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Les contradictions culturelles du capitalisme

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agrégation de sciences économiques et sociales<br />

préparations ENS 2007-2008<br />

fiches de lecture<br />

Approches sociologiques de la culture<br />

BELL Daniel (1979) : les <strong>contradictions</strong> <strong>culturelles</strong> <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong><br />

Fiche de lecture réalisée par Célérier Laure (ENS Lyon)<br />

BELL Daniel (1979) <strong>Les</strong> <strong>contradictions</strong> <strong>culturelles</strong> <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong>, Paris, Presses<br />

Universitaires de France, 292 pages.<br />

Intro<strong>du</strong>ction : exposé et explications de la thèse de l’auteur.<br />

A. Exposé de la thèse défen<strong>du</strong>e par Bell<br />

<strong>Les</strong> <strong>contradictions</strong> <strong>culturelles</strong> <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong> est une poursuite de l’analyse développée dans The Coming of the Post<br />

In<strong>du</strong>strial Society, <strong>du</strong> même auteur. Pour Bell, le <strong>capitalisme</strong> est un « système économico-culturel organisé<br />

économiquement autour de l’institution de la propriété et de la pro<strong>du</strong>ction des marchandises, et fondé sur le fait que<br />

les relations d’échange – acheter et vendre – ont pénétré presque toute la société »<br />

L’auteur a ici une intention théorique dans la rédaction de l’ouvrage. Son point de vue est spécifique : la science<br />

sociale contemporaine tend à considérer la société comme un « système unifié » organisé autour d’un seul grand<br />

principe (les rapports de propriété pour Marx), mais Bell considère qu’il faut voir dans la société moderne un<br />

amalgame complexe de trois domaines distincts : la structure sociale, le régime politique et la culture. L’ordre<br />

politique serait le véritable système de contrôle de la société.<br />

Thèse de l’auteur : « les trois domaines de l’économie, de la politique et de la culture sont régis par des principes<br />

opposés : l’efficacité pour l’économie, l’égalité pour la politique, l’épanouissement de la personnalité (ou la<br />

satisfaction personnelle) pour la culture. <strong>Les</strong> divergences qui en résultent ont créé les tensions et les conflits sociaux<br />

de la société occidentale au cours des cet cinquante dernières années. »<br />

L’histoire n’est pas une dialectique. La société a un caractère séparé, désuni, les différents domaines correspondent à<br />

des normes différentes, avec des rythmes de changement différents et même opposés. La société se divise en trois<br />

sphères : techno économique culturelle et gouvernementale.<br />

B. Explications<br />

Chacun des domaines décrits ci-dessous obéit à un principe axial différent. <strong>Les</strong> discordances entre ces sphères sont<br />

responsables des diverses <strong>contradictions</strong> de la société.<br />

La sphère techno économique consiste en l’organisation de la pro<strong>du</strong>ction et la répartition des biens et services. Elle a<br />

pour principe axial la rationalité fonctionnelle, l’économie est son régulateur. Sa structure fondamentale est<br />

constituée de la bureaucratie et de la hiérarchie, son principe de changement est la possibilité d’adopter des pro<strong>du</strong>its<br />

ou des procédés plus efficaces. Le changement est linéaire dans cette sphère. La structure sociale est une structure de<br />

rôles et non de personnes, l’autorité appartient à la position et non à l’indivi<strong>du</strong>. L’indivi<strong>du</strong> devient un objet car<br />

l’accomplissement d’une tâche est subordonné à la finalité de l’organisation.<br />

La sphère culturelle comprend le champ <strong>du</strong> symbolisme expressif (expression de la pensée humaine sous une forme<br />

imaginative : peinture, poésie, roman, activité religieuse…) les modalités de la culture sont peu nombreuses, et<br />

dépendent des situations existentielles auxquelles sont confrontés les êtres humains et de la conscience qu’ils en ont à<br />

toutes les époques (mort, tragédie, héroïsme…). Historiquement, la liaison est étroite entre culture et religion. Dans la<br />

sphère culturelle, le changement n’est pas linéaire, il y a toujours un retour aux préoccupations qui sont les angoisses<br />

existentielles des hommes. Il n’y a pas de principe de changement : Boulez ne remplace pas Bach. L’action<br />

réciproque con<strong>du</strong>it au syncrétisme (mélange des dieux étranges sous Constantin).


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 2<br />

La sphère gouvernementale est celle <strong>du</strong> pouvoir et de la justice sociale. Le régime détient l’emploi légitime de la<br />

force et règle les conflits afin de parvenir à des conceptions de justice incarnées dans les traditions d’une société ou<br />

dans sa constitution. Le principe fondamental <strong>du</strong> gouvernement est la légitimité. L’égalité est une condition implicite.<br />

La structure fondamentale consiste dans la représentation et la participation. Le changement suit ici un principe défini<br />

par Durkheim : l’élargissement de la sphère sociale provoque une plus grande action réciproque, et celle-ci con<strong>du</strong>it à<br />

la spécialisation, à des relations complémentaires et à une différenciation structurale.<br />

De ces trois descriptions, on peut dé<strong>du</strong>ire les sources structurelles de tension de la société : la structure sociale est<br />

techno économique, bureaucratique et hiérarchique, alors que le régime politique croît, formellement, à l’égalité et à<br />

la participation. De même, la structure sociale est organisée en termes de rôles et de spécialisation, alors que la<br />

culture est fascinée par l’épanouissement <strong>du</strong> moi. Ces relations adverses montrent la disjonction des sphères.<br />

I. Première Partie : La double servitude <strong>du</strong> modernisme<br />

A. <strong>Les</strong> <strong>contradictions</strong> <strong>culturelles</strong> <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong> et les disjonctions <strong>du</strong> discours<br />

culturels (chapitres 1 et 2).<br />

La culture a acquis une suprématie comme partie la plus dynamique de notre civilisation, dépassant sur ce point la<br />

technologie (là, les transformations dépendent des ressources et des possibilités financières et en politique,<br />

l’innovation est limitée par les structures institutionnelles). Ce mouvement culturel est en outre légitimé : la société<br />

accepte aujourd’hui ce rôle de l’imagination, la société a institutionnalisé l’avant-garde.<br />

1. <strong>Les</strong> <strong>contradictions</strong> <strong>culturelles</strong> <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong><br />

La culture se définit comme un moyen continuel de maintenir son identité grâce à un point de vue esthétique logique,<br />

à une conception orale de soi même et à un style de vie qui témoigne de ces idées. Historiquement, la plupart des<br />

cultures et des structures sociales forment une unité : par exemple, la culture et la structure sociale bourgeoise<br />

forment une unité spécifique autour <strong>du</strong> thème ordre et travail. Mais aujourd’hui, on observe une rupture radicale entre<br />

la structure sociale et la culture. La culture a rejeté les vertus bourgeoises paradoxalement à cause <strong>du</strong> fonctionnement<br />

<strong>du</strong> système économique capitaliste. Alors que le principe économique de la structure sociale se définit en termes<br />

d’efficacité et de rationalité fonctionnelle, la culture est confuse, prodigue, et dominée par des tendances antirationnelles,<br />

anti-intellectuelles, sans autre critère que le moi.<br />

<strong>Les</strong> comportements sociaux sont aujourd’hui discrétionnaires, et la culture s’autonomise. <strong>Les</strong> dispositions<br />

personnelles de chacun deviennent plus importantes que les attributs sociaux conventionnels dans le style de vie, <strong>du</strong><br />

fait de l’extension de l’é<strong>du</strong>cation, de la disparition des structures de classe traditionnelles, et de l’expansion d’une<br />

atmosphère sociale permissive. En outre, l’artiste créé le public : l’artiste d’avant-garde forme le goût <strong>du</strong> public et<br />

organise le marché. Le milieu bourgeois et l’acheteur fortunés n’exercent plus de contrôle sur l’art. C’est une victoire<br />

de la culture, séparée et autonome, même si elle reste d’opposition. La majorité, n’ayant pas de culture propre, ne<br />

peut faire contrepoids à la culture opposée. On peut dire que la culture bourgeoise a disparu.<br />

<strong>Les</strong> semi intellectuels apparaissent dans les années 1950: être dans le vent consiste alors à aimer ce qu’aiment les<br />

masses vulgaires, au lieu de ce qu’affectionnent les « prétentieuses classes bourgeoises ». Cela correspond au<br />

modernisme, qui est, selon Irving Howe, « une rage obstinée contre l’ordre officiel ». Le modernisme insiste sur le<br />

vide, sur le non-sens des apparences. Il naît en réaction contre deux changements sociaux : le premier tient à la<br />

perception de l’environnement social (les notions d’espace et de temps sont désorientées avec les révolutions en<br />

transport et communication), le second, à la conscience de soi, <strong>du</strong> fait de la perte de certitude religieuse. Dans<br />

l’opinion classique prémoderne, l’art était essentiellement contemplatif, mais le modernisme veut submerger le<br />

spectateur afin que le pro<strong>du</strong>it de l’art s’impose à lui. Une place despotique est accordée au présent, si bien que<br />

l’artiste et le spectateur doivent se recréer sans cesse. Le modernisme se caractérise par un culte <strong>du</strong> « moi » et par « le<br />

triomphe de la volonté » : le modernisme a mis fin à la prééminence <strong>du</strong> jugement rationnel. En fait, « le modernisme<br />

part d’une furieuse révolte contre l’ordre social pour aboutir à une croyance en l’apocalypse. » Il substitue l’instinct à<br />

la justification esthétique de la vie, il arrache toutes les bornes, dans le sens où il veut tout explorer, sans distinction.<br />

C’est un hégélianisme négatif : comme l’écrit Foucault, l’homme n’est plus qu’une espèce de trace sur le sable. Il est<br />

enfin le fer de lance d’une offensive lancée contre les valeurs et les formes de comportement ordinaire, au nom de la<br />

libération, de l’érotisme, de la liberté et de l’instinct. Cette lutte intro<strong>du</strong>it une crise des valeurs bourgeoises. Dans<br />

cette culture anti-bourgeoise, il n’y a plus d’avant-garde : personne n’est <strong>du</strong> côté de l’ordre et de la tradition.<br />

Il y a une rupture entre la structure sociale et la culture, ce qui ouvre la voie à une révolution sociale. Cette révolution<br />

a commencé de deux manières fondamentales : autonomie de la culture entrée dans la vie courante (tout ce qui est<br />

permis dans l’art l’est aussi dans la vie), et en plus de nombreuses personnes copient le mode de vie autrefois réservé<br />

à un petit cénacle, qui répand son mode de vie dans les mass media.<br />

On est alors passé « de la morale protestante au bazar psychédélique. » <strong>Les</strong> changements qui interviennent dans le<br />

culturel sont ren<strong>du</strong>s possibles par des changements de sensibilité et des changements dans la structure sociale. La


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 3<br />

disparition <strong>du</strong> système de valeurs bourgeoises traditionnelles a pour cause le système économique bourgeois (le libre<br />

marché). C’est l’origine de la contradiction <strong>du</strong> <strong>capitalisme</strong> dans la vie américaine. Bell se propose d’analyser les<br />

effets pro<strong>du</strong>its dans la société américaine.<br />

Le puritanisme et le protestantisme peuvent résumer les valeurs américaines. La disparition des valeurs traditionnelles<br />

américaines a eu lieu à deux niveaux. Dans le domaine de la culture et des idées, les Jeunes Intellectuels prêchent la<br />

morale <strong>du</strong> plaisir, de l’hédonisme, et adoptent une morale de la consommation. Le second niveau correspond à une<br />

transformation fondamentale dans la structure sociale : le travail et l’accumulation deviennent des moyens de<br />

consommation et d’exhibition, et non plus des fins en soi. La pro<strong>du</strong>ction de masse et la forte consommation ont<br />

transformé la vie des classes moyennes. La société bourgeoise encourage alors l’hédonisme mais sans pouvoir le<br />

justifier. Il manque une nouvelle religion, un système de valeurs, pour remplacer l’ancien. La disjonction est la<br />

suivante : le nouveau <strong>capitalisme</strong> continue d’exiger les règles de la morale protestante dans le domaine de la<br />

pro<strong>du</strong>ction, mais il stimule en même temps le droit au plaisir et au divertissement. <strong>Les</strong> deux éléments de la société<br />

bourgeoise, que sont le <strong>capitalisme</strong> puritain et libéral et l’indivi<strong>du</strong>alisme radical ont rompu leurs relations avec le<br />

temps. C’est cette disjonction qui constitue la crise culturelle historique de toute la société bourgeoise occidentale.<br />

Aujourd’hui, les tendances <strong>culturelles</strong> des années 1960 sont considérablement usées. <strong>Les</strong> pratiques <strong>culturelles</strong><br />

modernistes sont repro<strong>du</strong>ites machinalement par la masse culturelle. La société doit se préoccuper de questions plus<br />

menaçantes, comme l’inflation et les inégalités, qui ont pris le pas sur la culture. Or, les questions de culture restent<br />

fondamentales : selon Khal<strong>du</strong>n, l’hédonisme actuel est un signe <strong>du</strong> déclin de la civilisation. C’est pourquoi, l’ordre<br />

social a besoin d’une culture qui soit l’expression symbolique d’une vitalité ou d’un état moral qui réponde à une<br />

motivation ou à une obligation.<br />

2. <strong>Les</strong> disjonctions <strong>du</strong> discours culturel<br />

La science sociale traite rarement des éléments contradictoires qui interviennent entre la structure sociale et la culture.<br />

Bell veut montrer ici comment se forment les perceptions sociales, et comment une culture discordante exprime les<br />

profondes perplexités d’une époque.<br />

Notre société de masse se caractérise de la manière suivante. La société contemporaine est énorme et très nombreuse ;<br />

de plus, elle se distingue par l’action réciproque physique et psychique qui nous lie directement ou symboliquement à<br />

tant d’autres personnes. Lorsqu’elle se multiplie, l’action réciproque con<strong>du</strong>it non seulement aux différenciations<br />

sociales, mais aussi à une différenciation psychique, à un désir de changement et de nouveautés, à la recherche des<br />

sensations et au syncrétisme de la culture. Le nombre et l’action réciproque sont des aspects de l’environnement<br />

social. Il convient de leur attribuer l’importance de l’immédiateté, de l’impact, de la sensation, et de la simultanéité,<br />

sur la sensibilité moderne. En outre, au lieu de la tradition de l’autorité, des vérités révélées ou de la raison,<br />

l’expérience est devenue pour nous la source de l’identité et de la compréhension. Ce changement provoque une crise<br />

de l’identité. Enfin, la société est orientée vers l’avenir. Conscience de soi et orientation <strong>du</strong> temps deviennent euxmêmes<br />

des formes d’expérience.<br />

Il existe alors trois domaines dans lesquels les disjonctions de la structure sociale et de la culture se pro<strong>du</strong>isent. Il y a<br />

tout d’abord une disjonction <strong>du</strong> rôle et de la personne : la société moderne impose une spécialisation des rôles de plus<br />

en plus rigide. La création de hiérarchies, de responsabilités soigneusement définies fait ressortir le sentiment de la<br />

fragmentation de la personnalité telle qu’elle est définie par le rôle. En même temps, en tant que personnes, on a une<br />

plus grande variété de choix. La vie moderne créé une bifurcation <strong>du</strong> rôle et de la personne qui inflige à l’indivi<strong>du</strong><br />

sensible une tension et un malaise. On observe ensuite une disjonction <strong>du</strong> rôle et de l’expression symbolique : il<br />

existe une progression de la spécialisation de chacune des branches <strong>du</strong> savoir. Il est difficile de trouver des symboles<br />

communs pour relier une expérience à une autre. Aujourd’hui, c’est à peine si la culture reflète la société dans<br />

laquelle vivent les gens. D’insupportables tensions apparaissent alors entre la culture et la structure sociale. On assiste<br />

enfin à une disjonction <strong>du</strong> vocabulaire : notre vocabulaire mathématique et rationnel fortifie une conception <strong>du</strong><br />

monde abstraite sinon mystique, et c’est là encore une disjonction entre le monde quotidien des faits et de<br />

l’expérience, et le monde des concepts et de la matière.<br />

Il devient impossible de trouver un principe unique définissant le modernisme : on ne peut trouver un centre de<br />

gravité pour définir l’homme cultivé. Il n’existe pas non plus de centre géographique ou spirituel qui apporterait<br />

l’autorité et un lieu de rencontres pour les artistes, comme autrefois. En outre, le modernisme s’oppose à l’idée d’une<br />

hiérarchie de l’art et d’une unité de la culture. Aujourd’hui, la perspective dominante est visuelle. Il ne peut guère en<br />

être autrement dans une société de masse. Mais la culture visuelle s’épuise rapidement et se vide de sa propre<br />

substance. On assiste enfin à l’effondrement <strong>du</strong> cosmos rationnel : le moi est la pierre de touche de la compréhension,<br />

qui dépend de sa propre activité plutôt que de la nature de l’objet. Le modernisme se caractérise alors par une éclipse<br />

de la distance psychique : la culture moderniste veut briser la notion <strong>du</strong> passé et <strong>du</strong> présent, et une suppression de la<br />

distance esthétique, par la perte <strong>du</strong> contrôle de l’expérience et <strong>du</strong> recul nécessaire pour dialoguer avec l’art.<br />

<strong>Les</strong> modernes sont partis en quête d’une expérience qu’ils ont voulu élever à tous les niveaux mais nous sommes<br />

arrivé à la fin de cette phase, <strong>du</strong> moins dans la culture supérieure, car ces recherches ont été vulgarisées et transmises<br />

à la masse culturelle. Le problème se pose donc de savoir si la culture peut retrouver une cohérence dans la<br />

subsistance et l’expérience et pas seulement dans une cohérence de la forme.


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 4<br />

B. La sensibilité des années 1960 et l’époque post in<strong>du</strong>strielle (chapitres 3 et 4).<br />

1. La sensibilité des années 1960<br />

La décennie des années 1960 est particulière, car on constate l’épuisement d’un aspect fondamental <strong>du</strong> modernisme<br />

culturel. On revient à la sensibilité <strong>du</strong> modernisme d’avant la première guerre mondiale. La personnalité présente un<br />

aspect nouveau : culte de l’enfance, goût de l’absurde, renversement des valeurs aboutissant à admirer les penchants<br />

les pus bas plutôt que les plus nobles, attrait de l’hallucination (portée au pinacle grâce à la drogue et à l’expérience<br />

psychédélique) et des fantômes. La sensibilité des années 1960 ajoute à tout cela quelque chose qui lui est propre : la<br />

violence et la cruauté, une certaine tendance à la perversité sexuelle, le désir de faire <strong>du</strong> bruit, une disposition à<br />

contrer tout ce qui est connaissance et intellectuel, la volonté de supprimer les frontières entre l’art et la vie (et à force<br />

de célébrer la vie, ce mouvement détruit l’art), et enfin la fusion de l’art et de la politique.<br />

Dans les années 1950, les arbitres de la culture cherchaient à s’appuyer sur un critère transcendantal pour juger les<br />

choses de l’art. Pour eux, la culture est essentiellement contemplative, l’art est opposé à la vie, puisqu’il est<br />

permanent. Puis cette opinion est stigmatisée dans les années 1960 par les intellectuels. Le lieu de l’art s’est<br />

transporté de l’œuvre sur la personnalité de l’artiste, de l’objet permanent au processus transitoire. Il n’y a plus ni<br />

préliminaire ni hiérarchie en art et chaque action est un évènement en soi. Le mouvement artistique des années 1960<br />

cherche à effacer la distinction entre le sujet et l’objet et entre l’art et la vie. En sculpture par exemple, les socles sont<br />

supprimés pour que la sculpture puisse faire partie de l’environnement. L’œuvre se décompose dans l’action et le<br />

critique n’a plus de raison d’être.<br />

Selon Susan Sontag, in Against Interpretation : 1966 : « la propagation des critiques artistiques<br />

empoisonne nos sensibilités … L’interprétation est la revanche de l’intellect sur l’art. La revanche de<br />

l’intellect sur le monde. »<br />

Il y a une démocratisation de la culture, rien ne doit être considéré comme supérieur ou inférieur. Un égalitarisme<br />

fondamental succède donc à la vieille hiérarchie de l’esprit. Il y a également vers la fin des années 1960 une<br />

démocratisation <strong>du</strong> génie : depuis le début <strong>du</strong> XIX° siècle, on pense que l’artiste est un être à part, avec une vision<br />

particulière <strong>du</strong> monde. Pour Hugo, les artistes sont destinés à devenir les « chefs sacrés » de la Nation. Mais dans les<br />

années 1960 on veut que tout homme soit son propre « artiste héros ». La démocratisation <strong>du</strong> génie devient possible<br />

<strong>du</strong> fait qu’on peut se quereller sur des idées et des jugements mais pas sur des impressions et des sentiments : les<br />

impressions de tel indivi<strong>du</strong> n’ont pas plus d’autorité que celles de tel autre. Toute œuvre d’art devient le prétexte<br />

d’une autre œuvre d’art, c'est-à-dire un exposé <strong>du</strong> sentiment des critiques au sujet de l’œuvre originale. L’authenticité<br />

d’une œuvre d’art ne se définit dans les années 1960 qu’en termes d’immédiateté, de l’intention de l’artiste et des<br />

effets sur le spectateur. <strong>Les</strong> institutions <strong>culturelles</strong> cèdent, sans réagir, aux courants actuels.<br />

Au niveau de la littérature, l’écriture se détache de plus en plus de la réalité extérieure devient autistique, et la voix <strong>du</strong><br />

romancier s’émancipe et s’affranchit de toute contrainte. La folie est le grand sujet de préoccupation des années 1960.<br />

La tendance apocalyptique est représentée au théâtre dionysiaque, dont la troupe recherche la spontanéité, une liberté<br />

totale et orgiaque, une communication sensorielle, un mysticisme oriental. Le rite que conçoit le nouveau théâtre<br />

comporte inévitablement une célébration de la violence. <strong>Les</strong> happenings remplacent les scènes écrites et deviennent<br />

la sphère privilégiée de la violence. A la cinémathèque en 1968, Herman Nitsch éventra un mouton, en répandit le<br />

sang sur la scène, les entrailles sur une jeune fille, et cloua la carcasse de l’animal sur une croix. Pour l’art, le recours<br />

à la force montre que l’artiste n’ayant pas le talent nécessaire pour évoquer l’émotion, est ré<strong>du</strong>it à l’imposer par un<br />

choc. Mais dans les années 1960, la violence s’associe au changement social.<br />

A la fin des années 60, la nouvelle sensibilité est la contre culture, elle s’accompagne d’une idéologie, qui prétend<br />

s’attaquer à la société technocratique, mais s’en prend à la raison. Il n’y a plus ni nature ni religion à célébrer.<br />

« Ce n’est que la pathétique glorification de la personnalité, qui a été vidée de son contenu et qui<br />

prend le masque de la vie en jouant la révolution. »<br />

Dans les années 1970, l’avant-garde culturelle est épuisée. On assiste à un retour à la représentation figurative en<br />

peinture, le théâtre « croupit », le roman s’enferme dans la folie et la technologie, et en sculpture, on observe le<br />

besoin de faire passer un jugement conceptuel par les procédés de communication.<br />

Le modernisme est fini en tant que force culturelle créatrice. La sensibilité des années 1960 n’est intéressante que<br />

parce qu’elle montre que l’esthétique de choc et de sensation est devenue banale et fastidieuse, et qu’elle appartient<br />

désormais à la masse culturelle. L’instinct de rébellion <strong>du</strong> modernisme culturel se heurte à un paradoxe : le monde<br />

non occidental est un monde puritain, le modernisme culturel se prétend subversif mais se sent à l’aise dans la<br />

société capitaliste bourgeoise. A cette société manque un guide qui lui indiquerait ce qu’il faut retenir ou rejeter de<br />

ces expériences.<br />

2. Vers la grande restauration : religion et culture à l’époque post in<strong>du</strong>strielle.<br />

<strong>Les</strong> rapports sociaux des hommes sont en grande partie créés par le genre de travail qu’ils accomplissent. Dans les<br />

sociétés préin<strong>du</strong>strielles, la vie est essentiellement un jeu contre la nature, le travail varie avec les saisons et les<br />

conditions atmosphériques. <strong>Les</strong> sociétés in<strong>du</strong>strielles jouent un jeu contre la nature fabriquée, le monde est devenu<br />

technique et rationalisé, la machine est prédominante, les rythmes de vie sont mécaniquement ordonnés. Le temps est<br />

chronologique et obéit à l’horloge. <strong>Les</strong> sociétés in<strong>du</strong>strielles se définissent par la rationalité et le progrès. C’est un<br />

monde de coordination, où les hommes, les biens et les marchés sont encastrés les uns dans les autres pour la


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 5<br />

pro<strong>du</strong>ction et la distribution des biens. C’est un monde d’organisation, de hiérarchie et de bureaucratie. Il existe une<br />

distinction nécessaire entre les rôles et les personnes. Ce monde est dominé par l’idée selon laquelle il faut échapper à<br />

la nécessité, c'est-à-dire aux contraintes de la nature qui limitent le pouvoir de l’homme. C’est grâce à l’histoire,<br />

démiurge philosophique, que les hommes passeront <strong>du</strong> royaume de la nécessité au royaume de la liberté, caractérisé<br />

par la maîtrise totale de la nature et de soi-même. Une société post in<strong>du</strong>strielle est un jeu entre les personnes (elle est<br />

centrée sur les services) elle est une société de communautés dans laquelle l’unité sociale et l’organisation<br />

communautaire et non l’indivi<strong>du</strong>. La participation est une condition indispensable à la communauté, et lorsque de<br />

nombreux groupes différents veulent trop de choses différentes, il en résulte des conflits et des situations insolubles.<br />

Il y a soit une politique de consensus, soit une politique d’obstruction. Dans la société post in<strong>du</strong>strielle, les hommes<br />

vivent en dehors de la nature et de moins en moins avec la machine. <strong>Les</strong> hommes se connaissent les uns les autres et<br />

ne connaissent rien d’autre. Mais sans la nature et sans la technique, qu’est ce qui peut lier les indivi<strong>du</strong>s les uns aux<br />

autres ?<br />

« Si le monde naturel est régi par le destin et le hasard, le monde de la technique par la rationalité et<br />

l’entropie, on ne peut définir le monde social que par l’agitation et par la peur. La cohésion de toute<br />

société se fonde sur la contrainte ou sur un ordre moral. La justification des lois est fondée sur un<br />

système de valeurs admises par l’ensemble de la population. La religion qui représente ces valeurs<br />

fondamentales fut toujours à la base de l’ordre moral. Pour Durkheim la religion est la conscience de<br />

la société et si la religion décline c’est parce que le domaine <strong>du</strong> sacré s’est ré<strong>du</strong>it, et parce que les<br />

sentiments et les liens affectifs des hommes entre eux se sont affaiblis. (…) Dire que dieu est mort,<br />

c’est dire que les liens sociaux sont rompus et que la société est morte. »<br />

Aux trois systèmes correspondent aussi manières différentes par lesquelles les hommes se relient au monde : la<br />

religion, le travail, la culture. La religion est le moyen de se comprendre et de comprendre la place que l’on occupe<br />

par rapport à quelque chose qui dépasse le monde d’ici bas. Le travail est une réplique de la religion adaptée au<br />

monde d’ici bas : c’est la preuve de sa propre valeur que l’on acquiert par l’effort. La culture se substitue à la religion<br />

et au travail et n’est plus qu’un moyen de développer la personnalité ou une justification esthétique de l’existence. Ce<br />

passage de la religion à la culture provoque une extraordinaire transformation de la conscience et <strong>du</strong> comportement<br />

de la société. Dans les sociétés occidentales, la religion a deux fonctions : veiller aux portes <strong>du</strong> démon, et assurer une<br />

continuité avec le passé. Dans le modernisme, la culture accepte le démoniaque, voit en lui une source de créativité,<br />

elle tourne le dos au passé et fait de la nouveauté la seule source d’intérêt. Le modernisme en tant que mouvement<br />

culturel transgresse la religion et transfère le centre de l’autorité <strong>du</strong> sacré au profane. Or, selon Bell, ce qui guide les<br />

hommes dans leur con<strong>du</strong>ite c’est la religion, comme conception transcendantale, étant en dehors de l’homme et qui le<br />

relie à quelque chose qui le dépasse.<br />

En dépit <strong>du</strong> désordre et de la confusion de la culture moderne, on verra certainement apparaître une réponse<br />

religieuse, car la religion est une partie constituante de la conscience, la recherche d’un ordre général de l’existence.<br />

Selon Weber, la religion est parfois la plus révolutionnaire des forces. Elle apporte des réponses nouvelles quand les<br />

traditions et les institutions sont rigoristes et oppressives. Un engagement religieux lance un défi au caractère libéral<br />

moderne : les réponses qu’attend un caractère libéral sont des réponses morales. Or les réponses morales effacent le<br />

particulier. Il existe donc des tensions perpétuelles entre le particulier et l’universel.<br />

II. Seconde partie : les dilemmes de la politique<br />

<strong>Les</strong> changements qui s’opèrent dans la culture et la religion s’opèrent lentement. Mais la politique a une autre<br />

dimension, et le gouvernement est aux prises avec les problèmes de la vie quotidienne. <strong>Les</strong> <strong>contradictions</strong> politiques<br />

tiennent au fait qu’à l’origine, la société libérale, par ses lois, sa morale et son système de rétribution, devait satisfaire<br />

des tendances indivi<strong>du</strong>elles, et qu’elle est devenue une économie interdépendante qui doit se proposer des buts<br />

collectifs. Ces collectivités sont parfois des sous groupes de la société, ou la société tout entière. La société doit de<br />

plus en plus tenir compte des droits <strong>du</strong> groupe plutôt que des droits de l’indivi<strong>du</strong><br />

A. L’instabilité de l’Amérique : facteurs transitoires et facteurs permanents<br />

d’une crise nationale (chapitre 5).<br />

Selon Tocqueville, toute société qui promet la justice et qui a accepté la légitimité des revendications doit s’attendre à<br />

traverser la tempête. C’est ce qu’il s’est passé aux Etats-Unis. On observe alors que trois zones de difficulté affectent<br />

l’avenir des Etats-Unis : le rapport de la démocratie à l’empire (c'est-à-dire la question de savoir si une démocratie<br />

peut jouer un rôle impérial), la révolution de la participation qui lance un défi à la manière technocratique et<br />

hiérarchique dont les décisions sont prises, et un changement profond de la culture ou se développe un tendance antirationnelle<br />

et anti-intellectuelle dans le domaine de la sensibilité et de l’art.<br />

1. L’instabilité et ses sources<br />

Aux Etats-Unis, l’instabilité de l’Amérique est liée aux facteurs transitoires suivants. On assiste tout d’abord à<br />

l’affaiblissement <strong>du</strong> monde communiste, alors que la mobilisation face à une menace extérieure renforce l’unité <strong>du</strong><br />

pays et apaise les divisions internes. Une tension est ensuite créée par l’intro<strong>du</strong>ction des Noirs. En 1954, la Cour<br />

Suprême abolit le principe de la ségrégation dans les écoles publiques. De ce fait, elle légitime la revendication des


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 6<br />

Noirs, désormais, l’initiative morale sociale leur appartient. Mais dès lors que la société est réceptive au changement,<br />

les indivi<strong>du</strong>s peuvent se livrer à une surenchère à gauche. Vers 1970, la rhétorique révolutionnaire des Noirs s’est<br />

calmée, mais on était loin de prévoir qu’elle s’apaiserait dans les années 1960. Il existe en troisième lieu une crise de<br />

confiance, qui peut s’expliquer par les quatre facteurs suivants : on découvre que la croissance ne peut résoudre tous<br />

les problèmes sociaux, les émeutes et crimes noirs créent un fort sentiment de peur dans la population, la jeunesse est<br />

aliénée : son accroissement fait que les jeunes sont dans une concurrence de plus en plus âpre pour l’emploi,<br />

l’é<strong>du</strong>cation universitaire baisse en valeur ; et enfin, la guerre <strong>du</strong> Vietnam, qui éloigne de la société une grande partie<br />

de la future élite, sert de catalyseur aux tensions sociales des Etats-Unis.<br />

L’instabilité de l’Amérique est aussi liée aux révolutions structurelles. Des quatre grands changements structuraux de<br />

la société, le premier est la transformation démographique. La population augmente, un énorme capital de dépenses<br />

sociales doit lui être consacré, les américains s’urbanisent rapidement, ce qui exige de nouvelles infrastructures, et les<br />

grandes villes se transforment racialement, avec l’arrivée des Noirs dans leur centre. Le second facteur est la création<br />

d’une société nationale : les changements qui ont lieu dans une partie de la société ont des répercussions sur toutes les<br />

autres, ce qui demande de nouveaux mécanismes institutionnels pour y répondre. La pression des masses devient une<br />

nouvelle source de tensions structurelles <strong>du</strong> système. En troisième lieu on constate l’apparition de la société<br />

communautaire. Elle tient à l’augmentation des décisions publiques extérieures au marché, et à la définition des droits<br />

sociaux en termes de groupes et non en termes indivi<strong>du</strong>els. Ces deux aspects posent de nouveaux problèmes à la<br />

société. L’avantage <strong>du</strong> marché est de disperser la responsabilité. Mais quand la décision est d’ordre public, on sait qui<br />

blâmer. L’augmentation des décisions d’ordre public multiplie les occasions de conflit dans la communauté ou le<br />

groupe. Enfin, apparaissent les droits <strong>du</strong> groupe comme revendications au nom <strong>du</strong> groupe et non de l’indivi<strong>du</strong>. Le<br />

besoin de trouver des justifications et des mécanismes pour juger ces revendications sera une source de tension<br />

supplémentaire.<br />

Le problème des Noirs et l’aliénation de la jeunesse sont de questions qui semblent avoir per<strong>du</strong> de leur acuité depuis<br />

les années 1970. <strong>Les</strong> problèmes résultant de changements structuraux restent entiers (structure administrative, service<br />

de santé nationale…). Il existe également quatre problèmes généraux. Ces problèmes généraux sont tout d’abord le<br />

rapport de la démocratie à l’Empire. L’Amérique devient une puissance impériale, car étant la plus forte, elle est<br />

entraînée dans les luttes de toutes les parties <strong>du</strong> monde. Mais un rôle impérial est difficile à tenir, car il implique que<br />

l’on engage d’énormes ressources en hommes et en richesses, qui peuvent provoquer amertume et tensions à<br />

l’intérieur. Or, selon Bell, « le rôle impérial ne convient pas à la structure politique et au style nationale des Etats-<br />

Unis. » Le second problème est la création d’une nouvelle élite politique : l’élite cohérente apparue après la Seconde<br />

Guerre Mondiale n’a pas été remplacée, alors qu’elle est nécessaire à la création d’une autorité politique. Or, étant<br />

donné les divisions de la société, il n’est pas sûr qu’une telle élite puisse se reconstituer. Bell déplore également<br />

l’échec <strong>du</strong> libéralisme : les politiques keynésiennes perdent de leur attrait dans le monde occidental, et en politique<br />

sociale, les sociologues ont reconnu que les problèmes étaient plus sérieux qu’ils ne le pensaient. L’échec <strong>du</strong><br />

libéralisme est un échec <strong>du</strong> savoir. Enfin, on assiste à une révolution de la participation : il s’agit d’une levée de<br />

bouclier contre la bureaucratie, d’un désir de participation et d’affirmation de l’importance de sa communauté. Mais<br />

la démocratie participative pose problème : les différentes communautés doivent de toutes manières se conformer aux<br />

normes morales de la société. Si l’aptitude d’une société à régler ses problèmes dépend de la qualité de son<br />

gouvernement et <strong>du</strong> caractère de son peuple (Machiavel), l’un des facteurs décisifs pour la décennie à venir sera le<br />

gouvernement.<br />

2. Quelle place pour les Etats-Unis sur le plan international ?<br />

Le contexte international est marqué par d’importants changements récents. Au niveau économique, le sort de chaque<br />

pays échappe à sa propre autorité. Des multinationales apparaissent, dont l’action est déterminante sur la scène<br />

mondiale. Enfin, le marché <strong>du</strong> capital s’internationalise. Face à cela, les gouvernements peuvent ré<strong>du</strong>ire la<br />

dépendance des nations vis-à-vis de l’économie mondiale, multiplier les contrôles sur les corporations<br />

multinationales, et créer une autorité internationale avec pouvoirs gouvernementaux pour définir une politique<br />

économique commune. La plupart des pays cherchent une combinaison des trois solutions, ce qui créé des problèmes<br />

de politiques incompatibles et de coopération internationale Au niveau sociétal, on note l’apparition de sociétés<br />

nationales comme un évènement important. <strong>Les</strong> échanges se multiplient entre les peuples. Cette situation engendre<br />

deux effets contradictoires : il y a un accroissement des choses (les évènements sont plus rapidement relatés) et il y a<br />

un rétrécissement <strong>du</strong> temps de réaction, pendant lequel les indivi<strong>du</strong>s répondent aux nouvelles, mais la multiplication<br />

des chocs et des images peut amener le spectateur à prendre ses distances, à regarder les évènements avec une<br />

certaine indifférence. Enfin, il y a une ré<strong>du</strong>ction de la distance : les effets de contagion se propagent, comme dans les<br />

mouvements de jeunesse des années 1960. Cette nouvelle configuration créé un problème d’administration des<br />

ressources à l’échelle internationale. A cause des questions de ressource, notre monde aura besoin de plus d’autorités<br />

et de plus de réglementations.<br />

On peut prévoir, selon Bell, que l’influence des Etats-Unis dans le monde va se ré<strong>du</strong>ire. Au niveau économique, les<br />

Etats-Unis perdent leur prépondérance. Ils sont confrontés à la fois à une insuffisance des capitaux, et à un risque de<br />

déficit commercial. En outre, depuis 1975, s’est mis en marche un processus de désintégration de l’hégémonie<br />

américaine : l’influence américaine en Asie commence déjà à faiblir, notamment <strong>du</strong> fait de l’humiliante défaite<br />

enregistrée au Vietnam. <strong>Les</strong> Etats-Unis deviennent limités dans leur possibilité d’employer la force et d’imposer leur<br />

volonté. Par ailleurs, Bell constate que l’existence de forces centrifuges risque de déchirer les sociétés nationales<br />

établies : la Yougsolavie peut éclater, le Royaume-Uni se décomposer. Dans un tel scénario, les Etats-Unis peuvent<br />

briller. Mais leur problème est de n’avoir jamais dominé l’art des solutions collectives, ou accepté l’intérêt public au<br />

lieu des avantages privés.


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 7<br />

Le règlement des problèmes de tout régime démocratique dépend de l’habileté de la politique à venir pour parvenir à<br />

une conception de la famille communautaire.<br />

B. la famille communautaire : sociologie fiscale et société libérale (Chapitre 6)<br />

1. La famille communautaire.<br />

La tradition classique distingue deux domaines d’activité économique: la maison familiale et l’économie de marché.<br />

Il faut y ajouter la famille communautaire. A la famille communautaire correspond l’administration des revenus et<br />

des dépenses de l’Etat. C’est l’organisme qui doit satisfaire les besoins et les désirs publics par opposition aux<br />

besoins personnels. Mais il n’y a pas de théorie sociologique concernant la famille communautaire (or, il existe des<br />

théories de l’administration familiale et de la société commerciale), il n’existe pas non plus de sociologie des conflits<br />

structurels entre les classes et les groupes sociaux sur la question de la taxation, ni une philosophie politique qui<br />

serait une tentative de justice distributive (à l’exception notable de John Rawls) fondée sur le rôle central de la famille<br />

communautaire dans la société.<br />

La famille communautaire a toujours existé pour répondre à des besoins communs, pour procurer aux particuliers des<br />

marchandises et des services qu’ils ne peuvent s’offrir eux-mêmes (armées, routes…). Trois nouvelles tâches de la<br />

famille communautaire sont apparues ces dernières années : une politique économique normative depuis la<br />

dépression des années 1930 ; une orientation et une supervision de la science et de la technologie ; un engagement<br />

dans une politique sociale normative vers 1960, comprenant les droits civils, le logement et l’environnement. La<br />

famille communautaire absorbe aujourd’hui les deux autres secteurs que sont la famille et la société commerciale.<br />

Ces engagements créent de nouveaux et profonds dilemmes pour la société. Toutes les questions et tous les conflits<br />

sont exposés explicitement et attirent l’attention.<br />

2. La sociologie fiscale.<br />

La question nouvelle qui domine l’analyse sociale est la sociologie fiscale. Le dilemme sociologique pour la famille<br />

communautaire moderne tient au fait qu’elle n’a pas seulement à pourvoir aux besoins publics, mais qu’elle doit<br />

remplir les désirs des groupes et les désirs indivi<strong>du</strong>els. Or les revendications peuvent ne pas correspondre aux revenus<br />

et aux réalités sociologiques.<br />

Selon Condorcet et Tocqueville, la société moderne se caractérise par une exigence d’égalité. Depuis les années 1960,<br />

cette demande d’égalité s’étend à une très vaste série de revendications politiques, civiles et sociales, exigibles de la<br />

part de la communauté. <strong>Les</strong> espoirs sont devenus des droits, on assiste à la révolution des nouveaux ayants droit. Ces<br />

revendications émanent de tous les groupes de la société. Il s’en suit une énorme extension des services dans la<br />

société (santé, é<strong>du</strong>cation …). Le poids des questions que le système politique ne pourra pas résoudre est croissant. En<br />

outre, la pression de ceux qui revendiquent le titre d’ayant droit provoque une augmentation continuelle des dépenses<br />

de l’Etat, donc, des impôts pour payer les charges, et une inflation accrue <strong>du</strong>e au déséquilibre de la pro<strong>du</strong>ctivité entre<br />

le secteur technologique et le secteur des services humains et gouvernementaux. Ces deux problèmes vont accroître le<br />

mécontentement et l’instabilité politique. La résolution ne peut venir que d’un accord consensuel, sur les questions<br />

normatives de la justice distributive, dans l’équilibre à trouver entre la croissance et la consommation sociale.<br />

La croissance économique a créé une série d’espoirs économiques et culturels, qu’il est difficile de ré<strong>du</strong>ire, et qui<br />

créent des conditions d’instabilité politique et économique. Tout cela con<strong>du</strong>it à des désorientations et à des insécurités<br />

qui ébranlent la confiance des indivi<strong>du</strong>s en leur société. Le rôle de la croissance économique mène à se poser deux<br />

questions : si la croissance économique fléchit, qu’est ce qui la remplacera (un nouveau nationalisme agressif ?) ou si<br />

la croissance économique augmente l’abondance, le comportement social discrétionnaire qui l’accompagnera tendrat-il<br />

à faire éclater les structures ? Aujourd’hui, la crise de confiance de la société américaine entraîne une disparition<br />

<strong>du</strong> civisme. Or le fondement de toute société libérale réside dans la volonté de tous les groupes de subordonner les<br />

intérêts particuliers à l’intérêt général. De plus en plus, les citoyens cherchent à ne pas payer leurs impôts, dont ils<br />

considèrent qu’ils empiètent sur le libre choix de leur finance. En un mot, les dilemmes économiques auxquels<br />

doivent faire face les sociétés occidentales découlent <strong>du</strong> fait que nous avons essayé de combiner les intérêts de la<br />

bourgeoisie (qui ne supporte pas qu’on réfrène son âpreté au gain), une politique démocratique (qui réclame de plus<br />

en plus d’aides et de services sociaux), et des mœurs indivi<strong>du</strong>alistes (tendant à échapper aux nécessaires<br />

responsabilités et sacrifices sociaux qu’exige une société communautaire). Nous n’avons pris aucun engagement<br />

servant de règle relative à la famille de la communauté, qui permettrait d’intervenir en médiateur pour régler les<br />

conflits privés. Or la société de consommation et de libre entreprise ne satisfait plus, moralement, les citoyens.<br />

Conclusion : Philosophie de la collectivité sociale.<br />

La famille de la communauté, ou polis, occupe une place centrale dans une économie interdépendante moderne. La<br />

philosophie politique de la polis classique fut exposée par Aristote, qui prend la famille comme modèle. Mais son<br />

point de vue ne plaît ni à l’esprit démocratique, ni au caractère moderne, et les justifications de la société libérale de<br />

Locke, Smith, et Kant contrastent avec cette éthique communautaire. Selon ces trois auteurs, la famille<br />

communautaire a trois tâches : protéger la société contre la violence et contre l’intrusion d’autres sociétés, assurer la<br />

sécurité intérieure de l’administration et de la justice, et effectuer des travaux publics et des institutions que l’indivi<strong>du</strong><br />

seul n’a pas intérêt à vouloir se procurer. La société est incapable d’échapper à l’économie. C’est contre les


Agrégation de sciences économiques et sociales / Préparations ENS 2007-2008 8<br />

contraintes périodiques de pénurie que la famille de la communauté moderne doit être munie d’une philosophie<br />

politique normative pour remplir deux tâches : définir le bien commun, satisfaire les droits et désirs indivi<strong>du</strong>els.<br />

Mais, comme le montre Rousseau, la difficulté tient à ce que, dans une société moderne, l’homme est à la fois<br />

bourgeois (intérêts privés) et citoyens (devoirs publics). Dans le domaine de l’économie, la société moderne se lance<br />

à la poursuite des âpres intérêts indivi<strong>du</strong>els, et dans le domaine culturel, elle cherche l’épanouissement et le<br />

développement <strong>du</strong> moi. Aujourd’hui, on ne poursuit pas indivi<strong>du</strong>ellement la satisfaction de ses désirs, mais on le fait<br />

par la politique. Or, la famille communautaire n’est pas une communauté mais une arène, ou il n’y a pas de règles<br />

normatives pour juger <strong>du</strong> bien fondé des revendications. Le programme de la philosophie pour la famille<br />

communautaire doit répondre aux quatre questions suivantes : ils s’agit de savoir quels sont les éléments qui<br />

appartiennent à la famille communautaire et les droits qui leur correspondent, de connaître les tensions qui existent<br />

entre la liberté et l’égalité, de connaître également l’équilibre entre l’équité et l’efficacité dans la compétition entre<br />

les revendications sociales et l’action économique. La quatrième question porte sur les dimensions des sphères<br />

publiques et privées dans la poursuite des biens et dans le domaine de la morale.<br />

Concernant la première question, étant donné la multiplicité de groupes aux droits bien définis dans l’ensemble des<br />

sociétés, il est douteux que l’on puisse en une seule réponse polariser les vœux de toute la société. Il faut considérer<br />

les règles, les droits et les revendications qui s’appliquent indistinctement, ceux qui présentent des différences entre<br />

les groupes, et distribuer les allocations en conséquence. C’est seulement dans la pratique que l’on peut adapter les<br />

solutions qui conviennent. Face à la question de l’incompatibilité entre liberté et égalité, il est nécessaire, selon Bell,<br />

de reprendre la conception de Walzer : il faut établir le principe de l’ « abolition <strong>du</strong> pouvoir de l’argent dans ce qui<br />

n’appartient pas à son domaine » : la fortune ne doit pas se transformer en avantages sociaux avec lesquels elle n’a<br />

pas de rapport. En effet, l’argent et le pouvoir peuvent se transformer facilement (ils créent des privilèges, comme par<br />

exemple de meilleurs soins médicaux). Il faut donc opérer une redistribution de la fortune, en prélevant des impôts<br />

sélectifs sur la consommation, et en améliorant les services de santé pour tous. Le principe de liberté et de justice<br />

devrait être : donner à chacun selon les efforts qu’il a fait, à chacun selon les pouvoirs et les privilèges qui<br />

conviennent à chaque domaine. La question de l’équité et de l’efficacité est la question de l’équilibre entre le présent<br />

et l’avenir : la génération actuelle doit-elle s’abstenir de certaines choses pour assurer à la génération future un capital<br />

plus élevé ? Or, la société bourgeoise occidentale se caractérise par un gaspillage de ressources et de pro<strong>du</strong>its dont on<br />

fait étalage pour la consommation, et l’on souffre d’un manque de théories permettant de définir une situation<br />

optimale. Concernant la dernière questions des sphères publiques et privées, on doit continuer d’affirmer que ni<br />

l’indivi<strong>du</strong> ne doit être dévoré par l’Etat, ni l’Etat ne doit être décomposé en un monde atomisé d’intérêts privés. Le<br />

marché est un mécanisme et non un principe de justice, il ne peut être l’arbitre des deux. Ce rôle, c’est la famille<br />

communautaire qui doit le remplir.<br />

Le rôle de la famille communautaire repose sur le besoin de mettre au point ce qui est légitime dans une société. La<br />

légitimité assure la continuité des institutions et la soumission des personnes. L’idée de la famille communautaire doit<br />

inciter le gouvernement à trouver un lien, un ciment social pour la société. L’espoir est aujourd’hui d’acquérir une<br />

maturité consciente qui n’a pas besoin de chefs charismatiques, de doctrines idéologiques, et de destins inéluctables,<br />

qui se redéfinit elle-même ainsi que la société libérale sur la seule base viable. Cette base doit comprendre trois<br />

actions conjointes : réaffirmation de notre passé, reconnaissance de la limite des ressources et de la priorité des<br />

besoins, et consensus sur une conception de l’équité qui donne à tous un sentiment de justice et de participation à la<br />

société. Cela serait une sorte de contrat social, qui n’ignore pas le passé.

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