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numéro - Phénix-Web

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62<br />

SPECIAL CHUTES<br />

« Toute ma vie, j’ai toujours désiré ce que je n’avais pas, mais, aujourd’hui, je n’aspire qu’à une chose, reprendre<br />

ce que j’ai déjà eu : ma liberté. »<br />

C’était sans doute la millième fois que je relis ce graffiti inscrit par un précédent occupant et à moitié effacé<br />

par le temps. Je collectionne avec avidité tous ces moments sacrés qui m’arrachent ne serait-ce qu’un instant à<br />

mon enfermement, ce sont-là les seuls moments où j’ai encore l’impression de vivre. Cela me permet d’oublier<br />

ces quatre murs insupportables où seule la porte, rupture dans cette architecture carrée, me procure encore<br />

l’espoir.<br />

Oublier un moment cette indicible peur, présente à chaque instant, saisissant chaque occasion, chaque recoin<br />

de moi-même, pour me rendre fou. Peur de ne jamais voir le ciel, peur de rester à jamais enfermé, peur de sortir<br />

sans savoir ce qui va m’arriver… Peur d’avoir peur.<br />

Je ne veux pas devenir fou comme celui de la cellule voisine, qui ne cesse de hurler. Aussi, pour combattre ce<br />

sentiment d’anxiété permanent, je m’efforce à chaque instant d’entretenir ce besoin de vengeance. Ma rage, ma<br />

soif de comprendre cette atteinte à ma dignité, à ma vie, à mes simples droits d’être humain, ne doit pas s’éteindre.<br />

Je la travaille tous les jours, inventant mes bourreaux, ressassant mes souvenirs et mes griefs.<br />

Pris dans l’engrenage de la terreur, prisonnier comme un chien dans la rue, sans raison, enfermé depuis un<br />

temps indéfini par l’absence de soleil ou de montre, je veux parler, je veux savoir pourquoi, je veux crier à l’injustice.<br />

Frapper ma rage de désespoir contre cette porte qui me prive du jour et de la nuit, de ma femme et de<br />

mes enfants, de...<br />

Mais plus le temps s’écoule, plus je sens monter en moi ce mal qui me ronge de l’intérieur, qui avale toute envie,<br />

dévore tout courage, annihile toute force. Je tourne en rond dans cette prison carrée avec pour compagne<br />

cette angoisse permanente. Chaque jour, les murs se rapprochent. Chaque jour, ils s’ancrent dans mon cerveau,<br />

s’imposant à tous les autres paysages de ma mémoire. Un jour, c’est l’un qui semble plus près de moi, un jour<br />

l’autre, depuis leur encerclement, l’étau se resserre.<br />

Le fou d’à côté se remet à hurler, ponctuant ses cris de courts silences qui font oublier toute prétention d’être<br />

un homme.<br />

J’ai essayé, à mon arrivée d’entrer en contact avec mon voisin forcené. Je crois que je cherchais alors un compagnon<br />

de misère avec qui parler ou d’un projet pouvant occuper l’esprit. J’avais attendu patiemment qu’une de<br />

ses crises passagères s’atténue et dans un de ses silences qui me terrifie souvent plus que ses cris, j’avais tapé sur<br />

le mur, crié moi-même, essayé de lui parler par le biais des canalisations. Je n’avais reçu en retour que quelques<br />

gargouillis, du silence ou encore des hurlements. Mais pas l’ombre d’une réponse distincte, un semblant de<br />

début de conversation.<br />

J’ai réitéré plusieurs fois mes appels sans plus de succès. Par dépit, j’ai fini par abandonner. Abandonner l’idée<br />

d’avoir une conversation avec un autre que moi, prenant le risque de devenir comme lui. Ai-je vraiment le<br />

choix ?<br />

On s’habitue à tout. Peu à peu, les cris du fou d’à côté sont devenus routine. J’ai fini par écouter que d’une<br />

oreille. Même s’il m’arrive parfois que dans ses crises les plus aigus, je sens tout mon corps se tendre, refuser<br />

d’entendre.<br />

Liberté, ma belle, ma dangereuse. Combien sont morts pour ta beauté ? Combien ont donné leur vie pour un<br />

de tes regards. Tu nous es indispensable, tu es notre amante la plus cruelle, la plus indescriptible, la plus dure à<br />

conquérir. Tu ne nous appartiens jamais vraiment, mais lorsque tu n’es plus...<br />

Voilà que je divague encore. Bientôt les propos incongrus, je les psalmodierai tout fort, sans même m’en rendre<br />

compte. Je sens que mon esprit m’échappe, qu’il agit tout seul, sans doute pour contrecarrer mon inactivité.<br />

Peut-être devrai-je mettre fin à mes jours avant que je ne devienne que l’ombre de moi-même ? Mais cela aussi<br />

m’est refusé, je n’ai pas le choix de vivre, pourquoi me retire-t-on aussi celui de mourir quand et comme je<br />

veux ?<br />

Ne peut-il pas se taire ? Pourquoi dois-je supporter en sus de mes défaillances, la folie de l’autre ? N’est-ce pas<br />

là encore un mauvais tour de mes geôliers, qui non contents de m’enfermer, s’amusent à exposer ainsi ma future<br />

déchéance ?

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