television - Le Monde
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TÉLÉVISION D’AILLEURS<br />
cent quarante-huit en mai. Des ventes<br />
qui se maintiennent. « Certains ont profité<br />
de l’occasion pour mettre Dostoïevski<br />
dans leur bibliothèque – et pas seulement<br />
L’Idiot –, indique Alexandre Sirota de<br />
Dom Knigui. Neuf mois plus tard, à l’occasion<br />
de la rediffusion de la série, le même<br />
phénomène s’est reproduit, mais dans une<br />
moindre mesure. » Même constat à la<br />
librairie Mosckva, où le livre est resté en<br />
tête des ventes de livres de poche<br />
pendant toute la diffusion. Encouragée<br />
par ce succès, la chaîne Rossia s’est engagée<br />
sur le scénario tiré du Premier Cercle<br />
d’Alexandre Soljenitsyne, et sur <strong>Le</strong><br />
Maître et Marguerite d’après Mikhaïl<br />
Boulgakov, dont le tournage a lieu en ce<br />
moment à Saint-Pétersbourg, toujours<br />
sous la direction de Vladimir Bortko.<br />
« La production de fictions tirées d’œuvres<br />
littéraires revient plus cher que celle<br />
des séries pour lesquelles on a juste besoin<br />
de quelques Mercedes, de revolvers et d’un<br />
appartement dans un quartier moscovite,<br />
explique Serguei Danielian, responsable<br />
de la production de Central Partnership.<br />
Mais, à long terme, les premières se révèlent<br />
plus intéressantes car, à la différence<br />
des séries courantes, on peut les commercialiser<br />
sous forme de DVD ou de vidéocassette,<br />
et les rediffuser pendant plusieurs années.<br />
Dostoeïevski restera Dostoïevski. »<br />
<strong>Le</strong>s coûts de production sont également<br />
alourdis par le souci de réalisme historique.<br />
Il n’y a pas dans tout Moscou<br />
une seule rue ou une place qui rappelle<br />
le début du siècle. Car en vertu du principe<br />
qui veut que, pour construire un<br />
monde nouveau, il faut détruire l’ancien,<br />
le régime communiste a largement balayé<br />
l’architecture des siècles passés. <strong>Le</strong>s<br />
réalisateurs sont bien en peine pour trouver<br />
les décors des fictions situées dans la<br />
vieille Russie. Quand on est à la recherche<br />
de maisons basses aux petites fenêtres,<br />
de ruelles pavées et de petits réverbères,<br />
impossible de composer avec le<br />
style stalinien, mélange de gothique et<br />
de néoclassique, d’immenses tours grises<br />
et de colonnes…<br />
Il faut donc ruser. <strong>Le</strong> feuilleton <strong>Le</strong> Maître<br />
et Marguerite, dont toute l’action se<br />
déroule a Moscou, est en ce moment<br />
tourné à… Saint-Petersbourg. <strong>Le</strong> Docteur<br />
Jivago sera réalisé à Iaroslav ou<br />
Kostroma, deux villes de l’Anneau d’or,<br />
site touristique proche de Moscou, ainsi<br />
que dans des petits villages perdus dans<br />
JACK GUEZ/AFP<br />
les campagnes. Et pour retrouver<br />
l’atmosphère des lieux fréquentés par<br />
l’élite intellectuelle de Moscou au début<br />
du siècle, on réutilisera le décor<br />
grandeur nature construit sur le terrain<br />
des studios de Mosfilm pour <strong>Le</strong> cavalier<br />
qui s’appelait la mort.<br />
Mais cette nouvelle « passion » des<br />
Russes pour leur patrimoine littéraire<br />
présente aussi un risque : celui de voir<br />
toutes les chaînes proposer le même type<br />
de programme aux mêmes heures. Au<br />
risque de l’uniformité. « Toutes ces histoires<br />
qui vont s’attacher aux sentiments,<br />
aux caractères des personnages, sont le<br />
signe d’une certaine fermeture face aux<br />
vrais problèmes », déclare le critique de<br />
cinéma Kyril Razlogov. Tout en reconnaissant<br />
la noblesse de l’initiative, il voit<br />
dans cette tendance « les effets de la crise<br />
politique et du manque de liberté à la<br />
télévision ». « On finit par se réfugier dans<br />
le classique », commente-t-il.<br />
Cet engouement pour la littérature<br />
pourrait aussi traduire un manque d’imagination<br />
de la part des producteurs, et<br />
une solution de facilité par rapport aux<br />
romans actuels, plus difficiles à scénariser.<br />
En tout cas, aucun Russe ne veut y<br />
voir un trait de nationalisme. On préfère<br />
considérer que ces adaptations visent à<br />
rendre accessible au plus grand nombre<br />
une culture littéraire que les chaos de<br />
l’histoire n’ont jamais dévaluée.<br />
Madeleine Vatel,<br />
correspondance de Moscou<br />
a Entretien avec Pavel Lounguine<br />
« L’œuvre de Gogol est à la fois<br />
intemporelle et prophétique »<br />
Après la diffusion<br />
de « L’Idiot »,<br />
la librairie<br />
moscovite<br />
Dom Knigui<br />
a vu les ventes<br />
du roman<br />
se multiplier<br />
par cinq.<br />
LE cinéaste, auteur de Un<br />
nouveau Russe (2003), La<br />
Noce (2000), Luna-Park<br />
(1992), Taxi Blues (1990)…<br />
prépare pour la chaîne NTV « L’affaire<br />
des Ames mortes », une série<br />
librement adaptée du roman<br />
de Nicolas Gogol. <strong>Le</strong> tournage<br />
doit commencer en octobre.<br />
C’est la première fois que<br />
vous travaillez pour la télévision.<br />
Comment imagine-t-on<br />
une série à partir d’un livre<br />
comme <strong>Le</strong>s Ames mortes ?<br />
En fait le livre ne suffisait pas :<br />
c’est donc plutôt une série sur le<br />
monde de Gogol, que j’ai intitulée<br />
« L’affaire des Ames mortes<br />
», et qui est construite comme<br />
une enquête policière. L’œuvre<br />
de Gogol est à la fois intemporelle<br />
et prophétique : sur la bureaucratie,<br />
sur la difficulté de vivre<br />
honnêtement, sur cette corruption<br />
russe un peu spéciale.<br />
Tout le scénario est soutenu par<br />
la comédie, avec des dialogues absurdes.<br />
La difficulté avec Gogol,<br />
c’est qu’il est très poétique, et<br />
que sa force vient en grande partie<br />
de la langue. Il est le premier à<br />
avoir créé une sorte de typologie<br />
des caractères russes, comme l’a<br />
fait Molière avec Tartuffe ou<br />
L’Avare.<br />
Pour les Russes d’aujourd’hui,<br />
que représente un écrivain<br />
comme Gogol ?<br />
Il est le premier à avoir compris<br />
le côté irrationnel de la vie,<br />
cette absence de rationnel qui<br />
est une spécificité russe. Notre<br />
héros peut sembler bête, mais<br />
c’est une forme d’intelligence,<br />
non verbale, dans laquelle tu<br />
plonges et tu te noies. Chez Gogol,<br />
il y a cette idée selon laquelle<br />
il est impossible d’établir<br />
l’ordre occidental en Russie, et<br />
tu te plantes si tu crois qu’il est<br />
possible d’avoir une approche rationnelle<br />
de ce pays. Pour lui, il<br />
n’y a pas d’issue en dehors de la<br />
voie religieuse…<br />
Vous dites que ce livre, publié<br />
le 9 mars 1842, est prophétique…<br />
<strong>Le</strong> capitalisme faisait peur à Gogol.<br />
Aujourd’hui le capitalisme<br />
européen consiste à créer la richesse<br />
par le travail, à produire<br />
plus pour vendre plus et investir.<br />
Mais dans le capitalisme russe, la<br />
richesse est produite par la magouille.<br />
Et dans <strong>Le</strong>s Ames mortes,<br />
personne ne travaille – les paysans<br />
dont le héros rachète les<br />
âmes sont déjà morts, mais il fait<br />
son commerce comme s’ils<br />
étaient vivants.<br />
C’est un peu ce qui s’est passé<br />
au moment des privatisations,<br />
avec ceux qui ont acheté des usines<br />
« mortes », les ont revendues,<br />
ont magouillé. Tout cela, c’est une<br />
imitation du capitalisme. Et c’est<br />
ce qui effrayait le romancier. Car<br />
ce capitalisme-là n’a rien à voir<br />
avec la démocratie, il va très bien<br />
avec l’Etat policier. C’est là où Gogol<br />
est un véritable prophète.<br />
Propos recueillis par Ma. V.<br />
LE MONDE TÉLÉVISION/SAMEDI 21 AOÛT 2004/5