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LATITUDES N°4 - Association des Revues Plurielles

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CRÓNICAS/CHRONIQUES<br />

La perception en France<br />

de l’Estado Novo de Salazar<br />

La France <strong>des</strong> années 30 est<br />

confrontée à “une crise de<br />

civilisation”. Cherchant un<br />

peu partout <strong>des</strong> solutions, sa presse<br />

se penche sur les systèmes politiques<br />

existant à l’étranger. Elle rend<br />

ainsi compte <strong>des</strong> résultats du fascisme<br />

et du nazisme, mais également<br />

d’autres régimes autoritaires<br />

ou dictatoriaux qui se mettent en<br />

place en Europe.<br />

C’est dans ce contexte que <strong>des</strong><br />

périodiques de droite et d’extrême<br />

droite et <strong>des</strong> intellectuels s’intéressent<br />

aux résultats économiques et<br />

politiques obtenus par le Président<br />

du Conseil Portugais: António de<br />

Oliveira Salazar.<br />

Perçu comme l’incarnation du<br />

renouveau portugais, celui-ci<br />

devient pour certains un modèle<br />

de vertu et de conscience du bien<br />

commun et son régime, l’Estado<br />

Novo, l’archétype du régime chrétien.<br />

Les “séi<strong>des</strong>” du salazarisme en<br />

viennent même à réclamer, pour la<br />

France, un homme aussi providentiel<br />

qu’Antonio de Oliveira Salazar.<br />

Ainsi fut élaborée, dans la France<br />

de l’entre-deux-guerres, une image<br />

simplifiée, voire mystificatrice, de<br />

la situation socio-économique et<br />

politique du Portugal. Nous garderons<br />

à l’esprit le rôle politique de<br />

l’élaboration d’un tel mythe pour<br />

ces laudateurs à la recherche d’un<br />

modèle d’action.<br />

Cette perception, en trois temps,<br />

est inséparable de l’image de<br />

Salazar en France.<br />

Emmanuel Hurault*<br />

plus, elle l’assimile le plus souvent<br />

à l’Espagne. Ainsi, l’hebdomadaire<br />

Je suis partout insère-t-il dans la<br />

page consacrée à ce dernier pays,<br />

les articles concernant la Lusitanie.<br />

Il ne fait aucune distinction entre<br />

ces deux pays de la Péninsule<br />

Ibérique et présente même le Portugal<br />

comme province de l’Espagne.<br />

Un changement radical s’opère<br />

en 1931, lorsque le 9 mai, la rédaction<br />

s’excuse de la façon suivante :<br />

« Que nos lecteurs du Portugal<br />

veuillent bien ne pas se formaliser<br />

si, pour <strong>des</strong> nécessités de mises en<br />

pages, les informations de leur pays<br />

passent généralement dans la page<br />

sous le titre “Espagne”. Ce n’est pas<br />

plus par une annexion ou une<br />

confusion que ne l’est de placer sur<br />

la même feuille, dans les albums de<br />

géographie, les deux républiques<br />

qui se partagent la péninsule ibé-<br />

1930-1933 : La découverte et la<br />

création du mythe<br />

Avant 1930, le Portugal n’est pas<br />

considéré comme un pays digne<br />

d’un grand intérêt. La presse n’en<br />

parle que lors <strong>des</strong> révolutions ou<br />

<strong>des</strong> renversements politiques. De<br />

Couverture La Revue Universelle, 15 juin 1937<br />

30 <strong>LATITUDES</strong> n° 4 - décembre 98


ique. La réalité physique, l’association<br />

<strong>des</strong> idées conduisent à ce<br />

voisinage, à cette juxtaposition qui<br />

ne peuvent amener à méconnaître<br />

la profonde originalité historique,<br />

linguistique et politique au Portugal<br />

(...) La République lusitatienne se<br />

trouvait ainsi assimilée à la Catalogne<br />

ou à la Galice...» 1 .<br />

Désormais, les articles concernant<br />

la Lusitanie sont bien identifiés<br />

et paraissent à la rubrique<br />

“Portugal” ou “Monde Ibérique”. Le<br />

Portugal est alors reconnu, par cet<br />

hebdomadaire, dans sa spécificité<br />

nationale, comme une entité à part<br />

entière.<br />

Cet exemple marque le début<br />

du changement d’attitude de la<br />

presse française extrémiste à l’égard<br />

de la Lusitanie. En effet, à partir de<br />

là, les articles sur le Portugal<br />

deviennent plus nombreux et plus<br />

conséquents.<br />

En novembre 1931, Le Figaro<br />

Artistique Illustré publie un numéro<br />

spécial sur le Portugal. A notre<br />

connaissance aucun périodique<br />

n’avait jusqu’alors consacré une<br />

telle importance au pays de<br />

Camoëns. Cette parution nous<br />

semble marquer les prémices de la<br />

création du “mythe” autour du nouveau<br />

Portugal et d’António de<br />

Oliveira Salazar.<br />

1934-1936 : Le mythe en action<br />

Si l’année 1934 compte à elle<br />

seule, autant d’articles que la période<br />

1930 à 1933 réunies, l’année<br />

1935 est encore plus marquante<br />

quant à leur nombre et aux déplacements<br />

de journalistes et d’intellectuels<br />

français. Durant cette période,<br />

la plupart <strong>des</strong> articles, sur le<br />

Portugal, se trouvent soit en première<br />

page, soit à une place spécifique<br />

à l’intérieur du journal.<br />

A la quasi unanimité, ils présentent<br />

Salazar comme le paradigme<br />

du chef de gouvernement menant<br />

son pays vers l’ordre et la stabilité<br />

économique.<br />

Dorénavant, les journalistes<br />

aiment à faire la comparaison entre<br />

ce qui s’est passé en Lusitanie sous<br />

la République et ce que le pays est<br />

devenu depuis 1926. La place pré-<br />

Couverture Le Front Latin, juin 1936<br />

pondérante du Portugal dans l’histoire<br />

de l’Humanité lors <strong>des</strong> gran<strong>des</strong><br />

découvertes est également rappelée<br />

régulièrement aux lecteurs.<br />

Les reportages sur le Portugal et<br />

son “Chef”, du fait <strong>des</strong> voyages de<br />

leurs auteurs, sont plus nombreux<br />

mais toujours aussi peu approfondis<br />

sur la réalité de la situation. Ces<br />

“visites organisées” se déroulent<br />

presque toujours de la même façon :<br />

une promenade accompagnée à travers<br />

la Lusitanie pittoresque, une<br />

visite de la Capitale et pour finir une<br />

rencontre avec le dictateur.<br />

Bien que ces porte-plumes<br />

reconnaissent l’indigence de la<br />

population locale, ils assurent que<br />

les gens n’y sont pas malheureux.<br />

Selon eux, comparativement à celle<br />

d’autres pays, la situation y est bien<br />

meilleure notamment grâce au climat<br />

2 et à une certaine quiétude<br />

d’esprit.<br />

Ces articles nous ont fortement<br />

frappés par le contraste existant<br />

entre le caractère lucide <strong>des</strong> faits<br />

observés et l’aspect mièvre, voire<br />

poétique de leur <strong>des</strong>cription et<br />

interprétation.<br />

Par exemple, une scène de la<br />

vie de paysans miséreux est magnifiée<br />

en une ode du retour à la nature,<br />

en une connivence de l’homme<br />

et de la terre. N’est-ce pas ce procédé<br />

que nous retrouvons plus ou<br />

moins sous Vichy ?<br />

En dehors <strong>des</strong> journalistes, nous<br />

pouvons signaler également le<br />

voyage, du 9 au 18 mars 1935, d’une<br />

trentaine de députés de la Chambre<br />

et du Sénat sous la houlette d’Henri<br />

Torrés 3 . Ce périple a d’ailleurs été<br />

relaté par le Diario de Noticias du<br />

15 mars 1935.<br />

De même, notons celui en juin<br />

1935, à l’invitation du gouvernement<br />

portugais, d’intellectuels français<br />

et francophones, tels : Jules<br />

Romains 4 , Georges Duhamel, Albert<br />

Thibaudet, Jacques Maritain 5 ,<br />

Maurice Maeterlinck, Gonzague de<br />

Reynold...<br />

Entre 1934 et 1936, onze ouvrages,<br />

consacrés au Portugal et à Salazar,<br />

furent publiés. Conjointement, bon<br />

nombre de conférences, sur Salazar<br />

et son régime, sont données dans<br />

certaines villes de France.<br />

Les principaux intervenants portugais<br />

: António Ferro, responsable<br />

du Secrétariat à la Propagande<br />

Nationale (S.P.N.) ; Emydgio da<br />

Silva, Vice-Gouverneur de la Banque<br />

du Portugal ou encore José Augusto<br />

de Magalhano, Consul du Portugal<br />

à Marseille... Parmi les français,<br />

mentionnons : Henri Massis 6 , Paul<br />

de Laget, Alexandre Gauthier...<br />

A Paris, le “Centre Rive-Gauche”<br />

organise <strong>des</strong> conférences sur le Dr<br />

Salazar. A noter principalement<br />

celle du 15 mars 1936 relatée par<br />

Robert Brasillach dans L’Action<br />

Française du 16 mars 1936.<br />

A Marseille, ce genre de manifestation<br />

est organisée à la fois par<br />

le “Cercle Jacques Bainville” et le<br />

Consulat du Portugal.<br />

1937-1940 : Le mythe pérennisé<br />

et standardisé<br />

Pour cette période, l’intérêt pour<br />

l’Estado Novo et Salazar demeure<br />

mais évolue en fonction de la situation<br />

européenne particulièrement<br />

mouvementée.<br />

Nous observons que la parution<br />

d’ouvrages se maintient. A ce jour,<br />

<strong>LATITUDES</strong><br />

n° 4 - décembre 98<br />

31


Cartoon de João Abel Manta<br />

nous en avons comptabilisé quinze.<br />

La majorité sont publiés par <strong>des</strong><br />

maisons d’édition qui peuvent être<br />

qualifiées de secondaires, sous la<br />

bienveillance, voire avec l’aide, <strong>des</strong><br />

services de la propagande portugais.<br />

Les articles élogieux sur l’Estado<br />

Novo et la nouvelle conjoncture<br />

économique portugaise continuent<br />

de paraître. Cependant, nous observons<br />

une évolution dans la teneur<br />

de certains écrits.<br />

Après l’élaboration d’un modèle<br />

avec pour but d’en faire le moteur<br />

de l’action politique et économique,<br />

suit un phénomène d’appropriation<br />

de l’idéologie salazariste, principalement<br />

par <strong>des</strong> intellectuels et journalistes<br />

de l’Action Française, tels :<br />

Charles Maurras, Henri Massis,<br />

Jacques Delebecque ou Thierry<br />

Maulnier...<br />

Ainsi, Henri Massis fait-il un rapprochement<br />

de la pensée de Salazar<br />

et celle de Charles Maurras, mais<br />

aussi d’autres théoriciens français :<br />

“Mais ces idées, dira-t-on, ce sont<br />

celles qu’à propagées la doctrine de<br />

Charles Maurras : il y a là tout<br />

Maistre, tout La Tour du Pin, tout<br />

Fustel (...) Oui, ces idées ce sont les<br />

nôtres, je veux dire celles dont nous<br />

sommes les serviteurs; mais les voici<br />

appliquées, réalisées par un homme<br />

qui gouverne, incarnées dans une<br />

expérience actuelle, inscrites dans<br />

une histoire vivante” 7 .<br />

Le “modèle portugais” 8 devient<br />

alors, non seulement un exemple<br />

d’action que les penseurs français<br />

ont déjà théorisés sans jamais pouvoir<br />

l’appliquer, mais aussi la preuve,<br />

pour ces Maurrassiens, que<br />

leurs idées sont et doivent être<br />

mises en œuvre. C’est alors que le<br />

mythe devenu réalité s’impose par<br />

la même comme un argument politique<br />

pour convaincre la population<br />

française de l’urgence d’un<br />

changement de gouvernement en<br />

France.<br />

Argument politique d’autant<br />

plus fort que la crise institutionnelle<br />

sévit dans l’hexagone et que ce<br />

modèle devient finalement, sous<br />

leurs plumes, typiquement français.<br />

Illustrons ce “glissement” par un<br />

extrait de l’article de Thierry<br />

Maulnier dans La Revue Universelle :<br />

“Hitler, c’est peut-être la masse allemande,<br />

Salazar, c’est l’homme seulement<br />

(...) L’œuvre de Salazar,<br />

moins grandiose peut-être, moins<br />

spectaculaire que certaines autres,<br />

a le mérite de n’avoir jamais perdu<br />

de vue les grands principes directeurs.<br />

Ces principes sont français”<br />

et d’ajouter qu’ “en imitant Salazar<br />

dans le soin qu’il a eu de préserver<br />

les grands principes directeurs,<br />

nous ne ferons que nous imiter<br />

nous-mêmes” 9 .<br />

Au travers de tels propos, nous<br />

pouvons comprendre comment l’influence<br />

du salazarisme s’est répandue,<br />

en France, dans les milieux<br />

conservateurs et nationalistes : le<br />

salazarisme ne représente-t-il pas<br />

tout ce qu’ils désirent ardemment<br />

et réclament à cor et à cri ?<br />

Les extrémistes de droite française,<br />

notamment ceux de l’Action<br />

Française, n’attendaient et ne désiraient<br />

qu’une chose : l’instauration<br />

d’un régime autoritaire qui viendrait<br />

remettre de l’ordre et redonner<br />

l’espoir, l’exemple du Portugal<br />

leur servant d’“étendard”, de modèle<br />

à imiter.<br />

L’instauration du régime de<br />

Vichy, la “divine surprise” selon<br />

Charles Maurras peut être considérée<br />

comme la mise en forme de tout<br />

ce qu’avait écrit les “séi<strong>des</strong>” du salazarisme.<br />

Ainsi la “maison France” réorganisée,<br />

par le régime de Vichy, n’a<br />

donc plus rien à envier à l’Estado<br />

Novo portugais.<br />

Nous terminerons sur une question<br />

: pouvons-nous pousser l’audace<br />

jusqu’à considérer que Pétain<br />

s’est efforcé d’incarner un Salazar à<br />

la Française ? Pétain lui-même<br />

semble nous donner raison en<br />

avouant : “Puisque j’ai les idées de<br />

Salazar et la tunique de Carmona,<br />

je ne vois pas pourquoi je me dédoublerai.”<br />

10 ●<br />

1 Je suis partout, 9 mai 1931.<br />

2 La presse aime rappeler la phrase du<br />

dictateur polonais Pilsudski : “Bienheureux<br />

pays, ce Portugal dont la<br />

Sibérie est à Madère”.<br />

3 Archives du Ministère <strong>des</strong> Affaires<br />

Etrangères français, Série Europe<br />

1918-1940, Sous-Série Portugal,<br />

Volumes 90/91.<br />

4 Jules Romain raconte ainsi son voyage<br />

: “Le Maeterlinck dont je me souviens<br />

(...) était comme moi un <strong>des</strong><br />

hôtes du Portugal, en juin 1935. Le<br />

gouvernement portugais avait invité<br />

une douzaine d’écrivains européens<br />

à visiter le pays, sans autre obligation<br />

que celle, toute morale, d’assister<br />

à <strong>des</strong> réunions qu’on organisait en<br />

leur honneur. Au nombre <strong>des</strong> invités<br />

figuraient Duhamel, Mauriac, Unamuno,<br />

etc.” - Jules Romains, Amitiés et rencontres,<br />

Paris, Flammarion, 1970.<br />

5 Jacques Maritain a écrit, en juillet<br />

1937, au dictateur portugais :<br />

“J’admire votre sagesse politique et la<br />

façon dont vous avez adapté les principes<br />

aux conditions particulières et<br />

au tempérament de votre pays.<br />

L’œuvre réalisée témoigne d’ailleurs<br />

par elle-même, et d’une façon fort<br />

impressionnante au moment où la<br />

Russie et l’Allemagne laissent voir à<br />

quelles faillites peut conduire une<br />

exaltation purement communautaire,<br />

capable de tenir la violence la plus<br />

outrée pour la manifestation d’un<br />

droit plus élevé” - Archives nationales -<br />

Torre do Tombo - AOS/CP - 168 ; Pasta<br />

4.4.12/12 ; Folhas 485 à 495.<br />

6 Comme celle faite à Béthune en<br />

décembre 1938 et intitulée : “Le Président<br />

Salazar - Réformateur du Portugal”.<br />

7 Henri Massis, Je suis partout, 8 avril<br />

1938.<br />

8 Titre d’un article de Charles Maurras,<br />

L’Action Française, 6 mars 1939.<br />

9 Thierry Maulnier, La Revue Universelle,<br />

janvier-mars 1937.<br />

10 Cité par Marc Ferro, Pétain, Fayard,<br />

Coll “Pluriel”, p. 137.<br />

32 <strong>LATITUDES</strong> n° 4 - décembre 98

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