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58 PRENDRE UN TEMPS D’AVANCE 2 Pour l’entrepreneur, anticiper et innover peuvent être considérés, en première instance, comme deux actions jumelles dont la finalité est d’assurer l’avenir ou, au moins, de prendre un temps d’avance pour conquérir ou maintenir un avantage concurrentiel dans un environnement de plus en plus complexe, plus ouvert et surtout plus fluctuant que jamais. Dès lors, cette double capacité à innover et à anticiper, en développant une culture et un environnement qui y soit favorable, constitue un enjeu majeur pour un dirigeant ou un entrepreneur. Pour autant, anticipation et innovation requièrent des qualités fondamentalement différentes, parfois même antinomiques. Et comme souvent les idées reçues sur l’innovation sont en décalage avec la réalité des attentes du marché, nous allons emprunter ici quelques chemins de traverse pour montrer qu’innovation et anticipation ne font pas toujours bon ménage ou, en tout cas, qu’un mariage harmonieux suppose certaines prédispositions… Innover = aptitude à rompre avec l’existant, à sortir du rang Le constat est abrupt mais confirmé par l’expérience : plus on grandit, moins on innove… Le précepte « Think out of the box » est régulièrement la clé de nombreuses innovations car celles-ci s’affranchissent mal du caractère assez structuré des environnements de recherche ou de marketing de la majorité des grandes entreprises. Même s’il existe des contre-exemples célèbres, tels Apple, Toyota ou 3M. Le plus souvent, l’innovation est davantage le fruit d’un certain désordre ou anticonformisme latent vis-à-vis d’une pensée dominante et requiert une liberté de pensée et d’action forcément peu académique. Autrement dit, elle est souvent le fruit d’une différence culturelle, d’un déséquilibre, d’une compétence inattendue, d’un ingrédient imprévu et plus rarement le résultat d’une démarche structurée, organisée, en un mot anticipée. Innover, c’est plutôt faire preuve d’une aptitude certaine à rompre avec l’existant, à sortir du rang. Une des raisons fondamentales pour laquelle l’innovation est souvent le fait de petites structures est liée à la culture de management des grands groupes et au conformisme du modèle dominant qui en découle. Dans ces structures, l’aversion pour les risques, la volonté d’anticiper afin de mieux les maîtriser, marquent LES CAHIERS ERNST & YOUNG
2 PRENDRE UN TEMPS D’AVANCE 59 souvent de son empreinte, pour des raisons que l’on peut aisément comprendre, la culture de l’entreprise. Ce qui est vrai à l’échelle du groupe peut le devenir aussi à hauteur d’homme dès lors que celui-ci veut « faire carrière ». Sa capacité à convaincre son management qu’il peut se voir confier des responsabilités et des budgets, grâce à ses compétences et à son implication, passe par la démonstration qu’avec lui, il n’y aura pas d’imprévu. La gestion de carrière ou la logique de précaution sont rarement compatibles avec la prise de risque, la remise en cause de l’existant, inhérent à tout processus d’innovation. Ainsi des équipes entières de chercheurs sont-elles devenues expertes dans l’art de mettre en évidence leur capacité à anticiper les risques et à les maîtriser et si, finalement, elles ne trouvent pas grand-chose, du moins ne dépensent-elles pas plus que ce qui était prévu ! Un autre élément entre en ligne de compte pour opposer le cas échéant anticipation et innovation. Il s’agit de la prolifération des règles et autres process qui vont souvent de pair avec le développement d’une entreprise. Plus une entreprise grandit et se structure, plus elle va perdre en agilité, en capacité d’échanges venus d’horizons divers et moins elle aura de chance de rester un creuset d’innovation. Une réalité qu’il est concrètement possible de « mesurer » dans l’industrie pharmaceutique. Depuis 2005, les autorisations de mise sur le marché de nouveaux médicaments sont davantage issues de molécules développées dans de petites sociétés de biotechnologie que dans les grands laboratoires, dont le pipeline s’est vidé. À nouveau, l’aversion à la prise de risque et à l’imprévu est en cause, tout comme la crainte de rencontrer l’échec et d’être laissé sur le banc de touche. Plusieurs grands groupes ont bien essayé d’introduire une dose de liberté dans les plannings des ingénieurs de recherche avec des allocations de parts de budgets de recherche « libres » vécus comme une invitation à la récréation, au « ressourçage ». Les résultats sont mitigés car ils n’améliorent qu’à la marge les taux de réussite des projets de recherche. Preuve qu’une liberté savamment « dosée » ne constitue pas non plus le remède miracle ! Dans le domaine de l’innovation incrémentale (par opposition à l’innovation de rupture ou issue de la recherche dont il était plutôt question jusqu’ici), les nombreuses réunions de créativité dans les grands groupes débouchent assez rarement sur l’émergence d’une idée ou d’une innovation pérennes. Il est même étonnant que cette pratique, qui réunit dans un même élan de béatitude les collaborateurs du marketing, des ventes, de la recherche appliquée, mais également les clients, les consommateurs, les prescripteurs, continue d’être utilisée alors qu’elle a largement fait la preuve de son inefficacité. Un indice supplémentaire du désarroi qui gagne le management lorsqu’il s’agit de faire émerger des innovations et d’anticiper les attentes du marché. La gestion de carrière ou la logique de précaution sont rarement compatibles avec la prise de risque. LES CAHIERS ERNST & YOUNG
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