02.11.2012 Views

1 Propos sur la nostalgie et la mélancolie - Contrepoint philosophique

1 Propos sur la nostalgie et la mélancolie - Contrepoint philosophique

1 Propos sur la nostalgie et la mélancolie - Contrepoint philosophique

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

Par Michel Cornu<br />

<strong>Propos</strong> <strong>sur</strong> <strong>la</strong> <strong>nostalgie</strong> <strong>et</strong> <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie<br />

Rejouons pour quelques instants à <strong>la</strong> p<strong>et</strong>ite madeleine.<br />

Que je sente l'odeur des roses en traversant un jardin, <strong>et</strong> reviennent des souvenirs doux-amers<br />

de <strong>la</strong> maison campagnarde de mon enfance, avec ses rosiers aux fleurs b<strong>la</strong>nches qui<br />

grimpaient haut <strong>et</strong> s'accrochaient au crépi de <strong>la</strong> façade. Le crissement du gravier sous les pas,<br />

le porche en bois avec, gravés <strong>sur</strong> le fronton, les premiers mots <strong>la</strong>tins que j'al<strong>la</strong>is apprendre,<br />

"ora <strong>et</strong> <strong>la</strong>bora", les sept marches à franchir pour arriver à <strong>la</strong> cour, enfin l'éc<strong>la</strong>tement du<br />

parfum des boutons éclos. Jamais ces souvenirs-là, dans leur vivacité, ne franchissent <strong>la</strong> porte<br />

d'entrée de <strong>la</strong> maison campagnarde, mais ils appellent d'autres roses.<br />

Un soir d'été, l'opéra de Belgrade, le Prince Igor entendu en compagnie de Varenka, l'entracte<br />

passé avec elle <strong>sur</strong> <strong>la</strong> terrasse, l'échancrure de sa robe d'où s'évadait un parfum de rose, <strong>et</strong> le<br />

r<strong>et</strong>our tardif à <strong>la</strong> maison, le trouble, le mé<strong>la</strong>nge de <strong>la</strong> moiteur de l'air <strong>et</strong> de <strong>la</strong> peau, du parfum<br />

des roses de <strong>la</strong> façade <strong>et</strong> de celui de "sa Majesté <strong>la</strong> Rose".<br />

Souvenirs fixés à jamais <strong>et</strong> qui reviennent toujours les mêmes. En temps normal, l'humour en<br />

prend distance dans un sourire bienveil<strong>la</strong>nt, mais que le parfum des roses dans un jardin<br />

<strong>sur</strong>gisse <strong>et</strong> le moi perd pied, prisonnier du temps aboli.<br />

Quel homme, un soir de canicule, les narines éveillées par un lourd parfum d'ambre, n'a pas<br />

suivi, à <strong>la</strong> trace de c<strong>et</strong>te odeur, une femme en ne s'approchant jamais au-delà d'une limite<br />

précise, en ne s'éloignant jamais au-delà du point où il aurait perdu l'odeur <strong>et</strong> sa femme ou <strong>la</strong><br />

femme <strong>et</strong> son odeur. Que c<strong>et</strong>te ambre sucrée jaillisse de n'importe où <strong>et</strong> se précipitent en lui<br />

les ruissellements de cheveux noirs <strong>sur</strong> un dos nu, les pas légers de sandales estivales<br />

traversant <strong>la</strong> ville aux murs encore b<strong>la</strong>ncs de <strong>la</strong> chaleur diurne. Mais en réalité, dès que<br />

l'homme s'était mis à suivre <strong>la</strong> trace de l'ambre, il était déjà dans le souvenir sans le savoir<br />

peut-être tout en le sachant puisqu'il ne vou<strong>la</strong>it pas rejoindre <strong>la</strong> femme, car, alors, le souvenir<br />

se serait brisé, <strong>la</strong> trace perdue. Ce qui semb<strong>la</strong>it bien se dérouler dans le présent de <strong>la</strong><br />

1


déambu<strong>la</strong>tion, se dérou<strong>la</strong>it en réalité dans le passé de <strong>la</strong> séduction. C<strong>et</strong>te dernière ne serait-<br />

elle pas <strong>la</strong> recherche de ce qui, toujours, est déjà perdu?<br />

Le parfum ou <strong>la</strong> perte possible du suj<strong>et</strong> dans <strong>la</strong> <strong>nostalgie</strong> 1 . Nostos algos, le mal du pays. Perdu<br />

à tout jamais, ce pays. Le parfum, ici: le cordon ombilical qui m'enroule dans les cercles d'un<br />

éternel r<strong>et</strong>our du même. Comme si ce r<strong>et</strong>our al<strong>la</strong>it enfin me rendre à mon origine. La<br />

<strong>nostalgie</strong>, ou le passé présent d'une origine absente 2 .<br />

Parmi les musiques folkloriques, c'est, simplement pour des raisons d'histoire toute<br />

personnelle, <strong>la</strong> musique tzigane russe qui me touche le plus. Son rythme donne les fourmis<br />

aux pieds <strong>et</strong> <strong>la</strong> fièvre aux jambes, sa sensualité, j<strong>et</strong>ant aux narines des odeurs de sueur, de<br />

sexe <strong>et</strong> de <strong>la</strong>rmes, m<strong>et</strong> le feu au ventre, sa douleur, venue de profondeurs souterraines, <strong>la</strong>isse<br />

pante<strong>la</strong>nt dans "l'a-patrie" du vertige 3 . A une époque où mon existence s'ouvrait <strong>sur</strong> l'abîme<br />

1 Est-ce à cause de c<strong>et</strong>te perte du suj<strong>et</strong> que les philosophes ont si souvent méprisé le sens olfactif. Dire qu'il est<br />

celui qui nous rapproche le plus de l'animal est mépriser non seulement ce dernier <strong>et</strong> <strong>la</strong> nature, mais aussi <strong>la</strong><br />

culture. On connaît également <strong>la</strong> théorie de Freud qui attribue <strong>la</strong> perte de l'importance de l'odeur, voire son<br />

refoulement, au passage du quadrupède au bipède. Citons pour mémoire ce passage bien connu de<br />

Ni<strong>et</strong>zsche: "Et en nos sens, quels délicats instruments d'observation nous possédons! Ce nez, par exemple,<br />

dont aucun philosophe n'a encore parlé avec respect <strong>et</strong> gratitude, est même, pour l'instant, l'instrument le<br />

plus fin dont nous disposions: il est capable de discerner des différences minimales de mouvement que le<br />

spectroscope ne constate pas." Ni<strong>et</strong>zsche, Le Crépuscule des Idoles. La «raison» dans <strong>la</strong> philosophie, N° 3.<br />

2 Est-il nécessaire de préciser que l'on aurait pu prendre d'autres exemples dans d'autres sens que celui de<br />

l'odorat. Il n'en reste pas moins que les odeurs sont sans doute ce qui, par excellence, appelle le r<strong>et</strong>our,<br />

alors que <strong>la</strong> musique, nous allons essayer de le montrer, appelle le devenir. Odorat <strong>et</strong> audition ont non<br />

seulement en commun d'être les premiers repères perm<strong>et</strong>tant au nourrisson de reconnaître sa mère, mais<br />

aussi d'échapper à <strong>la</strong> représentation <strong>et</strong> de se réaliser dans l'instant de <strong>la</strong> donation.<br />

3 Si nous parlons ici de musique tzigane, nous savons bien que ce n'est pas son propre, mais celui de toute vraie<br />

musique que de produire une altération du suj<strong>et</strong> (voir le très important <strong>et</strong> très bon livre de Bernard Sève,<br />

l'Altération musicale, Le Seuil, Paris, 2002. Coll. Poétique). Les philosophes, dans leur grande majorité,<br />

ont suspecté <strong>la</strong> musique de briser les dernières résistances de <strong>la</strong> raison ou du suj<strong>et</strong>. P<strong>la</strong>ton veut <strong>la</strong> m<strong>et</strong>tre au<br />

pas, Kant <strong>la</strong> tient pour un art mineur. Et s'il <strong>la</strong> tient pour telle, c'est parce qu'elle ne <strong>la</strong>isse rien de stable à<br />

penser: "Si… l'on apprécie <strong>la</strong> valeur des beaux arts d'après <strong>la</strong> culture qu'ils procurent à l'esprit <strong>et</strong> si l'on<br />

prend pour me<strong>sur</strong>e le développement des facultés qui dans le jugement doivent s'unir pour <strong>la</strong> connaissance,<br />

<strong>la</strong> musique occupera le rang le plus bas parmi eux…" Kant, Critique du Jugement, §53, p. 146. Vrin, Paris,<br />

1951. Hegel veut à tout prix <strong>la</strong> faire entrer dans le système du savoir absolu. Il n'hésite pas pour ce<strong>la</strong> à<br />

subordonner <strong>la</strong> musique pure à <strong>la</strong> musique vocale, soit au texte. La musique autonome en eff<strong>et</strong> inquiète<br />

Hegel par son vide menaçant <strong>la</strong> pensée. A ce propos, B. Sève écrit: "Le texte, qui impose à <strong>la</strong> musique un<br />

sens transcendant ou objectif, <strong>la</strong> soum<strong>et</strong> à <strong>la</strong> rigueur <strong>et</strong> à <strong>la</strong> sagesse du concept, à des significations déjà<br />

disponibles <strong>et</strong> socialement reçues; c'est l'espace immense du chœur tragique, de <strong>la</strong> musique sacrée, du lied,<br />

de l'opéra. La musique se fait servante, expressive, théoriquement subalterne, donc. Elle a sa vérité hors<br />

d'elle, dans <strong>la</strong> poésie ou <strong>la</strong> religion; elle reçoit sa vérité sans <strong>la</strong> produire, quelque chose en elle est ainsi<br />

désamorcé." (Op. cit., p. 135). Quant au paysage <strong>philosophique</strong> français, jusqu'à ce siècle, il est plutôt<br />

désertique dans ce domaine précis de réflexion. Dans, La musique en respect (Galilée, Paris, 2002), Marie-<br />

Louise Mall<strong>et</strong> écrit fort justement: "Et, pour s'en tenir au passé, on peut remarquer que les philosophes qui<br />

ont le mieux parlé de <strong>la</strong> musique sont tous quelque peu en marge de <strong>la</strong> grande tradition <strong>philosophique</strong>: qu'il<br />

s'agisse de saint Augustin dont le rapport à <strong>la</strong> musique est davantage celui d'un théologien, <strong>et</strong> plus encore<br />

d'un mystique, que d'un philosophe, de Rousseau, de Kierkegaard, de Schopenhauer, <strong>et</strong> enfin de Ni<strong>et</strong>zsche.<br />

2


de nuits d'insomnie <strong>et</strong> de jours d'obscurité, je me saou<strong>la</strong>is des voix sauvages de Valia <strong>et</strong><br />

d'Aliocha Dimitrievitch, des ba<strong>la</strong><strong>la</strong>ïkas <strong>et</strong> des guitares de l'ensemble Matrioschka, je faisais<br />

des pots-pourris de leurs chansons, "Matouchka-aux-yeux-noirs-je-t'ai-aimée-le-temps-des-<br />

fleurs-adieu".<br />

C<strong>et</strong>te musique devait encore m'accompagner de longs mois pendant lesquels je cherchais des<br />

crépuscules <strong>et</strong> des aurores. Puis ce fut l'abstinence. Des années durant, plus de Valia ou<br />

d'Aliocha, plus de ba<strong>la</strong><strong>la</strong>ïkas ou de guitares.<br />

Il y a quelque temps, le hasard voulut que j'entendisse à nouveau chez des amis <strong>la</strong> même<br />

musique. La même musique? Nullement. Une fois encore, elle m'altérait, m'enivrait, me<br />

délogeait de mon siège, mais elle délogeait tout autant les repères posés <strong>sur</strong> une p<strong>la</strong>ge de mon<br />

passé. Qui étais-je alors, qui étais-je maintenant, je ne le savais pas <strong>et</strong>, sans doute, ne le<br />

saurais jamais, il fal<strong>la</strong>it renoncer à <strong>la</strong> prétention d'un tel savoir. La musique ressemble à c<strong>et</strong>te<br />

"trace imprimée dans l'eau qui ne peut ni se former avant qu'on ait appliqué le corps <strong>sur</strong> l'eau,<br />

ni demeurer quand on l'a r<strong>et</strong>iré." 1 Ou, comme le dit M.-L. Mall<strong>et</strong>: "Écouter c'est ne pas<br />

pouvoir garder, <strong>et</strong> en faire l'épreuve. C'est entendre s'éloigner, se perdre comme un écho<br />

fugace, ce que l'on écoute. Écouter c'est ne pas pouvoir maintenir, maintenir présent. C'est ne<br />

pas pouvoir r<strong>et</strong>enir. C'est ne pas pouvoir revenir. Ce que l'on écoute n'est jamais présent mais<br />

passe <strong>et</strong> ne fait que passer. Ce qui n'a pas été entendu ne le sera plus. Ce qui a été entendu ne<br />

sera gardé qu'en mémoire, c'est-à-dire gardé comme perdu, sans pouvoir jamais s'as<strong>sur</strong>er que<br />

l'on a bien entendu, sans pouvoir se ras<strong>sur</strong>er." 2 La musique, en altérant mon présent,<br />

m'indique que le souvenir lui-même n'est souvenir qu'altéré, que <strong>la</strong> répétition du même, au<br />

sens de Kierkegaard, n'est qu'une illusion. Elle m'entraîne inéluctablement vers un futur<br />

Remarquons aussi que, chez tous, on trouve une re<strong>la</strong>tion particulièrement forte entre leur pensée <strong>et</strong> leur<br />

existence, re<strong>la</strong>tion qu'ils ne cherchent pas à dissimuler, ni même à «relever», qu'ils «assument» pleinement,<br />

jusqu'à <strong>la</strong> «confession», ou l'«autobiographie»." (p. 12) On pourrait ajouter les "poètes-philosophes"<br />

romantiques, de E.T.A. Hoffmann <strong>et</strong> ses Écrits <strong>sur</strong> <strong>la</strong> musique (L'Age d'Homme, Lausanne, 1985), aux<br />

réflexions de Tieck <strong>et</strong> Wackenroder, aux propos de Novalis, notamment le célèbre, "Die Welt muss<br />

romantisiert werden", contemporain de <strong>la</strong> musique conçue comme absolue. "Lorsqu'on parle de <strong>la</strong> musique<br />

comme d'un art autonome, on ne devrait jamais penser qu'à <strong>la</strong> musique instrumentale qui, méprisant toute<br />

aide <strong>et</strong> toute intervention extérieure, exprime avec une pur<strong>et</strong>é sans mé<strong>la</strong>nge c<strong>et</strong>te quintessence de l'art qui<br />

n'appartient qu'à elle, ne se manifeste qu'en elle." E.T.H. Hoffmann, op. cit., p. 38. Et ceci encore: "…si le<br />

quatuor représente bien «ce qui pense dans <strong>la</strong> musique», il devait peu à peu devenir l'essence même de <strong>la</strong><br />

musique absolue, dans <strong>la</strong> me<strong>sur</strong>e où l'on accentuait, plutôt que l'élément métaphysique, le pressentiment de<br />

l'absolu, aspect spécifiquement esthétique –l'idée que <strong>la</strong> forme en musique est l'esprit même, <strong>et</strong> l'esprit <strong>la</strong><br />

forme." Carl Dahlhaus, L 'idée de <strong>la</strong> Musique absolue. Une Esthétique de <strong>la</strong> Musique romantique, p. 21,<br />

Ed. Contrechamps, Genève, 1997.<br />

1 Saint Augustin, De Musica, Livre, VI, C, II, 3.<br />

2 Marie-Louise Mall<strong>et</strong>, op. cit., p. 49.<br />

3


indicible, anticipé <strong>et</strong> toujours inconnu. Elle est "à-venir". En passant, car elle est toujours<br />

passante, <strong>et</strong> passante toujours à son rythme à elle, elle m'invite à faire le deuil de moi-même<br />

comme me posant dans mon autonomie <strong>et</strong> posant le monde 1 . Donc à faire aussi le travail de<br />

deuil de l'origine toujours perdue. La musique est <strong>la</strong> plénitude d'un présent vide ou le vide<br />

d'un présent de plénitude, je ne sais trop, mais qu'elle est désir d'infini qui ne peut cesser <strong>et</strong><br />

donc infini du désir, ça je le sens au plus profond du sentir. Et ce désir a pour nom,<br />

mé<strong>la</strong>ncolie 2 . Par mé<strong>la</strong>ncolie, j'entends ici, loin de toute psychopathologie, une certaine<br />

appréhension de notre réalité d'exister, une tonalité affective fondamentale 3 , une<br />

"Grundstimmung", <strong>et</strong> une attitude spirituelle marquée par <strong>la</strong> soif d'infini. "La mé<strong>la</strong>ncolie est<br />

l'inquiétude que provoque chez l'homme <strong>la</strong> proximité de l'éternel. C'est là ce qui le rend<br />

heureux <strong>et</strong>, en même temps, constitue pour lui une menace." 4<br />

Le p<strong>la</strong>isir de <strong>la</strong> <strong>nostalgie</strong> est p<strong>la</strong>isir d'illusion: celle de croire à un possible r<strong>et</strong>our d'un "déjà-<br />

perdu". "Déjà-perdu" depuis toujours? Comment répondre à c<strong>et</strong>te question sans, par là même,<br />

<strong>la</strong> perdre? "Et si <strong>la</strong> musique, même <strong>la</strong> plus joyeuse, ne s'élevait, ne s'enlevait jamais que <strong>sur</strong> le<br />

fond sans fond d'une perte sans r<strong>et</strong>our, de <strong>la</strong> perte sans rémission de l'être-perdu?", écrit<br />

encore Marie-Louise Mall<strong>et</strong> 5 . C'est pour c<strong>et</strong>te raison qu'elle associe musique <strong>et</strong> <strong>nostalgie</strong>: "La<br />

<strong>nostalgie</strong>, <strong>la</strong> douleur du r<strong>et</strong>our comme impossible, loge au cœur de l'écoute. Écouter c'est ne<br />

pas pouvoir maintenir présent, comme sous un regard, ce que l'on écoute. C'est, en même<br />

temps qu'on l'écoute, l'entendre déjà s'éloigner, devenir comme un lointain écho dans <strong>la</strong><br />

mémoire. Écouter, c'est ne pas pouvoir garder, c'est perdre sans r<strong>et</strong>our possible." 6 Nous<br />

croyons au contraire que parce que <strong>la</strong> musique est essentiellement rythme <strong>et</strong> différence 7 , elle<br />

1<br />

"La musique n'est-elle pas un in<strong>sur</strong>montable défi à <strong>la</strong> question du «propre»? Ne m<strong>et</strong>-elle pas en crise <strong>la</strong> notion<br />

même de propre? Peut-on répondre à <strong>la</strong> question«Qui?» lorsqu'on écoute une musique? Pas plus qu'à <strong>la</strong><br />

question «quoi?»." M.-L. Mall<strong>et</strong>, op. cit., p. 159.<br />

2<br />

Une des thèses du livre cité de Bernard Sève est que, loin qu'il faille partir de l'altération en général pour<br />

comprendre l'altération musicale, c'est bien plutôt c<strong>et</strong>te dernière qui nous aide à comprendre ce qu'est<br />

l'altération en général. De même, on pourrait dire que c'est <strong>la</strong> musique, art de <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie, qui nous aide à<br />

comprendre "l'esprit de <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie".<br />

3<br />

"Elle (<strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie) est comme une atmosphère qui baigne tout, comme un fluide qui pénètre tout, comme une<br />

amertume profonde <strong>et</strong>, en même temps, une douceur mêlée à tout." Romano Guardini, De <strong>la</strong> Mé<strong>la</strong>ncolie, p.<br />

64. Le Seuil, 1992 (Coll. Points- Sagesse).<br />

4<br />

Romano Guardini, op. cit., p. 69.<br />

5<br />

M.-L. Mall<strong>et</strong>, op. cit., p. 117<br />

6<br />

op.cit., p. 149. M.-L. Mall<strong>et</strong> reconnaît <strong>sur</strong> ce point sa d<strong>et</strong>te à l'égard de l'analyse de Derrida dans, Mémoires -<br />

Pour Paul de Man. D'une manière générale, Derrida est très présent dans l'ouvrage de Mme Mall<strong>et</strong> <strong>et</strong> le<br />

lecteur n'échappe pas toujours à l'agacement qu'il y a à subir le suivisme inconditionnel du disciple.<br />

7<br />

Cf. André Boucourechliev: "La musique serait donc un système de différences qui structure le temps sous <strong>la</strong><br />

catégorie du sonore." Le Langage musical, p. 21. Fayard, 1993 (coll. «Les chemins de <strong>la</strong> musique»).<br />

4


nous pousse en avant vers <strong>la</strong> quête de l'infini. Celle-ci n'est certes possible que parce qu'il y a<br />

eu perte ou plutôt manque (comment perdre ce que l'on n'a jamais possédé ou connu?) de<br />

l'origine. Comme le <strong>la</strong>isse bien entendre Mme Mall<strong>et</strong>, chaque interprétation est une re-<br />

production; une "altération", dit plus justement B. Sève. Mais re-production, altération sont<br />

création, <strong>et</strong> jamais r<strong>et</strong>our du même. La musique est création non reproduction (on ne peut pas<br />

cloner <strong>la</strong> musique!) 1 . La <strong>nostalgie</strong> est ma<strong>la</strong>die de l'impossible r<strong>et</strong>our, liée à <strong>la</strong> naissance qui<br />

scelle à tout jamais <strong>la</strong> perte de l'origine. Le désir de <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie, dans <strong>la</strong> douleur même, est<br />

désir de perpétuelle renaissance, événement du commencement toujours commençant,<br />

ouverture <strong>sur</strong> l'infini libérateur de l'origine, connivence avec le détachement de <strong>la</strong> volonté<br />

d'être pour enfin exister. Si les <strong>la</strong>rmes de <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie sont une douce musique au<br />

mé<strong>la</strong>ncolique, c'est qu'elles sont "religieuses" 2 , nous reliant à ce qui ne peut être que reçu<br />

dans l'instant <strong>et</strong>, comme tout don, jamais possédé. C'est par ce caractère, énoncé plus haut, de<br />

perpétuelle création dans l'incessant mouvement que <strong>la</strong> musique est révé<strong>la</strong>trice de notre<br />

dimension de mé<strong>la</strong>ncolie, si l'on veut bien, ce que nous faisons, ne pas <strong>la</strong>isser à <strong>la</strong> seule<br />

psychiatrie le droit de définir ce terme <strong>et</strong> si l'on veut bien encore distinguer <strong>nostalgie</strong> <strong>et</strong><br />

mé<strong>la</strong>ncolie, ce que l'auteur de La musique en respect ne fait pas: "Mais alors même qu'elle dit<br />

«oui», <strong>la</strong> musique comporte une incurable <strong>nostalgie</strong>, une in<strong>sur</strong>montable mé<strong>la</strong>ncolie." 3 Nous<br />

croyons au contraire à deux mouvements de l'âme différents. La <strong>la</strong>ngue allemande semble<br />

d'ailleurs nous donner raison: si le "Heimweh" est le "nostos algos", <strong>la</strong> <strong>nostalgie</strong>, <strong>la</strong><br />

mé<strong>la</strong>ncolie, elle, se dit "Sehnsucht", où apparaît à <strong>la</strong> fois le côté pathologique ("süchtig") <strong>et</strong> le<br />

désir ("sich sehnen nach") 4 . Le mé<strong>la</strong>ncolique cherche les ténèbres –<strong>et</strong> Ni<strong>et</strong>zsche ne disait-il<br />

1<br />

Le mode infini des interprétations ne concerne pas, certes, <strong>la</strong> seule musique. Mais, à <strong>la</strong> différence des<br />

interprétations infinies possibles d'un texte, <strong>la</strong> musique, au contraire de <strong>la</strong> littérature, si elle est aussi<br />

<strong>la</strong>ngage, n'est pas <strong>la</strong>ngue: "Tenons-nous-en à deux arguments principaux. D'un côté, les signes musicaux ne<br />

peuvent accomplir le geste référentiel, le renvoi à une réalité extérieure; […] d'un autre côté, un texte<br />

musical ne peut jamais être traduit en un autre système de signes; on traduit un texte de Cervantès<br />

d'espagnol en français; on traduit pour les sourds un exposé oral en <strong>la</strong>ngue de signes; on ne traduit pas une<br />

partition." (B. Sève, op. cit., p. 267.) D'où l'échec à vouloir en rendre compte de manière purement<br />

rationnelle. Dans un fragment de 1880, Ni<strong>et</strong>zsche écrit: "Dès que nous recommençons à entendre des<br />

paroles <strong>et</strong> à faire des déductions, c'est-à-dire dès que nous comprenons le texte, c'est que notre sens de <strong>la</strong><br />

musique est devenu superficiel […] c'en est fait… de ce crépuscule coloré qui re<strong>la</strong>yait enfin le jour<br />

spirituel." Cité par M.-L. Mall<strong>et</strong>, op. cit., p. 163. Et ce passage encore d'André Boucourechliev: "Qu'en<br />

revanche le véritable sens de <strong>la</strong> musique lui soit immanent, qu'il renvoie à <strong>la</strong> musique elle-même où il est<br />

illusoire de vouloir chercher du rationnel, provoque des résistances, quoique ce<strong>la</strong> soit vrai <strong>et</strong> d'autant plus<br />

vrai que se trouve ainsi soulignée l'absolue singu<strong>la</strong>rité de chaque œuvre musicale." (op. cit., p. 11.)<br />

2<br />

Nous adm<strong>et</strong>tons, avec Kierkegaard, qu'il y a une souffrance, un "pathos" du religieux.<br />

3<br />

M.-L. Mall<strong>et</strong>, Op. cit., p. 190.<br />

4<br />

Puisque Mme Mall<strong>et</strong> parle de Schumann <strong>et</strong> des "Gesänge der Frühe" (p. 147), nous nous perm<strong>et</strong>tons de<br />

demander si l'on peut qualifier <strong>la</strong> musique de Schumann de nostalgique ou si, plutôt, seul l'adjectif de<br />

mé<strong>la</strong>ncolique lui convient. Brigitte Massin cite un passage du Journal, 1827, de Robert Schumann:<br />

«L'extrême jeunesse connaît de ces instants où le cœur ne peut trouver ce qu'il désire car, obscurci par une<br />

Sehnsucht inexprimable, il ne sait ce qu'il cherche. C'est quelque chose de mu<strong>et</strong> <strong>et</strong> de sacré dans lequel<br />

5


pas de <strong>la</strong> musique qu'elle est <strong>la</strong> nuit du philosophe- non pour elles-mêmes, mais parce que<br />

d'elles <strong>sur</strong>gira <strong>la</strong> c<strong>la</strong>rté. La nuit est inspiratrice, libératrice en même temps de <strong>la</strong> fausse c<strong>la</strong>rté<br />

diurne 1 . Le mé<strong>la</strong>ncolique est tragique, <strong>et</strong> non nihiliste, parce qu'il vit intensément <strong>la</strong><br />

contradiction inhérente à l'existence 2 . Parviendrait-il au nihilisme qu'il trouverait le repos, <strong>la</strong><br />

fin de <strong>la</strong> tension qui le fêle. Aspirant à <strong>la</strong> Beauté, il est tout autant tenté par le gouffre du<br />

néant, par <strong>la</strong> fuite dans <strong>la</strong> mort. «N'importe où hors du monde», ce<strong>la</strong> peut être l'évasion tout<br />

autant que <strong>la</strong> révolte contre <strong>la</strong> médiocrité, <strong>la</strong> <strong>la</strong>ideur du monde. Le mé<strong>la</strong>ncolique vit plus<br />

intensément que le commun des mortels le tragique de <strong>la</strong> finitude, <strong>et</strong>, par là, peut nous éc<strong>la</strong>irer<br />

<strong>sur</strong> notre véritable condition, éveiller en nous <strong>la</strong> part d'inquiétude spirituelle qui donne sens<br />

au fini. Accablé par les contradictions, il tend en même temps à l'harmonie 3 . Dans son conflit,<br />

il est aspiration ("Sehnsucht") à l'amour 4 . "De l'amour sous toutes ses formes <strong>et</strong> à tous ses<br />

l'âme pressent son bonheur lorsque l'adolescent interroge rêveusement les étoiles.» Et elle commente: "On<br />

y notera les deux mots clés: aspiration (Sehnsucht) <strong>et</strong> interrogation, les deux piliers <strong>sur</strong> lesquels repose<br />

l'aventure créatrice <strong>et</strong> spirituelle de Schumann." B. Massin, in, Histoire de <strong>la</strong> Musique occidentale, p. 764.<br />

Fayard, Paris, 1985 (Coll. Les Indispensables de <strong>la</strong> Musique). Et plus loin: "Fils romantique de Be<strong>et</strong>hoven<br />

par ce souhait d'une appréhension cosmique de sa mission, frère du «voyant» Franz Schubert, Robert<br />

Schumann déc<strong>la</strong>re: «La musique est ce qui nous perm<strong>et</strong> de nous entr<strong>et</strong>enir avec l'au-delà»; «La musique<br />

nous aide à descendre en nous-même, à y découvrir <strong>la</strong> divinité que nous cherchons en vain dans <strong>la</strong> vie <strong>et</strong><br />

dont nous avons une soif inaltérable.»" (op. cit., p. 766.)<br />

1 On pense ici à ce texte magnifique, musical, Les Hymnes à <strong>la</strong> Nuit de Novalis.<br />

2 Commentant brièvement le célèbre tableau de Dürer, Me<strong>la</strong>ncolia, Jacqueline Russ écrit: "Souvenons-nous de<br />

c<strong>et</strong>te femme ailée, personnifiant le génie créateur, assise <strong>sur</strong> une dalle <strong>et</strong> accablée de dépression. Tout<br />

exprime sa tension intérieure, sa «mé<strong>la</strong>ncolie» <strong>et</strong> son découragement. Or un compas <strong>et</strong> un livre, posés <strong>sur</strong><br />

ses genoux, un marteau, des clous <strong>et</strong> des scies nous signalent que <strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie n'est pas passive, mais<br />

active, qu'elle donne à voir l'homme productif, <strong>et</strong> ce même si <strong>la</strong> Mé<strong>la</strong>ncolie ailée fixe momentanément le<br />

vide." Jacqueline Russ, Le Tragique créateur. Qui a peur du Nihilisme?, p. 16. Armand Colin, Paris, 1998<br />

(Coll. «Références» Philosophie).<br />

3 N'y a-t-il pas là, soit dit en passant, un élément fondamental de <strong>la</strong> musique dont l'harmonie <strong>et</strong> le mouvement<br />

sont des données essentielles? "L'harmonie est l'élément fondamental de <strong>la</strong> musique, inhérente à sa nature<br />

même, qu'elle qualifie. De plus, elle est un facteur de cohérence qui agit puissamment au long d'une série<br />

choisie de notes –celles d'une monodie notamment. L'absence d'harmonie rendrait <strong>la</strong> monodie (<strong>la</strong> mélodie,<br />

<strong>la</strong> phrase) totalement arbitraire: le n'importe quoi. Aussi <strong>la</strong> monodie est-elle inscrite dans un ton <strong>et</strong> des<br />

degrés spécifiques, définis, limités <strong>et</strong> hiérarchisés." A. Boucourechliev, op. cit., p. 127. Et encore: "C'est<br />

dans <strong>et</strong> par l'harmonie souveraine que naît le style mélodique, que peut naître, au sein du madrigal, <strong>la</strong> voix<br />

dominante <strong>et</strong> devenir «miroir de l'âme». On pense trop au modèle sco<strong>la</strong>ire du «chant donné à harmoniser».<br />

Mais si <strong>la</strong> mélodie peut, en eff<strong>et</strong>, être harmonisée de plusieurs façons (non infinies), le contraire est tout<br />

aussi vrai: le chant <strong>sur</strong>git de l'harmonie, il en est l'émanation, en dépit de toute apparence." op. cit., p. 144.<br />

4 Il faudrait, mais ce serait l'obj<strong>et</strong> d'un autre texte, préciser l'articu<strong>la</strong>tion dialectique du Don <strong>et</strong> de l'Éros. Faisons<br />

simplement ici quelques brèves remarques. Lévinas, en opérant le renversement de <strong>la</strong> phénoménologie, en<br />

montrant que <strong>la</strong> passivité est première, a permis de rendre à <strong>la</strong> philosophie <strong>la</strong> dimension du don. Plus que<br />

de don, il parle de responsabilité comme réponse au visage d'autrui qui m'appelle. Par là, il fait de l'éthique<br />

ce qui est premier. Ne risque-t-il pas alors de nous enfermer dans l'éthique? Parler de don ne perm<strong>et</strong>-il pas<br />

d'aller à un commencement plus antécédent: le don premier de mon exister? Comment pourrais-je être<br />

responsable d'autrui si c<strong>et</strong> exister était le fruit contingent du hasard, d'un clonage (Habermas dans son livre,<br />

L'Avenir de <strong>la</strong> Nature humaine. Vers un Eugénisme libéral?, Gallimard, Paris, 2002. Coll. NRF Essais,<br />

pose remarquablement le problème) ou le produit d'une malédiction du Destin? Autre question: dans<br />

l'infinie responsabilité à <strong>la</strong>quelle m'ordonne le visage d'autrui, quelle p<strong>la</strong>ce reste-t-il pour l'éros? "Le<br />

pathétique de l'amour consiste dans une dualité in<strong>sur</strong>montable des êtres. C'est une re<strong>la</strong>tion avec ce qui se<br />

dérobe à jamais. La re<strong>la</strong>tion ne neutralise pas ipso facto l'altérité, mais <strong>la</strong> conserve. Le pathétique de <strong>la</strong><br />

volupté est dans le fait d'être deux.", écrit E. Lévinas dans, Le Temps <strong>et</strong> l'Autre, p. 78. (Fata Morgana,<br />

6


degrés, de <strong>la</strong> sensualité <strong>la</strong> plus élémentaire jusqu'à l'amour suprême de l'esprit. L'impulsion de<br />

<strong>la</strong> mé<strong>la</strong>ncolie est l'Éros, l'exigence d'amour <strong>et</strong> de beauté." 1 C<strong>et</strong>te exigence <strong>et</strong> l'inquiétude qui<br />

lui est liée ne se <strong>la</strong>issent enfermer ni dans un système ras<strong>sur</strong>ant de dogmes, ni dans un<br />

spiritualisme égocentrique qui, oublieux de l'histoire, se "sauve" en fuyant l'incarnation, ni<br />

dans <strong>la</strong> satisfaction du devoir accompli, pas plus que dans l'absolutisation de l'éthique. Le<br />

mé<strong>la</strong>ncolique se sent bien dans <strong>la</strong> solitude. "Son besoin constant de se réfugier dans <strong>la</strong> r<strong>et</strong>raite<br />

s'exprime aussi dans toute <strong>la</strong> structure de son existence qui est pleine de coulisses <strong>et</strong> de<br />

masques. Sans cesse l'essentiel se dissimule derrière l'accessoire. Le savoir-vivre, une<br />

négligence élégante, des reparties, l'esprit réaliste, tout ce<strong>la</strong> se transforme en façades derrière<br />

lesquelles se cachent un état d'âme tout différent, souvent un sombre désespoir." 2 Le masque<br />

est pudeur de <strong>la</strong> souffrance de qui a été blessé par l'infini, <strong>et</strong> non simple mépris de l'autre, de<br />

soi-même; il est encore re<strong>la</strong>tion 3 . Dans ce "r<strong>et</strong>rait-présent-absent", <strong>la</strong> musique, <strong>et</strong> <strong>la</strong> musique<br />

romantique tout particulièrement, dans leur quête d'infini, leur tentative de dire l'indicible,<br />

Montpellier, 1979.) Où peut alors se vivre <strong>la</strong> dimension fusionnelle qui, qu'on le veuille ou non, appartient<br />

à l'éros, au désir s'accomplissant dans l'instant hors du temps de <strong>la</strong> jouissance? Lévinas conteste c<strong>et</strong>te<br />

dimension, non pas au nom de <strong>la</strong> nature, mais de l'éthique. "Posséder, connaître, saisir sont des synonymes<br />

du pouvoir." Et ceci: "J'ai voulu précisément contester que <strong>la</strong> re<strong>la</strong>tion avec l'autre soit une fusion. La<br />

re<strong>la</strong>tion avec autrui, c'est l'absence de l'autre…" (op. cit., p.83.) Aussi <strong>la</strong> volupté est-elle "…l'événement<br />

même de l'avenir, l'avenir pur de tout contenu, le mystère même de l'avenir…" (ibid.) Est-on vraiment<br />

condamné soit à <strong>la</strong> possession, soit au désir comme désir du désirable? Les "romantiques allemands", pour<br />

user d'une expression convenue, ne nous ouvrent-ils pas, par leur sens du religieux, une voie plus<br />

gracieuse? Nous ne développerons pas ici <strong>la</strong> question. Pour y répondre va<strong>la</strong>blement, il faudrait reprendre<br />

toute l'œuvre de Lévinas <strong>et</strong> <strong>la</strong> confronter à celles, par exemple, de Novalis ou de Go<strong>et</strong>he qui, certes, n'est<br />

pas un romantique, mais qui a décisivement influencé ces derniers. Si nous avons posé <strong>la</strong> question, c'est<br />

que M.-L. Mall<strong>et</strong> pour qui, outre Derrida, Lévinas est une référence permanente, en critiquant l'ontologie<br />

de <strong>la</strong> présence, en ramenant <strong>la</strong> musique à un passé toujours déjà perdu, à un deuil permanent, manque, à<br />

notre avis, totalement <strong>la</strong> dimension de l'éros. Or, si <strong>la</strong> musique commence par le don <strong>et</strong> <strong>la</strong> réception, si elle<br />

est ce qui toujours passe, elle est aussi, oh combien <strong>et</strong> par là même, ce qui m<strong>et</strong> en mouvement Éros. Elle est<br />

non seulement mouvement, non-reproduction, mais aussi instant plein de <strong>la</strong> jouissance, où l'interprète ou<br />

l'auditeur, dans <strong>la</strong> jubi<strong>la</strong>tion, oubliant toute volonté de possession ou d'auto-position, se fait, dans<br />

l'abandon, musique. Il trouve alors une unité, une "fusion" non pas, à <strong>la</strong> manière de P<strong>la</strong>ton, avec l'origine <strong>et</strong><br />

dans <strong>la</strong> <strong>nostalgie</strong> d'un regard tourné vers le passé, mais dans le présent de <strong>la</strong> réconciliation avec lui-même<br />

en sa condition d'existant qui n'existe que dans <strong>la</strong> quête de l'indicible, tout autant que dans le renoncement à<br />

<strong>la</strong> maîtrise. Harmonie, "uni-son", <strong>la</strong> musique ne l'est pas nécessairement qu'avec elle-même, mais elle peut<br />

en faire le "présent" à l'auditeur, le temps où elle est jouée: on se souvient des propos de Schopenhauer <strong>sur</strong><br />

<strong>la</strong> musique qui, plus que tout autre art, nous libère, momentanément, de <strong>la</strong> souffrance inhérente au vouloirvivre;<br />

on se souvient de l'esthétique du sentiment (l'"Empfindsamkeit") de Wackenroder pour qui <strong>la</strong><br />

musique peut nous transporter vers <strong>la</strong> présence de l'infini, dissolvant notre sentiment particulier en unité<br />

vivante. La contradiction entre altérité <strong>et</strong> unité, entre Don <strong>et</strong> Éros, ce qu'une certaine théologie a stigmatisé<br />

par l'opposition d'éros <strong>et</strong> d'agapè, (nous pensons notamment au livre de Anders Nygren, Éros <strong>et</strong> Agapè,<br />

Aubier, 1962.) trouve un début de solution dans c<strong>et</strong>te dimension de mé<strong>la</strong>ncolie que nous abordons ici.<br />

1<br />

R. Guardini, op. cit., p. 57<br />

2<br />

R. Guardini, op. cit., p. 47.<br />

3<br />

Nous nous perm<strong>et</strong>tons ici de renvoyer aux pages176-190 de notre ouvrage, Kierkegaard <strong>et</strong> <strong>la</strong> Communication<br />

de l'Existence, L'Age d'Homme, Lausanne, 1972, où nous abordons <strong>la</strong> question des pseudonymes dans<br />

l'œuvre de Kierkegaard. (Philosophe mé<strong>la</strong>ncolique s'il en est, Kierkegaard, non seulement parle<br />

admirablement de <strong>la</strong> musique, mais veut créer une <strong>la</strong>ngue musicale; raison pour <strong>la</strong>quelle il désirait qu'on<br />

lise à haute voix ses textes).<br />

7


dans leur mouvement sans cesse renaissant, nourrissent à <strong>la</strong> fois son inapaisable besoin de<br />

conso<strong>la</strong>tion, son désir toujours brû<strong>la</strong>nt de beauté <strong>et</strong> de Beauté, sa révolte à l'encontre de<br />

l'endommagement fait à l'homme par l'homme. Mais aussi, l'espace d'un instant, elle le m<strong>et</strong> à<br />

l'unisson de l'infini. Hanté par <strong>la</strong> conscience de <strong>la</strong> fragilité, sachant d'expérience que <strong>la</strong> beauté<br />

est mortelle, transi par <strong>la</strong> peur de <strong>la</strong> précarité de l'amour, du caractère éphémère du créé,<br />

tenaillé au plus profond de lui-même par <strong>la</strong> tristesse de sa propre médiocrité, désolé de son<br />

irrémédiable insuffisance, harcelé par le désir d'absolu sous forme d'Amour <strong>et</strong> de Beauté, le<br />

mé<strong>la</strong>ncolique est un malheureux-heureux 1 , bref, un existant pour lequel <strong>la</strong> vie sans musique<br />

ne serait pas l'existence.<br />

© Michel Cornu<br />

www.contrepoint<strong>philosophique</strong>.ch<br />

Rubrique Esthétique<br />

Janvier 2003<br />

1 Ne r<strong>et</strong>rouve-t-on pas tous les traits de c<strong>et</strong>te description dans le moindre lied de Schubert? Dans un texte<br />

littéraire, "Mein Traum", 1822, Schubert écrit: "J'étais un frère de beaucoup de frères <strong>et</strong> sœurs. Notre père<br />

<strong>et</strong> notre mère étaient bons. J'étais attaché à tous par un amour très profond. […] Je portai mes pas ailleurs<br />

<strong>et</strong>, le cœur débordant d'un amour infini pour ceux qui en faisaient fi, j'errai dans une contrée lointaine.<br />

Pendant des années, je me sentis partagé entre <strong>la</strong> plus grande douleur <strong>et</strong> le plus grand amour. […] Pendant<br />

des années je chantai des lieder. Si je vou<strong>la</strong>is chanter l'amour, il se transformait pour moi en douleur; si je<br />

vou<strong>la</strong>is à nouveau ne chanter que <strong>la</strong> douleur, elle se transformait pour moi en amour." Cité par B. Massin,<br />

in, Histoire de <strong>la</strong> Musique occidentale, pp. 680-681.<br />

8

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!