Dire le Tragique * Par François Chirpaz www ...

Dès lors, par contre, qu'elle est en proie à l'épreuve cette marge s'amenuise jusqu'au
point de devenir nulle. L'existence y est livrée au malheur qui l'assaille, vouée à endurer une
situation qui rend toute velléité d'action impossible et contrainte à une passivité qui interdit
toute parole. Ainsi lorsque surgit en elle ou en dehors d'elle une violence démesurée qui met
en péril son intégrité ou sa vie, l'arrachant à elle-même et la brisant à l'intérieur d'elle-même.
La brutalité de ce qui advient est si intense qu'elle la contraint à l'inertie, incapable d'action et
surtout incapable des mots qu'il faudrait. Comment exprimer ce qui est survenu dans sa vie
tel un désastre ?
L'être humain ne peut réellement vivre sa vie que pour autant qu'il est en mesure de
la parler, de la transposer dans des mots pour se l'exprimer à lui-même et la communiquer à
un autre, fût-ce d'une manière rudimentaire car les mots sont aussi indispensables à la vie que
l'air ou la nourriture. Dans l'expérience humaine, sans doute, le vivre et le parler ne
parviennent jamais à coïncider d'une manière pleine et entière. Une partie du vivre est
toujours vouée à échapper aux mots, du fait de la particularité individuelle du sentiment. Une
part considérable de ce qui se vit dans le contact sensible entre soi-même et l'autre que soi et
nombre des impressions de plaisir ou de gêne demeurent comme en-deçà des mots trop
généraux pour en rendre compte. La plupart du temps cela n'affecte guère l'existence prise
dans le flux changeant des impressions ou dans le cours de ses préoccupations. Cela, par
contre, l'affecte d'autant plus qu'elle voudrait en faire part à un autre, pour partager avec lui un
plaisir ou l'inviter à comprendre sa douleur.
Si donc l'exister n'advient réellement à lui-même que par la possibilité de s'exprimer
sur le registre des mots il n'en demeure pas moins que le vivre et le parler ne coïncident
jamais d'une manière parfaite. La manifestation sur le registre de la parole est expression de
son humanité, or la vie empêchée d'accéder aux mots est vie contrainte ou violentée par la
situation extérieure ou bien rendue comme étrangère à elle-même par l'énergie sauvage des
pulsions qui l'habitent. Cela fait bien partie d'elle-même mais en cela elle ne parvient pas à se
reconnaître. Quand bien même le souhait de l'homme est-il de parvenir à parler ce qu'il vit il
lui faut bien l'admettre : tout ce qu'il vit il ne dispose pas toujours des mots pour le dire.
Cependant, lorsque les mots viennent à manquer cela ne relève pas d'un simple déficit qui
pourrait être comblé d'une autre façon car c'est alors le rapport à sa propre vie qui est
bouleversé. Le tragique surgit comme une violence sans mesure qui écrase la possibilité
même de la vie.
Une épreuve qui dépasse toute possibilité de faire recours aux mots et la constante
nécessité d'y faire pourtant recours pour pouvoir vivre sa vie. C'est à ce point de la jointure du
vivre et du parler que je choisis de me placer pour rendre compte de l'épreuve tragique qui