouvait prendre une assiette dans l’étuve<br />

sans voir courir sur sa manche des cancrelats. Mais ça n’était<br />

– 182 –


ien encore quand on songe aux rats que le chef faisait griller<br />

vifs sur le fourneau. <strong>Le</strong>s truites, il ne les assommait pas, il leur<br />

croquait la nuque d’un simple coup de dents. Puis, il y avait<br />

cette orgie de déchets sacrilèges, déjà fientes, irrémédiablement<br />

perdus pour le tiers-monde, que l’on déversait dans la poubelle<br />

du bonheur, au-dessus de quoi planait en permanence une pestilentielle<br />

odeur de gastronomie salopée. On eut dit que l’on débarrassait<br />

davantage de boustifaille que nous n’en servions.<br />

Néanmoins, l’emploi de serveur offrait l’avantage d’instruire,<br />

voire de se cultiver, si l’on possédait l’esprit d’observation, la<br />

plupart des événements de la vie aboutissant inévi-table-ment<br />

autour d’une table. Fêtes, anniversaires, mariages, affaires, passions<br />

finissantes ou débutantes viennent s’y asseoir. Des gens de<br />

toutes nationalités, de tous bords, s’y rencontrent. Une psychologie<br />

se crée si bien que l’on finit par deviner leur état civil rien<br />

qu’en les voyant entrer.<br />

Il y avait ces tables rougeaudes, déchaînant leurs opinions<br />

politiques ou artistiques. Enfin, tout l’érotisme, toute la grâce de<br />

ces femmes suçant fiévreusement les membres disloqués<br />

d’écrevisses ébouillantées pour leurs beaux yeux. Ah, ces<br />

femmes, aux bustes comme des globes allumés, surplombant en<br />

balcon la nappe blanche, comme j’aimais les regarder… Il ne<br />

leur fallait pas plus de deux coupes de Saint-Estèphe pour que<br />

leurs joues s’empourprent et que leurs yeux vagabondent hors<br />

du cercle des convives. Elles me dévissaient le cœur quand je<br />

frôlais leurs épaules de déesse et je devinais les secrets de leur<br />

cœur rien qu’en les entendant glousser. Combien de vaisselle<br />

n’ai-je pas cassée à cause d’elles ? Combien de voyages de la<br />

salle à l’office n’ai-je pas faits pour satisfaire leurs caprices ?<br />

Ainsi, d’allers-retours en allers-venues, j’avais le sentiment<br />

permanent de passer de la duat en Amenti (De l’enfer au paradis.<br />

Inces en fin de volume).<br />

Lorsque le service se terminait tard, tintin pour choper le<br />

dernier train. Eddie m’invitait alors à coucher chez lui. Bientôt<br />

– 183 –


cela devint une habitude et je ne rentrais plus qu’une fois par<br />

semaine pour retrouver Clara fulminante au milieu de ses<br />

troupes. <strong>Le</strong> samedi, on était de sortie Eddie et moi. On se faisait<br />

une virée dans les dancings dont l’entrée nous était parfois refusée<br />

si les sbires s’apercevaient que nous n’avions que quinze<br />

ans. On draguait le même genre de filles, belles de loin et loin<br />

d’être belles… Nos pourboires en prenaient un coup pour décrocher<br />

un pas de slow, mais là, on comptait pas. Après le bal, on<br />

regagnait les toits, la trique en béton.<br />

Elles lui faisaient bien envie à Philippe, mes aventures nocturnes…<br />

Il en crevait de jalousie pour tout dire. Y s’imaginait<br />

que je forniquais avec la mère d’Eddie… Cricri, comme on<br />

l’appelait. Elle faisait « le plus vieux métier du monde », comme<br />

on dit, mais y s’était jamais rien passé, j’étais trop môme… Cricri<br />

rentrait juste pour le petit déjeuner, avec des croissants… On<br />

vivait alors de supers moments à l’écouter raconter comment<br />

elle donnait de la cravache à ses clients masos, qui en redemandaient…<br />

Ca les rendaient heureux, y parait, les bourgeois, de se<br />

faire fouetter suspendus par les roubignolles en suçant les talons<br />

aiguilles de Cricri ! Ca nous branchait bien ses histoires de<br />

yoga, on se poilait comme des morts Eddie et moi… Même<br />

qu’on aurait bien aimé assister à tout ça cachés dans le trou de<br />

souris d’un donjon, mais pas question qu’elle nous emmène. Ce<br />

n’était pas un avenir pour nous le voyeurisme. C’étaient des<br />

gens qui avaient fait beaucoup de mal autour d’eux pour réussir<br />

et qui allaient jamais à confesse, qu’elle disait Cricri… Alors<br />

comme ça, de temps en temps, ils s’offraient une bonne petite<br />

séance d’expiation… juste pour éviter que la vie venge leurs victimes<br />

à l’improviste… Une sorte de religion que c’était pour eux,<br />

avec rituel, crucifixion préventive et tout le bastringue, y paraît !<br />

Fallait qu’ils paient pour toutes les parts de bonheur qu’ils<br />

avaient gagnées dans le péché sur le dos des autres, voilà ! Ca<br />

pour une nouvelle ! Et ils payaient sec les cons ! à coups de<br />

chlag’, et en liquide ! Pour ça, on pouvait lui faire confiance à<br />

Cricri, elle n’avait pas son pareil comme femme en cuir.<br />

– 184 –


N’empêche qu’avec nous, elle était super gentille, la tendresse<br />

personnifiée que c’était cette femme là, et rigolote avec ça !<br />

À cette époque, je me mis à rechercher ma marraine, prétendument<br />

décédée. Je savais qu’elle se prénommait Suzanne et<br />

tenait en ville un cabinet de voyance. Il ne me fallut pas longtemps<br />

pour prendre un rendez-vous et me rendre à une consultation<br />

sous un nom d’emprunt. Quant la porte s’ouvrit, je découvris<br />

une petite femme blonde au regard paisible. Elle partageait<br />

avec deux animaux de compagnie, un modeste appartement<br />

au centre de Liège, où les images pieuses voisinaient avec<br />

les objets art déco. Lorsque je fus assis en face d’elle, elle me<br />

prit les mains, les examina, m’enveloppa d’un regard circulaire,<br />

se leva et vint m’embrasser. À quels signes m’avait-elle reconnu<br />

? Mystère…<br />

« Pourquoi ma mère ne veut-elle pas que vous veniez à la<br />

maison ?<br />

– Ton père, tu le sais, n’a jamais beaucoup cru à la voyance,<br />

mais il m’avait tout de même demandé, un peu avant son mariage,<br />

ce que je pensais de l’avenir de son ménage. Tu te doutes<br />

que ça n’était pas très brillant… Je te parle d’une époque à laquelle<br />

je n’étais pas encore installée dans ce cabinet, ça n’avait<br />

donc rien d’officiel, c’est tout ce que je saurais dire… La<br />

voyance, c’est encore plus fort quand on n’en fait pas une affaire<br />

d’argent, faut dire. Seulement tu sais, quand on est amoureux,<br />

on se dit tout, alors ton papa s’est empressé de se raconter à<br />

Clara, qui s’est braquée contre moi. Ce fut la margaille… <strong>Le</strong>s<br />

sentiments, c’est des affaires où tu tires un fil et y’a toute la pelote<br />

qui vient avec. Ca m’a bien appris pour la suite : jamais de<br />

voyance aux amis, ni aux parents.<br />

– Mais, je veux savoir, moi !<br />

– Bon, on va faire une exception pour toi. Tout ce que je<br />

saurais dire, c’est qu’il faut te préparer à perdre un compagnon<br />

et à de grands voyages.<br />

– 185 –


– Où ?<br />

– Loin, c’est tout ce que je sais te dire… Au-delà des mers,<br />

ce qu’il y a de sûr… Tu dois te méfier aussi, tu risques de perdre<br />

ton emploi. Sois sur tes gardes, c’est dans l’air, ça je peux te le<br />

dire…<br />

– Vous savez, pour voyager, j’ai pas besoin de prendre<br />

l’avion… j’arrive à me dédoubler…<br />

– À te dédoubler ! s’exclama marraine.<br />

Quand je lui eus parlé de mes « serpentins » et de mes sorties<br />

astrales, elle s’exclama :<br />

– Et tu as gardé ça pour toi tout seul jusqu’ici ?<br />

– Ben oui, on me dit que je suis dingue alors…<br />

– Ce que je saurais te dire, c’est que ces… non, pardon, je<br />

redis ma phrase, elle est de travers ! Ce que les gens appellent le<br />

rêve est artificiel. Toi, tu rêves vraiment. Ce que tu as, c’est un<br />

don du ciel mi p’tit… ça, tu peux te le dire. Mais tu sais, cette<br />

sensibilité que nous portons en nous, ça peut être un fardeau. Il<br />

faut donc que tu apprennes à le porter légèrement. Dans ta<br />

« Maison-de-Vie », comme tu dis, tu dois trouver un équilibre,<br />

comprends-tu ? Je vais encore te dire quelque chose, mi p’tit.<br />

Au sujet de la sexualité par exemple, les enfants ne doivent pas<br />

la découvrir trop tôt. <strong>Le</strong>s enfants doivent découvrir la sexualité<br />

progressivement, lentement, sinon ça les perturbe et ça peut<br />

être très grave pour leur équilibre. Eh bien, ce que je saurais te<br />

dire, c’est que pour la voyance, c’est la même chose. Nous avons<br />

des facultés que nous découvrons progressivement. Si cela arrive<br />

trop vite, on peut devenir fou. Toi, tu as découvert très<br />

jeune le monde adulte et ses paradoxes, tu as été un peu trop secoué<br />

comme on dit des fois, pourtant, tu as su garder ton équilibre<br />

parce que tu es fort. Tu as un grand magnétisme. Mais ce<br />

que je veux te dire, c’est qu’à cause de la vie qu’on t’a menée, tu<br />

as été comme entraîné à découvrir des facultés spirituelles avant<br />

le temps normal. Voilà pourquoi il y a toujours ce décalage. Tu<br />

es déjà beaucoup plus loin que les jeunes de ton âge et même<br />

– 186 –


que certains adultes… comment dire… tu es une sorte d’avatar.<br />

Nous avons tous des pouvoirs, mais beaucoup ne les découvrent<br />

jamais. Ils ne les développent pas parce qu’ils n’y croient pas,<br />

faut bien dire. N’importe comment, si l’humanité se développe<br />

convenablement, d’ici quelques temps, on ne dira plus de tout<br />

cela que c’est de la « spiritualité », parce que les hommes auront<br />

découvert leurs potentiels occultes et que les utiliser sera pour<br />

eux comme boire et manger.<br />

Je rendis d’autres visites à cette dame que je n’arrivais pas<br />

à tutoyer et qui m’enseignait les « lois occultes », comme elle disait.<br />

Mais surtout, elle m’avait donné des livres bien vieux, des<br />

« très rares », avec des signes magiques tracés partout dedans et<br />

qui ressemblaient à des notes de musique.<br />

Désormais, faudrait aller au parloir de Saint Léonard pour<br />

se voir Eddie et moi. Il aimait un peu trop les belles bagnoles<br />

avec des chromes partout sur la tôle, mon pote. C’est à cause de<br />

ça qu’il s’y était retrouvé, en taule, où il faisait de petites croix<br />

pour compter les jours qui nous séparaient. Quand j’allais voir<br />

sa mère, on rêvait d’hélicoptères ; elle avait pour son garçon le<br />

délire des évasions. Bien sûr, je continuais à aller à la piscine,<br />

mais sans Eddie, ça n’était plus le même bain. Quelques maladresses<br />

me valurent le renvoi de l’Hôtel d’Angleterre, mais fallait<br />

pas être voyant pour s’y attendre. C’est ainsi que je perdis<br />

mon job et mon ami, dans la même semaine. Ca m’en fichait un<br />

coup, mais j’avais pour principe de ne jamais regarder en arrière.<br />

– 187 –


XVIII<br />

Léopold, Clara et l’étranger se turent, dès que j’entrais dans<br />

le living. Je les surprenais visiblement au cours d’une conversation<br />

à mon sujet… Ils me toisèrent à la manière de chirurgiens<br />

se préparant à ouvrir un abdomen. L’air n’avait pas la même<br />

densité qu’à l’ordinaire… quelque chose ne tournait pas rond.<br />

L’étranger avait le regard laiteux contenu par des paupières<br />

opaques, flanquées de poches kangourou et un nez de lévrier. Sa<br />

dentition piquée vers l’arrière comportait six canines au lieu de<br />

quatre, si bien que lorsqu’il souriait, on entendait le ressac. Dès<br />

que je l’ai vu celui là, j’ai immédiatement eu envie de le surnommer<br />

Anubis.<br />

Il se leva et me tendit une main molle : l’Occidental dans<br />

toute sa splendeur, que je me suis dit. Je remarquais aussi son<br />

pantalon en soufflets d’accordéon, tendance valse à mille temps.<br />

Je ris malgré moi.<br />

« Bonjour Henri, je suis le professeur Guldentops, annonça-il<br />

d’un ton plaisant, ne prêtant pas attention à mon air amusé.<br />

– Vous voyez docteur, fit remarquer la Bouche, il est<br />

comme ça, c’est un indomptable. »<br />

Ainsi, ce type avec sa dégaine d’aiguiseur de couteaux connaissait<br />

déjà mon prénom ? Et en plus, il était docteur le zèbre,<br />

comme le hasard faisait mal les choses…<br />

« Nous verrons, nous verrons, dit-il en rajustant son postérieur<br />

sur le bord de sa chaise. »<br />

Pendant ce temps, tapi dans l’ombre de l’escalier comme<br />

Seth à l’entrée du duat, Philippe n’en perdait pas une…<br />

– 188 –


« <strong>Le</strong> docteur est venu, commença maman, car nous ne<br />

pouvons plus continuer de la sorte. Tu es un instable… tu nous<br />

rends la vie impossible. Nous avons décidé de t’envoyer dans<br />

une maison de repos. Tu seras bien traité. Mais tu reviendras<br />

lorsque tu sauras ce que tu veux devenir. Quand tu auras compris<br />

qu’il faut rentrer dans le rang et travailler comme tout le<br />

monde au bien-être des tiens, nous te ferons revenir. Si nous le<br />

faisons, c’est pour ton bien.<br />

– J’ai plutôt l’impression que c’est pour le vôtre. D’ailleurs,<br />

je serai jamais « comme tout le monde », je veux faire ce que<br />

j’aime !<br />

– C’est ça, l’égyptologue. Tu sauras bien mon cher ami qu’il<br />

ne faut jamais… passez-moi l’expression docteur… péter plus<br />

haut que son derrière.<br />

– Si vous trouvez de quoi m’envoyer en « maison de repos<br />

», vous trouverez bien de quoi me payer des études.<br />

– Effronté ! Tu devrais t’estimer heureux que l’on t’envoie<br />

te reposer, le docteur qui est ici peut confirmer, continua-t-elle<br />

en se tournant vers Anubis, qui approuva en opinant lentement<br />

du chef.<br />

– Et ou’s’que j’irai « pour mon bien » ?<br />

Elle contint l’irritation que lui causait cette réplique, puis<br />

ayant scanné autour d’elle l’expression des visages, dans l’espoir<br />

d’y puiser l’énergie qui lui manquait :<br />

– C’est à la campagne, dit-elle d’un ton mielleux qui me<br />

débectait.<br />

– Si ça ne va pas, nous viendrons te rechercher continua<br />

Léopold, naviguant entre deux eaux.<br />

– J’irai pas. D’ailleurs, j’suis ni fou, ni fatigué, là !<br />

– Si t’es fou ! t’es un fou ! clama Philippe toujours aux<br />

aguets.<br />

– 189 –


– Tais-toi, toi, fit aussitôt Clara, sinon tu iras avec lui… En<br />

plus de cela, continua-t-elle, il est temps que l’on mette le holà à<br />

tes équipées nocturnes… sinon tu tourneras mal mon ami…<br />

– Je bosse, c’est tout… que je répondis, moi.<br />

– Tu travailles ? Et la nuit avec qui travailles-tu ? Avec<br />

Christiane machin chose… et ton copain de Liège… si tu crois<br />

qu’on n’est pas au courant… te fatigue pas, ton frère nous a tout<br />

raconté ! Et ben ça mon ami, alors là, figure-toi que c’est la<br />

goutte qui a fait déborder le vase ! »<br />

Y jubilait l’autre, sur sa marche. Y méritait que je lui fiche<br />

mon poing quelque part pour m’avoir balancé.<br />

« C’est que des histoires qu’on m’a racontées pour rigoler…<br />

je sais même pas si c’est vrai moi-même… alors.<br />

– Histoires ou pas, moi, je suis ta mère et je ne rigole pas.<br />

Tu iras à Dolembreux, la décision est prise !<br />

– Nous savons bien que tu n’es pas fou, dit Anubis, Ca n’est<br />

pas le même établissement que pour les malades mentaux. C’est<br />

une maison « pour les nerfs », conclut-il.<br />

– Tiens donc, ça existe ça ! m’exclamais-je, une sorte de<br />

magasin où on trouve toutes sortes de nerfs de rechange en<br />

somme… Y en a des longs, des courts, des fins, des extra-fins, en<br />

élastique et en couleur pour les jours de fêtes, vendus au mètre.<br />

Et, pour remplacer ceux qui sont nazes, on se les enfile au déjeuner,<br />

comme des spaghettis.<br />

– Oh quel culot ! glapit de plus belle la Bouche.<br />

– Tu verras, c’est assez nan’nifique à Dolembreux, ça te fera<br />

des vacances, reprit Anubis sans s’énerver le moins du<br />

monde, mesurant l’étendue de nos rapports.<br />

– C’est ça dis-je, en lui adressant un de mes fameux sourires<br />

jaunis, qu’il perçut comme une approbation. »<br />

– 190 –


<strong>Le</strong> psychologue argumenta ainsi pendant plus d’une demiheure,<br />

avec patience, me brossant un tableau aguichant des<br />

bons traitements qui me seraient prodigués à Dolembreux ainsi<br />

que les nombreux loisirs auxquels je pourrais m’adonner. <strong>Le</strong><br />

sentiment d’avoir rencontré quelqu’un qui veuille bien me comprendre,<br />

s’ajoutant à l’idée d’un changement de cadre et de<br />

mœurs, agirent sur mon esprit comme des leviers. J’acceptais<br />

donc de me laisser capturer pour me rendre là où l’on voulait<br />

que j’aille, pourvu qu’on me fiche la paix.<br />

<strong>Le</strong> lundi suivant, le professeur Gulden machin chose vint<br />

me prendre à la maison. Après les adieux d’usage, je pris place à<br />

bord de sa bagnole qui démarra en douceur. Arrivés à destination,<br />

nous franchîmes la grille d’une grande propriété et nous<br />

avançâmes au fond d’un parc, jusqu’aux marches d’un bâtiment<br />

dont le mur d’enceinte ne semblait franchissable qu’en montgolfière.<br />

« Léon ! »<br />

Anubis m’introduisit dans le hall d’arrivée où je restais<br />

quelques instants seul, les mains crispées sur ma valise. Il revint<br />

peu de temps après, accompagné d’une surveillante aux yeux de<br />

grenouille, qui me conduisit à ma chambre en faisant sonner<br />

son trousseau de clés. C’était une petite chambre proprette, bien<br />

rangée, rien pour déranger l’imagination. <strong>Le</strong> lit, l’armoire de toilette<br />

étaient en bois verni, pour me faire croire que j’étais en villégiature,<br />

tandis que certains objets rappelaient inévitablement<br />

ceux que l’on rencontre partout où ça renifle la pelure d’orange<br />

et le mercurochrome. Peu de temps après, l’interne vint me<br />

souhaiter le welcome. C’était un homme aux yeux noirs<br />

d’environ soixante piges. Ses sourcils en accents circonflexes et<br />

le bouc qu’il portait taillé en pointe, augmentaient l’aspect malin<br />

de son visage. Il avait la manie d’enfoncer le bout de son index<br />

dans le creux de sa joue, en posant son coude sur son autre bras,<br />

lequel ceinturait son estomac d’où me parvenaient des bruits de<br />

radio réglée sur une mauvaise fréquence. Sans doute, le chef des<br />

– 191 –


psys appartenait-il à une nouvelle série de droïdes dont je ne<br />

connaissais pas encore le modèle ? Il était en tous cas très réussi,<br />

sa ressemblance avec les êtres organiques était si frappante<br />

qu’on l’aurait cru humain. Il s’assit sur le bord du lit, découvrit<br />

toutes ses dents et dit avec une expression familière :<br />

« Alors Henri, on est bien installé ?<br />

– On se croirait à l’hôtel, c’est relax quoi…<br />

– Oui tu as raison, c’est un peu la colo ici. Eh bien moi, tu<br />

vois, je suis Monsieur Friboulet, le directeur. Je vois que ça te<br />

fait sourire. C’est vrai, j’ai un nom assez comique, mais le travail<br />

que je fais est sérieux. <strong>Le</strong> tout est de le faire sans s’ennuyer.<br />

Veux-tu m’aider à faire le mieux possible mon travail ?<br />

– Je suis ici pour longtemps ?<br />

– Ca dépend…<br />

– Mais Monsieur Fritoupet… Heu, boulet, je ne suis pas<br />

malade.<br />

– Oh mais tu sais mon garçon, ce n’est pas à toi de nous le<br />

dire. Si tu nous aides, comme je te le disais tout à l’heure, ça ira<br />

vite voilà tout. Tu auras des petits camarades, tu feras du sport,<br />

tiens par exemple : la natation. Tu aimes ça n’est-ce pas, la natation<br />

?<br />

– Oui Monsieur Fripoulet… Heu, l’directeur.<br />

– Voilà qui est bien. Tu feras de la poterie, de la vannerie et<br />

les psychologues te feront passer des tests. Tu verras, ça n’a rien<br />

d’épouvantable, que des choses très amusantes, insista-t-il en<br />

me manipulant comme si j’étais un bidon de nitroglycérine.<br />

– C’est quoi ces tests ?<br />

– Des épreuves d’intelligence, des jeux si tu veux…<br />

– Léon ! »<br />

Après m’avoir informé du règlement général de la maison,<br />

il prit la porte. Une éducatrice vint me chercher pour me con-<br />

– 192 –


duire au réfectoire où j’allais prendre mon premier repas avec<br />

les autres ados pensionnaires. En arrivant au réfectoire, elle fit<br />

taire les fauves puis annonça :<br />

« Voici votre nouveau camarade, il s’appelle Henri. »<br />

C’était un réfectoire tendance défectoire d’où s’élevaient un<br />

tas de hululements, comme si la porte du duat péchait par<br />

manque d’étanchéité. Autour de quatre tables en sapin, une<br />

trentaine d’éclopés de la tête battaient de la cuillère sur leurs<br />

gamelles. <strong>Le</strong>s titcheresses allaient d’une table à l’autre, essayant<br />

de contenir les effusions de ce monde déficient et surexcité audessus<br />

duquel flottaient des effluves de conscience disparates.<br />

Dans ce tableau à faire pâlir le comte Dracula lui-même, des<br />

faces lunaires de mongoliens à l’œil atone me souriaient… Un<br />

géant maigrichon, flanqué d’une paire de fillettes débiles aux<br />

membres tordus, malaxait sa mangeaille, tandis que d’autres<br />

pensionnaires canardaient les surveillants de petits pois. Autour<br />

de la table où je m’assis, un aztèque coiffé d’un casque de coureur<br />

cycliste ne cessait de tourner à reculons, imitant le bruit<br />

d’un moteur diesel. J’attendis que l’on m’apporte ma gamelle,<br />

sans prendre appui sur la table pour pas déraper dans la purée<br />

qui débordait généreusement des assiettes. N’ayant pas vu venir<br />

le pensionnaire de « corvée marmite », quelle ne fut pas ma<br />

surprise d’entendre cette petite chanson merblexique :<br />

« Bond’jou disse-ti, bond’jou disse-t-elle ? Oùis’vasse disti<br />

? Kapoute disse-t-elle, ça va disse-ti…<br />

– Rinkin ! Ouf ti !<br />

– Qu’est-ce que tu fiches là, disse-ti ?<br />

– Ouf, c’est un décalage avec chez moi disse-t-elle, un engrenage<br />

disse-ti, et toi <strong>Merblex</strong> ?<br />

– c’est kif-kif disse-t-elle.<br />

– Léon ! »<br />

– 193 –


Quelques jours plus tard, je sus quelle fatalité cachaient ces<br />

mots. Victime de l’ignorantisme scientifico-social sous-jaçent et<br />

arbitraire, Rinkin avait atterri là pour être comme moi : rendu<br />

normal. Un jour, Rinkin accompagna ses parents au chevet<br />

d’une tante que l’on venait de plâtrer, du nom de Madame Lavie.<br />

La tantine demanda à sa sœur de lui apporter « Au-dessous<br />

du volcan », qu’elle lirait durant son séjour en milieu hospitalier.<br />

En sortant de l’hôpital, la mère de Rinkin s’inquiéta de savoir<br />

où elle pourrait trouver ce livre dont le titre lui semblait<br />

très compliqué. Avec une sorte de prémonition machinale, Rinkin<br />

répondit à sa mère qu’il ne valait pas la peine qu’elle se casse<br />

le bourrichon puisque de toutes façons, le lendemain, tante Lavie<br />

serait morte ! Sur le moment, Rinkin prit une taloche histoire<br />

de conjurer le sort, puis on n’y pensa plus. L’ennui est que<br />

sa tante mourut, comme l’avait prévu Rinkin. Il n’était pas loin<br />

de penser, comme le lui rabâchait son entourage, que c’était un<br />

peu lui qui l’avait tuée.<br />

Quelques jours plus tard, alors qu’il se trouvait devant<br />

« l’Escale », bistrot où il avait l’habitude de retrouver ses copains,<br />

on entendit un « bang », dans l’immeuble voisin. Tout le<br />

monde se regarda interloqué, l’oreille dressée. Rinkin, annonça<br />

calmement :<br />

« Ça c’est le veuf Mathieu qui s’est tiré un pruneau dans le<br />

citron. »<br />

C’était tout ce qu’il y avait de plus vrai et ses copains, qui<br />

n’y comprenaient Rien-kin-kin, commencèrent à l’éviter, colportant<br />

à la ronde qu’il était maléfique. Influencé, Rinkin se mit<br />

à faire des neuvaines et à entrer dans toutes les églises qu’il<br />

trouvait sur son chemin. <strong>Le</strong>s parents firent examiner leur satané<br />

gamin par le docteur <strong>Le</strong>ssain qui décréta que c’était les nerfs…<br />

On parvint non sans peine à faire avaler à Rinkin les calmants<br />

qu’on lui prescrivit. Résultat, il somnolait constamment<br />

faisait tout de travers, et s’il lui arrivait de sortir de sa torpeur,<br />

c’était pour envoyer <strong>Le</strong>ssain au diable. <strong>Le</strong> docteur suivit<br />

– 194 –


d’ailleurs ce conseil puisqu’il décéda dans la première semaine<br />

de traitement d’une crise cardiaque. C’est également au cours de<br />

ce traitement « pour les nerfs » que Rinkin se rendit chez son<br />

oncle dentiste pour subir l’extraction d’une molaire. <strong>Le</strong> dentiste<br />

(Monsieur Coufinal) fit terriblement souffrir son neveu et c’est<br />

peut-être ce qui tissa le nouveau rêve de Rinkin. Dans son rêve,<br />

il vit son oncle maigri, souffrant, allongé dans un champ fraîchement<br />

labouré. L’oncle arracheur de dents mourut dans les<br />

jours qui suivirent. Rinkin raconta son rêve sans penser qu’on le<br />

suspecterait de sorcellerie, mais comment expliquer tous ces<br />

morts autour de lui autrement que par des sorts ? Ca n’était pas<br />

normal. Rinkin allait faire crever tout le monde si ça continuait !<br />

On décida donc de l’expédier à Dolembreux jusqu’à ce que l’on<br />

trouve ce qui clochait et qu’on le soigne.<br />

« Léon ! »<br />

Dolembreux était une de ces îles nécropolitaines où la société<br />

exilait ses psychotiques rebelles et surdoués. L’homme<br />

« moderne » se débarrassait là de tout ce qui dérangeait son<br />

« bonheur » organisé. Tout le monde devait être à la même<br />

température et rêver dans la même direction. Sinon comment<br />

deviendrait-il meilleur le monde ? Au pavillon des sansbonheur,<br />

la vie s’organisait suivant un rituel bien huilé qui avait<br />

la prétention d’adapter nos ardentes jeunesses à la vie de cet<br />

immense asile de « fous normaux » qu’est la société conformiste<br />

occidentale. Pour n’être pas parvenus à nous « casser la tête » et<br />

n’avoir pas su digérer nos personnalités, on nous avait pour ainsi<br />

dire ré-expédié à l’usine, comme des droïdes défectueux. Jour<br />

après jour, les flichiâtres s’esquintaient à nous re-programmer.<br />

Or, je pensais par moi-même et cela, ils ne pouvaient me le<br />

prendre. <strong>Le</strong>ur but était de faire de nous de véritables usagers du<br />

bonheur, ça se voyait comme un panneau publicitaire au bord<br />

d’une autoroute. <strong>Le</strong>ur programme s’agrémentait de jeux et travaux<br />

pratiques qui concouraient à m’écœurer encore davantage.<br />

Absence d’imprévus, de charme, ambiance : estourbissage de<br />

– 195 –


conscience. On ne soigne pas les fous chez les fous, les révoltés<br />

chez les révolutionnaires, mais les Occidentaux aiment à le<br />

croire, ça les arrange.<br />

Je naviguais une nouvelle fois dans le sous-monde du duat.<br />

Mais je savais que j’en sortirai victorieux pour m’élever audessus<br />

des choses. Ma vue était meilleure que celle du soleil<br />

lorsque je crapahutais sur le toit. Ils me cherchaient partout les<br />

nazes. Mais vous, Grasse Marie… heu non, Sainte Mamie pleine<br />

et grosse… mon Dieu que dis-je, Sainte Verge aidez-moi, vous<br />

qui connaissez si bien la Maât, dites leur que tout ce que les<br />

<strong>Merblex</strong> demandent, c’est un peu d’amour.<br />

Elle voulait « me faire partir », comment ? Je ne sais pas ?<br />

Non pas comme ça… D’ailleurs, Clara ne tricotait pas en tous<br />

cas. Je sais qu’elle a essayé et ben non pourtant, ça y’était, j’étais<br />

là !<br />

Seule Marie pouvait me comprendre, d’ailleurs n’avait-elle<br />

pas mis au monde un enfant qu’elle n’attendait pas : un <strong>Merblex</strong><br />

! Un frère d’Osiris… et s’il prêchait aujourd’hui en place<br />

publique, il se ferait aussi sûrement enfermer que j’avais de<br />

chance de me casser une patte en m’éjectant du troisième étage.<br />

J’en avais rien à secouer moi de cette gentillesse professionnelle<br />

rémunérée au mois, que l’on trouvait sous la blouse blanche des<br />

éducatristeresses déguisées en tendresse. Ah ce mouvement de<br />

recul qu’elles avaient pour se mettre hors de portée de mon aura<br />

!<br />

« Tiens, je ne t’ai jamais vu ici me dit une titcheresse en<br />

s’approchant de moi, tu pars ou tu arrives toi ?<br />

– Si je le savais, je ne serais pas là, que j’ai répondu ! »<br />

Quant aux tests, j’en bâclais les réponses comme j’avais bâclé<br />

mes devoirs.<br />

« Pourquoi n’aimes-tu pas ta maman, Henri ?<br />

– 196 –


– Elle ne m’aime pas, donc, je l’aime pas.<br />

– Et toi, tu t’aimes ?<br />

– Je ne m’aime pas quand je ne l’aime pas de ne pas<br />

m’aimer.<br />

– Pourquoi ?<br />

– Je sais pas… faut être honnête…<br />

– Et tu penses vraiment qu’elle ne t’aime pas ?<br />

– Elle aime que je ne m’aime pas de ne pas l’aimer, parce<br />

que c’est une manière de lui montrer que je l’aime ou de lui demander<br />

de m’aimer…<br />

– Tu penses donc que ta mère ne sait pas aimer ?<br />

– Oui, p’têt’, sans quoi elle m’aimerait… Elle aime qu’on ne<br />

l’aime pas parce qu’elle n’aime pas qu’on aime, qu’on aime être<br />

aimé et que l’on s’aime et qu’on aime, c’est une histoire d’amour<br />

c’est tout.<br />

– Mais toi Henri, pourquoi ne fais-tu pas un effort pour<br />

l’aimer ?<br />

– J’ai déjà essayé, je vous dis. Je tiens à ma peau moi… La<br />

tendresse la rend méfiante et teigneuse… Il n’y a que la guerre<br />

qui l’incite à aimer.<br />

– Léon !<br />

– Et pourquoi crois-tu qu’elle n’aime pas qu’on l’aime ? insista<br />

un de mes inquisiteurs.<br />

– Je viens de vous le dire… Stop ! J’arrête. J’en ai marre<br />

moi !<br />

– Bon, écoute Henri, ne t’énerve pas, on va en rester là<br />

pour aujourd’hui. Dis-nous seulement ce qu’est une mère pour<br />

toi… Si tu ne sais pas la définir, donne-nous une image… une actrice,<br />

un modèle…<br />

– Léon !<br />

– La Maât. Ma vraie mère s’appelle Maât. »<br />

– 197 –


À ces mots, les psys se regardèrent tout « es bullés »,<br />

comme si je leur avais volé leurs économies. De toute évidence,<br />

ma réponse les dépassait. Je rigolais moi.<br />

« C’est qui ça ? Maât ? Tu peux nous indiquer… »<br />

Ils ne connaissaient pas les ploucs, que des cancres c’était.<br />

Y suffisait de regarder leurs bobines pour deviner que j’étais un<br />

cas, n’empêche…<br />

« Si vous savez pas… faut retourner à l’école, que je leur ai<br />

balancé, moi. »<br />

Je les avais drôlement bien mouchés ces nuls… ce qui me<br />

vaudrait des séances d’inquisition de plus en plus puantes. Fallait<br />

voir le zèle qu’ils mettaient à disperser mes membres, immunisés<br />

par leurs titres officiels. Ils me disséquaient, les cons !<br />

Mon tort, bien entendu, était de vouloir leur inculquer mon<br />

mode conversationnel pour les emmener dans mon système<br />

égyptique. Mon « imagination », comme ils disaient, les effrayait.<br />

Or, dans « mon monde », l’état d’inspiré était le genre<br />

ordinaire.<br />

Pour couronner le tout, Rinkin qui n’avait jamais su tenir<br />

sa langue, racontait à tout le pavillon que j’étais capable de voir<br />

les pensées sortir de la caboche des gens. Cette information vint<br />

aux eustaches des psys, qui se mirent à me tester de plus belle,<br />

s’ingéniant à fouiller la chambre secrète de ma folie. <strong>Le</strong>s flichiâtres<br />

me lâchaient plus. Je revendiquais mon droit à<br />

l’indifférence, mais ils ne voulaient rien savoir ! J’avais plus qu’à<br />

me recroqueviller dans ma Maison-de-Vie et remonter le Nil<br />

pour me faire oublier un peu. Pour le coup, ils me trouvaient<br />

« replié sur moi-même » comme un drapeau qui veut plus flotter…<br />

Et ils en faisaient quoi, de leurs notes ? Je voulais savoir<br />

moi ! Rinkin pouvait me rencarder lui… Ils avaient des réunions,<br />

qu’y disait… Elles avaient lieu chaque lundi y paraît…<br />

avec toute la bande… Friboulet en tête ! Et y savait comment on<br />

– 198 –


pouvait les espionner… même qu’il m’emmènerait à la prochaine,<br />

disse-ti… comme ça, on resterait potes.<br />

<strong>Le</strong>s pavillons de Dolembreux étaient installés dans une<br />

immense ferme restaurée. La salle de réunion des psys se trouvait<br />

sous les combles d’un corps du bâtiment, seulement séparée<br />

par un de ces faux plafonds cache-misère comme savaient<br />

en fabriquer les architectes du modernisme. On a rampé<br />

quelques minutes dans les travées au milieu des nids<br />

d’araignées et on s’est retrouvés juste au-dessus de la salle de<br />

jactance. Pour les renseignements, on ne pouvait pas être mieux<br />

postés, on entendait distinctement tout !<br />

« Et concernant Henri… il y a une évolution ? questionna<br />

Friboulet, grand chef des titcherants quand vint le moment de<br />

débattre à mon sujet.<br />

– Voici notre rapport, répondit l’interne… mais je crois que<br />

nous ne sommes pas tout à fait d’accord… Madame la surveillante<br />

et moi… nos opinions sont contradictoires… et par conséquent,<br />

nous divergeons quant au traitement qu’il faut appliquer…<br />

– Je crois que cet enfant est en quête d’un amour maternel<br />

pratiquement absent jusqu’ici, commença la surveillante. Il se<br />

sent rejeté par la femme qui l’a mis au monde. N’est-il pas, entre<br />

guillemets « normal » qu’il s’invente une mère idéale ? Quand<br />

nous lui avons demandé de nous parler de sa mère, il nous a<br />

sorti Maât… je me suis instruit… il s’agit d’une déesse de<br />

l’antiquité Égyptienne… immaculée, juste, etc.<br />

– Oui, mais s’il transfère toute son affection à une mère<br />

imaginaire… comment pourrait-il s’adapter à notre société ? rétorqua<br />

l’interne. Cela va si loin que je qualifierais son comportement<br />

de « conduite d’opposition » frisant le « délire paraphrénique<br />

»…<br />

– Et que préconisez-vous, interrogea Friboulet ?<br />

– 199 –


– Il me semble qu’un traitement d’aldol, pendant une période<br />

à déterminer, serait tout à fait approprié à ce cas, répondit<br />

l’interne, qui n’en démordait pas.<br />

– Vous allez le démolir, sursauta la surveillante… Sa « conduite<br />

d’opposition » est inhérente à notre refus d’accepter sa vision<br />

des choses… Il y a l’art et la manière, nous devons l’assister<br />

psychologiquement. Je vous rappelle que nous sommes en présence<br />

d’un jeune dont le « QI » est de « 138 ». Cet enfant est un<br />

surdoué ! Comment voulez-vous qu’il s’adapte au quart de<br />

tour ?<br />

– Madame <strong>Le</strong>fèvre, dit l’interne, je ne mets pas en doute les<br />

compétences des psychologues, loin de là, mais jusqu’à preuve<br />

du contraire, ce sont encore les psychiatres qui gouvernent Dolembreux<br />

!<br />

– Si Henri préfère l’Orient, quitte à ce qu’il en perde le<br />

nord, je ne vois pas en quoi cela peut vous gêner ? Si cela lui<br />

permet d’organiser son équilibre. Je trouve même qu’il a fait<br />

preuve d’un certain génie en choisissant ce thème culturel pour<br />

faire son auto-analyse… L’Égypte est le berceau de notre civilisation,<br />

si vous l’ignorez encore…<br />

– Pf’t’, souffla l’interne… nous sommes en Occident ici Madame<br />

<strong>Le</strong>fèvre ! pas au cœur d’une civilisation disparue… Notre<br />

culture est Judéo-Chrétienne… C’est à cela qu’Henri doit<br />

s’adapter. Vous n’allez tout de même pas me dire le contraire ?<br />

– Nous y voilà s’indigna Madame <strong>Le</strong>fèvre… l’église ! De<br />

quoi avez-vous peur à la fin ? Qu’Henri ne puisse jamais se marier<br />

? Qu’il ait un trop grand nombre d’aventures ?<br />

– Allons, allons, murmura Friboulet, pour calmer le jeu.<br />

– Je continue à penser, reprit Madame <strong>Le</strong>fèvre que nous<br />

sommes en présence d’un transfert affectif momentané. Après<br />

tout, Henri n’est encore qu’un adolescent. Il a tout le temps encore<br />

de réaliser par lui-même son équilibre, de se recentrer. Il<br />

n’est pas utile de sortir l’artillerie, c’est trop tôt, c’est mon avis et<br />

je le maintiens.<br />

– 200 –


– Bien, conclut Friboulet, je vais y réfléchir, mais je pencherais<br />

plutôt pour votre version, Madame <strong>Le</strong>fèvre… »<br />

Je la croyais mon ennemie la <strong>Le</strong>fèvre. N’empêche qu’elle<br />

avait bien pigé ce qu’il me fallait accomplir pour tenir en équilibre<br />

l’obélisque de mon être. Quant à l’interne, j’étais pas étonné.<br />

<strong>Le</strong>s explications que je lui donnais à chacun de nos entretiens<br />

n’étaient que des hiéroglyphes pour lui… C’était un zélé ce<br />

nase. Comment pouvait-il me découper en morceaux en gardant<br />

la conscience tranquille ? Il ne croyait pas à la Maât. Ils ne la disaient<br />

pas, ils ne la faisaient pas. Fallait faire gaffe.<br />

« Hé Rinkin, ils disent que j’ai une conduite d’opposition…<br />

T’y comprends quéqu’chose toi ?<br />

– Kapoute disse-ti. On est des surdoués fieux, c’est ça qui<br />

les fait chier ! Ils nous surveillent… Comme mon père disait toujours<br />

: L’œil était dans la tombe et regardait Caïn… Mais t’en<br />

fais pas <strong>Merblex</strong>, ils ne connaissent pas encore Rinkinkin… y<br />

vont voir. J’ai un plan disse-ti.<br />

– Léon !<br />

– Hé puis, tu sais pas <strong>Merblex</strong> ? J’ai rêvé de toué.<br />

– « ! = ? ».<br />

– Te prends pas le choux, ça va, c’était un rêve correct, je<br />

m’ai vu avec toué qu’on se carapatait dans les prés disse-ti. La<br />

première fois que je suis été au docteur à Dolembreux, ça m’a<br />

fait ça aussi… Je l’ai rêvé tout en blanc ce schnock, et puis que<br />

moi, j’arrivais avec une petite crapaute (mot affectueux : fiancée<br />

du crapaud.). Et ben tu sais quoi disse-ti ? Y’s’mariait dans le<br />

même mois. On va calter, <strong>Merblex</strong>… on va calter. »<br />

Dans le genre sympa, mis à part Rinkin, il y avait aussi <strong>Le</strong>clou,<br />

mon voisin de tablée, qui me serinait à chaque repas :<br />

« C’est lourd hein ?<br />

– 201 –


– Qu’est ce qui est lourd <strong>Le</strong>clou ? que je lui demandais rigolard.<br />

» Mais jamais y répondait l’empaffé. Matin, midi et soir,<br />

c’était « lourd », un point c’est tout.<br />

Nous étions cloîtrés chaque soir dans nos chambres, mais<br />

Rinkin avait découvert un passage par lequel y pouvait décamper.<br />

« Dis Rinkin, où tu découches comme ça toutes les nuits ?<br />

– J’vais r’trouver micro disse-ti. Elle a rien dans la coloquinte,<br />

mais pour ce qui est des prunes, tu peux y aller disse-ti,<br />

ça n’s’ra pas pour des queues de cerises. »<br />

Ce grand dadais se tapait une microcéphale obèse, dont la<br />

tête sur les épaules ne paraissait pas plus grosse qu’une noix.<br />

« Avec micro ?<br />

– Comme je te le dis disse-ti, ça te la coupe hein ça <strong>Merblex</strong>.<br />

Si tu veux essayer, t’as qu’à le dire, elle est toujours<br />

d’accord. Mais motus hein. Où-ïsse vasse disse-ti ? Coûgnï<br />

disse-t-elle (en wallon : baiser). »<br />

Et Rinkin s’enfuyait par la fenêtre donnant sur la corniche,<br />

pour ne reparaître qu’à l’aube. Puis, au matin on descendait<br />

passer une nouvelle couche de café au lait sur les tables en sapin…<br />

« C’est lourd hein ?<br />

– Qu’est-ce qui est lourd <strong>Le</strong>clou ?<br />

– Léon !<br />

– Ta gueule ! »<br />

Mises à part ces petites compensations, je me sentais pousser<br />

un casque à pointe et une barbe en zinc, l’ennui pesait mastoc<br />

à Dolembreux.<br />

« J’ai déjà dessiné vos petits arbres ! J’en ai marre de vos<br />

tests m’écriais-je en envoyant valdinguer ma chaise dans la vitre<br />

– 202 –


du bocal. <strong>Le</strong> mono et la psyte m’empoignèrent et me conduisirent<br />

chez le flichiâtre en chef.<br />

« Eh bien Henri, que se passe-t-il ?<br />

– J’veux partir.<br />

– Tu n’es pas en prison ici. Tu es un garçon intelligent…<br />

– Qui moi ? Intelligent ! Qu’est-ce que je fabrique ici alors ?<br />

– On ne s’en va pas d’ici comme on veut, ce sont tes parents<br />

qui doivent te reprendre.<br />

– Vous n’avez qu’à leur dire.<br />

– Quand ils viendront, dimanche, si tu veux, nous en parlerons.<br />

Sois sans crainte. »<br />

Dans sa dernière lettre, maman disait qu’ils ne viendraient<br />

pas avant une quinzaine, car papa avait été hospitalisé<br />

d’urgence pour une perforation à l’estomac. Elle ne parlait pas<br />

du tout des lettres dans lesquelles je leur posais un certain<br />

nombre de questions qui m’obstruaient le comprenoir. Je trouvais<br />

cela d’autant plus étrange qu’elle me faisait le reproche de<br />

ne pas donner de mes nouvelles…<br />

« Hé <strong>Merblex</strong>, on va calter. J’ai un plan extra disse-ti.<br />

– Léon !<br />

– C’est lourd hein ?<br />

– Qu’est ce qui est lourd <strong>Le</strong>clou ?<br />

– <strong>Le</strong>s fèves ? C’est vrai qu’on en mange presque à tous les<br />

repas… Mais tu vois <strong>Le</strong>clou, moi les fèves, ça me dégoûte pas<br />

parce qu’elles me font penser à l’Égypte. C’est là où j’irai quand<br />

je sortirai d’ici.<br />

– Ha bon ?<br />

– 203 –


– Oui, chaque fève qu’on avale, c’est un peu comme si on<br />

mangeait un morceau du temple d’Amon Rê, ça te la coupe hein<br />

ça ?<br />

– T’es piqué ou quoi ?<br />

– Ben non, puisque les pierres et les briques que le temps a<br />

réduit en poussière servent aujourd’hui d’engrais pour les cultures<br />

de la vallée du Nil, réfléchis…<br />

– T’es fou, ou quoi ?<br />

– Non, c’est ainsi. <strong>Le</strong> savoir d’Osiris continue à nourrir ta<br />

citrouille.<br />

– En fait, c’est pas con du tout ton truc ! J’vais en reprendre…<br />

»<br />

Si les psys avaient su que j’ingurgitais la terre des pharaons<br />

pour perpétuer les dynasties pharaoniques, à tous les coups, ils<br />

auraient remis ça avec leurs tests merdiques.<br />

<strong>Le</strong> vendredi de la même semaine, au réfectoire, je me tournais<br />

vers <strong>Le</strong>clou et je lui dis :<br />

– C’est lourd hein ?<br />

– Ah, Chouette ! Tu as compris maintenant, s’exclama-t-il,<br />

le visage comme un phare.<br />

– Quoi que j’ai compris <strong>Le</strong>clou ?<br />

– Pas besoin de te le dire puisque tu le sais, mais si tu veux,<br />

maintenant on la portera ensemble ?<br />

– Trop tard vieux, c’est dommage…<br />

– Qu’est-ce qui est dommage ?<br />

– Devine.<br />

– Ok, ça y’est, j’ai compris…<br />

– Quoi que t’as compris <strong>Le</strong>clou ?<br />

– J’ai pas besoin de te le dire, puisque tu le sais.<br />

– 204 –


– Ça c’est sûr… Mais motus hein ?<br />

– T’en fais pas, j’chuis pas fou, j’ménage la fève et l’clou.<br />

– Léon ! »<br />

<strong>Le</strong> jour même, Rinkin et moi nous sautions dans la fourgonnette<br />

du légumier. Quelques minutes plus tard, nous étions<br />

libres. La voix du paon de Dolembreux rebondissait de colline<br />

en colline, "Léon, Léon ! "… et nous parvenait de plus en plus<br />

faiblement. Il était loin, loin Léon… Mais c’était bien la seule<br />

personne que nous allions regretter. La fourgonnette s’arrêta<br />

dans la cour d’une ferme, en pleine cambrousse. Nous sautâmes<br />

à pieds joints dans la flaque pour détaler comme des dératés<br />

dans le rêve prémonitoire de Rinkin qui hurlait comme un<br />

paon :<br />

« Léon ! Léon ! J’l’avais dit, j’l’avais dit et ça arrive toujours<br />

<strong>Merblex</strong> ! »<br />

Nous avons marché un moment avant de trouver une route<br />

bien fréquentée où l’on pourrait faire du stop jusqu’à la plus<br />

proche ville. Là, on a posté la lettre que nous avions écrite ensemble<br />

à « Monsieur Friboulet, grand maître tit’cherant des fribouldingues<br />

», puis :<br />

« Au revoir disse-ti.<br />

– Salut disse-t-elle.<br />

– Ouïsse-vasse disse-ti ?<br />

– Par-là…<br />

– J’te dois une fière chandelle…<br />

– Je te devais bien ça disse-ti, après Richelle… Allez <strong>Merblex</strong>,<br />

on va pas se mettre à « gnangnanter », faut se poiler au<br />

contraire.<br />

– C’est bon Rinkinkin, on se tourne le dos et on s’en va<br />

chacun de son coté, chacun vers nos rêves.<br />

– 205 –


– Vu <strong>Merblex</strong>. Un – deux – trois – partez. Salut disse-ti,<br />

salut disse-t-elle, ouïsse vasse disse-ti, d’ji n’sais nin disse-telle…<br />

»<br />

Bond’jou chef des psys,<br />

Tu crois peut-être camarade qu’on a rien à dire, parce<br />

qu’on raconte toujours la même histoire ? Mais vaut mieux seriner<br />

la même tirade que de jacter pour ne rien apprendre,<br />

disse-ti. Notre départ définitif des murs complexes de votre<br />

pagode miroitante vient d’être décidé par nous-mêmes, sans<br />

attendre le certificat espéré du « permis de vivre », adios disseti.<br />

Vous avez voulu rendre nos esprits sains plus catholiques<br />

que le pape, mais c’est raté. L’injustice flagrante et le persiflage<br />

cesseront bientôt sur notre compte. Ceci n’est pas une lettre de<br />

recommandation, ni un bilan favorable pour votre intelligence<br />

stabilisée en cette arène Dolembrique où les gladiateurs se battent<br />

à coup de langue, armes muettes pour ainsi dire, mais<br />

combien mortuantes. On signale que les embaumeurs de votre<br />

service social intérieur sont redevables de nous retourner le<br />

bond’jou ainsi que nos bandelettes et toutes autres sortes de<br />

hardes qu’ils pourront trouver dans nos cellules. On laisse<br />

votre esprit boiteux en sa résidence des diaconesses, entouré de<br />

ses titcheresses inappréciables et sans tendresse. On ne vit pas.<br />

On se vit ! C’est pour cela qu’on rêve toujours. <strong>Le</strong> rêve est la<br />

Maât sur toute la vie blesseresse qui nous entoure disse-ti !<br />

On a été élevé comme des oiselets et on retourne chez nos<br />

oiselets de « P et M », comme on dit, parce qu’on sera encore<br />

mieux chez eux. Même si on sera serrés dans un petit nid, ou<br />

dans un petit taudis, ça ne fait rien du tout. C’est ça qu’on veut.<br />

On sait qu’il faudra subir les coups de bec par manque de place<br />

continuellement, mais c’est égal. D’ailleurs les oiselets s’aiment<br />

encore plus quand ils sont dans leur petit nid où ils se gênent<br />

les uns les autres. Il faudra bien faire attention aux incantations<br />

magiques qui tuent spirituellement. Maintenant, on vous<br />

– 206 –


quitte, mais faisons le rêve de nous remettre à rêver. Rien n’est<br />

défendu dans nos rêves et notre étoile est toujours allumée. À<br />

tous les membres proches ou éloignés de la forteresse des psys,<br />

on adresse un grand bond’jou disse-ti et nos meilleures pensées<br />

d’affection indéfectible et indélébile, même si, d’après vous, on<br />

est pas capables de comprendre ce que ça veut dire ! Quand on<br />

aura la chance de vous rêver, on vous le fera savoir, car le rêve<br />

ne tue pas. En attendant recevez nos respectueux messages,<br />

remettez notre bondjou disse-ti à Léon et faites le nécessaire<br />

pour le maintien de la santé. Respect soit-il.<br />

Rinkin et <strong>Merblex</strong> Ier.<br />

« Ben, à ta place j’aurais fait pareil dit Léopold en tapant<br />

du poing sur la table.<br />

– Attends seulement Léo’surenchérit Clara, je vais me<br />

mettre sur mon trente et un, tu vas m’amener là-bas, et crois<br />

bien qu’ils vont m’entendre, ha oui ça… Crois-le bien, je suis<br />

bien remontée ! Je vais faire un scandale, un vrai scandale ! Séquestrer<br />

mon courrier, tu t’imagines ? Ah mais, j’ai le bras long,<br />

plus long qu’ils ne le pensent, ça ira loin. »<br />

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. Après avoir fait trembler les<br />

murs de Dolembreux, la Bouche revint avec mes effets personnels,<br />

justice était faite.<br />

« Ah je ris je de me voiâre si bèlle en ce… Margueuritte, viteux…<br />

viteux… viteux… viteux… ».<br />

– 207 –


XIX<br />

Après cette période, commença celle du duat à la carte, si je<br />

puis dire. La barque solaire de ma destinée était en construction<br />

quelque part. <strong>Le</strong>s paroles de ma marraine m’étaient restées en<br />

mémoire… Une chose était sûre : valait mieux pour tout le<br />

monde que je travaille à demeure. Pour le coup, je m’exilais à la<br />

campagne, au milieu des bovins, exercer mes talents de jeune<br />

« chef de rang ».<br />

<strong>Le</strong> château de la Grande Fresnaye appartenait à d’anciens<br />

coloniaux rentrés d’Afrique avec honneur et fortune, ainsi qu’en<br />

témoignaient les nombreux trophées de chasse qui ornaient<br />

toutes les salles. Ces gens-là avaient toujours eu des « boys<br />

nègres » et ne parvenaient pas à s’en déshabituer… J’étais là<br />

pour combler le manque. Hormis le service de quelques rares<br />

gastronomes de passage, je n’avais guère d’autre occupation que<br />

celle de prévenir les moindres désirs de mes hôtes. Régulièrement,<br />

ils meublaient leur ennui en conviant leurs amis de luxe à<br />

venir faire la bamboula. Ceux-ci ne se faisant pas prier, accouraient<br />

en hordes sauvages pour remettre en scène la cour de Sodome.<br />

Ca me plaisait pas du tout moi, leurs safaris torrides. Il y<br />

avait de belles sauteuses n’empêche, plutôt excitantes qui se<br />

consommaient en levrette, à toutes les sauces.<br />

La bande se retirait à l’aube, laissant derrière elle un capharnaüm<br />

indescriptible. Puis, le disque solaire se levait sur la<br />

propriété un peu comme sur le Kenya, après un grand massacre.<br />

Ils me donnaient bien des idées avec leurs partouzes… Je<br />

flottais entre mes deux corps… tiraillé, prêt à suivre mes cuisses.<br />

Mais possédant la science du haut et du bas, je résistais, le cœur<br />

étroitement serré sous la peau de ma Maison-de-Vie.<br />

– 208 –


Madame, blonde, du style love-lasse, « bien conservée pour<br />

son âge » descendait à dix heures pour s’enfiler son premier<br />

whisky de la journée, vêtue d’un simple peignoir éponge qu’elle<br />

laissait bailler sur sa nudité. Quand elle levait le coude, ses gros<br />

nibards balançaient leurs bouts bruns dans un mouvement de<br />

pendule, tandis qu’un rouquin barbu dissimulé entre ses<br />

cuisses, empêchait le personnel de se concentrer sur le service.<br />

Elle ne décollait du bar qu’à l’arrivée des premiers couverts,<br />

sans jamais oublier d’offrir au personnel une tournée générale.<br />

Elle réapparaissait sur les coups de dix-neuf heures, habillée<br />

pour un de ses grands soirs et comme la boisson la rendait prolixe,<br />

elle commandait :<br />

« Quand mon verre est plein, je le vide, et quand il est vide,<br />

je le plains. Allez Henri, remets moi le même vu de dos. »<br />

Il lui arrivait d’avoir des crises de boisson. Tous les bras<br />

étaient alors requis pour la porter à sa chambre, où elle étalait<br />

sa chair rose, couverte de taches de beauté.<br />

C’était une femme appétissante, capiteuse et sans complexe.<br />

C’est pas que j’y pensais pas, moi, à tremper mon spéculoos,<br />

mais j’aurais jamais plongé, même sur invitation. Je préférais<br />

la fraîcheur de Ginette, la porteuse de lait, qui passait au<br />

château trois fois par semaine, vendre le produit de la ferme.<br />

Lorsque l’occasion s’en présentait, j’enfourchais une bicyclette<br />

et je filais en roue libre jusqu’au village la rejoindre. Je<br />

m’enfermais avec elle dans la grange pendant que ses parents<br />

communiaient avec le télé-tabernacle. Après, je rentrais à la<br />

Frenaye par la petite route qui serpentait à travers bois, avec sur<br />

ma peau cette odeur de foin et d’étable dont les tétons de Gigi<br />

étaient parfumés.<br />

Une nuit où j’avais crevé, je marchais d’un pas pressé en<br />

conduisant mon vélo d’une main, quand, au détour d’un che-<br />

– 209 –


min, je tombais nez à nez avec une petite vieille dont les cheveux<br />

de nacre tombaient en chute sur son tablier de satin noir.<br />

« Où vas-tu fils ? me demanda-t-elle.<br />

– « ! = ? ».<br />

– Tu viens de loin toi me dit-elle, je le vois… mais tu iras<br />

encore plus loin… le destin t’attend… »<br />

Sur ce, sans demander d’explications, j’enfourchais mon<br />

vélo et je fis le reste du parcours le croupion serré sous la pleine<br />

lune, en zigzaguant sur les jantes.<br />

À mon arrivée au château, c’était Versailles ! J’avais pourtant<br />

tout éteint avant mon départ… L’air était moite, embaumé<br />

de l’odeur du marais voisin, d’où parvenait le chant d’amour des<br />

crapauds. Une brume légère flottait au ras des prés, les vampires<br />

n’allaient pas tarder à sortir de leurs caveaux… qu’on aurait<br />

dit. Dans le hall : bris de verres et crissement sous mes semelles,<br />

quelques objets jonchaient le sol… sanglots dans le<br />

royaume, bizarre… une chaussure abandonnée… Soudain, dans<br />

la pénombre, je tombais sur Madame, assise sur le congelo du<br />

bar, une bouteille à la main. À poil ! Ouf ti ! Harnachée de ceintures,<br />

de bracelets. Parfaitement ! Elle portait au cou un collier<br />

de cuir noir clouté, et aux pieds une seule chaussure vernie à talon<br />

perchoir. En lui posant ma veste sur les épaules, je<br />

m’aperçus que ses mamelons étaient percés et garnis d’anneaux.<br />

Elle me considéra d’un œil centrifuge, puis me conseilla d’aller<br />

me coucher. En gagnant l’étage où se trouvait ma chambre, je<br />

croisais « Monseigneur » dans l’escalier, l’arme au poing.<br />

« Fous le camp toi gamin, me lança-t-il furax. »<br />

Je restais « néanplus » planqué sur la mezzanine surplombant<br />

le grand hall, prêt à toute éventualité.<br />

« Tu me déshonores devant mon personnel ! qu’y hurlait,<br />

lui.<br />

– 210 –


– Non Georges, je t’aime, arrête ! Tu pourras faire de moi<br />

tout ce que tu veux, je serai ton esclave !<br />

– Ta g S’! »<br />

Il l’empoigna sa moitié par la tignasse et la traîna dehors,<br />

comme un sac de patates. Des coups de feu se mirent à claquer,<br />

les vitres à exploser ! Ouf ti ! Complètement gnouf’. L’imbécile<br />

éteignait les lumières à coup de fusil. Elle parvint à se débiner,<br />

nichons au vent… « pan ! », loupée. Elle arriva au premier, enjamba<br />

le balcon et menaça de se jeter dans le vide…<br />

« Non ! Pas ça… Saute pas ! se mit à supplier Monseigneur,<br />

dans une volte face inattendue.<br />

– Je te demande pardon Maggy, descends. Y voulait bien<br />

lui exploser la tronche au cours d’un safari, mais pas l’avoir en<br />

chaise roulante pour le reste de la vie, normal.<br />

– Je n’ai plus confiance en toi, tu as été trop loin, c’est fini !<br />

– Non, descends, t’as strictement plus rien à craindre, j’ai<br />

plus de munitions d’ailleurs… »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, Madame avait « pignon sur vue », ce qui lui<br />

valut d’ailleurs le titre de « reine de la poche boursouflée ».<br />

Mais elle reprit rapidement le dessus. <strong>Le</strong> surlendemain, elle<br />

trinquait avec le vitrier qui n’avait jamais vu autant de verre de<br />

sa vie.<br />

Dans cette contrée, l’hiver était particulièrement rigoureux,<br />

il n’était pas rare que les conduites d’eau éclatent sous la morsure<br />

du gel. C’est ce qui arriva à la « Grande Fresnaye ». Au milieu<br />

d’une nuit bien arrosée déjà, les tuyauteries du chauffage<br />

central éclatèrent et l’on assista au déferlement de véritables<br />

trombes d’eau inondant les étages avant de tomber en cascade<br />

dans les salles. On raclait, on écopait comme des morts au<br />

moyen de poêlons de cuisine. <strong>Le</strong> Niagara c’était !<br />

– 211 –


Sur ces entrefaites, trois pingouins vêtus de lourds pardessus<br />

entrèrent. Ils s’avancèrent dans les flaques et exhibèrent<br />

leurs cartes officielles :<br />

« Bonjour Madame… Contrôle des ventes d’alcool… Vous<br />

avez votre licence ?<br />

– Quelle licence ? Hé.<br />

– Pouvons-nous visiter les lieux s’il vous plaît ?<br />

– Faites mes amis, si vous êtes inspecteurs, inspectez… répondit<br />

la châtelaine d’un ton mondain parfumé au genièvre. »<br />

<strong>Le</strong>s trois hommes dénombrèrent plus de cent cadavres ou<br />

bouteilles entamées. L’amande fut de taille et l’établissement<br />

fermé pour une durée de six mois. Un naufrage pareil, fallait<br />

que ça s’arrose ! La cause pourquoi, patrons, chef et maître<br />

d’hôtel prirent une dernière cuite.<br />

« Foutus, nous sommes foutus, répétait Monseigneur.<br />

– Ouais, on est pas encore morts, mais on a déjà l’odeur,<br />

ironisait Madame, avec cette sorte d’accent en vogue dans les<br />

bouges nécropolitains. »<br />

Sur ce, je pliais bagages puisque je ne buvais que de l’eau.<br />

« Ne reste pas attaché, tu n’as pas le pouvoir de rester ici.<br />

Tu serais un esprit errant. Souviens-toi de la triade sacrée. Va<br />

de l’avant en gardant présent à l’esprit le secret vital de la connaissance.<br />

Sache que tes pires ennemis sont tes propres pensées…<br />

Ne crains pas les divinités courroucées, et tu sortiras victorieux<br />

du duat à bord de la barque solaire… »<br />

« Hé l’Égyptologue ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Tu vas<br />

venir à table oui ?<br />

– Je lis, J’arrive…<br />

– 212 –


– A-t-on jamais vu un idiot pareil ! Tu ferais mieux d’aller<br />

bosser au lieu de déclamer le « Livre des morts », et tu peux<br />

t’estimer heureux que l’on te nourrisse encore. »<br />

Devais-je me raconter à chaque fois que je quittais ma Maison-de-Vie<br />

pour monter là-haut me ressourcer ? Ils ne<br />

m’auraient pas cru. De ces « voyages », je revenais toujours porteur<br />

de l’électrum du ciel. Cela explique cette chance extraordinaire<br />

qui m’accompagnait depuis toujours. J’avais alors envers<br />

Maât des devoirs, c’est pourquoi je n’ai jamais cessé de prier, ni<br />

d’être songeur au sujet de ce qui était juste ou injuste. Et loin<br />

d’en venir à me mépriser moi-même, ce fut toujours dans le<br />

sens du beau et de la liberté que je rectifiais.<br />

L’été était là, mes seize ans aussi. La tribu décida que je ne<br />

reprendrais mes activités de serveur qu’à la rentrée. Je chercherais<br />

une place de chef de rang confirmé cette fois, tandis que<br />

Philippe lui commencerait à travailler chez un imprimeur. Ainsi,<br />

nous serions séparés par le monde du travail. Mais avant,<br />

nous avions la permission de nous rendre à Blankenberge pour<br />

y passer nos vacances. Nous allions enfin voir la mer, cette idée<br />

nous excitait terriblement.<br />

À la rentrée, je retrouvais du travail presque aussitôt au<br />

« Vieux Mayeur ». Mon nouvel employeur fut l’un des rares<br />

êtres sensibles qui m’ait été donné de rencontrer dans toute<br />

mon adolescence. Il me considérait un peu comme son fils, me<br />

racontait ses exploits de jeunesse et, fait non négligeable, me<br />

permettait de danser le slow avec sa femme, après l’extinction<br />

des feux. Elle était splendide : l’incarnation de Néfertiti. Elle se<br />

faisait draguer par tous les mâles en verve du canton, mais y<br />

avait rien à faire, elle était en main. <strong>Le</strong>s consommateurs ne faisaient<br />

que se dessécher le gosier à roucouler pour elle. Après la<br />

fermeture de la taverne, je rentrais chez mes « P et M » par la<br />

porte du garage, celle de l’épicerie était verrouillée. Clara voulait<br />

pas que je me serve. Je trouvais mon souper tout préparé sur la<br />

– 213 –


table de la cuisine. Après avoir servi à boire et à manger toute la<br />

journée, je trouvais assez délirante la façon dont elle m’imposait<br />

ma boustifaille. Il m’apparut alors que je ne serais vraiment<br />

libre que le jour ou je pourrais décider entièrement de ce qui entrerait<br />

ou sortirait de ma bouche.<br />

Clara se levait la première comme à l’accoutumée et je ne<br />

m’étonnais jamais de ce qu’elle m’ait fouillé les poches… manie<br />

qu’elle exerçait comme un droit. Une fois, j’eus l’audace de me<br />

rebiffer, mais le lendemain elle se vengeait en faisant disparaître<br />

mes albums d’archéologie. Ah Clara, j’aurais voulu que tu<br />

meures pour cela.<br />

<strong>Le</strong> jour de mon congé, je m’enfermais dans ma chambre et<br />

je m’exerçais à la technique du « dédoublement » ; c’étaient ça<br />

mes sorties. Je m’installais devant le miroir de ma chambre et<br />

me regardais fixement au fond des yeux, jusqu’à ce que mon<br />

image s’étire comme de la guimauve. Sors ! que je me répétais,<br />

sors !<br />

Au cours de ces séances de dédoublement, il arrivait que<br />

mon système pileux se hérisse comme une forêt d’aiguilles. La<br />

peur de ne pouvoir revenir s’emparait de moi ; il fallait alors<br />

remettre l’expérience à une autre fois.<br />

Lorsque je franchissais correctement les étapes, je sentais<br />

mon corps devenir semblable à un tricot à larges mailles… Je<br />

me faufilais hors de ma peau, mon cœur surgissait de l’abîme<br />

avec plus de vitesse que la lumière et avec plus de zèle qu’un<br />

chien de chasse. De l’autre côté, libéré du monde des marcheurs<br />

sur pieds, je bâtissais sur les déserts de mes jours une Maisonde-Vie<br />

remplie de musique. Je vivais dans le sourire et je voyais<br />

dans l’horizon pour des millions d’années. Je triomphais de la<br />

comédie du bonheur et je repeignais en rose les taches de sang.<br />

Alors, j’étais un dieu du devenir, intact dans mon être multiple<br />

et plus personne ne pouvait me ravir mon cœur.<br />

– 214 –


Un après-midi, tandis que je me livrais à cet exercice, je me<br />

posais en même temps la question de savoir s’il fallait mettre<br />

mon intelligence au service de l’amour ou de la malignité ? Soudain,<br />

une voix rythmée résonna sous ma tempe… des sons, un<br />

code ? Incroyable !<br />

« Aa’arle Amâ’a’rl’-Paâ’arle Aa’arle Amâ’a’rl’-Paâ’arle<br />

Aa’arle Amâ’a’rl’-Paâ’arle, maparl… »<br />

L’incrédulité mêlée à ma surprise polluait le message.<br />

J’avais les joues en feu, les mains moites et mon cœur se débattait<br />

littéralement. Après quelques secondes d’affolement, je repris<br />

le contrôle de ma respiration et :<br />

« Mâ parl.<br />

– Quoi, quoi ? J’ai pas compris ? Répondis-je abasourdi.<br />

– Ma – ât – par – le »<br />

J’étais submergé par un flux de sentiments qui m’étaient<br />

inconnus…<br />

« L’unique action est donne, c’est être. Tout le reste n’est<br />

pas.<br />

– Qui êtes-vous ?<br />

– Maât. Sommes Un, quand tu es dans le donne. Je<br />

pars… »<br />

Je réalisais à peine ce qui venait de m’arriver. Je tombais à<br />

genoux, mains jointes, devant le miroir, pas vraiment prêt à accepter<br />

cet événement. Je me mis tout de même à psalmodier :<br />

merci, merci, comme si c’était vrai et pour être poli, au cas où…<br />

Non sans mesurer ce qu’inspirerait aux autres mon comportement,<br />

s’ils me surprenaient en flagrant délire.<br />

– 215 –


À force de m’être si souvent raconté que Maât existait,<br />

qu’elle me protégeait, peut-être l’avais-je créée ? Une hallucination,<br />

j’avais eu une hallucination, c’était ça ! Peut-être n’était-ce<br />

qu’une projection de mes manques affectifs ? Une compensation<br />

? Et voilà que j’assistais impuissant à la transformation<br />

d’un petit miracle en doute. J’avais besoin de voir, de toucher,<br />

de sentir, pour croire que cela m’était réellement arrivé et cela<br />

me faisait honte. Pourtant je n’avais pas rêvé ! Je me saisis d’un<br />

feuillet et j’écrivis les phrases que j’avais entendues. Ma main<br />

les traça sans hésiter. Elles coulaient comme par enchantement<br />

au ventre du papier.<br />

Ces phrases n’étaient pas de moi… Je ne les avais pas inventées<br />

! Elles constituaient une trace. Une preuve ! D’ailleurs,<br />

comment un <strong>Merblex</strong> aurait-il pu traduire en écriture humaine<br />

des pensées aussi profondes ? C’était merveilleux, merveilleux !<br />

Mais, mollo, pas question d’informer les autres de mon extraordinaire<br />

expérience. De quel surnom ne m’auraient-ils pas affublé<br />

alors ? J’étais riche d’une joie sans pareille, mais impossible<br />

à partager.<br />

Finalement, je me sentais réconforté d’apprendre que je<br />

n’étais pas seul à courir les épreuves de cette vie, pressentant en<br />

même temps qu’il ne fallait pas m’appuyer là-dessus pour avoir<br />

la vie belle.<br />

Plusieurs fois, j’essayais de rétablir la communication avec<br />

Maât, sans succès. Je me rendis bientôt à l’évidence que les<br />

déesses n’étaient pas pendues à un clou pour faire la causette<br />

chaque fois qu’on en a envie.<br />

Je vivais de plus en plus mon corps comme un scaphandre<br />

de chair, gêné par les limites qu’il m’imposait. Je portais mon<br />

corps ! Cela avait commencé lors de ma période « l’œil<br />

d’Horus », après mon accident. La sensation d’être « celui qui se<br />

tient derrière ses yeux » était maintenant beaucoup plus forte…<br />

Faire la distinction entre l’habitation et l’habitant m’était désormais<br />

facile. C’est au reste véritablement à ce moment là que<br />

– 216 –


j’en vins à considérer définitivement mon enveloppe charnelle<br />

comme une Maison-de-Vie. J’avais découvert ce terme dans une<br />

de mes lectures et je trouvais que les anciens Égyptiens nous<br />

avaient devancés en bien des sciences, car cette image expliquait<br />

tout à fait clairement ce que je ressentais.<br />

Plusieurs fois par semaine, Just-Phaeton-Ems venait<br />

prendre un porto à la taverne. Tout le monde trouvait inquiétant<br />

ce personnage qui buvait moins que les habitués. Pourtant<br />

lui ne s’inquiétait jamais de personne. Son comportement plus<br />

noble que la moyenne, d’emblée, faisait de lui un être à part.<br />

Just-Phaeton-Ems m’était sympathique. Il avait le visage clair et<br />

magnétique, c’était un homme savant et attachant dont la rencontre<br />

compta pour moi plus qu’un trésor. Notre amitié commença<br />

un soir où il prit ma défense contre un Occidental plein<br />

de bière, trop content d’avoir trouvé une oreille fraîche pour entendre<br />

ses doctrines.<br />

« Baise les toutes ! Baise les toutes mon p’tit gars, le cul, y’a<br />

qu’ça d’vrai, prêchait l’usager.<br />

– Baissez le ton et détruisez-vous tout seul Monsieur, lui<br />

asséna Phaéton. »<br />

L’autre alla se poser comme un petit tas de cendres sur la<br />

banquette du fond et ne broncha plus. Just resta jusqu’à la fermeture<br />

et me dévoila sa vie. Ex-commandant de la marine marchande,<br />

il avait pendant vingt ans sillonné la route des Indes :<br />

Tunis, Tripoli, Malte, Alexandrie, Port Saïd, Djibouti, Ceylan,<br />

Madras… Il avait fait escale dans tous les pays bleus que comptait<br />

le monde. Just Ems était son véritable nom, Phaéton était<br />

un pseudonyme.<br />

« L’homme est un être de lumière disait-il, un fils du soleil,<br />

voilà pourquoi j’ai choisi ce nom. »<br />

Just se définissait comme un citoyen du monde, « made in<br />

fraternité », sans port d’attache ici-bas. Il ne naviguait plus, il<br />

vivait de sa retraite d’officier. Après avoir connu les étendues<br />

– 217 –


océanes, il parcourait la terre ferme, jusqu’au jour où, disait-il,<br />

son voyage se poursuivrait dans l’espace.<br />

« Je suis frère en Hermès3 et citoyen du monde chaque<br />

jour, je pars à la conquête de l’homme disait-il. »<br />

Il est certain qu’en proclamant ses idées au milieu d’une<br />

taverne remplie de corniflards du houblon, il passait pour plus<br />

saoul qu’eux. Mais Just aimait provoquer, c’était sa manière à<br />

lui d’éveiller les esprits.<br />

Phaéton était ouvert à tout, il comprenait très bien par<br />

exemple, qu’il puisse s’établir entre un humain et son double<br />

des communications auditives. Lorsqu’il me fit découvrir<br />

l’alchimie, je fus immédiatement émerveillé à l’idée qu’au<br />

Moyen-Âge, des gens étaient capables de transformer le plomb<br />

en or. Dans mon univers plébain, où l’on n’avait même pas de<br />

quoi se payer une visite chez le dentiste, comment ne pas se réjouir<br />

d’une pareille nouvelle ? J’étais prêt à m’isoler du monde<br />

avec une chatte et un hibou, convaincu qu’en faisant bouillir des<br />

maclottes au clair de lune, je découvrirais la pierre philosophale.<br />

Je m’imaginais transmutant des tonnes de métaux, puis<br />

sortir de mon antre, riche au point de pouvoir remplir d’or les<br />

coffres d’une foultitude de banques. Toutefois, Just prévenait<br />

que la plupart des alchis avaient fait un tas de décoctions et de<br />

cuissons pendant des années, sans même parvenir à inventer<br />

l’eau de javel ! Voilà qui avait de quoi freiner sérieusement mon<br />

enthousiasme. Mais, j’étais prêt à tenter le coup quand même,<br />

moi…<br />

3 Hermès Trismégiste – trois fois grand – nom grec de Thot – dieu<br />

lunaire Égyptien et père des alchimistes. – Frère en Hermès : titre que se<br />

donnaient eux-mêmes les alchimistes pour exprimer qu’ils procédaient à<br />

une recherche philosophique et effectuaient un travail spirituel sur euxmêmes.<br />

– 218 –


« Aurum nostrum non est aurum vulgi, disait encore Just,<br />

en prenant son air de philosophe des grands jours… »<br />

Traduisez : « Notre or n’est pas l’or du vulgaire ». C’était<br />

vraiment clair pour moi qui n’entravais que t’chik au latin !<br />

Limpide et purpurin même. Autrement dit, l’or philosophique<br />

compte davantage que l’or métallique ! En guise de consolation,<br />

je n’avais qu’à me contenter de ça. Cette désolante perspective<br />

n’empêchait cependant pas mon savant ami de continuer à la<br />

chercher lui, la pierre philosophale. Quelle satisfaction pouvaiton<br />

bien tirer d’une pareille affaire ? Fallait tout de même réfléchir<br />

avant de s’investir et c’est ce que je commençais à faire,<br />

mine de rien, en étudiant mes livres…<br />

Just Phaéton Ems disparut un jour sans crier gare. Il ne<br />

vint pas prendre son porto à la taverne du Vieux Mayeur,<br />

comme chaque soir. La femme de chambre de l’hôtel où il créchait<br />

me remit simplement deux lettres de sa part, l’une m’était<br />

adressée et l’autre portait cette simple note : « Pour Farid<br />

Khasnoûb ». Où donc s’en était-il allé ? En Patagonie ? En Hollande<br />

? En Suède peut-être ? Cette façon qu’il avait eue de disparaître<br />

m’attachait encore plus à tout ce qu’il m’avait transmis.<br />

Je l’imaginais vêtu de son caban bleu, aux boutons frappés<br />

d’une ancre de marine, coiffé de ce bonnet rouge qui ne le quittait<br />

jamais, dans l’anonymat d’un quai de gare, sur celui d’un<br />

port au milieu de marées humaines, en transhumance, recopiant<br />

dans son calepin les observations recueillies au cours de<br />

ses périples. Mais, quelle que fût sa destination, je le savais heureux<br />

puisqu’il emportait partout avec lui son soleil philosophique.<br />

« Henri,<br />

L’attachement est une habitude négative, il faut s’en défaire…<br />

C’est pourquoi je suis parti sans te revoir. Ne dis plus<br />

– 219 –


que n’as pas de chance. Dis-toi que les <strong>Merblex</strong> sont surdoués<br />

quand ils sont dotés de pouvoir surnaturels comme toi. C’est<br />

pourquoi les préoccupations des autres enfants t’apparaissent<br />

comme autant de futilités… Cela fait de toi un être à part, rejeté<br />

et malheureux. À cause de sa différence, un <strong>Merblex</strong> vit en décalage<br />

constant avec son environnement social, il a par conséquent<br />

des problèmes de communication avec les « marcheurs<br />

sur pieds ». C’est pourquoi tu as le sentiment de venir d’une<br />

autre planète ou de n’être « pas fait pour ce monde »… J’ai<br />

connu d’autres <strong>Merblex</strong> qui sont devenus les bénéfactors de<br />

nombreux « êtres-nu-mains ». L’Élu, qui a un destin à accomplir,<br />

subit toujours plus d’épreuves que le commun des mortels.<br />

Tu possèdes en toi le « nouvel œil » et la « nouvelle oreille »,<br />

c’est pourquoi tu as été choisi.<br />

Tu trouveras dans cette enveloppe une autre lettre que tu<br />

remettras, dès que tu le pourras à un homme répondant au<br />

nom de Farid Khasnoûb. Si tu fais ce que je te dis, tu obtiendras<br />

la clé de grands secrets et tu apparaîtras bientôt aux yeux de<br />

ceux qui t’ont méprisé comme un Éveilleur. Farid est un très<br />

vieil et chaleureux ami domicilié au Caire. Si comme je le<br />

pense, tu arrives un jour dans cette « Cité des Beautés », tu<br />

donneras cette lettre à l’homme dont je te parle.<br />

<strong>Le</strong> temps n’a aucune importance. Tu trouveras Farid,<br />

l’unique, dans le quartier d’Elzbekeya. (Détails ci-joints.)<br />

Tiens le bon cap…<br />

Fraternellement.<br />

Just Phaéton Ems. »<br />

Bien sûr, j’avais dit à Just qu’un jour, moi aussi, j’irai voir<br />

ce qui se cachait derrière les terrils. Mais j’étais loin de me dou-<br />

– 220 –


ter qu’il me prendrait au mot et m’enverrait faire le facteur au<br />

Caire. En attendant, je dissimulais la lettre destinée à Farid<br />

Kasnoûb, dans un endroit où le papier peint du mur de ma<br />

chambre était décollé. Je vivais dans l’angoisse de ce que Clara<br />

la découvre. Chaque soir, je m’endormais avec au creux du cervelet<br />

l’obsession de m’embarquer pour l’Égypte. L’idée de Just<br />

faisait bel et bien son chemin. Mais comment pouvais-je prétendre,<br />

moi, petit scribe provincial, à faire partie un jour d’un<br />

équipage. J’entendais déjà les sarcasmes de la Bouche. Qu’est-ce<br />

que ça pouvait bien faire ? D’ailleurs y’avait pas besoin d’être né<br />

à Bruxelles pour grimper sur un rafiot ! Ils enrôlent bien des<br />

Flamands, y prendront bien un <strong>Merblex</strong>, que je me disais.<br />

C’était décidé, voilà ! Je le ferai mon voyage en barque solaire,<br />

je remonterai le fleuve sacré jusqu’à la cité des temples<br />

d’albâtre et j’entrerai dans mon horizon de bonheur véritable.<br />

Je verrai Amon se lever. J’irai me recueillir au sanctuaire<br />

d’Abydos où reposent les dieux. J’irai à Thèbes et à Memphis en<br />

chantant les louanges de Maât.<br />

Fallait préparer Clara, en douceur, commencer à dénouer<br />

nos amarres.<br />

– 221 –


XX<br />

« Tu n’iras jamais sur les bateaux, rabâchait la Bouche, j’ai<br />

le bras long, ne l’oublie pas ! Tu ne penses tout de même pas<br />

que tu vas aller te pavaner au soleil pendant que nous autres, on<br />

galère ?<br />

– C’est pas parce qu’on est dans la mélasse qu’il faut que<br />

tout le monde y reste.<br />

– Oh l’effronté ! Je vais bondir si tu oses encore me répondre…<br />

D’ailleurs, tu es mineur et c’est moi qui tire les ficelles.<br />

N’oublie pas que je suis ta mère.<br />

– Sur la mère calmée… un jour, une fumée montera…<br />

– C’est ça ! Fiche-toi de moi, on verra bien qui rira… Et<br />

puis, qu’est-ce que tu veux qu’ils fassent de toi dans la marine ?<br />

Tu ne vois pas clair. T’sst’l’œil d’Horus veut aller sur les bateaux<br />

lui. Vous n’avez pas la vue d’un marin mon ami. Essaie, tu verras…<br />

»<br />

Mais les signes étaient là, et l’inquiétude grandissante de<br />

Clara ne contribuait qu’à confirmer mon départ et en accélérer<br />

les préparatifs. Just Phaéton Ems m’avait refilé le virus de<br />

l’aventure ; la banlieue du Caire m’appelait, c’était comme deux<br />

et deux. J’avais pas un copeck en poche. Cependant, je me rendais<br />

à Anvers en auto-stop deux fois par semaine où je parcourais<br />

les administrations afin d’être admis au « pool » des marins.<br />

Y faisait frisquet le long de l’auto-straadt, mais là-bas, droit<br />

devant, au bout de la ligne blanche, resplendissait le disque<br />

d’Amon Râ, par-dessus l’or des temples d’Antwerpen et de<br />

Louxor.<br />

– 222 –


C’est chez l’ophtalmo que je fus recalé ! Il examina mon œil<br />

et me refusa l’enrôlement. Horus n’avait plus qu’à aller se rhabiller<br />

! La Bouche m’avait jeté un sort qu’on aurait dit… Elle jubilait<br />

la vache ! Des verres de contacts, c’est tout simplement ça<br />

qu’il me fallait. Je pouvais toujours courir pour que Clara règle<br />

la facture. J’en ai causé au mari de Néfertiti qui me les offrit,<br />

cash. Là-dessus, j’ai foncé en zone occupée, directo en Flandre,<br />

je veux dire, pour repasser la visite médicale. Ils ont le crâne dur<br />

les Flamands. Fallait convaincre et jacter leur baragouin, les<br />

rassurer sur Guillaume d’Orange, les caracoles, le Manekenpis<br />

et tout… Sinon, c’est recalé pour de bon que j’étais. Je leur en ai<br />

fait baver quand même à tous ces anti-Brel, je leur en ai donné<br />

moi du « ya meneer » et du « dans l’cul verry well », à fond les<br />

manettes et ça finit par payer.<br />

Quelques jours plus tard, j’entrais à la taverne du « Vieux<br />

Mayeur » en exhibant avec fierté mon ordre d’enrôlement sous<br />

le nez de Nefertiti et de son mec. On a pris une cuite mémorable<br />

alors et le juke-box a craché toute la zic qu’il avait dans le bide.<br />

Banco ! J’allais prendre le large sans m’occuper des regards.<br />

Quand j’aurais navigué, Clara aurait beau faire ; je serais émancipé<br />

et donc « majeur » de par la loi. Sur simple présentation de<br />

mon livret de marin, je pourrais entrer dans les lieux réservés<br />

aux adultes. Elle pourrait plus rien contre moi. Fallait néanmoins<br />

encore l’amadouer mais, après tant d’abordages, je ne<br />

pouvais échouer là. Fallait juste lui présenter l’heureux événement<br />

de telle façon qu’elle le récupère. Un coup médiatique<br />

avant l’heure si on veut. Je lui fis miroiter que c’était moi qui<br />

partait, mais que c’était son œuvre… qu’elle serait mise en vedette<br />

quand même… Ca fait chic d’avoir un fiston qui fait des<br />

croisières… en veste de steward avec des épaulettes d’officier…<br />

Ca leur en boucherait un coin aux voisins qui sortaient jamais<br />

de leur grotte… Elle plastronnait déjà Clara. Impec. J’avais mis<br />

dans le mille en ciblant son narcissisme.<br />

– 223 –


« Bon, c’est bon… N’oublie pas que c’est grâce à moi que tu<br />

vas sur les bateaux, dit-elle en apposant sa griffe sur le contrat<br />

de la compagnie maritime. Je pouvais mettre les voiles. Adios<br />

les ploucs ! Ohé les gars de nariiiine… »<br />

En attendant ma convocation pour l’enrôlement, je passais<br />

de longues heures avec Cécile, mon premier flirt. C’était une fille<br />

délicate, charme et noblesse naturelles. Brune aux yeux verts,<br />

les hanches larges, les jambes finement sculptées, les pieds menus<br />

et bien cambrés ; elle était en tous points semblable à mon<br />

Isis imaginée. Un après-midi, je l’amenais à la maison. Elle accepta<br />

d’entrer dans ma chambre pour s’allonger sur ce lit où<br />

jusque là, je n’avais couché qu’avec mon frère. Je l’ai bien chauffée,<br />

lissée sur toutes coutures. Elle soupirait de toute son âme,<br />

son acné fondait à vue d’œil. Manque de bol, le fater rentra plus<br />

tôt que prévu et surprit nos embrassements. <strong>Le</strong>s yeux cernés et<br />

les tempes roses, nous vînmes nous asseoir sur le canapé du salon.<br />

Nos pensées flottaient comme des algues qui cachaient le<br />

fond des choses. On s’attendait à de graves reproches, faut reconnaître.<br />

Ben non, Léopold sortit une bouteille de liqueur de la<br />

vitrine qu’on ouvrait que pour les grandes occases, puis, tranquillos,<br />

il remplit trois verres. Il se mit à parler de la truie et du<br />

beau sang, des mouches tsé-tsé, des fourmis géantes et des serpents<br />

à sornettes, à quoi faudrait que je fasse absolument gaffe<br />

lorsque je serais dans la brousse. Ca lui ressemblait pas cette<br />

jactance à Léopold... Y trouvait pas ses mots, puis y repartait sur<br />

la « société des termites », un article qu’il avait lu dans le Reader’s<br />

Digest, un abonnement qu’il avait avec la science et tout et<br />

tout… Y’avait pas mieux comme déclaration d’amour. Un vrai<br />

Japonais que c’était mon père. L’heure du retour de Clara approchant,<br />

il reconduisit Cécile sur le seuil de la maison, où je<br />

l’embrassais encore. Lorsque je fus seul avec lui, sans me regarder,<br />

il souffla :<br />

« Je ne le dirai pas à ta mère hein valet, t’as compris… arrange-toi<br />

pour que ton frère n’en sache rien… »<br />

– 224 –


J’aurais subi le supplice de la torsion des testicules et de la<br />

poire d’angoisse, puis, je me serais laissé garrotter sur place plutôt<br />

que de vendre la mèche, moi. Je voulus lui répondre qu’entre<br />

Cécile et moi, y s’était rien passé, que j’avais à peine eu le temps<br />

de faire chanter son petit coulinou… Mais, je me ravisais tellement<br />

elle était extra notre complicité. Puis, j’étais si fier de paraître<br />

dans mon habit de mâle…<br />

En attendant, mes olives me faisaient terriblement mal, tellement<br />

y m’avait coupé le kiki en rentrant plus tôt, tout à<br />

l’heure. On aurait dit qu’un chien me les avait mordues jusqu’au<br />

croupion… Je me tordais sur mon siège, à la torture, j’étais à la<br />

torture. Je pensais plus qu’à aller me finir dans la cave, au grenier<br />

ou aux waters pour enfin recommencer à vivre normalement.<br />

Je suis sûr que j’allais en coller jusqu’au plafond ce coup<br />

là, tellement j’avais la pression. Toute la soirée, j’ai cherché un<br />

coin tranquille dans la baraque, mais avec Clara, fallait pas rêver,<br />

elle occupait tout le terrain, comme d’habitude. J’ai du rester<br />

comme ça, handicapé toute la soirée… <strong>Le</strong> lendemain matin,<br />

j’y étais toujours pas parvenu… Je les avais comme des ballons<br />

sondes, moi, les gonades.<br />

Philippe me rôdait autour, avec son air sournois. Y crevait<br />

de jalousie de me savoir bientôt prendre le large, c’était gros<br />

comme une maison. Mais sa jalousie me glissait dessus comme<br />

l’eau sur la peau d’un phoque. Y pouvait cafarder autant qu’il<br />

voulait. Mon plan était fait : en deux voyages, je pouvais mettre<br />

suffisamment de côté pour m’installer avec Cécile. On s’aimait<br />

et rien ne pourrait nous séparer… Un matin où je m’étais levé<br />

tard, la Bouche, qui était cool depuis quelques temps, me harponna<br />

avec un de ces suspens dont elle avait le secret :<br />

« Dis donc toi, tu as vu l’heure ? Tu te la coules douce… tu<br />

crois peut-être que je ne suis pas au courant de ce qui s’est passé<br />

ici ?<br />

– De quoi tu parles ?<br />

– 225 –


– Ne fais pas l’innocent… pour ta peine, tu n’iras pas à<br />

l’enrôlement, foi de moi, tu resteras ici ! Faire ça à ta mère !<br />

Sous mon propre toit ! Monsieur s’envoie en l’air pendant que je<br />

trime ! Je serai inflexible ! Ensuite, je t’interdis de revoir cette<br />

fille, c’est compris ! »<br />

Elle me faisait une scène de jalousie, qu’on aurait dit.<br />

Comme si je l’avais trompée, merde ! J’ai encaissé sans broncher<br />

moi… répliqué que dalle. C’était pas la première fois que<br />

Clara m’interdisait de vivre. Façons, on se verrait en cachette,<br />

Cécile et moi. Comment avait-elle su ? Ca ne pouvait venir que<br />

de Philippe. Ca faisait un moment qu’il voulait la draguer.<br />

Fallait voir comme elle m’écoutait lorsque je discourais sur<br />

les erreurs du monde… Elle regardait pour entendre. J’inventais<br />

les bateaux qui nous emporteraient un jour, loin de cette terre<br />

noire tout juste bonne à la germination des tubercules. Nous<br />

imaginions déjà comment nous nous élancerions vers notre bel<br />

idéal en déjouant les coups du destin. Nous ne ferions rien l’un<br />

sans l’autre, jamais. Y avait qu’à l’entendre me demander :<br />

« Qu’en penses-tu Henri.. ? » Pour tout de suite comprendre<br />

combien elle croyait à nous deux.<br />

Assis sur le toit, nous regardions l’horizon où voltigeaient<br />

les oiseaux de Thèbes. <strong>Le</strong> soleil levant recevait nos cœurs et je<br />

louais les dieux…<br />

« Merci O Dieux de m’avoir donné une femme qui ne chagrine<br />

pas mon cœur. Elle regarde le chemin avec anxiété quand<br />

je suis en retard et je suis rassasié quand nous marchons ensemble.<br />

<strong>Le</strong> soleil luit pour moi afin que je contemple sa beauté.<br />

Elle est la déesse Isis qui resplendit à mon côté. Je suis désaltéré<br />

rien qu’en la voyant, sans même avoir bu. Elle est santé et vie.<br />

Elle est née pour l’amour. Sa peau est la peau de ma peau. Sa<br />

voix est du miel pour mes oreilles. Elle a une façon de prononcer<br />

mon nom qui démontre la valeur exceptionnelle de son<br />

– 226 –


amour pour moi et à cet amour sublime, je veux répondre par<br />

un sublime amour. Dites-le aux générations O Dieux, dites-le à<br />

ceux qui sont nés. Dites-le à ceux qui n’ont pas encore vu le<br />

jour. Dites-le aux oiseaux. Dites-le aux poissons. Dites-leur<br />

qu’elle sera mon épouse bien aimée et nous prospèrerons à jamais,<br />

dans la plus belle de toutes les paix.<br />

– C’est merveilleux, merveilleux Henri, c’est toi qui as écrit<br />

ça ?<br />

– Oui, pour toi…<br />

– Oh, dis ne t’en vas plus, reste ici.<br />

– Si je dois partir, fais-moi confiance. Quand je reviendrai,<br />

j’aurai gagné de quoi nous installer.<br />

– Tu as bien le temps d’y penser à l’argent et puis nos parents<br />

nous aideront…<br />

– Je suis bientôt majeur, c’est normal que je bosse. Tes parents<br />

sont gentils de vouloir… Mais les miens, c’est pas pareil.<br />

Ils ne croient plus à l’amour, celui des autres, leur fait peur, ça<br />

les rend fou, ça les rend bêtes… Ils nous cassent du sucre sur le<br />

cœur, pour eux l’amour, c’est des sornettes. Ma pauvre petite, si<br />

seulement tu savais, ma petite Isis, la vie qu’on mène chez nous,<br />

tu aurais peur, tu voudrais plus de moi.<br />

– Tu sais, même une fille de petits bourgeois peut comprendre<br />

certaines choses, faut tout me dire.<br />

– Ce sont des trucs pas intéressants. Laisse tomber… Plusieurs<br />

fois, tu as parlé d’une rencontre entre nos parents pour<br />

qu’ils fassent connaissance, mais tu serais déçue, je crains,<br />

parce que ces « gens-là », on peut jamais les connaître.<br />

– Je te trouve dur avec tes parents. Nous marier, sans que<br />

nos familles se connaissent… C’est impensable ! C’est justement<br />

si tes parents rencontrent les miens qu’ils ne voudront pas de<br />

moi pour gendre. »<br />

– 227 –


L’éducation de Cécile l’empêchait de mesurer nettement le<br />

malaise dans lequel pataugeait ma tribu.<br />

« La dernière fois que mon oncle et ma tante nous ont rendu<br />

visite, ils n’arrivaient pas à se décider à rester pour dîner. Ils<br />

n’avaient pas faim, ça allait faire trop de vaisselle et des frais,<br />

disaient-ils. Si on avait été chez eux… Enfin, bon… On leur a<br />

demandé ce qu’ils voulaient boire… « Un verre d’eau », qu’ils<br />

ont répondu. Parce qu’ils avaient « peur de déranger »… mais,<br />

ça n’est rien encore… À un moment donné, mon oncle m’a demandé<br />

si je voulais « finir son steak », dont une moitié restait<br />

dans son assiette. Il en avait de trop, qu’y disait, pourtant les<br />

parts n’étaient pas énormes, je l’entends encore :<br />

« Tu peux le prendre, sais-tu, je n’ai pas été autour…<br />

– Sur le coup, j’ai eu comme une espèce de haut le cœur<br />

« scrâboudjâ » qui m’est remonté par les yeux… Y pensait peutêtre<br />

que j’avais peur d’attraper le scorbut en mangeant dans son<br />

auge ? Ils se projettent constamment dans les autres je te dis.<br />

Minabuscule non ? Des parents comme ceux-là t’ôtent même<br />

l’envie de te regarder dans les mêmes glaces qu’eux, alors les inviter<br />

à notre mariage…<br />

– Mais, non, c’est de l’humilité, c’est tout…<br />

– T’as qu’à croire, si tu veux… moi je sais que ça n’en est<br />

pas. Pour être humble, faut être lucide. Je connais leurs prétentions<br />

secrètes… toutes inaccessibles. Et sais-tu pourquoi ils ne<br />

récoltent rien ? Parce qu’ils sont avares d’eux-mêmes. Or, on ne<br />

récolte que ce que l’on s’aime : s-a-i-m-e ! Ce sont des marcheurs<br />

sur pieds frustrés. Que des occidentaux… Ce sont des<br />

auditeurs de « Sunil-plus-blanc-que-tout », je te dis, des candidats<br />

radiophoniques qui découpent les « bons primés » sur les<br />

boîtes de fromages, en rêvant d’être tiré au sort… Ils sont allés à<br />

la pub comme des moutons… Ils collectionnent les timbres, venant<br />

de pays où ils n’iront pas ! Ils font des économies pour se<br />

payer une retraite heureuse, sans rien devoir à personne… Ils<br />

économisent pour loisir dans la tiédeur. Ils ne demandent rien à<br />

personne, parce qu’ils ont peur qu’on leur demande quelque<br />

– 228 –


chose. Ils ne veulent rien devoir à personne, parce qu’ils craignent<br />

qu’on leur doive. Ils veulent que je pense à « ma situation<br />

». Ils voudraient que j’en aie « une bonne », semblable à la<br />

leur sans doute ? Et qui dure ? Or, le propre d’une situation c’est<br />

justement de ne pas durer, mais de se transformer, pour à<br />

chaque fois faire renaître… Quand je veux faire quelque chose :<br />

« Attends, t’es jeune, t’as toute la vie devant toi » qu’ils prétendent…<br />

J’en ai marre moi ! Ce ne sont que des occidentaux qui tirent<br />

sur eux la dalle du caveau, conformément, et qui prétendent<br />

être des modèles de savoir-vivre. Rien ne manque dans<br />

leurs tombes, ni les vases canopes, ni les cruches de bière, rien<br />

sauf l’amour. Ils crèveront du sort qu’ils se sont jetés à euxmêmes<br />

et que j’ai refusé de partager.<br />

– Mais tu disais que ton père…<br />

– Lui, c’est autre chose… un sain d’esprit en captivité, si on<br />

veut…<br />

– J’aime tes idées Henri, mon petit Stanley d’Afrique, mon<br />

pharaon.<br />

– Je t’aime aussi, ma p’tite crapaute. »<br />

Quelques jours plus tard, de retour d’Anvers où je m’étais<br />

rendu contre la volonté de Clara pour un appel à l’enrôlement,<br />

je rentrais les poches vides, le cœur plein de rêveries. Léopold<br />

était absent, sur un chantier en province, y parait… Clara était<br />

là, elle… assise, les jambes croisées sous le siège qu’elle occupait.<br />

Lorsque j’entrais dans la pièce, elle ne releva pas le nez de<br />

son tricot, elle savait que c’était moi. Sans le sou, je venais irrésistiblement<br />

m’empêtrer dans la toile qu’elle avait savamment<br />

tricotée autour d’elle. Je pris place dans l’autre fauteuil du salon,<br />

lui faisant front, attendant comme un boxeur dans son coin<br />

de ring et je la regardais tricoter pour elle : une muraille à<br />

l’endroit, une maille de travers… en attendant mon nouveau<br />

procès.<br />

– 229 –


« Tu ne veux pas que je parte alors ?<br />

– Tu as toujours eu tout ce que tu voulais ici, bougonna-telle.<br />

C’est moi qui t’ai torché le derrière et nourri quand tu étais<br />

môme, mais ça tu l’oublies. Tu n’es qu’un mécréant, un ingrat,<br />

je te renie, tu m’entends ? Voilà bien toute la reconnaissance<br />

que l’on obtient, tenez… après tant de sacrifices et de privations.<br />

Je l’avais d’ailleurs prédit, que lorsque je vous aurais tout appris,<br />

je vous perdrais.<br />

– Tu m’as dit d’aller gagner ma vie, c’est ce que je fais. J’y<br />

suis pour rien si ça va pas plus vite… J’attends mon bateau…<br />

Faut bien que je te rembourse ce qu’à coûté mon éducation ?<br />

– On te demande d’aider tes parents, ça n’est pas pareil.<br />

– C’était ton devoir de m’éduquer, mais ça ne te donne pas<br />

le droit de m’étouffer. Tu as fabriqué ma forme physique, mais<br />

dans ma tête, j’y fourre c’que j’veux.<br />

– Grossier personnage, aboya-t-elle.<br />

– J’ai de qui tenir. J’en ai marre moi, j’ai envie de vivre<br />

autre chose. Il y a autre chose dans la vie que de travailler pour<br />

manger et manger pour travailler.<br />

– Là-dessus, on est d’accord… mais, depuis que Monsieur<br />

a décidé de naviguer, il prend ses grands airs… Ton frère, c’est<br />

pareil, il n’en fiche pas lourd et depuis qu’il a entendu brailler<br />

les « Biteul’s », il a laissé pousser ses tifs, s’est cousu un drapeau<br />

angliche sur le dos et le voilà beatnick, ça valait bien la<br />

peine…<br />

– J’m’en fiche de ce mouchard…<br />

– Non. C’est moi qui lui ai ordonné de tout me dire. »<br />

Ca le faisait drôlement bisquer, Philippe de me voir amoureux.<br />

Y avait qu’à voir comment y reluquait Cécile quand on se<br />

baladait. Sûr qu’il m’avait balancé et tout manigancé avec la<br />

Bouche.<br />

– 230 –


« Tout ce qui arrive est entièrement de ta faute ! Mais tu<br />

vas voir ce qui te pend sous le nez, mon ami.<br />

– J’ai dix-sept ans, je suis un homme tu comprends. Vous<br />

êtes toujours là à m’espionner, à me questionner, à m’imposer.<br />

J’ai besoin d’indépendance… Comment faut-il vous faire comprendre<br />

que je suis fait comme tout le monde en dessous de la<br />

ceinture.<br />

– Décidément, c’est le jour de la grande lessive !<br />

– Ce sont tes propres paroles. T’as l’air d’oublier ce fameux<br />

jour où j’avais eu l’impudence de dire que je me marierais probablement<br />

jamais… Tu me répondis alors de toute ta hauteur :<br />

« Tu es fait comme tout le monde en dessous de la ceinture »…<br />

– Mon cher ami, reprit-elle d’un ton hautain, tu devrais<br />

avoir honte de t’adresser de la sorte à ta mère et baiser la terre<br />

où j’ai marché. Au lieu de cela, tu ne songes qu’à ton petit confort.<br />

Tu te fiches pas mal que l’on soit dans la mouise. Si on<br />

t’attendait pour en sortir… On a trimé toute notre vie nous<br />

autres et on ne sait même pas combien on aura pour notre retraite<br />

!<br />

– C’est pour ça qu’y faut vivre… On dirait qu’en venant au<br />

monde, vous aviez déjà le mot « retraite » imprimé sur le front…<br />

Du début à la fin, vous ne pensez qu’à ça : « retraite ! retraite !<br />

retraite ! »… j’ai pas envie de devenir comme ça…<br />

– Tu préfères aller dépenser l’argent dont on a besoin avec<br />

les négresses sans doute, hein ? »<br />

Sur ces mots, une porte s’ouvrit pour livrer passage à une<br />

apparition : Cécile !<br />

« Tenez, asseyez-vous mademoiselle fit Clara hospitalière.<br />

Voilà. Vous avez tout entendu. Vous voici mise en garde contre<br />

les agissements de mon fils. Quand je vous disais que vous le<br />

connaissiez mal… Il a le diable au corps, c’est un indomptable je<br />

vous dis. »<br />

– 231 –


Cécile ! Je me sentais aspiré sur la plate-forme de Kheops,<br />

moi… Je restais là, comme un fruit blet, bredouillant, mais, mai,<br />

juin, juillet… Et c’était comme si un pan de ma tête venait d’être<br />

arraché. Pendant ce temps, la Bouche continuait à me pilonner,<br />

cherchant visiblement à détacher ma tête de mon pauvre corps.<br />

Je cherchais dans les yeux d’Isis un signe d’apaisement ou je ne<br />

sais quelle secrète complicité qui m’eut rendu le sens de la riposte,<br />

mais par sa présence, elle neutralisait mes idées en ébullition.<br />

Je crus un instant qu’elle se rendait compte de la jalousie<br />

de ma mère. Mais je pris rapidement conscience de la naïveté<br />

d’une analyse établie sur de simples battements de paupières.<br />

Elle portait ce soir là un chemisier de nylon bleu pâle, au travers<br />

duquel je devinais ses seins, pneumatiques comme des boules<br />

de mozzarella. Si peu de lingerie pour voiler tant de sensualité<br />

me vrillait le cœur, et je me morfondais à l’idée de toutes ces<br />

nuits de bonheur que j’allais louper, si Clara triomphait.<br />

« Si vous continuez à le fréquenter, plus tard, il vous battra<br />

et vous fera pleurer mademoiselle, comme il fait pleurer sa<br />

mère. Entendez-moi bien, il est comme ça, je vous le dis ! »<br />

Cécile écoutait la Bouche lui faire mon portrait, comme une<br />

extraterrestre en dehors de sa sphère. <strong>Le</strong> monde si pur qu’avec<br />

elle je voulais, s’abîmait déjà dans ses yeux, dans les miens,<br />

c’était l’Atlantide. Lorsque tout fut joué. Cécile se leva les traits<br />

tendus, le regard glacial et murmura :<br />

« C’est fini Henri, fini. »<br />

J’aurais voulu lui dire de ne pas se laisser influencer par le<br />

vent des idées fausses… lui expliquer que Seth était entré dans<br />

la peau de ma mère et que depuis le jour de ma naissance, elle<br />

s’ingéniait à disperser mes membres aux quatre coins du<br />

monde… Je tentais de lui démontrer qu’Isis avait le pouvoir de<br />

les rassembler en utilisant le ciment rouge de son amour…<br />

qu’elle obtiendrait ce ciment en pétrissant une once d’argile<br />

– 232 –


avec de la sève de jasmin et le jus de trois grenades… J’aurais<br />

voulu prononcer la formule lumineuse qui traverse l’esprit des<br />

vierges aveugles, afin qu’elle voit avec plus de clarté que celles<br />

qui ont toujours eu des yeux. Hélas, je ne retrouvais pas ma<br />

langue et mon âme restait prisonnière des bandelettes mensongères<br />

de ma mère. Ma bien-aimée ne se souvenait plus des mots<br />

clairs que je prononçais par-dessus les toits, ses oreilles étaient<br />

remplies de lait. Alors, je me sentis retomber dans cette sorte de<br />

merblexité, que le destin inflige aux êtres dépourvus de malice.<br />

« Tu ne m’aimes plus, alors ? lui demandais-je, livide.<br />

– Ça n’est pas ça Henri. Quand tu me le disais, je ne te<br />

croyais pas, mais maintenant, j’ai vu. Je crois que nous ne<br />

sommes pas du même monde, nous ne parlerons jamais la<br />

même langue. Je ne suis pas Isis, Henri, je ne suis que Cécile, et<br />

je n’aurai pas la force de te consolider pour « faire l’unité »,<br />

comme tu dis. Je ne suis pas de taille, je suis fragile. C’est mieux<br />

ainsi. »<br />

Pour un instant, je me suis senti tourner avec la terre.<br />

J’étais coupé en deux. Une moitié mangeait l’autre. J’avais plus<br />

qu’à devenir une pédale, ça arrangerait tout peut-être ? Au<br />

moins, je serais quelque chose ! J’aurais une identité. Je serais<br />

autre chose que ce <strong>Merblex</strong> insaisissable, « ni homme ni<br />

femme », dont le mystère effrayait tant les autres…<br />

J’avais pas de bol avec les gonzesses qu’on aurait dit… Ca<br />

me disait trop rien quand même qu’on m’appelle « Henriette »<br />

et de me faire trouer le fion surtout ! Je pouvais peut-être me<br />

refaire en étant le pointeur ? Mais limer dans le chocolat c’était<br />

pas potable non plus… Valait mieux penser à autre chose… Il<br />

était haut l’immeuble… Je suis resté sur le toit jusqu’au lendemain,<br />

au milieu de mes ressorts détendus, à regarder le ciel impavide,<br />

sans bonheur. J’aurais donné n’importe quoi pour me<br />

décorporer définitivement. Mais j’ai pas osé.<br />

– 233 –


À force d’insistance, Clara parvint à me faire descendre<br />

pour déjeuner. Elle s’approcha de moi, à cloche-cœur, me serra<br />

entre ses humérus…<br />

« Ne pleure plus va, il n’y a pas qu’une Cécile sur la terre.<br />

Nous partons pour Spa demain… On y reste tout le week-end…<br />

ton père a décidé… Tu n’as qu’à venir avec nous, ça te changera<br />

les idées, conclut-elle pour moi, en faisant sa voix plus douce<br />

qu’un trait de violon. »<br />

Ils étaient chouettes les jardins du Casino de Spa… Ouais<br />

bon et après ? <strong>Le</strong>s fontaines d’eau minérale… les usagers en cure<br />

de boue ou de champagne, rien à cirer non plus… Ma Maisonde-Vie<br />

n’était plus qu’une tombe avec Cécile peinte sur les murs.<br />

Façons, j’aurais beau changer de ville ou de vie, elle serait là,<br />

collée à moi. Elle serait là, quand je respirerai, quand<br />

j’écouterai, quand je regarderai, quand je me tripoterai…<br />

« Non je préfère rester seul, allez-y vous autres… »<br />

La nuit venue, je me rendis sous les fenêtres de Cécile, le<br />

cœur comme une enclume. J’emportais un pinceau et un pot de<br />

peinture blanche chapardés à Léopold. Là, sur toute la largeur<br />

de la rue, j’écrivis ces mots pathétiques : Cécile, Je t’aime.<br />

Cela ne me la rendit pas, bien au contraire. J’appris un peu<br />

plus tard qu’elle avait eu honte en découvrant mon message.<br />

Elle qui pourtant disait aimer les fous « parce qu’ils sont<br />

beaux… »<br />

J’étais mûr pour me laisser prendre par la mer, puisqu’à<br />

terre on voulait m’ensevelir. Cécile m’avait déçu, elle aussi,<br />

comme le fut Léopold, à son retour de captivité, sans doute ?<br />

Mais fallait pas lui en vouloir. Fallait avaler la pilule et contrôler<br />

mes hormones. Fallait enfin comprendre ce qu’est la dérision,<br />

sourire de son prénom qui pleurait sur les vitres, savoir ne plus<br />

attendre une lettre de Chine, sourire de mes violons qui jouaient<br />

la nostalgie en quittant la maison et l’amour de ma vie. Fallait<br />

larguer mes livres, mes albums, mes poèmes… me dire « la<br />

– 234 –


coupe est pleine », me dire j’y vais ! Ouvrir la porte comme on<br />

jette les dés et puis enfin, partir… Partir au grand galop, sur les<br />

guitares du sourire, à la conquête d’un empire…<br />

Rangée à mon point de vue, Clara finit par me lâcher.<br />

« Mon fils part en Afrique, mon fils part en Afrique ! claironnait-elle<br />

à la ronde. »<br />

On allait me demander des autographes à moi, bientôt. <strong>Le</strong><br />

jour du grand jour, elle m’accompagna à la gare en me faisant<br />

ses dernières recommandations.<br />

« Ne dépense pas tout ton argent à des bêtises là-bas et<br />

écris pour nous prévenir de ton retour, allez… »<br />

T’inquiète, t’occupe, salut Clara, que je lui saupoudrais poliment,<br />

moi. Je te laisse en compagnie de tes vieux amis qui<br />

m’ont cassé les oreilles durant toute mon enfance : Zapimax – le<br />

tonno – her Curt Von Strassenberg – ils n’ont qu’à vendre leur<br />

sunil à quelqu’un d’autre. Moi j’y vais pour de bon, au sunil, et<br />

d’Amon Râ s’il vous plaît ! Je pars pour toujours, et ça va bouillir<br />

! 4<br />

Elle me serra dans ses bras à m’étouffer puis, elle disparut<br />

au bout du quai, comme par enchantement, dans les vapeurs de<br />

la loco. Ouf-ti !<br />

Dans l’aquarium du compartiment, les usagés affichaient<br />

des mines cellophanées, comme si les embaumeurs leur avaient<br />

raté le portrait. C’est à ce moment là que mes yeux perdirent<br />

leurs dernières écailles. Que des honteux ! Alors, mon cœur se<br />

serra comme un nœud de corail, tant j’avais pitié d’eux. J’avais<br />

envie de crier : Je pars ! Regardez, je pars ! Je suis sauvé ! Mais<br />

ils ne m’auraient pas cru. Ils m’en auraient voulu p’tête même ?<br />

4 Feuilleton radiophonique sur Europe I animé par Zapimax.<br />

– 235 –


Alors, je me suis contenté de regarder « sphinxifiquement » défiler<br />

les coteaux en bordure du chemin de fer… les terrils à la<br />

con, les belles fleurs à la con, les pigeonniers à la con, les baraques<br />

à la con, les jardins à la con, les plans de rhubarbe à la<br />

con et de chicons, que des plans à la con ! C’est un petit paradis<br />

la Gelbique, le paradis des cons !<br />

– 236 –


XXI<br />

Sur le coup de minuit, <strong>Merblex</strong> Ier arrivait sur les docks et<br />

elle était là ! Elle était là, ma barque solaire, majestueuse, insubmersible.<br />

Je n’avais plus que la passerelle à franchir pour me<br />

trouver à son bord. Je m’assis sur une bitte et je contemplai le<br />

monstre d’acier. Une force irradiante et invisible m’effleura. Je<br />

me retournai brusquement, pensant que quelqu’un s’approchait<br />

de moi. Rien ! Je voulus me lever, mais la force se mit à peser<br />

sur mes épaules. Alors une voix féminine très douce articula ces<br />

mots dans mon oreille interne :<br />

« Tout voir, tout entendre, ne rien dire.<br />

– Qu’est-ce que vous dites balbutiai-je ?<br />

– Trois petits singes, trois petits singes, répondit la voix. »<br />

C’était Maât, j’en étais sûr. Je m’assurais que personne ne<br />

m’avait entendu puis, je gagnais la passerelle, ivre du cœur.<br />

À l’aube, la coque du M/S Charlesville se mit à résonner de<br />

voix et de bruits sourds. Tandis que les girafes achevaient<br />

l’affrètement, les passagers et l’équipage embarquaient. Quand<br />

notre arche fut pleine, la ligne de flottaison disparut sous les<br />

eaux troubles du bassin et les ordres d’appareillage commencèrent<br />

à fuser d’une passerelle à l’autre. Chaque homme du bord<br />

se sentait aussi indispensable que les organes d’un même corps,<br />

dans un monde hors du monde… Se savoir ainsi reliés leur conférait<br />

de la dignité et donnait du sens à leur vie. <strong>Le</strong> jour se dépliait<br />

en même temps que nos bagages et chacun s’observait.<br />

Nous allions naviguer, mais avec qui ?<br />

– 237 –


Bientôt les langues se délièrent, et l’on en vint aux présentations.<br />

« Moi c’est Charlie, mais appelle-moi Charlotte, je préfère<br />

parce que autant te le dire tout de suite, je suis comme ça. Et<br />

n’oubliez-pas, continua-t-il en ondulant de la taille, qu’ici c’est<br />

moi la reine !<br />

– Moi c’est Roland, t’es nouveau ?<br />

– Oui, c’est la première fois que…<br />

– Bon, quand t’auras une bière en trop dans ta cantine,<br />

c’est par ici qu’il faudra l’envoyer. Te casse pas le tronc, je paye.<br />

– Moi c’est Jacky, j’arrive de Brussel, je suis été à l’école<br />

hot’tël’lïèr’r’hein, sinon y’a pas grand chose…<br />

– Je m’appelle Henri, mais tout le monde m’a toujours appelé<br />

<strong>Merblex</strong>.<br />

– C’est comme moi, on m’appelle Chris, ça simplifie, fit un<br />

autre membre de notre cabine. Chris et Roland étaient les deux<br />

plus anciens. L’un venait de la légion et l’autre sortait de cabane.<br />

Ils ne se quittaient pratiquement jamais et adoraient se<br />

raconter leurs frasques, dont nous aurions droit à quelques épisodes.<br />

On m’attribua une des couchettes du haut. J’ignorais que<br />

j’y étoufferais de chaleur au moment où nous croiserions dans<br />

les mers chaudes. Quand j’ouvris la porte de mon placard, je découvris<br />

un objet qu’y avait oublié l’ancien locataire : trois petits<br />

singes taillés dans une pièce de bois africain. C’était signé !<br />

« Ben alors <strong>Merblex</strong>, t’as jamais vu des kwatas, ? Fit Charlotte<br />

en remarquant ma surprise. Là-bas, ma vieille, tu verras,<br />

c’est pas ce qui manque. »<br />

Ma barque solaire était un sabot d’acier de cent-vingt<br />

mètres de long, plein de frites et de bière. J’étais loin des petites<br />

maisons en briques rouges où j’avais vécu jusque là et je mis un<br />

certain temps pour ne plus me perdre dans le labyrinthe des<br />

coursives. Après les exercices de sécurité, le troisième maître<br />

– 238 –


d’hôtel répartit les rôles et confia à chaque garçon de cabine, un<br />

trousseau complet de parfaites femmes de ménage. Heureusement<br />

avec Clara j’avais été à bonne école. En conséquence, il me<br />

serait moins pénible qu’à certains d’astiquer. Nous étions une<br />

vingtaine de stewards et à peu près autant de cuisiniers pour<br />

servir environ deux cents passagers, voilà qui était assez impressionnant.<br />

Au début, l’euphorie des premiers mouvements<br />

de roulis aidant, chacun fraternisait avec ses compagnons de<br />

cabine. Puis, le vide des soirées engendrant les confidences, tout<br />

le monde se reconnut bientôt comme étant sorti des mêmes<br />

eaux et les caractères commencèrent à dévoiler leurs véritables<br />

faces. C’était à qui « entuberait » le mieux les autres, à qui se<br />

débrouillerait pour chaparder au voisin ce qui lui manquait. Par<br />

ailleurs, je m’aperçus qu’autour de moi, bourdonnait un essaim<br />

de « guêpes ». Jamais je n’en avais vu de près… Cependant, ma<br />

curiosité n’allait pas jusqu’à me laisser butiner ; d’instinct je<br />

marchais à reculons, moi. Dans leurs bouches, les mots<br />

n’avaient plus le même sens. Ils proposaient des adjectifs et<br />

modifiaient l’accord des participes de manière si provocante<br />

qu’ils parvenaient toujours à scandaliser l’entourage, hormis les<br />

Flamands roses, bien entendu… Mais si les guêpes n’avaient été<br />

là, l’ambiance à bord eut beaucoup laissé à désirer, faut reconnaître.<br />

Charlotte, qui essayait de me conquérir, prétendait que<br />

tout individu en était « une » qui s’ignore. Jusqu’à preuve du<br />

contraire, j’en étais aussi. Il me démontra que les gens les plus<br />

raffinés, les plus cultivés du monde, étaient généralement<br />

« comme ça ». Il me cita Platon, Socrate, Verlaine, Oscar Wilde<br />

et un tas de gens célèbres. Il essaya aussi de me faire croire<br />

qu’Akhnaton lui-même était la « plus grande folle » que la terre<br />

des pharaons ait connu.<br />

« Tu verras, tu y viendras ma petite Henriette et tu seras<br />

fière d’en être, parce que nous avons en commun cette sensibilité<br />

unique qui fait de nous des magiciens, des gens attractifs,<br />

admirés, dont on recherche la compagnie. Même les femmes<br />

nous courtisent.<br />

– Oui, mais il y’a aussi plein de gens qui vous jettent.<br />

– 239 –


– Parce qu’on dérange, c’est tout. <strong>Le</strong>s homos sont les juifs<br />

de la sexualité, vois-tu, ma grande. Mais faut pas croire que<br />

Monsieur muscle nous fasse peur. Nous formons un cercle privé.<br />

Il ne tient qu’à toi d’en faire partie. Chez nous, l’entraide, ça<br />

compte figure-toi. Et sais-tu pourquoi morpion ?<br />

– Parce que vous avez un truc que les autres n’ont pas, je<br />

suis sûr Charlie…<br />

– Exactement, tu as tout compris. Qu’est-ce que tu es intelligente.<br />

Ben figure-toi <strong>Merblex</strong>, que notre « truc », comme tu<br />

dis, c’est encore cette sensibilité, cette subtilité d’esprit, ce<br />

charme que l’on dit corrompu ou corrupteur, mais qui manque<br />

au vulgaire, comprends-tu ?<br />

– Ca ne te fait rien quand on t’insulte ?<br />

– Des mots, des mots, encore des mots, toujours les<br />

mêmes… Mais, patin couffin (il n’y a rien à faire.), la connaissance<br />

figure toi, ça se paye cher. Tout ce que je sais, c’est qu’on<br />

leur vend du rêve à tous ces machos. Heureusement, je connaissais<br />

mes classiques, je l’avais lue moi, la lettre aux Corinthiens !<br />

Y pouvaient toujours m’en repasser de la vaseline à la fraise… Je<br />

voulais pouvoir me retenir moi, serrer le croupion quand<br />

j’attraperai la courante ! Elles s’en rendaient pas compte les tatas,<br />

mais à force de s’enfiler des kilomètres d’andouilles pour se<br />

donner l’impression de prendre le train, elles se créaient bien<br />

des problèmes hormonaux. Vivre comme « elles » ou avec un<br />

pétard dans le derrière, c’était tout kif. Après, quand ils étaient<br />

bien éculés, fallait qu’on les recouse avec des joints de robinetterie<br />

en caoutchouc ou qu’ils se baladent jusqu’au jugement<br />

dernier avec des couches culottes, merde ! D’ailleurs, j’étais fragile<br />

moi, du côté hémorroïdes, fallait pas me les chatouiller,<br />

même avec une feuille de rose. Même pas une botte de céleris<br />

qu’elles me mettraient à moi ! Même pas un poireau ! Pas même<br />

une carotte ! Pas un radis, les chochottes, que dalle ! Je les aimais<br />

bien n’empêche, c’était une variété de <strong>Merblex</strong> après<br />

tout. »<br />

– 240 –


<strong>Le</strong> service de midi s’était bien déroulé, mais il n’en fut pas<br />

de même au dîner. Nous devions gravir un escalier raide et<br />

franchir deux portes actionnées au moyen d’un système électronique<br />

pour entrer en salle. <strong>Le</strong> passage des portes se faisait sans<br />

dommage lorsque le bateau roulait dans le sens de la marche,<br />

sans quoi elles nous claquaient au nez. <strong>Le</strong> premier maître<br />

d’hôtel se trouvait au pied des marches quand ma torpille décolla<br />

de mon bras. Il fut pris sous le feu d’une grêle de frites.<br />

« Hé, vous, le loufiat ! Venez ici ! Qui êtes-vous môssieur ?<br />

aboya-t-il fulminant.<br />

– Henri Monsieur.<br />

– Moi, je suis le premier maître d’hôtel Monsieur ! Mais<br />

dites-moi Monsieur, que préférez-vous ? Des frites de Thrace en<br />

Grèce Monsieur ? Ou des traces de graisse de frites ? Mô-sieur !<br />

– « ? = ! »<br />

– Et bien moi, je vais vous l’apprendre Môssieur ! C’est ni<br />

l’un, ni l’autre Môssieur, je n’aime que les frites parkées dans<br />

mon assiette, Môssieur. Voilà pourquoi vous me ferez quinze<br />

jours de lock ! Sans compter qu’au retour, pour vous, ça sera le<br />

sac ! Si cela se reproduit, compris môssieur !<br />

– Oui Monsieur, le premier Monsieur ! »<br />

Je pouvais plus reparaître au restaurant jusqu’à nouvel<br />

ordre. J’avais tout juste le droit de me coltiner l’entretien des latrines<br />

de deux coursives. C’est ce que je fis, par quarante degrés<br />

à l’ombre, pendant la moitié du voyage. Charlotte, qui ne perdait<br />

pas de vue son petit commerce, me fit comprendre que si<br />

j’acceptais de me convertir et porter le tutu, je verrais la vie en<br />

rose, puisqu’il n’y avait pas de plus grande folle à bord que la<br />

« première maître » d’hôtel. Mais constatant que cela ne me<br />

rassurait pas, il baissa pavillon.<br />

Notre barque d’acier fendait le grand large. Sur le deck arrière,<br />

je me faisais dorer le cadavre et j’éprouvais une joie indi-<br />

– 241 –


cible à l’idée que mon soleil était le même que celui des premières.<br />

Après Ténériffe, l’équateur était notre premier cap, nous allions<br />

le franchir et je m’en réjouissais, comme ceux du Bounty.<br />

Tout allait être différent lorsque nous aurions franchi cette<br />

ligne, on deviendrait des hommes… À chaque bordée,<br />

l’atmosphère à bord changeait. On murmurait dans mon dos, on<br />

me montrait du doigt… <strong>Le</strong>s anciens allaient et venaient, dissimulant<br />

sous leurs blouses des objets mystérieux et les guêpes<br />

me regardaient comme une marguerite. Même Charlie avait<br />

changé de comportement. Ça faisait au moins deux jours qu’il<br />

ne m’adressait plus la parole, sauf pour me balancer :<br />

« Toi <strong>Merblex</strong>, tu vas y passer. »<br />

Des esprits plus concrets m’expliquèrent qu’il fallait me<br />

préparer à recevoir le « baptême de l’équateur », que c’était une<br />

coutume en vigueur sur tous les navires du monde. Lorsque<br />

j’interrogeais les anciens pour savoir en quoi cela consistait, ils<br />

me faisaient des réponses évasives, ou me racontaient l’histoire<br />

de marins que l’on faisait passer sous la coque au moyen de filins.<br />

Quand l’équateur passa sous notre quille, l’excitation à<br />

bord atteint son comble.<br />

<strong>Le</strong>s premiers sévices commencèrent après le dernier service.<br />

<strong>Le</strong>s stewards rassemblés dans la plus grande cabine du flat<br />

y avaient dressé un tribunal. La cour était présidée par Neptune<br />

et Amphitrite, qui n’était autre que Charlotte elle-même. Elle<br />

portait pour la circonstance une robe à paillettes et une cape<br />

pourpre. On m’amena et l’on me fit asseoir au milieu de la cabine.<br />

On m’obligea à boire quelques scotch, afin disaient-ils, que<br />

la sentence ne me soit pas trop pénible. Ce fut un psychodrame<br />

assez mal joué, avec pour fond musical : « Capri c’est fini »…<br />

Amphitrite me chargea de tous les péchés de la mer. Quant à<br />

mon avocat, il s’avéra être un si piètre défenseur que d’entrée, le<br />

verdict ne fit aucun doute : « patin couffin », j’étais coupable !<br />

Capri c’est fini… <strong>Le</strong>s chefs d’accusations portaient sur des événements<br />

anodins : Premièrement, j’avais mal fait l’entretien de<br />

– 242 –


notre cabine les jours précédents. Capri c’est fini… Deuxièmement,<br />

j’avais ronflé la nuit. Troisièmement, j’étais resté trop<br />

longtemps sous la douche la veille, sans penser à mes copains<br />

qui trimaient. Quatrièmement, je n’avais pas vendu une seule<br />

place pour la course d’éléphants de Matadi ! Enfin, Capri c’est<br />

fini… Fallait bien un cinquièmement : j’avais le matin même<br />

pris la petite cuillère à café de Charlotte pour tourner dans ma<br />

tasse sans lui en demander l’autorisation s’il vous plaît ! Capri<br />

c’est fini… Aussitôt après le verdict, on me dévêtit, on me fit<br />

avaler une mixture alcoolisée indéfinissable, on me rasa les<br />

poils du pubis, on me teignit le visage de cirage noir, on me barbouilla<br />

les cheveux et les coyons d’un cocktail à base de sang de<br />

poisson, de sauces diverses et de produits d’entretien. Comme<br />

mes réponses ne leur suffisaient pas, on me peignit le thorax en<br />

rouge… Capri c’est fini… Dans la cabine voisine, un autre récipiendaire<br />

peint en vert, celui-là, attendait… On l’amena, on<br />

nous mis l’un contre l’autre, et Neptune s’écriât :<br />

– Allez-y Bambinos, faites du bleu !<br />

– J’peux plus, plus m’ret’nir, que je leur suffoquais. Excusez…<br />

Et crac, je me mis à renarder sur les pieds de Neptune.<br />

J’avais prévenu… fallait pas me forcer à picoler.<br />

– Qu’on le décalotte et qu’on le masturbe ce petit con, ça lui<br />

apprendra ! criait une fofolle.<br />

– Non, son cul, son cul ! On veut voir si elle est encore<br />

vierge comme elle le dit, glapissaient les autres !<br />

À ce moment là, je sus vraiment ce que signifiait le mot<br />

« paranoïa »… Capri c’est fini…<br />

Après avoir calmé le jeu, Charlie s’est déloqué lui aussi, y<br />

m’a soulevé pour me transporter jusqu’aux douches, comme on<br />

enlève une mariée. <strong>Le</strong>s autres folles vociféraient qu’elle se réservait<br />

la plus belle part du gâteau, mais personne n’osait le contrer<br />

vraiment, parce qu’elle n’était pas seulement forte en<br />

gueule, elle était baraquée ma Charlie.<br />

– 243 –


« Viens ici <strong>Merblex</strong>, sale morpion que tu es, c’est fini… allez,<br />

je vais te nettoyer moi. Tu peux t’estimer heureuse que<br />

Charlotte était là pour les calmer, tu me suis ? Sinon, tu as vu ce<br />

que les autres voulaient te faire ? Patin couffin, c’est un poisson<br />

comme ça dans le derrière que t’aurais eu, avec des écailles en<br />

plus. P’f’façons, ça sera toujours pareil, je suis trop bonne, je me<br />

laisse attendrir et à chaque coup, je me fais avoir. Pour quelle<br />

reconnaissance, pour quoi recevoir en retour ? Rien, des vannes,<br />

c’est tout, rouspétait-il. J’ai plus qu’à aller prier Sainte Rita pour<br />

que tu comprennes… Enfin voilà ma grande, maintenant quand<br />

tu iras à confesse, tu pourras dire que tu es baptisée, cette fois<br />

ça y’est, on est du même bord. Non mais, tu as vu ces folles perdues<br />

là, tout à l’heure ? C’est vraiment une bande de tantes, des<br />

sauvages, y’a pas d’autres mots pour les qualifier. Ah ! Elles<br />

n’ont vraiment pas la classe, hein. Quand je pense au scénario<br />

que j’avais si bien raffiné, avec une pointe de tendresse… On<br />

t’aurait juste lambretté un peu le bidi… C’est pas vraiment de la<br />

torture, t’avoueras ma p’tite Henriette… Non mais, tu les as<br />

vus ? T’as vu, la bande de goyim hétéros en rut que c’était ça ?<br />

Baiser, ils ne pensent qu’à ça ! Fourrer leur petit machin<br />

quelque part, y’en a même qui le font avec des Congolaises en<br />

plus… T’imagines Henriette… des gros nibards tout mous, qui<br />

pendouillent dans tous les sens, pouah ! C’est dégueulasse. Bon,<br />

allez, lave-toi les dents maintenant, tu as une haleine de marsouin.<br />

Et, Capri c’est fini, et dire… y remettait ça le con. »<br />

À bord, deux autres bleus, mais cuisiniers ceux-là, se virent<br />

en même temps que moi infliger l’initiation du naviguant, sur la<br />

face « B » du même disque… Fais la rire… L’un d’eux eut le<br />

crâne rasé, puis fut enfermé dans une marmite étanche pour en<br />

faire un « pot au feu » exotique. Son compagnon eut moins de<br />

chance. Une sale histoire de jalousie. Après quelques jours de<br />

mer les esprits s’échauffent. Ça fornique dans tous les coins. <strong>Le</strong>s<br />

couples se font, se défont. <strong>Le</strong> manque d’espace, l’ennui et les<br />

frustrations contribuent encore à survolter les passions. <strong>Le</strong> baptême<br />

de l’équateur est donc la nuit du défoulement que beau-<br />

– 244 –


coup attendent pour régler leurs comptes. Au cours du rituel, les<br />

officiants s’encouragent mutuellement à pousser toujours plus<br />

loin leurs instincts meurtriers. <strong>Le</strong>s cuisiniers de la cabine vingttrois<br />

étaient allés jusqu’au bout en l’occurrence. Quelqu’un avait<br />

eu l’idée de maintenir le petit gars par les quatre membres,<br />

pendant qu’on lui introduisait la tige d’un extincteur dans<br />

l’anus. <strong>Le</strong> pauvre perdit immédiatement connaissance, et décéda<br />

un peu plus tard à l’infirmerie d’une overdose de neige carbonique.<br />

La mort équatorienne emporta le petit cuistot vers<br />

l’horizon Occidental. À l’aube, le soleil avait quelque chose<br />

d’indécent et les premiers dauphins nous étaient indifférents.<br />

Quand on apprit la nouvelle, dans notre cabine, ce fut la consternation.<br />

Tout le personnel attaché au restaurant fut rassemblé<br />

au mess pour le rapport.<br />

« La règle est formelle, proféra un chef de cuisine en<br />

s’adressant à tout le monde, avec un fort accent flamand : Si une<br />

fois, y en a un seul qui moucharth’, y vals’ra à la baille !<br />

– Oui, les mouchards à la baille, menaça un autre chef de<br />

partie !<br />

– Ouais, c’est les pédales qui l’ont tué, vociférait un copain<br />

du mort ! Faut les éliminer. C’est des fachos !<br />

– Alors, vos gueules, reprit le premier ! Pas de règlement<br />

de comptes ! Et si aussi, on en attrape à discuter du bazar qui<br />

s’est passé cette nuit, pour lui, ça s’ra la croix des vaches ! Et y<br />

n’saurait pas dire qu’on n’l’aura pas prévenu hein ! »<br />

Comme le « grand caché », le commandant prenait tous ses<br />

repas dans sa cabine. Il ne descendait de sa retraite du troisième<br />

pont qu’à l’occasion du dîner d’adieu aux passagers et dans des<br />

circonstances exceptionnelles nécessitant son arbitrage. C’était<br />

un homme mince, aux cheveux argentés, mais qui n’avait rien<br />

d’un anachorète. Certaines passagères avaient apprit à le savoir…<br />

Il leur faisait visiter la timonerie, leur laissait tenir un peu<br />

– 245 –


la barre contre un droit de cuissage, en guise de taxe maritime.<br />

C’est donc précédé de sa réputation du premier commissaire, du<br />

premier maître d’hôtel, du premier chef de cuisine et du chef de<br />

quart, que ce « grand inabordable » fit son entrée. Tout<br />

l’équipage se leva comme un seul homme et se tint au garde-àvous,<br />

contre le roulis, jusqu’à la fin du rapport.<br />

« Messieurs, la gravité des événements de cette nuit m’ont<br />

conduit à prendre des mesures exceptionnelles, n’est-ce pas… Il<br />

s’agit, bien entendu, d’un regrettable accident, n’est-ce pas…<br />

Inadmissible à mon bord ! L’équipage sera entièrement dérôlé<br />

au retour à Anvers et ne sera pas enrôlé au prochain voyage. Je<br />

risque moi-même d’être destitué de mon commandement, martelait-il.<br />

Maintenant, vous allez tous faire une déposition n’estce<br />

pas… sur votre emploi du temps de cette nuit. Vos responsables<br />

vont maintenant vous faire la lecture des mesures dont je<br />

parlais tout à l’heure.<br />

– Primo, commença le premier Maître d’hôtel, les passagers<br />

doivent être tenus à l’écart de toute information concernant<br />

cet accident. Secundo, il y a suppression des rations de bière et<br />

d’alcool à tout l’équipage. Aux escales, réduction des heures<br />

supplémentaires et réduction des distributions de « laissezpasser<br />

», sauf pour les derniers enrôlés. Tertio, la loi maritime<br />

prévue en pareilles circonstances sera appliquée, à savoir : la<br />

consignation du ou des navigants sur lesquels se porteront les<br />

présomptions. »<br />

La liste était longue, mais on échappait aux représailles<br />

nous autres, les bleus, ça c’était une nouvelle. Et moi, je buvais<br />

pas, alors…<br />

<strong>Le</strong> bac glissait dans la rade de Lobito. <strong>Le</strong> fond de l’air était<br />

parfumé de senteurs de goyave, si on en croyait nos narines…<br />

Ouf ti ! On apercevait les premiers cocotiers des côtes angolaises<br />

arrosées de soleil. Tout le bord était collé aux hublots, sauf le<br />

petit cuistot, raide mort au milieu des surgelés. Y reniflait plus<br />

rien, lui. J’arrivais même pas à me remémorer sa binette. <strong>Le</strong><br />

– 246 –


duat l’avait bouffé avant même que l’on se connaisse. Au reste,<br />

stewards et cuisiniers formaient à bord deux sociétés si distinctes<br />

que nous ne nous connaissions pas les uns les autres,<br />

même après toute une traversée.<br />

<strong>Le</strong>s passagers prirent leur dernier petit déjeuner avant de<br />

débarquer en distribuant des pourboires. Mais la tension provoquée<br />

par le « regrettable accident » rendait les sourires difficiles<br />

et les politesses hors de prix. Quant aux maîtres d’hôtels,<br />

ils distribuaient les tours de garde sans plus faire de sentiment.<br />

Dès que notre arche fut à quai, une horde de noirs aux yeux<br />

jaunes et dilatés se lança à l’abordage de nos poubelles. Ils y<br />

piochaient avidement, au mépris des mégots, bris de verre et<br />

autres détritus…<br />

« Donne, donne patron. Donne du tchop-tchop suppliaient-ils,<br />

tendant vers nous leurs membres décharnés. »<br />

Fallait voir, on avait honte de nous… Ils proposaient leurs<br />

femmes, leurs filles, en échange d’un paquet de cigarettes ou<br />

d’une chemise blanche qui leur donnerait un semblant<br />

d’apparence Occidentale, contaminés par notre civilisation criminogène…<br />

Pendant ce temps, les gradés revendaient à prix d’or une<br />

partie du fret aux coloniaux. En cuisine, on ébouillantait des<br />

quintaux de langoustes, qui seraient transbordés dans les voitures<br />

d’acheteurs clandestins, lors du passage de l’écluse<br />

d’Anvers. Pendant que tout ce petit monde était occupé à se<br />

remplir les poches, en toute illégalité, je gaspillais le peu que<br />

contenaient les miennes, me laissant plus souvent attendrir par<br />

l’indigence des marchands que par les objets qu’ils<br />

m’imploraient d’acquérir. La prostitution, à première vue,<br />

n’existait pas. Puis, quand on se documentait un peu, on<br />

s’apercevait que tout ce qui portait le boubou était en puissance<br />

une petite industrie. La plus inattendue des mamies pouvait en<br />

quelque lieu que ce soit, proposer une partie de fouki-fouki.<br />

– 247 –


« Allez p’tit con ! Tu n’vas pas rester comme ça toute ta<br />

vie ? Patin couffin, faut que tu y ailles !<br />

– Pas aujourd’hui Charlie, une autre fois.<br />

– Si c’est ça un homme… Vas-y, après tu pourras choisir<br />

ton sexe… Tu veux rester puceau ou quoi ?<br />

– C’est pas la question. J’ai les jetons c’est tout et puis, faut<br />

que j’en trouve une qui m’excite.<br />

– C’est pas l’heure de faire ta difficile. Façons, elles sont<br />

toutes pareilles, elles ont un gros cul et les seins sur les genoux.<br />

Ah ah, t’as peur d’attraper une maladie, hein ? Vas-y je te dis,<br />

t’as pas le choix, façons, c’est elles ou c’est moi… C’est « comme<br />

tu veux, tu choises » ma grande ! »<br />

Charlie me poussa du plat de la main et j’entrai dans une<br />

petite case en torchis. La mamie à peau d’ébène se déshabilla<br />

avec des gestes anaphrodisiaques. Elle s’accroupit au-dessus<br />

d’un petit bassin blanc, me sourit et dit :<br />

« C’est pou’we l’hygiène patron. »<br />

Elle s’étendit sur sa paillasse, orienta ses genoux brillants<br />

comme deux crânes chauves vers la lampe à pétrole qui bavait<br />

au plafond et me fit signe de venir se tapotant le ventre. Je restais<br />

un moment interdit devant l’image inconsciente que j’avais<br />

de ma mère… J’imaginais plus rien… J’allais décamper, quand<br />

j’entendis Charlie siffloter dehors… Elle était pourtant belle,<br />

c’est pour cela que je l’avais choisie. Elle avait un cou magnifique,<br />

de longues jambes et les mains fines… mais ses seins coulaient<br />

le long de ses flancs comme des langues. Sans trop comprendre<br />

comment, je me retrouvais en train de faire des brasses<br />

dans le satin noir de sa peau. La mamie me ballottait sur elle<br />

comme un fœtus de paille sur la mer. Incorporé à quelqu’une<br />

qui ne serait jamais personne pour moi. Je savais plus où pourquoi,<br />

ni comment je ramais, moi ? Ses jambes, les miennes, nos<br />

bras… sans queue ni tête ! Par quelle géométrie cela se pouvaitil<br />

? Ma main s’égara sur sa tête, mes doigts reconnurent la<br />

mousse de ses cheveux, d’un autre monde. Aussitôt après la se-<br />

– 248 –


cousse électrique, la mamie fit glisser entre nos ventres humides<br />

une serviette râpeuse. L’air sentait l’œuf d’autruche et une migraine<br />

cognait à mes tempes. C’était donc ça, l’amour ? La mamie<br />

se mit à rincer ma petite machine à l’eau froide, souriant<br />

largement tandis que la tête me tournait.<br />

« C’est pouwe l’hygiène bouwana… »<br />

J’eus alors pitié de cette créature de Dieu, humiliée entre<br />

deux escales, après un marin, avant un marin. Elle s’accroupit à<br />

nouveau au-dessus du petit bassin blanc, fit clapoter un peu<br />

d’eau entre ses cuisses, puis jeta le contenu dehors, sur la brûlure<br />

de la terre. Je sortis de la case, titubant, avec la moitié de<br />

mes fringues sous le bras. Charlie se mit aussitôt à rire la main<br />

devant sa bouche, comme à chaque fois qu’il s’apprêtait à se<br />

moquer.<br />

« Alors te voilà salope, hein ? D’où viens-tu Marie, hein ?<br />

Tu vas me le dire oui ? Et tu trouves ça comment, hein ?<br />

– Arrête, je vais remettre…<br />

– Ecce homo ! Un de plus. Si ta mère te voyait…<br />

– Oh la barbe, c’est pas le moment<br />

– Marche pas trop près de moi hein morpion, tu pues. Allez,<br />

on va rentrer et je vais te donner ta douche, ça te changera<br />

les idées. Mais dis-moi, tu recommenceras ?<br />

– Quoi ?<br />

– Ben ça, tiens, ce que tu viens de faire ?<br />

– Oui.<br />

– Alors là, je comprends maintenant pourquoi on t’appelle<br />

<strong>Merblex</strong>. Même les Flamands sont plus intelligents que ça, si tu<br />

veux que je te dise. Ça te plaît donc tant que ça ?<br />

– Ben, c’était la première fois… Faut que je recommence,<br />

parce que là, j’ai rien compris, le coup est partit trop vite, ha ha<br />

ha !<br />

– Ah ça, tu peux le dire, que t’as rien compris. »<br />

– 249 –


Puis, je regagnai le bord, accompagné de Charlotte rediscourant<br />

sur la qualité des gens de son monde.<br />

Accoudé au bastingage, les yeux turquoise, porteur des<br />

stigmates de la nuit, je tirais des bordées sur les mers insondables<br />

de ma libido. Je portais machinalement la main à mon<br />

entrejambe, pour en chasser une sensation. Hé. J’avais fait<br />

l’amour. Cela dit… L’amour ne m’avait pas attendu pour se<br />

faire… « Faire l’amour » ! Faire ? Idiot. L’amour ne peut se faire.<br />

L’amour est ou n’est pas, voilà. D’ailleurs, on a fait l’amour<br />

qu’une seule fois sur terre, le premier jour. Et puis à quoi ça<br />

rime, si c’est sans amour ? Fallait pourtant bien que je me confirme<br />

dans mon habit de mec. Et dire que Charlie m’avait cru<br />

« comme ça »… Pour le reste, j’étais pas fier. Je m’étais conduit<br />

comme un véritable empaillé. « Quel empoté tu fais ! », aurait<br />

dit Clara. Et la mamie, arrosait-elle toujours ses mandragores<br />

avec l’eau du petit bassin ? Pouâh ! Quelle horreur de perdre<br />

ainsi sa semence ! C’est « pouwe l’hygiène patron »… On devait<br />

cependant pouvoir atteindre une sorte de communion en faisant<br />

l’amour ? Celle des contraires, c’est du moins ce qu’ils disent<br />

dans les livres de Just Phaéton Ems… J’aurai pu atteindre cette<br />

perfection avec Cécile si elle avait voulu. Elle m’aurait composé<br />

un nouveau phallus et je serais devenu une totalité. <strong>Le</strong>s habitants<br />

de nos Maisons-de-Vie auraient fusionné, pour ne former<br />

qu’un seul être et nous serions sortis ensemble dans la lumière<br />

d’aimer. Avec elle, chaque jour, chaque heure, chaque instant,<br />

auraient été tissés sur un écheveau d’amour dont les fils se seraient<br />

étendus à l’infini. Par cette communion des sens, des<br />

cœurs et des esprits, nous nous serions transportés à un niveau<br />

de félici…<br />

« Hé, <strong>Merblex</strong>, amène-toi, le second te cherche, c’est<br />

l’heure. »<br />

De Matadi, le bac redescendit le fleuve Congo, jusqu’à Boma<br />

où l’on fit une nouvelle escale. <strong>Le</strong>s gradés nous fichaient la<br />

– 250 –


paix, ça laissait le temps de découvrir les gnous dans la savane<br />

qu’on avait reluqués que dans nos Atlas. Y’avait pas que cela<br />

comme bestiaux. Y’avait le « grand Simba » 5 surtout… c’est-àdire<br />

bibi ! C’est de ce nom que m’avaient rebaptisé les mamies.<br />

Quand je leur demandais de m’expliquer, elles répondaient<br />

en pointant l’index sur mon œil bizarre que c’était à leurs blessures<br />

que se reconnaissent les bons guerriers. Je n’étais donc<br />

plus le benêt d’autrefois et les autres devraient faire avec. Fini<br />

d’inventer des histoires pour plaire aux Ménapiens, j’aurais qu’à<br />

raconter les miennes. Du vécu, pur port que ça serait ! <strong>Le</strong>s dauphins,<br />

les Zoulous, les langoustes, les ananas et la « chaude<br />

claque » des mamies, tout ça, maintenant, c’était moi. Ah ! Ils<br />

allaient en faire une binette les fils de médecins et<br />

d’apothicaires en me voyant débarquer tout bronzé en plein hiver.<br />

Enfin, on a pagayé jusqu’à Lisbonne, où les odeurs de fritures,<br />

semblables à un parfum de sirènes, annonçaient déjà Anvers.<br />

J’y débarquerais une semaine plus tard, la tête pleine de<br />

soleil. J’imaginais la haie d’honneur que les usagers auraient<br />

préparé pour mon entrée en gare de <strong>Merblex</strong>-City… Je me<br />

voyais déjà prendre un « bain de foule », serrer les mains tendues…<br />

Il y aurait des enfants me souhaitant la bienvenue, agitant<br />

de petits drapeaux au milieu des bravos et des fleurs… Autour<br />

de moi, éclateraient des sourires et j’aurais retrouvé le<br />

mien. Clara monterait sur un petit podium et annoncerait à la<br />

foule : « C’est mon fils »… Puis, une fanfare se mettrait à jouer<br />

l’air préféré de Léopold et nous partagerions la même jubilation.<br />

5 Simba : Lion, roi de la jungle – titre donné aux guerriers valeureux.<br />

– 251 –


XXII<br />

À Lisbonne, je décidais de m’offrir une petite sortie sympa<br />

avant de rentrer à Anvers. <strong>Le</strong> soir, je quittais le bord avec Charlotte<br />

et Roland pour aller prendre un pot dans un bar de la zone<br />

portuaire. C’était du Brel tout craché comme ambiance… Des<br />

marins de tous bords, « remplis de bière et de drame » se tortillaient<br />

sur la piste comme des paquets de mer, « en se frottant la<br />

panse sur la panse des filles… ». L’une d’entre elle s’approcha<br />

pour m’offrir son joli corps… j’hésitais moi. J’aurai bien voulu…<br />

j’avais jamais goûté aux blanches… et ça me travaillait bien<br />

comme y faut. J’étais pas seul sur ce coup-là, n’empêche… Un<br />

matelot allemand voulait aussi se la faire. Faut dire qu’elle était<br />

bandante la petite Carmen. Ca lui bottait pas au frisé, qu’elle en<br />

pince pour bibi… J’allais me prendre un coup de boule quand<br />

un autre marin, qui observait la scène, s’interposa entre la<br />

grosse brute et moi, juste avant que ça ne dégénère. Y s’appelait<br />

Mathéoni, mon sauveur. Un Corse baraqué comme Hercule.<br />

L’autre n’a pas insisté… Du coup, je suis allé m’installer à sa<br />

table avec Carmen. Je l’ai rincé un peu et on est devenu pote. Il<br />

naviguait à bord de « l’Etoile d’Orient », un cargo mixte à<br />

l’escale pour trois jours. À une heure bien avancée de la nuit,<br />

Mathéo s’est tiré avec une Lolita. Carmen, qui n’arrêtait pas de<br />

me houspiller pour que je la suive, m’a pris par la main et je me<br />

suis laissé embarquer. Elle avait tout pour me plaire, sauf le<br />

timbre de voix trop affûté à mon goût. Ca me gonflait moi ses tirades<br />

en portos. À tel point que j’en avais des hauts-le-cœur.<br />

Une fois dans sa piaule, elle s’est déloquée et m’a désapé en<br />

moins de deux. Elle m’a basculé sur son page et on a commencé<br />

à faire tout ce qu’y fallait pour s’incorporer et tanguer ensemble.<br />

Moi, j’avais des problèmes de voilure, le vent ne se levait pas.<br />

– 252 –


C’était un choc pour le grand simba, pourtant elle était bien roulée…<br />

Elle prit les choses en main pour diriger les opérations…<br />

Rien à faire, ma virgule restait au point mort. Je savais plus où<br />

me fourrer. Au lieu de prendre ça bien, elle s’est énervée Carmen.<br />

Elle m’a mitraillé un tas de points d’exclamation, honte<br />

sur moi. J’avais des sueurs, des tremblements… J’voyais ma<br />

mère ! L’autorité qui débarquait pour me re-casser la baraque.<br />

Je me suis rhabillé, reboutonné la parenthèse, j’ai raqué, puis<br />

salut ! J’étais pas fier pour ma première conquête occidentale…<br />

J’comprenais pas.<br />

J’ai pataugé un bon moment avant de trouver un taxi.<br />

C’était pas mon jour cette nuit là. Pour le comble, quand je suis<br />

arrivé sur les docks, je trouvais plus mon rafiot ! Je me suis tapé<br />

le quai de long en large, en pensant qu’il avait schifté dans un<br />

autre bassin… Nada. Il avait appareillé une heure plus tôt.<br />

Vers les sept du mat’, j’ai vu arriver Mathéo qui regagnait<br />

son bord. Je lui racontais ma mésaventure… Quand il eut fini de<br />

rigoler, il me demanda si j’avais mon livret de marin sur moi ?<br />

Je l’avais. Je ne me séparais jamais de mes papiers personnels.<br />

« Ben hé alors, tu t’en fais pas mon pote, on va t’enrôler sur<br />

l’Etoile.<br />

– Merde ! C’est la cata !<br />

– C’est comme ça… C’est le destin…<br />

– Y vont m’enrôler comme ça… sans formalité ?<br />

– Si je te le dis ! On manque de personnel à bord. Laisse<br />

moi faire té, je vais te présenter au commissaire de bord… c’est<br />

juste un coup de tampon sur de la paperasse…<br />

– Et pour mon bac ?<br />

– On va télégraphier au commandant que tu es reparti avé<br />

nous ôtres, té… te compliques pas la vie va. Contre le destin, tu<br />

peux pas lutter, alors… »<br />

– 253 –


Moi je ne pensais qu’à rentrer. J’avais la fringale de « raccrocher<br />

les bouées » avec Cécile… j’étais sûr de la reprendre.<br />

« Bé t’en fais une bobine, fit Mathéo en voyant ma mine<br />

angoissée. Ca te plaît pas de partir en croisière pour l’Égypte ?<br />

L’Égypte ! La vraie Égypte ?<br />

Pourquoi, t’en connais plusieurs ? »<br />

J’enrôlais sur « L’Étoile d’Orient », un cargo affrété par un<br />

groupe de filatures du nord, qui convoyait des cargaisons de coton.<br />

Je partais sans bagages, mais j’avais sur moi la lettre que<br />

Just-Phaeton-Ems m’avait chargé de remettre à Farid Khasnoûb.<br />

<strong>Le</strong> destin avait décidé pour moi. Inch Allah. <strong>Le</strong> rêve de ma<br />

vie allait s’accomplir. S’il n’y avait eu un Farid Khasnoûb à<br />

l’autre bout du monde, sans doute n’aurais-je pas eu la force<br />

d’arracher Cécile de ma tête ? Maintenant que les mers<br />

s’étendaient entre nous, j’allais mieux. Ma souffrance s’était<br />

d’abord muée en résignation, puis s’envola, comme une petite<br />

fumée entre les fibres de mon cœur devenu poreux comme un<br />

bloc de lave refroidie. De plus, quand on connaissait la résistance<br />

de Clara, on pouvait se demander si elle m’aurait laissé<br />

repartir.<br />

L’Étoile d’Orient était un cargo de moindre tonnage que le<br />

précédent. <strong>Le</strong> poste de pilotage installé à l’arrière indiquait qu’il<br />

était un tangueur, contrairement au mien qui roulait. Cette<br />

simple différence suffit à me réjouir, tout changement apporté à<br />

l’ordinaire des choses constituant pour moi une rareté et me<br />

procurant un contentement nouveau. J’aimais passionnément<br />

cette vie de mes dix-sept ans, dont chaque minute était une<br />

émotion. J’allais à la proue du bac, là où le bastingage prend la<br />

forme d’un chausse-pied et les bras tendus d’un bord à l’autre,<br />

j’appuyais le tangage. Je me laissais gifler par la mer pour toutes<br />

les fois où ma mère m’avait giflé et chaque tour d’hélice remontait<br />

les ressorts de ma joie. J’étais capitaine moi, de ma vie encore…<br />

Je les explosais les vagues, avec grand artifice. J’avalais la<br />

– 254 –


mer, je l’essorais à fond les manettes. Sur le cap d’aventure, je<br />

fonçais moi ! En barque solaire en plus ! La vraie, à crever le<br />

duat…<br />

L’Etoile d’Orient n’embarquait que cinquante passagers, ce<br />

qui ne réduisait pas pour autant le travail à bord. Mes compagnons<br />

ressemblaient davantage aux marins légendaires que ne<br />

l’étaient ceux de ma première traversée. Ils avaient bourlingué,<br />

cela se voyait rien qu’à leur façon de marcher, les jambes écartées<br />

et les coudes éloignés du corps. S’ils parlaient peu, ils juraient<br />

et rotaient sans vergogne, toujours prêts à prouver leur<br />

force en jouant au bras de fer. La plupart étaient capables de<br />

s’entretuer pour défendre l’idée la plus débile, du genre : « Tu<br />

vas voir si je suis un enc…, ou un fils de p… ». J’avais tiré de<br />

bonnes leçons de mon précédent voyage, donc pas question<br />

qu’on me fasse mousser à ce genre de truc. Sauveur Mathéoni<br />

m’avait à la bonne, il m’offrit dès le départ sa protection,<br />

moyennant l’échange de ma ration de bière et quelques petites<br />

corvées dont il se déchargerait sur moi. Après avoir eu un aperçu<br />

des mœurs en vigueur à notre bord, j’acceptais cette proposition<br />

sans hésiter. <strong>Le</strong> jour où Van Beukelaert me brisa une bouteille<br />

sur le crâne en m’accusant d’avoir triché au rami, je mesurais<br />

l’utilité de notre arrangement. Il m’accompagnait même<br />

aux douches, cela m’évitait de batailler avec les folles du bord,<br />

plutôt voraces, qui me convoitaient comme une langoustine. En<br />

fait, sur un cargo, on menait à peu près la même existence qu’en<br />

prison, les rapports de pouvoirs et la promiscuité étant pour<br />

ainsi dire identiques, foi de Mathéo.<br />

Plusieurs femmes seules voyageaient sur l’Étoile d’Orient.<br />

Elles allaient rejoindre leurs maris en poste à Alger où au Caire,<br />

ce qui donnait lieu à d’importants paris entre ceux qui cherchaient<br />

à « s’en faire une »… Il y avait aussi quatre religieuses,<br />

trois d’entre elles étaient très jeunes, sans doute venaient-elles<br />

de prononcer leurs vœux car elles portaient des habits neufs.<br />

C’est sur l’une d’elle que Mathéoni avait jeté son dévolu. Vu la<br />

– 255 –


sensibilité de mon pote, ça m’étonnait pas moi, qu’il veuille entrer<br />

dans les ordres. Fréquemment, il quittait la cabine pour aller<br />

rôder dans les coursives, espérant la rencontrer seule. Moi,<br />

j’occupais mes loisirs à écrire ou à des lectures qui contrastaient<br />

singulièrement avec les bandes dessinées, dans lesquelles<br />

s’abîmaient la plupart d’entre nous. Il y avait aussi ces bancs de<br />

dauphins, brebis de Neptune, qui suivaient notre route comme<br />

une cavalerie, ou ces poissons-volants qui parfois passaient par<br />

les écoutilles, pour venir glisser sur le pont comme des savonnettes,<br />

et qu’il fallait ensuite rejeter à la mer. Tout allait donc<br />

bien à bord. <strong>Le</strong> bleu des eaux ne faisait plus qu’un avec celui de<br />

l’horizon, annihilant la loi du haut et du bas et, s’il n’y avait eu<br />

ce bruit de papier froissé que produisaient les flots en glissant le<br />

long de notre coque, je me serais volontiers cru en train de naviguer<br />

vers l’Amenti.<br />

<strong>Le</strong> soin avec lequel j’aidai une passagère entre deux âges à<br />

soulager son mal de mer, me valut cependant deux jours de<br />

lock.<br />

« Qu’avez-vous fait du sachet de la dame ? me demanda le<br />

premier steward.<br />

– Quel sachet ? ben, je l’ai jeté à la baille pardi ! que pouvais-je<br />

en faire ? Pouvais-je prévoir moi qu’il contenait aussi son<br />

râtelier ? Pour le coup, on me surnomma « prothèse. »<br />

À l’escale de Tanger, dès la descente de la passerelle, des<br />

enfants proposaient de nous servir de guide pour une piécette. À<br />

l’entrée du port, des nomades entourés d’une marmaille<br />

bruyante s’employaient à hisser sur les galeries d’autobus bosselés,<br />

des valises, des paquets de toutes dimensions, savamment<br />

ficelés. Dans le folklore de ces gens, la toile plastique paraissait<br />

une matière primordiale, que personne n’avait semble-t-il sût<br />

domestiquer comme eux. Il n’était pas un colis, une chose, qui<br />

ne soit enveloppé de plastique. Dans la ville haute, les gens<br />

– 256 –


n’avaient pas d’autre occupation que celle de s’attarder aux terrasses,<br />

devant un fanta, un thé à la menthe ou un pur Ceylan. À<br />

une table, on lisait le Times, à une autre, France Soir, Stern ou<br />

Life Magazine. Des cireurs crapahutaient d’une bottine à l’autre,<br />

des colporteurs proposaient des marchandises de contrebande,<br />

des photos pornos ou du hachisch.<br />

Il régnait à Tanger une atmosphère étrange, ceux que l’on y<br />

rencontrait n’avaient pas l’air de vacanciers, ils semblaient plutôt<br />

avoir changé d’identité pour s’installer dans une sorte de<br />

dolce farniente en attendant leur part du hold-up du siècle. Des<br />

bateaux aux ventres creux et rouillés hantaient les docks depuis<br />

trop longtemps semblait-il, pour qu’ils puissent encore reprendre<br />

la mer. Qu’étaient devenus leurs capitaines ? Dans cette<br />

ambiance insolite où le monde entier était au coude à coude, le<br />

sentiment du plus parfait incognito se mêlait à la sensation<br />

d’être épié, ce qui augmentait encore le charme du printemps<br />

marocain.<br />

À l’escale d’Alger, la « nonne joyeuse » débarqua et Mathéoni<br />

put prouver qu’il était parvenu à ses fins, en faisant circuler<br />

une photographie qu’il avait prise lui-même. La photo représentait<br />

la nonne en tenue d’Ève, coiffée seulement de sa cornette.<br />

Fallait l’entendre raconter combien de cierges ils avaient<br />

brûlé ensemble. Ils n’en pouvaient plus les autres, ça les faisait<br />

bander le sacrilège.<br />

À Alger, je pris le tour de garde de Mathéo qui devait se<br />

rendre à l’intérieur du pays, pour affaire… Il me rendrait le<br />

même service à l’escale d’Alexandrie, ce qui me permettrait<br />

d’aller au Caire.<br />

L’Égypte n’était plus qu’à trois jours, lorsqu’un mémorable<br />

mal de mer me prit. La vue d’un simple quignon de pain me faisait<br />

gerber comme un mort. On pouvait me suivre à la trace…<br />

J’avais le gésier révulsé à force et je maigrissais à vue d’œil. Certains<br />

marins avouaient cracher leurs tripes à chaque traversée,<br />

mais ça ne les empêchait pas de rempiler pour se barrer au bout<br />

– 257 –


de la vie. Pour ma part, je jurais que plus jamais je ne naviguerais,<br />

tellement je l’avais en sang le grand colon.<br />

Quand l’Étoile d’Orient entra dans le port d’Alexandrie, la<br />

lune étendait sur les eaux ses rayons maternels. <strong>Le</strong> service du<br />

dîner se terminait, bientôt les matelots s’affairèrent aux treuils<br />

d’amarrages et les passagers débarquèrent dans la pagaille habituelle.<br />

Quand vint notre tour, on nous remit nos passes et l’on<br />

nous donna la consigne de ne pas chercher à nous procurer de<br />

plans du Caire, ni photographier les installations portuaires,<br />

sous peine d’être accusés d’espionnage. Je ne m’imaginais pas<br />

qu’il puisse pleuvoir dans ce pays, c’est pourtant sous une fine<br />

pluie que je débarquais sur la Terre des Pharaons, ce soir<br />

d’avril. L’agitation sur les docks était plus dense que dans tout<br />

autre port ; porteurs, guides et rolotos en tous genres virevoltaient<br />

comme des mouches en criant :<br />

« Welcome to Misr’, welcome to Misr (l’Égypte et à sa capitale.).<br />

»<br />

Ils étaient d’une telle prévenance que je m’imaginais en<br />

voyage officiel, moi. <strong>Le</strong> phare d’Alexandrie n’était pas plus visible<br />

que la Bastille, je ne trouvais donc là rien qui méritât que<br />

je m’attarde. Il y avait bien la colonne rouge de Pompée, fichée<br />

au milieu des ruines de la fameuse bibliothèque, qui à l’origine,<br />

en comportait trois cent quatre-vingt dix-neuf autres, mais à<br />

part ça… Ah si seulement j’avais tenu le salaud qui incendia ce<br />

temple du savoir ! Je la lui aurais fait bouffer moi, cette colonne<br />

!<br />

« Qu’est-ce que tu en as à faire ? soupirait Mathéoni, avec<br />

son accent à la Tino, tu vas tout de même pas te mettre sur les<br />

nerfs pour un tas de pierre ?<br />

– Tu es bien corse toi, hein ?<br />

– Oui, mais, nous autres corses, quand on s’énerve, il se<br />

passe quelque chose. Une bombe moi, je vais y mettre une<br />

bombe moi, à cette colonne dis, si elle t’énerve. Fallait venir voir<br />

– 258 –


les filles avé nous, ça t’aurait évité de re-flé-chir dis, tu penses<br />

trop toi. C’est pour ça que tu n’es pas heureux, t’as l’air d’un<br />

sphinx té.<br />

– Et qu’est-ce que tu comprends aux sphinx toi Mathéo’?<br />

– Ça ne sourit pas les sphinx, c’est ça que je veux te dire.<br />

– Y’a pas plus souriant qu’un sphinx Mathéo’, là tu te<br />

trompes, ils ont le sourire intérieur, c’est tout.<br />

– Oh ! si tu pars dans la subtilité, maintenant, d’accord… »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, je retrouvais le taxi que j’avais réservé la<br />

veille, avec qui j’avais convenu d’avance du prix de la course<br />

jusqu’au Caire. Je pris place sur la banquette poussiéreuse du<br />

véhicule qui s’engagea aussitôt sur une route étroite, longeant le<br />

lac Mariout. J’avais le sentiment de rentrer chez moi après une<br />

longue absence. Tout au long du parcours, je reconnaissais les<br />

scènes paysannes que j’avais collées dans mes albums. Tout<br />

était comme je l’avais imaginé. <strong>Le</strong>s Égyptiens semblaient s’être<br />

trompés de millénaire. Ils traçaient encore les sillons de leurs<br />

champs précédés d’attelages de bœufs et fabriquaient euxmêmes<br />

les briques de leurs maisons, en piétinant la glaise mêlée<br />

de paille.<br />

« Vous allez to hôtel ?<br />

– Heu non ! directement to Gizeh.<br />

– Gizeh ?<br />

– To pyramides, oui, Kheops, Mykérinos, vous voyez ?<br />

– Oui, je comprô français. Direct’to pyramids. Hum,<br />

koiyes, koiyes ! (Bon, bien, d’accord.) À Misr’, beaucoup parler<br />

français, i’I’nglich’, bôcoup touristes, bôcoup. »<br />

En approchant de mon horizon, je distinguais les minarets<br />

du Caire, pointés comme des fusées vers le cosmos et qui<br />

m’annonçaient la vision proche des obélisques.<br />

– 259 –


<strong>Le</strong> taxi laissa le Caire sur la droite pour traverser une<br />

plaine cultivée, puis des jardins fleuris de plantes tropicales encerclant<br />

des villas.<br />

« Gizeh, terma, m’annonça le chauffeur. »<br />

Tenant à découvrir les pyramides sans être distrait dans<br />

ma contemplation, je fis stopper le taxi au bas de la rampe. À<br />

ma grande surprise, le chauffeur refusa les quelques piastres de<br />

pourboire que je lui tendais.<br />

« Malech sir, mabrouk, dit-il en m’adressant un signe<br />

d’adieu (Ca n’a pas d’importance, bonne chance). »<br />

<strong>Le</strong> désintéressement de cet homme augmenta encore ma<br />

joie. Par la suite, je constatais que les Égyptiens étaient les gens<br />

les moins vénaux du monde et les plus serviables qu’il est possible<br />

de rencontrer.<br />

Je me mis en marche, les yeux fixés sur l’ourlet de mon<br />

jeans, car je ne voulais pas découvrir graduellement les pyramides,<br />

mais saisir d’un seul panoramique toute la majesté de la<br />

Cité-des-Beautés. Quand le plus ahurissant spectacle du monde<br />

s’offrit à moi, un « oh » d’admiration monta de mes lèvres. Elles<br />

étaient là : Kheops la lumineuse, Khephren la grande, Mykérinos<br />

la divine. Et il y en avait vachement d’autres, des dizaines<br />

d’autres que l’on ne montrait jamais sur les cartes postales. Et<br />

moi aussi, j’étais là. Il était là le <strong>Merblex</strong> ! Je me mis à arpenter<br />

le plateau afin de les admirer. <strong>Le</strong>s photos que j’avais vues ne représentaient<br />

que de vulgaires terrils au regard de la grandeur<br />

saisissante des trois masses magnétiques posées sur le sable.<br />

Aux pieds des pyramides grouillait une faune indifférente<br />

de mendiants, véritables charognards de nécropoles, tenaces et<br />

tapageurs, hélant les touristes afin de leur soutirer quelques<br />

piastres, tandis que les Occidentaux mitraillaient tant et plus.<br />

Espéraient-ils vraiment fixer sur la pellicule ce que l’œil<br />

n’arrivait pas à cadrer en un seul plan ? Des camelots insistaient<br />

pour me refiler des reproductions en plâtre du sphinx, des chameliers<br />

me proposaient une visite guidée à dos d’animal. De<br />

– 260 –


quoi auraient vécu ces gens si Kheops, Mykérinos et les autres<br />

n’avaient eu la bonne idée de faire bâtir ces demeures éternelles<br />

? Franchement, on pouvait se le demander. Des enfants<br />

dépenaillés et rieurs escaladaient Kheops en un temps record,<br />

encourageant les visiteurs à suivre leur exemple. Au sommet,<br />

des touristes armés d’appareils photo se disputaient le point de<br />

vue le plus prestigieux de l’histoire du monde, déstructurant du<br />

même coup la ligne du monument. À proximité, se dressait<br />

l’hôtel « Ména-House », introduisant dans la Cité-des-Beautés<br />

sa monstrueuse masse de béton et de préfabriqué. Au pied de<br />

Kheops, s’étendaient terrasses, buvettes, courts de tennis, une<br />

piscine souillant l’espace prévu pour le repos de grandes âmes.<br />

La sono gueularde d’un juke-box se mit à vomir sa modernité et<br />

me donnait envie de hurler au sacrilège. Mais la sagesse<br />

m’ordonnait d’attendre que cette race d’abrutis regagnent les<br />

cars, pour qu’enfin je puisse jouir du crépuscule d’Atum (soleil<br />

couchant). Façons, la « Place-des-Beautés » ressemblait depuis<br />

trop longtemps à un parc de loisirs pour que ces usagers puissent<br />

comprendre le sens de mon message. Ils gravaient partout<br />

leurs noms profanes sur les pierres millénaires pour laisser dans<br />

les siècles la trace crétine de leur misérable existence. Stupidity<br />

Humanum est… Et moi, ben moi, pauvre petit scribe de Méneptah,<br />

je les laissais faire…<br />

Soudain, des enseignes rouges fluo éclaboussèrent l’Orient,<br />

ramenant tout à notre ère. Non, je déconnais pas ! L’ogre publicitaire<br />

était là ! Entre Nout et Saté… projetant au firmament la<br />

marque de Babylone : Coca-Cola ! La pub tentaculaire campait<br />

au seuil de l’Amenti, dévorant insatiablement toutes nos joies,<br />

tous nos rêves, toutes nos vies… Jusqu’où iraient les fils de Seth<br />

pour asseoir leur pouvoir ?<br />

Méfie-toi peuple d’Égypte, cette religion est loin d’être aussi<br />

purificatrice que celle de tes hiéroglyphes. <strong>Le</strong>s prêtres de la<br />

publicité ont profané les temples, profané le bonheur. Ils ont<br />

profané la musique, la poésie, pillé le patrimoine artistique et<br />

– 261 –


les voici maintenant installés dans la Cité des Beautés ! Dans les<br />

yeux de pharaon, déjà le ciel n’est plus qu’un espace publicitaire,<br />

Osiris un logo… Or, sachez-le frères d’Orient, le culte que<br />

vous rendez à leurs labels vous réduira à l’état d’Occidentaux, au<br />

sens égyptologique du terme. Ainsi embaumés, il ne vous restera<br />

bientôt plus qu’à consommer pour vénérer vos divinités.<br />

J’aurais voulu crier, mais je me tus… enfouissant mon visage<br />

dans mes mains pour pleurer de dégoût sur mes illusions<br />

et l’ignominie absolue des hommes.<br />

Un bus m’amena dans le quartier d’Elzbekeya, où je devais<br />

rencontrer Farid Khasnoûb. Au passage du pont Kaser, le Nil atteignait<br />

au moins cinq fois la largeur de la Meuse, même le<br />

fleuve Congo ne m’avait pas parut aussi large. Atum projetait<br />

sur le ciel son manteau flamboyant, tandis que de petites felouques,<br />

semblables à celles que l’on peut admirer sur les<br />

fresques antiques, voguaient sur le fleuve sacré. Je trouvais sans<br />

peine un petit cairotte pour me guider jusqu’au café où Phaéton<br />

m’avait prié de me rendre. C’est donc précédé du sourire d’un<br />

adolescent se faufilant au milieu des bazars, que j’arrivais au<br />

rendez-vous de mon destin.<br />

Je m’avançais vers l’homme qui se tenait derrière le comptoir.<br />

Quand je lui eus dit qui je cherchais, il opina immédiatement<br />

du chef et me désigna un petit homme coiffé d’un tarbouch,<br />

vêtu d’une galabieh bleue, installé au fond du café.<br />

L’homme était assis devant un verre de thé à la menthe et faisait<br />

tourner entre ses doigts un comboloï (Petit chapelet oriental,<br />

sans signification religieuse, que l’on agite entre les doigts pour<br />

se passer ses nerfs).<br />

« Excusez-moi Monsieur, ne seriez-vous pas Farid Khasnoûb<br />

?<br />

– Saïda, saïda mon enfant, que veux-tu ? (Bonjour)<br />

– Je m’appelle Henri, je suis un ami de Just-Phaeton-<br />

Ems… Je viens d’Europe et j’ai cette lettre pour vous.<br />

– 262 –


– Ha, mon ami Phaéton, quelles nouvelles ? Prends place,<br />

et buvons ensemble. Masbout ! lança Farid Khasnoûb au serveur<br />

(Café oriental très sucré) »<br />

C’était un sexagénaire aux cheveux argentés qui donnait<br />

l’impression d’être descendu des étoiles. Son regard était aussi<br />

insondable et azuré que celui du « scribe accroupi ». Il portait le<br />

front haut et large, son nez long et droit était souligné de lèvres<br />

fines, dont les commissures ne présentaient aucun signe<br />

d’amertume, ses pommettes et ses arcades sourcilières étaient<br />

saillantes. C’était un homme qui apaisait et dont l’attitude de<br />

parfaite impassibilité contrastait étrangement avec l’agitation<br />

du dehors.<br />

Il replia soigneusement la lettre, la glissa dans sa poche<br />

puis, après un silence, il dit en roulant les r » :<br />

« As-tu confiance en Phaéton ? Réponds sans crainte.<br />

– Oui.<br />

– Oui, il est très bien,… sois très écoutant Henri. Je suis<br />

maître de la mort. Just-Phaeton-Ems, que j’ai déjà initié, me<br />

demande comme ça de te faire « Fils de Rê ». Es-tu prêt à<br />

obéir ?<br />

– Que dois-je faire, questionnai-je impressionné par les paroles<br />

qu’il venait de prononcer ?<br />

Il mit ses mains sur ses yeux, sur ses oreilles, sur sa<br />

bouche, sur son cœur et il poursuivit :<br />

– Hourouna a dit : La Maât est à l’intérieur, pas audehors.<br />

Comprends-tu cela ?<br />

– « ? = ? ? »<br />

– Viens dans ma maison, j’ai un lit pour toi (HOUROUNÀ<br />

OU HARMAKHIS : Nom donné par les anciens, au Sphinx, qui<br />

configure Horus de l’horizon qui regarde sans cesse vers l’est où<br />

apparaît le disque solaire, sans cesse renaissant. C’est une attitude<br />

de contemplation et de sagesse.)<br />

– 263 –


Nous avons quitté le café pour nous enfoncer dans le labyrinthe<br />

des bazars où tout l’Orient était rassemblé. <strong>Le</strong> Musulman,<br />

le Chrétien, l’Orthodoxe, l’Osirien s’y interpénétraient<br />

dans une espèce de foire aux symboles folkloriques. Dans la<br />

foule grouillante, les mélayas noires des femmes se reconnaissaient<br />

parmi les galabieh bleues, blanches ou grises des<br />

hommes. Des enfants aux allures de maraudeurs couraient nupieds<br />

à la recherche du touriste égaré qu’ils remettraient sur le<br />

bon chemin, moyennant quelques piastres. Partout, des petits<br />

boutiquiers, des artisans marchandaient les choses les plus inattendues.<br />

« Estana chouia », lançaient-ils aux touristes trop pressés<br />

d’esquiver la palabre (Venez discuter un peu.). Dans les ruelles<br />

parfumées à l’hibiscus, se trouvaient entassés, dans un capharnaüm<br />

indescriptible, toutes sortes d’antiquités et d’objets hétéroclites…<br />

Dans les arrière-boutiques, sans doute finissait-on par<br />

découvrir la véritable pièce de musée réservée aux initiés…<br />

Depuis que nous avions quitté le café, Farid Khasnoûb ne<br />

parlait plus, tout occupé qu’il était à nous frayer un passage en<br />

« slaloomant » entre les charrettes de pigeons rôtis et de salades<br />

baladi. Il s’engouffra sous un porche en poussant une porte de<br />

bois finement travaillée, encadrée de linteaux de pierres taillées<br />

en arabesques. Nous atteignîmes le premier étage, par un petit<br />

escalier en marbre patiné. À ce moment là, j’eus conscience de<br />

vivre une heure privilégiée de mon existence. Sans doute Phaéton<br />

Ems avait-il éprouvé le même sentiment en gravissant ces<br />

degrés, quelques années plus tôt ? J’allais vivre une semaine à<br />

l’égyptienne et cette idée me comblait.<br />

F. Khasnoûb, dont la sensibilité dépassait la mienne, remarqua<br />

mon émotion et me sourit. Une jeune fille, dont je ne fis<br />

qu’entrevoir le visage, vint nous ouvrir. Farid lui adressa<br />

quelques mots en arabe, elle s’enfuit aussitôt, en me laissant à<br />

peine la découvrir.<br />

– 264 –


« Depuis que ma femme elle est partie dans la lumière, je<br />

vis avec Dzita, ma fille. Elle va te porter à manger, expliqua mon<br />

hôte. »<br />

<strong>Le</strong>s murs de la maison étaient de calcaire lisse, semblable à<br />

celui qui autrefois recouvrait la face extérieure des pyramides.<br />

Rien d’étonnant, puisque le Vieux Caire avait presque entièrement<br />

été bâti avec les matériaux de la Cité-des-Beautés. <strong>Le</strong> mobilier<br />

se composait principalement de poufs, d’une table courte<br />

sur pattes, d’un immense placard, le tout posé sur de magnifiques<br />

tapis. Dans l’un des murs, une niche avait été pratiquée et<br />

abritait une représentation d’Osiris au pied de laquelle était posé<br />

un brûleur d’huiles en albâtre. À côté de la niche, était également<br />

suspendue une lithographie du prophète. Mais ce qui me<br />

fit encore davantage écarquiller les yeux, ce fut les trois petits<br />

singes sculptés, semblables à ceux que j’avais trouvés dans la<br />

penderie à bord du Charlesville. Était-ce le signe que j’avais accompli<br />

victorieusement la traversée du duat ?<br />

Dzita vint déposer sur la table une assiette d’oignons crus,<br />

un plat de foul et une cruche de bière, puis elle quitta la pièce le<br />

front baissé, sans réagir à mes remerciements. N’avait-elle jamais<br />

approché un étranger ? Était-elle timide, indifférente ?<br />

J’étais pas là pour draguer, mais tout de même…<br />

La plupart des gens de passage en Égypte ne voient en Osiris<br />

qu’un symbole touristique, mais la lumière de ce dieu antique<br />

rayonnait encore dans la modeste demeure de mon hôte.<br />

Farid Khasnoûb était en relation étroite avec les hautes traditions.<br />

Comme de nombreux Égyptiens, au printemps, il faisait<br />

germer des lentilles dans un coton humide en souvenir des lois<br />

de l’agriculture qu’Osiris avait enseignées, et pour symboliser la<br />

résurrection de l’esprit après la mort. Osiris vivait. <strong>Le</strong>s guerres,<br />

les siècles de civilisations successives n’avaient su effacer son<br />

nom de la mémoire collective du monde.<br />

– 265 –


« Mahomet, Jésus, Moïse, Bouddha, Osiris, sont des saints<br />

sages initiés, m’enseignait Farid Khasnoûb… Ils sont venus<br />

montrer la voie de la connaissance aux hommes égarés sur le<br />

chemin… <strong>Le</strong>s Maîtres se succèdent pour guérir l’humanité.<br />

Henri, écoute ce que j’explique… Dans ton église, à Rome, les<br />

« christianistes » ont planté une croix au-dessus de l’obélisque,<br />

mais ça n’a pas supprimé Osiris, seulement fait grandir<br />

l’obélisque du UN… Sois très écoutant… Osiris est venu montrer<br />

le chemin de la vie éternelle. Il a montré cela de l’intérieur du<br />

paradoxe, oui, tu comprends ?<br />

– Vous voulez dire qu’il s’est sacrifié.<br />

– Oui Henri, il a sacrifié son corps, mais sa pensée continue<br />

toujours, c’est le fruit de l’Homme UN. <strong>Le</strong>s actions « réalistiques<br />

» sont des « sacrifications », certaines servent la mort,<br />

d’autres la vie.<br />

L’histoire d’Osiris est comme celle de ton père, de ton<br />

grand-père et du père de ton grand-père, Henri, commença Farid<br />

Khasnoûb. Ca remonte comme ça très haut, jusqu’au premier<br />

père, tu comprends ? Tout a commencé il y a comme ça<br />

bien longtemps… Osiris était un jeune homme de petite taille,<br />

comme toi… très doux, clairvoyant et généreux. À chaque fois<br />

qu’il prenait la parole, la salive de Maât était sur sa langue et il<br />

attirait à lui l’admiration de ses semblables. Osiris enseignait<br />

avec des paroles de puissance, dans toutes les régions où il se<br />

trouvait, pour réjouir le cœur des êtres humains. Avant de parcourir<br />

les régions du ciel, tel Horus, plus d’une fois, il est tombé<br />

sous le coup du mépris. <strong>Le</strong>s profanes lui reprochaient d’être un<br />

« écorché vif », mais les écorchés s’écorchent-ils eux-mêmes ?<br />

– Oui, c’est ce que je dis toujours… ou alors faudrait être<br />

maso…<br />

– Oui, tu l’as dis, Henri. Soit très écoutant, poursuivit-il<br />

Farid Khasnoûb, en sortant de sa poche un livre parcheminé,<br />

puis il se mit à lire…<br />

– 266 –


– Frères, habitants de la lourde sphère, ressortissants de<br />

l’amour, je suis l’hier, l’aujourd’hui et le demain. Je suis un dieu<br />

du devenir et je vois des signes. Je suis l’avenir des générations<br />

innombrables qui vous départage. Je vois de grands massacres !<br />

Il y a des signes dans les signes. Voyez les signes ! Vous me dites<br />

que vous n’avez pas l’habitude. Or, la seule habitude qui soit<br />

permise aux habitants des scaphandres de chair est celle de coor-donner<br />

leur animation dans le donne.<br />

Depuis toujours, vos pensées forment autour du monde<br />

une ceinture magique, qui emprisonne vos vies. Vous me dites<br />

que vous ignorez ce que sont les « signes des temps ». <strong>Le</strong>s<br />

Signes des temps sont là, quand les maîtresses des puissants<br />

sont les divinités de la duat et que le nectar de la belle Amenti se<br />

change en amère boisson. <strong>Le</strong>s signes des temps, c’est quand les<br />

pilleurs de tombes envahissent les cimetières et que le culte des<br />

morts tombe en désuétude. C’est quand le mobilier et les<br />

cruches de bière s’entassent dans les tombes tandis que le<br />

peuple crie famine.<br />

Frères ! Vous vous enfoncez dans le duat en croyant qu’il<br />

suffit de posséder une tombe richement décorée pour vous assurer<br />

une vie confortable dans la belle Amenti. Si vous écoutez<br />

les marchands, vous perdrez votre salut. Ce sont les actions de<br />

votre vie et non vos possessions qui seules détermineront si les<br />

portes de la belle Amenti pour vous s’ouvriront. Quand l’heure<br />

de votre mort sera venue, Anubis jugera votre réputation et pèsera<br />

votre cœur ; alors vous serez solarisés ou rejetés dans le<br />

monde des matrices, quel que soit le prix de votre tombe.<br />

Frères ! J’annonce l’écroulement des murs qui séparent les<br />

justes de l’Amenti. Alors, les œufs de colombes, couvés par des<br />

colombes, donneront des paradisiers. <strong>Le</strong>s œufs de rossignols,<br />

couvés par des merles, donneront des merles. <strong>Le</strong>s œufs de serpents<br />

seront jetés hors du nid des aigles. <strong>Le</strong>s choses qui seront<br />

consonantes vibreront ensemble. Ce qui est mort, mourra. Ce<br />

qui est vivant, renaîtra. Ce qui s’apparentera à la Maât, vivra des<br />

choses d’en haut. Ce qui s’apparentera aux choses d’en bas, vivra<br />

de choses funestes. Ainsi, chacun vivra selon son espèce…<br />

– 267 –


« Voilà ce que prêchait Osiris quand il parcourait les deux<br />

Terres, pour ouvrir l’horizon aux hommes, tu comprends ? Sa<br />

mission sur terre passait avant son bonheur personnel. Alors, il<br />

dérangeait l’ordre établi… tandis que Seth, son frère, ne partageait<br />

jamais rien avec les autres…<br />

– Osiris a devancé Jésus, si je pige bien ?<br />

– Et, Seth, a devancé Judas, Henri. Une grande jalousie<br />

s’est emparée de lui quand il s’aperçut qu’Osiris recevait<br />

l’affection d’Isis et du peuple. Alors, comme ça, il se mit à comploter<br />

pour éliminer son frère. Seth invita de nombreux amis à<br />

un banquet. À la fin des agapes, il fit apporter au milieu de la<br />

salle un sarcophage magnifiquement décoré, que chacun admirait.<br />

Seth a annoncé comme ça que celui des invités qui pourrait<br />

s’y allonger le posséderait…<br />

– C’était une ruse…<br />

– C’est vrai, Henri, ce jeu n’était pas innocent, car Seth<br />

avait pris les mesures de son frère pendant son sommeil. Tous<br />

les invités ont essayé le sarcophage, mais aucun n’entrait dedans…<br />

Il était à chaque fois trop petit.<br />

– Sauf pour Osiris, évidemment…<br />

– C’est vrai Henri. Lorsque Osiris – petit par la taille, mais<br />

grand par le cœur – essaya le cercueil, il le trouva parfaitement<br />

à sa mesure. Seth et ses complices se sont alors précipités pour<br />

en sceller le couvercle. Puis, ils sont allés le jeter dans le Nil<br />

après l’avoir lesté de plomb.<br />

Quelques jours plus tard, le sarcophage s’est échoué sur<br />

une des rives du Nil au pied d’un arbre rachitique. Il resta emprisonné<br />

dans l’enchevêtrement des racines de cet arbre, qui<br />

n’avait jamais donné aucun fruit. Mais au contact du cercueil,<br />

l’arbre fleurit et se mit à produire des fruits en abandonce.<br />

– A-bon-dance…<br />

– 268 –


– Oui, excuse mon français, car… même mort, Osiris faisait<br />

des miracles ! Quand le prodige a été constaté, les paysans ont<br />

propagé la nouvelle. Ainsi, toute la province est venue pour honorer<br />

sa mémoire, comme celle d’un dieu. Quand l’événement a<br />

été connu de Seth, il entra dans une immense colère. Il vint sur<br />

les lieux du miracle, a fait ouvrir le cercueil de son frère et s’est<br />

acharné sur sa dépouille qu’il a découpée en morceaux puis, il a<br />

fait disperser les membres aux quatre coins de l’Égypte… Mais<br />

les enseignements d’Osiris continuaient de vivre dans les mémoires.<br />

Il y a autre chose de très important… Sans se décourager,<br />

remplie de foi et d’amour, Isis a parcouru comme ça, toute<br />

l’Égypte pour rassembler les membres de son époux. Mais<br />

comme elle n’avait pas retrouvé son phallus, elle lui en a modelé<br />

un d’argile (Isis : Épouse, sœur et mère symbolique d’Osiris.).<br />

C’est ainsi qu’Osiris pu renaître en une totalité.<br />

À la suite de cette reconstitution, ils s’accouplèrent et conçurent<br />

un fils qu’ils nommèrent Horus. En unifiant le corps de<br />

son époux martyr, Isis lui permit d’atteindre le monde des marcheurs<br />

sans pieds. Après sa mort, Osiris traversa le duat dans<br />

une barque et au bout de trois jours, il en sortit victorieux pour<br />

être solarisé à l’Orient. C’est ainsi qu’il ressuscita d’entre les<br />

morts et qu’il entra à jamais dans l’horizon des déliés. Son œuf<br />

cosmique pénétra dans la claire lumière d’Amenti où il vit pour<br />

des millions d’années.<br />

Voilà Henri comment Osiris est devenu le symbole de la vie<br />

continuelle. Il a fait sacrifice de sa vie pour le bonheur de ses<br />

semblables. C’est pourquoi en Égypte, partout où Isis a retrouvé<br />

un de ses membres, on a bâti un temple pour célébrer un culte à<br />

sa mémoire. Tu connais le jeu puzzle ?<br />

– Oui, c’est des morceaux qu’on…<br />

– Exactement, Osiris a inventé ça aussi ! Il a montré que la<br />

conscience de l’homme est un puzzle qu’il doit rassembler. Làdessus,<br />

la femme doit aider. La femme doit s’unir à l’homme,<br />

– 269 –


sans négocier, parce qu’elle lui a été donnée. Alors seulement<br />

l’homme peut construire sa totalité. Tu comprends ? »<br />

<strong>Le</strong>s murs de ma chambre étaient peints à la chaux et le lit<br />

que j’occupais ressemblait comme un frère à celui de Toutankhamon.<br />

Je m’allongeais sous la couverture de laine et je me<br />

laissais glisser vers le sommeil, tandis qu’une musique orientale<br />

montait de la rue encore animée. L’ombre d’Osiris, projetée sur<br />

le mur du corridor par la flamme de la lampe à huile, dansait au<br />

rythme de mes pensées.<br />

Comment F. Kashnoùb allait-il s’y prendre pour faire de<br />

moi « un Maître de la mort » ? Il n’allait tout de même pas me<br />

découper en morceaux avant de tout recoller ? J’avais quand<br />

même les jetons, moi, n’empêche. Et s’il fallait attendre que Cécile<br />

parcoure le monde pour rassembler mes membres, je pouvais<br />

encore poireauter.<br />

Tôt le matin, Farid vint m’éveiller en m’offrant une galabieh<br />

qui m’éviterait d’être constamment la proie des chasseurs<br />

de touristes, déjà à pieds d’œuvre dans la ville. Sur la table du<br />

séjour, une petite cafetière en cuivre rouge m’attendait ; nous<br />

avons bu en silence, puis nous sommes sortis.<br />

« Good, good mister, me dit un marchand de pains au semsem,<br />

en me voyant vêtu à la mode Orientale. » Farid sourit à son<br />

tour et partit devant en croquant sa galette. Arrivé dans un garage,<br />

il enfourcha sa Vespa, me fit signe de prendre place à<br />

l’arrière et mit les gaz pour une destination inconnue.<br />

Nous arrivâmes dans un petit village de la banlieue du<br />

Caire, Farid gara sa moto à l’ombre d’un figuier, puis il me précéda<br />

sur un chemin en pente. En bas, nous trouvâmes un bassin<br />

taillé dans le roc autour duquel se trouvaient des femmes qui lavaient<br />

leur linge. Farid s’assit au bord et je l’imitai. Puis, après<br />

avoir gardé le silence quelques instants, il dit :<br />

– 270 –


« La Maât est avec nous, commençons… Nous allons jouer<br />

ensemble Henri. Connais que je suis un Mâakhérou, je vais dire<br />

pour toi la Maât, et faire la Maât, parce qu’elle est en moi et je<br />

veux qu’elle entre en toi aussi.<br />

– C’est dingue, ça veut dire quoi ?<br />

– Un Maâkhérou est un Juste de voix, un justifié. Un fils de<br />

Maât, quelqu’un qui dit la vérité, et fait la justice, tu comprends<br />

? Veux-tu toujours devenir Fils de Rê et Maître de la<br />

mort ?<br />

– Oui.<br />

– Alors, connais que tu dois retourner dans le ventre de ta<br />

mère, mais tu dois, comme ça, d’abord traverser l’océan primordial<br />

! Si tu réussis, tu seras comme le premier limon terrestre<br />

et tu recommenceras ta vie, car tu seras comme un petit<br />

enfant. Alors, tu recevras dans tes narines le souffle vital. Veuxtu<br />

jouer à ce jeu mon fils ?<br />

– Oui.<br />

– Alors ne crains pas, conclut-il en roulant les « r » comme<br />

il en avait coutume. »<br />

J’appréhendais un peu, mais l’attitude de mon ami inspirant<br />

le respect, je me gardais bien de le contredire. Il se leva et<br />

entreprit de se défaire de ses vêtements. D’un signe de tête, il<br />

m’intima de suivre son exemple. Des protestations, puis des cris<br />

s’élevèrent du côté des femmes qui se mirent à détaler en direction<br />

des habitations, en se voilant la face. Sans rien dire, Farid<br />

Khasnoûb me banda les yeux, m’attacha les mains derrière le<br />

dos, au moyen de son foulard, puis, il me conduisit à l’endroit<br />

où le sol descendait en pente douce sous les eaux du bassin.<br />

« Tu seras Fils du Soleil, bockra inch’Allah dit-il. Allez,<br />

sauve ta vie, ordonna-t-il en me poussant vers l’avant du plat de<br />

la main. »<br />

Je me mis à pomper comme un crapaud de toutes mes<br />

jambes, droit devant moi, tous les sens en éveil.<br />

– 271 –


« Nage, nage, pousse en avant ! C’est la Maât, me criait-il. »<br />

Sans mes yeux, je ne pouvais évidemment évaluer à quelle<br />

distance je me trouvais de l’autre bord. Tout l’univers jaillissait<br />

en moi, je captais nettement le son le plus lointain. <strong>Le</strong> moteur<br />

d’une vespa attira mon oreille… Mon Maître m’abandonnait-il à<br />

mon sort ? Tout s’embrouillait dans ma tête, je paniquais<br />

comme un sale <strong>Merblex</strong>.<br />

« Va de l’avant, pousse pour sortir, n’écoute pas tes formes<br />

pensées, repousse-les et tu vivras, Maât le veut Henri ! »<br />

L’idée d’abandonner, de me laisser couler me vint, mais<br />

celle de tenir était plus forte encore. Pendant cette interminable<br />

traversée, des matières visqueuses venaient se coller autour de<br />

mon cou. Soudain, une main vigoureuse m’extirpa du bassin<br />

comme un poisson et brusquement je passai du monde aquatique<br />

au monde aérien. J’asphyxiais, moi… l’air brûlait comme<br />

du feu dans ma poitrine. Un râle s’échappa de ma gorge, aussitôt<br />

suivi d’une intolérable sensation d’étouffement. Alors, F.<br />

kasnoûb m’appuya une main dans le dos et l’autre sur le thorax<br />

et se mit à me presser comme un soufflet de forge. Il me souffla<br />

un bon coup dans les narines et ma respiration reprit son<br />

rythme normal.<br />

« Tu as triomphé de l’océan primordial. Tu es né à nouveau<br />

mon enfant, sois heureux, me dit-il en ôtant mes liens. »<br />

Nous nous aspergeâmes d’eau fraîche au puits du lavoir,<br />

après quoi, nous nous assîmes à l’ombre du figuier. Sous le<br />

feuillage parfumé de cet arbre, je sentais mon être rempli de<br />

substances pouvant devenir des offrandes et je contemplais leur<br />

abondance. Animé de sentiments d’une innocente pureté, mon<br />

esprit planait parmi ceux qui sont dans le Donne. Je brûlais<br />

d’interroger mon Maître ; milles contradictions m’agitaient,<br />

mais si j’avais succombé à cette envie, la couronne blanche que<br />

Maât venait de me poser sur la tête se serait brisée. Vibrant<br />

– 272 –


comme un nouveau-né, je découvrais l’horizon dans lequel mon<br />

œil venait d’émerger : « Donne » était son nom !<br />

Farid Khasnoup venait d’ouvrir au <strong>Merblex</strong> profane que<br />

j’étais la première porte du sanctuaire des mystères d’Osiris.<br />

D’autres restaient encore à franchir pour tout en connaître…<br />

Pour cela sans doute, me faudrait-il subir encore des épreuves ?<br />

Je n’étais pas bavard à cette heure, je mastiquais la leçon du<br />

maître. Je soustrayais, j’analysais, ramenant à ma logique<br />

l’expérience que je venais de vivre. Farid lâcha quelques mots,<br />

comme s’il me les donnait en pâture, histoire d’apaiser ma<br />

conscience prisonnière de son cercle d’énigmes.<br />

« Je t’ai fait une bonne blague, hein mon fils ? On a bien<br />

joué tous les deux ? C’était comme au vrai cirque. <strong>Le</strong>s enfants<br />

aiment toujours jouer avec moi. Et tu vas voir, on va faire<br />

comme ça des jeux toujours plus difficiles. On verra qui saute le<br />

plus haut, comme ça ?<br />

– Ok, pas de problème.<br />

– Ne sois pas sensationnel Henri, sois seulement toimême.<br />

Tu savais, tu vas connaître. C’est seulement du cirque…<br />

– Il y a tant de choses que…<br />

– Il est bon d’avoir des « pourquoi », car cela prouve que<br />

l’homme aspire à connaître et à devenir meilleur. Mais je n’ai<br />

pas de réponse à donner à tes « pourquoi », je suis seulement<br />

celui qui apporte l’eau, la glaise et la paille pour faire les<br />

briques ; toi seul peut bâtir ta Maison-de-Vie. »<br />

La traversée de ce bassin m’apparut comme un retour dans<br />

le milieu aqueux de ma vie intra-utérine, à l’époque où je commençais<br />

seulement à pousser autour de mon œil… alors même<br />

que Clara se demandait comment elle allait s’y prendre pour me<br />

« faire partir »… Cette idée s’était imprimée en moi tandis que<br />

je me débattais au milieu des eaux troubles…<br />

– 273 –


Oui, je venais de revivre la partie primordiale de mon existence.<br />

Grâce à Farid Khasnoûb, je recouvrais ma mémoire fœtale<br />

en perçant le secret des matrices humaines. Maintenant,<br />

j’étais un bipède sans sexe défini, qui regardait ses pieds au bout<br />

de ses jambes, étonné qu’ils ne soient pas des nageoires. J’étais<br />

un être vivant, pour qui la symbiose avec les éléments liquides<br />

était devenue si forte qu’il en supportait à peine la joie. <strong>Le</strong> silence<br />

pesait, j’aurais voulu qu’un bruit le rompe, qu’il se passe<br />

quelque chose de rugueux pour me rendre toute cette ivresse<br />

supportable. Farid se mit à fredonner une complainte orientale<br />

en improvisant des paroles en français…<br />

« Je suis né à nouveau, Maât est ma vraie mère… toutes les<br />

richesses emprisonnées dans mon cœur qui n’ont pas servi, je<br />

vais les offrir dans l’horizon des vivants… »<br />

Peu à peu, les émotions qui me serraient le cœur se dénouèrent<br />

et je me mis à pleurer.<br />

« Allons, dit-il. Je te poserai place de la Libération. C’est<br />

ton symbole. Va visiter le musée du Caire, il est très beau, reviens<br />

pour le soir, après le repas, nous partirons encore jouer. »<br />

Ce jour-là, dans les rues du Caire, tout était arrêté. Je crus<br />

tout d’abord qu’il s’agissait d’un mouvement de grève générale<br />

mais c’était à l’appel des muezzins que les gens obéissaient. <strong>Le</strong><br />

chauffeur de taxi, le boutiquier, l’agent de la circulation, tous<br />

priaient, déchaussés, pliés en deux sur une natte déroulée à<br />

même le trottoir. Planté là, les bras ballants, je me sentais assez<br />

indiscret d’assister à cet élan de ferveur général et je connaissais<br />

plus d’un Belge qui se serait plaint de rhumatismes pour faire<br />

passer à l’as l’heure des courbettes.<br />

– 274 –


Egyptos, patrie des mystiques, des religieux et des pacifiques…<br />

Rien d’étonnant qu’elle n’ait jamais eu d’armée vraiment<br />

combattive. Napoléon lui-même changea dans sa façon<br />

d’appréhender l’univers après avoir vu le Sphinx. L’homme imperméable<br />

au « pays des paradoxes », ainsi qu’il est encore<br />

nommé, n’est pas prêt à recevoir l’illumination dans cette vie.<br />

Hier, Dieu s’appelait Rê ou Râ, aujourd’hui Allah, mais quelle<br />

différence cela faisait-il ? Si les hommes changeaient le nom de<br />

Dieu au cours des âges, la nature de Dieu ne changeait pas pour<br />

autant.<br />

<strong>Le</strong> musée était fermé ce jour-là, je m’attardais donc dans<br />

les rues du vieux Caire. Je visitais la synagogue Sainte-Barbara<br />

et l’église Saint-Serge où dit-on, la Sainte famille fit une halte au<br />

moment de la fuite en Égypte. Mais à mon avis, attendu que la<br />

Sainte Vierge et Saint Joseph étaient juifs, c’était plutôt à<br />

l’hostellerie de la synagogue qu’ils s’étaient abrités. Il y avait là<br />

des boiseries délicatement ouvragées, des pierres précieuses,<br />

des tapisseries savantes, des tableaux, autant de richesses pour<br />

parler aux âmes en quête de sublime.<br />

Lorsque je rentrais, F. Khasnoûb était absent. Je dînais<br />

donc en tête-à-tête avec Dzita. Elle avait préparé un ragoût de<br />

mouton à la tomate et aux oignons qu’elle me servit avec du<br />

foul. Comme la plupart des Orientales, Dzita était très réservée<br />

vis-à-vis du sexe opposé. Elle souffrait d’être jolie qu’on aurait<br />

dit. Ses vingt ans, ses yeux fendus en amandes, ses cheveux<br />

noirs, ses seins, comme des bulbes contenant encore leurs lys,<br />

tout en elle magnétisait.<br />

« Vous vous habillez toujours à l’occidentale ?<br />

– Oui, je suis pour le moderne, je travaille dans une boutique<br />

de mode, au centre.<br />

– 275 –


– Ha bon. Moi je croyais que vous étiez encore étudiante.<br />

Non, mon père n’aurait pas assez de sa pension de fonctionnaire.<br />

– Votre père est fonctionnaire ?<br />

– Plus maintenant, mais il était pendant des années gardien<br />

des domaines du plateau de Gizeh… Il protégeait pour les<br />

touristes, vous voyez ?<br />

– Vous parlez bien le français dites-donc.<br />

– Beaucoup de gens le parlent à Misr’et j’aimerais aller à<br />

Paris étudier, à la Sorbonne, mais il faut de l’argent… »<br />

Après le repas, nous quittâmes le séjour pour nous rendre<br />

dans nos chambres, Farid n’était toujours pas rentré. Je me suis<br />

donc couché en souriant béatement au plafond, comme ça, pour<br />

le plaisir.<br />

Au milieu de la nuit, F. Khasnoûp vint me tirer du lit :<br />

« Tu veux toujours être « fils de Rê et Maître de la mort »<br />

mon fils ?<br />

– « ! ? + § = oui »<br />

– Bon, alors lève-toi. »<br />

Après une demi-heure de route en scooter, nous arrivâmes<br />

au sud-est du plateau de Gizeh. La petite colline sur laquelle<br />

nous fîmes halte était comme suspendue dans les airs. La nuit<br />

était belle et tiède. Au loin, les pyramides luisaient sous la lune,<br />

le Sphinx tourné vers l’est attendait les premiers rayons de la<br />

divine aurore, puis à la frontière du duat, le désert et les ténèbres<br />

reprenaient leurs droits. Farid Kashnoûp étendit sur le<br />

sable une couverture de laine sur laquelle nous prîmes place.<br />

« Ca va te réchauffer, dit-il en sortant de sa poche une tabatière.<br />

»<br />

Il composa un mélange savant, puis en bourra une pipe<br />

comme je n’en avais jamais vu.<br />

– 276 –


« Avant de jouer, nous allons fumer dit-il. »<br />

Il tira une première bouffée du shilom, puis me le tendit et<br />

je l’imitai. Y puait son truc, c’était du costaud ! Dès la première<br />

bouffée, j’en ai pris plein les globules… Ouf ti !<br />

– Occupe tes mains, me dit Farid en me donnant son comboloï.<br />

»<br />

<strong>Le</strong> rythme de mes pensées s’accélérait, avec vue plongeante<br />

sur moi… Ouf ti ! Plus le contrôle, un délire se préparait, ouf ti…<br />

« Henri, c’est un commerce ici, et vous n’êtes guère souriant. Il<br />

faut sourire Henri, Gibb’s ! Je suis sûr que t’en es une, t’en es<br />

une qui s’ignore… »<br />

J’étais pas loin de m’enfuir à travers le désert, pour aller<br />

me cacher dans les plis de la nuit. <strong>Le</strong> processus… Ouf ti !<br />

– Occupe tes mains ! qu’y disait l’autre… »<br />

Points de repère : bernique. Rien dans ce sacré fichu désert<br />

pour mobiliser l’esprit… Que dalle sur quoi fixer son attention,<br />

que le Sphinx. Mais son immobilité transcendantale ne faisait<br />

qu’amplifier mon tumulte intérieur.<br />

« Hourouna est tout ce qui a été, tout ce qui est, tout ce qui<br />

sera. »<br />

Mais je n’avais pas envie de réfléchir, ça me faisait trop<br />

mal, alors Khasnoûpi pouvait toujours causer… D’ailleurs,<br />

pourquoi qu’y me disait ce truc là, hein ?<br />

« Ah, ça… celui qui a construit ce monument a marqué son<br />

temps, c’est sûr que je répondis, pour donner signe de vie.<br />

– Tous les hommes veulent marquer leur temps, mais le<br />

temps les marque tous, Henri. Occupe tes mains !<br />

– Je suis qu’un hypocrite, un <strong>Merblex</strong> qui… Ouf ti !<br />

– Tu es un vrai androgyne, un pur avatar comme Osiris !<br />

–… bon à rien.<br />

– Bon à être. Soit !<br />

– Ouf ti ! Facile à dire… »<br />

– 277 –


J’lui ai raconté alors, à Farid mon film des familles… avec<br />

Grosse Nasse, la Bouche, Rinkin, C’Quiveut et les autres… la totale.<br />

Lorsque j’eus terminé, je lui demandai s’il me croyait et il<br />

me répondit :<br />

« Un enfant heureux n’aurait pu inventer tout ça. Tu es<br />

comme ces cactus du désert, couverts d’épines, pour protéger la<br />

chair tendre qu’ils ont à l’intérieur. Je t’enseigne le sourire Henri<br />

: le sourire est une ouverture sur le divin. Il élève la matière<br />

en faisant remonter le visage. <strong>Le</strong> sourire est la ligne de l’horizon.<br />

Ton horizon. Et si tu veux y entrer, tu dois lâcher le poids de<br />

l’habituel bonheur.<br />

– Elle a dit que je ne saurai jamais sourire… Pendant des<br />

années, j’ai pensé qu’à mes lèvres d’ailleurs, qu’en toutes circonstances<br />

je m’évertuais à maintenir tendues d’une commissure<br />

à l’autre… je voulais pas qu’elles retombent, pour pas qu’on<br />

voit le poids que je portais… Sourire, c’est pas que je voulais pas,<br />

seulement je pouvais pas faire deux choses à la fois…<br />

– À certains hommes, le sourire coûte deux fois plus, mais<br />

quand ceux-là sourient, ils s’élèvent deux fois plus haut. Maintenant,<br />

va là-bas et soulage ta vessie… Écoute ce que je dis, je<br />

connais…<br />

– « § » »<br />

Je fis quelques pas dans la direction qu’il m’indiquait, peu<br />

convaincu de la nécessité de la chose. Je revins chancelant, sans<br />

avoir suivi ses conseils, n’ayant pas pour habitude de faire fonctionner<br />

mon organisme sur commande. Nous nous éloignâmes<br />

de la natte et Farid traça un cercle dans le sable, autour de moi.<br />

Il me banda les yeux m’ordonna de ne pas quitter le centre de<br />

cette circonférence puis, j’attendis la suite des événements.<br />

<strong>Le</strong> bourdonnement lointain du Caire, qu’amenait jusqu’à<br />

nous le vent du désert, pénétrait en moi, manifestant le passé à<br />

gros bouillons. Je m’agrippais aux grains du comboloï que mon<br />

– 278 –


Maître m’avait donné, mais cela n’empêchait pas les « bond’jou<br />

disse-ti… tu sauras jamais sourire… je suis sûre que s’en est<br />

une »… et autres merblexeries de se décalquer dans ma tête. <strong>Le</strong>s<br />

coups de martinet se mirent à pleuvoir… Je revoyais la gueule<br />

de la Bouche, crapahutant pour m’alpaguer… tout ça parce<br />

qu’elle n’était pas devenue chanteuse d’opéra… Qu’est-ce que j’y<br />

pouvais moi ? Mon père, je le voyais mieux dans la peau d’un<br />

garde-forestier, aussi… J’en chialais moi. Mon poil se hérissait<br />

de partout tellement j’avais les chocottes… Il me fallut un certain<br />

temps pour m’apercevoir que Farid me tournait autour<br />

comme un sapajou, en me jetant des poignées de sable sur les<br />

jambes.<br />

« Ouf ti !<br />

– Occupe tes mains ! »<br />

À mesure qu’il tournait, Khasnoûb proférait des incantations,<br />

tantôt en français, tantôt en arabe, disputant aux puissances<br />

occultes un pouvoir. Il haussait de plus en plus le ton<br />

l’animal, jusqu’à ce que ses paroles ressemblent à un rugissement.<br />

<strong>Le</strong>s mots qu’il proférait éclataient en déflagrations<br />

sourdes dans mon crâne, qui me semblait s’être détaché de mes<br />

os et planer comme une bulle au-dessus de moi.<br />

« Ô Maât, respirez l’odeur de cet homme, vous verrez qu’il<br />

est vie, son nom est Henri ! Sa poitrine a été lavée, sa langue a<br />

été trempée dans le miel. Il est capable de grandes métamorphoses.<br />

Il n’a jamais violé l’ordonnance des temps. En vérité,<br />

Seth ne peut rien contre lui. Je peux témoigner qu’il est sorti<br />

victorieux de l’océan primordial. Ô Maât, choisis-le, car c’est un<br />

pur. Henri ! La Maât, une fois de plus, va éprouver ton cœur.<br />

Es-tu prêt ?<br />

– Ben, oui, je crois…<br />

– Avec l’aide de Maât, nous allons brûler ton bois mort.<br />

Brûler tout l’ancien… Je dis la Maât, je fais la Maât, je suis la<br />

Maât.<br />

– Ouf ti ! »<br />

– 279 –


Au même instant, des flammes jaillirent et m’encerclèrent.<br />

Instinctivement, je me raidis pour échapper aux langues de feu.<br />

Un vrai gnouf ce Khasnoûb ! Y voulait ma mort ? Une sensation<br />

de brûlure me parcourut les jambes. Cette fois, c’était la fin,<br />

mon <strong>Merblex</strong> intérieur agonisait et je restais planté là, comme<br />

Jeanne d’Arc. On savait pas non plus si c’était un mec, ou bien…<br />

– Non de bleu !<br />

– Crie ! Maât veut t’entendre, crie ! »<br />

Je n’attendais que cette exhortation pour me manifester et<br />

je ne m’en privais pas. Je poussai aussi sec un hurlement qui<br />

creva la nuit comme un trait de javelot. <strong>Le</strong>s flammes se turent<br />

elles aussi, seule une odeur de benzine restait cramponnée à<br />

mes narines. Farid s’approcha de moi, m’ôta mon bandeau, me<br />

serra contre sa poitrine et je vis son visage souriant près du<br />

mien. Je me tournai de côté et me mis à cracher du sang, la<br />

gorge déchirée, j’avais.<br />

« C’était un gros diable Henri. Sois heureux mon fils, car le<br />

mauvais œil n’est plus sur toi. <strong>Le</strong> passé est mort et toi, tu es vivant.<br />

Tes yeux sont ouverts. Tu as vaincu le monde des matrices<br />

par l’épreuve de l’eau et maintenant, tu as vaincu Seth par<br />

l’épreuve du feu. Hou ! hou ! Tu sens la pisse d’âne. Tu as appelé<br />

les pompiers tout à l’heure ? Je t’avais dit de pisser… »<br />

À l’endroit où j’avais triomphé de la fièvre de l’enfance, ne<br />

subsistait qu’un cercle de sable grillé, et c’était un peu comme si<br />

je m’étais trouvé sur les restes d’un bûcher. Certes, j’avais un<br />

peu honte de m’être fait dessus comme un môme, mais Farid<br />

n’avait pas l’air de s’en formaliser. Y rigolait au contraire…<br />

« Allons c’était si pénible ?<br />

– Moins pénible que lorsque Clara me « torchait le cul »,<br />

comme elle disait… Elle me « torchait » pas, elle me raclait le<br />

– 280 –


trou de balle, après j’avais le croupion en feu pendant des<br />

heures, vachement en plus.<br />

– Écoute ce que j’explique : la femme qui t’a mis sur la<br />

terre ne comprend pas qu’on puisse l’aimer beaucoup car elle<br />

n’a jamais beaucoup été aimée. À cause de cela, elle n’arrive pas<br />

à beaucoup s’aimer elle-même. Elle n’arrive pas à aimer car elle<br />

se regarde beaucoup trop. Mais le « beaucoup » n’est pas un<br />

grand défaut. C’est aussi de l’amour. Quand on cherche à plaire<br />

pour être aimée, c’est que l’on manque d’amour. Si cette femme<br />

aime si mal, c’est parce qu’elle aime trop, en vérité. C’est ça, tu<br />

comprends ? C’est pourquoi les anciens disent : « Nul ne comprend<br />

l’amour des autres ». Pour y parvenir, il faut remplacer le<br />

« beaucoup », par le « peu », alors c’est un début d’amour.<br />

Maintenant Henri, elle n’a plus de pouvoir sur toi, tu es indépendant.<br />

Fixe en toi-même l’eau et le feu en équilibre. Bientôt,<br />

tu seras comme lui, dit-il en tendant le bras vers un point de<br />

l’horizon. À cet instant, le disque solaire apparut : l’œil<br />

d’Horus !<br />

– Ouf ti ! »<br />

Pour le coup, je souris comme jamais, ahuri complètement.<br />

« Comment avez-vous fait ? dis-je en faisant remarquer à<br />

Farid Khasnoûb qu’il était un sacré metteur en scène !<br />

– Horus de l’horizon est toujours à l’heure mon fils dit-il,<br />

en montrant son chronomètre. »<br />

À ces mots, nous partîmes dans un fou rire qui n’allait pas<br />

nous quitter pendant tout le trajet du retour.<br />

« Waf waf, ahuri complètement ! Ouf ti ! »<br />

À chaque fois que l’un de nous deux se calmait, l’autre repartait<br />

: Horus de l’horizon est toujours à l’heure… et Farid ne<br />

cessait de répéter : Arrête, tu me fais pleurer…<br />

Du même coup, je réalisais que si le disque solaire avait été<br />

choisi par les anciens pour symboliser la divinité, cela tenait à<br />

– 281 –


ce qu’il revenait immuablement pour éclairer et réchauffer les<br />

hommes. C’était peut-être cela le bonheur.<br />

<strong>Le</strong> lendemain, Farid entra dans ma chambre et me demanda<br />

comment je me sentais ?<br />

« J’ai un peu mal aux cheveux.<br />

– Ils sont toujours à l’heure mon fils.<br />

– Haha, oui.<br />

– C’est parce que tu as grandi en une seule nuit. Quand<br />

nous aurons fini notre jeu, tu seras un géant. Maintenant Henri,<br />

tu es un adepte de Rê confirmé. Plusieurs choses sont encore à<br />

étudier. <strong>Le</strong> temps est court pour nous… Sois très écoutant, car<br />

ce que nous faisons en quelques jours peut te rendre fou. C’est<br />

pourquoi tu dois rester dans la Maât. Vrai, juste, simple, tu<br />

comprends ? Maintenant, Maât ne veut plus que tu regardes<br />

derrière toi. Pense toujours à l’aujourd’hui, au maintenant.<br />

L’avenir viendra, et c’est ce qui va remplacer les terribles journées<br />

du passé mort. Ne cherche pas la marche arrière sur ton<br />

cheval, c’est absurde. Ne pense pas avec ta tête mais avec ton<br />

cœur. N’inquiète pas ta Maison-de-Vie.<br />

– D’accord, mais ça fait tout de même réfléchir.<br />

– Ca n’est pas dans le train que l’on défait ses valises, mais<br />

quand on est arrivé chez soi. Ne remplace pas tes anciennes<br />

croyances par de fausses croyances.<br />

– C’est peut-être un jeu mais, j’en ai bavé pas mal…<br />

– Ici bas, coupa Farid, nous jouons tous le drame de notre<br />

habitant. <strong>Le</strong>s expériences que nous faisons toi et moi accélèrent<br />

simplement l’histoire de ce drame. <strong>Le</strong> drame remonte des profondeurs<br />

et apparaît sous forme d’écume à la surface du crâne,<br />

comme ça. Quand tu auras écumé tout le drame de ton habitant,<br />

tu renaîtras et tu seras une totalité. Nous avons beaucoup parlé.<br />

Va en paix, et n’oublie pas que tu es pur.<br />

– Alors, on ne fait rien aujourd’hui ? C’est la récré ?<br />

– 282 –


– Demain seulement, nous terminons notre jeu tous les<br />

deux. Aujourd’hui, va, tu te promènes, tu écoutes, tu regardes,<br />

mais tu ne fais rien d’important, c’est bon d’avoir le cœur vide<br />

avant de le remplir. Que chacun de tes gestes et chacune de tes<br />

pensées soient dans la Maât. Ne te plains pas et débarrasse ton<br />

esprit de toutes ses vieilleries. Il y a seulement une petite<br />

épreuve. Ne mange pas jusqu’à demain soir, bois seulement,<br />

c’est tout. Tu dois aussi éviter de te regarder dans les miroirs<br />

jusqu’à ce que je te le dise.<br />

– Jusqu’à demain sans bouffer ! J’vais avoir la dalle moi.<br />

– Sois très écoutant Henri. Si ton estomac est vide, je pourrais<br />

mieux te remplir de beautés joyeuses. C’est un secret que je<br />

ne peux pas t’expliquer. Demain, nous allons recharger tes batteries.<br />

Je vais te conduire pour ta « sortie dans la Lumière », et<br />

tu seras « Maître de la mort », bockra inch’Allah mon fils. »<br />

J’occupais ma journée ainsi que me l’avait conseillé mon<br />

maître, en évitant les marchands de boulettes. Détourner mon<br />

regard à chaque fois que je m’apercevais dans une vitrine n’était<br />

pas une sinécure. Tout ça m’occupait bien les méninges. Par ailleurs,<br />

je constatais que c’était un moyen assez efficace de développer<br />

une vision de soi et du monde autrement différente de<br />

celle dont on a l’habitude. <strong>Le</strong>s gens faisaient attention à moi<br />

qu’on aurait dit. En rentrant de ma promenade, je gagnais directement<br />

ma chambre, l’estomac à la place du cerveau, mais<br />

j’avais plus que la nuit à passer avant d’avaler quelque chose.<br />

J’avais qu’à fermer les yeux et me mettre à roupiller, ça passerait<br />

plus vite.<br />

Je venais juste de me mettre à pioncer quand j’entendis la<br />

voix de Farid et celle de Dzita qui rouspétait. J’imprimais toujours<br />

pas l’arabe, moi. À en juger au ton du père, ça ne devait<br />

pas être une partie de plaisir pour Dzita. Je finis par me ren-<br />

– 283 –


dormir quand, dans la nuit, quelqu’un m’éveilla en se glissant<br />

dans mon pieu ! Je rêvais pas : Dzita !<br />

Elle pleurait doucement et ça, j’avais pas besoin qu’on me<br />

le traduise. Après quelques instants d’hésitation, je lui passais le<br />

bras autour des épaules. J’avais beau l’interroger, elle ne répondait<br />

rien. Elle ne protesta pas davantage quand je l’attirai contre<br />

moi. Elle se tenait un peu raide, dans une sorte d’attitude farouche,<br />

les poings serrés sous le menton, pressant l’un contre<br />

l’autre ses seins comme deux colombes qu’elle voulait protéger.<br />

Quelle peur avait bien pu la sortir de son lit pour s’aventurer<br />

dans celui d’un marin ? Je la désirais bien comme y faut… Une<br />

peau pareille, j’avais la trique, pire qu’Osiris, moi… Je sentais la<br />

chaleur de son corps à travers sa robe de nuit tandis que mon<br />

sang battait violemment à mes tempes, mais je me contentais de<br />

baiser ses joues salées en la tenant blottie contre moi. Comment<br />

Dzita si timide avait-elle pu ? Que penserait son père si je touchais<br />

sa fille, sans son consentement ? Rassurée par ma passivité,<br />

Dzita finit par s’endormir, la tête au creux de mon épaule, les<br />

cheveux collés au visage. J’ai veillé toute la nuit, les yeux grands<br />

ouverts, attendant que l’aurore éteigne l’incendie de mon corps.<br />

C’était pas un cadeau.<br />

Quand je refis surface, Dzita avait quitté ma couche. Je<br />

m’en balançais moi, je pensais qu’à bouffer. Je m’habillais en<br />

hâte et j’allais rejoindre mes hôtes déjà dans le séjour.<br />

Farid Khasnoûb avait le charme moqueur que j’admirais<br />

chez mon père. Il ponctuait tout d’un sourire, ironique ou satisfait,<br />

selon le sentiment qu’il voulait communiquer. Mais ce matin-là,<br />

il m’accueillit à visage fermé, le regard atone. Il m’invita à<br />

m’asseoir, tandis que Dzita servait le thé les yeux baissés. <strong>Le</strong> silence<br />

pesait puissamment sur cette matinée bien avancée déjà et<br />

je ne pouvais m’empêcher de croire que d’une minute à l’autre,<br />

Khasnoûb m’inviterait à quitter sa demeure. Dzita prit place à la<br />

table, silencieuse elle aussi. Sans doute son père voulait-il que<br />

nous prenions cette dernière boisson ensemble, pour ne pas<br />

– 284 –


contrevenir à son sens de l’hospitalité et à la fois, me marquer<br />

son mépris ?<br />

« Sais-tu ce que tu as fait cette nuit Henri ?<br />

– Qui moi ? J’ai dormi…<br />

– Alors, tu as mal dormi. Pourquoi doutes-tu ?<br />

– J’ai juste consolé Dzita, dis-je fermement décidé à affronter<br />

mes responsabilités.<br />

– Malech. <strong>Le</strong> Coran n’interdit pas à une jeune fille de dormir<br />

à côté d’un jeune homme. D’ailleurs, une femme, ça n’est<br />

rien d’autre qu’un homme avec des jupes.<br />

– « ! + ? = #° »<br />

– Dzita n’avait pas besoin de consolation. Elle doit encore<br />

apprendre à obéir à son père. Quand je lui dis : viens, elle doit<br />

venir. Quand je lui dis : va, elle doit aller. Je ne peux lui faire<br />

aucun mal, je connais.<br />

– Que me reprochez-vous alors ?<br />

– Mais rien mon fils. Tu as vaincu ton corps, est-ce que je<br />

devrais t’en vouloir pour ça ? Tu peux beaucoup commander à<br />

toi-même maintenant. C’est évidemment ça ! Hé hé. Ah, je suis<br />

fier de toi mon fils. Tu as triomphé de la bête. Car… tu connais<br />

comme le nageur qui a déjà nagé, jamais plus tu n’oublieras les<br />

mouvements. L’esprit de celui qui a appris à nager connaît l’eau,<br />

et son corps aussi. Il ne peut plus se noyer, que je dis.<br />

– Celui qui a résisté à son corps connaît le milieu, il ne peut<br />

plus se brûler. Il est un vivant conscient. Tu as douté pourtant et<br />

pendant un instant, tu étais mort. Dis-moi Henri, désirais-tu ma<br />

fille cette nuit ?<br />

– Ben quand même un peu, enfin… oui.<br />

– Ah mon fils, Isis ma fille a rassemblé tes membres, ton<br />

phallus a été retrouvé… que je dis… tu ne dois plus douter de<br />

ton sexe maintenant. »<br />

– 285 –


C’était sympa comme tout cette nouvelle. Elles pouvaient<br />

aller se rhabiller pour de bon les tantouzes du bac. Je banderai<br />

plus que pour les gonzesses à l’avenir.<br />

« Te voilà vraiment prêt à sortir dans la Lumière Henri.<br />

– Je ne comprends pas… Voulez-vous dire que la sexualité<br />

empêche d’entrer dans la lumière… ou le contraire ?<br />

– Beaucoup de gens s’imaginent que pour atteindre un<br />

haut niveau de spiritualité, il faut s’abstenir de sexualité… Cela<br />

n’est pas tout à fait juste car, si c’était le cas, tous les frustrés de<br />

la terre seraient alors des saints ! Sois très écoutant…<br />

L’abstinence prouve simplement que tu sais renoncer au plaisir<br />

qui rend faible, cela fortifie le caractère et permet d’affirmer que<br />

tu peux commander à toi-même. Encore, connais aussi que<br />

s’abstenir de sexe favorise le détachement du monde organique<br />

et matériel, parce que cela rapproche l’homme de l’être asexué.<br />

Mais tous les hommes ne sont pas appelés à pratiquer l’ascèse.<br />

C’est un art. La plupart de ceux qui ont essayé sont tombés dans<br />

la folie. <strong>Le</strong> principal est de ne commettre aucun excès. Maintenant,<br />

tu es celui qui dit "non"… Tu es un vrai homme qui attire<br />

tout à lui. Tu peux regarder Dzita et elle peut te regarder, car<br />

vous êtes frère et sœur. <strong>Le</strong> visage de Dzita avait changé en effet,<br />

ou était-ce mon regard ? Pour la première fois, je vis qu’elle était<br />

un homme comme moi, un homme avec son poids d’hommesse,<br />

un homme comme toutes les femmes, comme tous les hommes,<br />

et ce fut mon premier véritable sentiment d’amour envers mon<br />

contraire.<br />

– 286 –


XXIII<br />

Vers la fin de l’après-midi, F. Khasnoûb me chargea sur son<br />

scooter et nous partîmes vers Gizeh. Atoum descendait dans le<br />

ciel pourpre et les rares Occidentaux s’attardant encore sur le<br />

plateau, n’allaient pas tarder à regagner leurs hôtels. Un Égyptien<br />

en uniforme vint au devant de nous et fit signe de le suivre.<br />

Lorsque nous fûmes à l’abri des regards, Farid me fit ôter ma<br />

galabieh puis, il entreprit de m’asperger le corps avec l’eau du<br />

bidon qu’il avait emporté.<br />

« Nous allons entrer dans la Maison-de-Vie, nous devons<br />

être purifiés, me dit-il en s’exécutant lui aussi. Il me mit une<br />

couverture sur les épaules et me conduisit à la grille fermant<br />

l’entrée de Kheops où l’homme en uniforme nous attendait avec<br />

des torches. »<br />

Nous entrâmes dans la pyramide par la brèche que les pilleurs<br />

de tombes y avaient pratiquée quelques siècles plus tôt. La<br />

grille grinça sur ses gonds en se refermant sur le monde matériel.<br />

Farid Khasnoûb me devançait en éclairant l’étroit couloir<br />

qui s’enfonçait sous la base de l’édifice. L’air toxique de ce vagin<br />

antique dégageait une odeur âcre et croupissante. Au fond de<br />

cette descente, la place était une sorte de caverne grossièrement<br />

taillée dans le roc, dont seul le plafond traçait des angles rectilignes.<br />

On pouvait y voir une fresque représentant des hommes<br />

se poursuivant pour se fendre le crâne à coups de hache ; le<br />

monde à l’envers ! Farid s’assit, éteignit sa torche et je l’imitai.<br />

« Qui n’a connu que la nuit n’a pas goûté aux véritables ténèbres<br />

de la duat, dit-il. »<br />

– 287 –


<strong>Le</strong> silence s’empara de nous, mais sa dernière phrase résonnait<br />

encore. C’était donc cela les ténèbres du duat… cette<br />

noirceur opaque à couper au couteau, contraire à la Lumière,<br />

mais nécessaire pour qu’elle se manifeste ? La nuit laissait au<br />

moins espérer la lueur de quelques astres… Au reste, comment<br />

pouvions-nous dire : voici la lumière si elle ne rencontrait<br />

d’opposition ? Aux ténèbres véritables n’a pas goûté, qui n’a<br />

connu que la nuit…<br />

Tel Osiris aux membres dispersés, déstructurés, sans contour<br />

ni repère… je restais là à épier l’absolu assis dans les ténèbres.<br />

Peu à peu, l’impossibilité de voir à l’extérieur me renvoyait<br />

à mon univers intérieur ; seul le monde invisible avait<br />

consistance.<br />

Ma peau était-elle encore blanche ou comme moi devenue<br />

aveugle ? Était-il tôt ou tard ? Un irrésistible besoin de me raccrocher<br />

aux choses concrètes se faisait de plus en plus sentir.<br />

Qui étais-je ? Je respirais, j’étais le poumon de Kheops ! <strong>Le</strong>s parois<br />

se dilataient, se dégonflait… je débordais mes contours.<br />

Mon ventre atteignit bientôt le volume de la caverne, tandis<br />

qu’une force centripète m’écrasait la tête… Impossible de me situer<br />

dans l’espace… L’idée du positionnement de mes membres<br />

était aléatoire. Dispersé j’étais ! Et j’avais beau me palper, je ne<br />

parvenais plus à me croire entier. Je pensais des pieds,<br />

j’entendais du talon… Je n’étais plus qu’une flaque de mercure,<br />

délétère. Était-il possible que notre corps soit cette douloureuse<br />

et bruyante machine à tuer le temps où sifflent à grands coups<br />

d’archet les rivières de sang palpitant dans nos veines ? On<br />

donnait un opéra dans la fosse de mon estomac. Mon cœur était<br />

percussionniste. Mes borborygmes faisaient ressembler mon<br />

organisme à un alambic musical. « Qui n’a connu que la nuit,<br />

n’a pas goûté… » J’avais la dalle, moi… Façon de parler, il n’y<br />

avait plus de « Moi »… Je savais plus ce qu’avait dit Farid ?<br />

L’ordre des choses, des mots… Flippait-il lui aussi ? <strong>Le</strong>s cauchemars<br />

d’antan ressurgissaient à gros bouillon :<br />

– 288 –


« Et tu resteras enfermé dans cette cave jusqu’à ce que tu<br />

ailles au lit ! Et sans dîner s’il vous plaît… ça t’apprendra à te<br />

planquer sur le toit ! »<br />

Des heures sur le toit à me projeter dans l’horizon… à<br />

bombarder les dieux de pourquoi ? Elle ne supportait pas la<br />

Bouche.<br />

Un rire nerveux s’échappa de moi et balaya ces images. Si<br />

je n’avais ri, j’en serais tombé mort. Raide !<br />

« <strong>Le</strong>s rires sont des pleurs inversés Henri. Et la pierre que<br />

l’on rejette, souvent, devient la pierre angulaire. À ces mots, Farid<br />

ralluma sa torche et poursuivit :<br />

– Tu as bien résisté à la folie mon fils. Tu vas maintenant<br />

voyager dans l’air, laisse-moi te conduire là où tu renaîtras de<br />

tes cendres comme un phœnix. »<br />

Par d’étroits couloirs, nous remontâmes dans le sein de<br />

Kheops vers la « chambre de la Reine ». Durant notre ascension,<br />

un petit courant d’air frais nous caressa le visage… fait<br />

inattendu s’il en est, en un lieu si fermé ! À l’entrée de la petite<br />

chambre, mon Maître dit :<br />

« Tu as senti ce souffle, Henri ? Tu viens d’être purifié par<br />

l’air. Alors passe dans la chambre…<br />

Ces paroles me rendirent aussi heureux qu’Auguste Mariette,<br />

le jour où il trébucha sur le nez du sphinx ensablé, qui allait<br />

lui faire découvrir Sakara.<br />

– Sois très écoutant Henri, je vais dire la Maât pour toi. Si<br />

tu n’es pas en accord avec ce que je vais dire, parle sans<br />

crainte… Dans la Maison-de-Vie, la chambre de la Reine est<br />

plus petite que celle du Roi, car c’est la maison d’une femelle.<br />

« O Maât, mère de justice et de vérité. Gardienne du seuil,<br />

accueille celui qui entre dans ta chambre. Gardienne de la balance<br />

céleste, j’ai pesé le cœur de celui-ci pour toi et je l’ai trou-<br />

– 289 –


vé pur. Celui qui se présente devant toi est un justifié. Il n’a pas<br />

bu, il n’a pas mangé, il n’a pas consommé l’acte de chair pour<br />

se présenter les mains nettes devant toi. Voici maintenant qu’il<br />

demande à être ton époux. O Maât, vierge de toute faute, tu es<br />

la sainte de ce justifié. Ne résiste pas à l’appel d’un pur, donne<br />

lui ta bénédiction. Je te le demande au nom de la triade sacrée.<br />

Il a passé l’épreuve de l’eau avec succès et il est né dans la joie.<br />

Il a passé l’épreuve du feu avec succès, le mauvais œil n’est plus<br />

sur lui. Il a été purifié par l’air. Il est sorti victorieux de<br />

l’épreuve de la terre et je l’ai vu se rassembler. Il a triomphé de<br />

la folie et le voici prêt à être ton Roi. Et toi, Henri, si tu ne te<br />

sens pas prêt à recevoir le grand mystère de la mort, parle. »<br />

– « »<br />

– Sache qu’après avoir goûté au grand secret, tu ne seras<br />

plus le même, ta lucidité sera plus grande et à cause de cela,<br />

plus lourd sera le poids que tu devras porter, car tu es un Osiris.<br />

Désormais, tu seras attiré vers le haut et tu seras porté à toujours<br />

t’élever. Tu voudras monter, mais tu n’en verras jamais la<br />

fin, que décides-tu ?<br />

– Continuer. »<br />

Nous avons quitté la chambre de la Reine pour gravir la<br />

rampe de la grande galerie conduisant à la chambre du Roi. La<br />

perspective de cette galerie m’impressionna, à cause de sa hauteur<br />

et de son volume. En haut de la rampe, nous dûmes nous<br />

baisser pour franchir l’entrée de l’antichambre. Puis, à<br />

l’intérieur du sas, F. Khasnoûb me dit :<br />

« Voici la porte, mon fils. Passé ce seuil, tu connaîtras les<br />

mystères d’Osiris. Sois très écoutant : La chambre du Roi est<br />

plus grande et domine celle de la Reine, car c’est l’habitation<br />

d’un homme. C’est dans cette chambre que la plus grande partie<br />

de ton être viril demeurera. Maintenant, ton habitant doit se<br />

préparer à sa sortie dans la lumière pour consommer la noce de<br />

la Reine et du Roi. »<br />

– 290 –


La chambre du Roi était une grande salle d’environ dix<br />

mètres de long sur cinq de large et autant de haut. En son milieu,<br />

se trouvait un coffre de granit, décentré par rapport aux<br />

angles des murs et dont un des coins était brisé. Farid ouvrit<br />

son sac et en sortit une coiffe de pharaon.<br />

« Je te coiffe du némès Osiris Henri, ne crains rien. Pour ta<br />

sortie du duat. Prends place dans ce cercueil, mon fils et voyons<br />

s’il est à ta taille…<br />

Quand je fus installé, Farid posa deux sceptres sur ma poitrine<br />

et il dit…<br />

– Pharaon porte le crochet pour retenir ce qui va trop vite<br />

et le fouet, pour accélérer ce qui est trop lent. Imite-le, cela<br />

t’aidera à être UN.<br />

Je m’exécutais.<br />

– Tes membres sont-ils rassemblés ?<br />

– Oui.<br />

– Osiris Henri… Sois très écoutant… n’entends que ma<br />

voix. »<br />

Alors, mon Maître me fit une série de suggestions, subtiles<br />

et ordonnées, qui avaient pour but de me plonger dans un état<br />

de non-formulation de pensée… Chacune de ses paroles<br />

m’amenait à une série de conclusions sécurisantes. Peu à peu<br />

j’oubliais mon corps, pour m’abandonner totalement.<br />

« Osiris Henri… Sois très écoutant… n’entends que ma<br />

voix. Je te parle de Seth, le dieu rusé et fratricide du duat, qui<br />

détruit et disperse la conscience de ceux en qui il s’introduit.<br />

Seth le jaloux dit à ses complices :<br />

– Mon frère Osiris est de trop au monde, il doit périr !<br />

Quand il se couchera dans ce cercueil pour l’essayer, jetonsnous<br />

dessus et scellons le couvercle, puis nous irons le jeter<br />

– 291 –


dans le Nil. N’entends que ma voix Osiris Henri. La mort<br />

n’atteint que ce qui est mort. L’esprit d’Osiris est plus puissant<br />

que la mort, car tous ses membres et toutes ses pensées sont<br />

constamment rassemblés en une totalité unie à la vie. Où qu’il<br />

soit, quoi qu’il fasse, Osiris accepte le présent. Même habitant<br />

un cercueil, il est heureux, c’est pourquoi la mort ne peut le posséder.<br />

Il sait repousser les divinités courroucées et les formes<br />

pensées qui l’assaillent. Cette force d’esprit est comme le phallus<br />

durci par le désir et qui pénètre une femme pour la féconder.<br />

C’est la même force d’esprit qui pénètre le duat pour le traverser<br />

sans encombre et passer du côté des immortels de la Belle<br />

Amenti. C’est le désir de la Vie Continuelle. Osiris a ainsi prouvé<br />

que la vie continuait après la mort et que l’esprit vivant domine<br />

en puissance toute matière et toute magie. La mort n’atteint que<br />

ce qui est mort. Osiris est un délié. Osiris est vivant. Imite-le,<br />

Henri. Un arbre mort peut donner des fruits si le cercueil<br />

d’Osiris est échoué à son pied. <strong>Le</strong> cercueil n’est pour rien dans<br />

ce prodige… C’est l’habitant qui agit en rayonnement. Or, le<br />

corps humain est semblable au cercueil… L’esprit de l’homme<br />

en est l’habitant. C’est pourquoi le corps est appelé « Maisonde-Vie<br />

».<br />

N’entends que ma voix Henri. La mort n’atteint que ce qui<br />

est mort. Ô Henri, tu as interrogé le nœud du destin qui repose<br />

dans l’hier, tu as fouillé et parcouru la terre pour rassembler tes<br />

membres, tu as remonté le Nil pour me rencontrer, connais<br />

maintenant que tu es un semblable d’Osiris. Regarde-toi, Ô Osiris<br />

Henri. Regarde-toi tel qu’en toi-même et connais que tu vis.<br />

Chacune de tes actions est un membre conscient de ta vie désirée.<br />

Et tes actions jusqu’ici ont été justes et véritables. Tes actions<br />

sont comme l’engrais déposé au pied de l’arbre de vie. Tes<br />

actions témoignent pour ta vie. Seth a dit que tu étais « de trop<br />

au monde », mais ce sont les paroles d’un fourbe. Tu es UN<br />

homme, UN présent. Ni dans le passé, ni dans le futur, mais<br />

Présent comme un phallus rempli de contentement, dressé en<br />

pleine vie. Accepte simplement ce que je dis, car le présent accepté<br />

est tout ; c’est en lui que s’opèrent les miracles. L’homme<br />

– 292 –


UN n’espère pas, il ne regrette pas, il EST. Osiris Henri, sois !<br />

Que l’arbre de ta vie grandisse dans la plénitude et que la récolte<br />

soit abondante. Te voici maintenant rassemblé en une Totalité,<br />

présent dans la vie, sous le regard bienveillant de Maât. Tu es<br />

prêt pour entrer dans la quatrième chambre de la Maison-de-vie<br />

maintenant. Sors, trouve-là. C’est la Maât. J’ai dit. »<br />

Quant Farid se tut, quelque chose se débloqua en moi… De<br />

petits chocs se firent sentir contre la paroi intérieure de mon<br />

enveloppe charnelle, comme si je me heurtais à celles du coffre<br />

de granit, mais c’était l’autre… Mon habitant qui gigotait. Je me<br />

dis alors : « Mon habitant va sortir »… Mon visage m’apparut<br />

soudain, comme si je l’avais contemplé dans une glace. Un<br />

vrombissement se propagea dans ma colonne vertébrale. <strong>Le</strong>s os<br />

de mon crâne se mirent à vibrer comme de la tôle fragile. Alors<br />

une irrésistible force ascensionnelle m’emporta. Je compris à<br />

cet instant ce que signifiait l’expression : « monter au ciel ».<br />

Jamais jusque là, je n’avais eu la possibilité de décrypter avec<br />

autant de netteté la fonction de décorporation. Alors je me dis :<br />

« Tiens, je me dédouble, je monte », mais ça ne m’étonnait pas.<br />

La vibration cessa et je me fis cette autre réflexion : « Tiens, je<br />

flotte hors de mon crâne ». Alors, je vis un serpentin argenté<br />

danser autour de moi, décrivant des figures gracieuses. Ma lucidité<br />

était très grande et je ne sentais plus mon dos.<br />

« Comme l’animal endormi est pitoyable » que je me suis<br />

dit, en voyant mon corps couché dans le coffre, et j’éprouvais de<br />

la compassion envers lui. Mais si mon vieux paletot souffrait,<br />

quelle importance cela avait-il ? Puisque l’important était<br />

d’aimer à travers lui… J’avais envie de me moquer, tellement<br />

j’avais l’air bête, allongé là, les yeux grands ouverts.<br />

Mon habitant était le calque de mon habitation charnelle,<br />

mais plus menu, plus beau, sans pli, sans poil et entièrement<br />

fluorescent. Je restais ainsi en suspension, flottant dans<br />

l’atmosphère de la chambre du Roi, content de ma découverte.<br />

– 293 –


Je n’imaginais pas qu’il fut possible de traverser le plafond,<br />

pourtant l’extraordinaire chose se produisit.<br />

Mon corps immatériel pénétra dans la pierre, sans rencontrer<br />

plus de résistance que dans l’eau. J’atteignis une salle magnifique.<br />

Je me dis alors : « Voici la salle des dieux »… Je ne<br />

peux dire ce que j’ai vu, je peux seulement rapporter ce cartouche<br />

de préparation 67 :<br />

Ainsi projeté hors de mon scaphandre de chair, j’accomplis<br />

ma sortie victorieuse dans la Lumière de la Belle Amenti. Lorsque<br />

j’atteignis le toit de Kheops, le disque d’Horus pointait à<br />

l’horizon Oriental, celui d’Atum sombrait à l’Occident. La terre<br />

est une boule sur l’arbre de Noël cosmique. Il faut posséder la<br />

science des organes internes pour lire au-delà du monde des<br />

matrices. Nous ne sommes que résidents provisoires dans ce<br />

corps gélatineux qui nous sert de passeport et que les suicidaires<br />

veulent toujours perdre.<br />

6 Salle que les archéologues du monde entier cherchent vainement.<br />

Quand ils la mettront au jour, ils y feront des découvertes qui bouleverseront<br />

la spiritualité de l’humanité, toutes les ethnies et religions sont concernées.<br />

À l’appui de ces découvertes, des preuves matérielles existent en<br />

divers points de la planète et seront données.<br />

7 Se traduit phonétiquement par : « khènèmes nètcher » qui signifie<br />

: « théophilos (grec) – Ami de dieu – ou par ce néologisme grecolatin<br />

: déophile.<br />

– 294 –


L’homme est lumière et, à sa mort, il retourne à la lumière,<br />

qui est sa vraie patrie. Alors, la vraie Vie commence, dénuée de<br />

tourments et justifiant les vicissitudes de celle-ci. Après que<br />

nous ayons mûri notre fruit, après la comédie du bien-être et le<br />

chemin des frustrations, nous accouchons de nous-mêmes. On<br />

appelle cela la mort, mais l’homme UN ne meurt pas, sa vie est<br />

continuelle.<br />

Farid penché sur moi, souriait. Lorsque j’ouvris mes yeux<br />

de terre, je vis le visage de celui qui m’avait donné<br />

l’ahurissement. Je le regardais comme mon Maître. Il me tendit<br />

la main pour m’aider à me relever.<br />

« Reste debout dans le coffre Osiris Henri, sceptres croisés<br />

sur ta poitrine… j’approche l’herminette et je t’ouvre sa<br />

bouche. »<br />

Alors F. Khasnoûb m’introduisit quatre doigts dans la<br />

bouche, puis il dit avec solennité :<br />

« Mon frère, Osiris Henri, tu es « Maître de la mort »<br />

maintenant, tu possèdes le vrai pouvoir. Ta tête est attachée à<br />

tes vertèbres, tu as retrouvé ton phallus, le verbe de Thot est sur<br />

ta langue, ta bouche est ouverte et tes commandements seront<br />

obéis dans l’univers tout entier, car tu es de la graine de Maâkhérou.<br />

<strong>Le</strong> pur qui te parle peut témoigner que tout cela est vrai,<br />

que tu as mérité le nom d’« homme qui n’inverse » pas sa nature.<br />

Tu le jures n’est-ce pas mon fils, demanda-t-il en se tournant<br />

vers moi ?<br />

– Oui.<br />

– En ce moment même, tu es une Totalité. Je te fais Mâakhérou<br />

au nom de la Maât et voici ton nouveau nom : Maâthias.<br />

»<br />

J’étais abasourdi et à la fois heureux, les mots me manquaient<br />

pour remercier. Au reste le fallait-il ?<br />

– 295 –


« <strong>Le</strong>s anciens ont appelé « Maison d’Éternité » la Maisonde-Vie<br />

à cause de la Vie après la mort, Maâthias. Mais la vie<br />

éternelle n’existe pas si on l’interrompt ou si le vivant n’est pas<br />

UN Homme UN. La vie éternelle est la Vie Continuelle. Il faut<br />

seulement accepter de vivre continuellement…<br />

<strong>Le</strong> rituel ayant pris fin, nous nous dirigeâmes vers la galerie<br />

que nous avions empruntée au matin. Sans mot dire, je le<br />

suivis. Nous atteignîmes rapidement la sortie où l’homme en<br />

uniforme attendait pour nous ouvrir la grille.<br />

« Tu vois Henri, la Maison de Lumière n’a pas de grille, pas<br />

de porte, dit l’homme en uniforme.<br />

– Oui.<br />

–… et il n’y a rien à voir à l’intérieur de la Maison-de-Vie,<br />

ajouta t-il.<br />

– « »<br />

– Qu’as-tu vu dans la Maison-de-Vie Henri ? questionna<br />

Farid en me regardant fixement.<br />

– Rien, je n’ai rien vu.<br />

– Tu connais donc l’entrée ? continua l’homme en uniforme.<br />

– Non, c’est une fausse porte.<br />

– Scribe de Thot, va, emporte cette plume blanche, c’est le<br />

symbole de Maât et celui de ton appartenance au monde de<br />

l’esprit. »<br />

Horus de l’horizon amorçait son ascension au-dessus des<br />

deux terres quand je quittais le périmètre des pyramides. <strong>Le</strong>s<br />

heures que j’avais passées à l’intérieur de Khéops étaient hors<br />

du temps. Curieusement, je n’avais plus faim. <strong>Le</strong>s énergies cosmiques<br />

dont elle est constamment bombardée.<br />

– 296 –


Je me sentais rechargé au physique comme au mental.<br />

C’est donc à la manière d’un immigré céleste débarquant de sa<br />

capsule que je retrouvais le monde biologique. Et le monde<br />

m’apparut aussi nouveau que j’étais nouveau pour le monde.<br />

Quelques minutes plus tard, assis à une terrasse devant un<br />

masbout, nous regardions s’affairer et gesticuler les acteurs de<br />

Gizeh, qui avaient choisi ce plateau pour théâtre.<br />

Toute chose rayonnait. La terre semblait en fusion, chaque<br />

pierre, chaque arbre, chaque grain de sable diffusaient des<br />

rayons. Dans la création, les pierres sont des braises, les chameaux<br />

de grosses lucioles, les arbres sont des torches et les<br />

hommes, des phares.<br />

<strong>Le</strong>s touristes recommençaient à pulluler sur le plateau, en<br />

route vers une fausse Amenti. Je me sentis pris de compassion<br />

pour ces usagers venus des quatre coins de la planète, comme<br />

on se rend à Disneyland. Ils faisaient la queue pour acheter<br />

leurs billets de visiteurs, mais pour la plupart, Kheops ne serait<br />

jamais qu’un logo géant dans un espace publicitaire, à la mesure<br />

de leur infantilisme. Après la visite, ils quitteraient la Cité-des-<br />

Beautés pour mieux retourner « loisir dans la tiédeur », au fond<br />

des tombes du bonheur Occidental. Quel dépliant touristique<br />

leur conterait jamais l’extraordinaire odyssée qu’avait été la<br />

mienne cette nuit-là ? Quel guide leur dirait pourquoi Kheops se<br />

nomme la « Lumineuse » ? Et quel symbole, mieux que celui<br />

d’une sphère astrale s’élevant à son faîte, leur enseignerait<br />

l’endroit du corps vers lequel l’homme doit élever sa conscience<br />

?<br />

J’avais connu leurs tracas, pas un ne m’avait été épargné.<br />

Nous avions emprunté les mêmes couloirs fléchés et voyagé<br />

dans les mêmes trains cafardeux. C’est pourquoi je m’avisais de<br />

raisonner de la sorte moi, le Maâkhérou – Fils de Lumière – Fils<br />

de Rê, de Râ ou de tout ce que l’on voudra… Pendant toutes ces<br />

années, coiffé du némès, avec mon déo-feeling, déjà miraculé,<br />

souvent miraculeux, j’acceptais de me taire, pour ne pas déran-<br />

– 297 –


ger. On me trouvait bizarre… Mais je connaissais qu’en définitive,<br />

la Maât triompherait pour tout couronner de chance et de<br />

félicité. Je pressentais que si tous les hommes pouvaient être<br />

différents, seul les <strong>Merblex</strong> étaient uniques. Je savais que Dieu<br />

choisissait parmi notre espèce, ceux dont IL fait ses élus, ses<br />

prophètes et ses pharaons. C’est pour cela que j’avais ma fierté,<br />

la fierté d’avoir pris sur la gueule, de savoir pardonner. Mais<br />

cette fierté-là, ni les fats, ni les humbles ne la toléraient. J’avais<br />

la rage d’apprendre, de connaître et la volonté de creuser le ciel<br />

en vue d’être unique. Vivre idiot, jamais ! Or, en cherchant à<br />

m’élever, je vouais en même temps ma personne à cet éloignement<br />

moral dans lequel si longtemps j’avais vécu, en cette traversée<br />

cousue de dialogues intérieurs et d’archéologie ininterrompus.<br />

Je n’étais qu’un petit scribe, un prétendant sans prétention,<br />

mais je voyais dans l’horizon ainsi qu’Horus. Ma lucidité nouvelle<br />

me faisait mesurer la dimension dans laquelle désormais,<br />

il me faudrait progresser sans fléchir. La voie de Maât était<br />

claire. À présent, j’étais responsable et mon chemin serait celui<br />

des sans-excuse.<br />

Nous savions Farid Khasnoûb et moi, que nous vivions nos<br />

derniers instants de compagnie. Cette idée m’était cruelle et<br />

j’attendais à tout moment qu’un signe me le confirme. Il ne laissait<br />

rien paraître de ses sentiments, mais il était trop sensible<br />

pour me voir partir sans un pincement au cœur. Nous prolongions<br />

ces instants de fraternité intense, qui provoquaient dans<br />

le plexus un plaisir à la limite de la gêne. Plus que son sang,<br />

mon Maître m’avait transmis sa connaissance et converti à<br />

l’Orient. Désormais, mon cœur resterait ouvert à cette page,<br />

quelle que fût la critique qu’il dût essuyer.<br />

Je croyais que F. Khasnoûb parlerait de mon départ, mais<br />

rien du tout, des clous. Il se leva, je le suivis à l’endroit où était<br />

garée sa vespa. Quand il stoppa devant son immeuble, il<br />

n’arrêta pas le moteur. Je montai dire au revoir à Dzita et pris<br />

– 298 –


mon sac, puis nous partîmes en direction de la gare où je pris un<br />

aller pour Alexandrie. Sur le quai, je dévisageai mon Maître,<br />

mais il ne me sourit pas.<br />

« Avant de partir, je voudrais prendre une photo, lui dis-je.<br />

– <strong>Le</strong> vrai voyageur n’emporte que ses yeux et son cœur, les<br />

photographies sont faites pour les morts. Toi, tu es un ressortissant<br />

de l’amour, un vivant, tu connais, répondit-il. Du même<br />

coup, je réalisais que je ne le reverrai jamais, même si j’avais un<br />

jour la possibilité de revenir au Caire. Quand l’omnibus<br />

s’ébranla, je le vis planté au bout du quai, dans sa vieille galabieh<br />

bleue pâle, les bras le long du corps, dans l’attitude simple<br />

qui lui était familière. À la vue de son émouvante silhouette, une<br />

boule de larmes me retourna les tripes et fit dans ma gorge, exploser<br />

ce cri :<br />

« Farid !<br />

– Osiris ! »<br />

Tout était dit.<br />

– 299 –


XXIV<br />

À mon retour dans le nord, je retrouvais ma ville toute taillée<br />

dans ces pierres qui s’assombrissent lorsqu’il pleut. <strong>Le</strong>s<br />

Belges sont les seuls Occidentaux à vivre dans des maisons<br />

construites avec la même pierre que celle de leurs tombes ! J’y<br />

resterai encore quelques jours, le temps de m’assurer que je<br />

n’avais plus rien à faire dans le monde des « marcheurs sur<br />

pieds », puis ciao.<br />

Place de la gare, je retrouvais les usagers habituels avec<br />

leurs yeux en berne, qui ne continuaient à exister que pour leur<br />

retraite. À voir leurs visages, stigmatisant les affres du mépris<br />

ou porteurs de leurs rêves inassouvis, je comprenais qu’ils souffraient<br />

tous du même mal, sortis de cet Éden qu’à mort, ils<br />

avaient mis. Mon teint basané, mon assurance, l’insolence de<br />

mes dix-neuf ans, tout en moi les insultait. Je me sentais déplacé,<br />

seul avec une joie qui me restait sur l’estomac.<br />

Je me suis tiré faire un tour dans les rues mal pavées, histoire<br />

de jamais oublier que c’était là où j’avais séché les cours et<br />

failli crever d’une maladie d’amour. <strong>Le</strong>s traces de peinture<br />

avaient disparu sur la chaussée, devant chez Cécile… Bon, c’était<br />

du beau romantisme ce qu’on avait vécu, tout de même. Làdessus,<br />

je me suis pointé à l’Émulation où le juke-box crachait à<br />

fond la Beatles mania… C’est là que je suis tombé sur elle… À<br />

peine je l’ai reconnue ! Une vraie métamorphosée. Elle avait de<br />

la conversation maintenant, bien constituée, mignonne et tout.<br />

On a bu quelques verres en se racontant nos aventures. Elle<br />

était mariée, pas loin du divorce, y paraît… Une rapide la Cécile…<br />

En sortant du bistrot, on était tous les deux pompettes. Je<br />

l’ai raccompagnée. Il était « encore en voyage » son husband.<br />

Elle m’a servi toute la « story » pendant qu’on trottait. Elle te-<br />

– 300 –


nait bien le crachoir… « je veux ci, je veux là… », qu’elle me jactait,<br />

toujours dans son feuilleton, en timbrant la voix. Je suis<br />

monté… Un vrai navire que c’était son pieu ! Des tempêtes, il en<br />

avait connu, c’est sûr, et ça l’intéressait d’essayer « un vrai marin<br />

»… Elle avait faim, fallait assurer… On s’est gamahuché jusqu’au<br />

fond des hormones, façon kamasutra et tout… mais ça<br />

donnait rien quand même… pas moyen de faire chanter la<br />

pomme… ça devenait psy à la fin… Alors j’ai capitulé, je me suis<br />

jeté sur le dos, tourné vers le plafond pour y projeter un courtmétrage,<br />

avec plein de flash back. Elle m’a dit : « c’est pas<br />

grave… », mais elle boudait sec…<br />

Moi, j’avais les sinus bloqués… je gambergeais à ma première<br />

expérience avec la petite black, sans paroles, sans érotisme…<br />

C’était pas joli, mais ça avait marché impeccable. J’avais<br />

bien eu un peu le bourdon après coup, mais j’avais attribué cela<br />

aux gènes mystérieux de ma sensibilité. Non, fallait pas comparer.<br />

Fallait plus y penser… Facile à dire, ça déménageait bien<br />

comme y faut niveau cogitum, n’empêche. Plus possible<br />

d’arrêter. Et allez-y ! Vous gênez pas, on va tout passer en revue…<br />

Faut jamais reluquer en arrière que je me suis dit, pour<br />

clore le chapitre… Voilà, c’était pour ça… Un peu facile, mais<br />

j’étais rassuré…<br />

Farid m’avait prévenu des effets secondaires de mon initiation<br />

: « … car les effets de ta renaissance ne se feront sentir<br />

qu’après quelques semaines d’incubation, prépare-toi à les affronter<br />

», m’avait-il dit. Maintenant, fallait assumer.<br />

J’avais qu’à refouler… Mais ça revenait… Ok, dac, allez-y<br />

docteur Freud… Mamie et noire, comme par hasard : l’image inconsciente<br />

que j’avais de ma mère, faut croire… et qui me renvoyait<br />

symboliquement à mes contradictions. Au moins, elles ne<br />

causaient pas… Je ne risquais pas qu’elles m’engueulent alors.<br />

Du coup, je ne les craignais pas et n’encourais ni blâme, ni châtiment…<br />

Tandis qu’elles s’abandonnaient, lascives, je les sentais<br />

toute remplies d’une souffrance immense et si humaine qu’elles<br />

– 301 –


stimulaient ma libido. La cause pourquoi elle avait si bien fonctionné<br />

ma petite machine, à Matadi.<br />

<strong>Le</strong>s blanches au contraire étaient difficiles à surprendre.<br />

Jusqu’à la dernière seconde, je les sentais hostiles. <strong>Le</strong> plus souvent,<br />

fallait négocier, ruser, pour leur faire écarter les bras… la<br />

« séduction » qu’elles appelaient ça… Cela ne faisait qu’éveiller<br />

mes craintes… celles de faillir, de fauter ou d’essuyer quelques<br />

humiliations… À tout instant, je redoutais leurs changements<br />

d’humeurs. Si elles se faisaient câline, se laissaient faire…<br />

j’appréhendais d’autres pièges… Quand elles exigeaient plus de<br />

plaisir dans l’amour, je déchiffrais cela comme un sévère avertissement<br />

et je redoutais leurs ires avec menaces à l’appui et<br />

tout le tremblement. Avec les blanches, je pourrais jamais<br />

alors ? Je me le demandais, moi ? L’angoisse se mit à me poursuivre<br />

comme ça. <strong>Le</strong>s femmes parlantes, comme je les appelais,<br />

m’effrayaient, c’était clair. Surtout lorsqu’elles avaient, comme<br />

la Bouche, le timbre de voix bien affûté. Y suffisait que l’une<br />

d’entre elles m’adresse la parole pour que j’en attrape des vapeurs,<br />

puis des nausées. Ces malaises pouvaient me prendre<br />

n’importe où dans un magasin, au rayon des chaussettes, si la<br />

vendeuse avait une forte personnalité.<br />

Je me suis cassé à l’Estoril et là, je suis tombé sur Rinkin,<br />

c’était le jour des rencontres. Il m’a reconnu le premier. Ca me<br />

faisait plaisir de le revoir, on avait fait des frasques ensemble. Il<br />

avait l’air d’un « play boy » lui maintenant, tout inspiré par<br />

l’époque, et il se teignait les cheveux en châtain. Ca lui allait<br />

mieux que le poil de carotte.<br />

« Où vas-tu aller crécher, me demanda-t-il, si tu te barres<br />

de chez tes rapents ?<br />

– Je sais pas, d’abord me tirer à Knock le Zoute, faire la<br />

saison, puis après, je monterai à Paris…<br />

– 302 –


– Qu’est-ce tu vas aller faire à Paris ? Danser le « French<br />

can-can » ? Tu peux venir partager mon meublé, si tu veux…<br />

Disse-ti, hé. »<br />

C’était sympa sa proposition. Puis, je lui ai raconté ma mésaventure<br />

avec Cécile et que ça me poursuivait toujours, avec<br />

nausées, vomissements même, de plus en plus. Il a sourit gentiment<br />

et il a posé sa main sur la mienne en disant :<br />

« Tu pourrais être heureux si tu voulais, Henri. Toi aussi,<br />

tu as le droit d’exister…<br />

– Que veux-tu dire, lui ai-je demandé en retirant ma main<br />

de la sienne.<br />

– Tu dois t’accepter toi-même, c’est tout.<br />

J’étais troublé moi et mon mal de mer m’a repris tout d’un<br />

coup. Je savais pas qu’il était « comme ça », moi, Rinkin…<br />

– Te bile pas, on est comme on est Henri, qu’il a ajouté.<br />

Je comprenais maintenant, l’appartement, tout ça !<br />

– Là, mon vieux, tu fais fausse route !<br />

– C’est pour ça que tu dégobilles, mon pote. Quand je me<br />

suis découvert, ça m’a fait un choc à moi aussi, c’est normal,<br />

disse-ti. Faut un certain temps, c’est sûr… Je veux pas te brusquer…<br />

Laisse-moi être ton ami, c’est tout. Moi, c’est pareil, à<br />

chaque fois que je pense, je me ramasse…<br />

– T’es fou ou quoi ! Mon derrière, c’est pour autre chose<br />

qu’il est fait ! Je préfère encore me taper une pignole que je lui<br />

ai balancé ! »<br />

Il insistait ce con, y voulait la faire gicler lui, la trobonine,<br />

par supplantation couillique encore et enculation globale. Mon<br />

désir d’être aussi franc que l’or incorruptible me commandait de<br />

résister. J’ai fichu le camp moi, avec sueurs et tremblements. Il<br />

est dingo ce type, que je me disais. C’est le fils du soleil, moi que<br />

je suis, pas de la lune, un viril ! Je suis « zunomme » mainte-<br />

– 303 –


nant ! Qu’est-ce qu’y pouvait y redire à ça Rinkin, hein ? Et qui<br />

c’est qui ferait la gonzesse dans notre couple ?<br />

« J’ai une bonne pommade, je te taillerai des plumes,<br />

laisse-toi faire Henri, tu sentiras rien, disse-ti… »<br />

Non mais je rêve ? Sur le chemin qui me séparait de la maison,<br />

j’y pensais de plus en plus et je me suis « ramassé » effectivement…<br />

L’estomac s’est mis à me faire des nœuds terribles et<br />

j’ai vomi comme jamais. Je pensais à Charlie dans son rôle<br />

d’Amphitrite, le jour de mon baptême de l’équateur. J’avais bien<br />

renardé aussi ce jour là, j’avais mis ça sur le compte de l’alcool<br />

et de l’ambiance… En fait, c’était tout autre chose, ma première<br />

allergie homo que c’était.<br />

Pendant plusieurs jours, je fus très mal dans ma peau.<br />

J’étais « tout pâle » disait Clara. Ca m’obsédait moi tout ça. Pas<br />

question de virer de bord, c’est masculin, rien d’autre, que je<br />

voulais être ! Un Osiris avec phallus en béton. <strong>Le</strong>s nausées me<br />

prenaient à n’importe quel moment, y suffisait que je pense à<br />

mon problème. Je vomissais, matin, midi et soir et je maigrissais<br />

aussi… Clara était aux petits soins, mais quand elle<br />

m’approchait, ça repartait. <strong>Le</strong> médecin vint plusieurs fois, y savait<br />

pas quoi faire, ils croyaient tous à un empoisonnement. On<br />

me demandait des explications sur ce que j’avais mangé, bu ou<br />

fait ? Après ils pensaient que j’avais attrapé une maladie tropicale.<br />

Ils voulaient comprendre, eux. Moi, je voulais rien dire…<br />

seulement y penser, ça me retournait les tripes. Une indigestion<br />

initiatique en quelque sorte. Fallait-il reprocher à ma mère le<br />

mal qu’elle m’avait fait ? Et à mon père le bien qu’il ne m’avait<br />

pas fait ? À mon frère de manger la tête du lapin à ma place ? Ils<br />

seraient tombés malades pire que moi. J’aurais eu droit à des<br />

scènes. Ils m’auraient rabâché que je foutais leur bonheur en<br />

– 304 –


l’air encore une fois et plus personne n’aurait pu se blairer. <strong>Le</strong>s<br />

femmes me faisaient gerber et les hommes aussi, voilà.<br />

J’ai supplié Maât de m’aider à faire la paix avec mon habitant,<br />

récité des prières pour apaiser les divinités courroucées.<br />

Mais ça continuait, je crachais le sang à la fin. Plus personne ne<br />

pouvait m’approcher. Je restais couché toute la journée et je ne<br />

me levais plus que pour éliminer. Fallait que j’accepte d’être<br />

homo et ça s’arrêterait peut-être… Non ! Résiste Bambino, redresse<br />

la barre. Bambino, Bambino… rappelle-toi<br />

l’enseignement de Farid sur les chambres du Roi et de la Reine.<br />

Pas évident avec les chansons de « tatas » qu’on balançait à la<br />

radio. Bambino, Bambino… Déjà, je refusais toute idée de<br />

corps, je me préparais à quitter le monde des matrices pour entrer<br />

dans mon horizon. Bambino, Bambino… J’aurais, à la limite,<br />

accepté de me réincarner en Israël, dans la peau d’un hassid,<br />

pour le coup j’aurais été un vrai mench. Mais, fallait voir…<br />

Être Juif est bien plus difficile encore… Bambino, Bambino…<br />

On passe sa vie à étudier la Thora en se balançant devant les<br />

murs… sans compter qu’il faudrait aussi me laisser pousser ces<br />

affreuses péottes qui tiennent chaud aux oreilles. C’était rien<br />

qu’un délire. Puis, ils remettaient ça, sur un autre air : « le soleil<br />

a rendez-vous avec la lune, et la lune ne le sait pas, et le soleil<br />

l’attend… », l’humour contre l’amour, ça marchait pas toujours…<br />

Un soir, une crise d’asthme m’est tombée dessus au milieu<br />

d’une gerbe. Du coup, je me suis mis à étouffer et mon habitant<br />

astral s’est retrouvé dans le monde des marcheurs sans pieds.<br />

On me conduisit dare-dare à l’hôpital où les médecins tentèrent<br />

tout pour « m’en sortir », comme ils disaient, mais rien<br />

n’est plus difficile à défendre qu’un organisme qui ne veut plus<br />

vivre. D’ailleurs, les Occidentaux s’échinent toujours à vouloir<br />

garder les mourants en vie, quant ils feraient mieux d’aider les<br />

vivants à vivre…<br />

– 305 –


De l’autre côté, on ne vomit plus, c’est déjà un avantage.<br />

Très vite, je sus que je me trouvais parmi les déliés parce que je<br />

n’avais plus de phallus. Il avait pénétré mon vagin intérieur,<br />

comme une force, pour faire de moi un être solarisé, but ultime<br />

de la vie.<br />

Farid Khasnoûb disait que « le fruit de l’Homme est luimême<br />

»… À cet instant, je pris réellement conscience de la<br />

forme véritable de mon habitant… auquel jusque là, j’attribuais<br />

une forme identique à celle de mon enveloppe charnelle, mais,<br />

uniquement parce que j’y étais habitué. Or, si les humains poussent<br />

autour de leurs yeux au début de leur développement, on<br />

peut dire qu’ils ne sont plus qu’un œil à la fin de leur odyssée<br />

terrestre. Une petite sphère ovoïdale, pas plus grosse qu’une<br />

pastèque. Un œuf cosmique ! <strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong> venait de tomber là<br />

haut… comme un fruit mûr… pour naître dans l’autre monde,<br />

comme on dit, repu de celui des apparences… y serais-je « de<br />

trop » ?<br />

La tribu s’est mise à prier tous azimuts pour me faire redescendre,<br />

mais mon bonheur n’était plus de leur monde. Ils<br />

enfilaient les Paters à une allure incroyable, tandis que leurs<br />

serpentins partaient dans tous les sens.<br />

Un prêtre est venu réciter ses oraisons. On est « poussière<br />

et l’on retourne en poussière » qu’y disait… Paroles d’athée… En<br />

vérité, nous sommes lumière et l’on retourne à la lumière. Je<br />

savais maintenant que les anciens n’employaient le mot « poussière<br />

» que pour imager l’esprit volatil qui est en chaque vivant.<br />

Bien des croyances humaines apparaissent ainsi comme<br />

des erreurs, après… « Il en est de même du tribunal de Dieu »…<br />

<strong>Le</strong>s défunts se jugent eux-mêmes. Il n’y a pas de juges plus sévères<br />

pour les habitants des cercueils, qu’eux-mêmes. De ma<br />

place, je déchiffrais très nettement la différence qu’il y a entre<br />

– 306 –


l’androgynie et la merblexité efféminée. Au début de leur incarnation,<br />

les humains, n’ont pas de sexualité définie. Ils vivent<br />

dans l’ambiguïté, jusqu’à ce qu’ils se déterminent. Chacun doit<br />

accomplir sa métamorphose, de sorte de fixer sa nature avant<br />

d’éprouver de l’attraction pour son contraire. Et, comme le disait<br />

justement F. Khasnoûb :<br />

« Si ta Maison-de-Vie est celle d’un homme, la chambre du<br />

Roi doit être plus grande que celle de la Reine. Si à l’inverse, ta<br />

Maison-de-Vie est celle d’une femme, la chambre de la Reine<br />

sera plus importante que celle du Roi. L’androgynie est l’art des<br />

dieux et consiste à faire l’Unité, en mariant les contraires. Il<br />

s’agit de fixer en soi-même l’équilibre subtil entre le feu et l’eau.<br />

Alors, se produit le miracle de l’homme UN. L’homosexualité<br />

est une interprétation erronée de cet équilibre cosmique. Dans<br />

la Maison-de-Vie d’un homosexuel, la chambre de la Reine est<br />

très vaste contrairement à celle du Roi qui est hypertrophiée. Il<br />

s’agit d’une mauvaise adaptation de la loi de l’union des contraires.<br />

Pour rétablir l’ordre, il n’y a qu’une méthode : résister.<br />

L’initiation que m’avait prodiguée Farid Khasnoûb m’avait<br />

révélé ce secret, les épreuves de l’eau et du feu avaient replacé<br />

mon être en son centre… la conscience et la vision que j’avais du<br />

présent étaient désormais différentes… C’est ce qui me donna la<br />

force de résister à la promesse d’un destin accablant.<br />

– 307 –


XXV<br />

Ils n’avaient guère dormi les nuits précédentes, tous<br />

avaient veillé. Clara avait pleuré tant qu’elle pouvait et même ce<br />

qu’elle ne pouvait plus. À l’hôpital, les embaumeurs avaient accepté<br />

d’attendre un peu avant de descendre mon corps en<br />

chambre froide. Ils laissèrent le chariot en attente derrière une<br />

porte d’office, jusqu’à ce que mon frère de la terre soit prévenu<br />

et puisse venir m’embrasser une dernière fois. Philippe arriva<br />

juste après le service de déjeuner, au moment où la vaisselle sale<br />

rentrait des chambres à l’office. Il entra dans le local pour reconnaître<br />

mon costume de scène. C’était une vision assez surréaliste<br />

que de me voir allongé dans ce réduit, au milieu des<br />

piles d’assiettes, des couverts, matériel symbolique, au service<br />

des repas, maintenant du trépas… Puis, devant mes restes, il<br />

posa sa main sur mon front et il dit :<br />

« Adieu <strong>Merblex</strong>. »<br />

<strong>Le</strong> lendemain, Léopold se rendit seul à la morgue, où les<br />

embaumeurs lui rendirent son fils, en pyjama s’il vous plaît,<br />

raide comme une momie.<br />

Voilà comment je quittais pour toujours la merblexité. Depuis<br />

ma patrie céleste, tranquillement, je les observais maintenant.<br />

Un médecin vint s’enquérir auprès de Léopold pour savoir<br />

s’il consentait à ce que l’on prélève mes glandes, « pour répondre<br />

à une demande urgente d’organes », disait-il.<br />

« Si vous croyez que je vais laisser partir mon gamin en<br />

pièces détachées, répondit-il. »<br />

– 308 –


Ca n’est pas moi qui lui aurais donné tort, parce qu’il faut<br />

trois jours pour que les énergies du corps se transfèrent de<br />

l’autre coté et constituent entièrement l’œuf cosmique des marcheurs<br />

sans pieds. Si on leur fauche un truc, ça leur manque<br />

après et ils sont infirmes.<br />

À la maison, ils avaient poussé la table contre un mur de la<br />

salle à manger, afin que l’on puisse installer mon sarcophage.<br />

Puis, dépassés par le cadre, Phyl’et Léo’se sont assis, suffoquant.<br />

Ils sont restés sans broncher, comme prisonniers du silence,<br />

tandis que Clara cuisinait. Au bout d’un moment, Philippe éclata<br />

d’un rire qui libère la tête.<br />

« Maintenant, il est tranquille le <strong>Merblex</strong>, dit-il, en montrant<br />

le cercueil posé sur ses tréteaux…<br />

– Vous venez à table, suppliait Clara de la cuisine…<br />

– Oui, on arrive lança Léopold, puis il se mit à sangloter.<br />

– Tu t’rends compte, continua Phyl’, tu t’rends compte que<br />

l’égyptologue est dans cette boîte ? Y va pouvoir en faire, des<br />

fouilles, maintenant…<br />

– Oui, et pendant ce temps là, ta mère creuse à côté, fit<br />

Léopold, puis ils partirent d’un rire sardonique.<br />

– Tu crois que l’œil d’Horus nous voit ? questionna Phyl’en<br />

pointant le plafond de l’index.<br />

– On dit que les morts restent à côté de leur corps un bon<br />

moment avant de s’en aller, répondit Léopold. Puis, il se leva,<br />

quitta la pièce, pour revenir peu après, avec des pots de peintures.<br />

– Tiens dit-il, en donnant à Philippe un pinceau, ça va lui<br />

faire plaisir. Et, ils se mirent tous les deux à dessiner les yeux<br />

d’Horus sur mon cercueil, qui bientôt fut décoré, comme un vrai<br />

sarco’.<br />

– 309 –


– Hé « l’œil d’Horus », est-ce que tu nous vois de là-haut,<br />

lança Phyl’en donnant à sa voix des accents graves, puis il partit<br />

d’un nouveau fou rire.<br />

Bien sûr que je les voyais, on voit tout de l’Amenti. En tout<br />

cas, c’était bien gentil, encore mieux que des fleurs, ce qu’ils venaient<br />

de faire pour moi.<br />

Sur ces entrefaites, Clara survint dans la pièce…<br />

« Qu’avez-vous fait à notre Henri ? s’exclama-t-elle en<br />

voyant la déco…<br />

– Rien, c’est plus chouette et plus gai, comme ça… c’est<br />

tout, répliqua Phil’.<br />

– Mon Dieu, faire ça à mon petit, ça ne vous gêne pas ? Jésus<br />

vous voit ! Seigneur… si jamais IL vous voit… IL nous punira…<br />

– Il est bien temps pour t’attendrir, soupira Léopold.<br />

– Qu’est-ce qui te prend ? s’offusqua Clara.<br />

– Tu lui as assez répété qu’il était « de trop au monde »,<br />

tout ça pour un tube de rouge à lèvre ou une place d’opéra…<br />

– Tu peux bien parler toi ! Tu n’as jamais été capable<br />

d’entreprendre quelque chose pour notre bien-être…<br />

– Tu passes ta vie à gueuler, c’est pas le meilleur moyen<br />

pour donner envie à un homme de rendre sa femme heureuse,<br />

crois-moi. »<br />

Là-dessus il y eut un silence de mort. Ils se dirigèrent vers<br />

la cuisine, ils se mirent à table et il en manquait un… au monde.<br />

Clara avait fait du lapin, notre plat favori… moi, juste au-dessus,<br />

j’avais que l’odeur.<br />

« Tu te rends compte que le <strong>Merblex</strong> est à côté, sans rien<br />

dans le corps… et que nous on bouffe du lapin, s’effara Léopold,<br />

comme si tout à coup une révélation lui était faite.<br />

– 310 –


– Je peux avoir la tête ? questionna Philippe.<br />

Devant l’hésitation de Léopold, Clara prit la décision…<br />

– Tiens, je te la donne, c’est toujours ton aîné qui la mangeait,<br />

maintenant c’est pour toi, dit-elle en tenant Léopold à<br />

l’œil.<br />

Philippe tendit son assiette et s’attaqua aussitôt au morceau,<br />

comme pour prendre sa revanche.<br />

– <strong>Le</strong>s cercueils en laqué étaient beaux, mais un peu trop<br />

chers, dommage… minauda Clara.<br />

– Ca ne fait rien, le sien est bien quand même, répondit<br />

Léopold.<br />

– Faudrait qu’on lui rajoute un peu de dorures, dit Phyl’…<br />

– Ma parole, vous déraillez s’exclama Clara.<br />

– Mais non, repartit Philippe, on essaye juste de lui faire<br />

un bel enterrement… comme dans l’histoire d’Osiris qu’il racontait<br />

toujours… D’ailleurs, si on avait les moyens, on ferait venir<br />

des pleureuses, des joueurs de sistres… et des moines chauves.<br />

– Pourquoi pas l’enterrer au Caire, pendant que vous y<br />

êtes ? glapit Clara.<br />

– Ben tu vois, quand tu veux, toi aussi tu sais plaisanter…<br />

souligna Léopold…<br />

– Je vois déjà la tête du curé en train de bénir les vases canopes…<br />

ajouta Philippe. »<br />

Puis, ils replongeaient ensemble leurs regards dilatés dans<br />

le puits sans fond de leurs mémoires, épiant le moindre bruit,<br />

cherchant un signe surnaturel, une promesse de vie peut-être ?<br />

Léopold regardait fixement mes souliers vides. Il se baissa,<br />

prit une chaussure, comme une gaufre encore chaude et la porta<br />

à son visage, pour la respirer en soliloquant.<br />

<strong>Le</strong> jour de l’enterrement, en attendant que l’on m’emmène<br />

à la « Cité-des-Beautés », Clara arrangeait les fleurs comme<br />

– 311 –


pour s’y raccrocher… Elle comptait les bouquets, les cartes de<br />

condoléances… On eut dit qu’elle se préparait à une noce. À<br />

chaque arrivage, elle s’exclamait :<br />

« Regardez comme elles sont belles, c’est encore pour notre<br />

petit ça… Ce sont les Mâgis qui les ont fait livrer… Ah, mais on<br />

l’aimait bien notre petit pharaon, hâ que oui ça. Hein oui Léo’,<br />

hein oui, qu’on l’aimait bien Henri ? Hein oui ? Hein dis, que<br />

toute bizarre elle psalmodiait.<br />

– Ben oui, il avait ses idées, mais ce n’était pas un méchant<br />

gamin…<br />

– Et les Swénennes, hein oui, qu’ils vont venir, dit ? Hein<br />

oui ? Non. Ils ne viendront pas, ils ne viendront pas, je m’en<br />

doutais. Ah, si les voilà ! <strong>Le</strong>s voilà, s’excitait-elle », comme si<br />

nos visiteurs venaient la délivrer.<br />

La maison fut bientôt pleine de monde. Dire qu’il avait fallut<br />

mourir pour voir ça…<br />

À la levée du corps, ce fut la tragédie. Clara se jeta sur mon<br />

sarcophage et se mit à hurler mon nom de toutes ses forces,<br />

mais elle se cassa seulement les ongles sur le bois du cercueil<br />

plus dur qu’elle. Il fallut qu’ils s’y prennent à plusieurs pour lui<br />

faire lâcher prise. Tout le monde avait un peu honte d’assister à<br />

ces épanchements mais tous serraient les dents.<br />

Ah, ma pauvre petite mère-blex, tu étais bien punie ce jour<br />

là… <strong>Le</strong>s remords suintaient de ta personne.<br />

Chez nous, c’était : bonjour, bonsoir. On ne montrait pas<br />

nos vrais sentiments, on s’embrassait comme par hasard aux<br />

baptêmes et aux enterrements. Je ne savais pas dire papa, je ne<br />

savais pas dire maman. Lui, ne savait pas dire « mon fils », elle<br />

ne savait dire « mon enfant », comme si l’on craignait de briser<br />

nos cœurs, calices de déveine, en les frottant avec des mots de<br />

porcelaine. Et puis un jour, on est client, on se retrouve devant<br />

– 312 –


une bière, viennent les parents revenants chargés de fleurs qui<br />

écœurent. Dans cet univers aberrant, on « meurt » de rire dans<br />

les extrêmes, puis on pleure de n’avoir pas su dire « je t’aime ».<br />

Mais ça n’était pas de leur faute, c’était à cause du bonheur tout<br />

cela.<br />

Au retour du « boulevard des allongés », comme disait<br />

Léopold, tout le monde s’affaira pour préparer le café, découper<br />

les pâtisseries et ouvrir d’autres bières. Puis naturellement, ils<br />

se mirent à retracer l’avant. Chacun sortit son lot de souvenirs,<br />

pour raconter l’absent. La mémoire leur revenait, en petits<br />

flashs-back, qui me faisaient apparaître dans mes plus beaux<br />

rôles… au monde. Chacun s’efforçait d’apporter le plus de détails<br />

possibles à la mise en scène du film inachevé de ma vie…<br />

photos en noir et blanc, format treize dix-huit à l’appui. Tous<br />

surenchérissaient à coup d’anecdotes, comme à la belote quand<br />

pleuvent les atouts. Chacun apportant sans trop s’en rendre<br />

compte la preuve qu’ils étaient plus proches des morts que des<br />

vivants… Clara écoutait, pratiquement souriante, comme pour<br />

approuver le scénario qu’on lui débobinait.<br />

« Et tes matoufets Léo’… Tu ne sauras jamais plus lui en<br />

faire maintenant, murmura elle.<br />

– On pourrait lui en apporter au cimetière risqua Phyl’.<br />

– Si tu crois que c’est malin rouspéta Léopold.<br />

– Il les adorait tes matoufets, hein Léo’…<br />

– Oui c’est vrai, répondit C’quiveut rasséréné. »<br />

Clara s’en alla à la cuisine repasser sur le café et pour se<br />

donner du courage, elle se mit à fredonner son rêve de cantatrice…<br />

« Ha, je ris, de me voir si belle en ce miroir… Margueritte,<br />

Margueritte… Sur la mer calmée, un jour une fumée montera<br />

comme un blanc panache… lalala, c’est un beau navire… »<br />

– 313 –


Elle délirait en boucle… Tout le monde en avait marre, on<br />

s’entendait plus… Tour à tour, les invités venaient dans la cuisine<br />

pour lui demander de changer de disque… que dalle… Elle<br />

enchaînait les opéras à cappella… toujours plus haut, toujours<br />

plus fort…<br />

Elle avait complètement déjanté. On lui clouerait jamais<br />

plus le bec à la Bouche… Y’avait plus qu’à l’enfermer.<br />

– 314 –


XXVI<br />

Frères ! Ne vous lamentez pas, la terrestréïté n’est qu’une<br />

étape, la vie est continuelle et la mort une renaissance. Pour rester<br />

au milieu de vous, il eut suffit que je cède aux puissances qui<br />

voulaient faire de moi un homme inversé. Mais j’ai vaincu ce<br />

destin. Certes, pour avoir résisté, ce que vous appelez « la<br />

mort » m’a saisi en pleine jeunesse et mon enveloppe a éclaté<br />

sous la pression. Mais, il m’a semblé que c’était rétablir la justice<br />

que de favoriser ma nature solaire. C’était mon choix. J’ai<br />

résisté comme le taureau puissant de l’Amenti et voici que je<br />

suis UN comme Osiris ; voici que je rivalise avec les dieux pour<br />

des millions d’années. C’est un Maître de la mort qui vous parle.<br />

Réjouissez-vous ! Écoutez le scarabée d’or de mon verbe glorieux,<br />

regardez les symboles que les initiés ont posé sur la terre.<br />

Quand Maât est venue pour peser ma conscience, je craignais<br />

d’être livré à Anubis pour ne m’être pas soumis au destin qui<br />

voulait faire de moi l’épouse d’un homme. Mais les dieux ont<br />

trouvé mes forces en équilibre. Ils ont trouvé que mes membres<br />

étaient rassemblés et qu’aucune ombre ne s’attachait à ma personne.<br />

<strong>Le</strong>s dieux m’ont annoncé que j’étais véritablement juste<br />

sur mes gonds. Ils m’ont appelé « UN Homme UN », alors une<br />

petite sphère est née dans la belle Amenti. Réjouissez-vous ! Je<br />

vis, je vis, je vis !<br />

Ceux d’Occident inventèrent le bonheur à la face des hiérarchies<br />

du ciel ; ils voulaient bien faire. Or, regardez : plus il y a<br />

de savoir, plus il y a de malheurs. Lorsque j’étais dans mon scaphandre<br />

de chair, je lisais dans les signes. De ma place, maintenant,<br />

je vois les serpentins de vos actions suivre les filières d’un<br />

faux bonheur, et tracer les lignes de vos destins dans l’horizon…<br />

– 315 –


Il y a des signes dans les signes. Apprenez à les lire ! Vous me<br />

dites que vous ignorez ce qu’est le faux bonheur ? <strong>Le</strong> faux bonheur,<br />

c’est quand les hommes de loi sont de mauvais aloi et que<br />

l’humain blasphème rien qu’en disant « je suis » ; c’est quand<br />

on veut augmenter le nombre des bienheureux, mais que l’on<br />

augmente celui des chars ; c’est quand l’or devient le but du<br />

monde au lieu de permettre de réaliser ses buts ; c’est lorsque<br />

l’eau doit être lavée alors qu’elle est source purificatrice.<br />

<strong>Le</strong> faux bonheur, c’est quand les mendiants n’ont que vingt<br />

ans et que leurs maîtresses sont des seringues ; c’est quand la<br />

majorité silencieuse mange des yeux les minorités profiteuses ;<br />

c’est quand le bonheur n’est plus qu’une affiche et que la démocratie<br />

devient la « pubocratie ».<br />

<strong>Le</strong> faux bonheur, c’est quand on ne distingue plus le sain<br />

d’esprit du mauvais, le pur de l’impur, le sensible de<br />

l’insensible ; c’est quand l’avoir transcende l’être, que le talent<br />

est muselé et le génie corrompu ; c’est quand la mère rejette<br />

l’enfant qu’elle a porté pour suivre la projection d’un bonheur<br />

prétendument meilleur.<br />

<strong>Le</strong> faux bonheur, c’est quand les « mères-cenaires », porteuses<br />

au mois, font la queue pour un contrat et que les poubelles<br />

regorgent de fœtus.<br />

<strong>Le</strong> faux bonheur, c’est quand les démunis devant leurs télétabernacles<br />

regardent, comme une fatalité cathodique d’autres<br />

jouer la vie qu’ils voudraient vivre.<br />

Or, le cœur est un petit bout de ciel dans un coin du grand<br />

et c’est sur cette pierre que repose le vrai bonheur. Interrogez le<br />

nœud du destin qui repose dans l’hier, alors vous verrez que<br />

l’art et l’amour vous ont précédé. Entendez en cela, Occidentaux,<br />

que votre « bonheur » inventé ne peut rendre heureux les<br />

habitants des Maisons-de-Vie.<br />

Sachez vertébrés, cracheurs de mots et de maux, que la<br />

mort est un accouchement de soi-même. Apprenez que les<br />

– 316 –


membres d’Osiris dispersés sont le symbole de la conscience<br />

morcelée. Sachez que si les embaumeurs veillent à ce que tous<br />

les membres des habitants des cercueils soient rassemblés, s’ils<br />

placent leurs viscères en vases canopes, c’est afin d’enseigner<br />

aux êtres nu-Mains qu’ils doivent renaître consciemment et en<br />

Totalité ! L’être à qui manque un organe est comme l’oiseau déplumé<br />

qui ne peut voltiger. En raison de fausses croyances,<br />

beaucoup trépassent affublés de consciences atrophiées et ne<br />

peuvent entrer dans leur horizon.<br />

Habitant des scaphandres de chair ! Ce qui est en haut est à<br />

l’image de ce qui est en bas… Entendez en cela que c’est dans la<br />

terrestréïté que vous rassemblez et nourrissez les organes nécessaires<br />

à votre voltige. Et cela, vous le faites avec vos actions<br />

et votre verbe. Ainsi, ce qui entre dans votre bouche nourrit vos<br />

organes terrestres, dont le premier est le cœur. Ainsi, ce qui<br />

entre dans votre esprit nourrit votre âme. Ainsi tout cela nourrit<br />

votre conscience. Et tout ce qui sort de votre bouche, de votre<br />

cœur et ressort de vos actes, donne consistance à votre œuf<br />

cosmique.<br />

Ceux d’Occident ont conçu un système fondé sur cette valeur<br />

: le bonheur. Mais, la confusion qu’ils font entre être et<br />

avoir, les éprouve terriblement, leur fait subir d’innombrables<br />

doutes et d’incessantes frustrations qui les amènent à n’agir que<br />

pour posséder, dominer et finalement semer ou désirer la mort.<br />

En ne tenant compte que de la dimension matérielle, les humains<br />

ont falsifié la loi, fragmenté le bonheur ! Ils ont ouvert la<br />

porte au vent des idées fausses, au mépris de tout. Afin<br />

d’exercer leur domination sur autrui, ils ont caché l’existence de<br />

vérités et de lois propres à rendre tout amour. Ils ont profané les<br />

textes sacrés au profit de l’illusion. Ils ont dépecé l’homme de<br />

ses organes créateurs. Ils font du chiffre en oubliant les<br />

Nombres. <strong>Le</strong>ur nombre d’or n’est qu’argent. Ils n’ont plus de<br />

rêves, ils n’ont que des stratégies. Ils n’ont plus d’histoire, ils<br />

– 317 –


n’ont que des chroniques. <strong>Le</strong>urs calendriers sont falsifiés, leurs<br />

années bissextiles ne compensent plus. L’énergie libérée dans<br />

leurs rituels s’en va faire des nœuds dans le néant. Ils ont créé<br />

envies et besoins que tous ne peuvent assouvir. La plupart suivent<br />

les filières d’un faux bonheur qui les empêche de s’accorder<br />

entre eux ou avec eux-mêmes. Ils ont perdu conscience de leur<br />

essence et crapahutent en tous sens. Ainsi, de nombreux Occidentaux,<br />

restés attachés à leurs fausses croyances, ne pourront<br />

franchir le duat pour entrer consciemment dans la belle Amenti.<br />

Que les fils de Caïn et de Seth triomphent cependant, c’est<br />

pour eux que l’on fabrique, ce sont eux qui consomment et font<br />

du chiffre. Or, c’est par le « peu » et non par le « beaucoup »<br />

que l’on parvient à l’unique. Dès le début du monde, il en fut<br />

ainsi. Caïn assassina Abel, puis ce fut le tour de Seth<br />

d’assassiner son frère. Ainsi furent engendrés les fils du mépris,<br />

cupides et prêts à tout pour asservir l’innocence.<br />

Or, sachez, fils de Seth et de Caïn, que jamais votre immense<br />

mépris ne submergera l’amour d’un seul <strong>Merblex</strong>, d’un<br />

seul chien, même toutou petit. <strong>Le</strong> petit chien lui, ne fait pas de<br />

différence entre les égoïstes et les gens sans chichis. Il lèche de<br />

sa petite langue toute nue, humide de larmes, les plaies<br />

d’autrui ; il lape le pu, le vôtre y compris. Il lèche et guérit en<br />

remuant la queue, l’innocence est tout ce qu’il sait de la vie.<br />

Vous me demandez ce qu’est le vrai bonheur ? <strong>Le</strong> « droit au<br />

bonheur » se fonde sur des principes simples et incontestables.<br />

<strong>Le</strong> bonheur est donc inséparable du droit et devrait être le bien<br />

de tous. Ainsi, vous méritez d’être heureux et rien ne laisse supposer<br />

qu’il faille être malheureux dans la terrestréïté pour être<br />

heureux dans l’autre monde, en cet au-delà que les anciens ont<br />

nommé « Amenti, Éden », ou que vous appelez « Paradis ».<br />

– 318 –


Frères ! J’ai laissé ma coquille dans la mine du duat pour<br />

accoucher de mon œuf cosmique et voici que mon cœur voltige<br />

au milieu de vous en poussant des cris perçants de faucon. Que<br />

ne puissiez-vous faire et penser au-delà ! Voltiger toujours au<br />

sommet de vous-même… au-delà du réalisme, au-delà de la comédie<br />

du bonheur. Alors sans doute, seriez-vous proche du<br />

bonheur vrai. Il n’y a pas un mot de mon cœur dans lequel ne<br />

réside une divinité car je suis le scribe de Maât et la salive du<br />

scarabée d’or de Memphis est sur ma langue. Je dis la qualité, je<br />

suis la qualité, je fais la qualité.<br />

D’aucuns se rassurent en pensant que je suis seul à voir<br />

ainsi, plein de grâce. Or, je dédicace ici l’Amour Universel des<br />

sages, des initiés, des élus, qui ont don de double vue. Soyez<br />

donc bien tranquilles. <strong>Le</strong>s fils de Maât se rallieront à moi pour<br />

être mon armée, mes guerriers, mes témoins, mes fidèles, mes<br />

frères et vos juges aussi. Depuis toujours avec moi, souffrent les<br />

purs évincés, la bouche cousue. Or, voici venu le temps de<br />

l’ouverture des bouches : J’annonce la fin du bonheur Occidental.<br />

Ma peine est grande encore, à cette heure, en pensant à vos<br />

enfants, petits eux aussi, innocents embryons que vous éduquerez<br />

dans la pure lignée de votre traditionnel mépris, afin qu’ils<br />

le perpétuent à jamais. Protégez-vous bien fort… « Je me protège<br />

»… C’est bien cela que vous dites pour masquer l’égoïsme<br />

que l’envie souveraine tisse en vos boîtes crâniennes. Et vous<br />

l’arborez de droit, comme une sainte vertu, comme une normalité,<br />

ce fruit défendu : le fruit d’un triste Éden que vous nommez<br />

bonheur.<br />

Avant de parcourir les régions du ciel, tel un phœnix, plus<br />

d’une fois, je suis tombé sous les couteaux de vos langues. J’ai<br />

senti les chacals de la peur mordre mes mollets, ressenti les ver-<br />

– 319 –


tiges de l’oiseau transpercé et les nausées tordre ma gorge à<br />

chaque transgression de mes interdits. J’ai combattu les inhibitions<br />

hostiles à l’érection de mon obélisque vertébral, qui me<br />

condamnaient à n’agir que dans la contrainte ou dominé par la<br />

crainte du châtiment. J’ai éprouvé les souffrances qu’engendre<br />

le faux bonheur, dans toutes les régions où elles sévissaient.<br />

Tout se conjuguait pour qu’il en fut ainsi. Il y avait des signes et<br />

des forces invisibles pour me faire obéir à cette ligne de destin.<br />

Quelquefois, je voulais la briser, m’opposant à l’idée qu’elle fut<br />

mienne. Or, c’est le plus souvent la coupe à laquelle on refuse de<br />

porter les lèvres qui le mieux nous abreuve.<br />

Est-ce pour se rendre conscients les uns des autres que les<br />

marcheurs sur pieds se font du mal les uns aux autres ? Dans la<br />

répression, si l’âme ne s’adonne aux vils sentiments de haine<br />

que suscite l’ignorance, elle vit sur elle-même jusqu’à ce qu’elle<br />

trouve le moyen de dissoudre ses gènes pour se mettre en accord<br />

avec la cosmogonie. Je ne vivais pas, je me vivais. C’est ce<br />

que les dédaigneux appellent un philosophe !<br />

À tant vouloir offrir le meilleur de moi-même, j’ai fini par<br />

ne ressembler qu’à moi, et je suis entré dans mon horizon. Il fallut<br />

pour cela, négocier chacun de mes jours avec les hommes de<br />

vos nécropoles, afin que je puisse cuire mon pain, sans perdre<br />

mon contrôle. Ainsi, pour avoir dit non au rôle que l’on voulait<br />

me faire jouer, je suis entré dans le duat comme on entre dans<br />

une matrice, mais chaque jour était bâtisseur de mon œuf cosmique.<br />

Vous me disiez n’être « pas de votre monde… ». Ai-je voulu<br />

le façonner à mon idée pour y vivre mieux ? Indiciblement, vous<br />

sentiez ma différence, mais c’est au milieu de vous que je fus le<br />

mieux dissimulé. Et plus que votre amour, c’est votre égoïsme<br />

qui me tint le mieux debout. Vos rites, vos digressions, je fis<br />

– 320 –


mien tout cela pour mieux être un semblable, voilant ainsi à vos<br />

yeux mes dispositions lumineuses, jusqu’à ce que mon temps<br />

vienne. Vivre en tenant les rênes de mon enthousiasme me fut<br />

un supplice. <strong>Le</strong>s « hommes modernes » redoutaient ma joie, je<br />

l’ai donc tenue secrète, comme un flambeau allumé sous un pot<br />

de grès, en traversant leurs lignes. Et n’imaginant pas vivre autrement<br />

que dans la vérité, toutes ces années d’ombre et<br />

d’archéologie me furent pénibles, comme à vous tous, sans<br />

doute, qui avez tant d’amour à rayonner, mais qui l’étouffez par<br />

une sorte d’instinct paradoxal.<br />

Quant à vous ma mère, que vous dire ? N’est-ce pas encore<br />

un des mystérieux pouvoirs de l’amour que faire ressortir du récit<br />

banal d’une relation familiale, tout au plus semblable à une<br />

parabole de mœurs « civilisées », la dimension spirituelle ? Je<br />

ne devais pas seulement résister à vos violentes programmations,<br />

mais aussi à toute cette fatalité cathodique qui sévissait<br />

jusque dans nos glandes apophyses, qui vous fit perdre le sens<br />

du bonheur d’aimer. Pourquoi n’avons-nous pas tenté de partager<br />

le même bonheur ? <strong>Le</strong> bonheur des uns n’étant pas celui des<br />

autres, est-ce en obligeant tout le monde à se convertir à l’idée<br />

que l’on s’en fait, que l’on obtient pour eux un résultat ? Pourquoi<br />

ne nous sommes-nous pas investis afin que nous puissions<br />

choisir chacun le nôtre ? Chacun voit son bonheur où il le veut,<br />

c’est pourquoi…<br />

Mon « éducation fustigiante » devait-elle me préserver de<br />

moi-même, m’aider à me contenter du « bonheur » que j’avais<br />

et aurais, sans même désirer cette relation d’amour qui emmène<br />

loin ?<br />

Chaque jour, je recevais du mauvais pour le bon que je<br />

donnais. Or, à chaque fois que je sentais se développer en moi la<br />

haine et le mépris de soi, j’invoquais Maât afin qu’elle m’aide à<br />

développer la science de mes organes internes. Bientôt, à force<br />

de tout comparer ou tout inverser, j’acquis le nouvel œil et la<br />

– 321 –


nouvelle oreille. <strong>Le</strong>s signes du zodiaque me couraient sous la<br />

peau. Chaque jour, un peu plus visionnaire, je voyais pour ceux<br />

qui tiennent leurs yeux dans l’estomac. Ma conscience s’ouvrait<br />

à la Loi des contraires et prenait goût à la désobéissance. Suffitil<br />

de se conformer aux règles de la société pour s’épanouir ?<br />

Chercher ma place dans le rang, devenir un « usager du bonheur<br />

» comme les autres, me convertir aux croyances des tièdes,<br />

tout cela me débéquetait d’avance.<br />

Je me suis donc re-créé grâce à l’esthétisme d’Egyptos. Je<br />

fis mienne l’éthique déophile des pharaons et devins un dissident<br />

d’Occident ; n’imaginant pas l’homme que je voulais devenir,<br />

naissant autrement que de ces apparentes contradictions.<br />

Ma mère, à cause des vôtres, sans doute, imaginiez-vous<br />

par avance les frustrations qu’il me faudrait essuyer au cours de<br />

l’existence… Certes, je ne vous semblais pas destiné à guider<br />

mes semblables, puisque de « trop au monde »… mais,<br />

l’intuition me disait qu’il y a une infinie quantité de cercles ; que<br />

tout être, fut-il <strong>Merblex</strong>, est au moins le centre de l’un d’eux et<br />

que ce cercle est le sien. Nous sommes tous des obélisques<br />

d’apparence semblables, mais uniques en puissance.<br />

Vous me disiez inculte, dépourvu des qualités nécessaires à<br />

une quelconque ascension sociale et incapable même de « m’en<br />

sortir »… projections inutiles ! C’était sans compter sur l’inné,<br />

sur la capacité qu’ont les <strong>Merblex</strong> à vivre dans les paradoxes.<br />

C’était écarter l’idée que je m’étais incarné à cette fin. La vérité<br />

est préférable au bonheur parce qu’elle mène à la paix. Si j’avais<br />

ma jeunesse pour excuser mon arrogance, l’aveuglement que<br />

vous imposaient les filières du faux bonheur (qu’enseignent les<br />

félons de la pubocratie) justifie sans doute que je vous acquitte<br />

de n’avoir su m’aider à atteindre le mien.<br />

Frères, il vous fallait un conseiller, un consolateur. J’étais<br />

celui-là. J’attendais le temps des consolations, dans la crainte et<br />

– 322 –


le secret. Je voilais mon soleil pour causes supérieures, car il<br />

n’est point d’autre joie pour l’Homme que celle de consoler.<br />

Maintenant, mon cœur navigue dans sa patrie céleste, je vis<br />

dans le sourire et j’envois des consolations dans l’horizon pour<br />

des millions d’années.<br />

J’attendais ce jour afin de vous offrir toutes les tentations<br />

que j’ai repoussées, alors que j’étais au désert, toutes ces batailles<br />

gagnées sur la paille et pour lesquelles je ne fus pas applaudi.<br />

Et voici qu’aujourd’hui je suis comme un enfant pauvre<br />

devenu pharaon, en cherchant toujours mieux, dans le sens du<br />

beau et du vrai. Je suis venu vous offrir tous les bons et les<br />

mauvais garçons que j’ai été. Je suis venu vous ouvrir l’horizon.<br />

Je suis venu vous dire ce que vous saviez déjà, mais que vous ne<br />

connaissez pas. Je suis venu vous dire que le corps n’est donné<br />

que pour donner !<br />

Je suis une incarnation aux facultés multiples. Je suis le<br />

papa des mal aimés. Je suis le scaphandrier de l’innocent collectif,<br />

le pizzaïolo du disque solaire. Je suis le benefactor qui transforme<br />

le « bonheur à prendre » en « bonheur à Donner ». Je<br />

suis le rêve du Sphinx.<br />

Il avait bien raison le Maître de toutes choses, de cacher<br />

SON NOM, SA face et SON cœur, de SE rendre invisible. Vous<br />

l’auriez converti à votre « bonheur » pour LE rendre comme<br />

vous : « heureux » comme vous auriez voulu…<br />

<strong>Le</strong> bonheur, cependant existe. Il n’est pas défendu. Vous<br />

n’y avez pas cru. Moi je le monte à cru depuis le premier battement<br />

de ma vie invaincue.<br />

<strong>Le</strong> <strong>Merblex</strong><br />

– 323 –


INDICES<br />

Amenti :<br />

Belle Amenti. Antiquité Égyptienne. <strong>Le</strong> paradis des morts<br />

dans l’au-delà. On peut éventuellement comparer la belle<br />

Amenti au jardin d’Éden céleste.<br />

Duat :<br />

Antiquité Égyptienne. Nom s’employant tant au masculin<br />

qu’au féminin – Zone intermédiaire séparant le monde terrestre<br />

du monde céleste – Région souterraine que le mort doit traverser<br />

en barque solaire avant de renaître dans la belle Amenti. <strong>Le</strong><br />

duat est l’équivalent du purgatoire des chrétiens. Seules les<br />

âmes qui le traversent en triomphant des épreuves en ressortent<br />

victorieuses et entreront dans la lumière où elles seront sanctifiées.<br />

Dans son ouvrage, l’auteur utilise cette métaphore pour<br />

exprimer l’enfer dans lequel vit son héros et les aberrations du<br />

système Occidental.<br />

Maât :<br />

Nom d’une déesse de l’antiquité égyptienne. Ce nom signifie<br />

littéralement : Vérité Justice.<br />

Cette déesse, ou sainte du panthéon Osirien avait pour<br />

symbole une plume blanche qu’elle portait sur la tête, afin de<br />

symboliser son appartenance au monde céleste et sa pureté.<br />

De nombreuses prières lui ont été consacrées, en voici<br />

une : Je dis la Maât, je fais la Maât, je suis la Maât.<br />

– 324 –


Ce qui veut dire : Je dis la vérité et la justice, je fais la vérité<br />

et la justice, je suis la vérité et la justice.<br />

Faire mention du nom de cette divinité revient donc à<br />

l’employer comme synonyme de « vérité justice ». On peut<br />

éventuellement comparer Maât à la Vierge des Chrétiens.<br />

Osiris :<br />

Osiris, à l’origine, est un prince de pharaon. Il quitte le palais<br />

un peu à l’image de Siddhârta (Bouddha), pour aller vers le<br />

peuple. Il combat l’adversité et consacre sa vie à soulager la misère<br />

du peuple, particulièrement en enseignant les sciences dont<br />

il était instruit. Par son sacrifice, Osiris a démontré qu’il existe<br />

une vie après la mort et donne aux humains l’espoir d’un monde<br />

plus juste et meilleur. Osiris est assez semblable à Jésus ressuscitant<br />

d’entre les morts, il est un modèle de résurrection. Après<br />

sa mort il devint le symbole de la vie éternelle ou de la Vie Continuelle.<br />

Tous les défunts doivent parvenir à l’état d’Osiris pour<br />

être solarisés et sanctifiés dans l’au-delà.<br />

<strong>Merblex</strong> :<br />

Synonyme de « merdeux ou morveux » au premier degré.<br />

Enfant pas comme les autres, à part, rejeté et malheureux. Dans<br />

le cas de notre héros, il s’agit d’un avatar, un surdoué au fort QI,<br />

ce qui ajoute à sa solitude et fait grandir en lui le sentiment de<br />

venir d’une autre planète ou de n’être pas fait pour ce monde.<br />

<strong>Le</strong>s préoccupations et les centres d’intérêt des autres enfants lui<br />

apparaissent comme des futilités. Il est en décalage constant,<br />

éprouve de grandes difficultés pour communiquer. Ces facteurs<br />

font qu’il se sent exclu de la société et qu’il apparaît aux yeux<br />

des autres comme un être dérangeant, en avance sur son âge,<br />

voire inadapté.<br />

Toutefois, les <strong>Merblex</strong>, comme beaucoup d’êtres « à part »,<br />

sont souvent choisis pour être initiés et destinés à délivrer un<br />

message.<br />

– 325 –


Maison-de-Vie – Per Ankh :<br />

Dans l’antiquité Égyptienne, les Maisons-de-Vie étaient des<br />

écoles initiatiques semblables à nos universités, dans lesquelles<br />

étaient composés les livres sacrés et où l’on enseignait la théologie,<br />

les arts graphiques, la médecine, les mathématiques,<br />

l’architecture, la prêtrise, l’astrologie, ainsi que la plupart des<br />

sciences. Ces Maisons-de-Vie avaient pour « saint patron » le<br />

dieu Thot, patron des scribes, des écrivains, inventeurs des hiéroglyphes.<br />

C’est également dans les Maisons-de-Vie qu’étaient<br />

ordonnés les prêtres. La Maison-de-Vie, dans son organisation<br />

spatiale, constituait une véritable géographie sacrée, elle était le<br />

plus souvent installée dans l’enceinte d’un temple.<br />

<strong>Le</strong>s pyramides et les tombeaux sont aussi des Maisons-de-<br />

Vie dans la mesure où c’est entre leurs murs que les défunts<br />

poursuivent leur vie après la mort.<br />

On peut également considérer qu’une pyramide est une reproduction<br />

symbolique du corps humain, au même titre qu’une<br />

cathédrale catholique.<br />

L’auteur met particulièrement l’accent sur le principe que<br />

le corps humain est une Maison-de-Vie où la conscience, l’âme<br />

et l’esprit demeurent. <strong>Le</strong>s anciens d’Égypte disaient que<br />

l’homme total est une Maison-de-Vie. <strong>Le</strong>s Chrétiens ont repris<br />

cette donnée et disent que le corps de l’homme est un temple,<br />

c’est-à-dire l’habitation de l’habitant habité. Cette formule révèle<br />

aussi que les anciens croyaient à l’existence d’au moins<br />

trois corps pour chaque homme. <strong>Le</strong> corps physique, le corps<br />

mental, le corps astral (ou âme). Cette structure à trois niveaux<br />

se retrouve dans les trois sarcophages du défunt, emboîtés les<br />

uns dans les autres et ne formant qu’UN. De la même manière<br />

que dans la sainte Trinité des chrétiens, le Père, le Fils, et le<br />

Saint Esprit sont les trois Personnes en Dieu qui ne font qu’UN.<br />

– 326 –


Occidental – Occidentaux :<br />

<strong>Le</strong>s anciens Égyptiens enterraient leurs morts sur la rive<br />

occidentale du Nil. À cette époque, qualifier quelqu’un<br />

« d’Occidental » était péjoratif et revenait à le traiter de « zombie<br />

», ou de « mort vivant ». L’auteur se réfère constamment à<br />

cette donnée pour qualifier le matérialisme et ses contemporains,<br />

en qui il ne voit souvent que des « gibiers de pub », des<br />

« usagers du bonheur », victimes de la « comédie des loisirs »,<br />

dépourvus d’une âme.<br />

– 327 –


À propos de cet ebookin<br />

Illustration Jaquette : art-access<br />

Corrections, conversion informatique<br />

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<strong>Le</strong>s Messes Basses de Nicolas Flamel<br />

La lèpre n’a pas touché mon âme<br />

Dominique nique nique<br />

L’époustouflant Almanach 2010<br />

Dépôt Légal 2009 – ISBN : 2-916548-04-1<br />

Copyright SGDL<br />

Utilisation privée libre<br />

Reproduction, impression interdite<br />

– 328 –


Du même auteur :<br />

– 329 –

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