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14 I.2. INITIER UN CARNET DE LECTURE Annie Portelette, collège ...

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<strong>I.2.</strong> <strong>INITIER</strong> <strong>UN</strong> <strong>CARNET</strong> <strong>DE</strong> <strong>LECTURE</strong><br />

<strong>Annie</strong> <strong>Portelette</strong>, collège Henri IV de Vaujours (93)<br />

“On ne saurait confondre<br />

magie des rapports affectifs et formation,<br />

incitation généreuse et construction personnelle,<br />

animation et apprentissages, intérêt passager et pratique autonome” 1<br />

Le contexte,<br />

Les choix du professeur<br />

Classe de 6 e de 26 élèves, très hétérogène.<br />

Mois d’octobre.<br />

- Préserver le contact personnel du lecteur avec le texte tout en<br />

favorisant une prise de distance.<br />

- Donner un statut vrai au lecteur : le professeur choisit de<br />

plonger dans l’inconnu de la logique des élèves et construit le chemin<br />

qui mène à l’objectif qu’il poursuit en fonction de cette logique, seule<br />

piste propre à mobiliser les élèves sur la lecture.<br />

En même temps que j’ai lancé, en sixième, la lecture d’un roman de littérature de<br />

jeunesse, ayant pour toile de fond l’Egypte antique, La Vengeance de la momie 2 , j’ai distribué<br />

à chacun des élèves un petit carnet de lecture qui pouvait se glisser facilement dans le livre.<br />

La consigne était d’y inscrire les questions qu’ils se posaient tout au long de leur lecture.<br />

J’ai délibérément choisi le questionnement plutôt que la collecte des impressions de<br />

lecture qui, offrant un champ très large, pouvait ne susciter que des notations relevant de la<br />

lecture-adhésion et incitait moins à la prise de distance par rapport au texte.<br />

1. Déroulement<br />

J’ai ramassé les carnets, récolté les questions et les ai tapées comme elles venaient<br />

dans les carnets. Première remarque, cette activité nouvelle pour les élèves a généré peu de<br />

traces écrites dans l’ensemble, et des questions souvent très ponctuelles. A l’oral, j’ai vu<br />

qu’ils en avaient d’autres, mais éprouvaient des difficultés à les mettre en mots. Des questions<br />

de vocabulaire apparaissaient, malgré la consigne de ne pas les faire figurer sur le carnet.<br />

L’habitude scolaire sans doute, qui associe souvent l’incompréhension du texte à un problème<br />

de vocabulaire.<br />

Même si je pouvais en creux apercevoir certaines conceptions de la lecture, j’étais, sur<br />

le moment, un peu déçue et perplexe devant certaines questions. Je me suis donc donné le<br />

temps de la réflexion pour en faire un renvoi à la classe.<br />

Après quelques séances d’étude du roman, j’ai distribué à la classe la liste des<br />

questions (voir annexe) et nous les avons prises comme objet de travail. En effet, donner un<br />

vrai statut aux écrits de travail des élèves contribue à construire l’entrée dans le monde de<br />

l’écrit et à banaliser l’usage de l’écrit pour réfléchir. J’ai annoncé qu’il s’agissait de voir si<br />

maintenant on pourrait y répondre.<br />

1 J-M Privat, “Socio-logiques des didactiques de la lecture”, in Didactique du français, Chiss, David, Reuter,<br />

Nathan Pédagogie<br />

2 La Vengeance de la momie, Evelyne Brisou-Pellen, livre de poche jeunesse, Hachette<br />

<strong>14</strong>


En premier lieu, j’ai lancé une activité de tri et de classement en demandant aux<br />

élèves, en binome, de regrouper les questions qui allaient ensemble. Deux pôles sont apparus<br />

assez vite, correspondant à deux axes de lecture :<br />

• D’abord, les questions qui se rapportaient à l’aspect roman historique. Elles ont été<br />

élucidées grâce aux connaissances acquises par les élèves en Histoire, j’avais choisi de faire<br />

se dérouler la lecture en parallèle avec le cours d’Histoire sur l’Egypte. Ainsi, des explications<br />

ont été apportées aux interrogations sur la chambre funéraire, sur les personnages d’Anubis,<br />

de Seth, du scribe... Quand le lien se fait entre deux disciplines, les élèves se découvrent<br />

“savants” avec plaisir.<br />

• Ensuite, celles qui se rapportaient à l’aspect fantastique du roman, elles concernaient<br />

l’intrusion de l’étrange et les interrogations sur la fin du récit. Y répondre a amené les élèves à<br />

reformuler clairement les interprétations construites et donc à prendre conscience de leur<br />

travail d’interprétation.<br />

2. Problématiser les questions des élèves<br />

Restait un groupe de questions difficiles à étiqueter pour les élèves et qui m’avaient<br />

aussi déroutée au départ. Elles concernaient le rapport au vrai et se rattachaient à la lecture<br />

référentielle, montrant que les élèves se projetaient sans distance dans l’univers du roman.<br />

C’étaient, par exemple, les questions relatives à la vie de Khay, le héros, et qui heurtaient leur<br />

représentation du vraisemblable : “Quand on est orphelin, ne reste-t-on pas dans un immeuble<br />

(traduction, dans un orphelinat) ?... Pourquoi les pilleurs prennent-ils Khay avec eux ?… Qui<br />

leur a donné la garde de Khay ?...” La classe constatait qu’on ne pouvait pas répondre à ces<br />

questions. J’ai alors demandé, dans un premier temps, qui serait en mesure de le faire, qui<br />

avait décidé que les choses seraient comme cela. Avec les propositions des uns et des autres la<br />

classe est arrivée à la réponse : celui qui avait inventé l’histoire, l’auteur, Evelyne Brisou-<br />

Pellen.<br />

Dans un deuxième temps, j’ai déplacé le questionnement autour de la vie du héros<br />

orphelin en demandant, d’abord, pourquoi l’auteur avait choisi de faire du héros un orphelin,<br />

puis, si quelqu’un connaissait d’autres héros orphelins. Les élèves ont puisé dans leur culture<br />

pour citer les personnages des contes, Harry Potter, des personnages de films télévisés, une<br />

élève a évoqué Sans Famille, livre que sa mère avait obtenu comme prix à l’école. Nous<br />

avons constaté que, quand un héros est orphelin, toutes sortes d’aventures peuvent lui arriver,<br />

comme il est seul, il échappe un peu à la réalité.<br />

A ainsi a été mis en évidence un motif de la littérature et a surgi l’idée que le texte est<br />

un objet construit, qu’il y a un auteur derrière, que cet auteur crée des personnages et fait des<br />

choix, premier pas en sixième vers la lecture “lettrée” 3 attendue à l’école. Ces notions<br />

apparaissent en situation, commencent à se construire à travers une expérience de lecture,<br />

d’autres expériences seront nécessaires pour les installer à travers la diversité des textes.<br />

En effet, pour les élèves la question du vrai est prégnante dans leur rapport au texte et<br />

surgit régulièrement. Par exemple, en cinquième, lors de la lecture d’une nouvelle de Conan<br />

Doyle, plusieurs élèves résistaient à l’idée que S. Holmes était un être de papier, surtout que<br />

sur la couverture de l’édition utilisée, l’image d’une adaptation filmée était reproduite, “il est<br />

même photographié, Madame !” Pouvoir mobiliser plusieurs types de rapport au texte,<br />

plusieurs postures de lecture comme les nomme Dominique Bucheton, ressort d’un<br />

apprentissage tout au long de la scolarité.<br />

3 Dominique Bucheton, « Les postures de lecture des élèves au collège », in Lecture privée et lecture scolaire, la<br />

question de la littérature à l’école, CRDP de Grenoble.<br />

15


En guise de conclusion :<br />

L’utilisation d’un petit carnet de lecture, offert par le professeur, qui joue, à travers cet<br />

objet donné, son rôle de médiateur, a permis de travailler deux points importants du chemin<br />

vers la lecture littéraire : la mise à distance par le questionnement et le rapport au vrai.<br />

16


Annexe<br />

Questions figurant sur les carnets de lecture 4<br />

· Pourquoi le titre La Vengeance de la momie ?<br />

· Quel était le nom du vrai « pharaon » ?<br />

· Qu’est devenu le grand chacal ?<br />

· Qu’est devenue la pyramide du vrai pharaon ? Pourquoi s’effondre-t-elle ?<br />

· Est-ce que le chacal était la statue du dieu Anubis ?<br />

· Comment Khay a-t-il fait pour reprendre tous les objets précieux volés dans la tombe ?<br />

· Comment le chacal peut-il savoir où se trouvent les objets volés par les quatre pilleurs de<br />

tombeaux ?<br />

· Pourquoi Khay veut-il faire ce métier ?<br />

· Pourquoi un chapitre s’appelle-t-il Les hiéroglyphes ?<br />

· Pourquoi l’auteur dit que Khay prend du papyrus pour faire une barque lorsqu’on ne peut<br />

pas le faire ?<br />

· Pourquoi Khay construit-il un papyrus alors qu’il peut s’en procurer un ?<br />

· Pourquoi les hommes ne se souviennent-ils plus de rien à la fin ?<br />

· Comment Khay peut-il demander le chemin au chacal alors que celui-ci n’est pas<br />

humain ?<br />

· Pourquoi Khay ne s’est-il pas perdu dans le désert ?<br />

· Comment se fait-il que Khay ne buvait ni ne mangeait presque pas dans le désert ?<br />

· Qui est Seth ? Qui est Râ ? Qui est Anubis ?<br />

· Quand on est orphelin, on ne reste pas dans un immeuble ?<br />

· Le chacal ne mangeait-il pas les buffles ?<br />

· Pourquoi les pilleurs de tombes sont-ils morts ? Comment ?<br />

· Comment un chacal peut-il se noyer dans si peu d’eau ?<br />

· Comment le chacal peut-il parler ?<br />

· Comment le chacal fait-il pour prononcer « moi je sais ? »<br />

· Qui dit (à la page 84) « la tombe » tout haut ?<br />

· Pourquoi les gens étaient-ils si curieux jusqu’à donner de la nourriture ou autre chose pour<br />

voir ce qu’il y avait dans la barque ?<br />

· Qui est le scribe ?<br />

· Pourquoi les pilleurs prennent-ils Khay avec eux ?<br />

· Qui leur a donné la garde de l’enfant ?<br />

· Pourquoi l’abandonnent-ils ensuite ?<br />

· Pourquoi la momie disparaît-elle et ne revient jamais ?<br />

· (Dans le 3 e chapitre), pourquoi le chacal regarde-t-il toujours la barque ?<br />

· A quoi ressemble l’empire ?<br />

· Pourquoi les trois hommes trouvent-ils pas bizarre qu’un jeune garçon possède une momie<br />

ancienne avec lui ?<br />

· Pourquoi le chacal prit-il dans sa gueule le bijou de la momie que le coupeur de cuir<br />

tenait ?<br />

· Pourquoi le chacal se tient-il immobile, les pattes tremblantes, les yeux fixés sur la<br />

barque ?<br />

· Pourquoi les hommes des villages travaillent-ils pour le vrai pharaon s’il ne les paie pas ?<br />

· Qu’est-ce que la chambre funéraire ?<br />

· Est-ce que le scribe c’est un métier comme journaliste ?<br />

4 Un travail sur l’ordre des mots et la ponctuation dans la phrase interrogative a été réalisé à partir des questions<br />

figurant sur le carnet. L’orthographe a été toilettée. Pour le reste, les phrases des élèves gardent leur maladresse.<br />

17


I.3. <strong>UN</strong> CAHIER, <strong>DE</strong>S RESEAUX : ACCOMPAGNER LE TRAVAIL DU LECTEUR<br />

Bénédicte ETIENNE, collège Jean Jaurès de Pantin (93)<br />

Le<br />

contexte<br />

Les choix<br />

du<br />

professeur<br />

Classes de collège de tous niveaux (6 e à 3 e ).<br />

Activité menée sur toute l’année, à raison de deux séances par mois.<br />

- Prendre en compte la dimension « artisanale » 1 de la lecture, en tant que<br />

constitutive d’un étayage possible du lien avec le texte, lui donner le statut<br />

d’objet d’apprentissage.<br />

- Dimension artisanale : la lecture est un acte qui implique le corps et<br />

l’environnement. Il s’agit de permettre aux élèves d’élaborer cette dimension,<br />

c’est-à-dire de la penser et de se l’approprier, chacun selon sa subjectivité et à<br />

partir des échanges avec les autres.<br />

- Penser des espaces différenciés (la maison, la classe, le CDI, la<br />

bibliothèque municipale) et des moments réguliers de socialisation de la lecture.<br />

- Assurer un lien, suffisamment souple mais continu, entre la pratique de la<br />

lecture cursive et les autres activités de français, en délaissant l’usage de la fiche<br />

ou du questionnaire de lecture.<br />

- Prendre en compte l’aspect quantitatif des livres lus, afin que la répétition<br />

tende vers une certaine routinisation, dans le sens où cette pratique devient<br />

intégrée et non plus exceptionnelle.<br />

- Permettre, par ces différentes orientations, que l’élève se fraye un chemin<br />

singulier vers le texte et parvienne à tolérer la solitude et le silence liés à l’acte de<br />

lire.<br />

1. Constats et questionnements<br />

La lecture cursive n’est pas facile à mettre en place, car on ne sait pas toujours quelle<br />

place (quelles fréquence et durée ?) ni quelle orientation (quels liens avec les autres<br />

activités ?) lui donner dans le cours de français.<br />

Comment concilier l’apparemment inconciliable ? Cette lecture est censée être libre,<br />

autonome, et on doit en penser l’incitation : n’est-ce pas paradoxal ? Comment penser le rôle<br />

du cours de français, qui doit donc tenter de prescrire l’imprescriptible ?<br />

En outre, tous les élèves sont-ils à égalité devant l’ouverture que représente<br />

l’autonomie de la lecture, ouverture qui peut pour certains se transformer en abîme ? La<br />

lecture ne serait-elle difficile que parce que l’école en empêcherait, par sa demande de travail<br />

méta textuel, l’accès libre et autonome, contrainte que la lecture cursive lèverait<br />

magiquement ?<br />

Doit-on considérer qu’on a affaire à de l’acquis socioculturel (les pratiques de lectures<br />

construites dans le milieu familial) qu’il s’agirait juste de mobiliser ? L’école doit-elle alors<br />

considérer que son rôle consiste juste à importer des pratiques qui lui préexistent et qu’elle<br />

devrait se contenter d’activer ? Comment fait-elle lorsque les élèves n’ont pas la possibilité<br />

de s’appuyer sur des pratiques familiales ? N’est-elle pas conduite en réalité à devoir penser<br />

des dispositifs qui permettent d’étayer la construction de l’élève en tant que sujet lecteur,<br />

plutôt que de considérer qu’il lui faut, par des questionnaires et des fiches, interroger ce<br />

lecteur représenté comme déjà constitué ?<br />

1 Référence à l’expression de Jean-Marie Privat, déjà mentionnée dans l’article d’<strong>Annie</strong> <strong>Portelette</strong>, p. 9.<br />

18


2. Le cahier de lectures<br />

C’est par la mise en place dans la classe d’un cahier de lectures personnel que j’ai<br />

tenté de construire un dispositif qui prenne en compte les diverses contraintes mentionnées<br />

précédemment et qui fonctionne pour les élèves comme une sorte de repère, un objet qui<br />

puisse contenir les traces de la complexité de l’expérience de la lecture. Ces traces sont de<br />

nature à fournir à la pensée de l’élève des matériaux qui l’aident à se représenter lui-même en<br />

tant que lecteur. Elles peuvent donc occuper un double statut, à la fois figurations de l’intime<br />

et objets heuristiques. Progressivement, par la confrontation et l’échange avec les autres<br />

élèves, la validation par le professeur qui consiste en un accueil, une écoute et un dialogue<br />

attentif (sans note, est-il besoin de le préciser ?), l’élève peut opérer un déplacement, se<br />

libérant progressivement de l’inscription de notations qu’il suppose attendues par l’école,<br />

pour s’ouvrir à l’appréhension de traces qu’il peut reconnaître comme lui appartenant et qui<br />

l’aident à penser ses lectures.<br />

Le lecteur en autoportrait<br />

« Ce qu’il s’agit d’envisager, ce n’est pas le message saisi, mais la saisie du message,<br />

à son niveau élémentaire, ce qui se passe quand on lit : les yeux qui se posent sur les lignes, et<br />

leur parcours, et tout ce qui accompagne ce parcours : la lecture ramenée à ce qu’elle est<br />

d’abord : une précise activité du corps, la mise en jeu de certains muscles, diverses<br />

organisations posturales, des décisions séquentielles, des choix temporels, tout un ensemble<br />

de stratégies insérées dans le continuum de la vie sociale, et qui font qu’on ne lit pas<br />

n’importe comment, ni n’importe quand, ni n’importe où, même si on lit n’importe quoi. » 2<br />

Première séance<br />

Pour que chaque cahier porte la marque de son propriétaire, et qu’ainsi commence à se<br />

dessiner la figure singulière du lecteur qui s’y adosse, je demande aux élèves de répondre par<br />

écrit et individuellement à cette question, qui est la première trace écrite, phrase qui ouvre le<br />

travail et inaugure l’usage du cahier : « Qu’est-ce que c’est, lire ? ». Que l’entrée dans la<br />

question se fasse d’abord par l’écrit individuel relève d’un choix concerté. Cette orientation<br />

est double.<br />

Elle repose d’une part sur un usage réflexif de l’écrit, dans le sens où le passage par l’écrit<br />

suscite une élaboration de la pensée. Il n’en est pas le simple réceptacle, dans le sens où la<br />

page ne ferait qu’inscrire un contenu déjà pensé en dehors d’elle, produit fini que l’écrit se<br />

contenterait de fixer. Non, car quand on écrit, on est deux, à l’intérieur d’une seule et même<br />

subjectivité, d’un même corps : celui qui écrit et celui qui lit ce qui s’écrit. Non pas le lecteur<br />

qui reçoit le texte, mais le scripteur qui se fait lecteur de lui-même, inévitablement, ne seraitce<br />

que pour voir et pouvoir écrire. Les allers et retours incessants et imperceptibles nouent un<br />

dialogue intime et silencieux, qui élabore dialectiquement la pensée, à l’image d’une spirale,<br />

comme troisième terme de l’interaction entre celui qui écrit et le même qui le lit. Cette<br />

dimension de l’écrit est donc fondamentale.<br />

L’autre raison qui me pousse à privilégier ce mode d’entrée dans la réflexion, c’est qu’il<br />

permet à chacun d’avoir un temps où il peut se contenir dans son propre espace de pensée, et<br />

s’oblige à l’élaboration, sans être absorbé dans l’indifférencié de la co-présence possiblement<br />

liée à la situation d’oral collectif.<br />

2 Georges Perec, Penser/Classer, Seuil, 2003.<br />

19


Après ce temps solitaire dévolu à l’écriture, je repose la même question à l’oral : « Qu’est-ce<br />

que c’est, lire ? ». Plusieurs élèves lisent ce qu’ils ont écrit (je ne l’ai pas spécialement<br />

sollicité, donc cela me permet d’observer le statut qu’ils donnent à cet écrit), d’autres<br />

interviennent en écoutant ce qui se dit, puis relisent ce qu’ils ont écrit pendant l’échange<br />

collectif, l’effacent, le réécrivent, et interviennent à nouveau. D’autres encore se taisent. Les<br />

réponses sont souvent les mêmes. Lire, c’est se détendre ou s’évader, apprendre de nouveaux<br />

mots en cherchant dans le dictionnaire, s’améliorer en orthographe, s’identifier aux<br />

personnages ou « attendre le suspense ». Il y aussi bien sûr le « je n’aime pas lire », donné en<br />

réponse par les silencieux à la sollicitation du professeur. Je demande aux élèves de me<br />

donner un exemple de livre qu’ils ont lu récemment et qui les a conduits à chercher des mots<br />

dans le dictionnaire. Devant l’absence de réponse, je leur demande d’où leur vient cette idée.<br />

Il s’avère qu’elle est issue d’expériences de lectures effectuées en classe ou en tout cas en<br />

compagnie d’un professeur. Ils prennent donc conscience qu’ils ne le font jamais d’euxmêmes.<br />

Précisément, je leur propose de réfléchir à leurs habitudes de lecture, à ce qu’ils font<br />

d’eux-mêmes. Je leur distribue alors un document iconique, qu’ils collent dans leur cahier de<br />

lectures. Pour la séance suivante, ils doivent répondre à ces deux groupes de questions :<br />

1) Que fait chacun des personnages représentés ? Comment le fait-il et pourquoi ?<br />

2) Quelles sont les images qui vous ressemblent ? Quelles sont les autres situations dans<br />

lesquelles vous pouvez avoir la même activité ?<br />

Deuxième séance<br />

Sur ce document sont représentées cinq images d’enfants qui sont en train de lire, seuls ou à<br />

plusieurs, dans des lieux et sur des supports différents (une affiche dans la rue, une<br />

encyclopédie en groupe, un livre dans un lit) et en vue de finalités diverses (se détendre avant<br />

de se coucher, préparer un exposé, découvrir l’annonce d’un film). Nous échangeons afin de<br />

déterminer ensemble ces différentes caractérisations, et d’envisager la lecture comme un acte<br />

physique, qui s’inscrit dans un environnement et un contexte. Les élèves sont ensuite invités à<br />

dire ce qu’il en est pour eux. Ils expliquent alors quelles sont les situations dans lesquelles ils<br />

lisent, les positions du corps qu’ils affectionnent, et l’environnement qu’ils préfèrent, les<br />

différents moments de la journée qui sont choisis ou imposés par le contexte (selon qu’ils<br />

doivent lire pour l’école ou pour eux-mêmes). Ceux qui n’aiment pas lire tentent d’expliquer<br />

pourquoi. Ils me demandent ce qu’il en est pour moi. Je leur réponds.<br />

L’échange oral se poursuit. Je demande aux élèves de relire ce qu’ils avaient écrit lors de la<br />

première séance, en réponse à la question initiale, et de comparer leur réponse avec ce qui<br />

s’est dit lors de cette seconde séance. Ils se rendent compte qu’ils ont plus de choses à dire, et<br />

des choses dont ils ne savaient pas que cela faisant partie de la lecture.<br />

Je leur propose d’essayer de les figurer, en fabriquant leur autoportrait de lecteur dans le<br />

cahier de lectures, par un montage de dessins, de textes, d’images prises dans des magazines<br />

ou des catalogues. Ce montage doit donner une image de qu’ils sont en tant que lecteurs, en<br />

intégrant toutes les dimensions qu’on a appréhendées. Ceux qui n’aiment pas lire sont invités<br />

à tenter de figurer ce rapport à la lecture. Tous doivent faire ce travail pour la quatrième<br />

séance (pour qu’ils aient un peu de temps, car c’est un travail assez long et ils ont le week-end<br />

pour pouvoir le faire). Le contenu de la troisième séance est analysé dans la deuxième partie<br />

de cet écrit.<br />

20


Quatrième séance<br />

Lors de cette quatrième séance, d’oral, chacun (s’il le souhaite) montre son autoportrait à la<br />

classe, et tente d’expliquer ce qu’il a voulu figurer.<br />

Ce travail, de signature en quelque sorte, permet à chacun une appropriation du cahier de<br />

lectures, et rend possible un chemin vers le livre qui n’est pas limité au rapport au texte<br />

(même s’il en est sans doute un prolongement, ou une émanation).<br />

Le lecteur à la trace<br />

Troisième séance<br />

C’est à ce moment, entre la prise en considération de la matérialité de l’acte de lire et la mise<br />

en commun avec explicitation des autoportraits de lecteurs, qu’il me semble opportun que le<br />

groupe parvienne à penser le rôle que va jouer ce cahier dans notre travail. Les élèves savent<br />

qu’ils liront beaucoup de livres dans l’année 3 , et je leur propose que l’on consacre certaines<br />

séances de français à des échanges sur les livres qui auront été lus. Le problème qui se pose à<br />

certains, c’est de savoir s’ils parviendront à se souvenir de leur lecture. Surgit alors la<br />

question de la trace. Je demande aux élèves de répondre par écrit dans le cahier de lectures à<br />

la question : « Quelles sont toutes les traces que l’on peut garder de sa lecture ? ». J’écris<br />

ensuite au tableau toutes les réponses des élèves, qui en l’occurrence ont spontanément<br />

convoqué le genre « liste ». Ces listes font apparaître les éléments suivants : indications de<br />

titres, d’auteurs, maisons d’édition, collections, résumé de l’histoire, nom des personnages. Je<br />

leur demande d’observer ce corpus et d’essayer de voir sur quel aspect du livre et de la lecture<br />

ces éléments portent. Il apparaît bien vite que les listes n’ont mentionné que des éléments<br />

informatifs. Je les interroge alors sur leur lecture, en leur demandant si ces éléments<br />

correspondent à ce qu’ils retiennent d’un livre. Questionnés sur l’origine de ces premières<br />

réponses, les élèves finissent par formuler l’idée que « quand on lit à l’école, on nous<br />

demande ces choses. » La réflexion est relancée, et ils procèdent à un second écrit individuel.<br />

Lors de la phase de mise en commun émergent des éléments laissant affleurer des traces de<br />

subjectivité. Est évoquée l’idée que donner son avis sur le livre » peut constituer une trace que<br />

l’on peut garder. Quoi d’autre ? Recopier un passage aimé ou qui a marqué, pour une raison<br />

ou pour une autre, dessiner à partir du livre lu.<br />

Les élèves étant à présent armés de la perspective de ces différentes entrées possibles, je leur<br />

demande comment ils vont procéder, pratiquement. Ils prévoient de reporter au fur et à<br />

mesure les traces qu’ils souhaitent conserver dans leur cahier. A nouveau, je les renvoie à<br />

leurs pratiques courantes, en leur demandant si leurs habitudes comportent ce genre de<br />

gestes, à savoir s’arrêter de lire pour écrire quelque chose. Les autoportraits sont une autre<br />

référence qui leur permet de prendre conscience que leurs propositions présentes ne renvoient<br />

à aucune réalité. Ils proposent de souligner les passages à retenir ou de corner les pages.<br />

Problème : les livres qu’on lira dans l’année appartiennent au CDI ou à la Bibliothèque de la<br />

Maison de Quartier. Le marque-page surgit alors dans les discours, mais, guidés par mes<br />

relances, les élèves se rendent compte qu’il en faudrait beaucoup. Sans savoir comment cela<br />

se nomme, une élève parle des Post-it. Pour la première fois, j’en ai amené pour tout le<br />

monde. Immédiatement, les observations fusent : les Post-it permettent une lecture plus fluide<br />

car on n’a pas besoin de prendre un cahier à chaque fois que quelque chose nous marque, et<br />

on peut écrire dessus. Il a fallu toute une séance pour arriver à ce point, et il ne me semble pas<br />

qu’il s’agit d’un temps perdu. Cet usage s’ancre progressivement au fil des lectures. Ainsi, les<br />

élèves peuvent prélever des traces et les consigner dans le cahier de lectures, qui acquiert de<br />

3 Voir la troisième partie, « La lecture en réseau ».<br />

21


ce fait le statut de registre, non pas comme un monument inerte, mais comme l’inventaire qui<br />

accompagne en l’élaborant le processus d’appropriation de la lecture et des lectures.<br />

Et ensuite ?<br />

Comme pour toute pratique, on ne peut se contenter de parier sur une construction<br />

mise en place une fois pour toutes, qu’il faudrait se contenter d’activer de temps en temps. En<br />

effet, il s’avère que comme pour tout processus d’apprentissage, celui-ci (l’usage des Post-it<br />

et du cahier de lecture) marque des différenciations entre élèves. L’usage d’un outil d’aide<br />

nécessite aussi un apprentissage, en ce qu’il mobilise chez l’élève des savoirs, des pratiques et<br />

des usages socialement différenciés. Ainsi, on peut remarquer une grande disparité à<br />

l’intérieur de la classe, quant à la manière dont les élèves s’approprient ou non cet objet et son<br />

usage. Pour certains, le cahier est un objet dans lequel on marque ce qui est validé par le<br />

professeur. On recopie ce qu’il écrit au tableau. Donc, pour ceux-là, écrire des choses qui ne<br />

viennent que d’eux-mêmes, sans savoir si « c’est bon ou pas », est presque chose impossible.<br />

A un autre niveau, le fait même qu’on puisse écrire sur un livre ne va pas de soi pour<br />

tous les élèves. Beaucoup d’entre eux restent prisonniers d’une supposée transparence du<br />

langage à lui-même, ils sont en adhésion avec les objets du monde, sans parvenir à se<br />

positionner de telle sorte qu’ils puissent produire du « discours sur », dans un rapport au<br />

langage qui peut se médiatiser.<br />

De plus, parvenir à dire l’intime et le singulier, par le truchement d’une activité<br />

scolaire, suppose qu’on investit le travail à l’école au-delà de la simple certification qu’elle<br />

apporte, matérialisée par une bonne note, un passage en classe supérieure, et que l’école est<br />

appréhendée par l’élève comme lieu de subjectivation, sans qu’il en ait conscience<br />

évidemment, ou en tout cas pas en ces termes.<br />

Car le fait que l’on puisse considérer comme du matériau scolaire les choses que l’on<br />

ressent ne va pas de soi pour tout le monde. Certains élèves ne savent donc pas du tout quoi<br />

mettre dans ce cahier, et finissent par le laisser tomber en désuétude. Ce ne sont pas<br />

nécessairement les élèves qui ne lisent pas. C’est pourquoi il est utile de consacrer certaines<br />

séances de cours à ce cahier. Les volontaires lisent ce qu’ils ont écrit, répondent aux questions<br />

de leurs camarades, ou aux miennes les invitant à essayer d’expliquer comment cela se passe<br />

quand ils lisent, ce qui les pousse à marquer une page d’un Post-it, recopier telle ou telle<br />

chose. Ces explicitations se font sur pièce, à partir des cahiers qui peuvent, si leurs<br />

propriétaires l’autorisent, circuler dans la classe. Donc, si pour certains l’usage de ce cahier<br />

s’autonomise de l’incitation du professeur, pour certains il est important qu’il s’inscrive dans<br />

le cadre du cours, car, pendant un temps et comme relais, ils ont besoin que la demande du<br />

professeur valide l’intérêt de ce cahier.<br />

On voit bien qu’il ne s’agit pas d’un outil magique, qui constituerait à lui seul un<br />

levier pour l’incitation à la lecture. C’est à travers l’observation de l’usage que les élèves en<br />

font que l’on peut poursuivre le travail de construction de l’élève comme sujet lecteur.<br />

3. La lecture en réseau<br />

Pourquoi et comment ?<br />

Elle est étroitement intriquée à l’usage du cahier de lectures, car elle en alimente le<br />

contenu (les élèves peuvent aussi évidemment écrire des choses sur des livres auxquels ils ont<br />

eu accès par eux-mêmes).<br />

22


Tout au long de l’année, et en relation avec les séquences effectuées en cours de<br />

français, les élèves ont à lire différents réseaux de livres. On objectera qu’on est loin de la<br />

liberté de lecture vers laquelle on doit tendre : c’est que, si cette liberté est un but, elle ne peut<br />

être une méthode. L’élève a besoin d’être confronté à des expériences de lectures diverses et<br />

régulières, afin qu’il puisse frayer son propre chemin dans l’univers du livre et devienne<br />

progressivement capable de forger son identité de lecteur, ses propres goûts. Cette<br />

construction ne peut se faire que si l’offre de lecture est abondante, diversifiée et qu’elle tente<br />

de concilier proximité et étrangeté. Abondance car si on ne fait lire et étudier que trois livres<br />

dans l’année, on voit mal comment, avec des possibles si fermés au départ, on peut ouvrir<br />

l’esprit de l’élève à de nouvelles expériences de lecture. Proximité car dans la sélection qui est<br />

effectuée, on propose des livres de niveaux de lecture différents (les albums ne sont pas<br />

écartés), on veille à ce que l’entrée en lecture soit relativement accessible, par des livres dont<br />

l’horizon d’attente ne soit pas immédiatement illisible. Etrangeté en même temps, dans la<br />

mesure où l’on choisit des livres qui résistent aussi à l’interprétation, qui ne se donnent pas<br />

seulement pour consommation immédiate. A l’intérieur d’un même réseau (puisque les élèves<br />

doivent essayer de le lire en entier), on prévoit précisément des ouvrages qui permettront,<br />

d’une lecture à l’autre, de retrouver du même, et de faire l’expérience du différent. Ainsi,<br />

l’élève peut lui-même être surpris par un livre dont il n’aurait pas imaginé qu’il lui aurait plu.<br />

Dans l’identique et le différent, les lectures se figurent et prennent sens par<br />

confrontations, en tissant un système d’échos interne au réseau. Ces échos n’existent pas<br />

nécessairement de par les propriétés des textes (dans le cas où des mises en relation peuvent<br />

être faites par intertextualité), mais ils se trament dans l’expérience du lecteur, qui peut alors<br />

se déplacer, introduire du jeu dans les positions possibles qu’il a par rapport à un texte : le<br />

sens naît de la confrontation et de la comparaison. C’est dans ce sens qu’on peut comprendre<br />

le mot « réseau ».<br />

Comment, pratiquement ?<br />

Ce dispositif peut fonctionner grâce à une étroite collaboration entre une<br />

bibliothécaire de la Bibliothèque de la Maison de Quartier, la professeure documentaliste du<br />

collège (chargée du CDI) et moi. C’est par nos échanges que ce travail peut avoir lieu, et c’est<br />

la phase des premiers échanges qui conditionne la suite. Nous nous réunissons une première<br />

fois toutes les trois, à la Bibliothèque. Je leur explique ce que nous sommes en train de<br />

travailler en cours, et leur fais une proposition d’axe qui pourrait fédérer le réseau. Nous<br />

échangeons, à propos de la pertinence de cette proposition, et de sa faisabilité. Leur expertise<br />

en matière de littérature de jeunesse est alors très précieuse, et contribue au passage à enrichir<br />

ma propre connaissance dans ce domaine. Nous réfléchissons en effet à des titres possibles, et<br />

prenons soin de choisir des titres disponibles en plusieurs exemplaires, afin de créer les<br />

conditions d’un débat possible entre élèves (chaque réseau comporte en moyenne de six à dix<br />

titres). Nous veillons aussi à ce que le réseau représente plusieurs niveaux de difficulté, car<br />

j’ai des élèves dans la classe qui sont susceptibles de rencontrer des difficultés (plusieurs, tout<br />

à fait francophones, ont obtenu un résultat compris entre neuf et onze pour cent aux<br />

évaluations nationales en français), et il est important que tous les élèves de la classe sentent<br />

et surtout vérifient par l’expérience qu’ils ont leur place dans cette activité en la partageant<br />

avec d’autres.<br />

A l’issue de cette première rencontre, nous nous répartissons les lectures et prenons<br />

rendez-vous pour la séance de présentation avec les élèves, qui s’effectue soit en classe, soit<br />

au CDI soit à la Bibliothèque (nous essayons d’alterner). Là encore, on peut objecter que cette<br />

approche est trop téléguidée, et que l’on devrait laisser les élèves libres et autonomes, que cela<br />

23


va gâcher leur « plaisir ». Il me semble au contraire que tout le monde n’est pas à égalité<br />

devant une situation qui n’est informée par rien ni personne, et que notre rôle doit être celui<br />

de passeur. Le livre leur est apporté, et sa lecture est déjà un peu portée. Ils ne sont pas seuls,<br />

face au gouffre possible de l’absence de représentation. De plus, les élèves savent que nous<br />

travaillons toutes les trois et ils se tiennent au courant de nos diverses réunions. Cela donne de<br />

la valeur à l’effort qu’ils font pour venir vers le livre, et leur montre qu’il n’y pas d’un côté<br />

ceux qui savent, par enchantement, et de l’autre, ceux qui ne savent rien, c’est-à-dire eux,<br />

puisque les adultes sont obligées de se rencontrer, de préparer, de travailler donc.<br />

A l’issue de la présentation, ils savent qu’ils doivent tous en emprunter un. A partir de<br />

là commence la lecture en réseau. Les élèves intègrent vite la règle du jeu. Dès que quelqu’un<br />

a lu son livre, il l’amène en classe et nous procédons ainsi à des échanges presque à chaque<br />

cours. Plusieurs d’entre eux lisent le réseau en entier. Je me rends compte qu’ils en parlent en<br />

dehors du cours, car au bout d’un moment, il y a toujours un ou deux livres qui polarisent<br />

toutes les demandes d’emprunt, avec une référence à un camarade qui l’a conseillé. Parfois,<br />

ils se les prêtent en dehors du cours et m’en tiennent informée. Au bout de trois ou quatre<br />

semaines (pendant lesquelles ils lisent, munis de Post-it et de leur cahier de lectures), nous<br />

organisons une mise en commun. Nous laissons les échanges courir librement, en relançant,<br />

articulant des interventions portant sur un même livre. Puis j’interviens pour qu’ils essaient de<br />

repérer des régularités et des divergences dans le réseau. J’essaie de prélever, dans ce qui est<br />

proposé, des interventions d’élèves sur lesquelles je peux rebondir en les reprenant, sous<br />

forme de question adressée à toute la classe (« X propose cette idée : qu’en pensez-vous ? »),<br />

interventions qui me permettent de solliciter la réflexion des élèves à un autre niveau que<br />

celui de l’histoire racontée, et de les rendre sensibles au « comment c’est écrit ? », en les<br />

incitant, lors d’une prochaine lecture, à prendre cette dimension en compte lorsqu’ils colleront<br />

des Post-it. Nous développons alors un vocabulaire méta textuel artisanal, empirique, que<br />

j’essaie si cela est possible de mettre en relation avec des notions que nous vues en cours, afin<br />

qu’ils fassent des liens entre cette activité et les autres, et qu’ils acquièrent ainsi, en situation,<br />

la maîtrise d’un vocabulaire (et des concepts afférents) d’analyse de texte.<br />

La comparaison entre les livres est rendue possible par le repérage, à un niveau<br />

premier, de l’unicité d’ensemble. Ainsi, les réseaux ne sont pas toujours constitués selon le<br />

même axe. L’entrée peut être thématique, générique ou méta textuelle, en fonction de l’entrée<br />

qui fonde la séquence qui lui correspond. Lorsque l’entrée est thématique (l’amour, les<br />

relations parents-enfants, le voyage, le handicap, etc), on peut voir par exemple quel univers<br />

de fiction l’auteur construit et comment cet univers est traversé par le thème. Dans le cas de<br />

l’entrée générique (roman par lettres, fantastique, historique, etc.), on peut essayer de porter<br />

l’attention des élèves sur la singularité de telle ou telle œuvre qui construit sa spécificité en<br />

jouant avec les codes de son genre d’appartenance. Enfin, l’entrée méta textuelle (romans<br />

dans lesquels il y a un jeu sur le point de vue, la chronologie, l’intertexte, etc.) est l’occasion<br />

pour les élèves de s’éprouver à des formes d’écriture nouvelles pour eux, qui rompent le<br />

contrat de linéarité et d’effet de réel, qui s’alimentent non pas en référence à la vie, mais du<br />

travail sur le langage.<br />

Ces séances d’oral sont donc marquées par un espace laissé à l’échange d’opinions, de<br />

sensations, à partir desquelles on essaie d’élaborer des langages plus riches et affinés, pour<br />

élargir l’horizon des représentations, ouvrir de nouveaux questionnements et permettre aux<br />

élèves d’avoir accès à une expérience de lecture plus sensible et plus intelligible pour euxmêmes.<br />

24


I.4. <strong>UN</strong> TEXTE « RESISTANT » POUR CREER <strong>UN</strong>E SITUATION-PROBLEME :<br />

La Logeuse de Roald Dahl<br />

Lise MERIN, collège Romain Rolland de Clichy-sous-Bois (93)<br />

Le<br />

contexte<br />

Les choix<br />

du<br />

professeur<br />

Collège Romain Rolland (ZEP, établissement sensible).<br />

Une classe de 6 e<br />

Même s’ils savent déchiffrer, beaucoup de mes élèves de 6 e sont, globalement, et<br />

sans succomber aux mauvais clichés relatifs aux élèves de ZEP, d’assez mauvais<br />

lecteurs. Il est donc utile de leur proposer des activités de lecture propres à<br />

modifier leur perception de l’acte de lire, à les aider à se positionner comme<br />

lecteurs « actifs », à construire du sens, à interpréter. Le travail sur les textes<br />

dits « résistants » 1 s’avère donc tout à fait approprié. Cette séquence autour de La<br />

Logeuse de Roald Dahl (Mieux vaut en rire, Gallimard Jeunesse, 1999 ) s’inscrit<br />

dans cet objectif.<br />

Préambule<br />

Ce travail m’a été suggéré par Mme Fabienne Rondelli, professeure à l’IUFM de Bourges,<br />

dans le cadre d’une "expérimentation " destinée aux élèves des classes-relais. Convaincue que<br />

ce sont justement les élèves les plus en échec dans notre système scolaire qu’il faut réconcilier<br />

avec les activités de lecture, et à qui il faut proposer des démarches innovantes, elle a mis au<br />

point un scénario pédagogique que j’ai ensuite adapté pour ma classe de 6è. C’est elle qui m’a<br />

permis de découvrir les nombreuses possibilités de travail qu’offre ce genre de textes. Un<br />

texte riche, foisonnant, qui pose parfois problème, qui se dérobe, peut donner des séances de<br />

classes passionnantes. A chaque enseignant à présent de s’en emparer et de l’adapter à son<br />

tour.<br />

Qu’elle soit ici très vivement remerciée pour les horizons qu’elle m’a ouverts.<br />

1. Première séance (1h). Découverte individuelle du texte.<br />

1.1. Lecture silencieuse du texte.<br />

Aucune explication n’est donnée aux élèves, si ce n’est la consigne de lire le texte : la<br />

première des résistances est bien sûr liée à la longueur du texte (6 pages au format A4 sans<br />

numérotation des lignes dans la version distribuée).<br />

Deux élèves ne sont pas venus à bout du texte :<br />

l’un d’eux a demandé à le lire à voix haute et est donc sorti dans le couloir ; malgré tout,<br />

<br />

il n’a pu terminer de lire le texte.<br />

le deuxième n’a pas dépassé trois pages, a recommencé plusieurs fois, se balançait<br />

d’avant en arrière.<br />

L’heure s’est écoulée assez tragiquement pour eux. Ils n’ont pas pu participer à la suite des<br />

activités de cette séance-là. Néanmoins, ils ont relu le texte chez eux (en tous cas je le crois)<br />

car, ensuite, durant toutes les séances, ils ont été très actifs et ont su émettre des hypothèses<br />

pertinentes et sensées.<br />

1 Texte "résistant" : expression empruntée à Catherine Tauveron, « Comprendre et interpréter le littéraire à<br />

l'école : du texte réticent au texte proliférant » dans Repères n° 19 : « On peut qualifier de résistant un texte qui<br />

n'est pas transparent, dont la construction du sens requiert la participation du lecteur. »<br />

25


A l’avenir, si je refais ce type de travail, je commencerai par un texte plus court ou plus<br />

« simple », comme, par exemple, Le plat du chien de J.P. Chabrol, in Contes d’Outre-temps,<br />

Presse-Pocket, 1971 - que j’ai travaillé ensuite avec cette classe-là.<br />

1.2. Oral<br />

Quand ils ont terminé leur lecture, les élèves sont invités à se mettre par deux et doivent<br />

répondre à la consigne suivante : Qu’avez-vous compris de cette histoire ? Avez-vous<br />

compris la même chose ? Les élèves échangent, à voix basse. Quand je passe dans les<br />

groupes, ils disent tous avoir compris la même chose, être d’accord sur leur interprétation.<br />

1.3. Travail écrit individuel<br />

Consigne : Qu’avez-vous compris de cette histoire ? Il s’agit d’un premier jet, la même<br />

consigne sera redonnée plus tard (voir ci-dessous). Leurs écrits sont ramassés et réutilisés par<br />

la suite.<br />

1.4. Amorce d’un échange oral<br />

Nous partons d’une remarque d’une élève : « On n’a pas la fin de l’histoire », qu’elle justifie<br />

par : « ça finit sur du dialogue ». Les élèves semblent d’accord avec cela. A aucun moment,<br />

dans les autres séances, je ne démentirai cette hypothèse. Elle s’infirmera toute seule en fin de<br />

séquence lorsqu’ils auront compris ce que l’on pouvait mettre dans les « blancs » du texte<br />

(voir ci-dessous).<br />

Juste avant la sonnerie de fin de cours, un élève s’est écrié : « C’est une tueuse la dame ! »<br />

Pour la fois suivante, ils doivent relire le texte.<br />

2. Deuxième séance (3h) 2 . Echanges et premières hypothèses.<br />

La remarque de la séance précédente (« C’est une tueuse, la dame ! ») n’est pas reprise<br />

actuellement, car elle n’a pas rencontré d’écho chez les autres élèves. A posteriori, je<br />

m’aperçois que si cette remarque est passée inaperçue, c’est peut-être parce qu’elle émanait<br />

d’un élève qui, lorsqu’il demande la parole, tient souvent des propos déplacés. Peut-être que<br />

la classe ne pouvait accorder de crédit à cet élève-là. En ce qui me concerne, peut-être ai-je<br />

aussi été déstabilisée par l’arrivée d’une interprétation qu’il me semblait prématuré<br />

d’envisager avec la classe !<br />

2.1 Les personnages<br />

Essai de relevé par deux, sur leur cahier d’essais, de ce que l’on sait des personnages<br />

principaux : la logeuse et son locataire. Ce travail s’est avéré trop difficile, en tous cas à ce<br />

stade de leur appropriation du texte. Nous le reprenons collectivement au tableau. En relisant<br />

le texte, apparaissent des remarques des élèves qui concernent les lieux.<br />

2.2. Les lieux<br />

La rue, le salon (avec ses animaux empaillés notamment), la chambre (avec sa couverture déjà<br />

repliée).<br />

2 L’emploi du temps de cette classe étant ainsi fait, nous avions effectivement trois heures consécutives de<br />

français le mardi matin. Même si ce n’est bien sûr pas particulièrement souhaitable en 6 e , cette contrainte m’a<br />

obligée à diversifier les dispositifs de travail dans la classe, les alternances écrit/oral (et même écrits sur cahier<br />

d’essais ou sur classeur) et les travaux individuels, collectifs ou par groupes, peut-être davantage que d’habitude.<br />

Cette séance n’a pas duré réellement trois heures (pauses, récréations, etc.).<br />

26


2.3. Premières hypothèses : Au travers des relectures nécessaires aux repérages demandés,<br />

certaines hypothèses apparaissent :<br />

- la logeuse est une tueuse ;<br />

- elle est bizarre ;<br />

- les deux autres locataires sont morts.<br />

3. Troisième séance (1h). Evolution de leur perception du texte. Réflexion et réflexivité.<br />

En début de séance, je leur distribue une autre version du texte avec numérotation des lignes<br />

afin de les aider dans leurs relevés. En fait, ils ne s’en serviront même pas, et j’ai eu la<br />

surprise de constater qu’ils savaient précisément où trouver ce qu’ils cherchaient dans le texte.<br />

3.1. Reprise au tableau des trois hypothèses : relevé d’éléments qui confirment chacune<br />

d’elles.<br />

Certains élèves commencent à parler de récit fantastique (à cause de la porte qui s’ouvre<br />

rapidement), d’autres de récit policier. Ce point sera repris dans la quatrième séance et<br />

donnera lieu à une discussion mais sans qu’il soit possible de trancher.<br />

3.2. Ecrit individuel : même consigne que celle donnée après la première lecture<br />

Qu’avez-vous compris de cette histoire ?<br />

Les écrits produits montrent bien l’évolution de leur perception : ce que le texte dit de<br />

manière explicite (un jeune homme qui loue une chambre, qui boit un thé avec sa gentille<br />

logeuse, etc.), s’accompagne à présent de remarques sur ce que l’auteur semble en fait vouloir<br />

faire entendre au lecteur (c’est effectivement une tueuse qui tue ses pensionnaires et les<br />

empaille). Ils commencent à devenir des lecteurs « complices » de l’auteur.<br />

3.3. Texte complet ou extrait ?<br />

Pour le cours suivant, les élèves doivent écrire la suite puisqu’ils continuent de penser que<br />

l’histoire est incomplète. (voir séance 5). Ce type d’écrit peut contribuer, d’une manière<br />

différente de ceux proposés précédemment, à la construction d’une ou de plusieurs<br />

interprétation(s) de ce récit qui se dérobe encore à eux.<br />

4. Quatrième séance (1h).Pour aller plus loin.<br />

4.1. Lecture par l’enseignant.<br />

Cette fois, c’est moi qui lis à haute voix le texte (jusqu’à présent, les élèves avaient lu seuls),<br />

afin de mettre en lumière les zones d’ombre qui subsistent pour les élèves, notamment<br />

l’importance du thé. Cette séance a été la plus « dirigiste » car nous avions déjà consacré<br />

beaucoup de temps à ce travail et je craignais une lassitude. Elle n’est d’ailleurs jamais<br />

apparue.<br />

Quand les élèves ont enfin percé les « mystères » du texte, une fille s’est alors écriée : « Mais<br />

alors, le texte, il était complet ! »<br />

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