Dire le Tragique * Par François Chirpaz www ...

manifeste de mort, dans la seule proximité de son propre anéantissement, sans la moindre
possibilité d'esquive ou de fuite.
Sans doute, chaque homme qui ne vit pas sa propre vie d'une manière insensée se sait
mortel et n'ignore pas que la mort est le lot de tout vivant. Dans le temps de sa jeunesse il rêve
d'une vie pour ainsi dire sans fin, ce qui lui permet de gaspiller ses heures et ses jours sans nul
regret. Devenu adulte il sait désormais que cela n'avait été qu'un rêve et que son temps de vie
aura une fin. Cependant un tel "savoir" conserve un étrange statut car ce qu'il sait de la sorte il
le sait sans le comprendre réellement. Il sait que la mort est le lot du vivant mais, pour soi-
même, cela ne relève que d'un futur lointain : plus tard que le maintenant et, en tout cas, le
plus tard possible. Et si la mort n'est pas complètement ignorée elle demeure comme un
horizon jamais réellement pris en compte.
Or, l'arrivée soudaine du malheur qui surgit laisse pressentir que ce "plus tard" est
désormais tout proche, que ce lointain est le tout proche immédiat. Telle est bien l'épreuve
sous sa forme extrême, l'existence y est dessaisie de toute prérogative et de toute maîtrise non
seulement sur ce qui lui arrive mais encore sur son destin. Tout à la fois sans maîtrise aucune
sur ce qui lui advient, livrée dans la terreur à l'inquiétant qui s'empare de sa vie et incapable
de la moindre parole qui lui accorderait la distance nécessaire. Et en proie au phobos, cet
effroi qui, comme l'écrit Eschyle, rend muet et "me défend de joindre mes paupières pour un
sommeil paisible". Ou bien encore, comme le dit Job, à ce tremblement qui imprime sa
marque sur chacune de ses paroles.
Or, qu'est-il donc ce phobos ou bien ce tremblement sinon la conséquence du
surgissement dans le tout proche de l'altérité inquiétante porteuse de mort ? Il est cet effroi,
terreur sans limite qui rend pour ainsi dire folle l'angoisse que chaque homme porte au fond
de lui-même. Il est ce saisissement soudain et brutal de l'existence lorsque, aux confins de son
expérience, elle se trouve dans la proximité d'une altérité dangereuse, celle du fracas de la
guerre sans pitié pour les victimes ou celle du silence insupportable de son Dieu dans le temps
de la détresse. Un fracas de cette ampleur n'est pas un bruit plus intense, il est annonciateur du
chaos, face pour ainsi dire insoupçonnée du monde que le cours ordinaire de la vie s'ingénie à
ne pas voir car, là, l'homme n'a pas sa place et il ne peut trouver nul lieu où vivre. Pris dans le
tourbillon insensé du chaos ou dans le délaissement total les hommes sont abandonnés à la
seule perspective de leur mort imminente. La Shoah qui, en une époque récente, a scellé le
destin de tant d'êtres humains constitue la figure par excellence de cet enfermement dans le
chaos et le délaissement, tout à la fois dans le triomphe de la barbarie et le silence de Dieu.