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WADEROWLAND<br />

La Soif des<br />

<strong>en</strong>treprises<br />

Tra<strong>du</strong>it de l’anglais par Julie Lavallée


Table des matières<br />

Remerciem<strong>en</strong>ts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .9<br />

Intro<strong>du</strong>ction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11<br />

PREMIÈRE PARTIE<br />

Comm<strong>en</strong>t l’économie a perverti la moralité<br />

et pourquoi cela est important <br />

01. Le voyage <strong>du</strong> pèlerin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23<br />

02. La fable des abeilles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37<br />

03. Une moralité mécanique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .51<br />

04. La « sci<strong>en</strong>ce » de l’égoïsme . . . . . . . . . . . . . . . . . .67<br />

05. L’éthique et le marché . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .85<br />

06. Le s<strong>en</strong>s de la moralité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .105<br />

DEUXIÈME PARTIE<br />

L’étrange exist<strong>en</strong>ce <strong>un</strong>idim<strong>en</strong>sionnelle de<br />

l’<strong>en</strong>treprise, et comm<strong>en</strong>t elle façonne nos vies<br />

07. L’essor de l’<strong>en</strong>treprise moderne . . . . . . . . . . . . .131<br />

08. Qui est le responsable . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .175<br />

09. Le dilemme des employés . . . . . . . . . . . . . . . . . .201


330 • La Soif des <strong>en</strong>treprises<br />

10. Éthique artificielle pour personnes<br />

juridiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .225<br />

11. La consommation et l’<strong>en</strong>treprise . . . . . . . . . . . . .249<br />

12. Des <strong>en</strong>treprises risquées . . . . . . . . . . . . . . . . . . .269<br />

13. À qui la faute . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .281<br />

14. Quelques conclusions « irrationnelles »<br />

mais pleines de bon s<strong>en</strong>s à propos<br />

des <strong>en</strong>treprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .299


Intro<strong>du</strong>ction<br />

NOUS VIVONS DANS LA MEILLEURE et la pire des époques. La<br />

démocratie libérale se répand dans le monde avec <strong>un</strong><br />

succès triomphal. La technologie a révolutionné les<br />

transports, les comm<strong>un</strong>ications et l’accès à l’information.<br />

Les sci<strong>en</strong>ces médicales ont contribué à prolonger<br />

nos vies et à nous les simplifier de milliers de manières<br />

différ<strong>en</strong>tes. La société de consommation nous procure<br />

<strong>un</strong>e satisfaction instantanée de nos moindres désirs<br />

matériels. Le progrès est <strong>en</strong> marche.<br />

Parallèlem<strong>en</strong>t à tout cela, on ress<strong>en</strong>t <strong>un</strong> malaise.<br />

Nous sommes moins heureux qu’avant ; on dirait que<br />

quelque chose cloche. D’<strong>un</strong>e part, nous faisons <strong>un</strong> vrai<br />

gâchis de notre planète. D’autre part, les objectifs éternels<br />

que sont la justice et l’équité sembl<strong>en</strong>t s’estomper<br />

à <strong>un</strong> rythme accéléré. Il n’y a pas que le progrès qui soit<br />

<strong>en</strong> plein essor, mais aussi l’avidité. Comme l’expose <strong>un</strong><br />

essai paru récemm<strong>en</strong>t dans The Guardian : « L’idée<br />

même de ce que cela signifie d’être humain, et les<br />

conditions nécessaires à l’épanouissem<strong>en</strong>t des qualités<br />

humaines, sont <strong>en</strong> train de s’éroder 1 . »<br />

Cet essai signale trois t<strong>en</strong>dances qui sont <strong>en</strong> train<br />

de modifier profondém<strong>en</strong>t la nature de notre société. La<br />

première est l’essor de l’indivi<strong>du</strong>alisme. « Nous vivons à<br />

<strong>un</strong>e époque où l’égoïsme va de soi, et dans laquelle


12 • La Soif des <strong>en</strong>treprises<br />

l’essor de l’indivi<strong>du</strong>alisme […] a fait <strong>du</strong> soi l’intérêt<br />

dominant et le point de référ<strong>en</strong>ce <strong>un</strong>iversel, comme il a<br />

fait des besoins personnels la justification absolue de<br />

tout. » La deuxième t<strong>en</strong>dance consiste <strong>en</strong> l’intrusion<br />

implacable <strong>du</strong> marché dans chaque aspect de la société.<br />

« La logique <strong>du</strong> marché est dev<strong>en</strong>ue <strong>un</strong>iverselle. Elle<br />

n’est pas seulem<strong>en</strong>t l’idéologie des néolibéraux, mais<br />

celle de tout le monde. C’est cette logique que nous<br />

employons dans le contexte de notre emploi ou de nos<br />

achats, mais aussi dans notre vie personnelle et jusque<br />

dans nos relations les plus intimes. Elle érode la notion<br />

même de ce que cela signifie que d’être humain. » La troisième<br />

t<strong>en</strong>dance est la révolution au sein des technologies<br />

de la comm<strong>un</strong>ication, qui « efface progressivem<strong>en</strong>t le<br />

temps dont nous disposons et qui accélère notre rythme<br />

de vie ». Ce qui a pour résultat net que tout ce qui prime<br />

dans la vie humaine s’estompe devant les t<strong>en</strong>sions<br />

incessantes d’<strong>un</strong>e société égoïste mue par le marché.<br />

Personnellem<strong>en</strong>t, je suis ambival<strong>en</strong>t à propos de la<br />

valeur et <strong>du</strong> s<strong>en</strong>s de l’amélioration des technologies de<br />

la comm<strong>un</strong>ication. Je ne peux m’empêcher de p<strong>en</strong>ser<br />

qu’Internet et toutes les ressources que cet outil met à<br />

notre portée doiv<strong>en</strong>t être <strong>un</strong>e bonne chose. Les téléphones<br />

cellulaires, malgré toutes leurs fonctions agaçantes,<br />

sauv<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t des vies et procur<strong>en</strong>t <strong>un</strong>e<br />

certaine sécurité. Je suis toujours heureux de pr<strong>en</strong>dre <strong>un</strong><br />

appel de ma fille qui se r<strong>en</strong>d à <strong>un</strong> cours à l’<strong>un</strong>iversité, ou<br />

de mon fils qui veut que nous allions pr<strong>en</strong>dre <strong>un</strong> café<br />

<strong>en</strong>semble quelque part <strong>en</strong> ville. En ce qui concerne le<br />

courriel, je n’ai pas <strong>en</strong>core décidé s’il s’agit d’<strong>un</strong>e malédiction<br />

ou d’<strong>un</strong>e bénédiction. En revanche, je suis<br />

convaincu que la télévision, <strong>en</strong> raison de son caractère<br />

commercial, fait plus de mal que de bi<strong>en</strong>.<br />

Je place l’égoïsme et l’essor de l’indivi<strong>du</strong>alisme au<br />

cœur des problèmes que je souhaite aborder dans ce


Intro<strong>du</strong>ction • 13<br />

<strong>livre</strong>. L’avidité, que l’on définit généralem<strong>en</strong>t comme <strong>un</strong><br />

instinct de possession pour tout ce qui se consomme, est<br />

<strong>un</strong> symptôme de l’intérêt personnel poussé trop loin.<br />

Dans <strong>un</strong> célèbre discours tiré <strong>du</strong> film Wall Street d’Oliver<br />

Stone (1987), Gordon Gekko, homme d’affaires et requin<br />

de la finance interprété par Michael Douglas, dit ceci à<br />

propos de l’avidité :<br />

Certains m’accus<strong>en</strong>t de voracité ; eh bi<strong>en</strong> la voracité,<br />

je dirais plutôt la faim, est utile ; la faim est bonne, la<br />

faim est <strong>un</strong> moteur, la faim clarifie les problèmes ; elle<br />

décèle et s’imprègne de l’ess<strong>en</strong>ce même de l’évolution<br />

de l’esprit. La faim sous toutes ses formes, oui, la faim<br />

de la vie, de l’amour, de l’arg<strong>en</strong>t, de la connaissance a<br />

marqué chaque pas <strong>en</strong> avant de l’humanité et la faim,<br />

notez bi<strong>en</strong> mes paroles, va non seulem<strong>en</strong>t sauver cette<br />

<strong>en</strong>treprise mais aussi cette belle société si mal gérée<br />

que sont les États-Unis.<br />

Le discours de Gekko, choquant dans son contexte,<br />

est souv<strong>en</strong>t cité comme résumant bi<strong>en</strong> l’éthique<br />

<strong>du</strong> « moi d’abord » qui était prônée dans les années<br />

1980. Mais ce pourrait aussi être le credo <strong>du</strong> capitalisme<br />

d’<strong>en</strong>treprise moderne <strong>en</strong> général, <strong>un</strong> énoncé prét<strong>en</strong><strong>du</strong>m<strong>en</strong>t<br />

précis de la manière dont fonctionne le monde et<br />

dont il doit fonctionner. Je remarque, par exemple, que<br />

les républicains <strong>du</strong> Whitman College (Washington)<br />

affich<strong>en</strong>t ce discours sur leur site Web, avec la m<strong>en</strong>tion :<br />

« Son personnage était peut-être désagréable, mais son<br />

discours était tout à fait juste. »<br />

Cette ambival<strong>en</strong>ce quant à l’avidité et à l’intérêt<br />

personnel est ess<strong>en</strong>tielle pour compr<strong>en</strong>dre ce que je<br />

considère comme <strong>un</strong>e faille profonde dans le cours de<br />

ce qu’on <strong>en</strong> est v<strong>en</strong>u à appeler le progrès. Je veux parler,<br />

le plus clairem<strong>en</strong>t possible, de la façon dont nous nous<br />

sommes trompés de route et <strong>du</strong> mom<strong>en</strong>t où cela s’est


14 • La Soif des <strong>en</strong>treprises<br />

pro<strong>du</strong>it. En tant que créatures imparfaites, nous ne<br />

pourrons jamais créer <strong>un</strong>e société parfaite, mais nous<br />

pouvons faire beaucoup mieux que nos réc<strong>en</strong>tes réalisations.<br />

Pour y arriver, nous devons d’abord compr<strong>en</strong>dre<br />

la source <strong>du</strong> problème, et <strong>en</strong>suite le régler.<br />

Les théorici<strong>en</strong>s de la société et autres comm<strong>en</strong>tateurs<br />

point<strong>en</strong>t régulièrem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> doigt le capitalisme<br />

comme source des maux sociaux. Sans auc<strong>un</strong> doute,<br />

mais où cela nous mène-t-il Comm<strong>en</strong>t pouvons-nous<br />

modifier les préceptes à la base de la société Comm<strong>en</strong>t<br />

pouvons-nous réformer le capitalisme Cette tâche<br />

semble colossale, voire impossible à accomplir. L’essai<br />

de The Guardian conclut par ces mots :<br />

« Et que peut-on y faire » demand<strong>en</strong>t les bûcheurs<br />

acharnés. Pas grand-chose, je suppose. […] Si suffisamm<strong>en</strong>t<br />

de g<strong>en</strong>s se r<strong>en</strong>d<strong>en</strong>t compte de ce qui s’est<br />

pro<strong>du</strong>it et de ce qui continue de se pro<strong>du</strong>ire, nous<br />

pourrions peut-être retrouver <strong>un</strong> peu de nous-mêmes<br />

ou, <strong>du</strong> moins, récupérer ce que nous avons per<strong>du</strong>.<br />

Le prés<strong>en</strong>t ouvrage donne à p<strong>en</strong>ser qu’il est certainem<strong>en</strong>t<br />

possible d’agir à ce sujet, mais qu’il faut d’abord<br />

déterminer clairem<strong>en</strong>t la nature <strong>du</strong> problème structurel<br />

auquel nous faisons face. Le véritable problème n’est pas<br />

le capitalisme ni le capitalisme de marché, mais bi<strong>en</strong> le<br />

capitalisme d’<strong>en</strong>treprise. Ce sont les sociétés par actions<br />

modernes qui détourn<strong>en</strong>t et domin<strong>en</strong>t le capitalisme.<br />

Nous savons tous que les <strong>en</strong>treprises ont souv<strong>en</strong>t<br />

<strong>un</strong> comportem<strong>en</strong>t profondém<strong>en</strong>t antisocial. Des sociétés<br />

pharmaceutiques dissimul<strong>en</strong>t les résultats d’essais défavorables<br />

; des pétrolières dégrad<strong>en</strong>t l’<strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t ;<br />

des fabricants de vêtem<strong>en</strong>ts exploit<strong>en</strong>t <strong>un</strong>e main-d’œuvre<br />

<strong>en</strong>fantine ; des constructeurs automobiles mett<strong>en</strong>t sur le<br />

marché, <strong>en</strong> toute connaissance de cause, des véhicules<br />

ayant des vices de conception pouvant <strong>en</strong>traîner la mort ;


Intro<strong>du</strong>ction • 15<br />

des <strong>en</strong>treprises médiatiques diffus<strong>en</strong>t des images de<br />

viol<strong>en</strong>ce aux <strong>en</strong>fants. Lorsqu’elles sont surprises à<br />

commettre <strong>un</strong> crime, les compagnies t<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t habituellem<strong>en</strong>t<br />

de s’<strong>en</strong> sortir <strong>en</strong> cachant la vérité. En fait, elles<br />

m<strong>en</strong>t<strong>en</strong>t généralem<strong>en</strong>t dans le cadre de la publicité sur<br />

leurs pro<strong>du</strong>its et services et de leurs relations publiques,<br />

et on dirait qu’elles s’<strong>en</strong> fout<strong>en</strong>t complètem<strong>en</strong>t.<br />

La question est la suivante : pourquoi donc les<br />

<strong>en</strong>treprises se con<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t-elles comme des sociopathes<br />

La réponse réside, selon moi, dans l’exploration<br />

de la sagesse éthique <strong>du</strong> quotidi<strong>en</strong>, sujet qui semble aller<br />

de soi mais qui est pourtant négligé. Plus particulièrem<strong>en</strong>t<br />

lorsqu’on se pose cette autre question : l’intérêt<br />

personnel chez les humains est-il inné, ou t<strong>en</strong>donsnous<br />

instinctivem<strong>en</strong>t vers <strong>un</strong> comportem<strong>en</strong>t tourné vers<br />

les autres, auth<strong>en</strong>tiquem<strong>en</strong>t bi<strong>en</strong>veillant et altruiste <br />

Cette question, débattue dans des temps aussi lointains<br />

que ceux de Socrate, le premier philosophe moral, est<br />

d’<strong>un</strong>e extrême importance. En effet, si nous croyons que<br />

nous sommes égoïstes de nature, nous devons égalem<strong>en</strong>t<br />

croire que ce que nous appelons le comportem<strong>en</strong>t moral<br />

– <strong>un</strong> comportem<strong>en</strong>t qui favorise le bi<strong>en</strong>-être des autres<br />

– est issu des structures sociales. Quelle autre origine<br />

pourrait-il avoir En revanche, si nous sommes<br />

convaincus que le comportem<strong>en</strong>t moral est l’expression<br />

d’<strong>un</strong>e s<strong>en</strong>sibilité ou d’<strong>un</strong> instinct éthique inné, nous<br />

sommes susceptibles de conclure que les structures<br />

sociales sont r<strong>en</strong><strong>du</strong>es possibles par cette impulsion<br />

morale.<br />

Qu’est-ce que cela a à voir avec les <strong>en</strong>treprises et<br />

leurs défauts Simplem<strong>en</strong>t que les hommes (c’étai<strong>en</strong>t<br />

tous des hommes) qui ont conçu l’économie de marché,<br />

soit l’institution sociale dominante de la fin de l’ère<br />

moderne, et qui ont adapté l’anci<strong>en</strong> instrum<strong>en</strong>t juridique<br />

qu’était la compagnie pour m<strong>en</strong>er leurs activités


16 • La Soif des <strong>en</strong>treprises<br />

<strong>en</strong> son sein, étai<strong>en</strong>t convaincus que la moralité était<br />

générée par les institutions sociales. Les sci<strong>en</strong>ces<br />

sociales, qui v<strong>en</strong>ai<strong>en</strong>t d’apparaître aux XVIII e et XIX e siècles,<br />

déf<strong>en</strong>dai<strong>en</strong>t avec assurance l’égoïsme et l’avidité comme<br />

des caractéristiques <strong>un</strong>iverselles et irrépressibles des<br />

êtres humains. Le marché et l’<strong>en</strong>treprise étai<strong>en</strong>t tous<br />

deux conçus comme des mécanismes servant à corriger<br />

ces défauts <strong>en</strong> fabricant automatiquem<strong>en</strong>t le bi<strong>en</strong> comm<strong>un</strong><br />

à partir <strong>du</strong> vice indivi<strong>du</strong>el. Ces machines servai<strong>en</strong>t<br />

à synthétiser le comportem<strong>en</strong>t éthique.<br />

À l’instar <strong>du</strong> plus élégant des ponts, qui s’écroulera<br />

si les ingénieurs ont commis des erreurs de physique, les<br />

constructions sociales comme le marché et l’<strong>en</strong>treprise<br />

échoueront, souv<strong>en</strong>t de façon spectaculaire et surpr<strong>en</strong>ante,<br />

si elles repos<strong>en</strong>t sur de fausses hypothèses à<br />

propos des relations humaines. C’est ce qui s’est pro<strong>du</strong>it<br />

pour la compagnie, qui apparaît comme <strong>un</strong> projet d’ingénierie<br />

dont on aurait per<strong>du</strong> le contrôle.<br />

La vision rationaliste de l’ess<strong>en</strong>ce morale de l’être<br />

humain aux XVIII e et XIX e siècles, selon laquelle nous<br />

sommes dénués de morale <strong>en</strong> l’abs<strong>en</strong>ce de la société et<br />

de ses institutions, est <strong>un</strong> point de vue qui contredit<br />

directem<strong>en</strong>t la plupart des considérations antérieures<br />

sur la morale. En effet, la philosophie prérationaliste<br />

plaçait la source <strong>du</strong> comportem<strong>en</strong>t éthique <strong>en</strong> soi, dans<br />

<strong>un</strong>e impulsion ou <strong>un</strong> instinct moral inné. La vision<br />

rationaliste représ<strong>en</strong>te <strong>un</strong> tournant très important dans<br />

la manière de percevoir le monde, car si l’on accepte que<br />

la société est <strong>un</strong> précurseur nécessaire à la moralité, il<br />

faut égalem<strong>en</strong>t accepter que la moralité dép<strong>en</strong>d de la<br />

société, et que des sociétés différ<strong>en</strong>tes auront des moralités<br />

différ<strong>en</strong>tes, toutes égalem<strong>en</strong>t valables dans leurs<br />

propres contextes. Cela procure <strong>un</strong> argum<strong>en</strong>t solide au<br />

relativisme moral et crée <strong>un</strong> <strong>en</strong>vironnem<strong>en</strong>t social dans<br />

lequel les circonstances, et non les principes, déter-


Intro<strong>du</strong>ction • 17<br />

min<strong>en</strong>t le bi<strong>en</strong> et le mal. Cette vision prescrit égalem<strong>en</strong>t<br />

<strong>un</strong>e certaine approche de la construction et de la gestion<br />

des institutions sociales ; approche découlant ess<strong>en</strong>tiellem<strong>en</strong>t<br />

de la manière dont le comportem<strong>en</strong>t éthique doit<br />

être imposé, plutôt que décidé par les membres de la<br />

société, et <strong>en</strong>couragé. Ce n’est pas <strong>un</strong>e coïncid<strong>en</strong>ce s’il<br />

s’agit exactem<strong>en</strong>t <strong>du</strong> type de comportem<strong>en</strong>t requis par le<br />

capitalisme d’<strong>en</strong>treprise moderne et son éthique <strong>du</strong><br />

consommateur, et par-dessus tout, par les <strong>en</strong>treprises<br />

modernes, lesquelles constitu<strong>en</strong>t le sujet principal de ce<br />

<strong>livre</strong>.<br />

En quelques lignes, le problème posé par les compagnies<br />

est qu’elles ont été conçues pour ne repro<strong>du</strong>ire<br />

qu’<strong>un</strong> seul des nombreux aspects de la psyché humaine :<br />

l’avidité. Elles ne recherch<strong>en</strong>t que le profit. En outre,<br />

elles ne reflèt<strong>en</strong>t auc<strong>un</strong>e des qualités des hommes,<br />

comp<strong>en</strong>satrices de leurs défauts, que sont les pro<strong>du</strong>its<br />

de l’impulsion morale. En tant qu’acteur prédominant<br />

dans l’institution sociétale préémin<strong>en</strong>te que constitue<br />

le marché, l’<strong>en</strong>treprise personnifie et amplifie le côté<br />

vénal de la nature humaine, tant et si bi<strong>en</strong> qu’elle a<br />

réussi à refaçonner les grands traits de la société occid<strong>en</strong>tale<br />

<strong>en</strong> <strong>un</strong>e image <strong>un</strong>idim<strong>en</strong>sionnelle. Cela n’avait<br />

pas été prévu ainsi ; l’alchimie <strong>du</strong> marché devait<br />

s’accomplir et transformer l’avidité de l’<strong>en</strong>treprise <strong>en</strong><br />

bi<strong>en</strong>-être comm<strong>un</strong>, mais quelque part le long <strong>du</strong> chemin<br />

qui nous a m<strong>en</strong>és jusqu’ici, les <strong>en</strong>treprises ont pris<br />

le dessus et le pouvoir. Il est ess<strong>en</strong>tiel de savoir d’abord<br />

comm<strong>en</strong>t et quand cela s’est pro<strong>du</strong>it afin de pouvoir<br />

corriger cette erreur de parcours historique.<br />

Les quelques termes techniques que j’ai cru nécessaire<br />

d’utiliser dans cet ouvrage seront définis et expliqués<br />

au fur et à mesure qu’ils se prés<strong>en</strong>teront. Voici tout<br />

de même quelques définitions qui pourrai<strong>en</strong>t être utiles<br />

aux lecteurs dès maint<strong>en</strong>ant :


18 • La Soif des <strong>en</strong>treprises<br />

Le terme rationalisme, tel que je l’ai employé,<br />

désigne <strong>un</strong>e théorie selon laquelle l’exercice de la<br />

raison, contrairem<strong>en</strong>t à l’autorité, à la révélation spirituelle,<br />

à l’instinct et l’intuition ou même aux perceptions<br />

s<strong>en</strong>sorielles, est la seule source de savoir valable et<br />

fiable. La sci<strong>en</strong>ce, qui est issue de la raison, est donc<br />

<strong>un</strong>e source de savoir supérieure à la religion, qui relève<br />

de la révélation et de l’autorité. Le rationalisme est <strong>un</strong>e<br />

théorie <strong>du</strong> savoir.<br />

Le déterminisme est <strong>un</strong>e théorie selon laquelle<br />

chaque événem<strong>en</strong>t, acte et décision découle inévitablem<strong>en</strong>t<br />

des conditions préalables qui sont indép<strong>en</strong>dantes<br />

de la volonté humaine et donc immuables. Le déterminisme<br />

explique pourquoi et comm<strong>en</strong>t les choses se<br />

pro<strong>du</strong>is<strong>en</strong>t.<br />

Les premiers p<strong>en</strong>seurs rationalistes étai<strong>en</strong>t fortem<strong>en</strong>t<br />

déterministes, ce qui signifie qu’ils croyai<strong>en</strong>t<br />

que la plupart, sinon tous les événem<strong>en</strong>ts et toutes les<br />

décisions de la vie, étai<strong>en</strong>t déterminés par les lois de la<br />

nature, lesquelles étai<strong>en</strong>t indép<strong>en</strong>dantes de la volonté<br />

des humains.<br />

En employant les termes « éthique », « moralité »<br />

et leurs variantes de manière interchangeable tout au<br />

long <strong>du</strong> prés<strong>en</strong>t ouvrage, j’ai suivi <strong>un</strong>e conv<strong>en</strong>tion pédagogique<br />

sans t<strong>en</strong>ir compte des autres. Les conv<strong>en</strong>tions<br />

pédagogiques sont pertin<strong>en</strong>tes dans leur contexte, mais<br />

pour les besoins de ce <strong>livre</strong>, le fait de donner différ<strong>en</strong>ts<br />

s<strong>en</strong>s à <strong>un</strong> mot aurait été tout simplem<strong>en</strong>t trop compliqué.<br />

Le mot éthique a <strong>un</strong>e racine grecque et, le mot<br />

moralité, <strong>un</strong>e racine latine, et elles se rapport<strong>en</strong>t toutes<br />

deux à la notion de Bi<strong>en</strong>.

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