Dire le Tragique * Par François Chirpaz www ...
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<strong>Par</strong> <strong>François</strong> <strong>Chirpaz</strong><br />
<strong>www</strong>.contrepointphilosophique.ch<br />
Rubrique Philosophie<br />
Janvier 2004<br />
<strong>Dire</strong> <strong>le</strong> <strong>Tragique</strong> *<br />
à Paul Ricoeur<br />
"l'entendement de l'homme dans sa marche sous l'impensab<strong>le</strong>." (Hölderlin)<br />
Jusqu'à quel point est-il possib<strong>le</strong> de trouver <strong>le</strong>s mots pour parvenir à la juste<br />
expression de ce qui advient à l'existence dans cette épreuve extrême qu'est <strong>le</strong> tragique ? En<br />
un sens il s'agit d'une expérience au même titre que la souffrance, la maladie ou <strong>le</strong> malheur<br />
qui affectent tant d'hommes dans <strong>le</strong>ur vie et cependant ce qui advient alors dépasse <strong>le</strong>s cadres<br />
ordinaires de l'expérience car, là, l'existence est sans prise aucune sur ce qu'el<strong>le</strong> est contrainte<br />
d'endurer. Bou<strong>le</strong>versée comme en toute émotion qui l'arrache à el<strong>le</strong>-même et laissée sans voix<br />
mais d'une manière tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> se trouve soudain comme dans la proximité de son propre<br />
anéantissement, tout entière exposée et sans nul<strong>le</strong> protection. Il est des émotions heureuses<br />
qui arrachent l'existence au rythme habituel de ses jours mais cel<strong>le</strong> qui laisse pressentir<br />
l'irruption du tragique est d'une tout autre nature car el<strong>le</strong> n'étreint l'existence qu'en écrasant<br />
chacune de ses possibilités.<br />
Dans <strong>le</strong> cours de l'expérience ordinaire, l'existence parvient à conserver une part<br />
relative d'initiative et de maîtrise sur <strong>le</strong>s événements et donc sur son destin. El<strong>le</strong> a à vivre dans<br />
une situation qu'el<strong>le</strong> n'a, certes, pas choisie, el<strong>le</strong> se trouve confrontée à des événements qu'el<strong>le</strong><br />
n'a pas prévus et sans cesse soumise à des contraintes. Toutefois, tant qu'el<strong>le</strong> parvient à<br />
ménager une marge pour son initiative, el<strong>le</strong> conserve une maîtrise relative sur ce qui lui<br />
advient. El<strong>le</strong> ne peut pas tout mais ce qu'el<strong>le</strong> peut lui permet de préserver la distance de son<br />
quant-à-soi, assez, en tout cas, pour agir ainsi qu'il convient pour sa sauvegarde et, déjà, pour<br />
trouver <strong>le</strong>s mots pour dire ce qui l'affecte.<br />
La rupture du vivre et du par<strong>le</strong>r
Dès lors, par contre, qu'el<strong>le</strong> est en proie à l'épreuve cette marge s'amenuise jusqu'au<br />
point de devenir nul<strong>le</strong>. L'existence y est livrée au malheur qui l'assail<strong>le</strong>, vouée à endurer une<br />
situation qui rend toute velléité d'action impossib<strong>le</strong> et contrainte à une passivité qui interdit<br />
toute paro<strong>le</strong>. Ainsi lorsque surgit en el<strong>le</strong> ou en dehors d'el<strong>le</strong> une vio<strong>le</strong>nce démesurée qui met<br />
en péril son intégrité ou sa vie, l'arrachant à el<strong>le</strong>-même et la brisant à l'intérieur d'el<strong>le</strong>-même.<br />
La brutalité de ce qui advient est si intense qu'el<strong>le</strong> la contraint à l'inertie, incapab<strong>le</strong> d'action et<br />
surtout incapab<strong>le</strong> des mots qu'il faudrait. Comment exprimer ce qui est survenu dans sa vie<br />
tel un désastre ?<br />
L'être humain ne peut réel<strong>le</strong>ment vivre sa vie que pour autant qu'il est en mesure de<br />
la par<strong>le</strong>r, de la transposer dans des mots pour se l'exprimer à lui-même et la communiquer à<br />
un autre, fût-ce d'une manière rudimentaire car <strong>le</strong>s mots sont aussi indispensab<strong>le</strong>s à la vie que<br />
l'air ou la nourriture. Dans l'expérience humaine, sans doute, <strong>le</strong> vivre et <strong>le</strong> par<strong>le</strong>r ne<br />
parviennent jamais à coïncider d'une manière p<strong>le</strong>ine et entière. Une partie du vivre est<br />
toujours vouée à échapper aux mots, du fait de la particularité individuel<strong>le</strong> du sentiment. Une<br />
part considérab<strong>le</strong> de ce qui se vit dans <strong>le</strong> contact sensib<strong>le</strong> entre soi-même et l'autre que soi et<br />
nombre des impressions de plaisir ou de gêne demeurent comme en-deçà des mots trop<br />
généraux pour en rendre compte. La plupart du temps cela n'affecte guère l'existence prise<br />
dans <strong>le</strong> flux changeant des impressions ou dans <strong>le</strong> cours de ses préoccupations. Cela, par<br />
contre, l'affecte d'autant plus qu'el<strong>le</strong> voudrait en faire part à un autre, pour partager avec lui un<br />
plaisir ou l'inviter à comprendre sa dou<strong>le</strong>ur.<br />
Si donc l'exister n'advient réel<strong>le</strong>ment à lui-même que par la possibilité de s'exprimer<br />
sur <strong>le</strong> registre des mots il n'en demeure pas moins que <strong>le</strong> vivre et <strong>le</strong> par<strong>le</strong>r ne coïncident<br />
jamais d'une manière parfaite. La manifestation sur <strong>le</strong> registre de la paro<strong>le</strong> est expression de<br />
son humanité, or la vie empêchée d'accéder aux mots est vie contrainte ou vio<strong>le</strong>ntée par la<br />
situation extérieure ou bien rendue comme étrangère à el<strong>le</strong>-même par l'énergie sauvage des<br />
pulsions qui l'habitent. Cela fait bien partie d'el<strong>le</strong>-même mais en cela el<strong>le</strong> ne parvient pas à se<br />
reconnaître. Quand bien même <strong>le</strong> souhait de l'homme est-il de parvenir à par<strong>le</strong>r ce qu'il vit il<br />
lui faut bien l'admettre : tout ce qu'il vit il ne dispose pas toujours des mots pour <strong>le</strong> dire.<br />
Cependant, lorsque <strong>le</strong>s mots viennent à manquer cela ne relève pas d'un simp<strong>le</strong> déficit qui<br />
pourrait être comblé d'une autre façon car c'est alors <strong>le</strong> rapport à sa propre vie qui est<br />
bou<strong>le</strong>versé. Le tragique surgit comme une vio<strong>le</strong>nce sans mesure qui écrase la possibilité<br />
même de la vie.<br />
Une épreuve qui dépasse toute possibilité de faire recours aux mots et la constante<br />
nécessité d'y faire pourtant recours pour pouvoir vivre sa vie. C'est à ce point de la jointure du<br />
vivre et du par<strong>le</strong>r que je choisis de me placer pour rendre compte de l'épreuve tragique qui
surgit dans une vie en en bou<strong>le</strong>versant <strong>le</strong> cours, rendant impossib<strong>le</strong> toute paro<strong>le</strong> en souci de se<br />
décharger du poids qui l'accab<strong>le</strong>. Si l'homme n'existe d'une manière effective que de pouvoir<br />
par<strong>le</strong>r sa vie la disjonction du vivre et du par<strong>le</strong>r constitue l'indice <strong>le</strong> plus sûr de la précarité de<br />
son être dans la vie.<br />
L'épreuve des confins<br />
Car <strong>le</strong> tragique n'est pas une épreuve parmi beaucoup d'autres, il est l'épreuve par<br />
excel<strong>le</strong>nce de l'exister comme homme. Il est ce qui advient à l'existence dans son expérience<br />
ordinaire du monde mais aux bords extrêmes de cette même expérience. Il surgit dans <strong>le</strong> cours<br />
familier du monde et de la vie mais il n'y entre qu'en brisant tout ce qui donne à ce cours son<br />
tour rassurant. Dans l'expérience familière des êtres et des choses, des situations et des<br />
événements il n'y a rien de réel<strong>le</strong>ment nouveau par rapport à ce qui se passe dans la<br />
succession ordinaire des jours. La souffrance du corps et de l'âme, <strong>le</strong>s aléas des événements<br />
qui ne répondent pas à l'attente, <strong>le</strong> malheur même constituent la texture bana<strong>le</strong> de la vie faite<br />
de réussites et d'échecs, de temps de bonheur et de temps de détresse. Dans <strong>le</strong> monde des<br />
hommes il en est toujours qui souffrent ou qui sont malheureux plus que ne <strong>le</strong> sont d'autres<br />
hommes, comme il y a des vies brisées trop tôt avant d'avoir pu réaliser <strong>le</strong>urs attentes ou <strong>le</strong>urs<br />
rêves.<br />
Dès lors, cependant, que l'expérience bascu<strong>le</strong> dans une épreuve d'une tel<strong>le</strong> intensité<br />
cela ne relève désormais plus de l'ordinaire puisque cela brise des attentes ou des rêves et<br />
ruine des vies. Sitôt, en effet, que <strong>le</strong> tragique fait son entrée dans la vie, cette dernière n'est<br />
plus tout à fait dans <strong>le</strong> cadre de l'expérience familière. Toujours dans ce cadre, puisque la vie<br />
ne peut se vivre hors de cet a<strong>le</strong>ntour qui est son monde mais, soudain, comme aux confins de<br />
cette même expérience où l'existence est confrontée d'une manière bruta<strong>le</strong>, dans <strong>le</strong> familier à<br />
de l'inconnu, dans <strong>le</strong> semblab<strong>le</strong> à du dissemblab<strong>le</strong>, en tout cas à une réalité dangereuse pour sa<br />
vie. Toujours dans <strong>le</strong> monde mais comme rejetée de ce monde, encore dans la vie mais<br />
comme exilée de sa propre vie puisque dans la proximité vertigineuse de la mort<br />
Evoquer <strong>le</strong>s confins comme <strong>le</strong> bord extrême de l'expérience et la région des confins<br />
comme <strong>le</strong> lieu de l'épreuve est discerner, là, la proximité d'une altérité dangereuse, plus<br />
dangereuse que toute autre. L'altérité espérée, cel<strong>le</strong> de l'autre homme, l'est comme réponse à<br />
une attente. El<strong>le</strong> contribue à la vie et au maintien de la vie puisqu'el<strong>le</strong> apporte reconnaissance<br />
et amour qui accordent à l'existence l'assurance nécessaire pour habiter sa propre vie. <strong>Par</strong><br />
contre l'altérité dangereuse est cel<strong>le</strong> qui n'apporte que la mort ou ne se laisse pressentir que<br />
comme mort ou menace de mort imminente. Tel est <strong>le</strong> surgissement brutal et imprévu du<br />
malheur. Quelque chose d'inconnu jusqu'alors survient qui n'est qu'annonce voilée ou
manifeste de mort, dans la seu<strong>le</strong> proximité de son propre anéantissement, sans la moindre<br />
possibilité d'esquive ou de fuite.<br />
Sans doute, chaque homme qui ne vit pas sa propre vie d'une manière insensée se sait<br />
mortel et n'ignore pas que la mort est <strong>le</strong> lot de tout vivant. Dans <strong>le</strong> temps de sa jeunesse il rêve<br />
d'une vie pour ainsi dire sans fin, ce qui lui permet de gaspil<strong>le</strong>r ses heures et ses jours sans nul<br />
regret. Devenu adulte il sait désormais que cela n'avait été qu'un rêve et que son temps de vie<br />
aura une fin. Cependant un tel "savoir" conserve un étrange statut car ce qu'il sait de la sorte il<br />
<strong>le</strong> sait sans <strong>le</strong> comprendre réel<strong>le</strong>ment. Il sait que la mort est <strong>le</strong> lot du vivant mais, pour soi-<br />
même, cela ne relève que d'un futur lointain : plus tard que <strong>le</strong> maintenant et, en tout cas, <strong>le</strong><br />
plus tard possib<strong>le</strong>. Et si la mort n'est pas complètement ignorée el<strong>le</strong> demeure comme un<br />
horizon jamais réel<strong>le</strong>ment pris en compte.<br />
Or, l'arrivée soudaine du malheur qui surgit laisse pressentir que ce "plus tard" est<br />
désormais tout proche, que ce lointain est <strong>le</strong> tout proche immédiat. Tel<strong>le</strong> est bien l'épreuve<br />
sous sa forme extrême, l'existence y est dessaisie de toute prérogative et de toute maîtrise non<br />
seu<strong>le</strong>ment sur ce qui lui arrive mais encore sur son destin. Tout à la fois sans maîtrise aucune<br />
sur ce qui lui advient, livrée dans la terreur à l'inquiétant qui s'empare de sa vie et incapab<strong>le</strong><br />
de la moindre paro<strong>le</strong> qui lui accorderait la distance nécessaire. Et en proie au phobos, cet<br />
effroi qui, comme l'écrit Eschy<strong>le</strong>, rend muet et "me défend de joindre mes paupières pour un<br />
sommeil paisib<strong>le</strong>". Ou bien encore, comme <strong>le</strong> dit Job, à ce tremb<strong>le</strong>ment qui imprime sa<br />
marque sur chacune de ses paro<strong>le</strong>s.<br />
Or, qu'est-il donc ce phobos ou bien ce tremb<strong>le</strong>ment sinon la conséquence du<br />
surgissement dans <strong>le</strong> tout proche de l'altérité inquiétante porteuse de mort ? Il est cet effroi,<br />
terreur sans limite qui rend pour ainsi dire fol<strong>le</strong> l'angoisse que chaque homme porte au fond<br />
de lui-même. Il est ce saisissement soudain et brutal de l'existence lorsque, aux confins de son<br />
expérience, el<strong>le</strong> se trouve dans la proximité d'une altérité dangereuse, cel<strong>le</strong> du fracas de la<br />
guerre sans pitié pour <strong>le</strong>s victimes ou cel<strong>le</strong> du si<strong>le</strong>nce insupportab<strong>le</strong> de son Dieu dans <strong>le</strong> temps<br />
de la détresse. Un fracas de cette amp<strong>le</strong>ur n'est pas un bruit plus intense, il est annonciateur du<br />
chaos, face pour ainsi dire insoupçonnée du monde que <strong>le</strong> cours ordinaire de la vie s'ingénie à<br />
ne pas voir car, là, l'homme n'a pas sa place et il ne peut trouver nul lieu où vivre. Pris dans <strong>le</strong><br />
tourbillon insensé du chaos ou dans <strong>le</strong> délaissement total <strong>le</strong>s hommes sont abandonnés à la<br />
seu<strong>le</strong> perspective de <strong>le</strong>ur mort imminente. La Shoah qui, en une époque récente, a scellé <strong>le</strong><br />
destin de tant d'êtres humains constitue la figure par excel<strong>le</strong>nce de cet enfermement dans <strong>le</strong><br />
chaos et <strong>le</strong> délaissement, tout à la fois dans <strong>le</strong> triomphe de la barbarie et <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce de Dieu.
Dans la terreur suscitée par <strong>le</strong> chaos du bruit ou bien par <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce du délaissement<br />
total, l'existence est confrontée, en dehors de soi, à une réalité inimaginab<strong>le</strong> parce que hors<br />
des catégories ordinaires de l'expérience. Et, à l'intérieur de soi, soumise à la hou<strong>le</strong> d'une<br />
émotion d'une intensité extrême qui la submerge. Contrainte, par <strong>le</strong> fait même, à un si<strong>le</strong>nce<br />
qui n'est pas de recueil<strong>le</strong>ment mais de stupeur parce que réduite à un état de sidération qui<br />
interdit tout recours aux mots. L'effroi qui survient dans une situation de terreur affo<strong>le</strong><br />
l'homme dans son esprit parce qu'il l'affo<strong>le</strong> dans son corps devenu incapab<strong>le</strong> d'esquisser <strong>le</strong><br />
moindre mouvement pour sa sauvegarde, incapab<strong>le</strong>, éga<strong>le</strong>ment, de la moindre paro<strong>le</strong>, perdu<br />
dans la vie parce que pressentant la proximité de la mort survenue trop tôt et de trop près.<br />
C'est cela même que j'entends par épreuve des confins, la proximité, dans l'expérience<br />
ordinaire, de la part énigmatique d'une altérité inquiétante et qui est la mort même.<br />
Une altérité d'autant plus inquiétante qu'el<strong>le</strong> est sans visage. De l'altérité ordinaire,<br />
cel<strong>le</strong> de l'autre homme, nous nous attendons toujours à ce qu'el<strong>le</strong> se manifeste sous la forme<br />
d'un visage, fut-il muet. Selon <strong>le</strong>s circonstances, sa familiarité rassure, ou son étrangeté<br />
inquiète. Mais il a toujours un visage. L'altérité qui se révè<strong>le</strong> dans l'espace des confins est<br />
d'autant plus inquiétante qu'el<strong>le</strong> est sans visage. Cela a rapport à notre propre existence mais<br />
cela n'a rien d'humain et cela a lieu dans un monde qui n'est plus un lieu pour l'homme.<br />
La déchirure interne<br />
Le tragique de la condition ne tient pourtant pas à la seu<strong>le</strong> proximité vertigineuse<br />
d'une altérité inquiétante en dehors de soi, la mort étrangère à la vie parce que sa négation<br />
absolue. Il est, aussi, <strong>le</strong> fait de l'existence déchirée par l'excès du propre élan de son désir,<br />
cette démesure que <strong>le</strong>s tragiques grecs nomment hubris, indice non pas tant d'une dualité de<br />
l'homme que d'une déchirure à l'intérieur de lui-même, d'une division de lui-même contre lui-<br />
même.<br />
Il est bien des formes de l'hubris. Mais chacune des figures présentées par <strong>le</strong>s poètes<br />
grecs de la tragédie ont en commun de susciter l'effroi chez ceux qui <strong>le</strong>ur sont proches du fait<br />
de l'intensité de l'élan qui <strong>le</strong>s meut. Comme si un tel élan était la manifestation privilégiée de<br />
l'intensité maxima<strong>le</strong> de la possibilité humaine s'élançant dans la vie hors des chemins balisés<br />
et s'aventurant dans cette même vie hors du souci de la mesure qui incite <strong>le</strong>s hommes à<br />
s'ajuster au monde de <strong>le</strong>urs semblab<strong>le</strong>s. Comme si, enfin, c'est de lui-même que l'homme<br />
bondissait aux confins de toute expérience humaine. Et révélant, dans l'intensité même de son<br />
élan, la face dangereuse de l'humain car l'hubris qui rend l'homme capab<strong>le</strong> de réaliser ce que<br />
ne réalisera jamais l'homme de la mesure peut devenir un danger pour ses proches : l'élan de<br />
la vie la plus intense courant <strong>le</strong> risque de semer la mort sur son passage parce que basculant, à
son insu, dans la sauvagerie. De là l'avertissement d'Eschy<strong>le</strong>: "Nul mortel ne doit nourrir de<br />
pensées au dessus de sa condition de mortel. La démesure (hubris) en mûrissant produit l'épi<br />
de l'égarement (Atè) et la moisson qu'on en lève n'est faite que de larmes."<br />
L'être humain n'existe que dans et par l'élan qui, en lui, refuse de n'être que ce qu'il<br />
est initia<strong>le</strong>ment, un vivant soumis à toutes <strong>le</strong>s contraintes imposées par la vie. Il n'est ce qu'il<br />
est que dans et par cet élan de l'esprit qui n'ouvre sa voie propre que dans la négation de tout<br />
ce qui s'oppose à sa prétention. Un élan qui nie <strong>le</strong>s contraintes pour ouvrir un espace à la libre<br />
disposition de son temps de vie. Ainsi <strong>le</strong> désir dont l'énergie se nourrit de la force des rêves<br />
en attente d'un monde qui se plie à sa demande de commander aux êtres et aux choses parce<br />
qu'escomptant, par là, commander au cours de son destin. Or, que demande <strong>le</strong> désir emporté<br />
par un tel élan ? Ce qu'il veut, on <strong>le</strong> sait, c'est tout et tout de suite, que rien ne vienne lui faire<br />
entrave en l'empêchant de se réaliser. Il n'accepte ni d'attendre ni de se différer. Une demande<br />
de cet ordre est sans limite, comme si, seu<strong>le</strong>, son intensité pouvait abolir <strong>le</strong> sentiment de sa<br />
propre précarité en lui faisant oublier qu'il est mortel. La démesure du désir et du rêve est, en<br />
effet, un constant défi à la mort. El<strong>le</strong> ne recherche pas tant à ruser avec la mort qu'à la<br />
contraindre à ne pas compter pour lui et, pour cela, el<strong>le</strong> mise sur la force de sa propre<br />
demande. Mais, ce faisant, el<strong>le</strong> ne cesse de jouer avec cette même mort, ne reculant pas<br />
devant la barbarie sauvage du meurtre, comme si <strong>le</strong> fait de donner la mort à d'autres pouvait<br />
lui conférer l'invulnérabilité.<br />
Le tragique naît donc en cette épreuve de l'excès qui bou<strong>le</strong>verse l'existence en lui<br />
découvrant sa fragilité essentiel<strong>le</strong>. Il est d'autres formes de l'excès qui, éga<strong>le</strong>ment,<br />
bou<strong>le</strong>versent l'existence mais cel<strong>le</strong>s-là l'ouvrent à une plus grande intensité de la vie. Ainsi, à<br />
des degrés divers, l'émotion heureuse de la découverte de l'amour, ou bien dans la proximité<br />
d'une oeuvre d'art ou bien encore dans l'extase mystique. Là, l'existence est comme arrachée à<br />
el<strong>le</strong>-même, saisie par l'intensité de la découverte qui s'offre à el<strong>le</strong> d'une possibilité jusqu'alors<br />
insoupçonnée. Un excès d'une tel<strong>le</strong> nature dérange et déstabilise mais c'est pour amplifier la<br />
possibilité même du vivre. Il se rapporte à la vie et il l'amplifie, il a tonalité de vie alors que<br />
celui qui s'impose dans <strong>le</strong> tragique a une tonalité de mort.<br />
La déchirure interne ne découvre pas seu<strong>le</strong>ment à l'homme sa dualité de matière et<br />
d'esprit. L'être humain est, certes, cette texture comp<strong>le</strong>xe d'esprit qui émerge dans la paro<strong>le</strong> et<br />
la pensée et de matière qui ne <strong>le</strong>ste l'esprit qu'en l'insérant d'une manière concrète dans la vie.<br />
Mais, dans son mouvement même d'émergence, il s'éprouve divisé contre lui-même et ne<br />
pouvant advenir à soi que dans cette déchirure, là où la vie côtoie la mort et ose l'affronter.<br />
Selon <strong>le</strong> juste mot de Hegel : "l'esprit conquiert sa vérité seu<strong>le</strong>ment à condition de se retrouver
soi-même dans l'absolu déchirement (...) seu<strong>le</strong>ment en sachant regarder <strong>le</strong> négatif en face, et<br />
en sachant séjourner près de lui."<br />
Le non-sens ou la face d'ombre<br />
Dans <strong>le</strong> tragique l'existence est donc soumise, malgré el<strong>le</strong>, à une doub<strong>le</strong> épreuve.<br />
Alors qu'el<strong>le</strong> ne peut habiter sa propre vie que dans l'attente d'un accord avec cette dernière<br />
comme avec <strong>le</strong> monde dans <strong>le</strong>quel el<strong>le</strong> établit son séjour, el<strong>le</strong> est contrainte de découvrir, dans<br />
la dou<strong>le</strong>ur, une distorsion avec cette même vie. Cette vie qu'el<strong>le</strong> reconnaît comme son bien <strong>le</strong><br />
plus propre et dont el<strong>le</strong> attend qu'el<strong>le</strong> lui soit favorab<strong>le</strong> pour y vivre ses amours, ses projets et<br />
ses rêves, l'existence est contrainte d'admettre qu'el<strong>le</strong> se retourne pour ainsi dire contre el<strong>le</strong>.<br />
Là où l'attente est cel<strong>le</strong> d'un sens qui permette d'ouvrir des projets et des rêves tout se retourne<br />
contre el<strong>le</strong> pour faire son malheur. A l'attente du bonheur ne répond que la brutalité du<br />
malheur. Et, dans <strong>le</strong> malheur, se laisse pressentir l'altérité éga<strong>le</strong>ment sans visage du mal.<br />
Pour la pensée l'épreuve est de même nature. El<strong>le</strong> ne vit que de la prétention de<br />
comprendre et de connaître la réalité du monde extérieur aussi bien que cel<strong>le</strong> de l'homme. En<br />
quête d'intelligibilité, par conséquent, pour ordonner <strong>le</strong>s phénomènes du monde et <strong>le</strong>s<br />
comportements des hommes, ce qui suppose, tout à la fois, une suffisante confiance en soi et<br />
une possibilité de mettre en évidence <strong>le</strong>s principes de tout ce qui est sur la terre et sous <strong>le</strong> ciel.<br />
La pensée est quête d'ordre pour se rendre intelligib<strong>le</strong> la diversité infinie de ce qui est. Mais la<br />
mise en ordre de l'intelligibilité suppose la mise au jour des principes de ce qui est, de l'arkhè,<br />
selon qu'on l'exprime dans <strong>le</strong> vocabulaire de Platon et des principia rerum, selon que l'on<br />
choisit celui de Lucrèce. Sans doute, emprunter l'une ou l'autre voie ouvre sur des chemins de<br />
pensée différents. Toutefois, la question présente n'est pas là, el<strong>le</strong> est dans cette possibilité<br />
même d'avoir accès au principe de ce qui est et de prendre appui sur lui pour élaborer un<br />
énoncé qui ait du sens puisque mettant en évidence l'ordre et la cohérence de la totalité de ce<br />
qui est. Procédant, par là-même, comme un Archimède capab<strong>le</strong> de découvrir <strong>le</strong> point d'appui<br />
pour son <strong>le</strong>vier. Disposer non seu<strong>le</strong>ment du <strong>le</strong>vier mais encore du point d'appui c'est, en fait,<br />
la prétention de la pensée qui se donne pour tâche de dire l'être de ce qui est, comme l'y invite<br />
<strong>Par</strong>ménide, dire la Totalité dans son Unité.<br />
Cependant, la question est d'un tout autre ordre lorsqu'il s'agit de rendre compte non<br />
plus de la diversité des phénomènes mais de la réalité énigmatique du mal. S'attacher à<br />
comprendre la diversité est se confronter au comp<strong>le</strong>xe, une tâche indéniab<strong>le</strong>ment rude et<br />
longue mais la pensée peut ne pas désespérer d'y parvenir dans la mesure où el<strong>le</strong> est<br />
suffisamment assurée d'el<strong>le</strong>-même et de ses propres instruments. Là, el<strong>le</strong> ne se heurte pas à<br />
l'impossib<strong>le</strong>, simp<strong>le</strong>ment au diffici<strong>le</strong> et la tâche qu'el<strong>le</strong> se donne requiert de la patience.
Lorsque, par contre, el<strong>le</strong> s'interroge sur <strong>le</strong> mal el<strong>le</strong> se heurte à un impensab<strong>le</strong> qui<br />
échappe à la prise de ses propres instruments, l'énigme du non-sens. Pourquoi <strong>le</strong>s hommes<br />
ont-ils à souffrir ? Pourquoi tant d'hommes ont-ils à vivre <strong>le</strong>ur vie sous <strong>le</strong> signe du malheur<br />
alors que <strong>le</strong>ur attente est de vivre une vie heureuse ? Pourquoi, enfin, celui qui espère tout de<br />
la vie est-il, en fin de compte, voué à mourir ? La liste est longue, dans l'histoire de la culture,<br />
des réponses que <strong>le</strong>s hommes ont tenté de donner à ces vieil<strong>le</strong>s questions et pourtant toujours<br />
aussi lancinantes. Des réponses qui, <strong>le</strong> plus souvent, se sont attachées à émousser <strong>le</strong> tranchant<br />
de la question. Ainsi chaque fois que l'on veut faire de la mort un banal phénomène naturel ou<br />
bien, dans <strong>le</strong>s théodicées, dissoudre l'inquiétude humaine en la ramenant à une simp<strong>le</strong> opinion<br />
particulière, sans grande importance dans un ordre divin qui tient toute chose en équilibre.<br />
En fait, de tel<strong>le</strong>s réponses n'en sont pas car el<strong>le</strong>s refusent d'entendre ce qui point dans<br />
l'interrogation qui taraude l'inquiétude humaine : et si rien n'avait de sens dans la vie, ou bien<br />
si toute chose n'était, en fin de compte que simp<strong>le</strong> non-sens ? Une tel<strong>le</strong> interrogation déborde<br />
<strong>le</strong> cadre de l'étonnement qui pourtant ouvre la pensée sur <strong>le</strong> monde car el<strong>le</strong> fait scanda<strong>le</strong> pour<br />
la pensée qui doit avouer son impuissance devant une énigme de cette amp<strong>le</strong>ur. L'étonnement<br />
déroute mais guère plus que pour un temps puisque la pensée dispose des instruments pour se<br />
donner à el<strong>le</strong>-même une réponse en forgeant une explication. Le scanda<strong>le</strong>, lui, est tout autre<br />
qui laisse la pensée désarmée et sans recours car si l'on peut assigner des causes aux maux<br />
qui frappent <strong>le</strong>s hommes, <strong>le</strong> mal, lui est sans raison. Il n'a pas de sens parce qu'il est sans<br />
pourquoi. Et c'est à ce titre qu'on peut <strong>le</strong> désigner comme la face d'ombre que la pensée<br />
rencontre inévitab<strong>le</strong>ment lorsqu'el<strong>le</strong> entreprend de rendre compte du destin de l'homme. Une<br />
face d'ombre que la pensée doit reconnaître son impuissance à l'élucider.<br />
L'épreuve du tragique est donc non seu<strong>le</strong>ment découverte du caractère précaire de la<br />
condition et de la fragilité de toute existence. El<strong>le</strong> est encore ébran<strong>le</strong>ment de la pensée<br />
contrainte à l'aveu de son impuissance. Il suffit de peu pour que l'élan de l'homme soit brisé et<br />
fasse de lui un être à ce point b<strong>le</strong>ssé par <strong>le</strong>s circonstances ou <strong>le</strong>s événements que la seu<strong>le</strong> issue<br />
soit la résignation qui, pour tenter de moins souffrir, consent à l'effacement de sa propre<br />
demande. Se résigner est accepter de limiter son attente au seul fait de subvenir à ses besoins<br />
élémentaires pour survivre au jour <strong>le</strong> jour mais sans perspective d'une transformation de la<br />
situation présente. La résignation exige un effacement de la demande et n'a d'autre perspective<br />
qu'une survie sans horizon autre que <strong>le</strong> seul présent. Limiter la demande de la prétention et,<br />
corrélativement, atténuer la conscience car la conscience trop aiguë de la difficulté de vivre<br />
accentue d'autant la dou<strong>le</strong>ur. Qui accroît la conscience de sa condition d'homme accroît<br />
d'autant sa dou<strong>le</strong>ur comme <strong>le</strong> sait, de longue date, la sagesse qui par<strong>le</strong> dans la tragédie<br />
grecque, par la bouche de Job ou bien de Qohé<strong>le</strong>t.
Ne pas consentir au refus de la lucidité, ne rien ignorer de sa propre limitation et de<br />
la précarité de sa condition et pourtant continuer à cheminer, fût-ce sous l'impensab<strong>le</strong>. Le<br />
tragique est cela même, l'intensité de la dou<strong>le</strong>ur d'exister dans une condition à ce point fragi<strong>le</strong><br />
et précaire que sa prétention à vivre ne parvienne pas à dissiper la face d'ombre du non-sens.<br />
Face d'ombre parce que nuit impossib<strong>le</strong> à dissiper ou bien face du Sphinx sans regard dans <strong>le</strong>s<br />
yeux et qui reste muet devant <strong>le</strong>s questions des hommes l'épreuve du non-sens constitue la<br />
forme suprême de l'épreuve qui laisse l'existence sans recours et la pensée démunie pour<br />
comprendre ce qui lui importe <strong>le</strong> plus, puisque ce sont la vie et <strong>le</strong> destin de l'homme qui sont<br />
en jeu.<br />
La catharsis et ses limites<br />
Le temps de l'épreuve suspend toute possibilité de paro<strong>le</strong> car l'émotion est trop forte.<br />
Seu<strong>le</strong>s demeurent alors la plainte ou <strong>le</strong> gémissement. Sous l'effet de la sidération l'existence<br />
est bloquée en el<strong>le</strong>-même dans <strong>le</strong>s émotions qui la submergent. Cependant, ce temps n'est pas<br />
<strong>le</strong> tout du tragique, il n'est que celui de son commencement car, parce que l'homme ne vit que<br />
de pouvoir par<strong>le</strong>r sa vie ou de s'efforcer de la dire, l'épreuve en appel<strong>le</strong> à une paro<strong>le</strong>.<br />
Lorsque Anna O... donne <strong>le</strong> nom de talking cure (cure par la paro<strong>le</strong>) à la narration<br />
d'événements qu'el<strong>le</strong> relate dans <strong>le</strong>s séances avec Breuer et qu'el<strong>le</strong> comprend cette talking<br />
cure comme un chimney sweeping (ramonage), el<strong>le</strong> retrouve sans <strong>le</strong> savoir la formu<strong>le</strong><br />
d'Aristote qui comprend la narration tragique comme une catharsis. C'est encore du phobos<br />
qu'il est question dans <strong>le</strong> récit d'Anna O... qui évoque des scènes d'épouvante et dans <strong>le</strong> texte<br />
d'Aristote puisque cette narration qui, comme <strong>le</strong> dit Aristote, évoque "la pitié et <strong>le</strong> phobos" ne<br />
<strong>le</strong> fait qu'en en retournant <strong>le</strong> sens. Tant que l'existence demeure prise dans l'effroi sa vie est<br />
comme en suspens, dans un sursis provisoire. C'est pourquoi, pour se maintenir encore<br />
réel<strong>le</strong>ment dans la vie il lui faut desserrer l'étau de la contrainte, distendre son emprise sur<br />
el<strong>le</strong>. Ce qui n'est possib<strong>le</strong> qu'en retrouvant <strong>le</strong>s mots pour dire ce qu'el<strong>le</strong> vient d'éprouver.<br />
Le recours aux mots distend l'emprise de l'effroi, il rend à nouveau possib<strong>le</strong> l'exercice<br />
de la liberté mais l'existence qui tente de se remettre à par<strong>le</strong>r ne peut s'ouvrir un réel espace de<br />
liberté qu'en revenant sur ce qui vient de la paralyser. Pour évoquer ce qu'el<strong>le</strong> vient d'endurer,<br />
mais sur un autre registre, celui des mots précisément. Evoquer une tel<strong>le</strong> terreur n'est pas, en<br />
effet, la faire revivre tel<strong>le</strong> qu'el<strong>le</strong> a été endurée mais la revivre dans des mots et en vue, par <strong>le</strong>s<br />
mots eux-mêmes, de la mettre à distance. En lui-même, <strong>le</strong> propre de l'événement terrifiant est<br />
d'être impossib<strong>le</strong> à cerner parce qu'il n'envahit l'espace familier de l'exister qu'en bou<strong>le</strong>versant<br />
ses coordonnées <strong>le</strong>s plus familières. Comme s'il n'y avait plus que lui, sans échappatoire
possib<strong>le</strong>. Il dévore l'espace du vivre en ruinant toute possibilité autre que lui-même. Et tant<br />
qu'il impose son emprise nul<strong>le</strong> paro<strong>le</strong> n'est possib<strong>le</strong>.<br />
Il n'y a donc de paro<strong>le</strong> de l'événement subi que d'après-coup car, comme pour tout<br />
événement important de la vie, heureux ou malheureux, la paro<strong>le</strong> n'est que seconde. Mettre en<br />
mots est inscrire une distance entre <strong>le</strong> dire et ce qui veut se dire. Et, dans cette distance c'est la<br />
liberté qui peut se loger. Et, dès lors, parvenir à mettre des mots sur ce qui s'est passé est<br />
inscrire une distance entre l'événement et l'existence qui s'attache à l'exprimer en mettant des<br />
mots sur ce qui s'est passé. C'est de la sorte que <strong>le</strong>s mots peuvent parvenir à tamiser l'angoisse.<br />
L'événement terrifiant n'a pas perdu sa charge d'angoisse mais parvenir à mettre des mots sur<br />
ce qui est arrivé est déjà, pour une part, désamorcer sa charge brute.<br />
Tel est bien <strong>le</strong> sens de la catharsis, qu'on l'entende dans l'acception d'Aristote ou<br />
dans cel<strong>le</strong> mise en oeuvre par la cure analytique. El<strong>le</strong> est répétition de ce qui a été vécu mais,<br />
parce que cette répétition se passe dans l'espace ouvert par <strong>le</strong>s mots, el<strong>le</strong> en déplace <strong>le</strong> centre<br />
de gravité. En un sens, tout demeure <strong>le</strong> même car c'est bien de la terreur qui suscite l'angoisse<br />
qu'il est question. Mais, en un autre sens, tout change puisque, désormais, l'existence peut dire<br />
ce qu'el<strong>le</strong> a enduré et ne se contente pas de <strong>le</strong> revivre comme la première fois. Pouvoir par<strong>le</strong>r<br />
de la sorte répète ce qui a été vécu et en ravive <strong>le</strong> souvenir mais sur la base d'un déplacement.<br />
Aussi n'est-ce pas tout à fait la même chose lors même que c'est la même chose qui est<br />
évoquée. La paro<strong>le</strong> instaure une distance et c'est cette distance qui permet enfin de vivre hors<br />
du climat de terreur.<br />
Et pourtant une tel<strong>le</strong> catharsis a des limites car si trouver <strong>le</strong>s mots qu'il faut est<br />
nécessaire pour se décharger du poids de l'angoisse et distendre <strong>le</strong>s liens à l'événement<br />
traumatique cela ne suffit pas pour transmettre à un autre ce qui veut se dire.<br />
Sur ce point <strong>le</strong> constat est <strong>le</strong> même chez tous ceux qui ont eu à endurer la proximité<br />
de l'horreur. Pour faire entendre ce qu'ils veu<strong>le</strong>nt dire de l'horreur de la torture ou du viol,<br />
c'est-à-dire de l'horreur de la proximité vertigineuse de la mort <strong>le</strong>s mots sont contraints<br />
d'avouer <strong>le</strong>ur impuissance tant qu'ils n'ont pas rencontré une écoute réel<strong>le</strong>ment disponib<strong>le</strong>. Il<br />
ne suffit pas de dire ce qui a eu lieu. Il faut encore rencontrer une disponibilité à même<br />
d'entendre, dans <strong>le</strong>s mots, ce qui s'efforce de se faire comprendre. C'est là que la catharsis<br />
révè<strong>le</strong> ses limites. Dans <strong>le</strong> temps où el<strong>le</strong> permet à l'existence b<strong>le</strong>ssée de prendre distance avec<br />
ce qu'el<strong>le</strong> a vécu il lui faut bien découvrir que <strong>le</strong>s mots ne suffisent pas à transmettre tout ce<br />
qu'el<strong>le</strong> voudrait pouvoir communiquer. En effet, ce qui est à dire relève de l'impensab<strong>le</strong> et de<br />
l'inimaginab<strong>le</strong>, cet impensab<strong>le</strong> qu'évoque Hölderlin.
Que des êtres humains aient à endurer la terreur de la torture, du viol ou des camps<br />
de la mort cela est impensab<strong>le</strong> et cela passe toute imagination, comme est impensab<strong>le</strong> que des<br />
êtres humains aient été capab<strong>le</strong>s de cela. Penser ou imaginer ont, en effet, besoin d'un soc<strong>le</strong> de<br />
référence pour mettre des mots sur une expérience, comme ils ont besoin d'un espace commun<br />
pour que ces mots puissent être entendus pour ce qu'il s'efforcent de dire. Or, sitôt que sont<br />
franchis <strong>le</strong>s cadres ordinaires de l'expérience du monde, pensée et imagination se voient<br />
contraintes d'avouer <strong>le</strong>ur impuissance. On peut bien entendre des récits, on peut bien <strong>le</strong>s lire,<br />
il n'en demeure pas moins que l'essentiel qui cherche à se transmettre échappe. Et c'est bien<br />
pour cette raison que tant de rescapés des camps de la mort, de la torture ou du viol n'ont<br />
d'autre possibilité, si longtemps, que de se taire. Qui donc, en effet, qui n'a pas connu cela<br />
dans la chair de son existence serait en mesure de comprendre ?<br />
Tension de la vie, tension des mots<br />
Le surgissement du tragique dans une vie d'homme inscrit donc en el<strong>le</strong> une déchirure<br />
à l'intérieur d'el<strong>le</strong>-même, affectant son rapport essentiel au monde et à la vie. Les<br />
désagréments du quotidien peuvent la dérouter mais, tant qu'el<strong>le</strong> dispose d'une énergie<br />
suffisante pour renverser l'obstac<strong>le</strong> ou, du moins, pour <strong>le</strong> contourner, el<strong>le</strong> n'en est pas<br />
réel<strong>le</strong>ment affectée. Entravée pour un temps mais capab<strong>le</strong> par la ruse, par <strong>le</strong> travail ou par<br />
l'action de supprimer l'obstac<strong>le</strong> ou, du moins, de <strong>le</strong> contourner. Dès lors, par contre, qu'el<strong>le</strong> est<br />
b<strong>le</strong>ssée dans sa part vive l'existence est contrainte à l'épreuve du caractère précaire et fragi<strong>le</strong><br />
de sa condition. Quoi qu'en el<strong>le</strong> rêve son désir de réaliser chacune de ses attentes il lui faut<br />
bien prendre la mesure des limites de la condition de l'homme dans la vie. Il n'est que cela et<br />
il ne peut passer outre ses limites aussi aisément qu'il pourrait <strong>le</strong> souhaiter.<br />
Une épreuve de cette amp<strong>le</strong>ur ne laisse personne indemne. Il se peut même qu'el<strong>le</strong><br />
brise, dans l'homme, ses capacités de résistance, l'abandonnant, tel un laissé pour compte. Un<br />
rescapé, peut-être, mais en tout cas un être incapab<strong>le</strong> de revendiquer sa dignité perdue.<br />
Résigné à n'être désormais plus que celui qui, pour avoir été brisé de la sorte, ne peut plus<br />
prétendre à être encore un être humain.<br />
Toutefois, on ne saurait pour autant considérer <strong>le</strong> tragique comme <strong>le</strong> simp<strong>le</strong> cul-de-<br />
basse-fosse où sont rejetés <strong>le</strong>s vaincus de la vie. Il est, sans conteste, une déchirure qui atteint<br />
l'existence dans sa part la plus sensib<strong>le</strong>. Il la b<strong>le</strong>sse d'une b<strong>le</strong>ssure à ce point inscrite dans la<br />
chair de son être que cette b<strong>le</strong>ssure ne peut plus jamais être oubliée. Au long de sa vie,<br />
nombre de b<strong>le</strong>ssures affectent l'être humain qui n'en conservera pas <strong>le</strong> moindre souvenir.<br />
Pourtant cela est impossib<strong>le</strong> pour la b<strong>le</strong>ssure tragique. Si l'oubli en est impossib<strong>le</strong> c'est, au<br />
pire, parce qu'alors cette b<strong>le</strong>ssure a brisé une vie dans son élan. Au mieux, c'est parce qu'el<strong>le</strong> a
été comme ce passage par l'épreuve, ce pathéï mathos qu'évoque Eschy<strong>le</strong> qui a ouvert<br />
l'existence et la pensée comme nul<strong>le</strong> autre expérience n'est parvenue à <strong>le</strong> faire.<br />
L'épreuve est dou<strong>le</strong>ur de la vie et de la pensée, mais el<strong>le</strong> est aussi passage car nul ne<br />
peut demeurer dans la vie sans espérer une réconciliation avec cette vie même. L'épreuve<br />
tragique est donc comme une trajectoire entre déchirure et réconciliation. Une réconciliation<br />
qui n'est pas simp<strong>le</strong> retour à ce que la vie était avant <strong>le</strong> temps de l'épreuve car <strong>le</strong> passage par<br />
l'épreuve, <strong>le</strong> pathéï mathos a institué la conscience humaine à un autre niveau de gravité, là où<br />
el<strong>le</strong> a appris la gravité d'avoir à vivre comme un homme. Comme el<strong>le</strong> a appris la gravité des<br />
mots qui s'attachent à <strong>le</strong> dire. Le tragique n'est pas désespoir de la vie, il en est la gravité.<br />
Quels mots, alors, pour rendre compte de ce qui a été enduré ? La pensée<br />
voudrait expliquer mais il n'y a, là, rien à expliquer, simp<strong>le</strong>ment à s'efforcer de dire ou, pour<br />
reprendre <strong>le</strong> mot de Jaccottet à propos de la poésie à prononcer juste : "Ne rien expliquer mais<br />
prononcer juste." Nul<strong>le</strong> "explication" ne peut, en effet, exprimer ce qui a été enduré ni même<br />
en rendre raison. L'expliquer se déploie sous <strong>le</strong> signe du concept mais <strong>le</strong> concept, de par sa<br />
nature même, achoppe à rendre compte d'une épreuve d'une tel<strong>le</strong> amp<strong>le</strong>ur. Et lorsqu'il en par<strong>le</strong><br />
c'est en gommant <strong>le</strong>s aspérités de l'épreuve. La raison qui élabore <strong>le</strong> concept <strong>le</strong> fait pour<br />
rendre compte de son expérience. Or, l'épreuve tragique n'advient qu'aux confins de<br />
l'expérience. El<strong>le</strong> n'obéit pas aux règ<strong>le</strong>s qui ordonnent l'ordinaire de l'expérience. El<strong>le</strong> est, à la<br />
<strong>le</strong>ttre "extra-ordinaire".<br />
Comment, alors, mettre en mots une épreuve d'une tel<strong>le</strong> amp<strong>le</strong>ur ? En cette affaire,<br />
l'unique recours des hommes est <strong>le</strong> même que celui qu'ils sollicitent chaque fois qu'ils<br />
éprouvent <strong>le</strong>ur vie avec une intensité qui passe l'ordinaire. Les mots ordinaires sont trop<br />
pauvres pour dire l'intensité d'une joie ou d'une dou<strong>le</strong>ur. Ils sont trop prosaïques. Aussi faut-il<br />
faire recours aux rythmes de la poésie, du chant ou de la musique. La dou<strong>le</strong>ur de la vie b<strong>le</strong>ssée<br />
la prose ordinaire ne peut l'exprimer et si el<strong>le</strong> veut l'exprimer dans la prose de la nouvel<strong>le</strong> ou<br />
du roman il lui faut se laisser habiter par <strong>le</strong> rythme poétique. L'exigence est la même pour qui<br />
veut lui donner forme dramatique en la portant sur la scène du théâtre. La même encore pour<br />
<strong>le</strong> film quoique ce dernier, à l'instar de l'oeuvre plastique dispose des ressources de la<br />
composition, de la lumière et des cou<strong>le</strong>urs. Vouloir donner expression à l'impensab<strong>le</strong> est<br />
exercer une contrainte sur <strong>le</strong>s mots pour parvenir à faire entendre en eux plus qu'ils ne <strong>le</strong> font<br />
dans <strong>le</strong>ur usage courant. Ce qu'ils ont alors à dire ils ne parviennent à l'exprimer que pour<br />
autant qu'ils font signe vers un ail<strong>le</strong>urs d'eux-mêmes et qu'ils se donnent comme une invite à<br />
comprendre <strong>le</strong> non-dicib<strong>le</strong> dans <strong>le</strong> dit, ouvrant sur une part imprononcée parce<br />
qu'imprononçab<strong>le</strong>. Un ail<strong>le</strong>urs des mots dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce de l'écoute, une invite au si<strong>le</strong>nce qui<br />
ne parvient à exprimer qu'en laissant entendre tout ce qu'ils ne peuvent pas dire.
Lorsque <strong>le</strong>s mots sont de véritab<strong>le</strong>s faire-signe vers un ail<strong>le</strong>urs d'eux-mêmes ils ne<br />
sont invite à l'écoute que parce qu'ils sont invite au si<strong>le</strong>nce du recueil<strong>le</strong>ment. <strong>Par</strong>venant à cette<br />
forme du faire-signe ils sont alors reçus comme l'icône byzantine ou, d'une manière plus<br />
généra<strong>le</strong>, tout grand art sacré. L'icône qui offre une présentation du Christ ou de la Vierge<br />
n'est ni <strong>le</strong> Christ ni la Vierge. Si el<strong>le</strong> devenait tel<strong>le</strong> el<strong>le</strong> se transformerait du même coup en<br />
ido<strong>le</strong>. Mais parce qu'el<strong>le</strong> demeure icône el<strong>le</strong> laisse deviner dans <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> un invisib<strong>le</strong>. Non<br />
pas un irréel mais un réel qui excède <strong>le</strong> visib<strong>le</strong> lui-même. Exprimer <strong>le</strong> tragique dans sa<br />
contradiction qui excède <strong>le</strong>s mots de la langue est par<strong>le</strong>r sur <strong>le</strong> mode du chant comme <strong>le</strong> font<br />
tous <strong>le</strong>s chants de la nostalgie, ceux qui prennent forme de fado, de blues, de cante jondo. Il<br />
n'y a, en effet, pas d'autres voies pour la paro<strong>le</strong> humaine qui veut témoigner pour el<strong>le</strong>-même<br />
de cette part d'énigme et de mystère que l'existence est contrainte d'endurer aux confins de son<br />
expérience. El<strong>le</strong> n'ignore pas la difficulté du dire l'impensab<strong>le</strong> mais el<strong>le</strong> ne renonce pas, pour<br />
autant, à l'approcher au plus près.<br />
© <strong>François</strong> <strong>Chirpaz</strong><br />
<strong>www</strong>.contrepointphilosophique.ch<br />
Rubrique Philosophie<br />
Janvier 2004<br />
Je me permets de renvoyer à deux de mes ouvrages : Le <strong>Tragique</strong>, P.U.F. (1998) et<br />
L'homme précaire, P.U.F. (2001)<br />
* Ce texte a d’abord été prononcé comme communication au colloque organisé, en<br />
mars 2002, par <strong>le</strong> Centre Européen pour l’Etude de l’Argumentation de l’Université libre de<br />
Bruxel<strong>le</strong>s. L’ensemb<strong>le</strong> des contributions a paru, aux Presses Universitaire de France, en 2003,<br />
sous <strong>le</strong> titre Rhétoriques de la tragédie.<br />
Il représente une reprise des thèmes centraux de deux précédents ouvrages, Le<br />
tragique et L’homme précaire, mais en faisant porter l’accent sur la distorsion de la paro<strong>le</strong> et<br />
de l’existence, lorsque c’est de l’épreuve du tragique qu’il s’agit. Une paro<strong>le</strong> rendue<br />
impossib<strong>le</strong> par l’intensité même de l’épreuve, mais une paro<strong>le</strong> nécessaire car l’homme<br />
n’existe que pour autant qu’il est capab<strong>le</strong> de dire à un autre et de se dire à lui-même ce qu’il<br />
endure en cette épreuve.