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Doctorat d'Etat

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Université de la Sorbonne Nouvelle<br />

Paris III<br />

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Aspects du réalisme dans le roman<br />

africain de langue française<br />

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<strong>Doctorat</strong> <strong>d'Etat</strong><br />

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PrésclIléc par:<br />

Marcellin BOKA<br />

Sous la direction de :<br />

M. le Professeur Roger FAYOLLE<br />

IDME I<br />

Année 1986


REMER CIE·MENTS<br />

Il nous plaît de rendre ici un hommage collectif à tous ceux qui, à un titre ou à<br />

un autre, nous ont aidé dans la réalisation de ce travail.<br />

,,,<br />

J<br />

,<br />

Nous voudrions remercier très particulièrement Monsieur le Professeur<br />

Roger FA YOLLE, de l'Université de Paris /1/, à qui nous devons cette heureuse<br />

orientation et qui a toujours suivi notre travail avec la plus grande sollicitude qu'un<br />

modeste disciple ait jamais obtenue d'un maftre attentif Nos remerciements vont<br />

également à deux autres éminents spécialistes de la littérature africaine, Messieurs les<br />

Professeurs Roger MERCIER et Bernard MOURALlS, qui ont bien voulu nous accorder<br />

beaucoup de leur riche et pionnière expérience dans la compréhension des littératures<br />

nègres. Monsieur Jean MEZZADRI, agrégé de philosophie et spécialiste de l'etlmosociologie<br />

à l'Université nationale de Côte d'Ivoire, nous a énormément aidé par des<br />

remarques déterminantes et d'une profonde pénétration. Qu'il soit remercié aussi. Nous<br />

pensons enfin à tous ceux que nous avons connus comme étudiants et collègues, avec<br />

lesquels nous avons travaillé et discuté si souvent des problèmes ici débattus.<br />

,...<br />

1 .


AVANT-PROPOS<br />

-<br />

l<br />

'


.._<br />

- 4 -<br />

Nous nous proposons de poursuivre trois objectifs dans cette étude :<br />

Nous tenterons de définir la notion de réalisme dans la littérature romanesque.<br />

- Nous examinerons l'expression artistique de cette notion dans le roman africain<br />

de langue française.<br />

- Nous nous demanderons comment les rom'anciers noirs ont, d'une façon spécifique,<br />

recours au réalisme.<br />

Il s'agit donc avant tout d'une analyse théorique de la notion de réalisme (1) et de son<br />

examen dans les oeuvres narratives africaines. Ce procédé s'impose d'autant plus que les<br />

romanciers africains n'ont pas bâti de théories élaborées et systématiques de la littérature que<br />

l'on puisse analyser, en détail, sans tomber dans des répétitions ou des jeux de mots vides<br />

de sens. Quand Marcel Proust, par exemple, proteste, dans le temps retrouvé, contre la<br />

formule des Goncourt, que la "littérature qui se contente de décrire les choses (ailleurs, il<br />

dit décimer), de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leurs surfaces, est, malgré<br />

sa prétention réaliste, la plus éloignée de la réalité" (2), nous nous rendons compte qu'il<br />

énonce une théorie de la littérature en tant que systématisation d'une forme d'art conçue<br />

de façon abstraite. Tel n'est pas le cas chez nos romanciers. En nous inspirant, par<br />

conséquent, de leurs discours, Préfaces ou Avertissements divers qui nous fournissent<br />

quelques lignes directrices, nous procéderons directement à J'analyse des oeuvres elles·<br />

mêmes. C'est essentiellement à partir de celles-ci que nous mettrons en évidence les "aspects<br />

du réalisme dans le roman africain de langue française".<br />

_________ .. ._ ~.<br />

. ._ e . . _<br />

(1) - Parce que la question du réalisme est un vieux problème littéraire sur lequel ont été<br />

adoptés des jugements différents et, en premier lieu, sur la possibilité même du<br />

réalisme.<br />

1 .<br />

(2) - Marcel Proust, le temps retrouvé, Paris, Gallimard, 1927, p. 36.


- 5 -<br />

Mais la manière dont les écrivains noirs traitent la réalité, la perspective dans laquelle<br />

ils l'inscrivent, le style par lequel ils la figurent, ne peuvent s'expliquer que par référence à la<br />

situation de "écrivain dans son temps et, plus largement, par référence au contexte socioculturel<br />

de l'Afrique.<br />

Toutefois. le problème de la chronologie ne nous préoccupera pas, au plus haut point,<br />

pour deux raisons : la perspective synthétique dans laquelle nous envisageons cette<br />

littérature et notre conviction que, lorsque l'on considère, en détail, la littérature africaine<br />

de langue française, une division quelconque selon des ères historiques devient difficile à<br />

soutenir.<br />

On divise généralement la littérature africaine de langue française en trois périodes :<br />

la première étape va jusqu'au lendemain de la guerre; la seconde couvre l'époque qui s'étend<br />

de la fin des hostilités à 1960 ; la troisième phase, actuelle, prend son origine à cette même<br />

date.<br />

La première correspond à la période qui va du début de la prise de conscience<br />

des<br />

intellectuels négro-africains dans les années 30, à l'amorce des mouvements nationalistes en<br />

Afrique. Cette période est dominée par les problèmes culturels, c'est-à-dire ce que Léopold<br />

Sédar Senghor désigne par "expression "primauté du culture'''. L'Africain se trouve<br />

confronté à un monde qui, après "avoir nié, lui donne l'occasion de se revaloriser. Il n'y a<br />

JOlà<br />

aucune attention particulière aux problèmes de la colonisation, mais des éléments qui ne<br />

peuvent que conduire à la contestation du système en place.<br />

l '


- 6 -<br />

Ensuite, la guerre et l'évolution des esprits aidant, le culturel se trouve mis au service<br />

du politique. Les romans de cette époque témoignent de la fin de la colonisation. Dénonciation<br />

et contestation de l'ordre colonial sont les thèmes privilégiés et justifiés des<br />

romanciers qui condamnent la situation de dépendance, à travers le portrait de ses<br />

principaux représentants. Demeurant en toile de fond de "intrigue, la colonisation n'est pas<br />

.<br />

le seul thème abordé; il en existe bien d'autres et~ parmi ceux-ci, le passage de l'enfance à<br />

l'âge adulte, du village à la ville, de la société traditionnelle et rurale vers une vie modeme et<br />

urbaine, le voyage de l'Afrique vers l'Europe. Toutes ces mutations, ces "errances", ne vont<br />

pas sans certains déch irements, sans certaines ambigu j'tés profondes.<br />

La phase actuelle est marquée par le besoin du renouveau. Elle peut être considérée<br />

comme la "grande période" du jeune roman africain. Elle se trouve marquée par un<br />

événement historique. Nous voulons parler du merveilleux roman d'Ahmadou Kourouma,<br />

Les Soleils des Indépendances. Pour la première fois, en effet, un Africain adopte un ton<br />

nouveau et un style parfaitement original, créant une oeuvre qui joùe, dans la littérature<br />

africaine, le rôle de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, pour la littérature<br />

latino-américaine. Délaissant les thèmes de la seconde génération, et tout particulièrement<br />

la dénonciation de la situation de dépendance coloniale, les romanciers vont alors jeter un<br />

regard critique sur eux-mêmes et leurs concitoyens. Le ministre, l'intellectuel, l'instituteur,<br />

vont devenir les héros de ces intrigues qui témoignent d'une époque partagée entre les espoirs<br />

nés des Indépendances et les premières désillusions. La contestation des régimes en place ou<br />

des régimes voisins (les pays sont généralement réels ou imaginaires), est le thème qui hante<br />

la presque totalité de ces li~res. Les régimes dictatoriaux, avec leurs cortèges de<br />

tyranneaux sanguinaires, sont dénoncés avec force. Oppression, répression, emprisonnements,<br />

donnent lieu à des descriptions d'un réalisme cru, avec parfois l'humour comme antidote<br />

l ' ,<br />

salvatrice.


- 7 -<br />

Cependant, quand on y regarde de plus près, on se rend aisément compte que ces<br />

diverses orientations ne s'excluent pas les unes des autres. Le culturel est partout présent. Le<br />

reste n'est qu'affaire d'accentuation, de mise en valeur.<br />

Dans un premier temps, les romanciers africains s'emploient à se faire connaître et à<br />

revendiquer Une place dans ce monde que doit enfanter la renconùe de l'Europe et de<br />

l'Afrique. Ensuite, comme s'ils s'étaient lassés d'attendre qu'on les traite selon leurs<br />

spécificités, au lendemain de la guerre, ils mettent en cause ce monde dont leurs aînés<br />

appelaient de tous leurs voeux l'émergence. Non seulement ils n'y croient plus, mais ils<br />

dénoncent l'injustice et l'hypocrisie du monde colonial. Ils rejettent le monde nouveau avec<br />

d'autant plus de force qu'ils se recommandent de leur culture dont ils font l'éloge.<br />

En ce qui concerne la primauté du politique, c'est-à-dire l'engagement, elle ne doit pas<br />

conduire à des distinctions tranchées d'étape dans l'évolution du roman africain. Si les<br />

oeuvres ne sont pas politiquement engagées avant 1950, elles le deviennent dans la deuxième<br />

phase et le restent aujourd'hui encore.<br />

La nationalité des auteurs étudiés ne sera pas un facteur déterminant dans l'interprétation<br />

des oeuvres, parce qu'elle ne nous paraît pas jouer un rôle suffisamment important<br />

dans le choix et le traitement des thèmes pour mériter une distinction valable entre les<br />

oeuvres d'un pays à l'autre. En revanche, la répartition très inégale des romans parmi les<br />

différents pays, permet une systématisation logique dans ce domaine. On verra que les<br />

oeuvres, qu'elles soient de tendance politique ou culturelle, reflètent des réalités qui ne sont<br />

pas fondamentalement communes à tous les pays dont ihst question dans cette étude. Il<br />

existe, en effet, plusieurs cultures africaines, plusieurs réalités africaines; il ne saurait en<br />

être autrement à l'échelle de tout un continent. Par conséquent, plus sensibles au différent<br />

1 .<br />

qu'à l'identique, au particulier Qu'ilu général, les romanciers africains vont s'efforcer de<br />

traiter la diversité des cultures et des réalités.


- 8 -<br />

Une dernière remarque : la réalité africaine que nous allons considérer couvre une<br />

vaste surface ; c'est la partie du continent africain située au Sud du Sahara, ce que "on<br />

appelle communément l'Afrique noire. Le Sahara n'est pas une limite arbitraire: il marque<br />

la frontière entre deux mondes culturels. Bien sûr, ces deux mondes ne sont pas étrangers<br />

,<br />

l'un à l'autre; par les pistes caravanières, ils entretinrent des relations suivies pendant<br />

plusieurs siècles et ils s'influencèrent mutuellement. cependant, il y a entre les différentes<br />

contrées de "Afrique noire des affinités culturelles plus nombreuses, plus profondes, plus<br />

significatives qu'entre celles-ci et les régions d'Afrique méditerranéenne. C'est sur ces<br />

fondements révélés par une analyse comparative<br />

que l'on peut affirmer l'existence d'une<br />

communauté .culturelle, d'une africanité. Il est vrai que dans l'Afrique d'aujourd'hui,<br />

indépendante et accédant à "ère industrielle, les différences culturelles entre le Nord<br />

méditerranéen et les vastes régions centrales s'estompent, mais il n'en a pas toujours été ainsi.<br />

Nous ne pouvons négliger le poids du passé. Léopold Sédar Senghor qui fut dans les années<br />

1932 - 1934, un des inventeurs de la Négritude avec Aimé Césaire et Léon Gontran Damas,<br />

entendait celle·d comme l'ensemble des valeurs culturelles des populations noires.<br />

Une<br />

trentaine d'années plus tard, Senghor pense que ces valeurs de la Négritude sont<br />

complémentaires de celles du monde arabe. Complémentarité et divergence supposent<br />

justement une dualité au point de départ.<br />

Il aurait été souhaitable pour nous de ne pas opérer cette coupure; mais notre choix<br />

s'impose, non seulement parce que nous ne voudrions pas trop embrasser à la fois, mais<br />

aussi et surtout, parce que la culture arabe nous échappe, et que, ce faisant, nous aurions<br />

sans doute jeté un point d'ombre sur notre travail. Nous pensons que les chercheurs dans le<br />

domaine de la littérature maghrébine nous compléteront.<br />

J '. ~ , ,


- 9 -<br />

Mais quelles raisons nous ont poussé à choisir de traiter les "aspects du réalisme dans<br />

le roman africain de langue française" de 1950 à 1970 7 Le choix (1) de ces deux limites<br />

dans le temps a, en effet, de quoi surprendre le lecteur ; il convient donc de nous<br />

en expliquer.<br />

Avant 1950, des oeuvres romanesques africaines (2) paraissent, comme nous le faisions<br />

remarquer plus haut. Elles témoignent toutes, sans exception, de la sensibilité d'une époque,<br />

qu'il s'agisse de vanter les mérites de la "Mère Patrie", d'évoquer les vertus traditionnelles<br />

et la vie africaine, ou d'amorcer une dénonciation du processus colonial. Toutefois, comme<br />

le remarque fort bien Bernard Mouralis :<br />

"A l'encontre de ce qui nous paraÎt aujourd'hui évident<br />

parce que nous bénéficions d'un recul historique, cette<br />

production romanesque, malgré l'attrait qu'exerce visiblement<br />

sur les écrivains un tel mode d'expression, n'est pas<br />

encore considérée en ce début des années cinquante<br />

comme un phénomène spécifique, susceptible de devenir<br />

à plus ou moins long terme l'un des moyens par lesquels va<br />

se manisfester toute une part de la créativité littéraire de<br />

l'Afrique noire actuelle...<br />

(1) - Partiel. partial, notre choix l'est sans doute... Comment pourrait-il en être autrement 7<br />

Il s'agit d'un choix et comme tel, il a pour règle l'arbitraire, la subjectivité et pour<br />

corollaires l'oubli, l'erreur, l'injustice.<br />

(2)- Il s'agit de Bakary Diallo, force-Bonté, Rieder et Cie, 1926; Félix Couchora, L'esclave,<br />

la Dépéche Africaine, 1929 ; Ousmane Socé, Karim, les Nouvelles Editions Latines,<br />

1935 ; Paul Hazoumé, Doguicimi, MaisontlV.1.LW!./larose, 1938 ; Paul Loumani-<br />

J " "<br />

Tshibamba, Ngando, PrésencèAfricaine, 1948.<br />

...


- 10 -<br />

De ItJ tJ penser que le genre romanesque est inexistant et<br />

qu'il ne commence , tJ se manifester que sensiblement après<br />

les premières réalisations de la poésie de la Négritude, il<br />

n'y avait qu'un pas" (1 J.<br />

Ces pionniers du roman africain ne semble~t pas se douter des véritables implications<br />

des souffrances et des drames que le culturel suscite tant au niveau personnel que social.<br />

Vivant, au moment où ils écrivent leurs livres, dans un monde colonial au prestige inentamé,<br />

dont aucun signe tangible ne vient annoncer la fin prochaine, et qui leur ménage une place<br />

relativement privilégiée, leurs revendications sont modérées. Ils aspirent à se faire connaître<br />

du colonisateur et à voir reconnaître à leur groupe, celui des élites indigènes, un rôle actif<br />

au sein d'un monde colonial dont ils ne contestent pas les principes, mais les "abus". Sur<br />

ce dernier point, ils restent très en retrait des ouvrages anticolonialistes métropolitains,<br />

ceux d'un Gide ou d'un Louis Ferdinand Céline. Ils s'adressent essentiellement aux membres<br />

de leur caste qu'ils entendent éclairer, et c'est dans cette classe qu.'ils choisissent leurs<br />

personnages.<br />

Ayant reçu une formation intellectuelle du type primaire supérieur, ils se laissent<br />

volontiers pénétrer de l'influence des classiques scolaires, des ouvrages édifiants ou de la<br />

littérature exotique d'origine européenne. Cela explique que dans le souci d'une périodisation<br />

légitime, le thème du "réalisme" soit abordé plus particulièrement en relation avec les deux<br />

dernières phases du roman, c'est-à·dire à une époque où les contradictions et les tensions se<br />

conjuguent pour conférer à ce thème sa plus grande charge dramatique et le rendre on ne<br />

peut plus significatif.<br />

J ' . •<br />

(1)- Bernard Mouralis, L'oeuvre de Mongo Séti, Edit. Saint·Paul, 1981, p. 3·4.


- 11 -<br />

En effet, de 1950 à 1960, la plupart des romans ont pour auteurs des hommes jeunes,<br />

ayant séjourné en Europe et reçu une éducation universitaire -<br />

Mongo Béti, Ferdinand<br />

Oyono sont encore étudiants à Paris lorsque paraissent leurs premières oeuvres. La lutte<br />

anticoloniale est à son apogée, et la majorité des romanciers y participent avec ardeur. Mis à<br />

part quelques auxiliaires directs de la colonisation, la société noire apparaît comme une<br />

masse homogène dans son opposition au monde blanc, les clivages sociaux qui la divisent,<br />

s'estompent, et les transformations qui s'y opèrent, oeuvre de la colonisation, sont<br />

présentées sous un jour néfaste.<br />

Jeunes intellectuels, les romanciers de cette période sont au moins aussi sensibles à<br />

l'humiliation infligée par le caractère ségrégatif de la société coloniale .qu'à la misère<br />

économique, d'où, sans doute, les caricatures tendant à peindre les coloniaux sous<br />

des<br />

couleurs grotesques, afin de ruiner leur prétendue supériorité. Bénéficiant d'une culture<br />

littéraire plus étendue que leurs devanciers, ces jeunes auteurs ne subissent plus d'influences<br />

européennes qu'à travers une véritable "innutrition" qui n'altère en rien le caractère<br />

personnel de leur style<br />

: ironie voltairienne de Mongo Béti, accents céliniens chez Ferdinand<br />

Oyono, structure picaresque chère à ces deux romanciers.<br />

Nous nous sommes donc limité à l'examen d'oeuvres appartenant à ce que l'on serait<br />

tenté d'appeler "l'âge classique du roman africain", période au cours de laquelle le romancier<br />

cherche à rendre compte de la rupture fondamentale qu'instaure le fait colonial dans<br />

l'univers africain. Mais il est évident qu'une telle étude, pour être complète, devrait se prolon·<br />

ger par l'examen d'oeuvres plus récentes. Aussi la décennie 1960 - 1970 a-t-elle retenu notre<br />

attention.


- 12 -<br />

En effet, l'année 1960 symbolise à la fois la fin d'une époque, celle de la situation de<br />

dépendance coloniale (1) et le début d'une ère nouvelle, celle des espoirs nés après la fin<br />

du système colonial. Le bilan, qui tourne facilement au procès du contenu des<br />

Indèpendances sera surtout l'oeuvre de nouveaux venus. Alors que Yambo Ouologuem<br />

s'en prend avec brio aux grands "mythes mobilisateurs" de la période de la lutte, dans<br />

laquelle il voit la source d'illusions néfastes : mythe de l'Unité africaine, mythe d'une<br />

société traditionnelle fraternelle et sans antagonisme de classes, mythe d'une Afrique<br />

précoloniale idyllique, Ahmadou Kourouma s'attaque aux moeurs des classes politiques des<br />

nouvelles nations africaines. Et ce sont toutes ces contradictions qui posent le vrai problème<br />

du réalisme.<br />

Une autre remarque d'ordre historique milite en faveur de notre choix<br />

certains<br />

romanciers, parmi les plus remarquables, n'ont publié qu'un seul roman. Phénomène curieux,<br />

mais assez fréquent pour qu'il mérite d'être relevé. C'est le cas de Cheikh Hamidou Kane,<br />

d'Ahmadou Kourouma et de Yambo Ouologuem. Pour ces auteurs comme pour d'autres plus<br />

féconds au début de leur carrière (Ferdinand Oyono) et qui cessent de publier ensuite, le<br />

silence est d'actualité. Sera-t-il définitif? Mais pour ceux qui ont continué de produire de<br />

1950 à 1970, leur vision littéraire a·t-elle subi de modification? En d'autres termes, dans le<br />

cas où ils se seraient emparés des mêmes thèmes, en ont-ils su relever des aspects inédits, pour<br />

leur donner une conception nouvelle et originale distincte de celle de la période coloniale?<br />

Enfin, notre choix de la période 1950 - 1970 est basé sur la seule nécessité de limiter<br />

notre champ de recherche au profit de la profondeur. Le~limites de notre compétence ont<br />

fait le reste.<br />

, '. ~<br />

(11- Par "situation de dépendance' coloniale". nous entendons un système contraiqnant de<br />

caractère à la fois Juridique, économique et icJéolo~jique.


1 '. ,<br />

INTRODUCTION


- 14 -<br />

Dans son remarquable ouvrage intitulé Individu et collectivité dans le roman négro·<br />

africain d'expression française (1), Bernard MOURALlS, se demandait s'il était possible, au<br />

stade actuel de la recherche, d'envisager une sociologie du roman négro-africain. Il indiquait<br />

alors les voies et moyens destinés à montrer ce que pourrait apporter une approche<br />

sociologique à l'oeuvre romanesque africaine, estimant que l'examen de celle-ci, essentiel·<br />

lement centré sur le plan thématique, ne suffisait pas à rendre compte de tous les aspects de<br />

la réalité négro-africaine. C'est justement ce vide qu'était venu combler le livre de S. Anozié,<br />

Sociologie du roman africain (2). Fondant son analyse sur la méthode structurale, Anozié<br />

s'attache à définir les tendances fondamentales de ce courant romanesque de 1947 à 1967,<br />

en distinguant trois types de romans, d'où découlent trois modèles de héros. Au premier<br />

type, se rapportent des oeuvres qui ont pour cadre la communauté villageoise dont<br />

Things Fall Apart (3) de Chinua Achebe, est un bon exemple. Les personnages de ces romans<br />

sont fortement intégrés à la société africaine traditionnelle. Dans le second type romanesque,<br />

l'accent se déplace de "interprétation du décor socio-i:ulturel vers l'analyse psychologique<br />

du personnage central. Sous les coups de boutoir du modernisme, la société traditionnelle<br />

se dégrade et l'individu condamné à se replier sur des valeurs inauthentiques, devient un<br />

être incohérent et aliéné. A ces deux premiers types de romans, s'oppose un troisième dont<br />

le héros, rebelle, rejette absolument la société traditionnelle. Assez représentatifs de ce type,<br />

(1) - Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expression<br />

française, Abidjan, Annales de l'Université d'Abidjan. série D, Lettres, tome 2, 1969.<br />

(2) - Sunday O. Anozié, Sociologie du roman africain, Paris, Aubier-Montaigne, 1970.<br />

(3) - Chinua Achebe, Things Fall Apart, London, Heinemann, 1956.<br />

l' , .


- 15 -<br />

les personnages de Ferdinand Oyono, Mongo Béti et Sembène Ousmane, sont des jeunes gens<br />

en colère qui refusent, en bloc, les Blancs comme les vieux. Nouveaux Rastignacs, fascinés<br />

par l'univers mythique des capitales africaines occidentalisées, synonyme de vie facile et de<br />

liberté, ils ne tardent pas à découvrir, avec amertume, l'écart entre leurs rêves de conquête<br />

et la réalité.<br />

Cependant, quel<br />

.<br />

qUe soit l'intérêt de ces études, faute d'une réflexion théorique<br />

préalable qui aurait dû porter notamment sur les problèmes du réalisme, elles se sont engagées<br />

dans la seule voie d'une sociologie de la littérature africaine (1). Elles ne nous indiquent pas,<br />

de manière précise, comment les romanciers africains conçoivent la réalité qu'ils se proposent<br />

de décrire, comment ils la traitent, comment ils y parviennent. C'est dans cette optique que<br />

s'inscrit surtout la présente étude.<br />

Déterminée par l'infrastructure, la littérature, on le sait, fait partie de la superstructure<br />

d'une société donnée, au même titre que les idéologies politiques, religieuses ou philosophi·<br />

ques. Dans cette perspective, les problèmes du réalisme ne peuvent se concevoir qu'en<br />

fonction de ces structures constitutives de toute société. Posé au niveau de la littérature<br />

dite africaine, le problème devient délicat pour le critique prudent et soucieux qui cherche<br />

à se frayer lui·même un chemin. L'écrivain africain, en effet, est un homme qui participe<br />

de deux civilisations. Cet état le soumet à deux cultures, c'est·à·dire à deux visions du<br />

monde : la culture africaine dans laquelle il est né, mais dont il commence à oublier les<br />

aspects fondamentaux et la culture occidentale qui ne cesse de s'accroître et de se développer<br />

en lui. Certes, il n'y a pas que l'Afrique à être confrontée au problème de l'adaptation à la<br />

civilisation moderne. Les transformations scientifiques et techniques affectent la vie de tous<br />

les hommes. En avançant vers la civilisation technicienne, les hommes de toutes les sociétés<br />

(1) - Ce qui ne signifie nullement que nous rejetons, de façon systématique, l'approche<br />

sociologique qui, par ailleurs, sera utilisée au cours de ce travail.


,<br />

- 16 -<br />

Courent des risques nouveaux d'aliénation et de dépersonnalisation. Dans les transformations<br />

scientifiques et techniques, les faits devancent toujours les comportements individuels et les<br />

organisations sociales qui devraient y correspondre. Pourtant, ce décalage est moins<br />

important pour les Occidentaux qu'il ne l'est pour les Africains qui sont obligés de faire<br />

face, sans préparation spirituelle sùffisante, à une sorte d'agression technique venant de<br />

l'extérieur. C'est le sens profond des paroles du Chevalier dans L'aventure ambiguë<br />

de<br />

Cheikh Hamidou Kane :<br />

"L'Occident est possédé et le monde s'occidentalise. Loin<br />

.que les hommes résistent, le temps qu'il faut, àla folie de<br />

l'Occident, loin qu'ils se dérobent au délire d'occidentalisation,<br />

le temps qu'il faut, pour trier et choisir, assimiler<br />

ou rejeter, on les voit au contraire, sous toutes les latitudes,<br />

trembler de convoitise, puis se métamorphoser en<br />

l'espace d'une génération, sous l'action de ce nouveau<br />

mal des ardents que l'Occident répand" (1 J.<br />

Le monde colonisé reçoit les apports de la technique occidentale et se voit obligé de<br />

les accorder à une phase de son développement politique et économique qui y correspond<br />

peu, et surtout, de les assimiler à un système de valeurs qui<br />

sont souvent incompatibles.<br />

(1)- Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, Paris, JuÎliard, 1961, p. 81 - 82.<br />

1 .


- 17 -<br />

Les Africains vivent le contact des cultures avec d'autant plus d'anxiété que le<br />

problème pour eux est lié à un passé de dépendance politique, à un présent de dépendance<br />

économique et à un avenir incertain, quant au succès de leur complète émancipation. Les<br />

Africains vivent la modernisation et l'acculturation qui "accompagne, sous le signe d'une<br />

décolonisation continue. Comme le soulignait Léopold Sédar Senghor<br />

"L'Histoire nous avait; depuis la Renaissance, mis en<br />

contact avec les Blancs européens. Mais ce contact avait<br />

été de conquête. 1/ n'avait pas été libre. 1/ n'était pas basé<br />

sur l'échange, mais sur la domination, pour le moins sur<br />

l'assimilation. /1 n'y avait pas de coopération .. c'était le<br />

conflit : conflit de pot de fer, dont /'issue ne faisait<br />

point de doute" (1).<br />

Bien plus, l'écart entre la tradition et le modernisme est ressenti non seulement dans<br />

le domaine des techniques, mais aussi dans l'ordre des valeurs. Etant donné que la<br />

confrontation des cultures traditionnelles africaines avec les formes de la culture occidentale,<br />

s'est déroulée dans le contexte malsain de la colonisation, le problème posé à l'Africain<br />

est davantage celui de "déculturation" que d'acculturation (2).<br />

(1) - L. S. Senghor, Pierre Teilhard de Chardin et la politique africaine, Paris, Seuil, 1962,<br />

p.21.<br />

(2) - L'acculturation provient de la rencontre de plusieurs cultures, le plus souvent de deux.<br />

dans l'expérience vécue d'un même individu. Il s'agit de cultures qui se reconnaissent<br />

mutuellement, la complémentarité l'emporte sur le conflit. S'il s'agit de cultures qui<br />

ne sont pas en situation de reconnaissance réciproque, il en résulte un conflit pero<br />

manent, insurmontjlble. .


- 18 -<br />

Partant de ce point de vue, on ne peut, chez Un écrivain noir, poser le problème du<br />

réel dans les mêmes termes que chez son homologue occidental ; car si l'écrivain africain<br />

emprunte à "Occident les techniques de l'art et I~<br />

grille de la vision cartésienne du monde,<br />

et ce, à cause de sa position ambivalente, ce qu'il exprime, c'est la réalité inhérente à<br />

l'Afrique. Même si "on s'accorde à reconnaître que le modèle de développement est celui<br />

du type occidental qui s'applique à nos pays, "univers technologique, les mentalités, les<br />

comportements et les moeurs entre les deux communautés, bref, les deux sociétés, sont<br />

bien loin d'être comparables. Or, la réalité qu'exprime une littérature est largement tributaire<br />

de "univers technologique, des mentalités, des moeurs et des comportements de la<br />

société au sein de laquelle elle a vu le jour.<br />

Quelle est donc la réalité que l'écrivain noir peut décrire depuis l'époque de la<br />

situation de dépendance coloniale jusqu'à nos jours? C'est celle d'une société d'hommes<br />

transformés par un apport extérieur. La réalité des sociétés africaines se présente, dès lors,<br />

comme une réalité hybride. Pour l'exprimer, "auteur ne peut adopter intégralement la vision<br />

occidentale du réalisme, ni celle, purement africaine. Ces deux voies sont susceptibles de<br />

conduire à un échec, faute d'avoir pris en considération "incidence de l'Occident sur<br />

l'Afrique. Le devoir qui incombre à l'écrivain africain, c'est de représenter la réalité africaine,<br />

telle qu'elle apparaît, modifiée par l'apport occidental. Il y a des lois qui président à cette<br />

...<br />

représentation, et ce sont ces lois qu'il faut rigoureusement dégager pour espérer atteindre<br />

le réel que les auteurs africains décrivent.<br />

1 .


- 19 -<br />

Mais à ce propos, qu'est-ee que les critiques ont fait 7 Qu'ont-ils élaboré 7 Qu'ont-ils<br />

proposé 7 C'est ici que se pose un autre problème, celui de la conceptualisation. D'une<br />

manière générale, en effet, tout le monde parle de "réalisme", quand il s'agit de la littérature<br />

africaine; mais on ne s'occupe guère du concept au niveau des termes utilisés. C'est tout<br />

simplement parce que les écrivains noirs n'ont pas encore bâti de théories de la littérature en<br />

tant que systématisation d'une forme d'art.<br />

Au siècle de Balzac et de Zola, on savait ce qu'était le réalisme en tant que doctirne<br />

littéraire. Il consistait à présenter des descriptions détaillées et objectives des faits sociaux.<br />

Certaines de ces descriptions sont restées légendaires : Balzac nous lasse avec de longues<br />

descriptions, notamment, au début du Père Goriot ou d'Eugénie Grandet. Le naturalisme,<br />

c'est-à-dire le réalisme poussé au maximum, prétendait, quant à lui, expérimenter le corps<br />

humain comme le vitriol en chimie.<br />

Au XtXe siècle, on savait avant de se livrer à une description, comment il fallait<br />

procéder ; et parler du réalisme ou du naturalisme, revenait à justifier la théorie dans<br />

l'oeuvre. On connait, du reste, les principales conceptions du réalisme, et ce, sur un plan<br />

théorique savamment élaboré. Ge.orges Blin dans Stendhal et les problèmes du' roman,<br />

,..<br />

résume ainsi les conceptions des écoles françaises sur le réalisme<br />

, '


- 20 -<br />

"Pour sa<br />

part le mot "réalisme", si on le dispense de<br />

fournir plus qu'une direction, en indique une à un degré<br />

de clarté suffisant ..<br />

chacun comprend que réaliste est le<br />

romancier qui prétend rendre compte du monde "tel qu'il<br />

•<br />

est", qui travaille sur observation directe et rabaisse<br />

jusqu'à l'éteindre la flamme de son imagination, qui<br />

s'absente de son oeuvre et se recommande d'une<br />

implacable objectivité, qui fait la part la plus large à<br />

l'histoire· et au document, qUl~<br />

rivalisant avec le savant<br />

et le<br />

photographe, privilégie. la description du monde<br />

extérieur, ou encore, s'il se professe "naturaliste",<br />

établit, plus précisément, une causalité sans rupture du<br />

dehors au dedans de l'homme, régit l'individu tant par<br />

l'hérédité que par le groupe, voire réalise dans le<br />

roman - où tout est pourtant de bout en bout<br />

"hypothèse", et même la soi-disant vérification par les<br />

faits - une comédie, assez plaisamment circulaire, de<br />

l'expérimentation" (1 J.<br />

Quant à l'Afrique, répétons·le encore une fois, elle ne possède, ni écoles littéraires,<br />

ni théories critiques, à la manière de l'Occident. Nuançons toutefois notre propos sur<br />

l'inexistence d'écoles littéraires négro-africaines. Si, en effet, nous remontons au début de<br />

-- ---.._--_.- _.--_..--- _._----._-_.. -_...-_._-_..- .._--... ---_.._-..-------------- --..-.---""'---_._--._.- _. ----.._.- _. ----.-._-._--.-._--_.-<br />

(1) - Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, Paris, J. Corti, p. 15 - 16.


- 21 -<br />

la littérature nègre, nous pouvons considérer le mouvement de la Négritude (1) comme une<br />

"école littéraire". Nous connaissons ses trois fondateurs : Léopold Sédar Senghor, Aimé<br />

Césaire, Léon Gontran Damas. Nous ne reviendrons pas sur les précurseurs américains. Nous<br />

connaissons également les principaux objectifs que cette école s'est fixé : le retour aux<br />

sources traditionnelles, 'Ia revalorisation de l'homme noir, le combat contre la domination<br />

,<br />

de l'homme blanc, la recherche d'une voie africai~e de développement. Sans reprendre en<br />

détail un débat qui a fait couler beaucoup d'encre, il nous semble cependant nécessaire<br />

d'en examiner quelques aspects, parce que les prises de position qu'à suscitées et continue<br />

de susciter ce "mouvement littéraire négro-africain", ressemblent, sur bien des points, à celles<br />

di rigées contre le réalisme au X1Xe siècle.<br />

Les reproches les plus sévères viennent généralement des critiques africains de langue<br />

anglaise. Selon Mphahlele, l'évocation de l'innocence et du sens communautaire de l'Afrique,<br />

ne sont que des rêves d'idéaliste, des illusions verbales :<br />

"An image of Africa that only glorifies our ancestors and<br />

celebrates our purity and innocence is an image of<br />

continent Iying in state" (2).<br />

(1) - L'analyse de ce mouvement ou du concept qui le sous-tend n'est pas notre propos dans<br />

cette mise en place. Elle a fait l'objet de nombreuses études par Lilyan Kesteloot, Les<br />

écrivains noirs de langue française : naissance d'UCle littérature, Bruxelles, Institut<br />

Solvay, 1963 ; Georges Nf/al, Aimé Césaire, Un homme à la recherche d'une patrie,<br />

Dakar - Abidjan, N.E.A. . 1975; Stanislas Adotévi, Négritude ou Négrologues, Paris.<br />

U.G.E., 1972 ; Iyay Kimoni. Destin de la littéature négro·africaine oU problématique<br />

l<br />

'. _<br />

d'une culture, Sherbrooke, Nààman, 1975.<br />

(2) - Ezekiel Mphahlele, The African Image, London, Faber and Faber, 1962, p. 21.


- 22 -<br />

Lewis Nkossi va encore plus loin devant le sentiment de dégoût qu'il ressent pour ce<br />

qu'il nomme "gesticulating rhetoric" :<br />

"When their writing occasionally becomes more personal,<br />

such writers can be masters of evocative, picturesque<br />

imagery. For example, Senghor's tender poem "Black<br />

Woman" and some passages in his long poem "New- York",<br />

achieve tremendous Iyrical power. However, Senghor's<br />

picture of American Negro soldiers during Wor/d War 1/ -<br />

as God's avenging angels wreaking havoc on decadent<br />

Europe - is not only lush and embarrasingly sentimental<br />

but downright silly"(1J.<br />

Intervenant à son tour devant les assises du Festival Panafricain d'Alger, Henri Lopès<br />

déclare que le danger le plus grave que présente la Négritude, c'est qu'elle constitue pour<br />

les écrivains noirs, une force inhibitrice. Si elle ne pousse pas à la gratuité folklorique, elle<br />

conduit à un conformisme de style et de contenu préjudiciable à la vitalité culturelle :<br />

"Dans leur phobie de ne pas pouvoir dire autrement que<br />

l'Européen ou l'Asiatique, ils usent leurs forces à cultiver<br />

une différence convenue, alors qu'il suffirait d'ôter l'écran<br />

de la race pour libérer leur tempérame.nt d'écrivain... Il est<br />

grand temps que l'art africain se débarrasse de certaines<br />

idées qui engendrent et entretiennent une conception<br />

essentialiste et statique de la culture" (2J.<br />

L'écrivain négro-africain de langue française, soutiennent encore les critiques, agit<br />

...<br />

trop par réflexe conditionné, en voulant être la contre-image de celle que le Blanc se fait<br />

du Noir:<br />

1 .<br />

(1) - Lewis Nkossi, "African Literature", Africa Report, décembre, 1962, p. 31.<br />

(2) - Cité par Bernard Mouralis, Revue des Sciences Humaines, juillet-septembre, 1971,<br />

p.464.


- 23 -<br />

"Et dans la mesure où il n'arrive pas à se libérer de toute<br />

emprise, de cette hypothèque, le mouvement poétique<br />

négro-africain ressemblerait fort à une tempête dans un<br />

verre d'eau" (1).<br />

On accuse, enfin, les tenants de, la Négritude d'être des réactionnaires. Les valeurs de<br />

la Négritude, selon les critiques, sont un produit des infrastructures arriérées. En voulant<br />

donc promouvoir la Négritude, on ne fait qu'empêcher l'Afrique de s'insérer dans le<br />

mouvement général du monde moderne :<br />

"II faut la (Négritude) liquider car c'est une compromission<br />

avec l'impérialisme et le néo·colonialisme... Il faut<br />

désormais poser nos problèmes au niveau de l'exploitation<br />

pour que les Noirs fassent le saut et passent au Socialisme<br />

authentique... L'essentiel est que le peuple noir se mette<br />

en mouvement" (2).<br />

Et Boukman de renchérir encore sur ce sujet<br />

(1)- Mustapha Bal, "L'homme noir dans la poésie", in Pensée, nO 103, mai-ju in, 1962, p. 25.<br />

(2) - Interview de S. Adotévi! recueillie par René Depestre, Benedetti et Timossi, in<br />

L'Afrique Littéraire et Artistique, nO 7, octobre 1969, p. 28.<br />

1 .


- 24 -<br />

"Dites-moi, que devient la<br />

Négritude quand un Nègre<br />

opprime un Nègre ? Où est la Négritude quand Tshombé,<br />

directement ou non, fait assassiner Lumumba ? Quand<br />

Duvalier à Haïti s'en sert pour plonger le peuple dans<br />

l'ignorance et l'obscurantisme ? A 'j'inverse, à Cuba le<br />

problème n'existe plus : le Socialisme a fondu les<br />

Cubains dans un même creuset. La seule distinction<br />

qui subsiste, c'est entre les Cubains révolutionnaires et<br />

les Cubains anti-révolutionnaires. La couleur n'a plus<br />

rien à voir là-dedans" (1J.<br />

Telles sont quelques-unes des critiques les plus sévères portées contre le "mouvement<br />

poétique négro-africain". Mais s'il est vrai que certains écrivains de la Négritude se révèlent<br />

politiquement néo-colonialistes, on aura tort de qualifier la Négritude, en tant que telle,<br />

de doctrine néo-colonialiste. Plusieurs critiques oublient souvent que le rôle de l'écrivain<br />

n'est pas de se transformer en agitateur politique, en pamphlétaire virulent ou en<br />

propagandiste de tel ou tel credo révolutionnaire. On ferait moins de tort à la Négritude,<br />

en la considérant, avant tout, comme un mouvement culturel et littéraire qui prend, par la<br />

for cR. des choses, des ramifications politiques.<br />

...<br />

(1) - Daniel Boukman, Interview dans L'Afrique Uttéraire et ArtÎstique, op. cit., p. 28.<br />

/ '


- 25 -<br />

Hormis donc "le mouvement poétique négro-africain" dont nous venons de rappeler<br />

les objectifs,puis de résumer les attaques qu'.tt a subies, nous disons que la vision africaine<br />

de la critique n'existe pas. On trouve, il est vrai, des critiques qui s'intéressent à la littérature<br />

africaine, mais, nulle part, chez eux, on ne voit l'esquisse d'une théorie critique. Cela nous<br />

paraît fondamental,<br />

parce qu'une théorie critiql..l,e africaine nous permettrait, comme le<br />

souligne, à juste titre, Roger Fayolle :<br />

"De définir des concepts et proposer des critères d'appréciation<br />

qui ne soient plus conformes aux modèles élaborés<br />

au bord de la Seine, mais qui soient fidèles à la<br />

tradition africaine" (1 J.<br />

Et le critique de poursuivre :<br />

"La chance de la littérature africaine d'écriture française<br />

serait de pouvoir échapper à ce circuit de la consommation<br />

universitaire. L'Université française la cantonne dans des<br />

secteurs très marginaux et les étudiants africains bien<br />

obligés de chercher la consécration de leur savoir dans<br />

leur "langue de culture", en font l'obiet d'un discours<br />

trop souvent mimétique et déià redondant : combien<br />

d'enquêtes "thématiques" ou "goldmaniennes" ou<br />

"barthésiennes" ou "socio-eritiques" ou "sémiologiques"<br />

sur une production littéraire dont on ne peut que<br />

s'inquiéter qu'elle puisse nourrir un tel poids de com·<br />

mentaires sans périr d'étouffement. A moins que<br />

l'ingénieux fabricateur de romans, bien convaincu que<br />

son lecteur n'est pas l'Africain dont il parle, mais<br />

(1) - Roger Fayolle, "Quelle critique africaine ?", in Présence Africaine 13è trimestre 1982),<br />

nO 123, 1982, p. 107.


- 26 -<br />

l'apprenti sémiologue à l'affût d'une chaire professorale,<br />

ne s'amuse désormais à confectionner sur mesure le<br />

savant bibelot attendu par son exégète l'Peut-on rêver<br />

d'échapper à un tel jeu de miroirs, à ce mortel face à<br />

face<br />

? Peut-on rêver qu'un jour un très grand nombre<br />

d'Africains puissent simplement pren(Jre plaisir à lire les<br />

oeuvres que Ferdinand .Oyono, Mongo Séti, Sembène<br />

Ousmane, Ahmadou Kourouma, etc..., ont bien évidemment<br />

écrit en pensant à eux? J'avoue ne pas savoir<br />

comment ce rêve pourrait devenir un jour réalité" (7J.<br />

Ces ProlWs renforcent notre conviction que si le critique africain veut réellement<br />

ouvrir des voies au progrès des études littéraires, il devrait d'abord essayer de savoir comment<br />

le producteur de l'oeuvre, par l'acte de<br />

l'écriture, traite les éléments pris à la société, car la<br />

façon dont chaque auteur traite le réalisme, peut être riche d'enseignements. On peut alors<br />

établir des affinités de points de vue, mais aussi des différences. Le grand romancier<br />

africain Mongo Séti, invité à donner son point de vue sur les problèmes du réalisme, eut à<br />

répondre de la manÎère suivante :<br />

(1) - Roger Fayolle, "Quelle critique africaine" 7, op. cÎt., p. 107 - 108.<br />

,..


- 27 -<br />

"Alors là, ie vais vous faire des réponses un tout petit peu<br />

classiques. Il est bien évident que le grand problème qui se<br />

pose avant de faire de grandes théories, c'est que, quand<br />

quelqu'un se met à écrire, il a une exigence impérieuse<br />

qui est la suivante : il faut intéresser, il faut retenir le<br />

lecteur. On peut le retenir de plusieurs., façons. On peut le<br />

retenir en le choquant ,. o~<br />

peut le retenir en le flattant;<br />

mais l'exigence élémentaire, indispensable, est une exigence<br />

que rappellerais dramatique. C'est ce qu'on appelle,<br />

en d'autres termes, le suspence, c'est-à-dire qu'il faut que<br />

le lecteur se demande absolument ce qui va se passer par la<br />

suite; autrement dit, et là, nous allons avoir le problème<br />

de' la<br />

différence entre la vie réelle et le roman, il ya<br />

quelque chose d'anormal qui n'existe pas dans la<br />

réelle<br />

: c'est la durée. Ce qu'on appelle la durée dans la<br />

vie réelle, est une durée monotone et plate, dans laquelle<br />

les temps forts sont rares.<br />

vie<br />

Les grands événements sont<br />

rares dans notre vie en réalité; notre vie quotidienne est<br />

faite de routine; ie vais aller chercher ma petite fille à<br />

16 heures, ie vais tout iuste aller acheter du beefsteak<br />

pour faire un repas; c'est la vie, en somme, ça 1 Tandis<br />

que dans le roman, on est obligé d'éliminer le plus<br />

possible les temps faibles, pour faire du roman constitué,<br />

non pas essentiellement, en partie, des temps forts, c'està-dire<br />

d'événements frappants, plus ou moins, en créant<br />

des situations qui sont grosses, des événements frappants<br />

qui sont explosifs; donc il ya déià ça, et dans mes romans<br />

bien sûr, ie crois qufl ie suis soucieux de créer touiours la<br />

plus grande tension possible, sans sombrer dans la violence<br />

tragique, comme chez les Américains, dans les "Thrillers".<br />

1 .


- 28 -<br />

J'étais un grand lecteur des "Thrillers". /1<br />

faut que ie<br />

revienne là·dessus... donc déià entre le roman et la réalité,<br />

il y a cette grande différence qui fait que le romancier, et<br />

c'est mon cas, essaie d'éliminer toute la monotonie<br />

habituelle de notre vie, pour commencer par une vie, une<br />

trame, une action trépignante composée de temps forts..<br />

Bon, et puis alors au point de vue des personnages aussi<br />

et dont la vie nous offre l'image de personnages falots et<br />

ordinaires, autant il faut trier tout cela, pour ne garder<br />

que des personnages significatifs, soit des personnages<br />

représentatifs d'une catégorie, c'est·à-dire des types, soit<br />

des personnages prophétiques, bref, le roman est peuplé<br />

d'une humanité assez différente de l'humanité habituelle.<br />

Troisième point qui font que le roman se distingue de la<br />

vie, c'est qu'il peut donner un sens aux événements qu'on<br />

raconte ; on peut lui donner un sens prophétique, par<br />

exemple, on peut faire en sorte que la vie d'une ieune<br />

femme soit symbolique de la<br />

vie du groupe et puis de<br />

sa politique ; c'est ça que (ai essayé de faire dans<br />

Perpétue, par exemple" (1J.<br />

Deux aspects importans de cette théorie de la technique du réalisme de Mongo Séti<br />

retiennent l'attention du lecteur : le roman est un objet artistique; à ce titre, il est régi<br />

par des techniques particulières qui font que, face à la vie, à la réalité qu'il a l'ambition<br />

de représenter, il a une eXÎgence spécifique, celle de nous présenter Une vie qui n'est point<br />

Une copie, un modèle. L'adoption de ces techniques nécessite un traitement particulier de<br />

la réalité. La réalité est présentée sous une forme différente. Ces deux impératifs,<br />

(1) - 1nterview réal isée par' nous;à Rouen, le 29 juin 1976.


- 29 -<br />

se demandera-t-on, ne sont-ils pas susceptibles de menacer le réalisme, puisque l'écrivain ne<br />

respecte plus l'objectivité dans sa totalité 7 Il faut se poser également cette autre question :<br />

est-ce Un acte arbitraire, relevant du simple caprice de l'auteur du Pauvre Christ de Bomba<br />

que de restreindre ou d'amplifier la réalité dans son oeuvre narrative 7Ou bien, le fait-il, en<br />

\<br />

tenant compte de son public, et dans ce cas, ne viole-t-i! pas la réalité 7 Nous tenterons de<br />

répondre à toutes ces interrogations, en commençant par nous demander ce qu'est le<br />

réalisme.<br />

En effet, pour une plus grande intelligence du sujet, il<br />

nous faut commencer par<br />

définir le concept du réalisme, avant d'indiquer comment les divers romanciers africains<br />

l'ont exprimé à travers leurs oeuvres. Cette méthode, du reste rationnelle, présente<br />

"inconvénient majeur de donner de ce concept une définition abstraite. Notre propos<br />

consiste précisément à chercher une définition plus technique du réalisme à travers le roman<br />

africain, à trouver des caractères qui appartiennent à ce réalisme et à lui seul, et qui, de ce<br />

fait, le distinguent parfois du réalisme au sens occidental. Supposer le problème résolu, en<br />

proposant une définition a priori, eût paralysé cette recherche et lui eût donné un caractère<br />

tendancieux.<br />

Mais comme on ne peut tout de même pas discuter d'une doctrine littéraire, sans en<br />

avoir une certaine idée, on propose, de procéder au rappel des principales étapes de<br />

"évolution du concept du réalisme. Cette définition, surtout historique, permettra de voir<br />

,..<br />

ce que les grands écrivains ont convenu d'appeler le réalisme. C'est cette constatation<br />

historique qui permettra d'aborder, avec fruit, toutes les autres parties de cette étude; du<br />

moins, nous le pensons.<br />

1 .


- 30 -<br />

ORIGINES ET DEVELOPPEMENT<br />

DU<br />

CONCEPT DE REALISME<br />

•<br />

1\ Y a en histoire littéraire des notions qu'i se laissent définir clairement, parce que<br />

leurs limites chronofogiques sont précises (1 J.<br />

Il Y en a d'autres qui, par contre, sont difficiles<br />

à cerner et suscitent des complications inextricables (2).<br />

Il en existe particulièrement<br />

un dont il faut se méfier: il S'agit du mot "réalisme" (J). Ce concept vague et élastique<br />

a subi, au cours des sÎècles, des mutations importantes. Cependant, il a toujours gagné<br />

en profondeur et n'a point souffert d'interruption dans son évolution.<br />

Mais ce qui rend encore difficile la définition de ce terme,<br />

c'est que bon nombre<br />

d'écrivains pensent qU'ils sont réalistes.<br />

Si vous les qualifiez de fantaisistes ou d'idéalistes,<br />

ils sont prêts à s'insurger contre votre jugement de critique.<br />

La vérité est qu'il ne faut pas<br />

entendre le réalisme comme une théorie définie. sans ambiguïté, et qui permettrait de<br />

distinguer certains artistes des autres;<br />

c'est, au contraire, un drapeau derrière lequel se<br />

range l'immense majorité, sinon l'ensemble des écrivains. Leur bonne foi doit-elle être mise<br />

en doute 7 Certainement pas. Il faut leur faire confiance à tous, car l'objet de leur préoccupation,<br />

c'est le monde, ce qui les intéresse, c'est le monde réel. Chacun s'efforce de créer<br />

du "réel".<br />

(1) - C'est le cas des mots tels que le néo-classicisme et l'impressionnisme,<br />

(2) - Il s'agit du roman, de la R'enaissance et du maniérisme qui est un terme nouveau forgé<br />

depuis prés d'une centaine d'années et du baroque,<br />

mot pour lequel les historiens<br />

de la littérature emboîtent le pas aux historiens de l'Art.<br />

,.'. ~<br />

, ,<br />

à définir parce que leur extension est immense.<br />

Ces mots sont difficiles<br />

(JI -<br />

Nous ne traitons ici que de la notion de "réalisme" en art et en littérature.


- 31 -<br />

Mais s'ils se rangent sous une même bannière,<br />

ce n'est pas pour y mener un combat<br />

commun. C'est, au contraire, pour se déchirer entre eux. Parce que le réalisme est l'idéologie<br />

que chacun brandit contre son voisin,<br />

la qualité que chacun estime posséder pour soi<br />

seul.<br />

C'est par souci de réalisme que chaque nouvelle école littéraire voulait abattre celle<br />

qui la précédait. C'était le mot d'ordre des romantiques contre les classiques, puis des<br />

naturalistes contre les romantiques; et les surr~alistes affirmaient, eux-mêmes, à leur<br />

tour, ne s'occuper que du monde réél. Le réalisme chez les écrivains semble donc aussi<br />

bien partagé que le "bon sens", selon l'auteur du Discours de la Méthode.<br />

Une première conclusion s'impose: tous ont raison. S'il n'y a aucune entente entre<br />

les écrivains, c'est que chacun a, sur la réalité, des vues différentes, Les classiques pensaient<br />

qu'elle est c1as.sique, les romantiques, qu'elle est romantique, les surréalistes, qu'elle est<br />

surréelle, Claudel, qu'elle est de nature divine, Camus, qu'elle est absurde, les auteurs<br />

engagés, qu'elle est avant tout économique et qu'elle va vers le Socialisme. Comme on<br />

peut le constater, chacun parle du monde tel qu'il le voit, mais personne ne le voit de la<br />

même façon.<br />

Il nous parait donc nécessaire, dans une étude du genre de celle-ci, de préciser le<br />

sens (1) de ce mot, afin de prévenir toute confusion, tout malentendu et toute querelle<br />

hors de propos. Qu'entendons-nous par le terme de "réalisme"? En quoi l'emploi que<br />

nous faisons de ce mot est-il différent de celui du milieu du XIXe siècle 7<br />

(1) - Traitant de "La notion du réalisme dans l'histoire de l'enseignement de la littérature",<br />

Roger Fayolle souligne avec justesse: "II me parait donc important - dans la mesure<br />

,..<br />

même où, professionnellement, nous faisons couramment usage de ces mots, comme<br />

s'ils appartenaient à notre langue naturelle - de... chercher à préciser le sens (ou les<br />

sens) que nous donnons aux termes les plus usuels et les plus usés du vocabulaire de<br />

la critique et de "histoke litt~raire", in Phîlologica Pragensia, XXIII, 1980, p. 74.


- 32 -<br />

1 - LES SENS DU MOT "REALIsME"<br />

Le mot "réalisme" est emprunté au substantif latin res qui signifie, d'après le<br />

Dictionnaire étymologique de la langue latine d'Emout - Meillet, le bien, la propriété,<br />

la possession, ou encore, l'intérêt que "on a dans quelque chose. Ce sens est celui que nous<br />

\<br />

retrouvons dans certaines expressions juridiques ou fixées par "usage:<br />

Res familiaris<br />

Res publica<br />

le patrimoine de la famille.<br />

la propriété de l'Etat, le bien public.<br />

Dans ce sens, on peut opposer à Res publica, Res privatae qui veut dire le bien privé,<br />

le bien d'un individu. Par la suite, le mot prend le sens de l'intérêt à débattre, de l'affaire<br />

à traiter ou à discuter, spécialement en justice, puis "affaire" dans le sens vague du mot<br />

français. Res désignant des biens concrets, a pu servir à exprimer ce qui existe, la réalité.<br />

Le réalisme est,<br />

par conséquent, la représentation du monde extérieur, distincte des représentations<br />

des sujets pensants.<br />

Mais le réalisme est une tendance permanente qui s'est étendue à travers toute la<br />

littérature française, notamment, sous des formes et des appellations diverses. Même parmi<br />

ses aspects les plus clairs et les plus couramment admis,<br />

on en trouve de fort différents.<br />

Des écrivains tels que Rabelais, Régnier et Scarron, reçoivent communément l'éphithète<br />

de "réalistes", et n'ont pourtant que peu de points communs; d'autres comme Laclos,<br />

Balzac, Flaubert, eux-mêmes, appelés "réalistes", ne ressemblent à aucun des trois<br />

précédents.<br />

Il y a donc une distinction à faire entre le rl"alisme et la sÎmple aptitude à saisir<br />

la réalité et à la rendre dans l'oeuvre littéraire, aptitude qui n'appartient à aucune époque<br />

donnée, à aucune école déterminée. Dans ce sens, nous dirons qu'une oeuvre est réaliste,<br />

l ' .


- 33 -<br />

quand elle teproduit le plus fidèlement possible la réalité sans la recouvrir d'un voile pudique<br />

et à plus forte raison sans l'embellir; elle ne l'est pas, lorsqu'elle la déforme volontairement<br />

ou qu'elle représente un monde imaginaire. Mais voyons, tout d'abord, ce que le réalisme<br />

n'est pas.<br />

Il - L'IRREALISME. ET SES DIVERSES MODALITES<br />

Ce que "on oppose parfois au réalisme, c'est le romantisme. L'écrivain romantique,<br />

dit-on, ne contemple pas le réel; il vit passionnément; il exprime ses désirs, ses voeux,<br />

ses souffrances, ses joies. Chez lui, l'intelligence critique, narquoise, ne vient pas couper<br />

l'élan des sentiments.<br />

1/ s'abandonne, avec une foi naïve et primitive, aux transports de son<br />

âme.<br />

Le romantique cherche à substituer sa rêverie à la réalité qui le froisse ou dont il n'a<br />

pas cure, alors que le réaliste, même s'il souffre du contact du réel, sera attiré vers lui par<br />

une invincible curiosité.<br />

Si "on cherche des termes dont la signification intrinsèque soit moins vague que celle<br />

du romantisme, on rencontre tout de suite la fantaisie qui est un libre jeu de l'esprit. On<br />

la définit, généralement, comme une manière de corriger la réalité et un moyen de s'évader<br />

d'elle.<br />

Mais il serait faux de croire que la fantaisie coincide toujours avec une évasion hors<br />

du réel. Elle peut être le soutien même du réalisme, servir à l'orchestrer.<br />

A vrai dire,<br />

il n'y a pas de terme que l'on puisse opposer universellement à celui<br />

du réalisme, pour la raison qu'il n'y a pas un, mais plu~urs moyens d'échapper au réel.<br />

A part la fantaisie,<br />

cette créatior! d'un monde qui n'obéït pas aux lois de la nature, on peut,<br />

dans une autre direction, fuir le réel par "idéalisme. Cet idéalisme, cher aux esthéticiens,<br />

est lui-même double. C'e~t lil contemplation du beau et du bien par mépris de la laideur


.. bO<br />

- 34 -<br />

et de "imperfection. Or, dans la réalité, rien n'est parfait, et la vertu n'est pas toujours<br />

récompensée, ni la beauté sans alliage. C'est, dans Un autre sens, J'attachement au général,<br />

partant, une tendance à "abstrait par défiance de "individuel.<br />

Le meilleur antonyme serait donc le terme de romantisme qui comporte,<br />

en effet<br />

(pour s'en tenir au romantisme historique), l'içléalisme et la fantaisie. Mais, ici encore,<br />

on rencontre des difficultés. Cela provient de ce qu'il y a, au moins, un troisième moyen<br />

d'échapper à la domination du réel, le lyrisme, "caractère principal du romantisme et que<br />

notre époque ne connaÎt guère" (1), comme l'écrit Berge. Mais il est téméraire de dire<br />

que le lyrisme est toujours lié au romantisme, parce que des auteurs considérés comme<br />

antiromantiques, sont lyriques dans leurs plus belles pages. On peut tourner la difficulté<br />

en distinguant deux sortes de lyrisme : l'un a priori, l'autre a posteriori. Peut-être ce<br />

lyrisme, au temps héroïque du romantisme, était-il, comme la poésie pure dont parle<br />

l'abbé Bremond, indépendant de toute matière; il naissait par génération spontanée, étant<br />

du lyrisme pour du lyrisme,<br />

qui se manifestait à propos de tout et de rien; tandis que dans<br />

l'autre cas, il apparaît comme un enthousiame post rem.<br />

Le lyrisme de Lamartine est un bon exemple de ce bouillonnement intérieur qui<br />

prend prétexte du moindre objet pour s'épancher. Le poète des Harmonies, frappé du·<br />

contraste entre l'infini des temps et la courte durée de l'existence humaine, exprimera, à<br />

propos d'un chêne, d'une source, son inquiétude métaphysique. Dans son poème<br />

"Occident", ce lyrisme "intérieur" atteint le point suprême de perfection. Par un beau et<br />

calme coucher du soleil, en Italie, le poète est saisi de panique; il a une conscience nette<br />

,..<br />

du mobilisme universel. Mais c!ltte angoisse était en lui, ce soir-là, et ce gros soleil rouge<br />

à l'horizon, n'a été qu'une occasion, pour elle, de se libérer dans un poème:<br />

• • • ~ ._. _. ; _~_. • • • o. •. __ " " ~~__ 4<br />

__4." • ~~ ~ " ._•• _ ~ 4 __ • __•• __ ~<br />

(1) - André Berge, L'esprit de la littérature moderne, Paris, Perrin, 1930, p. 173.


- 35 -<br />

"Et les ombres, les vents, et les flots de l'abÎme,<br />

Vers cette arche de feu tout paraissait courir,<br />

Comme si la nature et tout ce qui l'anime<br />

En perdant la lumière avait craint de mourir 1<br />

La poussière du soir y volait de la terre,<br />

L'écume à blancs flocons sur la vague y flottait ;,<br />

Et mon regard long, triste, erfant, involontaire,<br />

Les suivait, et des pleurs sans chagrin s'humectait" (1 J.<br />

Les "pleurs sans chagrin" représentent bien ce genre de lyrisme libre des entraves<br />

terrestres, et qui a sa vie propre. Le lyrisme des antiromantiques, en revanche, est terriblement<br />

dépendant des êtres et des choses.<br />

En empruntant à Jean Hytier des termes dont il<br />

se sert dans sa. théorie du Plaisir poétique (2}, nous pourrions dire que le lyrisme réaliste<br />

insiste sur le "prétexte", le lyrisme romantique sur le "thème". Si au prétexte de la mer,<br />

correspond un thème de J'éternel ou de la durée, Lamartine, lorsqu'il regrette de ne pouvoir<br />

"sur l'océan des ilges jeter l'ancre un seul jour", songe plus au thème de l'éternel qu'à l'océan<br />

lui-même, à l'océan concret, à sa masse d'eau verte, salée, poissonneuse, à son rude<br />

contact.<br />

Romantisme, idéalisme, fantaisie, lyrisme: au fond tous ces termes, au cours des<br />

temps, ont été chargés de tant de significations diverses, qu'il est difficile de les fixer dans<br />

un emploi déterminé. /1 nous manque pour cela le trident de Neptune. Ces expressions,<br />

quoi que l'on fasse, empièteront toujours les unes sur les autres. La neutralisation des<br />

tendances romantique et réaliste est donc fréquente.<br />

Si en 1830, on choisissait le rêve qu'on séparait soigneusement de la vie, si en 1880,<br />

les naturalistes répudiaient le rêve au profit de la vie, un certain nombre d'écrivains,<br />

d'aujourd'hui, réconcilient les deux ennemis, et suivent le prétexte d'Alain-Fournier :<br />

-. ---~ ~-----._. . ----.".-- ---------.-+.:....- _. --.-- --:.- -- ---- -- --."---------- -_ .. -----------.--------- -.-.-- -- -------_.- - -_.- -. o. .:.._<br />

(1) - A. de Lamartine, Harmonies (Occident), Paris, Hachette, 1874, p. 135.<br />

(2) - Jean Hytier, Le plaisir poétique, Paris, P. U. F., 1923.


- 36 -<br />

"Je n'aime la merveille que lorsqu'elle est étroitement<br />

insérlle dans la réalité" fT J.<br />

Une phrase du genre de celle-ci paraît caractéristique d'une certaine attitude Iittéraire<br />

de notre époque, qui unit au romantisme la leçon de Flaubert.<br />

.<br />

Il convient donc de considérer, dans cette question de romantisme, la contradiction<br />

entre la mode et le tempérament. En 1830, les tempéraments positifs s'efforçaient vers le<br />

vague, faisaient flou. Alors que Chateaubriand et Lamartine écrivaient dans un genre qui<br />

leur convenait parfaitement,<br />

Sainte-Beuve et Constant ne faisaient qu'arborer la cocarde<br />

bleue. C'était aussi, on se le rappelle, le drame du vieux Corneille qui, en un temps où<br />

l'on faisait profession de peindre d'après nature, avait peine à se soumettre au vraisemblable,<br />

procédé dans lequel excellait Racine, le souple psychologue.<br />

Mais si le romantisme est affaire d'époque,<br />

il peut aussi bien vivre en symbiose avec<br />

le réalisme dans le même individu, grâce à un partage des facultés de l'âme, l'un régnant<br />

sur le coeur et l'autre sur l'esprit.<br />

La volonté elle-même peut échoir à l'un ou à l'autre<br />

de ces maîtres.<br />

Un tel partage explique pourquoi certains auteurs sont jugés appartenir<br />

à celle des deux tendances qui a la préférence des critiques.<br />

III - lE REALISME ET SES DIVERSES MODALITES<br />

Ce genre de littérature, dans "esprit du public, s'occupe à décrire les laideurs de<br />

J'existence, ou tend au pessimisme, ou encore s'intére~ plutôt aux êtres qui se défont,<br />

qui se laissent aller, ou, enfin: jette son dévolu sur les classes inférieures de l'humanité:<br />

la plèbe ou la pègre,<br />

les petits ouvriers ou les "durs du milieu". Mais tant de choses ne vont<br />

____.~. _. . . . . ! .: .::... J"..... •• •• __ • __ ••• • • • •• • • o. _<br />

(1) - Alain-Fournier, "Lettre à Jacques Rivière" du 1-9-1911 à propos de Wells.<br />


- 37 -<br />

pas très bien ensemble. Il est possible, en effet, de parler d'ouvriers sans pessimisme, ni<br />

laisser-aller, ni laideur. C'est que ces conceptions habituelles du réalisme ne tiennent nul<br />

compte de ce que les auteurs comme les Goncourt ou Zola ont pensé et,<br />

souvent même,<br />

exécuté. Les Goncourt ne sont pas seulement les auteurs de la Fille Elisa, ils sont aussi<br />

ceux de Àenée Mauperin et ils affirment que, s'ils ont commencé par étudier le peuple,<br />

c'est que la tâche était plus facile,<br />

mais que leur but était l'analyse de l'élite et des classes<br />

supérieures de la société.<br />

Si Zola s'est contenté de "étude du peuple, c'est qu'il ne se sentait<br />

pas de force à pénétrer les mystères de l'aristocratie. Mais il approuvait, avec enthousiasme,<br />

l'ambition des Goncourt.<br />

Ces définitions courantes sont issues de ce qu'il y avait de révolutionnaire dans le<br />

naturalisme. On réclamait, alors, le droit d'aborder toute la réalité, de considérer aussi<br />

bien ce qui est laid que la belle Nature à laquelle se référaient les écrivains idéalistes.<br />

Par<br />

cette abolition des domaines interdits, le naturalisme, non seulement retrouvait le Moyenâge<br />

au franc parler,<br />

mais il ne faisait que suivre la voie tracée par le romantisme. Rousseau<br />

avait déjà affirmé les droits de la passion. Victor Hugo, dans la Préface de Cromwell,<br />

avait proclamé la légitimité de la laideur comme repoussoir du beau,<br />

et avait exhumé du<br />

Moyen-âge, le grotesque avec tout son cortège:<br />

"La gargouille de Rouen, le gazouillis de Metz, la chair<br />

salée de Troyes, la drée de Montlhéry, la tarasque de<br />

Tarascon" (1J.<br />

Le réalisme,<br />

par J'objet humain,<br />

c'est la soumission à l'objet. Or, il y a bien des objets. Pour commencer<br />

suivant qu'il s'agit d'autrui ou de soi-même, nous aurons deux espèces<br />

,..<br />

de réalisme, qui présenteront, entre eux, une différence essentielle.<br />

1 •<br />

(1) - Victor Hugo, Préface de Croril'well, Paris, Alexandre Houssiaux, 1857, p. 14.


- 38 -<br />

Si l'on observe autrui, on a tendance à s'en tenir aux gestes et aux paroles, à avoir<br />

des âmes une vue superficielle,<br />

à se contenter des signes par quoi ils se manifestent à nos<br />

sens.<br />

On peut réagir contre cette attitude paresseuse et s'efforcer de pénétrer dans le secret<br />

des âmes, en interprétant les gestes et les paroles. Pour cela, on avait recours, le plus<br />

souvent, à "intelligence, au raisonnement inductif, aux recoupements policiers. C'est<br />

alors qu'on risque de commettre les plus 'ourdes~erreurs. Reste l'intuition, cette antenne<br />

qui nous fait découvrir, d'emblée, entre les multiples causes possibles d'un signe, la vraie.<br />

Mais tous les romanciers n'ont pas cet esprit de finesse,<br />

et ils ne font que conjecturer ce<br />

qui se passe derrière ce qui les sépare d'autrui. Et même, à supposer que le romancier<br />

soit doué d'un talent de divination, il ne peut pas, avec cet instrument, aller au-delà<br />

d'un certain degré de connaissance. En effet, l'intuition lui fera découvrir que tel regard<br />

ou telle moue exprime la jalousie, mais ce n'est évidemment pas plus l'intuition que "intelligence<br />

qui lui permettra d'avoir une vue détaillée sur la jalousie,<br />

de débrouiller l'écheveau<br />

de la jalousie, s'il n'a pas connu lui-même ce sentiment. Aussi, si l'on veut peindre autrui<br />

et si "on s'en tient à rester objectif, à ne prêter à autrui que ses propres sentiments, on<br />

est voué à ne pas aller au-delà de la surface ekJ sentiments les plus répandus, de la<br />

psychologie courante; on a peine à quitter les terres du sens commun.<br />

L'observation d'autrui,<br />

en réaction contre la tendance romantique à ne parler que<br />

de soi, l'objectivité, c'est ce que Balzac veut mettre à la base de son art. Il critique les<br />

romantiques qui, dit-il :<br />

"Racontent leurs propres joies, leurs propres douleurs<br />

..-<br />

ou les événements mystérieux de leur existence" fT J.<br />

(1) - Cité par E. R. CurtilJs dans sor:' Balzac, Grasset, Paris, 1933, p. 230.


~ .. ' - -.----.-.-.-....~ ""._.. , _ 't<br />

- 39 -<br />

Dédaignant de se borner à son moi, il veut "exprimer son siècle". Il prétend parvenir<br />

à éclairer les multiples aspects de la vie,<br />

à pénétrer au fond des âmes par l'observation<br />

intime (1). Mais lorsqu'il veut expliquer en quoi consiste ce genre d'observation, il hésite<br />

entre le don et la seconde vue, et la conclusion analogique à la Cuvier (2).<br />

"Les écrivains philosophes inventent le vrai par analogie<br />

ou voient l'objet,<br />

soit que l'objèt vienne à eux, soit<br />

qu'ils aillent eux-mêmes vers l'objet" (3).<br />

Le procédé analogique exige de la finesse,<br />

mais il ne peut pas nous révéler les derniers<br />

secrets d'une âme. Le don de cette vue, permet, certes, de s'installer d'emblée au coeur<br />

d'autrui. Mais il est exceptionnel, ne se manifeste que dans les natures d'élite, comme<br />

chez Balzac,. peut-être, et dans des moments privilégiés. Une voyante n'est pas toujours<br />

lucide. Ce problème: comment forcer les derniers retranchements des coeurs qui se posent<br />

à tout peintre d'une grande fresque de caractères, préoccupe Balzac, au point qu'il se<br />

demande un jour si :<br />

"Le hasard n'a pas déposé dans l'âme de ceux qui prétendent<br />

décrire tous les penchants du coeur humain, ces<br />

mêmes penchants et si l'obervation ne serait pas aussi<br />

rien d'autre qu'une sorte de souvenir" (4).<br />

Réflexion curieuse: Balzac, finalement, revient à cette idée qu'on ne décrit avec<br />

profondeur que ce qu'on a éprouvé soi-même.<br />

._--.-_... _-_.~-.--~--<br />

.._-_....-._. __ ._-----_..._---..---_..._._-_.._.--_._.._._.._--_....-~._--_..._-.-._.._._-_._._-... -.-_._._.-_._--~-<br />

..-._-<br />

(1) - Dans Facino Cane (1836).<br />

(2) - E. R. Curtius, Balzac, op. cit., p. 316.<br />

(3) - Préface de la première édition de la Peau de Chagrin (1831).<br />

,.', k "<br />

(4) - E. R. Curtius, Balzac, op. cit., p.365.


- 40 -<br />

A ce réalisme objectif qui poursuit l'objet humain dans une réalité extérieure au moi,<br />

s'oppose un réalisme subjectif. Ici, le sujet qui écrit, en d'autres termes, le romancier,<br />

se considère comme objet de son analyse,<br />

même s'il entreprend de faire son autobiographie<br />

lui-même, à travers ses personnages, même les plus fictifs, comme c'est le cas chez<br />

Stendhal.<br />

Un tel procédé permet de découvrir les plus subtiles démarches des sentiments,<br />

car, il n'est de vraie science que de soi-même.<br />

A faire un partage très grossier,<br />

le réalisme objectif est celui qui domine le classicisme<br />

français,<br />

tel qu'il a été formulé par Boileau et qu'il s'exprime chez la Bruyère; c'est celui<br />

du Balzac populaire d'Eugénie Grandet; c'est celui des naturalistes. Le réalisme subjectif<br />

est précisément celui du XXe siècle, et il a ses antécédents chez Montaigne,<br />

Racine,<br />

Stendhal.<br />

Si de l'âme humaine on passe aux choses, au mécanisme social, une distinction<br />

semblable à celle que nous venons de faire est possible. Un réalisme objectif s'arroge le<br />

droit de parler de toutes choses.<br />

C'est le défaut bien connu de Zola. C'est par là que Balzac<br />

glisse parfois au pédantisme.<br />

C'est par là que certains moralistes classiques font une revue<br />

assez générale des moeurs et des caractères,<br />

et parcourent tout ce domaine social dont il<br />

est légitime qu'un honnête homme ait une vue d'ensemble. Au contraire, le réalisme<br />

subjectif est fondé sur ce principe qu'on ne peut pas de "extérieur,<br />

connaître la réalité<br />

d'un objet. L'écrivain s'attache alors, modestement, à ne décrire que le monde particulier<br />

où il a vécu, le domaine de sa propre expérience. C'est ainsi qu'on a pu reprocher à Proust<br />

de camper à perpétuité ses personnages dans le quartier de Saint-Germain et Mauriac de se<br />

répéter indéfiniment. Or, bien des romanciers d'aujourd'h~i, en approfondissant leur vérité,<br />

font de meilleurs ouvrages que s'ils prétendent découvrir la vérité sur toute chose. A<br />

J'universalité classique, à l'omniscience naturaliste, nombre d'écrivains, aujourd'hui<br />

l "


· -- ._. - ........ _.~._._....<br />

-_ ........<br />

- 41 -<br />

préfèrent comme point de départ,<br />

"extrême particulier de leur être ou de leur milieu, ce<br />

qui ne veut pas dire que par surcrort, ils n'atteignent pas à l'humaine condition.<br />

De "objectivité pure au subjectivisme pur, il y a gradation infinie. Quatre degrés<br />

sont en tout lieu reconnaissables:<br />

L'objectivité pure est celle du réalisme objectif, celle du naturalisme (en théorie<br />

\,<br />

du moins) avec ses deux dogmes accessoires de l'impassibilité et de "impersonnalité.<br />

l'objectivité subjective est celle du réalisme subjectif.<br />

Il s'agit de décrire avec<br />

justesse ses propres conflits psychologiques, son propre milieu, sa vérité comme disait<br />

Barrès. On se voit soi-même, ou on considère son propre milieu avec un certain recUl.<br />

Le subjectivisme objectif est celui des romantiques qui impriment sur tout objet<br />

la marque de leur propre esprit, de leur propre sentimentalité, qui voient dans le paysage<br />

surtout un état d'âme qui, dans un roman historique, déforme la réalité des personnages<br />

pour la faire entrer dans un système personnel.<br />

Enfin,<br />

le subjectivisme subjectif est celui des plus romantiques des romantiques,<br />

celui des symbolistes comme Rimbaud qui cherche le bien et la formule,<br />

qui vont à la<br />

recherche d'eux-mêmes, à tâtons, dans les ténèbres du subconscient, qui ne se regardent<br />

que dans un miroir.<br />

Emile Zola semble avoir donné une très belle image de ces différentes représentations<br />

de la réalité dans sa théorie fondamentale des "Ecrans". Dans une très longue lettre du<br />

6 juillet 1864 à un de ses amis, Antony Valabrègue, il expose, sous la forme d'un symbole,<br />

celui de l'Ecran, sa philosophie de la littérature, à travers l'oeuvre d'art, laquelle est<br />

semblable à une sorte d'Ecran transparent,<br />

l '<br />

à travers lequel on aperçoit les objets plus ou


- 42 -<br />

moins déformés. Après avoir affirmé que "tous les Ecrans d~ Génie doivent être compris,<br />

sinon aimés", Zola définit successivement les différents "Ecrans" :<br />

"L'Ecran classique est une belle feuille de talc très pure<br />

et d'un grain fin et solide, d'une blancheur laiteuse.<br />

Les images s'y dessinent nettement, au simple trait noir...<br />

L'Ecran est,<br />

en un mot, un verre grandissant qui.développe<br />

les lignes et arrête les couleurs au passage.<br />

L'Ecran romantique est une glace sans tain, claire,<br />

bien qu'un peu trouble en certains endroits, et colorée<br />

des sept nuances de l'arc-en-ciel...<br />

Le mensonge de la<br />

nature y est plus heurté et plus séduisant. L'Ecran<br />

romantique est, en somme, un prisme, à la réfraction<br />

puissante,<br />

qui brise tout rayon lumineux et le décompose<br />

en un spectre solaire éblouissant.<br />

mince,<br />

L'Ecran réaliste est un simple verre à vitre, très<br />

très clair, et qui a la prétention d'être si parfaitement<br />

transparent que les images le traversent et se<br />

reproduisent ensuite dans leur réalité.<br />

L'Ecran réaliste<br />

nie sa propre existence. Vraiment, c'est là un trop grand<br />

orgueil... Il est certes, difficile de caractériser un Ecran<br />

qui a pour qualité principale celle de n'être presque pas;<br />

je crois cependant le bien juger en disant qu'une fine<br />

poussière grise trouble sa limpidité. Tout objet, en passant<br />

par ce milieu,<br />

y perd de son éclat ou, plutôt, s'y noircit<br />

légèrement... Toutes mes sympathies, s'il faut le dire,<br />

sont pour l'Ecran réaliste, il contente ma !âison, et je<br />

sens en lui des beautés immenses de solidité et de vérité.<br />

Seulement, je le répète, je ne peux l'accepter tel qu'il<br />

veut se présenter à moi,. je ne puis admettre qu'il nous<br />

l '. _ •.


- 44 -<br />

A -<br />

Le réalisme critique<br />

Mais commençons par nous poser la question suivante : qu'est-ce que le réalisme<br />

pour le théoricien de "Art? C'est un mot en - isme, et comme on le sait, le suffixe<br />

nominal - isme désigne une doctrine. Le réalisme exprime donc une tendance, un effort,<br />

un parti pris. Pour Champfleury et ses amis dont Courbet, le réalismè est une arme de guerre,<br />

une arme politique et sociale, et Jeurs oeuvres, par là -<br />

même, ont une certaine importance.<br />

C'est avec une intention bien précise, par exemple, que des romanciers tels que Flaubert et<br />

Zola étudient minutieusement la réalité.<br />

Mais avant de chercher à savoir pourquoi le mot a<br />

pris une telle ampleur au XIXe siècle, il nous parait nécessaire d'examiner l'origine historique<br />

de son emploi.<br />

1 - Origine historique du mot<br />

Ce mot entre seulement dans la langue courante à propos de ceux qui désirent voir<br />

représenter "homme avec sa défroque, habit et pantalon. Dans le langage de la critique<br />

littéraire (1), il s'applique tant à Courbet qu'à Champfleury. Charles Baudelaire utilise<br />

deux fois l'expression dans sa lettre du 15 mars 1853 à Champfleury (2) :<br />

"Champfleury,<br />

un des principaux adeptes de l'école<br />

dite "réaliste", qui prétend substituer l'étude de la<br />

nature et l'étude de soi-même à la folie classique et à<br />

(1) - D'après le Robert, le mot appara it en philosophie ef1 1803 et en esthétique (Gustave<br />

Planche) en 1B33. Davifl d'Angers l'emploie dès 1838 (Les Carnets, Edit. A. Bruel,<br />

Plon, 1958, tome 2, p. 32,)<br />

(2) - Nous renvoyons à I;quyra~e ,capital de Bernard Weinberg, French realism : the critical<br />

reaction, 1830 - 1870, Chicago, The University of Chicago Libraries, 1937, p.117<br />

et suiv.


- 45 -<br />

la folie romantique...<br />

François Bon vin, excellent peintre,<br />

esprit raisonnable et positif, sectaire de l'école "réaliste",<br />

aime surtout représenter la vie de famille et les ustensiles<br />

deménage'~<br />

Ceux qui emploient cette expression, k ~uf:rw.t,~t 7 to'Yl'Ltvlt ~ flD.~dll.t-l<br />

néologisme. Il est possible, de plus, que ce mot soit senti comme d'origine étrangère (1).<br />

A cette époque, le terme de "réalisme" était générateur des plus fâcheuses résonances.<br />

Son contenu assez vague, impliquant immoralité et matérialisme, fait de ce vocable<br />

une arme de choix pour tous ceux qui, sur d'autres points, s'opposent farouchement :<br />

Catholiques, Conservateurs, Libéraux, Républicains. Le réalisme, épouvante des familles<br />

peu et bien pensantes,<br />

a dû jouer le rôle aussi suggestif que diabolique de l'existentialisme,<br />

au lendemain de la dernière guerre mondiale. Un exemple : le jeune Léon Dumont, fils<br />

unique d'une famille opulente de Valenciennes, sorti<br />

à 18 ans du Collège, en 1835, refuse<br />

les conditions bourgeoises de l'existence, et déclare ne vouloir devenir qu'un "philosophe<br />

réaliste" (2).<br />

Il est aussitôt mis au ban de sa petite ville dont il ne pourra reconquérir la<br />

sympathie qU'après plusieurs années. Réaction provinciale, dira-t-on. Mais en ces années,<br />

les magistrats et une notable partie de la bonne société semblent arriver de leur province à<br />

Paris.<br />

(1) - Dans une petite revue de Hambourg, Das Jahrhundert, Zeitschrift für Politik und<br />

Literatur, Gustave Lieber est amené à rappeler au sujet de Madame Bovary qualifié<br />

de "roman réaliste" par la Revue philosophique et religieuse d'août 1857, que cette<br />

expression est d'origine allemande: "Ein von den....Deutschen geborgter Ausdruck" ;<br />

Jahrgang, 1858, january"':juni, p. 57.<br />

(2) - Alexandre Buchner, Un philosophe amateur: essai biographique sur Léon Dumont,<br />

1837-1877, Paris, 'P. Alcan". 1884, p.12.


- 46-<br />

Cette déplaisante réputation qui s'attache au réalisme s'explique assez:<br />

audaces<br />

tonitruantes de Courbet, publication de Madame Sovary, suivi d'un procès qui fut, au<br />

fond, celui du réalisme. Le Substitut Pinard dénonce, dans son réquisitoire la "peinture<br />

réaliste" faite par Flaubert, puis invoque la morale qui stigmatisme "la littérature réaliste".<br />

Sur quoi Me Senard est obligé de reconnartre, dans sa plaidoirie, que son client appartient<br />

à "l'école réaliste". Les attendus d'acquittement reprennent l'accusation, par deux fois,<br />

et insistent sur le réalisme vulgaire et souvent choquant de la peinture des caractères.<br />

La<br />

Gazette de Champfleury et Le Réalisme de Duranty émeuvent la jeunesse et, surtout,<br />

la guident, si bien qu'à l'été de 1857, lorsque Les Fleurs du mal viennent d'éclore, les<br />

défenseurs attitrés de la morale,<br />

jugent qu'il est bon d'infliger à cette jeunesse un blâme<br />

solennel.<br />

2 - Le mouvement<br />

Mais pourquoi le réalisme s'est-il fortement affirmé au XIXe siècle? En voici les<br />

raisons essentielles :<br />

Le réalisme est une réaction contre un certain romantisme idéaliste<br />

(caractère<br />

du héros romantique,<br />

dégoût de la réalité quotidienne, goût des situations extraordinaires).<br />

Trop de mots, trop de facilité, trop de grimaces, tels sont, schématisés, les reproches<br />

que font les réalistes aux romantiques.<br />

Vingt années de lamentations et d'invraisemblances<br />

appellent une forte réaction.<br />

- L'outil principal du réalisme était, à ce momell't', tout à fait forgé, et grâce aux<br />

romantiques: nous voulons pàrler de la technique de la description, celle qui définit les<br />

couleurs, les formes, les sons. les effets de lumière, les odeurs. Car les romantiques<br />

1 .


- 47 -<br />

(Chateaubtiand le premier!,<br />

n'ont pas fui seulement par "imagination la terne réalité;<br />

ils ont apporté aussi à leurs lecteurs la vision colorée et précise de pays éloignés<br />

ou de paysages, de décors jusque-là mal regardés.<br />

- Les grands romanciers romantiques, Balzac, Stendhal, Mérimée, Hugo, Théophile<br />

Gautier avaient déjà conçu le roman comme un~<br />

reconstitution aussi parfaite que possible<br />

de la vie:<br />

· Balzac, par des descriptions longues et fouillées, puisque pour lui, la psychologie<br />

s'explique par le milieu et transparaît dans le physique du personnage.<br />

· Mérimée, par de légers tableaux très vivants, en pointe sèche.<br />

ses pilotis.<br />

· Stendhal, en parsemant son récit de ces "petits faits vrais" qu'il appelait<br />

· Hugo et Gautier, par d'immenses descriptions des formes extérieures, comme<br />

s'ils conduisaient, par la main, le lecteur devant chaque détail pour lui faire sentir<br />

la richesse inépuisable des choses.<br />

Le réalisme n'a donc eu qu'à prendre conscience de lui-même.<br />

- Un fort courant scientifique oriente les esprits, à cette époque, vers la recherche<br />

et la description de ce qui existe réellement et qui, d'après Renan, est toujours plus extraordinaire<br />

et plus beau que les misérables inventions de notre imagination. La société proche<br />

et contemporaine, dans ses détails les plus quotidiens, apparaît comme une réalité aussi<br />

intéressante à représenter que ce qu'on connaît mal ou pas du tout.<br />

l<br />

'


- 48 -<br />

Cependant, c'est entre 1850 et 1860 que se manifeste la volonté de définir le réalisme<br />

en doctrine.<br />

C'est une oeuvre pour laquelle s'associent les peintres et les écrivains. Le grand<br />

représentant du réalisme en peinture, Courbet, et l'au.teur assez médiocre de romans purement<br />

réalistes, Champfleury, publient, en 1855, un manifeste réaliste : l'art doit être<br />

tourné vers le réel, "artiste ne doit être qu'un enregistreur.<br />

Mais l'audace des tableaux de Courbet, la pâleur des romans de Champfleury, provoquèrent<br />

de nombreuses critiques. Dans un des articles groupés sous le titre Salon de 1859,<br />

Charles Baudelaire exalte le rôle de "imagination dans l'art.<br />

Il distingue ainsi les réalistes et<br />

les imaginatifs:<br />

"Celui-ci,<br />

qui s'appelle lui-même réaliste et que nous<br />

appellerons pour mieux caractériser son erreur, un<br />

positiviste, dit: "Je veux représenter les choses telles<br />

qu'elles sont, ou bien qu'elles seraient, en supposant<br />

que ie n'existe pas". L'univers sans homme. Et celui-là,<br />

l'imaginatif, dit "Je veux illuminer les choses avec mon<br />

esprit et en· proieter le reflet sur les autres esprits" (1J.<br />

En 1860 déjà,<br />

la querelle est déclarée entre les partisans et les opposants du réalisme.<br />

Ce n'est pas une querelle dans laquelle seuls les doctes sont engagés comme au<br />

XVIIe et au<br />

XVIIIe siècles.<br />

Pour comprendre l'ampleur de ce mouvement entre 1850 et 1880, il ne faut<br />

pas en oublier plusieurs caractères importants:<br />

(1) - Charles Baudelaire, SalolTde 1859.<br />

1 .


- 49 -<br />

La liaison étroite, dès l'origine, entre le réalisme pictural et le réalisme littéraire.<br />

La révolution de 1848 marque,en effet,le début du réalisme en peinture: Millet va s'établir<br />

à la lisière de la forêt de Fontainebleau pour peindre des paysans. Il veut, dit-il, "faire<br />

servir le trivial à l'expression du sublime". En regardant Lës Glaneurs, L'Angelus, L'Homme<br />

à la houe,<br />

on saisit mieux la formule de Millet et ce passage d'une lettre de Flaubert qui<br />

définit la même recherche de la beauté dans la simple réalité:<br />

"Cherchons à voir les choses comme elles sont et ne<br />

voulons pas avoir plus d'esprit que le bon Dieu. Autrefois<br />

on croyait que la canne à sucre seule donnait le sucre, on<br />

en tire à près de tout maintenant: il en est de même<br />

de la poésie, entrayons-la de n'importe quoi, car elle<br />

gft en tout et partout.<br />

Pas un atome de matière qui ne<br />

contienne la pensée: et habituons-nous à considérer<br />

le monde comme une oeuvre d'art dont il faut reproduire<br />

les procédés dans nos oeuvres" (1 J.<br />

Courbet qui est avec le romancier Champfleury,<br />

le premier théoricien du réalisme,<br />

expose au Salon de 1849, L'Après-dfner à Ornans. Il peint, la même année, en 1850,<br />

Les Casseurs de pierre et L'Enterrement à Ornans. Ces deux tableaux font scandale au<br />

Salon de 1851,<br />

de même que le tableau longuement analysé par le socialiste Proudhon<br />

comme un chef-d'oeuvre du réalisme: Les Paysans de Flagey (2). C'est à ce réalisme<br />

d'une rudesse dramatique que nous devons Félicité d'Un coeur simple, et dans Madame<br />

8ovary, le personnage de cette vieille servante qu'on récompense pour un "demi-siècle<br />

de servitude".<br />

Les grosses figures rougeoyantes de Courbet sont celles des paysans de la<br />

noce d'Emma:<br />

(1) - Lettre du 27 mars 1853.<br />

(2)- P.J. Proudhon, Du principe de "art et de sa destination sociale, Paris, A. Lacroix et<br />

Cie, 1875, P. 186 - 202.


- 50 -<br />

'Tout le monde était tondu à neuf,<br />

les oreilles s'écartaient<br />

des tOtes, on était rasé de près" (T J.<br />

Ouvriers ou paysans au travail, épisodes de la vie familiale, cérémonies émouvantes,<br />

fêtes brillantes, joies du plein air: c'est pour bien des années, un déferlement dans la<br />

peinture et dans la littérature, de ces scènes de gel')re qui ont inspiré quelques chefs-d'oeuvre<br />

et aussi tant de banalités ridicules. Flaubert a donné le ton dans Madame Bovary avec la<br />

noce de campagne, le bal au château, le repas à l'auberge, les comices agricoles, la mort<br />

d'Emma.<br />

Les romanciers composent des morceaux de bravoure comme on compose un<br />

tableau. Et dans les innombrables épisodes des romans, les peintres trouvent des idées de<br />

tableau et font redécouvrir au public cette réalité qu'il ne voit plus à force de la voir.<br />

- Autre aspect de ces rapports entre l'écrivain et le peintre: les subtiles recherches<br />

des Goncourt dans l'art de la description qui, pour eux est:<br />

"L 'éternisatian dans une forme suprême, absolue, définitive,<br />

de la fugitivité d'une créature ou d'une chose<br />

humaine" (2).<br />

Cette vie fuyante,<br />

ils veulent la saisir dans les nuances infinies de son aspect extérieur,<br />

tout à fait comme une peinture dans l'illusion de la vie en composant très précisément ses<br />

teintes. Mais comment définir par des mots ces nuances subtiles, cette vie de la ligne qui<br />

fait rêver le dessin ? Ce qui pour le peintre est souvent une réussite spontanée, devient<br />

pour l'écrivain un<br />

terrible labeur. Voici un exemple de cette littérature picturale:<br />

(1) - G. Flaubert, Madame Bovary, Paris, L. Gonard, 1910, p.37.<br />

(2) - E. et J. Goncourt, Journal, Paris, Tome 3, Flammarion et Fasquelle, 1866, p. 49.<br />

1 .


- 51 -<br />

"11 étudiait donc la peau, les mailles du tissu réticulaire,<br />

ce feu vivant et miroitant sur l'épiderme, cet éclaboussement<br />

splendide de la lumière, cette joie qui court sur tout<br />

le corps qui la boit, cette flamme de blancheur, cette<br />

merveilleuse couleur de vie auprès de laquelle pOlit ce<br />

triomphe de chair: l'Antiope du Corrège elle-même" 01.<br />

L'aspect social du réalisme:<br />

tout en se défendant contre l'accusation de Socia-<br />

Iisme, Millet décrit ainsi son homme à la houe:<br />

"Un homme tout erréné dont on a entendu le han 1<br />

depuis le matin,<br />

qui tOche de se redresser un instant<br />

pour souffler" (21.<br />

Proudhon dit que le réalisme est<br />

"par essence l'art démocratique" ; . pour lui, Les<br />

Casseurs de pierre de Courbet montrent la servitude de la misère:<br />

"C'est de la morale en<br />

action" (3), dit-il. Les romanciers réalistes ont bientôt conscience, eux aussi, de leur<br />

mission. Les Goncourt écrivent dans la Préface de Germinie Lacerteux :<br />

"Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage<br />

universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous<br />

sommes demandé si ce qu'on appelle<br />

"Ies basses classes"<br />

n'avait pas droit au roman,. si ce monde sous un monde,<br />

le peuple, devrait rester sous le coup de l'interdit littéraire<br />

et des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur<br />

,..<br />

l'Ome et le coeur qu'il peut avoir" (41.<br />

(1) -- E. et J. Goncourt, Manette Salomon, Paris, U. G. E., 1979, p. 210 - 242.<br />

(2) - Cité dans L'Ecole 'de' Bàrbiz.on, Ëd. Ides et Calendes, 1972, p. 186.<br />

(31 P.J. Proudhon, Du principe de l'art et de sa destination sociale, op. cit., p. 242.<br />

(4) E. et J. Goncourt, Germinie Lacerteux, Paris, U.G.E., 1979, p. 23 - 24.


- 52 -<br />

Les romanciers réalistes attirent l'attention sur les souffrances des humbles.<br />

Voici,<br />

en quelques lignes, la jeunesse de Félicité dans Un coeur simple:<br />

"Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échaffaudage.<br />

Puis sa mère mourut, ses soeurs se dispersèrent;<br />

un fermier la recueillit et l'employa toute petite à garder<br />

les vaches dans la campagne. Elle grelottait sous des<br />

,<br />

haillons, buvait à plat ventre l'eau 'des mares, à propos<br />

de rien était battue, et finalement fut chassée pour un<br />

vol de trente sols qu'elle n'avait pas commis. Elle entra<br />

dans une autre ferme, y devint fille de basse-cour, et<br />

comme elle plaisait aux patrons, ses camarades la<br />

ialousaient" (1).<br />

Même accumulation de malheurs, sans espoirs, dans Germinie Lacerteux, L'Assommoir,<br />

et dans presque tous les romans réalistes. Zola voit dans ses peintures un remède<br />

possible au mal social:<br />

"Nous cherchons les causes du mal social; nous faisons<br />

l'anatomie des classes et des individus pour expliquer<br />

les détraquements qui se produisent dans la société et<br />

dans l'homme.<br />

Cela nous oblige souvent à travailler<br />

sur des suiets gâtés, à descendre au milieu des misères<br />

et des folies humaines. Mais nous apportons les documents<br />

nécessaires pour qu'on puisse,<br />

en les connaissant,<br />

dominer le bien et le mal. Voilà ce que nous avons vu,<br />

observé et expliqué, en toute sincérité; maintenant,<br />

c'est aux législateurs à faire naÎtre le bien et à-Je développer,<br />

à lutter avec le.mal pour l'extirper et le détruire" (2).<br />

(1) - Gustave Flaubert, Oeùv'res-complètes, Paris, Seuil, 1964, p. 166 - 167.<br />

(2) - Emile Zola, Le roman expérimental, Paris, G. Charpentier, 1881, p. 101.


- S3 -<br />

- La création d'un style réaliste qui envoûtera les lecteurs par des effets, somme<br />

toute, faciles, et qui élargira sûrement beaucoup le public du genre romanesque. Mais<br />

pour la critique contemporaine,<br />

"artiste réaliste n'était d'abord qu'un daguerréotypeur.<br />

Champfleury proteste contre ce jugement:<br />

"Qu'un écrivain étudie sérieusement la nature et s'essaie<br />

à faire entrer le plus de vrai possiblf! dans une création,<br />

on le compare à un daguerréotypeur. On n'admet pas<br />

que la vie habituelle puisse fournir un drame complet" fT J.<br />

Mais la platitude de son style justifie le reproche. C'est Flaubert qui, en 1857, avec<br />

Madame Bovary, fait enfin apparaître le réalisme comme art. Brunetière a montré que l'art<br />

de Flaubert était essentiellement une technique et il a analysé les procédés de ce qu'il appelle<br />

la "rhétorique naturaliste" :<br />

Le rayon de lumière dont on suit le trajet tout le long des objets qu'il rencontre.<br />

La transposition systématique du sentiment dans J'ordre de la sensation.<br />

La comparaison exprimant une correspondance intime entre les sentiments et les<br />

sensations des personnages.<br />

L'emploi de l'imparfait:<br />

on immobilise le personnage dans Une attitude et on<br />

raconte, par fragments successifs, "histoire de sa vie passée. C'est un moyen de confondre<br />

ensemble l'histoire de l'être humain et la description du milieu où les circonstances l'ont<br />

placé, et d'éviter la lourdeur des récits préliminaires.<br />

Les tableaux d'ensemble où tout est entraîné dans le même mouvement,<br />

description, dialogues, sentiments.<br />

- Le trait final de la description: indication précise qui situe la scène dans le temps<br />

et termine harmonieusement le paragraphe (2).<br />

/ '<br />

(1) - Champfleury, Le réalisme, Pàris, Michel Lévy Frères, 1857, p.81.<br />

(2) - F. Brunetière, Le roman naturaliste, Paris, Calmann Lévy, Paris,1883, p. 141 et<br />

suivantes.


- 54 -<br />

. Nous avons cité ces procédés dans le même ordre, et souvent, dans les mêmes termes<br />

que Brunetière. Mais à quel besoin répond cette rhétorique? JI s'agit, en somme, de faire<br />

vivre au lecteur la vie des personnages et de compenser,<br />

par cette présence des héros de<br />

J'action, "absence voulue du narrateur. Quand Gustave Flaubert décrit Emma se préparant<br />

pour aller au bal, il décrit ce que voyait Charles, et cela seul a de l'importance:<br />

"11 la voyait par derrière, dans la glace, entre deux<br />

flambeaux. Ses yeux noirs semblaient plus noirs. Ses<br />

bandeaux, doucement bombés vers les oreilles, luisaient<br />

d'un éclat bleu,.<br />

une tige mobile,<br />

une rose à son chignon tremblait sur<br />

avec des gouttes d'eau factices au bout<br />

de ses feuilles.<br />

Elle avait une robe de safran pâle, relevée<br />

par trois bouquets de roses pompon mêlées de verdure" (1J.<br />

L'amour de Charles, repoussé sèchement par Emma ("Laisse-moi, dit-elle, tu me<br />

chiffonnes"), s'est exprimé pour le lecteur, dans l'énumération des détails qui le touchent.<br />

Avec lui, pour ainsi dire, Je lecteur a admiré cette femme et a souffert de sa dureté. Tout<br />

est non seulement décrit, mais vécu.<br />

Le style réaliste s'est donc orienté, grâce à Flaubert, vers les notations subtiles,<br />

les raffinements de mots.<br />

La réalité est évoquée, non plus par des discours, mais par le choix<br />

d'un vocabulaire de plus en plus précis, de plus en plus coloré. Les écrivains réalistes vont<br />

devenir avant tout des stylistes. Ils cherchent, sans cesse, et d'une manière souvent<br />

fatigante, à évoquer la sensation par le mot, par une forme inusitée de la phrase. Le réalis-<br />

..<br />

me, accusé d'abord de platitude, aboutit à l'outrance, et cela, pour éveiller par la peinture<br />

de la réalité, "intérêt et les sentiments complexes qu'éveille en nous, la vue de la réalité<br />

elle-même. Brunetière définit ainsi le style artiste dont les Goncourt étaient fiers;<br />

1 .<br />

... -- .~- ---.'....._-- ---- -- .--..._- ---- -- -_.' --...---_.- ... _.. ~- ...--...------------ ------._---. -_.- -_.- _. _. -- ._-- .--_._'- -...---- .. --.- -_.,_.--.".<br />

(1) - G. Flaubert, Madame Bovary, op. cit. , p. 69.


- 55 -<br />

"L'art de fabriquer industrieusement ces curiosités<br />

d'étagère où l'impuissance d'imiter et de reproduire le<br />

réel, se tourmente, pour ainsi dire, se contourne en mille<br />

façons et finit par s'échapper en mille inventions fantastiques,<br />

presque toujours curieuses, ingénieuses parfois,<br />

mais naturelles, jamais" (1J.<br />

Après avoÎr créé, en 1857, le vrai roman réaliste avec Madame Bovary, Flaubert<br />

en est resté le maître sans rival, pendant plusieurs années. A partir de 1861, les Goncourt,<br />

conscients d'une mission précise, créent, eux-aussi, "leur réalisme", assez différent de celui<br />

de Flaubert, et produisent régulièrement des romans où ils affirment leur manière. En 1867,<br />

apparaît une nouvelle personnalité dans le domaine du réalisme (2), Zola,avec son roman<br />

Thérèse Raquin.<br />

Rappelons la polémique amicale entre George Sand et Flaubert au sujet de l'objectivité.<br />

Réussir è s'extraire de son oeuvre a été une des grandes ambitions de Flaubert. Nous extrayons<br />

d'une de ses lettres è George Sand,<br />

ce passage qui exprime, è la fois, ses difficultés et<br />

J'idéal qu'il poursuit:<br />

"Je ne fais pas<br />

"de désolation à plaisir", croyez-le bien,<br />

mais je ne peux pas changer mes yeux!<br />

Quant à mes<br />

"manques de convictions", hélas! les convictions<br />

m'étouffent.<br />

J'éclate de colère et d'indignations rentrées.<br />

(1) - F. Brunetière, Le roman naturaliste, op. cit., p. 346.<br />

(2) -<br />

~<br />

C'est à Diderot que Zola fait remonter sa doctrine. Le scientisme du Directeur de<br />

l'Encyclopédie, s'opposant au déisme sentimental de Rousseau, fait de Diderot le<br />

précurseur d'une doctrine qui prétend introduire la méthode des sciences expérimentales<br />

dans la Iittér,atu.re: ..."Le siècle appartenait aux naturalistes, aux fils directs de<br />

Diderot,<br />

dont les bataillons solides suivaient et allaient fonder un véritable Etat",<br />

Le roman expérimental, op. cit., p. 117.


- 56 -<br />

Mais dans l'idéal que (ai de l'art, ie crois qu'on ne doit<br />

rien montrer des siennes et que l'artiste ne doit pas plus<br />

apparartre dans son oeuvre que Dieu dans la nature.<br />

L'homme n'est rien, l'oeuvre tout. Cette discipline<br />

qui peut partir d'un point de vue faux, n'est pas facile<br />

à observer. Et pour moi, du moins, c'est une sorte<br />

de sacrifice permanent que ie fais au bon goOt. /1 me<br />

serait bien agréable de dire ce que ie pense et de souligner<br />

le sieur Gustave Flaubert par des phrases, mais quelle<br />

est l'importance du dit sieur?" (1 J.<br />

Le romantique Flaubert, bouillant de convictions, de colère, d'indignations, conçoit<br />

pour la beauté pure de l'art une oeuvre d'où l'homme incertain, imparfait qu'il est, paraîtrait<br />

tout à fait ·absent. Ce n'est pas le point de vue classique. Au XV Il e siècle, le moi est<br />

haïssable, parce qu'il ne constitue pas un sujet d'étude assez vaste et assez noble. Pour<br />

Flaubert, le moi, comme n'importe quel élément, peut contribuer à faire découvrir la<br />

nature exacte de la réalité, mais pour que l'oeuvre soit pure et belle, il faut qu'elle<br />

se présente au lecteur, comme se présentent les oeuvres de la nature, apparemment sans<br />

intervention humaine, sans que le narrateur, comme le font Balzac et Hugo, porte un<br />

jugement sur ce qu'il a décrit.<br />

L'objectivité réaliste n'est destinée qu'à supprimer du texte<br />

tout ce qui pourrait rappeler au lecteur qu'il est devant un monde crée par un auteur et<br />

non devant un monde réel. Zola a remarquablement exprimé cette idée dans Le roman<br />

expérimental :<br />

_______________._ - ._.__. --- - --__ ._._._ - . .__~ ••• . _'.0 ._. • _<br />

(1) - Lettre à George Sand du 20 décembre 1875.


,<br />

•<br />

- 57 -<br />

"L'intervention passionnée ou attendrie de l'écrivain<br />

rapetisse un roman en brisant la netteté des lignes,<br />

en<br />

introduisant un élément étranger aux faits,<br />

qui détruit<br />

leur valeur scientifique. On ne s'imagine pas un chimiste<br />

se courrouçant contre l'azote, parce que ce corps est<br />

impropre à la vie, ou sympathisant tendrement avec<br />

l'oxygène pour la raison contraire. Un romancier qui<br />

éprouve le besoin de s'indigner contre le vice et d'applaudir<br />

à la vertu, gâte également les documents qu'il apporte,<br />

car son intervention est aussi gênante qu'inutile,. l'oeuvre<br />

perd de sa force, ce n'est plus une page de marbre tirée<br />

d'un bloc de la réalité, c'est une matière travaillée,<br />

repétrie par l'émotion de l'auteur, émotion qui est suiette<br />

. à tbus les préiugés et à toutes les erreurs. Une oeuvre<br />

vraie sera éternelle, tandis qu'une oeuvre émue pourra<br />

ne chatouiller que le sentiment d'une époque" (1J.<br />

Pour comprendre l'originalité de Zola,<br />

il est nécessaire de lire le livre qu'il a consacré<br />

à l'exposé de ses théories : Le roman expérimental. Zola ne veut plus seulement donner<br />

une peinture exacte de la réalité. Il veut faire comprendre par ses romans comment<br />

se produisent mathématiquement certaines déchéances, certains malheurs. Il veut être<br />

et il est souvent le théoricien du mal social:<br />

"La science entre donc dans notre domaine,<br />

à nous<br />

romanciers,<br />

qui sommes à cette heure des analystes de<br />

l'homme, dans son action individuelle et sociale. Nous<br />

continuons, par nos observations et nos expériences,<br />

la besogne du physiologiste, qui a continué celle du<br />

(1) - Emile Zola, Le rOlllan e?


- 58 -<br />

physicien et du chimiste. Nous faisons en quelque sorte<br />

de la psychologie scientifique pour compléter la physiologie<br />

scientifique,. et nous n'avons pour achever l'évolution<br />

qu'à apporter dans nos études de la nature et de<br />

l'homme l'outil décisif de la méthode expérimentale" (1J.<br />

Le naturalisme avait l'ambition d'emprunter à la science ses procédés.<br />

Déjà Flaubert<br />

avait annoncé la nécessité d'un art scientifique. Avec Zola, cette assimilation du roman<br />

à des études de savant, atteint un point où elle devient chimérique. Dans Le roman<br />

expérimental, notamment, Zola s'inspire de Claude Bernard et de son Introduction à<br />

"étude de la médecine expérimentale. Il voudrait que le romancier comme le savant dont<br />

parle Claude Bernard, "institue son expérience" (2).<br />

Vers 1880, par engouement pour la science, on passe avec Zola du désir légitime<br />

de la documentation au postulat extravagant de l'expérimentation. Selon Leblond, en<br />

consultant les ébauches de certains romans, on se rendrait compte que cette expérimentation<br />

consiste surtout en "hypothèses d'ordre psychologique ou social que le romancier<br />

contrôle et vérifie avant d'en faire le récit" (3). Il s'agit alors d'observations qui doivent<br />

confirmer la justesse d'une idée, ou souvent même, l'erreur d'une idée.<br />

Une autre question qui se pose au sujet du naturalisme est celle de la coïncidence<br />

de "oeuvre d'art avec le réel. Jusqu'à quel point l'identification est-elle poussée? Un<br />

roman naturaliste est-il une photographie du réel?<br />

(1) - Emile Zola, Le roman expérimental, op. cit., p. 16.<br />

(2) - Ibidem, p. 12. De grandes lumières venaient d'être jetées sur certains domaines de<br />

la vie et sur les méthodes scientifiques à employer pour les étudier : le<br />

Traité de<br />

l'Hérédité naturelle de Lucas (1847-1850), la traduction (1862) de l'Origine des<br />

Espèces de Darwin,<br />

et surtout l'Introduction à la médecine expérimentale (1865) de<br />

Claude Bernard. C'est· à ce d~rnier ouvrage que se réfère constamment Zola.<br />

(3) Commentaire aux oeuvres complètes.


- 59 -<br />

Les romans de Zola nous prouvent bien que ce n'est pas le cas. On sait que cet écrivain<br />

déforme les choses.<br />

La théorie de Zola sur ce point de "identification est pourtant extrémiste.<br />

Il l'a consignée dans une étude, Du roman, où il estime que deux choses sont essentielles<br />

pour l'écrivain: le sens du réel et l'expression' individuelle. JI n'admet pas d'écart<br />

entre le réel et l'art. JI se moque un peu de ces peintres qui voient le monde en jaune, en<br />

violet ou en vert. En cela, il se sépare de l'esthéfique du XXe siècle. Son idéal est le sens<br />

du réel et la vision déformée de ce qui est.<br />

1/ critique ces romanciers qui "restent provinciaux<br />

même après avoir vécu vingt ans à Paris".<br />

Ce sont les romanciers à vision provinciale<br />

qui échouent dans les scènes de la vie parisienne. Mais Zola n'est-il pas lui-même un citadin<br />

qui échoue dans les scènes de la vie champêtre à cause de sa vision citadine de l'univers et<br />

dans la peinture de la religion parce que sa vision est laïque 7<br />

Zola exaltant le sens du réel, que penser de la formule : "L'oeuvre est un coin de la<br />

nature vu à travers un tempérament" (1 J. Celui-ci ne déforme-t-il pas pour nous<br />

l'univers 7 Or, Zola paraît le juger l'équivalent de l'expression personnelle. JI cite comme<br />

exemple d'expression personnelle, Daudet "dont on reconnaîtrait une page entre cent<br />

autres", Saint-Simon avec son style plein de vie, Stendhal avec sa sécheresse incisive. Il<br />

admet que "écrivain doit mettre son sceau sur son oeuvre.<br />

Cependant cette originalité<br />

consiste dans le style qu'impose le tempérament. Chez Stendhal, "la réalité est réduite par<br />

un tempérament logicien". Daudet "extrait simplement tous les éléments heureux et les<br />

place au premier plan" (2). C'est donc un jovial, ce Daudet, On voit, du reste, que la<br />

liste des tempéraments sera assez rapidement close.<br />

Quand on aura passé du nerveux au<br />

sanguin, voire du jaloux ou rancuneux au pondéré, on aura presque fait le tour de<br />

,.<br />

la psychologie.<br />

JI faut aller plus loin que Zola.<br />

(1 J - Emile Zola, Le roman expérimental, op. cit., p. 111.<br />

1 ••<br />

(2) - Ibidem, p. 213 et suiv.


- 60 -<br />

Outre le tempérament, en effet, il y a toute notre expérience, tout notre passé,<br />

qui colorent pour nous le monde.<br />

Et indépendamment de cette expérience et de ce passé,<br />

il yale fait que chaque âme n'est identique à aucune autre, que notre vision diffère un peu<br />

de celle de notre prochain. Il semble que, selon Zola, tous ceux qui ont le sens du réel,<br />

voient le monde de la même façon,<br />

c'est-à-dire tel qu'il est,. que le tempérament intervienne<br />

à la manière d'un crible et nous fasse mettre au premier plan,<br />

si nous sommes<br />

joviaux, les éléments gais, si nous sommes logiciens, les rapports entre ces éléments. Or,<br />

c'est la vision générale du monde qui est modifiée par notre expérience. Lorsque<br />

Zola évoque les mineurs,<br />

il les considère avec les yeux d'un bourgeois charitable, épris de<br />

justice sociale. Le romancier Zola a sa façon particulière d'interpréter le monde. L'esprit<br />

épique est une qualité par laquelle l'auteur de Germinal dépasse le naturalisme. C'est cet<br />

esprit qui contribue à donner à "univers du romancier une coloration spéciale.<br />

C'est grâce<br />

à lui surtout que l'oeuvre est en contradiction avec la théorie. "consiste, tout d'abord,<br />

en une admirable évocation des masses. Ici, Zola abandonne la documentation pour suivre<br />

la pente de son instinct. Il est riche de son expérience intime. Que feraient les documents,<br />

sinon servir d'auxiliaires occasionnels? Zola est dans son domaine, il est roi. Doué<br />

d'antennes particulières, il a de tout temps, recueilli des impressions de masses. C'est ce<br />

vieil enchantement qui passe en lui quand il décrit la grève des mineurs.<br />

Il a un sens inné<br />

de la "vie unanime" et ne fait qu'exprimer ce dont son coeur abonde. Par conséquent,<br />

il dément le naturalisme qui est de froide observation et atteint l'idéal des grands romanciers.<br />

Toute une école littéraire qui va de Louis Philippe à la fin du XIXe siècle et qui part<br />

de Stendhal pour aboutir à Bourget,<br />

s'est attachée à 1'l.c1aire analyse et à la documentation.<br />

Stendhal écrivait déjà à Balzac:<br />

"Je cherche à raconter avec vérité et clarté ce qui se passe<br />

dans mon coeur" (1), Bourget épris de Beylisme ne pensera pas autrement. Il s'est plus à<br />

• _. ~ __ "4 • _. _4 •• A __ ••__ • 4 •• •• • __ • ."0 _. _. • A • • • • _<br />

, .<br />

(1) - Lettre à M. de Balzac du 16 octobre 1840.


-'.'-...- -"-----<br />

- 61 -<br />

faire la démarcation entre sa doctrine, celle de Barrès, Daudet, Stendhal, Balzac, d'une<br />

part; et celle de Flaubert, Goncourt, Zola, d'autre part.<br />

Les formes du roman réaliste ou naturaliste varient selon la personnalité de l'auteur.<br />

Il est impossible de confondre entre elles des pages de Flaubert,<br />

de Daudet, des Goncourt,<br />

de Zola. Ces théories, en apparence si explicites, ouvrent des voies à des formes d'art<br />

assez différentes. Chacun voit et décrit la réalitê selon son propre tempérament.<br />

B -<br />

Une nouvelle conception du réalisme<br />

La théorie du naturalisme était nettement insuffisante. Elle procédait d'une foi puérile<br />

dans l'expérience et la science; elle venait de ce qu'on attribuait à l'intelligence une valeur<br />

objective, . l'infaillibilité,<br />

et de ce qu'on ne songeait pas à l'importance de la sensibilité,<br />

de l'intuition, pour la découverte de la vérité.<br />

Le symbolisme, contemporain du naturalisme<br />

en est l'antidote. A la lourde raison discursive, à l'intelligence claire, il substitue la fuite<br />

capricieuse des associations d'idées, les associations de notre inconscient, les dictées du rêve.<br />

La position du naturalisme était donc précaire.<br />

1 - Le réalisme des années 1900<br />

La génération suivante, moins engouée de Balzac, se tourne vers Stendhal. Ces<br />

romanciers vont dès lors s'efforcer de rechercher la vérité, non plus dans le monde extérieur<br />

qui s'offre à leur vue, mais dans leur propre vie. Ils s'emploient à déchiffrer le domaine de<br />

leur âme. Du coup, la sensibilité est rétablie dans ses droits sans que l'intelligence soit<br />

d'ailleurs évincée; on est un peu moins sûr de l'objectivité de cette dernière.<br />

En étudiant<br />

son moi,<br />

on comprend dans quel labyrinthe on s'engage. On s'aperçoit que l'intelligence est<br />

parfois incapable de débrouiller des enchevêtrements de sentiments contradictoires et "on<br />

devient plus modeste. Par le primat de la sensibilité, la croyance en la relativité des idées,<br />

1 .•<br />

le culte du moi, Barrès est, avec Proust et Gide ses contemporains, à l'origine d'un idéal


- 62 -<br />

d'art qui garde du naturalisme la passion de la vérité,<br />

mais qui a emprunté au symbolisme<br />

comme à Stendhal le respect du sentiment et de l'individu. Alors que la formule du naturalisme<br />

était: chercher à l'aide de l'intelligence et des procédés scientifiques la vérité, la<br />

formule nouvelle devient: chercher en recourant aussi bien aux sentiments et aux données<br />

intuitives qu'à l'intelligence, sa vérité.<br />

Barrès, jetant le gant aux naturalistes, a mis à la première page de Sous J'oeil des<br />

Barbares cette nette déclaration:<br />

"Voici une courte monographie réaliste.<br />

La réalité varie<br />

avec chacun de nous,<br />

puisqu'elle est l'ensemble de nos<br />

habitudes de voir, de sentir et de raisonner.<br />

Je décris<br />

un être jeune et sensible dont la vision de l'univers se<br />

transforme fréquemment et qui garde une mémoire nette<br />

de ,six ou sept réalités différentes...<br />

Je me suis surtout<br />

appliqué à copier exactement les tableaux de l'univers<br />

que je retrouvais superposés dans une conscience... C'est<br />

ici l'histoire des années d'apprentissage d'un moi,<br />

ou esprit" (T J.<br />

âme<br />

Ce portique de l'oeuvre de Barrès est le portique sous lequel ont passé les légions<br />

triomphantes des romanciers d·aujourd'hui.<br />

Ainsi, au tournant du siècle, l'évolution était entrain de se faire. Sur les ruines du<br />

naturalisme et du symbolisme, s'était édifié un art auquel on donnait, d'une façon sporadique,<br />

le nom du classicisme. On était peu soucieux, "au reste de baptiser ce mouvement<br />

qui était moins le fait d'une école que d'une époque,<br />

de manifestes que de foisonnement<br />

spontané.<br />

Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les jeones écrivains méprisaient autant le<br />

romantisme que le naturalisme, On reprochait à ces deux écoles si opposées le mëme défaut:<br />

(1) - Maurice Barrès, Sous l'oeil des Barbares, Paris, Plon, 1927, p, 51 - 52.


_.._---- ."-------<br />

- 63 -<br />

le manque de vérité. Barrès accusait le naturalisme de prendre des "tableaux en trompel'oeil<br />

pour des pages grouillantes de vie" (1).<br />

Cet idéal d'analyse pathétique, véridique et sincère, une partie de la jeunesse l'acceptera<br />

d'enthousiasme et lui restera fidèle au cours des' années,<br />

puis des cadets viendront<br />

rejoindre les aînés. C'est ainsi qu'il dominera le premier tiers du siècle. La guerre de 1914<br />

amènera une légère oscillation dont il ne faut pas exagérer l'importance.<br />

Proust et Gide<br />

maintiennent la continuité. La recherche amorcée par Les plaisirs et les jours (2), précisée<br />

par Le côté de chez Swann en 1913, va s'amplifiant dès 1918. Le bréviaire des<br />

Nourritures (3) se retrouve avec quelques variantes dans Les Faux- Monnayeurs (4).<br />

Tout au plus,<br />

ceux qui ont vécu cette jeunesse de 1900, puis ont participé à la guerre et<br />

connu les tranchées ou le lazaret n'ont fait qU'y renforcer leur réalisme,<br />

si l'on en croit<br />

certains témoignages. Quant à la jeunesse de 1918, qui n'a pas fait la guerre, laissée à<br />

l'abandon dans les lycées, désorientée, anarchique, elle a fait une petite crise de symbolisme,<br />

et il est resté de cette aventure, dans cette génération d'inquiets adolescents de guerre,<br />

- et même chez ceux qui n'ont pas passé personnellement par une phase de surréalisme -<br />

un certain goût pour le fantastique qui se mêle curieusement à "analyse la plus perspicace<br />

et qui fait le charme d'un Green.<br />

En 1900, donc, le terrain est ensemencé. Il n'y a plus qu'à récolter. Sur cette<br />

question,<br />

la correspondance échangée entre Rivière et Alain-Fournier est un document<br />

remarquable.<br />

Ces jeunes gens se sont initiés à l'art en lisant Claudel dont Rivière admire<br />

surtout les idées et Fournier la sensibilité poétique.<br />

Tous deux s'accordent à goûter en lui<br />

(1) - Préface à Un homme libreJ1889).<br />

(2) - Marcel Proust, Les plaisirs et les jours, Paris, Gallimard, 1896.<br />

(3) - André Gide, Les nourritures terrestres, Paris, Gallimard, 1897.<br />

1 .<br />

(4) - André Gide, Les Faux-Monnayeurs, Paris, Gallimard, 1925.


- 64 -<br />

un observateur de la nature. /ls remontent de Claudel à Mallarmé pour mieux connaître<br />

ce qu'ils croient la source de son inspiration. Rimbaud a aussi leur faveur, mais Rivière<br />

finit par déceler en lui le défaut qui l'obligera à se détourner du symbolisme. De ce passage<br />

chez les symbolistes, Alain-Fournier a conservé d'ailleurs le goût du mystère. Dès que ces<br />

jeunes gens prennent connaissance des Nourritures, c'est bien décidément Gide qui devient<br />

leur martre. Rivière décrit à son ami les grandès manoeuvres à la manière de Ménalque :<br />

"Nous partions plusieurs heures avant le jour.<br />

La lune<br />

était dans le ciel; et le paysage approfondi. Oh 1 ces<br />

marches dans l'obscurité sous la lune... Maisons closes,<br />

villages quittés... La petite place de la mairie et la fontaine.<br />

On prenait l'eau dans les bidons" (1).<br />

Alain-Fournier s'y mettant à son tour,<br />

décrit sur le même mode son pays d'Angillon où,<br />

plus tard, il placera les aventures du Grand Meaulnes.<br />

C'est dans cette correspondance qu'Alain-Fournier et Rivière font profession de<br />

réalisme:<br />

"J'ai toujours, écrit Alain-Fournier, en 1906, connu et<br />

aimé en toi un amour presque mystique, presque epouvanté<br />

du -comment dire?- du réalisme... du naturalisme<br />

-du particulier -amour qui contraste tellement avec tes<br />

qualités de philosophe! Mon credo en art et en littérature:<br />

l'enfance. Arriver à la rendre sans puérilité, avec sa<br />

profondeur qui touche les mystères.<br />

Mon livre futur<br />

sera un perpétuel va-et-vient insensible du rêve à la<br />

réalité. "Rêve" entendu comme l'immense et imprécise<br />

vie enfantine planant au dessus de l'autre et sans cesse mise<br />

en rumeur par les échos de l'autre" (2).<br />

(1) - Jacques Rivière et Al,ain:-F.ournier, Correspondance, Il (1905-1914), p. 245.<br />

, " ..<br />

(2) - Ibidem, p.205-206.


- 65 -<br />

En février 1907,<br />

il apprécie encore en Claudel ses symboles non arbitraires et sa<br />

"mélodie vraie comme le monde" :<br />

"Je repose en lui mon besoin de vérité, de "réalisme",<br />

de naturalisme,<br />

lui seul promet quelque' chose à mon<br />

inquiétude" (1).<br />

Mais le 2 avril, il avoue qu'il "dévie sur le. réalisme en art" qu'il définit ainsi: "Se<br />

faire l'âme de tout le monde pour voir ce que voit tout le monde; car ce que voit tout le<br />

monde est la seule réalité" (2). Et il ajoute:<br />

"C'est peut-être ;ustement par horreur du romantisme<br />

que nous avons cru un instant au réalisme. Le premier<br />

moyen venu nous a paru bon, tant nous désirions être<br />

sincères, tant nous désirions que le public rendu sceptique<br />

par les tirades romantiques, crût à notre sincérité... Le<br />

symbolisme a crié bien fort qu'il était une réaction contre<br />

le naturalisme. Je l'ai aimé surtout parce qu'il réagissait<br />

contre ce romantisme dont ;e parle. Mais pour l'aimer<br />

ainsi il fallait avoir compris d'abord la médiocrité et<br />

l'inanité du réalisme" (3).<br />

Si l'opinion d'Alain-Fournier varie sur la valeur à accorder au réalisme,<br />

il n'en reste<br />

pas moins vrai que son oeuvre est une confession qui côtoie la réalité de plus près qu'on ne<br />

se l'imagine. Bien des passages merveilleux du Grand Meaulnes (4) ne sont pas imaginaires.<br />

Le récit que l'on trouve dans Images d'Alain-Fournier de l'Aventure, est dans sa vérité<br />

nue aussi prestigieux qu'un chapitre du roman. Alain-Fournier a vécu son merveilleux avant<br />

.-<br />

(1) - Jacques Rivière et Alain-Fournier, Correspondance, III, 54.<br />

(2) - 1bidem, p. 101.<br />

(3) - Jacques Rivière et Alain-Four,nier, Correspondance, Il, p. 101 - 102.<br />

(4) - Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Paris, Emile-Paul Frères, 1913.


- 66 -<br />

de l'écrire.<br />

"a connu d'abord celle qu'il a appelée Yvonne de Galais avant d'écrire sur elle<br />

l'oeuvre qu'il lui destinait.<br />

Alain-Fournier s'incarnant dans le Grand Meaulnes fait le plus<br />

souvent le simple récit véridique de ses expériences. Seulement, sa vérité n'était pas la vérité<br />

de tout le monde.<br />

Par la lucide et minutieuse évocation du passé,<br />

l'art d'Alain-Fournier est bien de la<br />

nature de celui de Proust.<br />

Mais par son goût pour les qualités Jes plus nobles du caractère,<br />

"auteur du Grand Meaulnes a eu des disciples épris de romantisme et qui se sont mépris<br />

sur la nature de son merveilleux,<br />

tandis que Proust sur lequel nous voudrions insister plus<br />

particulièrement, a suscité une école d'analystes impitoyables.<br />

Proust, dans la partie théorique de son oeuvre, prend grand soin de nous montrer<br />

quelle distance le sépare deS réalistes comme les Goncourt. II' marque sa position d'une façon<br />

nette et pathétique. Son credo du Temps retrouvé joint, à J'effusion d'un cantique, la<br />

solennité et la rigueur du Discours de la Méthode.<br />

Nouveau Luther,<br />

il ne cesse de protester contre la formule des Goncourt et en appelle<br />

d'un réalisme moins informé à un réalisme mieux informé:<br />

"La littérature qui se contente de<br />

"décrire les choses",<br />

de donner un misérable relevé de leurs lignes et de leur<br />

surface, est, malgré sa prétention réaliste, la plus<br />

éloignée de la réalité" (1 J.<br />

La conception proustienne de "art est une perpétuelle réfutation de celle des naturalistes.<br />

Proust n'a pas de prévention contre la science,<br />

mais il aime la vie, non pas la quotidienne,<br />

celle qui "emmure" (2), qui nous disperse, nOtis fait émigrer à la surface de notre<br />

moi, mais la véritable qu'il veut recréer avec les matériaux de son passé. Cet amateur de<br />

(1) - Marcel Proust, Le tf!mps r_et~ouvé, op. cit., p. 36.<br />

(2)- Ibidem, p. 55.


- 67 -<br />

sensations veut se sentir vivre.<br />

Or dans le train-train quotidien cela n'est pas possible, dans<br />

le monde on "habite son épiderme" (lI. Il veut se recueillir pour mieux vivre.<br />

Proust ne méprise pas la documentation, lui qui ne cessait de se documenter. Mais<br />

ses souvenirs, son expérience passée, sont sa meilleure source.<br />

Il ne dédaigne pas l'intelligence qui, là 04 la vie emmure, perce une issue, mais à la<br />

manière de Bergson, il met au-dessus d'elle la sensibilité. C'est pourquoi, il préfère à la<br />

mémoire habituelle à base d'intelligence,<br />

la mémoire affective qui au lieu d'impressions<br />

factives, nous donne des "impressions vraies" (2).<br />

vérité:<br />

Enfin, à l'objectivité du naturalisme, à la vérité de tout le monde, il oppose sa<br />

"Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le n6tre,<br />

nous le voyons se multiplier,<br />

et autant qu'il ya d'artistes<br />

originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition,<br />

plus différents les uns des autres que ceux qui<br />

roulent dans l'infini" (3).<br />

Selon Proust,<br />

"art des réalistes consiste à noter "apparence des choses, les détails sans<br />

valeur, les événements les plus contingents. C'est ce qui ressort d'un pastiche des<br />

Goncourt (4). Ces auteurs -dans leur Journal tout au moins- consignaient sans discernement<br />

tout ce qu'ils apprenaient dans le monde.<br />

Cependant Proust croit à la vérité des objets.<br />

(1) - Marcel Proust, Le côté de. Guermantes, Il, Paris, 1921, p.192.<br />

(2) - Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 11.<br />

(3) - Ibidem, p. 44.<br />

1 .<br />

(4) - Ibidem, p. 22.


- 68 -<br />

"Ce que je remarquais de subjectif dans la haine comme<br />

dans la vue elle-mdme n'empdchait pas que l'objet pût<br />

posséder des qualités ou des défauts réels et ne faisait<br />

nullement s'évanouir la réalité en un pur "relativisme" (1J.<br />

D'autre part, selon lui, "idée ne peut pas être séparée des faits dont on la dégage:<br />

"Toute impression est double, à demi engainée dans "objet, prolongée en nous-mêmes" (2).<br />

L'idée n'est pas abstraite comme celle de Platon, elle reste concrète. Proust est plus<br />

socratique que platonicien.<br />

Il faut faire attention à l'emploi du terme<br />

"concret" dans l'oeuvre qui nous occupe.<br />

Tantôt il signifie J'ensemble de la réalité sensible, et alors il s'agit d'abstraire, de ce chaos,<br />

l'essentiel.<br />

Un effort d'abstraction est nécessaire pour dégager la pauvre Vierge de ce triste<br />

milieu de cafés et de suie où elle est logée. C'est une signification vulgaire du mot par laquelle<br />

Proust se laisse tenter parfois et dont il se raille discrètement en parlant de ceux qui critiquaient<br />

Sergotte: "On eût voulu reprendre pied sur quelque chose de plus concret, disaiton,<br />

pour signifier de plus habituel" (3).<br />

A côté de ce concret, mélange de toutes choses qui tombent sous les sens, il y en a un<br />

autre,<br />

désignant les objets porteurs de vérité cachée à l'étude desquels s'adonne passionnément<br />

"auteur: les chrysanthèmes de Mme Swann, l'oeil de Legrandin, choses au sein<br />

desquelles se trouve<br />

"quelque essence précieuse et vraie" (4) qu'on peut en extraire, ce qui<br />

ne veut pas dire abstraire.<br />

Cette extraction est faite par l'intelligence aidée de la sensibilité<br />

et garde un rapport avec l'objet,<br />

tandis que l'abstraction est l'oeuvre de la seule intelligence,<br />

c'est un procédé qui stérilise "idée en l'exilant de l'objet au coeur duquel elle se tient.<br />

11) -- Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 65.<br />

(2) - Ibidem, p.38.<br />

1 .'<br />

(3) - Marcel Proust, A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Gallimard, 1918, p. 109.<br />

(4) - Ibidem, p. 107.


- 69 -<br />

Il Y a, pour Proust, tout un côté psychologique dans "art. L'artiste est presque un<br />

savant. Il extrait de la vie ce qui a une valeur générale, dépasse l'accidentel et il établit<br />

ainsi des lois. Il se propose de capter dans la réalité certains gestes, certains accents qui se<br />

reproduisent souvent, et d'en chercher leur signification.<br />

Passant ensuite au point de vue formel, au côté proprement esthétique de "art, à la<br />

"jolie phrase",<br />

Proust affirme que l'art ne consistè pas à faire une description exhaustive de<br />

l'objet considéré, mais à le comparer à un autre objet. Il ne sert de rien de décrire par le<br />

menu le nénuphar de la Vivonne.<br />

L'art commence lorsqu'on compare son va-et-vient<br />

d'une rive à l'autre, à celui d'un bac. Ce procédé était ignoré des naturalistes. Flaubert<br />

avait honte des images. II les supprimait le plus possible. Proust, au contraire, les recherche:<br />

"La vérité ne commencera qu'au moment où l'écrivain<br />

prendra deux objets différents, posera leur rapport, ou<br />

même quand en rapprochant une qualité commune à deux<br />

sensations, il dégagera leur essence en les réunissant<br />

l'une à l'autre dans une métaphore" (1J.<br />

Enfin, dans un domaine propre à Proust,<br />

celui du temps retrouvé, "art consiste non<br />

pas à décrire la vie quotidienne au jour le jour ou la vie passée à l'aide de la mémoire<br />

intellectuelle,<br />

mais à ressusciter le passé intégralement par la mémoire affective, la réminiscence,<br />

grâce à une saveur, une odeur, un bruit, une impression qui ont quelque chose de<br />

"commun dans un jour ancien et maintenant" (2). Alors, comme halluciné, on est subitement<br />

ramené à une époque antérieure. Tout en vivant dans le présent, on respire l'air<br />

d'autrefois. C'est à ces bruits, à ces odeurs que s'applique la formule: réels sans être actuels,<br />

idéaux sans être abstraits, puisqu'ils sont à la fois dans le pJ;ésent, donc réels et concrets, et<br />

dans le passé, donc idéaux et non actuels.<br />

(1) - Marcel Proust, Le temps retrouvé, op. cit., p. 36.<br />

l '<br />

12) - Ibidem, p. 13.


- 70 -<br />

En somme, l'art de Proust consiste dans une synthèse (au sens kantien), dans un<br />

rapprochement entre deux objets, dans la recherche de ce qui leur est commun:<br />

En psychologie<br />

notation des gestes et des propos communs dans plusieurs<br />

circonstances à plusieurs personnages.<br />

En esthétique<br />

assimilation d'un objet à un autre.<br />

Au point de vue de l'évocation du passé \.<br />

résurrection intégrale par le moyen d'une<br />

impression commune au présent et au passé.<br />

Sur ces trois points,<br />

notre auteur diffère des naturalistes qui décrivaient n'importe<br />

quel objet sans discernement,<br />

qui reniaient l'image et naturellement n'estimaient pas qu'il<br />

fallût entrer en transe pour évoquer le passé. Mais l'opposition est plutôt théorique. En<br />

fait,<br />

Proust glisse parfois vers l'impressionnisme des Goncourt et il arrive à ceux-ci d'avoir<br />

des envolées dignes de Proust.<br />

Quelles sont, en somme, les différences entre le naturalisme et cet art né autour de<br />

1900, art qui se réclame des classiques et de Dostoïevsky 7<br />

- Les naturalistes croyaient à la valeur de la science et de la documentation. Maintenant<br />

on croit à la vie et à la nécessité d'un long contact avec le milieu qu'on veut décrire.<br />

L'appel à la science est remplacé par celui à la vie, la documentation par le souvenir, l'expérimentation<br />

par l'expérience.<br />

- Les naturalistes s'imaginaient que l'intelligence était nécessaire et suffisante,<br />

faisaient profession d'impassibilité. Or, on reconnaît que l'intelligence n'est pas infaillible<br />

et qu'elle ne peut pas se passer de l'intuition et du sentiment.<br />

~<br />

Les naturalistes avaient un culte pour l'objectivité.<br />

Ils estimaient que le devoir<br />

de l'artiste était de s'effacer devant son oeuvre.<br />

Voici que les jeunes renversent ces austères<br />

théories.<br />

Ils éprouvent une tendresse pour le moi et émettent le principe que toute connais-<br />

1 .<br />

sance commence par soi-même.<br />

Il est remarquable que Barrès et Gide sont partis du moi


- 71 -<br />

pour aller à autrui et que Proust étudie le snobisme de Legrandin à la lumière du sien propre.<br />

- Les naturalistes avaient recouru à la physiologie, avaient contribué à "étude de<br />

l'hérédité, mais ils n'avaient pas poussé très loin l'analyse des sentiments. Il y avait même<br />

chez eux régression par rapport à certains auteurs de l'époque romantique comme Stendhal.<br />

2 - Le réalisme socialiste<br />

Cette méthode de la littérature et de la critique littéraire exige la représentation artistique<br />

de la réalité dans son développement révolutionnaire;<br />

une représentation véridique<br />

et historiquement concrète,<br />

capable d'éduquer les travailleurs dans l'esprit du Socialisme.<br />

C'est dire que les écrivains socialistes abordent les problèmes littéraires d'un point de vue de<br />

classe,<br />

dans les 'conditions d'un combat historique réel, pour la démocratie, pour la libération<br />

des classes exploitées.<br />

Le réalisme socialiste (1) se démarque donc du réalisme critique, en ce sens que, en<br />

ce qui concerne la matière et l'art, il place au centre de ses préoccupations, les problèmes<br />

de l'édification socialiste, la lutte du prolétariat, de l'homme nouveau, de toutes les rela ­<br />

tions et médiations multiples et complexes du grand processus historique de notre époque.<br />

Il importe d'examiner "ensemble des démarches qui le sien pour parvenir à son but.<br />

Les écrivains socialistes semblent jouer sur deux instruments: la flûte et la trompette.<br />

La trompette est celle de Jéricho,<br />

destinée à abattre les murailles de la cité bourgeoise et<br />

capitaliste.<br />

La flûte est plus volontiers citadine que champêtre et célèbre le travail de l'usine<br />

et le sacrifice plutôt que l'ombre du hêtre et les ardeurs de Corydon.<br />

Pour résoudre le problème de la littérature prolétal'Tl!nne,<br />

il faut se rappeler la double<br />

(1) - C'est Gorki, semble-t-il, qui forgea le terme de "réalisme socialiste" par rapport<br />

au réalisme critique.1


- 72 -<br />

nature de son inspiration:<br />

La lutte des classes.<br />

Le poème du travail et de la peine des hommes.<br />

Le critique qui prétendrait que chanter l'usine, "es métiers, la vie des humbles, est<br />

indigne de l'art, paraîtrait, à juste titre, un réactionnaire démodé. On tombe généralement<br />

d'accord, aujourd'hui, qu'il n'y a pas de matière trop vulgaire pour l'art. La matière est<br />

indifférente. L'art est l'esprit qui souffle sur elle et lui confère la beauté.<br />

Les difficultés commencent à propos de la lutte des classes et de ses rapports avec<br />

"art.<br />

Est-ce rester fidèle à l'art que d'attaquer l'adversaire politique? Sur cette question<br />

on trouve de nombreux témoignages dans la revue Europe. Ainsi, Léon Moussinac nous<br />

présente la pure doctrine socialiste :<br />

"Pourquoi s'obstinerait-on à séparer arbitrairement<br />

l'homme, l'artiste et le partisan?" fT J.<br />

Pour lui, l'art doit être mis au service d'un parti. Restent alors à régler les questions<br />

de détail.<br />

Les écrivains bourgeois connaissent tous les secrets de l'art. Ce sont des "techniciens".<br />

Les ouvriers aux mains calleuses, ne sont pas habitués à manier la plume. Que<br />

faire? Il faut, soit former des écrivains ouvriers, soit convertir au Socialisme des écrivains<br />

petits bourgeois. Le Congrès de Kharkov, dans sa tranchante résolution, veut recourir aux<br />

deux moyens et blâme les camarades qui se méfient du talent des correspondants ouvriers<br />

ou de la capacité prolétarienne des écrivains bourgeois convertis.<br />

Aux militants marxistes orthodoxes,<br />

s'opposent les écrivains sympathisants qui ne<br />

peuvent concilier l'art avec la propagande communiste.<br />

C'est le cas de Jean Guéhenno qui<br />

~<br />

affirme qu'il n'y a "pas plus ee culture marxiste qu'il n'y a de culture catholique" (2).<br />

(1) ... Léon Moussinac, "le réalisme socialiste", revue Europe, Edit. Rieder, 1936, p. 184.<br />

l'<br />

(2) - Jean Guéhenno, "Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution, revue Europe,<br />

Edit. Rieder, 1331, p.203.


· ...._---- -------<br />

- 73 -<br />

La culture, pour lui, est quelque chose de plus vaste, un humanisme qui tient compte de<br />

tout ce qu'a pensé l'élite de l'humanité : "L'esprit de Socrate vaut bien l'esprit<br />

de Lénine" (1).<br />

, .<br />

L'art et la doctrine communiste n'ont rienq, -JO,YI'un avec l'autre:<br />

"Pour vaincre un dogmatisme bourgeois, créer un dogmatisme<br />

prolétarien, c'est se livrer à des pratiques de guerre.<br />

Ce ne sont pas des principes de culture" (2).<br />

E. Berl est en désaccord avec Guéhenno sur le point de la culture. Il n'y croit guère,<br />

et surtout pas à l'humanité des humanités. L'art auquel il se rallie, n'est pas celui<br />

des psychologues, amants de la réalité invisible, mais celui des réalistes, formule - Zola,<br />

qui croient alJx faits. Et ce qu'il exalte en Zola, c'est précisément le<br />

"Naturalisme qui ne peut être mis au service d'une<br />

politique ni d'un parti" (3).<br />

Par ce rejet de la politique, Berl rejoint Guéhenno. Mais ici interviennent de dialectiques<br />

nuances. Etre partisan, ce n'est pas "disqualifier le Capitalisme", c'est "qualifier le<br />

Communisme". L'artiste, lui, doit se borner à "disqualifier le Capitalisme". Berl estime<br />

qu'on ne comprend que ce que l'on nie ou disqualifie, car bien que ne voulan~rrêter au<br />

Communisme,<br />

il procède selon la pure dialectique matérialiste et hégélienne préconisée par<br />

Moscou et où l'antithèse joue un grand rôle.<br />

Si Zola décrit bien la France de 60, c'est qu'il<br />

refuse franchement la France des années 60. Comprendre, c'est nier. Voilà un charmant<br />

paradoxe. Si comprendre la bourgeoisie c'est la nier, comprendre le peuple serait-ce le<br />

nier?<br />

..<br />

En somme, Guéhenno et Berl hésitent à identifier l'artiste avec le paysan, mais<br />

(1) - Jean Guéhenno, "Lettre à un ouvrier sur la culture et la révolution, revue Europe,<br />

Edit. Rieder, 1331/ p.. 2DS."<br />

(2) . Ibidem, p. 200.<br />

(3) - Emmanuel Berl, "Premier pamphlet", revue Europe, Edit. Rieder, 1929, p. 64.


- 74 -<br />

pensent que l'artiste peut, et même doit être révolutionnaire, non conformiste, libre dans<br />

ses jugements.<br />

Il est assez difficile de prendre position entre tant de séduisantes théories. Les<br />

partisans de l'art à tendance politique, patriotique, religieuse ou philosophique, de l'art<br />

au service d'un dogme, pourront toujours évoquer les Anciens. De Démosthène à Cicéron,<br />

.<br />

de Thucydide à Tacite, d'Hésiode à Lucrèce, 'de Pindare à Lucain, ce qui est surtout en<br />

jeu, c'est la vie de la cité, si ce n'est la doctrine d'une secte philosophique. Pourtant, à<br />

régarder de plus près, l'art, chez ces auteurs, est à part. Ce qui est saisissant chez Tacite,<br />

par exemple, ce ne sont pas ses insinuations calomnieuses contre Tibère ou Néron, mais<br />

la façon dramatique de présenter les personnages.<br />

Il s'est plu à cette vision d'Agrippine<br />

débarquant à Brindes,<br />

en portant dans ses bras, l'urne qui contient les cendres de son mari.<br />

Dans la chronique, dans son souvenir, il a su faire le choix des scènes les plus pittoresques.<br />

Suétone n'arrive pas comme lui à tirer des événements leur poésie.<br />

L'art,<br />

l'art digne de ce nom (et qui est autre chose que la technique à la recherche<br />

de laquelle les communistes se mettent), procède d'un désintéressement poétique, d'une<br />

contemplation. On peut être partisan, homme d'action et parfois s'arrêter d'agir,<br />

contempler les événements. Cette capacité n'est jamais le résultat d'un enseignement.<br />

Apprendre à un ouvrier à tenir correctement sa plume, ne sert de rien, s'il n'est pas un<br />

poète capable d'abandonner parfois l'action pour la contemplation. Il n'est donc pas possible<br />

d'être artiste en tant que partisan. La concomitance de ces deux qualités parait aussi impossible<br />

qu'il est à un plumage blanc d'être noir.<br />

Une ligne de démarcation s'avère nécessaire.<br />

-<br />

L'art doit-il être au service d'un parti? Non. L'art peut-il être à l'origine d'un<br />

idéal politique? Oui.


- 75 -<br />

artiste<br />

Différence entre pouvoir et devoir d'abord. Un artiste n'est pas<br />

sur commande.<br />

Différence entre parti<br />

original. Si ,'on supprime liberté<br />

la soumission a une doctrine et<br />

assassine J'art.<br />

et idéal ensuite. Seul l'artiste libre est<br />

et originalité et qu'on les remplace par<br />

le calque d'un dogme, autant dire qu'on<br />

Différence enfin entre sen(Îce et origine. Une insatisfaction,<br />

une angoisse peuvent être, chez un homme a tempérament d'artiste, l'origine<br />

d'une conception personnelle du monde. Son oeuvre reflètera cet état d'esprit.<br />

Mais le jour où cet artiste prétend qu'il détient la vérité et essaie de<br />

J'imposer aux autres, alors il devient le philosophe intransigeant, le politicien<br />

fanatique.<br />

Si l'art en général, où domine la contemplation, n'a rien a voir<br />

avec la politique qui tend a l'action, l'art réaliste en particulier, contemplation<br />

du monde qui nous est donné, ne peut se concilier avec la politique,<br />

proposition de ce qui doit être selon un idéal préconçu, a moins qu'on ne<br />

joue sur les mots et qu'on n'appelle réalisme non j'étude du réel, mais<br />

la tendance d'un idéal a se réaliser.<br />

v - IMPOSSIBLE REALISME<br />

Résumons-nous: si nous interrogeons ces auteurs qui se prétendent<br />

réalistes, nous trouvons des jugements de ce genre : il faut voir les choses<br />

telles qu'elles sont. Stendhal, selon Bourget voulait "voir clair dans ce qui<br />

est". Par conséquent, les opinions esthétiques des divers romanciers que<br />

nous avons passées en revue, peuvent être formulées de la manière suivante:<br />

rendre compte de ce qui est, avec le plus de vérité et de précision possible.<br />

Ces auteurs indiquent nettement par la, leur tendance, leur préférence,<br />

et ils se séparent d'une attitude littéraire où l'idéalisation et l'invention<br />

sont exclues.<br />

Cependant, tous ces écrivains se leurrent, car il n'y a pas d'art<br />

sans transposition. 1\ convient d'écouter, a ce,.. propos, Maupassant dans la<br />

Préface de Pierre et Jean (1887) :<br />

"Faire vrai consiste donc à donner l'illusion complète<br />

du vrai, suivanr la Logique ordinaire des laits.<br />

ct non fi Les transcd rn servi]emC'nt dans le r)(~lC'-m(.Le de<br />

leur" succession... ChAcun df' nous fait ... simplf'menl une<br />

1 .•<br />

illusion du' monde. illusion poétique, sentimentale.<br />

joyeuse. mélancolique. sal(> OU lURubre suivant S;I naturt'.


- 76 -<br />

Et l'écrivain n'a d'autre mission que de reproduire fidèlement<br />

cette illusion avec tous les procédés d'art qu'il a<br />

appris et dont il peut disposer" (1J.<br />

Maupassant marque ainsi fortement les transformations successives que subit la réalité<br />

extérieure,<br />

d'abord quand elle traverse la conscience du romancier et se charge d'éléments<br />

"subjectifs", puis quand elle est traduite par 161 langage. L'art n'est pas la nature; c'est la<br />

nature modifiée par la personnalité de l'artiste à travers quoi elle se réfracte.<br />

Selon Kant,<br />

ce que l'on perçoit, ne coincide jamais exactement avec ce qui est. Cet être que nous<br />

essayons de cerner, nous ne l'atteignons jamais.<br />

La chose en soi, cachée derrière le phénomène,<br />

est inaccessible, parce que nous projetons sur elle, les formes à priori de notre<br />

sensibilité, celle de l'espace et du temps. S'il n'était question que de l'espace et du temps,<br />

ces formes étant inhérentes à l'esprit humain,<br />

communes à chacun de nous, nous pourrions<br />

passer outre, et admettre pour notre commodité, qu'elles sont inhérentes à la chose. Mais<br />

il Y a un autre fait. Nous projetons sur cette chose en soi, les schèmes de nos sentiments<br />

et, surtout, les schèmes mouvants de notre expérience et de notre passé, notre expérience<br />

de plus en plus Jourde ou riche,<br />

notre passé à nul autre pareil. C'est pourquoi, il y a autant<br />

de visions de l'univers que d'êtres.<br />

Beaucoup d'esthéticiens ont démontré qu'il faut faire une distinction entre l'art et la<br />

nature. C'est le cas d'Henri Delacroix dans son ouvrage La psychologie de l'art. Cet auteur<br />

affirme avec Hégel que l'art (comme la science et la religion) est la "création d'un monde<br />

où l'esprit s'épanouit", que, dans J'art, "la nature se retrouve comme esprit", que "art<br />

enfin est<br />

-<br />

"un mouvement du développement de l'esprit". Il cite, à propos, le jugement<br />

d'Hégel:<br />

l<br />

'<br />

(1) - Guy de Maupassant, Préface' de Pierre et Jean, Paris, Edit. Garnier, 1959, p. 12-13.


- 77 -<br />

"Les formes de l'art renferment plus de réalité que les<br />

existences phénoménales du monde réel" (1).<br />

L'art substitue, selon Delacroix, à une perception utilitaire de la vie et des choses,<br />

une perception visionnaire:<br />

"Alors que l'animal reste dans le plan du réel, l'homme<br />

réussit à s'en arracher, et pose lIe réel... comme un<br />

tableau...<br />

Le tout était de superposer momentanément<br />

à la réalité effective une production puremènt mentale<br />

de cette réalité, et de l'examiner sans s'occuper de la vraie<br />

réalité et sans agir immédiatement dans celle-ci" (2).<br />

De cette façon, l'art n'est jamais copie de la réalité, pas plus que la science. Les<br />

naturalistes qui estiment copier la nature se trompent. Ils ne la copient pas. D'autre part,<br />

les idéalistes qui croient avec Platon à la réalité des idées (abstraites)<br />

se trompent tout<br />

autant. L'idée n'est jamais détachée de la nature. Elle n'existe pas en soi. Elle n'est que<br />

le résultat du travail de l'esprit sur la nature et du choix que l'esprit fait de ce qui lui convient<br />

dans J'ensemble des choses.<br />

Il y aurait ainsi autant d'univers idéaux qu'il y a d'artistes,<br />

chaque être faisant son choix à sa manière:<br />

"La réalité empirique est complétée par plusieurs systèmes<br />

de réalités idéales" (3).<br />

Delacroix dénonce à la fois l'erreur des réalistes et celle des idéalistes qui s'imaginent<br />

que l'art existerait tout à fait dans la réalité empirique ou dans la réalité transcendante, et<br />

pensent qu'il ne reste qu'à copier fidèlement la nature ou le monde des idées. Au contraire,<br />

l'art est toujours une création de l'esprit.<br />

La différence qu'il y a entre les naturalistes et les<br />

~<br />

idéalistes, c'est que, pour les ,premiers, l'idée naît presque immédiatement au contact du<br />

réel, alors que chez les autres, le travail intérieur est beaucoup plus important.<br />

(1) - Henri Delacroix, U psychologie de l'art, F. A\can, Paris, 1927, p. 84.<br />

(2) - 1bidem, p. 90 - 91.<br />

(3)-lbidem, p.81.


- 78 -<br />

Ce qui est en caUse ici, c'est l'épistémologie, à savoir la valeur objective et exacte<br />

de la connaissance matérialiste, et même de façon plus simple, la possibilité d'un savoir<br />

vrai sur le réel. Sans nier, d'emblée, la possibilité d'établir Un rapport du phénomène au<br />

noumène, il reste que, ne connaissant jamais rien d'autre qu'un des termes de la relation,<br />

la conscience se trouve dans l'impossibilité d'affirmer quoi que ce soit de certain,<br />

quant<br />

au deuxième terme, la relation elle-même relèvant de l'ordre de l'hypothèse. Ainsi, non<br />

seulement l'existence du réel doit être supposée,<br />

mais de plus, sa connaissance précise par<br />

l'homme ne peut être que présumée.<br />

Mais ce n'est pas tout.<br />

A supposer un savoir vrai sur le monde, il semble fort douteux<br />

que le langage puisse le reproduire. Il y a d'abord une impossibilité théorique prélinguistique<br />

à la reprodu.ction du réel: celui-ci étant unique, on est forcé de concéder que tout ce<br />

qui se répète est irréel,<br />

et que l'idée même de reproduction de la réalité est une aporie.<br />

Si l'on veut, c'est dire que le réalisme ne peut être qu'illusion. Or, le langage offre un très<br />

pauvre instrument pour susciter un mirage vraisemblable du monde phénoménal.<br />

Le caractère<br />

abstrait, logique, discontinu, linéaire et successif du discours, ne semble s'accorder en<br />

rien avec l'impression concrète, inorganisée, sans faille, englobante et simultanée de la<br />

manifestation sensible. Déjà, Taine avait remarqué au sujet de Balzac:<br />

"Une description n'est pas une peinture... Ces compilations<br />

ne font rien voir .. .. , l'énumération de toutes les<br />

étamines d'une fleur ne nous mettra jamais dans les yeux<br />

l'image de la fleur" (1J.<br />

-<br />

(1) - Hyppolyte Taine, Nouveaux essais de critique et d'histoire, Paris, Hachette, 1865,<br />

p.83.


- 79 -<br />

Alain Robbe-Grillet va plus loin, en faisant remarquer que, plus la description<br />

s'exaspère à serrer de près les détails, moins le lecteur arrive à se représenter, de façon<br />

satisfaisante, les objets décrits, l'accumulation brouillant les axes de référence. Or, à<br />

refuser l'exhaustivité des détails,<br />

on abandonne la tentative de récréation du perçu qui pour<br />

être exacte, doit être complète. Rigoureux cercle vicieux. On en dirait autant du portrait<br />

ou de la narration.<br />

Le soliloque ou le dialogue apparaissent-ils plus susceptibles de réalisme<br />

que la psychologie de l'inconscient ou la troublante "sous-conversation" exploitée par<br />

Nathalie Sarraute 7<br />

Le débat d'une grande complexité n'est pas clos d'ailleurs,<br />

puisque Roland Barthes,<br />

par exemple, a réexaminé les données du problème dans Essais critiques et Le degré zéro<br />

de l'écriture, ses composantes sociales, les sophismes qu'il cache: les choses et le langage<br />

sont deux réalités que Barthes oppose radicalement,<br />

la seconde ne pouvant être l'image<br />

"fidèle" de la première:<br />

"Le réalisme, ici, ce ne peut donc être la copie des choses,<br />

mais la connaissance du langage ; l'oeuvre la plus<br />

"réaliste" ne sera pas celle qui "peint" la réalité, mais<br />

qui,<br />

se servant du monde comme contenu (ce contenu<br />

lui-même est d'ailleurs étranger à sa structure, c'est-àdire<br />

à son être) explorera le plus profondément possible<br />

la réalité irréelle du langage" (T).<br />

Le réalisme est donc impossible, ou plutôt, il n'est pas ce que l'on croyait (2). Ceci<br />

montre le problème crucial de la "mimesis" sur lequel écrivains, historiens et critiques,<br />

(1) - Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 164.<br />

(2) - Voir Poétique, 16, Paris, Seuil, 1973.


- 80 -<br />

s'acharnent depuis Platon et Aristote,<br />

et l'ambiguïté sur laquelle repose toute pratique<br />

littéraire: deux conceptions s'affrontent ici: la littérature copie de fait le réel, la littérature<br />

ne renvoie qu'à elle-même. Dans quelle mesure peut-on parler de réalisme au sens<br />

d'imitation de la réalité 7 A défaut de fournir une réponse,<br />

peut-elle être autrement que<br />

polémique, voire terroriste, ou toujours différée, certains critiques tentent d'inventorier<br />

les procédés qui constituent des critères du discoors réaliste:<br />

La motivation psycholoqique.<br />

La référence à du connu.<br />

Les modèles descriptifs.<br />

La motivation systématique des noms propres.<br />

Le flash-back.<br />

La prédiction, etc... (1).<br />

Dans une autre perspective,<br />

la socio-critique vise à élucider moins la relation entre<br />

le roman et la réalité sociale qu'entre le roman et le discours que la société tient sur elle,<br />

"l'univers hors-texte" qu'il suppose et auquel il se réfère.<br />

VII - RECHERCHE D'UNE DEFINITION<br />

Peut-on facilement conclure, à ce stade de notre réflexion, qu'il n'y a pas de réalisme<br />

et renvoyer tous les auteurs coupables à leurs écritoires et les critiques égarés à la réflexion<br />

philosophique? Ce serait négliger un fait fort important: cette illusion aux multiples<br />

mécanismes truqués, existe.<br />

Quelle que soit la fausseté de ses prétentions, quelque chose a<br />

cours qu'on baptise "réalisme". Convenons donc que la formule chère aux romanciers<br />

réalistes: "dire ce qui est" est pour le moins empirique. Proposons une opinion plus<br />

nuancée:<br />

1 .<br />

(1) - Philippe Hamon, "Un discours contraint", in Poétique, 16, op. cit., p. 441-445.


,"w..<br />

cw<br />

- 81 -<br />

- Si "on se place au point de vue de l'artiste, ce qui importe, c'est de bien faire<br />

sa peintute, se soumettre à l'objet, lui être fidèle. L'artiste exprime, par là, sa foi dans<br />

l'objet. S'il se mettait à douter, il passerait dans l'autre camp, comme un croyant qui<br />

devient athée.<br />

•<br />

- Si l'on se place aU point de vue du critique, on pourrait tenter de définir l'art,<br />

par la fidélité à un monde intérieur, projection dans l'âme de "artiste, de ce que lui offre<br />

la vie.<br />

L'artiste réaliste est fidèle à cette image en lu i de la téalité.<br />

Une telle définition a l'avantage de ne préjuger de rien sur l'essence intime du modèle<br />

extérieur,<br />

essence qui se dérobe toujours à nous. A celui-ci, nous substituons notre interprétation,<br />

un modèle intérieur; cette définition évite l'assurance téméraire de "ce qui est".<br />

Il est évident que le modèle,<br />

ici, n'est pas un monde fictif sorti tout entier du cerveau de<br />

l'artiste.<br />

Un romancier réaliste ne se proposera pas de décrire les sentiments de l'homme<br />

qui a perdu son ombre,<br />

ou les heurs et malheurs de "âme dans l'autre vie. Il prendra plutôt<br />

pour modèle, tout ce que lui présente le monde où il vit et s'y tiendra étroitement. Il<br />

s'intéressera à ce que l'on pourrait appeler le monde extérieur,<br />

c'est-à-dire la nature,<br />

la création des hommes (les villes et les machines), les relations entre les hommes (les<br />

sociétés, les moeurs). Le monde intérieur aussi suscitera son attention : son âme, "âme<br />

d'autrui, ce monde intérieur qu'est le monde de l'individu. L'essentiel est que cet écrivain<br />

ait le désir sincère d'être un témoin véridique. Mais l'intention ne suffit pas. Certaine imagination<br />

déréglée peut jouer de mauvais tours à l'écrivain le,..<br />

plus sincêrement réaliste.<br />

Zola<br />

en a été la victime, et ceux qui.pratiquent l'introspection, ont quelquefois de singulières<br />

défaillances, en dépit de leur sincérité.<br />

1 .


- 82 -<br />

- Si l'on se place au point de vue du lecteur, l'impossibilité de connaftre objectivement<br />

le monde ne pose, en pratique, aucun problème, parce qu'à une époque donnée,<br />

une société, un groupe social donné, s'entendent implicitement sur une vision de "univers,<br />

considérée par les membres du groupe comme réalité.<br />

En fin de compte,<br />

le réel apparaft, comm~ ce qu'il est convenu de considérer comme<br />

tel,<br />

et toute l'argumentation philosophique qu'on voudrait imaginer, n'y peut rien changer.<br />

Il suffit d'une identité de vision entre l'auteur et ses lecteurs pour que le tour soit joué,<br />

sans qu'il faille tenir compte d'une vérité absolue.<br />

De mëme,<br />

le pouvoir pour le langage de reproduire la perception globale du phénomène,<br />

dépend d'une entente implicite entre les différents usagers du système linguistique.<br />

Entente dont parle Jean-Paul Sartre dans le premier chapitre de Qu'est-ce-que la<br />

littérature,<br />

et qui conduit écrivains et lecteurs, à négliger la structure signifiante du langage,<br />

pour s'attacher directement aux signifiés qu'il véhicule. Le seul problème qui se pose,<br />

est de<br />

neutraliser suffisamment le style pour qu'on puisse l'oublier, grâce à un traitement conventionnel<br />

et sans surprise de la forme, et ainsi de traverser un discours "transparent" à la<br />

recherche d'un "sens".<br />

Quant au problème de la fiction artistique, pour le résoudre, il suffit de s'attacher<br />

de près au sens des mots: réaliste ne veut pas dire réel, mais semblable au réel, qualité<br />

qu'on peut conférer même à l'imaginaire pourvu qu'il soit soumis à des contraintes<br />

semblables à celles qui déterminent la réalité.<br />

Nous venons de procéder ·au rappel des principales étapes de l'évolution du concept<br />

de réalisme en littérature,<br />

en en proposant une définition, afin de prévenir toute confusion,<br />

. .<br />

tout malentendu et toute querelle hors de propos.<br />

Il importe, dès à présent, d'examiner ses


•"---.__. __._..__.-----------••·_..·"'-".,. ..__'...·_..... ' ... • ... '·111011.110·lIoW__1lI!5i11<br />

- 83 -<br />

divers aspects dans les oeuvres romanesques africaines,<br />

à partir de trois sortes de questions<br />

qui sont, en réalité, complémentaires:<br />

Quels sont les aspects du réalisme dans le roman africain de langue française 1<br />

Par quels éléments structurels de ce roman, les romanciers noirs traitent-ils de<br />

préférence les aspects de cette réalité 1<br />

- Par quels moyens, quelles voies, quels 'procédés et techniques, réussissent-ils à<br />

communiquer ce que Roland Barthes nomme "l'effet du rée''', fruit de "illusion<br />

référentielle 1 En d'autres termes, comment les romanciers noirs ont, d'une façon<br />

spécifique, recours au réalisme 1<br />

La formulation de la problématique semble suffisamment claire et précise: on ne se<br />

contentera pas de se demander si les oeuvres à étudier sont réalistes; bien au contraire, on<br />

s'efforcera de montrer comment les auteurs de celles-ci s'y prennent pour les rendre<br />

réalistes; autrement dit, on cherchera à mettre l'accent, chez les romanciers africains,<br />

sur ce que "on pourrait appeler le côté artisanal de leur création:<br />

L'agencement des éléments multiples du roman africain.<br />

Son évolution.<br />

Ses diverses orientations.<br />

Ses rapports avec la littérature orale traditionnelle.<br />

-L'utilisation d'une certaine forme de narration et les ressources que les romanciers en<br />

tirent.<br />

Le dessin des personnages, etc...<br />

Cette étude, croyons-nous, n'avait jamais été faite, si ce n'est fragmentairement.


...._...._.....----._._----<br />

- 84 -<br />

Mais avant de chercher à répondre à toutes ces interrogations, il nous paraît nécessaire<br />

d'indiquer la démarche qui sera la nôtre durant tout ce travail.<br />

Dans son<br />

"Introduction à l'analyse structurale des récits", Roland Barthes explique:<br />

"De même que la linguistique s'arrête à la phrase, l'analyse<br />

du récit s'arrête au discours: il faut ensuite passer à une<br />

autre sémiotique" (1).<br />

Cette analyse structurale des récits, on le sait, se fonde sur une règle d'immanence.<br />

Le récit est considéré comme une totalité pourvue d'une signification intrinsèque.<br />

On part<br />

du texte et on revient au texte. Il s'agit d'un monde à distance qui doit contenir, en luimême,<br />

les principes de sa cohérence. Mais on est tenté de se demander si ce monde<br />

à distance, ce monde autre, produit par le texte, afin que nous puissions y entrer, afin que<br />

nous puissions en parler, d'une manière ou d'une autre, n'est pas en relation avec le nôtre.<br />

C'est ce que pense Michel Butor pour qui l'espace (ou le temps) que le roman va déployer<br />

devant notre esprit:<br />

"S'insère dans l'espace réel où il apparaÎt,<br />

entrain de le lire" (2).<br />

où je suis<br />

Une question revient immédiatement à l'esprit:<br />

peùt-on analyser le fonctionnement<br />

de ce monde fictif, sans tenir compte de ces relations, sans rendre compte de cette<br />

insertion?<br />

Certains autres critiques s'accordent à reconnaître que ce qui s'offre dans "oeuvre<br />

romanesque est d'un ordre différent de ce qui se donne dans la réalité; il est, par conséquent,<br />

illégitime d'établir des rapports entre l'oeuvre et la réalité"lui lui est extérieure. C'est ce que<br />

(1) - Roland Barthes, "Introduction à l'analyse structurale des récits", Communication,<br />

8, Paris, Seuil, 1969, p.22.<br />

(2) - Michel Butor, "L'espace du roman", in Répertoire Il, Ed. Minuit, 1964, p. 43.


- 86 -<br />

Le statut du monde romanesque est, par conséquent, lié chez "un et l'autre de ces<br />

deux théoriciens à celui du narrateur.<br />

On peut constater dans les deux cas que la disparition<br />

du sujet réel du message est corrélative de la négation du rapport au monde réel. Kate<br />

Hamburger conserve et affirme même, avec insistance, la fonction mimétique de la fiction<br />

épique, alors que Roland Barthes va jusqu'à la nier.<br />

Mais il<br />

importe de comprendre l'affirmatio~ selon laquelle l'auteur matériel d'un récit,<br />

ne peut se confondre en rien avec le narrateur de ce récit, comme une prescription méthodologique.<br />

Ces deux critiques définissent la logique interne du récit, afin de le distinguer<br />

des autres formes de la communication telles que le récit historique, les lettres, les reportages,<br />

etc...<br />

L'avantage qu'ont ces conceptions,<br />

c'est de dénoncer les illusions réalistes naïves<br />

qui ont longtemps encombré la critique des romans. En faisant de l'écart qui sépare "oeuvre<br />

du monde une rupture radicale,<br />

le théoricien force le critique à tourner son attention vers<br />

ce que l'oeuvre dit et seulement ce qu'elle dit (1 l, et surtout, à tenir compte du fait qu'elle<br />

dit quelque chose, justement, parce qu'elle est une oeuvre: une production textuelle.<br />

Ces théories s'inscrivent dans ce :<br />

"Mouvement général de pensée contemporaine, critique<br />

et créatrice qui ne s'occupe plus des rapports du roman<br />

à la réalité,<br />

mais se demande ce que le roman fait du<br />

langage et comment il devient littérature" (2).<br />

Mais quelles sont les conséquences critiques que peuvent entraîner de telles conceptions?<br />

Qu'il nous suffise d'en citer seulement deux : ~<br />

(1) - Ce qui ne signifie pas, bien sür, que sa signification soit univoque, puisqu'il s'agit,<br />

au contraire, d'être attentif à l'ambiguïté de "oeuvre.<br />

/ .<br />

(2) - Dresden Dr. S, Wereld in Woorden. Beschouwingen over romanhurst, Bert Bakkerl<br />

Daamen, N. V. La Haye, 1965, p. 125.


- 87 -<br />

Si comme le souligne Roland Barthes,<br />

le langage tout seul peut se substituer aUx<br />

deux instances que l'on peut croire essentielles à toute expérience littéraire,<br />

le sujet et le<br />

monde,<br />

on voit mal comment l'on peut distinguer les oeuvres les unes des autres, ou déterminer<br />

les fonctions de ce langage dans un texte particulier.<br />

- Si d'autre part, il est illégitime de rattacher le monde de l'oeuvre à celui<br />

.<br />

de l'écrivain et à celui du narrateur,<br />

on ne voit pas très bien quel intérêt on peut encore<br />

trouver à la lecture des oeuvres romanesques,<br />

ni comment il est possible de porter sur elles<br />

un regard critique. Comme le souligne si bien Michel Butor, à propos de ses propres livres,<br />

on apprend dans un roman:<br />

nA lire la réalité et l'auteur lui-même...;<br />

au bout d'un<br />

certain nombre de chapitres on commence à comprendre<br />

quel est le démon qui s'agite derrière ces grilles, quel est<br />

l'animal qui est caché dans cette cage;<br />

au bout d'une<br />

centaine de pages, le lecteur sensible et intelligent a<br />

commencé à déchiffrer le langage qui lui permet de<br />

prendre à partie l'auteur" (1 J.<br />

Nous n'avons pas besoin, il est vrai, de connaître l'auteur pour comprendre et aimer<br />

son oeuvre, puisque, si cela était nécessaire, nous ne pourrions pratiquement pas lire des<br />

romans. Mais si l'on peut, à la rigueur, se passer de tout recours à l'auteur réel du récit,<br />

on voit mal, en revanche, comment on pourrait se passer de tout recours à ce que l'on sait<br />

du monde extérieur au roman. Il faut bien reconnaître, en effet, que le roman n'a le<br />

"singulier pouvoir" (2) de rendre les objectifs absents qat! dans la mesure, justement, où<br />

il a aussi le pouvoir de les rendre présents.<br />

1 . ,<br />

(1) - H. Charbonnier, Entretiens, 'Paris, Gallimard, 1957, p.79.<br />

(2) - Michel Butor, "Le roman et la poésie", Répertoire Il, op. cit., p.8.


h<br />

••."né.<br />

- 88 -<br />

En ce qui nous concerne. nous aimerions revenir à une conception plus naïve. ou,<br />

tout aU moins. moins radicale de l'autonomie de l'oeuvre littéraire. Ce qui se passe dans le<br />

récit. est du point de vue référentiel. réel. Certes. le romancier ne dispose que de mots.<br />

mais cela ne doit pas conduire le critique à méconnaître la fonction dénotative du langage<br />

romanesque et à nier toute fonction mimétique à la fiction narrative.<br />

Comme l'affirme<br />

encore. avec force. Michel Butor:<br />

"Parler. c'est toujours parler de quelque chose. Dire.<br />

c'est toujours dire quelque chose. Nous pouvons étudier<br />

le dire. en oubliant le quelque chose, en laissant dans<br />

l'ombre le quelque chose. mais à partir du moment où<br />

nous nous détacherions complètement de ce que dit le<br />

l!1ngage. alors. le langage lui-même disparaÎtrait.<br />

s'évanouirait complètement. Nous n'aurons absolument<br />

plus rien dans les mains" (1J.<br />

Si le romancier sait qu'il travaille sur les mots et non sur les choses. il sait que:<br />

"Son inspiration ne vient pas d'en dehors du monde...•<br />

il sait que son inspiration. c'est le monde lui-même en<br />

train de changer. et qu'il n'en est qu'un moment, un<br />

fragment situé dans un endroit privilégié. par qU/~ par<br />

où l'accession des choses à la parole va avoir lieu" (2J.<br />

Si le critique sait aujourd'hui qu'il travaille sur un texte.<br />

s'insère dans un contexte dont il n'est lui-même qu'un moment,<br />

il sait aussi que ce texte<br />

un fragment par qui. par<br />

où le dire de ce texte atteindra "d'autres oreilles que les silmnes" (3).<br />

(1) - G. Charbonnier, Entretiens, op. cit., p. 239.<br />

1 .•<br />

(2) - Michel Butor, "Le roman 'et la poésie", Répertoire Il, op. cit., p.26.<br />

(3) - Michel Butor, "Le critique et son public", Répertoire Il. op. cit., p. 134.


- 89 -<br />

Notre démarche sera donc constituée, dans un premier temps, par ce que nous<br />

appellerons une approche extra-textuelle du roman africain. Dans cette perspective, nous<br />

ferons dépendre le sens de notre corpus d'un hors-texte, d'un espace extra-textuel.<br />

L'étude de nos oeuvres narratives sera tournée vers l'extérieur: c'est le contexte politique,<br />

social, économique et culturel, susceptible de nous faire comprendre davantage la réalité<br />

africaine que les écrivains se proposent de décr'ire.<br />

Parce que l'oeuvre y a des référents<br />

précis, c'est-à-dire la chose dont on parle. Et c'est avec raison qu'Albert Léonard souligne:<br />

"Certains écrivains sont liés aux circonstances qui ont<br />

entouré leur création. Même si nous acceptons le point de<br />

vue de Proust qui affirme qu' "un livre est le produit d'un<br />

autre moi que celui que nous manifestons dans la société",<br />

il n'en reste pas moins certain que chez de nombreux<br />

écrivains l'oeuvre ne peut se séparer de l'homme.<br />

Qui<br />

peut comprendre Villon sans étudier le milieu où il a vécu,<br />

pénétrer dans l'oeuvre de J.J. Rousseau sans se préoccuper<br />

de son enfance malheureuse et de sa vie aventureuse,<br />

séparer Pascal du milieu janséniste.<br />

Valéry lui-même a<br />

dû édulcorer dans son étude sur Verlaine et Villon, ce que<br />

certaines de ses affirmations avaient de trop catégorique.<br />

Que serait Montaigne sans Plutarque et Sénèque,<br />

Racine<br />

sans Port-Royal, Stendhal sans l'Italie?" (1).<br />

Cet extérieur,<br />

ce sont encore les éléments vérifiables ou les références à une réalité<br />

extérieure, le vraisemblable ou les techniques d'illusion. Empirique, cette démarche se<br />

laisse guider par le texte pour poser ses questions.<br />

Pour les- formuler et pouvoir y répondre,<br />

elle utilisera cependant deux moyens:<br />

les concepts qui lui sont fournis par la poétique du<br />

roman et la comparaison avec d'autres textes.<br />

-.- --~ -.- ...--- --------. --------- ---._-----+- ~--..---':---:-.------- -- -- --------------- --------.-.---- ------ -- ---- -- -- -- -- ---- -. --- -- ------ ----...-.<br />

(1) - Albert Léonard, La crise du concept de littérature en France au XXe siècle, Paris,<br />

JoséCortÎ, 1974, p.183.


•<br />

..<br />

- 90 -<br />

Mais notre investigation du récit africain ne se limitera pas seulement à sa dimension<br />

extra-textuelle. Nous l'interrogerons aussi et surtout sur la façon dont il est construit ;<br />

dans cette optique, nous considérerons l'oeuvre romanesque en elle-'même, c'est-à-dire<br />

comme un objet d'art dont on peut dégager les lois de composition et montrer leur fonctionnement.<br />

Nous couperons alors les ponts qui lient l'oeuvre au hors-texte, à l'espace extratextuel;<br />

autrement dit, nous l'examinerons intrinsèquement. La ligne générale adoptée<br />

pour l'exposé et l'analyse des faits,<br />

doit donc être interprétée comme un mouvement qui<br />

irait de l'extérieur vers l'intérieur, du moins littéraire au "plus littéraire", du contexte<br />

aux textes. A la lumière de ces principes, nous divisons notre étude en quatre parties:<br />

Dans la Première Partie consacrée à la genèse du roman africain, à l'étude des<br />

conditions de son émergence et de son évolution,<br />

nous examinerons le contexte politique<br />

et social de cette littérature depuis 1950, pour en saisir l'esprit général; nous constaterons<br />

que le roman africain,<br />

après sa première phase essentiellement marquée par les problèmes<br />

culturels,<br />

est profondément orienté vers l'engagement contre les méfaits de la situation de<br />

dépendance coloniale, tels que le travail forcé, la politique d'assimilation culturelle, la<br />

collusion de l'Eglise avec les autorités coloniales,<br />

au préjudice du colonisé, le racisme perçu<br />

à travers les difficiles problèmes de l'amour et du mariage interraciaux.<br />

Cet engagement<br />

impose à ces oeuvres romanesqlttS deux structures internes:<br />

la première repose sur l'opposition<br />

de deux mondes et la deuxième structure est celle du roman à "trois étages".<br />

Cette même réflexion nous conduira à la découverte d'autres aspects de la réalité<br />

africaine, à travers une autre phase du roman africain ;~en effet, après avoir analysé, de<br />

façon minutieuse, le contexte"littéraire de ce roman, nous tenterons de montrer que l'on<br />

ne peut se faire une idée assez précise de l'évolution de la littérature de "Afrique indépendante,<br />

si "on tourne séùlèmént".son regard vers le théâtre et la poésie; parce que,


pratiquement,<br />

- 91 -<br />

aucun talent nouveau ne s'est fait jour dans ces deux genres littéraires. C'est<br />

dans le roman que se dessine une phase pleine de promesse.<br />

Le thème principal de ce roman<br />

sera donc celui de la conscience de "homme noir. Il ne s'agit plus de la dénonciation anticolonialiste,<br />

ni de cette révolte narcissique que l'on rencontre encore dans certains romans.<br />

A partir des oeuvres comme Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma ou<br />

Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, vII surgir un décryptage nouveau de la réalité<br />

africaine:<br />

la révolte et la violence vont désormais se tourner vers l'Africain lui-même.<br />

Le nouveall roman va devenir un espace, non d'imprécations futiles, mais de création de<br />

l'homme,<br />

Un espace où "écrivain va fonder sa liberté et le mouvement de son existence.<br />

Nous nous attacherons ensuite à analyser dans la Deuxième Partie,<br />

le projet littéraire<br />

du romancier noir,<br />

c'est-à-dire le courant littéraire auquel il se conforme pour décrire la<br />

réalité africaine. Ici deux séries de problèmes seront évoquées; nous examinerons, en<br />

premier lieu, les paratextes de ces textes de fiction ; ainsi à propos des titres,<br />

nous<br />

essaierons de montrer que bon nombre d'entre eux revêtent des couleurs spécifiquement<br />

africaines et révèlent de la part de leurs auteurs, une adhésion aux principes<br />

du réalisme. Quant à l'examen des textes qui servent de Préfaces à quelques-unes de ces<br />

oeuvres, il indiquera qu'aucun des écrivains qui font "objet de cette étude, ne souhaite<br />

voir dans son écrit un moyen pour atteindre la Beauté; car ce qui constitue "art et l'évasion<br />

sous d'autres cieux, se mue pour nos romanciers, en désir de transcrire fidèlement, où<br />

l'art devient document, technique, plus qu'une fin en soi.<br />

Nous examinerons toujours dans cette Deuxième Partie,' le vérifiable et le<br />

vraisemblable. Nous emploierons, en ce qui concerne le vérifiable, une méthode de lecture<br />

objective, c'est-à-dire que nous essaierons, dans la mesure du possible, une corrélation<br />

, . ,<br />

du roman avec l'histoire. Il reste à'préciser cependant que si nous pouvons utiliser les oeuvres


- 92 -<br />

romanesques comme des documents historiques,<br />

il nous faut pour cela observer la plus<br />

grande prudence.<br />

Nous devons tenir compte et des brouillages nécessaires à la spécificité<br />

du roman et de la vision subjective de l'écrivain.<br />

Nous devons surtout tenir compte de la<br />

nature de la littérature qui est un domaine autre que celui de l'histoire,<br />

même si elle se<br />

nourrit de faits historiques et parfois les influence.<br />

Pour bien comprendre ce que l'on considère comme vraisemblable,<br />

quelques remarques<br />

théoriques retiendront notre attention,<br />

à partir d'un texte de Gérard Genette dans<br />

Figures Il, parce que bon nombre de problèmes abordés par lui, trouvent leur application<br />

dans les romans que nous étudions.<br />

Il sera ensuite intéressant de savoir ce que pensent<br />

aussi Julia Kristeva et Mongo Séti des problèmes relatifs au vraisemblable sémantique,<br />

leurs points de vue laissant peu de place pour une vraie distinction entre réalisme et vraisemblable.<br />

Enfin, nous dirons, pour terminer, que tous ces procédés relèvent d'une esthétique<br />

réaliste qui repose sur une technique d'illusion.<br />

La Troisième Partie de cette étude traitera, quant à elle, du réalisme spatio-temporel<br />

et du réalisme des personnages. Nul n'ignore, en effet, que l'espace, le temps et les personnages<br />

constituent les structures les plus importantes d'une oeuvre de fiction. Et pour<br />

quiconque se consacre à un travail portant sur le réalisme,<br />

une grande attention doit être<br />

accordée à ces structures.<br />

Dans le chapitre consacré au cadre spatio-temporel, notre démarche sera commandée,<br />

en ce qui concerne l'étude de l'espace par une perspective à la fois chronologique<br />

,.<br />

et thématique, selon trois a/


'ct<br />

93 -<br />

ou présentation des cadres réels ou fictifs, nous nous interrogerons sur "l'espace romanesque<br />

considéré comme "image d'une certaine conceptÎon du monde" (1) ; mais nous ne pourrions<br />

terminer cette étude sur ('espace sans nous poser une question devenue déjà un lieu commun<br />

de la critique: les romanciers africains sont-ils régionalistes "7<br />

Dans le même chapitre,<br />

de temps étant capitale,<br />

nous aborderons le difficile problème du temps; la notion<br />

•<br />

il ne serait pas vain d'insister sur la manière propre à chaque peuple<br />

et à chaque société d'appréhender ce concept.<br />

Dans notre étude, deux catégories de temps<br />

s'offrent à nous: un temps historique collectif ou événementiel, celui des sociétés coloniale<br />

et moderne, et un temps subjectif, jouant comme un catalyseur, parce que vécu par la<br />

conscience des personnsages et de l'auteur lui-même.<br />

Dans l'analyse du réalisme des personnages,<br />

une énumération de ces personnages<br />

mis en scène par les romanciers qui abordent le thème de l'aventure coloniale et la manière<br />

dont ils les conçoivent s'imposent: ce sont des Blancs et des NoÎrs. Les rapports qui<br />

prévalent entre eux, ne sont pas des rapports d'harmonie, mais bien des rapports antagonistes;<br />

le plus souvent leurs destins se croisent et se détruisent; leurs drames traduisent<br />

la vieille Afrique sous les coups de boutoir des valeurs nouvelles importées de l'Occident.<br />

Aussi la vision du monde colonial du romancier et la façon dont il pose et traite ces personnages,<br />

concourent-elles à délivrer un message militant.<br />

Nous procéderons ensuite à "étude des personnages privilégiés du roman de "Afrique<br />

indépendante. L'espoir suscité par la libération des pays de l'Afrique noire en 1960, ne<br />

tarde pas à s'envoler comme une fumée dans le vent.<br />

Les Noirs libérés du joug colonial,<br />

(1) - R. Bourneuf, "L'organisation de l'espace dans le roman", in Etudes littéraires,<br />

1 •<br />

Québec, Avril 1970, p.82.


-~ .._------_...~......_.__........'...."".,<br />

- 94 -<br />

au lieu de retrouver, pour toujours, la libre disposition d'eux-mêmes, ont été surpris<br />

et stupéfaits par la politique mise en place par les maîtres du "nouveau monde", aidés en<br />

cela par l'ancien maître, le colonisateur qui, sous des formes plus subtiles, il est vrai,<br />

continue sa domination politique, économique et culturelle sur le continent africain. Le<br />

réalisme des personnages revêt donc de nouveéjux aspects inconnus du roman anticolonialiste.<br />

Mais est-ce à dire qu'il existe une différence notable entre la situation présente et<br />

celle de "Afrique colonisée 7 Il ne semble pas, si ce n'est au niveau de l'esthétique, c'est-àdire<br />

dans la manière dont l'écrivain rend compte de la nouvelle société,<br />

en s'écartant du<br />

passé et en inventant une nouvelle manière d'écriture.<br />

C'est dire que le nouveau romancier<br />

noir possède, lui aussi, ses personnages privilégiés qu'il fait évoluer sous nos yeux et par<br />

"intermédiaire desquels nous voyons l'homme noir en lutte avec lui-même et avec<br />

les problèmes de la condition humaine.<br />

La Quatrième Partie de notre étude abordera, enfin, l'esthétique du roman africain,<br />

c'est-à-dire l'étude des procédés romanesques mÎs en oeuvre par nos romanciers pour<br />

exprimer la réalité africaine. Car, il faut souligner que, contrairement aux allégations de<br />

bon nombre de critiques, le romancier noir est un artiste comme tous les autres, et même<br />

plus riche que d'autres dans le domaine de la technique de la narration, puisque, fils du<br />

conteur traditionnel africain et "enfant adoptif" des artistes de· la littérature occidentale,<br />

il réunit en lui la synthèse des techniques d'expression littéraire des deux civilisations.<br />

Nous nous intéresserons donc, dans un premier temps, à l'usage particulier que<br />

,.<br />

fait le romancier de l'ensemble des ressources de la technique romanesque occidentale;<br />

nous examinerons, ensuite, l'apport littéraire du romancier noir, apport qui se nourrit de<br />

"ensemble des techniqUl~sora!es..proprement africaines.<br />

Cette étude de l'esthétique des<br />

oeuvres narratives africaines nous semble très importante, dans la mesure où, si le roman


- 95 -<br />

nègre reflète "toujours" le réel, on a tort de le chercher uniquement dans le plan de la<br />

réalité présentée, comme nous le soulignions, plus haut. Parce que le réel pénètre aussi le<br />

style.<br />

Voilà sommairement esquissé l'itinéraire de notre travail. . On s'étonnera,<br />

peut-être,<br />

de l'importance que nous avons accordée à l'histoire des origines et du développement du<br />

concept de réalisme.<br />

L'intérêt pOrté à cette question ne résulte pas d'un goût laborieux<br />

des définitions, mais tient essentiellement à "objet même que nous nous proposons<br />

d'examiner ici.<br />

Afin que l'on soit sensible aux différences importantes entre les nombreux<br />

romancîers noirs qui se sont exprimés depuis plusieurs années, et cela, parce qu'ils n'ont<br />

pas la même conception, ni la même pratique du "réalisme", il était nécessaire que nous<br />

essayions de<br />

montrer sur quelles conceptions de l'art littéraire s'est édifié un courant<br />

multiforme de littérature romanesque dite réaliste.<br />

l ' ,


PREMII:RE<br />

PARTIE<br />

GENESE DU ROMAN AFRICAIN<br />

ETUDE DES CONDITIONS DE SON EMERGENCE<br />

ET DE SON EVOLUTION<br />

, "<br />

.


- 97 -<br />

CHAPITRE 1<br />

LE ROMAN AFRIcAIN ET LA SCENE LITTERAIRE AFRICAINE<br />

.<br />

DEPUIS 1950<br />

La littérature africaine de langue française a vu le jour, rappelons-le, durant la période<br />

de la situation. de dépendance coloniale. C'est en réfléchissant, en effet, sur les méfaits<br />

engendrés par le système de répression minutieusement élaboré et mis en place par<br />

l'envahisseur, que les écrivains noirs ont pu trouver matière à leurs productions. Mais cette<br />

période est devenue une histoire et si nous nous permettons de l'évoquer, au début de cette<br />

étude, c'est dans le souci de situer dans le temps et dans l'espace, la littérature romanesque<br />

africaine (1) avant "accession des pays de l'Afrique noire à l'Indépendance, afin de mieux<br />

saisir son esprit général, son orientation, pendant ce laps de temps que l'on a pris l'habitude<br />

d'appeler l'époque coloniale.<br />

(1) . S'il est donc vrai que le roman africain est"engagé", cet engagement revêt des formes<br />

différentes selon les époques. C'est pourquoi l'enquête que nous menons se trouvera<br />

facilitée, si nous proposons les jalons de quelques dates et de quelques événements.<br />

-<br />

1 .


- 98 -<br />

Cette approche, à notre avis, est nécessaire, d'autant plus que l'on ne peut<br />

appréhender les mutations opérées à partir de 1960, dans le domaine romanesque, sans<br />

faire ressortir les lignes de force du roman africain, pendant la période qui précède la<br />

décolonisation.<br />

Nous pouvons, sans entrer dans le détail, considérer 1960 à la fois comme le terminus<br />

"ad quem" de la rude colonisation et le terminus "a quo" de l'ère nouvelle, celle des<br />

Indépendances, puisque en cette année-là, pour reprendre l'heureuse expression d'Ahmadou<br />

Kourouma :<br />

"Comme une nuée de sauterelles, les Indépendances<br />

tombèrent sur l'Afrique à la suite des Soleils de la<br />

politique" (T J.<br />

Mais avant d'aborder l'examen de quelques oeuvres narratives susceptibles de nous<br />

révéler j'esprit général des oeuvres romanesques anticolonialistes, il<br />

faut nous attacher à<br />

situer le cadre et le contexte historique dans lequel cette littérature africaine est née.<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, Paris, Seuil, 1970, p. 22.


- 99 -<br />

1 - LITTERATURE ET POLlTlaUE<br />

Lilyan Kesteloot, dans son ouvrage intitulé Négritude et situation coloniale (1 l, semble<br />

avoir fait la description la plus rapide et la plus juste de ce contexte; si la colonisation<br />

française, par exemple, est vilipendée, à juste titre, à partir d'une certaine époque, c'est<br />

que la conjoncture s'y prêtait. C'est cette conjoncture que Kesteloot présente en ces termes :<br />

"Dès le début de ce siècle, la philosophie, l'art, la<br />

littérature, avaient ébranlé les bases culturelles de la<br />

société française. Mesure, progrès, vérité absolue, tous<br />

les piliers sur lesquels s'étaient édifiés les siècles<br />

précédents perdaient leur majuscule, assaillis bientôt<br />

par une vague prodigieuse qui libérait l'esprit et la<br />

sensibilité de toute entrave" (2).<br />

Les valeurs occidentales tombent en "désuétude", et les contradictions au sein du<br />

monde occidental, après la crise des années 30, avec une implantation de plus en plus<br />

poussée du Marxisme en France et la montée du Fascisme en Italie, en Allemagne et<br />

en<br />

Espagne, finit par discréditer l'Occident et dévoiler ses faiblesses. Et Lilyan Kesteloot de<br />

poursu ivre :<br />

--.---- --~----------.-.-.- --- -------- -- -_.------.- ---- -- ------ --------_. --- --- --- ----,..<br />

--.-------_ -_..-- ---.------.--- ------<br />

(1) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, Yaoundé, Clé, 1970, p. 6.<br />

(2) - Ibidem, p. 6.


- 100 -<br />

"Cet effondrement et ces contradictions ne pouvaient<br />

demeurer ignorés des hommes de couleur... Comment<br />

s'étonner que cette époque ait connu l'éveil des<br />

nationalismes africains? Le mythe de la civIlisation<br />

occidentale comme modèle et comme absolu, enseigné<br />

dans les colonies, s'effritait dès que les A fricains mettaient<br />

•<br />

le pied en France" (1).<br />

Madame Kesteloot note encore<br />

"Aussi dès ce moment, et d'une voix de plus en plus<br />

forte, des écrivains noirs critiquent l'Occident,<br />

démasquent son hypocrisie, accusent ses erreurs" (2).<br />

Elle rappelle le rôle joué par les Ethnologues, tels que Frobénius, Delafosse, Mauss,<br />

Leiris (3), dans la prise de conscience des colonisés et conclut ainsi, en parlant de l'orienta·<br />

tion que l'exemple de ces Ethnologues a donné à la production littéraire nègre :<br />

"Révolution culturelle 1 Littérature de contestation 1<br />

Premier symptôme de la décolonisation en marche 1" (4).<br />

(1) - Négritude et situation coloniale, op. cît., p. 7.<br />

(2) - Ibidem, p.7.<br />

(3) - Sur le rôle joué par les Ethnologues dans ce qu'orr a appelé "l'éveil de la conscience<br />

nègre", voir du même auteur, Les Ecrivains noirs de langue française : naissance d'une<br />

littérature,<br />

op. cit., p. 101-102. On ne peut passer sous silence, le rôle que joueront,<br />

plus tard, des Sociologues et des Ethnologues français tels que Georges Balandier,<br />

Levi-Strauss, etc...<br />

l '<br />

(4) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, op. cit., p. 7.


- 101 -<br />

Il convient cependant de souligner le rôle fort important joué par René Maran, un<br />

écrivain d'origine antillaise. Il s'était attaché à décrire la "réalité coloniale", en criant toute<br />

son amertume devant les malheurs qui ont résulté, pour les Noirs, de la colonisation. Ce<br />

violent procès de la colonisation est confirmé par l'Administrateur-écrivain dans une<br />

introduction virulente<br />

"Cette région était très riche en caoutchouc et très<br />

peuplée, écrit René Maran.<br />

Des plantations de toutes<br />

sortes couvraient son étendue. Elle regorgeait de poules<br />

et de cabris. Sept ans ont suffi pour la ruiner de fond en<br />

comble. Les villages se sont disséminés, les plantations ont<br />

disparu, poules et cabris ont été anéantis. Quant aux<br />

indigènes, débilités par des travaux incessants, excessifs et<br />

non rétribués, on les a mis dans l'impossibilité de consacrer<br />

à leurs semailles même le temps nécessaire. Ils ont vu la<br />

maladie s'installer chez eux, la famine les envahir et leur<br />

nombre diminuer" (1 J.<br />

Ainsi, à la différence de la plupart des romanciers négro-africains qui, aujourd'hui,<br />

critiquent de loin les erreurs, René Maran dénonça, au risque de perdre sa situation, ses<br />

supérieurs hiérarchiques, les gouverneurs coloniaux, et cela, à une époque où ce n'était<br />

pas une question de mode que de flétrir le colonisateur. Avec Batouala, l'opinion publique<br />

française mal informée découvrait le visage odieux de la coloni'Sation.<br />

(1) - René Maran, Batouala,' vérital?!e roman négre, Paris, albin-Michel, 1938, p. 15 - 16.<br />

, '


- 102 -<br />

Trafné dans la boue et couvert d'injures, René Maran devait en faire les frais, puisqu'il<br />

fut contraint de démissionner de son poste d'Administrateur de la France d'Outre-mer.<br />

Homme de culture et de probité, René Maran. ne tarda pas à ressentir l'ambigu j'té<br />

d'une situation qui le contraint, en sa qualité de fonctionnaire, à servir une entreprise<br />

coloniale dont l'homme de couleur, ne peut que réprouver l'injustice fondamentale. Batouala<br />

,<br />

témoigne chez son auteur, d'une prise de conscience lucide et douloureuse de sa condition<br />

de Nègre dans les colonies françaises. Ici, le romancier rejoint le pamphlétaire qui n'hésite<br />

pas à dénoncer dans sa retentissante Préface<br />

: "Tout ce que l'Administration désigne sous<br />

l'euphémisme d'errements" (1).<br />

Cette oeuvre vaut, avant tout, par son authenticité et sa sincérité. Elle s'attache, en<br />

particulier, à montrer l'effet destructeur de la colonisation sur la société africaine<br />

: fondée<br />

sur des relations étroites et riches, cette société est disloquée au bénéfice d'une organisation<br />

essentiellement mue par des mobiles mercantiles, et dans laquelle les Noirs assujétis ne<br />

remplissent plus qu'une fonction<br />

: celle de produire.<br />

Ce qu'il faut donc retenir chez l'écrivain René Maran, c'est que, sans tomber dans le<br />

piège du "racisme antiraciste", il<br />

se range du côté de sa race, parce que, c'était surtout le<br />

côté des faibles, des opprimés, des méprisés. Il en résulte pour lui, sur le plan pratique, de<br />

dénoncer les auteurs des malheurs des Nègres en Afrique, et par son propre exemple, de<br />

démentir les théories qui alors définissaient provisoirement le Nègre comme ayant une<br />

"mentalité primitive" et comme étant à l'état "pré-logique". On comprend alors que<br />

Senghor, Césaire, Damas et même l'écrivain noir américaÎn Claude Mackay s'accordent tous<br />

à reconnaître en René Maran leur grand précurseur.<br />

1 .<br />

(1)·· René Maran, Batouala, véritable roman nègre, op. cit., p. 14.


__ ._._ • • - • __ ._•• __ - _. - _. ._. _ ••_._ • __ • __ - • __ - _ •• _ - ._ 0- __ - -- - ---_.- - ------<br />

- 103 -<br />

L'ouvrage de René Maran eut, entre autres mérites, celui d'attirer l'attention<br />

d'écrivains en renom SUr la réalité quotidienne q ue VIvaient .. les colonisés• André G'd 1 e, par<br />

exemple, entreprit un voyage en Afrique<br />

é quatonale ." pour constater, de visu, la situation<br />

décrite par Batouala, Il en ramena deux carnets (1) de route qui aboutissent aux mêmes<br />

conclusions que le roman de Maran. C'est d'Ire que cette fois, il yale prestige d'un grand<br />

écrivain.<br />

D'autres écrivains donneront leurs té mOignages . sur l'Afrique colonisée, avec plus ou<br />

moins de critiques. C'est ainsi qu'une dizaine d'années après Maran, Céline relance<br />

l'offensive contre la colonisation, "assaut décisif contre le basf IOn d es profiteurs. . Son voyage<br />

au bout de hi nuit marque une date dans ce débat sur l'entreprise coloniale. Dans ce roman<br />

de narration pure, Céline nous permet de mesurer tout le dégoût du colon novice; c'est un<br />

torrent d'invectives, une suite de répugnantes ordures, un tableau sombre de la vie des colons,<br />

tas de viandes appelées à la pourriture physique et morale. Aucun remède n'est proposé :<br />

le mal est simplement photographié, avec amertume et répugnance, avec un humour cynique<br />

et sarcastique. Céline dénonce, et c'est cela le plus important, l'idylle coloniale aux couleurs<br />

mensongères, fort répandue dans "opinion française vers 1930· 1933, sous l'influence<br />

notamment de "Exposition Coloniale Internationale de 1931. \1 condamne moins le principe<br />

que les méthodes et la morale de la colonisation. Le but des colons était d'exploiter les<br />

Indigènes et de s'en aller : "faire du C.F.A et foutre le camp". Les habitants noirs, à leurs<br />

yeux, ne méritaient aucun égard, aucun respect : leur seule faute était d'être noirs, d'être nés<br />

en Afrique noire et d'avoir des coutumes mystérieuses.<br />

.-- _.-_....._..-.-.- _....-_.-------.--.-_.-._.-.-.<br />

(1) _ Le voyage au Congo (1927)' et"" Le retour du Tchad (1928).


- 105 -<br />

Le système colonial est pratiquement condamné, malgré les efforts du Gouvernement<br />

français qui ne paraissait pas mieux renseigné que le public sUr les agissements et la situation<br />

de ses représentants en Afrique noire.<br />

Le terrain se trouve donc préparé pour que les écrivains négro-africains s'engagent dans<br />

un procès de la colonisation. Cet "engagement" ~qui<br />

s'inscrit dans le mouvement général de<br />

revendication des peuples opprimés, s'est traduit aussi, par delà les oeuvres de fiction, par des<br />

prises de position publiques, au cours des congrès et des conférences, ou encore dans des<br />

articles.<br />

Tout le mouvement tournera autour de Présence Africaine (1) et de la Société<br />

Africaine de Culture qui en est une émanation (2). La revue offrit l'occasion aux écrivains<br />

négro-africains de préciser leurs revendications; les congrès qu'elle organisa par le biais de la<br />

SAC, à Paris en 1956 (3) et à Rome en 1959 (4). furent des tribunes d'audience mondiale<br />

pour ces mêmes écrivains. En Sorbonne, en 1956, les Ecrivains et Artistes noirs eurent<br />

l'occasion de mettre "accent sur "la présence des hommes de culture noire (5). Ils se<br />

(1) - Sur la naissance de Présence Africaine, voir Lilyan Kesteloot, Les Ecrivains noirs de<br />

langue française, op. cit., p. 254 - 258. Des revues éphémères avaient vu le jour, créées<br />

par des étudiants<br />

Légitime défense et L'étudiant noir, ibidem, p. 25 - 31 et<br />

p.91-100.<br />

(2) - C'est le titre du tome 2 du compte rèndu qu'a donné Présence Africaine de ce congrès,<br />

revue Présence Africaine nO<br />

l, 24 - 25 février - mai 1959. Il semble être inspiré du titre<br />

de la communication de Césaire : "L'homme de culture et ses responsabilités", p. 389.<br />

,..<br />

(3) - Premier Congrès Internat~onal des Ecrivains et Artistes Noirs, Paris, sorbonne, 19 - 22<br />

septembre 1956.<br />

(4) - Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes Noirs, Rome, 26 mars - 1er avril 1959.<br />

, "<br />

.<br />

"<br />

(5) - "La culture moderne et notre destin", in Présence Africaine, nO 8 . 9, juin-novembre<br />

1956, p. 3.


- 106 -<br />

proposèrent de faire accéder à l'audience du monde, "expression de "leurs" cultures<br />

originales... et de "renvoyer à (leurs) peuples, "image de leurs aspirations, de leurs<br />

expériences, ou de leurs joies, éclairées par les épreuves, les joies et les espérances<br />

du monde" ; ils désirent :<br />

"Faire de (leur) culture une puissance de libération et de<br />

.<br />

solidarité, en même temps que le chant de (leur) intime<br />

personnalité" (1).<br />

A Rome, l'accent fut mis sur la "personnalité des hommes de culture" auprès de<br />

leurs peuples, dont ils doivent se faire les porte-parole et qu'ils doivent conduire à l'indépen·<br />

dance politique, étape nécessaire avant le recouvrement de l'authenticité culturelle. Ainsi,<br />

dans la résolution sur la littérature, entre autres recommandations (notamment la défense<br />

des littératures orales et le développement des langues nationales), les écrivains soulignent la<br />

nécessité d'assurer leur part dans :<br />

"La contribution à l'avancée et au progrès des peuples<br />

noirs .. et en particulier, dans les pays où cette question<br />

se pose, la lutte en faveur de leur indépendance, puisque<br />

l'existence d'un Etat national est de nature à<br />

favoriser<br />

l'épanouissement d'une culture positive et féconde" (2).<br />

La revue Présence Africaine ouvrit, d'autre part, ses colonnes à des débats où se traduit<br />

cet esprit d'engagement résolu des écrivains négra-africains pour dénoncer la mission<br />

"civilisatrice" de J'Occident et revendiquer la liberté pour les leurs. On peut citer, à ce titre,<br />

(1) - "La culture moderne et notre destin", op. cit., p.6.<br />

(2) - Deuxième Congrès des 'Ecrivai,ns ,et Artistes Noirs, op. cit., p. 389.


- 107 -<br />

les deux débats autour de la poésie nationale et autour du roman national chez les peuples<br />

noirs. Dans le premier qui donna lieu à une vive prise d'armes entre Aimé Césaire (1) et<br />

René Dépestre (2), le poète martiniquais reproche violemment à son homologue haïtien,<br />

de vouloir bâtir sa poésie, en partant des canons définis par Louis Aragon qui, aux dires de<br />

.<br />

Césaire, mt'!me s'il est un poète engagé, n'en dèmeure pas moins un poète occidental (3).<br />

Dans le second débat, le haïtien Jacques Stéphen Alexis invite les romanciers à recourir au<br />

"réalisme combattant" (4) pour exprimer l'accent revendicatif qui n'est absent du coeur<br />

d'aucun colonisé.<br />

(1) - Aimé Césaire, "Sur la poésie nationale", revue Présence Àfricaine, Octobre - novembre<br />

1955, p. 39 - 41.<br />

(2) - René Dépestre, "Réponse à Aimé Césaire" (Introduction à un art poétique haïtien),<br />

ibidem, p. 42 . 64. D'autres<br />

écrivains et critiques négro-africains participèrent à ce<br />

débat par des articles; ce sont successivement: L.S. Senghor, "Suite du débat autour<br />

des conditions d'une poésie nationale chez les peuples noirs", revue Présence Africaine,<br />

décembre 1955-janvier 1956, p. 79· !32 ; Gilbert Gratiant, "D'une poésie martiniquaise<br />

dite nationale", ibidem, p. 85 - 88 ; David Diop, "Le fond importe plus", ibidem,<br />

p. 116 - 118 ; Amadou Moustapha Wade, "Autour d'une poésie nationale", revue<br />

Présence Africaine, décembre 1956· janvier 1957, p. 84 - 87 ; Georges Desportes,<br />

"Point de vue sur la poésie nationale", ibidem, p. 88·98.<br />

(3) - "Sur la poésie nationale", op. cit., p. 41.<br />

(4) - J. S. Alexis, "Débat autour des conditions du roman national chez les peuples noirs.<br />

Où va le roman 7", revue Présence Africaine, avril - mai 1957, p.85.<br />

1 .


- lOB -<br />

Ce soht les mêmes accents que l'on retrouve dans les comptes rendus de Conférences<br />

telles que celle d'Edouard Glissant sur "Le romancier noir et son peuple" (1) et celle de<br />

Jacques Rabemananjara sur "Le poète noir et son peuple" (2). Dans cette dernière conférence<br />

comme dans celle de Glissant, J'accent est mis sur les liens qui existent entre la création<br />

littéraire chez un auteur négro-africain et la situation objective (la colonisation) que connaît<br />

son peuple. Rabemananjara, par exemple, rejette, la gratuité de l'art et J'individualisme en<br />

matière de création artistique, pour affirmer avec force, le rôle de "libérateur" de l'écrivain<br />

négro-africain, car, dit-il, en parlant de la situation coloniale :<br />

"Ici nul ne sera sauvé, si tout le monde n'est pas sauvé" (3).<br />

L'atmosphère dans laquelle s'effectue le procès de la colonisation se réflète aussi dans<br />

des pamphlets et des articles critiques. Ainsi Aimé Césaire est à la fois l'un des plus lucides<br />

et l'un des plus virulents juges qui aient participé à ce procès intenté à l'Occident. Son<br />

Discours sur le colonialisme, en 1950, eut un retentissement considérable. Ce traité constitue<br />

un virulent pamphlet destiné à démystifier l'entreprise coloniale et à régler leur compte à un<br />

certain nombre de spécialistes des problèmes africains auxquels il ne ménage pas ses<br />

sarcasmes. Pour Césaire, le grand drame historique de l'Afrique réside, en effet, dans la<br />

manière dont s'est opérée sa rencontre avec l'Occident aU moment où l'Europe vient de<br />

tomber entre les "mains des financiers et capitaines d'industrie les plus dénués de<br />

scrupules" (4), car il faut bien admettre, remarque l'auteur de Ferrements que le :<br />

(1) . E. Glissant, "Le romancier noir et son peuple", revue Présence Africaine, avril - mai<br />

1957, p.85.<br />

(21 . J. Rabemananjara, "Le pàète noir et son peuple", revue Présence Africaine, octobre -<br />

novem bre 1957, p. 9 - 20.<br />

(3) Ibidem, p. 12.<br />

1 .<br />

(4) Aimé Césaire, Discours sur<br />

le colonialisme, Paris, Présence Africaine, 1955<br />

(1ère édition, 1950), p.21.


- 109 -<br />

"Geste<br />

décisif est ici de l'aventurier et du pirate, de<br />

l'épicier en gros et de l'armateur, du chercheur d'or et du<br />

marchand, de l'appétit et de la force" (1 J.<br />

Dans ces conditions, il<br />

est donc vain et fallacieux de vouloir légitimer l'entreprise<br />

coloniale au nom d'une soi-disant mission civilisatrice. "Sécurité 7 Juridisme r' (2)<br />

Césaire refuse tous ces alibis emphatiques au nom du réalisme et il s'attache, au contraire,<br />

à tracer le bilan sinistre de plusieurs siècles de colonisation :<br />

"On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies<br />

guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.<br />

Moi, ie parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, de<br />

cultures piétinées, d'institutions ruinées, de terres<br />

confisquées, de religions assassinées, de magnificences<br />

artistiques anéanties, d'ex traordinaires possibilités<br />

supprimées. On me lance à la tête des faits, des<br />

statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de<br />

chemins de fer. Moi, ie parle de milliers d'hommes<br />

sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure<br />

où i'écris sont en train de creuser à la main le port<br />

d'Abidian. Je parle de milliers d'hommes arrachés à leurs<br />

dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie,<br />

à la danse, à la sagesse.<br />

Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué<br />

savamment la peur, le complexe d'infériorité, le<br />

tremblement, l'agenouillement, le dé,sespoir, le<br />

larbinisme. On m'en donne plein la vue de tonnage de<br />

(1) - Aimé Césaire, DiscolJrssur le-c,olonialisme, op_ cit., p_ 7.<br />

(2), 1bidem, p. 18.


- 110 -<br />

coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de<br />

vignes plantés. Moi, je parle d'économies naturelles,<br />

d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la<br />

mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures<br />

vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de<br />

développement agricole orienté selon le seul bénéfice<br />

des métropoles, de rafles de produits, de rafles de<br />

matières premières" (1J.<br />

Les écrivains les plus jeunes sont souvent les plus violents à cette époque. David Diop,<br />

par exemple, multiplie dans ses articles critiques parus dans la revue Présence Africaine,<br />

"appel à une littérature militante et révolutionnaire qui doit s'attacher à "mettre à nu, sans<br />

vaine grandiloquence, la réalité coloniale" (2).<br />

(1) - Discours sur le colonialisme, op. cit., p. 19 - 20.<br />

(2) - David Diop, "Afrique, nous t'ignorons" de Benjamin Matip, revue Présence Africaine<br />

avril - mai 1957, p. 152. Les autres articles de David Diop que nous avons trouvés sont<br />

les suivants : "Poètes africains", revue Présence Africaine, août - septembre 1955,<br />

(p. 79 - 80), dans lequel il appelle les poètes à "rejoindre les grands thèmes de la lutte<br />

collective contre le racisme et l'oppression" (p. 73). "Une vie de boy" et "Le vieux<br />

Nègre et la médaille" par Ferdinand Oyono ; "Le Pauvre Christ de Somba" par Mongo<br />

Séti, revue Présence Africaine, décembre 1956 - janvier 1957, p. 125·127. Ce sont<br />

'"<br />

des comptes rendus dans lesquels l'auteur dit sa satisfaction, tout en affirmant qu'il<br />

attend plus des deux auteurs. "Mission terminée", roman écrit par Mongo Séti, revue<br />

Présence Africaine, octobre - novembre 1957 : compte rendu où perce la déception de<br />

David Diop devant c,e"romil~devacances".


- III -<br />

Cette prise de position de l'intellectuel noir de redonner à son peuple sa dignité,<br />

devait gagner divers domaines extérieurs à la littérature. Abdoulaye Wade, dans une étude<br />

historique intitulée Afrique noire et Union française, rappelle le rôle que peut jouer le facteur<br />

culturel dans l'orientation d'un peuple:<br />

"Nous savons, écrit-il, que l'histoire d'un pays selon qu'elle<br />

est présentée de telle ou telle façon peut avoir des<br />

conséquences déterminantes pour son avenir" (1).<br />

Dans<br />

sa très fameuse thèse, Nations nègres et culture, Cheikh Anta Diop souligne<br />

"Le Nègre doit dtre capable de ressaisir la continuité de<br />

son passé historique national, de tirer de celui-ci le<br />

bénéfice moral nécessaire pour reconquérir sa place dans<br />

le monde moderne (2).<br />

C'est presque la déclaration du Volta ique Ki - Zerbo<br />

"Pendant des siècles, depuis le XVe siècle, l'histoire<br />

des Nègres leur a été confisquée au profit de leurs maÎtres<br />

européens... Notre désir est d'étudier notre histoire et de<br />

redresser celle quia été faite sans nous et contre nous" (3).<br />

(1) - Abdoulaye Wade, "Afrique noire et Union française", revue Présence Africaine,<br />

XIV, p.118.<br />

(2) - Cheikh Anta Diop, Nations nègres et culture, ParTS, Présence Africaine (2e édition).<br />

1964, p.253.<br />

(3) - Joseph Ki-Zerbo, "Histoire et conscience nègre", revue Présence Africaine, XIV, p. 53 .<br />

, .


- 112 -<br />

Et Mme Lilyan Kesteloot aussi ajoute<br />

"Les intellectuels noirs vont assumer alors leurs responsabi·<br />

lités. C'est à eux qu'il appartient de montrer la route, de<br />

remettre de l'ordre dans le chaos de l'acculturation, de<br />

ressusciter le peuple asservi. Cette nouvelle vision du<br />

monde, la réalité des rapports entre le colonisé et ses<br />

martres, ils vont l'analyser dans des oeuvres littéraires<br />

qui permettront à l'homme noir de récupérer sa fierté.<br />

D'esclaves et de serviteurs, ils referont des hommes, ils<br />

seront des éducateurs, des "propagateurs d'âmes" fT J.<br />

L'apparition de poèmes, de romans, d'essais politiques, dans les colonies, est donc le<br />

symptôme de leur renaissance prochaine, l'indice que les écrivains seront capables bientôt<br />

de reprendre l'initiative historique qui leur a échappé. En catalysant les aspirations<br />

inconscientes du peuple, les intellectuels l'aident à approfondir son sentiment, à se situer à<br />

nouveau dans l'histoire, bref, à devenir un peuple ayant foi en ses destinées. On comprend<br />

donc pourquoi la littérature nègre fut au départ une littérature "engagée".<br />

(1) - Lilyan Kesteloot, Négritude et situation coloniale, op. cit., p. 11.<br />

/ '


- 113 -<br />

Il<br />

LES CONDITIONS DE L'EMERGENCE DU ROMAN AFRICAIN<br />

C'est ici le lieu de rappeler que c'est à partir de 1950 - 1953 qu'un fort courant romanesque<br />

succède à la grande flambée lyrique de la Négritude. Une question revient alors à<br />

l'esprit<br />

: pourquoi les Senghor, les Césaire et les Damas se sont tus pour laisser la place à des<br />

romanciers aux noms désormais célèbres, tels que Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Camara<br />

Laye, Ousmane Sembène, Bernard Dadié... ? Multiples sont les raisons; elles résident dans la<br />

fonction du roman comme art social. Nous allons en énumérer quelques-unes:<br />

A -<br />

La Deuxième Guerre mondiale et ses bouleversements<br />

Durant cette guerre, les Africains qui ont combattu aux côtés des Européens, sont<br />

arrivés à se convaincre de la vulnérabilité du Blanc et de la commune humanité de celui-ci<br />

et du Noir. En outre, la résistance contre le Nazisme était appuyée sur le principe du droit<br />

des peuples à disposer d'eux-mêmes. La fin des hostilités laissait poindre un certain espoir<br />

chez les Africains qui allaient demander la redéfinition des rapports entre la France et les<br />

colonies (1). Le signal de la lutte émancipatrice est donné. C'est le temps de la décolonisation.<br />

Ce contexte mouvementé encourage des consciences nationales, le sentiment d'appartenance<br />

à un groupe qui doit s'affirmer, conscience dont le romancier se propose d'orchestrer<br />

l'évolution. Dans le même temps, le romancier sent le besoin d'exalter son peuple, de<br />

l'encourager, de lui indiquer le chemin à suivre. Par conséquent, l'objet de la littérature dans<br />

ce contexte, est de secouer le joug de la tutelle coloniale, de débarrasser l'Africain de son<br />

complexe de colonisé et de lui restituer sa personnalité véritable.<br />

(1)- La Conférence de Brazzaville, en 1944, soulève un immense espoir de progrès. Elle ne<br />

débouche ni sur l'indépendance ni sur l'autonomie des colonies, mais accorde une plus<br />

grande liberté au sein de l'Union. Même si elle institue un double collège électoral, elle<br />

1 .. "<br />

n'en étend pas moins le droit de ilote à l'énorme majorité des Africains jusque-là tenus<br />

en dehors de la vie politique. En fait, en biaisant, en recourant à des demi-mesures,<br />

elle n'en crée pas moins le cadre de l'évolution politique et sociale.


- 114 -<br />

Le roman naît donc au moment où l'Afrique s'apprête à assurer son destin en tant<br />

que groupe social opprimé. Il s'agit pour l'écrivain de redécouvrir, au travers de la littérature,<br />

"Afrique et la vision du monde africain. Et c'est précisément dans le contexte entre 1946 et<br />

1958 que paraissent les meilleures productions romanesques africaines de J'époque.<br />

B - L'émancipation des territoires d'Outre - mer<br />

Avec l'Indépendance des territoires sous l'occupation française, d'autres romanciers<br />

font leur entrée sur la scène littéraire. Toute prose étant nécessairement fonctionnelle, il<br />

faut des romanciers pour tenter de rendre compte et d'analyser la nouvelle société en train<br />

de s'édifier sous leurs yeux. Parce que, hormis le cinéma, le roman est de tous les arts, celui<br />

qui participe le plus étroitement des phénomènes sociaux qu'il a pour objet à la fois de<br />

traduire et de révéler. Par conséquent, les hommes retrouvent au niveau romanesque leurs<br />

préoccupations les plus concrètes. Acte de sociabilité, le roman manifeste, à un moment<br />

donné, la prise de conscience par un groupe déterminé de son importance. Le roman, estime<br />

l'auteur des Soleils des Indépendances est :<br />

"La production des périodes tranquilles, des périodes de<br />

mystifications, des tromperies, quand règnent le mensonge<br />

et l'hypocrisie. La violence brute, celui qui la subit, n'a pas<br />

le temps d'analyser, de comprendre, d'expliquer : il se<br />

protège, hurle, supplie ou crie, pleure pour affirmer sa<br />

dignité. Bref, il écrit des poèmes, et c'est la parution coup<br />

sur coup de PigmeflJs. du Cahier d'lIfl retollr 011 pays flOtal<br />

et de Chaflts d·Ombre. Quand on court sur des braises, on<br />

ne s'arrête pas pour voir où mettre les pieds, on ne


- 115 -<br />

réfléchit pas; de même quand la répression est là, on ne<br />

l'analyse pas, on ne cherche pas à la comprendre, on<br />

n'écrit pas des romans. Il est d'ailleurs significatif qu'à la<br />

même époque, sous l'occupation allemande, Eluard et<br />

Aragon n'ont eu que des poèmes à dire. Les Algériens et<br />

les Vietnamiens dans la<br />

tourmente ne produiront que<br />

des poèmes" (T).<br />

L'émergence du roman africain est donc la traduction littéraire de la renaissance<br />

nationale dans les pays sous la domination coloniale. Objet critique à la manière de Pierre<br />

Loti, le Nègre se sait enfin homme et, par conséquent, personnage romanesque.<br />

C -<br />

La formation d'une élite africaine<br />

Au nombre des conditions qui ont permis l'émergence historique du roman africain, il<br />

faut enfin mentionner la formation d'une élite scolarisée d'où seront issus la plupart des<br />

romanciers de langue française. Cette scolarisation s'élargit à un public relativement plus vaste<br />

à partir de 1945 : ces romanciers écrivent en français, parce qu'ils ont bien appris le français,<br />

et parce qu'ayant eu accès à l'Enseignement secondaire et supérieur, après la guerre, ils ont<br />

lu la littérature française.<br />

C'est dire que la littérature romanesque africaine est née, non seulement d'une prise de<br />

conscience des peuples colonisés, mais surtout de celle des intellectuels noirs qui, ayant<br />

fait leurs études en Europe et munis d'une arme, l'écriture et la langue, se font les porteparole<br />

de leurs peuples opprimés. Dès lors, ils vont élargir le thème de la revendication<br />

d'authenticité culturelle à celui de la contestation de l'hégérnunie de l'Europe sur l'Afrique,<br />

des méthodes de la colonisation.<br />

1 •<br />

(1) - Ahmadou Kourouma. "Les'années de silence· du roman francophone ", in Le Soleil<br />

de Dakar, n° hors série, décembre 1973, p. 25 - 26.


- 116 -<br />

CHAPITRE Il<br />

LESANNEESGO ET LE RENOUVEAU L1TIERAIRE<br />

EN AFRIQUE NOIRE<br />

Le précédent chapitre nous a permis de voir que durant la situation de dépendance<br />

coloniale, la littérature et la politique sont deux domaines étroitement liés. La littérature<br />

devient alors une arme efficace pour défendre certaines thèses<br />

: décolonisation, revendication<br />

raciale, valorisation des cultures africaines. Cette responsabilité, les écrivains l'envisagent<br />

sous deux aspects complémentaires<br />

: ils se sentent obligés de libérer leur peuple; ils veulent<br />

être son porte-parole.<br />

Il<br />

nous appartient de décrire, dans le présent chapitre, les principales caractéristiques<br />

du roman africain de l'Afrique indépendante, comme nous l'avions fait précédemment pour<br />

le roman de la période coloniale, afin de nous rendre compte de la vision littéraire du<br />

nouveau romancier.<br />

L'accession à 1'1 ndépendance des peuples africains au Sud du Sahara et la mise en<br />

place de nouvelles structures politiques, impliquent de la part des écrivains noirs une<br />

certaine modification de leur vision du monde et de leur univers littéraire. Il s'agit, en<br />

particulier, de passer d'une critique externe, dirigée contre une domination étrangère à une<br />

critique interne, mettant en cause certaines catégories sociales des nouvelles nations. De<br />

façon générale, il s'agit de témoigner de la mutation historique dont l'Afrique est le théâtre<br />

depuis 1960. Aussi commencerons-nous par analyser le contexte littéraire dans lequel se<br />

développent ces oeuvres narratives, avant de les situer dans le vaste ensemble de la littérature<br />

/ .<br />

postcoloniale. Nos observations po~te~dnt principalement sur le théâtre et la poésie.


- 117 -<br />

J -<br />

LE THEATRE<br />

Plus accessible que les autres genres littéraires, dans sa représentation scénique pour le<br />

moins, le théâtre est un genre populaire en Afrique noire. Il semble, néanmoins, chercher<br />

encore une réelle authenticité, hésitant entre la liberté de la "dramaturg:tafricaine" et la<br />

rigueur de l'écriture européenne. Il est aussi le lieu de la critique et, souvent, "histoire sert<br />

de refuge et permet de dénoncer le présent sous les habits du passé. Les auteurs utilisent<br />

souvent l'humour, un masque qui rend possible la remise en cause des pouvoirs et des<br />

institutions. Par ce procédé, sous l'apparence de la futilité et de l'anodin, ils révèlent quelques<br />

vérités difficiles à exprimer clairement.<br />

Durant la période qui précède immédiatement les Indépendances, le théâtre semble<br />

être en veilleuse dans toute l'Afrique française. Il n'existe pas de matière pour un véritable<br />

théâtre africain, hormis des troupes ambulantes qui mettent en scène des pièces étrangères :<br />

Molière, Shakespeare, Marivaux, etc... et des saynètes où le folklore prend une grande<br />

ampleur, de sorte que les représentations tournent souvent à des chorégraphies qui les<br />

feraient assimiler à des ballets : c'est la puissance d'évocation des farces villageoises dans<br />

les villes à la veille des Indépendances. Les problèmes sociaux y prennent de plus en plus<br />

d'importance comme chez Cissé Dia,<br />

Koffi Gadeau, Amon d'Aby. Le Dahomey (Bénin),<br />

plus tard la Côte d'Ivoire, le Soudan (Mali), le Sénégal, vont s'inspirer des traditions et des<br />

légendes historiques pour créer un théâtre nouveau, et surtout ils vont commencer à dénoncer<br />

les abus de cette même société.


- 118 -<br />

Toutefois, malgré ces tendances qui annonceraient la naissance d'un théâtre africain,<br />

il faut remarquer que durant cette période et même plusieurs années après les Indépendances,<br />

le théâtre reste le parent pauvre de la littérature africaine. Il suffit, à ce propos, de consulter<br />

les textes de Lilyan Kesteloot ou les bibliographies comme celle de Janheinz Jahn, par<br />

exemple, pour s'en rendre compte. Contrairement à ce qui se passe dans les colonies anglaises<br />

où s'élabore un théâtre social très vivant et même un théâtre populaire en langues<br />

africaines (1 l, les colonies qui dépendent de la France et de la Belgique vont s'attacher<br />

surtout au roman et à la poésie. C'est la période où triomphe la poésie militante de la<br />

Négritude.<br />

La production théâtrale en Afrique depu is les Indépendances, reste, elle aussi,<br />

inférieure à celle des oeuvres romanesques. Ce phénomène est regrettable, d'autant plus que,<br />

dans la situation actuelle de développement culturel africain, le théâtre, allié au cinéma,<br />

paraît être l'art le plus puissant pour toucher le public qui demeure encore~&.tttidansune<br />

proportion considérable. Par ailleurs, par sa technique qui repose essentiellement sur la<br />

parole, le geste et le mouvement, le théâtre est le genre le plus proche de la littérature orale<br />

africaine et par conséquent, le plus apte à intéresser le public.<br />

(1) - Au Nigéria, L'Ivrogne dans la brousse de Tutuola (The Palmwine Drinkard, London,<br />

Faber, 1952) a été plusieurs fois porté à la scène.


- 119 -<br />

Parmi les pièces publiés de 1960 à 1970, certaines devenues des "classiques", sont<br />

représentées régulièrement et étudiées dans les lycées et Collèges ; quelques-unes ont<br />

même connu la consécration internationale, lors de leurs représentations, en dehors de leur<br />

pays d'origine ou de leur continent. On a remarqué, au fil des ans, que le théâtre africain<br />

s'est développé selon deux directions principales<br />

: le théêtre patriotique et le théâtre des<br />

moeurs.<br />

A -<br />

Le théâtre patriotique<br />

Par théâtre patriotique, il faut entendre celui qui emprunte ses thèmes aux<br />

circonstances de la conquëte coloniale. Ce théâtre tente surtout de magnifier le passé<br />

précolonial, en mettant en scène des héros de l'histoire africaine et en chantant leurs exploits,<br />

leur résistance à la pénétration européenne, mais sans pour autant se limiter à la restitution<br />

de ce passé dans un théâtre de faste et d'emphase. Il épouse parfois le mode des paraboles,<br />

dans la mesure où il essaie de tirer les leçons de l'histoire et de proposer des modèles poli tiques<br />

ou autres. Ses principaux représentants sont Seydou Badian, Amadou Cissé Dia,<br />

Bernard Dadié et Cheik Ndao dont nous allons analyser quelques oeuvres afin de faire<br />

ressortir que les thèmes ne varient guère d'une pièce à l'autre.<br />

Dans La mort de Chaka (1 J, Seydou Badian vante les exploits du héros, son courage,<br />

son invincibilité et cherche à justifier la politique souvent sanglante de ce roi en fonction<br />

de l'Etat. Autrement dit, c'est le bien-ëtre de l'Etat qui aurait dicté la politique de Chaka,<br />

(1) - C'est en 1908 que Thor:nas Mofolo publie un roman dont le titre est Chaka. Il nous<br />

peint le personnage de Cha ka, roi des Zoulous. Ce roi apparaît sous la plume de Mofolo<br />

comme<br />

liens du<br />

un enfant qui n'est pas né sous d'heureux auspices, parce que conçu hors des<br />

mariage, mais qui parVient au faîte de la gloire par ses exploits militaires.


- 120 -<br />

une position idéologique semblable à celle d'Aimé Césaire dans la tragédie du roi Christophe.<br />

L'importance de cette pièce réside dans le fait que Seydou Badian présente Chaka comme un<br />

personnage qui mérite une apothéose. La mort de Chaka marque modestement la naissance<br />

de la "tragédie africaine", mais dans le cadre rigide du théâtre des idées, presque de<br />

propagande.<br />

L'intrigue dans Les derniers jours de Lat Dior (1) se déroule dans le Sénégal actuel aux<br />

premiers jours de la colonisation. Elle met en évidence l'antagonisme de deux puissances<br />

inégales : le général Faidherbe, représentant de la France conquérante, et le damel Teigne<br />

Lat Dior Ngoné Latir, chef des royaumes du Cayor et du Baol. Celui-ci cherche à sauvegarder<br />

la liberté et l'intégrité territoriale de son royaume, afin de préserver les traditions et<br />

Il a la passion de la gloire et vise le pouvoir absolu par l'effusion du sang. Il réussit à<br />

rassembler son peuple en fondant une nation forte et en se livrant à la conquëte des<br />

tribus voisines et des territoires. Son peuple le désavoue et ses deux frères Dingana et<br />

Malhagana l'assassinent. Ici Chaka apparaît comme un roi cruel.<br />

Seydou Badian s'empare de ,'histoire de Chaka et s'en inspire pour écrire La<br />

mort de Chaka, publiée chez Présence Africaine, en 1965. Il en fait une pièce idéologique<br />

dans laquelle il<br />

réhabil ite le roi en le faisant apparaÎtre très humain, très doux et<br />

avec un sens très élevé de l'amour de la patrie. Rappelons aussi que Léoplod Sédar<br />

Senghor s'est également inspiré du roman de Mofolo'f)our chanter la gloire de Chaka<br />

dans le poème Chaka (Ethiopiquesl, publié aux éditions du Seuil en 1956. Mais on ne<br />

trouve ni chez Badian ni chez Senghor, l'objectivité historique du roman de Mofolo.<br />

(1)- Amadou Cissé Dia, Le~ derniers . .. jours de Lat Dior, Paris, Présence Africaine, 1966.


- 121 -<br />

la terre ancestrales. Mais le colonisateur refuse d'établir une distinction entre la liberté<br />

culturelle et la défense des traditions d'une part, et la rébellion contre la puissance colonisatrice,<br />

d'autre part. C'est alors le combat décisif, inégal en raison des potentiels militaires<br />

respectifs, mais dans lequel Lat Dior préfère sacrifier sa vie et celle de ces concitoyens pour<br />

défendre l'idéal de la liberté.<br />

Béatrice de Congo (1) de Bernard Dadié est nettement historique par son intrigue<br />

directement inspirée des faits et gestes de l'ancien royaume du Kongo. L'héroïne, "être<br />

invulnérable et sacré", est accusée de trahison pour avoir défendu son pays contre les<br />

intrusions étrangères dans les traditions et les croyances du peuple et condamnée au bûcher<br />

par les prêtres de la religion catholique qui, en fait, défendent les intérêts économiques des<br />

colonisateurs portugais. A la manière de Jeanne d'Arc, Béatrice essaie de restaurer le royaume<br />

du Kongo, soumis aux contraintes de la colonisation et de l'évangélisation<br />

: dépouillement<br />

culturel du colonisé, éclatement de sa personnalité.<br />

Dénonciation du fait colonial ou de la cupidité des Blancs et des Noirs, le théiÏtre de<br />

Dadié cherche à redonner des valeurs nouvelles à l'univers africain, à révéler au peuple sa<br />

véritable identité et à l'exhorter.<br />

(1) - Bernard Dadié, Béatrice du C~ngo, Paris, Présence africaine, 1970.


- 122 -<br />

Mais c'est Cheik Ndao qui nous offre le meilleur exemple d'un dirigeant idéal dans<br />

L'exil d'Albouri (1). Il s'agit du roi Albouri du grand empire du Mali avant la colonisation.<br />

Ndao retrace ses exploits et sa maturité politique. " montre comment pour sauver son peuple<br />

du massacre qui plane sur sa tête, avec l'arrivée d'une puissante armée étrangère, Albouri<br />

prend la fuite dans l'exil. Voilà pourquoi son échec militaire est présenté comme le témoi·<br />

gnage d'une sagesse politique plutôt que comme Une faiblesse.<br />

Dans toutes ces pièces, leurs auteurs mêlent l'histoire à la fiction, dans le seul but de<br />

présenter une épopée africaine, comme le reconnaît Cheik Ndao :<br />

"Dans cette pièce, écrit-il, dans le prologue, la réalité<br />

côtoie la fiction. Appartiennent à l'histoire : le départ<br />

d'Albouri pour Ségou, l'intronisation de Samba Penda à sa<br />

place.<br />

Les seuls personnages historiques sont : Albouri Ndiaye,<br />

Samba Laobé Penda (qui devient ici le Prince Laobé<br />

Penda), la Reine-mère, de son vrai nom Seynabou Diop.<br />

La Reine, qui en réalité s'appelait Khar Fal!, el!e était la<br />

soeur du roi Samba Laobé Fal!. J'ai inventé les autres<br />

caractères en me fondant sur ce que ie sais de la vie de<br />

cour et des institutions féodales. Les faits peuvent différer<br />

de la relation que (en donne. Qu'importe ? Une pièce<br />

historique n'est pas une thèse d'histoire.<br />

Mon but est<br />

d'aider à la création de mythes qui galvanisent le peuple<br />

et portent en avant. Dussé-ie y parvenir en rendant<br />

l'histoire plus "historique" (2).<br />

(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, Paris, J.P. Oswald, 1967.<br />

(2) --- Ibidem, p.15.


- 123 -<br />

Pour Cheik Ndao, Albouri est "incarnation de l'honneur, de la dignité et de l'amour<br />

pour l'humanité. C'est cette image de grandeur, de noblesse, qu'il propose comme modèle à<br />

,<br />

ceux~qui incombe le difficile devoir de bâtir et de diriger une nation. C'est cela qui fait<br />

l'actualité de cette pièce historique.<br />

Ce qui pousse tous ces "dramaturges" à s'abreuver à la source de l'histoire, c'est leur<br />

désir de restituer les hauts faits des héros de l'Afrique ancienne. En partant de "histoire,<br />

ils abordent les problèmes actuels de l'Afrique. Ils cherchent dans le passé des vies<br />

exemplaires dont l'homme noir peut tirer des leçons.<br />

Mais souvent, lorsque l'histoire côtoie inlassablement la fiction, elle s'y perd et le<br />

lecteur cherche, en vain l'objectivité historique. Le danger qui guette cette tendance est de<br />

fausser l'histoire et de bâtir des épopées sans grande valeur, même s'il est vrai comme le<br />

dit Cheik Ndao, qu'une "pièce de théâtre n'est pas une thèse d'histoire" (1).<br />

B -<br />

Le théâtre des moeurs<br />

Le théâtre des moeurs reste très ambigu<br />

: il exploite les conflits antinomiques entre<br />

la tradition et le modernisme, entre le passé précolonial et le présent. Il s'attache aussi aux<br />

conflits familiaux (2) parmi lesquels les rapports entre maris et femmes ou entre jeunes gens<br />

et jeunes filles jouent un rôle important.<br />

(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, op. cit., p.15.<br />

(2) - Guillaume Oyono, Trois prétendants, un mari, Yaoundé, Clé, 1966.


- 124 -<br />

Le thème de l'amour contrarié est souvent invoqué pour poser le problème des<br />

rapports à une plus grande échelle et mettre en évidence la nette dichotomie qui s'est<br />

effectuée entre les traditions et "Afrique actuelle." suffit de songer au théâtre du<br />

Camerounais Guillaume Oyono, considéré comme le maître du genre. " faut souligner cependant<br />

qu'en raison de leur répétition, les thèlT.'es de ce théâtre finissent par constituer des<br />

clichés, ce qui provoque la saturation des situations conflictuelles. L'action est alors ramenée<br />

aux simples mythes, et l'irruption d'un folklore convenu - danses, masques, beuveries,<br />

sacrifices et offrandes de poules ou de chèvres, présences inévitables du griot ou du chanteur<br />

public - réduit la présentation à une bouffonnerie sans forme et sans art.<br />

Ainsi à "exception de quelques pièces, le théâtre africain reste encore profondément<br />

historique. Cette histoire peut être celle de "Afrique et des grands hommes de "époque<br />

précoloniale. Mohamadou Kane fait la même constatation et regrette que ce théâtre se· soit<br />

enlisé dans "histoire :<br />

"L'on peut déplorer que le théâtre africain se réfugie<br />

volontiers dans l'histoire ou dans le mythe pour échapper<br />

à l'actualité du quotidien (1J.<br />

Mais peut-il en être autrement, quand on sait que la plupart des "dramaturges<br />

africains" sont des traditionalistes qui regrettent eux-mêmes l'absence totale de grandes<br />

fresques historiques de leur peuple et qui veulent, par leurs oeuvres, restituer et revaloriser<br />

l'histoire et les héros du passé? C'est cette intention qui a poussé Ndao à écrire<br />

L'exil d'Albouri :<br />

(l) -<br />

Mohamadou Kane... L'actualité de la littérature africaine d'expression française, in<br />

Présence Africaine: NUméro~pécial, 1971,p. 227.


- 125 -<br />

"Mon but, dit l'auteur, est d'aider à la création des mythes<br />

quigalvanisent le peuple et portent en avant" (1J•<br />

.<br />

Ce que Mohamadou Kane semble ignorer, c'est que toutes ces pièces, bien<br />

qu'historiques, sont essentiellement politiques. Césaire lui-même le reconnaît et défend<br />

cette attitude littéraire, quand il déclare :<br />

"Mon théâtre est surtout politique parce que les problèmes<br />

. majeurs en Afrique sont des problèmes politiques.<br />

J'aimerais réactualiser la culture noire pour en assurer<br />

la permanence pour qu'elle devienne une culture qui<br />

contribuerait à<br />

l'édification d'un ordre nouveau, d'un<br />

ordre révolutionnaire où la personnalité africaine pourrait<br />

s'épanouir" (2J.<br />

(1) - Cheik Ndao, L'exil d'Albouri, op. cil., p. 15.<br />

(3) - Cité par Bakary Traoré dans "Le théâtre africain : réalités et perspectives", in Actes<br />

du Colloque sur le théâtre négro-africain, Paris, Présence Africaine, 1971,<br />

p. 60 - 61.


- 126 -<br />

" - LA POESIE<br />

La poésie est, sans nul doute, le genre le plus fécond de ces littératures. L'urgence et<br />

la nécessité de se "dire" ont conduit les auteurs africains à choisir ce mode d'expression<br />

qui, pour reprendre les mots d'Elsa Triolet, permet "le maximum d'expression en un<br />

minimum de mots".<br />

A -<br />

Poésie de dénonciation et de révolte<br />

De 1950 à 1960, il s'agit essentiellement d'une poésie de dénonciation et de révolte.<br />

On y retrouve fréquemment les formes métriques empruntées à la tradition française du<br />

syllabisme et de la rime, formes encore régulières, même si elles ne sont pas toujours appliquées<br />

dans leur rigueur. C'est le cas chez Dadié, Nditsouna, Sinda, Birago Diop, Bolamba,<br />

pour ne citer que ceux-là. La poésie reste, en tout cas, très formelle et même extérieure,<br />

parfois équivoque (Sissoko Fily-Dabo, Kéïta Fodéba et son Aube africaine).<br />

Poésie d'exaltation, elle trouve ses prétextes dans la réhabilitation d'une race noire<br />

niée et humiliée, découvrant la justification de cette revendication dans le "racisme antiraciste"<br />

poétisé par Sartre. Hàin!!, violence et révolte se succèdent, et il suffit de songer aux<br />

cris et aux Coups de pilon de David Diop pour s'en rendre compte :<br />

l<br />

'


- 127 -<br />

"Dimbokro Poulo Condor<br />

La ronde des hyènes autour des cimetlëres<br />

La terre gorgée de sang les képis qui ricanent<br />

Et sur les routes le grondement sinistre de charrettes de haine" (1J.<br />

Ecrite souvent en dehors de l'Afrique, cette poésie est souvent inspirée par le sentiment<br />

de nostalgie. D'ailleurs presque tous les poètes de cette période vivent à Paris, et certains,<br />

comme David Diop, n'ont pas encore vu l'Afrique, ou l'ont quittée très jeunes comme<br />

Tchicaya, Sinda... Procédant donc des réminiscences d'une vie paysanne africaine que<br />

le<br />

poète évoque dans sa solitude parisienne, elle ne possède que très peu de rapports avec la<br />

poésie orale traditionnelle. Bien plus, apparaît une certaine ambigu ïté sur la portée de cette<br />

poésie et sur le public auquel elle s'adresse : il s'agit dans la plupart des cas d'un public<br />

européen qui désire communier aux joies d'une Afrique originelle (et intemporelle) que la<br />

technologie n'aurait pas encore souillée. C'est le sens de la quête senghorienne dans<br />

Ethiopiques. Cela explique aussi l'adoption par plusieurs poètes d'une écriture hyperbolique,<br />

souvent interprétée comme une manière africaine de vivre les symboles destructurés<br />

du<br />

surréalisme occidental ; Tchicaya, Bolamba (et sa "révolte subreptice" dans Ezanzo comme<br />

dira A. Gérard).<br />

Cependant, il faut croire que la révolte et la violence de ces poètes ne devaient<br />

transparartre que très difficilement, étant donné les vexations auxquelles ils étaient<br />

constamment exposés de la part des gouvernements coloniaux. Il suffit de rappeler les cas de<br />

Damas (Pigments) et de Mamadou Traoré (Vers la liberté). On comprend que l'écriture soit<br />

souvent occultée sous des imag~s<br />

fascinantes aux allures surréalistes, en même temps que le<br />

lyrisme (thèmes d'amour, sentiments personnels) ne joue qu'un rôle mineur.<br />

. -.._ _---_. __ ._--------._----- _ ---------..- . __ ._--------------.- __ .._._-- ..- -----. __ ----<br />

, .'<br />

(1) - David Diop, Coups de pilon (L'agonie des chaînes), Paris, Présence Africaine,<br />

1973, p.23.


- 128 -<br />

Poésie apocalyptique et prophétique même, s'il en fut, tournée vers l'avenir (d'où<br />

les nombreux "rêves" et les appels "répétés"), elle promet des jours meilleurs, après les<br />

souffrances de l'époque coloniale. Le thème lui-même finit souvent par affirmer la réussite<br />

d'une lutte politique, comme le préconisera le Deuxième Congrès des Ecrivains et Artistes<br />

à Rome, en 1959.<br />

En 1960, l'aube des Indépendances se lève sur l'Afrique. Pendant que le roman atteint<br />

un certain degré d'épanouissement, la poésie bal butie encore, car Tchicaya et Senghor<br />

ne<br />

suffisent pas pour incarner la poésie de tout un continent, même si ce dernier avec Césaire<br />

et Damas, est devenu le "poète classique". Avec ces trois écrivains d'ailleurs, s'impose la<br />

notion de Négritude. Des colloques sont organisés pour analyser les oeuvres qu'elle aura<br />

inspirées et observer son influence dans les créations littéraires. Et même si les thèmes de la<br />

révolte et de la revendication n'ont cessé de retentir, ils sont rapidement polarisés par certains<br />

épisodes historiques qui ne manquent pas d'ébranler les consciences, tel le drame du Congo<br />

et la tragédie du Katanga, telle la naissance des nouveaux héros et "martyrs" : Lumumba,<br />

Ruben. Apparaît aussi dans cette poésie, le souci constant de rêver à un autre univers, de<br />

construire une Afrique nouvelle.<br />

B -<br />

Poésie de la Négritude<br />

Un autre courant qui est d'ailleurs le mieux connu, parce que le mieux diffusé, est<br />

celui de la Négritude. Citons lbrahima Sou rang, Cheik Ndao, Ousmane Socé, Lamine<br />

Diakhaté, Lamine Niang, Malick Fall, Annette Mbaye, tous poètes sénégalais, qui ont tenté<br />

de poursuivre le projet de la Négritude senghorienne, devenue le slogan politique de leur<br />

Président et le mot d'ordre de la maison d'édition qui a publié leurs textes : Présence<br />

Africaine. C'est pourquoi leurs poèmes se terminent souvent par l'annonce d'une


- 129 -<br />

"aube nouvelle de la fraternité", ou chantent ""arc-en-ciel de la paix fraternelle" avec<br />

tous les peuples du monde. Une erreur cependant : du fait de leur attachement à la<br />

Négritude, la plupart de ces poètes négligent la fonction poétique en elle-même.<br />

Leurs<br />

oeuvres n'obéissent à aucune métrique, à aucune rythmique (se voulant l'expression d'une<br />

"émotion nègre"). les métaphores se font au gré des impressions recueillies (parfois mal<br />

accordées au thème poétique). Cette négligence explique le manque d'originalité qui<br />

caractérise leurs oeuvres, si l'on excepte quelques cas qui s'appuient sur une véritable<br />

inspi ration.<br />

C -<br />

Poésie de "déracialisation"<br />

Une troisième période marque une certaine évolution dans la poésie africaine<br />

: c'est<br />

celle qui va de 1966 à 1970. Période d'une métamorphose assez importante et d'un autre<br />

surgissement de la conscience poétique. Au delà d'une certaine régionalisation qui s'impose<br />

de plus en plus. il<br />

faut lire la volonté de nos écrivains de créer une littérature qui parle au<br />

peuple et qui tire sa mythologie du peuple. Ce n'est plus la "poésie africaine" comme telle<br />

qu'il faudrait analyser, mais la poésie sénégalaise. la poésie ivoirienne. la poésie congolaise,<br />

la poésie camerounaise.... tellement chaque poète cherche à prendre racine dans sa<br />

"terre natale". Il ne s'agit pas seulement d'un certain ethnocentrisme à rebours. mais d'une<br />

"déracialisation" du problème culturel, pour autant que la critique du discours théorique<br />

africaine a pour prétexte la réalité sociale elle-même<br />

: la misère. la déchéance. la duplicité<br />

politique. le pressentiment des nouvelles dictatures qui déchirent les consciences et détruisent<br />

~<br />

le rêve. On peut penser ici au .développement des systèmes socialistes dans certains pays :<br />

Congo, Mali. Bénin. Les contradictions des Indépendances éclatent au grand jour. les peuples<br />

martyrisés prennent cons


- 130 -<br />

Toutefois, il subsiste encore en cette période, des poèmes marqués par une thématique<br />

traditionnelle : la Négritude moribonde, l'historicisme nègre (la traite, les humiliations de<br />

la colonisation, les révoltes mal tues des régimes ségrégationnistes),<br />

Il<br />

devient difficile d'homogénéiser toutes ces créations et de leur trouver un dénominateur<br />

commun, car la part du Marxisme et d'une nouvelle forme de lutte devient plus<br />

importante. La révolution devient le premier geste du poète, geste que consacre le Festival<br />

panafricain d'Alger, en 1969, en imposant à l'écrivain un autre rôle social et une autre<br />

fonction poétique.<br />

Ce sont là les deux visages du théâtre et de la poésie de 1950 à 1970 : mais ces deux<br />

genres littéraires ne permettent pas de se faire une idée précise de l'évolution de la littérature<br />

africaine. Peu de talents nouveaux, en effet, se sont manifestés en poésie, et le théâtre traverse<br />

une phase de mutation. C'est dans le roman que se dessine une phase pleine de promesse.<br />

III - LE ROMAN AFRICAIN DE 1960 à 1970<br />

A la veille de la décolonisation des pays d'Afrique noire, le roman africain se trouve<br />

en plein épanouissement. Ferdinand Oyono, Mongo Béti, Bernard Dadié, Seydou Badian et<br />

bien d'autres encore, s'y sont illustrés. Dans les premières années de l'Indépendance, on<br />

assiste à une baisse sensible de la production romanesque. Cependant la qualité des oeuvres<br />

ne fait que se renforcer. D'abord, par le rejet de certains mécanismes sommaires du roman<br />

de l'ère coloniale, mais que l'on relève encore dans un récit comme L'aventure ambiguë de<br />

Cheikh Hamidou Kane. Ensuite, les nouveaux romanciers proposent d'autres structures<br />

et d'autres thèmes et donnent 'de la vie africaine une meilleure description, Pour bien faire<br />

ressortir l'orientation nouvelle de ce roman, et par la même occasion, les nouveaux aspects<br />

de la<br />

, '<br />

réalité africaine que ces 'romanciers proposent de décrire, il nous semble nécessaire<br />

d'examiner, tout d'abord, quelques-uns de ses principaux aspects.


- 131 -<br />

A - Pays producteurs de romans (1)<br />

Une étude du genre de celle-ci n'aura de sens que si on la compare à une autre portant<br />

également sur une période bien définie. Tentons de la faire, en commençant par dresser un<br />

tableau des pays producteurs de romans de 1950 à 1960, c'est-à-dire depuis les débuts du<br />

roman africain de la deuxième phase jusqu'à la veille de la décolonisation. Un tel procédé<br />

aura l'avantage, nous semble-t-il, de montrer une courbe nécessairement évolutive pour la<br />

période considérée, en faisant ressortir l'influence des pays.<br />

(1) - Pour dresser cet inventaire, nous avons consulté, avec la plus grande attention, les<br />

sou rces su ivantes :<br />

- Roger Mercier, Bibliographie africaine et malgache, Revue de Littérature<br />

comparée, Dakar, XXXVlle année, nO l, 1963.<br />

- Patrick Mérand et Séwanou Daba, Guide de littérature africaine, Paris,<br />

L' Harmattan, 1979.<br />

- Thérèse Baratte - Eno Belinga, Jacqueline Chauveau - Rabut et Mukala<br />

Kadima - Nzuji, Bibliographie des auteurs afriéàins de langue française, Paris,<br />

F. Nathan, l" (~d., 1979.<br />

l<br />

'


- 132 -<br />

1 - Oeuvres narratives parues de 1950 à 1960<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

BENIN (ex-Dahomey~<br />

( 0 )<br />

.<br />

BURUNDI<br />

( 0 )<br />

CAMEROUN<br />

( 9 ) 1953 Boto (Eza) Sans haine et sans Présence<br />

amour<br />

Africaine<br />

1954 Boto (Eza) Ville cruelle Présence<br />

Africaine<br />

1956 Béti (Mongo) Le Pauvre Christ Laffont<br />

de Bomba<br />

1956 Oyono Une vie de boy Julliard<br />

(Ferdinand)<br />

1956 Oyono Le vieux Nègre et Julliard<br />

(Ferdinand) la médaille<br />

1956 Matip Afrique, nous Lacoste<br />

(Benjamin) t'ignorons<br />

1957 Béti (Mongo) Mission terminée Buchet-Chastel<br />

1958 Béti (Mongo) Le Roi miraculé<br />

-<br />

Buchet-Chastel<br />

1959 Owono Tante Bella Au Messager-<br />

(Joseph)<br />

Yaoundé<br />

1·<br />

CENTRAFRIQUE<br />

( 0 )<br />

, '<br />

"


- 133 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

CONGO<br />

( 2 ) 1954 Malonga (Jean) Coeur d'Aryenne Présence<br />

Africaine<br />

1954 Malonga (Jean) La Légende de Editions<br />

M'Pfoumou Ma Mazono Africaines<br />

1<br />

COTE D'IVOIRE<br />

( 2 ) 1956 Dadié Climbié Seghers<br />

(Bernard)<br />

GABON<br />

( 0 )<br />

1959 Dadié Un Nègre à Paris Présence<br />

(Bernard)<br />

Africaine<br />

GUINEE<br />

(3 ) 1953 Laye (Camara) L'enfant noi r Plon<br />

HAUTE-VOLTA<br />

( 0 )<br />

1954 Laye (Camara) Le regard du roi Plon<br />

1958 Cissé (Emile) Faralako Imp. Corn.<br />

Rennes<br />

MALI<br />

( 4 ) 1955 Ouane Fatimâtâ, la prin- Les Presses<br />

(1. Mamadou) cesse du désert Un iverselles<br />

1956 Sissoko La passion de Djimé La Tour de<br />

(Fily-Dabol<br />

Guet<br />

1957 Ba (A. Hampaté) Tierno Bokar, le Présence<br />

et Caidaire sage de Bandiagara Africaine<br />

1957 Badian (Seydoul Sous l' 0 rage Les Presses<br />

Universelles<br />

1<br />

"<br />

MAURITANIE<br />

(0 )


- 134 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

NIGER<br />

( 1 ) 1959 ISSA Grandes eaux Scorpion<br />

(Ibrahim) noires<br />

.<br />

SENEGAL<br />

( 4 ) 1954 Sadji Nini Présence<br />

(Abdoulaye)<br />

Africaine<br />

1956 Ousmane Le docker noir NI/es Editions<br />

(Sembènel<br />

Debresse<br />

1957 Ousmane o pays, mon Amiot-Dumont<br />

(Sembène) beau peuple<br />

1958 Sadji Maïmouna Présence<br />

(Abdoulaye)<br />

Africaine<br />

TCHAD<br />

(0 )<br />

TOGO<br />

( 2 ) 1950 Couchora Drame d'amour Imp. d'Alméida<br />

(Félix) à Anécho Dahomey<br />

1955 Ananou Le fils du NI/es Editions<br />

(David) fétiche Latines<br />

ZAIRE<br />

( 1 ) 1954 Mutombo Victoire de Bibliot. de<br />

(Dieudonné) l'amour l'Etoile<br />

Léopoldville<br />

~


\.<br />

- 135 -<br />

t - Oeuvres narratives parues de 1960 à 1970<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

BENIN (ex-Dahomey)<br />

( 4 ) 1960 Bhêly-Ouenum Un piège sans fin Stock<br />

(Olympe)<br />

1965 Bhêly-Ouenum Le chant du lac Présence<br />

(Olympe)<br />

Africaine<br />

1968 Bhêly-Ouenum Liaison d'un été Bingo-Dakar<br />

(Olympe)<br />

1970 Bhêly-Ouenum Un enfant Larousse<br />

(Olympe) d'Afrique<br />

BURUNDI<br />

( 1 ) 1968 Kakoya Sur les traces de Presses<br />

(Michel) mon père Lavigerie<br />

CAMEROUN<br />

( 15 ) 1960 Oyono Chemin d'Europe Julliard<br />

(Ferdinand)<br />

1962 Matip A la belle étoile Présence<br />

(Benjamin)<br />

Africaine<br />

1963 1kellé-Matiba Cette Afrique-là Présence<br />

(Jean)<br />

Africaine<br />

1964 Philombe Lettres de ma Clé<br />

(René)<br />

cambuse<br />

1965 Nzouankeu Le souffle des Clé<br />

(Jacques-Marie) Ancêtres<br />

.-<br />

1965 Rifoe (Simon) Le tour du Cameroun Clé<br />

en 59 jours à<br />

bicyclette<br />

1966 Evembe Sur la terre en Présence<br />

/ . (f;rançois B.M.1 passant Africaine


- 136 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

1966 Philombe Sola, ma chérie Clé<br />

(René)<br />

1966 Bengono La perdrix Clé<br />

(Jacques) blanche<br />

1967 Bebey Le fils d'Agatha Clé<br />

(Francis) Moudio<br />

1968 Bebey Embarras et Cie Clé<br />

(Francis)<br />

1968 Ewande Vive le Albin-<br />

(Daniel) Président Michel<br />

1968 Kuoh Moukouri Rencontres Edgar<br />

(Thérèse) essentielles<br />

1969 Médou-Mvomo Afrika Baa Clé<br />

(Rémy)<br />

1969 Philombe Un Sorcier blanc Clé<br />

(René)<br />

Zangali<br />

CENTRAFRIQUt<br />

(0 )<br />

CONGO<br />

(4 ) 1968 Menga (Guy) La palabre stérile Clé<br />

1968 Nzala-Backa Le tipoye doré Imp. Nationale<br />

(Placide)<br />

Brazzaville<br />

1970 Makouta Les initiés Clé<br />

Mboukou (J.P)<br />

1970 Makouta En quête de la Clé<br />

. Mboukou (J.Pl liberté<br />

"<br />

~


- 137 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

COTE D'IVOIRE 1960 Loba (Aké) Kocoumbo, Flammarion<br />

( 10 ) l'étudiant noir<br />

1961 Atta Koffi . Les dernières Debresse<br />

(Raphaël) paroles de Koimé<br />

1962 Nokan Le soleil noir Présence<br />

(Charles) point Africaine<br />

1963 Koné Le jeune homme Grassin<br />

(Maurice) de Bouaké<br />

1964 Dadié Patron de Présence<br />

(Bernard) New-York Africaine<br />

1965 Oussou-Essui Vers de nouveaux Scorpion<br />

(Denis)<br />

horizons<br />

1966 Loka (Aké) Les fils de Francité<br />

Kourétcha<br />

1966 Nokan Violent était Présence<br />

(Charles) le vent Africaine<br />

1968 Dadié La ville où nul Présence<br />

(Bernard) ne meurt Africaine<br />

1968 Kourouma Les Soleils des Les presses de<br />

(Ahmadou) 1ndépendances l'Université de<br />

Montréal<br />

GABON<br />

(0 )<br />

GUINEE<br />

~<br />

( 2 ) 1960 Niane Djibril Soundjata ou l'épopée Présence<br />

(Tamsir) mandingue Africaine<br />

1966 Laye (Cama ra) Dramouss Plon<br />

/ .


- 138 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

HAUTE-VOLTE<br />

( 1 1 1962 Boni Crépuscule des Présence<br />

(Nazi) temps anciens Africaine<br />

MALI<br />

( 8 1 1960 Ba Les mystères Regain<br />

(A.Oumarl du Bani<br />

1960 Dembélé Les inutiles Bingo-<br />

(Sidiki)<br />

Dakar<br />

1961 Ouane Les filles de la reine Les Paragraphes<br />

(1. Mamadou) Cléopâtre Littéraires<br />

1962 Sissoko La savane Les Presses<br />

(Fily-Dabo) rouge Universelles<br />

1963 Gologo Le resca pé de Présence<br />

(Mamadoul l'Ethylos Africaine<br />

1968 Ouologuem Le devoir de Seuil<br />

(Yambol violence<br />

1969 Diakité Une main Edit. Populaire<br />

(Yoro) amie Bamako<br />

1969 Diallo La nuit du Salvator-<br />

(Georges) destin Mulhouse<br />

MAURITANIE<br />

(0)<br />

~<br />

NIGER<br />

( 1 ) 1968 Hama Kotia Nima Présence<br />

l '<br />

(Boubou) Africaine<br />

"


- 139 -<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

SENEGAL<br />

( 10 ) 1960 Ousmane Les Bouts de Le Livre<br />

(Sembène) bois de Dieu Contemporain<br />

1961 Kane L'aventure Julliard<br />

(Ch. Hamidou) ambiguë<br />

1962 Ousmane Voltaïque Présence<br />

(Sembène)<br />

Africaine<br />

1963 Diop Contes et Présence<br />

(Birago) lavanes Africaine<br />

1964 Dia (Cheick) Avant Liberté 1 Scorpion<br />

1964 Faye (N. G. M.l Le débrouillard Gallimard<br />

1964 Ousmane L'harmattan Présence<br />

(Sembène)<br />

Africaine<br />

1965 Ousmane Le mandat Présence<br />

(Sembène)<br />

Africaine<br />

1966 Ousmane Véhi- Ciosane Présence<br />

(Sembène)<br />

Africaine<br />

1967 Fall (Mal ickl La plaie Albin-Michel<br />

TCHAD<br />

(2 ) 1962 Seid Au Tchad sous Présence<br />

(J. Brahim) les étoiles Africaine<br />

~<br />

1967 Seid Un enfant du Sagerep-<br />

. (J. Brahim) Tchad L'Afrique<br />

actuelle


,<br />

- 140 -<br />

.<br />

PAYS ANNEE AUTEURS TITRES EDITIONS<br />

.<br />

\<br />

\<br />

\<br />

TOGO<br />

( 5 ) 1960 Viderot pour toi, Nègre Regain<br />

(Toussaint) mon frère<br />

1963 Couchoro L'héritage, Editogo-Lomé<br />

(Félix)<br />

cette peste<br />

1966 Couchoro La dot, Togo-Presse-<br />

(Félix) plaie sociale Lomé<br />

1966 Sydol Qui est mon Promotion et<br />

(Francis) prochain Edition<br />

1969 Couchoro Fille de Togo-Presse-<br />

(Félix) nationaliste Lomé<br />

ZAIRE 1962 Malembe Le mystère de Bibl iothèque<br />

( 3 ) (Timothée) l'enfant disparu de "Etoile<br />

1965 Kanza San rancune Scotland-<br />

(Thomas)<br />

Londres<br />

1968 Ilunga-Kabulu Le journal d'un Belles-<br />

IG,} revenant Lettres<br />

~<br />

1<br />

"


- 141 -<br />

B -<br />

Le roman africain inégalement réparti dans l'espace africain<br />

Si nous comparons la production romanesque de 1950 - 1960 avec celle de<br />

1960 - 1970, nous constatons que la production d'avant la décolonisation se situe dans une<br />

proportion beaucoup moins importante. Mais alors à quoi peut-on bien attribuer cette<br />

inégalité 7 Plusieurs raisons peuvent être avancées, néanmoins, deux nous semblent<br />

essentielles<br />

La première, comme nous le soulignions plus haut, réside dans le fait que si les poètes<br />

de la Négritude ont eu recours à la poésie pour leur Négritude asservie, c'est que ce mode<br />

d'expression était seul capable de rendre compte du sentiment de révolte éprouvé par des<br />

milliers d'hommes, dans une situation de dépendance coloniale qui ne leur reconnaissait<br />

guère le droit le plus élémentaire à l'existence. Au contraire, l'Indépendance de l'Afrique<br />

noire obtenue, les romanciers ont tenté de rendre compte et d'analyser la nouvelle société<br />

qui est en train de s'édifier au moyen du genre romanesque. C'est ce que "on a pu observer<br />

en France, au début du XVIIIe siècle, quand Marivaux dans La vie de Marianne et<br />

Le paysan parvenu, proclame au nez et à la barbe d'un public d'aristocrates, l'entrée en<br />

scène de la bourgeoisie française. Pour la première fois, en effet, des personnages qui sont<br />

des roturiers, non seulement cessent d'être ridicules, mais<br />

manifestent encore par leurs<br />

propos comme par leurs comportements qu'ils sont les représentants d'une nouvelle classe<br />

sociale avec laquelle on devra désormais compter. Parce que le roman, comme le souligne<br />

fort justement Anozié est :<br />

"Une version orchestrée de la réalité nouvelle. Cette<br />

orchestration,<br />

l'Occident la connaÎt pleir1ement depuis<br />

l'époque de la révolution industrielle et l'Afrique depuis<br />

la fin de la Deuxième guerre mondiale" (1J.<br />

(1) - Sunday Anozié. Sociologie du roman africain, op. ch., p. 15.


- 142 -<br />

La deuxième raison semble liée aux difficultés de l'édition. Il n'existe guère de maisons<br />

d'éditions dans les pays africains avant 1960. Lorsque c'est le cas, les romanciers ne peuvent<br />

toujours rencontrer un bon accueil auprès des imprimeries officielles ou missionnaires, qui<br />

ne font que difficilement place à une littérature,de combat ouprofane. Il faut donc attendre<br />

1964, pour que les Editions Clé (Centre de Littérature Evangélique) de Yaoundé, longtemps<br />

seule maison d'éditions, commencent à publier. Par ailleurs, ce n'est qu'à partir de 1953<br />

que des éditeurs parisiens apportent un soutien timide, pour le moins, aux romanciers<br />

africains. Plon parait avoir donné le branle avec L'enfant noir de Camara Laye. Julliard<br />

adopte Ferdinand Oyono en 1956, et c'est encore en 1956 que Robert Laffont accueille le<br />

chef-d'oeuvre de Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

Si nous portons maintenant notre regard sur la seule période de 1960 -<br />

1970, ce qui<br />

nous frappe d'abord, c'est la distribution géographique des romanciers et le taux de<br />

production de romans.<br />

Le roman africain est, en effet, inégalement réparti dans l'espace africain. Certains<br />

Etats n'ont pas encore vu naître de romanciers connus entre 1960 et 1970<br />

: c'est le cas<br />

du Gabon, de la Centrafrique et de la Mauritanie<br />

; d'autres ne connaissent guère plus d'un<br />

romancier édité : telle est la situation du Burundi, de la Haute-Volta et du Niger. Voici<br />

donc par ordre décroissant, en quantité et non en qualité, les pays producteurs de romans<br />

-<br />

les plus représentatifs de la Iittér.ature africaine de langue française :


- 143 -<br />

TITRES<br />

De 1950 à 1960 De 1960 à 1970<br />

CAMEROUN .<br />

SENEGAL. .<br />

COTE D'IVOIRE .<br />

MALI .<br />

TOGO .<br />

CONGO .<br />

GUINEE .<br />

BENIN .<br />

ZAIRE .<br />

NIGER .<br />

TCHAD .<br />

HAUTE-VOLTA .<br />

BURUNDI. .<br />

GABON .<br />

CENTRAFRIQUE .<br />

MAURITANIE ..... , ..<br />

9 15<br />

4 10<br />

2 10<br />

4 8<br />

2 5<br />

2 4<br />

3 2<br />

0 4<br />

1 3<br />

1 1<br />

0 2<br />

0 1<br />

0 1<br />

0 0<br />

0 0<br />

0 0<br />

Le Cameroun vient en tête du peleton, suivi du Sénégal, de la Côte d'Ivoire et de tous<br />

-<br />

les autres pays. La première place que s'octroie le Cameroun n'étonne guère; il convient, en<br />

effet, de se rappeler que c'est le roman camerounais qui avait fait une entrée fracassante<br />

dans les lettres africaines avec Mongo Béti et Ferdinand Oyono, avant les années 60.


- 144 -<br />

Mais si le Cameroun est le pays le plus fertile en vocations littéraires, la présence des Editions<br />

Clé n'y est certainement pas étrangère. Seul pendant des années à bénéficier d'une maison<br />

d'édition d'importance et capable de proposer une littérature à bon marché, il a suscité de<br />

nombreuses vocations littéraires, mais d'inégales valeurs.<br />

Résumons-nous : si nous interrogeons 'Ia littérature romanesque écrite de 1950 à<br />

1970, ce qui frappe d'abord, c'est d'une part, la distribution géographique des romanciers et<br />

le taux de production des romans qui se révèlent de plus en plus inégaux dans cette région;<br />

d'autre part, l'extrême complexité, la variété et l'ambiguïté d'une telle aventure, sensible<br />

dans le fait que cette jeune littérature prend une articulation de plus en plus profondément<br />

audacieuse et qui va se modifiant, comme nous allons le voir, en étudiant ses étapes et ses<br />

thèmes.<br />

IV -<br />

LES ETAPES ET LES GRANDS THEMES DU ROMAN AFRICAIN<br />

Aux historiens de la<br />

littérature africaine, la guerre offre un repère très significatif.<br />

D'une part, les romans de la première phase mettent l'accent sur les problèmes culturels<br />

africains, de l'autre, ceux de la phase suivante, attestent une conscience et une résistance de<br />

plus en plus vive à la colonisation. La démarcation ne sera pas plus nette par la suite entre le<br />

roman anticolonialiste et celui des Indépendances. Autrement dit, au lendemain de la guerre,<br />

lors de la reprise du roman, dans les années 50, la grande mutation résidera dans le passage de<br />

l'engagement culturel à l'engagement politique, dans la· parution d'oeuvres, non plus<br />

consacrées au débat sur la réalité des civilisations africaines, mais dirigées contre le système<br />

colonial. C'est de la structure et des thèmes du roman dë cette deuxième phase que nous<br />

voulons rendre compte maintenànt, afin de montrer son évolution de 1950 à 1970. " sera<br />

alors intéressant de constater la difficulté qu'éprouve le romancier à maintenir une<br />

structure et des thèmes qui ~e<br />

séd!-!isent, mais dont il sait aussi qu'ils ne suffisent plus à<br />

rendre compte de son expérience de la réalité.


- 145 -<br />

A -<br />

La structure du texte romanesque africain<br />

Nombre de romans africains obéissent à une schématisation structurale assez générale,<br />

conditionnée par "engagement contre la situation de dépendance coloniale. On y trouve un<br />

mouvement organique à "trois étages" :<br />

- Le premier mouvement consiste à présenter un personnage central, presque toujours<br />

paysan, dont le narrateur décrit l'enfance ou qui, lui-même, étant le héros-narrateur, décrit<br />

sa propre enfance. Le plus souvent, c'est sous la forme de ce retour à l'enfance que le<br />

romancier présente la vie traditionnelle du village ou de la tribu; cependant cette description<br />

ne constitue pas le but principal de l'auteur. En effet, cette technique de recours à l'enfance,<br />

c'est-à-dire le passé, n'est qu'un moyen pour le romancier d'opposer, comme le remarque<br />

fort justement Bernard Mouralis :<br />

"L'enfance,<br />

touiours heureuse, du héros aux difficultés<br />

présentes que ce dernier cannait, une fois qu'il est<br />

transplanté dans le monde moderne" (T).<br />

Avec l'évocation de l'enfance du personnage, l'auteur peut s'aventurer dans le passé<br />

pour y situer une vie de bonheur qui se dégrade devant la rigueur et les risques d'une vie<br />

nouvelle confrontée à une civilisation étrangère, celle de l'Occident. On remarque, ici, une<br />

grande subjectivité dans la présentation du réel.<br />

(1) - Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négro-africain, op. cit., p. 106.<br />

1 .


- 146 -<br />

- Le deuxième mouvement de cette structure, c'est le départ du héros pour l'Europe<br />

où il rencontre toujours des difficultés d'adaptation : le racisme de l'homme blanc, la<br />

solitude, et parfois la faim ; c'est alors qu'il éprouve le désir de retoUrner dans son pays<br />

natal. Ici encore, le romancier se donne la liberté de décrire la vie européenne. non<br />

seulement comme elle est, mais aussi comme elle pourrait être. On trouve comme<br />

une<br />

greffe de ce deuxième mouvement, le départ du héros pour la ville, celle-ci étant la<br />

représentation locale de la France.<br />

- Le troisième et dernier mouvement de ce roman à "trois étages" est le retour du<br />

héros au pays natal où, homme de deux mondes (africain et européen de par sa formation),<br />

il éprouve le déchirement d'une personnalité divisée, s'adapte mal ou ne s'adapte pas du tout<br />

à la vie traditionnelle dans laquelle il est replongé. Puis viennent la prison, la fuite ou la mort<br />

du héros. Les deux derniers mouvements de cette structure, offrent au romancier de<br />

nombreuses occasions de décrire, comme il<br />

lui plaît, l'oppression socio-culturelle relevant<br />

de la présence politique européenne en Afrique noire.<br />

En fait, la presque totalité des romans africains qui traitent de la situation coloniale,<br />

obéit à cette structure générale que nous venons de décrire. Que l'on pense à Climbié et<br />

Un Nègre à Paris de Bernard Dadié, Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Ville cruelle et<br />

Mission terminée de Mongo Séti, L'enfant noir de Camara Laye, dont le retour et "exil sont<br />

décrits dans Dramouss, Le débrouillard de Faye, L'aventure ambiguë de cheikh Hamidou<br />

Kane, Violent était le vent et Le soleil noir point de Charles Nokan, Kocoumbo, L'étudiant<br />

noir d'Aké Loba, Chemin d'E"urope de Ferdinand Oyono ; même Le docker noir de<br />

Sembène Ousmane n'échappe pas à cette schématisation.<br />

, .


- 147 -<br />

Dans toutes ces oeUvres narratives, le Noir ne se définit pas par rapport à lui-même,<br />

mais par rapport au Blanc (1), d'où le recours à la technique de combat-satire, ironie,<br />

humour~avec tout ce que cela comporte de plaisant et d'insolite, et qui caractérise, d'une<br />

façon générale, les romans africains qui ont pour cadre la situation coloniale.<br />

B -<br />

Vers d'autres structures<br />

Mais après 1960, on a pu assister à l'apparition d'une nouvelle littérature. Celle-


- 148 -<br />

Cela implique que l'impact intentionnel des récents romans est dirigé vers le lecteur<br />

africain. Le dialogue, par exemple, ne se situe plus exclusivement entre Africains et<br />

Européens, mais aussi et surtout entre les Africains eux-mêmes. Les problèmes, les<br />

frustrations et les rêves de cette littérature, font partie intégrante d'un tissu de l'existence<br />

que partagent aujourd'hui les Africains. Peu de romanciers semblent désireux de rationaliser<br />

les problèmes contemporains en fonction des lendemains de la situation de dépendance<br />

coloniale ; car, bien qu'ils s'accordent à penser qu'il existe Un rapport avec la période<br />

précédente (1), ils semblent vouloir imputer les responsabilités des faits présents aux<br />

structures actuelles, c'est-à-dire à leur propre gouvernement et aU fonctionnement de leur<br />

société. Aussi ces romans se distinguent-ils de ceux qui abordent le thème de l'aventure<br />

coloniale par leurs structures.<br />

En effet, s'il est possible de parler de la structure des romans africains traitant de la<br />

situation coloniale, on ne peut en dire de même en ce qui concerne généralement ceux de<br />

l'Afrique indépendante. Car ici, il n'y a pas une "structure", mais des "structures", puisque<br />

celles-ci échappent à une loi architecturale commune. Aussi peut-on déceler les structures<br />

suivantes qui constituent autant de tentatives par les nouveaux romanciers noirs, pour décrire<br />

la totalité de la réalité africaine dans toutes ses manifestations. La perspective qu'ils adoptent<br />

constitue donc une autre attitude face aux problèmes du réalisme :<br />

(1) - Comme le leur rappellent la présence su r leur sol de troupes françaises, la survivance<br />

des structures de l'Enseignement et "ingérence française dans les affaires intérieures<br />

des gouvernements africains..


- 149 -<br />

Le romancier de l'Afrique indépendante peut situer son oeuvre dans l'Afrique<br />

coloniale, avec un personnage-témoin qui a vécu activement cette période et qui décrit ce<br />

passé, à travers les différentes périodes de sa propre vie. Ici, le héros-narrateur commence,<br />

comme d'ailleurs dans le roman autobiographique avant les Indépendances, par le récit<br />

d'une enfance heureuse, puis une vie d'homme~ dont le début également heureux, est vite<br />

pertubé, mais qui retrouve, par la suite, son équilibre. Dans cette structure, le héros n'est plus<br />

le faux naïf des romans de Mongo Séti et de Ferdinand Oyono, mais un homme réellement<br />

vivant, fortement individualisé, et dont on partage les émotions, les joies ou la peur, et à<br />

travers la vie duquel on participe à l'histoire d'un peuple, dans un temps et dans un espace<br />

donnés. Cette Afrique-Ià de Jean 1kellé-Matiba,<br />

Le rescapé de l'Ethylos de Mamadou<br />

Gologo, Le débrouillard de Faye et Dramouss de Camara Laye présentent les meilleurs<br />

exemples de cette structure<br />

où l'on constate un grand souci d'objectivation du réel et de<br />

dramatisation. On y trouve un procédé de systématisation qui consiste à trouver dans<br />

l'histoire racontée, des moments correspondant aux différentes phases de la vie du hérosnarrateur.<br />

Mais cette correspondance ne va pas jusqu'à devenir identification, car l'auteur<br />

réussit fort heureusement à distinguer la vie personnelle de son héros de celle de tout homme<br />

inséré dans l'histoire que reconte le héros.<br />

- Une autre forme de ce roman repose sur une structure que nous appellerons<br />

volontiers épique. C'est la forme privilégiée des romanciers qui veulent s'atteler à la redécouverte<br />

de la vieille et authentique Afrique, en célébrant l'héroïsme de l'homme noir du passé.<br />

Dans ce genre de récit, l'auteur choisit des événements historiques marquants et y campe<br />

des<br />

personnages qui accomplissent des faits héroïques avec leur peuple. La technique dans<br />

ces oeuvres est de présenter les événements d'une manière plus ou moins scénique


- 150 -<br />

et d'y inscrire par des touches successives, les personnages en train de vivre leur vie et de se<br />

mesurer avec l'obstacle que leur présente l'histoire. C'est habituellement un griot, c'est-àdire<br />

un conteur traditionnel qui mène le récit et cela, avec toutes les techniques de l'art<br />

oratoire - proverbes, récits mythiques, chants, métaphores - pour recréer le passé glorieux<br />

d'un peuple presque oublié. Ainsi la guerre, le sport, la chasse aux fauves, deviennent dans de<br />

tels romans, des miroirs à travers lesquels les personnages accomplissent des actes héroïques.<br />

Ici, l'objectivation est considérable; mais considérable aussi est la place qu'occupe l'exagération,<br />

puisque, le but du romancier est de présenter toujours le passé dans la plénitude de sa<br />

grandeur et de passer sous silence, ses échecs les plus déshonorants. Deux romans nous<br />

offrent cette structure : Crépuscule des temps anciens de Nazi Boni et Soundjata ou l'épopée<br />

mandingue de D. T. Niane. Une telle structure impose, comme nous le verrons plus tard, la<br />

technique de l'exaltation et le recours au mystère.<br />

Une troisième structure peut être décelée dans Les Soleils des Indépendances<br />

d'Ahmadou Kourouma.<br />

Le romancier nous présente un personnage issu de l'aristocratie<br />

traditionnelle, destitué par les temps nouveaux que symbolisent le Président et le Parti<br />

unique. Le récit s'organise de telle sorte que le conflit entre le personnage central et le Parti<br />

unique fasse apparaître les déceptions du héros devant le présent qui détruit tous ses rêves.<br />

On y remarque un mouvement continu vers "écroulement du héros et du monde qu'il<br />

représente. L'intrigue suit rigoureusement ce mouvement vertigineux vers la chute, accentué<br />

chaque fois par la lutte entre le héros et le destin. L'auteur y prend ses distances face au<br />

personnage qui représente, non seulement un type social, mais aussi un individu. Dans sa<br />

volonté de poursuivre les accusations contre les temps nouveaux, le héros finit généralement<br />

par la prison, l'exil ou la mort.


- 151 -<br />

Une autre nouvelle structure est celle qui met en scène un personnage généralement<br />

naïf, avec un sens moral très élevé, et qui établit un rapport entre lui et les autres personnages,<br />

tous issus de la société moderne, et qui, par leurs attitudes envers le héros, exhibent<br />

les vices de l'homme moderne. C'est la structure que l'on retrouve dans les oeuvres de<br />

Sembène Ousmane dont le but est l'épuration de la société et des mentalités. Le mandat, par<br />

exemple, est bâti sur cette structure. L'opposition est constante entre le Bien et le Mal, et ce<br />

dernier, bien que souvent plus puissant, est présenté avec la satire dont la répétition confine<br />

à l'ennui. Le héros devient, dans cette structure une sorte de caméra entre les mains du<br />

romancier qui le promène à travers toutes les couches sociales et y enregistre les différents<br />

"points de vue" qui peuvent montrer ce que Sembène Ousmane appelle la "débilité de<br />

l'homme de chez nous" (1). La dramatisation est obtenue par la technique de l'exagération.<br />

- Malick Fall présente dans La plaie une autre structure très originale. Il choisit comme<br />

héros, un paysan-migrateur en quête du bonheur dans la ville. On suit ses démarches : ennui<br />

provoqué par la vie au village, ensuite départ pour la ville, finalement, impossibilité d'une<br />

réalisation de soi, puis la mort. Cette structure ressemble à la structure du roman à "trois<br />

étages", que nous avons mentionnée dans les romans qui ont pour cadre la situation coloniale.<br />

Mais elle se distingue de celle-ci par le thème et l'organisation interne de l'action. La<br />

structure de La plaie, en effet, repose sur un jeu permanent d'alternance entre l'action et la<br />

réflexion. Chaque épisode est suivi d'une réflexion du héros sur le vécu; par exemple, la<br />

scène où le héros brave la colère de sa mère qui lui interdit de quitter le village, est suivie<br />

de celle où Magamou monologue sur les raisons profondes de sa décision de s'évader ; après<br />

(1) Sembène Ousmane, Le mandat précédé de Véhi-ciosane, op. cil.. p. 16.


- 152 -<br />

ses heurts avec la police et son incarcération, il réfléchit sur l'incident, blâme ses adversaires<br />

et s'accuse lui-même d'avoir troublé l'ordre public. Cette structure permet ainsi au romancier<br />

de décrire la psychologie du personnage et de suivre son itinéraire vers le bonheur qui ne se<br />

donne pas. Dans cette oeuvre, la dramatisation vient des coups inattendus du fatum qui<br />

provoquent, chaque fois,<br />

le rejaillissement de la volonté du héros qui cherche à réussir.<br />

- Une dernière structure largement utilisée par Charles Nokan dans Violent était le<br />

vent et Le soleil noir point, est celle de la technique "unanimiste". Le soleil noir point qui<br />

comprend soixante dix pages, est constitué par la succession de soixante quatre tableaux<br />

d'inégales longueurs. Ceux-ci sont de ton et de forme très différents<br />

: lettres, monologues<br />

intérieurs, dialogues, rêves, morceaux descriptifs, théories politiques, etc... Le livre, comme<br />

le souligne fort justement Bernard Mouralis<br />

"Obéit à une esthétique qui rappelle La Préface de<br />

Cromwell de Victor Hugo et applique à fond la théorie<br />

du mélange des genres" (1 J.<br />

Mais cette liberté dans l'expression n'empêche pas une rigueur dans la composition<br />

comme le remarque aussi M. Robert Pagea rd :<br />

"Le soleil noir point se décompose, sans que l'auteur le<br />

dise, en deux ouvrages. Le premier relate la vie d'un<br />

étudiant noir en France<br />

c'est l'histoire de Tanou...<br />

La<br />

seconde partie relève de ce qu'on peut appeler la<br />

littérature des phalanstères : cette littérature montre<br />

la réalisation d'un idéal de vie social pa;: un groupe<br />

d'hommes et de' femmes passionnés, généralement<br />

jeunes" (2J.<br />

(11 -Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négra-africain, op. cil., p. 117.<br />

(2) -- Robert Pagea rd, Littéraire négro-africaine, Paris, Le Livre Africain, 1956, p. 153.


- 153 -<br />

En réalité, on peut dégager d'autres structures dans l'ensemble du roman africain de<br />

l'Afrique indépendante ; car si<br />

tous les romans peignent la vie quotidienne de l'homme<br />

africain nouveau, par rapport à ce qu'il est et à ce qu'il était dans le passé, chaque écrivain<br />

donne à son oeuvre la structure capable d'encadrer la réalité qu'il veut mettre en relief. Il<br />

n'y a donc pas "une structure", mais des"<br />

structures" qui ne prennent consistance que<br />

si elles sont nourries et habillées par la narration, la description et la réflexion personnelle du<br />

narrateur ou de l'auteur lui-même.<br />

Toutefois, à travers les structures individuelles des romans, on peut constater la<br />

naissance d'une nouvelle structure quasi-générale qui, compte tenu des romans dans lesquels<br />

elle apparaît et du thème presque unanime de désillusions qu'elle exprime, pourrait se<br />

développer et s'imposer longtemps à la création romanesque africaine. \1 s'agit d'une structure<br />

qui repose sur l'opposition mentale entre "avant l'Indépendance" et "après l'Indépendance",<br />

qui souligne la contradiction entre les rêves du bonheur fondés sur 1'1 ndépendance et leur<br />

avortement, une fois celle-ci acquise. Cette opposition mentale mène à l'équation du présent<br />

au passé du colonisé, et suggère que l'homme décolonisé n'est pas parvenu à son idéal.<br />

Presque tous les principaux romans postcoloniaux incarnent cette structure.<br />

c - Les principaux thèmes du roman africain<br />

Nous avons souligné, plus haut, que dans la seconde phase du roman africain, il ne<br />

s'agit plus seulement d'assurer la défense et l'illustration des cultures africaines, mais en leur<br />

nom, de résister à la situation de dépendance coloniale et d'oeuvrer à son anéantissement.<br />

Ces écrits constituent, en fait, des oeuvres de contre-propagande, en ce sens qu'ils font<br />

pièce aux thuriféraires du colonialisrne. Mais revenons, d'une manière plus approfondie, sur<br />

quelques-uns des thèmes de ces oeuvres.


- 154 -<br />

1 - Les tomaciers anticolonialistes<br />

La décennie 1950 -1960 voit paraître de nombreux ouvrages de jeunes auteurs noirs:<br />

l'intégralité des oeuvres de Ferdinand Oyono, Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba,<br />

Mission terminée et Le Roi miraculé de Mongo Béti, Afrique, nous t'ignorons de Benjamin<br />

Matip, L'enfant noir et Le regard du Roi de Camara Laye, Climbié et Un Nègre à Paris de<br />

Bernard Dadié, Le docker noir et 0 Pays, mon beau peuple 1 de Sembène Ousmane. Ces<br />

principaux titres témoignent de l'essor du genre romanesque au cours de cette période.<br />

Ces années sont marquées par des luttes politiques intenses qui aboutissent à des<br />

changements profonds. Bien que l'affrontement n'aille pas jusqu'à la lutte armée - sauf plus<br />

tard au Cameroun -, la tension croît jusqu'en 1954 ; grèves, manifestations violentes,<br />

répression et emprisonnements se succèdent puis, un compromis implicite vient détendre la<br />

situation : les principales formations politiques africaines se rallient au légalisme - le<br />

RDA (1) rompant son apparentement avec le Parti Communiste Français -<br />

cependant que<br />

les leaders les plus modérés s'intègrent au "système" de la Quatrième République.<br />

L'Administration, elle, réserve désormais ses foudres aux partis "extrémistes".<br />

En 1956, pendant qu'un certain nombre d'hommes politiques africains font<br />

l'apprentissage du pouvoir à la tête d'un département ministériel parisien, la ",loi-cadre<br />

Deferre" enclenche le processus qui, par les étapes du referendum de septembre 1958 et la<br />

Communauté, aboutira en 1960 et 1961 à "Indépendance des anciens territoires français<br />

d'Afrique noire (2).<br />

Les écrivains ont à coeur, tout au long de ces année~,<br />

de mettre leur plume au service<br />

de la lutte anticolonialiste. Il s'agit pour la plupart d'entre eux d'un devoir.<br />

,<br />

(1) - Rassemblement Démocratique'Africain.<br />

(2) - A l'exception de la Côte française des Somalies.


- 155 -<br />

Lorsqu'on examine, en effet, les principaux romans de langue française avant la<br />

décolonisation, on se rend aisément compte que l'Europe demeure la seule matière de cette<br />

littérature, et que l'homme noir ne peut se définir que par rapport au Blanc. Il convient<br />

donc, à ce stade de notre réflexion, de passer en revue quelques romanciers, afin de nous<br />

rendre compte que "esprit général de leurs écrits est militant, pour ne pas dire polémique<br />

et rebelle contre "Occident (1).<br />

Dans Nini, mulâtresse du Sénégal, publié en 1954,Abdoulaye Sadji évoque le problème<br />

de la supériorité blanche. Nini, J'héroïne du roman, est une jeune fille de couleur qui éprouve<br />

de la honte à être une Négresse et qui veut, en niant son origine à cause des préjugés dont<br />

elle souffre de la part des Blancs, se hisser, en épousant un Blanc, au niveau de la civilisation<br />

dite supérieure. Elle repousse les propositions de mariage que lui font les jeunes Noirs et se<br />

livre à la chasse des Blancs qui, pour elle, sont de la race élue. Martineau, son amant blanc<br />

pour lequel "une Négresse c'est une Négresse, on n'en saurait faire une Blanche" (2),<br />

"abandonne après J'avoir mise en état de grossesse. Alors, et alors seulement, Nini,<br />

sans<br />

pour autant désespérer de réaliser un jour son rêve, comprend l'ambiguïté de son existence :<br />

(1) - Le procès de la colonisation se poursuivra au-delà de "accesion à 1'1 ndépendance, dans<br />

des romans comme La palabre stérile de Guy Menga, La plaie de Malick Fall, Cette<br />

Afrique-là de Jean lkellé-Matiba, Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou<br />

Kourouma.<br />

(21 - Abdoulaye Sadji, Nlni, mulâtresse du Sénégal, op. cit., p.377.


- 156 -<br />

"Le mensonge de son existence et de celle de toutes les<br />

mulâtresses, ses consoeurs, lui apparart clairement... Le<br />

destin les a toutes condamnées à cette vie sentimentale de<br />

bohème qui tantôt s'illumine d'une certitude ou d'un<br />

espoir, tantôt se retrouve empoisonnée par leur condition<br />

d'hybrides n'appartenant à aucune société normale" (1).<br />

Le romancier étale un certain humour à l'endroit de son héroïne qui a honte de son<br />

origine et qui nourrit des illusions sur les limites de sa condition de métisse. Quant à<br />

Martineau, le personnage européen, il nous est présenté, sous un style d'ironie qui vise à se<br />

moquer de l'hypocrisie de l'amant, en soulignant la contradiction entre son amour charnel<br />

. de la Négresse et son refus d'épouser celle-ci, sous prétexte qu'elle n'appartient pas à la<br />

race blanche. On note, une fois de plus, que la tentative de l'auteur, est non seulement de<br />

détruire les préjugés racistes, mais également de voir dans la conduite de Martineau, une<br />

sorte de mauvaise foi et d'orgueil qui, dans l'optique du romancier sénégalais, seraient ceux<br />

des Blancs. Ce thème est généralement abordé par les écrivains dits "engagés" parmi lesquels<br />

certains voient en Camara Laye un romancier non soucieux des problèmes de l'heure.<br />

On a souvent dit et répété, en effet, que Camara Laye n'est pas un auteur "engagé" ;<br />

ceci peut être vrai, si l'on ne fait référence qu'.à L'enfant noir. Mais L'enfant noir n'est pas<br />

son unique oeuvre. Son deuxième roman, Le regard du roi, dont la publication remonte à<br />

1954, est, en effet, un tissu d'ironie contre la politique assimilationiste, et surtout, une<br />

tentative pour démolir le mythe européen de "l'Africain désemparé", du Nègre paresseux<br />

et dénué d'intelligence, de fausses notions que les colonisateurs entretiennent volontiers au<br />

sujet de l'homme noir. Utilis


- 157 -<br />

Clarence, qui rejeté par les siens, espère trouver le bonheur dans un monde africain, un<br />

milieu qui lui est étranger. 1/ cherche désespérément à rencontrer le roi nègre à qui il veut<br />

demander du travail. Mais, entre-temps il<br />

est désemparé, réduit à des bassesses de la vie<br />

villageoise. Après une longue attente, Clarence sera délivré par le roi, mais au cours de son<br />

itinéraire spirituel, il aura appris la relativité des


- 158 -<br />

malhonnêteté intellectuelle, publie en son nom personnel, le roman de Falla, obtient le<br />

ft-Vt. et "honneur qui s'y rattache. Diaw FafJa apprend avec stupeur cette supercherie,<br />

court chez la romancière et dans un accès de colère, la blesse mortellement. La presse<br />

française s'empare de "incident et accuse Falla de viol ; il est finalement arrêté et condamné<br />

à la réclusion criminelle à perpétuité, sans que l'on cherche à reconnaître qu'il est "auteur<br />

du roman.<br />

On constate, comme dans les précédents romans, que ce récit vise "Europe, son<br />

système juridique et ses préjugés à l'égard des hommes de couleur, au point qu'un critique<br />

autorisé, Robert Pageard, le résume en ces termes :<br />

"Le docker noir est une oeuvre de combat dirigé contre la<br />

bourgeoisie française, prise comme ennemie de la classe au<br />

sens marxiste du terme et comme ennemie de race en<br />

raison de ses préjugés à l'égard des hommes de couleur,<br />

plus précisément à l'égard des Noirs. La presse, la police,<br />

les juges font étalage d'un racisme outrancier, rejetant<br />

contre l'évidence, que Diaw Falla puisse être l'auteur du<br />

Négrier Sirius et ne voulant voir dans toute l'affaire qu'un<br />

meurtre dicté par l'appétit sexuel et l'esprit de lucre" (1).<br />

Ce qui frappe le lecteur dans toutes ces oeuvres narratives que nous venons d'examiner,<br />

c'est le peu de place accordée par les romanciers à la vie traditionnelle africaine<br />

; elle n'y<br />

apparaît que sous forme de petits épisodes qui dévoilent l'angoisse des Noirs devant le<br />

bouleversement de leur ordre naturel. Ainsi, par exemple, dans Le docker noir, on ne perçoit<br />

la vie africaine qu'à travers de pe~its épisodes de rencontres amicales pour boire ensemble et<br />

évoquer les injustices dont souffre l'ouvrier noir jeté à Marseille ou à Paris.<br />

1<br />

j<br />

j<br />

i<br />

j<br />

(1) -- Robert Pageard... L'image de" Europe dans la littérature ouest-africaine d'expression<br />

française, in Connaissance de l'Etranger, Paris, Didier, 1964, p.326.


- 159 -<br />

Àvec Climbié de Bernard Dadié, en 1956, nous entrons dans le domaine romanesque<br />

proprement autobiographique. Cet ouvrage "qui conte Ja vie de son auteur sous une forme<br />

à peine voilée, est également empreint d'une grande amertume" (1), déclare Roger Mercier.<br />

Dans ce roman, Climbié raconte, non sans angoisse, ses souffrances à J'école des missionnaires<br />

qui veulent le déraciner, la brutalité de ses maîtres et ses heurts avec l'Administration à<br />

Dakar. Il regrette la situation ambiguë dans laquelle l'instruction européenne reçue à l'école,<br />

l'a jeté, c'est-à-dire, celle d'un homme tiraillé e,ntre deux mondes et n'appartenant finalement<br />

à aucun d'eux. Après dix ans de service à Dakar comme fonctionnaire de l'Administation<br />

coloniale, il<br />

rentre en Côte d'Ivoire où il est jeté en prison par les Blancs, après avoir<br />

été accusé d'activités subversives.<br />

L'esprit de ce récit est aussi revendicatif et orienté vers l'homme blanc et sa culture.<br />

Parlant de Climbié, Robert Pageard nous laisse entendre ce jugement fort à propos<br />

"Ce document était néanmoins précieux; la critique qui<br />

était faite de la volonté française d'assimilation (interdiction<br />

des dialectes locaux dans les écoles, par exemple),<br />

de l'isolement des ménages européens, de la justice pénale<br />

française notamment, méritait d'être prise en considération"<br />

(2).<br />

..<br />

Un Nègre à Paris, publié en 1959, va lui aussi dans le même sens pour caricaturer<br />

l'individualisme et la vie artificielle des Blancs qui contrastent fort avec la vie collective,<br />

l'esprit ouvert et franc du Noir. Ici, Bernard Dadié met en scène un Africain, Tanhoé Bertin,<br />

qui entreprend un voyage touristique à Paris, et livre, au fUr et à mesure, à son ami resté<br />

en Afrique, ses impressions sous forme de lettres, comme pour dire que l'Europe peut,<br />

elle aussi, être étudiée par des voyageurs noirs. Sans nier la grandeur technologique de<br />

l'Europe, Tanhoé affirme que les Blancs ne sont pas extraordinaires, comme ils le font croire<br />

en Afrique colonisée :<br />

(1) - Roger Mercier, "Les écrivains négro-africains d'expression française", in Les dossiers<br />

de Tendances, n° 19. Avril 1966. p. 11.<br />

(2) _. Robert Pageard, Littérature négro-africaine, op. cit., p. 75.<br />

l


- 160 -<br />

"Ce peuple est comme tous les autres peuples , on ne<br />

peut finir de l'étudier" (1 l,<br />

dit le héros. " les admire aussi pour leur amour du travail et leur intérêt à conserver leur<br />

patrimoine culturel, et souhaite qu'ils poussent les Noirs à conserver le leur. Comme le note<br />

si bien Roger Mercier également :<br />

"S'il (Tanhoél adresse aux Européens un reproche, c'est<br />

de trahir l'homme, en en faisant un robot, un perroquet,<br />

un mannequin, alors que les écrivains négra-africains<br />

défendent au contraire tous les droits de l'homme" (21.<br />

Si la vie africaine apparaît, dans ce roman, comme d'ailleurs dans les autres, c'est par<br />

ricochets ; car le sujet du roman est l'Europe. C'est elle que Tanhoé étudie avec ironie,<br />

comme les Ethnologues, les Sociologues et les Africanistes européens le faisaient de "Afrique.<br />

Mais cette étape de la littérature romanesque africaine bénéficie surtout de la verve<br />

et du talent d'auteurs comme les Camerounais Ferdinand Oyono et son compatriote Mongo<br />

Béti, avec qui le roman prend une dimension politique et idéologique. Nous voudrions<br />

insister plus particulièrement sur ces deux<br />

romanciers que tous les critiques s'accordent<br />

à reconnaître comme les deux plus authentiques représentants du roman de l'Afrique<br />

coloniale.<br />

Leurs oeuvres constituent un ensemble colonial de par leur chronologie et leur<br />

inspiration. Elles sont étroitement liées à l'action politique etsociale des Africains, en vue<br />

de les aider à conquérir leur Iîberté. Ferdinand Oyono prend ainsi position et déclare :<br />

(1l - Bernard Dadié, Un Nègrè à Paris, op. cit., p. 185.<br />

(21 . Roger Mercier, "Les écrivains négro-- africains d'expression française", op. cil., p.18.


- 161 -<br />

"Le Cameroun a été un pays sur lequel on avait tiré un<br />

certain rideau de fantasmagorie. L'écrivain camerounais<br />

doit donc avant tout essayer de lever ce rideau" (1J.<br />

Les oeuvres romanesques de Mongo Séti et de Ferdinand Oyono sont des actes en<br />

même temps que des créations littéraires. Mais plus que des créations littéraires, elles sont<br />

des tracts révolutionnaires à "adresse du colonisateur. Ainsi Richard Wright remarque :<br />

"Pour comprendre les oeuvres des Noirs, dit-il, il faut<br />

sans cesse se référer à l'entourage dans lequel elles<br />

naissent" (2).<br />

Ce que Mongo Séti et Ferdinand Oyono recherchent, c'est l'évocation la plus violente<br />

possible de la satire coloniale dans leur pays. Thomas Melone, dans son ouvrage, Mongo Béti,<br />

l'homme et le destin, note justement à propos de Séti :<br />

"L'oeuvre de Mongo Béti dégage, précisément, dés qu'on<br />

l'examine dans sa structure chronologique, ce double<br />

mouvement d'émotivité révolutionnaire...<br />

Tout s'ouvre<br />

sur une période de violence et de participation au combat<br />

où les valeurs polémiques des civilisations en présence se<br />

livrent un conflit sans merci : l'Afrique s'oppose à<br />

l'Occident- le paganisme au Christianisme, les pauvres<br />

aux riches, la campagne à la ville, les faibles aux puissants,<br />

le petit peuple à toutes les forces qui le dominent...<br />

Une atmosphère... de contestation bruyante contre les<br />

Administrateurs, les commerçants étrangers et surtout<br />

-_. ~_<br />

les missionnaires" (3).<br />

~ _. __ -_._. ._.....- 0_.__._. .. ._. __... __ ~. .<br />

_. ._._. . . .__ .._.. __.._. .__ ._.._.. ......_. ..<br />

(1) - Cité par David Diop, .. Une vie de boy", in revue Présence AfricaÎne, nO 11. décembre<br />

1956 - janvier 1957, p..125.<br />

121 R. Wright, Ecoute, homme blanc, Paris, Calmann - Lévy, 1959, p. 174.<br />

(3) -- Thomas Melone, Mongo Séti, l'homme et le destin, Paris, Presence Africaine, 1971,<br />

p.229 230.


- 162 -<br />

Tout cet ensemble représente une réaction, une attitude négative déterminée moins par<br />

une inspiration créatrice que par le souci plus urgent de dénoncer la situation de dépendance<br />

coloniale. Mongo Béti et Ferdinand Oyono, en effet, ne sont venus à la littérature que poussés<br />

par les circonstances<br />

: la situation politique les stimulait et aussi la pression du groupe<br />

formé autour de la revue Présence Africaine. En outre, la conscience de leurs responsabilités<br />

d'intellectuels les presse de prendre publiquement position.<br />

Ce sont deux témoins passionnés et "porte-voix de toute une génération en mal de<br />

révolution" (1). Mongo Séti qui signe ses articles, dans Présence Africaine, des initiales A.B.,<br />

de ses véritables nom et prénom, Alexandre Siyidi, récuse dans Un de ses articles, la littérature<br />

"rose", la littérature du "pittoresque", dans laquelle se sont engagés un certain nombre<br />

d'écrivains négro-africains ; il les invite à peindre la réalité de "Afrique et la colonisation<br />

qui est "la seule réalité profonde de "Afrique" (2). Dans un second article, c'est à Camara<br />

Laye, en particulier, que s'en prend Mongo Séti. Laye avait faussé dans son roman, L'enfant<br />

noir, la réalité de l'Afrique en se complaisant "dans "anodin et surtout, le pittoresque le plus<br />

facile, donc le plus payant ; (aurait érigé) le poncif en procédé d'art" ; il aurait donné de<br />

l'Afrique et des Africains "une image stéréotypée donc fausse..... parce que la réalité coloniale<br />

est paradoxalement absente de cette oeuvre. Et Béti de poursuivre :<br />

-------- -- ----------~ ---_. --_...--.----.--- -- -----. --- -- .----------.--.------ -- ---_ ..--.---.-----. -----.-- ._- _.- _.--. -- ---.------ -----. --..-..<br />

(1) - Thomas Melone, Mongo Séti, "homme et le destin, op. cit., p.64.<br />

(2) - A.B., "Afrique noire, littérature rose", revue Présence Africaine, n° l, avril-ju il/et<br />

1955, p.38.


- 163 -<br />

"Laye ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus<br />

cruciales, celles justement qu'on s'est toujours gardé de<br />

révéler au peuple d'ici. Ce Guinéen, mon congénère, qui<br />

fut, à ce qu'il laisse entendre, un garçon fort vif, n'a-t-il<br />

donc rien vu d'autre qu'une Afrique paisible, belle,<br />

maternelle? Est-il possible que pas ,une seule fois, Laye<br />

n'ait été témoin d'une seule petite exaction de l'Administration<br />

coloniale? (1 J.<br />

Il<br />

s'agira donc à ce stade, surtout, de "témoignages" et, partant, de l'idée que des<br />

"crimes" ont été commis. Séti et Oyono vont tantôt se pencher sur le comportement du<br />

"criminel", ta'ntôt sur celui de sa victime. Mais la position du "témoin" sera très nettement<br />

rangée du côté des victimes, pour analyser davantage leur position de persécutés et surtout,<br />

pour établir un réquiSÎtoire.<br />

Ainsi, il n'y a guère d'écrivains noirs (2), à l'époque coloniale, qui ne conçoivent le<br />

roman comme une arme, un fusil<br />

pour abattre l'Occident, tel qu'il est représenté par la<br />

colonisation.<br />

(1) - Ch ronÎque par A.S. : "L'enfant noi r", in Trois écrivains noirs, ParÎs, Présence<br />

Africaine,<br />

1955, p.420.<br />

(2) - Un roman comme Le fils du fétiche du Togolais David Ananou constitue un cas assez<br />

isolé dans l'orientation générale du roman africain de la période coloniale. Comme il<br />

l'annonce clairement dans sa Préface, il<br />

veut aider les Africains à se débarraser, parmi<br />

les traditions de celles qui sont caduques, voire néfastes, dans un univers en pleine<br />

évolution. Mais l'auteur n'est-il pas allé un peu loin dans son dénigrement de certaines<br />

coutumes ancestrales au profit de celles de l'Occident 7


- •• - -- - •••• --- -~- - - -- - • ---- --- - - - - - - •• -_ •••• - - -- .-- - - ---- - - -. - - -- - --- - -.- -- ---- - - - -.- - - - - - ------- - - ------ - --.--- - - -. _. --- - _ •••• __ A - - •<br />

- 164 -<br />

Toutes les productions sont des cris d'angoisse, des révoltes du Nègre qui veut se<br />

posséder, qui veut se sauver et protéger ce qu'il a de traditionnel et de sacré. Tout est Un<br />

appel à la conscience de l'Occident devant ses responsabilités. Toute oeuvre qui ne résonne<br />

pas de ce cri, n'est pas africaine et ne peut être appréciée par les Noirs, car son auteur, s'il<br />

échappe à l'accusation d'être un rénégat, se voit désigner comme un égoïste oi.! un mauvais<br />

compagnon de lutte.<br />

Le roman africain de l'ère coloniale, dans la conception de son auteur, doit imiter<br />

dans le ton et dans l'esprit, le pathétique Black boy du Noir américain Richard Wright<br />

; il<br />

ne doit, en aucun cas, être gratuit, il<br />

faut qu'il soit un "défi" lancé à l'Occident qui veut<br />

étouffer la personnalité africaine. Le roman africain doit révéler les exactions de l'Administration<br />

coloniale. Ce sont-là les règles d'or des romanciers noirs avant les Indépendances<br />

des pays francophones, et ce n'est qu'en partant de ces principes qu'on peut comprendre<br />

l'esprit de la création romanesque de ce temps-là. En effet, si Camara Laye était quelque<br />

peu mis à l'écart par certains romanciers de la période coloniale (1), c'est parce qu'il s'est<br />

contenté de peindre, dans L'enfant noir, aux dires de Séti, notamment, une enfance heureuse<br />

qu'il ne semble pas avoir vécue et qui n'était pas celle de tous les autres enfants abrutis par<br />

la colonisation :<br />

"Catéchisés, confirmés, gavés de communions comme de<br />

petites oies du bon Dieu, confessés à Pâques et Trinité,<br />

enrôlés sous les bannières des défilés de quatorze juillet,<br />

militarisés, présentés à toutes les commissions nationales<br />

et internationales comme une fierté, ces gosses-là,<br />

c'était nous" (2).<br />

(1) - Pour intolérante que puisse appara itre une telle exigence d'engagement, elle ne s'en<br />

appuie pas moins sur un argument qui ne manque pas de force, l'impossibilité de<br />

rendre compte de manière authentique de la réalité africaine contemporaine si l'on<br />

veut ignorer le fait colonial.<br />

(2) --- Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 231 -, 232.


- 165 -<br />

2 - Conclusion<br />

De tout ce qui précède, il ressort que les thèmes de la colonisation et de ses méfaits<br />

ont dominé l'univers romanesque de l'écrivain africain de la période coloniale. L'esprit de<br />

l'oeuvre était celui de la révolte et du combat. Pour réfléter ce conflit, les romanciers ont<br />

imposé, d'une façon générale, une structure interne antithétique à leurs productions,<br />

structure qui repose sur J'opposition entre le monde des colonisés et celui des colonisateurs.<br />

Ainsi, on ne verra pas un chef coutumier dans ce qu'il est, mais dans ce qu'en font<br />

l'Administration coloniale et la mission évangélisatrice européenne. Un vieUx Noir comme<br />

Méka de F. Oyono, ne se concevra dans le roman que dans la mesure où iJ est brutalisé par<br />

les gardes blancs et où l'auteur peut J'utiliser pour dénoncer le Blanc, ses fausses promesses<br />

et ses injustices. Toundi ne sera boy d'un Administrateur colonial que si par son truchement,<br />

Oyono peut exercer son ironie dévastatrice sur les moeurs de la petite communauté<br />

européenne en Afrique. Un Père Drumont ne viendra en Afrique que si Mongo Béti peut lui<br />

réserver un échec missionnaire terrible. Climbié ne racontera sa vie d'écolier que si Dadié y<br />

voit une belle occasion de fustiger la politique d'assimilation française. D'ailleurs, ce dernier<br />

écrivain n'a-t-il pas confirmé dans une interview parue dans la revue Afrique, en 1964,<br />

que ses oeuvres décrivent "Occident par rapport à l'A frique 7 :<br />

"Toute cette chronique décrit l'Occident par rapport<br />

à notre culture africaine" (1J.<br />

• - ---_ •• - - ----.---- - --- - -- - --.- - ---_.- --- __o. - - _. _. - __ - - • __ • __ • _._••• _. • _ •• _ - - - - __ • • - _._<br />

(1) - "Bernard Dadié ou l'écrivain engagé", in Afrique, XliII, 1964, Vol. X, n° 3,<br />

p.61.


- 166 -<br />

Le roman africain de l'époque coloniale fut donc au départ un art "engagé". On<br />

comprend que le Congrès de Rome, dans sa résolution finale, n'ait fait que proclamer, sous<br />

forme de principe, ce qui dans la pratique était depuis longtemps le trait le plus caractéristique<br />

de l'écrivain africain, à savoir son engagement à la cause de la libération africaine. Pour<br />

J'écrivain noir, et noUs pensons l'avoir suffisamment montré, au cours de notre analyse, le<br />

militantisme était devenu une véritable orthodo~ie.<br />

Mais nous pensons avec Jean Prévost et Gide que "J'orthodoxie" littéraire, quelle<br />

qu'elle soit, est préjudiciable à l'oeuvre d'art" (11. Ce quÎ n'est pas moins vrai, c'est que la<br />

littérature "engagée" est un art transitoire, un art du "moment" qui résiste peu au temps.<br />

Car, une fois Je but de l'engagement atteint, cette littérature perd son actualité et son titre de<br />

noblesse, devient moins attachante et tend vite à se transformer en une page d'histoire. C'est<br />

ce danger qui a plané sur la littérature africaine à la veille et au lendemain des Indépendances.<br />

Les écrivains nOÎrs, et surtout les romanciers, n'ont pas ignoré ce danger. C'est pourquoi<br />

l'Afrique étant devenue une terra fi l'ma, les romanciers ressentent l'impérieux besoin de<br />

chercher de nouvelles inspirations pour donner au roman un nouveau souffle, une nouvelle<br />

orientation, une écriture originale, dans laquelle la vision du monde de l'écrivain cesse d'être<br />

"exotique" pour devenir indigène,<br />

c'est-à-dire centrée essentiellement sur les réalités<br />

profondes actuelles de la vie africaine.<br />

3 - Les romanciers de la nouvelle génération<br />

La situation nouvelle créée par les Indépendances a limité le champ d'action primitivement<br />

attribué au roman. Celui-ci s'est largement consacré à la critique du système<br />

colonial. Les romanciers doivent aujourd'hui renouveler certains de ces thèmes et se trouvent<br />

donc dans l'obligation, s'ils estiment toujours que le roman doit conserver cette fonction<br />

critique, de créer de nouveaux thèmes qui, dépassant le schéma propre à l'époque coloniale,<br />

rendent compte des problèmes existant dans la société africaine issue des 1ndépendances.<br />

(1) -- Jean Prévost, Problèmes du roman, Bruxelles. le Carrefour, 1945, p.12.


- 167 -<br />

Deux thèmes principaux ont retenu leur attention : les thèmes politiques et les<br />

thèmes de la vie sociale. Hâtons-nous de préciser que l'analyse de ces thèmes ne nous<br />

intéresse que dans la mesure où ils témoignent de nouveaux aspects de la réalité africaine.<br />

a -<br />

Les tht!mes politiques<br />

L'époque de la situation de dépendance coloniale est bien révolue. Elle est devenue<br />

une histoire à telle enseigne que Jean lkellé - Matiba en parle en termes de "Cette<br />

Afrique-là". Mais le passé colonial, en tant que thème d'inspiration IittéraÎre est encore bien<br />

vivant, car depuis 1960, on constate que nombre de romanciers imposent à leurs productions<br />

une structure temporelle qui, ou bien se situe à "époque coloniale, ou bien chevauche entre<br />

le passé et le présent. La conséquence logique d'une telle approche est que, parfois, l'on<br />

retombe malheureusement sur les thèmes coloniaux qui ont fait la fortune du roman africain<br />

avant la décolonisation. Ainsi, de Mongo Béti à Ahmadou Kourouma, en passant par Nazi<br />

Boni, René Philombe et le fracassant Yambo Ouologuem, le thème de la colonisation renaît,<br />

sans cesse, dans le roman africain. Mais les romanciers de l'Afrique indépendante conçoiventils<br />

ce thème de la même manière que leurs devanciers? Ne font-ils que plagier Mongo Béti.<br />

Ferdinand Oyono, Bernard Dadié, pour ne citer que les principaux? Leurs romans ne sont~ils<br />

que Ville cruelle, Le Pauvre Christ de Bomba, Le Roi miraculé, Une vie de boy, Le vieux<br />

Nègre et la médaille, Climbié, Un Nègre à Paris?<br />

Si tel est le cas, ils auront alors déçu le public, avide de nouvelles informations et de<br />

nouvelles manières de concevoir le vécu ; ils auront, pour reprendre une expression chère<br />

à Mongo Béti, "érigé le poncif en procédé d'art", et freiné la marche en avant de la littérature<br />

africaine. Mais, si au contraire, ils se sont emparés du thème de la colonisation, pour en<br />

révéler les aspects inédits, pour lui donner une conception nouvelle et originale qui ne serait<br />

pas celle des écrivains de l'époque coloniale, ils auront alors apporté quelque chose de<br />

nouveau et de positif, révélant ainsi de nouveaux aspects de la réalité africaine dans le roman.


- 168 -<br />

La situation de dépendance coloniale, en effet, en tant que thème littéraire, renaît<br />

sous d'autres aspects dans Cette Afrique-Ià dé Jean Ikellé-Matiba,<br />

Un sorcier Blanc à<br />

2anga'i de René Philombe et Le devoir de violence de Yambo Ouologuem. Mais chez ces<br />

trois romanciers, on constate deux nouvelles orientations : l'une pourrait être qualifiée de<br />

"dépassionnante et réconciliante", "autre, celle de Yambo Ouologuem, de démystificatrice.<br />

- Une vision désabusée de la colonisation<br />

La manière dont Jean Ikellé-Matiba introduit le thème de la colonisation dans son<br />

Avant-propos de Cette Afrique-Ià, montre bien qu'il cherche à "dépassionner le débat" (1)<br />

sur la situation de dépendance coloniale :<br />

"La fin du XIXe siècle connut une aventure exaltante.<br />

L'Europe se lança dans les conquêtes coloniales. L'Asie<br />

et l'A frique furent soumises. Trois puissances se<br />

partagèrent la plupart des terres du globe : l'Angleterre,<br />

la France et l'Allemagne. Chacune de ces nations obtint<br />

Outre-mer des zones d'influence et ce fut le triomphe de<br />

l'homme blanc que chante Rudyard Kipling.<br />

L'aventure de l'Allemagne fut de courte durée.<br />

Apres la Première guerre mondiale, à la Conférence de la<br />

Paix, elle fut dépouillée de ses possessions ultramarines.<br />

Depuis lors on ne parla de cette colonisation qu'en termes<br />

polémiques ou apologétiques. Mais le vent a tourné et des<br />

efforts sérieux<br />

ont été entrepris pour dépassionner le<br />

débat" (2).<br />

~ ..._----- ----..-- --~..----- - ------- -.- -- --_ ..... ------ - -_.-.---- ----._.- -- -------------- - -- -- ------ -- -_. -..-_.._. ---.-'..--- -------_.- -.--- ----<br />

(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 12.<br />

(2) - Ibidem, op. ciL, p.12.


- 169 -<br />

Cette Afrique-Ià s'inscrit dans une optique historique, et se signale comme Un ouvrage<br />

qui a entrepris de sérieux efforts "pour dépassionner le débat" sur la colonisation. C'est la<br />

raison pour laquelle, dès le début, l'auteur se réclame d'une vision objective désabusée.<br />

Mais comment atteindre à cette objectivité? Est-ce possible dans le contexte d'Une<br />

histoire événementielle devenue matière de récit romanesque? Le décalage entre le temps de<br />

l'histoire et celui de son écriture, n'endigue-t-il pas, d'avance, l'objectivité que Jean 1kellé­<br />

Matiba entend donner à son roman ? Le romancier est, sans aucun doute, conscient de ces<br />

problèmes, et c'est pourquoi, pour les contourner, il choisit comme héros, un personnage né<br />

avant la colonisation et qui a vécu toutes les péripéties de cette histoire, non seulement au<br />

niveau d'une expérience personnelle, mais aussi à celui d'un destin collectif, dans un temps<br />

et dans un espace. Aussi la structure autobiographique convient-elle mieux pour réaliser<br />

cette objectivité, sans sacrifier le caractère à la fois historique et romanesque du thème de la<br />

colonisation. Franz Mômha, le héros du roman, a successivement vécu la colonisation<br />

allemande et française de son pays, le Cameroun, et c'est lui qui raconte sa vie, telle qu'elle<br />

a été marquée par le fait colonial et aussi l'impact qUe cette même colonisation a eu sur<br />

son peuple.<br />

Comme les romanciers de la période coloniale, 1kellé-Matiba déplore la situation de<br />

dépendance et le cortège des injustices qu'elle a entraînées : le travail forcé dont est victime<br />

Franz Mômha, les impôts accablants collectés sans pitié ni amour, les harassements<br />

des<br />

fonctionnaires coloniaux et une certaine tendance catéchisante des missionnaires européens,<br />

qui avaient le tort de croire que Dieu était inconnu en Afrique précoloniale.


- 170 -<br />

Mais, si chez les romanciers antérieurs aux Indépendances, ces méfaits apparaissent<br />

souvent sous forme d'accusation formulée en termes sarcastiques et caricaturaux (c'est le<br />

style de Ferdinand Oyono et de Mongo Béti dont les romans sont engagés contre la colonisation<br />

et sa politique assimilationiste) destinés à l'Occident, ils prennent, chez 1kellé-Matiba,<br />

la forme de reportage objectif des événements tristes, fait d'un ton qui déplore, en racontant.<br />

L'impôt excessif, par excellence, contre lequel se plaignent les personnages de Ferdinand<br />

Oyono, de Mongo Béti et de Bernard Dadié, avec haine, est simplement déploré chez Ikellé­<br />

Matiba, non pas à cause de l'incapacité des gens à s'en acquitter, mais à cause de la méchanceté<br />

et de la perte de vies humaines qui accompagnent sa perception. Ainsi Franz Mômha<br />

n'hésite pas à condamner la responsabilité des Blancs dans les ravages qu'entraîne le refus de<br />

payer les Împôts et celle des chefs noirs.<br />

"Des villages ont été incendiés parce que les habitants<br />

avaient refusé de payer deux fois l'impôt. Le chef avait<br />

dilapidé les fonds et s'était plaint de ces sujets auprès de<br />

l'Administrateur qui, croyant en la sincérité de son<br />

ministre, avait envoyé des gardes : il s'en suivit meurtres,<br />

viols et autres infâmies. On pourrait aujourd'hui accuser<br />

l'Administrateur. Pourtant le criminel c'était le petit chef<br />

malhonnête" (1).<br />

La narration des événements, faite par le héros d' Ikellé-Matiba, n'a pas pour but de<br />

donner l'image d'un Occident qui voudrait l'anéantissement de la population noire,<br />

puisqu'elle est innocente, ni d'exagérer les méfaits de la colonisation, afin de créer l'horreur<br />

qui entrarnerait le lecteur à condamner le colonisateur, mais bien au contraire, de donner<br />

un témoignage dépassionné, sans parti pris, du vécu, du réel.<br />

(1) - Jean Ikellé-Matiba. Cette Afrique-là, op. cit., p. 191.


- 171 -<br />

Alors que Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Bernard Dadié et Benjamin Matip, donnent<br />

au thème de la colonisation et de ses méfaits un rôle militant qui oppose le colonisé au<br />

colonisateur et, espèrent de cette manière-là, obliger "Europe à lâcher sa prise politique sur<br />

l'homme noir, Jean Ikellé-Matiba assigne au même thème une fonction historique<br />

documentaire.<br />

Si pour atteindre leurs objectifs, les romanciers qui traitent de la situation coloniale<br />

préfèrent recourir au style de combat, Jean 1kellé-Matiba se contente d'un simple récit<br />

objectif, qui s'appuie sur des dates, des noms et des lieux vérifiables. Tandis que chez ses<br />

devanciers, l'horreur de la colonisation et de la guerre est plus particulièrement ressentie,<br />

dans la mesure où le destin de l'homme noir est en jeu, 1kelle-Matiba, quant à lui, préfère<br />

déplorer la guerre, la colonisation et les injustices, non seulement parce qu'elles écrasent le<br />

Noir, mais aussi parce qu'elles compromettent le bonheur de l'humanité. Aussi ne voit-il<br />

la colonisation que comme la folie de J'homme qui veut être Dieu, la manifestation de son<br />

orgueil et de son égoïsme naturels :<br />

"L'orgueil des hommes est toujours durement payé. Que<br />

rapporte la guerre? Rien du tout, sinon une gloire infâme<br />

acquise au prix des vies humaines et du deuil de<br />

nombreuses familles" (1 J•<br />

• -.- - _ ••-.- - --_.------- - -- -.- - - --.-.-- - - - -- ---- -or--- - -- - -- --------- - -- - ----------- • • __ • • •••<br />

(1) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p.179.


- 172 -<br />

En effet, plus que la haine raciale qu'évoquent les personnages de Mongo Séti et de<br />

Ferdinand Oyono, pour expliquer la colonisation et ses méfaits, l'orgueil humain est avant<br />

tout responsable de la<br />

politique coloniale. En évoquant ainsi le thème de l'orgueil, Jean<br />

1kellé-Matiba donne au thème de la colonisation une explication nouvelle et universelle.<br />

C'est l'orgueil qui pousse l'homme à violer le sàcré, à assujétir ses semblables. Cette nouvelle<br />

orientation du romancier est d'autant plus objective que les détentions arbitraires, les<br />

fusillades,<br />

la dictature, les impôts, bref, toutes les injustices dont le régime colonial est<br />

responsable dans les romans anti-coloniaux d'Oyono, de Séti et de Matip, n'ont pas disparu<br />

sous les "Soleils des Indépendances" et continuent à être la cible des romanciers noirs actuels.<br />

Si 1kellé-Matiba dénonce, par le truchement de son héros, la situation de dépendance<br />

coloniale, les souffrances, la destruction physique et morale des colonisés et de leur civilisation<br />

par les forces étrangères, allemande et française, il ne nie pas pour autant les bienfaits<br />

de ses maîtres allemands, dans le domaine de l'alphabétisation des Noirs. " ne conçoit pas<br />

l'école comme le moyen dont se sert l'Occident pour brimer et déraciner l'enfant noir. Il<br />

n'y a point chez lui un Samba Diallo qui se sent dissocié entre le respect de la tradition et<br />

"évolution occidentale, un Climbié qui raconte, avec amertume, les peines qu'il a endurées<br />

à l'école où ses maîtres lui interdisaient de s'exprimer en sa langue maternelle et lui donnaient<br />

des coups de fouet, s'il osait la parler. " n'y a pas non plus dans la vision de la colonisation<br />

que nous donne Jean 1kellé-Matiba, un Medza qui se sent désemparé devant les réalités de la<br />

vie paysanne, ni un Toundi, ce jeune garçon d'Une vie de boy de Ferdinand Oyono, qui se<br />

moque de la vie sentimentale de ses maîtres blancs. Franz Mômha admire ses maîtres<br />

allemands et aspire même à être comme eux. Son attachement à eux est si grand qu'il refuse<br />

les postes que lui proposent les autorités françaises.


- 173 -<br />

Objectivité presque historique, volonté de ne rien farder, amour non seulement pour<br />

l'humanité africaine, mais aussi pour l'homme tout court, respect pour la personne morale<br />

de ses personnages : voilà en quoi le romancier camerounais se distingue des autres<br />

romanciers qui traitent de la situation coloniale, dans la présentation de la colonisation, en<br />

tant que thème littéraire. Cette nouvelle objectivation du réel, 1kellé-Matiba lui-même<br />

"affirme, à la fin de son roman, lorsqu'il déclare :<br />

"J'ai été objectif. Je n'ai rien changé, rien dénaturé, car<br />

c'est un document qui doit servir à l'histoire" (1).<br />

Plus loin, sur un ton à la fois réconfortant et optimiste, il donne, pour ainsi dire, une<br />

leçon de morale de portée universelle, que l'on n'a pas le bonheur de rencontrer chez<br />

ses devanciers :<br />

"Oublions tout ce que nous avons souffert.<br />

L'histoire<br />

humaine est ainsi faite.<br />

Des lendemains radieux nous<br />

attendent, (espère" (2).<br />

Une question cependant<br />

: Jean Ikellé-Matiba aurait-il donné une vision si équilibrée<br />

et si originale du thème de la colonisation, s'il avait écrit son roman, à la même époque où<br />

Mongo Béti écrivait Le Pauvre Christ de Bomba, Le Roi miraculé, et F. Oyono, Une vie de<br />

boy, Le vieux Nègre et la médaille, c'est-à-dire pendant le régime colonial ? Il est difficile<br />

de le savoir. Tout ce que l'on peut dire, c'est que le passage de l'Afrique d'une position de<br />

dépendance coloniale à la souveraineté internationale, entraîne un changement de mentalité,<br />

(1) - Jean 1 kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 240.<br />

(2) - Ibidem, p.240.


- 174 -<br />

une remise en question de ce qui a été et de ce qui est, c'est-à-dire l'équilibre nécessaire<br />

pour porter sur le vécu des jugements moins subjectifs et plus réfléchis.<br />

Une nouvelle image du Christianisme<br />

Dans sa présentation du Christianisme comme thème littéraire sous le régime colonial,<br />

René Philombe suit la même démarche impartiale que Jean 1kellé-Matiba. La technique<br />

consiste à éviter les problèmes d'assimilation culturelle des Noirs, d'impôts pesants, de<br />

l'alliance traditionnelle entre le prêtre et l'Administration coloniale, de l'exploitation des<br />

jeunes employés noirs, du travail forcé et de la brutalité des gardes blancs. Toutes ces<br />

accusations, on s'en souvient, ont été formulées par les romanciers militants qui ont abordé<br />

le thème de l'aventure coloniale. C'est une technique d'autant plus habile qu'elle lui permet<br />

de ne pas tomber dans les ornières du passé et de présenter un aspect nouveau de la colonisation.<br />

Ainsi, René Philombe s'attache surtout à montrer, à travers la politique évangélisatrice<br />

du Père Marius, héros de son roman, que tous les missionnaires européens de la "mission<br />

civilisatrice" occidentale de la<br />

période coloniale n'étaient pas des briseurs d'idoles et de<br />

coutumes ancestrales des Africains, que tous ne pactisaient pas avec l'Administrateur, pour<br />

donner au Christianisme, une orientation plus politique qu'eschatologique.<br />

Le thème de la colonisation n'apparaît pas chez lui dans le sens de "engagement contre<br />

une Europe hostile, tel qu'on le voit dans les romans de Mongo Béti et de Ferdinand Oyono,<br />

ni dans le sens d'un document historique qu'est Cette Afrique-là de Jean 1kellé-Matiba ;<br />

il apparaît comme la révélation d'une partie de la vérité qui n'a pas été dite par ses devanciers<br />

sur la situation coloniale elle~même,<br />

à savoir que, malgré l'hostilité générale des fonctionnaires<br />

blancs à l'égard du colonisé et de ses valeurs culturelles, il<br />

y avait parmi les Blancs<br />

des vies exemplaires, des hommes qui ont du respect pour la dignité de l'homme, quelle que<br />

soit la couleur de celui-ci. Car, il n'est pas possible qu'un peuple soit totalement mauvais.


- 175 -<br />

En effet, le texte de René Philombe, en tant que témoignage de la mission évangélisatrice<br />

de l'Occident en Afrique, constitue une antithèse de la vision coloniale, telle que nous<br />

le dépeignent Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé de Mongo Béti.<br />

Chez l'auteur de Ville cruelle, en effet, le Christianisme est une autre arme et un autre<br />

visage<br />

de la même oppression que l'Administration coloniale. Pour lui, le Christianisme<br />

n'est pas seulement une tentative du colonisateur pour supprimer les croyances africaines,<br />

mais aussi et surtout, une manière insidieuse de faire du commerce au détriment des<br />

Africains. Banda, le héros de Ville cruelle, ne cache pas son désarroi sur ce point<br />

"Même les missionnaires avec leur robe. leur croix et leur<br />

longue barbe.... Seulement. eux. c'est plus malin...<br />

Et<br />

cent francs si tu veux aller à confesse. et deux cents francs<br />

si tu veux faire baptiser ton gosse. Et mille francs si tu<br />

veux te marier devant un prêtre" (1J.<br />

Dans les romans de Mongo Béti, le sentiment de l'oppression coloniale prend sa racine<br />

dans la tragique constatation d'une perte d'autonomie, d'une position de déependance du<br />

colonisé. Mais l'expression qu'il donne à cette perte fondamentale est celle d'un frustré qui<br />

s'accroche, de préférence, aux moyens les plus vulnérables pour détruire la cause de la<br />

frustration. Peu importent les moyens, car c'est la fin qui compte, et c'est elle qui justifiera<br />

les moyens. Aussi n'est-on pas surpris de constater què la technique de l'auteur de<br />

Ville cruelle repose essentiellement sur "ironie, le sarcasme et le rire. Or le rire pour l'Africain<br />

n'est pas toujours une expression de joie<br />

; c'est parfois un rire vengeur visant à corriger les<br />

défauts, à remettre de l'ordre dans le chaos.<br />

(1) - Ela Boto, Ville cruelle, op. cit.. p. 132.


- 176 -<br />

Le Père Marius, dans Un Sorcier blanc à Zangali, n'est ni les Pères Drumont et Leguen<br />

de Mongo 8éti, ni Vandermayer et Gilbert de Ferdinand Oyono<br />

; selon René Philombe, ce<br />

missionnaire refuse d'être un "z~lé<br />

conquérant et pourfendeur d'idoles". Chargé de convertir<br />

le peuple de Zangali à la foi chrétienne, dans le contexte de la colonisation, le Père Marius<br />

préfère ne pas imposer sa religion aux Africains, et espère les amener au Christianisme,<br />

après avoir gagné leur confiance, comme un homme venu pour les aider, et non pour les<br />

détruire. Il<br />

respecte leurs us et coutumes, soigne les malades, cultive la terre pour nourrir<br />

les pauvres paysans (11. Mais hélas ! au moment même où il commence à s'adapter à la vie<br />

de ses ouailles et où il s'apprête à bâtir une église, 'e Commandant Doubi qui a d'autres<br />

intentions, vient mettre fin à ses efforts, car, dit-il, "nos efforts devraient se conjuguer,<br />

se compléter"<br />

(2). Mais pour ce bon prêtre colonial, le Christ et l'humanité sont plus importants<br />

que la patrie, et il affirme son attachement à l' Evangîle et à l'hUmanité. avec un accent<br />

tout particulier :<br />

"Ça pardon, Commandant Doubi 1Ce n'est pas le rôle d'un<br />

missionnaire-apôtre ! Les directives pontificales lui<br />

interdisent d'étre ragent politique ou militaire de son pays<br />

d'origine! Au contraire, elles ordonnent d'étre uniquement<br />

au service du Christ et de l'humanité et non pas<br />

d'une patrie" (3).<br />

(1) - Ce zèle apostolique, plein d'amour, est semblable à celui de l'Evêque Henry dans Le<br />

devoir de violence de Ya~bo Ouologuem.<br />

(2) - René Philombe. Un sorcier blanc à Zangali, op. cit., p.182.<br />

(3) - Ibidem, p. 183.


- 177 -<br />

le Christianisme, tel qu'il est incarné par le Père Marius, chez René Philombe, cesse<br />

d'être un apport négatif et destructif de la colonisation<br />

; il devient positif et constructeur,<br />

"incarnation même de l'amour pour "humanité<br />

: ce qu'il n'était pas dans les romans de la<br />

période coloniale. Seul le Commandant Doubi r~présente,<br />

aux yeux des Noirs, dans le roman<br />

de Philombe, l'intérêt égoïste de l'Occident.<br />

Cependant, malgré le mépris de Doubi pour la race noire, parce qu'il considère les<br />

Nègres comme :<br />

"De petits enfants à qui nous devons faire un peu de mal afin<br />

de leur apporter beaucoup de bien" (1 J,<br />

René Philombe souligne aussi les bonnes intentions du Commandant qui veut<br />

maîtriser les aristocrates traditionnels, afin de libérer leurs esclaves et mettre fin à "épreuve<br />

barbare et irrationnelle de culpabilité par le poison.<br />

Dans sa peinture de la situation coloniale, le romancier camerounais montre seulement<br />

deux cas de torture<br />

: la mort du chef Ateba Kansë et celle aussi du chef de Zangali qui, tous<br />

deux, étaient à la fois les piliers de la résistance contre "occupation étrangère et les protagonistes<br />

du système esclavagiste qui donnait aux chefs le droit de vie et de mort sur leurs<br />

esclaves. Abattre ces chefs. c'est aussi libérer l'homme, abolir le cannibalisme et les autres<br />

coutumes rétrogrades qui déciment la population noire<br />

(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p.181.


- 178 -<br />

"J'enrage vraiment 1 dit le Commandant Doubi. Or il se<br />

trouve que tous ces chefs africains ne sont que de vulgaires<br />

assassins qui mêlent la cruauté au sadisme 1En les détruisant,<br />

nous détruisons l'esclavage, le cannibalisme, la<br />

sorcellerie et mille autres coutumes barbares" (1 J.<br />

Si<br />

René Philombe prête une telle. pensée révolutionnaire à un Commandant blanc,<br />

c'est qu'il ne nÎe pas les bonnes intentions de l'Administration coloniale, même si souvent,<br />

les intentions égoïstes de celle-ci dépassent l'entendement. Ainsi le Commandant, chez René<br />

Philombe, n'est pas seulement le défenseur farouche des intérêts de la France en Afrique ;<br />

il est aussi un grand révolutionnaire qui, dans l'intérêt du peuple noir et de la civilisation<br />

universelle, veut, en éliminant les chefs tout puissants, proclamer la liberté de l'homme et<br />

batir un monde nouveau où l'esclavage, la tyrannie et le cannibalisme n'auront plus de place.<br />

Mais libérer les masses populaires noires, en détruisant leurs chefs et en leur imposant<br />

un maître étranger, quelle ironie 1 N'est-ce pas là plonger l'homme dans une nouvelle forme<br />

d'exploitation et de dépendance 1 En tout cas, René Philombe ne se perd pas dans des considérations<br />

sur la justice ou l'injustice de la colonisation; il ne condamne, ni n'aime la situation<br />

de dépendance coloniale. Son Afrique n'a point besoin de chefs indigènes despotiques et<br />

cruels, ni de l'Administrateur colonial quÎ veut libérer "esclave, en s'érigeant en maître. Ce<br />

qu'il apporte de nouveau à la conception romanesque de la colonisation, c'est cette<br />

objectivité qui consiste à mettre en scène un prêtre blanc de l'époque coloniale, pénétré<br />

d'amour et de respect pour la vie traditionnelle de ses ouailles, un prêtre qui veut guérir<br />

l'ame, seulement après avoir guéri le corps, et qui ne veut pas que le Christianisme soit une<br />

(1) - René Philombe. Un Sorcier blanc à Zangali. op. cit., p. 182.


- 179 -<br />

autre arme de la colonisation, une guerre culturelle tendant à déraciner les Africains. C'est<br />

aussi sa présentation d'un Administrateur colonial qui, bien que n'ayant aucune sympathie<br />

pour les Noirs, veut les sauver des chefs et des coutumes avilissantes. Ainsi la vision romanesque<br />

de René Philombe, en ce qui concerne la colonisation et ses méfaits, est une réalité<br />

nouvelle et, en quelque sorte, opposée, du moil'1s dans sa conception du rôle des missionnaires,<br />

à la manière dont Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Bernard Dadié et Benjamin Matip<br />

conçoivent le thème de la colonisation dans leurs oeuvres narratives..<br />

- Une vision contraire à J'histoire<br />

Dans le devoir de violence, Yambo Ouologuem donne, pour la première fois, dans<br />

"ensemble du roman africain, une interprétation pour le moins déconcertante de la colonisation,<br />

parce qu'elle renverse l'histoire, frôle pour ainsi dire la fantaisie, en confondant<br />

colonisateur et colonisé.<br />

A en croire le romancier malien, la colonisation, à J'encontre des témoignages historiques<br />

écrits, existait déjà en Afrique moyenâgeuse, dans "Empire africain du Nakem-Ziuko,<br />

sous sa forme la plus rude et la plus barbare<br />

: il s'agit de la colonisation des Noirs par des<br />

Noirs, plus précisément, de "asservissement des masses par l'aristocratie, à la tête de laquelle<br />

se trouve Sa ïf ben 1saac El Hé ït, personnage mystérieux et problématique, homme de ruse et<br />

vulgaire assassin pour qui, la violence est un devoir. L'esclavage et la traite, le travail forcé,<br />

"oppression, la domination, c'est-à-dire tous les méfaits que les écrivains noirs rejettent<br />

sur le blanc et la colonisation, prennent chez Yambo Ouologuem, un sens contraire. L'EUrope<br />

colonisatrice n'y est pour rien ; les Blancs ne sont venUs en Afrique que pour suivre<br />

l'histoire déjà tracée par les Africains eux-mêmes, car souligne Yambo Ouologuem


- 180 -<br />

"Ces puissances colonisatrices arrivaient trop tard déià,<br />

puisque, avec l'aristocratie notable, le colonialiste, depuis<br />

longtemps en place, n'était autre que le Sai'" dont le<br />

conquérant européen faisait - tout à son insu 1 - le ieu.<br />

C'était l'assistance technique déià j Soit" (1J.<br />

Les Blancs n'ont fait que jouer le jeu des notables africains; la colonisation de<br />

l'Afrique par les puissances occidentales, l'assèrvissement du continent noir, vu de côté de<br />

l'Europe, n'est qu'une "assistance technique". Or une assistance technique ne peut se faire<br />

que par un accord entre des Etats qui se reconnaissent mutuellement, des Etats amis et, à la<br />

seule condition que chacun respecte J'autonomie de J'autre, de façon scrupuleuse. Mais la<br />

suite de l'histoire de la colonisation, chez Ouologuem, montre que Sai'! a opposé une<br />

farouche résistance à la conquête de son pays par les Blancs, et que même, après avoir<br />

capitulé, il. a empêché l'installation du régime colonial, par la ruse et par des crimes qui<br />

n'épargnaient ni l'Administrateur de colonie, ni le prêtre, une horrible effusion de sang qUÎ<br />

a forcé la famille du feu Lieutenant Huygue à quitter le Nakem, "portant en elle la haine de<br />

l'A frique" (2).<br />

Ce qui apparaît nettement chez Ouologuem, c'est que la colonisation de l'Afrique par<br />

les Européens, n'a jamais eu lieu effectivement, et que même si c'était le cas, elle n'aurait pu<br />

être qu'une deuxième domination des Noirs, la première étant déjà consacrée par Saïf et les<br />

notables. Ce qui signifie, en d'autres termes, que si les forces étrangères se sont aventurées<br />

en Afrique, c'est parce que l'homme noir y était déjà asservi et exploité, c'est parce que la<br />

masse<br />

populaire était déjà habituée à la souffrance et qu'elle ne s'en plaignait pas. Par<br />

conséquent, la colonisation européenne qui, pour Ouologuem, n'a jamais pris racine, ne peut<br />

être que la dernière phase d'une longue domination des Noirs par d'autres Noirs. C'est cette<br />

vision renversée et étriquée de la colonisation qui isole Yambo Ouologuem des autres romanciers<br />

africains et lui confère llne notoriété un peu scandaleuse ; car suivant sa pensée, le<br />

lecteur est amené à conclure avec Yves Senot que :<br />

(1) -- Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 31.<br />

12) .- Ibidem, p. 135.


- 181 -<br />

"Le colonialisme est innocent des difficultés actuel/es de<br />

l'Afrique, comme il l'était d'ailleurs des malheurs des<br />

A fricains au temps de sa colonisation directe" (1J.<br />

Quelle déduction logique 1 Mais en même temps, quelle déduction éloignée de la<br />

réalité vécue!<br />

Il est à noter, cependant, que si Yambo Ouologuem présente cette vision inattendue<br />

de la colonisation - ce qui fait d'ailleurs l'originalité de son oeuvre -, c'est non seulement<br />

pour détruire l'aristocratie cruelle de l'Afrique précoloniale dont la survivance fait renaître<br />

la violence en Afrique "fdt eNL~iA-ee, ~:<br />

"SaiT, pleuré trais millions de fois, renaft sans cesse ~<br />

l'histoire, sous les cendres chaudes de plus de<br />

trente<br />

Républiques africaines" (2),<br />

mais également, pour dissiper "idée fausse d'un eldorado africain que seule la colonisation<br />

européenne a détruit. Sur ce point, "unanimité des critiques est inconstestable. Mais faut-il,<br />

pour détruire l'aristocratie traditionnelle et le mythe d'une Afrique édénique précoloniale,<br />

renverser le sens de l'histoire que tout le monde admet? C'est<br />

là, la question qui se pose aU<br />

sujet de la vision que Yambo Ouologuem donne au thème de la colonisation.<br />

(1) - Yves Senot, "Le devoir de violence de Yambo Ouologuem est-il un chef-d'oeuvre ou<br />

une mystification 7",<br />

in La Pensée, revue du rationalisme moderne, nO 149, janvierfévrier,<br />

1970, p.128.<br />

(21 .. Yambo Ouologuem, le devoir de violence, op. cit., p. 201.


_. ---- -- ------ --.- •• ~••------- - - --~- •• - --- - --- - ----.--------.--••-------- - --------- -._-- - --.- _.- ------ A • •••• • __•• - _<br />

- 182 -<br />

Toutefois, il convient de souligner que, ce n'est pas au romancier qu'il faut demander<br />

une vérité historique sans faille ; ce serait non seulement lui ôter la liberté créatrice, mais<br />

aussi décréter la mort de l'imaginaire dans le roman. D'ailleurs, en dénaturant le réel et en<br />

lançant une sorte de défi à son Afrique, Yambo Ouologuem ne souhaite-t-il pas un changement<br />

pour le mieux-être des populations noires et que soit close l'ère du tohu-bohu et de<br />

la violence?<br />

Le thème de l'esclavage (1) qui n'avait guère été exploité par les romanciers africains,<br />

prend également une dimension bouleversante dans Le devoir de violence de Yambo<br />

Ouologuem, au point de devenir un thème nouveau du roman de l'Afrique Îndépendante.<br />

Mais sous la plume du romancier malien, ce thème devient un témoignage de la violence<br />

qui régnait en Afrique précoloniale, et qui renait depuis les Indépendances. C'est une preuve<br />

de l'asservissement des Noirs par les chefs traditionnels, les Sarfs qui renaissent "sans cesse à<br />

l'histoire, sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques africaines" (2). Yambo<br />

Ouologuem pense, en effet, que le véritable esclavage a commencé bien avant la colonisation,<br />

(1) - Il convient de souligner que les Africains n'ont pas connu l'esclavage sur leur sol même;<br />

aussi ce thème n'est-il pas dominant comme on le voit dans la littérature des Antilles.<br />

(2) - Yambo Ouologuem, Le 'devoir de violence, op. cit., p. 207.


- 183 -<br />

la structure sociale africaine étant fondée sur le système esclavagiste (1) ; le Blanc n'y est<br />

pour rien; contrairement à ce que disent les grands historiens et Africanistes, Saïf a bien<br />

organisé l'histoire du Nègre pour demeurer le maître incontesté du peuple Nakem, asservi<br />

et transformé en une espèce de "Zombi", "n'ayant pas d'âme, mais seulement des bras" (2),<br />

vivant et moUrant pour les chefs et notables noirs.<br />

Pour Yambo Ouologuem, la traite a pris naissance le jour où Sa ïf et les notables ont<br />

établi un contact avec le monde arabe et l'Europe. En échange de l'or et des objets précieux<br />

apportés de l'étranger, Saïf et les notables noirs ont conclu un véritable marché d'hommes, et<br />

dès lors, la souffrance est devenue le lot quotidien de "esclave noir, aux mains des Négriers,<br />

aux quatre coins du monde, livré :<br />

(1) - Dans Pouvoir et société en Afrique, Jacques Maquet note : "L'Afrique traditionnelle a<br />

connu beaucoup de sociétés stratifiées. Dans les Etats de la savane méridionale, il y<br />

avait des aristocrates et des villageois... Dans la région homologue de la savane<br />

septentrionale, où se développa la "civilisation des cités", des systèmes d'inégalité<br />

sociale caractérisaient la plupart des cités - Etats dont les chroniques arabes ont<br />

transmis "histoire... Dans les sociétés d'origine pastorale de la "civilisation de la lance".<br />

une forme particulièrement nette de stratification signale les royaumes de "aire<br />

culturelle interlacustre':, Paris, Hachette, 1970, p. 140 - 141.<br />

(2) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence. op. cit., p.17.


- 184 -<br />

"Et aux Portugais et aux Espagnols et aux Arabes (côtes<br />

orientale et nordique), et aux Français et aux Hollandais<br />

et aux Anglais (c6te occidentale)" (1).<br />

Puisque Sail a inauguré la vente éhontée de ses sujets, les négociants étrangers n'ont<br />

pas eu de difficultés à acheter les Nègres pç>ur travailler dans les plantations. Telle est<br />

l'histoire de l'esclave noir, "baptisé dans le supplice" et exploité même par des organisations<br />

telles que l'Islam car, selon l'auteur :<br />

"Un homme valide, robuste et fort, coûtait un peu plus<br />

qu'une chèvre et un peu moins qu'un bouc, le dixième<br />

.d'une vache et le huitième d'un chameau, soit, en<br />

monnaie, un millier de coquillages nommés cauris, ou<br />

deux barres de sel. Et, gratitude des gratitudes, l'opération,<br />

commerciale à vaste échelle, fut masquée par le<br />

culte apparent des valeurs de l'esprit : d'où la création<br />

d'universités arabes (en nombre restreint jusqu'alors),<br />

à Tillabéri-Bentia, Granta et Grosso, universités en<br />

rapports internationaux avec le monde du<br />

et de la traite orientale" (2).<br />

commerce<br />

Ainsi, le procédé de Yambo Ouologuem repose essentiellement sur une vision contraire<br />

à l'histoire, aussi bien de la colonisation que de l'esclavage. Ce procédé vise non seulement à<br />

pourfendre l'aristocratie notable traditionnelle de l'Afrique qui trouve son héritier spirituel<br />

dans le personnage cruel, hermétique et légendaire de Saïf, mais aussi à choquer la plupart<br />

des dirigeants de l'Afrique in.dépendante, les invitant ainsi à se regarder dans le miroir du<br />

"devoir de la violence". Selon Ouologuem, la colonisation de l'Afrique par les Européens<br />

(1) Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cil., p. 18.<br />

(2) Ibidem, p.25.


- 185 -<br />

n'a jamais eu lieu effectivement, parce que les Sails et les notables africains -<br />

véritables<br />

colonisateurs de leur peuple - se sont servis de la ruse et de la violence caractéristiques des<br />

hommes avides de sang pour empêcher l'installation effective de l'Administration coloniale.<br />

Par conséquent, l'histoire de la colonisation, de l'esclavage et même de toute la civilisation<br />

noire est à récrire, à réinterpréter. Un telle vision, si embarrassante pour les traditionalistes,<br />

mais pourtant très originale, donne un nouvel aspect aux romans africains postérieurs aux<br />

Indépendances<br />

; et même si le témoignage du romancier prend le sens dessus-dessous, ses<br />

révélations peuvent avoir quelques fondements dans le réel.<br />

Comment expliquer ces nouvelles visions, ces nouveaux aspects donnés au thème de la<br />

colonisation par les romanciers africains depuis les Indépendances? Est-ce par souci<br />

d'objectivité ou par amour de changement ? Est-ce un signe de maturité, de liberté ou<br />

de désillusion ? C'est tout cela à la fois, car l'homme libre ne se contente jamais d'un seul<br />

aspect de la vérité<br />

; il veut tout savoir, pour mieux juger. Par ailleurs, le temps change et<br />

avec lui, "esprit non seulement de l'écrivain, mais aussi de son oeuvre.<br />

- Les rêves avortés<br />

Le combat contre la situation de dépendance coloniale est bien terminée, mais le<br />

romancier africain pense, avec amertume, que l'homme noir est encore loin de bâtir sur de<br />

nouvelles bases, le monde nouveau, le paradis terrestre, pour lequel, selon Ahmadou<br />

Kourouma :<br />

"Fama s'était débarrassé de tout : négoces, amitiés,<br />

femmes pour user les nuits, les iours, l'argent, et la colère<br />

à iniurier la France, le père, la mère de la France...<br />

(et pour) venger cinquante ans de domination et une<br />

spoliation" (1).<br />

•••••••••••----.- .. -.~.- --_0- ._ •• +. _ •• _ ••••• ••••• __••••_._. _+0."_' " __ •• _ ••••• ._.~••• _••.•<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.22.


- 186 -<br />

Depuis les Indépendances, en effet, nombre d'écrivains noirs expriment l'angoisse de<br />

se trouver dans un monde nouveau qui n'est pas celui de leurs rêves ; ce monde qui tendrait<br />

à suffoquer plutôt qu'à sauver l'homme, leur donne le vertige, le sentiment de la nausée. On<br />

aura lutté pour rien si, après avoir chassé l'Administrateur colonial, l'homme qui se croyait<br />

libéré, se retrouvait dans une situation nouvelle qui compromet davantage sa liberté et son<br />

bonheur. Ce sentiment d'échec se lit en filigrane dans l'ensemble du roman depuis 1960, au<br />

point que l'on peut parler du nouveau roman africain en terme de "roman de la désillusion",<br />

de rêves avortés. Mais est-ce le temps qui tue l'homme ou l'homme qui rend invivable le<br />

temps? Voilà la problématique de la situation.<br />

En tête de ces romanciers africains qui ont jeté un regard pénétrant sur l'homme et la<br />

société et qui ont le mieux exprimé leurs désillusions, leur angoisse devant les espoirs déçus,<br />

figurent Sembène Ousmane, Ahmadou Kourouma, Camara Laye, Charles Nokan et Yambo<br />

Ouologuem. Ils s'accordent tous à reconnaître qu'au point de vue politique, social, économique<br />

et moral, l'ère nouvelle n'a pas résolu les problèmes essentiels de l'homme noir, et que<br />

la révolution, surtout des mentalités, reste à faire, pour parvenir à l'idéal de liberté et de<br />

bonheur. Mais comment s'exprime, chez ces romanciers, ce thème de la désillusion et de<br />

l'angoisse devant des rêves avortés?<br />

Un monde privé de direction consciente<br />

A entendre l'accent avec lequel s'exprime le personnage central du Mandat de Sembène<br />

Ousmane, le lecteur perçoit aisément les contraintes qu'impose l'ère nouvelle :


- 188 -<br />

cette foule immense qui accomplit tous les travaux, mais qui ne gagne rien, exploitée qu'elle<br />

est par le pouvoir.<br />

Partout où le romancier sénégalais jette son regard, il voit poindre la malhonnêteté,<br />

l'injustice, la chute de l'homme dans le désespoir, au point que son univers romanesque est<br />

chargé d'un pessimisme angoissant<br />

; car tout y est pourriture. Les masses étaient malades<br />

à l'époque de la situation de dépendance coloniale et avaient cru que l'ère de l'Afrique<br />

libre les verrait guérir. Mais voilà que les Indépendances, loin de panser leur plaie, en ouvrent<br />

de nouvelles, et provoquent des gangrènes qui emportent leurs victimes. Quelle déception !.<br />

Quel abandon 1 Le Noir n'aurait-il livré qu'une mauvaise bataille pour l'Indépendance?<br />

Le peuple serait-il condamné à une sempiternelle souffrance? Telles sont les réflexions<br />

des personnages du romancier. Autant de questions tristes que l'auteur se pose à lui-même<br />

et à tout homme de bonne volonté qui s'intéresse au bonheur de l'humanité opprimée. Mais<br />

ces déceptions, où Sembène Ousmane les situe-t-il 7 Dans l'homme. Elles naissent de la<br />

carence des autorités.<br />

Chez Sembène Ousmane, en effet, la plus grande déception du Noir après les<br />

1ndépendances, vient de la carence des autorités qui se dérobent à leur tâche. Un pouvoir<br />

corrompu, immobile, sans imagination, et qui ne défend que les intérêts d'une minorité<br />

fortunée. C'est là où se trouve la déception. Dans une des nouvelles de Voltaïque intitulée<br />

"Prise de conscience", Sembène Ousmane présente Ibra, ancien militant ouvrier, devenu<br />

député et membre de l'équipe gouvernementale de son pays, depuis "Indépendance, et qui,<br />

grace aux fonds publics, a amassé des richesses, après avoir dénoué avec les ouvriers et s'être<br />

adapté au conformisme du Parti :


- 189 -<br />

"Ibra était l'espoir du monde ouvrier. 1/ avait été parmi<br />

les plus exaltants qui prirent â l'assaut de la verve, la<br />

forteresse coloniale, pour l'égalité des salaires, entre<br />

Blancs et Noirs... Puis au fil des ans ce fut l'Indépendance.<br />

1/ avait connu les pires privations de cette époque. Son<br />

audience s'était élargie jusqu'au jour où sur une liste<br />

électorale, il se présenta député:· 1/ fut élu (et l'était<br />

encore)... 1/ eut une villa, une voiture, sans débourser un<br />

sou, un compte en banque qui à dire vrai ne bénéficiait<br />

pas de beaucoup de dividendes... 1/ passait ses vacances<br />

en France. 1/ avait son bureau à l'U.S... (Union<br />

syndicale)" (1).<br />

Ce même Ibra mène une vie scandaleuse : il passe les heures du bureau dans la<br />

chambre d'une concubine. Même quand le hasard le retient à son lieu de travail, il ne parle<br />

que de femme et d'argent avec les autres fonctionnaires qui, pour Sembène Ousmane, minent<br />

"économie du pays, pendant que des ouvriers meurent de faim. Est-ce à dire que le Noir a<br />

lutté pour hisser au pouvoir une Administration inconsciente et pour lui confier le destin de<br />

l'Afrique? En tout cas, pour le petit ouvrier, cette élite minoritaire qui tient le pouvoir,<br />

déçoit:<br />

"Ces types n'ont rien de commum avec nous ! I/s<br />

sont noirs dessus...<br />

leur intérieur est comme le colonialisme"<br />

(2).<br />

Or, si<br />

l'intérieur du dirigeant noir "est comme le colonialisme", la décolonisation<br />

n'est pas faite ; l'Indépendal)ce aura été une horrible illusion, malgré la parole flatteuse<br />

et insidieuse d'Ibra qui ne cesse de bourrer le crâne du peuple, en lui disant :<br />

(1) -- Sembène Ousmane, Voltaïque, op. cit., p. 27 - 28.<br />

(2) - Ibidem, p.35.


- 190 -<br />

"Ne soyez pas et n'écoutez pas les ennemis de la nation,<br />

ces bonimenteurs publics qui disent que la<br />

situation<br />

actuelle est une carence de l'équipe gouvernementale.<br />

Nous sommes indépendants... aussi indépendants<br />

que tous les autres pays 1 Nous ne voulons pas chez nous<br />

d'un nouveau colonialisme de couleur, plus cruel, plus<br />

abject que l'autre" (1J.<br />

Ce qui est décourageant, iCÎ,c'est qu'lbra et son équipe ont installé cet "autre colonialisme"<br />

-<br />

celui des Noirs, après avoir refusé "le colonialisme de couleur", celui des Blancs-,<br />

alors que les masses opprimées ne veulent ni l'une ni l'autre forme.<br />

Cette idée de la carence et de l'immobilisme des fonctionnaires publics, Sembène<br />

Ousmane la<br />

poursuit encore dans Le mandat ou les déceptions des Noirs dans l'Afrique<br />

nouvelle, se multiplient et prennent une dimension tragique.<br />

1brahima Dieng, héros du Mandat, est un vieil illettré polygame et chômeur. Il reçoit<br />

un mandat de son neveu qui travaille à Paris. Pour toucher le mandat, il doit passer par une<br />

série d'exigences administratives, mal adaptées à la condition et aux réalités typiquement<br />

africaines : il est invité à présenter à la poste, sa carte d'identité et pour se la procurer,<br />

il<br />

lui faut un certificat de naissance et quelques photos d'identité. Mais le comble, c'est<br />

qu'à la naissance de Dieng, il<br />

n'y avait, en Afrique, aucun registre de naissances et que le<br />

vieux ignore la date de sa naissance. Humilié plusieurs fois par les fonctionnaires de la poste<br />

et de la mairie, trompé et battu par le photographe qui ne lui donne pas satisfaction à la<br />

date prévue. Ibrahima Dieng confie son mandat à un faux homme d'affaires. Mbaye, pour<br />

(1) - Sembène Ousmane, Voltaïque, op. cit., p.33.


- 191 -<br />

Que celui-ci le touche en son nom. Mais Mbaye, cet exemple vivant de la nouvelle<br />

bourgeoisie corrompue, le trompe et lui vole le mandat. Exploité par tous, même par le<br />

commerçant du village Qui lui prodigue du riz, pour avoir Une partie de la somme, dès qu'il<br />

l'aura touchée, le héros perd tout espoir et sombre dans un pessimisme Qui reflète les malaises<br />

du monde nouveau, où he triomphe Que le vice<br />

"C'est fini, dit-il. Moi aussi, je vais me vêtir de la peau<br />

d'hYène... Parce qu'il n'y a que fourberie, menterie de vrai.<br />

L'honnêteté est un délit de nos jours" (1J.<br />

Pour décrire l'étendue des ravages causés par le temps nouveau, Sembène Ousmane<br />

recourt à la technique du contraste qui consiste à opposer le présent au passé. Il charge ses<br />

personnages de propos élogieux à l'égard du passé, mais Qui ne se lassent pas de condamner<br />

le présent. Ainsi, il y a une opposition constante dans le mandat, entre "avant et depuis"<br />

les<br />

Indépendances, opposition qui souligne admirablement la chute de "homme. On ne<br />

s'étonne donc pas, que dans Une société où tout tend vers "accablement de l'individu, où<br />

l'homme est devenu un loup pour l'homme, Dieng ait regretté le temps passé et déploré le<br />

présent où le plus fort, le plus malin, écrase le faible et le naïf. Par une technique photographique,<br />

à travers des découpages en tableaux, le romancier sénégalais réussit fort bien à<br />

créer, non seulement les étapes des vicissitudes de son héros, mais aussi la nature labyrinthi­<br />

Que des démarches inutiles de Dieng pour toucher le mandat. Ainsi, par des touches<br />

successives, Sembène Ousmane nous présente la pauvreté du héros au village, "arrivée<br />

(1) Sembène Ousmane, Le mandat, op. cit., p. 189.


- 192 -<br />

d'un mandat providentiel de Paris qui fait renaître l'espoir, "obstacle que constltuent<br />

l'immobilisme, l'arrogance des fonctionnaires de l'Etat et le système administratif étranger<br />

que les autorités plaquent aux réalités de la vie quotidienne de l'Afrique nouvelle, sans<br />

prévisions pour des circonstances atténuantes, Ici, l'auteur évoque le problème du conflit<br />

entre la tradition et le modernisme, c'est-à-dire le problème de l'adaptation ; mais chez<br />

lui, ce n'est pas l'individu qui ne s'adapte pas,',c'est le nouveau pouvoir politique qui perd'<br />

le sens de sa mission, puisqu'il refuse d'adapter le nouveau système administratif à la vie<br />

africaine et d'inventer de nouvelles formes inspirées de la société et des valeurs nègres. Par<br />

conséquent, le temps nouveau, "ère des Indépendances, a déçu le peuple. C'est ce qui ressort<br />

du drame de Dieng dans le mandat, drame qui est celui de l'homme honnête, de l'analphabète<br />

dans la société nouvelle.<br />

, Un collectivisme autoritaire<br />

Un autre aspect de la réalité sur lequel insiste le nouveau romancier africain consiste<br />

à prendre pour thème de son oeuvre, le "Socialisme africain", dont Kwame Nkrumah est le<br />

fondateur, Mais l'orgueil et l'arbitraire du nouvel homme noir, semble avoir multiplié et<br />

dégradé ce Socialisme, au point qu'on peut en parler en terme de "Socialisme africain".<br />

Pour le romancier, le Socialisme, tel qu'il apparaît en Afrique, après les Indépendances, est<br />

une invention souvent mal adaptée et mal intentionnée ; il n'est que copie du Socialisme<br />

international marxiste - léniniste, un rassemblement du peuple dans un collectivisme<br />

autoritaire qui, sous prétexte d'amour de la patrie, encourage l'abus du pouvoir et l'installation<br />

des régimes autoritaires à Partis uniques, devant lesquels la liberté d'expression et<br />

d'opposition s'efface au petit bonheur du Président unique, du Secrétaire général du Parti"<br />

et de toutes les hautes personnalités. Nombre de romanciers de l'Afrique indépendante,<br />

parmi lesquels Ahmadou Kourouma, Charles Nokan, Camara Laye, ont exprimé leurs<br />

déceptions, leurs rêves avortés, devant ce nouveau style de "Socialisme africain", susceptible<br />

d'engendrer l'angoisse d'une liberté étouffée et d'une révolution manquée.


- 193 -<br />

L'expression littéraire de ces abus, apparaît sous l'une ou l'autre des formes suivantes :<br />

J'arrestation et la détention illégale, la<br />

prison, l'incendie, les complots fictifs sévèrement<br />

réprimés, la désacralisation de la tradition, l'acquisition autoritaire de biens pour le Parti,<br />

le règne de la peur.<br />

D'abord en désacralisant la tradition, le Parti unique et le "Socialisme africain" ont<br />

déçu le peuple<br />

: c'est l'un des thème des Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma.<br />

Dans ce récit, le romancier ivoirien décrit les désarrois d'un vieux prince, Fama Doumbouya,<br />

écarté du trône de son père par l'Administration coloniale et qui, dans l'espoir de retrouver<br />

sa place dans une Afrique indépendante, s'est détourné de toutes ses préoccupations personnelles,<br />

pour lutter contre la colonisation. Mais après l'Indépendance, il est réduit à la<br />

mendicité par le<br />

nouveau système politique qui divise son empire, abolit la chefferie et<br />

installe partout, dans son royaume, des comités du Parti, pour étouffer l'opposition et la<br />

liberté. L'Indépendance dans laquelle le héros a mis tout son espoir, ne lui a rapporté, en fin<br />

de compte, que la "carte d'identité nationale et celle du Parti unique" (1).<br />

(1) - Il convient de souligner cependant que, quelle que soit la rancoeur que garde le héros<br />

de Kourouma contre le temps nouveau et le Socialisme, les impératifs de l'Etat<br />

moderne et d'unité nationale, qui dépassent les limites des tribus et de leurs petites<br />

indépendances, imposent souvent la destitution, voire l'abolition du système<br />

traditionnel de la cliefferie. Par ailleurs, on conçoit mal une révolution sans<br />

changement de certains aspects de la tradition, susceptibles d'empêcher la marche de<br />

cette révolution.


- 194 -<br />

Une autre atteinte portée à la tradition et dont le héros de Kourouma accuse<br />

"Indépendance et le Parti unique, est l'affaiblissement des rites funèbres. Dans la religion<br />

animiste qui est celle de l'Afrique, les funérailles ont une très grande importance, d'autant<br />

plus qu'elles sont considérées, non seulement comme Un hommage rendu au défunt, mais<br />

également comme les seules conditions sous réserves desquelles les mânes des Ancêtres<br />

admettent dans leur communauté de l'au-delà, l'âme du défunt. C'est pourquoi, dans<br />

Les Soleils des<br />

Indépendances, on tue beaucoup d'animaux pour assouvir les Ancêtres,<br />

afin que les funérailles ne deviennent pas un déshonneur pour les morts. Encore faut-il que<br />

les bêtes tuées soient bien grasses, en bonne santé et capables d'offrir beaucoup de sang,<br />

car les morts ne boivent que le sang des bêtes sacrifiées et ne reçoivent le défunt que<br />

lorsqu'ils sont ivres de sang. Mais pour Fama Doumbouya, les Indépendances et le Parti<br />

unique ont déçu les vivants et les morts, parce qu'ils ont dégradé les funérailles. Ecoutons<br />

le héros faire le procès du temps nouveau :<br />

"Avant les Sole/ïs des Indépendances et les Soleils des<br />

colonisations,<br />

le quarantième jour d'un grand Malinké<br />

faisait déferler des marigots de sang.<br />

Mais maintenant<br />

avec le Parti unique, les famines et les épidémies, aux<br />

funérailles des plus grands enterrés on tue au mieux un<br />

bouc. Et quelle sorte de bouc? Très souvent un bouc<br />

famélique, gouttant moins de sang qu'une carpe. Et<br />

quelle qualité de sang ? Du sang aussi pauvre que les<br />

menstrues d'une vieille fille sèche. C'était pour ces<br />

raisons que Balla aimait affirmer que tous les morts des<br />

Soleils des Indépendances vivaient au serré dans l'au-delà<br />

pour avoir été to~s mal accueillis par leurs devanciers" (1J.<br />

- _ •• -.-----------.--. --- ----- -- -- -- - -----•• ---- ---------- ---.---_.- --- --------- --- _.- -- ------_•••• o •• o. _ ••". ••• _ ••<br />

(1) - Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 143.


- 195 -<br />

Remarquons, en passant, puisque nous y reviendrons dans la dernière partie de.cette<br />

étude, la force des images que le romancier accumule, ici, pour décrire le dénuement total<br />

de l'homme des Indépendances, dénuement qui frappe même les animaux. Pour le héros de<br />

Kourouma, les Indépendances et les Partis uniques ont appauvri la culture, désacralisé les<br />

assÎses traditionnelles :<br />

"Vraiment les Soleils des Indépendances sont impropres<br />

aux grandes choses .. ils n'ont pas seulement dévirilisé<br />

mais aussi démystifié l'A frique" (1J.<br />

Cette désacralisation de la tradition est une des sources de l'angoisse de Fatoman,<br />

personnage principal de Dramouss de Camara Laye.<br />

Revenu de Paris, le héros se désole<br />

devant la tragique constatation que les cérémonies de l'initiation et de la circoncision ont<br />

perdu leur signification mystique, puisqu'elles ne sont plus prises au sérieux par le temps<br />

nouveau qui veut tout remettre en cause. Une civilisation vidée de son caractère sacré inspire<br />

l'inquiétude, et c'est pourquoi Fatoman craint "horreur du vide, lorsqu'il se rend compte<br />

que le nouvel artiste noir, tend à tuer le symbolisme de l'art nègre, sa spiritualité, en tournant<br />

l'art en un simple objet de commerce, l'art de "pacotille", à un moment où la liberté<br />

politique aurait dû donner aux Africains, la meilleure occasion de conserver et d'épanouir la<br />

culture, de lui restituer sa dignitié.<br />

Dégradation des rites funèbres, démystification des cérémonies de l'initiation et de la<br />

circoncision, profanation de l'art<br />

: pour Camara Laye, c'est tout un monde qui périt, c'est<br />

toute une civilisation qui craque sous les pieds de l'ère nouvelle ; c'est la coupure du cordon<br />

ombilical qui lie l'homme au .surnaturel. Le pire est que toutes ces valeurs meurent,<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 149.


- 196 -<br />

sans que l'homme noir des Indépendances puisse les remplacer par quelque chose de positif<br />

qui redonne l'espoir. D'où l'acharnement du héros de Laye contre la politique du Parti<br />

unique. Ainsi pour Camara Laye comme pour Ahmadou Kourouma, une société indépendante<br />

qui agite, d'une main, le flambeau de la liberté et du retour à l'authenticité, et de '<br />

l'autre, détruit "homme et la tradition, ne fait avancer ni la civilisation ni l'humanité.<br />

. Le règne de la peur<br />

Enfin, le règne de la peur se présente comme le dernier aspect de l'illusion de "homme<br />

nouveau. Hier, il vivait dans la peur et espérait que la fin de toutes les humiliations viendrait<br />

avec l'Indépendance. Or, voici que celle-ci acquise, le peuple est de nouveaU plongé dans un<br />

monde étouffant d'insécurité et de peur : peur des arrestations arbitraires, peur de la<br />

violence, peur des déportations, peur d'une mort précoce. Il ne s'agit plus de la peur inspirée<br />

de "étranger et qui pourrait mobiliser tous ceux qui souffrent contre l'ennemi; la peur<br />

qu'expriment les nouveaux romanciers noirs, vient de l'intérieur<br />

; c'est le nouvel homme<br />

noir qui la sème, parce qu'après avoir détrôné l'ancien colonisateur, il prend sa place et se<br />

comporte comme lui : d'où le sentiment de déception qui s'exprime "ex professo" dans<br />

Les Soleils des Indépendances, Dramouss, Violent était le vent, pour ne citer que ces<br />

quelques exemples.<br />

Dans toutes ces oeuvres narratives, le lecteur retrouve la même atmosphère policière, '<br />

les mêmes heurts qui caractérisent les rapports entre les colonisés et l'Administration<br />

coloniale dans les romans de Mongo Béti, de Ferdinand Oyono, de Benjamin Matip et de<br />

Bernard Dadié.


- 197 -<br />

Il<br />

Y a d'abord l'arrestation et la détention illégale des hommes par la dictature du<br />

Parti. Le principe du Parti tel que le montrent bien les personnages de Dramouss, des<br />

Soleils des Indépendances et de Violent était le vent, est d'éliminer toute personne susceptible<br />

de contrarier la politique du Parti unique et du paternalisme présidentiel. On inventera<br />

des menées subversives, des complots fictifs, de fausses accusations de lèse - majesté ;<br />

simple prétexte pour arrêter et torturer Fama Doumbouya des Soleils des Indépendances,<br />

Kossia de Violent était le vent. De même Fatoman, cet intellectuel révolutionnaire,<br />

n'échappera pas à cette tragédie, ses amis, Bilali et Konaté ayant été fusillés à la suite d'un<br />

complot fictif contre l'Etat. C'est avec une grande tristesse que le héros, dès son retour de<br />

Paris, écoute les confidences de son père :<br />

"Depuis ton départ, beaucoup de tes camarades ont été<br />

abattus. Beaucoup de gens sont en prison. Beaucoup<br />

d'autres aussi ont fU/~<br />

vers le Sénégal, vers la Côte d'Ivoire,<br />

le Libéria, la Sierra Leone et d'autres pays limitrophes"<br />

(1).<br />

Ce thème de l'arrestation et de la prison, est décrit chez Ahmadou Kourouma, avec<br />

humour<br />

; car, il suffit d'un rien pour que l'on vous arrête. Même d'un mauvais rêve ou<br />

cauchemar. C'est ainsi que Fama est arrêté, parce qu'il a rêvé d'une scène d'incendie qui<br />

brûlait la<br />

République de la Côte des Ebènes et qu'il ne s'est pas précipité pour raconter<br />

son rêve au Secrétaire général du Parti et au Président. C'est poUr cette raison que le juge<br />

"Inculpa Fama de participation à un complot tendant à<br />

assassiner le Président et à renverser la<br />

République de<br />

la Côte des Ebènes" (2).<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cil., p. 241 - 242.<br />

(2) - Ahmadou kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 173.


- 198 -<br />

Pour le héros, comme d'ailleurs pour l'auteur, cette accusation est à la fois surprenante<br />

et intrigante, d'autant plus que Fama, le Secrétaire géneral du Parti et le Président unique<br />

savent fort bien qu'avant les 1ndépendances et la naissance du Parti unique :<br />

"L'esclave appartient à son maÎtre ~<br />

rêves de l'esclave est l'esclave seul" (1 J.<br />

mais le maÎtre des<br />

En effet, la logique de Kourouma est que si depuis les Indépendances, l'esclave et ses<br />

rêves appartiennent au maître, le nouveau monde est devenu alors pour l'homme, "sa peau<br />

de chagrin", et mérite que le héros n'y voie que "des fils de chiens", "bâtards de bâtardise",<br />

bref, des hommes"dégénérés".<br />

Mais, lorsque Fama condamne tout -<br />

les hommes et les institutions de "Afrique<br />

indépendante - ce n'est pas seulement à cause d'une Indépendance qui n'assure pas à<br />

l'homme le bonheur rêvé,<br />

c'est également à cause du fait qu'il appartient à une ère qui vient<br />

de mourir et qu'il éprouve ainsi des difficultés d'adaptation au monde nouveau.<br />

Si l'adaptation n'est pas possible, la seule voie ouverte au héros pour mettre fin à son<br />

humiliation est la révolte, un choix dangereux, puisque Fama Doumbouya meurt à la suite<br />

d'une fusillade, en voulant forcer les barrages, pour regagner son village Togobala.<br />

Ce thème de la fusillade apparaît également dans Violent était le vent de Charles<br />

Nokan, où une opposition irréductible se creuse entre Kôtiboh, champion de la lutte pour<br />

l'Indépendance, mais devenu un chef <strong>d'Etat</strong> despotique, et la jeunesse déçue, conduite I?ar<br />

Kossia qui refuse de s'associer ilu Parti unique de ce dernier et à son conformisme paralysant.<br />

(1) - Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 173.


- 199 -<br />

Kossia sera arrêté et<br />

fusillé pour avoir porté atteinte à "honneur de l'Etat; Samois prendra<br />

sa place, il sera lui aussi arrêté, mais relâché après les manifestations du peuple contre les<br />

autorités. L'univers romanesque de Charles Nokan est donc lui aussi celui des arrestations<br />

et des fusillades, des manifestations populaires et des prisons.<br />

Ainsi, dans les oeuvres narratives de l'Afrique indépendante, c'est le règne de l'arbitraire.<br />

Dans le passage suivant, Ahmadou Kourouma décrit la réaction du Président unique<br />

de la capitale devant des "slogans antigouvernementaux (qui) apparurent sur les murs de<br />

la capitale" :<br />

"Le Président et le Parti unique réprimèrent. Deux<br />

ministres, deux députés et trois conseillers furent<br />

ceinturés en pleine rue, conduits à l'aérodrome, jetés<br />

dans des avions et expulsés.<br />

Un conseil des ministres<br />

extraordinaire<br />

fut convoqué, délibéra tout l'après-midi<br />

et se termina par un grand festin à l'issue duquel quatre<br />

ministres furent appréhendés sur le perron du palais,<br />

ceinturés, menottés, et conduits en prison" fT J.<br />

Les mots "réprimèrent", "ceinturés", "jetés", "expulsés", "menottés", créent une<br />

image de la violence. L'incertitude de l'avenir. "horreur d'une mort précoce, la fuite de la<br />

liberté, voilà la grande peur qui pèse sur les personnages de Kourouma,de Nokan et de Laye,<br />

peur qu'un prisonnier, dans Dramouss, stigmatise en ces termes<br />

-- - -- -_. -- -.. -- - -.. -- .-_- --_..---- ---_ --_..-- --_ -..--_ -. ----..---_ .. -- -- ----..-._ _ - _.<br />

{lI . Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 163.


- 200 -<br />

"N'oublie pas que quiconque rechigne est immJdiatement<br />

mis à mort. C'est pourquoi tout le monde supporte<br />

ce satan sans rechigner, mime un peu.. C'est pourquoi<br />

tout le monde a si peur des balles et des couteaux... de la<br />

pointe empoisonnée des baïonnettes. Notre humanité<br />

présente est pétrie de peur. Au-dessus de nos têtes<br />

gronde la peur. Dans nos regards perce la peur. Sous<br />

nos pas gronde la peur. A nos portes, à la porte de nos<br />

geôles, veille la peur. Oh 1 que nous avons peur dans<br />

cette prison lugubre 1" (1J.<br />

La répétition du mot "peur", il faut le souligner, crée· une image obsédante d'un<br />

malheur qui talonne l'homme.<br />

Si les romanciers noirs postcoloniaux ont violemment critiqué la vie politique de<br />

l'Afrique indépendante, surtout ses Partis et Présidents uniques, c'est qu'à l'heure actuelle,<br />

le nouvel homme noir ne supporte plus la dictature et le collectivisme autoritaire qui, dans<br />

certains pays, s'abritent sous la<br />

bannière du Parti unique et se réclament du Socialisme.<br />

Le grand mérite de ces romanciers qui dénoncent les abus du Parti unique et de son<br />

Président, est que leurs observations n'échappent pas à la vérification et qu'ils donnent<br />

l'alarme avant que le ravage n'atteigne une proportion irréparable.<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 212'- 213.


- 201 -<br />

En effet, la commission chargée d'étudier "organisation politique et le Parti unique<br />

oU le multipartisme en Afrique pendant les Rencontres Internationales de Bouaké, tenues<br />

en Côte d'Ivoire, en 1962, a donné dans son rapport, de plus amples informations sur les<br />

Partis uniques. Après avoir tracé le processus de formatÎon des Partis uniques en Afrique<br />

indépendante et les avantages d'un tel système pour l'unité nationale, le progrès économique<br />

et social, ce rapport regrette que le PartÎ unique, mal dirigé, n'engendre des inconvénients<br />

qui portent atteinte à la liberté de l'individu et détruit ainsÎ l'idéal du "Socialisme africain"<br />

."Mais, continue le rapport, le Parti unique a aussi des<br />

inconvénients : s'il permet l'unité pour un développement<br />

économique, il engendre. aussi des fautes, par exemple,<br />

l'installation du totalitarisme dans certains Etats : les<br />

gens n'ont plus la possibilité de s'exprimer " la délation<br />

est à craindre " des mesures gouvernementales peuvent<br />

supprimer la liberté de la presse... " les fautes s'accumulent<br />

,. dans certaines branches de l'Administration<br />

on constate des carences terribles et comme les<br />

gouvernements aiment à étre flattés, ils donnent le plus<br />

souvent des responsabilités aux opportunistes qui flattent<br />

leur désir de puissance... On a choisi le Parti unique pour<br />

l'efficacité, et on aboutit à un résultat inverse" (1J.<br />

(1) -- Tradition et Modernisme en Afrique Noire. Rencontres 1nternationales de Bouaké<br />

Paris, Seuil, 1965, p. 237 - 238.


- 202 -<br />

" ressort de ce texte que la déception exprimée par les nouveaux romanciers noir<br />

vis-à-vis des Indépendances et du Parti unique, n'est pas une simple invention de l'espri'<br />

romanesque. Fama Doumbouya, Fatoman, Kossia, Samois et même Saïf de Yambc<br />

Ouologuem sont tous nos contemporains<br />

ils peuvent se reconnaître dans la nouvellE<br />

société qui inspire l'horreur et la mort. Que naissent des conditions nouvelles dans lesquellel<br />

"homme puisse se sentir libre et heureux 1 Que disparaisse, enfin, cette nuit des temps qui<br />

engouffre l'être humain dans une peur paralysante et lui montre, bien qu'encore vivant, le<br />

royaume fumant des damnés 1 Voilà ce que souhaitent Sembène Ousmane, Ahmadou<br />

Kourouma, Camara Laye, Charles Nokan, et bien d'autres romanciers africains postcoloniaux,<br />

qui ont exprimé leurs désillusions vis-à-vis d'une Indépendance qui ne leur semble pas<br />

résoudre les' problèmes essentiels du Noir, et réaliser ainsi )'idéal pour lequel on l'a acquise.<br />

Que peut-on retenir au terme de cette analyse consacrée aux thèmes politiques? On<br />

constate que le romancier de l'Afrique indépendante puise encore dans "exotisme des<br />

thèmes relatifs à f' oppressÎon politique et culturelle, engendrée par la colonisation. Cette<br />

situation de dépendance coloniale qui a fait la fortune de la littérature africaine de l'époque<br />

coloniale, n'a pas complètement disparu du roman postcolonial. Mais la colonisation, en<br />

tant que nouveau thème, apparaît dans le nouveau roman africain, sous de nouveaux visages,<br />

de nouvelles conceptions.<br />

Cette tendance que nous avons étudiée dans Cette Afrique-là de Jean Ikellé-Matiba<br />

et Un sorcier blanc à Zangali de René Philombe, se manifeste par un plus grand souci<br />

d' "objectiver"<br />

le réel. Ainsi, lorsque le thème de la colonisation et de ses méfaits apparaît<br />

. \<br />

dans le roman africain après les 1ndépendances, il perd généralement sa verve et son intention<br />

satiriques ; il devient reportage objectif d'un événement historiquement vécu que le Noit<br />

n'a pas su prévenir.


- 203 -<br />

Une autre nouvelle tendance est celle de Yambo Ouologuem qui donne dans son<br />

roman, Le devoir de violence, une nouvelle interprétation de toute l'histoire de la colonisation<br />

et en arrive à faire entrer dans le roman africain, Un nouveau thème politique, celui<br />

de la colonisation des Noirs par les chefs et notables africains, bien avant le contact du Noir<br />

avec le Blanc qui n'aurait fait que suivre la politique d'oppression déjà établie.<br />

D'autre part, pour exprimer leurs déceptions face aux Indépendances qui ne semblent<br />

pas améliorer le sort des masses noires, les romanciers, tels que Cama ra Laye, Ahmadou<br />

kourouma, Charles Nokan, Sembène Ousmane, font apparaître dans leurs oeuvres de<br />

nouveaux thèmes politiques qui constituent un nouvel engagement dirigé, cette fois-ci,<br />

contre les dirigeants de l'Afrique indépendante qui leur semblent avoir manqué leur mission.<br />

Le Parti unique et son Socialisme violent qui sème la peur et la mort, la corruption<br />

et l'immobilisme des fonctionnaires de l'Etat, le despotisme du Président unique, deviennent<br />

des thèmes nouveaux, un témoignage d'une meilleure description de la vie africaine actuelle<br />

et d'un plus profond dialogue intérieur chez les noUveaux romanciers africains.<br />

b -<br />

Les thèmes de la vie sociale actuelle<br />

Depuis la décolonisation, la pensée romanesque africaine est fortement orientée vers la<br />

peinture de la vie actuelle<br />

: c'est la description des contradictions de la nouvelle société et<br />

des problèmes inhérents au passage de l'économie rurale à l'économie industrielle. On assiste<br />

à la naissance de nouvelles valeurs qui imposent de nouveaux rapports, souvent égoïstes,<br />

entre les individus, entre l'individu et la société ; valeurs devant lesquelles la morale<br />

d'autrefois est combattue et, l'équilibre du groupe ébranlé. Sembène Ousmane, René<br />

Philombe, Médou Mvomo, Denis Oussou-Essui, Malick Fall, Ahmadou Kourouma,


- 205 -<br />

Chez tous nos romanciers, on constate que le principal élément corrupteur est<br />

l'argent; c'est lui qui réorganise toutes les autres valeurs. C'est pourquoi Sembène Ousmane<br />

regrette que depuis quelque temps, l'argent tient lieu de morale et "détruit tout Ce qui nous<br />

reste d'humanité" (1), alors que "quand le temps était le temps", l'homme pratiquait, avec<br />

bonheur, l'économie de subsistance. Le mandat dont nous avons analysé l'intention politique,<br />

demeure, en tout premier lieu, un roman social qui montre combien la société nouvelle a été<br />

dégradée par l'argent et la "morale de "argent". Dans ce roman, le problème de l'argent est au<br />

centre de l'intrigue. En effet, le petit mandat qui vient de Paris bouleverse toute la<br />

communauté, attise la convoitise et la bassesse morale de chacun. Aussi, pour "sucer" le<br />

mandat de Dieng, des individus comme Gorgui Maïssa et Madiagne. guidés par leurs propres<br />

intérêts, évoquent la fraternité et la solidarité traditionnelles qui veulent que chaque membre<br />

de la communauté aide son prochain dans certaines passes difficiles :<br />

"Tous, sans exception, nous dit Sembène Ousmane,<br />

usaient du même refrain. D'abord, éveiller chez l'autre son<br />

penchant à la solidarité des miséreux, fouetter en paroles<br />

douces l'essence de la fraternité qui de jour en jour<br />

s'évaporait" (2).<br />

Le sentiment de solidarité et de fraternité dont se réclame le nouvel homme noir. n'est<br />

rien d'autre, selon Sembêne Ousmane. que l'exploitation pure et simple pour cacher certains<br />

penchants inavouables. tels que l'oisiveté. le mensonge. la<br />

ruse. Ainsi. la valeur positive<br />

d'entraide sociale se voit transformée en valeur négative<br />

: le photographe qui doit apprêter<br />

------------ - -._.- ----- --- - ------- ------ ----.--...- -- -----.- --- -.---- -- -- ---- _.---_. _.. -_...--- -- _. --.- .. -_. -.- - _.._.- _..---. -_ ... _.-- _. -----.<br />

(1) - Sembène Ousmane, Le mandat, précédé de Véhi-Ciosane op. cit., p. 182.<br />

(2) - Ibidem, p.135.


- 206 -<br />

la photo d'identité de Dieng, lui escroque de l'argent, sans honorer son engagement ;<br />

l'écrivain public, le commerçant Mbarka, le faux homme d'affaires, Mbaye, tous ces personnages<br />

qui peuplent Le mandat, incarnent le mal, à telle enseigne que le naïf, mais honnête<br />

Dieng, vaincu par ces forces du mal, se forge une morale pessimiste<br />

: il veut se "vêtir lui<br />

aussi de la peau d'hyène" (1).<br />

Toutefois la morale pessimiste du héros n'est pas forcément celle de l'auteur<br />

; car,<br />

celui-ci aime l'homme et "humanité, et comme le Molière des Fourberies de ScapÎn, il<br />

semble vouloir adapter à son oeuvre la règle "castigat ridendo mores", même .si le rire que<br />

déclenche son histoire n'amuse pas ; en effet, le rire de Sembène Ousmane, ce sont des<br />

pleurs camouflés, c'est-à-dire le signe d'un désarroi intérieur devant un monde qui se<br />

dégrade.<br />

Un autre thème de la vie sociale que l'on constate à la lecture du nouveau roman<br />

africain est la sensualité. Ce thème qui est assez universel, est abordé dans Voltaïque où les<br />

fonctionnaires publics quittent leurs bureaux, aux heures de travail, pour courir le jupon<br />

et corrompre les jeunes filles qu'ils sont censés protéger.<br />

Yambo Ouologuem évoque le même problème dans Le devoÎr de violence, où il décrit,<br />

avec minutie, de nombreuses scènes érotiques ; Olympe Bhêly-Quenum le suggère dans<br />

Le chant du lac, sous forme de prostitution. Mais la meilleure expression de ce thème reste<br />

Véhi-Ciosane de Sembêne Ousmane où, à travers la violation d'un tabou, il donne la peinture<br />

d'un monde ruiné. Voici comment il commence son récit :<br />

(1) - Sembêne Ousmane, Le mandat, op. cit. p. 189.


- 207 -<br />

"L'histoire que ie vous conte auiourd'hui est aussi vieille<br />

que le monde. Les institutions les plus primitives, comme<br />

celles de notre temps, relativement mieux dlaborées,<br />

implacablement la condamnent. Et encore, dans certains<br />

pays, ceci n'est délit que lorsque la ieune fille est mineure,<br />

ou le garçon. Certes, il restera ·Ia question morale... le<br />

délit mora/" (1 J.<br />

Le romancier lui-même pose le problème : le délit moral. Il s'agit d'une histoire<br />

d'inceste, un acte assez banal pour les étrangers, mais gravement réprouvé par la morale<br />

africaine traditionnelle. Khar Madiagua Diob, fille d'un vieux chef polygame, Guibril Guedj<br />

Diob, est enceinte. Pour les gens de Niaye où se déroule l'histoire, c'est une abomination<br />

pour une jeune fille d'être fille-mère sans être mariée. Aussi le village se met-il à chercher<br />

l'homme responsable d'une telle atteinte à<br />

la morale publique. On accuse et expulse un<br />

innocent travailleur du chef. Mais, finalement, le bruit court et gagne tous les coins du village<br />

que le chef est lui-même "le mari de sa fille". Ne pouvant supporter que soit ainsi souillé<br />

l'honneur de sa famille, Ngone War Thiandum, la mère de Khar, se donne la mort. Le suicide<br />

provoque la colère de Tanon Diob qui, par la suite, assassine son père, le chef incestueux.<br />

Tanon est ensuite fusillé par les forces de l'ordre et Khar, chassée du village avec son enfant.<br />

Ainsi prend fin, la famille royale dans sa branche Guibril Guedj Diob.<br />

Un<br />

inceste, un parricide, une fusillade, ce sont là les scandales qu'inspire l'homme<br />

dans la nouvelle société. C'est cette image de la bête humaine que crée Sembène Ousmane<br />

dans Véhi-Ciosane. Il soulève, encore une fois, comme dans Le mandat, le problème de la<br />

malhonnêteté et du mensonge qui rabaissent l'homme et corrompent la personne morale<br />

de la société. Si Atoumane, le'petit ouvrier agricole, a été 4.wio.l4 t,.,...,,,taccusé de la grossesse<br />

"<br />

de Khar, et ensuite chassé du village, c'est parce que le conseil des Anciens veu t protéger<br />

(1) - Sembène Ousmane, Véhi-Ciosane. op. cit., p. 15.


- 208 -<br />

l'honneur du chef incestueux ; SI Tanon Diob a tué son père incestueux, c'est parce que<br />

Medoune Diob quÎ lui a armé le bras, voit dans la mort de Guibril Guedj, l'occasion de<br />

s'accaparer de son trône. Mais les Anciens, pour être solidaires des "Grands", veulent taire<br />

ces atteintes portées à la morale. Il<br />

n'en est rien, car le griot-coordonnier Déthyé Law<br />

reviendra sur sa décision de quitter le pays et condamnera la dégration des moeurs.<br />

C'est encore par la bouche de ce personnage sacré que Sembène Ousmane enseigne la<br />

morale de la vérité :<br />

"Je voulais savoir, dit le griot, si le Sénégal a encore en<br />

son sein des hommes de valeur. Car, je sais que quiconque,<br />

pour une fois, une seule fois, refuse de témoigner pour la<br />

vérité, dans son propre pays, ne doit pas voyager. Car, de<br />

l'étranger, on n'a que son pays comme habit moral" (1 J.<br />

A partir d'une histoire d'inceste, le<br />

romancier étale d'une manière à la fois<br />

sadique et pessimiste, les aberrations morales de la société moderne où l'honnête homme<br />

s'inquiète de l'écrasement des valeurs traditionnelles africaines. Aussi l'étendue du ravage<br />

se laisse-t-elle mesurer dans Véhi-Ciosane : inceste de Guibril Guedj Diob, suicide de<br />

Ngone War Thiandum, parricide de Tanon Diob, assassinat de celui-ci, usurpation du<br />

trône par Médoume Diop. Un véritable fléau! Ces réalités de la vie sociale africaine<br />

d'aujourd'hui, les nouveaux romanciers noirs les décrivent, non seulement pour faire<br />

connaître les bouleversements de la morale traditionnelle, mais surtout, pour provoquer<br />

une réforme et un changement d'esprit.<br />

.-- --- --.- ------ -- --- -- -- -- -- -- ...-..-_.----------- --------------- .--- --".---- ----- ---- -------- ---..._. -- ----- --- --- _.--_. ------ _..---- ---. --... _-<br />

(1) - Sembène Ousmane, Véhi-Ciosane, op. cit., p. 193.


- 209 -<br />

- la souffrance et la misére<br />

A la dégradation des moeurs, vient s'ajouter la détérioration de la vie par la souffrance<br />

et la misére. Il ne s'agit plus de la souffrance et de la misère infligées aux Noirs par la colonisation,<br />

mais bien au contraire, il s'agit de I~abjection<br />

qui relève de mUltiples problèmes<br />

propres à la liberté retrouvée, problèmes que le héraut noir, devenu guide, n'a pas pu<br />

résoudre. Les romanciers de l'Afrique indépendante décrivent cette situation avec un grand<br />

désarroi. Demandez-leur les causes et les indices de cette détérioration de la vie et ilsvous<br />

parlent du chômage, de la maladie, de la faim, de la mendicité, et même de la solitude. Que<br />

ce soit dans la plaie de Malick Fall, dans les Soleils des Indépendances d'Ahmadou<br />

Kourouma ou dans le mandat de Sembène Ousmane, on voit partout, aux marchés,<br />

aux<br />

carrefours, dans les grands lieux publics, des "gens dépenaillés, loqueteux, éclopés, lépreux,<br />

des gosses en haillons, perdus dans cet océan" (1), tendant les bras aux plus fortunés qui,<br />

selon Ahmadou Kourouma :<br />

"Pourraient se confectionner des pagnes en billets de<br />

banque et qui pourtant ne sont pas obligés de prêter<br />

à des chômeurs à cause de l'humanisme" (2).<br />

Notons, en passant, que l'humour de Kourouma, est ici, une discrète allusion à la<br />

contradiction des"chantres" de la Négritude et de l' Humanisme face au quotidien (3) .<br />

.------------- .••• -- --- ------_..-- --------- -- -- -- -_.----------------- -- ._-. -- -- ----.- --- -- o. _. __-__...-_. .-__ -_. - . •__. _<br />

(11 - Sembène Ousmane, Le mandat, op. cil., p. 125.<br />

(2) - Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendances, op. cil., p.66.<br />

(3) - Léopold Sédar Senghor, Liberté 1 : Négritude et Humanisme. Paris, Seuil, 1964.


- 210 -<br />

Le nouveau roman africain accorde donc une grande importance à l'observation et<br />

à la description de toutes les formes que prennent la souffrance et la misère du peuple. Si<br />

pour résoudre la crise, le héros de Malick Fall prend le chemin du suicide, ceux de Charles<br />

Nokan et de Sembène Ousmane, trouvent la force nécessaire dans l'union de tous ceux qui<br />

souffrent et dans la lutte collective et libératrice,<br />

On pourrait peut-être se demander quelle solution ces nouveaux romanciers proposent<br />

pour rémédier à la souffrance et à fa détérioration de la vie des masses populaires. Au premier<br />

abord, ils ne semblent rien proposer, d'une manière directe<br />

; ils Învitent, par la peinture<br />

objective du nouvel homme noir et de sa société, tous ceux qui détiennent le pouvoir à<br />

réfléchir sur le sort du peuple. Mais le rôle d'un artiste est-il forcément de proposer des<br />

solutions ? Son rôle n'est-il pas bien plus d' "incarner", de "re~présenter",<br />

dans l'objet<br />

d'art, les problèmes tels qu'il les perçoit ou les conçoit?<br />

- L'attrait de la ville moderne<br />

Ce thème n'est pas nouveau dans le roman africain. Les romanciers dont les oeuvres<br />

ont pour cadre la situation coloniale l'ont évoqué pour instaurer, d'une part, un contraste<br />

entre les moeurs de la ville et celles du village, et d'autre part, pour exprimer le déséquilibre<br />

que l'Europe avec son modernisme provoque au sein de la communauté traditionnelle. Aussi,<br />

choisissent-ils presque toujours, comme héros de leurs oeuvres, des paysans qu'ils lancent<br />

dans la ville à la recherche d'on ne sait quel miracle. Toundi d'Une vie de boy, Aki Barnabas<br />

de Chemin d'Europe, Banda de Ville cruelle, sont tous des paysans par le truchement desquels<br />

ces romanciers jugent la rencontre du colonisateur et du colonisé.


- 211 -<br />

Pierre Tchoungui analyse fort bien cette attraction que la ville moderne exerce sur les<br />

jeunes Africains dans le roman camerounais (1). Il souligne l'amour de la civilisation<br />

européenne, la recherche de l'argent, le désir de s'évader des contraintes de la vie du village,<br />

qui sont les causes de la fuite de la jeunesse paysanne vers la ville. En effet, les romanciers<br />

africains qui ont traité ce thème, ont mis l'accllnt sur la portée sociologique et sur le bouleversement<br />

du monde traditionnel par les valeurs européenlJes qu'incarne la ville moderne.<br />

Le roman de l'Afrique indépendante donne un autre aspect à ce thème. Ici, on pense<br />

à La plaie de Malick Fall et au Débrouillard de N. G. M. Faye. Les deux romans ont, comme<br />

cadre temporel, la situation coloniale ; mais l'attrait de la ville revêt chez ces deux romanciers,<br />

d'autres expressions, d'autres réal ités.<br />

Magamou Seck, le personnage principal de La plaie, part à la recherche du bonheur<br />

dans la ville de Ndar (Dakar). Mais il<br />

porte sur la jambe une grande plaie qui lui attire la<br />

haine de la population de la ville. Il cherche à guérir de sa plaie pour s'acquérir "amour de ses<br />

semblables, pour être accepté par eux<br />

; mais après sa guérison, il se rend compte que tout le<br />

monde lui est indifférent et que l'amour qu'il recherche est impossible. Il mène une existence<br />

solitaire et insupportable, et finit par se suicider, quand il s'aperçoit qu'il n'est dans la vie<br />

qu'un "raté",<br />

_.- •••••••- -~ - --------- -- ------- - - ----------- -- -----.- - --.- ---.-.--.----------_.-•• ----- a • - • - - _. - - _._•••••• • __ •<br />

(1) - Pierre Tchoungui, "SlJrvivances ethniques et mouvance moderne", in Diogène, Paris,<br />

Gallimard, n° 80, 1972, p. 106 - 152.


- 212 -<br />

. Ce qui frappe, dans ce récit, c'est le rôle que le romancier assigne à la plaie. D'abord,<br />

c'est une plaie physique que le héros a eue, en tant que rescapé d'un accident d'auto, pendant<br />

son évasion vers la ville, en quête du bonheur ; mais une fois la ville atteinte, ce bonheur qui<br />

n'a été qu'un mirage, s'est dissipé, provoquant ainsi chez le héros, une autre plaie, morale<br />

celle-là, et qui le mène au désespoir et au suicide. Pour Magamou donc, la ville, telle que les<br />

hommes de la ville moderne se la représentent, est une illusion, une horrible ambigu ïté.<br />

L'i1me simple, non prévenue, qui s'y laisse capturer, finit mal. Magamou ira à la ville<br />

; il Y<br />

découvrira l'incommunicabilité des hommes, et se donnera la mort, pour donner un sens à sa<br />

vie "ratée". Malick Fall ne s'intéresse pas aux bouleversements de la société traditionnelle par<br />

"attrait de la ville ; il étudie plutôt le problème de "échec, de "amitié et du suicide à travers<br />

l'âme confuse de Magamou, ce "vagabond débrouillard", ce "raté" de l'Afrique actuelle.<br />

Dans La plaie, en effet, la ville n'est pas le paradis que le paysan espère posséder en<br />

quittant son village ; elle n'est pas non plus la mine d'or où la fortune s'offre à tout le<br />

monde. Telle qu'elle apparaît chez Malick Fal', la ville est un mirage, une façade de bonheur,<br />

mieux, une invitation à la connaissance de l'imposture qu'est la vie et de la contradiction<br />

qu'est l'homme. C'est pourquoi Magamou y est en lutte acharnée contre les hommes et le<br />

destin qui l'assiègent, en lutte contre lui-même. C'est à la ville qu'il comprend qu'il n'est<br />

pas comme les autres; c'est à la ville qu'il se rend compte que le malheur divise les hommes<br />

"J'appréhendais l'écart qui me séparait de mes concitoyens.<br />

Nos routes ne se croisaient iamais plus -' la leur<br />

les menait vers les magasins achalandés, les parfums)es<br />

comptoirs croulant sous les victuailles -' la mienne<br />

serpentait à travers poubelles, caniveaux et pourriture.<br />

Pendant que d'autres s'abrutissaient de festins immodérés,<br />

le pauvre Magamou<br />

supputait ses chances d'un repas<br />

frugal" (1).<br />

(11 - Malick Fall, La plaie, op. cit., p. 41.


- 213 -<br />

C'est également, en ville, qu'il est amené, par le cours des événements, à réfléchir à<br />

la vie qui le meurtrit :<br />

"Ma vie durant, dit-il, l'adversité n'a eu pour moi ni<br />

tact ni mesure" fT J.<br />

Si l'attrait de la ville apparaît chez Malick Fall, comme Un moyen de peindre l'échec<br />

du "paysan vagabond", ce nouveau personnage du roman africain, et de montrer l'Îndifférence<br />

des hommes à la misère de leurs semblables, la ville et la cité moderne fournissent<br />

à N. G. M. Faye, dans Le débrouillard, l'occasion de peindre la réussite d'un" vagabond<br />

débrouillard", l'amitié qui peut exister entre les hommes et la Providence qui n'abandonne<br />

jamais le juste.<br />

Abdoulaye Faye, jeune paysan sénégalais, étouffe dans la maison paternelle où les<br />

coups de fouet et les durs travaux des champs tendent à briser son jeune âge et à assombrir<br />

son avenir. Pour fuir le calvaire familial, il s'évade vers les grandes villes sénégalaises à la<br />

recherche de la paix et du bonheur :<br />

"J'ai couru à toutes jambes pour aller plus loin, vers la<br />

liberté, vers la paix, là où personne ne me frappera<br />

plus" (2).<br />

Tour à tour porteur, vendeur de photographies, vendeur de noix de kola, colleur<br />

d'affiches pour une maison de cinéma, d'une ville à l'autre, ce jeune débrouillard grimpe<br />

les échelles, quitte l'Afrique pour Paris où, grâce à l'amitié des Blancs, il trouve du travail<br />

dans une usine<br />

; il devient finalement champion de boxe et le héros d'un film, Un Coeur<br />

gros comme ça, qui remporte le prix Louis Delluc, en 1962.<br />

(1) - Malick Fall, La plaie, op. cit., p. 179.<br />

(2) _. M. G. M. Faye, Le débrouillard, op. cit., p.22.


- 214 -<br />

L'attrait de la ville apparaît, dans ce récit, comme Une véritable libération, une<br />

ouverture vers le bonheur ; la ville elle-même et les hommes qui l'habitent, se présentent<br />

,<br />

comme des instruments de la Providence. Faye a confiance en l'homme et en Dieu. La ville<br />

qu'il décrit n'est pas "cruelle" comme celle d'Eza Boto, où l'Administration coloniale avec<br />

ses systèmes de contrôle, ses commerçants et ses policiers conjuguent leurs efforts pour<br />

causer la ruine du pauvre Banda venU chercher fortune ; elle n'est pas Saint- Louis de<br />

Malick Fall, où Magamou déçu et réduit à la mendicité, se dessèche dans une solitude cruelle.<br />

Le héros de Faye n'est pas le Samba Diallo de L'aventure ambiguë, vaincu par Paris où il<br />

avait, pourtant, espéré apprendre des Blancs ""art de vaincre sans avoir raison" (1). Faye est<br />

un vagabond heureux, et pour lui, la ville moderne est Un des biens les plus précieux que<br />

l'Occident a légués à l'homme. Par conséquent, comme l'a si bien remarqué Bernard<br />

Mouralis :<br />

"Le débrouillard, en raison de la formation de l'auteur,<br />

constitue un document de<br />

tout premier ordre sur la<br />

personnalité et les aspirations de ces milliers de ieunes<br />

A fricains<br />

qui sont entrés en contact avec le monde<br />

moderne, tout seuls, sans la formation intellectuelle<br />

donnée par l'école et qui ont su se "débrouiller" (2).<br />

. -- .-- ----_.- --.-------..-------- -----_.---- -;----------- -- --------------- -_. ------ ---- .---- ------------- -- -------- -----.-.---- ---- -.- ---------<br />

(1) -- Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p.47.<br />

(2) - Bernard Mouralis, Individu et collectivité dans le roman négro-africain d'expression<br />

française, op_ cÎt., p. 112.


- 215 -<br />

La nouvelle tendance que "on peut déceler dans la conception du thème de l'attrait<br />

de la ville par Malick Fall et N. G. M. Faye, consiste à se servir de la ville, symbole du<br />

modernisme, comme toile de fond, pour peindre la lutte de l'homme contre le destin, et<br />

pour montrer que l'échec ou le succès dans cette lutte, n'est que la manifestation de la<br />

volonté de l'homme de s'affirmer, de se réaliser, de se sentir heureux. Si Magamou et Faye<br />

quittent leurs villages pour s'installer à la ville, c'est parce qu'ils veulent sortir de la bassesse<br />

de leur existence pour accéder à la lumière. Au terme de cette aventure, ils peuvent réussir<br />

ou échouer, mais l'essentiel est qu'ils auront lutté. Aussi l'attrait de la ville, dans le nouveau<br />

roman africain, n'est-il pas tant un subterfuge pour décrire l'éternel conflit des cultures<br />

(africaine et européenne) qu'une technique pour sonder l'âme des "petites gens" et pour<br />

exposer les divers problèmes de la condition humaine.<br />

La menace d'une nouvelle bourgeoisie<br />

"1/ nous faut encore lutter contre ceux qui nous<br />

exploitent, contre cette bourgeoisie noire qui sème partout<br />

'la faim pour bien manger, contre nos frères qui nous<br />

oublient. Nous comptons sur vous, sur le peuple pour<br />

gagner la bataille" (1 J.<br />

C'est en ces termes que Kossia, personnage principal de Violent était le vent de Charles<br />

Nokan, présente le problème de la bourgeoisie africaine à ses camarades de lutte. Ce nouveau<br />

thème du roman africain, occupe une place sans précédent dans Violent était le vent et<br />

surtout dans Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma. Ces romanciers à<br />

tendance socialiste attirent "attention sur le danger que représente la nouvelle classe<br />

bourgeoise de l'Afrique indépendante pour les, masses déjà trop pauvres el pour<br />

(1) - Charles Nokan. Violent était le vent, op, cil.. p, 121


- 216 -<br />

le<br />

développement harmonieux de l'économie nationale. Ils craignent l'exploitation et la<br />

domination du peuple par cette nouvelle classe qui veut, à tout prix, conserver ses avantages<br />

hérités du système capitaliste de l'ancien colonisateur. Mais ce nouvel homme africain, ce<br />

nanti dont le poids pèse lourdement sur le peuple, d'où vient-il<br />

7 Quelle attitude adoptet-il<br />

vis-à-vis de la masse populaire 7 Quelle préoccupation sociale est la sienne 7 Par rapport<br />

à quoi se définit-il 7<br />

Dans le<br />

roman de l'Afrique indépendante, le bourgeois nègre appartient à l'équipe<br />

gouvernementale qui, selon Charles Nokan, n'a fait que "remplacer les exploiteurs (les anciens<br />

colonisateurs} par des exploiteurs" (1) noirs. Typiques de ces gens, sont le Président et le<br />

Secrétaire général du Parti. Ce sont aussi les directeurs de coopératives, nommés par le<br />

Gouvernement. Ces gens, nous dit Ahmadou Kourouma :<br />

"Tant qu'ils savent dire les louanges du Président, du Chef<br />

unique et de son Parti, le Parti unique, peuvent bien<br />

engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul oeil ose<br />

ciller dans tou te l'A frique" (2J.<br />

Ils sont "'es plus viandés et gras morceaux des Indépendances" (3). Pour ces gens,<br />

Fama n'a que mépris. Aussi le romancier les décrit-il sur un ton persifleur ; le Parti unique<br />

auquel ils appartiennent, n'est que façade, c'est-à-dire lm mimétisme fort truqué. Ils<br />

trompent et exploitent le peuple.<br />

(1) - Charles Nokan, Violent était le vent, op. cit., p. 123.<br />

(2) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.23.<br />

(3) - Ibidem, p.23.


- 217 -<br />

C'est également dans la classe dirigeante que Charles Nokan situe les nOUVeaux<br />

bourgeois noirs qui menacent le peuple. Kotiboh, un des principaux protagonistes de<br />

Violent était le vent, est un chef qui à la veille des Indépendances, se montre très devoué à<br />

son peuple. Mais après la liberté retrouvée, il remplace l'Administrateur blanc, méprise la<br />

masse et tourne "Administration à son avantage. et à celui des membres de son équipe. La<br />

technique de Nokan consiste à opposer la jeunesse révolutionnaire, à la tête de laquelle se<br />

trouve Kossia à Kotiboh et aux nouveaux bourgeois qui veulent s'ériger en une classe dominante.<br />

Kossia sera fusillé, mais non sans avoir secoué la bourgeoisie. Dans le récit de Nokan<br />

comme dans celui de Kourouma, c'est l'orgueil, l'individualisme, "égoïsme et la violence qui<br />

caractérisent la nouvelle bourgeoisie africaine. Cette violence a une finalité<br />

: terroriser le<br />

peuple, le neutraliser, afin de mieux l'exploiter. Un vrai étouffement regrettable, puisqu'il<br />

sème l'injustice.<br />

Si Charles Nokan et Ahmadou Kourouma condamnent la nouvelle bourgeoisie africaine<br />

ainsi que son égoisme, sa violence et son mépris pour le peuple, c'est parce qu'ils veulent<br />

guérir la société actuelle pour qu'elle pratique l'humanisme de la société traditionnelle où,<br />

comme le soulignait Jean Malonga :<br />

"Tout est à tout le monde et ~ personne. et (où)<br />

l'individu se perd dans la communauté. (où) le chef n'a<br />

pas plus de droit que le dernier de la cité pour puiser<br />

dans le trésor...• (où) les mots faim, misère. orphelin<br />

ne sont pas connus" (1).<br />

.._. -- -- - ---. -- ------- ------ --- -_. ------ -- --- _. ----------.-..----------- -- -- --- -- -- _. _...-.---.---------- _. -----_. _. _. - ---- -- ~ --- -- -.----_.- _.-.<br />

(1) -- Jean Malonga. La légende de M'pfoumou Ma Mazono, op. cil., p. 118.


- 218 -<br />

Une autre catégorie de la nouvelle bourgeoisie africaine constamment critiquée est<br />

l'élite intellectuelle représentée dans Les Soleils des Indépendances par Nakou<br />

"Diplomé de Paris et comme tous les jeunes Malinkés<br />

débarquant de France, impoli à flairer comme un bouc<br />

les fesses de sa maman, arrogant comme le sexe d'un<br />

âne circoncis" (1J.<br />

Une fois encore, il faut souligner le ton railleur avec lequel Ahmadou Kourouma<br />

décrit cette nouvelle bourgeoisie africaine, et par la-même, l'hostilité qu'il affiche à l'égard<br />

de ces nouveaux parvenus qui se croient supérieurs aux autres. L'écrivain public, les<br />

fonctionnaires de l'Administration, ces gens inconscients et moralement dépravés qui font<br />

souffrir le vieux Dieng, illetré, dans Le mandat de Sembène Ousmane, appartiennent,<br />

eux-aussi, à la classe des nouveaux bourgeois qui ne connaissent d'autres valeurs que celles<br />

de l'argent et la fausse respectabilité qu'il confère. L'homme d'affaires<br />

Mbaye, ce "cafard"<br />

qui vole<br />

le mandat que lui confie Dieng, est lui aussi, le prototype des nouveaux riches aux<br />

"dents longues", toujours richement vêtus, qui ont le culte de l'argent, le désir d'être Dieu.<br />

Il<br />

est toutefois illusoire de penser que les romanciers qui ont introduit ce nouveau<br />

thème de la nouvelle bourgeoisie africaine aux "dents longues", visent la disparition des<br />

classes<br />

car, même dans la ~ociété<br />

traditionnelle africaine, la notion de classe n'était pas<br />

absente<br />

le chef se distinguait de l'esclave, le griot du notable ; tout au plus, veulent-ils,<br />

ces romanciers, la réduction des inégalités, la fin de l'exploitation du peuple par les plus<br />

fortunés, "les plus viandés et gras morceaux" (2l.<br />

(11 - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 169.<br />

(2) - 1bidem, op. cil., p. 23.


- 219 -<br />

- La violence<br />

Nous avons vu comment Charles Nokan, Ahmadou Kourouma et Camara Laye ont<br />

évoqué le thème de la violence pour décrire le collectivisme despotique qui, selon eux,<br />

caractérise les Partis uniques de l'Afrique indépendante et menace de supprimer les droits<br />

et la dignité inaliénables de l'homme. Dans leurs oeuvres, la violence apparaît comme<br />

l'assujettissement cruel, en matière politique, de l'homme noir par "homme noir, et<br />

l'anéantissement de la liberté individuelle "sous les Soleils des Indépendances". Cette violence<br />

et le but ignoble qu'elle poursuit, constitue, aux yeux du peuple, un recul, une déception de<br />

l'homme des Indépendances.<br />

La violence, chez ces romanciers, sous-tend et soutient le<br />

conflit des générations dans lequel, le nouvel homme politique noir se trouve impliqué.<br />

Mais c'est dans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem que la violence comme<br />

nouveau<br />

thème du roman africain apparaît avec beaucoup plus de clarté. Dans ce texte,<br />

la violence apparaît è la fois comme un moyen et une fin; elle est une partie indispensable<br />

de l'être. D'une certaine manière, le livre de Yambo Ouologuem pourrait passer pour une<br />

étude de la violence<br />

; car tout ce qui entre dans la vision du romancier porte l'empreinte<br />

de la violence, de l'épouvante. La violence chez Ouologuem apparaît donc comme un<br />

phénomène social.<br />

A travers la légende des Saïfs et de l'Empire de Nakem, Yambo Ouologuem étale des<br />

scènes d'une barbarie et d'une cruauté insoupçonnables. De 1202 è nos jours. il retrace la<br />

macabre histoire du Nègre baptisé dans le supplice et qui :


- 220 ~<br />

"N'ayant point d'âme, mais seulement des bras - contrairement<br />

à Dieu - dans une infernale jubilation du<br />

sacerdoce et du négoce, de l'intime et de la publicité,<br />

abattu, débité,stocké, marchandé, disputé, adjugé, vendu,<br />

fouetté, attaché,... fut jeté aux quatre vents" (1 J,<br />

par les Saïfs et les notables, les envahisseurs arabes et européens, jusqu'à la veille de<br />

la<br />

décolonisation, jusque même aujourd'hui, puisque le même Nègre reste victime de ta violence<br />

inassouvie de Saïf qui :<br />

"Pleuré trois millions de fois renaÎt sans cesse à l'histoire,<br />

sous les cendres chaudes de plus de trente Républiques<br />

africaines" (2J.<br />

De la traite aux Indépendances, en passant par la colonisation, Yambo Ouologuem<br />

montre comment la vie humaine n'a point de valeur dans un empire où Saïf ben Isaac El<br />

Heït, descendant des empereurs du Nakem, emprunte la violence comme moyen. Sa violence<br />

s'exerce partout et contre tous ; elle est une, vivante et agissante. Elle a soif de sang, et<br />

lorsqu'elle le<br />

boit, elle devient ivre. C'est pourquoi le récit de Yambo Ouologuem coule<br />

comme du sang. Quand ce n'est pas la mort rouge, c'est la mort froide qui pèse sur l'univers<br />

romanesque de l'auteur. Tantôt, c'est la brûlure des captifs d'une tribu vaincue, tantôt, c'est<br />

l'assassinat de tous les nouveau-nés de l'Empire de Nakem, sur ordre de Saïf ; ici, c'est<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 17 - 18.<br />

(2) - Ibidem, p.207.


- 221 -<br />

"le sang d'enfants égorgés et de femmes enceintes éventrées" (1) ; là, c'est "le spectacle<br />

horrible de dix-sept foetus expulsés par les viscères béants de mères en agonie" (2)<br />

; hier,<br />

c'était l'assassinat des Administrateurs Chevalier et Vandame, du sorcier Bourémi, de<br />

Sankolo, d'Awa ; aujourd'hui, c'est la c1itoriJectomie barbare et la mort de Tambira, la<br />

torture et la mort de Kassoumi-père, le meurtr~<br />

de Kadidia, la destruction de la maison de<br />

Raymond Spartacus et la mort de ses enfants. Et le rythme de la violence s'étend, interminable<br />

; il embrasse tout, homme, femme, enfant, indigènes et étrangers. Le feu, le fer, la<br />

flèche empoisonnée, la vipère aspic, des tueurs à gages, tout parle le langage de la destruction<br />

et de la mort dans Le devoir de violence.<br />

La violence, telle que la conçoit Yambo Ouologuem, n'est pas seulement un phénomène<br />

social, elle est, par surcroît, un phénomène naturel. Elle est dans l'homme et dans le<br />

monde et transforme notre planète en un enfer terrestre, en un four crématoire.<br />

Il n'est donc pas étonnant que les personnages dans Le devoir de violence soient, à<br />

"exception de la figure sacrée de l'Evêque Henry, tous présentés comme des damnés,<br />

enfermés dans un lieu de cruelles souffrances, sans aucun espoir de salut. Dans ce monde qui<br />

est le leur, la violence est un devoir, il n'y a pas d'échappatoire possible<br />

; la souffrance et la<br />

mort sont, elles aussi, un devoir permanent, puisque tout le monde est "baptisé dans le<br />

supplice". Même Sail ben Isaac El Heït, cerveau de toutes les violences, a lui aussi peur; il a<br />

peur de mourir et soupçonne tout le monde : Bourémi, Chevalier, Sankolo, El Hadj Hassan,<br />

Raymond Spartacus, et même le bon Evêque Henry.<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 10.<br />

(2) -- Ibidem, p. 10.


- 222 -<br />

Tout ce que les personnages de Yambo Ouologuem touchent, s'imbibe de violence.<br />

Violence sauvage des guerriers, violence barbare des sorciers qui jettent des sorts et hypnotisent<br />

les femmes qu'ils désirent, crime hurlant contre les mères en couches et les nouveaunés<br />

; l'anthropophagie, la soif du mal, le goût du sang, le chien qui s'accouple avec la<br />

courtisane Awa pour satisfaire le désir sadique de Chevalier, l'inceste de Raymond Spartacus<br />

avec sa soeur Kadidia à Paris, la mort de Kadidia dans une boîte de nuit à Paris : la liste est<br />

longue<br />

; ce sont là, in medias res, les visages épouvantables de la violence qui se dessinent<br />

à travers toutes les pages du Devoir de violence.<br />

Pour traduire cette violence, Yambo Ouologuem adopte une technique, bien à lui, qui<br />

opère, elle aussi, par la violence. C'est ainsi que la violence verbale, l'exagération, l'ironie<br />

destructrice, l'irrévérence et même le blasphème, deviennent les moyens, par excellence, de<br />

"expression du thème de la violence.<br />

Hubert de Leusse, a fort bien montré, dans son ouvrage, Afrique et Occident: heurs<br />

et malheurs d'une rencontre, comment, dans la pensée de Yambo Ouologuem, l'Afrique est<br />

synonyme de danger, de cruauté et de lUXUre, comment "depuis toujours, au Pays noir, c'est<br />

le règne de l'épouvante et de la violence" (1). Certes l'Empire africain de Nakem que nous<br />

(11 - Hubert de Leusse, Afrique et Occident<br />

heurs et malheurs d'une rencontre,<br />

Paris,<br />

L'Orante,<br />

1971, p.135.


- 223 -<br />

décrit Ouologuem, est Un lieu où la cruauté, l'épouvante et la violence règnent, au point de<br />

devenir un "devoir" pour tous, puisque le romancier ne fait aucune distinction entre "les<br />

bourreaux et les victimes", pour reprendre les termes de Mohamadou Kane. Mais que l'auteur<br />

aÎt situé la scène de cette violence dans Un pays d'Afrique, d'ailleurs fictif, ne peut pas être<br />

une preuve suffisante et convaincante que tout Iole Pays noir" est synonyme de la violence.<br />

Parce que le lieu de l'action d'Une oeuvre romanesque, n'est pas forcément l'espace réel<br />

que couvrent les événements racontés.<br />

Mais s'il est vrai que Le devoir de violence est une négation de l'Afrique douce, paisible<br />

et innocente' que chantent les écrivains de la Négritude, il n'est pas moins vrai que le thème<br />

central du roman est la violence. Elle n'est pas la particularité du monde noir. Les<br />

envahisseurs arabes, l'armée coloniale qui détruit l'homme et la civilisation dans le roman,<br />

les Ethnologues qui transportent les oeuvres d'art sacrées de l'Empire de Nakem dans les<br />

musées européens, toutes ces forces violentes qui combinent leur cruauté avec celle des Noirs,<br />

toutes ne sont pas noires. La violence de Yambo Ouologuem est donc à la fois africaine et<br />

universelle ; elle relève de la condition humaine, et c'est pourquoi la violence verbale de<br />

l'auteur n'épargne ni Africains ni Européens. Tous ses personnages, excepté "Evêque Henry,<br />

sont des êtres violents. Lorsqu'ils ne manifestent pas leur violence dans des actes visibles et<br />

concrets, ils le font en pensée, et quelquefois, la violence réprimée se déchaîne et s'infiltre<br />

dans leur langage. Un exemple particulièrement remarquable de cette violence est celle qui<br />

se manifeste dans le langage de Vandame lorsqu'il s'adresse à Wampoulo, Kratonga et<br />

Sankolo, tueurs à gages de Saïf, venus pour l'assissiner :


- 224 -<br />

"Vous êtes complètement fous... Vous êtes furieux d'être<br />

colonisés, d'être, avec Sait, une espèce de garçons de<br />

courses de l'oeuvre que nous menons au Nakem. C'est<br />

pour ça que vous nous portez de tels coups, et si<br />

bassement. Vous avez débuté comme fils d'esclaves,<br />

comme des captifs que mon pays s'efforce de libérer, de<br />

civiliser - et maintenant vous voilà avec la crapule... Et<br />

vous êtes encore à souhaiter que cette insolence dure, à<br />

craindre de tomber en disgrâce 1" (1J.<br />

Cette vÎolence verbale est le seul ressort de Vandame qui sera, peu après, victime des<br />

agents de Saïf qui n'ont aucun respect pour la vie humaine. Il ne fait aucun doute que<br />

Vandame aurait, lui aussi, tué Saïf, s'il en avait eu l'occasion. Car, c'est le projet de son<br />

successeur Chevalier qui a fatalement échoué. Point n'est besoin également de rappeler que<br />

Kratonga et Sankolo ont été, dans la suite, victimes de la violence du même Sail La violence,<br />

' , 1,.'.1 •<br />

chez Ouologuem, est un acte spontané ~ Wt.t~un refus d'aimer et un refus de l'homme<br />

par autrui. L'homme de Yambo Ouologuem et son monde incarnent la violence.<br />

c - Conclusion<br />

Dans son ensemble, le roman de l'Afrique indépendante exprime d'autres aspects<br />

de la<br />

réalité par rapport au roman antérieur aux Indépendances, où les thèmes de la vie<br />

sociale tournaient trop souvent autour des exactions de l'Administration coloniale, de la<br />

discrimination<br />

raciale, des difficultés de mariage mixte, de la pauvreté de la campagne et<br />

tant d'autres bric-à--brac romantiques qui attirent la curiosité et le goût du public européen.<br />

(1) .- Yambo Ouologuem. Le devoir de violence. op. cit., p. 129.


- 225 -<br />

Ces oeuvres mettent l'accent sur les problèmes sociaux crées par la mutation sociale<br />

et par l'homme noir lui-même. Aussi, la fourberie, la malhonnêteté, la gabegie, l'oppression<br />

de la masse par les plus forts, la menace d'une nouvelle bourgeoisie africaine, l'individualisme<br />

naissant inhérent au système capitaliste, la dégradation des moeurs, tous ces thèmes,<br />

y<br />

trouvent-ils leur expression la plus objective.<br />

Le thême principal de ce roman est donc'.celui de la conscience politique de l'homme<br />

nOir. Il<br />

ne s'agit plus de la dénonciation anticolonialiste où se sont illustrés les romanciers<br />

de la période coloniale, ni de cette révolte narcissique qui se prolonge encore dans certains<br />

romans. A partir des oeuvres comme Les Soleils des Indépendances ou Le devoir de violence,<br />

va surgir un décryptage nouveau de la réalité africaine : la révolte et la violence vont se<br />

tourner vers l'Africain lui-même, en tant qu'il prolonge le processus de déshumanisation<br />

et de "zombification", commencé avec la colonisation. Le nouveau roman africain va devenir<br />

un espace, non d'imprécations futiles, mais de création de l'homme, un espace où l'écrivain<br />

va fonder sa liberté et le mouvement de son existence. Mohamadou kane a vu juste, quand<br />

il déclare :<br />

nA l'origine de l'épanouissement du roman, il faut voir<br />

l'arrivée de nouveaux talents. Ces ieunes écrivains ont su<br />

se garder de ne voir l'Afrique qu'à la suite des Africanistes.<br />

Les ornières de l'exotisme ne les ont pas séduits. C'est dans<br />

la description de la vie africaine, de l'environnement<br />

socio-culturel que réside la substance de leurs oeuvres.<br />

Cette attention soutenue au cadre géographique, à ses<br />

rapports avec la mentalité des habitants, aleurs croyances,<br />

c'est cela qui est nouveau. Leur volonté d'aller au fond des<br />

choses rend fort bien compte des mutations opérées dans'<br />

ce domaine. L'autobiographie a considérablement reculé.<br />

Les nouveaux romanciers témoignent d'un remarquable<br />

souci d'oblectivation. Ils tiennent les choses à bout de bras<br />

pour mieux les décrire" (1 J.<br />

(1) - Mohamadou Kane, .. L'actualité de la littérature africaine d'expression française", op.<br />

cil., p. 241.


- 226 -<br />

En d'autres termes, tout est devenu plus secret, plus profond, plus intimement senti<br />

dans le roman de l'Afrique indépendante.<br />

Mais peut-on alors conclure qu'il existe \Jne opposition fondamentale entre les romans<br />

anticolonialistes et ceux parus après 1960 7 La révolte contre les cruautés du système<br />

judiciaire colonial dont nous parle Olympe Bhêly-Quenum dans Un piège sans fin (1960) ou<br />

les souffrances des peuples du Cameroun sous les conquêtes successives des Allemands, des<br />

Anglais et des Français dont nous entretient Jean<br />

1kellé-Matiba dans Cette Afrique-Ià<br />

(1963), sont des sujets qu'on retrouve dans maints romans des années 50. Bernard Dadié<br />

critique la société occidentale dans Patron de New-York (1964) et dans La Ville où nul ne<br />

meurt (1969), tout comme il l'avait fait dans Un Nègre à Paris (1959).<br />

Ces quelques exemples suffisent à montrer que "ancienne contestation du roman<br />

anticolonialiste a été reprise et transmutée selon les nouveaux rapports établis entre l'Africain<br />

soumis au paupérisme permanent et la classe dirigeante, plus particulièrement, la nouvelle<br />

bourgeoisie africaine qui s'est substituée à l'ancien colonisateur pour opprimer, plus<br />

brutalement encore, le Noir.<br />

La virulence de la contestation qu'expriment ces romans va au-delà du simple cri ;<br />

il s'agit d'un projet littéraire qui tente d'instituer de nouvelles structures sociales et économiques<br />

en Afrique, tout en affirmant la primauté d'une réelle indépendance, à la fois du<br />

continent et de l'individu.


- 227 -<br />

La<br />

révolte du nouveau romancier africain s'effectue donc aU niveau de la prise de<br />

conscience de l'Africain face à la vie, face à la situation du sous-développement qui est la<br />

sienne, mais également au niveau de la dénonciation des nouveaux régimes constitués en<br />

Afrique, rendus responsables de prolonger la dépersonnalisation et la déshumanisation de<br />

l'ancienne colonisation. C'est pourquoi Mongo .Béti, par exemple, reprendra dans Perpétue et<br />

l'habitude du malheur (1) et surtout dans Remember Ruben (2), la même dénonciation<br />

violente qu'il avait exprimée dans Ville cruelle ou le Roi miraculé à l'endroit du colonisateur,<br />

mais en s'adressant, cette fois-ci, aux nouveaux dirigeants africains.<br />

On peut donc dire que la création romanesque en Afrique noire s'est fortement<br />

diversifiée et différenciée depuis Force-Bonté (1926) de Sakary Diallo et Karim (1935)<br />

d'Ousmane Socé. La thématique du roman s'est également élaborée, étape après étape, en<br />

relation avec la prise de conscience par l'Africain de son entité personnelle, de sa propre<br />

angoisse et de son drame de colonisé, d'intellectuel équivoque, de paria dans l'univers<br />

traditionnel. C'est pour cela que la part de la révolte reste prépondérante, depuis le roman<br />

anticolonialiste jusqu'à ce jour.<br />

Telle est la physionomie du roman africain de 1950 à 1970, dont noUs avons tenté de<br />

montrer les divers aspects, en étudiant les conditions de son émergence et de son évolution.<br />

Il<br />

nous faut, dès à présent, examiner le projet littéraire du romancier noir, c'est-à-dire<br />

le but qu'il poursuit dans ses romans.<br />

(1) - Mongo Béti, Perpétue et l'habitude du malheur, Paris, Suchet/Chastel, 1974.<br />

(2) - Mongo Séti, Remember Ruben, Paris. U. G. E., 1974.


Université de la Sorbonne Nouvelle<br />

Paris III<br />

Aspects du réalisme dans le roman<br />

africain de langue française<br />

'. . ,". ~,". ,:-, '., ,'.<br />

Présefllée par:<br />

Marcellin nOKA<br />

Sous la directiofl de :<br />

M. le Professeur Roger FAYOLLE<br />

TOME II<br />

Année 1986


DEUXIEME<br />

PARTIE<br />

LE PROJET LITTERAIRE<br />

DES<br />

ROMANCIERS<br />

AFRICAINS


- 229 -<br />

La Première Partie de cette étude nous a permis d'examiner le roman africain<br />

et la scène littéraire africaine depuis 1950.<br />

Nous avons remarqué que les thèmes relatifs<br />

à la situation de dépendance coloniale et de ses méfaits ont largement dominé l'univers<br />

romanesque des romanciers noirs.<br />

L'esprit de leurs écrits était celui de la révolte et du<br />

combat.<br />

Pour refléter ce conflit. ils ont imposé, d'une façon générale, une structure interne<br />

antithétique au roman, structure qui repose sur "opposition entre le monde des colonisateurs<br />

et celui des colonisés.<br />

Nous avons également analysé le roman africain de 1960 à 1970.<br />

Nous avons alors<br />

vu que l'Afrique étant devenue indépendante,<br />

les écrivains ont ressenti l'impérieux besoin<br />

de chercher de nouvelles inspirations, pour donner à leurs productions, une nouvelle orientation,<br />

une écriture originale, dans laquelle la vision du romancier cesse d'être "exotique"<br />

pour devenir indigène, c'est-à-dire essentiellement centrée sur les réalités profondes<br />

actuelles de la vie africaine.<br />

Cette approche nous a paru indispensable dans la mesure où l'on ne peut prétendre<br />

étudier sérieusement les "aspects du réalisme du roman africain", SI J'on ne commence<br />

d'abord par montrer les divers aspects de ce roman, en analysant les conditions de<br />

son émergence, de son évolution, sa structure et ses prÎncipaux thèmes.<br />

Dans la Deuxième Partie consacrée au projet littéraire des romanciers,<br />

nous nous<br />

proposons d'envisager, dans un. premier chapitre, le but qu'ils poursuivent dans leurs<br />

oeuvres. Nous constaterons qu'ils utilisent, pour ce faire, des titres et des Préfaces qui


- 230 -<br />

indiquent leur adhésion aux principes du réalisme ; parce que ce qui frappe le lecteur,<br />

chez eux, c'est qu'ils proclament qu'ils écrivent au nom de la prétendue nécessité<br />

du réalisme, dans toute son étendue, sans omission aucune.<br />

Au niveau du vérifiable et du vraisemblable, nous établirons, dans un deuxième<br />

chapitre, une corrélation de l'oeuvre romanesque avec l'histoire, parce qu'il existe une<br />

interdépendance indissociable entre l'oeuvre et celle-ci.<br />

Cependant, "absence d'une relation<br />

rigoureuse de vérité doit nous rendre prudent.


- 231 -<br />

CHAPITRE<br />

LES PARATEXTES DU ROMAN AFRICAIN<br />

1- LES TITRES (1)<br />

Le roman est à la fois un texte et un objet, un "volume" au double sens du terme.<br />

Le lecteur le perçoit d'abord comme objet; il est attiré par la couverture, qu'elle soit reliée,<br />

brochée ou munie d'une "jaquette" publicitaire. Il en découvre ensuite le titre, premier<br />

élément du texte.<br />

Le titre d'un roman est donc à la fois une partie dutexte et une annonce<br />

publicitaire, une profession de foi.<br />

Il sert:<br />

(1) - Bernard Mouralis a mené une enquête magistrale sur les titres des romans africains de<br />

langue française dans le nO 114 ("Pour qui écrivent les romanciers africains"?, 2e trim.<br />

1980, p. 53 . 72) de Présence Africaine. Nous aurions pu y renvoyer le lecteur;<br />

mais nous ne le ferons pas, pour deux raisons essentielles:<br />

- Une analyse détaillée des titres des romans africains de langue française est<br />

capitale pour le sujet que nous traitons.<br />

Le but poursuivi par Mouralis ne semble pas être tout à fait le même que le<br />

nôtre.<br />

Toutefois, il y a un certain nombre d'observations de son enquête qui sont utiles à<br />

notre sujet et dont nous serons bien aise de nous inspirer largement. De quoi estil<br />

question dans cet article ? Mouralis indique que les romans africains de langue<br />

française forment une entité et présentent des caractères spécifiques ; mais ces<br />

caractères, poursuit-il, ne résident pas toujours là où le critique les situe habituellement,<br />

parce que la perspective adoptée par les romanciers à propos des titres de<br />

leurs oeuvres, répond à une double exigence: protester et informer. L'examen<br />

permet de constater que' les auteurs donnent à leurs titres lm caractère africain,<br />

mais plusieurs d'entre eux se situent dans la perspective plus générale d'une littérature


- 232 -<br />

- A informer sur le contenu, à désigner ou à qualifier le texte, le héros de l'oeuvre<br />

ou "action principale, à en dégager le sens ou la portée historique, morale, sociale, philosophique.<br />

- A attirer le lecteur par tous les moyens; en piquant sa curiosité, en répondant à ses<br />

habitudes, à ses préjugés, ou, aU contraire, en l'étonnant et en le choquant.<br />

Le titre d'un<br />

roman, dit en substance Claude Duchet :<br />

"Est un message codé en situation de marché,<br />

il résulte<br />

de la rencontre d'un énoncé romanesque et d'un énoncé<br />

publicitaire" fT}<br />

Nous nous proposons ici de relever les principales caractéristiques des titres<br />

des romans africains, en tentant de montrer que bon nombre d'entre eux révèlent de la<br />

part de leurs auteurs une adhésion aux principes du réalisme.<br />

de la condition humaine.<br />

des romanciers africains,<br />

à désigner leurs textes,<br />

Le problème fondamental qui paraît caractériser l'activité<br />

telle qu'on peut "appréhender à travers les titres qui servent<br />

réside dans une tentative visant à concilier les exigences de<br />

"Africain et de celles de l'Ecrivain.<br />

(1) - Claude Duchet, "La fille abandonnée et la bête humaine, éléments de titralogie<br />

romanesque", in Littérature, nO 12, décembre 1973. p. 50.


- 233 -<br />

Au contraire de la poésie africaine qui,<br />

par certains de ses aspects, frise l'hermétisme<br />

et souvent ne réussit qu'à "suggérer", au lieu de communiquer un langage clair et concret,<br />

le roman africain explique et parle réellement aux Africains.<br />

D'où un choix méticuleux<br />

des titres (1) par les romanciers africains. Le titre des oeuvres romanesques africaines<br />

n'est pas indifférent; il résume en Un,<br />

deux ou plusieurs mots (2) l'oeuvre littéraire. Tout<br />

comme son contenu, le titre est profondément réaliste, c'est-à-dire qu'il vise déjà la nature<br />

réelle de l' "objet", en évitant soigneusement de l'idéaliser.<br />

Notre corpus sera le plus vaste possible: nous examinerons les titres des romans parus<br />

de 1950 à 1970; ce faisant, nous appliquerons la règle bien connue des philologues et des<br />

épigraphistes,<br />

qui est une autre forme du principe de "induction par énumération simple et<br />

exhaustive:<br />

"C'est en effet un principe essentiel que celui de la série.<br />

Une inscription isolée ne livre qu'une partie de son enseignement<br />

; elle ne prend son vrai sens qu'au sein d'une<br />

série ; plus la série est abondante et variée, plus l'inscription<br />

devient intéressante.<br />

(1) - Plus soumis que le texte aux règles du marché, le titre est parfois imposé par "éditeur<br />

à "auteur.<br />

On se rappelle ql,le l'éditeur Gallimard imposa La nausée à J.P. Sartre qui<br />

avait proposé Melancholia.<br />

(2) - Le litre est "un texle facile, dramatisé. économe de matériel verbal et comportant<br />

surtout des mots pleins en petit nombre, quatre à six selon les relevés de C. R. Haas",<br />

Claude Duchet, "La fille abandonnée et la bête humaine", op. cit. p. 62,


- 234 -<br />

C'est la règle d'or exprimée pour tous les monuments<br />

archéologiques par Eduard Gehrard : "Qui a vu un<br />

monument n'en a vu aucun ; qui en a vu mille en a vu<br />

un" (1).<br />

Quatre types de caractéristiques retiendront notre attention,<br />

constituant ainsi quatre<br />

niveaux d'analyse :<br />

La structure formelle des titres.<br />

Le niveau idiomatique.<br />

Le niveau de "énonciation.<br />

Le niveau lexical.<br />

A -<br />

Les fonlies des titres<br />

Chaque personne de la société porte un nom qui permet son identification et son<br />

appellation. Les objets, pour les besoins de communication et de signification, reçoivent<br />

de la part des homme des noms.<br />

Aussi les oeuvres littéraires portent-elles des titres qui<br />

permettent de les distinguer les unes des autres.<br />

Relevons donc des exemples des formes<br />

des titres (21<br />

les plus fréquentes dans le roman africain:<br />

1<br />

1 - Un substantif désignant le texte :<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.<br />

Faralako, roman d'un petit village africain.<br />

Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.<br />

Tante Bella, roman d'hier et d'aujourd'hui.<br />

Il) J. Molina, F. Lassane, J.M. Martin. R. Tapéro, B. Valette, "Sur les titres des romans<br />

de Jean Bruce", in Langages, n° 35. sept. 1974, p. 87.<br />

(2) L'ordre de succession des titres est chronologique.


- 235 -<br />

Les mystères du Bani, roman folklorique.<br />

Soundjata ou l'épopée mandingue.<br />

Liaison d'un été (et autres récits).<br />

L'aventure ambiguë.<br />

Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.<br />

A la belle étoile. Contes et nouvelles d'Afrique.<br />

Contes et lavanes.<br />

Le débrouillard. Souvenirs.<br />

L'harmattan.<br />

(Referendum).<br />

Lettres de ma cambuse.<br />

Le journal.<br />

2 - Un substantif désignant le ou les héros, leurs nom, prénom, qualité, profession ou<br />

caractère:<br />

L'enfant noir.<br />

Nini, mulâtresse du Sénégal.<br />

Le fils du fétiche.<br />

Fatimâtâ, la princesse du désert.<br />

Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

Climbié.<br />

Le docker noir.<br />

Le vieux Nègre et la,médaille.<br />

Une vie de boy.<br />

La passion de Djimé.<br />

Tierno Bokar, le sa~c de Bandiil~laril.


- 236 -<br />

Maïmouna.<br />

Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.<br />

Tante Bella. Roman d'aujourd'hui et de demain.<br />

Un Nègre à Paris.<br />

Les inutiles.<br />

Kocoumbo, l'étudiant noir.<br />

Soundjata ou l'épopée mandingue.<br />

Les Bouts de bois de Dieu.<br />

Les filles de la reine Cléopâtre.<br />

Voltaïque.<br />

Le rescapé de l'Ethylos.<br />

Le jeune homme de Bouaké.<br />

Pauvre Alexandrine.<br />

Patron de New-York.<br />

Le débrouillard. Souvenirs.<br />

Le souffle des Ancêtres.<br />

La perdrix blanche.<br />

Dramouss.<br />

Les fils de Kourétcha.<br />

Sola, ma chérie.<br />

Véhi-Ciosane ou Blanche-Genèse.<br />

Le fils d'Agatha Moutlio.<br />

Vive le Président!<br />

Un sorcier blanc à Zangali.


- 237 -<br />

Un enfant d'Afrique.<br />

Les initiés.<br />

3 - Un substantif désignant l'action principale:<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

Sans haine et sans amour.<br />

Ville cruelle.<br />

Victoire de l'amour.<br />

Coeur d'Aryenne.<br />

La légende de M'Pfoumou Ma<br />

Mazono.<br />

Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

La passion de Djimé.<br />

Sous l'orage.<br />

Mission terminée.<br />

Les mystères du Bani.<br />

Un piège sans fin.<br />

Chemin d'Europe.<br />

Les Bouts de bois de Dieu.<br />

Les dernières paroles de Koimé.<br />

Liaison d'un été.<br />

L'aventure ambiguë.<br />

Crépuscule des temps anciens.<br />

Le mystère de "enfant disparu.<br />

Le soleil noir point.<br />

La savane rouge.


- 238 -<br />

L'héritage, cette peste.<br />

Le rescapé de l'Ethylos.<br />

Cette Afrique-là.<br />

Avant Liberté 1.<br />

Le débrouillard.<br />

L'harmattan.<br />

Lettres de ma cambuse.<br />

Le chant du lac.<br />

Sans rancune.<br />

Le souffle des Ancêtres.<br />

Le mandat.<br />

Vers de nouveaux horizons.<br />

Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.<br />

La perdrix blanche.<br />

La dot, plaie sociale.<br />

La plaie.<br />

Vive le Président!<br />

Sur les traces de mon pêre.<br />

La palabre stérile.<br />

Le devoir de violence.<br />

Embarras et Cie.<br />

Une main amie.<br />

La nuit du destin.<br />

:


- 239 -<br />

Rencontres essentielles.<br />

Afrika Baa.<br />

Un Sorcier blanc à Zangali.<br />

Un enfant d'Afrique.<br />

Enquête de la liberté.<br />

Les initiés.<br />

4 - Un substantif désignant le lieu de "action:<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

Ville cruelle.<br />

Nini, mulâtresse du Sénégal.<br />

Fatimâtâ,<br />

la princesse du désert.<br />

Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

Afrique, nous t'ignorons.<br />

Tierno Bokar,<br />

le sage de Bandiagara.<br />

o pays, mon beau peuple!<br />

Faralako, roman d'un petit village africain.<br />

Un Nègre à Paris.<br />

Les mystères du Bani.<br />

Chemin d'Europe.<br />

Au Tchad sous les étoiles.<br />

Cette Afrique-là. .<br />

Le jeune homme de Bouaké.<br />

Patron de New-- York.


- 240 -<br />

Lettres de ma cambuse.<br />

Le chant du lac.<br />

Vers de nouveaux horizons.<br />

Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.<br />

Sur la terre en passant.<br />

Un enfant du Tchad.<br />

La ville où nul ne meurt.<br />

Afrika Baa.<br />

Un Sorcier blanc à Zangali.<br />

Un enfant d'Afrique.<br />

5 - Une phrase ou un fragment de phrase:<br />

Violent était le vent.<br />

Qui est donc mon prochain 7<br />

La ville où nul ne meurt.<br />

Vive le Président!<br />

Une observation rapide et empirique faite sur les formes des titres les plus utilisées<br />

par les romanciers,<br />

révèle les faits suivants:<br />

Il se dégage de chez les romanciers noirs une certaine volonté de conférer, selon<br />

l'expression de Bernard Mouralis, "un statut littéraire à un référent africain" (1). En effet,<br />

notre relevé des titres réunit les fornies les plus diverses:<br />

(1) - Bernard Mouralis, "Pour qui écrivent les romanciers africains 7" Op. cit. p. 57


- 241 -<br />

- Un substantif désignant le texte<br />

16 romans entrent dans cette catégorie, soit<br />

17 % du total.<br />

- Un substantif désignant le ou les héros, leurs nom, prénom, qualité, profession<br />

ou caractère : nous dénombrons 37 romans dans ce groupe, ce qui représente 39 % .<br />

- Un substantif désignant l'action principalE: : 50 romans font partie de ce groupe;<br />

c'est le plus fort pourcentage, soit 53 %.<br />

- Un substantif désignant le lieu de l'action<br />

les titres qui révèlent un lieu -<br />

dit<br />

sont au nombre de 26, soit 27 % .<br />

- Une phrase ou un fragment de phrase nous avons 4 romans" soit 4 % .<br />

Il est à noter que les romanciers noirs choisissent de préférence des titres qui attirent<br />

l'attention du lecteur sur la situation sociale de leurs personnages. Dans les titres<br />

qui désignent un lieu-dit, le nom de ce lieu révèle souvent un drame. C'est là, pensonsnous,<br />

une conception "engagée" de la littérature à laquelle est assignée une fonction de<br />

dévoilement.<br />

La notion du roman est contenue dans le titre lui-même.<br />

Les termes employés<br />

pour caractériser le genre romanesque sont significatifs dans ce sens:<br />

Drame<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

Légende:<br />

Roman:<br />

. La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.<br />

Faralako. roman d'un petit village africain.<br />

Tante Bella. roman d'aujourd'hui et de demain.<br />

Les mystères du Bani, roman fol klorique.


- 242 -<br />

Chronique:<br />

Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.<br />

Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.<br />

Epopée:<br />

Soundjata ou "épopée mandingue.<br />

Récit:<br />

. Liaison d'un été (et autres récits).<br />

Conte et nouvelle:<br />

A la belle étoile.<br />

Contes et nouvelles d'Afrique.<br />

Contes et lavanes.<br />

Souvenir :<br />

. Le débrouillard. Souvenirs.<br />

Histoire :<br />

L'harmattan (Referendum).<br />

Lettres<br />

Lettres de ma cambuse.<br />

Journal<br />

Le journal d'un revenant.<br />

Cette référence au genre romanesque s'inscrit dans une orientation esthétique,<br />

l'adhésion aux principes du réalisme, si l'on considère que les termes relatifs à la catégorie du<br />

romanesque s'articulent. dans les ,titres considérés, sur un référent dont la "réalité" n'est<br />

pas mise en doute. Et Bernard Mouralis a pleinement raison, quand il souligne:


- 243 -<br />

"Dans le cas du roman africain,<br />

le recours au réalisme<br />

parart correspondre à d'autres préoccupations. /1<br />

constitue tout d'abord le moyen par lequel l'écrivain<br />

africain pense pouvoir produire un "discours vrai"<br />

sur l'Afrique qui se substituera désormais à ceux que les<br />

Européens tenaient jusqu'alors (exotisme, littérature<br />

négrophile, littérature coloniale") (T).<br />

B -<br />

Le niveau idiomatique<br />

Ici, sont retenus les titres comportant une "expression figée". Mais précisons déjà<br />

que le choix de ces expressions ne peut reposer sur aucun critère formel:<br />

le sentiment<br />

linguistique (2) du lecteur est seul juge. Considérons seulement que ces titres indiquent,<br />

d'une manière ou d'une autre, la présence de formules stéréotypées. Trois classes seront<br />

disti nguées :<br />

1 - Le titre est constitué dans sa totalité par une expression figée:<br />

Mission terminée.<br />

Un piège sans fin.<br />

A la belle étoile.<br />

L'héritage, cette peste.<br />

Sans rancune.<br />

Vers de nouveaux horizons.<br />

11) - Bernard Mouralis, "Pour qui écrivent les romanciers afrÎcains", op. cil. p. 58.<br />

(2) L'appel au sentiment linguistique peut être empiriquement précisé parle recours il<br />

un inventaire existant: ne seraient, par exemple, considérées comme expressions<br />

fi9éeS que les locutions relevées dans un dictionnaire choisi comme base de n'?férence.


- 244 -<br />

Sur la terre en passant.<br />

La plaie.<br />

Embarras et Cie.<br />

Enquête de la liberté.<br />

2 - Le titre consiste en un sujet suivi d'un groupe verbal constituant une expression figée:<br />

Le soleil noir point.<br />

Violent était le vent.<br />

3 - Le titre comporte une expression figée accompagnée d'un complément:<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

Victoire de l'amour.<br />

Une vie de boy.<br />

Sur les traces de mon père.<br />

Toutes ces expressions que nous venons de relever,<br />

se caractérisent par le fait qu'elles<br />

constituent. quels que soient les éléments morphologiques qui les composent, des<br />

syntagmes autonomes en situation de phrase.<br />

Le recours aux expressions figées dans la constitution des titres des romans africains<br />

demeure faible,<br />

même si l'écrivain témoigne de sa volonté de les intégrer au champ de la<br />

littérature générale. En effet, nous relevons 16 titres sur 94, comme étant constitués<br />

d'expressions stéréotypées, ce qui représente -J.v1'1 tut- plus de 17 %. Que dire<br />

alors?<br />

Le romancier africain n'use presque pas d'expressions toutes faites, quand il élabore<br />

le titre de ses oeuvres; bien au contraire, comme nous l'avions souligné, ces titres ont<br />

tendance à comporter des indices destinés à une orientation esthétique. Les formules


- 245 -<br />

stéréotypées, les formules passe-partout, c'est-à-dire toutes faites, usées, ne visent<br />

pas "objet. Or, le romancier africain vise le concret, en cherchant le plus possible à<br />

"objectivet le réel". Il cherche, par conséquent, à échapper à tout ce qui est abstraction<br />

pure.<br />

c - Le niveau de l'énonciation (1)<br />

En examinant les titres au niveau idiomatique, nous avons souligné que le but<br />

recherché par le romancier noir est "d'objectiver le réel" ; or, l'un des principaux caractères<br />

du réalisme<br />

"consiste dans l'effacement de l'artiste qui s'efforce de ne pas être présent<br />

dans son oeuvre" (2).<br />

Dans ces oeuvres narratives:<br />

"Cet effacement se traduit par une tendance systématique<br />

visant à occulter les conditions dans lesquelles le texte<br />

a été produit,<br />

de manière à créer chez le lecteur l'illusion<br />

que le<br />

texte lu par ce dernier se ramène à un pur<br />

énoncé" (3) .<br />

(11 - Nous empruntons cette catégorie à l'article de Bernard Mouralis, déjà cité. Précisons<br />

que l'énonciation est la trace du sujet dans "énoncé,<br />

tandis que l'énoncé est le texte<br />

tel qu'il se présente à notre lecture.<br />

(2) - Bernard Mouralis, "Pour qui écrivent les romanciers africains", op. cit., p. 58.<br />

(3) - Ibidem , p. 58 - 59 .


- 246 -<br />

Mais comment les romanciers pratiquent-ils dans leurs titres cet effacement?<br />

Ils<br />

s'efforcent de dépouiller leurs titres des marques relatives à l'énonciation.<br />

L'emploi de<br />

l'article défini,<br />

notamment, comme premier terme du syntagme. Montre que les romanciers<br />

qui nous occupent, visent à présenter, de façon "objective", l'univers qu'ils décrivent et<br />

les héros qu'ils mettent en scène:<br />

1 - Titres faisant usage de l'article dèfini :<br />

L'article défini se trouve employé devant le premier terme du syntagme:<br />

L'enfant noir.<br />

Le regard du roi.<br />

La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.<br />

Le fils du fétiche.<br />

Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

Le docker noir.<br />

Le vieux Nègre et la médaille.<br />

La passion de Djimé.<br />

Le Roi miraculé.<br />

Les mystères du Bani.<br />

Les inutiles.<br />

Les Bouts de bois de Dieu.<br />

Les dernières paroles de Koimé.<br />

L'aventure ambiguë.<br />

Les filles de la reine Cléopâtre.<br />

Le mystère de l'enfant disparu.<br />

Le soleil noir point.


- 247 -<br />

La savane rouge.<br />

L'héritage, cette peste.<br />

Le rescapé de "E thylos.<br />

Cette Afrique-là (1).<br />

Le jeune homme de Bouaké.<br />

Le débrouillard.<br />

L'harmattan.<br />

Le chant du lac.<br />

Le souffle des Ancêtres.<br />

Le mandat.<br />

Le four du Cameroun en 59 jours à bicyclette.<br />

La perdrix blanche.<br />

La dot, plaie sociale.<br />

Les fils de Kourétcha.<br />

(1) - On peut inclure dans ce groupe Cette Afrique-là de Jean 1kellé-Matiba. Le<br />

démonstratif joue ici, semble-t-il, le même rôle d'objectivation que l'article; car<br />

l'article,<br />

on le sait,est la simple continuation, le résidu morphologique d'un déterminatif<br />

accusé, le démonstratif latin ille. illa, illud. Rappelons également que par<br />

"opposition au possessif et aux articles,<br />

le démonstratif identifie dans ce qu'elles<br />

ont de plus individuel la personne ou la chose évoquées par le substantif auquel il se<br />

rapporte.<br />

On s'en sert pour les désigner d'une manière précise à l'exclusion de toutes<br />

les autres de la même espèce", R. L. Waguer et J. Pinchon, Grammaire du français<br />

classique et moderne, Paris, Hachette - Université.<br />

1962, p.85.


- 248 -<br />

Le fils d'Agatha Moudio.<br />

La plaie.<br />

La ville où nul ne meurt.<br />

Les soleils des Indépendances.<br />

La palabre stérile.<br />

Le journal d'un revenant.<br />

Le tipoye doré.<br />

Le devoir de violence.<br />

La nuit du destin.<br />

Les initiés.<br />

L'article défini se trouve employé à l'intérieur du syntagme:<br />

Victoire de l'amour.<br />

Le regard du roi.<br />

Nini, mulâtresse du Sénégal.<br />

Le fils du fétiche.<br />

Fatimâtâ, la princesse du désert.<br />

Le vieux Nègre et la médaille.<br />

Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.<br />

Sous l'orage.<br />

Les mystères du Bani.<br />

Kocoumbo, l'étudia~t<br />

noir.<br />

Soundjata ou l'épopée mandingue.


- 249 -<br />

Les filles de la reine Cléopâtre.<br />

Crépuscule des temps anciens.<br />

Le mystère de l'enfant disparu.<br />

A la belle étoile.<br />

Au Tchad sous les étoiles.<br />

Le rescapé de l'Ethylos.<br />

Le chant du lac.<br />

Le souffle des Ancêtres.<br />

Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.<br />

Sur la terre en passant.<br />

Violent était le vent.<br />

Un enfant du Tchad.<br />

Vive le Président!<br />

Sur les traces de mon père.<br />

Les soleils des Indépendances.<br />

La nuit du destin.<br />

En quête de la liberté.<br />

2 - Titres faisant usage de l'article indéfini.<br />

L'article indéfini se trouve employé devant le premier terme du syntagme.<br />

Une vie de boy.<br />

Un Nègre à Paris.<br />

Un piège sans fin.<br />

Un enfant du Tchad.<br />

Une main amie.<br />

Un Sorcier blanc il Zanflal i.


- 250 -<br />

L'article indéfini est employé à "intérieur du syntagme:<br />

Faralako, roman d'un petit vil/age africain.<br />

Liaison d'un été.<br />

Le journal d'un revenant.<br />

3 - Titre ne faisant usage ni de l'article défini, ni de "article indéfini<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

Sans haine et sans amour.<br />

Ville cruelle.<br />

Coeur d'Aryenne.<br />

Climbié.<br />

Afrique, nous t'ignorons.<br />

Mission terminée.<br />

o pays, mon beau peuple!<br />

Maïmouna.<br />

Tante Bella.<br />

Grandes eaux noires.<br />

Chemin d'Europe.<br />

Pour toi,<br />

Nègre mon frère.<br />

Voltaïque.<br />

Contes et lavanes.<br />

Pauvre Alexandrine.<br />

Patron de New- York.<br />

Avant Liberté 1.


Lettres de ma cambuse.<br />

- 251 ­<br />

Sans rancune.<br />

Dramouss.<br />

Sola, ma chérie.<br />

Véhi-Ciosane.<br />

Qui est mon prochain?<br />

Kotia Nima.<br />

Embarras et Cie.<br />

Rencontres essentielles.<br />

Afrika Baa.<br />

Sur les 94 titres que compte notre corpus:<br />

- 69 titres ont été employés avec l'article défini, soit devant le premier terme du<br />

syntagme, soit à l'intérieur du syntagme (73 %).<br />

- 9 titres ont été employés avec l'article indéfini, soit devant le premier terme du<br />

syntagme, soit à l'intérieur du syntagme (9,50 %).<br />

28 titres ont été formulés sans le concours de l'article défini ou de l'article indéfini<br />

(30 %).<br />

Des services rendus par l'article, on le sait, aucun n'est plus essentiel et plus considérable<br />

que celui qui a trait à la détermination. Il suffit que l'article (le, la, les, un, une,<br />

des) s'ajoute à un nom pour que l'extension de ce nom, c'est-à-dire la somme des individualités<br />

ou des unités, à laquelle ce nom s'applique, se restreigne aussitôt, pour que de<br />

général ou de collectif qu'il était,<br />

ce nom devienne plus ou moins limité quantitativement,<br />

mais toujours particularisé (au sens, du moins, de mis à part et de distingué d'autre chose!.


- 252 -<br />

Restreindre ainsi l'extension de sens d'un nom, c'est déjà poser une limite (terminus) et<br />

par là-même, le préciser, quant à la force de l'éclairage. Il est certain qu'Un piège sans fin<br />

est loin d'être aussi explicite que L'enfant noir. Dans le premier cas, l'esprit reste dans<br />

le vague (de quel piège s'agit-il 7) dans le second cas, il se réfère, sans aucune peine,<br />

à cet enfant particulier que les circonstances par elles-mêmes suffisent à indiquer.<br />

Cette tendance à J'objectivation des romanciers africains para it confirmée par le<br />

nombre extrêmement élevé des titres qui font usage de J'article défini (69 sur 94). Dans<br />

ce cas précis, le titre du roman évoque quelqu'un ou quelque chose de connu, de présent<br />

à l'esprit du locuteur,<br />

d'inclus normalement dans un cadre ou dans une certaine situation.<br />

Quant à l'emploi de l'article indéfini, il reste très faible (9 titres sur 94). Dans ce<br />

contexte,<br />

le romancier présente son titre comme un certain être ou un certain objet distinct<br />

des autres êtres ou objets particuliers de l'espèce,<br />

mais dont l'identité reste indéterminée.<br />

A cette catégorie,<br />

il convient d'ajouter les titres quÎ n'emploient ni l'article défini<br />

ni l'article indéfini (28 titres sur 94). Ce groupe de titres peut s'inscrire dans une stratégie<br />

proche de celle des titres employés avec l'article indéfini.<br />

o- Le niveau lexical<br />

Par niveau lexical,<br />

spécifiquement africaine,<br />

nous entendons des termes ou des notions ayant une résonance<br />

c'est-à-":dire des titres qui renferment des termes ou des notions<br />

renvoyant à une réalité proprement africaine:


- 253 -<br />

Drame d'amour à Anécho.<br />

L'enfant noir.<br />

La légende de M'Pfoumou Ma Mazono.<br />

Nini, mulâtresse du Sénégal.<br />

Le fils du fétiche.<br />

Fatimâtâ, la princesse du désert.<br />

Le Pauvre Christ de Bomba.<br />

Climbié.<br />

Afrique, nous t'ignorons.<br />

Le docker noir.<br />

Le vieux Nègre et la médaille.<br />

La passion de Djimé.<br />

Tierno Bokar, le sage de Bandiagara.<br />

Faralako, roman d'un petit village africain.<br />

Maïmouna.<br />

Le Roi miraculé. Chronique des Essazam.<br />

Un Nègre à Paris.<br />

Les mystères du Bani, roman folklorique.<br />

Kocumbo, "étudiant noir.<br />

Soundjata ou l'épopée mandingue.<br />

Les dernières paroles de Koimé.<br />

Crépuscule des temps anciens. Chronique du Bwamu.<br />

A la belle étoile. Contes et nouvelles d'Afrique.


- 254 -<br />

Voltaïque.<br />

Au Tchad sous les étoiles.<br />

Cette Afrique-là.<br />

Le jeune homme de Bouaké.<br />

L'harmattan.<br />

Le souffle des Ancêtres.<br />

Le tour du Cameroun en 59 jours à bicyclette.<br />

La dot, plaie sociale.<br />

Dramouss.<br />

Les fils de Kourétcha.<br />

Véhi-Ciosane.<br />

Le fils d'Agatha Moudio.<br />

Un enfant du Tchad.<br />

Les Soleils des Indépendances.<br />

Le journal d'un revenant.<br />

Kotia Nima.<br />

Afrika Baa.<br />

Un Sorcier blanc à Zangali.<br />

Un enfant d'Afrique.<br />

Ainsi, 42 titres sur 94 retenus renvoient plus particulièrement à Une réalité africaine,<br />

sans qu'il soit nécessaire au lecteur de prendre connaissance du contenu du roman. On peut<br />

dire que la réalité africaine parait constituer un champ privilégié des romans africains.<br />

L'intention fondamentale de l'écrivain noir,<br />

semble être la volonté d'affirmer la prise de<br />

conscience de l'Afrique elle-même, de son identité, de son potentiel, de la dimension


- 255 -<br />

historique dans laquelle il doit s'insérrer.<br />

Au terme de l'examen des titres utilisés par les romanciers africains de langue française,<br />

nous pouvons tirer les conclusions suivantes:<br />

- Un très grand nombre de titres révèlent de la part des romanciers noirs<br />

une adhésion aux principes du réalisme. Cette option est à relier avec une conception<br />

"engagée" de la littérature à laquelle est assignée une fonction de dévoilement.<br />

La perspective que les romanciers adoptent dans les différents titres montrent<br />

qu'ils entendent contester un certain ordre politique, social, culturel, imposé à leurs pays<br />

et à leurs peuples. C'est pourquoi la vision du monde qu'ils expriment, n'est plus "celle<br />

importée des bords de la Seine".<br />

- Ils confèrent à leurs titres, dans une proportion importante, un caractère africain<br />

qui se manifeste, en particulier, par l'emploi des termes renvoyant à une réalité africaine.<br />

Il -<br />

LES PREFACES<br />

" n'existe pas de "théorie du roman africain", avons-nous souligné dans notre<br />

introduction; cependant,<br />

lorsque nous lisons attentivement les Préfaces, les Avertissements<br />

ou les Avant-propos de certaines oeuvres narratives africaines,<br />

nous nous rendons très<br />

bien compte qu'il se dégage un certain courant littéraire auquel la plupart de nos romanciers<br />

se conforment.<br />

En effet,<br />

dans un certain nombre de ces paratextes. "auteur intervient ostensiblement<br />

dans le but d'informer le lecteur sur certains détails du texte qu'il va lire. Il peut dire que le<br />

texte que le lecteur a sous les yeux traduit la réalité, rien que la réalité. Inversement, il


- 256 -<br />

peut nier avoir cherché à traduire la réalité.<br />

Aussi convient-il de faire ressortir les vues des<br />

romanciers africains sur la fonction de l'oeuvre romanesque telle qu'ils la conçoivent; car<br />

comme l'a déjà fait remarquer un critique:<br />

"Ce qu'un grand romancier a à dire su~<br />

son art n'a peutêtre<br />

pas de portée générale,<br />

mais peut tout de même<br />

jeter une lumière plus vive sur sa propre oeuvre" (1).<br />

Et aussi, est-on en droit d'ajouter, sur la "théorie du roman africain". Quel but le<br />

romancier nègre s'est-il fixé? Tenir un miroir devant la réalité?<br />

Eclairer la Nature grâce<br />

à la lumière émise par son esprit?<br />

Créer un univers jamais vu auparavant? Son art doit-il<br />

servir à extérioriser ses propres sentiments, à instruire le lecteur, à corriger les moeurs ..,<br />

ou ne doit-il avoir d'autre but que celui d'amuser? Ou peut-être bien, le roman africain<br />

ne devrait-il être autre chose que le gage exemplaire du dévouement de J'auteur à l'Art,<br />

à la Beauté, quel que soit le sens précis accordé à ces termes ? Autant de questions<br />

auxquelles il nous faudra répondre, en examinant maintenant quelques Préfaces.<br />

Mais il importe de préciser,<br />

d'entrée de jeu, qu'aucun des romanciers qui font l'objet<br />

de cette étude, n'est inventeur d'un monde totalement imaginaire; et ce qui frappe le<br />

lecteur, assez souvent, dans ces paratextes, c'est le désir de "auteur de proclamer qu'il<br />

écrit au nom de la prétendue nécessité du réal isme dans toute son étendue,<br />

sans omission<br />

aucune.<br />

(1) - Edward D. Sullivan, Maupassant the novelist, New-Yersey, Princeton University<br />

Press, 1954, p. 47 .<br />

.'


- 257 -<br />

A -<br />

Vues des romancÎers sur la fonction du roman et sur leurs propres buts<br />

La Préface dont Sembène Ousmane a doté l'harmattan, présente les objectifs qu'il<br />

vise. Cet ancien cheminot, pétri d'idées révolutionnaires, dit carrément que son oeuvre est<br />

autre chose qu'une oeuvre de pure imagination:<br />

"Je ne fais pas la théorie du roman africain. Je me<br />

souviens pourtant que jadis dans cette Afrique qui passe<br />

pour classique, le griot était, non seulement l'élément<br />

dynamique de sa tribu, clan, village, mais aussi le témoin<br />

patent de chaque événement. C'est lui qui enregistrait,<br />

déposait devant tous sous l'arbre du palabre les faits<br />

et gestes de chacun. La conception de mon travail découle<br />

de cet enseignement:<br />

rester au plus près du réel et du<br />

peuple...<br />

Afin de mieux voir, saisir ce dont je dois parler, me<br />

voici sur les sentiers africains, à dos de chameau, en<br />

pirogue, en bateau, en auto et à pied pendant six<br />

mois" (1) .<br />

Deux idées-forces semblent dominer ces lignes :<br />

Le problème de la documentation<br />

et celui d'être l'interprète du peuple. Les documents, en effet, sont chers à Sembène<br />

Ousmane; aussi trois soucis ont-ils animé l'écrivain lors de la composition de cette oeuvre:<br />

- Il a réuni une documentation solide et directe sur "atmosphère politique des Etats<br />

de l'ancienne Afrique Occidentale et Equatoriale Française.<br />

- Il a dépassé les faits anecdotiques et il est arrivé, par un effort de synthèse, à des<br />

schèmes généraux ou à des personnages à la fois complexes et fortement typés, à la manière<br />

des romanciers tels que Balzac.<br />

(1) -- Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cil., p. 10-11. Il est possible que ce choix<br />

s'explique par les idées marxistes de l'auteur.


- 258 -<br />

Il est resté l'interprète du peuple et a continué de jouer le rôle des griots,<br />

c'està-dire<br />

se comportant, non seulement comme "l'élément dynamique de sa tribu, clan,<br />

vil/age, mais aussi, le témoin patent de chaque événement" (1) .<br />

Cette oeuvre, on le sait, lui a été inspirée par le referendum de 1958; elle a, par<br />

conséquent, son origine dans la réalité. Défenseur de la vérité absolue, de l'exactitude dans<br />

tous les détails,<br />

même au risque d'enfreindre quelques prescriptions artistiques ou morales,<br />

il puise, dit-il, faits et dires dans la réalité. C'est dire que la beauté même doit céder le<br />

pas à la vérité. Il est vrai que, romancier engagé, Sembène ne peut espérer agir sur son<br />

public que dans la mesUre où son oeuvre atteste un réalisme certain.<br />

C'est de la même démarche que relève Cette Afrique-là de Jean Ikellé-Matiba.<br />

Ce roman contient des chapitres documentaires.<br />

C'est un vaste reportage politique et une<br />

étude du conflit culturel qu'a connu l'auteur et la génération dont il se fait le porte-parole.<br />

Dans son Avant-propos, il déclare notamment:<br />

"Ce livre est un document.<br />

C'est un récit authentique.<br />

L'auteur a voulu faire parler des voix d'Outre-tombe.<br />

L'ère de la colonisation est révolue.<br />

C'est maintenant<br />

le temps des bilans,<br />

des mémoires, des plaidovers<br />

pro-domo...<br />

Tout cela est nécessaire pour éclairer le<br />

grand public et faciliter le travail des chercheurs.<br />

... Près de cinquante années se sont écoulées depuis<br />

le départ des Allemands et un témoignage comme celui<br />

qu'on va lire était souha./table...<br />

(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 10.


- 259 -<br />

L'action de ce récit se déroule en pleine Afrique<br />

Centrale, au Cameroun, pays situé au fond du Golfe de<br />

Guinée, entre l'Océan atlantique et le Lac Tchad" (1) .<br />

A travers l'histoire de Franz Mômha, le héros narrateur, le romancier camerounais<br />

retrace toute celle du Cameroun, depuis la conquête jusqu'à 1'1 ndépendance. Replaçant<br />

sans cesse la vie de son héros dans le contexte historique du moment,<br />

Jean 1keJlé-Matiba<br />

porte ainsi un jugement très objectif sur tous les problèmes rencontrés par les gens de Franz<br />

Mômha. Au lieu d'opter pour une oeuvre utile, oeuvre dont la moralité découle d'une<br />

analyse de sentiments, des états d'âme,<br />

Ikellé-Matiba tient un miroir à la réalité.<br />

Pour retracer la période de la conquête du Bwamu par les Européens,<br />

Nazi Boni a<br />

puisé aux meilleures sources de l'histoire coloniale et a, en particulier, dépouillé les archives<br />

militaires. Voici en quels termes il expose sa méthode dans son Avant-propos:<br />

"Pour faire connaÎtre un peuple d'Afrique noire, hormis<br />

la technique de la pure recherche scientifique, la meilleure<br />

méthode consiste à le vivre, à le regarder vivre. à collecter<br />

ses vieilles traditions auprès de leurs conservateurs,<br />

les<br />

"Anciens"<br />

dont les derniers survivants sont en voie<br />

d'extinction, et à transcrire le tout sans rien farder.<br />

Tel<br />

a été mon r61e dans l'élaboration de cet ouvrage qui n'est<br />

ni un code coutumier, ni un formulaire de recettes incantatoires,<br />

mais l'expression de la vie paysanne, religieuse,<br />

guerrière et sentimentale d'un peuple en action à une<br />

(1) -- Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 11-12.<br />

"


- 260 -<br />

époque antérieure à la colonisation.<br />

Il ne s'agit donc pas d'une étude rationnelle corsée<br />

de subtilités technologiques, mais de la projection objective<br />

de la période d'environ trois siècles qui s'étale de<br />

l'apogée à la chute du Bwamu, et empiète de quelques<br />

années sur les temps de l'épopée coloniale.<br />

D'aucuns seront tentés de me reprocher de n'avoir<br />

pas estompé certaines réalités d'apparence primitive.<br />

Cette attitude procéderait d'un complexe.<br />

Je repugne<br />

au vide du clinquant. J'ai voulu, intentionnellement,<br />

que l'originalité de CrépI/scille des temps anciens<br />

résid5t, au moins en partie dans sa sincérité, pour ne pas<br />

dire san pragmatisme" (1).<br />

On notera, au passage. le souci d'objectivité historique et le désir de traiter le sujet<br />

sans aucune complaisance particulière.<br />

Que dire des trois romanciers dont nous venons de parcourir les Préfaces?<br />

Il est<br />

indéniable que l'on ressent chez eux, une volonté d'observation, à la qualité de leurs remarques.<br />

Chez Sembène Ousmane, Jean Ikellé-Matiba et Nazi-Boni, on assiste au dépouillement<br />

méthodique de tout ce qui est digne d'intérêt dans une situation,<br />

un lieu donné,<br />

dans les gestes et paroles où un caractère, un sentiment, se déclarent.<br />

D'autres romanciers prennent, dans leurs Préfaces,<br />

des positions sensiblement différentes<br />

de celles que nous venons d'examiner. C'est ainsi que Djibril Tamsir Niane nous<br />

livre l'esprit dans lequel il a composé Soundjata ou L'épopée mandingue. "continue,<br />

dit-il,<br />

l'oeuvre des griots dont il définit ainsi le rôle Qu'ils jouaient dans "ancienne société:<br />

(1) - Nazi Boni, Crépuscule des temps anciens, op. cit., p. 18 - 19.


- 261 -<br />

"Si, aujourd'hui, le griot est réduit à tirer parti de son art<br />

musical ou méme à travailler de ses mains pour vivre,<br />

il<br />

n'en a pas<br />

Autrefois<br />

toujours été ainsi dans l'Afrique antique.<br />

les griots étaient les Conseillers des rois, ils<br />

détenaient les<br />

Constitutions des royaumes par le seul<br />

travail de la mémoire; chaque famille princière avait son<br />

griot préposé à la conservation de la. tradition;<br />

c'est<br />

parmi les griots que les rois choisissaient les précepteurs<br />

des jeulles princes.<br />

Dans la société africaine bien hiérarchisée<br />

d'avant la colonisation,<br />

où chacun trouvait sa<br />

place, le griot nous apparaÎt comme l'un des membres<br />

les plus importants de cette société car c'est lui qui, à<br />

défaut d'archives,<br />

détenait les coutumes, les traditions<br />

et les principes de gouvernement des rois.<br />

Les bouleversements<br />

sociaux dûs à la conquéte font<br />

qu'aujourd'hui les griots doivent vivre autrement: aussi<br />

tirent-ils profit de ce qui jusque-là avait été leur fief,<br />

l'art de la parole et de la musique" (1).<br />

L'auteur ne ménage point ses attaques contre le mythe de la supériorité des<br />

sources écrites;<br />

"L'Occident nous a malheureusement appris à mépriser<br />

les sources orales en matière d'histoire;<br />

tout ce qui<br />

n'est pas écrit noir sur blanc étant considéré comme<br />

sans fondement. Aussi méme parmi les intellectuels<br />

africains il s'en trouve d'assez bornés pour regarder avec<br />

dédain les documents "parlants" que sont les griots<br />

et pour croire que nous ne savons rien ou presque rien<br />

de notre passé, faute· de documents écrits.<br />

Ceux-là<br />

prouvent tout simplement qu'ils ne connaissent leur<br />

propre pays que d'après les Blancs" (21.<br />

(11 -- Djibril Tamsir Niane, Soundjata ou l'épopée mandingue, op. cit., p. 5 - 6.<br />

(2) - 1bidem, op .cit., p. 6 .


- 262 -<br />

Abordaht enfin son propre cas,<br />

J'auteur en arrive au difficile problème de la vérité,<br />

et les conclusions qu'il dégage, impl iquent une conception très originale du récit africain :<br />

"Le griot qui détient la chaire d'histoire dans un village<br />

qu'on appelle Belën- Tigui est un Monsieur très respectable<br />

qui a fait son tour du Mandingue. 1/ est allé de<br />

village en village pour écouter l'enseignement des grands<br />

MaÎtres; pendant de longues années, il a appris l'art<br />

oratoire de l'histoire ;<br />

n'enseigne que ce que sa<br />

de plus il est assermenté et<br />

"corporation" exige car, disent·<br />

les griots: 'Toute science véritable doit être secret".<br />

Aussi le traditionaliste est-il martre dans l'art des périphrases,<br />

il parle avec des formules archaïques ou bien<br />

transpose les faits en légendes amusantes pour le public,<br />

mais qui ont un sens secret dont le vulgaire ne se doute<br />

guère.<br />

Mes yeux viennent à peine de s'ouvrir à ces<br />

mystères de l'Afrique éternelle et dans ma soif de savoir,<br />

j'ai dû plus d'une fois sacrifier ma petite prétention<br />

d'intellectuel en veston devant les silences des traditions<br />

quand mes questions par trop impertinentes voulaient<br />

lever un mystère.<br />

Ce livre est donc le fruit d'un premier contact<br />

avec les plus authentiques traditionalistes du Mandingue.<br />

Je ne suis qu'un traducteur,<br />

je dois tout aux MaÎtres<br />

de Fadama, de Dieliba Koro et de Keyla et plus particulièrement<br />

à Djeli Mamadou Kouyaté, du village de<br />

Djeliba Koro ... en Guinée.


- 263 -<br />

Puisse ce livre ouvrir les yeux à plus d'un Africain,<br />

l'inciter à venir s'asseoir humblement près des Anciens<br />

et écouter les paroles des griots qui enseignent la sagesse<br />

et l'histoire" (1).<br />

Djibril Tamsir Niane nous fait ainsi pénétrer dans l'univers culturel traditionnel<br />

de toute une région de l'Afrique, en réunissant darys son oeuvre, à la manière des anciens<br />

artistes, l'épopée, le conte, le mythe et l'apologie. Soundjata ou L'épopée mandingue<br />

constitue, à juste titre, l'une des tentatives romanesques les plus intéressantes et les plus<br />

neuves de l'après-guerre pour dépeindre la réalité africaine.<br />

Mongo Séti partage, pour ainsi dire, les vues exaltées de l'auteur de Soundjata<br />

sur la fonction de l'écrivain. Selon l'auteur de Ville cruelle, le but principal d'une oeuvre<br />

est de dépeindre la réalité, d'être aussi exact que possible dans ses descriptions. Il ne veut<br />

être que le témoin objectif et impartial de la réalité:<br />

"Les opinions subversives et parfois puritaines émises<br />

par les personnages n'engagent qu'eux-mêmes, l'auteur<br />

s'étant borné uniquement à les enregistrer, à peu de<br />

chose en somme" (2).<br />

On croirait entendre Stendhal; en effet, selon l'Avant-propos à Armance (1827).<br />

il déclare: "Est-ce (ma) faute si des gens laids sont passés devant ce miroir 7". Rejetant<br />

toute fin politique ou morale,<br />

il se défend de rechercher la gloire éternelle pour son oeuvre,<br />

"une brochure qui... sera oubliée au plus tard dans six mois, comme les meilleures de son<br />

espèce", Cette image-clé du miroir tenu à la réalité - presque surréaliste dans ses<br />

(1) - Djibril Tamsir Niane, Soundjata, op. cit., p. 7.<br />

(2) - Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 7 .


- 264 -<br />

implications, car le romancier n'est plus responsable de ce qu'il écrit - revient à plusieurs<br />

reprises dans son oeuvre; dans les Préfaces à Lucien Leuwen, comme à l'en-tête du<br />

XIIIe chapitre de son chef-d'oeuvre, Le Rouge et le Noir, il déclare: "Un roman c'est<br />

un miroir qu'on promène le long d'un chemin".<br />

La même insistance sur la réalité brute se manifeste dans l'Avertissement au<br />

Pauvre<br />

Christ de Bomba, où il se défend d'avance contre les griefs qu'on pourrait formuler sur le<br />

caractère trop osé ou finalement immoral de certaines scènes:<br />

"Les Noirs dont grouille ce roman ont été saisis sur le<br />

vif.<br />

Et il n'est ici anecdote ni circonstance qui ne soit<br />

rigoureusement authentique ni même contrôlable" (11.<br />

L'exactitude, pour Mongo Séti, passe avant les références littéraires à destination<br />

d'un public que la critique veut bien-pensant. Le beau idéal recherché par certains écrivains<br />

occidentaux, se mue, dans l'esthétique bétienne, en un vrai à prétentions beaucoup plus<br />

restreintes.<br />

Chez d'autres romanciers noirs,<br />

la réalité qu'ils peignent est une réalité qu'ils ont<br />

vécue eux-mêmes. Leurs oeuvres sont autobiographiques, se demandera-t-on; mais<br />

ici, il<br />

convient de distinguer soigneusement la véritable autobiographie, introspection du<br />

narrateur, de celle qui vise d'autres buts, comme Une vie de boy de Ferdinand Oyono ou<br />

Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Séti. La plus intéressante de ces oeuvres est sans<br />

doute Le débrouÎllard de N. G. M. Faye dont "en-tète porte:<br />

"Croyez-moi, ce n'e~t pas une histoire gratuite que je<br />

vais vous raconter, c'est une réalité, du fait que je l'ai<br />

vécue moi-même" (2) .<br />

(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 8.<br />

(2/ - N. G. M. Faye, Le débrouillard, op. cil., p. 7 .


- 265 -<br />

Ce roman rend effectivement compte de la vie de cette catégorie de travailleurs, venus<br />

à la ville dans J'espoir de faire fortune et qui connaissent de longues périodes de chômage.<br />

Il relate surtout avec émotion et humour,<br />

les multiples épisodes de la vie aventureuse de<br />

l'auteur lui-même.<br />

Mais Faye est le seul romancier africain, semble-t-il, qui tente de s'intégrer au<br />

groupe du colonisateur.<br />

grâce au public européen,<br />

Cet Africain heureux qui doit son succès à la boxe et au cinéma<br />

ignore tout ce qui peut-être lié aux problèmes de la colonisation<br />

et ne tarit pas d'éloges sur la gentillesse et la compréhension des Français.<br />

C'est au fond une attitude semblable que nous observons chez Placide Nzala-Backa,<br />

auteur du Tipoye doré. Dans l'Introduction qu'il a consacrée à son roman, nous pouvons<br />

lire ces lignes:<br />

"Je n'ai pas la prétention de faire un livre d'histoire:<br />

mais j'ai cru bon de retracer ici quelques événements<br />

de la vie en Afrique Equatoriale et en particulier au Congo<br />

il ya quelques années.<br />

Ces scènes,<br />

je les ai vécues et certains personnages<br />

de ce livre sont pour moi des proches parents qui ont<br />

sacrifié leur vie pour un idéal noble: "celui de l'Indépendance<br />

nationale... ". Je suis un Administrateur congolais.<br />

Aussi ai-je essayé de donner ici une image de l'Administrateur<br />

des époques passées afin que comparaison soit<br />

faite avec ceux-là mêmes qui les ont relayés dans cette<br />

lourde tâche,<br />

qui est celle de gouverner les hommes et<br />

non d'administrer des choses" (1).<br />

(1) Placide Nzala-Backa, Le tipoye doré, op. cil. p. 7 - 8.


- 266 -<br />

Il s'agit donc d'abord d'un témoignage sur "enfance d'Uh jeune Congolais à l'époque<br />

douloureuse de la colonisation. Devenu matswaniste, le jeune homme aura à affronter une<br />

dure répression dont la description retirera à ceux qui en auraient encore leurs illusions<br />

sur ""humanisme" dont le colonisateur français sut faire preuve. Le typoye doré est un<br />

récit au premier degré.<br />

Dans sa Préface consacrée à Violent était le vent, Charles Nokan, se faisant le porteparole<br />

des revendications populaires, propose que le roman s'oriente vers l'action sociale:<br />

"Les nations impérialistes aident la bourgeoisie à naÎtre<br />

dans les pays sous-développés et à consolider sa position...<br />

A tous ces maux, il n'existe qu'un remède: la<br />

révolution,<br />

c'est-à-dire la restructuration de la société.<br />

Les personnages de ce roman, conscients de ce fait, l'ont<br />

commencée, mais politiquement peu formés, ils se sont<br />

embourbés.. ils ont cependant eu le courage d'ouvrir<br />

une longue voie. D'autres iront jusqu'au bout" (1).<br />

Ce texte de Charles Nokan rappelle l'importante Postface que Mongo Séti a si tardivement<br />

jointe au Pauvre Christ de Bomba (2) et dont voici la conclusion:<br />

(1) -- Charles Nokan, Violent était le vent, op. cit., p. 7 - 8 .<br />

(2) - Il s'agit, en effet, d'une Postface proposée en 1976 pour accompagner le texte du<br />

roman en instance de réédition. Présence Africaine refusa de publier cette Postface.<br />

Dans ce texte, Séti qui a l'habitude de dire tout haut sa pensée, d'appuyer même<br />

sur les moindres détails de ce qu'il écrit,<br />

espérait être compris et jugé sans autre<br />

explication. Tel n'a pas été le cas. Aussi profite-t-il de ce texte pour régler des<br />

comptes trop longtemps accumulés à ceux qui proposent du Pauvre Christ de Bomba,<br />

"une lecture étonnante,<br />

ni analytique et objective, ni véritablement freudienne non<br />

plus, en vérité d'un subjectiv';sme arbitrairement éclectique et surtout propice à la<br />

mobilisation de tous les claviers de la guerre psychologique tous azimuts",<br />

Peuples<br />

noirs, peuples africains, nO 19, janvier-février 1981, p. 110.


- 267 -<br />

"Le Pauvre Christ de Bomba reparafr dans le fracas<br />

d'événements dont le sens n'échappe point aux observateurs<br />

avertis. L'affaire Claustre, les combats de<br />

Rhodésie, la guerre d'Angola, pour ne parler que de ce<br />

qui défraie la chronique le plus pathétiquement, signifient<br />

avant tout que, sous aucun prétexte et quelles que soient<br />

les ruses utilisées, les Africains n'accepteront plus désormais<br />

d'~tre les suiets, ni les protégés, ni les évangélisés<br />

de personne" (1) .<br />

Ici,<br />

Charles Nokan et Mongo Séti se font l'écho de Victor Hugo, l'artiste envoûté<br />

par la "nécessité" en Hugo-<br />

force sociale et bien conscient de ses responsabilités envers<br />

son prochain:<br />

''Tant qu'il existera,<br />

par le fait des lois et des moeurs,<br />

une damnation sociale créant artificiellement, en pleine<br />

civilisation, des enfers, et compliquant d'une fatalité<br />

humaine la destinée qui est divine, tant que les trois<br />

problèmes du siècle, la dégradation de l'homme par le<br />

prolétariat, la déchéance de la femme par la faim,<br />

l'atrophie de l'enfant par la nuit, ne seront pas résolus "<br />

tant que, dans de certaines régions, l'asphyxie sociale


- 268 -<br />

sera possible, en d'autres termes, tant qu'il y aura sur<br />

la terre ignorance et misère, des livres de la nature de<br />

celui-ci pourront ne pas être inutiles" (11.<br />

Dans la note liminaire de Charles Nokan,<br />

tout comme dans la Postface de Mongo<br />

Béti, il n'est nullement question de vraisemblance.' L'essentiel, pour eux, est maintenant<br />

le redressement des abus sociaux, quels que soient les moyens employés. On est loin ici<br />

de l'attitude de N. G. M. Faye, de Djibril Tamsir Niane, de Jean 1kellé-Matiba, de Nazi<br />

Boni,<br />

et presque aussi loin de celle que manifeste Mongo Béti dans la Préface de Mission<br />

terminée, oeuvre où perce la déception de David Diop devant ce "roman de vacances" (2).<br />

B -<br />

Propos liminaires rédigés par des critiques extérieurs aux oeuvres<br />

Jusqu'ici,<br />

nous nous sommes intéressé beaucoup plus à faire ressortir les vues des<br />

romanciers africains sur la fonction du roman et sur leurs propres buts. Mais il ne faut point<br />

oublier qu'il existe un autre type de propos liminaires dans les oeuvres narratives africaines<br />

qui, lui, est rédigé par quelqu'un qui n'est pas l'auteur de l'oeuvre. Dans le cas qui nous<br />

occupe, ici, c'est le plus souvent, un critique non africain qui donne son avis surl'oeuvre.<br />

Et il n'est pas étonnant de constater que l'opinion émise par ce dernier, revête, très souvent,<br />

une coloration éminemment paternaliste, invitant le lecteur à juger le roman selon ses critères<br />

à lui.<br />

Un exemple particulièrement intéressant de ces Préfaces est celui que l'on rencontre<br />

dans Le fils du fétiche de David Ananou. Sur un ton chargé d'émotion Jacques David<br />

déclare:<br />

(1) - Note liminaire des Misérables (1862)'<br />

(2) - Revue Présence Africaine, décembre 1956 - janvier 1957. p. 125.


- 269 -<br />

"1/ (livre) constitue ... une mine irremplaçable de renseignements<br />

à celui qui, à l'étranger comme à l'intérieur,<br />

est curieux de connartre mieux le pourquoi de bien des<br />

attitudes dans l'Afrique d'aujourd'hui;<br />

il apporte aussi<br />

une vision profondément humaine, et humaniste, car il<br />

clame sa foi en la naissance d'un homme nouveau qui<br />

ne doit pas nécessairement tout renier de son passé, mais<br />

pas non plus s'attacher aveuglément à tout ce qui lui<br />

vient des "Ancêtres". Ce livre engagé est un livre raisonnable:<br />

on ose à peine écrire - et pourtant 1 - que la<br />

chose est assez rare ...<br />

Mais ce riche répertoire des traditions du sud du<br />

Togo n'est pas un austère traité d'ethnographie ; ce<br />

tableau si documenté de la vie d'un village n'est pas un<br />

ouvrage de sociologie: c'est une oeuvre littéraire, bâtie<br />

autour de personnages attachants que nous accompagnons<br />

tout au cours d'une vie. Et la vie de Dansou suit une<br />

chronologie qui n'est pas éloignée de celle de l'auteur<br />

lui-même. Attention, il ne s'agit nullement d'une autobiographie,<br />

mais on se doute que les éléments empruntés<br />

à l'expérience la plus directe y abondent. Le lecteur<br />

appréciera les qualités qui rendent si prenante la lecture<br />

de ce livre et font de bon nombre de pages des pages<br />

d'anthologie" (1).<br />

Ce témoignage pourrait faire sourire plus d'un lecteur africain (2) ; parce que nous<br />

avons à "esprit que ce roman date de 1955 et qu'il constitue un cas assez isolé dans l'orientation<br />

générale du roman africain' de "ère coloniale; cependant cette oeuvre s'inscrit tout<br />

(1) - David Ananou, Le fils du fétiche, op. cit., p. Il - III .<br />

(2) - Cette Préface a été écrite en 1971 par Jacques David pour la réédition du roman.


• - -- _ •• ~<br />

_<br />

•••• _ -_. - - - __ -0 • __ • • 0 • __ • • •• • _0 • • _. • __ • • • _. • • _<br />

- 270 -<br />

à fait régulièrement dans la tradition du réalisme français du XIXe siècle. L'auteur de la<br />

Préface souligne le goût de la vérité,<br />

c'est-à-dire de ce que la majorité des gens croit,<br />

admet COmme possible, dans les événements, le cadre, les personnages. \1 met l'accent sur<br />

l'importance des détails, même les plus humbles et sur la primauté des "petits faits vrais".<br />

y a-t-il, ici, une différence entre ces déclarations et la signification profonde de l'oeuvre<br />

.<br />

d'un Stendhal ou Balzac? Plus loin, Jacques David insiste sur la reproduction exacte de la<br />

vie,<br />

l'absence de tout élément romanesque, les proportions justes données dans les moindres<br />

détails. Cette Préface constitue, à n'en pas douter, une étude de notre époque et affiche<br />

son aversion pour ce qui est purement imaginaire, invraisemblable.<br />

c -<br />

Libertés romanesques<br />

Enfin,<br />

un dernier groupe de romanciers noirs, en très petit nombre, il est vrai, utilise<br />

le procédé inverse. Au lieu d'authentifier les faits relatés dans leurs oeuvres, ils en nient la<br />

véracité. C'est ainsi que Rémy Médou Mvomo dans Afrika Baa, annonce son intention<br />

de ne point app.uyer sa fiction sur la réalité. En guise d'Avertissement de l'auteur, il écrit<br />

notamment:<br />

"Cet ouvrage est entièrement le fruit de l'imagination.<br />

Les noms des personnes, de lieux ou même certaines<br />

situations qui y figurent sont purement fictifs.<br />

Ils ne<br />

représentent en aucun cas, des personnes, lieux ou situ


- 271 -<br />

Peut-on être plus hypocrite 7<br />

Pareils propos redondants ne peuvent que dérouter<br />

le lecteur qui s'attend à retrouver des éléments de la réalité dans ce récit.<br />

S'il est averti,<br />

il ne le suivra pas d'un pas sur cette voie hypocrite où le romancier essaie de l'engager. Parce<br />

que, souvent, il y a interdépendance entre la vraisemblance et la fiction romanesque. Cellesci<br />

s'inscrivent dans l'optique générale de la création littéraire,<br />

et ce n'est sans doute pas<br />

clamer tel ou tel avertissement qui justifie la présence de la réalité sociale ou souligne le<br />

caractère exclusivement imaginaire de l'oeuvre d'art. En revanche, camouflage ou pas,<br />

rien n'indique d'emblée que nous ayons affaire dans Afrika Baa à un espace général réel.<br />

Il est apparent que Nécroville,<br />

lieu central du récit, est un nom forgé de toutes pièces par<br />

l'auteur;<br />

son étymologie même est une indication prémonitoire du drame que vont vivre<br />

Kambara. le héros, et les autres personnages. Cependant tout fait de Nécroville un centre<br />

urbain typique de l'époque contemporaine; sa topographie est éloquente à cet égard. On y<br />

fait allusion à des bureaux administratifs, à des ministres et même à une ambassade.<br />

Ne<br />

serait-ce pas, enfin de compte, une capitale africaine?<br />

Cette méthode de l'écrivaina..l:tRJh~l\Il.t &1(. l~t l'authenticité des faits qu'il rapporte,<br />

est un procédé classique. Au XIXe siècle qui se veut celui du réalisme, sur le plan littéraire,<br />

en tout cas, cette fonction d'attestation est monnaie courante. On se rappelle au début<br />

du Père Goriot de Balzac, ces lignes fort révélatrices:<br />

"Ah! sachez-le:<br />

ce drame n'est ni une fiction, ni un<br />

roman. Ali is true, il est si véritable, que chacun peut<br />

en reconnaÎtre les éléments chez soi, dans son coeur<br />

peut-etre" (1).<br />

(1) - Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, Librairie Générale Française, 1972, p. 6.


- 272 -<br />

Il en est de même du procédé employé par Montesquieu, attribuant Les lettres<br />

persanes II deux Persans en correspondance, dont "un est II Paris et "autre en Perse même.<br />

Ainsi, malgré certaines ressemblances - le désir de donner au lecteur l'impression<br />

de la réalité, de corriger les erreurs, les injustices du moment - les oeuvres romanesques<br />

africaines elles-mêmes,<br />

en fin de compte, révèlent des différences fondamentales: certains<br />

romanciers noirs s'adonnent II la description volontairement détaillée de leur milieu; d'autres<br />

préfèrent insister sur la valeur thérapeutique de la confession littéraire.<br />

Ce qui est sûr,<br />

c'est qu'aucun romancier de l'Afrique noire ne veut voir dans son<br />

oeuvre un moyen pour atteindre la Beauté: ce qui constitue "art et l'évasion pour les artistes<br />

sous d'autres cieux, se mue, pour nos romanciers, en désir de transcrire fidèlement, où<br />

l'art devient document, technique plus qu'une fin en soi.<br />

Jetant un regard d'ensemble sur le<br />

roman africain,<br />

M. A. M. Ngal ne se trompe pas, en définissant ce dernier comme une oeuvre<br />

qui "se veut liée au flux et reflux du réel" (1),<br />

(1) - M. A. M. Ngal, "L'état présent du roman négro-africain et malgache de langue<br />

française", Actes du Colloque sur le roman contemporain d'expression française,<br />

Sherbrooke, Celef, 1971, p. 79.


- 273 -<br />

CHAPITRE<br />

Il<br />

LE VERIFIABLE ET LE VRAISEMBLABLI:<br />

De même que les paratextes,<br />

le vérifiable et le vraisemblable font également partie<br />

du projet littéraire des romanciers noirs.<br />

Ce que ces derniers se proposent de décrire, c'est<br />

"Afrique elle-même, son identité, son potentiel, sa dimension historique. C'est pourquoi,<br />

"on note, chez eux, un<br />

ensemble d'indications qui se réfèrent à une réalité extérieure au<br />

roman. Ces indications qui offrent un système de références précis, permettant tout au<br />

long du récit de s'orienter dans l'espace et dans le temps,<br />

ne sont rien d'autre que ce que<br />

l'on appelle le réalisme objectif dont on s'accorde à reconnaître qu'il caractérise, en partie,<br />

l'art des romanciers, de Balzac à Simenon.<br />

1 - LE VERIFIABLE<br />

Mais que devons-nous entendre par vérifiable?<br />

C'est Un ensemble d'indications qui<br />

se rapportent à une réalité extérieure au roman.<br />

La méthode que nous allons utiliser ici,<br />

sera une méthode de lecture objective,<br />

c'est-à-dire que nous tenterons, dans la mesure<br />

du possible, d'établir une corrélation du récit africain avec l'histoire.<br />

La marque essentielle, sinon unique de la littérature africaine, on le sait, est, au<br />

1<br />

demeurant, le refus de l'acte littéraire gratuit. Thomas Melone insiste sur "interdépendance<br />

1<br />

1<br />

indissociable entre "oeuvre et les d,onnées de "histoire, dans ce que celle-ci recouvre d'environnement<br />

socio-géographique, d'institutions sociales et religieuses, culturelles et métaphysiques,<br />

de préoccupations historiques et collectives:


- 274 -<br />

"L'oeuvre, poursuit Thomas Melone, n'est oeuvre, elle<br />

n'opère que si elle est pleinement restituée aux lois qui en<br />

ont commandé la genèse,<br />

que si elle est restituée à la<br />

scène culturelle qui fut le théâtre de sa naissance" (1).<br />

L'oeuvre d'art tend de plus en plus à être considérée comme une oeuvre d'histoire,<br />

ce que Goncourt voulait qu'elle fût.<br />

On pourrait aller jusqu'à dire que c'est à la Iitterature<br />

réaliste qu'on doit la critique d'un Taine qui, parce qu'il sait qu'un Balzac n'a fait que<br />

reconstruire seulement avec des caprices d'architecte, ce qu'il a vu, en est venU à vouloir<br />

chercher l'expression de la société dans les oeuvres d'art d'autres siècles.<br />

La littérature a<br />

acquis dans l'esprit contemporain une valeur d'histoire. Et "on peut donc, d'après elle,<br />

dessiner la monographie d'un personnage social,<br />

décrire avec le plus d'exactitude possible,<br />

la situation qui prévaut à une époque donnée. C'est ce que confirme M. A. Leblond quand il<br />

écrit:<br />

"S'il serait très aventureux de poursuivre l'étude de la<br />

société d'après l'oeuvre d'un seul écrivain,<br />

il y a au<br />

contraire tous gages de certitude à l'entreprendre sur<br />

l'ensemble des romanciers... Chacun peut se tromper en<br />

ne percevant qu'un côté de la vérité, tous ensemble ils<br />

voient juste. C'est la société, complexe, qui s'exprime<br />

en elle-mOme en sa complexité par la diversité des tempéraments<br />

d'écrivains qu'elle a façonnés...<br />

Et maintenant l'avantage d'une telle méthode est<br />

considérable.<br />

Ce n'est plus la pénétration d'un historien,<br />

(1) - Thomas Melone, "De la topologie à la typologie : y a-t-il une théorie critique<br />

chez L.S. Senghor 7" , in Actes du Colloque de Yaoundé : Le critique africain et<br />

son peuple comme producteur de civilisation, Présence Africaine, 16-20 avril 1973,<br />

p. 384.


- 275 -<br />

d'un spécialiste, enfermé dans son cabinet et comprimé<br />

dans sa spécialité,<br />

qui analyse, juge, synthétise, avec des<br />

partis pris de classe, de métier et de doctrine; ce sont<br />

vingt romanciers, des êtres intimement mêlés à la vie,<br />

en ayant joui et ayant souffert, des témoins et des sujets,<br />

fidèles et sincères par la naïveté ou la vanité quand ils ne<br />

le sont point par la maîtrise ou les nécessités du métier;<br />

ce sont vingt sensibilités et vingt intelligences, c'est leur<br />

essence, c'est la quintessence de tout ce qu'une période<br />

a fourni d'observation" (1).<br />

Déjà, l'exemple de bien des historiens autorise cette méthode:<br />

combien de fois la<br />

civilisation de périodes anciennes a-t-elle été évoquée,<br />

recomposée exclusivement d'après<br />

les oeuvres d'art et la littérature, si souvent inspirées et altérées de fantaisie?<br />

Le roman<br />

contemporain, le plus souvent réaliste, est une peinture autrement exacte et scrupuleuse,<br />

et fréquemment même une photographie de la vie. D'ailleurs, délicatement, inconsciemment,<br />

avons-nous toujours fait abstraction de la personnalité de l'auteur; des parenthèses et des<br />

incidences indiquent ce qui est la touche personnelle dont l'artiste modifie la réalité.<br />

Mais<br />

afin de mieux cerner le sens de ce que nous appelons le vérifiable, il nous semble raisonna- .<br />

1<br />

1<br />

ble de savoir comment s'écrit l'histoire et quelle est sa spécificité.<br />

Le Petit Robert, dans un premier sens, définit ainsi l'histoire:<br />

"Connaissance ou relation des événements du passé, des<br />

faits relatifs à l'évolution de l'humanité (d'un groupe<br />

social, d'une activité humaine),<br />

qui sont dignes ou jugés<br />

dignes de mémoire, les événements, les faits ainsi relatés".<br />

(1) - Marius-Ary Leblond, La société française sous la Ille République, Paris, F. Alcan,<br />

1905, p. V/I- VIII.


- 276 -<br />

Disons, en ce qui nous concerne, que l'histoire est le récit chronologique des événements<br />

que font et défont les hommes.<br />

Elle essaie de rapporter les faits tels qu'ils se sont<br />

passés. Mais elle ne se contente pas seulement de les rapporter; elle en établit les causes,<br />

afin de les rendre plus intelligibles.<br />

L'histoire décrit les grandes figures humaines qui ont<br />

dominé une société à une époque donnée:<br />

la résistance de Samory Touré contre la pénétration<br />

coloniale pourrait bien illustrer notre propos.<br />

L'histoire cite, en outre, nommément<br />

les personnages civils et militaires impliqués dans les grands événements. Elle relate<br />

le système d'organisation sociale, les institutions. Elle peut mettre l'accent sur les grandes<br />

idées philosophiques, littéraires et religieuses d'une époque, d'une société donnée. Tout<br />

cela se passe sans l'ombre d'un déguisement. Bien au contraire, on cherche à donner une<br />

coloration scientifique aux faits que l'on rapporte. On opère des tris dans les documents que<br />

l'on utilise;<br />

on fait des recoupements afin d'être sûr de côtoyer le plus possible la réalité.<br />

Tel est assez grossièrement tracé le visage de l'histoire.<br />

Mais le roman africain expose-t-i1<br />

les faits de la même manière?<br />

Tout lecteur mis en contact avec les oeuvres narratives africaines,<br />

est d'abord frappé<br />

par le foisonnement des datations, des indices,<br />

des références à des événements facilement<br />

vérifiables. Ceci ne doit pas être considéré comme un fait du hasard. Le romancier noir,<br />

essentiellement externe, fait de "histoire la toile de fond de son oeuvre. C'est pour lui,<br />

non seulement le plus sûr chemin de "engagement, mais aussi et surtout, le moyen<br />

de rehausser le degré réaliste de ses écrits. Ce n'est pas tout. En lisant le roman africain, le<br />

lecteur a l'impression qu'il y a chez l'auteur de l'oeuvre,<br />

une conscience voulue de donner<br />

une forte dimension historique, de sorte qu'elle puisse servir, le cas échéant, de repère aux<br />

historiens, non seulement à ceux de la littérature, mais aussi aux historiens authentiques.


- 277 -<br />

Déjà sur le plan macroscopique,<br />

c'est-à-dire "étalement du roman africain dans le<br />

temps, noUs constatons une réelle dimension historique. C'est dire que nous décelons une<br />

perspective de l'histoire africaine dans le roman depuis sa naissance jusqu'à nos jours: la<br />

colonisation, la lutte pour la décolonisation, J'Indépendance. \1 reste cependant à préciser<br />

que cette atmosphère de l'histoire africaine, ne re\(êt pas tout à fait les caractères de "histoire<br />

à laquelle nous sommes habitués.<br />

A -<br />

Les datations<br />

Si certains indices que l'on rencontre dans le récit africain,<br />

demandent des interprétations,<br />

des analyses, avant que l'on accède à la réalité concrète, tel ne paraît pas être le<br />

cas des datations. Celles-ci se veulent être réalistes en elles-mêmes. Elles foisonnent dans<br />

les oeuvres narratives que nous étudions et donnent une dimension historique plus pertinente.<br />

Parce que le lecteur possède des repères précis,<br />

datés dans les événements que rapportent<br />

les narrateurs. "se sent dans le domaine du réel, même s'il est étranger au code culturel<br />

dont il s'agit; en effet,<br />

la convention sociale veut que les datations soient l'expression du<br />

concret, de la réalité que tout le monde est invité à accréditer au nom de cette<br />

même convention.<br />

Les événements rapportés dans Le Roi miraculé de Mongo Séti, commencent,<br />

par exemple, en 1948; plus précisément, le lecteur prend part aux événements à partir<br />

d'un après-midi de juillet 1948 au 20 novembre de la même année. \1 n'a d'autres repères<br />

que les informations que lui fournit le narrateur. Il n'est pas tenu d'y croire. Mais le<br />

fait que les informations données 'soient datées, renforcent leur crédibilité. Il peut facilement<br />

leur accorder son aval,<br />

en raison de la vraisemblance inhérente à toutes datations.


-. 278 -<br />

Mais il peut arriver que le romancier africain fasse oeuvre d'historien.<br />

C'est lorsque<br />

les dates auxquelles il se réfère,<br />

sont l'exacte réplique de celle que peut utiliser l'histoire<br />

authentique. Dans Mission terminée de Mongo Séti, nous avons une allusion à la Constitution<br />

d'octobre 1946. Voici ce que rapporte à ce sujet le narrateur:<br />

"Oui, je sais ce que vous vous demandez : comment,<br />

depuis la révolution que fut la Constitution d'octobre<br />

1946, un chef pouvait-il encore menacer les citoyens<br />

de brimades administratives ? C'est ce que vous vous<br />

demandez, n'est-ce-pas? Et vous ne vous le demandez<br />

que parce que vous êtes des gens de la ville,<br />

de même<br />

que moi, qui me suis posé ces questions.<br />

Mais je vais vous expliquer. Et d'abord, quand<br />

bien même les menaces du chef n'eussent été que du<br />

bluff, elles n'en auraient pas moins produit certains<br />

effet, ses ressortissants, ou plus exactement ses sujets,<br />

ne connaissant guère ou même point les dispositions<br />

de la Constitution d'octobre 1946, étant donc, par le fait<br />

même, inaptes à s'y référer, et se rappelant surtout<br />

la puissance dont avait joui le chef avant octobre 1946,<br />

puissance dont il prétendait lui-même être encore<br />

investi" (1J.<br />

(1) - Mongo Séti, Mission terminée, op. cit., p. 178 - 179 .


- 279 -<br />

Le romancier camerounais n'a pas inventé cette date pour rendre son récit vraisemblable.<br />

Elle est une réalité de la Constitution française de 1946 qui, mettant en avant les<br />

principes énoncés dès janvier 1944 par la Conférence de Brazzaville,<br />

a introduit dans les<br />

territoires d'Outre-mer, les libertés civiques et politiques élémentaires dans son article 81<br />

"Tous les nationaux français et les ressortissants de l'Union<br />

française ont la qualité de citoyen de l'Union française<br />

qui leur assure la jouissance des droits et libertés garantis<br />

par le préambule de la présente Constitution" (1).<br />

Le "je - narrateur" qui se réfère à Medza dans ce roman, évoque bien cet esprit<br />

de liberté contenu dans cette Constitution; mais, en l'occurt-e(je~c'est pour démontrer<br />

à son public que cet esprit de liberté n'a pas été respecté par les chefs traditionnels.<br />

On pourrait multiplier, à l'infini, les exemples du genre de celui-ci. Si "atmosphère<br />

du roman africain respire l'histoire africaine, les dates disséminées ça et là, renforcent<br />

cet aspect historique,<br />

en lui donnant plus de poids, tout comme une circulaire administrative<br />

portant le cachet du directeur, fait plus d'effet.<br />

B -<br />

Les références à des événements vérifiables<br />

Les oeuvres romanesques africaines, est-il besoin de le rappeler, font presque<br />

toujours référence à des événements ou à des personnages facilement vérifiables.<br />

Qu'il<br />

s'agisse des faits passés ou présents,<br />

le romancier noir se montre désireux d'en faire un<br />

reportage fièvreux à la manière du journaliste.<br />

Aussi les événements décrits font-ils partie<br />

(1) - La Constitution du 27 octobre 1946, in Les Constitutions de la France depuis 1789,<br />

présentée par Jacques Godechot, Paris, G. Flammarion, 1970, p. 405.


280 -<br />

d'Une constellation socîo-historique précisément définie.<br />

Notre tentative ne se bornant<br />

pas à les énumérer tous, nous ne prendrons que quelques exemples.<br />

L'un des thèmes les plus galvaudés de la production romanesque africaine, est précisément<br />

celui relatif à des événements politiques survenus dans les pays africains avant ou<br />

après les Indépendances.<br />

Parmi toutes les oeuvres ~ue nous avons lues, celles qui demeurent<br />

fidèles à l'esprit de ce qui s'est réellement passé, sont, sans contexte, Les Soleils des<br />

Indépendances d'Ahmadou Kourouma et Les Bouts de bois de Dieu de Sembène<br />

Ousmane.<br />

Fama Doumbouya a lutté, sa vie durant, contre l'envahisseur étranger, sous "les<br />

Soleils de la politique" . Mais quand sonne "heure de la libération politique, on "arrête<br />

avec d'autres congénères,<br />

sous le fallacieux prétexte d'un complot destiné à attenter à la<br />

vie du Président de la République de la Côte des Ebènes. Emprisonné, torturé, puis finalement<br />

grâcié,<br />

le héros est invité à prendre part à une réunion de réconciliation générale,<br />

en compagnie de tous les anciens détenus, avec les autorités politiques du pays. Et le narrateur<br />

parle ainsi ;<br />

"Lorsque Fama s'en alla avec les gardes, ceux-ci lui<br />

apprirent que depuis les premières lueurs du matin des<br />

voitures étaient arrivées de toutes les provinces de la<br />

République.<br />

Tous les ministres, secrétaires généraux,<br />

députés, conseillers économiques et généraux étaient<br />

déjà là. Mais ils ne purent en dire plus: c'était déjà<br />

la place d'armes.<br />

Les gardes firent asseoir Fama sur un<br />

banc parmi d'autres détenus. Derrière la tribune les<br />

griots et griottes, les tam-tams, les balafons, les cornistes<br />

et les danseurs constituaient une foule compacte et<br />

bigarrée.<br />

Des officiels arrivaient, choisissaient des chaises


- 281 -<br />

et s'asseyaient...<br />

Alors le Président, oui 1 le Président de<br />

la République des Ebènes lui-mOme,<br />

suivi de toutes les<br />

grandes personnalités du régime,<br />

apparut. Le vacarme des<br />

cris et des tam-tams se poursuivit jusqu'au moment où<br />

il monta à la tribume et s'installa majestueusement à la<br />

place d'honneur.<br />

Le Secrétaire Général fit alors un petit<br />

signe et tout se tut. Il 8nnonca que le Président allait<br />

prononcer un important discours.<br />

Le chef de l'Etat se<br />

redressa.<br />

Le tintamarre recommença, mais un second<br />

geste du Secrétaire Général amena le silence. Le Président<br />

avança, promena un regard sur la foule médusée. Un<br />

garde s'empressa d'arranger le micro dans lequel le chef<br />

<strong>d'Etat</strong> souffla puissamment pour se désenrouer.<br />

Les<br />

applaudissements, les tams-tams et les cris des griots<br />

repartirent.<br />

Le Secrétaire Général une troisième fois<br />

dut intervenir pour obtenir le silence. Cette fois le discours<br />

commença, le Président parla. D'abord doucement,<br />

tranquillement, et avec cette voix sourde et convaincante<br />

dont le Président seul avait le secret. Il parla, parla<br />

de la fraternité qui lie tous les Noirs, de l'humanisme de<br />

l'Afrique, de la bonté du coeur de l'Africain.<br />

Il expliqua<br />

ce qui rendait doux et accueillant notre pays:<br />

c'était<br />

l'oubli des<br />

notre pays.<br />

offenses, l'amour du prochain, l'amour de<br />

Fama n'en croyait pas son ouïe. De temps<br />

en temps, il enfonçait l'auriculaire dans ses oreilles pour<br />

les déboucher il se demandait constamment s'il ne<br />

continuait pas à rêver. Tout était bien dit, tout était<br />

ébahissant.<br />

Et c'était vrai, ce n'était pas un rêve: c'était<br />

réel.<br />

Le Président demandait aux détenus d'oublier le


- 282 -<br />

passé, de le pardonner, de ne penser qu'à l'avenir, "cet<br />

avenir que nous voulons tous radieux'~ Tous les prisonniers<br />

étaient libérés. Tous et tous. Immédiatement.<br />

Tous allaient rentrer dans leurs biens" (1 J.<br />

Que le lecteur nous accorde son indulgence et sa patience à cause de la longueur de<br />

cette citation;<br />

mais il est nécessaire pour la compréhension de ce qui va suivre que nous<br />

. citions en entier ce passage. Tous ceux qui s'intéressent de près ou de loin à la situation<br />

politique de la Côte d'Ivoire,<br />

reconnaissent dans ces lignes d'Ahmadou Kourouma, qu'il<br />

s'agit de la grande réconciliation survenue après la série de<br />

"complots" de 1963-65, au<br />

cours de laquelle tout ce que le pays compte d'intelligentsia a été écrasée et humiliée. Cependant,<br />

comme la situation politique, loin de s'améliorer, continue de se dégrader de jour en<br />

jour, le Président de la République convoque une grande réunion où il prononce un grand<br />

discours destiné à décourager d' "éventuels comploteurs" et aussi à rassurer les prisonniers<br />

libérés. L'auteur a pu effectivement prendre part à cette grande réunion, et les faits tels<br />

qu'il les rapporte, réflètent la réalité. Deux points importants peuvent être soulignés dans<br />

ce discours: d'abord, comme toutes les manifestations en Afrique noire, celle-ci donne<br />

également lieu, avant que le chef de l'Etat ne fasse son apparition,<br />

à des rassemblements<br />

de griots et de danseurs, et le tout dans une atmosphère de liesse populaire;<br />

c'est ensuite<br />

le discours proprement dit où l'on peut déceler les trois points suivants;<br />

la fraternité qui<br />

doit unir tous les Noirs,<br />

l'oubli des offenses et le recouvrement par les prisonniers de leurs<br />

biens confisqués.<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 179 - 181.


- 283 -<br />

L'auteur des Soleils des Indépendances, selon nous, n'a fait que se conformer aussi<br />

fidèlement qUe possible,<br />

dans sa narration, à un événement dont nous-même reconnaissons<br />

le caractère objectif (1). Il est bien possible que le romancier ivoirien ait pu assister à cette<br />

réunion dite de "réconciliation générale". Derrière ce récit, le lecteur peut facilement<br />

accéder à la réalité référentielle.<br />

C'est dire que dans ce cas particulier, entre la fiction et<br />

la réalité, la distance est presque nulle.<br />

Dans d'autres récits africains, l'attention du lecteur se trouve sollicitée par le souci de<br />

l'écrivain de retracer certains événements réels de la vie contemporaine, événements que nous<br />

pouvons lire dans des ouvrages proprement historiques.<br />

L'exemple le plus caractéristique a<br />

trait au Matswanisme, c'est-à-dire l'Amicale des Originaires de l'A. E. F., fondée par<br />

Matswa André-Grenard. En effet, dans Le tipoye doré et La palabre stérile, Placide<br />

Nzala-Backa et Guy Menga,<br />

tous deux, originaires de la République Démocratique du<br />

Congo,<br />

consacrent l'essentiel de leur récit à ce mouvement dont la coloration est à la fois<br />

religieuse et politique. Il n'est pas ici indiqué d'analyser ce phénomène et les incidences<br />

politiques et religieuses qu'elle a entraînées, en particulier dans le pays Lari; il convient<br />

seulement de souligner la façon dont les deux romanciers congolais ont raconté les faits,<br />

afin de mettre en parallèle leurs textes avec d'autres textes d'histoire.<br />

Tout roman est historique, puisqu'il est l'oeuvre d'un homme ayant vécu ou vivant à<br />

un certain moment du temps, et puÎsqu'il s'adresse à des hommes également en situation;<br />

mais tous les romans ne le sont pas de la même façon. Si "on a pu distinguer des différences<br />

essentielles, à cet égard, entre les oeuvres d'un Mongo Béti et d'un Camara Laye, ces différences<br />

éclatent lorsqu'il s'agit d'oeùvres romanesques plus récentes.<br />

(1) - Après leur sortie de prison, la plupart des prisonniers ont été envoyés dans les différents<br />

pays d'Europe pour y être soignés, et ceux d'entre eux dont les biens ont été<br />

confisqués, les ont effectivement recouvrés.


- 284 -<br />

SUr le plan spatio-temporel,<br />

l'action, dans ces deux romans, se déroule à "époque<br />

coloniale et a pour cadre Brazzaville et ses principales agglomérations périphériques: Mfoa,<br />

Plateau, Bacongo, Poto-Poto, Mpila, etc...<br />

L'espace romanesque se trouve inséré dans<br />

l'espace réel.<br />

Ces références à une réalité extérieure ont pour premier effet, de susciter notre<br />

croyance en faisant appel à notre expérience.<br />

Sur le plan de la narration, les deux romanciers retracent fidèlement l'histoire des<br />

actions menées par Matswa André-Grenard durant la période de la situation de dépendance<br />

coloniale, avant d'être arrêté et jeté en prison. Nous avons pris soin de comparer le texte<br />

des deux romans avec l'ouvrage de Martial Sinda (1 l,<br />

et nous nous sommes alors posé la<br />

question de savoir si ce sont les romans qui informent l'histoire ou si c'est l'histoire qui<br />

informe les romans. D'un côté comme de l'autre, la réponse est positive. Il convient de<br />

préciser, en effet, que les événements ont pesé de tout leur poids sur la motivation de "oeuvre<br />

de Guy Menga et de celle de Placide Nzala-Backa. Mais, Înversement, ces deux auteurs sont<br />

des sujets de la société.<br />

A ce titre, ils sentent le monde avec leur subjectivité; ils "organisent<br />

à leur manière dans le roman.<br />

Cela constÎtue une cohérence d'où sort un sens, un<br />

message, qui,<br />

s'il est compris, peut peser à son tour sur les événements. Sur ce plan, l'oeuvre<br />

romanesque peut informer l'histoire. Voici comment dans La palabre stérile, l'auteur<br />

présente son récit:<br />

"L'homme dont tu vois le portrait est un envoyé de Dieu.<br />

Jésus-Christ a été envoyé sur terre par Dieu pour sauver<br />

les Blancs .. lui pour sauver les Noirs. Mais les Noirs sont<br />

entre les griffes de qui? du Blanc qui en fait ses esclaves.<br />

"Lui"<br />

est donc allé trouver le Blanc dans son pays, là-<br />

(1) - Martial Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques, Paris, Payot, 1972.


- 285 -<br />

bas à Mpoutou et lui a dit<br />

: redonne à mon peuple sa<br />

liberté. Le Blanc a trouvé cet homme dangereux. Avec<br />

la complicité de quelques Noirs acquis à sa cause (les<br />

vendus, ils verront un jour 1), le Blanc l'arréta et le livra<br />

aux "Blancs juifs" d'ici qui, hâtivement et injustement<br />

le jugèrent; il fut envoyé en exil au Tchad avec tous ses<br />

compagnons. Son peuple se révolta. ,Ce fut terrible. La<br />

répression fut sanglante. Il réussit donc à quitter le Tchad<br />

et à repartir pour le pays des Blancs redemander à leur<br />

chef la libération de son peuple et de son pays. Toujours<br />

avec la complicité des Noirs "vendus", il fut repris,<br />

renvoyé ici, torturé, jugé et interné à la prison de<br />

Mayama (1). Là, voyant qu'il résistait d'une manière<br />

surprenante à toutes les méthodes de torture qu'il est<br />

donné à un esprit humain d'imaginer, ils l'ont tué les<br />

(15ches), enterré de nuit et annoncé au peuple qu'il<br />

était mort de dysenterie... Le peuple admit sa mort,<br />

mais une mort passagère, car il est ressuscité. Oui, il est<br />

ressuscité et il est retourné, invisible, là-bas, auprès du<br />

chef des Blancs pour le sommer une dernière fois de nous<br />

rendre notre liberté... Il est ressuscité et un jour, il reviendra,<br />

triomphant et glorieux. Il reviendra...<br />

Il reviendra un<br />

jour pour sauver le peuple noir tout entier" (2) .<br />

Cet extrait résume toute l'histoire du Matswanisme. Il se présente comme<br />

un "document historique". Le style du récit épouse le ton de l'histoire. Tous les membres<br />

de cette association, selon les témoignages des historiens, détestent les Blancs qu'ils rendent<br />

(1) - "Fait authentique. Aujourd'hui un monument s'élève à l'endroit où fut enterré<br />

Matswa", écrit l'auteur.<br />

(2) - Guy Menga, La palabre stérile, op. cit., p. 112 - 113.


- 286 -<br />

responsables de l'assassinat de Matswa à Mayama,<br />

dans des conditions mystérieuses; d'où<br />

des railleries, des sarcasmes, des imprécations dirigées contre les Blancs.<br />

Mais l'essentiel est<br />

que les membres de cette association gardent l'espoir qu'un jour la situation changera, que<br />

Matswa reviendra et leur rendra justice; leurs maîtres pourront alors, à leur tour,<br />

devenir<br />

des esclaves. Martial Sinda confirme pour ainsi dire ces propos quand il écrit:<br />

"Depuis 1942,<br />

des milliers d'hommes attendent le retour<br />

de Matswa Grenard, les yeux fixés sur cette mystérieuse<br />

métropole où leur leader s'est réfugié et où il poursuit<br />

son oeuvre de libération de la patrie congolaise. Rien n'a<br />

pu ternir le souvenir de celui qui personnifia le réveil du<br />

peuple Lari.<br />

L'Administration, en ne remettant pas sa<br />

dépouille mortelle aux Lari, a décuplé le sentiment<br />

qu'avaient ses fidèles de sa puissance et de sa destinée<br />

exceptionnelle<br />

"Matswa Grenard est né pour libérer<br />

le Congo..<br />

sa tâche... "<br />

il ne peut disparaÎtre avant d'avoir réalisé<br />

Des hommes qui, à aucun moment de leur<br />

vie, ne furent en présence du leader, militent aveuglément<br />

pour son retour, attendent inlassablement de lui<br />

qu'il apparaisse de nouveau et leur apporte la récompense<br />

de leurs longues et pénibles luttes.<br />

Cette attente de<br />

Matswa Grenard a dominé et domine encore toute la<br />

vie politique congolaise:<br />

elle a donné naissance à une<br />

mystique et à une religion..<br />

elle a commandé des vies<br />

entieres.<br />

Auiourd'hui encore, alors que le pays a acquis<br />

son indépendance, les responsables politiques se trouvent<br />

placés devant ce probteme angoissant: comment convaincre<br />

des milliers de' fidèles de la mort de Matswa<br />

Grenard ?" (1).<br />

-. •••••••••• _ ••• 0 ••• 0_." __ •••• _. _. ._•••••• _ •• •• _ ••_. • •• _,_. _ ••••••••••• • _ •• • __••••••_._._ "_""_'. ••<br />

(1) - Martial Sinda, Le messianisme congolais et ses incidences politiques, op. cit., p. 235.


\ , .(À_'.<br />

~<br />

- 287 -<br />

c- Les limites du vérifiable<br />

Cependant, si le roman africain apparaît comme pouvant servir de base à un document<br />

historique, il ne fait aucun doute qu'il a une limite. Cette limite est imposée par la nature<br />

même du roman.<br />

Toutes les définitions que l'on donne du roman connotent le concept<br />

de "fiction", ce qui signifie, qu'en dépit des apparences, le roman est principalement le<br />

royaume de l'imagination, des fantasmes du romancier. Par esprit de dérision, ne dit-on pas<br />

souvent que "ça c'est du roman", pour souligner le caractère non sérieux des propos tenus<br />

par un protagoniste?<br />

Les romanciers eux-mêmes mettent parfois l'accent sur le caractère<br />

fictif de leurs énoncés et ce, en dépit de la réalité certaine que peut véhiculer l'oeuvre:<br />

"Cet ouvrage est entièrement le fruit de l'imagination.<br />

Les noms de personnes, de lieux ou même certaines<br />

situations qui y figurent sont purement fictifs.<br />

I/s ne<br />

représentent en aucun cas, des personnes, lieux ou situations<br />

existants.<br />

Toute ressemblance avec la réalité serait<br />

donc absolument fortuite" (1).<br />

Le roman apparaît donc comme un monde à part,<br />

ayant son mode d'expression, sa<br />

technique.<br />

Ce monde irréductible risque de s'écrouler, si on le réduit intrinsèquement à<br />

l'histoire:<br />

"Le but du roman, soutient Jean Hytier, n'est pas deconnaÎtre<br />

le monde, mais de le recréer, ni de définir la vie,<br />

mais d'en donner l'illusion. Ce qui frappe dans l'oeuvre<br />

d'un grand romancier, c'est l'originalité de la vision qui est<br />

à la base de sa peinture" (2).<br />

- -._ -'..--..-_ _ -.-_. _. -- ---_._ .. -- -_. --- -- -------- -- -.---' _ - --- -_.--- -_.--_.--- -~<br />

(1) - R. Médou Mvomo, Afrika Baa, op. l>it., p. 6.<br />

12) - Jean Hytier, Les arts de littérature, Paris, Char/ot, 1945, p. 111.<br />

_.---- _. _. -- ------- _.-_. ------.- -.._ .


288 -<br />

Plus loin, le même critique poursuit:<br />

"Le roman doit Dtre faux, comparé â la réalité, car autrement<br />

il se confondrait avec l'histoire, la géographie<br />

humaine ou d'autres sciences, et le roman doit sembler<br />

vrai, car créer l'illusion d'un monde est la fonction mDme<br />

de l'imagination du romancier" (1J.<br />

Des débats sur l'opportunité du roman à exprimer la réalité ont même conduit certains<br />

critiques à l'assimiler au mensonge. T. Todorov qui parle dans la perspective de Huet, note:<br />

"Le même Huet voit l'origine du roman chez les Arabes<br />

qui seraient une race particulièrement douée pour le<br />

mensonge" (2).<br />

Inutile d'insister sur le caractère excessif de ce jugement.<br />

roman, la littérature, dans le cadre global de l'activité humaine.<br />

Replaçons maintenant le<br />

Nous avons indiqué, plus<br />

haut, que la littérature peut constituer un élément de J'histoire d'une société.<br />

Mais dans ce<br />

cas-là, c'est en tant que création, en tant que fait produit par les hommes. Le<br />

vrai problème qui se pose ici à nous,<br />

est de savoir si réellement l'oeuvre romanesque peut<br />

être considérée comme un document historique et si une certaine limite ne s'Împose pas,<br />

qu'il est bon de souligner.<br />

Le roman et la littérature, en général, expriment des aspects d'une société qui les ont<br />

vus naître. C'est évident. Mais le roman peut-il s'identifier à l'histoire 7 Ne perdrait-il<br />

pas son autonomie, sa raison d'être 7<br />

(1) - Jean Hytier, Les arts de littérature, Paris, Charlot, 1945, p. 112.<br />

(2) - Tzvétan Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme, Paris, Seuil, 1968, p. 35.


- 289 -<br />

Le roman est une fiction. Et en tant que tel, il introduit toujours des brouillages<br />

dans son univers, des brouillages par rapport à la société réelle, soit par le symbole, le mythe,<br />

les images.<br />

Il laisse échapper, de temps en temps, des repères précis, des espèces de fenêtres<br />

ouvertes sur le monde réel,<br />

pour nous suggérer qu'il est dans les normes humaines, c'est-àdire<br />

le code culturel. N'est-ce pas là une ruse du roman de faire croire qu'il traduit la réalité<br />

pour mieux cultiver la fiction par laquelle il se définit 7 Parfois, quand le roman semble se<br />

rapprocher le plus près de J'histoire, c'est en ce moment-là qu'il peut ruser, introduire le<br />

camouflage, tout en créant pour le lecteur soucieux de la réalité,<br />

un code précis qui lui<br />

permet de satisfaire ses désirs. Dans Les Soleils des Indépendances, nous lisons ceci:<br />

"Connaissez-vous les causes des malheurs et des guerres<br />

en Afrique? Non! Eh bien! c'est très simple, c'est<br />

parce que les Africains ne restaient pas chez eux, expliqua<br />

Sery. Lui, il n'avait jamais quitté la Côte des Ebènes pour<br />

aller s'installer dans un autre pays et prendre le travail<br />

des originaires, alors que les autres venaient chez IU/~<br />

Avec les colonisateurs français, avaient débarqué des<br />

Dahoméens et les Sénégalais qui savaient lire et écrire<br />

et étaient des citoyens français ou des catholiques .. des<br />

Nègres plus malins, plus civilisés, plus travailleurs que<br />

les originaires du pays, les membres de la tribu de Sery.<br />

Les colonisateurs toubabs leur confièrent tous les postes,<br />

leur attribuèrent tout l'argent, et avec cet argent les<br />

Dahoméens couchèrent nos filles, marièrent les plus belles,<br />

s'approprièrent nos meilleures terres, habitèrent les plus<br />

hautes maisons .. ils égorgèrent nos enfants en offrande<br />

à leurs fétiches, sans que la justice française intervienne,<br />

parce qu'ils étaient les juges et les avocats. Ouand il y<br />

avait un nouvel emploi on faisait venir un Dahoméen


- 290 -<br />

de son pays et quand il y avait un licencié, un chfJmeur,<br />

c'était touiours un originaire du pays. C'était comme ça ;<br />

les Toubabs en haut, aprds les Dahoméens et les Sénégalais,<br />

et nous autres au-dessous des pieds, des riens... Aussi<br />

dds que sonna l'Indépendance les Sery se levèrent, assaillirent<br />

et pourchassdrent les Dahoméens. Nous leur arrachâmes<br />

d'abord nos femmes, assommâmes leurs enfants,<br />

violâmes leurs soeurs devant eux, avant de piller leurs<br />

biens, d'incendier leurs maisons. Puis nous les pourchassâmes<br />

iusqu'à la mer.<br />

Nous voulions les noyer afin de les<br />

revoir après reietés par les vagues, les ventres ballonnés et<br />

méconnaissables comme des poissons dynamités. Par<br />

chance pour eux les troupes françaises s'interposèrent,<br />

les parquèrent dans le port et en interdire l'entrée par<br />

des chars" (1 J.<br />

Mais à quelle Indépendance le narrateur fait-il allusion.<br />

S'agit-il de l'Indépendance<br />

politique de la Côte d'Ivoire, ou tout simplement de l'entrée de ce pays dans la Communauté<br />

franco-africaine prônée par le général de Gaulle en 1958? Ce que nous savons, c'est que le<br />

romancier ivoirien fait ici allusion aux événements sanglants qui se sont produits en 1958 et<br />

au cours desquels les Dahoméens (Béninois) ont été chassés de toutes les grandes agglomérations<br />

de la Côte d'Ivoire et renvoyés chez eux, en bateau.<br />

Le roman exprime, comme on le voit, la réalité, en la transformant en fiction. Le<br />

lecteur, s'il veut atteindre cette réalité placée derrrière "écran de la fiction, doit la déchiffrer.<br />

C'est le même procédé qu'utilise Sembène Ousmane dans<br />

Les Bouts de bois de Dieu.<br />

Nous reproduisons, à cet effet, des extraits d'un article (2) de Jean Suret-Canale, relatifs<br />

à<br />

.. La grève des cheminots africains d'A. O. F.... Ces extraits permettent de voir entre la<br />

réalité historique et la fiction littéraire un écart encore beaucoup plus grand que dans le cas<br />

(1) Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cil., p. 88 - 89.<br />

(2) - Article paru dans les Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, nO 28, 1978.


- 291 -<br />

d'Ahmadou Kourouma. On peut distinguer quatre parties dans cet article:<br />

Les origines du conflit.<br />

La grève du 19 avril 1947.<br />

La grève du 20 octobre 1947 au 19 mars 1948.<br />

Le protocole d'accord.<br />

J -<br />

Les origines du conflit.<br />

"Le réseau ferroviaire ainsi que les ports et wharfs constituaient<br />

jusqu'en 1946 un service administratif relevant de<br />

la Direction Générale des Travaux Publics. Un arrêté<br />

ministériel du 17 juillet 1946, promulgué le 6 décembre<br />

de la même année par le Gouverneur Général de l'A. O. F.<br />

transférait,<br />

à compter du 1er janvier 1947, l'exploitation<br />

du réseau des chemins de fer, y compris les services<br />

annexes et incorporés à un organisme à caractère industriel<br />

et commercial doté de la personnalité civile et de<br />

l'autonomie financière:<br />

la Régie des chemins de fer de<br />

l'A.O.F..<br />

Le changement de statut de l'entreprise impliquait<br />

la remise en cause du statut du personnel.<br />

Celui-ci ne<br />

comportait qu'une minorité intégrée dans les<br />

"cadres"<br />

et ayant un statut voisin de celui des fonctionnaires.<br />

L'Administration souhaitait profiter du changement pour<br />

remettre en<br />

cause les avantages acquis ; le personnel<br />

africain<br />

y verra au contraire une occasion d'exiger la<br />

fin des discriminations raciales par l'institution d'un cadre<br />

unique comportant une seule échelle hiérarchique,


- 292 -<br />

donnant à tous les m~mes<br />

droits, sauf l'attribution aux<br />

Européens d'une "indemnite d'expatriation". En m~me<br />

temps il exigera /'intégration dans le "cadre unique"<br />

des auxiliaires permanents... Inutile de préciser que ces<br />

revendications ne conviennent pas à l'Administration,<br />

en raison de l'augmentation des charges que leur satisfaction<br />

entrarnerait... ".<br />

2 - La grëJJe du J9 aJJril J947.<br />

"Après un vain échange de correspondance avec le<br />

Gouverneur Général Barthes et le directeur fédéral des<br />

chemins de fer, Cunéo, le Comité fédéral des syndicats<br />

africains réunis à Thiès le 11 avril, décide la grève. Elle<br />

ne durera qu'une journée et sera conclue dans la soirée<br />

du 19 avril par un protocole d'accord signé en présence<br />

du Ministre de la France d'Outre-mer,<br />

et des élus socialistes du Sénégal.<br />

Marius Moutet,<br />

La date du mouvement n'avait pas été choisie au<br />

hasard. Du 20 au 29 avril devait avoir lieu la visite officielle<br />

en A. O. F. du Président de la République, Vincent<br />

Auriol. Il fallait à tout prix éviter la prolongation d'un<br />

mouvement aux effets politiques fâcheux... Le lendemain<br />

le protocole de fin de grève était signé en présence du<br />

Ministre Moutet. La Régie marquait un point, en faisant<br />

accepter aux syndicats le principe des licenciements, et<br />

en les faisant participer au choix des victimes. Mais le<br />

principe du cadre unique était admis, et la commission


- 293 -<br />

paritaire entreprit l'élaboration d'un nouveau statut qui<br />

fut adopté à la fin du mois d'aoat et soumis au conseil<br />

d'Administration de la Régie. Or, celui-ci, désavouant ses<br />

propres représentants et remettant en cause le protocole de<br />

fin de grève, rejeta le projet de statut... ".<br />

3 - La grève du 10 octobre 1947 01119 mars 1948.<br />

"Dès le début le Comité fédéral des syndicats des cheminots<br />

africains se constitue en comité de grève. Son animateur<br />

incontestable est son Secrétaire générallbrahima Sarr<br />

qui, avec son équipe de direction, fera la démonstration<br />

de son courage et de sa capacité en résistant aux pressions<br />

et aux menaces, en déjouant les provocations, en assurant,<br />

à toutes les étapes la cohésion du mouvement... A défaut<br />

de pouvoir faire revenir au travail des grévistes, la Régie<br />

s'efforcera de recruter ailleurs son personnel et fera appel<br />

à l'armée, aux fusil/ers marins du Sénégal. L'échec des<br />

appels à la reprise du travail Va<br />

entraÎner, à partir du<br />

mois de janvier 1948,<br />

une accentuation de la répression<br />

par les voies judiciaires,<br />

dont la simultanéité, par delà<br />

la diversité des prétextes utilisés, n'est certainement pas<br />

le fait du hasard...<br />

Les grévistes sont en général soutenus<br />

par l'ensemble de la population africaine;<br />

leur combat<br />

apparaÎt comme celui de l'ensemble des Africains contre<br />

la discrimination raciale...


- 294 -<br />

4 - Le protocole d'accord.<br />

"La reprise est fixée au 19 mars 1948. Le protocole<br />

est présenté aux cheminots comme une victoire. Dans<br />

le contexte du moment, et dans le rapport de forces<br />

qui s'était établi, il s'agit, en effet, partiellement, d'une<br />

victoire... Toutes les sanctions seront annulées. Mais<br />

les journées de grève ne seront pas payées... Pour le reste,<br />

à quelques détails près, c'est le point de vue de la Régie<br />

qui prévaut...<br />

Dans une période de reflux du mouvement populaire<br />

et d'offensive de la réaction coloniale, la grève des<br />

cheminots africains de 1947-1948 a pris une significatien<br />

incontestable... " (1).<br />

Puisque le narrateur laisse entendre qu'il relate des faits véridiqlJes, il faut donc<br />

comparer "histoire du récit à l'histoire, se reporter aux documents. Certes, un chroniqueur,<br />

un journaliste, un historien n'est pas neutre; il interprète et prend parti; mais il est contraint<br />

par le donné des faits.<br />

Sembène Ousmane, au contraire, rec'ompose cette réalité factuelle.<br />

(11 - On peut lire une autre étude de cet événement dans la revue Afrique historique,<br />

nO 4, 1981, sous la plume de Joseph Roger de Benoist. Les faits relatés sont,<br />

à quelques détails près, identiques; leur explication et "interprétation de l'événement<br />

diffèrent de celle de Jean Suret-Canale.<br />

L'article porte en exergue ce propos du<br />

Haut-Commissaire Paul Béchard:<br />

"'1 n'y a ni vainqueur ni vaincu, il n'y a que des<br />

perdants: ('économie de l'A.O.F., les cheminots, la Régie". La conclusion le reprend<br />

en y ajoutant cette remar~ue:<br />

"Mais désormais l'Administration de la Régie savait<br />

ce que signifiait la détermination des syndicats.<br />

Et les travailleurs avaient remporté<br />

la première grande victoire de la solidarité".


- 295 -<br />

Ainsi lJne grève eut lieu en avril 1947 ; décidée le 11, déclenchée le 19, c'est-à-dire<br />

la veille de la visite du Président de la République française,<br />

Vincent Auriol, au Sénégal,<br />

elle fut aussitôt prise en considération, ne dura qu'une journée, et aboutit sous l'arbitrage<br />

du Ministre de la France d'Outre-mer, à un protocole d'accord.<br />

La grève d'octobre est due<br />

à ce que la Régie refusa d'appliquer cet accord. Le roman tait ce précédent et cet enchaînement<br />

; il fait de la grève d'octobre un commencement absolu, le premier sursaut de<br />

conscience politique des travailleurs africains, et la première victoire sociale.<br />

Aucune grève générale n'a soutenu celle des cheminots. Le mouvement suscita,<br />

chez d'autres travailleurs et auprès des syndicats,<br />

des sympathies, des appuis, mais aussi<br />

des oppositions. Entre les cheminots eux-mêmes, il y eut des dissensions; les revendicatÎons<br />

ne faisai,ent pas J'unanimité. Le roman suggère, au contraire, une unité sans faille<br />

de la classe ouvrière et un rôle négatif aux notables africains et au député.<br />

Ainsi Bakayoko<br />

déclare:<br />

"Pour nous leur mandat est une patente de profiteur.<br />

Voilà ce que nous en pensons. Nous les connaissons" (1).<br />

L'exergue affirme que les cheminots:<br />

"Ne doivent rien à personne: ni à aucune "mission<br />

civilisatrice", ni à un notable, ni à un parlementaire" (2).<br />

La réalité historique appelle plus de nuances.<br />

En effet, la victoire fut loin d'être<br />

totale. Après cinq mois, la grève pourrissait; des cheminots reprenaient le travail. Une<br />

(lI Sembène Ousmane. Les Bouts de bois de Dieu, op. cit., p. 281.<br />

(2) Ibidem, p. 8.


- 296 -<br />

solution rapide s'imposait, souhaitée de part et d'autre. L'accord ne fut qU'un compromis<br />

et non la victoire totale dont parle le roman.<br />

Ce sont là, quelques écarts majeurs; il en est d'autres, dans le détail des événements<br />

et dans la chronologie. Ils sont voulus, calculés, pour donner aU récit sa pleine signification<br />

philosophique et son efficacité politique pour faire des Bouts de bois de Dieu une oeuvre<br />

de combat.<br />

A partir de ces quelques exemples, nous nous rendons compte que nous pouvons<br />

utiliser les oeuvres romanesques comme des documents historiques.<br />

Mais il nous faut pour<br />

cela une extrême prudence.<br />

Nous devons tenir compte des brouillages hécessaires à la spécificité<br />

du roman et de la subjectivité des écrivains. Enfin, et surtout, nous devons<br />

tenir compte de la nature<br />

de la littérature qui est un domaine autre que celui de l'histoire,<br />

même si elle se nourrit de faits historiques, et parfois les influence. Il y a donc une extrême<br />

prudence à observer,<br />

quand nous établissons une corrélation entre l'oeuvre romanesque<br />

et l'histoire. Et c'est cette prudence que nous conseille Tzvétan Todorov :<br />

"A des degrés très variés, les romans évoquent "Ia vie"<br />

telle qu'elle s'est effectivement déroulée.<br />

Il est donc<br />

possible, lorsqu'on étudie une société, de se servir, entre<br />

autres documents, de textes littéraires.<br />

Mais l'absence<br />

d'une relation rigoureuse de vérité doit en mAme temps<br />

nous rendre extrêmement prudents .. le texte peut aussi<br />

bien "refléter" la vie sociale, qu'en prendre l'exacte<br />

contrepartie" (1).<br />

(1)- Tzvétan Todorov, Qu'est-ce que le structuralisme, op. cit. , p. 36.


- 297 -<br />

S'il Y a donc,<br />

pour le lecteur, un rapport à une réalité extérieure aU roman, ce rapport<br />

est indirect.<br />

C'est grâce à "oeuvre et à partir d'elle que nous allons au réel et non l'inverse.<br />

Les références à une réalité géographique ou historique accrochent le lecteur, captent son<br />

attention et facilitent sa croyance.<br />

Elles lui permettent de saisir ce qu'il ne sait pas à partir<br />

de ce qu'il sait.<br />

Mais le fait seul cependant que les romanciers africains introduisent souvent dans leurs<br />

oeuvres un grand nombre d'indications vérifiables,<br />

et se donnant, en outre, comme telles,<br />

mérite réflexion.<br />

Dans quelle mesure le fait qu'elles paraisent vérifiables (et non pas seulement<br />

vraisemblables) est-il significatif?<br />

Les références à une réalité extérieure ont pour premier effet de susciter notre<br />

croyance en faisant appel à notre expérience.<br />

En relatant des événements fictifs à partir d'événements réels et en distribuant<br />

systématiquement au cours de la narration des références à une réalité vérifiable, les romanciers<br />

africains font d'une pierre deux coups.<br />

D'une part, ils facilitent notre adhésion à la<br />

fiction. D'autre part, et ceci est peut-être encore plus important, en accumulant les<br />

références à une réalité que nous pouvons expérimenter, après avoir lu le roman, ils<br />

préparent la survie, de leurs oeuvres dans l'esprit du lecteur.<br />

A ces objets et à ces lieux dont<br />

il est fait mention, nos pensées s'accrochent, mais modifiées cette fois par les multiples<br />

valeurs que le roman leur aura associées.<br />

Georges Blin l'a montré à propos de Stendhal;<br />

il ne s'agit pas là d'un problème si fpcile à résoudre:


- 298 -<br />

"Le plus souvent,<br />

en effet, le roman renonce à doter<br />

l'univers<br />

qu'il engendre d'une durée moins éphémère<br />

que la fascination qui le fonde: par un effet de perspective<br />

que double une tacite convention les lieux ou il<br />

inscrit les événements s'y trouvent, en effet, tellement<br />

tributaires du temps qui s'y déroule qu'ils perdent censément<br />

toute réalité du moment ou la narration a atteint<br />

son terme.<br />

Le point final consacre une sorte de volatilisation<br />

du décor, un peu comme au thé5tre la chute du<br />

rideau sert à exorciser la scène, à l'annuler en tant<br />

qu'espace imaginaire;<br />

les lieux n'existent plus lorsque<br />

plus rien "n'a lieu", et leur subtilisation, qui coincide<br />

avec la générale liquidation de la conscience hypnotisée,<br />

intervient, le roman fini, d'autant plus naturellement<br />

que le site de la narration ressortissait à une spatialité<br />

d'essence utopique, m~me là où l'encadrement se<br />

trouvait spécifié à l'extr~me'' (T J.<br />

C'est pourquoi,<br />

explique-t-il, des romanciers comme Stendhal et Balzac cherchent<br />

à conjurer cette "éclipse" par toutes sortes de procédés narratifs, dont le rôle est strictement<br />

rhétorique: emploi du présent ou commentaires du narrateur:<br />

"S'il est, en effet, publié, fût-ce avec une audace un peu<br />

indiscrète,<br />

que le thé5tre des événements leur survit,<br />

c'est tout l'ensemble narratif qui reçoit un droit de cité<br />

dans le temps solide" (2).<br />

(1) -- Georges Blin, Stendhal et les problèmes du roman, op. cit., p. 77.<br />

(21 - Ibidem, p. 77.


- 299 -<br />

Certes,<br />

le roman africain ne donne pas un équivalent absolu de la réalité; mais cette<br />

allusion indique l'importance qu'il faudra accorder aux moyens mis en oeuvre par l'écrivain<br />

dans son texte pour susciter l'illusion de réalité.<br />

Il -<br />

LE VRAISEMBLABLE<br />

Faisons quelques observations théoriques,<br />

en partant d'un texte de base, celui de<br />

Gérard Genette que l'on trouve dans Communications 11, sous le titre de : "VraÎsemblance<br />

et motivation" (1). D'autres textes, tels que "La productivité dite texte" (2) de<br />

Julia Kristeva ou "Du vraisemblable que l'on ne saurait éviter" (3) de Tzvétan Todorov,<br />

auraient pu nous servir de textes de référence;<br />

mais nous pensons que celui de Gérard<br />

Genette est suffisamment exhaustif pour rendre compte de l'ensemble des problèmes relatifs<br />

au vraisemblable, qui se sont posés en France depuis le XVIIe siècle jusqu'à nos jours.<br />

A -<br />

Gérard Genette : une théorie d'ensemble<br />

Gérard Genette cerne le problème du vraisemblable à partir de la querelle du<br />

Cid (1637) et de ce qu'il appelle l'affaire de la Princesse de Clèves (1678). Il note, en<br />

substance:<br />

"Le<br />

XVIIe siècle français a connu, en littérature, deux<br />

grands procès de vraisemblance. Le premier se situe sur<br />

le terrain proprement aristotélicien de la tragédie - ou<br />

plus exactement, en l'occurence, de la tragi-comédie - :<br />

c'est la querelle du Cid (1637),. le second étend la juri-<br />

(11 - Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", Communications i 1, Paris, Seuil,<br />

1968, p.5-21.<br />

(2) - Julia Kristeva, "La productivité dite texte", op. cit. p. 59 - 83.<br />

(3) Tzvétan Todorov, "Du vraisemblable que l'on ne saurait éviter", op. cit., p. 145-147.


- 300--<br />

diction au domaine du récit en prose : c'est l'affaire de<br />

la Princesse de Clèves (1618). Dans les deux cas, en<br />

effet, l'examen critique d'une oeuvre s'est ramené pour<br />

l'essentiel à un débat sur la vraisemblance d'une des<br />

actions constitutives de la fable: la conduite de Chimène<br />

à J'égard de Rodrigue après la mort du Comte, J'aveu<br />

fait par Mme de Clèves à son mari.', Dans les deux cas<br />

aussi l'on voit combien la vraisemblance se distingue<br />

de la vérité historique ou particulière" (1).<br />

Dans ces conduites, qu'est-ce qui est considéré comme invraisemblable, extravagant?<br />

Dans le cas du Cid, "il n'est point vraisemblable qu'une fille d'honneur épouse le meurtrier<br />

de son père" ,(2) ;<br />

dans celui de Madame de Clèves, elle ne doit pas prendre son mari pour<br />

confident, en lui révélant qu'elle est aimée du Duc de Nemours.<br />

En ce qui concerne le Cid, en effet, on ne voit pas très bien, ce qui pourrait rapprocher<br />

Chimène de Rodrigue.<br />

Tuer le père de la jeune fille qu'on aime et se retrouver, plus<br />

tard, avec elle pour un projet de mariage, relève vraiment de l'extravagance, sinon de<br />

"inattendu! En revanche, l'aveu de Madame de Clèves à son mari, peut être interprété,<br />

dans certaines civilisations, notamment africaines, comme un signe de fidélité d'une femme<br />

à son mari et de l'amour qu'elle lui témoigne.<br />

Si nous nous replaçons dans le contexte des deux textes que nous venons de citer,<br />

nous nous rendons compte que la notion de vraisemblance repose sur ce qui doit être, ce<br />

que l'on peut faire, ce qui est admis, c'est-à-dire la norme, la règle. Il y a plus. Le texte<br />

(1) -- Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit., p. 5.<br />

(2) - Ibidem, p.5. Emprunté à Scudéry, critique de l'époque.


- 301 -<br />

de Gérard Genette définit aussi le vraisemblable comme la bienséance, l'opinÎon<br />

du public (1):<br />

"En fait, vraisemblance et bienséance se rejoignent sous un<br />

mt1me critère, à savoir, "tout ce qui est conforme à<br />

l'opinion du public". Cette "opinion", réelle ou<br />

supposée, c'est assez précisdment ce que l'on nommerait<br />

.<br />

aujourd'hui une idéologie, c'est-à:""dire un corps de<br />

maximes et de préjugés qui constitue tout Il la fois une<br />

vision du monde et un système de valeurs" (2).<br />

D'après ce texte, il apparaît que le vraisemblable n'a rien d'une vérité de type scientÎfique.<br />

Ce n'est même pas le réel systématique. Le vraisemblable semble tout à fait relatif.<br />

Si l'on assimile, par exemple, le vraisemblable à une idéologie, un corps de maximes, on<br />

peut affirmer que les idéologies politiques, en valeur dans un pays donné, constituent le<br />

vraisemblable.<br />

La Côte d'Ivoire du Président Houphouët-Boigny, fortement capitaliste,<br />

considérerait le Capitalisme comme vraisemblable,<br />

c'est-à-dire ce qui peut être admis,<br />

et le Communisme, comme invraisemblable, intolérable. Et Gérard Genette ajoute que ce<br />

qui est valable aujourd'hui, peut ne pas l'être demain.<br />

En gros, le vraisemblable, c'est la<br />

norme, l'opinion du public; mais souligne encore l'auteur de Figures Il :<br />

"Ce qui subsiste, et qui définit le vraisemblable, c'est le<br />

principe formel de respect de la norme, c'est-à-dire<br />

l'existence d'un rapport d'implication entre la conduite<br />

particulière attribuée à tel personnage, et telle maxime<br />

générale implicite et reçue" (3) .<br />

(1) - Par "bienséance", il faut entendre les moeurs d'une société, les règles de conduite,<br />

de comportement et par "opinion du public", tout ce que la société considère comme<br />

devant être.<br />

(2) - Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit., p. 6.<br />

(3) - Ibidem, op. cit., p. 7.


- 302 -<br />

Laissant de côté les deux textes, Le Cid et La Princesse de Clèves, Gérard Genette<br />

examine ensuite le problème du vraisemblable au niveau de l'écriture.<br />

Et il montre que le<br />

texte littéraire peut assurer la reproduction de son propre vraisemblable.<br />

Il possède, à cet<br />

effet, des indications que l'on peut appeler l'historicité du vraisemblable, c'est-à-dire des<br />

marques textuelles qui peuvent assurer au texte sa vraisemblance. Voici des exemples de<br />

.<br />

marques textuelles, pris par Gérard Genette dans' La comédie humaine de Balzac et qui<br />

assurent l'historicité du vraisemblable:<br />

Voici pourquoi ...<br />

Pour comprendre ce qui va suivre, quelques explications sont peut être nécessaires ...<br />

Ceci veut une explication ...<br />

Il est nécessaire, pour l'intelligence de cette histoire, etc...<br />

Ce qu'il convient de remarquer,<br />

c'est que toutes les marques du métalangage dans<br />

un texte, créent le vraisemblable. En d'autres termes, dès que dans un récit, le narrateur se<br />

met à gloser, il se crée du vraisemblable.<br />

Gérard Genette aborde dans son texte un autre problème,<br />

celui du vraisemblable<br />

et de la motivation: tout acte motivé relève du vraisemblable. Si nous disons, par exemple:<br />

"Allons nous promener, car il fait beau", nous avons motivé nos intentions. C'est parce<br />

qu'il fait beau que nous voulons aller nous promener. Il distingue alors trois types de récits:<br />

a -<br />

Le récit vraisemblable ou à motivation implicite:<br />

"La marquise demanda sa voiture et alla se promener" (1J.<br />

(1) - Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation" , op. cit., p. 21.


- 303 -<br />

b -<br />

Le récit motivé<br />

"La marquise demanda sa voiture et se mit au lit, car elle<br />

était fort capricieuse" (motivation du premier degré<br />

ou motivation restreinte), ou encore: "...car, comme<br />

toutes les marquises, elle était fort ~apricieuse" (motivation<br />

du second degré, ou motivation généralisante)" (t).<br />

c -<br />

Le récit arbitraire<br />

"La marquise demanda sa voiture et se mit au lit" (2).<br />

E.t Gérard Genette de conclure:<br />

"On constate alors que, formellement, rien ne sépare le<br />

type (a) du type (c). La différence entre récit "arbitraire"<br />

et récit "vraisemblable" ne dépend que d'un<br />

jugement au fond, d'ordre psychologique ou autre,<br />

extérieur au texte et éminemment variable: selon l'heure<br />

et le lieu, tout récit "arbitraire" peut devenir "vraisemblable",<br />

et réciproquement. La seule distinction pertinente<br />

est donc entre les récits motivé et non-motivé.<br />

Cette distinction nous reconduit, d'une certaine mamëre,<br />

à l'opposition déjà reconnue entre récit et discours" (3).<br />

Cette mise au point, pour assez longue qu'elle paraisse, nous semble nécessaire,<br />

dans la mesure où bon nombre de problèmes abordés par Gérard Genette,<br />

trouvent leur<br />

application dans les oeuvres narratives que nous étudions.<br />

(1) -- Gérard Genette, "Vraisemblance et motivation", op. cit. , p. 21.<br />

(2) - Ibidem, p.21.<br />

(3) - Ibidem, p 21.


B - Le vraisemblable sémantique<br />

Mais que pensent aussi Julia<br />

- 304 -<br />

Kristeva et le grand romancier camerounais Mongo<br />

Séti des problèmes qui ont trait au vraisemblable sémantique 7<br />

1 - Point de vue de Julia Kristeva<br />

Pour Julia Kristeva, "le vraisemblable, sans être vrai, serait le discours qui ressemble<br />

au discours qui ressemble au réel" (11. Et plus loin, elle précise :<br />

"Le trait radical du vraisemblable sémantique,<br />

comme<br />

son nom le désigne, est la ressemblance. Est vraisemblable<br />

tout discours qui est en rapport de similarité, d'identification,<br />

de reflet avec un autre.<br />

Le vraisemblable est<br />

u(le mise ensemble de deux discours différents dont l'un<br />

(le discours littéraire, second) se projette sur l'autre qui<br />

lui sert de miroir, et s'y identifie au-délà de la différence.<br />

Le miroir auquel le<br />

vraisemblable ramène le discours<br />

littéraire est le discours dit naturel. Ce "principe naturel"<br />

qui n'est pas autre chose que le bon sens, le socialement<br />

accepté, la loi, la norme, définit l'historicité du vraisemblable.<br />

La sémantique du vraisemblable postule une<br />

ressemblance avec la loi d'une société donnée dans un<br />

moment donné et l'encadre dans un présent historique"<br />

(2).<br />

Le point de vue de Julia Kristeva laisse peu de place pour une vraie distinction entre<br />

réalisme et vraisemblable.<br />

Sa définition rejoint quelque peu celle de Mongo Séti pour lequel<br />

le vraisemblable se mesure à son articulation avec le réel concret.<br />

(1) - Julia Kristeva, "La productivité dite texte", op. cit., p. 61.<br />

(2) - Ibidem, p.62.


- 305 -<br />

2 - Point de vue de Mongo Béti<br />

En effet, brûlant du désir de savoir ce que le grand romancier camerounais pense<br />

des problèmes relatifs au vraisemblable,<br />

nous sommes allé l'interroger; voici, à ce propos,<br />

la réponse qu'il nous a donnée:<br />

"Ah oui,<br />

comment est-ce que je conçois le vraisemblable?<br />

Dans mon esprit cela ne m'a jamais été l'objet<br />

d'une théorisation..<br />

pour moi, c'est une question de<br />

pratique, une question d'empirisme. Je veux dire que<br />

c'est à la réalisation que je juge si une page est vraisemblable<br />

ou si elle ne l'est pas. Je tiens beaucoup compte,<br />

je crois, du cadre qui détermine l'impression du vraisemblable<br />

.. c'est d'abord le cadre politique et social. Voyezvous,<br />

c'est la justesse : ce qui me paraÎt vraisemblable,<br />

c'est quand j'ai l'impression<br />

que /a description de la<br />

société est juste et bien faite, quand un personnage est<br />

bien enraciné dans son milieu, par rapport à l'époque<br />

historique et par rapport au combat qui est mené autour<br />

de lui.<br />

Si je devais définir la vraisemblance des caractères,<br />

des sentiments, il<br />

faudrait que je la détermine<br />

par rapport à deux éléments, deux critères ..<br />

la vérité<br />

sociale et la vérité politique. Et quand j'imagine un<br />

personnage comme Perpétue,<br />

afin de lui donner le plus<br />

de vraisemblance possible, il faut absolument que je<br />

reconstitue, que j'imagine que/les étaient les difficultés<br />

matérielles avec lesquelles les gens étaient aux prises,<br />

quels étaient les salaires, quels étaient les prix, dans quels<br />

logements ils vivaient, comment ils subissaient ce dénue-


- 306 -<br />

ment ou cette richesse, pourquoi pas 7 Il Y en a qui sont<br />

parfois riches, qui font une ascension politique,' cette<br />

vérité que (appelle socio-matérielle est celle qui me<br />

paratt la plus importante à préciser, dès le départ " et<br />

dès lors la vérité des caractères vient s'inscrire dans cette<br />

réalité déià définie. Et donc, pour moi, ie crois que le<br />

critère fondamental de la vraisemblante, c'est la iustesse<br />

des descriptions sociales, et la iustesse de la psychologie<br />

collective, c'est-à-dire de la conscience collective des<br />

problèmes politiques dans le pays. Est-ce qu'ils sont<br />

conscients de l'oppression ? Est-ce qu'ils s'en accommodent?<br />

Est-ce qu'ils en ricanent? Est-ce qu'ils s'en<br />

moquent 7 Enfin voilà les conditions,' autrement dit,<br />

plutôt que de me demander comment ie conçois le vraisemblable,<br />

ce qu'il faut me demander, c'est quelles sont<br />

pour moi les conditions qui doivent être requises pour<br />

qu'il y ait vraisemblance.<br />

Quant à la vraisemblance dans mes oeuvres, comme<br />

ie fais quand même une littérature dont la base est réaliste,<br />

tout en lui donnant une résonance mythique, universelle,<br />

enfin quoi! il faut qu'il y ait de la vraisemblance dans mes<br />

romans. Et ie m'efforce de faire en sorte qu'il y en ait" (1 J.<br />

La position de Mongo Séti ne souffre d'aucune ambiguïté:<br />

il y a, par exemple, une<br />

situation socio-politique, et le vraisemblanble, c'est ce qui réflète, le plus possible, cette<br />

situation. Et c'est le vraisemblable sémantique selon la terminologie de Julia Kristeva.<br />

(1) - Propos recueillis par nous à Rouen, le 29 juin 1976.


3 - L'opinion du public.<br />

- 307 -<br />

Un autre point sur lequel nous voulons également insister, concerne toujours le vraisemblable<br />

sémantique, en tant qu'opinion du public. Dans Le Roi miraculé de Mongo<br />

Séti, par exemple, tous les problèmes se ramènent à la maladie du Chef Essomba<br />

Mendouga. Mais ce qui est important au point de vue du vraisemblable, ce n'est pas la maladie<br />

elle-méme, mais la façon dont on en parle. Oh assiste, en effet, à un chassé-croisé sur<br />

l'annonce et le démenti de la mort du Chef.<br />

L'opinion qui prévaut peut se ramener à celleci<br />

: le Chef va mourir, parce qu'il n'est jamais tombé malade. Gustave, le jeune<br />

boy, l'explique au Père Le Guen:<br />

"Savez-vous, mon Père, ces gens qui ont toujours été en<br />

bonne santé, la première fois qu'ils tombent malades<br />

pour de bon, eh bien! ils ne se relèvent pas.<br />

semble malade pour de bon" (1 J.<br />

Et le Chef<br />

Les Noirs dont grouille ce roman,<br />

connaissent bien cette opinion du public encore<br />

en vigueur. On voit qu'elle n'a rien à voir avec la réalité objective. C'est une opinion qui<br />

s'est ancrée dans les esprits, à la suite d'observations empiriques:<br />

"Le<br />

Guen savait maintenant que sans l'avouer, il lui<br />

rapportait ce qui se disait au<br />

village parmi les Noirs,<br />

car cela aussi,<br />

au besoin" (2J.<br />

Gustave le retenait pour le reproduire<br />

(1) - Mongo Séti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 43.<br />

(2) - Ibidem, p. 43.


- 308 -<br />

Cette opinion entre dans ce que Gérard Genette appelle la motivation restreinte ;<br />

et dans ce cas, on peut traduire: le Chef va mourir, parce qu'il est tombé malade pour<br />

la première fois; ou dans la motivation généralisante : tous les gens qui ne tombent<br />

pas malades meurent, quand ils le deviennent.<br />

Le vérifiable et le vraisemblable sont des procédés qui relèvent d'une esthétique réaliste<br />

reposant sur une technÎque d'illusion. Une technique dans la mesure où "pour faire vrai",<br />

le romancier noir s'efforce de donner l'illusion complète du vrai.<br />

\


TROISIEME<br />

PARTIE<br />

l'<br />

LES DIVERS ASPECTS<br />

DU<br />

REEL


- 310 -<br />

La Deuxième Partie de notre analyse nous a permis de nous rendre compte du projet<br />

littéraire des romanciers africains,<br />

c'est-à-dire le courant littéraire auquel ils se conforment<br />

quand ils décrivent la réalité africaine.<br />

En effet, l'étude des titres et des Préfaces, d'une<br />

part, celle du vérifiable et du vraisemblable, d'autre part, ont révélé qu'ils s'attachent aux<br />

principes du réalisme. Il convient, dès à présent, de nous demander par quels éléments<br />

structurels de ce roman, ils traitent, de préférence, les aspects de cette réalité. Notre<br />

démarche sera commandée par une perspective à la fois chronologique et thématique.<br />

Mais c'est ici le lieu de rappeler que notre analyse du discours littéraire,<br />

même si<br />

elle doit s'app~yer sur un schéma communicatif du type linguistique,<br />

ne sera pas exclusivement<br />

intra-Iinguistique,<br />

tant il est vrai que le fait littéraire africain n'obéit strictement<br />

à aucun développement autonome ; car, quel qu'il soit - roman, théâtre, poésie<br />

ou cinéma - il reste profondément lié à la sociologie, à l'histoire, à la psychologie. à la<br />

politique, à la psychanalyse et même à l'économie. Il est, de ce fait même, marqué par<br />

la vision du monde de la classe dominante,<br />

par les idéologies de l'époque et surtout par<br />

l'importance que "écrivain accorde à l'homme dans le milieu où il évolue.<br />

C'est dire que,<br />

pour saisir la portée des messages produits,<br />

nous ne nous bornerons pas à la simple exploitation<br />

de "appareil formel du discours.<br />

Nous accorderons une place de choix à l'extralinguistique,<br />

c'est-à-dire au contexte situationnel, car:<br />

"Tout énoncé est réalisé dans une situation spatiotemporelle<br />

particulière qui comprend le locuteur, l'auditeur,<br />

les actions qu'iis font à ce moment-là et divers<br />

objets...<br />

L'auditeur ne pourra cependant pas comprendre<br />

J'énoncé à moins d'interpréter correctement ces éléments


- 311 -<br />

déictiques en se référant aux caractéristiques pertinentes<br />

de la situation.<br />

On ne peut cependant pas simplement<br />

identifier le contexte d'un énoncé avec la situation spatiotemporelle<br />

ou il se trouve produit:<br />

on doit considérer<br />

qu'il comprend, en même temps que les objets et actions<br />

pertinentes à ce moment-là, la connaissance qu'ont le<br />

,<br />

locuteur et l'auditeur de ce qui a été dit antérieurement,<br />

dans la mesure ou cela contribue à la compréhension de<br />

l'énoncé. Le contexte doit comprendre également<br />

l'acceptation tacite de la part du locuteur et de l'auditeur<br />

de toutes les conventions, les croyances et les<br />

suppositions qui s'appliquent dans les circonstances<br />

présentes, et qui sont tenues pour acquises par les membres<br />

de la communauté linguistique à laquelle appartient<br />

le locuteur et l'auditeur" (1J•<br />

. -.. ----------.---------~---------•• -------~-----------'l------------••••-••..•--------------••.•-----•••••:.._. • ._.<br />

(1) - John Lyons, Introduction à la linguistique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 317.


- 312 -<br />

CHAPITRE<br />

LE<br />

REALISME SPATIO-TEMPOREL<br />

1 - L'ESPACE<br />

L'univers géographique dans lequel évoluent les différents protagonistes et les différentes<br />

actions, dans les oeuvres romanesques qui nous intéressent, est caractérisé par sa<br />

grande extension,<br />

c'est-à-dire par sa variété et sa multiplicité interne. Il embrasse les pays<br />

suivants:<br />

- En Afrique: le Cameroun, le Bénin, la Haute-Volta, la Côte d'Ivoire, le Togo,<br />

le Mali, le Sénégal, la Guinée, le Congo, le Zaïre, le Niger, le Burundi.<br />

Ces pays se situent<br />

tous au sud du Sahara, et le français y est considéré, jusqu'à présent, comme la langue<br />

officielle.<br />

- En Europe : la France, avec notamment Paris comme lieu de l'action et certaines<br />

villes de provinces. "y a aussi J'Italie avec sa capitale Rome.<br />

- En Amérique : Les Etats-Unis, avec New-York.<br />

La vision d'ensemble de cet univers va donc progresser en éventail:<br />

les intrigues<br />

se dérouleront du village à la ville,<br />

de la société coloniale à la société des 1ndépendances,<br />

de l'Afrique à l'Europe et à l'Amérique.<br />

C'est donc un vaste monde au sein duquel pays,<br />

végétaux, agglomérations humaines, se différencient continuellement dans le détail, mais<br />

où les actions essentielles se polàrisent dans les limites de deux horizons principaux:<br />

le<br />

village et la ville.


- 313 -<br />

Une étude topographique des diverses données spatiales dans les récits,<br />

c'est-àdire<br />

leur organisation, grllce aux nombreuses indications dont ils fourmillent, retiendra<br />

notre attention;<br />

ensuite, nous ferons un inventaire des procédés mis en oeuvre par les<br />

romanciers pour réaliser cette disposition générale des lieux; enfin,<br />

au-délà de la simple<br />

description ou présentation des cadres réels ou fictifs, nous nous interrogerons sur "l'espace<br />

romanesque considéré comme "image d'une certaine conception du monde" (1).<br />

A -<br />

Une diversité dans la thématigue spatiale<br />

Ce qui frappe,<br />

le plus, quand on lit les oeuvres romanesques africaines, c'est la double<br />

exploitation (2)<br />

de l'espace par les romanciers. Cette double exploitation se traduit notamment<br />

dans le récit,<br />

par une intégration d'un espace africain et d'un espace extra-africain.<br />

Dans ce cas précis, l'espace devient un indice biographique, traduisant l'itinéraire du romancier<br />

qui transfère ses expériences, sa vie à un personnage. Selon ce schéma, on voit le héros<br />

suivre des études primaires en Afrique, le plus souvent, dans son village, puis s'embarquer,<br />

soit en bateau, soit en avion, pour poursuivre des études supérieures en Occident.<br />

Nombreux sont les romanciers qui adoptent cette double exploitation.<br />

Parmi les meilleurs<br />

exemples, il convient de citer L'enfant noir et Dramouss de Camara Laye, Climbié de<br />

(11 - Roland Bourneuf, "L'organisation de l'espace dans le roman", Etudes littéraires,<br />

vol. 3, nO 1, Les Presses de l'Université Laval, 1970, p. 82.<br />

(21 - Il faut remarquer que la double exploitation de l'espace n'est pas le propre du roman<br />

africain; la poésie africaine, elle aussi, n'échappe pas à cette pratique. Certains poèmes<br />

de L. S. Senghor, ceux de Chants d'Ombre, notamment, s'enracinent dans l'espace<br />

français. Le Cahier d'un retour au pays natal d'Aimé Césaire, prend son essor à<br />

partir d'un hôtel parisien, pour ensuite, dans un mouvement spiral, aller se fixer aux<br />

Antilles.


- 314 -<br />

Bernard Dadié, Kocoumbo, l'étudiant noÎr d'Aké Loba, L'aventure ambiguë de Cheikh<br />

Hamidou Kane, Chemin d'Europe de Ferdinand Oyono, Violent était le vent et Le soleil<br />

noir point de Charles Nokan, Le chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum et Le devoir de<br />

violence de Yambo Ouologuem. Le lieu de leurs drames peut changer; ils répondent,<br />

néanmoins, à des développements similaires, à une uniformité générale d'évolution.<br />

Mais<br />

quelle place les romanciers africains accordent-ils à l'univers romanesque dans leurs oeuvres<br />

et comment le traitent-ils 7<br />

1 - Espace romanesque et destin du groupe social<br />

L'espace dans le roman africain répond à une véritable figure adjonctive, c'est-à-dire<br />

chargée de signification.<br />

Le point de vue de la présentation est celui de la vision binoculaire.<br />

Le romancier,<br />

en effet, le présente de manière à nous permettre de voir deux aspects consécutifs<br />

à la fois; en d'autres termes, tout est mis en oeuvre pour que, chaque fois, deux<br />

plans de l'espace traversent le champ de mire du lecteur.<br />

Au niveau global,<br />

c'est le couple village/ville qui constitue le champ de mire de la<br />

vision binoculaire; vient ensuite la ville, divisée en quartier noir et en quartier blanc, et<br />

le romancier s'arrange également pour permettre au lecteur de voir,<br />

en même temps, ces<br />

deux aspects de l'espace-ville.<br />

A partir de ce que nous appelons la vision binoculaire, il est<br />

possible de tenter une étude structurale de l'espace du roman africain.<br />

Pour l'étude de son<br />

organisation et de son fonctionnement, on peut partir des poÎnts suivants:<br />

Le couple village/ville qui nous permettra de cerner:<br />

L'espace village/ville<br />

L'espace ville blanche/ville noire<br />

- Les mutations de l'espace.


- 315 -<br />

a -<br />

L'espace village/ville<br />

La vision que le romancier africain nous donne de l'espace dans son oeuvre, tourne,<br />

certes, autour du village et de la ville (1) ; toutefois, l'espace_village et l'espace-ville, ne<br />

sont pas dans un rapport d'opposition,<br />

comme on pourrait s'y attendre, et qui ferait d'eux,<br />

deux mondes qui s'ignorent. Sien au contraire, ils entretiennent, entre eux, des rapports<br />

,<br />

dialectiques. Pour bien comprendre la réalité de l'espace village/ville, il faut non seulement<br />

partir du principe de la vision binoculaire,<br />

mais il faut également la dépasser pour décrire<br />

séparément les deux niveaux,<br />

en prenant bien soin d'en signaler les types de rapports qui<br />

les unissent.<br />

Le village<br />

Le romancier africain,<br />

on le sait, affectionne la description du village ou de la campagne<br />

africaine.<br />

En effet. la plupart des récits prennent leur essor à partir du village de la<br />

brousse; néanmoins, les villages qui nous sont présentés, peuvent se répartir en deux<br />

groupes: ceux qui portent un nom et ceux qui demeurent anonymes.<br />

(1) - Parlant des romans de Mongo Séti, Jacques Chevrier part aussi du couple village/ville:<br />

"Dans tous ces romans. écrit-il,<br />

deux univers se trouvent constamment opposés,<br />

la ville et le village. Moloch insatiable. la ville exige sans cesse de nouveaux tributs.<br />

et le prestige qu'elle exerce sur les esprits.<br />

draine vers elle des hordes d'hommes et<br />

de femmes fascinés par les colifichets de la civilisation occidentale.<br />

Pourtant les<br />

uns et les autres n'y rencontrent le plus souvent que le chômage ou la maladie, et<br />

Mongo Séti a beau opposer à ce monde tentaculaire et anarchique l'ordre social et<br />

culturel du village de brousse. tôt ou tard, ses héros vaincus y font retour. et viennent<br />

y puiser comme à une source,<br />

le regain d'énergie dont ils ont besoin pour continuer<br />

à vivre.... Le Monde du 18-19 juillet 1976, p. 19.


- 316 -<br />

. Les villages qui portent un nom<br />

Les villages nommés 7 C'est Bamila dans Ville cruelle; ce sont Mombet, Timbo,<br />

Kota, Bitié, Evindi, Ekokot, Ndimi, Zibi, Akomba, Téba, Kado, Kouma, Bomba, Sogolo ;<br />

ce sont ces quatorze villages, moins celui de Denis, le personnage-narrateur, que parcourent<br />

le R. P. S. Drumont et son équipe, lors de la grande tournée, qui constituent le récit dans<br />

Le Pauvre Christ de Bomba. Ce sont Essazam dans Le Roi miraculé, l'inoubliable Kala<br />

dans Mission terminée,<br />

où Medza ira chercher la femme de son cousin Niam ; c'est encore<br />

Doum dans Le vieux Nègre et la médaille.<br />

Pourquoi le romancier africain éprouve t-il le besoin de nommer ces villages? Le fait<br />

d'appeler ces villages par des noms,<br />

donne au lecteur l'impression qu'il est dans un monde<br />

réel ; même si-les noms désignés ne lui sont guère familiers, "impression du vraisemblable<br />

demeure,<br />

parce que le procédé de désignation fait partie du système sémiotique de la société<br />

dans laquelle il baigne.<br />

. Les villages anonymes<br />

De cette impression du réel,<br />

on passe à celle de la quasi incertitude, quand il s'agit<br />

de villages anonymes; en effet, les narrateurs se plaisent parfois à jeter un voile sur un<br />

certain nombre de villages:<br />

le village de Toundi dans Une vie de boy, celui d'Aki Barnabas<br />

dans Chemin d'Europe, de Medza dans Mission terminée (1), de Kris dans Le Roi miraculé,<br />

ne sont pas désignés par un nom; ce sont des lieux anonymes.<br />

Mais nommer ou ne pas nommer certains villages, révèle-t-il chez le romancier africain,<br />

un goût de l'alternance, ou, au contraire, y a-t-il une signification particulière cachée<br />

sous ce procédé? Il faut se rappeler que l'on a affaire à des oeuvres de fiction et que, par<br />

(1) Ne pas confondre le village de Medza et celui appelé Kala où l'envoie son oncle Niam<br />

à la recherche de son épouse_


- 317 -<br />

conséquent, des discrétions géographiques sont légitimes. Le romancier peut éprouver<br />

une certaine pudeur à nommer un village;<br />

s'il ne lui donne pas un nom fictif, la nondésignation<br />

peut être une volonté d'affirmer cette pudeur. Dans ce cas là, la notion de<br />

réalisme n'est pas en cause; la fiction se légitime,<br />

car, elle est, par essence, dissimulation<br />

du révélable. /1 en résulte un effet de réalité voilée, parce que tout roman est le fruit d'une<br />

forte élimination;<br />

l'histoire racontée ne l'est jamais totalement; ce qu'on en dit est peu au<br />

regard de tout ce qu'on n'en dit pas.<br />

Au demeurant,<br />

que les romanciers africains nomment ou se réservent le droit de ne<br />

pas désigner par des noms certaines localités, la fiction, elle, peut toujours justifier cette<br />

pratique romanesque, et cette justification sera toujours vraisemblable, car le refus de<br />

désigner Un Iif,!U est aussi signe qu'il existe.<br />

/1 n'existe pas toujours d'homogénéité entre les villages que nous présentent<br />

les romanciers. La technique des oppositions, des contradictions, qui régit les points de vue<br />

du narrateur,<br />

sur tous les problèmes qu'il pose, est la même dans la présentation des villages.<br />

Bomba, par exemple, s'oppose aux autres villages Tala. Sans être une vraie ville, Bomba<br />

est l'image même de la présence étrangère: les bâtiments, l'école, la sixa (11,<br />

les catéchistes,<br />

les ouvriers, bref, tout, ici, respire la situation de dépendance coloniale, et plus précisément,<br />

la structure religieuse. Les autres villages Tala, en revanche, font partie de l'Afrique<br />

profonde. L'habitat y conserve sa forme trad itionnelle. Les villages entretiennent entre eux<br />

une espèce de hiérarchisation, tant au niveau de l'aspect physique que celui de l'Administration.<br />

Le romancier nous offre ainsi une technique de présentation qui, par ses nuances,<br />

ses différenciations, est conforme à la réalité.<br />

(1) - Espèce d'internat pour les futures chrétiennes à marier ou non, et les chrétiennes<br />

ayant quitté leur famille païenne.


- 318 -<br />

Le village n'est pas<br />

seulement caractéristique de son mode de désignation, nommé<br />

ou anonyme, mais aussi de son aspect physique et de sa culture. Pendant que la ville<br />

présente partout des constructions modernes,<br />

des bâtiments administratifs, des villas, des<br />

cités de fonctionnaires,<br />

le village, lui, conserve ses cases de pisé souvent à toit de chaume.<br />

Sur le plan proprement culturel, deux faits peuvent être observés: les éléments<br />

de la civilisation moderne y sont présents, ne serait-ce qu'au niveau de la religion chrétienne<br />

et de l'argent qui circule.<br />

Mais si le village ne présente plus de culture authentiquement<br />

pure, il ne fait aucun doute que par rapport à la ville, il conserve encore des aspects culturels<br />

proches de l'Afrique protocoloniale. Dans Le Pauvre Christ de Bomba, les Tala préfèrent<br />

danser au son de leurs tam-tams, adorer leurs fétiches plutôt que d'aller à la messe du<br />

R.P.S. Drumont.<br />

Les sages Essazam usent de tous les moyens qui sont à leur disposition,<br />

pour soustraire leur chef à l'emprise du Père Leguen dans Le Roi miraculé. Les cortèges<br />

d'invitation auxquels est soumis Medza dans Mission terminée, rappellent avec éclat, les<br />

moeurs d'hospitalité des Africains. Après sa mésaventure, Méka, dans Le vieux Nègre<br />

et la médaille, balaie d'un seul coup de main, toutes les pratiques religieuses. accumulées<br />

des années durant, et retourne à ses coutumes ancestrales.<br />

Mais la culture africaine villageoise est loin d'être pure sous tous les cieux de l'Afrique<br />

traditionnelle.<br />

Elle se trouve menacée; elle se désagrège de tous côtés. Unanimes sont les<br />

romanciers africains à ce sujet.<br />

Les jeunes de Kala protestent contre un monde qu'on leur<br />

impose:


- 319 -<br />

"Le drame dont souffre notre peuple,<br />

c'est celui d'un<br />

homme laissé à lui-m~me dans un monde qui ne lui<br />

appartient pas, un monde qu'il n'a pas fait, un monde<br />

où il ne comprend rien. C'est le drame d'un homme<br />

sans direction intellectuelle, d'un homme marchant à<br />

l'aveuglette, la nuit" (1 J.<br />

Dans presque toutes ces oeuvres narratives,<br />

les 1ndigènes doivent résister à l'assaut<br />

de la religion chrétienne,<br />

engager une véritable bataille contre cette nouvelle religion qui<br />

mine leur religion traditionnelle. Partout le goût de l'argent s'installe déjà, èt les Tala,<br />

dans Le Pauvre Christ de Bomba, ont de fortes propensions pour le matériel. Partout<br />

les problèmes du mariage sont liés à ceux d'une dot stupéfiante en argent.<br />

Et le mariage<br />

de Banda et d'Odilia, dans Ville cruelle d'Eza Boto, sur une base qui exclut la dot, est<br />

une exception qui est loin d'être l'indice d'un recul du mariage basé partout sur "argent.<br />

Ainsi, l'espace-village offre, au plan socio-culturel, un univers dont le réalisme<br />

est double:<br />

- "y a la persistance d'une culture africaine qui se remarque par sa résistance à la<br />

civilisation occidentale.<br />

- Il Y a aussi une civilisation occidentale qui cherche à s'imposer par tous les moyens.<br />

Mais le village est rarement perçu seul. On le voit en corrélation avec la ville. Le<br />

village et la ville,<br />

par conséquent, ne sont pas présentés comme des diapositifs superposés,<br />

indépendants l'un de l'autre.<br />

Ils entretiennent, au contraire, des rapports d'interdépendance.<br />

(1) Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 250 - 251.


1<br />

\,<br />

~<br />

- 320 -<br />

Des critères politiqùes, économiques et sociologiques constituent cette interdépendance.<br />

la vision binoculaire, dont nous avons parlé, doit se concevoir en raison de cette<br />

interdépendance qui fait que le village et la ville sont situés sur le plan, dans la perspective<br />

f1<br />

J<br />

d'une signification.<br />

le critère politique<br />

Du point de vue du critère politique, le moins qu'on puisse dire, c'est que le village<br />

est directement rattaché à la ville, centre administratif.<br />

Cette domination politique du<br />

village par la ville est abondamment décrite dans nombre de romans. Dans le Pauvre Christ<br />

de Bomba, par exemple, nous voyons le Commandant Vidal sillonner tout le pays Tala;<br />

et pour signifier son autorité sans limite, il fait arrêter un prétendu agresseur du R.P.S.<br />

Drumont. Nous pouvons voir encore l'Administrateur lequeux, dans le Roi miraculé,<br />

sous la conduite des forces de l'ordre,<br />

investir le village Essazam à la suite de l'incident<br />

provoqué par le rassemblement des différents clans,<br />

lors de la maladie du Chef Essomba<br />

Mendouga. Joseph Toundi d'Une vÎe de boy de Ferdinand Oyono, victime d'une fausse<br />

accusation, donne prétexte au Commissaire Varini, surnommé Gosier-d'Oiseau, qui<br />

envahit son village. Mais donnons plutôt la parole au narrateur:<br />

"Les Blancs s'affairaient dans la case.<br />

Ils précipitaient<br />

à grands coups de pied dans la cour tout ce qui était<br />

susceptible d'en recevoir un. Aux bruits qu'ils faisaient<br />

on eDt pensé que l'orage soufflait dans la case... On<br />

sortit le matelas de feuilles mortes de bananiers cousues<br />

dans une vieille toile de sac. Gosier-d'Oiseau sortit<br />

son canif, fendit le matelas, puis commença à examiner


- 321 -<br />

chaque feuille morte. Le garde et l'amant de Sophie<br />

l'imitèrent. Ils ne tardèrent pas à abandonner leur<br />

besogne" (T).<br />

Toutefois, plus que dans aucun autre roman africain, c'est dans 0 pays, mon beau<br />

peuple 1<br />

de Sembène Ousmane que l'autorité administrative est affirmée, dans le village,<br />

avec le plus de force. Ces quelques mots d'Oumar Faye, le personnage central du roman,<br />

sont assez éloquents à cet égard:<br />

"Vous n'avez jamais assisté à un supplice dont le coupable<br />

n'avait pas volé, mais seulement n'avait pas pu rembourser.<br />

la semence empruntée pour payer son impôt. On<br />

l'expose sur la place publique, au moment où le soleil<br />

est au zénith. On ne lui laisse rien qu'un cache-sexe,<br />

on ne lui donne ni à boire ni à manger, les miliciens<br />

le gardent. Tout le village est là... La famille au complet<br />

occupe le premier rang. Ce n'est pas un beau spectacle.<br />

La douleur n'est pas seulement physique, elle est aussi<br />

morale" (2).<br />

Ces paroles ne souffrent d'aucune ambiguïté.<br />

Avec la situation de dépendance coloniale,<br />

le village a perdu son autorité politique pour dépendre de la ville, siège du pouvoir<br />

colonial.<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit. , p. 169.<br />

(2) - Sembène Ousmane, 0 pays, mon beau peuple !, op. cit., p. 152.


- 322 -<br />

Le critêre économique<br />

Le second critère qui lie le village à la ville, c'est l'économie.<br />

Le modèle de développement<br />

introduit par le colonisateur ne se limite pas seulement à l'espace-ville;<br />

car il<br />

n'existe pas de dualisme entre l'espace-ville et l'espace-village.<br />

Bien que la ville soit le lieu<br />

,<br />

des grandes affaires, le village lui apporte ses prodùits agricoles. Ainsi, on voit de longues<br />

files de paysans aller vendre leurs produits dans les villes voisines. Banda, dans Ville cruelle,<br />

est un des meilleurs cas qui viennent à l'esprit,<br />

quand on songe à ces pauvres paysans qui<br />

parcourent des dizaines de kilomètres à pied,<br />

avec leurs charges sur la tête, pour se rendre<br />

à Tanga (1}.<br />

Si ce n'est pas le village qui va vers la ville pour entretenir des liens entre les deux<br />

espaces, c'est l'inverse qui se produit (2). Mais à travers ces liens économiques qui lient<br />

le village à la ville, il est à remarquer que le village subit "exploitation de la ville et que<br />

l'interdépendance joue en faveur de celle-ci.<br />

Le critère sociologique<br />

Outre le critère politique et économique que nous venons d'évoquer et par l'intermédiaire<br />

desquels le village et la ville constituent deux pôles qui peuvent et doivent être cernés<br />

ensemble, il y a un troisième critère, sociologique, celui-là: c'est le phénomène de mobilité<br />

sociale.<br />

(1} - Dans Ville cruelle d'Eza Boto, on se rappelle comment les contrôleurs des produits<br />

agricoles jugèrent mauvais le cacao de Banda et firent semblant de le jeter au feu.<br />

(2) - Il s'agit précisément ici des commerçants grecs, libanais ou syriens qui vont des villes<br />

vers les villages à la recherche des produits agricoles, le cacao et le café notamment.


- 323 -<br />

La ville est le lieu rêvé des villageois. Elle les attire irrésistiblement. C'est, croientils,<br />

le lieu de la réussite sociale, le lieu où ils peuvent amasser beaucoup d'argent. C'est<br />

que la situation de dépendance coloniale a crée des goûts nouveaux,<br />

des besoins nouveaux,<br />

qui ne peuvent être satisfaits qu'en ville.<br />

Banda dans Ville cruelle et Denis dans Le Pauvre<br />

Christ de Bomba,<br />

n'ont de cesse que d'aller en ville. Chez ces deux personnages-narrateurs,<br />

la conquête de l'espace-ville devient un rêve obsessionnel. A propos de Banda, voici<br />

comment se termine la fin de l'épiloque :<br />

"Un jour, il lui faudrait bien aller à la conquête de Fort­<br />

Nègre, il ne pouvait pas s'arrêter à mi-chemin. Et la<br />

voix, sa voix, dont il aimait à entendre les inflexions,<br />

tQutes les intonations, ne cessait de lui sussurrer:<br />

"Banda, qu'attends-tu donc pour partir? Est-ce que<br />

tu n'as pas honte? Lève-toi, prends ta femme et vat-en..."<br />

fT).<br />

Aussi cUrieux que cela puisse paraître, "épilogue du Pauvre Christ de Bomba se<br />

termine aussi de la même façon,<br />

c'est-à-dire par le rêve du jeune narrateur Denis d'aller<br />

le plus tôt possible à la ville:<br />

"Je pense à ce que me confiait un soir le cuisinier adjoint<br />

Anatole 1...<br />

Aller à la ville et chercher une petite place<br />

de boy chez un commerçant grec" (2).<br />

(1)·- Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 224.<br />

(2) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 375.


- 324 -<br />

C'est enfin le même désir d'évasion que l'on rencontre chez Joseph Toundi dans<br />

Une vie de boy de Ferdinand Oyono. Bien qu'agonisant, le malheureux boy se dira à<br />

lui-même:<br />

"1/ faut que je me sauve... Je m'en irai en Guinée espagnole...<br />

M. Moreau ne m'aura pas" fT J.<br />

Les liens qui unissent le village et la ville ne sont pas seulement d'ordre politique,<br />

économique et sociologique; ils sont aussi d'ordre psychologique, puisque, avant d'aller<br />

à la ville, ce projet est d'abord pensé, rêvé par les héros. Entre le village et la ville, il y a<br />

un destin commun, celui d'évoluer en même temps.<br />

La ville<br />

L'espace-ville s'érige en un véritable sujet des oeuvres romanesques africaines.<br />

On<br />

pourrait expliquer ce phénomène de deux manières:<br />

- Beaucoup de personnages rêvent d'aller à la ville; aussi le nom de la ville est-il<br />

récurrent dans leur bouche et les commentaires qu'ils émettent à son sujet.<br />

- Toutes les nouvelles transformations introduites par la colonisation y sont les plus<br />

développées.<br />

La ville est le symbole de la nouvelle société africaine.<br />

Aucun mystère n'est jeté sur le nom de ces villes, comme c'est le cas pour les villages.<br />

Les villes sont ici toutes nommées, même si cette dénomination est parfois fictive. Quelques<br />

villes sont vraiment célèbres dans les oeuvres que nous étudions.<br />

Leur nom seul pourrait<br />

évoquer toute "histoire du roman: Tanga dans Ville cruelle, Doum dans Le vieux Nègre<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 185.


- 325 -<br />

et la médaille, Dangan dans Une vie de boy, Bomba dans Le Pauvre Christ de Bomba,<br />

Dakar, Saint- Louis et, plus rarement Conakry dans L'enfant noir et Dramouss, Grand­<br />

Bassam et Bingerville dans Climbié, Brazzaville dans La palabre stérile, Nécroville dans<br />

Afrika Baa, Dakar dans Maïmouna.<br />

La présentation de la ville par le romancier est presque partout fondée sur la technique<br />

de la vision binoculaire.<br />

Les narrateurs, par "intermédiaire desquels l'auteur décrit l'espaceville,<br />

distinguent deux aspects de la ville : la ville blanche et la ville noire. Et comme dans<br />

le cas du couple village/ville, il y a une interdépendance étroite entre le quartier blanc et<br />

le quartier noir sur un certain nombre de points.<br />

L'opposition qui existe entre les deux<br />

villes, ne se voit qu'au niveau de leurs aspects physiques et de leur fonction.<br />

Mais pour saisir les mutations les plus spectaculaires de la société africaine,<br />

il nous<br />

faut examiner maintenant comment les romanciers ont représenté l'espace-ville. Nous nous<br />

intéresserons plus particulièrement à deux villes, Tanga de Ville cruelle d'Eza Boto et Doum<br />

du Vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono: parce que, parmi toutes les villes<br />

décrites dans ces oeuvres,<br />

il nous semble que ce sont celles-là qui offrent les meilleurs cas<br />

de présentatÎon.<br />

D'une façon générale,<br />

la ville blanche et la ville noire se trouvent presque toujours<br />

situées dans le même champ de vision, si bien que le lecteur les voit en même temps. Le<br />

narrateur de Ville cruelle, sur un ton presque péremptoire, nous invite à nous représenter<br />

les deux Tanga simultanément:


- 326 -<br />

"Représentez-vous, au milieu de la clairière, une haute<br />

colline flanquée d'autres collines plus petites. Sur les deux<br />

versants opposés de cette colline, se situaient les deux<br />

Tanga. Le Tanga commerçant et administratif - Tanga<br />

des autres, Tanga étranger - occupait le versant sud,<br />

étroit et abrupt, séparé de la forêt toute proche par un<br />

fleuve qui roulait des eaux noires et profondes... Le<br />

Tanga commercial se terminait au sommet de la colline<br />

par un p5té de b5timents administratifs,<br />

trop blancs,<br />

trop indiscrets...<br />

L'autre Tanga, le Tanga sans spécialité, le Tanga<br />

auquel les b5timents administratifs tournaient le dos ­<br />

par une erreur d'appréciation problablement - le Tanga<br />

indigène, le Tanga des cases, occupait le versant nord peu<br />

incliné, étendu en éventail" (1 J.<br />

On aura remarqué que,<br />

bien que les deux Tanga soient situés sur deux points cardinaux<br />

diamétralement opposés, le Nord et le Sud, l'effet de présentation produit est celui<br />

de la vision binoculaire.<br />

De même dans Le vieux Nègre et la médaille, Ferdinand Oyono nous offre, à peu<br />

de chose près,<br />

le même procédé de présentation; car, du point de vue du plan, de l'urbanisme<br />

et de la vitalité économique,<br />

Doum est une ville typiquement coloniale comme la<br />

ville de Tanga. Elle comprend aussi deux quartiers, le quartier européen et le quartier<br />

indigène:<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 17 - 20.


- 327 -<br />

"II leur fallait traverser tout le quartier européen,<br />

puis<br />

descendre la colline limitrophe au pied de laquelle s'étendait<br />

le quartier indigène, traverser celui-ci, prendre<br />

des raccourcis, descendre le cimetière de la mission<br />

catholique, pour arriver chez Méka" (1 J.<br />

Cette technique de la présentation de l'e$pace-ville ne relève pas seulement, nous<br />

semble-t-il, d'une recherche esthétique; elle repose, croyons-nous, sur la réalité des<br />

villes africaines qui conservent toujours, d'un côté, un aspect moderne, et de l'autre, un<br />

aspect traditionnel,<br />

toujours en recul face à l'avancée de la ville moderne, même s'il arrive,<br />

parfois, que la création du quartier indigène précède celle du quartier européen.<br />

Quartier blanc et quartier noir constituent deux entités de la même ville.<br />

Tentons<br />

maintenant de pénétrer leur véritable spécificité, tant au point de vue de leur aspect<br />

physique que de leur mode de vie.<br />

La ville blanche<br />

La ville blanche attire le regard par son aspect moderne.<br />

Le regard se fixe partout<br />

sur les bâtiments administratifs: la Résidence du Commandant, le centre commercial,<br />

incarnation de la cupidité des commerçants grecs, libanais et syriens notamment, la prison<br />

et l'hôpital que les Africains n'ont pas hésité à baptiser de l'expression "Crève des<br />

Nègres" (2).<br />

La ville blanche apparaît, aux dires des romanciers africains, comme une tour<br />

d'ivoire. Zone interdite aux Africains,<br />

elle symbolise, pour eux, la terreur et l'arbitraire:<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 75.<br />

(2) - Expression pour désigner la prison. Les Africains pensent et, à juste titre, que lorsque<br />

l'un des leurs y entre, il sort les pieds devant.


- 328 -<br />

"En arrivant au sommet de la colline limitrophe, Engamba<br />

se mit à ralentir le pas et à se demander où il allait. - Je<br />

suis fou 1 maugréa-t-il. Comment ai-je pu venir<br />

jusqu'ici sans être invité par le Commandant 7... Il renoua<br />

son pagne et se demanda encore ce qu'il faisait, lui,<br />

paysan de la brousse, en plein centre administratif à cette<br />

heure matinale... Maintenant qu'il s'l trouvait devant le<br />

bureau du Commandant, Engamba commençait à réaliser<br />

la folie de son entreprise. Il y avait des gens comme lui<br />

qu'on avait cueillis à la véranda de la Résidence sans qu'on<br />

se fût informé des motifs de leur visite.<br />

Ils étaient en<br />

prison pour un temps indéfini...<br />

Aucun Indigène n'osait<br />

s'aventurer au sommet de la colline limitrophe" (1 J.<br />

Le cadre proprement dit importe donc moins que la puissance dont ces lieux sont<br />

investis, qui inspire de la crainte aux Africains appelés à y pénétrer; aÎnsi ce n'est pas<br />

sans angoisse que Toundi d'Une vie de boy, se prépare à prendre son service pour<br />

la première fois chez le Commandant. La même aura de crainte et de mystère entoure la<br />

PrésÎdence de la République de la Côte des Ebènes. Fama, le héros des Soleils des Indépendances,<br />

impliqué dans un complot, est arrêté et détenu dans les caves de la Présidence:<br />

"Dans les caves, les plafonniers restaient constamment<br />

allumés et on ignorait quand venait le matin et quand<br />

commençait le soir; on y subissait la torture, on y respirait<br />

la puanteur; le ventre y sifflait la faim; la mort de<br />

temps en temps y retentissait et parfois aussi les éclats<br />

de rire ivres des geôliers vidant des bouteilles d'alcool"(2J.<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 175 - 176.<br />

(2) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 165.


- 329 -<br />

Le quartier européen demeure, à vrai dire, énigmatique. Il est, et l'on ne sait rien<br />

d'autre, le lieu de l'exercice d'un pouvoir despotique. Espace-tabou, les romanciers<br />

africains, d'une façon générale, se montrent, à son endroit, d'une discrétion que nous<br />

croyons d'autant plus significative qu'ils répandent, au contraire, les informations les plus<br />

abondantes sur le quartier indigène.<br />

La ville noire.<br />

Les faubourgs noirs, ou encore quartiers indigènes, contrairement aux quartiers<br />

européens, regorgent de descriptions détaillées. Le romancier africian, en effet, s'arrête<br />

sur leur aspect physique, les manières de vivre et la pauvreté criante de ses habitants.<br />

Le quartier indigène, selon le témoignage des romanciers, est le lieu où résident tous<br />

ceux qui ne sont pas des Blancs. Il brille par son dénuement et son insalubrité. C'est le<br />

quartier sans spécialité,<br />

le quartier auquel les bâtiments des Européens tournent le dos,<br />

le quartier des cases; tandis que le quartier européen trône sur les hauteurs, le quartier<br />

indigène, et à ce sujet les romanciers sont encore unanimes, a comme site privilégié, les<br />

bas-fonds:<br />

"1/ leur fallait traverser tout le quartier européen, puis<br />

descendre la colline limitrophe au pied de laquelle s'étendait<br />

le quartier indigène" (1 J.<br />

C'est bien de cette même réalité que nous parle encore Ferdinand Oyono dans<br />

Une<br />

vie de boy,<br />

lorsque les Blancs arrêtent Joseph Toundi, injustement accusé d'avoir aidé<br />

Sophie, la maîtresse de l'ingénieur agricole, à s'enfuir enGuinée espagnole:<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 75.


"La<br />

- 330 -<br />

lumière des phares creusait une allée lumineuse<br />

dans l'amoncellement des ténèbres sous lesquelles Dangan<br />

s'était assoupie. Elle nous dévo/'la la dernière maison du<br />

quartier européen. Après avoir gravi la colline voisine,<br />

nous commençames à descendre l'autre versant au pied<br />

duquel s'étend, dans un ancien<br />

marécage, le quartier<br />

indigène" (1).<br />

la plaie de Malik Fall souligne que c'est le fleuve Sénégal qui sépare le centre urbain,<br />

construit sur une rie, des quartiers indigènes. Nous relevons la même insistance sur cette<br />

séparation dans les Soleils des Indépendances, où une lagune sépare les deux quartiers:<br />

"Le pont étirait sa jetée sur une lagune latérite de terres<br />

charriées par les pluies de la semaine; et le soleil, déjà<br />

harcelé par les bouts de nuages de l'Ouest, avait cessé<br />

de briller sur le quartier nègre pour se concentrer Sur les<br />

blancs immeubles de la ville blanche" (2).<br />

Ainsi,<br />

tout au long de la période des luttes nationalistes, comme après les Indépendances,<br />

les romanciers africains paraissent être sensibles à l'organisation ségrégative de<br />

l'espace urbain.<br />

On voit donc que les Indépendances ne semblent pas avoir apporté de<br />

changement notable à l'état de délabrement des quartiers indigènes.<br />

Fama le souligne avec<br />

aigreur:<br />

"Dès lors, le ciel, comme si on l'en avait empêché depuis<br />

des mois, se déchargea, déversa des torrents qui noyèrent<br />

les rues sans égouts. Sans égouts, parce que les Indépendances<br />

ici aussi ont trahi, elles n'ont pas creusé les égouts<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 165.<br />

(2) - Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 18.


- 331 -<br />

promis, et elles ne le feront jamais: des lacs d'eau continueront<br />

de croupir comme toujours et les Nègres colonisés<br />

ou indépendants y pataugeront tant qu'Allah ne décollera<br />

pas la damnation qui pousse aux fesses du Nègre" (1).<br />

Mais ce que nous appelons le quartier indigène ou la ville noire, n'est, en réalité, qu'un<br />

conglomérat de villages dans la ville. A la ville blanche aux "rues asphaltées", s'oppose la<br />

ville indigène, lugubre et triste.<br />

Témoin cette appréciation faite par Banda sur Tanga-Nord,<br />

le Tanga des autres, le Tanga des Indigènes:<br />

"C'est à Fort-Nègre que j'irai m'installer, songeait Banda.<br />

Ji! ne viendrai pas me rouler dans la boue de Tanga, ça,<br />

c'est sûr.<br />

Il était dégoûté par la laideur et la misère de<br />

Tanga-Nord, avec ses cases ratatinées, insignifiantes, mal<br />

construites, percées de grands trous par lesquels on pouvait<br />

voir /'intérieur" (2).<br />

Cet aspect physique de la ville indigène, par son insalubrité, semble décourager toute<br />

vie active. Mais c'est là une fausse impression. La vie, dans les faubourgs noirs, n'est pas<br />

éteinte.<br />

Il s'y déroule un genre de vie d'un style particulier, et ce style varie d'une ville à<br />

l'autre. Ici, c'est l'aspect tragique qui domine ; là, la joie de vivre cohabite, de façon<br />

inattendue, avec une misère non moins pesante; ailleurs, c'est la délinquance propre à tout<br />

milieu démodé, le laisser-aller, le désespoir absolu qui pousse souvent au suicide:<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 25 - 26.<br />

(2) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 91.


- 332 -<br />

"C'était la ville de chez nous qui détenait le record des<br />

meurtres... et des suicides 1 On y tuait, on s'y tuait<br />

pour tout, pour un rien et même pour une femme. Des<br />

Grecs y avaient laissé leur peau à cause de leur promptitude<br />

à peloter une femme pour peu qu'elle fat jolie et<br />

qu'elle pénétr6t dans leur boutique. Le mari faisait irruption<br />

un jour chez le commerçant avec un mauvais fusil<br />

de chasse ou à défaut, une machette, et vous expédiait<br />

proprement dans l'autre monde... Leur amour pour la<br />

bagarre et le sang croissait au fil des jours" (1 J.<br />

Ce témoignage de l'auteur de Ville cruelle traduit une profonde réalité sociologique.<br />

D'abord, il y a cette homogénéïté de l'habitat et du niveau de vie. L'aspect misérable de<br />

"habitat reflète la misère de ceux qui y habitent. Ensuite, les meurtres et les suicides<br />

s'expliquent par la misère qui ôte parfois le goût de la vie, ou crée chez des gens des instincts<br />

agressifs qui,<br />

au lieu de s'orienter vers l'espace-ville blanche, s'orientent d'abord de manière<br />

autocentrée.<br />

Ce n'est pas seulement la violence qui caractérise la vie dans les quartiers noirs. C'est<br />

encore le lieu des vices ruineux. On y sombre dans l'alcoolisme: la bière de maïs est ici<br />

reine:<br />

"Dans Tanga-nord, une case sur cinq tenait lieu de débit<br />

de boissons: le vin rouge généralement mélangé de mauvaise<br />

eau, le vin de palme souvent mal conservé, la bière<br />

de maïs ce qu'il y avait de meilleur, y coulaient à profusion.<br />

Les initiés savaient en outre où et comment se<br />

procurer l'africa-gin, une fameuse boisson locale, très<br />

fortement alcoolisée': (2J.<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 21.<br />

(2) - Ibidem, p.23.


- 333 -<br />

Rapports entre les deux villes<br />

Cependant, la ville blanche et la ville noire ne présentent pas seulement deux modes<br />

de vie différents, des aspects physiques antinomiques. Les deux villes - et les narrateurs<br />

en sont conscients -<br />

entretiennent entre elles des rapports dialectiques ou d'interdépendance,<br />

tout comme dans le cas du couple village/ville.<br />

Entre le quartier européen et le quartier indigène, en effet, les rapports sont de stricte<br />

interdépendance,<br />

même si, le quartier noir, dans ces rapports, occupe une position de<br />

dominé et d'exploité. Dans Ville cruelle, la ville noire est un véritable réservoir de main<br />

d'oeuvre, tandis que la ville blanche, la "zone industrielle", le quartier des emplois, est le<br />

lieu où l'on gagne de l'argent.<br />

La ville blanche attire les pauvres de la ville noire; aussi les<br />

rapports qui lient les deux villes sont-ils, d'abord, des rapports d'ordre économique :<br />

"Deux Tanga ... deux mondes ... deux destins ! Ces deux<br />

Tanga attiraient également /'Indigène. Le jour le Tanga<br />

du versant sud, Tanga commercial, Tanga de l'argent et<br />

du travail lucratif, vidait l'autre Tanga de sa substance<br />

humaine.<br />

Les Noirs remplissaient le Tanga des autres,<br />

où ils s'acquittaient de leurs fonctions.<br />

Manoeuvres,<br />

petits commerçants, cuisiniers, boys, marmitons, prostituées,<br />

fonctionnaires subalternes, rabatteurs, escrocs, oisifs,<br />

main d'oeuvre pénale, les rues en fourmillaient" (1 J.<br />

La même observation est rapportée par le narrateur dans Le vieux Nègre et la médaille<br />

de Ferdinand Oyono.<br />

La population de Doum, nous confie-t-il, se recrute, pour l'essentiel,<br />

parmi les boys, les marmitons, la main d'oeuvre pénale.<br />

Le jour, le Doum européen vide le<br />

Doum indigène de sa substance humaine:<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 20 - 21.


- 334 -<br />

"La case était déjà animée.<br />

Tous ceux qui se rendaient<br />

au travail au quartier blanc venaient là, chez Mami Titi,<br />

prendre leur viatique pour la journée" f1 J.<br />

Ces descriptions dénotent le sens aigu de l'observation chez les romanciers africains,<br />

et sans aucun doute aussi, leur sympathie pour les couches sociales déshéritées et exploitées.<br />

Les deux exemples précités décrivent, en effet, la misère et l'exploitation subies par les<br />

Noirs. Présentées sous cet angle, la ville blanche et la ville noire, au-delâ de ce qu'elles<br />

représentent de substantiel, symbolisent, d'un côté, les agents coloniaux, les privilégiés,<br />

et de l'autre, les exploités, les opprimés.<br />

Les écrivains africains donnent à cet aspect du<br />

problème,<br />

une idéologie que l'on peut percevoir au plan de la stylistique et de la signification;<br />

- Au plan stylistique, l'espace-ville s'érige souvent en une sorte d'anthropomorphisme.<br />

Si les personnages de ces romans s'affrontent sous nos yeux, ces conflits se déroulent<br />

au niveau de l'espace.<br />

Ce sont alors les deux aspects de l'espace qui sont doués de caractères<br />

humains qui s'affrontent : c'est Tanga-nord contre Tanga-sud; c'est le quartier<br />

blanc de Doum contre le quartier noir de Doum; c'est la ville blanche de Dangan contre<br />

la ville noire de Dangan.<br />

- Au niveau de la signification, l'espace-ville pourrait être comparée â une vitrine<br />

de magasin. La vitrine, tout en restant elle-même, nous laisse voir les marchandises qu'elle<br />

renferme. De même l'espace du roman africain offre le spectacle d'un dynamisme.<br />

(1) - Ferdinand Qyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 12.


- 335 -<br />

Ainsi,<br />

l'organisation et le fonctionnement de l'espace ne tournent pas seulement<br />

autour des couples village/ville, quartier blanc/quartier noir; en d'autres termes, l'espace<br />

n'est pas statique, immuable. En tant que dimension thématique et structurelle du roman<br />

africain, il est aussi soumis à des transformations, à des mutations. L'examen de cet aspect<br />

du problème donnera, nous semble-t-il, une autre dimension du réalisme du roman africain.<br />

b -<br />

Les mutations de l'espace<br />

Ce que nous appelons les mutations de l'espace,<br />

ce sont les dégradations subies par<br />

celui-ci,<br />

dégradations dues essentiellement à la résistance des Noirs aux nouvelles structures<br />

prônées par l'envahisseur; ce sont, en d'autres termes, les destructions de l'espace construit,<br />

et aussi sa reconstruction.<br />

On peut, en gros, distinguer deux aspects essentiels dans les<br />

mutations de l'espace: les mutations opérées et les mutations en cours. Nous prendrons<br />

nos exemples chez Mongo Béti, parce qu'il nous semble le meilleur témoin de ce phénomène.<br />

Les mutations opérées<br />

Dans Le Pauvre Christ de Bomba, le lecteur attentif se rend tout de suite compte<br />

que l'espace est décrit dans sa dimension diachronique;<br />

indice qui permettra de mieux<br />

percevoir le sens des mutations et la réalité qu'il recèle. Dans ce roman en effet, le narrateur<br />

décrit la construction de la Mission catholique de Bomba.<br />

Il montre comment, à partir<br />

d'un espace non valorisé, le R.P.S. Drumont réussit, grâce à son sens aigu du travail, mais<br />

aussi, grâce à l'abondante main d'oeuvre africaine, les membres de la Mission, notamment,<br />

à édifier une gigantesque entreprise. Le passage suivant en est une illustration:


- 336 -<br />

"Le Père Drumont, lui, est un travailleur infatigable,<br />

et à cause de cela, tout le monde l'admire, mOme les<br />

païens. Les gens disent qu'à son arrivée, Bomba n'avait<br />

d'une mission que le nom; une misérable ,église avec des<br />

murs de terre battue et un toit de nattes; une petite<br />

maison délabrée, le seul logement que lui léguait son<br />

prédécesseur; plus loin, une demi-(1ouzaine de minuscules<br />

hangars et c'était l'école. Dès son arrivée, le Père<br />

Drumont se mit au travail. 1/ construisit d'abord la maison<br />

d'habitation des pères: trente mètres de long, un étage,<br />

plus de vingt pièces! Ce fut ensuite l'église, une des plus<br />

bel/es du pays, peut-être la plus bel/e. Et c'est là qu'il<br />

a étonné les gens; car, en général, un Supérieur de mission<br />

qui veut construire une église commence toujours par<br />

demander à l'Evêque de lui envoyer un frère architecte.<br />

Le Père Drumont n'a demandé l'aide de personne; il<br />

a dirigé tous les travaux lui-même. Je n'étais pas né<br />

alors, mais les gens qui l'ont vu en action ne tarissent pas<br />

de louanges, même les non-chrétiens. 1/ fit battre les<br />

briques et les tuiles par les femmes de la sixa ; chaque<br />

semaine, il convoquait les villages chrétiens, qui venaient<br />

travailler à tour de r61e,o mais, en dépit de cela, la main<br />

d'oeuvre masculine n'était ni permanente ni suffisante.<br />

Alors, il mit une femme de la sixa partout où manquait<br />

un homme et révéla aux gens de chez nous que les femmes<br />

étaient aussi aptes que les hommes à des travaux que<br />

personne auparavant n'aurait eu l'idée de leur faire<br />

accomplir" (T),<br />

(1).- Mongo Béti, le Pauvre ChrÎst de Bomba, op. cit., p. 31 - 32.


- 337 -<br />

Au pays Tala, des chapelles ont été construites dans chaque village. On les voit lors<br />

de la tournée du R.P.S. Drumont. Mais que se passe-t-il, au moment où le lecteur,<br />

promené par le narrateur Denis, observe ces mêmes chapelles à la fin du roman? Autrement<br />

dit, comment se présente l'image de Bomba valorisée par le R.P.S. Drumont, à la fin de sa<br />

mission évangélisatrice?<br />

Au pays Tala, à la réserve de deux chapelles qui offrent un aspect quelque peu consistant,<br />

toutes les autres sont dans un état de dégradation totale. Les toits percés laissent<br />

partout passer la lumière du jour et la pluie.<br />

Le sol est gercé de trous causés par les gouttes<br />

d'eau. C'est un véritable spectacle de ruines que le lecteur observe.<br />

Il imagine le moment<br />

où les chapelles venaient d'être construites. En faisant la comparaison avec leur état antérieur<br />

et l'ici et maintenant du texte,<br />

du récit, il peut mieux apprécier le phénomène de dégradation.<br />

L'état de déliquescence des chapelles s'explique,<br />

corrélativement, par un relâchement<br />

profond de la foi chez les Tala. En tout cas, ceux-ci ne songent guère à prier, et à plus<br />

forte raison,<br />

à réparer les chapelles. Ici, la mutation de l'espace rejoint le problème du heurt<br />

des deux cultures.<br />

La dégradation de l'état des chapelles traduit, dans cette lancée, la résistance<br />

des Tala à la religion catholique.<br />

A la fin du roman, la nature envahit, de nouveau, Bomba abandonnée. Certes, les<br />

édifices construits restent debout; mais l'absence de leurs occupants et l'herbe qui pousse<br />

partout, montrent bien la régression spatiale de Bomba.<br />

Régression n'est peut-être pas le<br />

mot juste. Ce qu'il faut entendre, c'est que cet espace savamment et magnifiquement valorisé<br />

par le R.P.S. Drumont, va commencer à perdre de sa valeur, à se transformer, à se défigurer,<br />

à ne plus être ce qu'il était.<br />

Chez le romancier africain, la dégradation de l'espace, c'est-àdire<br />

sa mutation, a toujours une signification, un rapport avec "attitude ou les actions des<br />

hommes.


- 338 -<br />

- Les mutations en cours<br />

La mutation de l'espace peut aller dans le sens de sa revalorisation.<br />

C'est le cas dans<br />

Le<br />

Roi miraculé de Mongo Béti. La maladie du Chef Essomba Mendouga rassemble tous les<br />

clans Essazam. L'Administrateur Lequeux, croyant à un début de rébellion, investit le<br />

village avec d'imposantes forces de "ordre. Quand l'affaire trouve un dénouement heureux ­<br />

il n'y a pas d'arrestations - l'Administrateur, prudent, décide d'ériger Essazam en cheflieu<br />

administratif. Palmieri, son adjoint, est désigné pour en être le premier Administrateur.<br />

Derriêre cette décision d'ériger<br />

Essazam en chef-lieu administratif, décision qui<br />

renforce ainsi la domination coloniale au pays Essazam, il faut imaginer - peut-il en être<br />

autrement -<br />

la naissance d'une ville blanche et d'une ville noire, un petit prolétariat, comme<br />

on vient de le voir pour Tanga-nord dans Ville cruelle.<br />

Nous venons de faire ressortir les grands axes de la thématique spatiale dans le roman<br />

africain en étudiant, d'une part, les oppositions village/ville, ville blanche/ville noire, et de<br />

l'autre, les mutations de l'espace. Mais tout cela ne saurait permettre de rendre véritablement<br />

compte du réalisme spatial dans le roman africain. L'espace, tel qu'on vient de le décrire, n'a<br />

pas une vie réelle. Il est comme immobile. On a l'impression, certes, d'un monde vivant,<br />

parfois symbolique, mais tout cela est abstrait. On n'a pas encore saisi la vraie signification<br />

de l'espace, encore moins, tout ce qui fait que tout espace existe, vit, c'est-à-dire son<br />

parcours. Examinons donc le parcours de l'espace.<br />

c -<br />

Le parcours de l'espace<br />

L'espace, dans les oeuvres qui nous occupent, ne constitue pas toujours une somme de<br />

lieux que d'emblée, le romancier met sous les yeux du lecteur. /1 est présenté, suivant une<br />

double perspective: "espace évoqué, objet de conquête et l'espace évoqué, puis parcouru<br />

par les personnages.


- 339 -<br />

L'espace évoqué, objet de conquête<br />

L'espace évoqué, objet de conquête peut se concevoir de deux manières:<br />

- L'espace est perçu par des gens spatialement définis. C'est le cas des villageois qui<br />

s'interrogent sur la ville, la jugent et essaient d'imaginer, grâce aux informations reçues, ce<br />

qui s'y passe. Dans Le vieux Nègre et la médaille de Ferdinand Oyono, lorsque Nkolo<br />

Mendo apporte la nouvelle de la décoration de Méka à son beau-frère Engamba,<br />

tous les<br />

habitants de Zourian tentent de se représenter les événements qui se déroulent dans la ville<br />

de Doum. Témoin ce dialogue entre le messager et les villageois:<br />

"Je viens de Doum, dit-il, ce que (ai vu et entendu<br />

là-bas ne se raconte pas... En arrivant à Doum, on<br />

sentait que l'air n'y était pas comme d'habitude. Tous les<br />

gens que ie voyais semblaient s'attendre à ie ne sais quoi.<br />

Les prisonniers balayaient les rues, dressaient des arcs<br />

de palmes à tous les carrefours. Des camions et des<br />

camions de tirailleurs armés de fusils filaient à toute<br />

allure vers le bureau du Commandant...<br />

Des baïonnettes<br />

brillaient au bout de leurs fusils.<br />

Il y avait aussi des<br />

tirailleurs blancs, ceux-là, vous ne les avez iamais vus.<br />

- C'est la guerre! c'est la guerre! La guerre est arrivée!<br />

se mit à gémir Mbogsi. La guerre est arrivée. Je savais<br />

bien que les Allemands n'allaient pas se laisser battre<br />

comme ça... L'assistance le regardait, pétrifiée par ces<br />

paroles qui donnaient mal au ventre aux paisibles cultivateurs<br />

de Zourian.<br />

C'est ce que (avais d'abord pensé, reprit l'étranger.<br />

L'assistance remua. 'On avait eu chaud" (1 J.<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 40 - 41.


- 340 -<br />

Un autre cas où des gens spatialement situés, essaient de comprendre "espace-ville,<br />

nous est fourni par Mongo Béti dans Mission terminée. Ici encore, les villageois de Tala<br />

n'ont point de cesse que Medza, le citadin, leur explique ce qui se passe en ville. La liaison<br />

est ainsi spirituellement établie entre "espace-ville et l'espace-village.<br />

Mais il n'est pas<br />

question pour eux de faire le parcours de la ville.<br />

L'espace peut aussi être perçu par des gens qui incarnent des attributs citadins.<br />

C'est le cas de Maurice et da sa soeur dans Le<br />

Roi miraculé où l'un est maquereau et l'autre,<br />

prostituée.<br />

A travers ces deux personnages, le lecteur perçoit un échantillon des débauches<br />

de la ville.<br />

Mais l'espace exerce sur nombre de personnages romanesques un attrait irrésistible:<br />

c'est Banda de Ville cruelle, Denis du Pauvre Christ de Bomba, Toundi d'Une vie de boy,<br />

qui rêvent tous d'aller à la ville. L'espace est à conquérir coüte que coüte. Cependant<br />

ce parcours ne sera pas consommé pour le lecteur;<br />

beaucoup d'obstacles empêcheront<br />

les héros de mettre à profit l'exécution de leu rs projets.<br />

L'espace évoqué et parcouru<br />

Dans la plupart des cas,<br />

l'espace tel qu'il est organisé dans le récit africain, est d'abord<br />

évoqué, puis parcouru par les personnages. Cette dimension de l'espace est la plus importante,<br />

non seulement au point de vue de sa signification, mais surtout, de son intégration<br />

au discours narratif.<br />

L'espace devient le lieu de l'objet du récit; et c'est en cherchant à<br />

atteindre les lieux évoqués, censés abriter l'objet d'une quête des récits, que ceux-ci<br />

acquièrent leur élasticité, leur dyn~misme qui les épargne du "huis-clos".


- 341 -<br />

Les lieux que nous avons décrits,<br />

plus haut, c'est-à-dire les couples village/ville,<br />

quartier blanc/quartier noir, ne nous ont pas été présentés d'emblée, comme "in medias<br />

res".<br />

Ils ont été posés d'abord, en tant que projet; ensuite, nous les avons découverts par<br />

les regards des principaux personnages aux côtés desquels le lecteur prend une place de<br />

seconde zone. Ainsi, avant d'aller à Tanga, Banda nous avertit de son projet:<br />

"Demain, proposa-t-il, je m'en vàis à la ville pour<br />

vendre mon cacao aux Grecs. J'espère que ces fils de<br />

voleurs me donneront suffisamment d'argent pour mes<br />

affaires" (1).<br />

Dans Le Pauvre Christ de Bomba, le R.P.S. Drumont nous informe, dès le début<br />

du roman, lors d'un sermon solennel,<br />

de son intention d'aller faire une tournée au pays<br />

Tala:<br />

"Mes enfants, voici une nouvelle importante: je quitte<br />

la mission pour deux semaines.· Je vais effectuer une<br />

tournée au pays des Tala, où je n'ai pas été depuis trois<br />

ans, comme vous le savez. S'il y a parmi vous des Tala,<br />

surtout des catéchistes de ce pays, qu'ils annoncent à<br />

leurs compatriotes que je retourne parmi eux, pour leur<br />

offrir une nouvelle chance de se repentir, de renoncer<br />

à leurs vices et de revenir au Christ.<br />

Le ch§timent a été<br />

pénible, certes, mais il était nécessaire, il s'imposait du<br />

fait de leur mauvaise conduite, de leur manque de reconnaissance<br />

à l'égard de Celui qui est descendu sur terre, et<br />

qui est mort sur la croix pour les sauver du péché.<br />

Aujourd'hui, Il leur tend les bras et leur pardonne, à la<br />

condition qu'Ils renoncent à leurs erreurs passées et qu'ils<br />

prennent la ferme résolution de devenir de bons<br />

chrétiens" (2) .<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cÎt.. p. 14 - 15.<br />

(2) - Mongo ~ti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 13 - 14.


- 342 -<br />

le même procédé est utilisé dans Un Négre à Paris. Bernard Dadié ouvre son récit<br />

par ces mots :<br />

"La bonne nouvelle, mon ami 1 la bonne nouvelle 1 J'ai<br />

un billet pour Paris, oui Paris 1 Paris dont nous avons<br />

toujours tant parlé, tant rdvé. J'y Vais dans quelques<br />

jours. Je vais voir Paris, moi aussi, avec mes yeux. Désormais,<br />

je serai un peu comme tout le monde, je porterai<br />

une auréole, un parfum, l'auréole et le parfum de Paris.<br />

Je vais toucher les murs, les arbres, croiser les hommes" (1J.<br />

L'espace 'évoqué, puis parcouru,<br />

est en fait, la conséquence des fonctions premières,<br />

Quand Medza reçoit la mission de se rendre à KaJa, ou quand Magamou, dans La plaie,<br />

se propose de se rendre à Ndar, dans les deux cas, il y a une fonction, Une action de base<br />

qui peut être codée de la façon suivante: aller quelque part. Dans cette perspective, l'espace<br />

apparaît comme un terme ultime que les personnages désirent atteindre, Il est lié au devenir<br />

du récit. Il en constitue même, en partie, la motivation. C'est lui qui va intégrer toutes les<br />

significations du récit.<br />

Les camps de travaux forcés, les prisons où l'on torture, sont des<br />

lieux dramatiques qui présentent des situations récessives où le lecteur peut éprouver des<br />

émotions allant de la pitié à la révolte; en revanche, les espaces tels que Kala, le pays des<br />

Tala, Doum, Zourian, Dangan, Niane, ne manquent pas de curiosités qui ravissent souvent<br />

l'oeil. Ce sont des espaces ouverts; on y découvre l'Afrique profonde, quoique déjà marquée<br />

par les colifichets de la civilisation moderne.<br />

Mais comment les personnages parcourent-ils<br />

ces espaces? C'est ce que nous allons essayer de découvrir maintenant.<br />

(1) . Bernard Dadié, Un Nègre à Paris, op. cit., p. 7.


d -<br />

Les modalités de parcours de l'espace<br />

- 343 ­<br />

Plusieurs moyens sont utilisés par les personnages pour parcourir l'espace du roman.<br />

africain. On va du moyen de locomotion le ~Ius simple, les pieds, au moyen de locomotion<br />

le plus moderne, l'avion, en passant par la bicyclette, la voiture, le chemin de fer.<br />

On marche beaucoup dans les oeuvres narratives africaines.<br />

La raison réside, semblet-il,<br />

dans le fait que nombre de personnages qui,évoluent sous les yeux du lecteur, exploités<br />

qu'ils sont, se trouvent dans "impossibilité de se procurer des engins, même à deux roues.<br />

Lors de la tournée du R.P.S. Drumont au pays Tala, Denis et Zacharie vont à pied:<br />

"Nous nous sommes hâtés tant que nous avons marché sur<br />

la route, à cause de la chaleur.<br />

Les palmiers qui bordent<br />

cette route des deux côtés sont trop espacés les uns des<br />

a.utres et leurs branches ne font pas une ombre continue<br />

sur la chaussée. Après dix kilomètres de route, nous nous<br />

sommes engagés sur une piste qui se creusait dans la forêt<br />

à la maniere d'un couloir" (1J.<br />

De même, dans Le vieux Nègre et la médaille, contraint de se rendre à la Résidence<br />

du Commandant sur convocation de celui-ci :<br />

"Méka avait pris les raccourcis, ces chemins sinueux, aux<br />

alentours des petites villes coloniales.<br />

Son pantalon était<br />

mouillé au-dessous des genoux. A cette heure matinale,<br />

les herbes, couvertes de rosée, s'inclinaient sur le sentier.<br />

Méka les écartait de sa canne mais, comme des élastiques,<br />

elles revenaient aussitôt s'accrocher à son pantalon et<br />

l'arroser généreusement. Méka poussa un soupir quand la<br />

piste déboucha sur le quartier indigène. Dominant ce<br />

dernier, la ville des 'Blancs, bâtie sur la colline limitrophe,<br />

était en vue" (2).<br />

- •• " -- _.~.----••------ - - ••-----.-- - _. __ A • _ •• ' •••_. •• "0 __ • '. _. __ • ._ w. • • ••_. __ • • •••__ • _<br />

(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 23 - 24.<br />

(2) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 11 - 12.


- 344 -<br />

Il y a les engins à deux roues, c'est-à-dire la bicyclette.<br />

Le R.P.S. Drumont, lors de<br />

sa visite au pays Tala, dispose d'une bicyclette, tandis que tous ceux qui l'accompagnent,<br />

font le voyage à pied :<br />

"Le R.P.S.<br />

nous a reioints; il est descendu de son vélo et<br />

il a marché un certain temps avec nous, en nous parlant<br />

doucement comme un père à ses enfants...<br />

Puis le R.P.S.<br />

a enfourché sa bicyclette et nous a<br />

devancés, disant qu'il n'irait d'ailleurs pas tellement plus<br />

vite que nous, étant donné le mauvais état de la piste" (T).<br />

Dans Mission terminée, Medza se rend à Kara à vélo. "y a aussi les cars et les voitures<br />

qui sillonnent l'univers romanesque du roman africain.<br />

C'est dans une jeep que Joseph<br />

Toundi a été conduit en prison; et pour l'empêcher de se sauver, Gosier-d'Oiseau monte<br />

derrière avec lui (2). C'est également dans une voiture que Laurent Méka, après avoir<br />

répondu à la convocation du Commandant, est revenu dans son village:<br />

"La voiture se dirigeait vers le milieu de la cour, suivie par<br />

une foule de gamins nus qui criaient avec frénésie. Méka<br />

était assis à c6té d'un Blanc qui conduisait. Il se penchait<br />

de temps en temps à la portière pour que tout le village<br />

pût le voir.<br />

Quand la voiture le déposa devant sa case,<br />

le Blanc lui serra la main et l'aida à descendre une caisse<br />

qui devait être bien lourde à en croire les efforts que<br />

faisaient les deux hommes" (3).<br />

(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 24.<br />

(2) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 161.<br />

(3) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 22.


- 345 -<br />

Les longues distances sont parcourues par les personnages à "aide du train, du bateau<br />

et de l'avion.<br />

Mai'mouna se rend de son village à Dakar en train; Houngbé et un groupe<br />

d'étudiants, dans le chant du lac, empruntent le bateau pour rentrer au pays natal; quant<br />

à Tanhoé Bertin dans<br />

Un Nègre à Paris de Bernard Dadié et au personnage principal dans<br />

L'enfant noir de Camara Laye, c'est en avion qu'ils s'envolent pour la capitale française.<br />

Le parcours de l'espace qui se fait à pied, oà vélo, en voiture, en train ou avion, donne<br />

au roman un univers anthropomorphique. Le lecteur n'a pas l'impression d'être dans un<br />

monde étranger à l'homme ; au contraire, il<br />

y rencontre ce qu'il a coutume de voir dans<br />

la société authentique qui l'entoure. Sur ce plan, on peut dire que l'espace du roman africain<br />

possède une haute teneur de lisibilité, c'est-à-dire que le lecteur y rencontre des normes<br />

qui sont les siennes.<br />

Nous avons tenté une étude topographique des diverses données spatiales dans les<br />

romans africains, c'est-à-dire leur organisation,<br />

grâce aux nombreuses indications dont<br />

ils fourmillent;<br />

nous avons ensuite fait un inventaire des procédés mis en oeuvre par les<br />

romanciers pour réaliser cette disposition générale des lieux. Il nous reste maintenant à nous<br />

interroger sur<br />

"l'espace considéré comme l'image d'une certaine conception du monde".<br />

2 - Roman africain et d'autres espaces urbains<br />

A l'inverse des oeuvres que nous venons d'analyser et où nous avons pu constater<br />

une certaine homogénéité dans la présentation et la description de l'espace par les romanciers<br />

noirs, certaines autres, au contraire, n'autorisent pas une telle approche. On remarque,<br />

certes, les mêmes structures, village/ville, ville blanche/ville noire, mais les problèmes<br />

qu'elles drarnent sont si différe[1ts,<br />

de par leur nature, que l'espace, ici, ne sera pas analysé<br />

de la même façon que précédemment.<br />

NOus voulons souligner l'impossibilité d'une analyse<br />

globale et statistique;<br />

nous mettrons donc l'accent sur des particularités individuelles.<br />

L'opportunité d'un exposé statistique serait évidente, si elle n'appelait pas une remarque


- 346 -<br />

d'importance: une telle étude du type "structuraliste", nombrée, comme nous avons<br />

tenté de le faire,<br />

s'appliquerait volontiers à un auteur ou à un certain nombre d'oeuvres de<br />

la même veine thématique.<br />

Tel n'est pas le cas; car nous avons remarqué que, loin d'être<br />

indifférent, l'espace, dans certains romans africains s'exprime dans des formes et revêt des<br />

sens multiples. Ce qui signifie que, suivant la nature que le romancier donne à l'espace<br />

et la place qu'il accorde à sa représentation, ". se dessinent des esthétiques différentes.<br />

L'espace se présente alors comme:<br />

Le générateur du désarroi physique et moral des personnages.<br />

Le reflet du destin des personnages.<br />

La révélation du destin sacré des personnages.'<br />

Dans les oeuvres narratives que nous étudions,<br />

en effet, J'espace s'impose massivement;<br />

il est ressenti comme une toute-puissance amie ou ennemie avec laquelle il faut ·1<br />

composer, mais peut servir aussi à une exaltation de l'homme. Si l'errance est parfois une '1<br />

détresse pour certains héros, elle peut aussi signifier une libre réalisation du destin de certains<br />

autres.<br />

Nous ne pourrons terminer notre étude sur "espace dans le roman africain sans nous<br />

poser la question de savoir si les romanciers noirs sont régionalistes.<br />

a -<br />

L'espace, générateur du désarroi physique et moral des personnages<br />

Sans dresser de bilan,<br />

même provisoire, la littérature romanesque africaine de langue<br />

française n'est pas, dans son ensemble, une littérature de la gaîté.<br />

Les romanciers noirs<br />

présentent un monde agité d'où se détachent des personnages en proie à des conflits divers:<br />

politiques, sociaux, philosophiques, littéraires ou sentimentaux. Ce monde des conflits<br />

correspond à un climat d'angoisse sociale ou individuelle, selon la tonalité affective de leurs<br />

auteurs.


- 347 -<br />

Géographiquement,<br />

les conflits différaient; quant aux personnages, ils répondaient,<br />

comme nous l'avions dit au début de cette Troisième I='artie, à des exigences de développement<br />

similaires. Il y avait, sensiblement, uniformité dans "évolution: un début heureux;<br />

presque toujours un héros très jeune qui vit en toute liberté dans la paix d'une nature idyllique.<br />

Puis, souvent, après J'école nouvelle, un désir de connaissance qui le pousse à<br />

s'expatrier. D'où le déracinement fondamental générateur d'anxiété. Tous ces personnages<br />

ou presque tous, font la dure expérience du froid, de la faim, de la solitude, de fa tentation<br />

sournoise ou brutale. Bien rares sont ceux qui sortent indemnes de l'épreuve, sans aigreur<br />

ou sans révolte.<br />

Parmi les nombreuses oeuvres narratives qui traitent de ce problème, trois<br />

nous paraissent particulièrement représentatives: il s'agit de Kocoumbo, l'étudiant noir<br />

d'Aké Loba, de Dramouss de Camara Laye et de L'aventure ambiguë<br />

de Cheikh Hamidou<br />

Kane.<br />

En raison de la manière dont leurs auteurs exposent les drames des protagonistes,<br />

leur témoignage révèle davantage une expérience vécue cr-' «tv'iQ.. création littéraire idéale,<br />

reposant simplement sur les souvenirs de lecture, ou suivant les étapes, d'une observation<br />

plus ou moins fictive.<br />

Kocoumbo<br />

Quand on annonce à Kocoumbo qu'il ira en France,<br />

Paris prend corps et âme dans<br />

son esprit et se substitue à toute autre idée. Le seul mot "Paris" le fait sauter de plaisir.<br />

Pour Kocoumbo, "Paris, c'était un autre monde où scintillaient des miracles, où résidait<br />

le bonheur" (1), Paris était:<br />

._..-- ----------_. -." ------- "-- --_.- ---------_ --------.-- -- _. -- --.- -- -- ---- ----_. -.----.. _-- ---.-- -- _. -- ---- -- -----_..-.-- .<br />

(1) - Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p. 31.


- 348 -<br />

"L'image d'un monde où l'on travail/ait peu, où chacun<br />

possédait sa propre villa aux couleurs éclatantes, entourée<br />

de grands iardins en fleurs durant toute l'année,. c'étaient<br />

de grandes avenues de marbre ,. le long de celles-c/~<br />

on<br />

entendait nuit et iour des musiques suaves" (1).<br />

Kocoumbo arrive enfin à Paris et, dès les premiers jours, connaît les expériences<br />

typiques du Noir en Europe.<br />

"est obligé de faire face à tous les quolibets qui circulent sur<br />

les Africains. Au lycée Anonon-Ies Bains, la curiosité des enfants à son égard lui inspire un<br />

véritable dégoût, tant leurs questions sont:<br />

"Absurdes et extravagantes,. loin de s'informer, ils étalaient,<br />

sur un ton péremptoire, une documentation des<br />

pays dits primitifs qui n'admettait pas la contradiction"(2).<br />

Kocoumbo prend alors conscience d'une réalité qui jusque-là était pour lui imprévisible,<br />

invérifiable. "aborde cette fois directement le monde blanc. " assimile douloureusement<br />

la complexe substance d'une civilisation dont il<br />

n'avait entrevu que les aspects les<br />

plus superficiels.<br />

Pendant ses premiers jours à Paris, Kocoumbo est envoûté par le développement technique<br />

européen. " marque d'abord une admiration sans réserve pour les Européens en déclarant:<br />

"L'Européen travaille, c'est incontestable!<br />

1/ travaille<br />

pour le monde, pour l'homme d'auiourd'hui comme pour<br />

l'homme de l'avenir" (3).<br />

(1)- Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p.31.<br />

(2) - Ibidem, p. 101.<br />

(3) .- Ibidem'l.86.


- 349 -<br />

Mais une double transformation va s'opérer en kocoumbo, à mesure que la vie mécanique<br />

européenne le déroute, lui donne la nausée, lui fait regretter l'Afrique. Dans<br />

sa chambre, il se souvient qu'en Afrique:<br />

"La présence invisible de millions d'animaux ou d'insectes<br />

l'accompagnait, l'esprit de ses Ancêtres le talonnait et lui<br />

chuchotait des conseils, versait des chants graves, scandés<br />

dans son coeur satisfait par leur infatigable compagnie.<br />

Mais ici, rien que la pierre qui étranglait un crépuscule<br />

vide:<br />

ici, pas d'Ancêtres, pas d'esprits, pas d'§mes qui<br />

palpitent, rien, rien, rien, rien que des vitres, des carreaux,<br />

des piliers et ce petit jardin desséché, ridé, sans respiration,<br />

sans murmure 1" (1J.<br />

Les contradictions entre la personnalité de base africaine et les influences européennes<br />

demeurent inconciliables chez Kocoumbo jusqu'à la fin du récit.<br />

Le héros devient le type<br />

flottant entre deux mondes, indécis, désaxé. Le déracinement amène inévitablement<br />

Kocoumbo à la solitude. Une sensation de frustraction s'empare de lui. Il se voit dupé,<br />

abandonné, chassé du monde, mis au ban de la société.<br />

A ce sentiment d'être délaissé,<br />

s'ajoute la nausée d'être "objet de la curiosité des autres:<br />

"1/ avait /'impression d'être traqué. Son corps l'embarrassait,<br />

ses épaules lui pesaient.<br />

1/ aurait désiré devenir<br />

invisible" (2J.<br />

Koboumbo ne peut résoudre les antagonismes crées par son aspiration à la vie<br />

traditionnelle et l'accablement de la vie européenne. Il n'a confiance ni en lui-même, ni en<br />

(1) - Aké Loba, Kocoumbo, l'étudiant noir, op. cit., p. 109.<br />

(2) - 1bidem, p. 118.


- 350 -<br />

ses valeurs africaines.<br />

Kocoumbo, l'éternel désemparé, reste, sous l'influence de ce nouvel<br />

espace, "balloté comme un bouchon de liège dans un courant d'eau" (1). Il parvient cependant<br />

à regarder son pays.<br />

Fatoman.<br />

Le drame de Fatoman, dans Dramouss, a beaucoup de similitudes avec celui de<br />

Kocoumbo. "est désorienté en arrivant seul à Orly. Ce désarroi devient angoisse lorsqu'il<br />

lui faut, encore seul, prendre le métro pour Saint Lazare et le train de banlieue. "est sur ses<br />

gardes, se méfie de tout le monde, même des braves gens, comme Stanislas, ce fort des<br />

Halles.<br />

Mais ce dont il souffre le plus, dès le début, c'est la morsure du froid. Pour le moment,<br />

trarnant ses vàlises, il lutte péniblement contre la bise qui souffle rageusement" :<br />

"Je m'habituais un peu à porter mes valises, à avancer<br />

dans le froid, bien que mes mains et mes oreilles fussent<br />

raidies et séchées comme des feuilles mortes " l'idée de<br />

quitter bientôt le vent glacial et de m'abriter dans une<br />

chambre chaude, une chambre à la température africaine,<br />

me redonnait courage, me réchauffait déjà le coeur et les<br />

membres" (2).<br />

le drame:<br />

Un peu plus tard, les autorités décident de lui supprimer la bourse. Et voici qu'éclate<br />

"Les difficultés commencèrent,<br />

des difficultés de toutes<br />

sorteS. Dois-je les énumérer? Le manque d'argent, pour<br />

payer d'abord les frais de scolarité, ensuite, le loyer d'une<br />

pièce étroite, au siJ!lëme étage d'un immeuble de la rue<br />

(1) - Aké Loba, Kocoumbo, "étudiant noir, op. cit., p. 188.<br />

(2) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 70.


- 351 -<br />

Lamartine,<br />

enfin les frais de ma subsistance quotidienne<br />

et du trousseau scolaire" (T).<br />

Il est poursuivi, traqué par son impitoyable logeur qui n'entend pas se contenter des<br />

promesses et de bonnes paroles. Il a recours à toutes les ruses et rentre tard dans la nuit pour<br />

ne pas le rencontrer. Il se voit confisquer sa valise et ses effets. Il finit par être mis en<br />

•<br />

demeure de quitter sa chambre dans les vingt quatre heures:<br />

"A ce moment-là, on eût dit que la foudre m'était<br />

tombée sur la tête. Où trouver ce soir-là la somme nécessaire<br />

pour acquitter mon loyer, pour enfin avoir la paix?<br />

Je n'avais pas mangé depuis la veille. Depuis le matin, je<br />

n'avais que de l'eau dans le ventre" (2).<br />

La faim,<br />

c'est la grande ennemie de l'étudiant noir. Comment continuer des études<br />

quand la faim vous mine et vous tenaille, quand elle finit par vous abattre d'inanition dans la<br />

rue:<br />

"Soudain, je perdis à demi conscience. Je frissonnai; mon<br />

cerveau s'était épaissi, comme brouillé... Mais j'avais beau<br />

tenter de marcher, la faim brouillait ma vue, et mes jambes<br />

tremblantes refusaient de m'obéir. Pourtant, j'étais<br />

maintenant habitué à la faim. 1/ m'arrivait fréquemment<br />

j<br />

1<br />

de passer une journée, et souvent deux journées entières,<br />

sans m'être rien mis dans l'estomac, hormis de l'eau,<br />

du café ou du thé... Pour /'instant, j'étais agrippé à l'une<br />

1<br />

1<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 73.<br />

(2) - Ibidem, p. 76.


- 352 -<br />

des murailles grises de l'Ecole de Medecine; et lorsque<br />

j'essayais de me souvenir, de penser, de réfléchir un peu,<br />

il me semblait que mon cerveau ne fonctionnait plus qu'à<br />

moitié ou me refusait tout service. Je voulus alors, désespérément,<br />

m'arracher à cette rue bondée d'étudiants, pour<br />

m'abriter dans un bar; mais il n'y avait rien à faire. Je<br />

m'écroulai sur le trottoir" (1).<br />

En quête d'une situation, il ne trouve qu'à s'engager, la nuit, parmi les débardeurs<br />

des Halles.<br />

Travail épuisant, rebutant, mais qui J'arrache à sa condition de clochard et lui<br />

permet de vivre avec une certaine décence.<br />

Cependant, en son coeur, comme en celui de<br />

beaucoup d'Africains, "jeunes déshérités du quartier latin" (2j, la révolte s'accumule. Il<br />

appartient désprmais, au camp des misérables:<br />

"Hantés par cet argent qui ne suffit pas, qui ne suffira<br />

jamais, parce que toujours les plus malins s'en emparent,<br />

pour ne laisser qu'une part infime au reste du peuple" (3).<br />

Il s'en prend à la société:<br />

"Quand est-ce que l'on va planifier la société 1...<br />

Est-il<br />

normal, que les uns, une minorité, soient millionnaires ou<br />

milliardaires, et que nous, nous mourions si bêtement de<br />

faim 1 Qu'il nous faille nous humilier, pour ainsi dire,<br />

pour obtenir de quoi manger 1" (4).<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, 'Op. cit., p. 86 - 87.<br />

(2) - Ibidem, p. 8l.<br />

(3) - Ibidem, p.77.<br />

(41 - Ibidem, p. 91.


_<br />

- 353 -<br />

De son passage dans l'abjecte misère, il garde une blessure au tréfonds de lui-même:<br />

"Souffrir, cela passe.<br />

Mais avoir souffert, cela ne s'efface<br />

jamais, cela laisse toujours une trace en l'homme, dans le<br />

coeur de l'homme, à moins qu'il ne soit aussi malléable<br />

qu'un enfant" (1).<br />

Le forgeron de Kou rou ssa, les yeux fixés sur la nuit, le coeur étreint d'angoisse, ne<br />

se trompait guère, lorsqu'il préssentait pour son fils, chez les Blancs, d'obscurs et redoutables<br />

dangers. Au Quartier Latin, Fatoman ne connait pas seulement la faim et le froid,<br />

l'humiliation et la révolte.<br />

Il lui faut affronter le vice. Il en fait la découverte indignée dans<br />

le petit bar du Boulevard Saint-Germain, la "Pergola", où il cherche refuge parfois parmi<br />

les étudiants, ses compagnons d'infortune, pauvres hères, sans gite, des Noirs surtout:<br />

"La plupart d'entre eux, en effet, n'avaient pas de domicile,<br />

ne pouvaient se payer le luxe d'une inconfortable<br />

chambre d'hôtel et ne savaient par conséquent ou dormir,<br />

sauf dans ce bar. Déjà, au moment ou je sortais, au<br />

moment méme ou je prenais congé d'eux, certains, vautrés<br />

dans les fauteuils fermaient les yeux... " (2).<br />

Oubliant un moment sa misère, notre héros se met à chanter et danser avec des jeunes<br />

filles. C'est là qu'un vieillard, se faufilant entre les groupes des danseurs, s'approche de<br />

Fatoman et se fait avec lui<br />

"aussi entreprenant qu'un jeune homme peut l'être à l'égard.<br />

d'une jeune fille" (3). Fatoman, dans sa naïveté, ne parvient pas à comprendre ni le langage,<br />

ni les gestes du sinistre personnage. Il faut que ce soit Liliane, sa voisine qui lui ouvre les<br />

yeux:<br />

_.-- ~<br />

••• - -- ---- - •••------ -------. - - ------ -- -- _. -- - a a_o. - o. • 0 •• • •••••• ••••••• _. _. __ • __ •<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 79.<br />

(2) -- Ibidem, p. 82.<br />

(3) - Ibidem, p.81.


- 354 ­<br />

"Liliane éclata de rire, puis soupira:<br />

- Mais tu as peur, ma parole 1... Tu ne sais pas que cet<br />

homme est un p... ?<br />

Et elle m'expliqua longuement ce que ce mot signifiait.<br />

- Ah ça non 1 protestai-ie. Il n'y a pas de cela dans mon<br />

pays. Là-bas, un homme est fait pour vivre avec une<br />

femme. Un homme est fait pour se marier et pour avoir<br />

des enfants.<br />

Tu ne nous connaÎtras iamais assez, toi 1 dit-elle.<br />

Nous avons des vices, ici! Vous êtes purs, vous, les Africains.<br />

Vous ignorez les artifices et les perversions. C'est<br />

bien mieux ainsi" (1).<br />

Dégoûté, il s'enfuit du bar. Il retourne à sa solitude. Pesante partout est cette solitude,<br />

surtout quand le printemps revêt de splendeur joyeuse, les êtres et les choses:<br />

"Rue Soufflot, les étudiantes, élégantes et sveltes pour la<br />

plupart, parce qu'elles avaient revêtu des toilettes légères<br />

qui épousaient leurs formes, paraissaient plus belles qu'à<br />

l'accoutumée, plus ensorcelantes qu'en hiver" (2).<br />

Fatoman supporte de plus en plus difficilement cette solitude surgie dans la grisaille<br />

de l'existence quotidienne, dans le travail monotone et exténuant de "usine:<br />

"Tous les matins, inlassablement, le même travail reprenait<br />

à l'Usine Simca, cette usine comparable à une véritable<br />

forêt vierge; la forêt aux rumeurs mystérieuses, aux<br />

grands pans de verdure et aux innombrables lianes. Dès six<br />

heures du matin: la forêt métallique se mettait à<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 81 - 82.<br />

(2) - Ibidem, p. 95.


- 355 -<br />

bourdonner. Ce n'était que martèlements et grincements;<br />

et le soir, dans l'arrière-cour de l'usine, nous tous, auteurs<br />

de ces grincements et martèlements, nous allions contempler<br />

les résultats de notre travail. Des centaines de voitures<br />

s'alignaient; des voitures qui n'étaient guère à portée de<br />

nos bourses" (1).<br />

" faut toutefois souligner que chez Fatoman, l'acculturation ne provoque pas de<br />

véritable drame, comme c'est le cas chez Kocoumbo d'Aké Loba. Son séjour a "enrichi sa<br />

culture" sans détruire en lui le Guinéen de la tradition. L'Afrique le tient bien. Il garde la<br />

nostalgie de sa Guinée natale. C'est en poète et en amoureux qu'il chante la lumière africaine<br />

enfin retrouvée:<br />

"Mais il Y avait ici cette lumière, il y avait cette fraÎcheur<br />

de tons qui n'appartiennent qu'à cette terre, qu'à ma<br />

Terre, et dont mes yeux n'avaient plus l'habitude: une<br />

lumière plus frémissante et plus pénétrante, une verdure<br />

plus nourrie et plus fraÎche, un sol plus éclatant qu'ailleurs.<br />

Mon coeur ne l'avait pas oublié, mais mes yeux... Mes yeux<br />

clignaient!<br />

Cette fraÎcheur et cette lumière, c'était bien<br />

ma Basse-Guinée:<br />

et aussi cette chaleur humide que je<br />

respirais, et ce soleil qui dardait ses rayons 1" (2).<br />

C'est encore en poète et en amoureux qu'il décrit le soleil cendrant sur les îles de<br />

Loos (3),<br />

la marée montante sur les plages de Conakry, ou les paysages montagneux du<br />

Fouta Djalon (4). "Oui, c'est magnifique, notre pays" (5), s'écrie le héros.<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss, op. cit., p. 98.<br />

(2) - Ibidem, p. 11.<br />

(3) - Ibidem, p.24.<br />

(4) - Ibidem, p.49.<br />

(5) - Ibidem, p.48.


- 356 -<br />

Le souvenir de la saveur des plats "obsède, et en<br />

particulier de celui de cette sauce<br />

à l'arachide, triomphe de sa maman, ou de la bouillie matinale dans la cour de la concession;<br />

l'obsède aussi le souvenir du goût et de la fraîcheur de l'eau<br />

"après l'amertume de la noix<br />

de cola" (1).<br />

Sans doute, a-t-il été séduit par l'élégance, la sveltesse des jeunes Parisiennes, le<br />

corps moulé en leurs robes étroites et légères<br />

(2). Sous tous les cieux, c'est la même chose:<br />

ces filles tiennent (l'homme) en haleine (3). Même alors cependant, ses préférences vont à<br />

la femme africaine au point que l'amie Françoise s'en offusque:<br />

"- Tu préfères les filles de ton pays? Elles sont mieux<br />

faites, n'est-ce pas, tes compatriotes? dit-elle.<br />

- Ce n'est pas la question, fis-je" (4).<br />

Oui, l'Afrique, répétons-le, tient bien Fatoman. Voilà pourquoi, malgré le désarroi<br />

physique et moral causé par le changement de l'espace, le héros de Camara Laye sort indemne<br />

de cette épreuve, et regagne, quelques années plus tard, sa Guinée natale.<br />

Samba Diallo<br />

Mais tel n'est pas le cas de Samba Diallo, le personnage central de L'aventure ambiguë<br />

de Cheikh Hamidou Kane, dont J'aventure en Occident se termine plutôt mal à son retour<br />

au pays.<br />

L'aventure ambiguë, on le sait, est un long récit de deux cents pages, remarquablement<br />

composé de deux grandes parties, divisées chacune en neuf chapitres qui se font équilibre.<br />

C'est au début de la deuxième partie, la "partie parisienne", que nous assistons à<br />

(1) - Camara Laye, Dramouss,' op. cil., p. 45.<br />

(2) - Ibidem, p. 95.<br />

(3) - 1bidem, p. 96.<br />

(4) - Ibidem, p. 95.


- 357 -<br />

l'arrivée en France de Samba Diallo. On sait donc très peu de chose de ce voyage.<br />

Le romancier refuse, en outre, de nous décrire l'état d'esprit de son héros, au moment de<br />

l'hiver, ses réactions face à la ségrégation raciale, aux quolibets des bambins, à l'ironie dans<br />

le regard des passants, à la condescendance polie des interlocuteurs, à l'épreuve du dépaysement.<br />

\1 ne se préoccupe guère de nous faire suivre, de près, la vie parisienne ou l'itinéraire<br />

intellectuel de son personnage. C'est qu'il se refuse à l'anecdote; il va à l'essentiel. Il se<br />

contente de nous présenter Samba Diallo en quelques circonstances apparemment anodines,<br />

mais révélatrices de son évolution intérieure: une visite aux Martial (1), famille française<br />

cultivée et d'esprit large, une autre visite aux Pierre Louis (2), . des Africains déracinés,<br />

"occidentalisés" à des degrés divers, deux ou trois rencontres avec Lucienne ou Adèle, des<br />

contacts épistolaires avec son pays.<br />

Mais le héros de L'aventure ambiguë est la proie de l'hésitation. Dans un mouvement<br />

de flux et de reflux,<br />

il oscille entre le passé et le présent, l'Afrique et l'Europe, la foi et les<br />

idées nouvelles. L'étudiant noir qui laisse son pays pour l'Europe, c'est-à-dire qui change<br />

d'espace, sait-il, s'il retournera, chez lui, un jour? :<br />

"11 arrive, dit Samba Diallo, que nous soyons capturés au<br />

bout de notre itinéraire, vaincus par notre propre aventure<br />

même. Il nous apparaÎt soudain que, tout au long de notre<br />

cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser<br />

et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la<br />

métamorphose ne s'achève pas,<br />

elle nous installe dans<br />

l'hybride et nous y laisse.<br />

remplis de honte" (3).<br />

Alors, nous nous cachons,<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cil., p. 121 - 129.<br />

(2) - 1bidem, p. 158 - 170.<br />

(3) - Ibidem, p. 124 - 125.


- 358 -<br />

Le Pasteur, dans un sourire de douceur, proteste contre cette éventualité. Il l'interroge<br />

sur les raisons qui l'ont porté à se tourner vers la philosophie. Samba Diallo hésite avant de<br />

déclarer:<br />

"Je ne sais pas, dit-il, finalement.<br />

Quand j'y réfléchis<br />

maintenant, je ne pus m'empêcher de penser qu'il y a<br />

eu aussi un peu de l'attrait morbide du péril. J'ai choisi<br />

.<br />

l'itinéraire le plus susceptible de me pe'rdre" (1 J.<br />

L'ancien disciple de Thierno peut-il oublier, en effet, qu'adolescent,<br />

('abîme de "inquiétude et du doute, au premier contact avec les étrangers.<br />

il a déjà frôlé<br />

Il arpente le<br />

Boulevard Saint-Michel;<br />

"impression qu'il éprouve alors est celle-là même que le fou a<br />

décrite un jour à son confident Thierno : la vacuité de l'Occident. Samba Diallo pense un<br />

peu comme le ravi des Diallobé ;<br />

"Ces rues sont nues, percevait-il. Non, elles ne sont pas<br />

vides. On y rencontre des objets de chair, ainsi que des<br />

objets de fer. A part cela, elles sont vides. Ah! on y<br />

rencontre aussi des événements. Leur consécution encombre<br />

le temps, comme les objets encombrent la rue. Le<br />

temps est obstrué par leur enchevêtrement mécanique.<br />

On ne perçoit pas le fond du temps et son courant<br />

lent" (2).<br />

Ici, Je temps et l'espace sont "ensablés" (3/, au point que l'on ne parvient plus à<br />

appréhender le réel dans sa saveur originale,<br />

encore moins à imaginer un au-delà quelconque<br />

à ce qui tombe sous le sens. Et dans cet univers de robots, la grande Absence se fait<br />

plus perceptible.<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 125.<br />

(2) - Ibidem, p. 140.<br />

(3) - Ibidem, p. 141.


- 359 -<br />

Un jour qu'il se livre au canotage avec son amie Lucienne,<br />

il lui confie son anxiété.<br />

La nature n'a pas changé:<br />

c'est toujours le même soleil aujourd'hui qu'hier, les mêmes<br />

arbres, les mêmes eaux qui coulent et scintillent, le même décor:<br />

"Lucienne, ce décor, c'est du faux 1 Derrière, il y a<br />

mille fois plus beau, mille fois plus vrai 1 Mais le ne<br />

retrouve plus le chemin de ce monde" (1J.<br />

La nature, ternie et muette,<br />

ne livre plus à Samba Diallo son message de bonheur;<br />

elle ne lui dispense plus la mystérieuse, la nécessaire Présence. En Occident, il se sent<br />

dépaysé. Ce dépaysement, certes, est le fait du cadre extérieur, c'est-à-dire le changement<br />

d'espace, mais dans le cas de l'ancien élève de Thierno, il est surtout celui de<br />

J'ambiance spirituelle.<br />

Au pays des Diallobé, le héros avait conscience de vivre en plénitude.<br />

La pensée de la mort lui était familière et donnait à chacun de ses instants, un<br />

regain d'actualité et de prix:<br />

"En somme, dit Marc en riant, vous vous plaignez de ne<br />

plus vivre votre mort. L'on rit. Samba Dial/o aussi,<br />

tout en acquiesçant" (2).<br />

Il acquièsce. Il est le seul à pouvoir comprendre quelles dimensions d'éternité sa<br />

méditation près de la tombe de Relia, apportait à sa jeunesse.<br />

Il savait alors que le moment<br />

présent, si fugace, se poursuivrait "ailleurs", lorsque se présenterait soudain l'ange Azraël,<br />

le mystérieux introducteur de l'Au-delà.<br />

Il est un autre motif à son dépaysement.<br />

L'Occident l'a exilé du "rée'" et l'a relégué<br />

dans l'apparence:<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 157.<br />

(2) - Ibidem, p. 162.


- 360 -<br />

"II me semble encore qu'en venant ici, j'ai perdu un<br />

mode de connaissance privilégié. Jadis, le monde m'était<br />

comme la demeure de mon père: toute chose me portait<br />

au plus essentiel d'elle-m~me, comme si rien ne pouvait<br />

~tre que par moi. Le monde n'était pas silencieux et<br />

neutre. Il vivait. Il était agressif. Il diluait autour de lui.<br />

Aucun savant jamais n'a eu de rien la connaissance que<br />

j'avais alors de IWre" (1J.<br />

Si le capitaine Hubert, en homme pratique, n'éprouve aucune gêne à opter pour<br />

"Occident et son succès,<br />

il n'en est pas de même pour Marc, son jeune frère. Marc pressent<br />

que sous une apparente réussite,<br />

peut se cacher une défaite et que la force à elle seule ne<br />

saurait être le 'droit.<br />

Il attend maintenant de Samba Diallo qu'il lui explique l'inexplicable<br />

absence de l'Afrique dans l'édification de l'ère moderne.<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 162 - 163. C'est ici que<br />

se pose le problème du mode de connaissance entre l'Européen et l'Africain. Le<br />

premier,<br />

semble-t-il, atteint l'objet par une voie discursive. Le second s'installe au<br />

coeur de l'objet par une une intuition directe. Cet objet, l'un et "autre, ont une<br />

façon toute différente de le "comprendre". L'Européen s'empare de lui pour l'asservir.<br />

L'Africain se porte vers lui pour s'y perdre.<br />

L'un met "accent sur la "prise", l'autre<br />

sur l'union.<br />

L'expérience que l'Africain acquiert ainsi de l'univers est autrement<br />

enrichissante et chaleureuse.<br />

La connaissance chez l'Africain s'apparente à la contemplation<br />

amoureuse et peut aller jusqu'à une sorte d'ivresse.<br />

Elle ne se transforme pas<br />

en acte et ne permet guère d'avoir barre sur le monde. Elle risque de conduire l'homme<br />

à l'impuissance. L'Europée"n, lui, ne "con-naît" pas ainsi la nature.<br />

Il n'a pas la joie<br />

de "naître à l'autre" et" avec l'autre". Il a du moins la satisfaction de sa victoire<br />

continue et éclatante sur "l'autre" qu'il domestique.


- 361 -<br />

Pour Samba Diallo, if est clair qu'entre l'Européen et l'Africain, il n'existe pas "une<br />

différence de nature". L'effacement actuel de l'Africain n'est qU'un "accident", comme<br />

l'avait entrevu, avec justesse, La Grande Royale. Le Noir est homme au même titre que le<br />

Blanc. De plus, il détient les richesses qui lui sont propres. Pour le Noir, accepter de<br />

"s'occidentaliser" sans réserve, c'est accepter d'être situé au niveau de l'objet, et, par la<br />

suite, renoncer à jamais de la dominer:<br />

"Si nous n'éveillons pas l'Occident à la différence qui<br />

nous sépare de la chose, nous ne vaudrons pas plus qu'elle,<br />

et ne la maftriserons jamais. Et notre échec serait la fin du<br />

dernier humain de cette terre" (1).<br />

Ce sont des idées à la fois évidentes et essentielles. EIles emportent "adhésion:<br />

"Je suis bien de ton avis, Samba Diallo, dit Marc en fixant<br />

sur lui un regard pathétique. Je suis bien de ton avis,<br />

répéta-t-il plus bas, pensivement" (2).<br />

Mais qu'en est-il vraiment?<br />

Au terme de son analyse, Samba Diallo, pour sa part,<br />

est forcé d'admettre son échec. En lui, n'existe plus "unité vivante et parfaite de ses<br />

Ancêtres. "Rien ne les divisait d'eux-mêmes" (3).<br />

Il découvre en lui comme une double personnalité. C'est le perpétuel et intime déchirement:<br />

"Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un<br />

Occident distinct, et appréciant d'une tête froide ce<br />

que je puis lui prendre et ce qu'il faut que je lui laisse<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 167.<br />

(2) - Ibidem, p. 168.<br />

(3) -- 1bidem, p. 168.


- 362 -<br />

en contrepartie. Je suis devenu les deux. /1 n'y a pas<br />

une tOte lucide entre deux termes d'un choix. /1 y a une<br />

nature étrange, en détresse de n'Otre pas deux" (1).<br />

Chaque jour, il se voit dépouillé des richesses des siens:<br />

"/ls avaient Dieu. /ls avaient la famille qui n'était qu'un<br />

seul Otre. /ls possédaient intimement le monde. Tout<br />

cela, nous le perdons petit à petit, dans le désespoir" (2).<br />

Détresse,<br />

désespoir, tels sont les mots que nous trouvons à la bouche de Samba Diallo.<br />

Le héros est arrivé à un point de non-retour.<br />

Jamais plus il ne retrouvera le monde perdu,<br />

le monde du réel et du surréel,<br />

le monde qu'anime, de toutes parts, "Esprit, le monde du<br />

divin, de l'Etre pur et de l'Absolu. C'est l'irrémédiable exil de l' "apparence". Aussi,<br />

quand plus tard, il rencontrera de nouveau la petite fille de Pierre-Louis, il lui dira la haine<br />

qu'il porte à ceux qui "ont "dévoyé", une haine compliquée:<br />

"Ma haine est rédhibition d'amour.<br />

Je les ai aimés trop<br />

ttit, imprudemment, sans les connaÎtre assez. Tu<br />

comprends? /ls sont d'une nature étrange. /ls n'inspirent<br />

pas des sentiments simples. Nul ne devrait se lier à eux<br />

sans les avoir bien observés, au préalable" (3).<br />

Quand Adèle, en larmes, lui demande de l'aider à "pénétrer dans le coeur du<br />

monde" (4), il a la même repartie décevante qu'avec Lucienne: "Je ne sais pas si on retrouve<br />

jamais ce chemin, quand on l'a perdu" (5).<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 164.<br />

(2) - Ibidem, p. 168.<br />

(3) -- Ibidem, p. 171 - 172.<br />

(4) - Ibidem, p. 173.<br />

(5) - Ibidem, p. 173 - 174.


Le sentiment spirituel,<br />

- 363 -<br />

si vif soit-il, ne suffit pas pour sauvegarder la foi, aux heures<br />

où le doute souffle en tornade. Le désarroi de Samba Diallo est celui-là mëme de tout<br />

étudiant africain qui ne s'est pas préoccupé de faire avancer de pair ses connaissances intellectuelles<br />

et religieuses.<br />

Il est impossible qu'un déséquilibre ne se produise pas lorsqu'à<br />

des objections d'adulte, et d'adulte cultivé, il n'ait à fournir que des solutions enfantines.<br />

Sans doute aussi,<br />

comme l'a souligné le Chevalier en sa lettre, a-t-il commis l'erreur<br />

,<br />

d'abandonner les actes du culte, au fur et à mesure que sa piété se refroidissait.<br />

Il s'est<br />

détourné de la mosquée où partout se proclame et se commente la Parole.<br />

Il est périlleux<br />

de<br />

"jeter derrière son dos le Livre de Dieu" (lI, le "Livre sur lequel il n'y a point de doute,<br />

direction de ceux qui craignent le Seigneur" (2).<br />

Sans doute, enfin, ébloui par la philosophie rationaliste de l'Occident, gagné par<br />

son ambiance matérialiste,<br />

est-il devenu incapable de lire dans la nature, le divin message.<br />

C'est ce que souligne avec force Fabien Eboussi quand il déclare:<br />

"En Europe, son exil du coeur des choses et de l'intimité<br />

des êtres se consomme. La prolifération de l'apparence, le<br />

cancer des objets lui ont tissé un univers imperméable à<br />

la communication, où la durée a tari, encombrée par les<br />

productions d'un travail effréné et "insensé". Les grandes<br />

métropoles y sont des solitudes bruyantes où la Chose est<br />

martresse et fait régner la terreur et l'absence au coeur<br />

de l'homme. Coupé de ses racines vives, Samba s'étiole<br />

et se meurt. Et cela qu'il a appris avec ferveur aux pieds<br />

du Martre et sur les genoux de son père, il ne sait s'il<br />

y croit encore" (3).<br />

(1) - Coran Il, 95.<br />

(2) - Fabien Eboussi, "L'aventure ambiguë", in Abbia, revue culturelle camerounaise,<br />

nO 6, août 1964, p. 208.<br />

(3) - Ibidem, ~.208.


- 364 -<br />

A l'appel de ce dernier, il s'en retourne aux pays des Diallobé.<br />

Mais ce retour n'est<br />

pas une remontée aux sources familières qui rafrarchissent le voyageur las,<br />

l'onde où se<br />

parne "enfant prodigue pour se purifier de ses avanies et retrouver une nouvelle jeunesse,<br />

comme nous l'avions vu dans le cas de Kocoumbo et de Fatoman.<br />

Parce qu'il a perdu le<br />

chemin qui fait "pénétrer dans le coeur du monde", et celui qui mène au lieu de la prière,<br />

qu'il est de ce fait un mort-vivant,<br />

il est assassin~ par le fou du village. Ainsi meurt Samba<br />

Diallo, qui ne connaît la réconciliation et le renouement que dans l'agonie et la mort.<br />

Le fou<br />

Un autre personnage traumatisé par l'espace dans L'aventure ambiguë<br />

de Cheikh<br />

Hamidou Kane,<br />

est justement ce fou par la main duquel Samba Diallo trouve la mort. Mais<br />

qui est ce fou, se demandera-t-on, probablement 7 Un instable fondamental, évadé du<br />

terroir natal,<br />

puis rentré chez lui, après un séjour en Occident, .marqué par sa participation<br />

à la guerre, avec les traumatismes subséquents que l'on devine facilement. Le fou, dès son<br />

entrée sur la scène du roman, est un personnage<br />

"d'aspect insolite, les yeux habités d'une<br />

inquiétude de tous les instants" :<br />

"On eût dit que l'homme savait un secret maléfique au<br />

monde et qu'il s'efforçait, par un effort constant, d'en<br />

empêcher le jaillissement extérieur. La versatilité du<br />

regard ensuite, jamais arrêté, dont les expressions étaient<br />

détruites à peine étaient-elles nées,<br />

faisait douter que<br />

le cerveau de cet homme pût seulement contenir une<br />

pensée lucide" (1J.<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 98.


- 365 -<br />

Tel est donc ce fou, surnommé ainsi par le peuple, au verbe par ailleurs volubile.<br />

Ses récits sont si "extravagants" qu'à mesure qu'il raconte, il se met à "revivre, comme<br />

dans un délire, les circonstances de son récit" (1).<br />

Et voici précisément un de ses récits<br />

rapportant son premier contact avec l'Occident. Et le fou parle ainsi:<br />

"Ce fut le matin que (y débarquai. Dès mes premiers pas<br />

,<br />

dans la rue, (éprouvai une angoisse indicible. Il me sembla<br />

que mon coeur et mon corps ensemble se crispaient. Je<br />

frisonnai et revins dans l'immense hall du débarcadère.<br />

Sous mOI: mes iambes étaient molles et tremblantes. Je<br />

ressentis une folle envie de m'asseoir. Alentour, le carrelage<br />

étendait son miroir brillant où résonnait le c1aque­<br />

0ent des souliers. Au centre de l'immense salle, (aperçus<br />

une agglomération de fauteuils rembourrés. Mais, à peine<br />

mon regard s'y était-il posé que ie ressentis un regain<br />

de crispation, comme une insurrection accentuée de tout<br />

mon corps.<br />

Je posai mes valises à terre et m'assis à même<br />

le carrelage froid. Autour de moi, les passants s'arrêtèrent.<br />

Une femme vint à moi. Elle me parla. Je crus comprendre<br />

qu'elle me demanda si ie me sentais bien.<br />

L'agitation de<br />

mon corps se calmait, malgré le froid du carrelage qlli me<br />

pénétrait les os. J'aplatis mes mains sur ce carrelage de<br />

glace. L'envie me prit même d'ôter mes souliers, pour<br />

toucher du pied le froid miroir glauque et brillant. Mais<br />

(eus vaguement conscience d'une incongruité. Simplement,<br />

(étendis mes iambes, qui entrèrent ainsi en contact<br />

de toute leur longueur avec le bloc glacé" (2).<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p.99.<br />

(2) - Ibidem,p. 100 - 101.


- 366 -<br />

Le premier contact avec "Occident, on le remarque nettement,<br />

entraîne chez lui,<br />

au-delà des premiers pas, une perte quasi totale du contrôle du corps. Cette perte du<br />

contrôle du corps lui est imposée de ('extérieur par une sorte de fatalité dont il ne peut<br />

situer ni l'origine ni Ja puissance.<br />

Une nostalgie de la nudité primitive va altérer peu à peu sa raison. JI s'est senti égaré<br />

en une étrange région, irréelle, à force d'être inhumaine: ,<br />

"Mon regard parcourait toute l'étendue et ne vit pas de<br />

limite à la pierre. Là-bas, la glace de feldspath, ici,<br />

le gris-clair de la pierre,' ce noir mat de l'asphalte. Nulle<br />

part la tendre mollesse d'une terre nue. Sur l'asphalte dur,<br />

mon oreille exacerbée, mes yeux avides guettèrent, vainement,<br />

le tendre surgissement d'un pied nu.<br />

il n'y avait aucun pied.<br />

Alentour,<br />

Sur la carapace dure, rien que le<br />

claquement d'un millier de coques dures.<br />

L'homme<br />

n'avait-il plus de pied de chair? Une femme passa, dont<br />

la chair rose des mollets se durcissait monstrueusement en<br />

deux noires conques terminales, à ras d'asphalte. Depuis<br />

que (avais débarqué, ie n'avais pas vu un seul pied. La<br />

marée des conques sur l'étendue de l'asphalte courait<br />

à ras. Tout autour, du sol au farte des immeubles, la<br />

coquille nue et sonore de la pierre faisait de la rue une<br />

vasque de granit.<br />

Cette vallée de pierre était parcourue,<br />

dans son axe, par un fantastique fleuve de mécaniques<br />

enragées" fT J.<br />

L'homme semble avoir perdu la maîtrise de cet univers de marbre et de mécanique (2).<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, L'aventure ambiguë, op. cit., p. 103.<br />

(2) - Le romancier africain n'est pas le seul à avoir clamé bien haut son hostilité contre la<br />

civilisation de la mécanique et du bruit. Le poète Léopold Sedar Senghor, dans un<br />

très beau poème intitulé "New-York", dans Ethiopiques, regrette de façon amère,<br />

le New-York de Manhattam, de la communauté blanche, où la vie se définit en termes<br />

de démesure, d'inhumanité.


- 367 -<br />

Il semble surtout avoir perdu la martrise de lui-même et s'être vidé de sa réalité<br />

intérieure. Il participe de "objet. Il court comme l'objet. Il a la fragilité de l'objet.<br />

le fou a succombé sous le poids de cette inhumanité. Pauvre tirailleur sénégalais<br />

arraché à son village et jeté, sans transition, au coeur de la cité de l'artifice, où la mécanique<br />

tient le haut du pavé.<br />

l'étendue et l'apparence prenant soudain consistance, animée<br />

de mouvement et expulsant "homme à la périphérie de la cité de l'homme, le coupant du<br />

contact simple avec la nature, c'était plus qu'il ne pouvait supporter:<br />

"Là,<br />

devant moi, parmi une agglomération habitée, sur<br />

de grandes longueurs,<br />

il m'était donné de contempler<br />

une étendue parfaitement inhumaine,<br />

vide d'hommes.<br />

Imagines-tu cela, martre, au coeur même de la cité<br />

de l'homme, une étendue interdite à sa chair nue, interdite<br />

aux contacts alternes de ses deux pieds" (1J.<br />

Le traumatisme subi par ce personnage est radical: l'homme déraciné, sans prépa-<br />

,<br />

ration, sans culture, va sombrer inexorablement. Rejeté dans le silence, a.t/Mt brusquement<br />

qu'il avait été lancé dans le bruit,<br />

Au terme de leur aventure,<br />

il ne pourra plus désormais tenter même de se retrouver.<br />

l'on constate que l'espace est responsable du désarroi<br />

tant physique que moral subi par les personnages.<br />

Ils ont tous éprouvé de la déception face<br />

à la civilisation mécanique de l'Occident. Ils se sont alors tournés, par la pensée, vers leur<br />

Afrique où règne encore la vraie vie. Si Kocoumbo, Fatoman et dans une certaine mesure,<br />

le fou, sont sortis indemnes de leurs épreuves, Samba Diallo est mort pour n'avoir pas su<br />

concilier les exigences de l'espace africain et de l'espace occidental.<br />

Mais "espace n'est pas<br />

seulement générateur d'anxiété, il peut être aussi le reflet du destin des personnages.<br />

(1) - Cheikh Hamidou Kane, l'aventure ambiguë, op. cit., p. 104.


- 368 ­<br />

b -<br />

L'espace, reflet du destin des personnages<br />

Chez certains autres romanciers, l'espace est traité, au contraire, comme le reflet<br />

du destin des personnages. C'est le cas,<br />

notamment, de l'espace dans Le devoir de violence<br />

de Yambo Ouologuem, où il convient de laisser l'auteur lui-même nous préciser le lieu<br />

de "action; car, si le cadre du roman paraît se situer au Mali, ce n'est qu'illusion:<br />

"J'ai tenu, dit-il, à un décor diffus, planté aussi bien au<br />

coeur de l'Afrique, des grands empires qu'au Congo ou<br />

au Soudan ex-anglo égyptien... J'ai suivi au cours de mon<br />

récit l'itinéraire que l'ethnologue Delafosse fit emprunter<br />

aux Nègres descendant de la reine de Saba... Ce chemi- .<br />

nement m'a permis de déboucher sur un monde à trois<br />

dimensions:<br />

celui de la Bible, celui du Coran et celui<br />

du fétichisme" (t).<br />

Mais l'espace dans cette oeuvre, c'est aussi la France et, plus particulièrement, Paris<br />

et Lyon; c'est dans ces deux villes, en effet, que Raymond Spartacus, l'un des personnages<br />

essentiels du récit, passe une bonne partie de son existence; c'est encore à Paris que la<br />

soeur de ce dernier, Kadidia, vient se réfugier après l'extermination de sa famille par Saïf,<br />

et où elle trouve la mort dans une maison close.<br />

L'espace se trouve ici associé, voire intégré<br />

aux personnages, comme il l'est à l'action et à l'écoulement du temps.<br />

Parmi cette floraison de personnages, prenons un seul d'entre eux, Raymond Spartacus<br />

Kassoumi, que nous appellerons, pour des raisons de commodité, Raymond Spartacus,<br />

et tentons de montrer que l'espace dans lequel il évolue, reflète son destin; car ses déplacements<br />

coincident avec les temps forts dans son évolution psychologique.<br />

Mais avant d'en<br />

arriver là, pénétrons le milieu dont il est issu.<br />

(1) - Cité par Philippe Decraene dans Le Monde, Suppl. nO 7385 du 12 octobre 1968.


- 369 -<br />

- Les limites de l'espace de Kassoumi et de Tambira<br />

L'histoire de Raymond Spartacus commence bien avant sa naissance par la rencontre<br />

de Kassoumi et de Tambira.<br />

C'est un vendredi, jour de son congé que "homme voit pour<br />

la première fois, celle qui va devenir sa femme, la se~ante Tambira. Voici, en quelques<br />

mots, comment nous la présente Yambo Ouologuem:<br />

"C'était une grande femme vigoureuse,<br />

noire et souple,<br />

dont les beaux yeux en amande, l'apercevant, rirent avec<br />

une bienveillance protectrice de femme dégourdie" (1).<br />

Par la suite, les deux amants se rencontrent souvent au même endroit, c'est-à-dire<br />

sous un bananier, près du fleuve Yamé,<br />

au sein d'une nature complice, brûlante et joyeuse:<br />

"Juste au-dessus du bananier,<br />

voletant au-dessus de<br />

l'épais écran des hautes herbes qui les environnaient, un<br />

oiseau s'égosilla. Il lançait des trilles et des rouladesnotes<br />

perçantes qui emplissaient l'air et semblaient se<br />

dissoudre à l'horizon, se dévidant le long des rives, et<br />

comme à travers les feuillages.<br />

l'autre" (2).<br />

Ils étaient l'un près de<br />

Cette nature joyeuse, disons-nous, va se mettre à se resserrer autour des deux<br />

esclaves. Le bruit de leur idylle, en effet, parvient aux oreilles de Saïf. Il autorise, certes,<br />

leur union, mais à quel prix! La jeune fille doit se soumettre à un certain nombre de<br />

contraintes imposées par le maître; et c'est à regret qu'il nous faut quitter ces pages chargées<br />

de poésie pour retomber dans la violence et la laideur:<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 50.<br />

(2) - Ibidem, p. 55.


- 370 -<br />

"La matrone fait asseoir Tambira, jambes écartées, sur un<br />

gros mortier que l'on avait roulé jusque dans sa chambre.<br />

Et, tandis que la première vieille maintient la femme<br />

immobile, la seconde, à l'aide d'un couteau plut6t sale...<br />

pratique l'ablation du clitoris, incise puis avive les deux<br />

lèvres, les rapproche et les maintient dans cette position<br />

en les agrafant avec des épines. Ménageant. sous cette<br />

"couture" un petit orifice (pour les besoins naturels),<br />

elle y introduit un Mtonnet évidé, enduit de beurre<br />

noir, attache enfin, l'opération terminée, par un triangle<br />

de morceaux de canne de mil, le bas-ventre de la femme.<br />

Du genou à la hanche. Jusqu'à complète, interdiction<br />

de tout mouvement" (T).<br />

Mais c'èst surtout quand arrive le moment du Certificat d'études primaires que se<br />

place le drame de Raymond Spartacus et des siens. Il perd sa mère dans des conditions<br />

tragiques. En effet, soucieuse de leur réussite, elle n'hésite pas un seul instant à consulter<br />

le sorcier Dougouli et à offrir un sacrifice. Son mari l'encourage même dans cette entreprise<br />

folle: "Si tu as quelque temps, dit-il, vas-y-vite" (2). La femme de Kassoumi est si<br />

préoccupée au cours du chemin,<br />

qu'elle ne voit même pas le sorcier en arrivant dans sa<br />

demeure. Interpellée par celui-ci, elle se résoud à lever le regard et surprend:<br />

"Sur son visage tous les signes d'une religiosité délirante.<br />

Ses petits yeux noirs n'exprimaient nulle indignation" (3).<br />

Dougouli l'entraîne dans sa "case, éclairée par une petite fenêtre à lucarne" (4).<br />

\1 l'oblige à se donner à lui. Par amour pour ses enfants, elle se soumet, dans la honte,<br />

aux vouloirs lubriques du sorcier. L'espace, dès lors, ne cesse de continuer son travail<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 61 - 62.<br />

(2) - Ibidem, p. 146.<br />

(3) - Ibidem, p. 147.<br />

(41- Ibidem, t.147.


- 371 -<br />

implacable de tesserrement autour de la femme; car,<br />

elle tombe sLJr Wampoulo et Kratonga qui l'entraînent<br />

lorsqu'elle sort de chez le féticheur,<br />

"derrière les cataractes du Yamé,<br />

en un lieu touffu, herbeux" (1). Là, comme précédemment, elle est violée et tuée par les<br />

deux hommes de main de Saïf.<br />

Ce n'est que le lendemain que l'on découvre le corps. Mais<br />

laissons la parole au narrateur:<br />

..<br />

"Dans l'arrière cour des fosses communes aux domestiques<br />

de Sai." était aménagé, rectangulaire, grouillant, pardessus<br />

les selles des serfs,<br />

formes et couleurs,<br />

de chem'lles et vers de toutes<br />

un trou béant, qu'on avait ensuite<br />

recouvert de planches où s'accroupissaient les domestiques<br />

pour leurs besoins.<br />

C'est dans cette fosse que fut découvert<br />

le cadavre" (2).<br />

Sans autre forme de procès, Kassoumi, suivi du cortège des domestiques, va enterrer<br />

sa femme, sous son bananier, près du fleuve Yamé, à l'endroit où il l'avait vue, pour la<br />

première fois, par une chaude après-midi.<br />

Nous pouvons maintenant délimiter parfaitement l'espace de Tambira et de Kassoumi.<br />

. La préoccupation première de la femme est d'aller au marché vendre le lait de son Seigneur,<br />

à l'instar de son mari, qui, lui, va vendre de la noix de kola; puis vient le moment où<br />

Tambira se rend au fleuve Yamé pour qu.elques heures de repos; nous "avons suivie, une<br />

seule fois, chez le sorcier Dougouli. C'est que, comme tous les gens de condition servile,<br />

Kassoumi et Tambira ne peuvent aller où bon leur semble;<br />

leur horizon est limité; leur<br />

espace est contrôlé par le maître.<br />

L'espace traduit, ici, avec évidence, l'angoisse des hommes<br />

dans un monde où ils ne trouvent ~ulle part leur place.<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit. ,p. 150.<br />

(21 - Ibidem, p. 150.


- 372 ­<br />

Raymond Spartacus prisonnier de "espace - Afrique<br />

Mais si le regard de Kassoumi et de Tambira se heurte à la propriété du maître qu'ils<br />

n'ont jamais osé franchir,<br />

"ignorant si le monde s'étendait encore loin derrière les arbres<br />

qui avaient borné (leur) vue" (11, "espace de Raymond Spartacus, au contraire, s'étend<br />

bien loin au-delà du Nakem.<br />

résultats scolaires,<br />

Seul parmi les enfants des serfs à avoir obtenu de brillants<br />

il est envoyé par Saïf à poursuivre des études supérieures en France.<br />

.<br />

Mais dans quel espace évolue-t-il, lui aussi, avant son départ pour l'Europe 7<br />

L'instruction acquise à l'école des Blancs,<br />

en a fait un incompris dans le milieu des<br />

esclaves qui est le sien. Sa vie semble être "tiraillée entre "indigène et la française" (2).<br />

Cet écartèlement, d'autres personnages, tels que Kocoumbo, Fatoman ou Samba Diallo,<br />

l'avaient bien connu, mais sans cette violence, car ils se trouvaient au sein d'une vraie<br />

famille,<br />

entourés de paysans, d'artisans qu'épanouissaient la liberté et le goût de leur travail.<br />

Pour Raymond Spartacus, la situation est autrement dramatique. Sur ordre de Saïf, il est<br />

tenu à l'écart des besognes domestiques. Dès lors, pour la valetaille, "ce plumassier de la<br />

paperasse", apparaît comme un fainéant et un inutile, d'autant qu'il ne sait comment<br />

utiliser son temps durant les vacances. Il se contente de rêver sous le "bananier de Yamé"<br />

ou sous le dattier de la cour. Son impuissance à agir comme aussi son impassibilité-" il<br />

ne faisait pas un geste, pas un mouvement" (3) - exaspéraient la masse des serfs de Saïf :<br />

"" devint le souffre-douleur, sorte de bouffon martyr,<br />

proie donnée à la férocité native,<br />

à l'ébriété des brutes<br />

qui l'entouraient" (4).<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 155.<br />

(2) - Ibidem, p. 153.<br />

(3) - Ibidem, p. 153.<br />

(4) - Ibidem, p. 153.


- 373 -<br />

Tout le voisinage s'assemble pour assister à son repas.<br />

On se moque de lui qui mange<br />

à la fourchette, habillé comme les Blancs:<br />

"C'étaient des rires, des poussées, des trépignements de<br />

spectateurs tassés contre les parois fUmantes de la<br />

cuisine" fT}.<br />

Evidemment son père n'est jamais là,<br />

envoyé pour quelque course, à l'autre bout du<br />

village:<br />

"1/ ne savait qui implorer et demeurait sans cesse les bras<br />

étendus - pour éviter les approches de ces moricauds<br />

qui lui parlaient comme on hurle, riaient comme des<br />

chacals, buvant ses réponses et s'en gaussant, les yeux<br />

rivés sur lui, inventant ses amours, le disant promis à<br />

Tata, fille forte aux joues rebondies, qui portait au bout<br />

de ses poings les larges plats chargés de nourriture, avec<br />

un regard humide quand ses yeux, éplorés, désapprouvaient<br />

le supplice infligé à Raymond" (2).<br />

Heures de détresse, et plus encore, heures d'humiliation qui marquent au fer rouge,<br />

"ame de ce garçon!<br />

1ra-t-il jamais assez loin pour oublier les promiscuités assez sordides<br />

de sa jeunesse, la répudiation que lui vaut sa culture européenne. Fils d'esclave, il est<br />

devenu le jouet des autres esclaves. Il porte bien son nom - Spartacus! - sans avoir le<br />

courage de lever l'étendard de la révolte.<br />

Il n'est qu'un "Nègre blanc", et encore un "Nègre<br />

mal blanchi".<br />

Depuis lors, comme sa mère, après "étreinte du sorcier diabolique, il ne peut<br />

marcher que la tête basse et les épaules hautes.<br />

Brusquement, Saïf va tout changer dans la vie de Raymond Spartacus. Il décide de<br />

"envoyer poursuivre ses études à Paris, dans un dessein, on le sait, de haute et lointaine<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 153 - 154.<br />

(2) - Ibidem, p. 154.


- 374 -<br />

politique. Il en fait, dès lors, son favori, marie ses frères à des domestiques du docte<br />

Akbar ben Bez Toubaoui; bref, il le transforme en un personnage que ses serfs doivent<br />

respecter. Bien plus, il organise, en sa faveur, un "tchiprigol", combat de lutteurs où<br />

deux hommes nus s'affrontent, mains armées de griffes de panthères, "parmi la joie féroce<br />

et passionnée de l'assistance" (1).<br />

C'est sur cette vision de combat sadique et sanglant que<br />

Raymond Spartacus quitte son Afrique pour "EurÇ>pe.<br />

Au port, à la coupée du bateau, poussif et vibrant comme un chaudron, on peut<br />

voir, dans une agitation bariolée, parmi les cris et les chants, ses parents, sa fiancée, Saïf<br />

(en personne) et l'Assemblée des notables, Kratonga, Wampoulo, Yafolè, l'abbé Henry,<br />

toute une foule de mendiants en turban plein de trous, des "galopins trottinant comme<br />

une couvée de poussins noirs autour de leurs parents graves" (2). C'est un départ très officiel<br />

et fort animé.<br />

Mais si Raymond Spartacus part en Europe, ce n'est certes pas, par amour des études.<br />

Il est envoyé d'office par celui qui est son maître absolu et indiscuté. Il demeure un esclave,<br />

la chose et l'instrument de Saïf :<br />

"Les jours que vécut dès lors Raymond furent ceux de<br />

toute sa génération - la première des cadres africains,<br />

tenue par la notabilité dans une prostitution dorée ­<br />

marchandise rare, sombre génie manoeuvré en coulisse, et<br />

jeté au-devant des temp~tes de la politique coloniale au<br />

milieu de l'odeur chaude des f~tes, des compromis ~ jeux<br />

d'équilibres ambigus, où le martre fit de l'esclave l'esclave·<br />

des esclaves et l'égal impénitent du maÎtre blanc, et où<br />

l'esclave se crut maÎtre du maÎtre lui-m~me<br />

esclave de l'esclave': (3).<br />

retombé<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 156.<br />

(2) - Ibidem, p. 157.<br />

(3) - Ibidem, p. 157.


- 375 -<br />

Raymond quitte, sans regret, son pays natal. Il y a si longtemps que les sévices<br />

et le mépris dont il a été l'objet, l'en ont détaché. Qu'est-ce donc que l'Afrique, sinon<br />

une terre de servitude, de cruauté, de luxure, en un mot, une terre d'abjecte violence,<br />

Et Raymond Spartacus est trop accablé pour éprouver même un soulagement à la quitter.<br />

Mais "l'on ne se débarrasse pas de l'Afrique, pas plus que lé! plante de ses racines" (1 l,<br />

Kassoumi projeté du Nakem en plein lycée Victor Hugo,<br />

sur les bords de la Seine, connaît<br />

un nouveau drame. "L'homme blanc s'est insinué en lui" (21, au cours de ses précédentes<br />

études, au point qu'aujourd'hui, il en arrive à "mépriser" Afrique", Mais il se voit forcé<br />

de constater qu'un abîme le sépare, de la prestigieuse civilisation blanche.<br />

On ne franchit<br />

pas aisément une étape de vingt siècles d'histoire! Il subit l'enseignement de ses professeurs,<br />

il ne J'assimile pas, Il ne vit guère que parmi des carcasses de mots, Il se livre au "palabre<br />

littéraire". Il n'acquiert ni vrai savoir, ni réelle formation:<br />

"Mois d'échecs, d'inadaptation, d'égarements, d'anonnements,<br />

de combats de gosiers" (3) ,<br />

qui se soldent, lui, le premier de classe à Tillabéri-Bentia, par un échec au baccalauréat.<br />

Or, il est de loin le plus âgé du lycée. D'autant plus humiliant qu'il lui faut en rendre compte<br />

à Saïf dont il ne cesse pas d'être et de se sentir l'esclave, malgré l'éloignement. L'Afrique<br />

le tient bien, elle qu'il a si légèrement reniée.<br />

En dépit de tout, "la France le fascine", Il y découvre un homme blanc bien différent<br />

de celui qu'il a connu au Nakem. Enfermé dans sa classe, il entend monter la rumeur<br />

d'un Paris prestigieux. Par la grille entrouverte, il en perçoit les femmes si désirables<br />

"grandes filles blondes, brunes, rousses ou châtain" (4).<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 158.<br />

(2) - 1bidem, p. 158.<br />

(3) - Ibidem, p. 158.<br />

(4) - Ibidem, p. 158.


- 376 -<br />

C'est dans ce grand tiraillement de son lime, se croyant perdu, brisé dans sa carrière,<br />

qu'il redouble sa classe de première:<br />

"Sa vie s'écoula, sédentaire, aussi morne que l'hiver,<br />

qui fut long et rude" (11.<br />

Mais avec le printemps et l'été, vient la réussite à-l'examen. Et Raymond Spartacus,<br />

enthousiaste, de télégraphier aussitôt à Henry et à Saïf.<br />

Le drame de l'acculturation est décrit Rar Yambo Ouologuem, en deux pages<br />

denses (21. Il se hâte. Il entend nous conduire au plus vite à la "virée" que s'offrent les<br />

lycéens pour fêter leur succès et qui se termine, de façon épouvantable, pour Raymond<br />

Spartacus.<br />

L'on nous pardonnera de ne pas suivre les potaches -<br />

ils sont six -, de Pigalle à la<br />

Place Blanche, dans leur quête du plaisir, par :<br />

"Des ruelles tortueuses, constellées d'ampoules au néon,<br />

luisant sur le pavé gras, entre les murs ruisselants d'odeur<br />

de chair de femme" (3),<br />

hélés à tous les coins par les "portières d'amour". Notre héros, en raison de la couleur de<br />

sa peau, est particulièrement sollicité. Le choix se porte enfin sur un élégant meublé, non<br />

loin du Moulin Rouge (41.<br />

Nous passons volontairement sous silence les ébats collectifs des lycéens et de leurs<br />

prostituées, longuement et minutieusement décrits par Yambo Ouologuem: "L'orgie fut<br />

totale! quatre mois d'économie y passèrent" (51.<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 159.<br />

(2) - Ibidem, p. 158 - 159.<br />

(3) - Ibidem, p. 161.<br />

(4) - Ibidem, p. 161.<br />

(5)- Ibidem, p. 161.


- 377 -<br />

Ici intervient la reconnaissance mutuelle entre Raymond Spartacus et sa coeur Kadidia,<br />

suivie peu de temps après de la mort de celle-ci.<br />

L'événement affreux dont il vient d'être<br />

la victime (l'inceste involontaire),<br />

la nouvelle inattendue de la destruction de sa famille par<br />

Saïf (l'assassinat de sa fiancée, la folie provoquée de ses frères, la disparition de son père<br />

réduit à l'état de zombi), le font apparaître sous un jour nouveau. Aussi assistons-nous<br />

au démantèlement psychologique de Raymond Spartacus sous des chocs de plus en plus<br />

violents: son inadaptation à la civilisation européenne,<br />

l'action de Saïf qui le poursuit de<br />

loin.<br />

JI lui est impossible de prendre un véritable intérêt à ses études. Il va bâcler son second<br />

baccalauréat, vaille que vaille, et après un an de préparation, il est refusé à "Ecole<br />

d'Architecture.<br />

Pour bien saisir ce qui se passe en lui,<br />

il faudrait peut-être avoir en mémoire, qu'il<br />

appartient à un foyer d'esclaves que le malheur a vite fait de meurtrir et de détruire; sa<br />

réussite scolaire est ternie par les mauvais traitements de son entourage. Il renie son Nakem,<br />

sans échapper, pour autant, à son emprise néfaste.<br />

Il s'agit, en fait, d'un être qui refuse son passé et ne s'adapte pas au présent, qui<br />

s'isole et se referme de plus en plus sur lui-même. Solitaire, et de tous côtés, privé d'appuis,<br />

bientôt même sans espoir d'avenir dans sa "carrière", il glisse lentement vers les plus graves<br />

déchéances humaines.<br />

Ayant pris de mauvaises habitudes dans son Nakem natal,<br />

il ne peut, en raison de sa<br />

nature, faire face à l'adversité. Aux mauvais coups de l'existence, il n'oppose que la passivité.<br />

JI se réfugie dans le rêve, sous le "bananier du Yamé" ou le dattier de la cour. Devant<br />

les difficultés qu'il rencontre en .France, il adopte pareille attitude. Par peur, en effet, il<br />

refuse son rapatriement. Il ne sait ni vouloir, ni persévérer dans l'effort. Il ne lui reste plus<br />

qu'à s'asseoir, des heures durant, sur le bord de son lit, à ressasser son désespoir, jusqu'à


- 378 -<br />

l'instant où la faim le pousse dans la rue.<br />

Et ce sont alors des marches harassantes, par les<br />

trottoirs déserts, à travers la nuit qui glace, dans le tourbillonnement des feuilles mortes<br />

et des pensées. Et les peurs "assaillent :<br />

"Elles surgissaient, s'élançaient, se croisaient, s'entrecroisaient,<br />

disparaissant, revenant en rondes, s'enchevêtrant,<br />

et s'effritant imperceptiblement en poussière<br />

,<br />

humaine,<br />

épaisse, sombre et grouillante, avant de se<br />

retourner comme une obsession" (1J.<br />

Il sent "peser sur lui les mille regards de notables invisibles" (2). Et, à l'horizon<br />

de son âme obsédée, finit par surgir "Dieu en chômage derrière le halo brouillé de sa montée<br />

de larmes,<br />

dans une odeur de rue et de pavé moisi" (3). Quand il n'en peut plus de sa longue<br />

marche solitaire, c'est au Quartier Latin qu'il se réfugie, "Chez François", la brasserie.<br />

C'est là qu'il finit par s'installer presque tout le jour, en dépit des sarcasmes ou des colères<br />

de la serveuse.<br />

Qui peut imaginer qu'il a sur le coeur comme une pluie de chagrin, une<br />

inondation de désespoir 7 1/ lui faut oublier, "s'abrutir" à tout prix. Le lieu se prête à<br />

cette perte de conscience, dans le coudoiement continu des clients, la senteur grasse des<br />

pipes et des boissons lourdes.<br />

Méthodiquement, il s'applique à user le temps et à ruser avec lui-même. S'il s'absente<br />

de la brasserie "pour prendre le frais", dans les jardins du Luxembourg, il y revient bien<br />

vite pour d'interminables palabres avec les habitués du coin qui demeureront toujours pour<br />

lui des inconnus et ne deviendront jamais des amis. Et la terreur le prend, lorsqu'à la nuit<br />

tardive, il lui faut quitter cet asile pour la solitude angoissée de sa chambre. De plus en<br />

plus,<br />

la peur devient l'un des éléments constitutifs de sa personnalité. La veulerie de son<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 170.<br />

(2) - 1bidem, p. 170.<br />

(3)- Ibidem, p. 170.


- 379 -<br />

comportement à Paris comme à Tillabéri-Bentia.<br />

agace son entourage et provoque son<br />

antipathie. Notre étudiant. sans cesse rudoyé, ne se sent désormais en sécurité que sous la<br />

protection des serrures.<br />

C'est donc derrière le verrou des lavabos qu'il réfléchit un beau<br />

jour sur sa situation critique.<br />

L'idée de gagner de l'agent, de façon immorale, s'insinue en lui.<br />

redoutable. Aussi<br />

n'hésite-t-il pas à se vendre.<br />

Nous ne suivrons P?S le détail de la liaison du fils de Kassoumi<br />

et de Lambert, ainsi se nomme le triste personnage. Mais nous devons souligner que tout<br />

au long de ces heures de plaisir,<br />

parce qu'il a conscience de sa faute, mais aussi, parce qu'il<br />

sait ainsi sa condition. il ne cesse d'avoir "un misérable regard de chien battu" (1). "une<br />

tendresse de pauvre hère" (2). Et le réveil est terrible pour lui, le lendemain, "à en perdre<br />

la raison" (3). Tandis qu'il dort, en sachant qu'il dort, il est hanté par "le souvenir de la<br />

terre damnée où il a vu le jour" (4). Dans le clair matin, c'est tout un passé abject qui ressurgit<br />

avec netteté :<br />

"Inexplicablement. avec ses yeux de vague sur le corps de<br />

l'autre. contre lui. il se rappela l'école au Nakem. l'Europe<br />

rayonnant glorieuse sur sa terre entière. et il entendit en<br />

lui rouler la mer: il y avait des vaisseaux. il y avait des<br />

esclaves allant travailler dans les trous de l'azur. des<br />

femmes<br />

vendues. des enfants jetés à l'eau. des prêtres.<br />

des soldats en armures. des hommes enchaÎnés. des<br />

rameurs aussi..<br />

il Y avait le négrier et sa négraille. ou.<br />

tenues à jamais dans le vent et l'odeur du monde. les<br />

fautes des notables offrant un culte irrégulier à la dignité<br />

humaine" (5).<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 177.<br />

(2) - Ibidem, p. 179.<br />

(31- Ibidem, p. 178.<br />

(4) - Ibidem, p. 179.<br />

(5) - Ibidem, p.178.


- 380 -<br />

Notre héros se trouve bien dans la ligne historique de l'Afrique noire. Il saisit "la<br />

signification profonde de sa propre destruction" (1).<br />

Il se sent souffleté et souillé par son<br />

propre nom: Spartacus l, le fils de l'esclave, le Nègre acculé, aliéné.<br />

Mais "esclave de Saïf est maintenant l'esclave du Blanc et de sa propre passion. Ses<br />

pas le conduisent régulièrement chez Lambert, pour apaiser l'angoisse de son corps, et<br />

aussi, pour toucher les deniers de son péché.<br />

Un'·accord est passé entre les deux hommes.<br />

Contre deux nuits consacrées à l'amour, Raymond Spartacus reçoit la somme nécessaire<br />

à la poursuite de ses études. C'est ainsi qu'en dix mois, il parvient à arracher "un pénible<br />

succès à son concours d'entrée à l'Ecole d'Architecture" (2).<br />

Pendant trois ans, il travaille<br />

à cette école et présente avec succès en 1933, sa "thèse de bâtisseur". Ce fut au Nakem­<br />

Ziuko, "un éclat de tonnerre" (3). Premier Africain à obtenir pareille distinction, ses<br />

compatriotes, flattés :<br />

"Le juchèrent au-dessus,<br />

en dehors de l'humanité, et<br />

en avaient fait une sorte de génie de science, de culture<br />

et d'intelligence" (4).<br />

Saïf sait attendre. Le moment viendra - si loin soit-il - où il reprendra son empire<br />

sur Raymond Spartacus. Et il s'illusionne fort, lorsqu'il se figure être enfin "affranchi",<br />

parce qu'il demeure en France. Intervient alors son mariage avec sa voisine de palier,<br />

Suzanne Teyssedou, "grande, grasse, les seins ardents, la hanche en forme de lyre (5),<br />

mais l'esprit aussi simple que deux et deux font quatre.<br />

La pauvre fille est affligée d'une mère<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 179.<br />

(2) - Ibidem, p. 180.<br />

(3) - Ibidem, p. 182.<br />

(4) - Ibidem, p. 182.<br />

(5) -- Ibidem, p. 183.


- 381 -<br />

passablement ridicule et originale.<br />

Si elle accepte Raymond Spartacus pour gendre, c'est<br />

qu'il est "un beau Nègre qu' a d' l'avenir" (1). Mais le beau Nègre n'a fait que changer de<br />

martre: il doit, pour satisfaire l'impérieuse Madame Teyssedou, édifier un pavillon qui le<br />

rédu it aux travaux forcés.<br />

Les notables du Nakem-Ziuto ont vu juste: ils déclarent que leur homme lige a été<br />

séduit, en ce mariage, par le milieu de sa belle-mère,<br />

"guère supérieur à celui que pouvait<br />

postuler un "évolué installé dans la vie des Blancs" (2).<br />

Mais cette perle noire de la culture française doit faire une constatation bien mortifiante.<br />

Il est impossible à un Africain, en Europe, de percer dans sa profession, fût-il<br />

dûment diplômé et patenté. Pendant six ans, à Strasbourg, pour régler les traites du fameux<br />

pavillon et faire face à ses lourdes charges familiales,<br />

sa femme et ses trois enfants, il se voit<br />

dans la nécessité de besogner dans divers cabinets d'architectes. Il mène une petite vie bourgeoise<br />

de Nègre blanc, frustré dans ses ambitions. Sourdement la rancune s'amasse en lui.<br />

Il a répudié l'Afrique, mais il n'est pas Français. Il n'est que "sujet français", comme l'a<br />

stipulé le scribe de Saïf sur son passeport (3). De cette situation fàusse, il se rend compte<br />

plus nettement, à l'occasion de la guerre de 1939 :<br />

"En un geste déià inconscient de protection aimante,<br />

il s'est ieté corps et âme à la défense de la France<br />

envahie" (4).<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 183.<br />

(2) - Ibidem, p. 183.<br />

(3) - Ibidem, p. 187.<br />

(4) - Ibidem, p. 185.


- 382<br />

Il se bat sur les bords du Rhin, à Cassino, puis en Provence. /1 est laissé pour mort<br />

près de Mehun-sur-Yëvre, sous les décombres d'une maison bombardée. "a trouvé la<br />

force de s'extraire des ruines. Il se réfugie dans la forêt où, pendant dix-huit mois, par<br />

peur des Allemands et des collaborateurs, "réduit à la bestialité" (1), il se nourrit de feuilles<br />

ou de fruits sauvages, de rats et de racines. Epuisé, transi, à moitié nu, c'est à grand<br />

peine qu'il résiste à la tentation du suicide.<br />

Quand en automne 1945,<br />

il se décide enfin de sortir des bois pour tenter de disparaftre<br />

dans la foule,<br />

il apprend que Paris a été libéré le 23 août. /1 apprend aussi de Suzanne,<br />

accourue dans le bistrot où il s'est fait plongeur, que son pavillon a été détruit par cet<br />

"autre Sail, le mauvais Blanc, boche" (2), que sa belle-mère et deux de ses enfants sont<br />

morts.<br />

Dans la sinistre aventure d'une guerre, qui, après tout, n'est pas vraiment la sienne,<br />

il a presque tout perdu du peu qui lui appartenait.<br />

"Le fils de Tambira connaît alors sa<br />

vanité" (3).<br />

"Orphelin de ce monde qui fit de lui la formule d'homme<br />

incompatible avec la conception que se font les autres de<br />

l'humain, l'époux de Suzanne se sentit le témoin lépreux,<br />

aveugle allant à tâtons, tel le fanatique qui tue avec joie<br />

pour s'affirmer. Ce fut en lui une rage d'écraser son<br />

malheur et, partant d'une soif sans mesure, longtemps<br />

ses paupières ont cillé sur la vision· de ce que pourrait<br />

être sa vie, dévidée de l'inconnu" (4).<br />

(1) -- Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 186.<br />

(2) - Ibidem, p. 187.<br />

(3) - Ibidem, p. 187.<br />

(4) - Ibidem, p. 187 - 188.


- 383 -<br />

Impuissant et vaincu, il rêve d'une revanche, quel qu'en puisse être le prix. Le voici,<br />

à son insu, à la merci du vrai Saïf, son martre de toujours.<br />

La guerre, en effet, a "bouleversé le monde et éveillé des exigences nationalistes<br />

à Tillabéri-Bentia, la terrible" (1). "Un courant d'émancipation" (2) souffle sur le<br />

Nakem-Ziuto. Saïf est convoqué chez le Gouverneur à Krébbi-Katséna :<br />

"Pour être informé que la France, \ désireuse d'associer<br />

plus étroitement les pays d'Outre-mer à la gestion de<br />

leurs propres intérêts,<br />

laissait aux Indigènes le choix de<br />

leur député" (3).<br />

L'heure est venue de pousser en avant les fils des serfs formés à l'école des Blancs.<br />

Parmi les évolués, souvent encore imberbes, parés parfois simplement du titre de moniteurs<br />

de l'enseignement primaire,<br />

c'est à qui veut se faire porter sur la liste électorale. Mais pour<br />

"les têtes enturbannées" (41. l'homme de la situation, ce ne peut être que RaY(l1ond<br />

Spartacus:<br />

"Dont la réussite universitaire au pays des Flencèssi se<br />

murmurait parmi le peuple qui le disait, après Dieu,<br />

ouiche ! plus instruit que le plus instruit des Blancs" (5).<br />

Une campagne savamment menée par Saïf,<br />

va imposer la candidature unique du<br />

"bâtisseur noir".<br />

On ne recule même pas devant la répression sanglante de l'opposition.<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cÎt., p. 184.<br />

(2) - Ibidem, p. 188.<br />

(3) - Ibidem, p. 188.<br />

(4) - Ibidem, p. 189.<br />

(5) - Ibidem, p. 189.


- 384 -<br />

La route est bien déblayée. Assuré du succès, Raymond Spartacus peut revenir au Nakem.<br />

Il se présente à l'aéroport, nouvellement construit, au bras de Suzanne. Il est accueilli<br />

par le Gouverneur et ses hauts fonctionnaires, Saïf, les dissidents d'hier achetés à prix<br />

d'or, les notables impassibles et le peuple délirant. Discours, fanfares, salves d'un baroud<br />

d'honneur.<br />

Puis, c'est le défilé interminable au Palais du Gouverneur dont il est l'hôte,<br />

des personnalités françaises et indigènes venues lui, exprimer leur respectueux dévouement:<br />

"Pour Sai, ben Isaac El Héi~,<br />

l'oeuvre de soumission<br />

de la négraille instruite était accomplie" (1).<br />

Joie du "fils de Tambira de voir à la veille des élections, tout le monde lui faire<br />

fête" (2). Le fils de Tambira. Quelle ironie! C'est d'un seul mot, rappeler la condition<br />

servile du héros du jour et la précarité de son succès.<br />

Il a la naïveté de croire qu'en raison<br />

de ses titres et de l'appui de la France, il est le ma ître de l'ancien ma ître.<br />

Le fils de Tambira, passé le premier mouvement, se prend à réfléchir. La bassesse<br />

et la souillure de ses origines sont incatalogables. Cette tâche originelle, Saïf lui-même,<br />

à supposer qu'il le voulût, ne parviendrait pas à l'effacer ou à lui faire oublier. Kassoumi<br />

se sait "récupéré" par les notables. Quelle politique peut-il avoir en ce Nakem? Que peut<br />

bien faire, en vérité, un enfant de misérables serfs, éloigné du pays depuis vingt-trois ans,<br />

plus ou moins compromis par son commerce avec les Blancs,<br />

sans influence réelle et sans<br />

alliés,<br />

face à des forces traditionnelles que les siècles eux-mêmes n'ont pas ébranlées?<br />

Comment l'atavisme des siens,<br />

réduits en esclavage à la suite d'une razzia, privés de tous<br />

les droits de la personne humaine,<br />

ne disposant ni de leur corps ni de leur vie, à la merci<br />

d'un maître dont ils sont devenus la chose. comment tout cela n'avait-il pas marqué son<br />

destin?<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 191.<br />

(21 - Ibidem, p. 190.


- 385 -<br />

Lorsque Raymond Spartacus part en France,<br />

il trarne avec lui le complexe de son<br />

origine servile et de ses craintes. Au milieu de ses camarades blancs, il prend conscience de<br />

la couleur de sa peau, de son âge avancé, de son incapacité à suivre des études trop poussées<br />

pour lui,<br />

de son impossibilité à s'adapter à la civilisation européenne qui pourtant le fascine.<br />

Il se sent déraciné. Il se sent isolé. Il a troqué une solitude pour une autre solitude. Il n'a<br />

d'autre ressource que de rentrer au Nakem, où on l'appelle, pour y reprendre, sous l'apparence<br />

du triomphe, le carcan de la servitude. L'espace, ici, n'est rien d'autre que le reflet<br />

du destin du personnage.<br />

c -<br />

L'espace, révélation du destin sacré des personnages<br />

Dans le cas de l'espace,<br />

générateur du désarroi physique et moral du personnage,<br />

nous avons soutenu que Cheikh Hamidou Kane,<br />

vu le sujet grave qu'il aborde dans son<br />

roman, n'a pas jugé nécessaire de se livrer à des descriptions minutieuses des lieux. Il ne<br />

nous fournit que quelques indications géographiques,<br />

simples points de repère, susceptibles<br />

de lancer notre imagination. Dans Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma,<br />

au contraire,<br />

l'univers géographique dans lequel évoluent les personnages et les différentes<br />

actions, se caractérise par sa grande extension. C'est, en effet, l'errance de Fama<br />

Doumbouya qui donne à cette oeuvre son sujet, son principe d'unité, la matière des péripéties<br />

et le rythme.<br />

Cependant les actions essentielles se polarisent dans les limites de la<br />

ville, du village, de la prison et du retour au village où le héros, marqué du sceau du destin<br />

sacré, meurt dans son Horodougou natal.


.",0<br />

- 386 -<br />

La ville<br />

C'est le milieu avec lequel nous entrons en contact,<br />

dès que nous ouvrons le roman.<br />

Ici nous voyons une grande capitale africaine des "Indépendances", qui garde encore intacts<br />

les structures économiques,<br />

les infrastructures urbaines et le décor social de la grande ville<br />

coloniale. Deux quartiers nettement différenciés que relie un plan d'eau, sillonné par les<br />

pétrolettes et un pont vétuste et branlant:<br />

"Aux funérailles du septième jour de feu Koné Ibrahima,<br />

Fama allait en retard. Il se dépêchait encore, marchait<br />

au pas redoublé d'un diarrhéique. Il était à l'autre bout<br />

du pont reliant la ville blanche au quartier nègre à l'heure<br />

de la deuxième prière" (t).<br />

Cette ville n'est ni Dakar, Conakry, Cotonou, ni Bamako, Porto-novo, Lagos; il<br />

s'agit sans doute d'Abidjan, de sa lagune et de son fameux pont flottant. Abidjan où la<br />

cité des années 50 de notre siècle, où le Plateau, centre des affaires, attire quotidiennement<br />

les travailleurs de la ville africaine. Alors que Salimata, épouse de Fama, participe<br />

au flux et reflux de ses masses d'hommes,<br />

son mari est confiné dans le quartier africain<br />

où il mène une existence oisive:<br />

"Comme toute cérémonie funéraire rapporte, on<br />

comprend que les griots malinké, les vieux Malinkés,<br />

ceux qui ne vendent plus parce que ruinés par les Indépendances<br />

(et Allah seul peut compter le nombre de vieux<br />

marchands ruinés par les Indépendances dans la capitale !)<br />

"travaillent" tous dans les obsèques et les funérailles. De<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 9.


- 387 -<br />

véritables professionnels 1<br />

Matins et soirs ils marchent<br />

de quartier en quartier pour assister à toutes les<br />

cérémonies.<br />

On les dénomme entre Malinkés, et très<br />

méchamment, les "vautours" ou "bande d'hyènes".<br />

Fama Doumbouya 1 Vrai Doumbouya, père<br />

Doumbouya, mère Doumbouya, dernier et légitime<br />

descendant des princes Doumbouya\ du Horodougou,<br />

totem panthère, était un "vautour". Un prince<br />

Doumbouya 1<br />

Totem panthère faisait bande avec les<br />

hyènes. Ah 1 les Soleils des Indépendances" (1).<br />

Comme pour accentuer la vacuité de cette existence,<br />

le romancier ivoirien nous<br />

montre Fama, sortant de sa cour, pendant les heures de travail, au moment de la journée<br />

où l'activité est toute concentrée sur le quartier européen;<br />

il erre dans les rues d'une ville<br />

africaine presque déserte; il bavarde par-ci<br />

par-là, avec quelques oisifs, et continue ainsi<br />

sa progression quotidienne vers la mosquée.<br />

Assurément,<br />

aucun cadre ne pouvait mieux insister sur la décrépitude chronique d'une<br />

aristocratie déchue, d'une génération dépassée, d'où le regret du héros:<br />

"Ah 1 nostalgie de la terre natale de Fama ! Son ciel<br />

profond et lointain,<br />

son sol aride mais solide, les ;ours<br />

tou;ours secs.<br />

Oh 1 Horodougou ! tu manquais à cette<br />

ville et tout ce qui avait permis à Fama de vivre une<br />

enfance heureuse de prince manquait aussi (le soleil,<br />

l'honneur et l'or), quand au lever les esclaves palefreniers<br />

présentaient le cheval rétif pour la calvacade matinale,<br />

quand à la deuxième prière les griots et les griottes<br />

chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya,<br />

• --~. -.-- -----.-- --.- _. -- ----.-------.--.•••--_.- ------ ------ -- -- -- -- -••-__ . -_. . ••••• _.a •••••••••• _.•••••••••••••<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.9.


- 388 -<br />

et qu'aprt1s,<br />

les marabouts récitaient et enseignaient le<br />

Coran, la pitié et l'aum''ne. Qui pouvait s'aviser alors<br />

d'apprendre à courir de sacrifice en sacrifice pour<br />

mendier r (1J.<br />

Mais de la ville au village, il y a cependant une nouvelle réalité, donc un nouvel horizon.<br />

Le village<br />

Son nom est Togobala; un petit village de Guinée,<br />

situé quelque part au-delà de la<br />

frontière, au nord-ouest de la Côte d'Ivoire. Son histoire ancienne est celle du Horodougou,<br />

mais son histoire récente se confond avec celle de son dessèchement humain, de la perte de sa<br />

substance sociale et politique:<br />

"Togobala, le village natal 1... Du Togobala de son<br />

enfance, du Togobala qu'il avait dans le coeur il ne restait<br />

m(§me plus la dernit1re pestilence du dernier pet. En vingt<br />

ans le monde ne s'était pourtant pas renversé. Et voilà<br />

ce qui existait. De loin en loin une ou deux cases<br />

penchées, vieillottes, cuites par le soleil, isolées comme<br />

des termitières dans une plaine. Entre les ruines de ce qui<br />

avait été des concessions, des ordures et des herbes que<br />

les bêtes avaient broutées, le feu brOlées et l'harmattan<br />

léchées. De la marmaille échappée des cases convergeait<br />

vers la camionnette en criant: "Mobili /", en titubant<br />

sur des iambes de tiges de mil et en balançant de petites<br />

gourdes de ventres poussiéreux" (2J.<br />

(1) - Ahmadou Kourouma. Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 19 - 20.<br />

(2) - Ibiqem. p. 105 - 106.


- 389 -<br />

En apparence, Togobala est un ancien chef-lieu de Kafre, principauté de base des<br />

anciens Etats mandingues; ou mieux, en zone préforestière, un vieux foyer d'islamisation<br />

et un centre actif de l'antique commerce des noix de kola. En réalité, une capitale à tous<br />

points de vue,<br />

où les Doumbouya sont bien chez eux et manifestent leur fonction princière:<br />

"Réveillé avant le premier cri du coq Fama put donc se<br />

laver, se parer, prier, dire longuement ~on chapelet, curer<br />

vigoureusement ses dents et s'installer en légitime descendant<br />

de la dynastie Doumbouya devant la case patriarcale<br />

comme s'il y avait dormi. Le griot Diamourou se plaça<br />

à droite, le chien se serra sous la chaise princière et<br />

d'autres familiers se répandirent sur des nattes en demicercle<br />

à ses pieds et on attendit les vagues de salueurs" (1J.<br />

Mais par les temps qui courent, à travers tous les "Soleils", ceux de la colonisation<br />

comme ceux des Indépendances,<br />

Togobala est une cité où se superposent anciennes hiérarchies<br />

et nouvelles autorités: lignées princières du passé héroïque qui conservent leur prestige<br />

historique; chefferie administrative de la colonisation devenue un décorum artificiel ;<br />

Sous-Préfet, Secrétaire régional et Président du Comité local du Parti, qui animent tapageusement<br />

les structures politiques et administratives des indépendances bureaucratisées.<br />

Et<br />

Fama est obligé de compter avec ces nouveaux pouvoirs,<br />

même s'ils sont incarnés par des<br />

"bâtards".<br />

Mais à Togobala, il se sent plus à l'aise; il est connu; il a la prééminence moral;<br />

il est entouré par sa cour; c'est un prince.<br />

Aussi si Fama peut vivre dans son village le rêve éveillé de l'antique splendeur de sa<br />

lignée,<br />

il ne peut y rester plus longtemps, faute de moyens matériels nécessaires à son affirmation<br />

dans la vie sociale.<br />

Il refuse les sages conseils du vieux Balla pour retourner à la<br />

grande ville où tous les déclassés sociaux peuvent passer inaperçus:<br />

(1)· Ahmadou Kourouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cil., p. 109.


- 390 -<br />

"Qu'allait-il chercher ailleurs l<br />

Il avait sous ses mains,<br />

à ses pieds, à Togobala, l'honneur (membre du comité<br />

et chef coutumier), l'argent (Balla et Diamourou<br />

payaient) et le mariage (une ieune femme féconde en<br />

Mariam).<br />

Pourquoi tourner le dos à tout cela pour<br />

marcher un mauvais voyage l<br />

Personne ne peut aller en<br />

dehors de la voie de son destin. Balla était ahuri. Après<br />

,<br />

tout, Fama, tu as beau être le dernier des Doumbouya,<br />

le maÎtre de tout le Horodougou, tu ne valais que le<br />

petit-fils de Balla.<br />

Ignorant comme tu étais des vieilles<br />

choses et aussi aveugle et sourd dans le monde invisible<br />

des mânes et des génies que Balla l'était dans notre<br />

monde,<br />

tu te devais d'écouter le vieux féticheur. Un<br />

vQyage au mauvais sort, c'est un accident grave et stupide,<br />

ou une terrible maladie, ou la mort, ou une intrigue...<br />

" (1).<br />

Mais Fama ne se doute guère que la grande ville des Indépendances africaines,<br />

c'est<br />

aussi J'anti-chambre de la prison.<br />

la prison<br />

Impliqué dans un complot politique, Fama est arrêté et jeté en prison. C'est un<br />

nouveau changement de décor: on passe progressivement de la ville (caves du palais présidentiel)<br />

àla campagne (camp de prisonniers, caserne) :<br />

"Une nuit,<br />

alors qu'il sortait de la vHla d'un ministre<br />

avec son ami Bakary, tous deux furent assaillis, terrassés<br />

ceinturés,<br />

bousculés iusqu'à la Présidence où on les<br />

poussa dans les ca ...es.<br />

Fama y trouva tous ceux qu'il<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 151 - 152.


--- --------------------,<br />

- 391 -<br />

cherchait. Comme eux, il était arrOté. 1/ devait subir<br />

dans les caves du palais les premiers interrogatoires...<br />

Une nuit, on les tira des caves avec d'autres codétènus,<br />

on les poussa dans des camions .. au petit matin ils arrivèrent<br />

aux gril/es d'un camp où ils furent internés" (1J.<br />

Une grande hésitation apparaît cependant dans la localisation.<br />

,<br />

Les prisonniers sont-.<br />

ils en zone de savane 7 En zone forestière 7 En zone lagunaire 7 Cette hésitation traduit,<br />

en fait, par la variété des espaces envisagés, l'universalité dans l'Afrique contemporaine<br />

des phénomènes d'arrestation et d'emprisonnement.<br />

En effet,<br />

aucun pays de "Afrique des Indépendances n'échappe aux manipulations<br />

et complots politiques. Et, si Mayako est la caserne finale, rien ne nous précise la région<br />

dans laquelle elle est située. Quant aux traitements des prisonniers, aux rites judiciaires<br />

et aux rites de libération des détenus,<br />

ils peuvent s'appl iquer à tous les pays et refléter<br />

la pratique de tel ou tel régime.<br />

Il reste que dans ce milieu infernal de la prison, dans cette zone d'ombre épaisse,<br />

Fama ressent, avec une violence jusqu'ici inégaleée, la profondeur de sa décrépitude, mais<br />

surtout la fin insoupçonnable d'une grande vie et d'une grande lignée:<br />

"On l'avait bien prévenu.<br />

Les gens de l'Indépendance<br />

ne connaissent ni la vérité, ni l'honneur, ils sont capables<br />

de tout, mOme de fermer l'oeil sur une abeille. On lui<br />

avait dit que là où les graterons percent la coque des<br />

oeufs de pintade, ce n'est pas un lieu où le mouton à<br />

laine peut al/er. 1/ s'est engagé, il a voulu terrasser les<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 164 - 165.


- 392 -<br />

soleils des Indépendances, il a été vaincu. Il ne ressemblait<br />

maintenant qu'à une hyène tombée dans un puits,'<br />

il ne lui restait à attendre que~ volonté d'Allah,' que de<br />

la volonté de la mort" (1 J.<br />

Mais le Président de la République des Ebènes décide d'accorder son pardon à tous<br />

les détenus. Tous les prisonniers sont libérés. Ils vont pouvoir récupérer leurs biens. A<br />

ceux qui sont malades,<br />

la possibilité leur a été donnée de. se faire soigner partout où ils<br />

veulent.<br />

C'est la grande fête de la réconciliation. Cependant Fama Doumbouya n'est pas de<br />

la fête. Une seule idée l'habite: partir le plus loin possible, parce qu'il sait que personne<br />

ne veut plus de lui dans la capitale (2). Rester dans la capitale, c'est, en quelque sorte, se<br />

prostituer au contact de ceux qui prétendent l'aimer, comme son ami Bakary. Fama est<br />

ici aux prises avec une ville qui ne lui appartient pas. Il aspire à un autre monde. Désir<br />

d'évasion,<br />

passion indomptable pour le mouvement: voilà ce qui caractérise le personnage<br />

d'Ahmadou Kourouma. Fama part à Togobaia, "sollicité par le destin, le destin prescrit<br />

au dernier Doumbouya" (3).<br />

"Est-ce à dire que Fama allait à Togobala pour se<br />

refaire une vie? Non et non 1 Aussi paradoxal que cela<br />

puisse paraÎtre, Fama partait dans le Horodougou pour V<br />

f}7ourir le plus tôt possible. Il était prédit depuis des<br />

siècles avant les soleils des Indépendances,<br />

que c'était<br />

près des tombes des aïeux que Fama devait mourir,'<br />

et c'était peut-être cette destinée qui expliquait<br />

pourquoi Fama avait survécu aux tortures des caves<br />

(1) - Ahmadou Kou rouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cit., p. 175 - 176.<br />

(2) - Ibidem, p. 192.<br />

(3) - Ibidem, p. 176.


- 393 -<br />

. de la Prdsidence, à la vie du camp sans nom " c'dtait<br />

encore cette destinde qui expliquait cette surprenante<br />

libtJration qui le relançait dans un monde auquel il avait<br />

cru avoir dit adieu" (7).<br />

Oui, Fama se sent revigoré; c'est dans le Horodougou qu'il fait bon vivre et mourir.<br />

Excepté le vieux féticheur Balla qui lui a déclaré qu'il "ne reverra plus Togobala" (2), il<br />

sait gré à tous les sorciers et devins qui constamment:<br />

"Lui avaient prédit que son sort était d'arriver un matin<br />

à Togobala, en grand chef, accompagné d'un cortège<br />

étonnant, avant de mourir dans le Horodougou, avant<br />

d'dtre enterré dans le cimetière où reposaient ses<br />

aiëux" (3).<br />

Le destin du héros semble étroitement lié à l'espace du Horodougou.<br />

S'il a résisté à<br />

toutes les épreuves, c'est pour obéïr à la volonté de son destin; s'il n'a pas écouté les paroles<br />

prophétiques du sorcier Balla, c'est parce qu'il est marqué du sceau du destin:<br />

"Fama suivait son destin.<br />

Les paroles de Balla n'ont pas<br />

été écoutées,<br />

parce qu'elles ricochaient sur le fond des<br />

oreil/es d'un homme sollicité par son destin, le destin<br />

prescrit au dernier Doumbouya" (4).<br />

C'est pourquoi le héros des Soleils des Indépendances refuse les joies artificielles<br />

d'une libération dont la bâtardise lui apparaît avec insolence,<br />

pour retourner à son terroir<br />

natal et y mourir dans le décor des pierres, des végétaux et des animaux:<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p.193.<br />

(2) - Ibidem, p. 186.<br />

(3) - Ibidem, p. 177 - 178.<br />

(4) - Ibidem, p. 179.


- 394 -<br />

"Les for6ts multiplMrent les échos,<br />

déclencht},ent des<br />

vents pour transporter aux villages les plus reculés et aux<br />

tombes les plus profondes le cri que venait de pousser<br />

le dernier Doumbouya...<br />

Les montagnes, les rivières, les<br />

for~ts<br />

et les plaines encore une deuxième fois se relayèrent<br />

pour faire entendre la détonation à tout le pays. Les<br />

oiseaux, les animaux et les hommes rebroussèrent, les<br />

,<br />

oiseaux s'élevèrent, les hommes et les chiens revinrent,<br />

les Mtes sauvages regagnèrent la brousse" (1).<br />

Fama se confond ainsi avec la Nature,<br />

afin de réintégrer l'ordre primordial et donc<br />

de rejoindre les Ancêtres:<br />

"Fama, déclare Jeanne-Lydie Goré,<br />

en dépit des Indépendances<br />

et des frontières, re;oindra finalement la<br />

terre du Horodougou, reconnu par le saurien, comme<br />

Prince et, mendiant, pauvre, re;eté - autant d'épreuves<br />

initiatiques -<br />

parviendra à l'intemporel paradis d'Allah<br />

dans l'écho du galop des cavaliers Doumbouya" (2).<br />

L'espace romanesque que nous avons tenté d'appréhender chez Ahmadou Kourouma<br />

dans sa triple dimension, c'est-à-dire celle de la ville, du village et de la prison, révèle,<br />

croyons-nous, le destin sacré du personnage.<br />

Nous avons essayé de décrire l'organisation de l'espace du roman africain; nous avons<br />

aussi essayé de mettre en relief les divers procédés mis en oeuvre par les romanciers pour<br />

réaliser cette disposition générale des lieux; puis, au-delà de la simple description ou<br />

présentation des cadres réels ou fictifs,<br />

nous nous sommes interrogé sur "l'espace considéré<br />

comme l'image d'une certaine con'ception du monde".<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 201.<br />

(2) - Jeanne-Lydie Goré, "Aspects de la présence du sacré dans la littérature africaine<br />

d'expression française", in L'Afrique Littéraire et Artistique, nO 54 - 55<br />

(4e trim.79 - 1er trim. 801, p.36.


- 395 -<br />

Nous avons remarqué que suivant la place que le romancier accorde à sa représentation,<br />

se dessinent des esthétiques différentes.<br />

L'espace oppressant semble prédominer dans les<br />

oeuvres romanesques africaines; parfois, il fait couver la haine ou la révolte au coeur d'un<br />

personnage. Mais au-delà de cette influence psychologique, le romancier charge souvent<br />

ce type d'espace d'un sens philosophique.<br />

Le thème de l'oppression traduit alors, avec<br />

évidence, l'angoisse des hommes devant un monde',où ils ne trouvent pas leur place.<br />

A l'opposé,<br />

le voyage qui ouvre l'espace aux hommes, apparaît comme une promesse<br />

de bonheur. Le procédé souvent employé, qui consiste à exprimer "l'extraordinaire"<br />

par "l'ailleurs", tient peut-être son origine dans la croyance que, comme pour Emma<br />

Sovary, il ne peut nous arriver quelque chose, c'est-à-dire de l'inédit, de l'exaltant, que<br />

dans un autr~ lieu. Mais pour les personnages des récits africains, le voyage se termine<br />

presque toujours mal; parlant des villes vers lesquelles se dirigent exclus, fugitifs, ou jeunes<br />

gens ambitieux, Roger Chemain écrit ces lignes ~révélatrices :<br />

"Le départ pour l'Europe, même s'il constitue une fuite<br />

en avant, vers des villes encore plus grandes, encore plus<br />

"urbaines" que celle où se déroule l'action, est un aveu<br />

d'échec" (1J.<br />

B -<br />

Les romanciers africains sont-ils régionalistes?<br />

Nous voudrions, ici, avant de clore notre chapitre sur l'espace, exprimer notre point<br />

de vue sur une question devenue déjà un lieu commun de la critique:<br />

le régionalisme des<br />

romanciers africains.<br />

L'importance que le romancier africain accorde dans son oeuvre aux événements de<br />

son terroir, semble donner raison à ceux qui affirment que le roman africain est typiquement<br />

régionaliste. C'est ainsi que Thomas Melone, faisant allusion, dans son excellent ouvrage,<br />

(1) - Roger Chemain, La ville dans le roman africain, Paris, l'Harmattan, 1981, p. 225.


- 396 -<br />

Mongo Béti, l'homme et le destin, aux oeuvres de l'auteur de Ville cruelle, déclare en<br />

substance:<br />

"Mais il Y a chez lui plus qu'un simple attachement à la<br />

terre ancestrale. C'est d'enracinement qu'il faudrait<br />

parler ici. Mais d'un enracinement concret, facilement<br />

décelable, géographiquement délimitable. L'oeuvre de<br />

Mongo 8éti grouille d'une faunè et d'une flore si<br />

nombreuse et si typiquement camerounaise qu'il n'est pas<br />

possible de ne pas s'en apercevoir. Qu'il s'agisse des<br />

lieux où évoluent les personnages, des noms de ceux-ci,<br />

de leur mode de vie, de leurs problèmes individuels ou<br />

collectifs, de leur parler dialectal ou de leur esprit de<br />

contestation, on peut dire que la scène où se déploient<br />

les héros, comme les héros eux-mêmes, ou ce qui caractérise<br />

leur manière d'être ou d'apparaÎtre sont typiquement<br />

camerounais" (T J.<br />

Plus loin le critique ajoute:<br />

"Les références ethnogéographiques concentrées sur une<br />

aire facilement délimitable, dégagent une vue panoramique<br />

régionaliste" (2J.<br />

Romans régionalistes 7 Il s'agit pourtant de donner à ce vocable sa signification<br />

profonde, en lui ôtant toute connotation péjorative et, par conséquent, subjective. Que<br />

des écrivains africains dépeignent dans leurs oeuvres un univers typiquement africain, quoi<br />

de plus naturel à cela, en effet De Bernard Dadié à Ahmadou Kourouma, de<br />

(1) - Thomas Melone, Mongo Béti, "homme et le destin, op. dt., p. 43.<br />

(2) - Ibidem, p. 64.


- 397 -<br />

Ousmane Socé à Sembène Ousmane, de Mongo Béti à René Philombe, de Ferdinand Oyono<br />

à 1kellé-Matiba, tous nous parlent de leurs pays respectifs; leurs récits apparaissent,<br />

d'emblée, comme la projection artistique de leur environnement immédiat et du milieu<br />

socio-culturel, mais la marque générale demeure la diversité des thèmes. Ceux-ci conditionnent<br />

beaucoup les oeuvres narratives que nous étudions. Par exemple, ne peut-on<br />

s'interroger sur "importance illimitée que les écrivains anticolonialistes accordent à la<br />

question coloniale et à l'aventure missionnaire en Afrique?<br />

Pourquoi une telle hargne<br />

chez Mongo Béti et comment expliquer le procès féroce que font Ferdinand Oyono, Bernard<br />

Dadié,<br />

Sembène Ousmane aux mêmes phénomènes dont il n'est pas superflu d'affirmer<br />

qu'ils furent étrangers aux peuples ainsi soumis par le langage de la force? Est-ce par simple<br />

souci de "refaire" un chef-d'oeuvre en imitant et son intrigue et son procédé romanesque<br />

que René PhiJombe a, treize années plus tard, écrit Un Sorcier blanc à Zangali? Et que<br />

dire des grandes fresques historiques de plusieurs siècles que sont<br />

Crépuscule des temps<br />

anciens et Cette-Afrique-Ià ? Quels sont le sens et l'importance d'Afrique, nous<br />

t'ignorons? Et que prétend-il apporter de neuf au lecteur? Comment apprécier le rôle<br />

des souvenirs personnels des Soleils des Indépendances, de Violent était le vent, du Fils<br />

d'Agatha Moudio dans leur contexte colonial? Voilà autant de questions, de préoccupations<br />

littéraires qui dépassent de loin le simple régionalisme pour atteindre aux dimensions<br />

continentales.<br />

Sans jouer au fin sorcier, il semble, au moins, dans cette optique, qu'il y ait une<br />

espèce de psychose du monde colonial chez la plupart de nos romanciers en question. Edaly<br />

Gassama observe plus nettement le problème et déclare en se fondant sur l'histoire récente<br />

du Cameroun:<br />

"; ,"


- 398 -<br />

"On comprendra... que la totalité des écrits soit centrée<br />

sur des thèmes ayant trait à la colonisation,. et après avoir<br />

vu." quelle a été la nature de celle-ci, on ne sera pas<br />

surpris de constater que la majorité de ces thèmes participent<br />

d'un véritable procès de la colonisation et de<br />

l'homme blanc.<br />

Dans les écrits d'avant l'Indépendance,<br />

il n'est pratiquement question que de cela.<br />

.<br />

Et m~me<br />

dans la jeune littérature camerounaise c'est encore le<br />

sujet de nombreux écrits quand ces oeuvres de fiction<br />

ne servent pas de miroir à des problèmes nés avec la<br />

pénétration européenne au Cameroun" (1J.<br />

Cette réflexion permet de donner toute sa place à la description et à la critique du<br />

monde colonial dans les oeuvres romanesques telles que Ville cruelle,<br />

Le Pauvre Christ de<br />

Bomba, Le Roi miraculé, Une vie de boy, Le vieux Nègre et la médaille, Afrique, nous<br />

t'ignorons, Climbié, Un Nègre à Paris, Le docker noir, Sous l'otage, etc... Tous dénoncent<br />

les conséquences, sur les plans politique, culturel et social, de l'aventure européenne en<br />

Afrique noire.<br />

Le romancier cède ici le pas au témoin et l'univers ainsi décrit n'en acquiert<br />

que plus de vie et de véracité historique,<br />

celle d'une Afrique bousculée, conquise, soumise,<br />

humiliée, déboussolée et exploitée sans merci par ses maîtres.<br />

" convient donc de préciser que si le régionalisme du Sud-Cameroun, par exemple,<br />

en littérature, peut s'expliquer (au-delà de la simple adéquation de la création littéraire<br />

avec la configuration géographique), il nous faudrait, sans doute, en rechercher ('une des<br />

raisons principales, dans la pénétration historique occidentale de cette partie du territoire.<br />

Les Européens (missionnaires, explorateurs ou militaires) ont pris contact avec le pays par<br />

le Sud. Parlant de cette conquête. Simon Epea rapporte:<br />

(1) - Edaly Gassama, Aperçu sur la littérature camerounaise, op. cit., p. 48.


- 399 -<br />

"Les premiers messagers du Christianisme au Cameroun<br />

vinrent d'Angleterre, à partir de 1842. Ils furent suivis<br />

peu après par la "Mission de Bâle" qu'on trouve implantée<br />

à Douala à partir de 1845. Les catholiques romains<br />

n'apparaissent sur la scène que quarante-huit ans plus<br />

tard, en 1890, cinq ans environ après le commencement<br />

de la colonisation du Cameroun paf!. l'Allemagne" (1J.<br />

Voilà qui explique, en partie, pourquoi le nord du pays ~t quasi absent de l'univers<br />

romanesque,<br />

si ce n'est par de rapides allusions comme chez Mongo Béti et Ferdinand<br />

Oyono. Et naturellement, la scolarisation a beaucoup joué; le Sud-Cameroun a produit<br />

et continue de fournir la plupart des oeuvres littéraires.<br />

La cible favorite de ces premiers romanciers est la faune coloniale et les diverses<br />

communautés raciales qui la composent. Nous reviendrons, en détail, sur les différents<br />

éléments constitutifs de cet univers caractérisé essentiellement par une situation conflictuelle<br />

de civilisation et de culture. D'une manière générale, l'étude du récit africain révèle<br />

surtout que l'utilisation et la vision du monde accusent une progression en éventail, c'est-àdire<br />

que cet univers va de la société coloniale à celle des Indépendances,<br />

cela du point de<br />

vue chronologique ou historique.<br />

Nuançons néanmoins cette assertion en rappelant que<br />

certaines oeuvres narratives produites après la décolonisation,<br />

telles qu'Un Sorcier blanc<br />

à Zangali, Le soleil noir point et Les Soleils des Indépendances, peuvent être aisément<br />

situées dans la même veine thématique que les romans africains de la période coloniale,<br />

tant au point de vue des thèmes et des personnages qu'à celui de l'utilisation de la dimension<br />

(1) - Simon Epea, Message chrétien et visage de l'homme chez les Basa, Bantu du sud­<br />

Cameroun, Thèse de doctorat <strong>d'Etat</strong>, Strasbourg, 1978, tome Il, p. 603, inédit.


- 400 -<br />

spatio~temporelle avec sa topographie ségrégationniste, comme nous avons essayé de le<br />

montrer, même si le schématisme romanesque paraît aride à la longue. Avec des oeuvres<br />

romanesques telles que Le mandat, Le fils d'Agatha Moudio, Sur la terre en passant, Afrika<br />

Baa,<br />

nous passons pour ainsi dire allègrement du monde colonial aux sociétés des Indépendances,<br />

avec leurs cités modernes qui privilégient les centres urbains (Dakar, Douala,<br />

Abidîan, Brazzaville, etc... ) leurs faubourgs et, sans oublier, le "monde villageois" périphérique<br />

ou lointain. Ici, les préoccupations littéraires sont presque toutes identiques et<br />

leurs problèmes actuels et courants:<br />

ils expriment le difficile et inexorable passage de la<br />

tradition à la modernité,<br />

où la fiction et la réalité se fondent pour exposer des drames<br />

individuels ou collectifs, à travers l'aventure des personnages et des lieux évoqués.<br />

Il n'est donc pas permis de parler de régionalisme littéraire, sans souligner que les<br />

thèmes traités par les écrivains ivoiriens sont ceux que nous retrouvons dans la plupart des<br />

oeuvres de romanciers africains de langue française;<br />

d'une zone géographique à l'autre,<br />

ils sont sensiblement les mêmes et évoquent les problèmes sociaux ou culturels nés de la<br />

colonisation, de la décolonisation et de l'après-indépendance du continent noir.<br />

L'histoire îoue, ici, un rôle très important, mais sans doute convient-il d'insister<br />

sur l'idée que chaque écrivain la perçoit selon sa conscience et sa sensibilité propres.<br />

Comment s'étonner outre mesure que la vision littéraire de la "réalité" révèle chez nos<br />

auteurs une dominante subîective? Cela est un point capital pour apprécier les limites<br />

de l'imaginaire,<br />

en ce qu'il sous-tend le procès de l'ère coloniale et de la société moderne.<br />

Car c'est de vraisemblance ou d'illusion réaliste qu'il s'agit touîours.<br />

Au-delà de la simple<br />

fiction comme dans Afrika Baa, ou dans le souci de faire oeuvre d'historiens chez les<br />

auteurs d'Afrique,<br />

nous t'ignorons, de Crépuscule des temps anciens et de Cette Afriquelà<br />

ou, enfin, dans l'intention satirique inavouée des Soleils des Indépendances qui se veut


- 401 -<br />

un réquisitoire, sans complaisance, au même titre que Le mandat, contre la gabégie,<br />

le népotisme, la corruption, le flegme, l'inconscience et l'incompétence des "nouveaux<br />

martres", ainsi que l'anarchie des nouvelles cités urbaines, les romanciers réussissent à<br />

présenter un univers relativement cohérent et vivant,<br />

en butte aux mille et une préoccupations<br />

de l'heure et à la quête d'un certain équilibre social et moral,<br />

suite aux mutations<br />

diverses nées de J'intention de la colonisation et, plus tard, des exigences du modernisme<br />

et du progrès.<br />

Le régionalisme appliqué au roman africain pourrait donc être défini comme l'aptitude<br />

individuelle de chaque romancier à percevoir, à décrire et à "rendre" cette "réalité"<br />

dont les dimensions dépassent, et de loin, le simple problème de restitution historicosociale,<br />

pour n'être qu'un problème humain, celui de la conscience collective d'hommes<br />

n'ayant à leur disposition qu'une arme - l'écriture - et rendant plus ou moins différemment<br />

témoignage sur des époques et un univers donnés. C'est aussi à ce niveau qu'une étude<br />

sur le temps humain de cet univers s'avère utile.<br />

Sous quelles formes le temps apparaît-il<br />

dans le roman africain 7 Associés de plain-pied à l'histoire de leur peuple, comment les<br />

écrivains la perçoivent-ils et la décrivent-ils 7 Voilà, entre autres questions, celles que<br />

nous voudrions maintenant examiner.


- 402 -<br />

II -<br />

LE TEMPS<br />

A -<br />

Exposé méthodologique<br />

La notion du temps, soulignons-le, pose des problèmes théoriques qu'il est utile<br />

d'élucider, même succinctement, si nous voulons donner plus de profondeur à notre<br />

réflexion. Le problème est délicat, en ce qui ooncerne son application à des oeuvres de<br />

fiction auxquelles il<br />

s'avère presque impossible de trouver des références théoriques oU<br />

méthodologiques, comme nous le faisions remarquer au début de notre étude.<br />

Gérard Lezou qui, par ailleurs, fait un exposé assez remarquable sur la notion et la<br />

perception du temps (et de l'espace) dans le roman ivoirien, affirme qU' "il n'existe pas de<br />

théorie du temps dans la conception africaine" (1). Une telle assertion, sÎ l'auteur n'y ajoutait<br />

pas immédiatement une précision, para itrait certainement excessive, puisque nous pouvons<br />

lire que :<br />

"Le temps se saisit empiriquement, il est élastique et se<br />

modèle sur les activités humaines" (2).<br />

En faÎt, l'importante nuance qu'il convient de faire, comme le montre si bien "étude<br />

en trois volumes de Georges Poulet sur le temps humain, c'est que la perception du temps<br />

est essentiellement fonction, non seulement des peuples, mais également des époques, par<br />

conséquent de l'histoire. L'auteur met en lumière la différence entre les divers "temps"<br />

(1) - Gérard D. Lezou, "Temps et espaces romanesques en Côte d'Ivoire", in Annales de<br />

l'Université d'Abidjan,.Série 0 (Lettres), tome VII, 1974, p.275.<br />

(2) -Ibidem, p.275.


- 403 -<br />

à travers les siêcles, depuis le Moyen-âge où, "entre existence et durée, il n'y avait pas de<br />

distinction réelle" (1) pour le chrétien qui se sentait "essentiellement un être qui dure" (2),<br />

même s'il était convaincu du sentiment de changement autour de lui. Les XVie et XVIIe<br />

siêcles, quant à eux, à la notion de "durée", ajoutent celle du devenir déterminé par le<br />

sentiment d' "angoisse<br />

essentielle de l'homme... dans le temps" (3). C'est cette conscience<br />

qui, historiquement, aboutit au XIXe siêcle à 'la conception dynamique du temps, perçu<br />

comme un mouvement continu, un perpétuel recommencement. La seconde restriction, c'est<br />

que la notion du temps, étant capitale, il ne serait pas vain d'insister sur la manière propre à<br />

chaque peuple et à chaque société d'appréhender ce concept.<br />

Dans les oeuvres romanesques africaines, deux catégories fondamentales de temps (4)<br />

s'offrent à nous :<br />

moderne.<br />

- Un temps historique collectif ou événementiel, celui des sociétés coloniale et<br />

- Un temps subjectif, jouant comme un catalyseur, parce que vécu par la conscience<br />

des personnages et de l'auteur lui-même.<br />

(1) - Georges Poulet, Etude sur le temps humain, Paris, Plon, Ed. du Rocher, tome l, 1975,<br />

(1ère édition, 1949) p.5.<br />

(2) - Ibidem, p.6.<br />

(3) - Ibidem, p. 14.<br />

(4) - Dans ses Essais sur le roman, Michel Butor distingue "au moins trois temps (romanesques)<br />

: celui de l'aventure, celui de l'écriture, celui de la lecture" (Essais sur le roman),<br />

Paris, Gallimard, coll. "Idée", 1969, p. 118. Ce qui nous intéresse, ici, pour le roman<br />

africain, c'est le temps de l'aventure.


- 404 -<br />

La question qu'il nous faut résoudre, ici, peut se formuler, de la manière suivante :<br />

comment est exprimée la représentation de la durée dans le temps du récit africain chez les<br />

romanciers qui font l'objet de cette étude 7 Est-ce urie durée coupée de la pratique sociale<br />

ou collective, ou, au contraire, se confond-elle avec l'histoire des peuples et dans quelle<br />

mesure 7<br />

Par souci de commodité d'analyse, la nécessité se fera pour nous de centrer notre<br />

réflexion sur un<br />

certain nombre d'oeuvres romanesques. " s'agit, dans une perspective<br />

thématique et synthétique, de mettre en lumière leur structure générale, cela, grâce à l'analyse<br />

de données et de constantes littéraires à l'intérieur de ces oeuvres. " est à préciser que ces<br />

dernières se révèlent à travers un certain nombre de thèmes interdépendants, tant au niveau<br />

esthétique de la structuration de l'intrigue romanesque qu'à celui du réel, c'est-à-dire de<br />

l'histoire (rapports entre les facteurs binaires tels : héros / collectivité, conflit individuel /<br />

conflits sociaux de toutes sortes, notamment politiques et culturels). Cette approche permet,<br />

pensons-nous, d'expliquer pourquoi :<br />

"Plusieurs éléments,<br />

même les plus incohérents et les<br />

plus inconséquents, se trouvent dans une organisation<br />

et dans une unité relativement cohérente, et dont il est<br />

de devoir ici de saisir le sens et la logique profonde - le<br />

réalisme" (1J.<br />

---- - ----~---- -- ---- -- ---------._----.-- A - • . . --- ._. __.0. . o. ._ ••••• _<br />

(1) - Sunday O. Anozié, Sociologie du roman africain, op. cit., p. 9.


- 405 -<br />

Nous distinguerons deux phases principales commandées par le choix des thèmes : la<br />

première est relative à "ensemble des romans qui abordent le thème de l'aventure coloniale<br />

européenne et, naturellement, de la mission évangélisatrice en Afrique ; la seconde englobera<br />

tous les écrits qui s'attachent à la peinture à la fois politique et sociale de l'Afrique indépendante.<br />

Cette schématisation voulue, mais non systématique devrait pouvoÎr gUÎder notre<br />

analyse. Celle-d s'occupera d'abord d'un premier groupe de romans de tendance historique<br />

,<br />

(1), parce que faisant une large place à la période coloniale, tels que Ville cruelle, Afrique,<br />

nous t'ignorons, Le vieux Nègre et la<br />

médaille, Cette Afrique-Ià et Un Sorcier blanc à<br />

Zangali<br />

; et enfin, Un second groupe dans lequel nous retiendrons Le Fils d'Agatha Moudio,<br />

Sur la terre en passant et L'harmattan.<br />

B - Temps et récit rapport entre le temps historique ou collectif et le temps individuel<br />

Pris dans leur ensemble, les romans qui traitent de la situation coloniale, mettent<br />

généralement en scène un ou deux personnages dans un contexte historique qui a nom,<br />

ici, l'époque coloniale. Le temps y est à la fois individuel et collectif, et c'est ce niveau de<br />

relation que nous voudrions, à présent, examiner.<br />

L'analyse de l'espace nous a révélé combien l'univers colonial était privilégié dans les<br />

écrits littéraires africains. La raison est simple<br />

: l'Afrique noire a été l'un des continents,<br />

sur ce globe, à avoir connu la colonisation la plus douloureuse. Cette expérience historique<br />

est largement mise en forme par les romanciers et des récits comme Cette Afrique-Ià ou<br />

Afrique nous t'ignorons, se proposent d'en retracer les différents moments pour la<br />

conscience des hommes. JI s'y trouve des données et des constantes que nous retrouvons en<br />

filigrane dans la plupart des récits et qui constituent un réseau de leit'll1oive dans la<br />

conscience créatrice des auteul'5 africains.<br />

(1) - Nous disons "tendance historique". parce que nous ne voulons pas tomber dans la<br />

classification habituelle qui distingue dans le roman africain : romans historiques,<br />

romans de contestation. romans de dépassement etc.... le plus souvent, sans nuance.


- 406 -<br />

1 - Histoire du peuple et aventùre du héros : le problème de leur étroite soljdarit6<br />

Dès que "on examine de près ces oeuvres romanesques, c'est une virulente dénonciation<br />

du système colonial et de ses conséquences sociales, politiques et culturelles, qui<br />

éclate. De quoi s'agit-il, en effet 7<br />

Pour Mongo Béti, comme pour Ferdinand Oyono, Benjamin Matip, Jean 1kellé­<br />

Matiba, Bernard Dadié, Sembène Ousmane et René Philombe, ce qui est inadmissible, c'est<br />

la flagrante disparité entre les déclarations d'intention -<br />

dont le moins que l'on puisse dire,<br />

c'est qu'elles étaient hypocrites, si elles n'étaient pas tout à fait cyniques - et les faits que les<br />

colonisés, eux, pouvaient observer dans la pratique. Contre la soi-disant mission civilisatrice,<br />

morale et culturelle que clamaient les nouveaux maîtres du pays, les romanciers se lancent<br />

dans une polémique sans retenue. Albert Memmi soulignait déjà que "la colonisation, c'est<br />

d'abord une exploitation économico-politique" (1 J. Telle est "une des cibles favorites des<br />

auteurs anticolonialistes.<br />

Ville cruelle apparaît comme la peinture de deux mondes<br />

: celui des oppresseurs et<br />

celui des opprimés, c'est-à-dire les paysans et la population ouvrière autochtone. Cette<br />

oeuvre renferme un certain nombre de thèmes littéraires privilégiés par nos romanciers.<br />

L'exploitation économique y est vivement dénoncée. Banda, un jeune de Bamila, est allé<br />

vendre ses deux cents kilogrammes de cacao à Tanga, la "ville cruelle"<br />

; mais en dépit de<br />

sa très bonne qualité, toute sa récolte est saisie et jetée au feu par les agents du contrôle, du<br />

moins, on veut le lui faire accroire. La réalité, comme lui dira, plus tard, son oncle Tonga,<br />

tailleur de sa profession, est toute simple<br />

: il aurait dû, comme tout le monde, corrompre<br />

les préposés au contrôle :<br />

---... -_.- ----- ------- -- ----- -_.- --.----- ._--------- -..---- ---- _.----- -- ----_..-. _.- _. --.------... _.- ~--.----_.----- -- ..-.. _.----- -- ---.- ---<br />

(1) - Albert Memmi, Portrait du colonisé, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1973, p. 173.


- 407 -<br />

"Tu ne sais donc pas ce que l'on raconte? Les contrôleurs,<br />

il faut leur mouiller la barbe... Mais oui, leur mouiller la<br />

barbe... C'est ça qu'ils veulent. Et ton cacao sera touiours<br />

de la meilleure qualité" (1).<br />

Le héros en sera quitte pour sa désillusion, et la déception de sa mère, une vieille<br />

moribonde qui espérait tant marier son unique fils avant de mourir, est grande.<br />

L'une des figures (épisodique; du reste) que l'on nous présente dans le récit, c'est<br />

M. T., un "patron" blanc dont on nous dit qu'il refuse de verser leurs salaires à ses ouvriers<br />

noirs. Ceux-ci, conduits par le jeune Koumé, décident de le lyncher et passent à l'acte.<br />

A travers M. T., nous observons la catégorie des commerçants européens (grecs, en particulier)<br />

qui se °livrent au pillage systématique des richesses de la colonie et dont quelques-uns sont<br />

désormais familiers au lecteur de Mongo Béti et de Ferdinand Oyono. Citons, en plus de<br />

Pallogakis, un personnage :<br />

"Gommeux, olivatre, frais, fort, sobrement habillé de<br />

blanc, sec, le nez crochu et paternaliste" (2),<br />

des créatures romanesques telles :<br />

"Caramvalis, Despotakis, Pallogakis,<br />

Michalidès,<br />

Stavéridès, Nikitopoulos" (3).<br />

Benjamin Matip, dans Afrique, nous t'ignorons, s'élève, lui aussi, contre l'exploitation<br />

économique du pays par les Européens. Il dénonce la servitude physique et morale à laquelle<br />

est réduite la population locale ainsi que les nombreuses exactions auxquelles se livrent<br />

volontiers les fonctionnaires de l'Administration coloniale ; le portrait qu'il trace d'un<br />

"agent d'inspection des produits indigènes" est significatif à cet égard de la pratique de<br />

l'époque:<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cil. p. 54.<br />

(2) - Ibidem, p. 19.<br />

(3) - 1bidem, p. 18.


- 408 -<br />

"C'était un petit colon, genre débraillé et plein de boutons,<br />

a\ll?c une énorme chicotte dans la main. Il s'arrêtait devant<br />

chaque villageois, faisait fouiller les sacs, briser les fèves<br />

de cacao et pomper les bidons d'huile, les mains dans les<br />

poches. Il abattait son fouet sur la tête du villageois et<br />

criait "c'est bon" d'une voix sonore qui faisait trembler.<br />

Parfois, il souriait, selon les visages, ç}'un air ironique. Puis<br />

venaient les auxiliaires, qui se mettaient à questionner les<br />

villageois. Le cortège avançait, au tremblement des femmes<br />

et des enfants, au claquement sec du nerf d'hippopotame<br />

qui faisait vibrer le petit homme malingre en bras de<br />

chemise" (1 J.<br />

Robert, un Français, fait partie de ces commerçants décriés par Benjamin Matip, pour<br />

leur cupidité et leur malhonnêteté et que le pasteur William appelle "la bande de voleurs et<br />

de païens civilisés" (2). L'appât du gain et le mercantilisme du colon, tels qu'ils sont décrits<br />

par les romanciers, peuvent paraître excessifs ; mais si l'on place cette critique dans sa<br />

perspective historique, qui est celle de "oppression coloniale, l'on comprendra que ce thème<br />

soit si privilégié.<br />

Chez Ferdinand Oyono, c'est le visage de Krominopoulos qui domine les<br />

commerçants grecs détiennent, en effet, le monopole de l'achat, de la vente et de l'exploitation<br />

du cacao, imposé aux autochtones comme culture industrielle, au détriment des autres<br />

cultures, notamment vivrières. Meka dira de Krominopoulos, son "acheteur de cacao<br />

habituel" : "II m'a assez volé, comme ça ..... (3).<br />

L'histoire individuelle vécue par le héros se confond ici avec celle de ses congénères. Un<br />

des rares points d'entente entre Banda et son antipathique oncle Tonga, réside dans cette<br />

"image - définition" que le vieil homme donne des Blancs, en général :<br />

(1) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. cit., p. 22.<br />

(2) - Ibidem, p.24.<br />

(3) - FerdinanQ.Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 27.


- 409 -<br />

"Ce que nous vous disons, nous les vieilles gens, c'est<br />

seulement ceci : "Ne quittez pas la voie vos pères pour<br />

suivre les Blancs : ces gens-là ne cherchent qu'à vous<br />

tromper. Un Blanc, ça n'a jamais souhaité que gagner<br />

beaucoup d'argent. Et quand il en a gagné beaucoup, il<br />

t'abandonne et reprend le bateau pour retourner dans<br />

son pays, parmi les siens qu'il n'purs pas oubliés un<br />

instant, cependant qu'il te faisait oublier les tiens ou<br />

tout au moins les mépriser" ft J.<br />

Cependant, si nous poussons plus avant l'analyse, nous noterons que le hiatus déjà<br />

relevé, entre d'une part, les promesses humanitaires de principe du colonisateur et, d'autre<br />

part, la<br />

réalité quotidienne de la domination européenne, intéresse, à plus d'un titre, les<br />

écrivains africains. L'aventure de Méka dans le vieux Nègre et la médaille, celle de Franz<br />

Mômha dans Cette Afrique-là et le récit d'Un Sorcier blanc à Zangali, tendent, à plusieurs<br />

égards, à montrer et à dénoncer cette disparité.<br />

Prenons, par exemple, le cas de Méka. L'Administration coloniale a décidé de récompenser<br />

le vieil homme de Doum pour trois motifs<br />

: pour services rendus à la France pour<br />

laquelle ses deux fils sont morts sur le champ de bataille ; ensuite, pour le "don de ses<br />

terres" à la mission catholique de Doum<br />

; et enfin, pour la bonne tenue de ses plantations.<br />

On connaît la suite du récit ; après le discours du Haut-Commissaire de la République<br />

française, Méka, dans un épisode tout en naïveté apparente, propose le "bouc de l'amitié"<br />

. en homme qui sait joindre le geste à la parole. Le Haut-Commissaire décline poliment<br />

"invitation. En fait, les véritables désillusions du héros auront déjà commencé avec le<br />

spectacle du milieu européen'; il note, par exemple, que la médaille qu'on lui a accrochée<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 124.


- 410 -<br />

sur la veste est différente de celle de M. Pipiniakis. Ce geste du "Chef des Blancs" assombrit<br />

les sentiments d'amitié, de dignité, de courage et d'honneur qui sont les siens, puisqu'il<br />

y perçoit, avec netteté, le signe de la discrimination raciale qui existe entre Blancs et Noirs.<br />

Sa femme Kélara sera elle aussi brusquement tirée de sa sérénité par un propos anodin du<br />

boy du Commandant : elle comprend que ni le don de ses terres, ni la nouvelle médaille<br />

de son mari, ne la consoleront jamais de la perte de ses deux fils.<br />

De cette aventure du personnage de Ferdinand Oyono, retenons l'importance de la<br />

ségrégation raciale dans "univers du roman. Les Noirs, au Foyer Africain, après le départ des<br />

Blancs, s'en donnent à coeur joie, à une diatribe féroce contre les Européens et leur<br />

domination<br />

; celle-ci surtout est manifeste à leurs yeux, à travers le monopole commercial<br />

des Grecs, les richesses incommensurables et les privilèges sociaux insolents des Blancs. Mais<br />

par-dessus tout, ils refusent désormais d'être les sempiternel/es dupes d'une farce grandiose<br />

qui clame l'amitié des Européens. Comment peut-il y avoir d'amitié, de fraternité ou<br />

d'égalité, si la tribune officielle n'est réservée qu'au Haut-Commissaire et à :<br />

"Tous les Blancs français de Doum..., avec les Grecs,<br />

ceux-là mêmes qui empêchaient les Noirs d'être<br />

riches" fT) ,<br />

quand les Africains ne peuvent même pas parler en tête-à-tête avec le chef des Blancs?<br />

Sur le mode du discours indirect, le narrateur rapporte leurs propos ironiques :<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Négre et la médaille, op. cit., p. 124.


- 411 -<br />

"Ces Blancs étaient de drôles de gens. Ils ne savaient<br />

mdme pas mentir et ils voulaient que les Indigènes les<br />

croient. Bien sûr qu'ils avaient construit des routeS, des<br />

h()pitaux, des vil/es... Mais personne parmi les Indigènes<br />

n'avait de voiture. Et puis de ces hôpitaux on sortait<br />

souvent les pieds devant. Quant aux maisons, c'était pour<br />

eux-mdmes. L'amitié ne pouvait-èlle se fonder que sur<br />

le vin d'honneur? Et m~me en buvant ce vin, les Blancs<br />

choquaient leurs verres entre eux... Où était donc cette<br />

amitié? (1).<br />

Le fin<br />

mot sera donné par Méka lui-même, après qu'il a subi les brutalités et les<br />

sévices de de~x<br />

miliciens noirs de la police coloniale. La médaille 7 L'amitié 7 L'âge 7 Il ne<br />

croit plus à rien venant des Blancs, surtout pas à leur amitié :<br />

"Je me sens très las, si las que je ne trouve rien à dire<br />

à Gosier-d'Oiseau. Qu'on fasse de moi ce que l'on veut...<br />

Puisqu'il me demande qui je suis, dis-lui que je suis le<br />

dernier des imbéciles, qui hier croyait encore à l'amitlë<br />

des Blancs" (2).<br />

Quelles sont les causes de ce que l'on aurait pu appeler un dialogue de sourds, si on<br />

n'avait pas présentes à l'esprit les motivations moins humanitaristes qu'économicopolitiques<br />

de "entreprise coloniale ? Le roman de Jean 1kellé-Matiba nous apporte, à ce<br />

sujet, quelques éléments de réponse.<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 124.<br />

(2) -Ibidem, p. 149 - 150.


- 412 -<br />

Cette Afrique-là, en effet, est une longue rétrospective de l'histoire du Cameroun. Le<br />

romancier y met en scène un personnage, Franz Mômha, dont la stature n'a d'égale que la<br />

destinée du peuple qu'il incarne dans le récit. En effet, au-delà de la pure fable, que "auteur<br />

lui-même a résumée à l'intention du lecteur, c'est la vie, c'est-à-dire l'histoire de toute<br />

la société camerounaise qui est évoquée sur deux cent-quarante pages. Cette Afrique-Ià,<br />

qui couvre une période d'un peu plus d'un demi-siècle, débute à l'aube de la conquête<br />

allemande et s'achève dès la fin de la Première Guerre mondiale, qui voit le transfert du<br />

Cameroun, sous mandat, de la Société des Nations aux Français et aux Anglais.<br />

L'Administration allemande aura laissé dans le souvenir des populations soumises par la<br />

force, les séquelles inoubliables de l'euphémique et cynique "campagne de pacification" ;<br />

mais le romancier, s'if n'en parle pas toujours en termes laudatifs, parce qu'il est encore trop<br />

tôt pour évoquer "occupation française, n'en utilise pas moins un ton empreint d'une<br />

certaine nostalgie qui imprègne tout le récit" (1)<br />

(1) - Guy de Bosschère lui aussi semble vouloir ramener les faits à leur juste proportion<br />

lorsqu'il observe<br />

: "La colonisation allemande aura été trop tardive et de trop courte<br />

durée pour qu'il nous soit possible d'en déterminer, sans risque d'erreur, les constantes.<br />

Elle se sera montrée dure, certes, mais paradoxalement, sans excès. L'Administration<br />

aura imposé sa discipline lourdement, mais n'aura, en revanche, jamais manifesté de<br />

sautes d'humeur imprévisibles, ni eu recours à des répressions injustifiées ou à des<br />

mesures tatillonnes. " 1!st symptomatique de constater que les colonisés eux-mêmescamerounais<br />

et togolais spécialement-subissant l'épreuve de la domination française,<br />

regretteront unanimement, par comparaison, bien entendu, l'époque de la colonisation<br />

allemande", Autopsie de la colonisation, Paris, Albin-Michel, 1967, p. 289.


- 413 -<br />

"L'aventure de l'Allemagne fut de courte durée. Après<br />

la Première Guerre mondiale, à la Conférence de la Paix,<br />

elle fut dépouillée de ses possessions ultramarines. Depuis<br />

lors on ne parla de cette colonisation qu'en termes polémiques<br />

ou apologétiques. Mais 'e yent a tourné et des<br />

efforts sérieux ont été entrepris pour dépassionner le<br />

débat" (1J.<br />

Venons-en maintenant au récit de Cette Afrique-Ià. Lorsque les Allemands<br />

soumirent le' Cameroun, après avoir vaincu la résistance dirigée par le patriarche Bahôm,<br />

le chef des troupes exposa les desseins de ses supérieurs. \1 venait, dit-il, conquérir le pays<br />

au non du Kaiser. Son but était d'exploiter les richesses du territoire en y assurant<br />

les<br />

infrastructures nécessaires (écoles, dispensaires, routes, etc... ) qui garantiraient le bonheur<br />

des autochtones<br />

; leurs enfants iraient dans les écoles allemandes pour y être formés, tandis<br />

que la liberté d'expression, de circulation et de résidence pourrait être considérée comme<br />

d'ores et déjà, acquise. Cette promesse qui se voulait aussi un vaste programme économique<br />

et social, à tous les niveaux, le Gouverneur von Hiller la reprendra, plus tard, à l'intention<br />

de la première promotion de cadres locaux parmi lesquels se trouvera Franz Mômha<br />

lui-même:<br />

(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, Avant-propos, p. 12.


- 414 -<br />

"Voici une belle génération que nous allons élever dans nos<br />

traditions, qui sera la fierté de l'A frique tout comme nous<br />

sommes la fierté de l'Europe. Nous entendons faire de ce<br />

pays une province germanique. L'Ame allemande restera<br />

à jamais ici (1). Les populations autochtones seront<br />

heureuses. Nous ferons tout pour leur bien-dtre. Cette<br />

terre, gorgée de richesses, se.ra exploitée. Nous<br />

installerons des industries sur place. Nous controirons des<br />

villes modernes, des routes, des chemins de fer, des ponts.<br />

Nous élèverons ce pays à la dignité d'un pays allemand.<br />

Pour ce faire,<br />

formons d'abord des cadres, instruisons<br />

les enfants. Trouvons des acolytes pour l'Administration,<br />

le commerce et l'industrie.<br />

Les plus doués iront dans<br />

nos universités. A leur retour, ils s'occuperont des<br />

affaires de ce pays" (2).<br />

La perspicacité de Franz Mômha lui avait auparavant fait douter de la sincérité des<br />

déclarations alléchantes de l'occupant et, surtout, percevoir le signe prochain que le pays<br />

allait:<br />

"Sortir de (son) existence harmonisée pour entrer dans<br />

la vie policée et subir toutes les vexations de ce<br />

régime" (3).<br />

(1) - L'illustration la plus éloquente est le refus de Franz Mômha de travailler pour l'Administration<br />

française ; l'auteur l'explique ainsi : "Si toutes les colonisations furent<br />

militaires, celle de "Allemagne eut au surplus ce fond romantique que constitue "âme<br />

germanique. C'est ainsi qu'elle voulut très vite germaniser des populations qui n'y<br />

étaient nullement préparées. D'où certaines fautes. Comme résultat pratique : il yeut<br />

des élites complètement intégrées et qui n'ont pas su se réadapter plus tard lorsque les<br />

temps ont changé", Avant-propos, p. 12.<br />

(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 67 - 68.<br />

(3) - Ibidem, op. cit., p.47.


- --- ._---_.~~--------<br />

- 415 -<br />

Mais à travers son itinéraire spirituel, c'est à l'histoire de la dure campagne de pacification<br />

du pouvoir colonial allemand que le lecteur assiste, notamment dans les contrées<br />

rebelles oU xénophobes. Laissons la parole plutôt au héros - narrateur :<br />

"L'Allemand dut (yJ étaler son inhumanité. Je fus témoin<br />

de scènes d'une brutalité inouiè. Des actes terribles et<br />

cruels ont inutilement ensanglanti notre pays pour la<br />

soif de conqudte d'un prince orgueilleux. Des femmes<br />

enceintes étaient éventrées, des jeunes gens égorgés,<br />

d'autres hachés, des vieillards passaient au poteau<br />

d'exécution" fT J.<br />

En réalité, si les écrivains anticolonialistes s'acharnent tant contre "aventure<br />

européenne, c'est surtout parce que des promesses n'ont pas été tenues. Cette Afrique-Ià,<br />

plus que tout autre récit en témoigne, et le ton du narrateur cache mal ici sa déception et<br />

celle de tout un peuple.<br />

Pourtant, l'analyse plus appronfondie des écrits révèle que des auteurs, tels Benjamin<br />

Matip et Jean 1kellé-Matiba, en l'occurrence, s'ils ne prennent pas entièrement fait et cause<br />

pour l'Administration allemande, mettent, néanmoins, l'accent sur certaines réalisations<br />

dignes d'éloges. Cela à travers leur récit, mais surtout à travers le témoignage de quelques<br />

personnages importants. On n'insistera jamais assez sur la vie de Franz Mômha dans<br />

Cette Afrique-Ià. Cet homme, formé dans la<br />

plus pure tradition allemande de sévérité,<br />

de discipline, de respect et d'obéissance, du sens de responsabilité et de dynamisme professionnel,<br />

refusera, on le sait, avec la venue des Français, de servir les nouveaux maîtres, plus<br />

par loyalisme aux anciens maîtres que par incompétence intrinsèque. Alors qu'il a tout<br />

pour prétendre aux plus hautes responsabilités, même pendant les élections générales à la<br />

(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit. p. 48.


- 416 -<br />

"Constituante", Franz Mômha décide d'abandonner la vie active professionnelle pour ne se<br />

consacrer qu'aux travaux des champs et à la religion. Il ne s'agit cependant pas pour noUspas<br />

plus que pour tout historien de l'Afrique colonisée -<br />

de distribuer des blâmes et des<br />

éloges aux uns et aux autres : on ne peut et on ne doit que récuser toute colonisation,<br />

quelle qu'elle soit. Parce que toute colonisation renferme déjà en elle l'esprit de conquête,<br />

puis de domination, et enfin d'exploitation. Peut-on décemment nier cette réalité, telle<br />

qu'elle apparaît dans le témoignage de ces écrivains 7 Albert MemmÎ insiste tout particulièrement<br />

sur "aspect économique de l'aventure économique européenne et on peut apprécier<br />

le fait comme tel, c'est-à-dire comme :<br />

"La présence et le rôle capital des phénomènes économiques<br />

dans toutes les situations humaines" (1 J,<br />

qu'il définit également sous le concept de "privilège colonial"<br />

celui-ci englobe aussi les<br />

dimensions socio-culturelles.<br />

En effet, lorsqu'on poursuit l'analyse des oeuvres romanesques, l'on note que, autant<br />

que la colonisation allemande, l'occupation française n'est pas sans entraîner de profonds<br />

bouleversements<br />

socio-politiques, notamment par l'imposition aux autochtones, d'institutions<br />

administratives coercitives décriées avec vigueur par les écrivains noirs. Il sera donc<br />

utile de continuer notre analyse, en l'axant maintenant sur ces constantes que le lecteur<br />

retrouve d'un roman à l'autre.<br />

En plus de la conquête coloniale elle-même, du hiatus entre les promesses et les faits,<br />

c'est le lieu d'étudier certaines institutions coloniales et les conséquences de l'exploitation<br />

économique à laquelle -<br />

la plupart des romans s'accordent à le montrer - fut étroitement<br />

liée l'action missionnaire en Afrique de langue française.<br />

(1) - Albert Memmi, L'homme dominé, Paris, Gallimard, 1968 (réédition), p.64.


- 417 -<br />

De toUs les griefs principaux, celui de "indigénat, appelé travail forcé, occupe une<br />

place de choix. Le Code de l'indigénat, c'est d'abord avant la Deuxième Guerre mondiale, un<br />

régime du système colonial français, exclusivement appliqué aux populations locales ; mais<br />

c'est aussi un ensemble de textes administratifs constituant un statut particulier régissant<br />

les Africains. Claude Wauthier indique que:<br />

"L'une des dispositions principales en était l'institution<br />

d'un régime de corvées que les intellectuels africains<br />

ont souvent désigné sous le nom de travail forcé et qui a<br />

été la cible de leurs critiques" fT J.<br />

Cette méthode d'Administration et d'exploitation revêtit des formes diverses et<br />

consistait dans les réquisitions obligatoires pour les travaux publics (routes, chemins de fer,<br />

ponts, etc... ) autant que pour les constructions de maisons d'habitations destinées aux<br />

fonctionnaires coloniaux. Pour en apprécier la portée historique et sociale, au niveau de la<br />

mortalité et de la dépopulation, lisons de près quelques oeuvres romanesques.<br />

Cette Afrique-Ià, un récit parfaitement structuré autour de plusieurs grands "axes<br />

temporels" de la vie du héros, est un réquisitoire serein, certes, mais implacable contre la<br />

méthode d'exploitation humaine du travail forcé :<br />

"Plus le temps s'éloigne, observe Mômha, plus la colère<br />

s'apaise, plus la haine s'atténue. L'histoire est donc<br />

devenue légende, et cette légende, ie vous la conte avec<br />

calme, mais non sans amertume" (2J.<br />

(1) - Claude Wauthier, L'Afrique des Africains. Inventaire de la Négritude, Paris, Seuil,<br />

1972, p. 299.<br />

(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cil., p. 197.


- 418 -<br />

Dans sa critique, en effet, il n'oublie rien d'essentiel<br />

"J'en arrive aux moments les plus pathétiques. Si douloureux<br />

qu'ils soient, il faut que vous les sachiez puisqu'ils<br />

font partie de l'histoire de votre pays. Ces temps feront<br />

touiours la honte des Blancs. I/s auront beau nous dire<br />

qu'ils sont chrétiens, qu'ils sont humains, tous les morts<br />

qui dorment dans les tombes sont là pour les<br />

démentir" fTJ.<br />

Lui-même a vu naître la promulgation de la loi de l'Îndigénat, lors de la convocation<br />

des chefs autochtones à Edéa par "le fameux Philippe", chef de la circonscription ; il la<br />

définit comme "une méthode de dégradation systématique" (2), tant pour les maîtres que<br />

pour les col~nisés,<br />

et l'assimile au Nazisme. Cette appréciation laconique dans sa formulation,<br />

en dit plus long que tout autre commentaire sur les vicissitudes, les travaux forcés,<br />

inhumains, les impôts forfaitaires,<br />

la servitude, l'insécurité, la déportation et la mort qui<br />

furent le lot de tout un peuple et de tout un continent. "II n'y a plus de liberté, il n'y a<br />

plus d'égalité" (3), observe Franz Mômha, avec amertume, et cette phrase, des années plus<br />

tard, apparaît comme un écho ironique et cruel aux déclarations d'amitié du conquérant<br />

allemand.<br />

les chefs indigènes jouèrent un rôle important dans le travail forcé, soit qu'ils<br />

y fussent contraints par l'Administration qui faisait planer des menaces sur eux, soit qu'ils le<br />

fissent volontairement, motivés qu'ils étaient, par l'appât du gain et des honneurs, ou tout<br />

simplement par esprit de rancune ou de jalousie, comme ce fut le cas avec le chef du village<br />

de Franz Mômha. Celui-ci va connaître les horreurs des chantiers de la mort, les tourments<br />

collectifs, la misère et la maladie. le jugement qu'il porte est celui d'un homme éprouvé,<br />

certes, mais déterminé à assumer son destin ; il aura dénoncé, en tout cas, sans<br />

complaisance, les risques réels.cJe dépeuplement du pays<br />

(1) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-là, op. cit., p. 197.<br />

(2) - Ibidem, p.211.<br />

(3) - Ibidem, p. 199.


- 419 -<br />

"Etait-ce donc l'application des méthodes de dégradation<br />

humaine sur le plan local, puisque le maÎtre de l'Allemagne<br />

hitlérienne parlait des races inférieures à anéantir (1) ? Il<br />

avait pour cela inventé des techniques d'extermination.<br />

Nous n'avons ici ni chambres à gaz ni camps de concentration,<br />

mais nous avions les chantiers et les policiers<br />

qui tuaient à leur gré et sans remords de braves gens<br />

dignes de respect"(2).<br />

Le réquisitoire du chef de village de Pala dans Un Sorcier blanc à Zangali, n'a pas<br />

d'autre fin, et ce n'est pas lm hasard si le chapitre du récit s'intitule "Enfer social" :<br />

l'exposé du vieillard à Azombo, le domestique du R.P. Marius, sera donc cité comme<br />

illustration<br />

"Avant l'arrivée des hommes, raconte-t-i1, Pala était l'un<br />

des pays les plus populeux de la région bétl: Auiourd'hui,<br />

tu le vois bruissant de sissongo ! Tu sauras que chacun<br />

d'eux pousse sur l'emplacement d'une famille éteinte,<br />

soit par suite d'une maladie, soit par suite de...<br />

Le vieux chef s'interrompit, tout haletant de douleur.<br />

Il venait de remuer les cendres d'un passé fort troublant.<br />

Azombo le devina ; il dit sur un ton empreint de<br />

compassion, qu'avec les Français, les Noirs n'avaient pas<br />

tort de nourrir de grands espoirs...<br />

(1) - Afrique, nous t'ignorons développe aussi ce thème des préjugés raciaux et dénonce la<br />

diabolique théorie hitlérienne de "l'espace vital", selon laquelle les races humaines ne<br />

sauraient se concevoir' que sous la forme d'Une pyramide : au-dessus, la race<br />

"aryenne" prétendue supérieure, à la base celle des "sous-hommes" et, enfin, au<br />

milieu, les autres races non encore civilisées. Serait-ce la psychanalyse qui éclairerait<br />

des hommes de foi et de bon sens sur un tel état de débilité mentale 7<br />

(2) - Jean Ikellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 210 - 211.


- 420 -<br />

Et pourtant, et pourtant 1... vociféra brusqu~<br />

ment Mendzanga. Le carnage de Niock continue. Tombe<br />

des morts 1 Dire que j'en suis sorti vivant, parce que (ai<br />

dO céder ma fille Ekunda à un mvulmétra 1" (1).<br />

Dans le<br />

récit de Benjamin Matip, on ne peut pas ne, pas mentionner ou souligner<br />

l'objectivité de la réflexion du vieux Guimous à' son ami Robert, lorsqu'il s'interroge sur<br />

certaines institutions des hommes et, surtout, sur leur comportement pour le moins étrange :<br />

"L'humanité entière... - ie ne doute pas qu'il y ait des<br />

honnêtes gens de par le monde - n'éprouve aucun<br />

sentiment de culpabilité, de complicité. Rien. Absolument<br />

rÏf;m... Exactement comme elle a laissé pendant des siècles<br />

des institutions comme l'esclavage, les sacrifices humains<br />

et la traite des Noirs" (2).<br />

On n'insistera jamais assez sur l'importance du rôle de J'histoire dans la création<br />

romanesque des auteurs qui abordent le thème de l'aventure coloniale. Ils mettent en oeuvre<br />

des personnages dont l'aventure et la vie individuelles ou collectives épousent avec une<br />

netteté remarquable l'histoire de leur propre pays. Certains d'entre eux, comme Ferdinand<br />

Oyono, Jean 1kellé-Matiba, Benjamin Matip et Mongo Béti, ont mis l'accent sur le système<br />

colonial français d'une part, et de l'autre, leur plume souvent satirique, mais combien<br />

empreinte de "réalisme historique", au service de leurs idées. Leur regard scrutateur embrasse<br />

dans leur immensité et dans leur profondeur mythique, l'histoire de l'Afrique, que leur<br />

ironie mordante dissèque pour mieux en extirper les racines les plus profondes et les plus<br />

douloureuses. C'est donc à un véritable travail d'exorciste que se livre leur génie.<br />

(1) - René PhiJombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 90. Les "mvulmétra" étaient<br />

des gardes messagers, miliciens congolais ou sénégalais.<br />

(2) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. cit., p. 79.<br />

~


- 421 -<br />

Ces auteurs soutiennent dans leurs oeuvres que l'entreprise coloniale (1) ne saurait être<br />

expliquée intégralement, sans ce que l'on pourrait appeler l'autopsie systématique et objective<br />

de "activité missionnaire. René Philombe dont Un Sorcier blanc à Zangali apparaît, à bien<br />

des égards, comme une imitation, du reste, peu réussie du Pauvre Christ de Bomba, n'est pas<br />

éloigné de cette thèse.<br />

2 - Le procês de l'action missionnaire<br />

Nous abordons là, une des questions les plus épineuses, les plus douloureuses, et, sans<br />

doute aussi, les plus controversées qui se soient posées à la conscience humaine. Mais comme<br />

le remarque Eva Kushner :<br />

':11 ne s'agit pas de réinterpréter ce qui s'est passé, ce serait<br />

défendre l'indéfendable. La déformation que les missions<br />

ont fait subir au Christianisme en l'assujétissant aux visées<br />

coloniales pèse à jamais sur la conscience européenne<br />

et américaine" (2).<br />

La position des écrivains noirs concernant la collusion de fait entre le colonialisme et<br />

le Christianisme (tel qu'il exista du moins dans les colonies françaises d'Afrique) peut paraître<br />

parfois exagérée. Sur ce problème, nous voudrions nous attarder quelques instants, car sa<br />

nécessaire compréhension éclaire dans une très large mesure les écrits littéraires africains,<br />

(1) - Il existe quelques écrivains qui font exception à la règle; nous pensons, par exemple à<br />

David Ananou (Le fils du fétiche) qui voit le colonialisme et le Christianisme du point<br />

de vue du "bon Nègre". Il s'agit d'écrivains qui, pour reprendre l'expression de Georges<br />

Balandier, font "un devoir d'enfant bien doué" .. Littérature noire de langue française",<br />

Paris, Présence Africaine', nO 8 - 9, 1950, p.395.<br />

(2) - Wilherforce A. Umezinma, La religion dans la littérature africaine : étude sur Mongo<br />

Béti, Benjamin Matip et Ferdinand Oyono, Préface d'Eva Kushner, Presses Universitaires<br />

du Zaïre, Kinshassa, 1975, p.9.


- 422 -<br />

singulièrement ceux<br />

de Bernard Dadié, Ferdinand Oyono, Mongo Béti, René Philombe,<br />

Benjamin Matip et Jean Ikellé-Matiba. Mais avant de revenir aux oeuvres narratives proprement<br />

dites, il<br />

nous faut jeter un regard critique sur deux ouvrages d'importance, qui ont<br />

abordé ce problème : il s'agit de L'Eglise en Afrique noire (1) du Révérend Père Joseph<br />

Bouchaud et Christianisme et Colonialisme (2) de Robert Delavignette.<br />

Si<br />

l'ouvrage du R. P. Bouchaud, dans son ensemble, met davantage l'accent sur les<br />

heurts de l'Eglise avec les coutumes et traditions africaines (3), celu i de Delavignette ne se<br />

veut ni un traité d'histoire, ni de théologie, mais "une suite dé réflexions sur la confrontation<br />

de la foi chrétienne avec le fait colonial" (4). Passons outre à l'exposé étymologique du<br />

terme "coloniser", à l'évocation des premiers "colons" dans l'Antiquité, pour poser le vrai<br />

problème qui. est celui de voir comment se situe le Christianisme par rapport à J'histoire de la<br />

conquête<br />

et de la présence coloniales en Afrique. Robert Delavignette note à bon escient<br />

que :<br />

(l) - Joseph Bouchaud, L'Eglise en Afrique noire, Paris-Génève, La Palatine, 1958.<br />

(2) - Robert Delavignette, Christianisme et Colonialisme, Paris, A. Fayard, 1960.<br />

(3) - L'Eglise, soutient "auteur, se caractérise par sa capacité d'accommodation au niveau<br />

structurel et social (par le respect des coutumes"qu i ne s'opposent pas au droit divin<br />

naturel ou positif") ; mais elle ne saurait tolérer certaines coutumes "incompatibles<br />

avec la doctrine de l'Eglise, de sorte que celle-ci ne pouvait que demander leur élimination<br />

ou, du moins, leur modification foncière dans le sens chrétien", op. cit., 82. En<br />

fait, le R.P. Bouchaud dans son ouvrage, confond souvent Eglise catholique et<br />

Christianisme (mais s'agit-il d'une véritable confusion ?) et l'on peut retourner la balle<br />

à l'auteur puisque précisément certains missionnaires ont davantage fait oeuvre colonialiste<br />

qu'évangélisatrice et ont ainsi fait dévier le Christianisme de son message<br />

universel.<br />

(4) - Robert Delavignette, Christianisme et Colonialisme, op. cit., p. 7.


- 423 -<br />

"C'est par l'évangélisation que le Christianisme interfère<br />

avec le colonialisme" (1 J.<br />

" soutient, en outre, que les deux termes ne doivent pas être confondus, car "un et<br />

J'autre désignent des réalités différentes, sinon opposées. En revanche, il<br />

reconnaît que<br />

l'interférence signalée se situe sur trois niveaux principaux<br />

: soit que le Christianisme est<br />

favorisé par l'autorité coloniale, soit qu'il est agréé par cette même autorité qui soutient une<br />

autre religion, telle l'Islam, soit enfin qu'il lui est fait subir le même traitement qu'à<br />

n'importe quelle<br />

religion. Telles sont, conclut Robert Delavignette, les trois "voies" de<br />

contact entre Christianisme et colonialisme. C'est pourquoi, aux défenseurs de la société<br />

coloniale, l'auteur demande, avec force, si celle-ci a été objectivement représentée par eux<br />

dans ses caractères fondamentaux :<br />

"Autrement dit, l'histoire de la colonisation nous sera-telle<br />

uniquement révélée par les textes, les discours parlementaires,<br />

les écrits de toute sorte, auxquels le fait colonial<br />

et le comportement de la société coloniale ont donné<br />

lieu 1" (2J.<br />

Certes. Mais on peut avec raison rétorquer qu'il s'agit là de querelles intestines. Car la<br />

vraie question est moins de savoir si le Christianisme a été freiné dans son entreprise par le<br />

pouvoir politique colonial que celle de s'interroger sur la manière dont les peuples soumis<br />

ont subi l'un et l'autre ces deux faits historiques, et cela à travers la conscience individuelle<br />

ou collective des colonisés<br />

; fi ce propos, les écrits africains constituent un vaste champ de<br />

réflexions appréciables, quant à la perception de cette réalité historique et culturelle ; mais<br />

ce ne sont que des romans et pas des manuels d'histoire<br />

: nous les étudions comme tels.<br />

- _. -~-<br />

.---_••----------- --- ••- -------- ----- ---_. -- ---. o. 0_-•• _~ •<br />

• ••• • ••• _<br />

(11 - Robert Delavignette. Christianisme et Colonialisme, op. cit., p. 43.<br />

(2) - Ibidem, p. 16.


- 424 -<br />

Le point de vue de ces romanciers est net et se situe à J'extrême opposé de celui du<br />

R. P. Bouchaud et de Robert Delavignette. René Philombe estime que la convergence<br />

pratique des missions du pouvoir colonial et du clergé parait plus que troublante, tant il<br />

est vrai que :<br />

"L'équivoque naÎt de la simultanéité de l'évangélisation<br />

et de la colonisation. Le même pays nous a envoyé et<br />

le soldat et l'Administrateur, et le commerçant et le<br />

missionnaire-apôtre" (1 J.<br />

Ferdinand Oyono, dans Le vieux Nègre et la médaille, illustre, dans un épisode,<br />

comment, au besoin, l'Administration française fait souvent appel aux autorités de l'Eglise,<br />

afin de sévir contre la fabrication et la vente illicites - selon elle - de l'arki ou<br />

alcool local (2)<br />

(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 5.<br />

(2) - Il est tout de même révélateur que cette réalité historique soit abondamment rapportée<br />

et illustrée par plus d'un romancier noir. Dans Le Roi miraculé, Mongo Séti évoque la<br />

chasse effrenée et systématique livrée par l'Administration contre les boissons locales.<br />

Certains de ses personnages, tels Kris, n'hésitent pas à déclarer que cette interdiction<br />

n'a pour but que de favoriser "importation et la vente des liqueurs qui viennent des<br />

industries de la métropole au détriment des produits "nationaux".


- 425 -<br />

"De guerre lasse, Gosier-d'Oiseau s'en était remis au<br />

Révérend Père Vandermayer. Le missionnaire, du haut de<br />

sa chaire, avait eu vite fait de condamner cette boisson<br />

qui, disait-il, noircissait les dents et l'âme de ses paroissiens.<br />

1/ avait décrété que tous ceux des chrétiens qui en<br />

buvaient commettaient un péché mortel en avalant<br />

chaque gorgée" (1 J.<br />

La quasi totalité des récits qui dénoncent le système colonial tend également à prouver<br />

le rôle négatif, et même l'échec de l'activité missionnaire en Afrique. Que l'indigénat y soit<br />

appliqué, que l'exploitation économique et humaine à laquelle est étroitement liée l'Eglise ­<br />

au sens que lui donne le R. P. Bouchaud - soit l'une des cibles favorites des écrivains<br />

anticolonialistes, ne peut étonner, outre mesure, tout lecteur averti, c'est-à-dire ayant<br />

présente à "esprit, l'époque pendant laquelle se déroulent ces récits.<br />

Lorsqu'on interroge certains romans de Mongo Béti, tels que Ville cruelle, Le Pauvre<br />

Christ<br />

de Bomba, Le Roi miraculé, l'on est frappé par le nombre pléthorique des personnages<br />

religieux. Comparés aux Administrateurs et autres fonctionnaires coloniaux qui<br />

demeurent en nombre relativement restreint, ces missionnaires dominent de loin sa<br />

production. Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé traitent exclusivement du<br />

missionnaire européen<br />

; mais une grande place lui est faite également dans Ville cruelle avec<br />

le Père Kolmann. Un tel rôle privilégié explique l'idée que se fait Mongo Béti de l'activité<br />

missionnaire au Cameroun, et sans doute aussi, dans tout l'ancien "empire français"<br />

d'Afrique. En effet, bien que les missionnaires-apôtres s'opposent aux agents du pouvoir<br />

économique, politique et soèial, ils entretiennent, malgré tout, avec eux, des rapports de<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 16.


- 426 -<br />

nature complémentaire, sinon identique. Mongo Béti, Ferdinand Oyono, Benjamin Matip,<br />

Jean 1kellé-Matiba et Bernard Dadié, usent souvent, avec une même habileté, de ces deux<br />

fonctions. Remarquons qu'avec le<br />

R. P. S. Drumont du Pauvre Christ de Bomba, Frère<br />

Schloegel du Roi miraculé et le R. P. Marius d'Un Sorcier blanc à Zangali, nous avons le<br />

prototype du prêtre-bâtisseur. Tous trois sont doués d'un dynamisme à toute épreuve et<br />

d'un sens du labeur qui ne le cèdent en rien à leur passion évangélisatrice. Le R. P. Marius,<br />

arrivé depuis peu à Mvolyé dont il dirige la mission catholique, n'hésite jamais à :<br />

"Mettre la main à la pâte au jardin, à l'école, à la<br />

menuiserie, un peu partout" fT J.<br />

Lorsqu'il est question de trouver un missionnaire volontaire pour aller prêcher dans le<br />

fameux pays de Zangali où son prédécesseur, le R. P. Scroock a été assassiné par les villageois<br />

rebelles à ce qu'ils considèrent comme une tentative d'aliénation culturelle, le R. P. Marius<br />

ne tergiverse pas non plus : il ira à Zangali, quoi qu'il advienne. Il nous rappelle presque<br />

trait pour trait le Frère Schloegel, ce travailleur infatigable :<br />

"Une espèce de fou qui ne s'arrêtait jamais de travailler<br />

que pour aller bouffer ou alors faire des niches et d'autres<br />

choses encore aux femmes de la sixa" (2J.<br />

.---------- ---- ------._---------- --------- --- -- -- ------.-.---.._- --_..-_ -- ----_._ _ _ _. --- ----- ------<br />

(1) - René Philombe, Un Sorcier blanc à Zangali, op. cit., p. 43.<br />

(2) - Mongo Séti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 105. Notons au passage que contrairement à<br />

celle de Ferdinand OyorlO, "oeuvre de Mongo Séti s'attache peu à la peinture des<br />

moeurs pour le moins curieuses des missionnaires ou des Administrateurs de la colonie.<br />

Il ya pourtant un portrait du même personnage du Roi miraculé assez singulier :<br />

"Frère Joseph n'était pas un religieux à la façon de Le Guen - ce qui, dit par les<br />

Noirs, mettait en doute le caractère absolu de la chasteté de Schloegel", ibidem,<br />

p. 103.


- 427 -<br />

Mais l'abnégation du R. P. S. Drumont fait de lui un missionnaire hors pair dans la<br />

galerie des personnages religieux chez Mongo Séti. Outre le rôle romanesque principal.qui<br />

lui est dévolu, Drumont apparaît dans la cible centrale du romancier, dans ses attaques<br />

contre l'exploitation et l'aliénation des Noirs. Les griefs contre le missionnaire s'accumulent<br />

dans la bouche des personnages du Pauvre Christ de Bomba. Déjà dans Ville cruelle, Banda<br />

ironisait sur l'âpreté au gain qui caractérise tous les Blancs:<br />

"Un Blanc ne cherche qu'à gagner beaucoup d'argent, le<br />

plus d'argent possible. Même les missionnaires quand<br />

ils causent de Dieu, c'est juste pour que tu paies le denier<br />

du culte, ils sont seulement plus malins" (1).<br />

Selon le héros, seul<br />

l'intérêt financier motive, au premier chef, le prêtre-missionnaire.<br />

Ce que recherche celui-ci<br />

"C'est tout juste... gagner de l'argent...<br />

Et gare à toi<br />

si tu regimbes. Zut 1 là il avait raison, Tonga... Même<br />

les missionnaires avec leur robe, leur croix et leur<br />

longue barbe... Seulement, eux, c'est plus malin... Et<br />

cent francs si tu veux aller à confesse, et deux cents<br />

francs si tu veux faire baptiser ton gosse... Et cinq cents<br />

francs pour le denier du culte. Et tant pour qu'ils<br />

acceptent ton fils à l'école, et tant pour qu'il soit<br />

dispensé du<br />

travail manuel, une fois inscrit à l'école.<br />

Et tant pour que sonnent les cloches de la mission<br />

catholique à l'enterrement de ta mère ,... Ouais 1 Pour<br />

tous la grande affaire c'est l'argent" (2).<br />

(1) - Eza Bata, Ville cruelle, op. cit., p. 124.<br />

(2) - Ibidem, p. 132.


- 428 -<br />

Dans son étude (1) sur le personnage du missionnaire, Nwandjo Nweje conclut à une<br />

bien "triste image" de ce dernier dans l'oeuvre romanesque de Mongo Béti, compte tenu<br />

du rôle qui aurait dû être le sien en milieu africain ; car les pratiques scandaleuses dénoncées,<br />

ici, sans complaisance, tendent toutes à ôter tout crédit à ce qui fut hâtivement et vaguement<br />

appelé "mission civilisatrice". L'auteur souligne Que dans l'ensemble, et du point de vue des<br />

personnages bétiens :<br />

"Le seul sens qu'on puisse donner à l'entreprise missionnaire,<br />

c'est celui d'une maison commerciale qui ne<br />

cherche que le profit" (2).<br />

En effet, malgré le caractère parfois péremptoire et partial des jugements des personnages<br />

de Béti, on remarque que Ville cruelle n'est que l'ébauche de ce Qui apparaîtra comme<br />

l'une des idées-forces des récits du romancier, à savoir que le corps religieux avait été<br />

étroitement mêlé à l'oeuvre d'exploitation systématique des colonies. La mission catholique<br />

de Bomba est plus qu'un édifice monstrueux, tranchant avec le cadre général décrit dans<br />

Le Pauvre Christ de Bomba<br />

; c'est une grandiose et véritable entreprise mercantile. Cela n'a<br />

rien d'étonnant, eu égard au rôle de bâtisseur de Drumont à qui la mission doit son implantation<br />

et son rayonnement spirituel en pays béti, ainsi que sa panoplie de subalternes,<br />

d'ouvriers laies ou religieux, tels le Père Le Guen, les catéchistes noirs et la pléthorique<br />

main-d'oeuvre gratuite que constituent les pensionnaires de la sixa, instituée par le<br />

missionnaire. Celui-ci se révèle également un intendant et un gestionnaire rompu aux tâches<br />

économiques et sociales qui effraient, au premier abord, par leur dynamique expansion<br />

(1) - Nwandjo Nweje, Le thème de la religion dans l'oeuvre romanesque de Mongo Séti,<br />

Mémoire de maîtrise de Lettres modernes, Université de Paris XIII,<br />

1979, inédit.<br />

(21 - Ibidem, p.55.


- 429 -<br />

autant que par leur effet tentaculaire, puisque de Bomba dépendent tous les villages de<br />

l'arrière-pays des Tala.<br />

Et c'est justement un de ces aspects qui semble avoir le plus retenu l'attention de Béti<br />

et justifie sa diatribe anticléricale : l'activité éducative, morale et religieuse, même si elle<br />

est manifeste et louable aux yeux du romancier, serait destinée à masquer ce qu'il considère<br />

comme la collusion du clergé et du pouvoir colonial. Pour Mongo Béti comme pour ses<br />

personnages, cette convergence des missions ne fait pas de doute, car missionnaires et colons<br />

se ressemblent, avant tout, par leur esprit de spoliation et de mercantilisme flagrant. Cette<br />

sévère appréciation est souvent mise dans la bouche de ses personnages, qu'ils soient africains<br />

ou européens. C'est le cas, par exemple, avec le catéchiste de Timbo et le R. P. S. Drumont<br />

"Mon père, ils (villageoisJ disent qu'un prêtre, ce n'est<br />

pas meilleur qu'un marchand grec ou tout autre colon.<br />

Ils disent que ce qui vous préoccupe tous, c'est l'argent,<br />

un point c'est tout : vous n'êtes pas sincères, vous leur<br />

cachez des choses, vous ne leur enseignez rien" (1 J.<br />

Les Noirs de ce récit ont pour arguments, d'une part, l'imposante mission catholique<br />

de Bomba, construite avec la sueur et le sang des populations autochtones, et d'autre part,<br />

ses richesses, les mille et un "cadeaux" en nature que perçoit le R. P. S., lors de ses innombrables<br />

toumées pastorales, sans compter le denier du culte qui a tous les attributs d'un<br />

impôt forfaitaire davantage que ceux d'une offrande librement consentie. L'échec de<br />

Drumont en pays tala n'aura pas d'autre motif que l'hiatus entre les préceptes théoriques de<br />

charité et d'humilité, et la luxuriante vie quotidienne des missionnaires, à laquelle il faut<br />

ajouter leur facile propension à la compromission avec les autorités administratives. Le<br />

R. P. S. a beau s'en défendre, Zacharie, un habile personnage dont la franchise des propos<br />

illustre, sans doute le mieux, les thèses du romancier, lui rappelle comment dans un<br />

,<br />

(1) - Mongo BetÎ, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cil., p. 33.


- 430 -<br />

passé récent, prêtres et Administrateurs ont pour ainsi dire marché main dans la main :<br />

il lui déclare que le travail forcé, par exemple, a été et demeure une source inépuisable de<br />

main-d'oeuvre de bon marché autant qu'une aubaine pour les uns et pour les autres<br />

"J'ai vu les gens travailler sur la route Manding-Zomba.<br />

Eh bien, c'était terrible, mon Père, réellement terrible ;<br />

il en mourait des tas. D'ailleurs, tu dois te rappeler aussi,<br />

mon Père. Tu t'y rendais plusieurs fois par jour à motocyclette<br />

parce que des tas de gens mouraient et qu'ils<br />

désiraient se confesser ou être baptisés avant de mourir ;<br />

et tu te rendais là-bas sur ta motocyclette, tu ne te<br />

rappelles donc plus 1" (1).<br />

Drumont ne l'a assurément pas oublié, lui à qui M. Vidal avait rappelé l'identité de<br />

leur vocation' dans la colonie, lui qui reconnaissait la "collusion de fait" entre le prêtremissionnaire<br />

et le colon. A l'instar de M. Vidal, et toujours chez Mongo Béti, le<br />

Haut-<br />

Commissaire de la République française adresse d'Ongola, la capitale, une lettre mémorable<br />

au R. P. Le Guen, dans laquelle il souligne avec autorité :<br />

"L'unicité fondamentale de la mission dont nous avons<br />

été chargés, vous et nous, par la douce France, notre<br />

mère incomparable, au milieu de ces peuplades<br />

déshéritées" (2).<br />

Mais c'est dans ce passage du Pauvre Christ de Bomba cité, qu'il nous faut rechercher<br />

l'une des raisons principales de l'adhésion massive de la majorité des Africains à la religion<br />

de Drumont ; ceux-ci espèrent ainsi être protégés, même si leur conversion n'est que<br />

superficielle<br />

: c'est là le plus sûr moyen d'échapper aux exactions de "Administration. Les<br />

Tala l'ont compris depuis très longtemps, explique le R. P. S. à M. Vidal :<br />

(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op: cit., p. 52.<br />

(2) - François Gomis, Le prêtre dans le roman camerounais, mémoire de ma itrise de Lettres<br />

modernes, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1976, p. 15 - 16, inédit.


- 431 -<br />

"Les gens de la route vivent dans une terreur constanteje<br />

maintiens l'expression, quoique d'habitude elle vous<br />

mette hors de vous. Ils vivent dans une terreur perpétuelle<br />

à cause des réquisitions, des travaux forcés, des bastonnades,<br />

des tirailleurs... Croient-ils réellement, ou se<br />

tournent-ils vers moi qui les console - sans jamais<br />

d'ailleurs pouvoir les protéger ? Voilà la question qui<br />

me tracasse en ce moment" (1).<br />

On pourrait allonger la liste des griefs faits au missionnaire et au colon par<br />

les romanciers africains, singuliêrement celui de J'asservissement socio-culturel dans lequel<br />

sont maintenus les Noirs par le biais de la répression et du matraquage culturels dont l'ultime<br />

dessein est de "pérenniser", selon la formule de M. Lequeux du Roi miraculé, le système<br />

colonial. Ces griefs que l'on retrouve d'un écrivain à l'autre, sont autant de faits hist{)riques<br />

qui, observe François Gomis :<br />

"Concourent à 6ter tout crédit aux déclarations<br />

d'innocence du prêtre dans l'oeuvre d'asservissement,<br />

d'exploitation de l'homme africain et de collusion avec<br />

l'Administration coloniale" (2).<br />

Voilà un certain nombre d'éléments littéraires qui nous intéresseront à plus d'un<br />

titre, s'agissant d'analyser la manière dont les écrivains africains utilisent l'hilôtoire de leurs<br />

pays et du peuple dans leurs récits<br />

; il sera sans doute révélateur de leur esthétique générale<br />

de voir comment ce temps est souvent mis au service de leur idéologie respective.<br />

(1) - Mongo Séti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 52.<br />

(2) - François Gomis, Le pnHre dans le roman camerounais, mémoire de maîtrise de Lettres<br />

modernes, Dakar, Faculté des Lettres et Sciences Humaines, 1976, p. 15 - 16, inédit.


- 432 -<br />

c - la vision du temps et de l'ère contemporaine chez les romanciers<br />

de la nouvelle génération<br />

L'analyse des récits comme le fils d'Agatha Moudio de Francis Bebey, l'harmattan de<br />

Sembène Ousmane (1) et Sur la terre en passant de F. B. M. Evembe, par exemple, devrait<br />

pouvoir illustrer notre propos sur l'étroite solidarité entre l'aventure individuelle du héros<br />

,<br />

ou des personnages et J'histoire de la société africaine. L'étude de leur structure romanesque<br />

révélait, incidemment, que tous se ressemblent par leurs thèmes, toute simplification extrême<br />

mise à part.<br />

Dans le le fils d'Agatha Moudio, Francis Bebey traite essentiellement du respect -<br />

jusqu'à une certaine limite - de la tradition et du thème de "amour ; il s'agit de ce qui est<br />

souvent désigné sous la formule : conflit entre modemité et tradition. Aussi cela mérite-t-il<br />

l'attention, car il pose un problème de société, et, surtout, s'insère dans un espace-temps qui<br />

est celui de "époque coloniale dont nous avons longuement analysé les composantes de<br />

l'univers romanesque conflictuel.<br />

Si Mbenda, le héros, est un paysan attaché aux coutumes et aux structures sociales qui<br />

fondent et garantissent "équilibre communautaire, quoiqu'ouvert aux apports relativement<br />

enrichissants du modernisme et du progrès, Agatha qu'il aime et dont il est aimé, symbolise,<br />

aux yeux de sa mère, en "occurrence, la dégradation des moeurs ancestrales. Déjà, peu avant<br />

sa mort, Edimo le père de Mbenda, avait obtenu de son ami Tanga, qu'il réserverait en<br />

mariage. à son fils, la première fille dont sa femme accoucherait ; un voeu que Maa Médi<br />

(1) - Il est bien évident qu'un romancier comme Sembène Ousmane n'est pas un nouveau<br />

1<br />

venu à la littérature<br />

; il a continué de produire après 1960, et ce qui est intéressant,<br />

c'est de voir si sa vision littéraire a subi de modification.


- 433 -<br />

s'acharnera, mais en vain, à faire respecter scrupuleusement. Le jeune homme, qui se pose<br />

lui-m~me<br />

comme conciliateur de la tradition et de la modernité, épousera Fanny ... et Agatha<br />

Moudio. Soulignons par ailleurs que, à "instar de Ferdinand Oyono, de Benjamin Matip, de<br />

Mongo Béti, de Jean 1kellé-Matiba et de Bernard Dadié, Francis Bebey fait Une large place<br />

à la critique des exactions commises par les colons contre les colonisés. Les personnages du<br />

récit ont, pour la plupart, connu la colonisation allemande. Comme ceux de Benjamin Matip<br />

.<br />

et de Jean Ikellé-Matiba, c'est non sans une certa'ine nostalgie qu'ils évoquent cette époque:<br />

ce qui justifie leur parti pris qui exclut toute objectivité dans la perception du temps<br />

historique<br />

"C'est vrai, dit Moudiki, c'est vrai que les Français ne<br />

savent pas fabriquer ces choses-là. Du temps des<br />

Allemands, nous avions des verres, de vrais verres dignes<br />

de ce nom... Oh, ne me parlez plus de ça, ça me rappelle<br />

tant de choses extraordinaires. Je ne peux même pas vous<br />

raconter tout cela ici : des verres... et de grands verres à<br />

bière, comme ça... Père en avait de toutes sortes, du temps<br />

des Allemands. Je me demande pourquoi ces gens-là<br />

sont partis.<br />

notre pays" (1 J.<br />

Peut-être qu'ils n'aimaient pas beaucoup<br />

On remarque que la vision de l'histoire n'est pas la même que chez les personnages<br />

d'Un Sorcier blanc à Zangali, René Philombe ayant jeté, quant à lui, un anathème sans<br />

concession sur l'ancien maître germanique.<br />

En revanche, Cette Afrique-là de Jean 1kellé-Matiba et Afrique, nous t'ignorons de<br />

Benjamin Matip, témoignent également de cette nostalgie admirative pour les Allemands, en<br />

dépit du réquisitoire, sans partage, sur ce qu'avait été la cruauté de leur Administration :<br />

Sam souligne que la vieille gé~ération<br />

de son village n'a point oublié les rudiments de langue<br />

allemande qu'elle avait apprise, et qu'en plus, sa préférence va aux Allemands plutôt qu'aux<br />

Français. Mbenda qui émet la réflexion suivante, n'exprime-t-il pas de façon éloquente<br />

l'opinion de ses congénères?<br />

(1) - Francis Bebey, Le fils d'Agatha Moudio, op. cit., p.68.


- 434 -<br />

"Les hommes de chez nous étaient ainsi. Pour eux, la<br />

nostalgie du temps des Allemands était telle, qu'à<br />

n'importe quelle occasion, il y avait toujours lieu<br />

comparer le présent et le passé, et toujours, bien entendu,<br />

à l'avantage du passé. Aujourd'hui, toutefois, la question<br />

n'était pas là. Ces hommes rassemblés dans une maison<br />

africaine, et qui buvaient du whisky écossais dans des<br />

,<br />

verres français en se souvenant de la grande Allemagne<br />

d'autrefois, ces gens-là s'étaient donné pour mission de<br />

mettre au point les grandes lignes de mon état futur<br />

d'homme marié" (1/,<br />

de<br />

De fait, le ton de l'évocation demeure souvent celui-là dans tout le récit, c'est-àdire<br />

apologé\ique, sinon partial. Mais la critique de l'Administration française est à peine<br />

camouflée, au travers de l'histoire de quelques personnages. Mbenda lui-même, dont le<br />

nom signifie "la loi" et qu'une généalogie mythique range parmi l'un des derniers descendants<br />

du célèbre chef Bilé qui, dit-on, "régna sur la tribu des Akwas<br />

pendant des siècles, même<br />

après sa mort" (2), n'hésite pas un jour à sommer un groupe de chasseurs blancs à payer<br />

leur droit de chasse dans la forêt du village ; il explique que cet argent sera utile aux<br />

habitants. Cette audace dans un contexte historique que "on sait, lui vaut naturellement<br />

d'être incarcéré à la prison de New-Bell, à Douala, par M. Dubous, commissaire de police:<br />

"Quinze jours de prison, sans jugement aucun, pour avoir<br />

osé demander de l'argent pour Je sel de cuisine nécessaire<br />

à notre communauté, c'était le tarif en ce temps-là. La<br />

-~ ~_".. ---_o..<br />

loi l'avait prévu ainsi" (3)<br />

. .... __. .__. . . . . ._. ._. ". .. . .. .<br />

(1) - Francis Bebey, Le fils d'Agatha Moudio, op. cit., p.69.<br />

(2) - Ibidem, p. 13.<br />

(3) - Ibidem, p. 16.


- 435 -<br />

Quant au thême central du récit, il<br />

repose tout entier sur les difficultés d'être de<br />

Mbenda aux prises d'une part, avec son attachement à la tradition, et, de l'autre, son amour<br />

~<br />

contesté pour Agatha Moudio. Sa mère Maa Médi n'aime pas la jeune fille et elievlui dit.<br />

En fait, trois griefs expliquent son attitude<br />

: la transgression par son fils de la sacro-sainte<br />

volonté paternelle, le caractère pervers d'Agatha et le tribalisme. Le tribalisme chez Francis<br />

Bebey est sous~jacent, mais éclaire à bien des égards le comportement des différents<br />

personnages opposés au projet de mariage de Mbenda. 1/ est surtout reproché à celui-ci de<br />

vouloir épouser "une enfant de six-sept ans (qui) connaît déjà l'homme" (1), et qui par<br />

ailleurs, n'éprouve aucun scrupule à se donner aux Blancs de la ville qu'elle fréquente sans<br />

vergogne et à Headman, le chef des manoeuvres de la mairie, "un homme qui n'est rien et qui<br />

n'a rien, et qui n'est même pas de chez nous..... (2). De plus, il<br />

y a l'omnipotence de la<br />

tradition dont Maa Médi et la vieille Mauvais-Regard sont les garants inébranlables. Conscient<br />

de la réprobation générale dont il est l'objet, excepté le vieux Salomon qui somme le héros de<br />

tourner résolument son regard vers le futur plutôt que vers le pass~,<br />

Mbenda s'acharne à<br />

concilier toutes ces exigences contradictoires : son option sera la polygamie, même si les<br />

deux enfants que lui donnent Fanny, l'épouse "légitime" et Agatha Moudio, sont à<br />

"évidence, respectivement, ceux d'un Blanc et de Toko, son propre ami !...<br />

C'est dans ce contexte social précaire que Mbenda assume pleinement pourtant son<br />

étrange destin qu'il accepte avec philosophie. Cette relative tyrannie d'une institution sociale<br />

sous laquelle ploie l'individu et qui demeure un problème réel et actuel dans les pays africains,<br />

se retrouve également sous la plume de Sembène Ousmane dans L'harmattan.<br />

(1) - Francis Bebey. Le fifs d'Agatha Moudio, op. cil., p. 18 - 19.<br />

(2) - 1bidem, p. 21.


- 436 -<br />

Le roman s'ouvre sur l'impitoyable combat que se livrent deux groupes d'individus,<br />

pour le triomphe de leurs idéaux respectifs. D'un côté, une vieille génération qui a accédé au<br />

pouvoir, avec l'autonomie interne des colonies françaises, incapable de se hisser au niveau<br />

de la pensée du colonisateur et de porter sur ses épaules le poids d'un pays réellement<br />

indépendant, se pare d'un complexe d'infériorité qui semble justifier son action défaitiste<br />

"Le monde est ainsi fait. Le Noir n'y peut rien. Le Noir<br />

ne sera jamais l'égal du Blanc" (1 J.<br />

De l'autre, la jeunesse qui, déjà, supporte mal la mauvaise gestion des affaires de l'Etat<br />

par "équipe du premÎer ministre noir. Le "front", l'organisation de ces jeunes gens imprégnés<br />

des principes marxistes, s'articule autour d'Aguemon qui a dû interrompre ses études<br />

d'agronomie, à la suite d'une suppression arbitraire de bourse par ce même gouvernement.<br />

Cette jeunesse pleine d'ardeur révolutionnaire et farouchement nationaliste se croît investie<br />

d'une mission et responsable de l'avenir de l'Afrique. Et le Dr Koffi ne le cache pas :<br />

"Moiaussi je suis responsable et responsable de l'avenir de l'A frique.<br />

Cela me pèse lourdement sur les épaules" (2J.<br />

Elle ne veut assumer cette responsabilité qU'après la conquête de sa nouvelle dignité.<br />

Elle invite donc le peuple à opter pour le "non" du referendum qui ouvrirait la voÎe à une<br />

véritable Indépendance. Cette souveraineté serait également l'avènement d'une démocratie<br />

qui ferait disparaître la ségrégation raciale. Il<br />

y a l'hôpital des Blancs et l'hôpital indigène<br />

(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p.22.<br />

(2) - Ibidem, p.48.


- 437 -<br />

dans la capitale qui, elle-même, est divisée en ville blanche et en ville noire. La jeunesse est<br />

sûre que le gouvernement du Premier Ministre qui emprisonne Diembé, Vice-Président do<br />

Conseil, n'est pas disposé à restaurer dans le pays les libertés démocratiques fondamentales.<br />

Elle précise également le ferment de sa lutte dans le fait qu'elle est consciente que les<br />

dirigeants actuels ne sont que des marionnett\!s dont les ficelles sont tirées par les colons.<br />

Ils sont donc irresponsables et complices des colonialistes. Et les colons en sont conscients et<br />

poussent le gouvernement du pays à voter "oui" au referendum, pour perpétuer leur<br />

politique de domination. Le colonel Luc, vieux colonial, est clair sur ce point<br />

"Ce que nous perdons dans la masse, avec la masse, on le<br />

rattrape au sommet... Il faut prolonger notre présence<br />

ici, manoeuvrer... Mettre des Indigenes à notre place et<br />

leur faire exécuter ce que nous-mêmes ferions" (1).<br />

Toute la nouvelle tactique d'un colonialisme aux abois est mise à nu ici. Elle exaspère<br />

la jeunesse qui souhaite un changement rapide et proclame qu'elle est prête à prendre la<br />

relève. N'incarne-t-elle pas selon sa propre expression "la semence de J'homme de<br />

demain" ? (2). Elle considère que "J'homme noir, passif, répandu ailleurs" (3), est mort<br />

et a légué "Afrique à des jeunes combattants de la liberté qui "sortent des canons de la<br />

passivité pour conquérir leur moi" (4).<br />

(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 90.<br />

(2) - Ibidem, p.85.<br />

(3) - Ibidem, p.85.<br />

(4) - Ibidem, p.85.


- 438 -<br />

La violence verbale, l'intense activité de ce petit noyau de jeunes intellectuels et<br />

ouvriers conscients, irritent et gênent la vieille garde. A court d'arguments, cette dernière<br />

se réfugie derrière un autoritarisme patriarcal de mauvais aloi :<br />

"Je suis le Premier Ministre de ce pays. Personne n'a le<br />

droit de me juger" (1J.<br />

La réplique de Leye, le poète du journal du Front, rappelle à Monsieur le Premier<br />

\<br />

Ministre qu'on est dans une République : "Si, le peuple a ce droit" (2).<br />

A en croire le Premier Ministre, la nation se présente comme une grande famille dont<br />

il est le chef. Il<br />

peut donc se prévaloir de son droit d'aînesse ancestral pour juguler toute<br />

vélléité démocratique. Cette pensée est bien exprimée par Joseph Koeboghi, prêtre laïque<br />

et époux de trois femmes: "Lorsqu'on est un fils poli, on doit obéissance à ses parents" (3).<br />

L'astuce est belle. On se sert du passé pour mieux dominer le présent. Mais la jeunesse<br />

n'a pas l'intention de se laisser enfermer dans te carcan d'une tradition qui cadre mal avec les<br />

structures d'une Afrique en pleine mutation. Elle revendique sa liberté<br />

"Obéir à ses parents est un devoir sacré. Mais ce devoir ne<br />

doit pas être une contrainte" (4),<br />

car, elle sait que la génération des aînés ne cesse de vanter "la beauté de jadis" (5), et en<br />

même temps celle de ceux qui :<br />

"Tout bas, dans leur cercle, surveillaient les valeurs à la bourse<br />

de Paris, de Londres, de Rome ou de New- York" (6).<br />

(1) - Sembène Ousmane, L'harmattan, op. cit., p. 214.<br />

(2) - 1bidem, p. 214.<br />

(3) - Ibidem, p.154.<br />

(4) - Ibidem, p. 154.<br />

(5) - Ibidem, p. 145.<br />

(6) - Ibidem, p. 145.


- 439 -<br />

La tradition est donc un instrument dont se sert la vieille génération pour brimer la<br />

jeunesse et qu'elle contourne avec habileté, chaque fois qu'elle s'oppose à ses propres<br />

intérêts.<br />

La jeune génération de cadres responsables, plus soucieux de combat réel, c'est-à-dire<br />

politique et social, échoue et son drame est plu9. révélateur de l'état stationnaire dans lequel<br />

semble plongée l'Afrique : le désir légitime de changement à tous les niveaux, n'est ici<br />

qu'un voeu pieux.<br />

Sur la terre en passant de F. B. M. Evembé, s'il ne va pas jusqu'à cette constatation<br />

extrême, n'en évoque pas moins les problèmes sociaux de tous ordres qui rongent la société<br />

africaine colTtemporaine<br />

: l'histoire d'Iyoni est à peu de comparaisons près, le microcosme<br />

de celle du peuple tout entier. Quel est l'argument du récit 7<br />

Il s'agit d'un adulte, Gilbert Iyoni qui, hospitalisé, meurt après s'être fait soigner sans<br />

succès. Autour d'une intrigue si simple, Evembé a su construire un récit dont la prose musclée<br />

et crue ne le cède en rien à la verve satirique du ton narratif. Le roman est mince avec ses<br />

cent onze pages et un nombre restreint de personnages, certes, mais la dimension sociale,<br />

voire philosophique dont il est empreint, fait de Sur la terre en passant, un récit digne<br />

d'intérêt. On peut apprécier ou rejeter la manière de description "naturaliste" d'Evembé, on<br />

ne sera néanmoins pas insensible à l'angoisse de vivre du héros, qui est peut-être celle d'une<br />

certaine catégorie sociale. Iyoni n'a ni personnalité forte, ni charisme individuel<br />

: c'est un<br />

homme anonyme qu'à choisi le narrateur. Mais venons-en à la narration et à la description.<br />

Dès les premières pages:on nous présente un Iyoni malade, dans un lieu insolite, mais<br />

naturel : un w.c. rudimentaire, à ciel ouvert, coincé entre une haie d'hibiscus et le mur<br />

derrière la case :


- 440 -<br />

"Iyoni refit le geste mille fois millénaire de la bite qui<br />

s'accroupit et déjecte ou, si vous voulez, qui éjecte, tout<br />

comme le limon qui éjecte ou déjecte le germe de la vie... ;<br />

le ventre se contracta. Alors que l'intestin prouvait une fois<br />

de plus qu'il savait (aire son boulot, Iyoni fut surpris de<br />

constater qu'au lieu de la matière dure qu'il s'attendait .


- 441 -<br />

Et c'est là le début du lent et inexorable calvaire d·lyoni. On est presqlJe surpris de le<br />

retrouver à l'hôpital central, tant ses chances de survie étaient minces. Pourtant,<br />

c'est ce<br />

cadre (1) que le romancier a choisi. non seulement pour décrire le héros (les descriptions<br />

sont du reste très rares). mais surtout. pour exprimer sa vision critique de la société et de ceux<br />

qui ont les pouvoirs de décision.<br />

Loin d'être ce "havre de paix des malades". l'hôpital central de Yaoundé apparaît au<br />

héros comme un univers hostile où règne une horde de personnages dont les caractéristiques<br />

principales sont la démission généralisée et le manque de conscience professionnelle. Ce sont<br />

pour la plupart des médecins européens et africains, des infirmiers et des gardiens de la paix.<br />

faisant leur loi aux grilles d'entrée. La plupart ne dédaigne pas les pots de vin et exigent<br />

même souvent d'être payés par des malades aussi moribonds qu·lyoni. Que les pavillons de<br />

l'hôpital central portent tous des noms exotiques (Pasteur. Jamot, Larrey et Lagarde)<br />

n'étonne guère, quand on sait qu'il fait partie de l'héritage colonial. Evembe va plus loin et<br />

l'assimile à un camp de concentration situé au coeur de la capitale camerounaise.<br />

(1) - Voici le cadre extérieur où se déroule la lente agonie d'Iyoni : l'hôpital central. "II y<br />

a trois entrées à l'hôpital central. Une entrée pour ceux qui viennent de la ville commerciale<br />

et administrative et les quartiers Mvog-Mbi, Ellig-Essono, Mvog-Ada et<br />

Mdjoug-Melen. Une entrée pour ceux qui viennent des quartiers Briqueterie, Nlong­<br />

Nkak. Madagascar. Messa. etc.... et une entrée pour ceux qui sont à l'Institut Pasteur,<br />

op. cit., p. 13 - 14.


Nous<br />

- 442 -<br />

laisserons provisoirement Iyoni à ses tribulations dont le caractère tragique<br />

n'échappe point à la lecture du récit, non sans avoir toutefois insisté sur la prostitution des<br />

services publics transformés en lieux de flirt et d'exploitation humaine<br />

: la jeune infirmière<br />

noire qui s'entretient avec Iyoni lui révèle les moeurs étranges et scandaleuses de femmes<br />

qui n'ont de malades que le nom, et qui viennent offrir leurs "services" aux médecins dans<br />

les cabinets de consultation, tandis que les vrais malades attendent patiemment dehors. La<br />

peinture satirique de cet autre univers qu'est le monde bureaucratique mérite également que<br />

"on s'y arrête, parce qu'il complète l'univers hospitalier. Evembé associe souvent le ventre<br />

malade de son personnage à un corps social (Yaoundé) qui a tous les caractères d'un monde<br />

en décrépitude. Ce monde bureaucratique frappe surtout par son esprit de suffisance et son<br />

flegme mép~isant<br />

pour la misère du petit peuple. L'errance d'Iyoni l'y conduit, et ce qu'il<br />

découvre, c'est une horde de "DIRECTEURS", de "PRESIDENTS", de "CHEFS DE<br />

CABINETS", de Messieurs "X" et "Y" (1). conseillers techniques dans les différents<br />

ministères de la capitale. Ce sont, certes, les Administrateurs des affaires du pays, mais ils<br />

symbolisent surtout ce que le romancier nomme d'une plume satirique "l'Etat-Major de la<br />

Maffia des Indispensables" (2), et qui ne le sont que pour eux-mêmes.<br />

Que cette catégorie sociale se recrute le plus souvent en milieu urbain, on le comprend<br />

aisément : les mutations psychologiques y sont plus rapides et tranchent nettement avec<br />

celles des campagnes où ('aliénation ne manque cependant pas de faire des ravages. Soulignons<br />

enfin que ces "bureaucrates" qui cultivent l'idolâtrie du vêtement, de l'élégance, des<br />

jouissances mondaines et de la compagnie ostentatoire de leurs secrétaires européennes, font<br />

peu de cas de la souffrance et du dénuement des hommes comme Iyoni :<br />

(1) - F. B. M. Evembé, Sur la terre en passant, op. cit., p. 96. En majuscules dans le texte.<br />

(21 - Ibidem, p.96.


- 443 -<br />

"Et dire qu'il y a des gens qui gagnent des centaines de<br />

milliers de francs par mois, et qui nous marchandent leur<br />

générosité sous prétexte qu'ils ont des dettes 1Et dire que<br />

nos amis, nos frères, nos cousins, nous refusent vingt<br />

francs (qui peuvent faire la joie de notre ventre pendant<br />

vingt-quatre heures) parce qu'ils ont cinq cent francs<br />

et les trouvent trop peu pour leu~ petite amie. Et que<br />

dire de Nkilviagah qui, il ya deux semaines - Iyoni à<br />

bout de ressources et affamé comme une sangsue, lui<br />

ayant demandé cent francs - avait répondu : "Ah oui 1<br />

je n'ai pas de monnaie maintenant. Passe demain au<br />

bureau à la première heure" (1).<br />

Cette peinture partiale et partielle d'Evembé et de la plupart des auteurs africains, est,<br />

en définitive, symbolique d'une certaine Afrique, où les valeurs essentielles de la société et<br />

de l'homme, sont parfois lettres mortes. On n'y a pas sa place quand on s'appelle Iyoni.<br />

Kambara, Je héros d'Afrika Baa, au terme de son aventure urbaine à Nécroville était parvenu<br />

à la même conclusion pessimiste. La maladie d' Iyoni ne le conduit ni à la liberté, ni à la<br />

vie : Iyoni comme Kambara sont des êtres si purs, si généreux qu'ils ne peuvent qU'être<br />

"sur la terre en passant".<br />

Que les romanciers africains exagèrent dans leur polémique, que leur univers<br />

romanesque soit toujours conflictuel et perpétuellement en branle, la critique qu'ils<br />

formulent à "encontre des avatars socio-économiques des nouvel/es cités africaines, telles<br />

la corruption et l'incurie des fonctionnaires, leur inconscience et leur incompétence professionnelles,<br />

la vénalité des charges, la quête scandaleuse des profits pour les nouveaux<br />

dignitaires du régime, les exactions et les brimades administratives auxquelles est soumis le<br />

petit peuple, ainsi que l'institution~Jisation<br />

du conformisme social et politique, tout cela ne<br />

manque pas de fondement et révèle chez eux plus que des écrivains : des hommes à la<br />

recherche d'une certaine idéologie propre à changer ou à transformer la société aux fins de<br />

son bien~tre<br />

général.<br />

(1) - F. B. M.l;vembé, Sur la terre en passant, op. cit., p. 71 - 72.


- 444 -<br />

Le temps appliqué au roman africain ne peut s'apprécier que de manière historique<br />

ou dynamique. C'est ce que nous pouvons appeler la détermination du processus d'évolution<br />

ou histoire. Celle-d renvoie nécessairement à la notion de durée, voire d'étape dans la<br />

mutation de la conscience collective ou individuelle. Elle est historique, parce que les oeuvres<br />

romanesques en question sont filles de l'histoire d'un peuple et d'un espace donnés. Elle est<br />

dynamique, parce que la conscience évolutive du narrateur ou de l'écrivain appréhende<br />

cette durée.<br />

Le roman, ainsi que "observe Jean Pouillon, ne présente pas des caractères ou des<br />

personnages statiques, au sens physique du terme. Ils sont, au contraire, engagés dans une<br />

histoire dont le<br />

romancier se propose de retracer les différentes péripéties. La succession<br />

chronologique (passé, présent, futur), en effet, quoique disposant d'un point origine (le<br />

présent, en "occurrence), est constitué par deux vecteurs opposés et par lesquels peut et doit<br />

se comprendre la temporalité :<br />

"La chronologie romanesque est saisie de /'intérieur dans<br />

les présents successifs qui la constitue telle qu'elle fut<br />

vécue .. la chronologie historique est saisie d'un point de<br />

vue extérieur à ce dont elle est chronologique " c'est<br />

pourquoi la seconde peut nous présenter un ensemble<br />

d'un seul tenant, dont le sens veut être compris dans son<br />

ambiguïté .. or l'unité de signification constitue ici la<br />

nécessité. Au contraire, saisie de l'intérieur, saisie<br />

"pendant" et non plus "apres", cette unité se dissout,<br />

apparaÎt comme remise en question à tout instant" (1).<br />

La notion du temps telle qu'elle est perçue par les héros des récits africains est bidimensionnelle,<br />

c'est-à-dire objective et subjective : "écriture du romancier et la<br />

perception du temps apparaissent ainsi comme indissociables de la durée qui est la leur. Le<br />

.<br />

temps se révèle être donc l'histoire du peuple et J'aventure des personnages qu'il est<br />

maintenant temps d'étudier en détail.<br />

(1) -Jean Pouillon, Temps et roman, Paris, Gallimard, 1946, p.167.


- 445 ­<br />

CHAPITRE II<br />

LE REALISME DES PERSONNAGES<br />

L'oeuvre littéraire est une extériorisation de la vision du monde de l'écrivain qui crée<br />

de nouvelles possibilités d'existence, à partir des expériences et des éléments que lui fournit<br />

le monde réel. Ainsi le roman, en tant qu'oeuvre d'art, est l'expression d'une vie ; il est une<br />

vie "recréée" par le romancier et proposée au lecteur, de sorte que celui-ci ne puisse<br />

manquer de s'y reconnaître. Or, pour que le lecteur se reconnaisse mieux dans le roman, il<br />

faut que les, problèmes, les messages que lui destine l'écrivain soient "incarnés", C'est<br />

pourquoi tout romancier invente des personnages qui incarnent ses rêves, ses pensées, ou<br />

tout simplement la condition humaine sous toutes ses formes, Le personnage romanesque<br />

n'est rien d'autre que la projection de la volonté du romancier. On conçoit donc mal un<br />

roman sans personnage.<br />

Mais qui veut étudier les personnages du roman africain, ne peut le faire d'une manière<br />

intéressante, s'il ne commence, au préalable, par examiner lellr statut littéraire dans les<br />

oeuvres qui ont pour cadre temporel la situation coloniale,<br />

J -<br />

LES PERSONNAGES DES ROMANS ANTICOLONIALISTES<br />

Le romancier anticolonialiste est essentiellement un auteur externe. Il se marie étroitement<br />

avec son temps.<br />

Son oeuvre est le reflet de l'actualité de son époque où il développe,<br />

en général, un point de vue, une vision du monde, en somme, qui est le suivant ;


- 446 -<br />

il y a d'un côté, le camp des colonisateurs qui sont forc~ment des malfaiteurs, de l'autre,<br />

celui des colonisés, c'est-à-dire les Africains qui sont leurs victimes. Cette vision de la<br />

réalité coloniale, ne fait pas, cependant, de ces deux camps, deux mondes étrangers l'un à<br />

l'autre. Bien aU contraire, les deux camps sont en étroite interaction. Ils entretiennent des<br />

rapports dialectiques. Ces rapports qui les régissent peuvent être codés suivant un rapport<br />

de dominateurs à dominés, d'exploiteurs à exploités.<br />

\.<br />

Cette vision d'une société en deux camps antagonistes, en deux classes, par<br />

extrapolation, n'est pas le seul point qui se dégage du roman, constituant ainsi le seul fil<br />

d'Ariane par "intermédiaire duquel il pourrait être cerné. Il y a aussi la tonalité de l'oeuvre;<br />

le roman africain, en effet, est essentiellement une oeuvre "engagée", une oeuvre de combat.<br />

Pour mettre son lecteur sur cette voie, le romancier part d'une hypothèse catégorique<br />

: la<br />

colonisation est foncièrement mauvaise pour ceux qui la subissent. Et ce qu'il veut d'abord<br />

révéler à son public, comme suprême justification de cette hypothèse, ce sont les mécanismes<br />

des méfaits de la situation de dépendance coloniale, leur nocivité sur les Noirs. Mais qui<br />

sont ces personnages 7 Comment le romancier les conçoit-il 7 Oue représentent-ils 70uels<br />

sont leurs rapports avec les écrivains, d'une part, et de l'autre, avec la colonisation 7 Le<br />

romancier africain répond à cette interrogation en faisant émerger de son oeuvre des figures<br />

de représentants de la colonisation.<br />

A -<br />

Les personnages européens<br />

Trois types d'agents coloniaux nous sont présentés dans les oeuvres qui traitent de la<br />

situation coloniale : les agents de "Administration, les missionnaires, les commerçants, et<br />

notamment les commerçants grecs. Ou'on pense à Ville cruelle, au Pauvre Christ de Bomba,<br />

au Roi miraculé de Mongo Béti, à Une vie de boy, au Vieux Nègre et la médaille et Chemin<br />

d'Europe de Ferdinand Oyono ; qu'on jette un coup d'oeil Sur Climbié de Bernard Dadié,<br />

sur Le docker noir de Sembène Ousmane, sur Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou<br />

Kourouma, sur La plaie de Malick Fal!, sur Liaison d'un été d'Olympe Bhêly-Ouenum,


- 447 -<br />

sur Les Bouts de boÎs de Dieu et 0 pays, mon beau peuple 1 de Sembène Ousmane, sur<br />

Cette Afrique-Ià de Jean 1kellé-Matiba, sur Afrique, nous fignorons de aenjamin Matip,<br />

ete..., on se rendra compte que les personnages européens occupent une place de choix<br />

dans toutes ces oeuvres.<br />

1 - Les Agents de l'Administration coloniale<br />

Par agents de l'Administration coloniale, nous voulons désigner les responsables de la<br />

politique coloniale : le Commandant, le Commissaire de police, deux personnalités<br />

importantes qui rendent la justice, et le médecin.<br />

a -<br />

Le Commandant<br />

/1 est le représentant du pouvoir central. Il jouit d'un grand prestige social. Il n'est<br />

cependant pas visible concrètement dans tous les romans. Dans Ville cruelle, il est suggéré<br />

par l'expression "bâtiments administratifs",<br />

"Le<br />

Tanga commercial se terminait au sommet de la<br />

colline par un pâté de<br />

bâtiments administratifs, trop<br />

blancs, trop indiscrets. /ls flamboyaient au soleil. Leur<br />

vue laissait, on ne sait pourquoi, un irréductible<br />

sentiment de désolation" (1J.<br />

.-.----.- --- ------ ---------.--_.-.._- ._.------.- ------ ------------ --- -...----------------. ------------- -----....-..__....--_..--.<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 20.


_.a••••••••__a<br />

- 448 -<br />

Dans Mission terminée, la présence du Commandant est aussi signalée par l'expression<br />

..Administration coloniale" (1). C'est surtout dans Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi<br />

miracultS qu'apparaît concrètement le visage de J'Administrateur. Il se nomme Vidal dans<br />

Le Pauvre Christ de Bomba et Lequeux dans Le Roi miraculé. Au point de vue de la<br />

description, il est à noter qu'elle reste partout sobre. Au cours des trois apparitions de Vidal<br />

\<br />

dans le Pauvre Christ de Bomba, autant que Deiiis le jeune narrateur peut nous le confirmer,<br />

il a toujours le même moyen de locomotion, une motocyclette side-car et porte une culotte.<br />

Il témoigne d'une grande solidarité envers le R. P. S. Drumont. lequeux est nettement plus<br />

décrit que Vidal :<br />

"L'Administrateur chef de la région, un homme dont la<br />

petite taille et la carnation un peu colorée de même que<br />

le soin extrême dont il affligeait sa personne, ne<br />

frappèrent que modérément le prêtre" (2).<br />

Il s'agit du moment où, à la suite de la maladie du Chef Essomba Mendouga, Lequeux<br />

est venu voir Leguen, c'est-à-dire le prêtre. Un seul trait, dans ce portrait retient l'attention<br />

du lecteur. C'est "le soin extrême dont il affligeait sa personne". C'est un indice de sa haute<br />

classe.<br />

Il faut noter, dans la présentation de ces deux Administrateurs, que Mongo Béti ne<br />

nous dit rien sur le lieu de leur travail, ni sur leur vie privée. Ferdinand Oyono, au contraire,<br />

nous présente, dans Une vie de boy, le Commandant Robert, dit Zeuil-de-panthêre (3)<br />

dans sa vie privée. Ecoutons son portrait par la bouche de Toundi :<br />

__ •• ~<br />

•• •• ...... • ._•••••••••••_ •••• •• _ ••••• ._._._•••••••••••• _ •••••••••<br />

(1) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 8.<br />

(2) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 110 - 111.<br />

(3) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p.40.


Il est marié<br />

- 449 -<br />

"Mon maÎtre est trapu, Ses jambes muscltIes ressemblent â<br />

celles d'un marchant ambulant, C'est le genre de personne<br />

que nous appelons "souche d'acajou" parce que la souche<br />

d'acajou 'est si résistante qu'elle ne ploie sous aucune<br />

tornade" (1 J.<br />

.<br />

; sa femme est la plus belle de toutes les femmes blanches de la ville de<br />

Dangan, le chef-lieu de la circonscription administrative. Nous assistons à leur repas, à leurs<br />

petits baisers. Bien plus, nous savons que le Commandant est "incirconcis'; que sa femme<br />

est infidèle, que son amant s'appelle Moreau, le régisseur de la prison. Ferdinand Oyono<br />

nous décrit abondamment les peines du Commandant quand il se rend compte que sa femme<br />

le trompe. ka description que nous fait Ferdinand Oyono est une description à la mesure<br />

de l'homme, c'est-à-dire qui respecte les péripéties de la vie quotidienne.<br />

Sur le plan idéologique, l'objectif de "auteur d'Une vie de boy est de démythifier le<br />

Blanc ; quant à l'auteur de Ville cruelle, il semble qu'il ait poursuivi un autre but. Il a<br />

surtout cherché à nous présenter des types, comme pour être sûr qu'ils seront vus de cette<br />

façon-là, c'est-à-dire, en tant qu'ennemis principaux des Africains. Ferdinand Oyono, lui,<br />

non seùlement présente le Commandant comme le symbole de la situation de dépendance<br />

coloniale, mais détruit encore ce symbole par l'écriture. Il veut, pour cela, ravaler le représentant<br />

de l'ordre politique plus bas que terre. Ët il y réussit. Dans la conscience des Noirs,<br />

surtout dans celle de Toundi, dès l'instant où l'on n'ignore plus que le Commandant est<br />

"incirconcis", que sa femme "écarte les jambes dans les rigoles et dans les voitures" (2),<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, p. 35.<br />

(2) - Ibidem, op. cit., p.150.


- 450 -<br />

il perd respect et considération aux yeux des Noirs. Il devient la risée de tout le monde ; il<br />

est détruit. Chez Mongo Béti, nous avons affaire à des robots, donc des monstres. Il invite<br />

les Noirs à leur destruction.<br />

Les deux Administrateurs, Vidal et Lequeux, sont des "colonialistes", selon<br />

l'expression d'Albert Memmi (1). Ces fonctionna,ires sont soumis au phénomène de mobilité<br />

sociale.<br />

b -<br />

Le médecin<br />

Ce type d'agent colonial est assez rare dans le roman africain. Ferdinand Oyono nous<br />

signale, dans.Une vie de boy, l'existence de deux médecins en ces termes :<br />

"Pour le moment, le médecin indigène est en train de<br />

faire une opération. La consultation commencera dès qu'il<br />

aura fini... Quant au docteur blanc, il n'est jamais là...<br />

D'ailleurs il vient de passer capitaine..." (2).<br />

C'est dans Le Pauvre Christ de Bomba de Mongo Béti, qu'il est surtout évoqué de<br />

façon concrète. Il se nomme Alfred Arnaud. Il est assez distinctif au point de vue du physique<br />

et de J'habillement. Comme trait physique, le médecin :<br />

(1) - "Le colonialiste, écrit A. Memmi, n'est, en somme, que le colonisateur qui s'accepte<br />

comme colonisateur. Qui, par suite, explicitant sa situation, cherche à légitimer<br />

colonisation", Portrait


- 451 -<br />

"Portait une longue barbe noire, ainsi qu'une chemise<br />

kaki avec des épaulettes" (1J.<br />

Mais son réalisme vient surtout, nous semble-t-il, de son rapport avec son métier.<br />

Dans le roman, on vient de découvrir que la majeure partie des femmes de la sixa sont<br />

atteintes de maladies vénériennes. Le médecin est appelé d'urgence par le R. P. S. Drumont<br />

pour y faire une prospection. Le rapport qu'il pr~sente<br />

à cet effet, montre Une homogénéité<br />

entre son langage et son attribut social :<br />

"Dès mon entrée dans le camp, dit-il, j'ai été aussitôt<br />

frappé par l'aspect sordide de l'endroit... De l'enquête<br />

forcément sommaire A laquelle j'ai pu me livrerA<br />

l'intérieur des cases de ce camp, il ressort que leur disposition<br />

générale ainsi que leur entretien non seulement<br />

heurtent le bon sens le plus élémentaire, mais encore,<br />

contreviennent d'une façon caractérisée aux règlements<br />

édités, en cette matière, par l'autorité compétente du<br />

Territoire, je veux dire : le Service d'hygiène mobile et<br />

de prophylaxie... Deux sujets sont atteints de blennorragie<br />

" un de blennorragie chronique " un de blennorragie<br />

normale. Comment j'ai détecté la maladie ? Mon<br />

Dieu, ça n'a pas été bien difficile. Je n'ai même pas eu A<br />

utiliser mon microscope pour identifier le gonocoque<br />

de Neisser... (2J.<br />

Des expressions telles que<br />

: "Le Service d'hygiène mobile de prophylaxie", le cas de<br />

"blennorragie chronique", "le gonocoque de Neisser", témoignent de la maîtrise du lexique<br />

médical par le docteur Arnaud. Son langage est pertinent.<br />

(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 338.<br />

(2) - Ibidem, p. 338 - 343.


- 452 -<br />

c -<br />

Le Commissaire de policE'<br />

C'est avec les agents coloniaux des forces de l'ordre que nous allons clore ce recensement<br />

des personnages de la structure administrative de la colonisation. Ils sont représentés<br />

par le Commissaire de police et ses subalternes. Ils sont fréquents dans les oeuvres anticolonialistes.<br />

Le Commissaire est amplement évoqué par Jean Malonga dans Coeur d'Aryenne,<br />

par Bernard Dadié dans Climbié, par Mongo Béti dans Ville cruelle. Banda, le héros de<br />

\<br />

Ville cruelle l'a méme aperçu quelquefois. Mais aU moment où le lecteur entre dans cet<br />

univers romanesque, le Commissaire n'est plus là. C'est surtout dans le Le vieux Négra et la<br />

médaille et Une vie de boy de Ferdinand Oyono que le Commissaire, surnommé Gosierd'Oiseau<br />

est omniprésent :<br />

"La nuit dernière, le quartier indigène a reçu la visite de<br />

Gosier-d'Oiseau, le Commissaire de police. Il doit ce nom<br />

à son cou interminable et souple comme celui de nos<br />

pique-boeufs" fT J.<br />

d -<br />

Le missionnaire<br />

A côté de ce corps de la structure administrative, il y a celui de la structure religieuse,<br />

c'est-à-dire le missionnaire (2). La figure du missionnaire est partout présente dans le<br />

roman anticolonialiste. On peut méme avancer qu'elle rivalise avec celle de l'Administrateur<br />

et du Commissaire. Il s'appelle Kolmann dans Ville cruelle, R. P. S. Drumont dans le Pauvre<br />

Christ de Bomba, Vandermayer dans Une vie de boy et dans Le vieux Nègre et la médaille<br />

R. P. Hux dans Coeur d'Aryenne, Père Marius dans Un Sorcier blanc à Zangali, Pasteur<br />

William dans Afrique, nous t'ignorons. Rappelons que comme Vandermayer dans les deux<br />

romans de Ferdinand Oyono, Le Père Leguen est récurrent dans Le Pauvre Christ de Bomba<br />

et Le Roi miraculé.<br />

(1) -Ferdinand Oyono, Une vie de boy op. cit., p.37.<br />

(2) - Les missionnaires ne sont évoqués, ici, que dans le cadre du recensement des agents<br />

coloniaux. Il ne sera pas question de leur rôle précédemment étudié.


- 453 -<br />

Ces missionnaires sont remarquables sur deux points<br />

: le physique et l'accoutrement,<br />

le rapport à la profession. Sur le plan de l'habillement, on constate que tous apparaissent<br />

avec leur soutane, sauf les pasteurs de l'église protestante. Sur le plan physique, non<br />

seulement tous les narrateurs évoquent leur barbe, mais ils mettent également l'accent sur<br />

leur forme et leur couleur. Le R. P. S. Drumont "a une barbe noire qui enveloppe son<br />

visage" (1) ; "Leguen a une barbe blanche" (2)<br />

; Vandermayer, dans Le vieux Négre et la<br />

médaille, porte "une barbe noire" aussi (3). L'accent mis sur l'évocation de la barbe<br />

correspond, semble-t-il, au mythe du prêtre dont la barbe devrait rappeler celle de<br />

Jésus-Christ ou de ses disciples. C'est un symbole de foi de sainteté. Par rapport au métier,<br />

à la profess!on, presque tous les prêtres décrits par les romanciers noirs, sont présentés<br />

célébrant la messe. C'est là un trait de pertinence qui leur confère Un carac~ère<br />

de lisibilité.<br />

e -<br />

Les commerçants<br />

Enfin, le dernier corps des agents coloniaux qu'il nous reste à évoquer, sont les commerçants,<br />

et notamment les commerçants grecs. Ils occupent, sans conteste, le domaine de<br />

l'exploitation économique, quoique derrière eux, l'on sente une présence plus puissante,<br />

celle des Français. C'est essentiellement sur les commerçants grecs que les récits sont focalisés.<br />

Ils définissent la structure du système économique.<br />

(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Çhrist de Bomba, op. cit., p. 24.<br />

(2) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p. 27.<br />

(3) - Ferdinand Oyono, Le vieux Nègre et la médaille, op. cit., p. 95.


- 454 -<br />

Tous ces agents coloniaux que nous venons de recenser -<br />

Administrateurs, missionnaires,<br />

commerçants grecs - constituent les acteurs qui font tourner l'appareil colonial. Si le<br />

romancier nous les présente, et si nous avons commencé par les recenser, c'est que, à travers<br />

leurs fonctions. leurs rôles, va apparaître la réalité profonde de la situation de dépendance<br />

coloniale. En fait, c'est à travers leurs activités de fonction que la colonisation peut être<br />

jugée bonne ou mauvaise. Voyons donc la fonctio~<br />

des agents coloniaux.<br />

2 - Le rôle des agents coloniaux<br />

Le recensement opéré au niveau des agents coloniaux, ne présente pas, en soi, un très<br />

grand intérêt. La question que l'on doit se poser aussitôt, et elle est d'importance, c'est de<br />

savoir ce qu'ils font (1)<br />

; car si la colonisation s'avère comme un mal, ce mal n'est pas sans<br />

source. Il provient d'un sujet. Ce qui intéresse donc les romanciers africains et tous ceux qui<br />

lisent leurs oeuvres, c'est de chercher à appréhender les rôles respectifs des agents coloniaux<br />

dans le processus de la colonisation.<br />

a -<br />

Une aberrante hypocrisie<br />

Le romancier africain anticolonialiste ne nous présente pas un panégyrique du système<br />

colonial. Au contraire, il s'emploie à le détruire, en le démontant pièce par pièce. C'est de<br />

cette façon qu'il compte réussir l'hypnose du public, c'est-à-dire à le convaincre, à le<br />

"conscientiser". Pour cette opération délicate, parce que nécessitant une grande sagacité,<br />

l'auteur part de l'idéal colonial pour mieux le détruire ou le démythifier, tout en faisant<br />

un sévère procès.<br />

(1) - Nous nouS efforçons d'étudier les personnages, leurs comportements et leurs attitudes,<br />

non en termes de caractères comme le veut une certaine tradition, mais en termes de<br />

fonctions et de rôles.


- 455 -<br />

Historiquement, l'idéal colonial se définit comme Une volonté du colonisateUr de<br />

répandre sa civilisation à des "peuplades" qui en sont dépourvues. Ainsi comprise, la colonisation<br />

apparaissait comme une oeuvre bienfaisante. Dans cette noble mission civilisatrice,<br />

l'Administrateur et le missionnaire se devraient de çonjuguer leurs efforts. Et justement,<br />

nonobstant de légères contradictions entre Administrateurs et missionnaires, le roman anticolonialiste<br />

exprime bien cette notion de complicité et de convergence des rôles vers une<br />

même finalité (1).<br />

Ce peuple civilisé, hier esclavagiste, se dit aujourd'hui transformé et prétend se porter<br />

garant du bonheur et de l'émancipation de ceux-là mêmes qu'ils marquait au fer rouge. Les<br />

paroles coincident-elles avec les actes? Le lecteur des oeuvres narratives de ce temps-là,<br />

découvre tôt le contraire de cette prétendue civilisation. Car à tous les niveaux du rôle des<br />

agents coloniaux, le<br />

Noir apparaît comme un être exploité économiquement, détruit<br />

culturellement, asservi physiquement et humilié moralement.<br />

(1) - Dans le Pauvre Christ de Bomba, une certaine opposition de la part du R.P. S. Drumont<br />

se manifeste à J'endroit de Vidal. Il refuse de faire Un Christianisme à J'usage des Noirs<br />

comme le lui demande le représentant du pouvoir politique. C'est dans Le Roi<br />

miraculé que l'opposition entre l'Administrateur et le prêtre est la plus vive.<br />

L'Administrateur Lequeux tente de dissuader le prêtre de convertir le Chef des<br />

Essazam :<br />

.. - Allez, faites-moi le petit serment que je vous demande. Juré?<br />

-Non'"<br />

:- Prenez garde à ce que vous dites. Père. Si j'ai conçu la solution bâtarde que je vous<br />

propose, c'est uniquement en raison de la sympathie que vous m'inspirez. Prenez<br />

garde que, si vous me poussez à bout, je n'opte pour les méthodes inamicales.<br />

J'ai dit : Non 1Je répète : Non! Ce que vous me demandez est absolument<br />

impossible. Je n'ac~epterais jamais une pareille proposition, vînt-elle de mon<br />

évêque - d'ailleurs c'est un faux problème", p. 240 - 241. On le voit, la rupture<br />

entre Lequeux et Leguen est faite.<br />

En revanche, il y a des prêtres qui apportent manifestement leur appui à l'Administration<br />

coloniale. C'est le cas notamment du Père Kolmann dans Ville cruelle et<br />

Vandermayer dans Le vieux Nègre et la médaille.


- 456 -<br />

b -<br />

le vrai mobile de la colonisation<br />

Pour tous les romanciers qui font "objet de cette étude -<br />

et c'est ainsi que le révèle<br />

"histoire -<br />

le fond des problèmes de la colonisation, ce sont les motivations économiques.<br />

Fin observateur de son époque, et soucieux avant tout de traduire la réalité la plus fondamentale,<br />

le romancier africain fait de la struct~re<br />

économique Un thème récurrent. les<br />

rapports du colonisateur avec le<br />

Noir se traduisent par des rapports économiques. Point<br />

n'est besoin de soutenir que dans ce rapport, l'Africain est absent de la jouissance du bienêtre<br />

matériel, et qu'au contraire, le colonisateur l'exploite sous tous les angles, pour assouvir<br />

son appétit économique. L'idéal colonial est Une aberrante hypocrisie. Il ne peut résoudre<br />

les problèmes des Noirs. Le romancier le sait, qui invite son public à déjouer cette manoeUvre.<br />

En fait, tous les agents coloniaux, sans exception aucune, ont un dénominateur<br />

commun : l'exploitation économique. Tout le reste est secondaire. Ce qUÎ les intéresse,<br />

c'est l'argent. Ils ne font qu'obéir à l'éthique capitaliste qui a engendré la colonisation, et<br />

qui fait<br />

de la recherche de l'argent, du profit, son souci premier. Cependant le romancier ne<br />

décrit pas, au hasard, le rôle des agents coloniaux dans l'exploitation économique. Il<br />

le<br />

fait suivant des zones de lumière et d'obscurité. En l'occurrence, il se focalise essentiellement<br />

sur le rôle économique des commerçants grecs. C'est la cible la mieux vÎsée. C'est donc<br />

autour des commerçants grecs que nous analyserons l'exploitation économique.<br />

Dans toUs les pays africains, ily a eu des satellites de la colonisation française. Ici, ce<br />

sont des Syriens ou des libanaJs, parfois les deux à la fois ; là, ce sont en majorité des Grecs,<br />

comme au Cameroun, autant que nous le révèlent les romans de Mongo Séti et de<br />

Ferdinand Oyono.


- 457 -<br />

Lès grecS sont absents de la scàne politique. C'est la chaSse gardée des ~rançais.<br />

Leur<br />

seule activit~ r~sÎde dans l'exploitation économique, Il existe entre les Grecs et les NoirS, sUr<br />

le plan ~coriomique,<br />

il va de soi, une espèce "d'échange inégal", Dans ce rapport, là commerçant<br />

grec représente le financier, le possesseur du capital-:-argent, et les Noirs, les<br />

planteurs ruraUx, les fournisseurs de la marchandise, des produits commerciaux. Ici domine<br />

\,<br />

le cacao, "une deS principales cultures commerciales de certains pays d'Afrique de l'Ouest.<br />

Dans Vil/a cruelle de Mongo Béti, nous assistons à Une séance de vente de cacao. La<br />

scène est dominée par la silhouette de Paflogakis. Partout ce sont les mêmes procédés de<br />

vente : la mémorable balance romaine, la publicité mensongère orchestrée par les agents<br />

noirs zélés au service du Grec. On crie, à qui mieux mieux,<br />

que "on va vendre au-dessus<br />

du cours officiel. Mais en réalité, le but recherché est d'attirer les foules des ruraux. Et quand<br />

il se présente suffisamment de clients, on baisse régulièrement les prix jusqu'au dessous du<br />

cours normal. Prenons Uri exemple, de préférence, dans Ville cruelle ; notons qu'jl est<br />

valable' aussÎ bien par le contenu que par le ton dans de nombreuses oeuvres romanesqUes<br />

qui ont pour cadre la situation coloniale :<br />

"On voyait rarement le patron grec, sauf pendant la<br />

saison du cacao, c'est-à-dire de décembre à février<br />

(car si le bois était roi plus bas, le cacao régnait ici). Alors,<br />

huit heures sonnaient que Nt. Pal/ogakis-gommeux<br />

olivâtre, frais, fort sobrement habillé de blanc, sec, le nez<br />

crochu et paternaliste - avait déjà pris place devant une<br />

balance romaine, entourtJ de ses hommes, des rabatteurs<br />

qui criaient, vociféraient, trépignaient avec frénésie, se<br />

frappaient la cuisse. De loin, ils vous faisaient l'éloge de<br />

leur martre en quelques mots très colorés et suggestifs.


- 458 -<br />

Si vous aviez l'air dédaigneux, ils descendaient dans la rue,<br />

vous prenaient au collet et vous disaient : "Pose ta charge<br />

I~,<br />

sur le trottoir, nous te la remettrons sur ta tête aU<br />

besoin. Ecoute-nous. Soixante francs le kilo... Penses-y,<br />

mon frère.<br />

Où trouveras-tu ça 1" Et patati et patata...<br />

M. Pallogakis commençait la ;ournJe par un cours<br />

supJrieur au prix officiel<br />

: le bruit se répandait comme<br />

un feu de brousse. Les paysans accouraient avec leurs<br />

\<br />

charges, s'amassaient devant le levantin. Et plus il y en<br />

avait et plus il en venait, et plus il était facile à<br />

M. Pallogakis de baisser progressivement et insensiblement<br />

le taux et de commettre d'autres fraudes" (iJ.<br />

c -<br />

La violence des travaux forcés<br />

Ce n'est pas toujours dans la paix que l'envahisseur a procédé à la réalisation des<br />

travaux correspondant à ses intérêts. Le Noir a toujours résisté et face à cette résistance, on<br />

lui a imposé la voie de la force ; c'est le,cas des travaux forcés : constructions de routes, de<br />

ponts, de chemins de fer, de ports, etc... Dans Le Pauvre Christ de Bomba, nous avons des<br />

échos de ces travaux forcés. Denis le narrateur, en dépit de son jeune âge, rapporte Un témoignage<br />

accablant sur ces travaux. L'image qu'il révèle est fort semblable à celle d'esclaves dont<br />

les conditions ne le cèdent en rien à celles des anciens esclaves romains, en train de construire<br />

des temples :<br />

"J'ai vu creuser la route Manding-Zomba. C'était terrible.<br />

Les gens travaillaient attachés ~ IJne corde qui s'enroulait<br />

autour de la taille du premier, allait s'enrouler autour de la<br />

taille du suivant, et ainsi de suite. Et les tirailleurs les<br />

surveillaient si quelqu'un tombait, ils lui faisaient<br />

claquer leurs chicottes sur le dos, lui striait la peau jusqu'à<br />

ce qu'il se relève et se tienne fermement sur ses pieds" (2).<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., 19. Même de nos jours, on peut rencontrer l'Image de<br />

ces satellites de la colonisation française sous la néo-colonisation. C'est dire que<br />

l'évolution n'est qu'apparente.<br />

(2) - MongoJ,éti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 75.


- 459 -<br />

Et au moment où le narrateur fait son récit, il est encore question de recruter des<br />

gens pour creuser Une autre route. Denis sait que"ce sera terrible" (11. Les images que nous<br />

présente Denis traduisent la cruauté du système coloniill. L'Africain est un vrai esclave, Une<br />

bête de somme, en quelque sorte.<br />

\<br />

A côté de ces images cruelles, il faut aus'si noter les humiliations de toutes sortes,<br />

notamment celles qui sont nées de la subordination. Le Noir est contraint d'ob~ir comme<br />

un animal à son maître. " subit sans avoir la possibilit~<br />

de regimber. Dans Ville cruelle, c'est<br />

la mère de Banda qui se confie à Odilia :<br />

:'De notre temps, si un Blanc te disait : "Mets-toi à<br />

genoux 1" tu ne trouvais rien de mieux à faire que de te<br />

mettre à genoux .. ou bien : "Couche-toi sur le ventre,<br />

que je te fouette le derrière 1", tu t'aplatissais sur le<br />

sol" (2).<br />

plus humiliants'<br />

Vraiment le colonisateur a fait subir aux Africains des traitements on ne peut<br />

d -<br />

La violence répressive<br />

Elle vient à un moment où le Noir refuse l'état d'esclave qu'on lui impose, ou Cluand<br />

il<br />

refuse d'ètre exploité. La violence répressive traduit le rapport dialectique et antagoniste<br />

entre Noirs et agents coloniaux.<br />

Cl) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 75.<br />

(2) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 195.


- 460 -<br />

Exploitation, violence, asservissement, démolition culturelle dans les colonies, voilà<br />

l'image que nous donnt&s récits africains de la "praxis" dès agents coloniaux en Afrique. Ce<br />

fut une vraie "décivilisation", ce qui a permis aU poète Césaire de formuler l'é{Juation<br />

suivante:<br />

"Colonisation • chosification".<br />

La colonisation n'a pas toujours apporté la paix et la civilisation en Afrique noire. Elle<br />

a surtout crée des problèmes qui seront longtemps préjudiciables aux Africains. Des hommes<br />

sans cohérence culturelle, désormais divisés sur le plan politique, entre le destin authentique<br />

de l'Afrique et sa prostitution" au nouvel ordre mondial", c'est-à-dire à l'Occident, ce qui<br />

signifie "éternelle dépendance avec tout ce que cela comporte de dangeureux pour<br />

l'émancipation de l'homme africain.<br />

Tous les efforts des romanciers qui dépeignent la situation coloniale ont visé à<br />

présenter les personnages européens avec l'ironie et la satire les plus destructives pour tourner<br />

en ridicule la notion de la "mission civilisatrice" de l'Occident.<br />

Si le personnage européen est Administrateur, il est le plus souvent associé aux impôts<br />

accablants, aux travaux forcés et à la prison. Il est généralement méchant, autoritaÎre et très<br />

expéditif<br />

; tout le monde le craint. S'il est missionnaire, il èst impulsif, briseur d'idoles en<br />

même temps qu'homme d'affaires. S'il est Commissaire de police, il est brutal. S'il est<br />

commerçant, il<br />

exploite les gens et ne paie pas ses employés noirs. Lisons l'inventaire que<br />

nous livre aenjamin Matip des, Blancs à Kessae, la ville où se déroule la plus grande partie<br />

du drame dans Afrique, nous t'ignorons:


- 461 -<br />

"Le Commandant, l'Administrateur de la ville : il est<br />

orgueilleux, aime un peu trop les filles du pays, et sans<br />

allure... Roger, le direcœur de la C.F.A.O.<br />

: impulsif et<br />

sans vergogne... Walker, le direcœur de la R. W. King :<br />

flegmatique et forcément raciste... Dupont, direcœur de<br />

l'Ecole officielle : bon maÎtre mais hélas ne croit en<br />

aucun Dieu... Le pasteur n'hésite pas À rappeler le perdu,<br />

,<br />

le communiste... Toufanos, le plus riche millionnaire de la<br />

ville, d'origine grecque, À la fois commerçant et planœur :<br />

cupide, malhonnête, avec des moeurs bizarres" (1J.<br />

Les rapports entre eux et les personnages noirs sont ceux de dépendance, souvent<br />

conflictuels et ces rapports réflètent la réalité socio-politique de l'Afrique colonisée.<br />

Nous a:,ons décrit la morphologie et la syntaxe des personnages européens dans les<br />

romans africains anticolonialistes. Ils apparaissent tous comme des personnages stéréotypés,<br />

mauvais représentants d'une grande civilisation. Les principaux traits de leur caractère moral<br />

et psychologique sont, dans le fond, une transposition assez fidèle de la réalité, comme nous<br />

le révèlent les romanciers<br />

- Jean Malonga faisant le portrait de Roch Morax, le colonial, "difficile et<br />

dangereux" dont "la personne dégage une antipathie qui se sent à distance" (2), n'hésite pas<br />

à ajouter :<br />

"On croirait à une fiction pure agrémentée À dessein en<br />

lisant ces lignes. Mais hélas 1 C'est pourtant la réalité<br />

même. Les Morax, des mi'lliers et des milliers de Morax<br />

ont vécu et vivent encore en chair et en os et ont bien été<br />

et sont encore les auteurs des sévices qui révoltent peut­<br />

IHre le lecteur. 1/ ne doit pas cependant trop s'en étonner,<br />

car il ignore sans doute les coutumes d'une colonisation<br />

bien comprise" (3).<br />

(1) - Benjamin Matip, Afrique, nous t'ignorons, op. dt., p. 55.<br />

(2) -Jean Malonga, Coeur d'Aryenne, op. cit., p. 168.<br />

(3) - Ibidem'i' 184.


- 462 -<br />

Mongo B~ti assure ~galement le lecteur que les personnages dont grouille Lé Paùvrli<br />

Christ de aomba, "ont ét~ saisis sur le vif. Et il n'est ici anecdote ni circonstance qui ne soit<br />

rigoureusement authentique ni même contrôlable" (1).<br />

Enfin, Jean Ikell~-Matiba<br />

souligne que Cette Afrique-Ià est Un "document"<br />

"C'est un récit authentique. L'auteur a voulu faire parler<br />

des voix d'outre-tombe. L'ère de la colonisation est<br />

\<br />

révolue. C'est maintenant le temps des bilans, des<br />

mémoires, des plaidoyers prodomo... Tout cela est nécessaire<br />

pour éclairer le grand public et faciliter le travail<br />

des chercheurs" (2).<br />

Mais ce qui importe pour le lecteur, c'est de chercher à savoir comment les romanciers<br />

africains conçoivent leurs personnages, et sur ce point François Mauriac a raison quand il<br />

écrit:<br />

"Ce que la<br />

vie fournit au romancier, dit-il, ce sont les<br />

linéaments d'un personnage, l'amorce d'un drame qui<br />

aurait pu avoir lieu, des conflits médiocres à qui d'autres<br />

circonstances auraient pu donner de l'intén!t. En somme,<br />

la vie fournit au romancier un point de départ qui lui<br />

permet de s'aventurer dans une direction différente de<br />

celle que la vie a prise. Il rend effectif ce qui n'était que<br />

virtuel ,. il réalise de vagues possibilités. Parfois, simplement,<br />

il prend la direction contraire de celle que la vie a<br />

suivie ,. il renverse les rôles ,. dans tel drame qu'il a<br />

connu, il cherche dans le bourreau la victime et dans la<br />

victime le bourreau. Acceptant les données de la vie, il<br />

prend le contrepied de la vie" (3).<br />

Le romancier noir dont l'oeuvre a pour cadre temporel là situation coloniale ne peut<br />

se dérober entièrement au regafd de cette vérité, même si les personnages européens dont il<br />

brosse les portraits, apparaissent comme des stéréotypes.<br />

(1) - Mongo Béti, Le Pauvre Christ de Bomba, op. cit., p. 8.<br />

(2) - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 11.<br />

(3) - FrançoisMauriac, Le romancier et ses personnages, Paris, Buchet-Chastel, 1933, p. 89.


- 463 -<br />

B -<br />

LeS personnages africains<br />

Le romancier africain ne se contente pas seulement de réduire la réalité coloniale aux<br />

seuls agents coloniaux. Il peint aussi celle des colonisés. Ce sont, pour la plupart, des Noirs<br />

qui, sous un léger déguisement, représentent ou la vie du romancier lui-même ou les angois-<br />

\<br />

ses d'une société colonisée. C'est pourquoi les romans qui abordent le thème de l'aventure<br />

coloniale, sont, dans leur immense majorité~u=Phiques : Climbié de Bernard Dadié,<br />

Une vie de boy de Ferdinand Oyono, Le Pauvre Christ de Bomba et Mission terminée de<br />

Mongo Béti, L'enfant Noir de Camara Laye, sont des autobiographies. Même dans les romans<br />

où le récit est donné à la troisième personne, il ya toujours une partie qui relate des événements<br />

qu'ont réellement vécus les auteurs<br />

: Le docker noir de Sembène Ousmane, Afrique,<br />

nous t'ignorons de Benjamin Matip et Sous l'orage de Seydou Badian, en sont quelques<br />

exemples. Mais comment le romancier présente-t-i1 la réalité aux yeux des colonisés 7<br />

Quelle conscience manifestent-ils face à ce phénomène 7 Quelles ont été leurs réponses 7<br />

1 - Les populations semi-occidentalisées<br />

La colonisation, en Afrique noire, a existé par rapport aux Africains. Ce sont eux qui<br />

ont occupé le dessous dans les rapports de forces antagonistes durant cette période. Ils<br />

constituent donc forcément un élément important de la réalité coloniale. Parce que cette<br />

réalité, c'est l'histoire vécue,?e façon différente, certes, par les agents coloniaux et les<br />

colonisés à la fois. Par conséquent, l'aspect que privilégie, avant tout, le romancier afrÎcain,<br />

c'est l'ensemble des transformations introduites dans les colonies et le sort subi par le Noir.


- 464 -<br />

Les agents coloniaux, même s'ils ont en commum un rôle quÎ est celui d'exploiter les<br />

Noirs, assurent chacun à son niveau une fonction spécifique correspondant à une structure<br />

qui exige un élargissement par "intégration d'éléments africains. On va donc voir apparaître,<br />

parallèlement à chaque corps des agents coloniaux, des colonisés qui vont les seconder en<br />

• \<br />

subalternes dans leur tâche. Ces nouvelles couches vont, à leur tour, constituer l'indice<br />

d'une destruction de la société africaine. L'Afrique va être désaxée, décalée. Cette situation<br />

va se traduire par une réalité nouvelle.<br />

Ce que nous désignons sous le vocable de nouvelles couches africaines, appartient à<br />

cette partie lamentable de ratés et de pantins, mais qui forme un groupe socio-professionnel<br />

distinct. Nous avons, ici, affaire à une catégorie d'Africains victimes d'un phénomène<br />

colonial particulier que Ferdinand Langenhove appelle le "rejet intégral de l'assimilation<br />

totale" (11.<br />

Leurs conditions matérielles et leur position sociale sont celles de privilégiés<br />

par rapport à l'immense majorité des populations africaines. Il n'empêche que ces nouvelles<br />

couches<br />

africaines sont des gens mal à l'aise entre deux mondes. Si leur culture comme<br />

leur situation sociale tendent à les pousser vers le colonisateur, cette tentation est vite<br />

annihilée par la logique interne du système colonial. Un Gouverneur Général de l'A.O.F.,<br />

expliquant les principes de l'éducation coloniale, déclare :<br />

(1) - Ferdinand Van Langenhove, Consciences tribales et nationales en Afrique noire,<br />

Bruxelles,<br />

Institut Royal des Relations Internationales, 1960, p.226.


- 465 -<br />

"Le devoir colonial et les nécessités politiques et éconoques<br />

imposent Il notre oeuvre d'éducation une double<br />

tâche : il s'agit d'une part de former des cadres indigènes<br />

qui sont destinés li devenir nos auxiliaires. dans tous les<br />

domaines, et d'assurer l'ascension d'une élite soigneusement<br />

choisie ,. il s'agit d'autre part d'éduquer la masse,<br />

pour la rapprocher de nous et de transformer son genre<br />

de vie... Au point de vue politique, il s'agit de faire<br />

connaftre aux Indigènes nos efforts et nos intentions,<br />

de les rattacher Il leur place, à la vie française" (1J.<br />

Un théoricien de la colonisation, Jules Harmand, après avoir écarté toute notion<br />

d'égalité du cplon et de l'Indigène, écrit en 1910<br />

"La domination dont nous avons fait ressortir le caractère<br />

forcément aristocratique, exige pour être appliquée avec<br />

succès et moralité, la constitution, dans chaque Etat<br />

colonial d'un corps d'élite, d'un état major civil soumis<br />

à des règles particulières de recrutement, de préparation<br />

et d'avancement, jouissant de garanties spéciales, strictement<br />

fermé aux intrusions du dehors, investi d'une<br />

autorité indiscutée sur tous les services provinciaux,<br />

exerçant exclusivement ou se préparant à exercer, le<br />

temps venu, les fonctions de commandement, de<br />

direction et de contrôle qui sont, de leur nature, à tout<br />

jamais interdites et inacessibles aux hiérarchies<br />

indigènes" (2).<br />

(1) - Le. Gouverneur Général Brévié, devant le Conseil de Gouvernement de l'A. O. F., in<br />

Bulletin de "Enseignement en A. O. F., nO 74, p.3.<br />

(2) - Jules Harmand, Domination et colonisation, Paris, Flammarion, 1910, p.224.


- 466 -<br />

La politique d'assimilation est présentée comme une condition de "égalité entre le<br />

colonisateur et le colonisé. Mais elle n'est pratiquée que dans la mesure où elle fait de<br />

l'Indigène un être aveugle à sa condition d'exploité. Le colonisé le plus favorisé reste à<br />

jamais lm Indigène. Il<br />

n'est pas permis au colonisé, si évolué soit-il, de quitter son groupe<br />

social pour réjoindre celui du colonisateur. Le colonisateur n'a jamais voulu, contrairement<br />

\.<br />

à ce qu'on dit souvent, transformer le colonisé à son image. Il ne peut admettre une telle<br />

adéquation qui aurait détruit le principe de ses privilèges. C'est ainsi que le Noir évolué,<br />

dit assimilé, est condamné à vivre en pénible ambiguïté. On lui a inculqué le renoncement<br />

à son mode de vie traditionnel, sans qu'il soit pour autant accepté dans le monde nouveau<br />

du colonisateur, même s'il en a maîtrisé les techniques.<br />

Fonctionnaires aussi zélés que soumis, les nouvelles couches africaines se comportent<br />

généralement avec autant de bassesse et d'obséquiosité envers les Blancs que d'arrogance et<br />

de mépris envers leurs congénères. Leur petit nombre les y porte et beaucoup d'entre eux,<br />

épousent à un<br />

tel point la cause de l'oppresseur de leur peuple, qu'ils n'arrivent pas à<br />

concevoir l'avenir du pays en dehors de la soumission servile au joug du régime colonial.<br />

Tout cela, est, certes, davantage le fait d'une inconscience totale de la situation, de la position<br />

et du rôle qui sont les leurs au sein de la société coloniale, que d'une condition réfléchie ou<br />

raisonnée. Cette inconscience elle-même découle autant de la formation reçue que de la<br />

satisfaction de leurs besoins matériels. Au service du colonisateur, et défenseurs des intérêts<br />

du régime colonial, ils finissent par adopter "idéologie du colonial à l'égard de l'autochtone.<br />

a -<br />

Les chefs traditionnels et dB canton<br />

Au niveau de J'Administration, plusieurs couches africaines apparaissent. Elles ne<br />

sont pas toujours fabriquées de toutes pièces par le colonisateur. Celui-ci va purement<br />

et simplement utiliser certaines trouvées sur place et créer d'autres. C'est le cas des


- 467 -<br />

chefs traditionnels (1), ces princes qu'on a "découronnés pour en faire de petitS fonctionnaires<br />

de sous-préfecture" (2), et les chefs de canton, ceS derniers étant de création<br />

purement coloniale. Qu'il les trouve sur place oU qu'il les crée, le colonisateur doue ces chefs<br />

de certaines prérogatives ; ils acquièrent ainsi un grand pouvoir qui n'est pas sans aller à<br />

l'encontre des intérêts des autres masses africaines. Historiquement, les chefs ont pour rôle.<br />

de servir d'intercesseurs entre le colonisateur et là reste des populations. Ils transmettent les<br />

ordres reCjus. Entre autres rôles, ils sont chargés de la levée des impôts.<br />

(1) - Le problème de la légitimité des chefs avait été posé par nombre de romanciers<br />

africains. Selon les romanciers camerounais, en particulier, les chefs de type colonial<br />

sont d'apparition récente, car la société camerounaise n'en a pas connu d'exemple ;<br />

ils<br />

n'étaient point désignés ou nommés (comme ce fut le cas avec l'Administration<br />

coloniale), mais étaient plutôt élus, selon leurs qualités propres de sagesse, de probité<br />

et de soumission aux divinités, au suffrage universel. C'est pourquoi René Philombe,<br />

Jean 1kellé-Matiba, Samuel Mvolo, Benjamin Matip et Mongo Béti, ont abondamment<br />

évoqué la question des chefferies dans leurs écrits.<br />

Sur le fondement historique de cette institution, les avis sont partagés. Selon le<br />

R. P. Engelbert Mveng, les chefs ont toujours existé. Matip, Béti et 1kellé-rvlatiba, eux,<br />

contestent la<br />

légitimité des chefs coloniaux en qui ils voient, à juste titre, des<br />

auxiliaires des autorités coloniales. De fait, il s'agit plutôt d'une évolution historique.<br />

Les nouvelles chefferies, telles qu'elles apparaissent dans les récits, sont pour la plupart,<br />

issues du système colonial allemand et franCjais. Dans leur souci de tout soumettre par<br />

la force, les deux Administrations ont usé de chantages, de menaces de toutes sortes,<br />

pour mettre les colonies et les populations au pas. L'on a imposé alors des chefs plutôt<br />

dociles et dévoués aux humeurs du pouvoir colonial. Ainsi les chefferies qui suivirent<br />

jusqu'à l'Indépendance ne sont-elles que des institutions récentes.<br />

(2) - Léopold Sédar Senghor, Liberté 1 : Négritude et humanisme, Paris, Seuil, 1964, p.5a.<br />

,<br />

1 , )<br />

~


- 468 -<br />

Au début du Roi miraculé, on voit le frère du chef venir lui faire part des irrégularités<br />

dans le paiement des impôtS et demander son intervention. Le chef semble détenir Un pouvoir<br />

politique réel. Il peut même en profiter pour jouer un rôle d'exploiteur. Cette situation n'a<br />

pas échappé à "oeil acéré de Mongo Séti. Dans Mission terminl!e, il part du chef pittoresque<br />

de Kala pour décrire le rôle exploiteur et oppresseur que peut jouer celui-ci<br />

\ ...<br />

"En réalité, les menaces du chef se passaient aisément de<br />

tout rapprochement avec le bluff. Les chefs, aidés et<br />

conseilles par leurs supérieurs hiérarchiques, savoir les<br />

Administrateurs coloniaux, avaient mis au point un<br />

système nouveau d'oppression, apparemment conforme<br />

à la légalité et qui leur permettait, suivant un mécanisme<br />

routinier mais d'une précision désarmante, de tenir les<br />

populations bien en main, et même, s'ils le voulaient, de<br />

les mettre en coupe parfaitement réglée. Par exemple,<br />

toute une réglementation avait cours dans les<br />

circonscriptions de l'arrière-pays, qui tout en posant<br />

la<br />

suppression des travaux forcés comme un principe<br />

de base, n'en contenait pas moins une disposition à peine<br />

lisible suivant laquelle l'autorité était habilitée à requisitionner<br />

les populations en cas de danger public. Là notion<br />

de danger public est déjà en soi sujette à contestation,<br />

à plus forte raison si /'interprétation en est laissée au<br />

pouvoir discrétionnaire de l'Administration coloniale.<br />

Autre exemple les chefs donnaient leurs avis<br />

lorsqu'un homme de leur circonscription désirait être<br />

autorisé à aChetftr une arme de chasse, une machine<br />

Il coudre, une automobile, ete. C'est tout" (1).<br />

(1) - Mongo Séti, Mission terminée, op. cit. p. 179 - 180.<br />

"


- 469 -<br />

La puissance du chet n'est pas Un vain mot ; elle est réelle. Au point de vUe<br />

du message que ce texte est censé exprimer, on peut faire cette temarque<br />

: Je romancier<br />

attire l'attention de son lecteur sur le danger que représentent les chefs pour les masses<br />

rurales. Ce sont les alliés du colonisateur. Pour cette' raison, ils ne peuvent que revêtir<br />

l'étiquette du traître (1).<br />

Sous la menace constante de la violence de ses maîtres blancs, le chef reporte la<br />

violence sur ses administrés. Et c'est cette violence qui demeure, en définitive, la seule base<br />

constante de son autorité :<br />

"Jusqu'ô ces derniers temps, le chef africain était le<br />

domestique du Commandant de cercle. Ne pouvant communiquer<br />

avec ce dernier que par l'intermédiaire du<br />

garde-cercle, il subissait, lui aussi, l'autorité de<br />

l'implacable chicotte... Le chef était l'homme des réquisitions<br />

de poulets pour le Commandant, etc... En un mot,<br />

c'était l'inexorable intendant de l'Administration. Il<br />

était noté selon son aptitude et sa célérité ô satisfaire<br />

les innombrables exigences administratives.<br />

opprimé, il opprimait" (2).<br />

Forcément<br />

On peut citer Akoma, dans Une vie de boy, comme l'exemple du chef colonial type,<br />

stupide, qu'on exhibe à Paris, "comme un grand ami de la France" (3). Akoma contraste<br />

avec Menguême, le type du chef traditionnel africain. Celui-ci est rusé, très estimé de son<br />

peuple:<br />

(1) - Même aujourd'hui, certains chefs <strong>d'Etat</strong> ont reconnu le danger que représentent les<br />

chefs traditionnels pour les mouvements progressifs.<br />

(2) - Le Réveil, nO du 10 Octobre, 1949, p.25.<br />

(3) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 56.


- 470 -<br />

"Menguème n'à jamais voyagé. Sa sagesse n'a pas besoin<br />

de voyages. C'est url Ancien" (1).<br />

Le chef de canton responsable du village de Mezda dans Mission terminée, est un<br />

vieux qui, malgré son âge, possède les six plus belles femmes de la région et court toujours<br />

après d'autres. Il<br />

habite Une villa imposante et jouit d'Une position privilégiée auprès de<br />

,<br />

l'Administration coloniale qui l'a nommé et à laquelle Îl obéit :<br />

"Comme un robot idéal, redouté de tous par suite de ses<br />

trahisons à l'époque des travaux forcés, bafouant la<br />

hiérarchie traditionnelle de notre tribu" (2).<br />

Intervenant encore une fois directement dans "intrigue de son récit, Cette Afrique-Ià,<br />

Jean 1kellé-Matiba explique au lecteur comment J'imposition des chefs coloniaux engendre<br />

des conflits entre le peuple et l'Administration. Avant la conquête des Blancs, nous dit<br />

l'auteur, les Indigènes choisissaient leurs chefs, selon des procédures démocratiques. Pour<br />

accéder à la fonction de chef de tribu, le candidat doit faire preuve d'héroÎsme ; il doit être<br />

J'incarnation de la connaissance et de la sagesse traditionnelles. Maintenant le Blanc, pour<br />

s'assurer l'obéissance, impose au peuple des individus choisis "des bas-fonds de Ja<br />

société"(3). C'est pourquoi, conclut le romancier<br />

"Leur autorité est si insupportable, accumulant bévues,<br />

sottises et maladroite insolence" (4).<br />

(1) - Ferdinand 'Oyono, Une vie de boy, p. 56.<br />

(2) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p. 34.<br />

131 - Jean 1kellé-Matiba, Cette Afrique-Ià, op. cit., p. 51.<br />

(4) -Ibidem, p.51.


- 471 -<br />

Cependant, tous les chefs que le roman anticolonialiste noUs présente, he jouissent pas<br />

des mêmes prérogatives. Et peut-être l'image la plus exacte du chef est cellé que le héros<br />

de Viile cruelle, Banda, donne de ceux de chez lui, qui n'ont pu empëcher les Impôts imposés<br />

par l'Administratioh coloniale :<br />

"Si nos chefs à nous avaient seulement le courage de nous<br />

\<br />

défendre, ce qu'ils feraient tout de suite, c'est d'aller<br />

protester... Seulement, ce n'est pas eux qui feront ça.<br />

Ils n'ont jamais pu paraÎtre devant le Blanc sans avoir<br />

envie de pisser. Les chefs... pouah 1 Et va faire ceci :<br />

"Oui, mon Commandant 1" Et va dire ceci à tes gens :<br />

"Oui, mon Commandant 1" Oh 1 tu attendras longtemps<br />

avant qu'ils disent : Non, mon Commandant" (1 J.<br />

Le chef traditionnel, en effet, comme personnage romanesque de la<br />

littérature, a<br />

souvent perdu une grande partie de son autorité et le sens traditionnel de sa mission. Il<br />

n'est donc pas étonnant que dans une littérature si "engagée", il devienne la cible des<br />

romanciers.<br />

b -<br />

Les fonctionnaires<br />

Une autre couche plus évoluée est celle des fonctionnaires. Ils ont été formés hâtivement<br />

dans les écoles. Il faut distinguer, ici, le garde régional et le militaire proprement dit.<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit. p.53.


- 472 -<br />

Les gardes<br />

Les gardes régionaux sont présents un peu partout dans les oeuvres narratives anticolonialistes.<br />

Ils ne sont dépeints ni chez Mongo Séti, ni chez Ferdinand Oyono, comme<br />

ennemÎs à oUtrance des autres Africains, c'est-à-dire des alliés inconditionnels du colonisateur.<br />

Ces deux romanciers leur donnent sou,vent, une certaÎne conscience de solidarité<br />

\<br />

avec lës autres Noirs. Quand Koumé et ses autres camarades mécaniciens, dans Ville cruelle,<br />

ont molesté M. T., leur patron, les gardes régionaux, au lieu de les arrêter, les encouragent,<br />

au contraire, à prendre la fuite :<br />

"Foutez le camp 1Mais allez-vou~en en douce 1<br />

Bon Dieu, qu'attendez-vous?" (1J.<br />

Le mot"douce" traduit, ici, cette solidarité, même circonstancielle avec leurs frères.<br />

On trouve le même type de réaction des gardes noirs envers leurs compatriotes dans<br />

Une vie de boy de Ferdinand Oyono. Dans le passage où l'on ordonne au garde de mettre<br />

Toundi en sang - il est injustement accusé de vol - celui-ci, au lieu de d'exécuter l'ordre,<br />

le simule, en versant du sang de boeuf sur le prisonnier, donnant ainsi l'illusion qu'il lui a<br />

infligé la plus atroce correction. En fait, c'est pour donner le change (2).<br />

Cependant, sur le plan historique, l'image du garde que présente le roman africain, si<br />

réaliste soit-elle, à certains égards, ne peut, en aucUn cas, être généralisée. Le garde, d'une<br />

façon plus générale, est connu pour sa méchanceté, sa brutalité. Il est très craint. Il se montre<br />

féroce vis-à-vis des autres Africains durant les travaux forcés. Même chez Mongo Béti, le<br />

garde n'est pas toujours présenté dans sa dimension idyllique. Dans Ville cruelle, Banda,<br />

lors de la vente de son cacao, est brutalisé par les gardes régionaux.<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 65.<br />

(2) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 164.


- 473 -<br />

Ceci dit, la solidarité occasionnelle entre les gardes noirS et les autres Africains,<br />

s'explique. C'est que le garde noir n'est pas tout à fait à l'abri de j'oppression de la part des<br />

gradés blancs. Car il faut noter que, même bien qu'étant utilisé par les agents coloniaux, il<br />

reste toiJjours un subalterne. " en a conscience. Dans Ville cruelle et Une vie de boy, on voit<br />

le gradé blanc recourir il la violence contre les gardes noirs pour leur sympathie envers leurs<br />

frêres. Témoin ces paroles de Banda :<br />

"Pour une fois que les gars de la garde régionale s'étaient montrés<br />

compréhensifs, on leur bottait le derrière sans mJnagement" (1J.<br />

- les mÎlitaires<br />

le militàire proprement dit ou ancien combattant a une existence significative. Durant<br />

la Deuxiême Guerre mondiale, beaucoup de Noirs ont été appelés sous les drapeaux de<br />

l'armée française. Nombre d'entre eux y sont morts ; d'autres en sont revenus. l'image du<br />

militaire qu'il nous est donné de voir dans le récit africain traduit donc bien cette réalité de la<br />

participation du Noir à j'histoire mondiale. Du même coup, cette image va donner aux<br />

oeuvres une dimension universelle.<br />

- les catéchistes<br />

Au niveau de la structure religieuse, on voit apparaître à côté du prêtre blanc,ses<br />

représentants ou ses sous-représentants africains qui sont les catéchistes. Dans le Pauvre<br />

Christ de Bomba de Mongo Béti, notamment, au pays des Tala, nous avons vu un grand<br />

foisonnement de catéchistes africains. Ils ont été formés par les missionnaires et placés dans<br />

chaque village.<br />

- • ••• _ ••__._••_ •••••••• _ ••••_ • __ a_a_a_a ._. •••••••••••_ ••••_._._•••••••••••_ •••••••••••••_. • • •••••••••••• _._••_._._<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cit., p. 66.


- 474 -<br />

Ces couches nouvelles, dans leur ensemble, ont ceci de commum que leurs membres,<br />

sanS exception, Sont des subalternes. Ils travaillent sous les ordres de leurs maîtres blancs,<br />

c'est-à-dire qu'ils aident, en fait, à la reproduction et à l'élargissement du système colonial.<br />

Ils ne sont pas des privilégiés absolus ; ils peuvent subir la violence coloniale. Mais par<br />

rapport aux autres Africains, les positions de ces nouvelles couches varient ainsi que leurs<br />

qualités. De manière générale, elles sont considérées comme des privilégiées. Certains<br />

membrés poussent même leurs prérogatives jusqu'à l'exploitation des autres Noirs. C'est le<br />

cas notamment des chefs de canton ou de village. Ainsi, les chefs et les gardes régionaux<br />

africains SOht' dangereux pour leurs compatriotes<br />

; ils sont des alliés du pouvoir colonial.<br />

Par rapport aux agents coloniaux et au reste de la population africaine, les nouvelles<br />

couches que nous venons d'examiner, occupent une position quelque peu flottante. Elles<br />

sont à cheval dans le camp des agents coloniaux et dans celui des colonisés qu'elles touchent<br />

de chaque côté. sans vraiment appartenir en propre à aucUn d'eUX.<br />

Cependant, des choix sans ambiguïtés, entre les deux catégories, peuvent s'opérer.<br />

Des Africains au service des agents coloniaux peuvent choisir intrinsèquement entre l'un et<br />

l'autre camp. Mais revenons aux autres couches africaines. Bien qu'elles soient secrétées par<br />

la colonisation, elles n'occupent pas des positions obligées envers le système colonial, comme<br />

c'est le cas chez les chefs oU les gardes régionaux.


- 475 -<br />

c -<br />

Le petit prolétariat<br />

Ici, le concept de petit prolétariat urbain recouvre tous les misérables en milieu<br />

africain, et qui ne doivent leur survie que grâce aux conditions de vie et aux transformations<br />

introduites par le système colonial. Il réside surtout dans les centres urbains. Le petit prolétariat<br />

grouille dans Ville cruelle d'Eza Boto, dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono.<br />

Selon lès romanciers noirs, sa résidence d'élection est surtout là où le colonisateur a crée des<br />

villes, des plantations, des industries et construit des ponts. C'est donc la naissance de<br />

conditions d'existence nouvelles liées à l'argent, à l'emploi, à l'espace, aux nouvelles<br />

mentalités/qui attirent ce petit prolétariat.<br />

Une autre catégorie de figures représentant cette même couche de population est<br />

représentée par Tonga, l'oncle de Banda. Il est tailleur de son métier ; depuis vingt cinq ans,<br />

il travaille à Tanga, et pourtant il<br />

ne cesse de répéter qu'il mourra de faim. Tout ce petit<br />

prolétariat se caractérise par sa pauvreté.<br />

d -<br />

La jeunesse<br />

A l'Înstar du petit prolétariat urbain, la jeunesse tient une place de choix dans les<br />

oeuvres narratives africaines. L'école constitue la condition de son existence. Cette jeunesse<br />

se démarque des autres couches de la population par l'âge, le comportement et le tempérament.<br />

Elle est également désinvolte, protestataire. Lorsque ces jeunes ne sont plus des<br />

écoliers, ils sont des étudiants qui partent poursuivre des études supérieures en France ; ils<br />

en reviennent, tiraillés entre deux cultures. Souvent, ils racontent les brutalités avec lesquelles<br />

leurs maîtres d'école les formaient, leurs enfances joyeuses, partagées entre les travaux des<br />

champs et la danse au clair de lune, mais parfois troublés par les coups de bâton que leur<br />

administrent leurs pères. Tous s'inquiètent de leur avenir et s'irritent contre le présent où ils<br />

se voient comme de simples spectateurs dans un jeu où il est question de leur destin :


- 476 -<br />

Medzà, Clîmbi~,<br />

Kany, Banda, Magamou, représentent, sans exception, ce groupe de personnages<br />

africains. Souvent, ils se révoltent contre certains aspectS de la vie traditionnelle qui<br />

leur imposent des contraintes, mais généralement, leurs révoltes sont vite étouffées. Medza,<br />

par exemple, à beau protester contre la décision du Chef Bikokolo et son cousin Niam qui<br />

lui imposent la mission dangereuse d'aller rame~r l'épouse Niam à la maison conjugale, il<br />

accomplit la mission ; il a beau prendre pour épouse labelle Edima, il est obligé de<br />

l'abandonner, puisqu'il n'a pas eu, au préalable, l'aUtorisation paternelle avant de contracter<br />

une telle union.<br />

Ces jeunes personnages sont souvent vélléitaires et se laissent "mener", parce qu'ils<br />

n'ont qu'une connaissance superficielle du monde ; ils croient toujours qu'en dehors du<br />

monde "sans sel ni piment" du village, il y a un "ailleurs" prometteur où "homme trouve<br />

une plus grande joie de vivre, où de nouvelles possibilités s'offrent à tous ceux qui veulent<br />

s'accomplir. Paris, Marseille, Abidjan, Dakar, Bamako, Conakry, deviennent, pour ces<br />

personnages, des "paradis terrestres" où l'on trouve facilement du travail et de l'argent, des<br />

lieux où l'on s'amuse pleinement. Après sa déception dans la "ville cruelle" de Tanga, Banda<br />

nourrit encore le secret espoir d'aller s'installer définitivement dans une autre grande ville,<br />

Fort-Nègre. Ainsi, ces personnages africains sont tous présentés comme des naïfs.<br />

Dans la majorité des cas, tous ces jeunes gens exercent des fonctions diverses, toutes<br />

subalternes<br />

boys, manoeuvres, aide-vendeurs, gardiens de nuit, commis, etc... Toutes<br />

ces fonctions subalternes que ,les romanciers noirs assignent à leurs personnages, tous, des<br />

va-nu-pieds, sont autant de subterfuges pour décrire la position de dépendance de<br />

"Cette Afrique-là" et pour mobiliser les opinions contre les envahisseurs.


- 477 -<br />

2 - Les populations coutumières<br />

Le roman africain traitant de la situation coloniale met aussi constamment le lecteur<br />

en présence des paysans, cette grande majorité de la population africaine.<br />

a -<br />

Les garanU de la société traditionnelle<br />

Ce sont essentiellement des personnages comme le très pittoresque Bikokolo dans<br />

• \<br />

Mission terminée et les<br />

patriarches Ndibidi et Ondoua dans Le Roi miraculé. Bikokolo<br />

possède encore un pouvoir étendu ; il a droit de vie et de mort sur tous ses sujets. Cela<br />

s'explique : certes, il ne peut, de sang froid, tuer ceux qu'il administre, mais il peut faire<br />

usage des esprits des morts ou des fétiches pour jeter des anathèmes mortels. Il use justement<br />

de son pouvoir pour envoyer Medza à Kala Q.-F rie ramener l'épouse Niam, alors que cette<br />

délicate miss'ion aurait dû échoir il un homme âgé. Tous ces garants d'Un ordre ancien,<br />

déliquescent, sont des orateurs, des ma Îtres de la parole. Ce côté les rend très réalistes car,<br />

en Afrique, la palabre revient aux vieux.<br />

b -<br />

Le père et la mère<br />

Les personnages de la mère et du père sont également privilégiés par le roman africain.<br />

Ils apparaissent, chaque fois que le héros décrit son enfance et son éducation, et qu'il<br />

compare sa vie d'adulte avec celle de son enfance heureuse ou malheureuse.<br />

La mère est généralement présentée comme bonne et douce, fidèle et obéissante,<br />

vis-à-vis de son époux, très dévouée à ses enfants qu'elle aime toujours garder près d'elle :<br />

telle est l'impression que nous donne la mère de Banda dans Ville cruelle, de Kany Sous<br />

"orage, de Diaw Falla dans Le docker noir, de Camara Laye dans l'enfant noir, de Magamou<br />

dans La plaie, de Toundi dans Une vie de boy. Souvent on ne les voit pas agir, mais leurs<br />

actions sont décrites avec une complaisance notoire. Rien n'est plus émouvant que l'image<br />

que nous donne Banda de sa mère :


- 478 -<br />

"Rétrospectivement, je me la représentais courbée sous un<br />

soleil cuislmt, grattant obstinément la terre avec une houe<br />

minuscule ou allant au marchtJ, le dos chargé d'une hotte<br />

de légumes.<br />

Et tout cela pour moi qui l'avais si vite<br />

oubliée ,... Je ne crois pas que rien au monde soit aussi<br />

abondant que l'amour d'une mère pour son enfant. Peutêtre<br />

bien que (exagère ,. mais la mienne m'a vraiment<br />

trop aimé pour que je pense autrement" (1 J.<br />

La mère, telle qu'elle apparaît dans le roman africain, est un personnage très<br />

attachant, aimé et respecté. Elle incarne la tendresse, l'amour et la sincérité dans Un monde<br />

en proie à de~ soucis.<br />

Quant au personnage du père, îI<br />

apparaît dans les récits, lorsque le romancier veut<br />

décrire "éducation traditionnelle de "enfant noir et le paternalisme contraignant qu'il exerce<br />

sur lui, alors que ce dernier cherche à s'évader vers la ville, au rendez-vous du modernisme.<br />

Le père incarne généralement J'autorité, parfois même la méchanceté ; pour l'enfant, il<br />

représente Un passé qui ne veut pas être révolu, puisqu'il tient à voir régir le présent par les<br />

lois et les méthodes du passé. Chaque fois que le père apparaît dans le roman, il faut<br />

s'attendre au conflit des générations, où il use des proverbes, évoque des coutumes pour tenir<br />

sous son spectre la jeune génération qui lui paraît écervelée, déréglée, et devant laquelle il ne<br />

cesse de se demander : "Où va le monde" ? Bien sûr, le monde dont il s'agit, est celui dont il<br />

est le seul représentant et qui "s'effondre" devant le nouveau monde qui est celui de la<br />

jeunesse. Benfa. le père de Kany dans Sous l'orage de Seydou Badian. est un des meilleurs<br />

exemples du père qui veut gouverner le présent avec les méthodes d'autrefois ; le père de<br />

Toundi dans Une vie de boy de Ferdinand Oyono, en est également un autre ; le fossé qui le<br />

sépare de son enfant est si grand que ce dernier ne veut plus le voir :<br />

.-- ---- ---_ _ - --.--. -- ------------ -- --- ----- ---- -- ---- --.- - ---.._-.- ------- - -..-.- .<br />

(1) - Eza Boto i Ville cruelle, op. cit., p. 13.


- 479 -<br />

"Je le connaissais, lui, mon père 1 Il avait la manie du<br />

fouet. Quand il s'en prenait IJ ma mère ou IJ moi, nous en<br />

avions BU moins pour une semaine IJ nous remettre" (1J,<br />

Toundi nous laisse entendre, dans la suite, Qu'il à pensé une fois à tuer son père.<br />

Avant de fuir la maison paternelle, Medza de Mission terminée, a battu son père. Tous ces<br />

actes suffisent à montrer Que le père est un personnage problématique, craint et peu aimé,<br />

Aux yeux des jeunes, le père est une force rétrograde. Le seul Qui échappe à cette<br />

présentation est le père de Camara Laye dans L'enfant noir, Celui-ci aime vraiment son<br />

enfant et comprend la nécessité de former cette jeunesse et de la préparer à la vie moderne.<br />

c -<br />

les femmes<br />

Enfin lès femmes. Il y a les vieilles femmes comme la mère de Banda, Régina et Sabina<br />

dans Ville cruelle, Makrita et Yosifa, tantes du Roi dans le Roi miraculé. les romanciers<br />

nous présentent aussi des jeunes filles<br />

: Edima qui deviendra la femme de Medza et Eliza,<br />

symbole de la jeune prostituée. Ces deux figures se rencontrent dans Mission terminée, Il<br />

y a aussi Odilia dans Ville cruelle et Cathérine dans le Pauvre Christ de Bomba, En général,<br />

la jeune- femme ou la jeune fille est perçue comme un objet de plaisir. Elles sont toutes<br />

absentes de la scène politique, sauf la mère de Banda qui incarne une certaine conscience<br />

politique, mais elle est résignée.<br />

Nous venons de faire un sondage des couches africaines dans les oeuvres narratives qui<br />

ont pour cadre<br />

temporel la situation coloniale, comme nous l'avions fait pour les agents<br />

coloniaux. Notre but a été, à un premier niveau, de montrer comment et pourquoi sont nées<br />

des couches nouvelles, en Afrigue, à l'époque coloniale. Ces nouvelles couches sont "indice<br />

d'un changement profond ; elles marquent une évolution dans la société africaine.<br />

(1) - Ferdinand Oyono, Une vie de boy, op. cit., p. 17.


- 480 -<br />

Il reste il préciser que c'est parmi ces nouvelles couches que vont se recruter les<br />

combattants de la lutte contre la colonisation. Il était donc nécessaire de connattre celles-d,<br />

leurs origines sociales, leurs positions par rapport aux agents coloniaux, afin de mieux expliquer,<br />

par la suite, la position de lutte de certaines d'entres elles..En fait, des types comme<br />

les anciens combattants, les jeunes scolarisés, vont constituer l'av~nt-garde de la lutte<br />

anticoloniale. Mais auparavant, voyons la consciente des colonisés face au système colonial.<br />

3 - la conscience des colonisés face à la pratique coloniale<br />

Ici, une série de questions doivent se poser à la conscience du lecteur<br />

: les colonisés<br />

sont-ils cons


- 481 -<br />

Toutefois, c'est surtout sUr le plan économique que le romancier africain fait de ses<br />

personnages des êtres superbes. L'économie, on le sait, détermine tout. Le romancier veut<br />

que cé postulat<br />

marxiste soit compris de son public. L'économie, avons-noUs soulign4<br />

plus haut, est le premier motif de la conquête coloniale. Si l'économie détermine tout, c'est<br />

parce que c'est elle qui détermine la condition socio-matérielle des groupes sociaux.<br />

Lorsque le romancier décrit la misère du petit prolétariat, c'est pour faire glisser le<br />

\<br />

message suivant lequel il est exploité. Dans Ville cruelle, nous avons essay4 de montrer que<br />

les commerçants grecs exploitent les paysans lors de la vente de leut cacao. Le narrateur du<br />

roman, porte-parole de l'auteut, nous en dépeint les mécanismes. Le lecteur reçoit ainsi Une<br />

information au niveau de l'histoire.<br />

Il y a plus dans l'expression de cette conscience. Les agents coloniaux n'exploitent pas<br />

l'Afrique pour réinvestir en Afrique. Bien au contraire, ils transfèrent les capitaux chez eux,<br />

où ils servent à prospérer la bourgeoisie qui a inventé la colonisation. Les personnages sont<br />

conscients de ce mécanisme de la circulation des capitaux, du caractère extraverti de l'économie<br />

coloniale. Le système colonial, du fait de ses méthodes d'exploitation - dont le transfert<br />

des ressources africaines dans la métropole -<br />

a été un facteur de sous-développement pour<br />

le continent africain. Mais comment les personnages africains se sont-ils exprimés devant la<br />

situation de dépendance coloniale?<br />

4 - La réponse des colonisés<br />

Nous sommes parti de l'hypothèse suivant laquelle la colonisation a été foncièrement<br />

mauvaise pour les pays qui l'ont subie. Nous avons été amené, suivant cette hypothèse de<br />

départ, à· montrer en quoi le système colonial a été un méfait, en particulier, pour les<br />

Africains. Pour ce faire, nous avons mis "accent sur les agents coloniaux et la nature même<br />

de ce système nous a paru, dans son ensemble, non pas comme "ont prétendu assez hypocritement<br />

les stratèges bourgeois, générateur de paix, de civilisation et d'émancipation, mais<br />

au contraire, comme une monstrueuse farce.


'- 482 -<br />

En ràpport dialectique avec les agents coloniaux, le système colonial Mus â révélé Unè<br />

partie de la réalité des colonisés. Il reste rnaintenant à étudier la réponse des colonisés : car,<br />

sur le ptah historique aUssi bien que sur celui de la fiction, les personnages africains ont réagi<br />

devant la nouvelle situation qui leur a été imposée. Le problème est donc de savoir quelles<br />

sont les catégories des personnages africains qui ont réagi, pourquoi et comment ils ont<br />

réagi, quelles ont été leurs réponses, comment çes réponses ont-elles été accueillies au<br />

niveau des personnages eux-mêmes, du romancier et du lecteur.<br />

On dénombre, en gros, cinq sortes de réponses des personnages africainS devant la<br />

situation de dépendance coloniale :<br />

La réponse inexprimée.<br />

La résignation.<br />

L'indifférence ou l'attentisme.<br />

L'acceptation.<br />

La résistance.<br />

a - La réponse Îhexprimée<br />

Elle caractérise les femmes. Excepté la mère de Banda qui, dans Ville cruelle, parle<br />

des méfaits de la colonisation et des malentendus entre vieux et jeunes, les femmes sont<br />

pratiquement absentes de la scène politique. Elles occupent la position de la femme africaine<br />

qui a tendance à s'effacer derrière l'homme ; elles sont là comme des objets de plaisir dont<br />

la juste place est au foyer. Cette absence de la femme dans les prises de position politique<br />

peut être expliquée de différentes façons :<br />

- Les femmes ont été en retard sur la scolarisation ; elles ont mis du temps à manitester<br />

de l'intérêt pour la politique, au contraire des hommes qui ont été vite à l'école et<br />

ont ainsi appris à faire preuve d'esprit critique.<br />

- Quand le romancier met une sourdine à l'attitude des femmes, il semble avoir<br />

1<br />

(<br />

~<br />

J<br />

"<br />

"<br />

,.<br />

"<br />

" , ,<br />

traduit une réalité du moment.


-<br />

Là rlisignation<br />

- 483 -<br />

Elle est surtout incarnée par les vieux. La résignation n'est pas le rlisultat d'Une<br />

inconscience. On a vu que la plupart des colonisés manifestent une conscience claire de ta<br />

domination et de l'exploitation qu'ils subissent. Elle est surtout le résultat d'Une certaine<br />

analyse ~ d'Une relative lucidité - de la situatiorl. Elle proc~de<br />

d'un rapport de force entre<br />

le colonisateur et le colonisé. L'argument avancé par les vieux qui incarnent l'idéologie de la<br />

résignation, tel l'oncle de Banda, dans Ville cruelle, est que l'homme blanc, à son arrivée en<br />

Afrique, a été le plus fort. Deux attitudes sont alors possibles :<br />

- Celle, suicidaire à leurs yeux, qui consiste à prendre le javelot contre le fusil. Elle<br />

est absurde dans le sens que Camus donne à ce mot dans L'homme révolté.<br />

leur survie.<br />

- L'autre attitude à laquelle se rallient les vieux, est qu'il est nécessaire de négocier<br />

La résignation des vieux provoque une espèce de conflit de générations au niveau de<br />

la communauté. Dans les oeuvres romanesques qui nous intéressent, il y a un seul exemple<br />

où les vieux sont appréciés par la jeune génération. Il s'agit du Roi miraculli de Mongo Béti,<br />

où Kris et Bitama parle de politique ; puis, la conversation se focalise sur les vieux :<br />

"Puis ils en vinrent à parler des vieillards sur lesquels<br />

Bitama ne tarissait pas de louanges, exaltant leur sagesse,<br />

,<br />

leur vertu, leur science de la tradition, leur sens de la<br />

solidarité, toutes QUlJlités proprement nègres" (1 J.<br />

(1) - Mongo Béti, Le Roi miraculé, op. cit., p.130.


- 484 -<br />

Hormis ce cas qui donne une image positive des vieux, on assiste presque partout li<br />

un conflit, Un malentendu, entre les vieux et les jeunes. Ce conflit trouve son explication,<br />

non seulemènt dans la r~signation,<br />

mais aussi dans l'~cole qui fait des jeunes, Uh corps ditMrent,<br />

plus éclairé. Les jeunes, au contraire des vieux,' ont été li l'école. Ils ont acquis des<br />

connaissances plus larges. Ce faisant, ils possèdent un sens beaucoup plus aigu de la frustration<br />

et de la domination coloniale. Ils nourrissent le secret espoir de réaliser la prophétie<br />

•<br />

de la Grande Royale du roman de Cheikh Hamidou Kane, c'est-à-dÎre "apprendre à vaincre<br />

sans avoir raison". Il y a donc un fossé qui sépare les deux générations, et ce, sur le plan<br />

du tempérament et de la mentalité. Au demeurant, la mère de Banda, dans Ville cruelle,<br />

explique ce hiatus :<br />

"Vois-tu, commenta la malade, vois-tu, ma fille, tous ces<br />

Ilnfants qui abandonnent leurs villages et leurs familles<br />

et vont dans les villes, qui peut dire ce qui en résulterà ?<br />

De notre temps, si un Blanc te disait : "Mets-toi à<br />

genoux 1" ou bien : "Couche-toi sur le ventre, que<br />

je<br />

te fouette le derrière 1", tu t'applatissais sur le sol.<br />

Àuiourd'hui, avec nos fils, ce n'est plus la même chose.<br />

Ils ont grandi ,.<br />

ils nous méprisent parce que nous avons<br />

courbé la tête devant les Blancs. Eux, ils marchent<br />

fièrement, en se frappant là poitrine, en levant leurs bras,<br />

en brandissant leur poing. Les Blancs eux-mêmes leur<br />

avaient dit : "Venez donc dans nos écoles". Ils sont<br />

allés dans leurs écoles ,. ils ont appris à parler leur langue,<br />

à discuter avec eux... Alors, ils ne veulent plus être tenus<br />

pour de simples domestiques, pour de simples esclaves<br />

comme leurs pères, mais pour des égaux des Blancs. Et<br />

ces derniers, qu'est"7ce qu'ils pensent de tout cela ?Dans<br />

tous les cas, comment savoir ce qui se passera 1" (1 J.<br />

(1) - Eza Boto, Ville cruelle, op. cît., p. 195.


- 485 -<br />

L'enjeu du malentendu qu'explique le facteur école, dépasse le simple conflit de<br />

générations. C'est le problème des libertés des Noirs et de leur indépendance qui est en jeu.<br />

L'idéologie de la résignation est ainsi l'objet de profondes contradictions entre les petsonnages<br />

romanesques. Mais par delà les personnages, le romancier semble interroger son lecteur<br />

africain<br />

: as-tu fait quelque chose pour éviter ce que tu viens de lire? Que comptes-tu<br />

faire?<br />

c -<br />

L'indifférence ou l'attentisme<br />

Kris dans Le Roi miraculé, pour ne citer que cet exemple, s'adonne à cette idéologie de<br />

"indifférence ou de l'attentisme. Il se considère comme le témoin d'un terrible raz de marée<br />

emportant tout. Cependant, si Kris veut se mettre en dehors de ce raz de marée que sont les<br />

changements introduits par la colonisation, il ne dédaigne pas de tirer des profits du moment.<br />

Il distille illicitement de l'alcool qu'il vend à prix d'or. A vrai dire, Kris apparaît comme un<br />

indolent, un oisif. C'est un nonchalant qui ne veut être dérangé.<br />

cl - L'acceptation<br />

L'idéologie de l'acceptation considère que le système colonial est triomphant, qu'on<br />

peut en tiret profit. Parfois, elle est une adoption pure et simple du Capitalisme. Elle est<br />

incarnée par plusieurs personnes qui ne partagent pas toujours la même conception<br />

du monde.<br />

"<br />

Pour le père de Medza dans Mission terminée, par exemple, le système colonial offre<br />

une voie de réussite. Il ne voit nullement son aspect négatif. Il ne s'en plaint pas. Au<br />

contraire, il s'en accommode. Bten plus, il en tire profit. Le père de Medza est un planteur<br />

agricole, C'est le type d'Africain qui a épousé le système capitaliste dont il connaît à fond les<br />

lois. Il est un USLJrier. Ecoutons Medza nous présenter les mécanismes d'exploitation de<br />

son père :


- 486 -<br />

"Mon père... Celui-là, c'était IJn crack J••• C'était donc<br />

comme un exemple vivant de ce que le matérialisme<br />

mercantile et hypocrite de l'Occident allitJ j} une intelligence<br />

fine peut donner de plus admirable, de plus<br />

étonnant chez un homme de chez nous appartenant à la<br />

génération de nos pères...<br />

Vous me croirez si vous le voulez : il distribuait<br />

sori argent, il le donnait au premier venu sous forme de<br />

prit Pourtant, il s'intéressait surtoutaux gens de l'arrièrebrousse,<br />

aux péquenots comme ils disent dans mori village.<br />

Vous savez que ces gens n'ont jamais d'argent liquide et<br />

qu'Hs en demandent toujours. Eh bieri 1 imaginez un<br />

homme qui désirait mille francs, mon père les lui pritait<br />

ai·mablement. Bien entendu, le pauvre garçon ne s'acquittait<br />

jamais à l'échéance... Que faire ? Mon père alors lui<br />

propose, la mort dans /'§me, une solution de compromis :<br />

comme l'homme de l'arrière-brousse est toujours<br />

propriétaire d'un troupeau de petit bétail, il s'acquittera<br />

en nature. Seulement, et c'est ici que l'affaire se corse,<br />

mon père s'arrangeait pour taxer ses ~tes de bétail au<br />

prix minimum, ce qui ne révoltait pas son partenaire<br />

pour la bonne raison que, n'ayant pas d'argent liquide,<br />

celui-ci y attachait une vénération presque superstitieuse,<br />

comme ceux de nos Ancitres qui échangaient leurs<br />

parents contre de vieux fusils à pierre. Et le tour était<br />

joué.<br />

Nanti de ces têtes de bétail achetées au rabais, mon père<br />

filait en ville et les revendait au prix maximum. Et le<br />

cycle recommençait sans arrit. Un vrai crack, je vous le<br />

0"<br />

~"<br />

disais" (T).<br />

(1) - Mongo aéti, Mission termin~e, op. dt., p. 232 - 234.


- 487 -<br />

Le p~re de Medza, pour le public bourgeois, peut ~tre Un allié. Il épousê le même<br />

système économique. A travers lui, l'on peut voir la fraction des Africains qui ont opté pour<br />

le système capitaliste comme voie de développement.<br />

En revanche, si l'on considère le point de vue du romancier et du public progressiste<br />

africain, on peut dire que l'idéologie de l'acceptation est négative. Elle est négative, parce<br />

qu'elle consacre la trahison de ceux qui l'inca ment ; elle est négative, parce qu'elle est<br />

"antithèse des normes de l'auteur. La conception que le romancier africain assigne à son<br />

oeuvre est qu'elle soit considérée comme une arme de combat. En conséquence, c'est plutôt<br />

une attitude combattante qui gagnerait sa sympathie.<br />

e -<br />

La résistance<br />

Le romancier noir éprouve le sentiment que les alancs nous étranglent, nous étouffent.<br />

Et ce qu'il souhaite comme réponse à cette situation, ce n'est ni la résignation, ni "acceptation,<br />

mais bien la résistance et le combat. S'agissant de la résistance, c'est-à-dire des formes<br />

de lutte face au système colonial, les oeuvres anticolonialistes noUs en indiquent deux<br />

formes : la résistance défensive et la résistance offensive limitée.<br />

La<br />

résistance défensive est celle menée contre la religion catholique, notamment<br />

dans Le Pauvre Christ de Bomba et Le Roi miraculé. Dans ces deux oeuvres, les Africains,<br />

ainsi que nous l'avons indiqué auparavant, résistent farouchement à la religion du Christ,<br />

considérée comme un facteur pertubateur de leurs traditions et de leur vie quotidienne. Les<br />

,<br />

><br />

Tala et les Essazam, en effet, ne demandent qu'à suivre la voie tracée par leurs Ancêtres,<br />

face à la religion du R. P. S. Drumont et du Père Leguen.


- 488 -<br />

Nous dénommons cette résistance défensive. parce qu'elle ne met pas en cause le<br />

statu quo. c'est-li-dire les assises mêmes du système colonial dans son ensemble. C'est unè<br />

résistance sectorielle. au moyen de laquelle les Noirs défendent leur droit de conserver leur<br />

culture. Elle ne vise pas li modifier les structures du colonialisme : d'ailleurs les Tala et les<br />

Essazam ont trop peur de l'Administration et tremblent de lever le petit doigt qui peut<br />

•<br />

nécessiter son intervention. Ils isolent la religion ~t<br />

la dénoncent. ce que les AdministrateurS<br />

Vidal et Lequeux. soucieux du maintien de I·ordre. ne considêrent pas comme une atteinte<br />

à leur système.<br />

La<br />

résistance offensive limitée marque. quant à elle. un degré par rapport à la<br />

résistance non offensive. Elle est le fait d'une conscience profonde du colonialisme qu'elle<br />

attaque dans ses racines. Toutefois, elle n'est pas intégrée dans un cadre idéologique cohérent.<br />

avec un projet de société en vue. Deux cas de résistance offensive limitée apparaissent dans le<br />

roman africain : la résistance verbale et la résistance ponctuelle :<br />

- La résistance verbale est celle qu'incarne la plupart des jeunes. Banda dans Ville<br />

cruelle. Medza et ses camarades Zombo, yohannés le Palmipêde. etc.... dans Mission terminée,<br />

raillent. tous. un "monde qu'ils n'ont pas fait" (1). Le héros de Ville cruelle fait preuve d'Un<br />

langage trivial. Il traite les prêtres et les commerçants grecs de voleurs, des gens qui ne<br />

s'intéressent qu'à l'argent. Les camarades de Medza. eux aussi, se montrent incisifs à l'égard<br />

de la religion importée. Dans leurs conversations, apparemment naïves, ils rejettent le système<br />

capitaliste américain et jettent leur dévolu sur le système socialiste. Cela ne traduit pas<br />

".<br />

seulement l'attitude d'un héros-narrateur qui n'ignore pas les problèmes mondiaux et qui<br />

informe son public<br />

; c'est une façon de dénoncer sévèrement le système colonial français,<br />

(1) - Mongo Béti, Mission terminée, op. cit., p.251.


- 489 -<br />

une maniàre de lancer à la face du bourgeois de ('Occident qu'il existe dans le monde, un<br />

système meilleur que le sien.<br />

Cependant, à ce niveau-là, même si derrière les idées, l'attitude des jeunes gens, on a<br />

pu percevoir, par conjecture, un projet flou de société, il n'y a vraiment pas une action<br />

cohérente pour la construction d'une éventuelle, société qui prendrait le contrepied de la<br />

\<br />

société coloniale. Néanmoins, la révolte des jeunes est un fait significatif. C'est une façon<br />

de dire non à la société coloniale qui les écrase, les opprime<br />

: une façon aussi de s'opposer<br />

aux vieux qui n'ont pas résisté et qui, en l'occurrence, apparaissent comme des obstacles<br />

paralysant leur action et leur volonté de chambouler ce monde asservissant, aux miasmes<br />

morbides, qu'ils "n'ont pas fait" (1). Révoltés, désinvoltes, parfois triviaux, les jeunes<br />

apparaissent dans ces oeuvres comme une force dynamique avec laquelle on peut compter,<br />

une force à "avant-garde de la révolution.<br />

- La résistance ponctuelle est celle déclenchée,par exemple, par Koumé et ses<br />

camarades contre M. T., leur patron dans Ville cruelle. Ces jeunes gens sont des mécaniciens<br />

qui travaillent chez M. T.. Mal payés, mal traités, ils décident de se faire justice, c'est-à-dire<br />

d'aller prendre, chez leur patron, l'équivalent de leur salaire. Le patron blanc trouve la mort<br />

dans cette insurrection. Comme "on peut se rendre compte, ce n'est pas une révolte<br />

syndicale. Néanmoins, c'est une action engagée par un groupe d'hommes dont le but parait<br />

précis. Cette révolte, quoique ponctuelle et quelque peu spontanée, atteint le système<br />

colonial dans ses racines. Car, c'est contre l'injustice et l'exploitation incarnées par un agent<br />

colonial, M. T., que Kàumé et ses camarades se révoltent. C'est une révolte qui s'inscrit donc<br />

dans le cadre de la résistance offensive limitée. C'est la manifestation d'une conscience des<br />

méfaits du système colonial, et qui, sans trouver encore une bonne voie, une organisation<br />

..<br />

!~ .<br />

cohérente, la dénonce.<br />

(1) - Mongo Séti, Mission terminée, p.251.


- 490 -<br />

Soulignons, à ce propos, les<br />

profondes divergences dans la manière dont chaque<br />

romancier, par l'intermédiaire de ses personnages qui sont en quelque sorte ses porte-parole,<br />

entend dénoncer la situation de dépendance coloniale.<br />

Chez Mongo Séti, par exemple, la satire est sans acrimonie ; elle n'a jamais pour<br />

effet de transformer les individus en caricatures.,La , raison réside, semble-t-il, dans le fait<br />

que les personnages essentiels de l'auteur de Ville cruelle, sont des adolescents lettrés, des<br />

lycéens, notamment.<br />

Chez Ferdinand Oyono, au contraire, nous avons aftaire à des domestiques éveillés,<br />

plus ou moins occasionnels, excepté le<br />

Barnabas du chemin d'Europe qui possède Une<br />

instruction ptimaire confirmée. Ferdinand Oyono, en eftet, s'est limité à ridiculiser les<br />

victimes de la colonisation, blanches ou noires, et dans ses oeuvres narratives, ce sont les<br />

personnages africains qui sont déçus dans leurs rapports avec les Blancs. Ils y demeurent<br />

presque inconscients de leur situation. Ils n'inspirent aucun sentiment de respect, même<br />

chez un lecteur noir ; et on est tenté de comprendre, et même de justifier maintes attitudes<br />

brutales du colonisateur. Ceci illustre à merveille que chez Ferdinand Oyono, il n'y a pas de<br />

révolte au sens vrai du terme. Le refus se traduit chez les personnages oyoniens par une<br />

sorte de démystification verbale des colons et du Blanc, en général.<br />

Il<br />

ressort de ces diverses constatations que les héros de Ferdinand Oyono murmurent<br />

contre "occupation coloniale, mais que nulle part, ce murmure ne parvient à Une conscience<br />

claire. Leur attitude révèle qu'ils s'adonnent à Une résistance passive. Ferdinand Oyono<br />

"remarque" sans absoudre les ef~ets<br />

de la situation coloniale eh vigueur dans son pays. Chez<br />

lui, l'activité créatrice s'attache à exposer le drame intérieur des êtres soumis à la puissance<br />

coloniale. Ses<br />

personnages déracinés nous déçoivent par Une certaine vacuité mentale.<br />

.. ,


- 491 -<br />

Le romancier n'effectue qu'un constat de situations malheureuses. Même s'il lui arrivè de<br />

tirer quelquefois les ficelleS derrière ses héros, on il le sentiment qu'il n'y est pas tout à fait<br />

impliqué, qu'il est en marge de ses personnages. Le système colonial, décrit par l'auteur<br />

de Chemin d'EUrope, a les apparences de "harmonie et de la tranquillité dans un contexte<br />

historique, celui du milieu du XIXe siècle, où s~<br />

fondements ont pourtant commencé à<br />

craquer. Aucune perspective d'opposition, ni de recherche d'Un remède efficace aux maux<br />

engendrés par le système colonial, n'apparaît dans l'oeuvre romanesque de Ferdinand Oyono,<br />

caractérisée par l'impassibilité générale de ceux qui auraient pu en être les héros positifs. Chez<br />

.,<br />


- 492 -<br />

Résumons-nous, brièvement, en réénUmérant les personnages mis en scène par les<br />

romancierS africains anticolonialistes et en rappelant comment ils Sont conçUs g~nérBlement : 1.<br />

ce sont des Blancs et des Noirs ; ÎI Ya d'un côté le Commandant, le Commissaire de police,<br />

le missio''fnaire, le régisseur des prisons, le commerçant, le médecin, "instituteur, les bourgeois<br />

de Paris, la jeune amante parisienne ; de "autre, l'ancien combattant, le garde régional, le<br />

catéchiste, le cuisinier, le boy, l'interprète, le chef africain, le père et la mère de l'enfant noir,<br />

"étudiant noir.<br />

Les<br />

rapports qui prévalent entre ces divers personnages ne sont pas des rapports<br />

d'harmonie, mais bien des rapports d'antagonisme, entrè Blancs et Noirs, d'une part, entre<br />

jeunes et vieu)(, d'autre part. Le plus souvent, leurs destins se croisent et se détruisent. Leurs<br />

drames traduisent la métarmophe de la vieille Afrique sous les coups de boutoir des valeurs<br />

nouvelles importées de l'Occident. Mais la réalité qu'expriment ces récîts s'avère comme une<br />

réalité qui tire vers l'expression politique. La vision du monde colonial du romancier et là<br />

façon dont il<br />

pose et traite ses personnages, concourent à délivrer Un message militant.<br />

Il -<br />

LES PERSONNAGES MiS EN SCENE PAR LE ROMAN POSTCOLONIAL<br />

L'époque coloniale a été pour les Africains, en général, Une espèce de traversée du<br />

désert. Exploités, humiliés, asservis, ils ont vécu dans le désespoir à côté de leurs maîtres<br />

blancs. Puis sont tombées sur l'Afrique, les Indépendances gaulliennes des années 60, comme<br />

"une nuée de sauterelles". Les Africains ont vécu ces premiers momentS dans la joie des fêtes,<br />

car ce devrait être pour eux la fi~<br />

de l'exploitatÎon, de "oppression, de l'asservissement et des<br />

humiliations. Mais c'était mal juger des intentions profondes des stratèges de la décolonisation<br />

gaullienne.


- 493 -<br />

En effet, l'espoir tlu'ont apport~ les Indépendances en 1960, ne tarde pas à s'envoler<br />

trèS vite comme une fumée dans le vent. Les Noirs libérés du joug colonial, au lieu de retrouver<br />

pour toujours la libre disposition d'eux-mêmes, ont été surpris et stupéfaits de constater<br />

que rien n'a changé et que tout se poursuit comme auparavant. L'ancien maître, le<br />

colonisateur, bien entendu, sous des formes plus .subtiles, il est vrai, continue sa domination<br />

polititlue, économitlue et culturelle sur l'Afrique. Les conditions de vie des masses ouvri~res<br />

et rurales, loin de s'améliorer, ne cessent de se dégrader de jour en jour. Ainsi, au point de vue<br />

du développement, le fossé entre l'Occident et l'Afrique ne cesse de s'agrandir, parce que<br />

l'Afrique, dans cette période de dépendance, au lieu de suivre une voie progressive de développement,<br />

suit, au contraire celle que certains spécialistes du Tiers-monde ont appelé à<br />

juste titre, "le développement du sous-développement". La situation socio-politique a pris<br />

une tournure dramatique. L'Afrique se retrouve, à une ou deux exceptions près, sous deux<br />

formes de régimes : les régimes à Partis uniques et les régimes militaires, constituant généralement<br />

aussi des Partis uniques. Les deux types de régimes ont en commum une composante:<br />

la dictature.<br />

L'ère des Indépendances s'est donc révélée celle des dictatures civiles et militaires. Les<br />

masses ouvrières et paysannes sont partout baillonnées. Des dizaines de prisonniers croupissent<br />

dans les geôles. D'autres sont purement et simplement liquidés après d'horribles<br />

tortures. L'impérialisme international - notamment français - est, en tout état de cause,<br />

largement responsable de cette situation. Il encourage et appuie des minorités de militaires et<br />

d'hommes politiques, à l'esprit étriqué, pour la mise en place de régimes néo-coloniaux<br />

tyranniques. Une pareille situation lui permet d'assumer la pérennité de sa présence sur le sol<br />

africain et donc de pouvoir continuer son exploitation des richesses et des masses populaires<br />

africaines.


- 494 -<br />

L'écrivain africain qui a combattu la colonisation avec vivacité et véhémence et qui<br />

souhaite profondément, au fond de lui-même, voir les Africains se comportet en hommes<br />

responsables de leur propre destin, peut-il fermer les yeUx Sur l'ignominie et leil scandales<br />

des pouvoirs néo-eolonÎaux africains d'aujourd'hui ? 1/ est des circonstances où se taire,<br />

. .<br />

c'est mentir, dit le célèbre poète espagnol UnanUmo. Le romancier africain risque de se<br />

mentÎr à lui-même s'il s'obstine dans son silence. C'est pourquoi le nouveau tomancier a<br />

lancé, comme pour ainsi dire, une bombe incendiaire sur l'Afrique des Indépendances. en<br />

privilégiant certains personnages qu'il fait évoluer souS' nos yeux et par l'intermédiaire<br />

desquels nous voyons l'homme africain en lutte avec lui-même et avec les problèmes de la<br />

condition humaine. Ces personnages sont presque tous des types humains pris dans le monde<br />

qu'ils veulent dominer ou qui, au contraire, s'obstine à les asservir. Etudions-les sous les<br />

rubriques suivantes :<br />

Le héros tragique, victime de la révolution.<br />

Les maîtres du "nouveau monde",<br />

Les opportunistes.<br />

Les déclassés,<br />

A -<br />

Le héros tragique, victime de la révolution<br />

Nous avons souligné, aU début de ce chapitre, que la littérature africaine, dans son<br />

ensemble, n'est pas une littérature de la gaîté. Elle donne Une vision pessimiste du monde.<br />

L'atmosphère générale du roman de l'Afrique indépendante est encore plus triste, et même<br />

tragique, lorsqu'on en étudie les personnages et le sort que lui réserve l'écrivain. Ce pessimisme<br />

qui frise le désespoir semble naître de "horrible constatation que l'homme, quelles que<br />

soient ses tentatives pour s'accomplir, quelle que soit la victoire qu'il croit détenir contre les<br />

forces visibles et invisibles qui le compriment, débouche toujours sur une situation Înconfortable,<br />

souvent plus intolérable que la position initiale dont, par la volonté et "action il a<br />

voulu s'affranchir. Aussi, pour peindre la situation de cet individu toujours à la recherche de<br />

lui-même et qui n'arrive presque jamais à s'en sortir, le romancier africain choisit-il le héros<br />

tragique qU'il place au centre de l'action, personnage qui assume toutes les souffrances de la<br />

terre, qui nous invite à le voir et à nous voir, qui nous demande de le connaître et de noUs<br />

reconnaître en lui.


- 495 -<br />

Mais qui est ce héros trahi par l'homme et le destin, qui cherche vainement à convertir<br />

le monde? !JuÎsqu'i1 est un personnage-type en qui s'accumUlent les caractères d'Uhe classe<br />

sociale reconnaissable, il importe également de savoir quelle est cette classe qu'il représente,<br />

l'attitude du' romancier vis-à-vis de cette classe et du héros lui-même en tant qu'individu.<br />

Parce que le personnage principal du roman africain de ),Afrique indépendante est souvent<br />

\<br />

un homme "multi-dimensionnel", vivant non seulement la vie du groupe auquel il<br />

appartient, mais aussi, sa vie personnelle qui le distingue de chaque individU.<br />

Parmi les personnages tragiques du nouveau roman africain, on remarque la présence du<br />

héros qui veut changet le monde, l'humaniser, en quelque sorte, en le ramenant à la juste<br />

proportion de l'homme. Ce sont Ibrahima Bakayoko, Tiémoko et Penda des Bouts de bois<br />

de Dieu de Sembène Ousmane ; ils sont tous des militants ouvriers qui se lancent dans la<br />

lutte pout épurer la société et détruire les forces qui aliènent l'homme ; c'est Houngbé du<br />

Chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum ; ce sont Kossia et Tanou de Violent était le vent et<br />

du Soleil noir point de Charles NOKAN. De tels personnages passent, les uns et les autres,<br />

par la prison et même par la mort. Ils sont de véritables révolutionnaires, si l'on admet que :<br />

"La révolution est une action collective (qui) implique la<br />

participation des masses d'une population donnée... La<br />

révolution court sur un cycle long, même si elle ne<br />

comporte parfois que de brèves journées d'action : c'est<br />

qu'elle se donne généralement pour but de changer radicalement<br />

l'ordre politique, parfois l'ordre social et<br />

économique" (1J. .<br />

'f,<br />

'.><br />

'.<br />

__ ••_. a --a • •••••_. ••••••••••••• _ ••••_. • a. _. a_••__•••• _ ••_ • ••• •••••••••• _ •••••••<br />

(1) - Pierre Miquel, La révolte, Paris - Montréal, Bordas, 1971, p.7.


- 496 -<br />

Quelles soht, en effet, les raisons invoquées par les grévistes, par exemple, dans Let<br />

Bouts de bois de Dieu de Sembène Ousmane? Ils demandent le droit à la retraite, l'obtention<br />

des allocations familiales, l'augmentation de leurs salaires et la création d'Un cadre<br />

1<br />

d'auxiliaires. C'est là tout un programme d'action. Ils souhaitent faire régner la Justice et<br />

créer des conditions nouvelles dans lesquelles la dignité et le bonheur de l'homme he soient<br />

plus sacrifiés. Intrépides, ils se lancent dans l'action avec Une volonté inébranlable et ne<br />

baissent le bras que sous le poids écrasant du destin qu'ils ont voulu infléchir.<br />

Le romancier africain mobilise toutes les ressoUrces de son talent pour imposer la<br />

présence du héros tragique : il le situe au centre de l'action et dresse devant lui tout un<br />

monde hostile qu'il doit vaincre, ou devant lequel il doit courber l'échine. Ainsi se crée entre<br />

le héros et les forces qui l'oppriment, une situation conflictuelle dans laquelle il montre des<br />

qualités d'homme d'action, mais au terme de laquelle il est toujours vaincu, non sans avoir<br />

vaillamment résisté à l'adversaire : Houngbé du Chant du lac d'Olympe Bhêly-Quenum<br />

"'<br />

tue Ahouna, assassin de sa soeur : il est déporté et meurt dans le bateau qui le ramène de son<br />

long exÎI au pays natal. Il a, par son action, servi "d'exemple aux toujours invisibles pertubateurs<br />

de Zoumin" (1 l, son village. Kossia est fusillé comme Un élément subversif du régime<br />

de Kôtiboh : mais ce dernier aura compris que son peuple veut la fin de la dictature.<br />

Bakayoko, Tiémoko et Penda des Bouts de bois de Dieu, représentent, quant à eux, la masse<br />

des ouvriers exploités par les grandes entreprises ; ce sont eux qui accomplissent toUs les<br />

travaux susceptibles de produire de quoi nourrir les autres, pendant qu'eux-mêmes meurent<br />

."<br />

.:[<br />

de faim. A ces personnages, Sembène Ousmane ne montre qu'une seule voie vers la justice :<br />

l'action. Cêux qui perdent leur .vie comme l'héroïne Penda et les autres, auront délivré les<br />

vivants.<br />

(1) - Olympe Bhêly-Quenum, Le chant du lac, op. cît., p. 21.


- 497 -<br />

Si le romancier africain Mmoigne d'une grande sympathie pour ces héros tragiques,<br />

c'est peLlt-ètre parce qu'il fait siennes leurs ambitions, leurs joies et leurs souffrances ; car<br />

ces personnages sont, le plus souvent, chargés d'accomplir les rêves de l'écrivain lui-même.<br />

Derrière les personnages de Bakayoko, Tiémoko et Penda, on<br />

reconnaft la présence de<br />

Sembêne Ousmane luttant pour la justice ouvrière. On ne s'étonne donc pas que malgré leurs<br />

échecs, ces personnages tragiques soient décrits dans le roman COmme des hommes "forts"<br />

- . \<br />

qui ne craignent ni la prison ni la mort, et qui déclarent tout haut ce que les autres pensent<br />

tout bas.<br />

A côté de Ces héros tragiques victimes de la révolution, le romancier noir met égale~<br />

ment en scène un autre type de héros tragiques représentant "aristocratie traditionnelle,<br />

ruinée par les "Soleils des Indépendances". Ce sont des personnages qui, par la noblesse de<br />

leur naissànce, ont dominé le passé et mis de leur coeur dans la lutte pour bâtir un avenir<br />

qu'ils espèrent meilleUr. Leur tragédie, c'est qUe<br />

lorsque sonne l'avenir, ils se trouvent<br />

déshérités, dépossédés. Le meilleur exemple de ces héros que nous fournit le roman est,<br />

sans conteste, Fama Doumbouya des Soleils des Indépendances d'Ahmadou Kourouma.<br />

Fama, nous dit Kourouma, est Un prince malinké :<br />

"Né dans l'or, le manger, l'honneur et les femmes 1Eduqué<br />

pour préférer l'or à l'or, pour choisir le manger parmi d'autres,<br />

et coucher sa favorite parmi cent épouses" (1J.<br />

Dès que survient l'heure des mouvements anticoloniaux, Fama, prince illettré, se<br />

débarrasse de toutes ses affaires personnelles, se plonge dans la lutte pour venger ce qu'il<br />

appelle "cinquante ans de domination et une spoliation" (2). Mais Une fois la victoire acquise 1·<br />

contre la France, il se trouve dominé et spolié par l'élite nationale avec laquelle il a mené<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleils des Indépendances, op. cit., p. 10.<br />

(2) - Ibidem, p.22.


- 498 -<br />

la révolution. Son empire dissous, il n'a plus aUcUne aUtorit~<br />

sUr le peuple qui avait ét~<br />

sujet de ses pères<br />

; il aUrait pu se contenter d'un poste de ministre, député, ambassadeur oU<br />

même de "Secrétaire général d'une sous-section du Parti ou directeur d'une coopérative" (1),<br />

mais pour ces postes, savoir lire et écrire est indispensable : tout ce qu'il peut acquérir<br />

sous "Ies Soleils des Indépendances", c'est la carte d'identité nationale et celle du Parti<br />

unique. Aussi son échec est-il complet, cette victime de la révolution.<br />

Fama Doumbouya représente les chefs traditionnels déchus d'hier, qui ne possèdent hi<br />

l'instruction nécessaire, ni les qualités susceptibles de prolonger leur règne sur l'Afrique<br />

nouvelle. Toutes les tentatives de Fama pour rétablir son autorité, se sont soldées par Un<br />

échec ; il deviendra rebelle et mourra à la suite d'une rébellion; Kourouma semble se moquer<br />

de ce héros tragique dont le "monde s'effondre"<br />

: marasme économique, avenir politique<br />

complètement bouché, échec familial, car sa femme Salimata est stérile. Néanmoins, Fama<br />

n'est pas de ceux qui baissent les bras en signe de désespoir. De la première à la dernière page<br />

du roman, il lutte pour se faire valoir : il lance sans cesse des injures à l'adresse des autorités<br />

des Indépendances, en les qualifiant de "bâtards de bâtardise", "fils de chiens" (2), signe à la<br />

fois d'Un orgueil qui ne se laisse pas humilier et d'Une certaine violence réprimée qui ne peut<br />

que trouver une issue à travers la parole. La plus grande tragédie d'Un tel personnage vient<br />

d'une prise de conscience que le destin s'allie aux hommes contre lui. A travers la tragédie de<br />

Fama, c'est la tragédie d'une Indépendance qui ne réhabilite pas "homme que nous décrit<br />

le romancier.<br />

Mais le héros tragique du roman africain, ce n'est pas seulement celui qui meurt en<br />

essayant de faire la révolution QU celui qui, comme Fama, devient victime de la révolution<br />

qu'il a aidée il réussir. Le roman africain tire aussi le héros tragique de la vie populaire ;<br />

(1) - Ahmadou kourouma, Les Soleils des 1ndépendances, op. cit., p. 23.<br />

(2) - Ibidem, .23.


- 499 -<br />

ici, c'est toujours un jeune paysan migrateur, en quête d'ascension sociale et du bonheur<br />

dans un "ailleurs" flattulA,C'est le type de Magamou Seck, h~ros de Lii plaie de Malick FaU :<br />

orphelin de père, il veut sortir de la bassesse de ses origines, en quittant son vil/age pol,lr<br />

s'Înstaller dans la ville moderne de N'Dar (Dakar). Il échoue, non Seulement parce que les<br />

autres lui ferment la porte du bonheur au nez, en refusant de l'accepter et de l'aider, mais<br />

,<br />

aussi et surtout, parce qUe sa mentalité villageoise l'empêche de s'adapter aux moeurs de la<br />

ville moderne qu'est Dakar. Conscient de "impossibilité d'accéder au bonheur tant recherché,<br />

et, découragé par Une existence dans laquelle selon lui, "l'adversité n'a eu pour lui ni tact ni<br />

mesure" (1), assombri par le sentiment d'avoir "raté sa vie", il ne veut pas "rater" sa mort.<br />

Pour terminer une vie si tragique, Magamou emprunte le moyen le plus tragique, c'est-àdire<br />

le suicide. La misère peut rendre l'homme fou<br />

: telle est la grande leçon de La plaie, et<br />

tous les efforts de Malick Fall, dans son récit, visent à démontrer cette vérité à travers le<br />

personnage principal qu'il a conçu comme un fou, mais "un fou raisonnable", comme nous<br />

l'apprend Un autre personnage du roman, Cheikh Sar, l'interprète du docteur Bernady qui<br />

prétend soigner Magamou. Tout au long de l'ouvrage, on voit le héros tragique philosopher<br />

sur l'impossibilité de l'amour et de l'amitié, sur la solitude de "homme abandonné par le<br />

destin, sur le non-sens de la vie. Magamou se révèle comme un philosophe pessimiste.<br />

'9."<br />

Mais, en fait, ce héros qui s'exile pour s'accomplir et qui se rend progressivement<br />

compte que. sa vie n'est qu'un chapelet de malheurs, qui est-il 7 Il est un personnage très<br />

actuel de l'Afrique moderne, en pleine évolution vers l'économie industrielle, grâce à sa<br />

(1) - Malick Fall, La plaie, op. cit., p.179.<br />

• 1


- 500 -<br />

rencontre avec l'Occident. Il est le "paysan migrateur râté'i (1) ou ce que Robert Pageard<br />

appelle ~<br />

"Le .petit chapardeur du marché, l'éternel àpprenti<br />

chauffeur, le réparateur de bicyclett,es, le jeune cultivateur<br />

qui s'expatrie vers les plantations lointaines, le petit<br />

"tablier" (marchand sur table), l'ancien élève du cours<br />

moyen, voire de la classe de quatrième, qui cherche<br />

partout fortune" (2).<br />

Ce qui est tragique, c'est qUe ce personnage est presque toujours coupé de son but, et<br />

lorsqu'il prend conscience de "inutilité de ses efforts, ou bien il sombre dans le désespoir,<br />

oU bien il<br />

recourt à des actes criminels pour marquer une victoire, ne fut-ce que mentale,<br />

contre le monde qui le conspue.<br />

(1) - Robert Pagea rd voit en ce personnage, une sorte de "picaro africain", même s'il s'identifie<br />

mal avec le picaro espagnol ou le héros du toman picaresque français. Il y a, en<br />

effet, oh he sait quoi de curiosité, de fantaisie et de plaisir dans le risque qui poussent<br />

le picaro vers "aventure et que l'on cherchera en vain à trouver dans l'aventure du<br />

jeune paysan hoit dont l'unique but est la recherche de la fortUne. Nous préférons<br />

appeler ce héros 'tragique le "paysan migrateur râté" puisque cette expression a le<br />

double avantage de donnet non seulement la notion du déplacement, mais aussi<br />

et<br />

surtout celle de la recherche motivée de la sécurité que l'on h'a pas dans son entourage.<br />

(2) - Robert Pageard, Littérature hégro-africaine, op. cit., p. 88.


- 501 -<br />

Il convient de temarquer qu'au-delà de la catastrophe de ces h~ros<br />

qui finissent dans<br />

la fuite oU la mort, c'est la sociét~<br />

africaine contemporaine elle__ m~me dont Ils sont issus<br />

qUe les romanciers des Indépendances entendent condamner. Celle-ci ne peut qu'échouer<br />

dans la décadence, à cause de l'échec final de ceux-là mêmes qui l'ont animée. Et c'est là,<br />

croyons--noUs, toute la signification politique des oeuvres romanesqUes de l'Afrique<br />

indépendante.<br />

B- AUtres personnages nouveaux<br />

C'est aU travers du destin du héros tragique que le tomancier de l'Afrique indépendante<br />

peint là vie de l'Afrique décolonisée. Mais il fait apparaftre aussi d'autres personnages,<br />

tous africains, qui reflètent, chacun à sa manière, la condition humaine du nouvel homme<br />

noir. Parmi ces nouveaux personnages, on peut en distinguer trois catégories :<br />

Les maîtres du "nouveau monde".<br />

Les opportunistes.<br />

Les déclassés.<br />

1 - Les ma ftres du "noUveau monde"<br />

Ce sont ceUx qui veulent dominer "histoire. Ils sont ambitieux, trop ambitieux,<br />

puisqu'ils rêvent d'organiser l'histoire afin de devenir les maftres incontestés des hommes.<br />

Pour se mettre en vue, ils prennent appui sur le peuple qu'ils méprisent, Une fois la victoire<br />

acquise. Tous les moyens leUr sont bons pour perpétuer leLir tègne : la ruse, la malhonnêteté,<br />

la peur, la menace, l'assassinat, l'incendie, la déportation, la prison, des complots fictifs<br />

ourdis contre leurs personnes et sévèrement réprimés. Ce sont des dictateurs orgueil/eux


- 502 -<br />

pour qui la vie de l'homme n'a aUcune importance il~ savent tendre des pi~ges aux autres,<br />

mais font tout poUr déjouer le plan de l'adversaire ~<br />

- C'est Kôtiboh de Violent était le vent de Charles NOKAN ; il libère son peuple de<br />

la servitude ~tràrigère pour le soumettre à sa propre tyrannie ; il ~touffe le Parti clandestin<br />

de la jeunesse révoltée, fait fusiller certains de ses dirigeants, en met d'autres en prison, pour<br />

ne les relâcher, dans la suite, que pour apaiser la colère de son peuple..<br />

- C'est aussi le "Président unique" dans Les Soleils des Indépendances d'Ahmadou<br />

Kourouma et le Président du Parti (R. D. A.I dans DramousS de Camara Laye qui, sous la<br />

bannil!re du Parti unique, tiennent un peuple terrorisé sous leur domination.<br />

- Peut-être Sai'f, le héros du Devoir de violence de Yambo Ouologuem, est-il le<br />

meilleur exemple de ces personnages qui veulent, en actes comme en paroles, être les maîtres<br />

du monde. Saïf pèse de tout son poids sur l'Ëmpire Nakem ; lorsqu'il gronde, tout le monde<br />

tremble. Avec Une intelligence rare, Saïf impose progressivement sa personnalité, au rythme<br />

des actes criminels hurlants. Il n'y a que sa lIie et son bonheur personnel qui importent. Roi<br />

des rois, Saïf veut être immortel, et pour parvenir à ce but, il n'y li qu'un moyen ~<br />

la<br />

violence. Sous son règne l'enfant naît dans la violence, grandit dans la violence, et meurt<br />

dans la violence. Il<br />

se ser;t des notables, des esclaves, des tueurs à gages, des vipères aspics,<br />

du feu, du fer, pour supprimer tous ceux qui pourraient menacer son autorité, mais après les<br />

crimes, il<br />

réussit toujours à rejeter la responsabilité de ces vioienceS sur les autres. Tout le<br />

monde le craint, et lui aussi a peur de tout le monde, d'où le. recours à l'assassinat de ceux qui<br />

lui servent d'instruments pour tuer ses adversaires les plus redoutés. Comme le dit si bien le<br />

romancier, Saïf est Un "grand ioueur". A compter les vies qui ont péri sous le règne de Sart,<br />

on dirait que le personnage et la violence font corps.


- 503 -<br />

Mais Sa ïf, ce personnage barbare, cet homme de mensonge pout qui tous les moyens<br />

sont bons pour tenir les hommes enchaînés, est de notre temps, même 51<br />

sa violence qUe<br />

nous décrit Yambo Ouologuem date de 1202 (1).<br />

Il en ressort que Sai'f, Kôtiboh et tous les "Présidents uniques" que le roman africain<br />

actuel fait défilet sous les yeux du lecteur, ne sont pas seulement des individus qui vivent<br />

Une vie autonome, mais aussi des types humains qui représentent la classe dirigeante de<br />

l'Afrique indépendante, dont le comportement prête à de violentes satires politiques, telles<br />

que l'on en trouve dans les oeuvres d'Un Yambo Ouologuem, d'un Ahmadou Kourouma oU<br />

d'un Charles NOKAN. Puisqu'ils sont violents, les romanciers les présentent de façon<br />

caricaturale<br />

: le "Gaillard" qui dirige le Parti unique (le R.b . A.) dans Dramou$s, est Un<br />

individu qui "coupe" la langue et les pieds aux gens et leur dit de parler et de marcher (2):<br />

Kàtiboh est Un politicien instable qui se sépare de la gauche pour s'allier à la droite, un<br />

dictateur qui, malgré sa tyrannie, dit aux étudiants tévoltéscontre lui :<br />

"J'ài choisi l'Occident parce que son système politique<br />

n'étouffe pas l'individu. J'ai horreur du Communisme,<br />

du totalitarisme qui est un nouvel esclavage" (3).<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p.207.<br />

(2) - Camarll Laye, bramollsS,' op. cit., p. 207.<br />

(3) - Charles Nokan, Violent ~tait le vent, op. cit., p. 108.


- 504 -<br />

Saïf est Un vulgaire assassin et Un hypocrite éhonté .<br />

"Qui peut dire combien de vies Sai! extermina? Apres<br />

l'autodafé d'El Hadj Ali Gakord et la mort<br />

"accidentelle" du Gouverneur, de sa femme, de<br />

l'Administrateur, de son épouse et de sa fille, Sai, vint,<br />

accompagné de la cohorte des dignitaires, déplorer devant<br />

les autorités coloniales ces décédés, regretter leur incurie,<br />

se lamenter enfin au spectacle des incendies où avaient<br />

été calcinées six cent cinquante trois bibles" fT J.<br />

Ces personnages constituent des boucs émissaires de tous les houveaUx romanciers<br />

africains Qui veulent exprimer leurs déceptions devant Une ~ndépendance<br />

Qui leur paraît<br />

plus nominale Que réelle. Plus par dessein Que par hasard, ces personnages son tous des chefs<br />

<strong>d'Etat</strong> de sociétés fictives situées dans l'Afrique des"Soleils des Indépendances", sociétés<br />

Qui ne manquent pas totalement de ressembler aux sociétés africaines actuelles aU seÎn<br />

desquelles nous vivons.<br />

2 - Les opportunistes<br />

A côté des maîtres du "nouveau monde", le roman de l'Afrique indépendante met<br />

également en scène des personnages secondaÎres Qui servent de moyens pour l'ascension<br />

des plus forts. Leur richesse psychologique n'est pas très poussée ; ils exécutent les ordres<br />

de leurs maîtres avec Un automatisme presque machinal. Tant Qu'ils chantent la gloire de<br />

celui Qui les manÎpule comme les pièces d'un jeu d'échecs, tout va bien. Il n'ont pas de<br />

scrupules pour les actes Qu'ils posent. C'est le type de Sankolo et de Bourémi, farouches<br />

défenseurs de Sait, Qui, pans Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, tuent, brûlent<br />

et jettent tous ceux Qui ont le malheur d'être soupçonnés par leur maître; c'est aussi Tanor<br />

Ngoné Diob, cet ancîen combllttant Qui, poussé par son oncle Médioune biob, tue son propre<br />

père et laisse ainsi le trône paternel à Médioune QuÎ ne cherche Que cette occasion pour<br />

évincer le roi dans véhi-eiosane de Sembène Ousmane ; ce sont encore dans Les Soleils<br />

des Indépendances :<br />

-----._----------_...- ..----_ ....-------.........._----_._-_ ....------------------------...__._------..- ...._._------_.._--_ ...._-<br />

(1) - Yambo Ouologuem, Le devoir de violence, op. cit., p. 60-61.


- 505 -<br />

"Le Secrétaire général et le directeur d'une coopérative<br />

(qui), tant qu'ils savent dire les louanges du Président, du<br />

chef unique et de son Parti, le Parti unique, peuvent bien<br />

engouffrer tout l'argent du monde sans qu'un seul oeil<br />

ose ciller dans toute l'A frique" fT J.<br />

Mais, dès qu'ils se ressaisissent et osent manifester leur indépendance vis-à-vi$ du<br />

chef, celui-ci les écarte de son chemin. Ce sont tous des lâches ; ces opportunistes apparaissent<br />

comme des ennemis du progrès et du peuple. Aussi sont-ils toujours ridiculisés par<br />

les auteUrs.<br />

3 - Les déclassés<br />

Il Ya aussÎ la foule anonyme, composée de personnages qUÎ vivent au jour le jour, qui<br />

n'ont d'autre souci que celui des besoins alimentaires. Le romancier noir les campe dans son<br />

oeuvre pour diverses raisons :<br />

- Chez Sembène Ousmane, ce sont les faux mendiants, les malades et les chômeurS<br />

éternels qui rôdent dans les marchés et les places publiques, tendant les mains aux autres et<br />

commettant des larcins, lorsque la faim leur tenaille l'estomac .. Leur présence constitue, dans<br />

Le mandat, un contraste avec ceux qui sont scandaleusement riches. Ainsi, la foule apparaît<br />

dans l'oeuvre de Sembène Ousmane, non seulement comme une partie du décor qui donne<br />

un relief aux personnages principaux, mais aussi, comme un tableau qui offre au romancier<br />

et au lecteur matière à réflexion.<br />

- C'est aussi cette foule électorale du Chant du lac d'Olympe Bhêly-ouenum, faite·<br />

d'hommes de peLi qui ne comprennent rien à la démocratie, mais qui parcourent la campagne,<br />

chantant à tUe-tête, les noms de leurs candidats préféres, simplement pour mériter un<br />

demi-verre de bière.<br />

(1) - Ahmadou Kourouma, Les Soleîls des Indépendances, op. cit., p.23.


- 506 -<br />

C'est encore cette foule de marchandes dans La plaie qui donne à Malick Fall,<br />

l'occasion de décrire les contradictions de l'âme simple.<br />

- Mais c'est René Philombe qui propose l'une des meilleures descriptions des gens<br />

que représente la foule, quand il laisse parler un petit ouvrier journalier dans Sola, ma chérie :<br />

"L'alcool donne de la chaleur au biceps et fait venir à<br />

bout d'une tiJche ardue. L'alcool, soutient une veuve,<br />

allège le poids du deuil. Sans alcool, affirme l'homme de la<br />

rue, le genre humain serait englouti dans un hivernage<br />

permanent, le soleil paraitrait noir, les fleurs toutes grises<br />

et l'existence terrestre toute morose" (1J.<br />

Tous ces personnages appartiennent à la masse anonyme et souffrante sous les<br />

"Soleils des Indépendances". Ils veulent être des hommes pareils aux autres ; mais le destin<br />

les a acculés à un point tel qu'ils ne voient plus la vie que comme une recherche désespérée<br />

du pain- de chaque jour. D'où l'amour de "alcool pour remonter la force morale affaiblie.<br />

A la société noire, unie dans la résistance, fût-elle passive, à la colonisation que<br />

décrivaient les romans d'avant 1960, les ouvrages postérieurs substituent une société divisée,<br />

où le luxe d'une minorité contraste avec la misère du plus grand nombre. A l'évidente nécessité<br />

de la lutte anticoloniale succède "incertitude quant aux voies à suivre pour triompher<br />

de la paùvreté et de l'injustice.<br />

(1) - René Philombe, Solli, ma chérie, op. cit., p. 72.

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