REHABILITATION Elissa Rhaïs ou - Association des Revues Plurielles
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L'ACTUALITE LITTERAIRE<br />
<strong>Elissa</strong> Rhaïs<br />
<strong>ou</strong><br />
"L'imposture" rééditée<br />
<strong>REHABILITATION</strong><br />
•<br />
“… la folie <strong>des</strong> mots et le rut <strong>des</strong> histoires qu'un homme et une<br />
femme ont portés dans leur tête, gavés de légen<strong>des</strong> et de<br />
solitude, conteurs, donc menteurs, comme tant d'autres…”<br />
(Paul Tabet)<br />
Parus entre les deux guerres<br />
mondiales, les d<strong>ou</strong>ze romans<br />
d'<strong>Elissa</strong> Rhaïs connurent un grand<br />
succès et furent salués par les<br />
critiques. Mais en 1940, à l'occasion<br />
d'une enquête diligentée par le<br />
ministre de l'Instruction publique<br />
p<strong>ou</strong>r décerner la légion d'honneur à<br />
la célèbre femme de lettres, le<br />
scandale éclata : l'"auteur" ne savait<br />
ni lire, ni écrire! Ses oeuvres furent<br />
immédiatement pilonnées. Un an<br />
plus tard, Leila B<strong>ou</strong>mendil, alias<br />
<strong>Elissa</strong> Rhaïs, m<strong>ou</strong>rait à l'âge de 58<br />
ans.<br />
Cette étonnante "imposture" littéraire<br />
fut possible grâce à une non<br />
moins étrange histoire d'am<strong>ou</strong>r<br />
entre une femme mûre, humiliée,<br />
prenant sa revanche, et son jeune<br />
c<strong>ou</strong>sin, Ra<strong>ou</strong>l Tabet, épris de<br />
littérature. Il aura été son secrétaire,<br />
son scribe, son "nègre", en même<br />
temps que son amant. Ra<strong>ou</strong>l écrit,<br />
<strong>Elissa</strong> signe. <strong>Elissa</strong> conte, Ra<strong>ou</strong>l<br />
transcrit.<br />
Paul Tabet, le fils de Ra<strong>ou</strong>l, a fait<br />
le récit <strong>des</strong> tenants et ab<strong>ou</strong>tissants<br />
de la "supercherie" dans <strong>Elissa</strong><br />
Rhaïs (Grasset 1982). Ra<strong>ou</strong>l avait,<br />
comme p<strong>ou</strong>r se s<strong>ou</strong>lager d'un secret<br />
trop l<strong>ou</strong>rd, raconté en 1968 t<strong>ou</strong>te<br />
l'affaire à son fils, avant de se<br />
donner la mort. L'<strong>ou</strong>vrage raviva le<br />
scandale. N<strong>ou</strong>s reproduisons ci<strong>des</strong>s<strong>ou</strong>s<br />
<strong>des</strong> propos de Paul Tabet où<br />
il tente d'expliquer p<strong>ou</strong>rquoi cette<br />
histoire de création à deux déchaîna<br />
tant de passions.<br />
Les éditions l'Archipel republient<br />
auj<strong>ou</strong>rd'hui p<strong>ou</strong>r la première fois un<br />
roman d'<strong>Elissa</strong> Rhaïs, Le sein blanc,<br />
paru en 1928. Cette initiative se<br />
veut une réhabilitation de celle qui<br />
fut considérée par les plus grands<br />
écrivains <strong>des</strong> années 20, Morand,<br />
Cocteau, Gide, Colette, comme une<br />
<strong>des</strong> leurs, en même temps qu'une<br />
reconnaissance <strong>des</strong> talents de Ra<strong>ou</strong>l<br />
qui, comme le précise sa carte<br />
d'identité, s'appelait "Ra<strong>ou</strong>l, Robert<br />
Tabet, dit Rhaïs".<br />
1
ALGERIE LITTERATURE / ACTION<br />
<strong>Elissa</strong> Rhaïs est donc un auteur<br />
androgyne dont aucune <strong>des</strong> composantes,<br />
la masuline <strong>ou</strong> la féminine,<br />
ne peut être extraite. Rien là de<br />
suspect, sauf à considérer la<br />
difficulté identitaire d'un auteur<br />
comme déterminante p<strong>ou</strong>r la valeur<br />
de l'oeuvre! Gary a-t-il oblitéré Ajar<br />
et réciproquement? Le reste est fait<br />
divers. Ou bien la critique — la<br />
"socio-critique", la "psychocritique"…<br />
— ne peut-elle lire les<br />
textes qu'à travers leur personnalisation?<br />
Où est le texte, alors? Où<br />
est sa force intrinsèque, son<br />
inscription dans le long texte<br />
humain? Les polémiques aut<strong>ou</strong>r de<br />
l'identité de l'écrivain br<strong>ou</strong>illent<br />
l'accès à l'écrit plus qu'elles ne<br />
l'éclairent. Mais, insiste-t-on, Leila<br />
B<strong>ou</strong>mendil tira, seule, gloire <strong>des</strong><br />
textes, reléguant son talentueux<br />
c<strong>ou</strong>sin dans le blanc <strong>des</strong> marges!<br />
C'est aussi du fait divers.<br />
Leila B<strong>ou</strong>mendil est née à Blida<br />
en 1882, d'un père musulman et<br />
d'une mère juive. Mariée par ses<br />
parents à 16 ans à un riche<br />
marchand d'épices, elle part vivre<br />
en Kabylie avec lui, et se retr<strong>ou</strong>ve<br />
au b<strong>ou</strong>t de quelques mois cloîtrée<br />
dans son "harem", dans <strong>des</strong><br />
conditions très dures p<strong>ou</strong>r elle. Elle<br />
est libérée en 1917 à la mort de son<br />
ép<strong>ou</strong>x.<br />
Ra<strong>ou</strong>l Tabet est né en 1899 dans<br />
la banlieue d'Alger. Il fut contraint,<br />
à cause de la pauvreté, d'arrêter à<br />
dix-huit ans <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> qui<br />
promettaient d'être brillantes et<br />
confié à Leïla par sa mère.<br />
Commencent alors vingt années<br />
d'une alchimie secrète de création,<br />
de domination, de fascination réciproque.<br />
Vingt années ayant produit<br />
d<strong>ou</strong>ze romans, <strong>des</strong> n<strong>ou</strong>velles, <strong>des</strong><br />
contes qui paraissent dans La Revue<br />
<strong>des</strong> deux Mon<strong>des</strong>, puis chez Plon et<br />
Flammarion. Leila, n<strong>ou</strong>rrie <strong>des</strong><br />
histoires de Aïcha la doyenne du<br />
harem, unit son imagination à celle<br />
de Rhaïs, pétri de littérature<br />
française, mais aussi arabe et juive.<br />
Des histoires d'am<strong>ou</strong>r, p<strong>ou</strong>r la<br />
plupart sur toile de fond coloniale,<br />
s<strong>ou</strong>vent <strong>des</strong> intrigues tributaires de<br />
l'enfermement de femmes éprises de<br />
liberté, comme La fille <strong>des</strong> Pachas<br />
<strong>ou</strong> Kerkeb danseuse berbère, <strong>ou</strong><br />
encore, Saada la Marocaine.<br />
Romans exotiques certainement, on<br />
n'échappe pas aux clichés de son<br />
époque, romans à l'eau de rose<br />
parfois, mais faisant montre d'une<br />
grande acuité dans les analyses<br />
psychologiques et écrits dans un<br />
style élégant, brillant même.<br />
Romans à succès, tirés à <strong>des</strong><br />
dizaines de milliers d'exemplaires.<br />
Le sein blanc se dér<strong>ou</strong>le dans les<br />
milieux judéo-arabes, entre le vieil<br />
Alger et la médina de Fès. Au seuil<br />
d'un bain maure, Henri S., riche<br />
marchand d'étoffes français,<br />
remarque Rachel, jeune femme<br />
d'origine juive mariée depuis d<strong>ou</strong>ze<br />
ans à un poissonnier sans fortune à<br />
qui elle n'a pu donner d'enfants et<br />
qui le lui reproche durement.<br />
Rachel obtient de son mari<br />
l'autorisation d'aller rendre visite à<br />
sa soeur au Maroc. Elle connaît<br />
alors une semaine de bonheur<br />
2
L'ACTUALITE LITTERAIRE<br />
interdit avec Henri S., dans la vie<br />
facile et le luxe, d'où naîtra un<br />
enfant. Que fera-t-elle de cette<br />
fécondité illégitime?<br />
On retr<strong>ou</strong>ve là <strong>des</strong> thèmes<br />
récurrents dans l'oeuvre d'E. Rhaïs :<br />
d<strong>ou</strong>leur <strong>des</strong> femmes, enfermement,<br />
libération ephémère, incertitude<br />
d'être, am<strong>ou</strong>rs maudites, remords…<br />
"Dieu <strong>ou</strong>vre la ceinture <strong>des</strong> femmes<br />
qui passent la mer", mais qui la<br />
referme t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs et t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs?<br />
M.V.<br />
<strong>Elissa</strong> Rhaïs, Le sein blanc. Paris :<br />
L'Archipel, 1995, 188 p., 98F.<br />
Réactions passionnelles…<br />
Paul Tabet*<br />
P<strong>ou</strong>rquoi l'<strong>ou</strong>vrage de Paul Tabet, <strong>Elissa</strong> Rhaïs, publié en<br />
1982 chez Grasset, déchaîna-t-il tant de passions, alors qu'il<br />
ne faisait que révéler la d<strong>ou</strong>ble identité d'un auteur? Le temps<br />
ayant passé, Paul Tabet, dans sa préface à la réédition du<br />
roman Le sein blanc, tente de formuler <strong>des</strong> hypoyhèses qui<br />
éclairent les motivations de ce tumulte et revisitent l'histoire de<br />
Leila et de Ra<strong>ou</strong>l.<br />
(… ) Elle, la petite fille de<br />
l'ombre, née p<strong>ou</strong>r obéir, puis la<br />
femme cloîtrée, mariée p<strong>ou</strong>r servir,<br />
armée de solitude et de frustrations,<br />
de désirs de revanche, d'ambitions<br />
trempées dans d'naccessibles<br />
encriers. Leila, au corps de<br />
pachyderme, belle p<strong>ou</strong>rtant,<br />
enjôleuse, t<strong>ou</strong>j<strong>ou</strong>rs vêtue de<br />
chatoyantes soieries orientales,<br />
coqueluche <strong>des</strong> salons parisiens (… )<br />
Lui, mince comme les enfants de<br />
la misère, ténébreux, solitaire,<br />
recroquevillé sur ses rêves, n<strong>ou</strong>rri<br />
de littérature — française, arabe,<br />
juive — , flaubertien par nature,<br />
œcuménique par intuition, obéissant<br />
par nécessité… Il écrit dans<br />
l'ombre, quasiment cloîtré à son<br />
t<strong>ou</strong>r, et sur le corps de cette femme,<br />
qu'il aime, qu'il exècre, il grave<br />
chaque nuit <strong>des</strong> mots, <strong>des</strong> livres,<br />
qu'il lui offre comme autant de<br />
versions tragiques du masque et de<br />
la plume.<br />
Elle, la conteuse, qui ne sait ni<br />
lire, ni écrire, mais qui parle si<br />
joliment une langue étrange,<br />
bigarrée, un français truffé de mots,<br />
d'expressions arabes. Elle laisse à<br />
penser que ce sabir n'est qu'un<br />
habillage exotique…<br />
Lui, au langage élégant, raffiné,<br />
au carref<strong>ou</strong>r de deux civilisations, à<br />
la jonction impossible de l'Orient et<br />
de l'Occident, déchiré, exalté, qui<br />
glisse peu à peu dans les inextricables<br />
ambivalences de l'homme<br />
3
ALGERIE LITTERATURE / ACTION<br />
et de la femme, de l'esclave et du<br />
maître, de la chair et <strong>des</strong> mots, de la<br />
damnation et de la grâce.<br />
Elle, prisonnière de sa machination.<br />
Lui, victime tantôt consentante,<br />
tantôt révoltée. Leila et Ra<strong>ou</strong>l,<br />
tressés l'un à l'autre jusque dans les<br />
plis les plus sombres de la<br />
mystification. De Blida à Paris, de<br />
Marrakech à l'Haÿ-les-Roses, le<br />
c<strong>ou</strong>ple s'enferme dans son secret.<br />
Elle, ressuscitée de l'horreur,<br />
déguste la gloire; elle tient sa<br />
vengeance. Lui accepte l'horreur de<br />
n'avoir pas d'identité, parce qu'il a<br />
l'am<strong>ou</strong>r d'écrire et que son<br />
cauchemar de n'être pas le tient<br />
éveillé.<br />
Jusqu'au j<strong>ou</strong>r de 1940 où la<br />
supercherie fut déc<strong>ou</strong>verte (… )<br />
Leila B<strong>ou</strong>mendil en m<strong>ou</strong>rut. Ra<strong>ou</strong>l<br />
Tabet, accusé de fraude et de<br />
complicité d'escroquerie, privé de sa<br />
muse et de son monstre, renonça<br />
définitivement à l'écriture (… )<br />
La parution de mon livre<br />
déclencha t<strong>ou</strong>te une série de<br />
réactions passionnelles, violentes<br />
dans l'en-th<strong>ou</strong>siasme comme dans la<br />
vindicte, qui enflammèrent la presse<br />
et qu'auj<strong>ou</strong>rd'hui encore je ne<br />
saurais totalement expliquer.<br />
Mais peut-être faut-il, p<strong>ou</strong>r tenter<br />
néanmoins de comprendre,<br />
remonter très loin, aux s<strong>ou</strong>rces<br />
d'<strong>Elissa</strong> Rhaïs, derrière les<br />
croisillons <strong>des</strong> m<strong>ou</strong>-charabiehs,<br />
entre les murmures, les parfums et<br />
les intrigues du sérail.<br />
On disait en effet de Leila qu'au<br />
harem son mari l'avait maudite,<br />
elle, ses proches et ses <strong>des</strong>cendants,<br />
parce que, rebelle à sa condition de<br />
fille vendue et à l'autorité de son<br />
maître, elle avait refusé à cet<br />
homme de lui manifester l'am<strong>ou</strong>r et<br />
la docilité qu'elle était censée lui<br />
devoir par contrat. La fin tragique<br />
de la fille de Leila, qui m<strong>ou</strong>rut<br />
mystérieusement à l'âge de dix-huit<br />
ans, probablement assassinée, la<br />
déc<strong>ou</strong>verte de la supercherie qui tua<br />
aussitôt Leila et <strong>Elissa</strong> Rhaïs, le<br />
suicide de mon père, sont peut-être<br />
les effets de cette malédiction.<br />
Je ne pus moi-même y échapper :<br />
j'avais trempé ma plume dans<br />
l'encre de ces conteurs maudits, de<br />
ces imposteurs. Une partie de la<br />
presse, alertée par le fils et le neveu<br />
de Leila, encore en vie, m'accusa —<br />
mon t<strong>ou</strong>r était venu — de<br />
mystification.<br />
Le scandale débutait. Il allait<br />
opposer les arguments crispés de<br />
mes détracteurs, qui refusaient de<br />
me croire, et les témoignages de<br />
nombreux proches du c<strong>ou</strong>ple qui<br />
savaient la vérité et s'étaient tus<br />
jusqu'à présent (… ) Et puis il y eut<br />
t<strong>ou</strong>s ceux, anonymes et majoritaires,<br />
qui furent émus par cette histoire;<br />
peu leur importait, disaient-ils,<br />
qu'elle fût vraie, fausse, partiellement<br />
vraie…<br />
Et certes t<strong>ou</strong>t ne fut pas<br />
froidement disséqué dans mon<br />
témoignage (… ) Mais je savais<br />
qu'en me frayant un chemin entre<br />
mensonges et trompe-l'œil, dans<br />
l'univers ombré <strong>des</strong> intimités<br />
inconnues, au fond <strong>des</strong> délires de<br />
mes personnages et jusque dans<br />
mon propre imaginaire, j'allais<br />
4
L'ACTUALITE LITTERAIRE<br />
déc<strong>ou</strong>vrir autre chose que l'alphabet<br />
de leur existence, quelque chose de<br />
plus vrai, quoique impalpable,<br />
déconcertant, parfois romanesque<br />
— j'entends cette charge d'humanité<br />
où le poids <strong>des</strong> s<strong>ou</strong>ffrances fait écho<br />
aux plus folles improvisations et où<br />
la tentation du désespoir enfante<br />
jusqu'à l'asphyxie l'audace de vivre<br />
et d'écrire.<br />
Cela, aucun état-civil, aucune<br />
enquête rationnellement menée, ne<br />
p<strong>ou</strong>vaient le restituer. Car chacun<br />
sait que, s'il est une vérité <strong>des</strong> âmes,<br />
elle est plutôt du côté de leurs<br />
lézar<strong>des</strong>, de leurs frissons, <strong>des</strong> laves<br />
qui suintent et <strong>des</strong> rêves qu'elles<br />
inventent, non dans les cabinets <strong>des</strong><br />
"antiquaires pointilleux" (… )<br />
Encore moins chez ceux qu'Antonin<br />
Artaud, l'aveugle voyant du dédale<br />
<strong>des</strong> déraisons, nommait "les cuistres<br />
<strong>des</strong> environs de la Seine, qui<br />
canalisent leurs rétrécissements<br />
spirituels"…<br />
Mais qui donc avais-je choqué?<br />
Quels tab<strong>ou</strong>s avais-je levés?<br />
On peut comprendre bien sûr que<br />
les proches de Leila aient v<strong>ou</strong>lu<br />
dissimuler la vérité, protéger la<br />
mémoire et le renom d'<strong>Elissa</strong> Rhaïs<br />
Leurs réactions ne m'ont guère<br />
surpris (… ) Mais les autres, que me<br />
v<strong>ou</strong>laient-ils?<br />
Avais-je dit, comme on l'a<br />
prétendu, que l'écriture féminine<br />
n'est qu'une extorcation de l'écriture<br />
masculine? Je fus le premier surpris<br />
de l'apprendre…<br />
Avais-je attenté à l'honneur <strong>des</strong><br />
femmes en affirmant que derrière la<br />
célébrité de l'une d'entre elles se<br />
cachait un frêle et brillant jeune<br />
homme? Cela n'enlève rien aux<br />
mérites de Leila B<strong>ou</strong>mendil, à qui il<br />
n'a manqué que l'instruction, ce<br />
dont elle n'était nullement<br />
responsable. Sa vie de femme, de<br />
militante, fut, par-delà le bien et le<br />
mal, exemplaire et somme t<strong>ou</strong>te<br />
réussie, compte tenu <strong>des</strong> handicaps<br />
et <strong>des</strong> s<strong>ou</strong>ffrances qu'elle endura<br />
pendant la première moitié de sa<br />
vie.<br />
Avais-je blessé l'orgueil de<br />
certains mâles qui s'offusquaient<br />
qu'un homme, p<strong>ou</strong>r une fois, fût<br />
enfermé par une femme, s<strong>ou</strong>mis à sa<br />
t<strong>ou</strong>te-puissance? (… )<br />
Avais-je choqué les critiques dont<br />
les pères s'étaient ridiculisés en<br />
glosant longuement sur l'écriture<br />
"féminine" d'<strong>Elissa</strong> Rhaïs? C'est<br />
ainsi : ils se sont trompés A moins<br />
que… Je me s<strong>ou</strong>viens que certains<br />
psychanalystes, inspirés par ce<br />
"cas", ont s<strong>ou</strong>tenu qu'à force de<br />
signer et écrire p<strong>ou</strong>r elle, Ra<strong>ou</strong>l<br />
avait pu s'identifier à une femme…<br />
(… )<br />
Avais-je blasphémé en affirmant<br />
que Leila, mi-juive, mi-musulmane,<br />
n'avait en fait eu d'autre religion<br />
que de v<strong>ou</strong>loir exister, <strong>ou</strong> que<br />
Ra<strong>ou</strong>l, le petit juif de la B<strong>ou</strong>zareah,<br />
était épris de littérature arabe et de<br />
culture coranique? (… )<br />
Avais-je offensé mes amis piedsnoirs<br />
en osant av<strong>ou</strong>er que ce même<br />
petit juif de la B<strong>ou</strong>zareah, militant<br />
de la C.G.T., était partisan de<br />
l'indépendance de l'Algérie et qu'il<br />
dut quitter précipitamment et en<br />
catimini sa maison, son pays,<br />
5
ALGERIE LITTERATURE / ACTION<br />
menacé par l'O.A.S.? Rien à dire<br />
sur ce point p<strong>ou</strong>r sa défense, sinon,<br />
peut-être qu'il avait fait sienne cette<br />
phrase d'Albert Camus : "Oui, il y a<br />
la beauté et il y a les humiliés; je<br />
v<strong>ou</strong>drais n'être infidèle ni à l'une, ni<br />
aux autres." (… )<br />
La liste serait encore longue <strong>des</strong><br />
présomptions de culpabilité et <strong>des</strong><br />
interprétations possibles de ce geste<br />
de la révélation, de cette impudeur à<br />
dévoiler le secret.<br />
Et p<strong>ou</strong>rtant, je crois que la réalité<br />
est à la fois plus simple et plus<br />
compliquée. Au chapitre de<br />
l'histoire littéraire, j'ai dit — et je<br />
persiste à dire calmement mais<br />
fermement — que mon père est<br />
l'auteur <strong>des</strong> livres signés <strong>Elissa</strong><br />
Rhaïs (… ) J'ai donc dit qu'un auteur<br />
avait failli passer inaperçu et qu'il<br />
m'appartenait de le réhabiliter.<br />
J'ai dit que si l'imaginaire n'a pas<br />
besoin d'un état-civil, l'imagination<br />
et la création crèvent de ne p<strong>ou</strong>voir<br />
déclarer leur identité.<br />
J'ai dit la folie <strong>des</strong> mots et le rut<br />
<strong>des</strong> histoires qu'un homme et une<br />
femme ont portés dans leur tête,<br />
gavés de légen<strong>des</strong> et de solitude,<br />
conteurs, donc menteurs, comme<br />
tant d'autres, de Shakespeare à<br />
Malraux… et d'autres encore<br />
auj<strong>ou</strong>r-d'hui, demain. Simple<br />
parabole qui vient rappeler à<br />
l'écrivain son <strong>des</strong>tin d'apprenti<br />
sorcier.<br />
*Préface à Le sein blanc, extraits<br />
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