18 SPECIAL CHUTES Dans les rues, ordinairement désertées aux nocturnes heures, défilaient des ombres fines et dégingandées. Projetés par l’éclat argenté du croissant de lune, les spectres silencieux se dirigeaient dans la même direction ; bientôt ils convergeraient pour ne former qu’une longue et muette procession. Les appartements et les maisons, refuges fragiles et délabrés, étaient définitivement abandonnés. Les silhouettes inhumaines, ne portant que des fripes rapiécées sur le dos, marchaient sans un baluchon sur l’épaule. Ils ne rentreraient pas ce soir dans leurs foyers. Ils n’allumeraient pas, dans les âtres de fortune, le feu ancestral sans lequel ils auraient péri de froid durant ces rudes hivers, se pelotonnant sous les couvertures. Ils ne rentreraient pas dans ces murs protecteurs contre le soleil de plus en plus meurtrier du milieu de journée. Mis à nu, sans défense contre les prédateurs de moins en moins intimidés par ces êtres faméliques, ils rejoignaient leur histoire, celle qui ne serait jamais racontée ni écrite. Les hommes n’étaient plus le reflet de la splendeur passée, ils n’étaient plus que l’ombre d’eux-mêmes ; de pauvres hères rescapés momentanés d’un cataclysme improbable. Les voitures avaient épuisé les dernières réserves d’essence depuis dix ans, alors que les électricités hydroélectrique et nucléaire n’existaient déjà plus. Les carcasses métalliques stationnées dans les rues faisaient le bonheur des enfants jouant à conduire comme les grands; bien qu’ils n’apprendraient jamais à piloter ces engins défunts. Ils s’amusaient à tourner et tourner les volants, imaginant de grandes chevauchées à travers la ville en ruine, roulant jusqu’au couchant. Ils s’entassaient parfois à une dizaine sur les banquettes en fibre synthétique et voyageaient toute une après-midi au rythme de leurs cris, rappelés à la réalité par l’heure du dîner. Abandonnées par les enfants, les voitures retournaient à leur triste silence non polluant, attendant la décomposition totale, qui aurait dû prendre près de deux cents bonnes années. A l’image des automobiles, la civilisation avait rendue l’âme petit à petit, le nombre des hommes s’amenuisant chaque jour. Sans guerre atomique, biologique, ni aucune invasion venue de l’espace, il n’existait plus sur Terre qu’une centaine d’hommes et de femmes, seuls survivants de la sélection naturelle. Trois générations, c’était encore bien, mais insuffisant. Ils marchaient sur leur fin sans pouvoir recréer l’espèce dominante. Les technologies avancées étaient depuis longtemps oubliées, finis le clonage et autres innovations. Pour leur survie, la reproduction primitive avait été leur seule chance. Le retour au contact humain n’avait pas été sans créer quelques soucis, notamment d’ordre religieux. On avait crié au scandale, on avait fustigé les brutes sans âme se livrant aux ébats sataniques. On les avait menacés des pires choses, mais c’était le seul agissement capable de pallier à la pénurie des naissances. Sans ce changement dans leurs habitudes, les hommes se seraient éteints ; ils avaient voulu battre le temps, encore un peu. La seule religion qui persista peu à peu fut celle de l’amour. A l’aube de leur dernier jour, les hommes étaient enfin unis. Alors que leur histoire se résumait à des batailles sanglantes et inutiles, ils avaient trouvé la paix qui leur avait fait défaut toute leur existence. Mais maintenant qu’ils étaient heureux, si peu nombreux, ils avaient appris qu’ils n’avaient aucun contrôle sur leur destin. Ils n’étaient pas tristes, ni même en colère. Qu’auraient-ils pu faire contre le sort décidé de la Terre ? Leur seule interrogation concernait ces gens, ces êtres qui statuaient pour eux ce que serait leur sort. Les hommes ignoraient qui étaient ces êtres et d’où ils venaient. Ils ne le sauraient jamais. Etait-ce enfin ces extra-terrestres dont ils rêvaient tant ? Etait-ce ce Dieu des Légendes dont certains scientifiques avaient dédié leur vie à démontrer l’existence ou l’inexistence ? Peu importait la réponse en fin de compte puisque les hommes allaient disparaître. La priorité en ce soir était de s’abandonner une dernière fois à cette communion réconfortante pour leurs âmes. Ils formeraient une seule entité espérant que l’essence humaine s’échapperait de leurs corps et survivrait dans le cosmos, oubliant que leurs particules en faisait déjà partie comme toutes celles de la Terre. Par groupe de trois, cinq ou six, ils marchaient vers la falaise, leur bout du monde. Acculés en vain vers la fin du continent. Nulle part ailleurs la terre n’était propice à la vie humaine, pas une âme n’y subsistait encore. Ils étaient tous là, les derniers hommes, dans ce désert qu’ils avaient voulu dompter en un temps semblait-il lointain. L’étendue pierreuse s’était montrée docile un moment, mais en l’absence chronique des humains, le désert était redevenu lui-même, sec et aride. Insensible aux peines mortelles, mais pourtant si présent et accueillant en ce soir où les hommes espéraient son étreinte éternelle. Tout était silencieux. Aucun cri d’animaux, aucune feuille secouée par le vent, ne se faisait entendre, pas même les pas des humains ne résonnaient sur l’asphalte déformé par le temps. On n’entendait aucun murmure, aucun bruit de vêtements froissés, ni même un reniflement d’enfant. C’était comme si toute sonorité avait quitté la surface de la planète, précédant de peu la disparition même des hommes. A présent, disposés en un cercle imparfait, assis à même la pierre acérée, ils observaient sereinement Jean, seul debout en leur centre. Jean n’était ni le plus vieux, ni le plus fort, mais il était le chef. Et ces hommes et ces femmes, les yeux emplis d’une incroyable conscience de ce qu’y allait arriver, se tenaient tranquillement assis, sans débordement affectif, même pas envers leurs enfants calmes et parfois même effrayants de stoïcisme. Ils avaient marché en silence, au rythme tranquille de leurs pas. Les enfants ne courraient pas mais tenaient fermement la main du père ou de la mère, parfois des deux, parfois celle du frère ou de la sœur. Jean avait marché en tête, tel l’apôtre menant ses fidèles au lieu de culte. Jean leur avait enseigné leur fin. Ils l’avaient cru, suivant cet antique besoin de croire en quelque chose même mortel. Ils voyaient dans cet événement la punition divine pour leurs mauvaises actions envers leur planète-mère. Ils avaient failli la détruire. Il s’en était fallu de peu pour qu’elle n’explose. Tous se souvenaient de cette fois où une décharge nucléaire souterraine était entrée en combustion et il s’était écoulé des dizaines d’années avant qu’un scientifique, traité de fou, n’arrive à alerter les gouvernements. On avait frôlé la catastrophe. La faute avait été rejetée sur les ingénieurs du site dont l’incompétence pourtant notoire était à l’origine d’une bonne douzaine de sites de configuration identique et potentiellement dangereux. La solution adoptée à l’époque avait été d’envoyer tous les déchets quels qu’ils soient dans l’espace, en se moquant bien d’où ils s’échoueraient, du moment que ce ne fut pas sur Terre. Après ce mini-cataclysme, l’hémisphère Nord devint complètement stérile. Les lueurs d’un feu crépitant, chaleureux et rassurant mais imaginaire, zébraient le cercle de tons fauves. Ils étaient silencieux. Aucun d’eux n’osait briser cet éternel silence. On aurait pu croire qu’ils étaient tous rassemblés pour se recueillir sur la tombe d’un ami. Les hommes nostalgiques se remémoraient les moments agréables, souriant sous les larmes inondant les visages tantôt graves, tantôt heureux sous la lumière irréelle. Ils se souvenaient. C’était pour ce soir. C’était ce soir que les créateurs de mondes viendraient reprendre leurs existences pour que d’autres puissent être modelées. Créateurs de mondes… Ils n’avaient de créateurs que le nom que Jean leur avait donné, préférant retenir le côté positif de leur intervention. Ils auraient pu être appelés les destructeurs, les modeleurs de mondes. Mais dans l’esprit des humains, ils seraient les créateurs, ceux qui reformeraient autre chose à partir d’eux, confortant la croyance anthropocentrique avant sa destruction, alors que les hommes n’étaient en rien au cœur de l’événement. La Terre s’était formée, ne perdant rien, transformant tout, jusqu’à créer l’espèce d’hominidés ultime qui pourtant ce soir, serait effacée au même titre que les animaux et végétaux prospérant beaucoup mieux que les hommes. Pas un caillou ne réchapperait de la disparition, mais les particules élémentaires seraient à nouveau dispersées dans l’univers
19 SPECIAL CHUTES pour permettre la création d’autre chose, ailleurs. Leur monde, leur Terre, plus rien de ce que les hommes avaient côtoyé, connu, frôlé, effleuré, caressé, brisé, recollé, ne serait plus. Et à la place de la Terre, le vide. Jean en était sûr, ensuite, il y aurait autre chose, mais aucun d’entre eux n’en ferait partie. C’était le principe même du phénomène nommé disparition affectant toute civilisation, de quelle nature qu’elle fût, un jour ou l’autre, quand les créateurs de mondes venaient lui rendre visite. Ce phénomène n’était en rien une extinction dans la définition donnée par les hommes pour expliquer la disparition de nombreuses espèces sur un temps géologiquement court. Il s’agissait d’une disparition définitive sans que rien n’en découle d’autre que le vide interplanétaire. Tout à coup, du décor, se détachèrent les silhouettes d’êtres à la chevelure hirsute comme une crinière, portant un masque rouge sang dénotant avec la romanesque mise en scène humaine. Seuls des trous béants indiquaient l’emplacement des hypothétiques yeux et de l’orifice buccal. Les monstres se levèrent et s’approchèrent de l’homme du centre, en glissant littéralement sur la rocaille sans aucun bruit. Un seul s’approcha assez près de Jean pour qu’il puisse distinguer la lueur blanche émise par les yeux noirs. La chose articula quelque chose que l’humain n’entendit pas mais déjà il tremblait à la pensée de ce qui suivrait. Car ils étaient les derniers. Ils ne voulaient pas mourir, mais ils ne souffriraient pas. Ils cesseraient simplement d’exister, comme ça, d’un seul coup, tous ensemble, pour toujours, sans cadavres pourrissants. Ce qu’ils avaient vécu, fait, ressenti, tout serait effacé et à jamais perdu. Tous regardèrent une dernière fois leurs proches. L’être masqué, le visage indéchiffrable tourné vers Jean, claqua seulement des doigts et les quatre milliards six cent millions d’années d’histoire de la Terre furent achevés.