Le mystère du verbe - Contrepoint philosophique
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Par Silke Cornu<br />
<strong>Le</strong> <strong>mystère</strong> <strong>du</strong> <strong>verbe</strong> – essai sur la poésie chez Novalis<br />
(4ème partie)<br />
CHAPITRE 5<br />
LE MYSTERE DE LA LANGUE<br />
Après avoir défini quelles étaient les fonctions de la poésie, il nous reste à voir quel<br />
statut Novalis accorde à la langue. Car il est évident que pour représenter l'invisible, la<br />
poésie fait usage des mots, de même que la musique utilise des sons, la peinture des<br />
couleurs, les mathématiques des signes. Mais ces mots sont-ils simple instrument, simple<br />
outil? <strong>Le</strong>s moyens d'expression à la disposition <strong>du</strong> poète sont-ils aussi limités et restreints<br />
que le disait Klingsohr? Rappelons à cet égard cette phrase caractéristique <strong>du</strong> maître: «La<br />
poésie, pour le poète, se trouve liée à des moyens d'expressions limités, inséparable<br />
d'instruments restreints; et c'est justement cela qui en fait un art. <strong>Le</strong> <strong>verbe</strong> humain se<br />
circonscrit déjà en une sphère bien précise.» 1 Comme nous l'avons déjà laissé entendre, nous<br />
pensons que les idées de Klingsohr n'expriment pas le dernier mot de Novalis. Celui-ci va<br />
beaucoup plus loin dans sa conception <strong>du</strong> langage. C'est ce que nous allons étudier<br />
maintenant à partir d'un texte aussi fondamental que déroutant, le Monologue 1 .<br />
Ce texte rédigé au début de l'année 1798 est intéressant à double titre: de par son contenu<br />
d'une part et de par sa forme d'autre part. La manière dont Novalis dit ce qu'il a à dire est<br />
aussi parlante que le contenu lui-même. Il faut même aller plus loin et dire que le sens <strong>du</strong><br />
1 NOVALIS, «Henri d'Ofterdingen», in O. C., t. I, p. 172. «Für den Dichter ist die Poesie an beschränkte<br />
Werkzeuge gebunden, und eben da<strong>du</strong>rch wird sie zur Kunst. Die Sprache überhaupt hat ihren bestimmten<br />
Kreis.», NOVALIS, Schriften, B. I, p. 286.
2<br />
texte n'apparaît véritablement qu'au travers <strong>du</strong> style, de la formulation. <strong>Le</strong> mouvement de la<br />
langue révèle la substance <strong>du</strong> texte et la forme rend compte en elle-même <strong>du</strong> contenu. Si le<br />
Monologue est d'une richesse inépuisable, cela est dû essentiellement à la force de son<br />
expression et à la puissance des mots qui le constituent. Autrement dit, ce n'est pas à<br />
proprement parler la pensée qui est l'aimant de ce texte, mais sa formulation. Cette dernière<br />
donne réellement vie et sens au texte et incarne les idées que Novalis défend.<br />
Voici de manière intégrale le texte tra<strong>du</strong>it par A. Guerne:<br />
«C'est au fond une drôle de chose que de parler et d'écrire; la vraie conversation, le<br />
dialogue authentique est un pur jeu de mots. Tout bonnement ahurissante est l'erreur ridicule<br />
des gens qui se figurent parler pour les choses elles-mêmes. Mais le propre <strong>du</strong> langage, à<br />
savoir qu'il n'est tout uniment occupé que de soi-même, tous l'ignorent. C'est pourquoi le<br />
langage est un si merveilleux <strong>mystère</strong>, et si fécond: que quelqu'un parle tout simplement<br />
pour parler, c'est justement alors qu'il exprime les plus originales et les plus magnifiques<br />
vérités. Mais qu'il veuille au contraire parler de quelque chose de précis, voilà tout aussitôt<br />
la langue malicieuse qui lui fait dire les pires absurdités, les bourdes les plus grotesques.<br />
Aussi est-ce bien de là que vient la haine que tant de gens sérieux ont <strong>du</strong> langage. Sa<br />
pétulance et son espièglerie, ils la remarquent; mais ce qu'ils ne remarquent pas, c'est que le<br />
bavardage à bâtons rompus et son laisser-aller si dédaigné sont justement le côté infiniment<br />
sérieux de la langue. — Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu'il en va <strong>du</strong><br />
langage comme des formules mathématiques: elles constituent un monde en soi, pour elles<br />
seules; elles jouent entre elles exclusivement, n'expriment rien sinon leur propre nature<br />
merveilleuse, — ce qui, justement, fait qu'elles sont si expressives, que justement en elles se<br />
reflète le jeu étrange des rapports entre les choses. Membres de la nature, c'est par leur<br />
liberté seulement qu'elles le sont, et c'est seulement par leurs libres mouvements que<br />
s'exprime l'âme <strong>du</strong> monde, en en faisant tout ensemble une mesure délicate et le plan<br />
architectural des choses. De même en va-t-il également <strong>du</strong> langage: celui qui a le sens et un<br />
fin sentiment de l'âme musicale <strong>du</strong> langage, de sa cadence et <strong>du</strong> doigté requis; celui qui sait<br />
entendre en soi sa subtile exigence, qui bien saisit la tendre volonté de sa nature intime avant<br />
d'abandonner à leur autorité ou sa plume ou sa langue: celui-là, oui, ce sera un prophète.<br />
Celui, par contre, qui en connaît bien savamment tout aussi long, mais qui n'a ni assez<br />
d'oreille, ni le sens suffisant <strong>du</strong> langage pour écrire des vérités comme celles-ci, le <strong>verbe</strong>,<br />
alors, se moquera de lui, et comme Cassandre chez les Troyens, il sera la risée des hommes.<br />
Je puis bien croire avec cela, avoir donné l'idée la plus précise et la plus claire de l'essence<br />
et de la fonction de la poésie, je sais aussi qu'il n'y a pas un homme pour le comprendre et la<br />
saisir, et que, l'ayant voulu dire, j'ai dit quelque chose de complètement idiot, d'où toute<br />
1 Notre analyse doit beaucoup au travail très fouillé et intelligent d'Ingrid STROHSCHNEIDER-KOHRS, Die<br />
romantische Ironie in Theorie und Gestaltung, Niemeyer, Tübingen, 1977, p. 249-273.
3<br />
poésie est exclue.—Mais s'il avait fallu quand même que je le dise? et si, pressé de parler par<br />
la parole même, j'avais reconnu en moi ce signe de l'inspiration, porté ce caractère de l'oeuvre<br />
efficace <strong>du</strong> <strong>verbe</strong>? et si ma volonté n'avait aucunement voulu ce qu'il a fallu que je dise? —ne<br />
serait-ce pas qu'au bout <strong>du</strong> compte, et sans que j'y fusse pour rien, ce fût de la poésie quand<br />
même, et qu'un <strong>mystère</strong> <strong>du</strong> langage eût été ren<strong>du</strong> intelligible? et ne serais-je pas un auteur-né,<br />
un écrivain de vocation, puisqu'il n'est d'écrivain qu'habité par la langue, qu'il est<br />
parfaitement et n'est que l'inspiré <strong>du</strong> <strong>verbe</strong>, un illuminé <strong>du</strong> langage ?» 1<br />
Tout d'abord quelques remarques sur l'ensemble <strong>du</strong> texte. On distingue trois styles ou<br />
modes d'expression différents qui correspondent à trois parties <strong>du</strong> texte. L'intro<strong>du</strong>ction <strong>du</strong><br />
texte est formulée à la troisième personne et le sujet <strong>du</strong> monologue est par conséquent tenu à<br />
distance. Cette partie comporte des affirmations générales qui jouent sur les contrastes et les<br />
oppositions. Bien que l'on ait affaire à des propositions affirmatives, l'objet de la première<br />
partie n'est pas défini positivement. Novalis dit plutôt ce que l'essence de la langue n'est pas<br />
que ce qu'elle est. L'objet <strong>du</strong> contenu n'est donc abordé dans cette partie que de manière<br />
allusive et détournée.<br />
1 NOVALIS, «Fragments préparés pour de nouveaux recueils», in O. C., t. II, p. 86-87. Voici le texte original:<br />
«Es ist eigentlich um das Sprechen und Schreiben eine närrische Sache; das rechte Gespräch ist ein bloßes<br />
Wortspiel. Der lächerliche Irrthum ist nur zu bewundern, daß die <strong>Le</strong>ute meinen — sie sprächen um der Dinge<br />
willen. Gerade das Eigenthümliche der Sprache, daß sie sich blos um sich selbst bekümmert, weiß keiner.<br />
Darum ist sie ein so wunderbares und fruchtbares Geheimniß, — daß wenn einer blos spricht, um zu sprechen,<br />
er gerade die herrlichsten, originellsten Wahrheiten ausspricht. Will er aber von etwas Bestimmten sprechen,<br />
so läßt ihn die launige Sprache das lächerlichste und verkehrteste Zeug sagen. Daraus entsteht auch der Haß,<br />
den so manche ernsthafte <strong>Le</strong>ute gegen die Sprache haben. Sie merken ihren Muthwillen, merken aber nicht,<br />
daß das verächtliche Schwatzen die unendlich ernsthafte Seite der Sprache ist. Wenn man den <strong>Le</strong>uten nur<br />
begreiflich machen könnte, daß es mit der Sprache wie mit den mathematischen Formeln sei - Sie machen eine<br />
Welt für sich aus — Sie spielen nur mit sich selbst, drücken nichts als ihre wunderbare Natur aus, und eben<br />
darum sind sie so ausdrucksvoll — eben darum spiegelt sich in ihnen das seltsame Verhältnißspiel der Dinge.<br />
Nur <strong>du</strong>rch ihre Freiheit sind sie Glieder der Natur und nur in ihren freien Bewegungen äußert sich die Weltseele<br />
und macht sie zu einem zarten Maaßstab und Grundriß der Dinge. So ist es auch mit der Sprache — wer ein<br />
feines Gefühl ihrer Applicatur, ihres Takts, ihres musikalischen Geistes hat, wer in sich das zarte Wirken ihrer<br />
innern Natur vernimmt, und danach seine Zunge oder seine Hand bewegt, der wird ein Prophet sein, dagegen<br />
wer es wohl weiß, aber nicht Ohr und Sinn genug für sie hat, Wahrheiten wie diese schreiben, aber von der<br />
Sprache selbst zum Besten gehalten und von den Menschen, wie Cassandra von den Trojanern, verspottet<br />
werden wird. Wenn ich damit das Wesen und Amt der Poesie auf das deutlichste angegeben zu haben glaube, so<br />
weiß ich doch, daß es kein Mensch verstehn kann, und ich ganz was albernes gesagt habe, weil ich es habe<br />
sagen wollen, und so keine Poesie zu Stande kommt. Wie, wenn ich aber reden müßte? und dieser Sprachtrieb<br />
zu sprechen das Kennzeichen der Eingebung der Sprache, der Wirksamkeit der Sprache in mir wäre? und mein<br />
Wille nur auch alles wollte, was ich müßte, so könnte dies ja am Ende ohne mein Wissen und Glauben Poesie<br />
sein und ein Geheimniß der Sprache verständlich machen? und so wär ich ein berufener Schriftsteller, denn ein<br />
Schriftsteller ist wohl nur ein Sprachbegeisterter?», NOVALIS, Schriften, B. II, p. 672-673.
4<br />
La seconde partie <strong>du</strong> texte est consacrée à une comparaison entre le langage et les<br />
formules mathématiques. Cette partie est plus logique que la précédente, elle ne contient<br />
aucune affirmation déroutante et ne s'appuie pas sur les contradictions. <strong>Le</strong>s phrases se<br />
succèdent simplement, sans surprise, sans effet de style ni rupture. <strong>Le</strong>s idées développées<br />
sont les mêmes que celles de la première partie, mais elles sont exprimées cette fois par le<br />
biais de la comparaison et de l'analogie.<br />
La dernière partie cerne de près son objet pour aussitôt le mettre en question et lui<br />
donner ainsi même son véritable sens. Elle se termine par une série de phrases interrogatives<br />
et au conditionnel, dans lesquelles le sujet parlant <strong>du</strong> monologue se dévoile. L'auteur <strong>du</strong><br />
monologue sort de son anonymat et se met en avant pour aussitôt montrer qu'il n'est qu'un<br />
possédé et que, par conséquent, il est secondaire par rapport à une puissance mystérieuse<br />
qui le précède et lui succède. <strong>Le</strong> sujet parlant est donc en même temps l'objet de son sujet,<br />
c'est-à-dire, l'objet, la cible <strong>du</strong> langage. La fin <strong>du</strong> monologue se conclut donc sur un<br />
renversement par lequel se manifeste la vérité qui est sujet <strong>du</strong> monologue. Mais cette vérité<br />
que Novalis cherche à toucher d'aussi près que possible ne se laisse formuler que sous forme<br />
d'interrogation: vouloir l'affirmer et la définir positivement c'est en même temps la perdre.<br />
Car ce n'est pas celui qui parle qui possède et atteint la vérité, mais bien plutôt la vérité qui<br />
s'empare et inspire celui qui la cherche.<br />
Ce qui semble à première vue n'être que confusion et tâtonnement est en réalité le résultat<br />
d'une subtile acuité et d'une pensée très profonde, voire infinie. C'est ce que nous allons<br />
essayer de montrer par une analyse qui suit le texte de près.<br />
«C'est au fond une drôle de chose que de parler et d'écrire;»<br />
Cette première affirmation frappe à cause de l'adjectif närrisch qui est employé pour<br />
qualifier une chose a priori sérieuse et profonde. D'emblée Novalis crée une distance entre le<br />
lecteur et son mode de pensée habituel. Parler et écrire n'est donc pas ce que l'on pense à<br />
première vue. Ce que l'on croyait être hautement élevé est en fait rabaissé à une chose un
5<br />
peu dérisoire, légère. Il y a ainsi un contraste indirect entre les termes schreiben et sprechen,<br />
généralement associés à l'intelligence de l'esprit, et l'adjectif närrisch. Cette première moitié<br />
de phrase est très vague; Novalis parle d'une chose sans la définir de près; de même<br />
l'expression um das Sprechen und Schreiben ne cerne rien de précis. On ne sait pas encore<br />
quel va être le sujet de ce monologue, le sens n'est encore qu'allusif et approximatif. La<br />
seconde moitié de la phrase est, elle, par contre beaucoup plus précise:<br />
«la vraie conversation, le dialogue authentique est un pur jeu de mots.»<br />
La tra<strong>du</strong>ction française qui rajoute une périphrase ne rend pas bien compte <strong>du</strong><br />
balancement de la phrase allemande. Balancement qui met en évidence l'opposition entre les<br />
deux membres de celle-ci; d'un côté on a la conversation authentique et de l'autre le simple<br />
jeu de mots. Mais Novalis ramène cette opposition à une équivalence. Ce que nous<br />
considérons habituellement comme une contradiction est en fait pour Novalis quelque chose<br />
d'identique. Nos habitudes de langage et de pensée sont donc une fois de plus déroutées et<br />
remises en question. Cette manière d'ébranler la logique passive <strong>du</strong> raisonnement est pour<br />
Novalis le seul moyen d'amener petit à petit le lecteur là où il veut en venir. Cette<br />
mécompréhension de la langue que nous impose notre raisonnement conventionnel est<br />
encore précisée dans la phrase suivante:<br />
«Tout bonnement ahurissante est l'erreur ridicule des gens qui se figurent parler pour les<br />
choses elles-mêmes.»<br />
En allemand la fin de cette phrase est au subjonctif: parler pour les choses elles-mêmes<br />
est en réalité une prétention illusoire. <strong>Le</strong> mode <strong>du</strong> subjonctif rend compte de cette<br />
impossibilité et met en question l'assurance des gens qui croient que le langage exprime<br />
réellement leur intention. Cette phrase offre une fois de plus un contraste dans les termes<br />
qui ne se laisse que difficilement percevoir en français; en allemand, on a d'un côté der<br />
lächerliche Irrtum et d'un autre côté, le terme zu bewundern. Alors que l'adjectif lächerlich
6<br />
laisse clairement entendre un jugement négatif, le <strong>verbe</strong> zu bewundern est quant à lui<br />
normalement associé à un jugement de valeur positive. Cette opposition nie ainsi ce qui est<br />
avancé et ne fait que renforcer l'aspect dérisoire de ce que croient naïvement les gens: en fait<br />
il n'y a rien à admirer, bien au contraire. <strong>Le</strong> sujet <strong>du</strong> monologue commence à se préciser, mais<br />
toujours négativement. Tout ce que l'on peut dire pour l'instant, c'est qu'il est absurde de<br />
croire que le langage peut rendre compte "objectivement" de ce que sont les choses.<br />
Autrement dit on ne peut pas avoir de pouvoir sur les choses extérieures. Même si Novalis<br />
donne ici une des idées clé de sa pensée qu'il va développer plus loin, remarquons toutefois<br />
à quel point les indications sont vagues: Novalis parle en effet sans préciser "des gens" et<br />
"des choses"; la seule chose que l'on peut dé<strong>du</strong>ire, c'est que le sujet parlant <strong>du</strong> monologue ne<br />
se considère pas comme faisant partie <strong>du</strong> lot de ces gens. Lui a justement la lucidité que les<br />
autres n'ont pas, il a suffisamment de distance pour juger <strong>du</strong> comportement ridicule des<br />
gens; il n'est pas <strong>du</strong>pe <strong>du</strong> langage et sait que l'on ne peut pas s'exprimer au nom des choses.<br />
«Mais le propre <strong>du</strong> langage, à savoir qu'il n'est tout uniment occupé que de soi-même,<br />
tous l'ignorent.»<br />
Voilà la première indication précise sur l'essence <strong>du</strong> langage; ce dernier se caractérise par<br />
son autodétermination, voire son auto-création. On mesure déjà l'ampleur <strong>du</strong> renversement<br />
opéré par Novalis. Alors que l'on croit d'office avoir la maîtrise <strong>du</strong> langage et que l'on pense<br />
pouvoir l'influencer, Novalis fait comprendre au lecteur qu'il n'en est rien et que le langage,<br />
loin d'être soumis à nos intentions, est à lui-même son propre maître. La langue décide d'elle-<br />
même quel est son but et son objet. Elle est donc sujet de son objet. Ainsi ce n'est pas le moi<br />
qui est sujet et qui pose son objet, mais la langue elle-même. Novalis rompt la hiérarchie et<br />
la distinction habituelles: ce n'est plus le langage qui est au service <strong>du</strong> sujet parlant, mais ce<br />
dernier qui doit se mettre à disposition de la puissance créatrice de la langue. Du fait que<br />
tous ignorent l'essence <strong>du</strong> langage, on peut dé<strong>du</strong>ire qu'elle est cachée; en effet, la force<br />
mystérieuse des mots ne se révèle pas tant que le moi ne lâche pas prise, tant qu'il ne<br />
s'abandonne pas à une certaine réceptivité. Aussi longtemps que l'on croit pouvoir dire
7<br />
intentionnellement quelque chose et qu'à cet effet on domine le langage, on reste aveugle sur<br />
sa profondeur et on ignore que la langue est elle-même pro<strong>du</strong>ctrice. <strong>Le</strong>s mots puisent à une<br />
source mystérieuse d'où émane une richesse de sens et de création. <strong>Le</strong>s phrases suivantes<br />
explicitent cette idée qui n'apparaît pour le moment qu'entre les lignes:<br />
«C'est pourquoi le langage est un si merveilleux <strong>mystère</strong>, et si fécond: que quelqu'un parle<br />
tout simplement pour parler, c'est justement alors qu'il exprime les plus originales et les<br />
plus magnifiques vérités. Mais qu'il veuille au contraire parler de quelque chose de précis,<br />
voilà tout aussitôt la langue malicieuse qui lui fait dire les absurdités, les bourdes les plus<br />
grotesques. [...]»<br />
<strong>Le</strong> propre <strong>du</strong> langage c'est qu'il est un insondable <strong>mystère</strong>. Son essence est ainsi définie<br />
de manière à la fois positive et insaisissable. Car le propre <strong>du</strong> <strong>mystère</strong>, n'est-ce justement<br />
pas qu'il nous échappe et qu'on ne peut mettre la main sur lui? L'essence <strong>du</strong> langage est donc<br />
simultanément révélée et cachée. «Il (l'auteur) jette une lumière sur le secret de la langue sans<br />
pour autant l'expliquer.» 1 Novalis poursuit les renversements auxquels il nous a habitués.<br />
Celui qui parle pour parler, c'est-à-dire qui ne poursuit pas d'autre but que de se laisser<br />
guider par le souffle des mots, est celui-là même qui touche aux vérités. Par conséquent la<br />
vérité échappe à la volonté de celui qui parle; ce n'est donc pas le sujet connaissant qui la<br />
révèle, mais le <strong>mystère</strong> infini <strong>du</strong> langage. Parler pour parler signifie s'abandonner et<br />
participer au jeu vivant de la langue. <strong>Le</strong> jeu est l'expression de la liberté <strong>du</strong> langage qui<br />
possède son propre système de règles. Cette liberté provoque la surprise, suscite l'inatten<strong>du</strong><br />
et est créatrice. <strong>Le</strong>s mots ont un potentiel de vie, et parler pour parler, c'est se mettre à leur<br />
écoute. On voit de toute évidence à quel point on est loin <strong>du</strong> conseil de Klingsohr pour qui<br />
la langue n'était qu'un instrument technique limité à perfectionner. Pour Novalis, au<br />
contraire, la langue n'est essentiellement pas un instrument: la considérer comme un outil<br />
dont on dispose, c'est justement s'exposer à dire des absurdités et non des vérités. Cette idée<br />
1 «Er (der Autor) leuchtet in das Geheimnis der Sprache hinein, ohne es allerdings zu erklären.», Ingrid<br />
STROSCHNEIDER-KOHRS, Die romantische Ironie in Theorie und Gestaltung, Niemeyer, Tübingen, 1977 2 , p.<br />
255-256. (C'est nous qui tra<strong>du</strong>isons).
8<br />
que la vérité ne sort que de la bouche de celui qui s'abandonne à la puissance créatrice et à<br />
l'inspiration des mots implique bien la conception d'un moi passif. Comme nous l'avons déjà<br />
dit, la subjectivité <strong>du</strong> poète est avant tout en attente et à la disposition de la force des mots.<br />
Passivité <strong>du</strong> moi ne signifie pas engourdissement ou inertie. Il s'agit au contraire d'une<br />
passivité que l'on pourrait qualifier d'éveillée et d'attentive; elle nécessite l'ouverture <strong>du</strong> moi<br />
aux forces cachées. <strong>Le</strong> langage, comme la vie, comporte son royaume de nuit où ce qui<br />
apparaît comme un non-sens à la logique <strong>du</strong> jour, se révèle, sous la lumière de la nuit, comme<br />
un pollen de vérité.<br />
Parler pour dire quelque chose de précis, voilà qui mène à de malicieuses absurdités.<br />
L'homme ne peut pas détourner la langue de sa propre mission; il croit pouvoir<br />
l'instrumentaliser et la soumettre à sa volonté, mais en fait il n'en est rien. La langue résiste<br />
aux mauvais usages qu'on tente de faire d'elle et ne se laisse pas ré<strong>du</strong>ire à un emploi<br />
purement fonctionnel et instrumental; c'est elle qui au contraire détourne l'homme de ses<br />
intentions. <strong>Le</strong> noyau de vérité qui constitue l'essence des mots s'oppose à tout ce qui est<br />
précis. Autrement dit, la vérité ne se laisse saisir dans aucune proposition ou définition<br />
fermée. C'est que la nature de la vérité, associée à celle de la langue, est libre par essence. La<br />
liberté de la langue permet à chaque mot d’exprimer une multitude de sens que l'usage<br />
instrumental de la langue exclurait. Grâce à sa liberté illimitée un mot peut être amené à<br />
exprimer simultanément son contraire. On sent derrière ce passage <strong>du</strong> Monologue une idée<br />
chère à Novalis qu’il avait déjà exprimée dans certains fragments, à savoir son désir de faire<br />
coïncider les oppositions. Concilier les extrêmes, abolir les contradictions, tels sont les<br />
souhaits exprimés par Novalis dans un fragment:<br />
«Anéantir le principe de contradiction est peut-être la plus haute tâche de la logique<br />
supérieure.» 1<br />
1 NOVALIS, «Fragments des dernières années», in O. C., t. II, n° 180, p. 400. «Den Satz des Widerspruchs zu<br />
vernichten ist vielleicht die höchste Aufgabe der höheren Logik.», NOVALIS, Schriften, B. III, n° 101, p. 570.
9<br />
La liberté de la langue, son caractère illimité, sa fluidité, sa capacité à franchir toutes les<br />
limites <strong>du</strong> raisonnement, font d'elle l'élément parfaitement approprié pour s'élever à l'absolu,<br />
ou plutôt pour en être l'expression. La multiplicité de sens que peut exprimer un seul mot<br />
permet à la langue d'exprimer de manière tout-à-fait adéquate la multiplicité des rapports qui<br />
régissent l’Univers. L'imprécision de la langue, ses échos divers, ses relations multiples entre<br />
le signe et le signifié sont les reflets de la vérité qu'elle manifeste. Croire qu'il n'y a qu'un<br />
sens possible entre le signe et le signifié est une ré<strong>du</strong>ction absurde de la langue, mais c’est<br />
aussi une ré<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> monde. Car la langue ne fait que refléter, voire révéler, l'essence de<br />
l’Univers; elle en est en quelque sorte la messagère.<br />
A cet endroit là <strong>du</strong> texte on est déjà en mesure de se poser la question que Novalis<br />
formulera lui-même un peu plus loin, à savoir: l'auteur n'a-t-il pas une intention précise en<br />
disant que le propre <strong>du</strong> langage, c'est son <strong>mystère</strong> insaisissable, autrement dit, l'auteur n'est-<br />
il pas lui-même en train d'affirmer des absurdités en disant que c'est absurde de vouloir dire<br />
quelque chose de défini? Mais peut-être s'exprime-t-il involontairement et dans ce cas il ne<br />
serait que le porteur d'une vérité qui le précède? Pour le moment gardons ces questions en<br />
mémoire et attendons de voir comment Novalis se situe face à elles.<br />
Comme nous l'avons déjà annoncé, la seconde partie <strong>du</strong> Monologue consiste en une<br />
comparaison entre le langage et les mathématiques.<br />
«Si seulement on pouvait faire comprendre aux gens qu'il en va <strong>du</strong> langage comme des<br />
formules mathématiques: elles constituent un monde en soi, pour elles seules; elles jouent<br />
entre elles exclusivement, n'expriment rien sinon leur propre nature merveilleuse, ce qui,<br />
justement, fait qu'elles sont si expressives, que justement en elles se reflète le jeu étrange des<br />
rapports entre les choses. [...]»<br />
<strong>Le</strong> contenu de cette partie reprend les idées énoncées précédemment, mais la manière de<br />
les exposer est différente. Novalis laisse tomber les contradictions frappantes de la première<br />
partie et ordonne ici ses idées en une succession de phrases principales évocatrices et<br />
logiques. L'auteur ne cherche plus à casser le raisonnement <strong>du</strong> lecteur, mais à l'élever à une<br />
autre vision <strong>du</strong> monde. Selon I. Strohschneider-Kohrs la langue de cette seconde partie est
10<br />
plus harmonieuse, plus lyrique et plus fluide que celle de la partie précédente. L'auteur<br />
cherche à "démontrer" pratiquement et directement, c'est-à-dire par l'effet même de la<br />
langue, le contenu et le sens des idées qu'il développe. Ainsi en utilisant une langue plus<br />
aérienne et plus souple, il touche son lecteur directement là où il veut en venir, à savoir que<br />
la langue, tout comme les formules mathématiques, use spontanément de ses libres<br />
mouvements pour révéler l'âme de l'Univers. L'essence <strong>du</strong> langage ne se laisse ni définir, ni<br />
expliquer. D'où le recours à une analogie. Si des explications rationnelles étaient nécessaires,<br />
ce serait la preuve que la langue ne suffit pas à elle-même et qu'elle doit se référer à un<br />
système extérieur. Or l'auteur renonce volontairement à toute explication parce qu'il pense<br />
justement que l'expression même des mots, leur légèreté et leur liberté, révèle cette essence<br />
dont il est question. Des lois mystérieuses et inexplicables régissent la nature profonde <strong>du</strong><br />
langage qui ne peut se laisser appréhender froidement par la logique naturelle. C'est<br />
l'enracinement direct <strong>du</strong> langage aux dessous <strong>du</strong> monde qui lui confère l'indépendance à<br />
l'égard de tout système organisé. L'image de la musique empruntée dans la troisième partie,<br />
permet de mieux se représenter la nature <strong>du</strong> langage:<br />
«Celui qui a le sens et un fin sentiment de l'âme musicale <strong>du</strong> langage, de sa cadence et <strong>du</strong><br />
doigté requis; celui qui sait entendre en soi sa subtile exigence, qui bien saisit la tendre<br />
volonté de sa nature intime avant de s'abandonner à leur autorité ou sa plume ou sa langue:<br />
celui-là, oui, ce sera un prophète. [...]»<br />
La musique, tout comme la langue, n'est pas de l'ordre de la compréhension ou de la<br />
connaissance. Il faut avoir le sens intérieur de l'harmonie musicale pour être touché par sa<br />
nature intime. De même l'essence <strong>du</strong> langage passe par l'intériorisation de son rythme et de<br />
sa mystérieuse mélodie. Intériorisation signifiant ici aussi participation. Il faut entrer en<br />
relation avec l'âme de la musique pour entendre résonner ses profondeurs insondables. Il est<br />
intéressant que Novalis recoure ici à la musique pour donner à entendre la nature <strong>du</strong> langage,<br />
d'autant plus que dans certains fragments il insiste sur la supériorité de la poésie sur la<br />
musique. <strong>Le</strong> point commun entre ces deux formes d'art est le profond <strong>mystère</strong> dont elles
11<br />
émanent. Vouloir s'approcher de l'une ou l'autre sans tenir compte de cet Indicible qui les<br />
constitue, c'est se tromper et passer à côté de l'essentiel. Il ne suffit pas en effet de<br />
comprendre comment fonctionne la musique pour pouvoir s'approcher de son âme. On aura<br />
beau analyser une partition dans tous ses détails, prendre en compte toutes les subtilités de<br />
l'harmonie, on ne saisira pas pour autant l'essence d'une mélodie. A l'origine de la musique<br />
tout comme de la langue, il y a le Verbe créateur, puissant et mystérieux. Ses modes<br />
d'expression ne sont pas à la mesure de l'homme. Celui-ci en effet n'est pas l'inventeur <strong>du</strong><br />
langage: il n'est que le participant sensible à un souffle créateur immensément plus grand que<br />
lui.<br />
Pour entendre la mélodie musicale de la langue, il ne suffit donc pas d'être un fin<br />
connaisseur; il faut bien plus mettre tous ses sens à disposition de l'insaisissable et<br />
abandonner sa plume au tendre pouvoir des mots. Etre prophète c'est entendre la voix qui<br />
vient de l'au-delà et percevoir le pouvoir des mots par delà les frontières de notre volonté.<br />
Dans le processus poétique, ce n'est pas le poète qui est maître, mais le Verbe. C'est ce<br />
dernier en effet qui est au plus près de la vérité et qui, par conséquent, l'entend directement.<br />
Face au Verbe, le poète n'a qu'un devoir: écouter l'inaudible, percevoir l'imperceptible. Cela<br />
requiert de lui sensibilité, disponibilité et intériorité. <strong>Le</strong>s vrais poètes, c'est-à-dire, selon<br />
Novalis, ceux que l'on peut appeler prophètes, savent au fond d'eux-mêmes qu'au<br />
«mystérieux principe de la vie» correspond un mystérieux principe <strong>du</strong> langage. C'est à cet<br />
appel <strong>du</strong> <strong>mystère</strong> que répond leur vocation.<br />
Par contre pour celui qui n'a ni le sens ni l'oreille pour la langue, les vérités restent hors<br />
de portée. C'est ce qu'affirme la seconde moitié de la phrase qui fait une comparaison entre<br />
la langue et la musique; mais avant de préciser le contenu de cette fin de phrase, il faut<br />
d'abord se pencher sur sa forme car celle-ci pose problème. En allemand, le début de la<br />
phrase est construit comme suit: «wer..., der wird Prophet sein»; la seconde partie de la<br />
phrase qui commence avec un ad<strong>verbe</strong> d'opposition n'a pas la même construction: elle laisse<br />
tomber le pronom démonstratif et le <strong>verbe</strong>. Du coup le sens est plus difficile à saisir; on a
12<br />
donc uniquement: «dagegen wer...». Si l'on rajoute les mots sous-enten<strong>du</strong>s, le sens s'éclaire.<br />
On aurait alors quelque chose comme:<br />
«dagegen wer es wohl weiss, aber nicht Ohr und Sinn genug für sie hat, der wird<br />
Wahrheiten wie diese schreiben, aber von der Sprache selbst zum besten gehalten [...]» 1<br />
La syntaxe compliquée de la phrase rend compte de la subtilité <strong>du</strong> contenu. Et l'on<br />
s'aperçoit que la phrase ainsi reconstituée et complétée ne correspond pas <strong>du</strong> tout à la<br />
tra<strong>du</strong>ction que propose A. Guerne:<br />
«Celui, par contre, qui en connaît bien savamment tout aussi long, mais qui n'a ni assez<br />
d'oreille, ni le sens suffisant <strong>du</strong> langage pour écrire des vérités comme celles-ci, le <strong>verbe</strong>,<br />
alors, se moquera de lui et [...]»<br />
Par contre si nous tra<strong>du</strong>isons à partir de la phrase allemande telle que Ingrid<br />
Strohschneider la comprend nous obtenons:<br />
«par contre celui qui sait bien ces choses (c'est-à-dire, celui qui a un fin sentiment de<br />
l'esprit <strong>du</strong> langage et qui perçoit l'action de sa nature intime) mais qui n'a pas suffisamment<br />
le sens ni l'oreille pour la langue, celui-là dira des vérités comme celles-ci (c'est-à-dire comme<br />
celles exprimées dans ce Monologue), mais la langue elle-même s'en moquera et [...]»<br />
Donc celui qui sait comment fonctionne la langue, mais qui n'entend pas sa musicalité<br />
intérieure, écrira des vérités qui en fait n'en sont point puisque la langue, qui est le maître en<br />
la matière, ne les prend pas au sérieux. Par la subtilité de la syntaxe, Novalis réussit à nier et<br />
affirmer simultanément la même chose: dire des vérités sans avoir le sens musical <strong>du</strong> langage,<br />
autrement dit, sans percevoir le mystérieux principe qui s'y exprime, c'est dire des vérités<br />
que la langue tient pour des vanités. Mais alors qu'en est-il <strong>du</strong> Monologue? Celui qui parle<br />
met lui-même en question ce qu'il dit et finalement le lecteur ne sait pas si ce qu'il lit est de<br />
l'ordre des vérités ou non.<br />
1 Cf. Ingrid STROSCHNEIDER-KOHRS, op. cit., p. 260-261.
13<br />
La question <strong>du</strong> statut <strong>du</strong> Monologue est traitée directement dans la troisième partie <strong>du</strong><br />
texte, mais cette fois à la première personne <strong>du</strong> singulier. Celui qui parle se dévoile enfin et<br />
le sujet qui était abordé de manière uniquement hypothétique dans la partie précédente est<br />
considéré maintenant sans détour et au présent.<br />
«Je puis bien croire avec cela, avoir donné l'idée la plus précise et la plus claire de<br />
l'essence de la fonction de la poésie, je sais aussi qu'il n'y a pas un homme pour le<br />
comprendre et la saisir, et que, l'ayant voulu dire, j'ai dit quelque chose de complètement<br />
idiot, d'où toute poésie est exclue.»<br />
Cette phrase nous place au coeur <strong>du</strong> paradoxe de la vérité telle que Novalis la comprend.<br />
<strong>Le</strong>s contraires ne pouvaient pas mieux être confrontés et assemblés. <strong>Le</strong> sens de cette phrase<br />
et sa portée sont issus de la contradiction elle-même. Une fois encore Novalis affirme et nie<br />
simultanément ce qu'il avance. Ainsi en ayant voulu dire précisément la nature de la poésie,<br />
Novalis a lui-même fait ce qu'il dénonce au début <strong>du</strong> Monologue, à savoir qu'il n'a fait<br />
qu'exprimer des absurdités. Autrement dit, il a nié l'essence même de la poésie qu'il décrivait<br />
et c'est par cette négation seulement que se révèle l'insaisissable vérité. Reconnaître qu'en<br />
voulant en parler, on l'a laissée s'échapper, telle est l'attitude juste face à la vérité. <strong>Le</strong><br />
paradoxe de l'impossibilité de dire la vérité tout en devant en parler est le seul moyen de<br />
rendre compte au plus près de son essence. <strong>Le</strong>s contradictions sont donc indispensables à<br />
l'expression <strong>du</strong> principe essentiel <strong>du</strong> langage. Mais en réalité ces contradictions ne sont<br />
qu'apparentes: elles sont le reflet extérieur <strong>du</strong> <strong>mystère</strong> intérieur de la langue. L'esprit ne doit<br />
donc pas s'y heurter, mais les dépasser et cela est possible si on s'abandonne à la musicalité<br />
de la langue et qu'on se laisse transporter dans sa nature intime. Vouloir dire quelque chose<br />
de précis, c'est en rester au sens défini et unique des mots et c'est être antipoétique. Car la<br />
poésie, elle, tente d'aller jusqu'à l'extrême frontière des mots, là où ils s'ouvrent sur un<br />
horizon infini et touchent l'absolu. Mais alors, si Novalis reconnaît lui-même s'être détourné<br />
de toute poésie, pourquoi avoir écrit ce Monologue?
14<br />
«Mais s'il avait fallu quand même que je le dise? et si, pressé de parler par la parole<br />
même, j'avais reconnu en moi ce signe de l'inspiration, porté ce caractère de l'oeuvre efficace<br />
<strong>du</strong> <strong>verbe</strong>? et si ma volonté n'avait voulu que ce qu'il a fallu que je dise? [...]» 1<br />
A partir de là et jusqu'à la fin, le Monologue est rédigé sous forme interrogative et<br />
conditionnelle. Plus rien ne peut être dit affirmativement et précisément car ce serait nier<br />
définitivement tout ce qui précède. <strong>Le</strong>s questions ouvertes sont ici la seule expression<br />
adéquate qui respecte la nature profonde de la poésie. Car elles lui laissent la possibilité de<br />
dire le dernier mot, alors que des affirmations bien délimitées la contraignent au silence.<br />
Novalis cesse donc de parler sur la poésie pour se laisser maintenant interroger par elle.<br />
<strong>Le</strong> problème de la volonté est résolu par le biais d'un nouveau paradoxe. Novalis avait<br />
exprimé à plusieurs reprises précédemment que c'est la volonté qui tue le <strong>mystère</strong> et donc<br />
l'essence de la langue. Or maintenant il propose de retourner en quelque sorte la situation et<br />
de faire de la volonté <strong>du</strong> poète une servante qui se met à la disposition d'une volonté<br />
infiniment plus grande, celle de la langue. La volonté indivi<strong>du</strong>elle se transforme alors en<br />
devoir et devient l'instrument d'une force qui la domine. Elle se plie ainsi librement à<br />
l'impulsion <strong>du</strong> langage et s'assujettit à quelque chose qui en elle la détermine. D'ailleurs il est<br />
intéressant de constater que la subjectivité de celui qui parle et qui vient tout juste de<br />
prendre le devant de la scène s'efface déjà derrière quelque chose qui est en elle. Ce n'est<br />
donc pas le «je» qui est déterminant, mais ce quelque chose qui est en lui, à savoir l'instinct<br />
de la langue, signe de l'inspiration et de l'effet <strong>du</strong> langage sur celui qui parle. Ce qui se passe<br />
au niveau de l'expression poétique est en fait indépendant de la volonté et <strong>du</strong> savoir de celui<br />
qui s'exprime; ce dernier n'est que le médium <strong>du</strong> <strong>mystère</strong> des mots. «L'écrivain n'est pas<br />
celui qui se sert <strong>du</strong> langage mais celui dont le langage se sert.» 2<br />
L'emploi <strong>du</strong> subjonctif est parfaitement cohérent avec le sens et le contenu de cette<br />
dernière partie. En effet, le poète ne peut que laisser entendre de manière hypothétique et<br />
1 Nous avons modifié la tra<strong>du</strong>ction d'A. Guerne qui tra<strong>du</strong>isait: «et si ma volonté n'avait aucunement voulu ce<br />
qu'il a fallu que je dise?», alors qu'on a dans le texte allemand: «und mein Wille nur auch alles wollte, was ich<br />
müsste...».<br />
2 Tzvetan TODOROV, op. cit., p. 210.
15<br />
interrogative sa vocation; l'affirmer comme une chose sûre et certaine serait un acte de<br />
volonté, et non la manifestation de l'inspiration. Transformer les questions conditionnelles<br />
en affirmations directes, reviendrait à oublier qu'au coeur <strong>du</strong> langage se loge un <strong>mystère</strong><br />
imprenable. Puisque le processus poétique échappe au savoir, ce serait une pure absurdité<br />
que de prétendre sans hésitation être «un inspiré <strong>du</strong> <strong>verbe</strong>» («ein Sprachbegeisteter»). <strong>Le</strong><br />
<strong>mystère</strong> de la langue ne peut être ren<strong>du</strong> intelligible que si celui qui parle disparaît avec ses<br />
intentions; l'esprit des mots ne se révèle pas à celui qui veut les maîtriser et qui croit savoir<br />
comment le pénétrer. Et l'on mesure à nouveau à quel point on est loin de Klingsohr qui<br />
affirmait que le métier de poète s'apprenait comme un travail artisanal. Il apparaît ici au<br />
contraire que la vocation se pro<strong>du</strong>it à l'insu de celui qui en est concerné. <strong>Le</strong> poète est un<br />
possédé sur lequel la langue agit en toute liberté et selon son bon vouloir à elle.<br />
On retrouve l'idée de la souveraineté de la langue exprimée dans le Monologue dans les<br />
fragments où Novalis parle de Zufallspro<strong>du</strong>ktion. Dans ces fragments Novalis associe la<br />
provenance de cette Zufallspro<strong>du</strong>ktion à une provenance divine. Cette idée apparaît<br />
également à l'arrière plan <strong>du</strong> Monologue notamment quand il est question de prophétie. Par<br />
Zufallspro<strong>du</strong>ktion Novalis entend ce qui "tombe" d'ailleurs et dont l'origine nous est<br />
inconnue et mystérieuse. <strong>Le</strong> hasard est la manifestation de la réalité supérieure d'où découle<br />
la poésie, Novalis va même jusqu'à dire qu'il est une révélation de Dieu:<br />
«Tout ce que nous nommons hasard, est de Dieu.» 1<br />
«(...)<strong>Le</strong> poète invoque le hasard.» 2<br />
«Tout hasard est miraculeux, contact d'un être supérieur: un «problème», une donnée <strong>du</strong><br />
sens religieux actif.» 3<br />
1<br />
NOVALIS, «<strong>Le</strong> journal intime après la mort de Sophie», in O. C., t. II, p. 175.<br />
2<br />
NOVALIS, «Grand répertoire général», in O. C., t. II, n° 579, p. 348. «(...)Der Dichter betet den Zufall an.»,<br />
NOVALIS, Schriften, B. III, n° 940, p. 449.<br />
3 Ibid., n° 414, p. 303. «Aller Zufall ist wunderbar - Berührung eines höhern Wesens - ein Problem Datum<br />
des thätig religiösen Sinns.», Ibid., n° 901, p. 441.
16<br />
Ce n'est pas l'activité <strong>du</strong> moi qui est en jeu dans la création poétique, mais le contact<br />
imprévisible avec "un être supérieur", Dieu. <strong>Le</strong> hasard est une manifestation immédiate de<br />
l'absolu qui transforme le réel en le reliant à sa source divine. <strong>Le</strong> hasard bute à notre<br />
compréhension logique et rationnelle des événements de la vie. Mais de ce fait il dévoile en<br />
même temps que le déroulement de notre vie est le résultat d'une intention céleste et que ce<br />
qui nous échappe est voulu selon un plan supérieur. La création poétique nécessite donc une<br />
ouverture au transcendant, c'est-à-dire au miracle, à ce qui fait irruption dans le rythme<br />
monotone de la vie. <strong>Le</strong> hasard est le langage que les dieux dictent au génie et que celui-ci<br />
retransmet dans la poésie. <strong>Le</strong> moi <strong>du</strong> poète doit donc bien être à la fois réceptif et actif,<br />
sujet et objet; comme nous l'avons montré dans le deuxième chapitre, il est suspen<strong>du</strong> entre le<br />
réel et l'idéal et c'est ainsi seulement qu'il perçoit le sens invisible <strong>du</strong> visible.<br />
CONCLUSION DU CHAPITRE<br />
Si la poésie est rédemptrice, comme nous l'avons montré dans le chapitre précédent, c'est<br />
parce que la langue est de nature sacrée et religieuse. Elle est le Verbe de Dieu qui préexiste à<br />
la création poétique, c'est-à-dire que le poète a pour mission de laisser les mots dire la vérité<br />
essentielle qui nous constitue. <strong>Le</strong> poète n'invente donc pas le sens mystérieux de la vie, mais<br />
il se livre à la force créatrice et divine <strong>du</strong> langage qui contient en elle le <strong>mystère</strong> de tout ce qui<br />
est. Il y donc chez Novalis une revalorisation <strong>du</strong> caractère illimité et absolu de la langue; par<br />
là il s'en prend à la compréhension exsangue <strong>du</strong> langage selon laquelle celui-ci n'est qu'un<br />
ensemble de signes logiques et rationnels dont le sens est défini par un système de<br />
représentation humain. <strong>Le</strong> langage exprime bien plus qu'une convention de signes qui ne<br />
serviraient qu'à rendre compte de ce qui est; il est partie intégrante <strong>du</strong> Grund qui nous<br />
fonde: il est notre origine, et c'est en cela qu'il exprime le mystérieux et inexplicable principe<br />
de la vie.<br />
On peut ainsi mieux saisir la portée de l'imitation telle que la conçoivent les romantiques:<br />
en se laissant inspirer par la force créatrice <strong>du</strong> langage, le poète devient un Dieu créateur,
17<br />
d'où son rôle de rédempteur. Entièrement habitée par l'Esprit de Dieu, la poésie devient<br />
créatrice et formatrice de l'humanité; par le biais de l'Einbil<strong>du</strong>ngskraft (qui vient de bilden,<br />
former) elle contribue à la formation véritable de l'homme et <strong>du</strong> monde. C'est ainsi qu'en<br />
devenant poète, Henri réalise qu'il est transfiguré et que grâce à la poésie l'Age d'or peut être<br />
vécu de manière anticipée. Comme le disait déjà Karl Philipp Moritz, la poésie, la peinture<br />
ou la musique sont des «langues supérieures» qui expriment ce qui est au-delà des «limites<br />
de la faculté de penser». «<strong>Le</strong> message artistique est exprimable par la poésie, la peinture,<br />
etc.; et en même temps, il est indicible, par les moyens <strong>du</strong> langage commun.» 1 <strong>Le</strong> langage<br />
poétique se distingue <strong>du</strong> langage commun en ce qu'il est le langage des dieux; or, dans ce<br />
langage là, le rapport <strong>du</strong> signe au signifié est particulier. Alors que dans le langage commun il<br />
y a une distance entre ces deux pôles, le langage des dieux exprime, lui, leur interpénétration.<br />
<strong>Le</strong> signe est la manifestation directe de ce qu'il exprime, il ne signifie pas autre chose que ce<br />
qu'il est, c'est pour cela que Novalis considère que c'est une vanité que de vouloir exprimer<br />
intentionnellement quelque chose.<br />
<strong>Le</strong> langage est vie, il ne se limite pas à un ensemble de signes à disposition <strong>du</strong> poète. En<br />
tant qu'il est vie et aussi Esprit, le langage est sans cesse créateur et toujours en activité. On<br />
ne peut donc pas le considérer comme quelque chose de figé dont on pourrait posséder le<br />
sens. C'est pour cette raison entre autres que Novalis disait que l'oeuvre se détache de son<br />
créateur et que ce dernier ne peut se l'approprier; en effet, comment s'approprier l'Esprit qui<br />
est par essence le souffle insaisissable? L'indicible qu'exprime le langage poétique fait penser<br />
à ce que G. Gusdorf appelle la surabondance de sens. Cette surabondance est ce qui excède<br />
notre intellect, notre logique et notre compréhension. Elle se situe dans l'au-delà de la pensée<br />
et de l'explicable: elle est irré<strong>du</strong>ctible à toute tra<strong>du</strong>ction en langage rationnel ou commun et<br />
c'est en ce sens qu'elle est Révélation. <strong>Le</strong> Sens dont la poésie est porteuse est infini, illimité,<br />
inépuisable. Il transgresse les limites de l'humain et s'apparente au monde absolu de Dieu.<br />
En un mot, le <strong>mystère</strong> <strong>du</strong> Verbe est la force qui transfigure le réel et libère l'homme de ses<br />
limites temporelles. Avec sa théorie <strong>du</strong> langage, liée comme nous venons de le voir, à celle de<br />
1 Tzvetan TODOROV, op. cit., p. 193.
18<br />
l'imagination, Novalis institue une nouvelle religion sensée remplacer la religion cantonnée<br />
dans les limites de la simple raison. A une religion ré<strong>du</strong>ite à l'observance de règles morales,<br />
Novalis substitue une religion qui s'apparente à la magie, c'est à dire une religion créatrice de<br />
sens et, par là, fondatrice de l'existence elle-même. <strong>Le</strong> Verbe est donc le canal par excellence<br />
par lequel Dieu fait irruption et instaure déjà l'Age d'or à venir. Il est le lieu des révélations<br />
authentiques qui se manifestent au poète "malgré lui", c'est-à-dire en dehors des limites de sa<br />
volonté. Et ces révélations sont créatrices de vie puisqu'elles acheminent l'homme au monde<br />
véritable de la Nuit illuminatrice. Il y a dans le déchaînement spontané de la langue, tel que le<br />
décrit Novalis dans le Monologue, une force qui défie toutes les lois de la raison. La vérité<br />
qui s'y révèle s'oppose à une vérité unique qui se laisse cerner, identifier et définir par les<br />
règles de l'entendement, autrement dit à une vérité qui s'apprend et se transmet dans des<br />
dogmes et des formules stéréotypées; elle s'apparente par contre à la vérité des mythes que<br />
décrit Herder, c'est-à-dire à une vérité multiple, dans son essence mystérieuse et<br />
insaisissable, et que caractérise une présence au monde spontanée. <strong>Le</strong> mythe comme le<br />
Verbe expriment une intuition <strong>du</strong> monde dans laquelle l'homme révèle son intimité la plus<br />
profonde, à savoir celle qui touche à Dieu et au fond de l'existence.<br />
Ce que dit Novalis de la langue nous montre bien que sa poétique n'a donc pas seulement<br />
une portée esthétique, mais bien davantage, une visée métaphysique et religieuse. La poésie<br />
répond ainsi à l'urgence de l'époque, à savoir créer une religion nouvelle qui ne soit pas figée<br />
dans des institutions et des dogmes définis selon une conception logique <strong>du</strong> langage où tel<br />
concept exclut tel autre. Pour donner naissance à cette nouvelle religion, il faut mettre en<br />
oeuvre un langage qui permette de rendre compte <strong>du</strong> rapport d'immédiateté au monde, c'est à<br />
dire à l'infini, à l'absolu, ou encore à Dieu. Un tel langage doit, pour correspondre à sa<br />
mission prophétique, transcender les contradictions et les formes habituelles <strong>du</strong><br />
raisonnement et de la pensée. <strong>Le</strong> siège de la poésie se situe ainsi au delà des frontières <strong>du</strong><br />
savoir, dans la plénitude de Sens qui surpasse toute intelligence, dans l'Unité de l'Etre.
19<br />
CONCLUSION<br />
Dans le premier chapitre de ce travail, nous avons défini quelques-uns des grands axes de<br />
la sensibilité romantique dans laquelle s'inscrit Novalis. Puis, dans le second chapitre, nous<br />
avons montré que le moi, tel que Novalis le comprend, se caractérise par le fait qu'il oscille<br />
entre les contraires, qu'il est à la fois actif et passif et qu'il allie le jouir et le faire. Dans le<br />
troisième chapitre nous avons vu que le réel n'étant pas déterminé entièrement par le moi<br />
conserve une dimension mystérieuse d'ordre supérieur que le poète est amené à découvrir et<br />
dont son oeuvre doit rendre compte. Nous sommes ainsi arrivés au coeur de notre travail,<br />
c'est à dire au chapitre qui définit les différentes fonctions de la poésie ainsi que les<br />
différents rôles <strong>du</strong> poète. Nous avons vu que le poète est un médiateur, qu'il comprend le<br />
langage caché de la Nature, qu'il a le privilège de vivre de manière anticipée le retour de l'Age<br />
d'or et qu'il est en communion intime avec l'âme de l'Univers. Grâce à ses dons, grâce à son<br />
sens moral particulièrement développé qui lui permet de s'élever au-dessus de lui-même, le<br />
poète participe à la réconciliation de l'homme avec la Nature et <strong>du</strong> sensible au spirituel.<br />
Dans le dernier chapitre nous avons étudié à partir <strong>du</strong> Monologue comment le poète<br />
exprimait l'invisible, comment il rendait compte de cette réalité supérieure et secrète décrite<br />
au chapitre trois.<br />
Après être resté le plus près possible des textes de Novalis il nous apparaît nécessaire,<br />
dans cette conclusion, de prendre un certain recul afin de faire le bilan critique de ce travail,<br />
et cela dans une perspective théologique. La question que nous allons donc aborder est celle<br />
<strong>du</strong> christianisme de Novalis. Pour ce faire, nous allons reprendre plusieurs termes qui sont<br />
associés au poète et nous verrons quelle est leur portée théologique. Nous reprendrons<br />
successivement la notion de médiateur, celle de rédempteur, puis enfin celle de Messie,<br />
associée à celle de l'Age d'or. Mais avant de reprendre ces notions, il nous faut tout d'abord<br />
faire deux remarques générales concernant le christianisme de Novalis. La première touche au<br />
projet de créer une nouvelle religion qui soit en même temps le renouvellement <strong>du</strong>
20<br />
christianisme et la seconde concerne la mort comme expérience centrale et déterminante par<br />
rapport aux réflexions de Novalis sur le christianisme.<br />
Dans la première partie de ce travail, nous avons montré que la religion de la fin <strong>du</strong> 18 ème<br />
siècle ne répondait plus aux attentes des penseurs de l'époque. Ceux-ci en effet ne se<br />
satisfaisaient plus d'une religion rationnelle ré<strong>du</strong>ite à des principes de morale. La religion en<br />
vigueur correspondait à une vision <strong>du</strong> monde qui excluait de l'Univers toute dimension<br />
merveilleuse et surnaturelle. Il n'y avait plus de place pour l'au-delà, l'infini, l'absolu; la<br />
philosophie des Lumières avait placé l'homme au sommet de l'échelle des êtres et Dieu<br />
sommeillait, loin des préoccupations humaines. Or, pour Novalis, c'est lorsque la religion<br />
semble être totalement étouffée qu'elle renaît et il pressent que son époque verra ressusciter<br />
la religion que l'on croyait ensevelie à jamais.<br />
«Qu'ils soient venus, les temps de la résurrection, et que ce soient les faits, précisément,<br />
et les événements qui semblaient viser jusqu'à son existence et menaçaient d'en consommer<br />
la perte, qui deviennent les signes les plus fastes de sa génération, nul n'en saurait douter si<br />
seulement il a quelque sentiment de l'Histoire. L'anarchie vraie est, pour la Religion, un<br />
élément générateur. Du néant de tout le Positivisme, sa tête glorieuse se relève, nouvelle<br />
créatrice <strong>du</strong> monde. L'homme atteint, comme de soi-même, jusqu'au ciel si rien ne vient plus<br />
l'entraver; et c'est d'eux-mêmes et avant tout que les organes supérieurs se dégagent de la<br />
masse uniforme et confuse, dans la défaite de toutes les facultés et des forces humaines, tels<br />
les noyaux de formation terrestre. L'Esprit de Dieu flotte sur les eaux; et c'est une île céleste,<br />
demeure des hommes nouveaux et réceptacle de vie éternelle, qui la première apparaît dans<br />
les vagues qui se retirent.» 1<br />
La philosophie des Lumières qui pensait avoir barré le chemin de l'homme au ciel et<br />
l'empirisme qui avait ré<strong>du</strong>it la Nature à de la matière sans esprit, loin de con<strong>du</strong>ire la religion à<br />
sa perte provoquent bien plutôt sa renaissance. Pour Novalis, le retour d'une époque<br />
1 NOVALIS, «Europe ou la Chrétienté», in O. C., t. I, p. 317. «Daß die Zeit der Auferstehung gekommen ist,<br />
und grade die Begebenheiten, die gegen ihre Belebung gerichtet zu seyn schienen und ihren Untergang zu<br />
vollenden drohten, die günstigsten Zeichen ihrer Regeneration geworden sind, dieses kann einem historischen<br />
Gemüthe gar nicht zweifelhaft bleiben. Wahrhafte Anarchie ist das Zeugungselement der Religion. Aus der<br />
Vernichtung alles Positiven hebt sie ihr glorreiches Haupt als neue Weltstifterin empor. Wie von selbst steigt<br />
der Mensch gen Himmel auf, wenn ihn nichts mehr bindet, die höhern Organe treten von selbst aus der<br />
allgemeinen gleichförmigen Mischung und vollständigen Auflösung aller menschlichen Anlagen und Kräfte,<br />
als der Urkern der irdischen Gestaltung zuerst heraus. Der Geist Gottes schwebt über den Wassern und ein
21<br />
marquée par la communion des hommes avec Dieu se dessine déjà maintenant sur ce que l'on<br />
pourrait interpréter à première vue comme étant les ruines de la religion. C'est dans ce<br />
contexte à la fois hostile et favorable à la renaissance de la religion qu'il faut situer les<br />
réflexions de Novalis sur le christianisme. Comme d'autres de ses contemporains,<br />
Schleiermacher et Schlegel notamment, mais avant eux déjà Herder, Novalis se sent appelé à<br />
participer à la résurrection de la religion. Pour tous ces penseurs il est urgent de redonner<br />
une nouvelle définition de la religion, voire de laisser s'épanouir une nouvelle religion dont on<br />
peut déjà discerner les premiers signes en Allemagne.<br />
A ce propos Schlegel écrit à Novalis le 2 septembre 1798:<br />
«Il me semble qu'un nouvel évangile commence déjà à se mettre en mouvement. En<br />
dehors des signes qui sont émis par la philosophie et la pratique, la religion se développe<br />
même chez les indivi<strong>du</strong>s et notamment chez ceux de notre génération, qui ont vécu la<br />
période de crise aux côtés des citoyens.» 1<br />
Quant à Novalis, il constate lui aussi déjà les promesses d'un renouvellement profond de<br />
la religion et de l'homme intérieur, car les deux choses sont pour lui, comme nous l'avons<br />
déjà montré, étroitement liées:<br />
«On sent partout comme l'éveil d'une revanche de la liberté créatrice, la démesure, la<br />
variété infinie, la sainte originalité, le génie universel de l'homme intérieur. Réveillée <strong>du</strong> songe<br />
matinal de son enfance encore gauche, une part de l'humanité essaye ses jeunes forces contre<br />
les serpents qui enlaçaient son berceau et voulaient paralyser ses membres. Tout n'est<br />
encore qu'indication, à l'état brut et sans nulle cohérence; mais l'oeil historique y perçoit une<br />
universelle Indivi<strong>du</strong>alité, une Histoire nouvelle, une nouvelle Humanité, l'embrassement très<br />
doux d'une jeune Église surprise et d'un Dieu plein d'amour: l'intime accueil donné à la<br />
naissance d'un nouveau Messie au sein de ses mille membres.» 2<br />
himmlisches Eiland wird als Wohnstätte der neuen Menschen, als Stromgebiet des ewigen <strong>Le</strong>bens sichtbar<br />
über den zurückströmenden Wogen.», NOVALIS, Schriften, B. III, p. 517.<br />
1 NOVALIS, <strong>Le</strong>ttres de la vie et de la mort. 1793-1800, trad. C. Perret, éd. <strong>du</strong> Rocher, Paris, 1993, p. 119-<br />
120.<br />
2 NOVALIS, «Europe ou la Chrétienté», in O. C., t. I, p. 319. «Eine gewaltige Ahn<strong>du</strong>ng der schöpferischen<br />
Willkühr, der Grenzenlosigkeit, der unendlichen Mannigfaltigkeit, der heiligen Eigenthümlichkeit und der<br />
Allfähigkeit der innern Menschheit scheint überall rege zu werden. Aus dem Morgentraum der unbehülflichen<br />
Kindheit erwacht, übt ein Theil des Geschlechts seine ersten Kräfte an Schlangen, die seine Wiege
22<br />
Parmi les exemples que Schlegel prend pour illustrer les différents signes d'un nouvel<br />
évangile, il cite notamment <strong>Le</strong>ssing, Schleiermacher, Tieck, Schelling, sans oublier, bien sûr,<br />
celui à qui il s'adresse, Novalis. Un enthousiasme généralisé se répand dans les esprits de<br />
l'époque et les pousse à créer <strong>du</strong> nouveau. Ils se sentent investis d'une mission qui va<br />
permettre la venue et le déploiement d'un temps nouveau. Ils pressentent un tournant dans<br />
l'histoire marqué par la naissance d'un nouveau Messie chargé de réconcilier l'homme avec le<br />
divin et en tant que poètes ou penseurs ils veulent se mettre à disposition de cette force<br />
nouvelle, riche de promesses. La religion dont ils parlent ne doit donc pas être la simple<br />
reprise de Moïse ou de Luther. Chaque époque a sa manière de dire Dieu et par conséquent<br />
c'est une nouvelle religion qui doit émerger. Tout en étant enracinée dans la tradition<br />
chrétienne, cette nouvelle religion doit s'ouvrir à tous les domaines de la culture et s'élargir<br />
au-delà des frontières confessionnelles. Si l'on parle <strong>du</strong> christianisme de Novalis, il faut ainsi<br />
le situer dans cette perspective d'élargissement de la religion donnée. Certes, Novalis<br />
s'inscrit dans la tradition réformée, et plus précisément dans la tradition piétiste, mais quand<br />
il parle de religion, il a en tête quelque chose de beaucoup plus vague, de plus universel et de<br />
moins défini. Pour donner un nouveau souffle à la religion il faut assouplir les dogmes et les<br />
références qui la constituent. Ainsi lorsque Novalis parle <strong>du</strong> Christ, de Dieu ou de la Bible, il<br />
pense en même temps en fonction de l'é<strong>du</strong>cation piétiste qu'il a reçue, et donc en fonction de<br />
la tradition réformée, mais il pense aussi en fonction de l'avenir qui se prépare déjà à son<br />
époque. Or pour préparer cet avenir qui se caractérisera par la réconciliation des hommes<br />
avec la Nature et <strong>du</strong> ciel avec la terre, il ne suffit pas de reprendre telle quelle la tradition <strong>du</strong><br />
passé. Il faut l'enrichir, la développer, la renouveler, quitte, parfois, à s'en éloigner. C'est<br />
donc avec liberté et souplesse que Novalis interprète et comprend certains dogmes majeurs<br />
<strong>du</strong> christianisme et de la foi réformée. Et c'est bien sûr consciemment que Novalis fait usage<br />
umschlingen und den Gebrauch seiner Gliedmaßen ihm benehmen wollen. Noch sind alles nur Andeutungen,<br />
unzusammenhängend und roh, aber sie verrathen dem historischen Auge eine universelle Indivi<strong>du</strong>alität, eine<br />
neue Geschichte, eine neue Menschheit, die süßeste Umarmung einer jungen überraschten Kirche und eines<br />
liebenden Gottes, und das innige Empfängniß eines neuen Messias in ihren tausend Gliedern zugleich.»,<br />
NOVALIS, Schriften, B. III, p. 519.
23<br />
de créativité à l'égard de la religion. Une fois de plus, rappelons que cet élan de créativité, qui<br />
con<strong>du</strong>ira, comme nous le montrerons plus loin, à déformer en partie la doctrine chrétienne<br />
contenue dans les Écritures, se comprend et est légitime par rapport à l'étroitesse dans<br />
laquelle le rationalisme avait enfermé la religion. La religion s'était <strong>du</strong>rcie en principes<br />
moraux et la Bible était devenue un livre mort que les érudits avaient simplifié en le<br />
dépouillant de tout récit miraculeux. C'est à partir de ce cadre-là que Novalis entreprend,<br />
avec d'autres, de rallumer le feu divin et de raviver le souffle de l'esprit.<br />
Face au rationalisme et au moralisme des Lumières, les romantiques font appel à la<br />
liberté. Pour Schlegel, la religion est une oeuvre de la liberté et chacun a le droit, peut-être<br />
même le devoir, de participer à la construction de la nouvelle religion. <strong>Le</strong>s romantiques<br />
s'opposent donc à une vérité imposée de l'extérieur et déterminée par un passé figé et<br />
encouragent chaque indivi<strong>du</strong> à se représenter Dieu librement. Et pour Schlegel, celui qui ne<br />
pro<strong>du</strong>it pas librement une représentation de Dieu adore une idole. La religion doit s'adapter<br />
à chaque étape <strong>du</strong> développement de la culture et le christianisme doit ainsi prendre une<br />
forme nouvelle pour répondre aux aspirations de l'époque. Schleiermacher a lui aussi<br />
défen<strong>du</strong> la pluralité de la religion; celle-ci peut prendre différentes formes en fonction des<br />
différentes intuitions de l'Univers. Chaque indivi<strong>du</strong> dispose ainsi d'une liberté de jeu quant à<br />
la création d'une nouvelle religion ou, pour le dire autrement, d'une nouvelle indivi<strong>du</strong>ation de<br />
son intuition de l'Univers:<br />
«Vous voyez que ces formes existantes n'empêchent, <strong>du</strong> fait de leur antériorité, aucun<br />
homme d'élaborer pour lui-même une religion conforme à sa nature et à son sens. Habitera-til<br />
une des préexistantes ou s'en bâtira-t-il une à lui? Cela dépend uniquement de l'intuition<br />
de l'Univers qui le saisit d'abord avec la vivacité voulue.» 1<br />
<strong>Le</strong> fait que certaines formes de la religion existent depuis longtemps n'est donc pas un<br />
argument pour dire qu'elles seront éternelles. L'élargissement des formes données de la<br />
religion est une préoccupation qui touche tous les esprits de l'époque. Novalis ne fait pas<br />
route en solitaire, il appartient au même courant qui, depuis <strong>Le</strong>ssing déjà, pense que les
24<br />
formes historiques de la religion ne définissent pas la religion une fois pour toutes et que<br />
celle-ci peut et doit se renouveler. D'ailleurs il nous faut remarquer ici un certain flottement<br />
dans les termes; Schleiermacher en effet, parle tantôt de nouvelle religion, voire de nouvelles<br />
religions au pluriel, et tantôt de nouvelles formes de la religion. Novalis parle quant à lui<br />
tantôt d'une nouvelle religion et tantôt d'un nouveau christianisme. Donc lorsqu'il est<br />
question de nouvelle religion, il faut bien voir qu'il y a en arrière plan le christianisme, mais<br />
que celui-ci n'est plus qu'un cadre à partir <strong>du</strong>quel chaque indivi<strong>du</strong> a à construire sa propre<br />
compréhension et expérience de la religion.<br />
La nécessité d'une religion nouvelle s'accompagne de la nécessité d'une nouvelle Bible; les<br />
romantiques veulent que celle-ci soit ouverte, infinie et éternellement en devenir, car ce qui<br />
importe avant tout, ce n'est pas la lettre figée et définie, mais le dynamisme de l'Esprit:<br />
«<strong>Le</strong> Saint-Esprit est plus que la Bible. C'est à lui d'être notre maître de christianisme, -<br />
non pas à la lettre morte, la lettre terrestre, la lettre incertaine.» 1<br />
Si le Saint-Esprit est plus que la Bible, c'est qu'il permet le dépassement d'une religion<br />
cloisonnée dans un cadre historique et passé. Novalis veut élargir le christianisme, l'enrichir,<br />
le féconder. Il veut décloisonner l'Écriture, la mettre en contact avec d'autres textes qui<br />
proviennent d'autres religions et d'autres cultures, notamment orientales. Il faut même aller<br />
plus loin et dire que Novalis, mais il n'est pas le seul à défendre ce projet, veut enrichir<br />
l'Écriture de diverses créations poétiques chargées de donner une signification nouvelle et<br />
universelle au christianisme. Novalis s'en prend donc d'une part à la canonicité de l'Écriture<br />
telle que la défendait l'orthodoxie et d'autre part à une lecture purement littérale et historique<br />
de la Bible qui interprète le texte à l'aide de méthodes scientifiques. Pour lui, la Bible ne<br />
saurait se suffire à elle-même et à cet égard il prend ses distances à l'égard de la doctrine<br />
réformée de la sola Scriptura. Au lieu d'une Bible qui se comprend par elle seule et qui se<br />
referme sur elle-même, Novalis prône une Bible ouverte, que des récits extérieurs peuvent<br />
1 SCHLEIERMACHER, Discours sur la religion, Aubier, éd. Montaigne, Paris, 1944, p. 291.
25<br />
éclaircir, enrichir. Pour lui, la Bible n'est donc pas le seul texte inspiré; l'esprit qui l'a inspirée<br />
a également inspiré d'autres récits et il continue à en inspirer des nouveaux. L'Écriture ne<br />
peut être éternisée dans une formulation définitive parce que la parole de Dieu est une réalité<br />
vivante qui doit toujours à nouveau s'incarner dans le temps.<br />
Pour les romantiques la révélation ne peut s'arrêter à un moment précis de l'histoire, c'est<br />
pourquoi ils proposent, à la suite de <strong>Le</strong>ssing, un évangile éternel 2 qui déploie la vérité à<br />
chaque nouvelle étape de l'histoire de l'humanité. De même que la religion n'est jamais<br />
donnée une fois pour toutes, qu'elle est toujours à refaire et qu'elle peut prendre différentes<br />
formes, de même l'Écriture ne doit pas être fermée une fois pour toutes, mais doit rester<br />
ouverte et infinie. «<strong>Le</strong>s romantiques, s'ils font de la révélation un passage obligé pour la<br />
recherche de la vérité, ne s'en tiennent pas à la tradition judéo-chrétienne.» 3 Pour eux la<br />
révélation ne se limite pas à la Parole révélée; celle-ci constitue bien sûr une manifestation de<br />
Dieu pour l'humanité, mais elle n'est pas la seule. La nature, les autres religions, les créations<br />
poétiques, les récits mythologiques sont autant d'autres formes d'une révélation plus vaste<br />
qui englobe la révélation donnée dans les Écritures mais ne s'y ré<strong>du</strong>it pas.<br />
C'est ici qu'il faut faire intervenir une nouvelle notion, celle <strong>du</strong> mythe. A plusieurs<br />
reprises Novalis associe le mythe au christianisme et l'utilise pour éclairer le sens à donner à<br />
ce dernier. Non seulement le mythe permet de mieux comprendre le christianisme de<br />
Novalis, mais il est en plus ce qui permet de faire le lien entre la religion et la poésie, entre le<br />
christianisme et l'acte créateur <strong>du</strong> poète. En valorisant à nouveau le mythe, Moritz, puis<br />
Novalis, Schlegel, Hölderlin et enfin Schelling s'opposent à la philosophie des Lumières qui<br />
s'était efforcée de dépouiller tous les récits, y compris l'Écriture, de leur dimension<br />
mythologique, ne voyant dans celle-ci qu'un amas d'erreurs pro<strong>du</strong>it par une humanité encore<br />
1 NOVALIS, «Fragments des dernières années», in O. C., t. II, n° 282, p. 416. «Der Heilige Geist ist mehr, als<br />
die Bibel. Er soll unser <strong>Le</strong>hrer des Xstenthums seyn - nicht todter, irrdischer, zweydeutiger Buchstabe.»,<br />
NOVALIS, Schriften, B. III, n° 688, p. 690.<br />
2 «Il viendra certainement le temps <strong>du</strong> nouvel Evangile, de l'Evangile éternel, qui même dans les livres de la<br />
Nouvelle Alliance, est promis aux hommes!» LESSING, L'é<strong>du</strong>cation <strong>du</strong> genre humain, trad. Grappin, Aubier,<br />
éd. Montaigne, Paris, 1946, p. 129.<br />
3 Georges GUSDORF, Du néant à Dieu dans le savoir romantique, <strong>Le</strong>s sciences humaines et la pensée<br />
occidentale, tome 10, Payot, Paris, 1983, p. 103.
26<br />
enfantine et primitive. Pour les romantiques au contraire le mythe est une source de vérité,<br />
le fondement <strong>du</strong> sens de la destinée de l'humanité. Mais l'époque dans laquelle ils vivent a<br />
été désacralisée par les démythisations <strong>du</strong>es à l'Aufklärung et il est temps de redonner au<br />
peuple allemand une mythologie. Tel est <strong>du</strong> moins le constat et le désir de Friedrich<br />
Schlegel:<br />
«J'affirme que notre poésie manque de ce centre qu'était la mythologie pour les Anciens,<br />
et que tout l'essentiel en quoi l'art poétique le cède à l'antique tient en ces mots: nous<br />
n'avons pas de mythologie. Mais j'ajoute: nous sommes sur le point d'en avoir une, ou<br />
plutôt il est temps pour nous de contribuer sérieusement à la pro<strong>du</strong>ire.» 1<br />
L'époque a donc besoin d'une nouvelle religion, d'une nouvelle Bible et d'une nouvelle<br />
mythologie. Et c'est au travers de la poésie que s'opère ce renouvellement. Novalis s'est<br />
moins préoccupé de la mythologie que Schlegel, puis, plus tard, Schelling, toutefois les<br />
fragments où il en est question éclairent et permettent de mieux comprendre la position de<br />
Novalis par rapport au christianisme. Ces fragments mettent avant tout en évidence une<br />
distinction entre le mythe (ou la fable) et l'histoire et c'est dans cette distinction que Novalis<br />
situe le christianisme:<br />
«L'histoire <strong>du</strong> Christ est tout aussi sûrement une poésie qu'une histoire. D'ailleurs il n'y a<br />
d'histoire, d'une manière générale, que l'histoire qui peut être aussi une fable.» 2<br />
«<strong>Le</strong> christianisme est absolument une religion historique, mais qui se déploie en religion<br />
naturelle de la morale et en religion artiste de la poésie, autrement dit en mythologie, au<br />
surplus. (...) <strong>Le</strong> roman est pour ainsi dire l'histoire libre (l'histoire en liberté) - la mythologie<br />
de l'histoire en quelque sorte. Une mythologie de la nature ne serait-elle possible?<br />
(Mythologie, ici, au sens où le l'entends: une libre invention poétique, qui symbolise de<br />
toutes sortes de manières la réalité, etc.)» 3<br />
1 Friedrich SCHLEGEL, «Discours sur la mythologie» (1800) in Ph. LACOUE-LABARTHE et J.-L. NANCY,<br />
L'absolu littéraire, éd. Seuil, Paris, 1978, p. 311-312.<br />
2<br />
NOVALIS, «Fragments des dernières années», in O. C., t. II, n° 72, p. 380. «Die Geschichte Xsti ist eben so<br />
gewiss ein Gedicht, wie eine Geschichte, und überhaupt ist nur die Geschichte, Geschichte, die auch Fabel<br />
seyn kann.», NOVALIS, Schriften, B. III, n° 76, p. 566.<br />
3 Ibid., n° 280, p. 414-415. «Das Xstenthum ist <strong>du</strong>rchaus historische Religion, die aber in die Natürliche der<br />
Moral, und die Künstliche der Poesie, oder die Mythologie übergeht. (...) Der Roman ist gleichsam die freye<br />
Geschichte - gleichsam die Mythologie der Geschichte. Sollte nicht eine Naturmythologie möglich seyn?
27<br />
On retrouve dans ces fragments l'idée de liberté que l'on avait vue dans les fragments sur<br />
la nécessité d'une nouvelle religion. Novalis distingue dans le christianisme d'une part une<br />
religion historique qui raconte l'histoire <strong>du</strong> peuple d'Israël, puis celle de Jésus et des apôtres,<br />
d'autre part une religion de la morale, c'est-à-dire une religion qui définit certaines règles de<br />
vie, et enfin une religion poétique. En tant que religion historique, le christianisme dit ce qui<br />
est arrivé, ce qui a été constaté; à ce niveau là c'est une religion <strong>du</strong> passé. En tant que religion<br />
de morale, le christianisme prescrit un certain nombre de lois et de principes sensés définir le<br />
comportement de chaque indivi<strong>du</strong>; à ce niveau le christianisme est une religion <strong>du</strong> présent.<br />
En tant que poésie, fable ou mythologie, le christianisme formule une vérité universelle qui<br />
relève à la fois <strong>du</strong> passé, <strong>du</strong> présent et de l'avenir. <strong>Le</strong> mythe révèle à une communauté<br />
donnée à la fois ses origines, le sens de sa destinée et celui de son existence actuelle. La<br />
mythologie manifeste le fondement commun, le Grund, de toute l'humanité; elle met<br />
l'homme en relation avec ce qui le constitue dans ce qu'il y a en lui de plus intime, de plus<br />
profond. <strong>Le</strong> mythe exprime une vérité essentielle à tout être humain. Cette vérité est de<br />
l'ordre de la révélation, elle ne peut être justifiée par la raison et transcende la réalité spatio-<br />
temporelle dans laquelle nous vivons. La vérité que contient le mythe est une expérience de<br />
vie qui englobe la totalité de l'être humain et qui lui révèle le sens des hiéroglyphes inscrits<br />
dans la Nature. <strong>Le</strong> mythe aide ainsi l'humanité à déchiffrer les secrets de la connaissance <strong>du</strong><br />
monde, il est une étymologie de l'humanité, pour reprendre un terme de G. Gusdorf 1 .<br />
Élargir le christianisme en religion mythologique, telle est une des tâches de la poésie. Et<br />
si cette tâche revient au poète, c'est parce qu'il sait, lui, mieux que quiconque déchiffrer le<br />
sens de la Nature et de l'Histoire. <strong>Le</strong> poète qui est en relation intime avec l'âme de l'Univers<br />
sait que l'Histoire est plus que le déroulement d'un certain nombre d'événements passés.<br />
L'histoire authentique, comme l'appelle Novalis, est l'histoire trans-temporelle qui relie le<br />
(Mythologie hier in meinem Sinn, als freye poëtische Erfin<strong>du</strong>ng, die die Wircklichkeit sehr mannichfach<br />
symbolisirt etc.)», NOVALIS, Schriften, B. III, n° 607, p. 667-668.<br />
1 Georges GUSDORF, op. cit., p. 62.
28<br />
passé, le présent et l'avenir. Or pour voir les liens entre le passé, le présent et l'avenir, il faut<br />
avoir le sens prophétique de l'histoire et le poète a ce sens.<br />
Mais qu'est-ce qui procure au poète ce sens prophétique de l'histoire, comment reçoit-il<br />
la révélation <strong>du</strong> sens de la destinée humaine? Avec ces questions nous arrivons à la seconde<br />
remarque générale concernant le christianisme de Novalis, à savoir, l'expérience de la mort.<br />
La prise en compte de cette expérience s'impose dans la mesure où elle détermine la<br />
compréhension qu'a Novalis de sa propre vocation et où elle éclaire la notion de médiateur<br />
sur laquelle nous reviendrons par la suite.<br />
Avant la mort de sa fiancée Sophie, le 19 mars 1797, les réflexions de Novalis sur Dieu et<br />
la religion sont peu nombreuses. Mais dès le mois de mars 1797, l'idée de Dieu lui devient de<br />
plus en plus chère et familière. Désormais c'est l'existence céleste de Sophie qui va donner<br />
sens à la vie terrestre de Novalis. La mort de sa bien-aimée signifie sa propre naissance<br />
spirituelle et elle lui révèle le sens profond de sa destinée, à savoir la communication avec la<br />
réalité supérieure. <strong>Le</strong>s méditations intenses de Novalis après la mort de Sophie, son effort<br />
constant pour la rejoindre, pour être près d'elle, et vivre comme elle, transfigurent Sophie et<br />
changent l'amour que Novalis éprouve pour elle en religion. Sophie devient la médiatrice qui<br />
révèle Novalis à lui-même et lui montre le chemin. <strong>Le</strong> Journal intime que Novalis écrit après<br />
la mort de Sophie décrit comment peu à peu le monde lui devient de plus en plus étranger et<br />
comment les choses qui l'entourent lui apparaissent de plus en plus insignifiantes,<br />
indifférentes. La mort de sa bien-aimée et l'amour absolu qu'il éprouve pour elle transforme<br />
le désespoir immédiat que Novalis a ressenti peu avant le 19 mars en une béatitude pleine de<br />
promesse. La Nuit s'est illuminée et la douleur s'est changée en joie.<br />
<strong>Le</strong> 14 mars 1797, Novalis écrivait à F. Schlegel:<br />
«Je suis rentré de Grüningen avec la certitude quasiment apodictique que Sophie n'a plus<br />
que quelques jours à vivre. Si seulement je pouvais toujours pleurer; mais je suis dans une<br />
sorte de torpeur anxieuse qui transit chacune de mes fibres. C'est un désespoir en moi, dont
29<br />
je ne vois pas la fin. <strong>Le</strong> dégoût que tout m'inspire, passé, présent et avenir, cela est<br />
indescriptible.» 1<br />
Et le 13 avril de la même année il lui écrit cette fois:<br />
«J'ai pourtant une joie secrète à être aussi près de sa tombe. Elle m'attire toujours plus<br />
près d'elle, et parfois, cela me cause un bonheur indicible. Mon automne est là et je me sens<br />
la plupart <strong>du</strong> temps si libre, si plein de forces - il y a encore quelque chose à faire de moi. A<br />
tel point que je puis t'assurer en toute solennité que je vois désormais très clairement quel<br />
hasard céleste fut pour moi sa mort à elle - la clé de tout - un merveilleux coup <strong>du</strong> destin.» 2<br />
<strong>Le</strong> hasard céleste que fut la mort de Sophie révèle à Novalis sa vocation pour l'éternité, sa<br />
vocation pour le monde invisible. Sophie s'est élevée au rang <strong>du</strong> Christ, elle est devenue un<br />
intercesseur, une médiatrice. Désormais tout doit se rapporter à elle, y compris, bien sûr la<br />
poésie. C'est dans et par la poésie que Novalis accomplit sa vocation; c'est par elle qu'il<br />
accède à l'absolu, c'est grâce à elle qu'il voit l'invisible, c'est au travers d'elle qu'il prolonge<br />
l'expérience qui l'a con<strong>du</strong>it dans l'au-delà. Novalis reçoit de Sophie une mission: celle de<br />
transfigurer le banal, de spiritualiser le sensible. Vivre comme Sophie, vivre en Sophie, cela<br />
signifie s'élever au-dessus de soi-même, se dégager de son moi terrestre et devenir un être<br />
spirituel. C'est par la mort que l'on accède à la vie authentique et tout homme destiné à<br />
devenir poète doit passer par cette expérience de la mort, plénitude de vie et puissance<br />
créatrice. (Rappelons que Henri fait également cette expérience; pendant son initiation<br />
Mathilde meurt et Henri la rejoint le temps d'une vision extatique; à partir de ce moment<br />
Henri sait que la vraie vie n'est pas ici-bas, mais dans l'union éternelle de ceux qui s'aiment.)<br />
La mort est l'expérience de l'amour absolu, ou autrement dit de la religion 3 .<br />
1 NOVALIS, <strong>Le</strong>ttres de la vie et de la mort. 1793-1800, p. 52.<br />
2 Ibid., p. 55.<br />
3 Rappelons ici ces deux fragments célèbres: «Ce que j'ai pour Sophie, c'est de la religion, - pas de l'amour.<br />
L'amour absolu, indépendant <strong>du</strong> coeur, fondé sur la foi, est religion.» «L'amour peut, par le vouloir absolu, se<br />
muer en religion. C'est par la mort seulement qu'on devient digne de l'Etre suprême. (Mort de<br />
réconciliation).», NOVALIS, «Études <strong>philosophique</strong>s de 1797», in O. C., t. II, n° 140 et 141, p. 40. «Ich habe<br />
zu Söfchen Religion - nicht Liebe. Absolute Liebe, vom Herzen unabhängige, auf Glauben gegründete, ist<br />
Religion.», «Liebe kann <strong>du</strong>rch absoluten Willen in Religion übergehn. Des höchsten Wesens wird man nur<br />
<strong>du</strong>rch Tod werth. Versöhnungstod.», NOVALIS, Schriften, B. II, n° 56 et 57, p. 395.
30<br />
La mort est la porte par laquelle on entre dans le royaume <strong>du</strong> Père, elle est le chemin qui<br />
nous mène dans notre patrie et le premier qui a emprunté ce chemin c'est le Christ. Pour<br />
Novalis le Christ est celui qui a révélé le caractère illusoire de la vie terrestre et qui a ren<strong>du</strong> la<br />
mort attirante. Mais l'expérience qui a permis à Novalis de comprendre la portée de la mort<br />
<strong>du</strong> Christ, c'est celle de la mort de sa bien-aimée. Dès lors on ne s'étonne pas de la voir<br />
prendre place à côté <strong>du</strong> Christ. Faut-il comprendre l'expérience de Novalis et son désir de<br />
rejoindre Sophie comme une fuite hors de ce monde? La réponse vient de Novalis lui-même:<br />
«Ma mort sera la preuve de mon sentiment pour ce qu'il y a de plus haut, un authentique<br />
acte de sacrifice - pas une fuite - pas un remède sans détresse. Je me suis également aperçu<br />
que c'est manifestement ma destinée - que je ne dois ici-bas rien atteindre - qu'il me faut me<br />
séparer de tout à la fleur de l'âge.» 1<br />
<strong>Le</strong> fait que Novalis ne se soit pas donné la mort signifie-t-il que Novalis aurait changé<br />
fondamentalement d'attitude par rapport à la mort de Sophie, qu'il aurait renoncé à s'élever<br />
au-delà de l'illusoire, dans la réalité supérieure? Nous ne le pensons pas. Nous soutenons<br />
plutôt l'idée selon laquelle Novalis aurait accompli sa vocation par la poésie et qu'il aurait<br />
été chargé par Sophie d'annoncer à l'humanité le retour de l'âge d'or dont il avait fait<br />
l'expérience lors de sa communion extatique avec sa bien-aimée morte. La troisième hymne à<br />
la Nuit nous livre le récit de cette conversion à la Nuit sur laquelle repose la foi de Novalis<br />
en la venue d'un monde nouveau:<br />
«Loin s'est enfuie la terrestre splendeur, et avec elle ma désolation: - le flot de mélancolie<br />
est allé se résoudre en un nouveau, un insondable monde. O nocturne enthousiasme, toi le<br />
sommeil <strong>du</strong> ciel, tu m'emportas: - le site s'élevait doucement au ciel, et sur le paysage flottait<br />
mon esprit libéré de ses liens, né à nouveau. <strong>Le</strong> tertre n'était plus qu'un nuage de poussière,<br />
que transperçait mon regard pour contempler la radieuse transfiguration de la Bien-Aimée.<br />
L'éternité reposait en ses yeux - j'étreignis ses mains, et ce fut un étincelant, un indéfectible<br />
lien que nous firent les larmes. <strong>Le</strong>s millénaires passaient au loin comme un orage. Et ce<br />
furent des larmes d'extase que je versai sur son épaule, au seuil de la vie nouvelle.» 2<br />
1 NOVALIS, «Journal intime après la mort de Sophie», in O. C., t. II, p. 161.<br />
2 NOVALIS, «Hymnes à la nuit», in O. C., t. I, n° 3, p. 256. (trad. légèrement modifiée par nous.) «Hin floh<br />
die irdische Herrlichkeit und meine Trauer mit ihr - zusammen floß die Wehmuth in eine neue, unergründliche<br />
Welt - <strong>du</strong> Nachtbegeisterung, Schlummer des Himmels kamst über mich - die Gegend hob sich sacht empor;<br />
über der Gegend schwebte mein entbundner, neugeborner Geist. Zur Staubwolke wurde der Hügel - <strong>du</strong>rch die
31<br />
Ce passage ainsi que tout ce que nous avons dit sur la mort de Sophie nous amène à<br />
interpréter d'un point de vue théologique une première question: la venue de ce monde<br />
nouveau, que Novalis appelle aussi l'âge d'or, est-elle déjà accomplie ici-bas, la vie nouvelle<br />
est-elle déjà réalisée maintenant ou bien est elle de l'ordre de l'espérance? Nous avons vu au<br />
cours de notre travail que certains passages d'Henri d'Ofterdingen 1 , de même que le texte<br />
cité ci-dessus témoignent de la réalité nouvelle comme étant déjà vécue maintenant ici-bas.<br />
D'autres passages affirment par contre que le monde actuel est encore un monde de la<br />
séparation, que l'âge d'or est une réalité à venir et que tant que l'élévation n'est pas achevée,<br />
l'homme appartient encore à l'ère <strong>du</strong> temps 2 (par opposition à celle de l'éternité). La<br />
position de Novalis par rapport à l'âge d'or se caractérise donc par une tension: au travers de<br />
l'expérience de la mort de Sophie et de l'illumination qui lui a été donnée, Novalis a déjà vécu<br />
de manière momentanée le temps de la réconciliation, de la libération des liens terrestres et<br />
de la communion directe avec le royaume des cieux. Et c'est sur cette expérience qu'il fonde<br />
sa foi dans le retour de l'âge d'or. Novalis ne prétend pas avoir déjà été libéré des liens<br />
terrestres de manière définitive; de même, il ne se considère pas comme un être élevé déjà<br />
complètement à sa nature spirituelle puisqu'il écrit que la réalité supérieure est mêlée à la<br />
réalité terrestre. L'expérience que Novalis a vécue était une anticipation momentanée de ce<br />
que sera la communion parfaite avec la totalité de l'Univers qui comprendra l'humanité, la<br />
Nature et Dieu. Ce qui a été déterminant dans l'expérience de la mort de Sophie, c'est qu'elle<br />
a changé radicalement la compréhension que Novalis avait de sa destinée. Elle lui a révélé sa<br />
Wolke sah ich die verklärten Züge der Geliebten. In ihren Augen ruhte die Ewigkeit - ich faßte ihre Hände, und<br />
die Thränen wurden ein funkelndes, unzerreißliches Band. Jahrtausende zogen abwärts in die Ferne, wie<br />
Ungewitter. An Ihrem Halse weint ich dem neuen <strong>Le</strong>ben entzückende Thränen.», NOVALIS, Schriften, B. I, p.<br />
135.<br />
1 Par exemple le passage suivant: «<strong>Le</strong> monde d'en haut est plus près de nous que d'habitude nous ne le<br />
pensons. Ici déjà nous sommes en lui, nous y vivons et nos yeux le découvrent étroitement tissé avec la fibre<br />
même de la nature terrestre.», NOVALIS, «Henri d'Ofterdingen», in O. C., t. I, p. 175. «Die höhere Welt ist<br />
uns näher, als wir gewöhnlich denken. Schon hier leben wir in ihr, und wir erblicken sie auf das Innigste mit<br />
der irdischen Natur verwebt.», NOVALIS, Schriften, B. I, p. 289.<br />
2 Par exemple ce passage tiré <strong>du</strong> chant d'Astralis qui montre très bien la tension entre le présent et l'âge d'or:<br />
«Je m'élevais dès lors vers le ciel, né à une nouvelle vie; la destinée terrestre s'était achevée dans l'instant<br />
bienheureux de la transfiguration: le Temps avait désormais per<strong>du</strong> ses droits mais il réclamait ce qu'il avait<br />
prêté.», NOVALIS, «Henri d'Ofterdingen», in O. C., t. I, p. 208. (trad. légèrement modifiée par nous.)
32<br />
vocation à vivre dans le monde des choses invisibles, elle a soulevé le voile de ce monde,<br />
mais elle ne l'y a pas transporté définitivement pour autant.<br />
Voyons maintenant ce qu'il en est dans la tradition biblique. Si l'on s'en réfère à Paul, on<br />
constate que le chrétien est lui aussi dans une tension; d'une part, Paul affirme dans la<br />
seconde épître aux Corinthiens, au chapitre 5, verset 17 et suivants que celui qui est en<br />
Christ est une nouvelle créature et d'autre part il affirme par ailleurs que le chrétien vit dans<br />
l'espérance <strong>du</strong> Royaume qui n'est pas encore arrivé, mais dont l'homme régénéré par l'Esprit<br />
possède déjà les prémices:<br />
«Aussi, si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. <strong>Le</strong> monde ancien est<br />
passé, voici qu'une réalité nouvelle est là.» 1<br />
«Nous le savons en effet: la création tout entière gémit maintenant encore dans les<br />
douleurs de l'enfantement. Elle n'est pas la seule: nous aussi, qui possédons les prémices de<br />
l'Esprit, nous gémissons intérieurement, attendant l'adoption, la délivrance pour notre corps.<br />
Car nous avons été sauvés, mais c'est en espérance. Or, voir ce qu'on espère n'est plus<br />
espérer: ce que l'on voit, comment l'espérer encore? Mais espérer ce que nous ne voyons<br />
pas, c'est l'attendre avec persévérance.» 2<br />
Pour Paul, le chrétien vit à la fois selon la loi <strong>du</strong> corps et celle de l'Esprit. L'homme est<br />
déjà sauvé, mais sa vie est encore marquée par le péché. En Christ l'homme est déjà devenu<br />
une créature nouvelle, mais il n'est pas encore totalement délivré de son moi charnel. Devenu<br />
esclave de Dieu par la mort rédemptrice <strong>du</strong> Christ, le chrétien est maintenant en voie vers la<br />
sanctification, mais il n'a pas encore atteint l'aboutissement de cette sanctification que sera la<br />
vie éternelle. Toutefois le règne de la grâce en vue de la vie éternelle a déjà commencé; le<br />
présent est ouvert sur le futur, le chrétien a la certitude de son salut, mais celui-ci n'est pas<br />
encore pleinement réalisé 3 .<br />
Si nous pouvons faire une analogie entre ce que dit Novalis de l'âge d'or, de la vie<br />
nouvelle, et ce que dit Paul <strong>du</strong> royaume et de la vie éternelle, il nous faut toutefois constater<br />
1 2 Co 5, 17 (trad. de la TOB)<br />
2 Rm 8, 22-25 (trad. de la TOB)<br />
3 Pour marquer la tension entre le présent et l'avenir, Paul joue avec le temps des <strong>verbe</strong>s et emploie ceux-ci<br />
tantôt au passé, au présent et au futur.
33<br />
certaines divergences. La première de ces divergences nous con<strong>du</strong>it à la notion <strong>du</strong> médiateur.<br />
Nous avons déjà vu que Novalis place Sophie au même rang que le Christ et qu'il fait d'elle<br />
une médiatrice au même titre que le Christ. Voyons maintenant de plus près un fragment où<br />
Novalis définit avec précision ce qu'il entend avec cette notion.<br />
«Rien de plus nécessaire à un réel sentiment religieux qu'un médiateur, qui nous relie à la<br />
divinité. L'homme ne peut absolument pas être immédiatement en relation avec elle. Mais le<br />
choix de ce médiateur, l'homme doit en être entièrement libre. La moindre contrainte est<br />
nuisible à sa religion. Ce choix est d'ailleurs caractéristique, et les gens cultivés choisiront, en<br />
effet, des médiateurs assez semblables, alors que les incultes, au contraire, seront<br />
habituellement déterminés par le hasard. (...) Plus l'homme évolue et gagne en indépendance,<br />
plus se ré<strong>du</strong>it en quantité le nombre des médiateurs, plus s'affine leur qualité, et plus aussi<br />
se compliquent et se multiplient, se perfectionnent et s'ennoblissent les relations qu'ils ont<br />
avec l'homme: fétiches, astres, animaux, héros, idoles, dieux, l'unique enfin, le Dieu-Homme.<br />
On a tôt fait de remarquer combien ces choix sont relatifs, et l'on en vient insensiblement à<br />
penser que l'essence de la religion ne dépend point de la nature <strong>du</strong> médiateur mais consiste<br />
uniquement dans l'idée qu'on s'en fait, dans les rapports qu'on a avec lui.<br />
Ce médiateur, si je le tiens et le prends pour Dieu lui-même, c'est un culte idolâtre au<br />
sens le plus large. Si je n'admets aucun médiateur, c'est de l'irréligion. (...) La vraie religion<br />
est celle qui accepte ce médiateur comme médiateur, le tient en quelque sorte pour l'organe<br />
de la divinité, le regarde comme sa manifestation sensible. (...) Mais en serrant les choses de<br />
plus près, la vraie religion paraît à son tour se séparer antinomiquement en panthéisme et<br />
monothéisme. Il est vrai que j'use ici de licence en ne prenant pas le mot panthéisme au sens<br />
habituel, car j'entends par là que tout peut être organe de la divinité, médiateur, si je l'élève à<br />
ce rang; tandis que le monothéisme croit au contraire et affirme qu'il n'y a pour nous qu'un<br />
seul organe de ce genre en ce monde, que l'idée d'un médiateur est seule admissible, et que<br />
Dieu ne se manifeste que par ce seul moyen. (...)» 1<br />
1 NOVALIS, «Pollens», in O. C., t. I, n° 74, p. 368-369. (trad. légèrement modifiée par nous.) «Nichts ist zur<br />
wahren Religiosität unentbehrlicher als ein Mittelglied, das uns mit der Gottheit verbindet. Unmittelbar kann<br />
der Mensch schlechterdings nicht mit derselben in Verhältniß stehn. In der Wahl dieses Mittelglieds muß der<br />
Mensch <strong>du</strong>rchaus frey seyn. Der mindeste Zwang hierin schadet seiner Religion. Die Wahl ist karakteristisch,<br />
und es werden mithin die gebildeten Menschen ziemlich gleiche Mittelglieder wählen, dahingegen der<br />
Ungebildete gewöhnlich <strong>du</strong>rch Zufall hier bestimmt werden wird. (...) Je selbständiger der Mensch wird, desto<br />
mehr vermindert sich die Quantität des Mittelglieds, die Qualität verfeinert sich, und seine Verhältnisse zu<br />
demselben werden mannichfaltiger und gebildeter: Fetische, Gestirne, Thiere, Helden, Götzen, Götter, Ein<br />
Gottmensch. Man sieht bald, wie relativ diese Wahlen sind, und wird unvermerkt auf die Idee getrieben, daß<br />
das Wesen der Religion wohl nicht von der Beschaffenheit des Mittlers abhange, sondern lediglich in der<br />
Ansicht desselben, in den Verhältnissen zu ihm bestehe.<br />
Es ist ein Götzendienst im weitern Sinn, wenn ich diesen Mittler in der That für Gott selbst ansehe. Es ist<br />
Irreligion, wenn ich gar keinen Mittler annehme. (...) Die wahre Religion scheint aber bei einer nähern<br />
Betrachtung abermals antinomisch getheilt in Pantheismus und Monotheismus. Ich bediene mich hier einer<br />
Licenz, indem ich Pantheism nicht im gewöhnlichen Sinn nehme, sondern darunter die Idee verstehe, daß alles<br />
Organ der Gottheit, Mittler seyn könne, indem ich es dazu erhebe: so wie Monotheism im Gegentheil den
34<br />
Novalis parle ici en se référant indirectement à l'expérience qu'il a faite avec la mort de<br />
Sophie et il constate deux choses. D'une part l'homme ne peut connaître Dieu directement,<br />
celui-ci se révèle par l'intermédiaire d'un médiateur et d'autre part, l'homme peut, en toute<br />
liberté, élever n'importe quelle chose au rang de médiateur. Alors que pour la doctrine<br />
chrétienne le Christ est le médiateur par excellence, pour Novalis, il est un médiateur parmi<br />
d'autres. A côté, ou plutôt, en plus <strong>du</strong> Christ, Novalis reconnaît dans la figure <strong>du</strong> médiateur<br />
non seulement Sophie, mais aussi l'univers tout entier, et surtout le poète. C'est sur cette<br />
notion de médiateur que repose l'idée centrale chez Novalis, selon laquelle le sensible renvoie<br />
au supra sensible, le visible à l'invisible, le fini à l'infini. Mais avant de développer davantage<br />
cette idée, il nous faut encore préciser la fonction <strong>du</strong> médiateur et c'est là que se situe, à<br />
notre avis, une des grandes divergences entre Novalis et la doctrine chrétienne.<br />
Lorsque Novalis parle <strong>du</strong> médiateur, il le comprend par rapport à la connaissance que<br />
l'homme peut avoir <strong>du</strong> divin, par delà la distinction entre monothéisme et panthéisme. <strong>Le</strong><br />
médiateur a avant tout et essentiellement pour fonction de révéler et de rendre manifeste<br />
Dieu pour les hommes, alors que pour le christianisme, le médiateur a surtout une fonction<br />
rédemptrice. La terminologie relative à la sotériologie est presque totalement absente des<br />
écrits de Novalis; elle apparaît uniquement dans un contexte, celui de la Nature (nous y<br />
viendrons plus tard). Quand Novalis dit que toute chose peut devenir médiatrice, il ne veut<br />
pas dire que l'homme peut être sauvé par n'importe quel intermédiaire. Novalis en effet ne<br />
considère pas le péché comme un mal absolu que seule l'intervention de Dieu peut abolir 1 .<br />
<strong>Le</strong> péché n'apparaît pas comme une condamnation dont l'homme ne pourrait se libérer par<br />
Glauben bezeichnet, daß es nur Ein solches Organ in der Welt für uns gebe, das allein der Idee eines Mittlers<br />
angemessen sey, und wo<strong>du</strong>rch Gott allein sich vernehmen lasse. (...)», NOVALIS, Schriften, B. II, n° 74, p.<br />
441-445.<br />
1 Nous ne pouvons ici qu'effleurer ce thème <strong>du</strong> mal et <strong>du</strong> péché, qui, pour être bien compris, nécessiterait un<br />
nouveau travail. Plusieurs fragments soutiennent ce que nous avançons plus par intuition que par dé<strong>du</strong>ction,<br />
notamment le passage suivant: «Il n'existe rien d'absolument mauvais, ni aucun mal absolu. - Il est possible<br />
que l'homme se rende et devienne mauvais peu à peu absolument mauvais - et qu'il crée donc aussi<br />
gra<strong>du</strong>ellement un absolu <strong>du</strong> mal - mais l'un et l'autre sont des pro<strong>du</strong>ctions artificielles qu'il faut tout<br />
simplement annihiler selon les lois de la morale et de la poésie. (...)», NOVALIS, «Grand répertoire général»,<br />
in O. C., t. II, n° 546, p. 340. D'autre part signalons que pour Novalis, qui en cela suit Hemsterhuis, la fin de
35<br />
lui-même, mais comme une séparation momentanée d'avec les êtres que nous aimons. Et loin<br />
d'empêcher les hommes de s'unir au divin, le péché, au contraire, favorise leur communion<br />
avec Dieu. Pour Novalis, le péché, tout comme l'amour, est de nature voluptueuse et la<br />
fonction de la volupté, comme nous l'avons vu dans le premier chapitre de notre travail, est<br />
de fondre le moi dans une union mystique qui englobe la totalité des êtres et de Dieu. La<br />
volupté élève l'homme à son moi supérieur, dissout les frontières qui séparent l'intérieur de<br />
l'extérieur, et met l'homme en relation avec le divin. Et c'est cela qui, aux yeux de Novalis,<br />
caractérise la religion chrétienne:<br />
«La religion chrétienne est essentiellement la religion de la volupté. <strong>Le</strong> péché est un<br />
grand, est le grand stimulant de l'amour divin. Plus on se sent pécheur, plus on est chrétien.<br />
Union absolue au divin, c'est le but de l'amour comme <strong>du</strong> péché.» 1<br />
Alors que dans la tradition chrétienne le péché est ce qui entrave et rompt la relation de<br />
l'homme à Dieu, chez Novalis, c'est plutôt un élément qui permet cette relation. Comme le<br />
péché n'isole pas l'homme loin de Dieu, mais qu'au contraire il l'en rapproche, on comprend<br />
que Novalis ne fasse pas intervenir le Christ en tant que rédempteur de l'humanité. Dans la<br />
perspective de Novalis, l'homme n'a pas besoin d'être sauvé d'une mort éternelle puisqu'il<br />
n'est pas condamné.<br />
Par contre l'homme actuel, par opposition à l'homme qui vivait au temps de l'âge d'or, ne<br />
sait plus lire les signes que Dieu a imprimés dans sa création, il ne voit plus les traces que<br />
Dieu y a laissées. Autrefois l'homme, la Nature et Dieu ne faisaient qu'un et parlaient le<br />
même langage. Depuis l'apparition de la fin de l'âge d'or, l'homme vit dans le règne de la<br />
scission et il ne comprend plus ni le langage de la Nature, ni le sens <strong>du</strong> monde.<br />
«Tout ce que nous apprenons est une communication. Ainsi le monde est par le fait une<br />
communication - une manifestation de l'esprit. <strong>Le</strong> temps n'est plus, où l'esprit de Dieu était<br />
l'âge d'or primitif n'est pas marquée par une chute morale, comme par exemple l'infidélité à la Vierge Sophie,<br />
comme c'était le cas pour J. Böhme, mais par l'apparition de la lune.<br />
1 NOVALIS, «Fragments des dernières années», in O. C., t. II, n° 229, p. 406. «Die Xstliche Religion ist die<br />
eigentliche Religion der Wollust. Die Sünde ist der grosse Reitz für die Liebe der Gottheit. Je sündiger man<br />
sich fühlt, desto kristlicher ist man. Unbedingte Vereinigung mit der Gottheit ist der Zweck der Sünde und<br />
Liebe.», NOVALIS, Schriften, B. III, n° 573, p. 653.
36<br />
intelligible; le sens <strong>du</strong> monde est allé en se perdant et s'est per<strong>du</strong>; voici que nous en sommes<br />
restés fixement à la lettre; derrière l'apparence, nous avons per<strong>du</strong> l'apparition. (...)» 1<br />
Il est temps que l'homme apprenne à déchiffrer à nouveau les signes de la Nature et à<br />
reconnaître les signatures que Dieu y a inscrites, pour reprendre le terme de Paracelse, car<br />
c'est alors seulement que l'Univers sera lui aussi médiateur. Comme nous l'avons vu au début<br />
de cette conclusion, Novalis tient à élargir la notion de révélation, et c'est dans cette<br />
perspective qu'il faut situer ce qu'il dit de l'Univers comme médiateur. Novalis ne confond,<br />
ni ne ré<strong>du</strong>it, ni n'enferme Dieu dans la Nature, mais il affirme que l'Univers parle, qu'il est<br />
une manifestation de Dieu et que sa face visible renvoie à l'esprit invisible qui l'anime.<br />
Dans cette époque d'incompréhension et de séparation qui caractérise le monde actuel 2 ,<br />
la tâche de l'homme supérieur, et tout particulièrement celle <strong>du</strong> poète, consiste à élever la<br />
Nature à Dieu, à la moraliser. Novalis donne ici une mission rédemptrice au poète. A<br />
plusieurs reprises, et c'est notamment le cas dans Henri d'Ofterdingen, Novalis souligne la<br />
familiarité, l'intimité que le poète a avec la Nature. Dans la mesure où le poète a un sens<br />
particulier de l'harmonie et qu'il peut s'élever déjà maintenant au-dessus de lui-même, il est<br />
appelé à devenir le Messie de la Nature. Qu'est-ce que c'est devenir le Messie de la Nature?<br />
C'est ne plus rien voir isolément, comme dit Novalis dans les Disciples à Saïs, c'est<br />
comprendre et parler à nouveau la langue primitive, qui était la même pour les hommes, la<br />
Nature et Dieu, et c'est réintégrer la Nature dans le Tout.<br />
L'idée de la rédemption de la création toute entière est aussi présente dans la tradition<br />
biblique, bien que l'on trouve peu de textes dans le Nouveau Testament qui parlent d'une<br />
1 NOVALIS, «Fragments préparés pour de nouveaux recueils», in O. C., t. II, n° 298, p. 109. «Alles, was wir<br />
erfahren ist eine Mittheilung. So ist die Welt in der That eine Mittheilung - Offenbarung des Geistes. Die Zeit<br />
ist nicht mehr, wo der Geist Gottes verständlich war. Der Sinn der Welt ist verlohren gegangen. Wir sind<br />
beym Buchstaben stehen geblieben. Wir haben das Erscheinende über der Erscheinung verlohren.», NOVALIS,<br />
Schriften, B. II, n° 316, p. 594.<br />
2 Plusieurs fragments soulignent la distance qui sépare pour le moment Dieu et la Nature, comme par exemple<br />
le fragment suivant: «Il faut par conséquent séparer Dieu et la Nature. Dieu n'a rien à faire avec la nature. - Il<br />
est le but de la Nature - ce avec quoi il faut qu'elle soit un jour harmonisée. La nature doit devenir morale.<br />
(...)», NOVALIS, «Grand répertoire général», in O. C., t. II, n° 35, p. 230-231. «Gott und Natur muss man<br />
hiernach trennen - Gott hat gar nichts mit der Natur zu schaffen - Er ist das Ziel der Natur - dasjenige, mit dem<br />
sie einst harmoniren soll. Die Natur muss moralisch werden.(...)», NOVALIS, Schriften, B. III, n° 60, p. 250.
37<br />
rédemption sur le plan cosmique. En effet, le Nouveau Testament développe avant tout<br />
l'idée de la rédemption de l'homme et la rédemption de la création n'apparaît qu'au second<br />
plan. Peut-être peut-on même aller plus loin, et dire que la rédemption de la création dépend<br />
de celle de l'humanité et qu'elle lui succédera. En Rm 8, 18 et ss. Paul associe l'aliénation<br />
présente de la création au péché de l'homme. En se séparant de Dieu, l'homme s'est <strong>du</strong> même<br />
coup désolidarisé de la création et celle-ci subit maintenant les conséquences de la<br />
désobéissance de l'homme. Au lieu de continuer l'entreprise que Dieu avait commencée,<br />
l'homme s'est posé en dominateur de la Nature et l'a soumise à son égoïsme. Parce que<br />
l'homme s'est rebellé contre lui, Dieu a assujetti la création et l'a livrée au néant. Depuis lors<br />
elle gémit dans les douleurs de l'enfantement et aspire à la libération. Celle-ci viendra une<br />
fois que l'homme, adopté par Dieu en Christ, sera devenu une créature nouvelle capable<br />
désormais de répondre à la vocation que Dieu lui a assignée lors de la création. Tant que<br />
l'homme ne vit pas entièrement sous le règne de l'Esprit, tant que son corps obéit encore à la<br />
loi de la chair, la création est esclave <strong>du</strong> péché. La libération totale de la création est d'ordre<br />
eschatologique; il faut d'abord que la mort et toutes les puissances hostiles soient vaincues<br />
et alors seulement viendra le règne de Dieu. A une nouvelle créature correspondra une<br />
nouvelle création et le monde tout entier participera à la gloire de Dieu.<br />
Ce qui est présenté dans une perspective eschatologique dans l'épître aux Romains est<br />
présenté comme une réalité déjà présente dans l'épître aux Colossiens. L'hymne<br />
christologique de Col. 1, 15-20 célèbre d'une part le Christ comme médiateur de la création<br />
sur le plan cosmique et elle célèbre d'autre part son action réconciliatrice et libératrice à<br />
l'égard de l'univers tout entier. Ce passage est un des rares <strong>du</strong> Nouveau Testament à décrire<br />
la dimension universelle de l'oeuvre rédemptrice <strong>du</strong> Christ. Cette universalité est ren<strong>du</strong>e<br />
d'une part par les couples antithétiques tels que les cieux et la terre, les choses visibles et les<br />
choses invisibles et d'autre part par la récurrence de l'adjectif "tout" ou, employé sous forme<br />
nominale, "le Tout". Cet hymne affirme parallèlement que tout a été créé dans le Christ, par<br />
lui et pour lui et que tout a été réconcilié par lui et pour lui. Par conséquent, puisque le<br />
cosmos réside tout entier en lui, aucune puissance n'existe de manière indépendante. Or,
38<br />
dans la mesure où les anges, ainsi que toutes autres puissances, n'ont pas d'existence propre<br />
et qu'ils sont une part constituante de la création, on peut dire que l'hymne désenchante<br />
l'univers. <strong>Le</strong>s réalités invisibles sont mises sur le même rang que les réalités visibles et toutes<br />
sont subordonnées au Christ. C'est lui qui assure l'unité <strong>du</strong> cosmos et qui le protège d'un<br />
éclatement. Sans lui, l'univers serait comme un corps sans tête, c'est-à-dire un corps<br />
désarticulé et livré à la lutte entre ses différentes parties. Seul le Christ, image <strong>du</strong> Dieu<br />
invisible, peut maintenir l'Unité <strong>du</strong> cosmos.<br />
Ce thème de l'unité et <strong>du</strong> Tout nous ramène à Novalis. Comme nous l'avons vu, la<br />
restauration de l'unité première correspondra avec le retour de l'âge d'or. Pour Novalis il y a<br />
plusieurs manières de participer et de favoriser ce retour de l'âge d'or et il serait intéressant<br />
d'étudier de près l'évolution de Novalis entre ce qu'il écrit à ce sujet dans les fragments et<br />
dans Henri d'Ofterdingen. Dans ce roman qui, bien qu'inachevé, représente en pureté et en<br />
profondeur la conception que Novalis a de la Nature, de l'Histoire et de la vie sur le plan<br />
supérieur, l'âge d'or apparaît moins comme une réalité de la nuit des temps ou comme une<br />
vision de la fin des temps, que comme réalité en voie d'accomplissement. Ce devenir de l'âge<br />
d'or correspond au cheminement qu'accomplit le poète. Au fur et à mesure qu'Henri<br />
progresse dans son initiation, il se rapproche de plus en plus de sa patrie; la poésie le<br />
con<strong>du</strong>it dans le monde des correspondances où plus rien n'apparaît séparément, où le<br />
souvenir <strong>du</strong> passé et les intuitions quant à l'avenir se recoupent, où le monde terrestre et le<br />
monde divin s'interpénètrent et où son moi intérieur résonne en harmonie avec le monde<br />
extérieur. La force mystérieuse et secrète qui transforme la réalité et opère la grande<br />
synthèse <strong>du</strong> Tout est celle de la poésie. La fin <strong>du</strong> roman devait représenter l'apothéose de la<br />
poésie et avec elle commençait un nouveau règne, celui de l'âge d'or.<br />
règne:<br />
Pour conclure citons un passage <strong>du</strong> chant d'Astralis qui décrit justement ce nouveau<br />
«<strong>Le</strong> voici donc ouvert le règne de l'Amour,<br />
Et Fable qui commence d'en filer les jours.<br />
<strong>Le</strong> jeu initial inaugure tout être,<br />
Chacun songe et se tend aux puissances <strong>du</strong> <strong>verbe</strong>;
39<br />
Ainsi est-il que la grande âme universelle<br />
Immensément partout vit et s'épanouit.<br />
Tout se doit prendre l'un dans l'autre en cohérence,<br />
Et l'un par l'autre chacun doit croître et mûrir;<br />
Nul ne saurait voir autrement que dans tous,<br />
Car c'est en se mêlant intimement à eux,<br />
En pénétrant avidement leurs profondeurs,<br />
Que chacun rafraîchit spontanément son être<br />
Et ouvre sa pensée à mille nouveautés.<br />
<strong>Le</strong> monde se fait rêve; et rêver devient monde.<br />
Ce qu'on croyait, en fait, être arrivé déjà,<br />
On peut le voir, de loin, qui seulement s'avance.» 1<br />
1<br />
NOVALIS, «Henri d'Ofterdingen», in O. C., t. I, p. 208-209.<br />
«Der Liebe Reich ist aufgethan<br />
Die Fabel fängt zu spinnen an.<br />
Das Urspiel jeder Natur beginnt<br />
Auf kräftige Worte jedes sinnt<br />
Und so das große Weltgemüth<br />
Überall sich regt und unendlich blüht.<br />
Alles muß in einander greifen<br />
Eins <strong>du</strong>rch das Andre gedeihn und reifen;<br />
Jedes in Allen dar sich stellt<br />
Indem es sich mit ihnen vermischet<br />
Und gierig in ihre Tiefen fällt<br />
Sein eigenthümliches Wesen erfrischet<br />
Und tausend neue Gedanken erhält.<br />
Die Welt wird Traum, der Traum wird Welt<br />
Und was man geglaubt, es sey geschehn<br />
Kann man von weitem erst kommen sehn.», NOVALIS, Schriften, B. I, p. 318-319.
Sources<br />
40<br />
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41<br />
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© Silke Cornu<br />
www.contrepoint<strong>philosophique</strong>.ch<br />
Rubrique Esthétique<br />
Avril 2003<br />
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