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Avis juridique Me Thomas - Apess

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AVIS JURIDIQUE<br />

sur la notion de conflit collectif « sectoriel » dans la fonction publique<br />

en rapport avec l’ouverture du droit de grève<br />

A la demande de l’organisation syndicale SEW/OGBL (« Syndikat fir Erzéiung a Wëssenschaft am<br />

OGBL ») je me propose d’examiner la procédure de conciliation actuellement en cours devant la<br />

Commission de Conciliation suite à sa saisine par courrier commun adressé le 1 er mars 2012 par l’APESS<br />

(Association des Professeurs de l’Enseignement secondaire et supérieur du Grand-Duché de<br />

Luxembourg) et le SEW/OGBL à Monsieur Etienne SCHMIT, Président de cette Commission.<br />

Cette saisine fait suite à l’échec des négociations avec le ministre de la Fonction Publique, François<br />

BILTGEN, lors d’une entrevue des deux syndicats en date du 9 février 2012 avec celui-ci, accompagné de<br />

ses collaborateurs et de deux représentants du ministère de l’Education Nationale.<br />

Lors de cette entrevue, le ministre de la Fonction Publique et de la Réforme administrative a en effet refusé<br />

toute négociation sur les modalités suivantes de son projet de réforme<br />

- l’introduction d’une gestion par objectifs dans l’enseignement ;<br />

- la hiérarchisation et la création de 15 à 20% de postes à responsabilité particulière dans les carrières<br />

enseignantes ;<br />

- une évaluation annuelle et une appréciation à trois moments des carrières enseignantes ;<br />

- une diminution des indemnités de stage dans l’enseignement secondaire ;<br />

- la mise en place d’un stage dans l’enseignement fondamental, puisque ce stage ne comporte pas de<br />

formation, mais constitue exclusivement un moyen pour réduire le traitement de début de carrière ;<br />

- la dévalorisation des carrières de l’instituteur de l’enseignement fondamental et du professeur de<br />

l’enseignement secondaire et secondaire technique.<br />

Le présent avis <strong>juridique</strong> porte sur les problèmes soulevés dans le cadre de la procédure de conciliation<br />

prévue à l’article 2 (1) de la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de<br />

l’Etat ainsi que sur la légalité d’une éventuelle grève en cas de non-conciliation.<br />

Avant d’approfondir ces deux questions il échet de revenir sur les principes (internationaux, constitutionnels<br />

et législatifs) des droits syndicaux et du droit de grève et plus particulièrement en matière de fonction<br />

publique.<br />

1. Textes internationaux et européens :<br />

Au niveau des Nations Unies, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte<br />

international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels prévoient respectivement le droit<br />

d’association y compris syndicale (article 22) pour le premier et le droit syndical et le droit de grève (article<br />

8) pour le second. Ce dernier article 8 prévoit notamment « ….. c] le droit qu’ont les syndicats d’exercer<br />

librement leur activité, sans limitations autres que celles qui sont prévues par la loi et qui constituent des<br />

mesures nécessaires, dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale de l’ordre<br />

public, ou pour protéger les droits et les libertés d’autrui. d] le droit de grève, exercé conformément aux lois<br />

de chaque pays.<br />

2. le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les<br />

membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique. »<br />

1


Aux termes de l’article 4 du PIDESC, les limitations aux droits énoncés ne peuvent toutefois résulter que de<br />

la loi « dans la seule mesure compatible avec la nature de ces droits et exclusivement en vue de favoriser<br />

le bien-être général dans une société démocratique ».<br />

L’Organisation Internationale du travail (OIT) reconnaît le droit de négociation collective, la liberté syndicale<br />

et le droit de grève. Ainsi, la Convention OIT n° 87 sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical<br />

et la Convention OIT n° 98 sur le droit d’organisation et de négociation collective ont été ratifiées par le<br />

Grand-Duché de Luxembourg le 3 mars 1958 et la Convention n° 151 sur les relations de travail dans la<br />

fonction publique le 21 mars 2001.<br />

Quant à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales,<br />

son article 11 dispose que :<br />

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association y compris le droit de<br />

fonder avec d’autres des syndicats et s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.<br />

2. l’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi,<br />

constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sureté<br />

publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou<br />

à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes<br />

soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres de force armée, de la police ou de<br />

l’administration de l’Etat ».<br />

La Charte sociale européenne du 18 octobre 1961 a été ratifiée par le Grand-Duché de Luxembourg à<br />

l’exception de 3 articles, dont l’article 6.4 concernant le droit de grève, qui est libellé comme suit : « en vue<br />

d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes s’engagent : ……<br />

et reconnaissent :<br />

4. le droit des travailleurs et des employeurs à des actions collectives en cas de conflits d’intérêt, y compris<br />

le droit de grève, sous réserve des obligations qui pourraient résulter des conventions collectives en<br />

vigueur ».<br />

Dans l’annexe de la Charte sociale, on peut lire que « il est entendu que chaque Partie contractante peut,<br />

en ce qui la concerne, réglementer l’exercice du droit de grève par la loi, pourvu que toute autre restriction<br />

éventuelle à ce droit puisse être justifiée aux termes de l’article 31 ».<br />

Cet article 31 prévoit que seules sont admises les restrictions prescrites par la loi qui sont nécessaires,<br />

dans une société démocratique, pour garantir le respect des droits et des libertés d’autrui ou pour protéger<br />

l’ordre public, la sécurité nationale, la santé publique ou les bonnes mœurs et ces restrictions ne peuvent<br />

être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues. Parmi les 69 articles de la Charte sociale<br />

européenne ratifiés et acceptés par le Luxembourg se trouve l’article 6 paragraphes 1 à 3 sur le droit de<br />

négociations collectives qui dispose comme suit :<br />

« En vue d’assurer l’exercice effectif du droit de négociation collective, les Parties contractantes<br />

s’engagent :<br />

1. à favoriser la consultation paritaire entre travailleurs et employeurs ;<br />

2. à promouvoir, lorsque cela est nécessaire et utile, l’institution de procédures de négociations volontaires<br />

entre les employeurs ou les organisations d’employeurs, d’une part, et les organisations de travailleurs,<br />

d’autre part, en vue de régler les conditions d’emploi par des conventions collectives ;<br />

3. à favoriser l’institution et l’utilisation de procédures appropriées de conciliation et d’arbitrage volontaire<br />

pour le règlement des conflits du travail » ;<br />

2


(4. suit le paragraphe 4 qui n’a pas été accepté par le Luxembourg)<br />

A signaler par ailleurs que notre pays a signé la Charte sociale européenne révisée le 11 février 1998, mais<br />

ne l’a pas encore ratifiée. Il a pareillement signé mais pas ratifié le Protocole additionnel à la Charte sociale<br />

européenne ni le Protocole portant amendement à la Charte sociale. Il n’a ni signé ni ratifié le Protocole<br />

additionnel prévoyant un système de réclamations collectives.<br />

En droit communautaire, l’article 137, paragraphe 5 du traité de Rome exclut l’adoption de règlements ou<br />

directives sur le « droit de grève » et le « droit de lock-out », mais a laissé ouverte la voie d’une<br />

« réglementation conventionnelle », établie par voie d’accords collectifs de niveau communautaire, et d’une<br />

«réglementation jurisprudentielle », établie par la Cour de Justice de l’Union Européenne. Pour autant, le<br />

grève n’a pas échappé à l’empire du droit communautaire, ainsi que le montrent les arrêts Viking du 11<br />

décembre 2007 et Laval du 18 décembre 2007 en matière de conciliation du droit de grève avec les<br />

libertés économiques proclamées par le traité de Rome : libertés d’établissement dans l’affaire Viking et<br />

libertés de prestations de services dans l’affaire Laval. Ces arrêts, vivement contestés par le monde<br />

syndical et désapprouvés par le comité des experts de l’OIT, se trouve d’ailleurs en contradiction avec la<br />

jurisprudence constante de la Cour Européenne des Droits de l’Homme en matière de grève.<br />

Sous le chapitre IV intitulé « Solidarité », l’article 28 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union<br />

Européenne (auquel le traité de Lisbonne reconnaît une valeur égale à celle des traités et qui s’applique<br />

aux violations attribuées à une institution européenne ou à un Etat membre mettant en œuvre le droit de<br />

l’Union Européenne), proclamée à Strasbourg le 12 décembre 2007, garantit aux travailleurs ou à leurs<br />

organisations syndicales le droit de négociation et d’actions collectives, y compris la grève, pour la défense<br />

de leurs intérêts.<br />

2. Notre Constitution :<br />

L’article 26 de notre Constitution garantit la liberté d’association, accordant aux travailleurs le droit de se<br />

coaliser, sans autorisation préalable et de former des syndicats pour la défense de leurs intérêts. Les<br />

libertés syndicales ont été consacrées par la révision constitutionnelle de 1948 (article 11, alinéa 5).<br />

A l’époque, le Conseil d’Etat s’est opposé à ce que le texte en question mentionne expressément le droit<br />

de grève dans la Constitution et a même estimé que la garantie spéciale des libertés syndicales était inutile<br />

en présence du texte constitutionnel général assurant le droit d’association. Lors de la révision<br />

constitutionnelle de 1956, la Constituante a fait une déclaration portant que « la garantie des libertés<br />

syndicales ….. comprend le droit à la grève pour la sauvegarde des revendications sociales légitimes de<br />

ceux qui travaillent ». C’est cette déclaration de la Constituante qui a été considérée par les Députés<br />

comme une invitation plus ou moins solennelle adressée au Gouvernement de préparer un projet de loi<br />

réglementant la grève.<br />

La révision constitutionnelle du 29 mars 2007 a finalement inscrit formellement le droit de grève dans la<br />

Constitution et son article 11 (4) précise dorénavant que « la loi garantit le droit au travail et l’Etat veille à<br />

assurer à chaque citoyen l’exercice de ce droit. La loi garantit les libertés syndicales et organise le droit de<br />

grève. »<br />

A signaler qu’à l’heure actuelle, notre Cour Constitutionnelle n’a pas encore été amenée à statuer sur la<br />

conformité de la loi du 16 avril 1979 (décrite ci-après) avec les articles 11 (4) et 26 de notre Constitution.<br />

3. Loi nationale du 16 avril 1979 :<br />

Traditionnellement, l’impératif de « continuité du service public » a servi de fondement à la prohibition de la<br />

grève dans la fonction publique. Avec l’évolution du droit d’association syndicale et des libertés syndicales,<br />

3


cette prohibition s’est progressivement estompée et, suite à la déclaration de la Constituante lors de la<br />

révision constitutionnelle de 1956, le législateur a été amené à prendre ses responsabilités pour encadrer<br />

le droit de grève, ce qu’il a fait, en ce qui concerne la fonction publique, par la loi du 16 avril 1979 portant<br />

règlementation de la grève dans les services de l’Etat et des établissements publics placés sous le contrôle<br />

direct de l’Etat.<br />

A part certains fonctionnaires formellement exclus du droit de grève en raison de leur fonction particulière<br />

(membres du gouvernement, diplomates en poste à l’étranger, magistrats de l’ordre judiciaire, chefs<br />

d’administration, directeurs des établissements d’enseignement et leurs adjoints, personnel des<br />

administrations judiciaires et pénitentiaires, membre de la Force Publique, personnel médical et<br />

paramédical des services de garde et agents de sécurité notamment), le droit de grève peut être exercé<br />

par l’ensemble du personnel de l’Etat et des établissements publics, mais il faut d’abord épuiser les<br />

procédures de conciliation et, le cas échéant, de médiation, prévus par la loi. Ce n’est qu’en cas d’échec de<br />

ces procédures qu’il peut être recouru à la grève, après notification d’un préavis écrit dix jours avant le<br />

déclenchement de la grève. Ce préavis doit émaner de l’organisation ou des organisations syndicales les<br />

plus représentatives au sens de la loi et doit indiquer les motifs, le lieu, la date, l’heure du début ainsi que<br />

la durée de la grève envisagée.<br />

Certaines formes de grève (grève tournante et grève perlée) sont interdites et les cessations concertées de<br />

travail ne peuvent avoir pour but exclusif que la défense des intérêts professionnels, économiques ou<br />

sociaux de sorte que la grève « politique » ou « insurrectionnelle » est exclue. La participation à une grève<br />

illicite est passible d’amendes et de sanctions disciplinaires, sans préjudice des délits de droit commun<br />

(actes de violence contre les personnes, atteinte aux biens et entraves à la liberté du travail notamment)<br />

commis le cas échéant lors d’une grève).De tels délits ne sont cependant pas susceptibles de conférer le<br />

caractère illicite à une grève régulièrement engagée conformément à la loi du 16 avril 1979.<br />

Par décision du Gouvernement en conseil, les ministres peuvent être autorisés à procéder ou faire<br />

procéder à la réquisition de l’ensemble ou d’une partie du personnel d’un service. L’absence de service en<br />

raison de la grève entraîne la déduction d’un trentième de la rémunération mensuelle par journée de grève.<br />

4. Litige généralisé ou sectoriel ?<br />

Aux termes de l’article 2 de la loi du 16 avril 1979, les litiges collectifs opposant le personnel de l’Etat et<br />

des établissements publics placés sous le contrôle direct de l’Etat (fonctionnaires, stagiaires, employés et<br />

auxiliaires) à son employeur doit faire l’objet d’une procédure de conciliation obligatoire devant une<br />

commission de conciliation présidée par un magistrat de l’ordre judiciaire et composée paritairement par<br />

cinq représentants de l’autorité publique et de cinq représentants de l’organisation et des organisations<br />

syndicales dont dépendent les agents en litige.<br />

Son paragraphe 1 er dispose comme suit : « ….. Les représentants des organisations syndicales sont<br />

désignés par celles-ci, compte tenu des critères suivants :<br />

a) lorsque le litige collectif est généralisé, l’organisation ou les organisations syndicales les plus<br />

représentatives sur le plan national pour les secteurs visés par la loi ont le droit de désigner les cinq<br />

représentants parmi leurs membres ;<br />

b) lorsque le litige collectif n’est pas généralisé, mais qu’il est limité soit à l’une ou l’autre administration,<br />

soit à l’une ou l’autre carrière, l’organisation ou les organisations syndicales les plus représentatives sur le<br />

plan national désigneront trois représentants, l’organisation ou les organisations syndicales représentant<br />

pour le secteur concerné plus particulièrement les agents en litige, désigneront les deux autres. »<br />

4


Devant la Commission de Conciliation, le Gouvernement a fait valoir que les revendications syndicales du<br />

SEW/OGBL et de l’APESS ne relèveraient pas du litige collectif sectoriel, mais du litige collectif généralisé,<br />

étant donné que le point litigieux se limiterait aux quatre grands principes généraux des réformes dans la<br />

fonction publique, à savoir la gestion par objectifs, l’appréciation du fonctionnaire, la hiérarchisation de la<br />

carrière par majoration d’échelon ainsi que la durée du stage de trois années, avec fixation des indemnités<br />

à 80% pendant les deux premières années, et à 90 % au cours de la troisième année. Le SEW/OGBL ainsi<br />

que l’APESS refuseraient d’ailleurs de traiter avec la ministre de l’Education nationale et de la Formation<br />

professionnelle de la transposition de ces principes dans le secteur de l’enseignement.<br />

Par conséquent, seule la CGFP en sa qualité d’organisation syndicale la plus représentative sur le plan<br />

national pour la fonction publique serait en droit, aux termes du prédit article 2, paragraphe 1 er , point a),<br />

d’introduire, selon les termes du gouvernement, « un litige contre les mesures de réforme générales en<br />

question ». Comme toutefois le litige collectif, que la CGFP aurait introduit devant la Commission de<br />

conciliation « sur les mêmes questions » (toujours selon le gouvernement), aurait abouti à un accord signé<br />

entre le gouvernement et la CGFP, il faudrait encore se poser la question si ce litige ne serait pas<br />

irrecevable pour cause de clôture de ce litige.<br />

Dans ses observations écrites du 15 mai 2012, le président de la Commission a émis un avis contraire en<br />

estimant qu’il s’agirait d’un conflit sectoriel. Il convient de relever que le président de la Commission, en<br />

tant que magistrat de l’ordre judiciaire, est en réalité la seule personne impartiale de cette Commission : la<br />

partie gouvernementale espère ne pas devoir affronter les revendications des deux syndicats de<br />

l’enseignement après avoir signé un accord avec la CGFP sur les principes fondamentaux de la réforme et<br />

la CGFP estime pour des raisons similaires n’avoir aucun intérêt à des négociations au niveau sectoriel<br />

entamées par des syndicats « concurrents », tandis que le SEW/OGBL et l’APESS sont bien entendu<br />

intéressés à ce que le caractère sectoriel du litige soit reconnu et qu’il donne lieu à une conciliation quant<br />

au fond sinon qu’il leur permette de recourir à des actions syndicales plus musclées, y compris la grève.<br />

La CGFP a marqué son désaccord avec les observations du président de la Commission tandis que le<br />

SEW/OGBL et l’APESS se sont ralliés à ces observations pour autant qu’ils ont trait au caractère sectoriel<br />

du litige collectif en question tout en insistant sur un procès-verbal de non-conciliation dans l’hypothèse où<br />

un accord ne serait trouvé devant la Commission.<br />

En ce qui concerne le caractère sectoriel du litige soumis par les deux syndicats à la Commission, je me<br />

rallie entièrement aux observations du Président de la Commission. Non seulement les deux organisations<br />

demanderesses ne revendiquent-elles aucune représentativité nationale pour parler au nom de tous les<br />

fonctionnaires de l’Etat et leurs revendications restent-elles clairement cantonnées au secteur de<br />

l’enseignement fondamental et postprimaire, mais encore le secteur de l’enseignement comporte-t-il des<br />

particularités que l’on ne retrouve pas dans les autres administrations et qui méritent un traitement<br />

dérogatoire par rapport à ce qui a été convenu entre le gouvernement et la CGFP au sujet des autres<br />

carrières.<br />

Pour ne citer qu’un exemple de cette particularité, je me permets de renvoyer au rapport de la Commission<br />

des Traitements aux membres du gouvernement (p. 880), dans lequel celle-ci a proposé de ne pas<br />

hiérarchiser les carrières de l’enseignement dans les termes suivants :<br />

« La majorité des carrières planes de l’Administration générale peuvent … être transformées en des<br />

carrières hiérarchisées. Ceci n’est cependant pas le cas pour les carrières de l’enseignement. […]<br />

Leur particularité s’explique par le fait que le législateur à l’origine de ce classement ne voulait se fixer sur<br />

une hiérarchie dans les différents corps enseignants, les agents étant identiquement classés et leur<br />

rémunération ne fluctuant qu’en fonction de l’ancienneté de service, respectivement par l’attribution d’un<br />

grade de substitution. [….]<br />

5


La Commission désire [….] proposer dans cette optique, compte tenu de la particularité des carrières de<br />

l’enseignement, de ne pas les hiérarchiser. »<br />

Pour attribuer un caractère généralisé au litige, tant le gouvernement que la CGFP ont raisonné en ce sens<br />

que les deux syndicats demandeurs devraient reconnaître les principes fondamentaux de la réforme du<br />

statut des fonctionnaires et ensuite « traiter avec la ministre de l’Education nationale et de la Formation<br />

professionnelle de la transposition de ces principes dans le secteur de l’enseignement. »<br />

Le SEW/OGBL ainsi que l’APESS, soucieux de leur crédibilité, n’entendent pas donner suite à ce qui à<br />

leurs yeux ne constitue qu’une manoeuvre politicienne pour bloquer les négociations et éviter d’aborder le<br />

fond du litige collectif. Pourquoi en effet reconnaître certains principes applicables au commun des<br />

fonctionnaires tout en en refusant l’application au secteur dont ils défendent les intérêts ? Ils n’auraient<br />

d’ailleurs aucun mandat pour parler au nom de l’ensemble des fonctionnaires et n’entendent s’occuper que<br />

de leurs membres pour lesquels ils veulent négocier une suppression pure et simple sinon l’aménagement<br />

de certains principes qui s’accordent mal avec les particularités du secteur qu’ils représentent.<br />

Pour corroborer le caractère non-sectoriel du litige, la CGFP est allée chercher dans les commentaires que<br />

la Chambre des Fonctionnaires et Employés publics avait faits en avisant le projet de loi n° 1726 ayant<br />

abouti à la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services publics. Cette Chambre<br />

y avait fait état des « affaires d’intérêt général » pour caractériser les conflits généralisés, mais cette<br />

dénomination n’a pas été acceptée par le législateur et ne se retrouve nulle part dans les textes votés par<br />

la Chambre des députés. Ce renvoi à l’avis de la Chambre des Fonctionnaires et Employés Publics n’est<br />

dès lors d’aucune pertinence.<br />

Il en va de même, a fortiori, de la définition contenue dans l’avant-projet de loi déposé fin juillet 2012 et<br />

destiné à modifier la loi du 16 avril 1979 portant réglementation de la grève dans les services de l’Etat, qui<br />

n’est pas encore en vigueur et qui n’a de toutes façons d’éclairer les problèmes qui nous occupent<br />

actuellement.<br />

Il ne saurait partant y avoir de doute sérieux sur la nature exacte du litige pendant actuellement devant la<br />

Commission de Conciliation : il s’agit d’un litige collectif non-généralisé au sens de l’article 2 (1) point b) de<br />

la loi du 16 avril 1979, qui est limité aux carrières de l’instituteur de l’enseignement fondamental et du<br />

professeur de l’enseignement postprimaire de sorte que la Commission de Conciliation est valablement<br />

composée par le SEW/OGBL et l’APESS en tant qu’organisations syndicales représentant pour le secteur<br />

de l’enseignement plus particulièrement les agents en litige.<br />

A signaler par ailleurs que la représentativité des deux syndicats pour les secteurs concernés de<br />

l’enseignement fondamental et de l’enseignement postprimaire a été formellement reconnue par le<br />

gouvernement et n’a pas non plus été contestée par la CGFP. Une telle contestation n’aurait d’ailleurs pas<br />

été de mise en présence des résultats obtenus par les deux syndicats sectoriels lors des dernières<br />

élections professionnelles.<br />

5. Attributions de la Commission de Conciliation :<br />

Se pose alors la question des attributions de la Commission de Conciliation dans l’hypothèse ou un accord<br />

ne saurait être trouvé sur le caractère généralisé ou limité (sectoriel) du litige soumis à conciliation.<br />

Dans son avis du 25 novembre 1975 sur le projet de loi n° 1726 portant réglementation de la grève dans<br />

les services publics, la Chambre des Fonctionnaires et Employés publics avait déjà insisté afin que la<br />

procédure devant la Commission de Conciliation et le médiateur soit fixée par un règlement grand-ducal<br />

alors que le gouvernement n’a prévu qu’une simple faculté de fixer par règlement grand-ducal cette<br />

6


procédure, en estimant qu’ « il n’est [---] peut-être pas nécessaire d’établir des règles rigides en cette<br />

matière » (commentaires du nouveau texte gouvernemental de septembre 1975). Jusqu’à présent, aucun<br />

règlement n’a été édicté en la matière de sorte qu’il faudra s’en tenir à la loi du 16 avril 1979 portant<br />

réglementation de la grève dans les services de l’Etat pour connaître les attributions de la Commission de<br />

Conciliation, qui sont d’interprétation stricte pour encadrer un droit garanti par notre Constitution.<br />

Or, force nous est de constater que la mission de cette Commission, comme son nom l’indique, consiste à<br />

concilier les parties antagonistes, ainsi qu’à leur proposer des solutions pour arriver à un rapprochement<br />

des points de vue et le cas échéant à une conciliation. Nulle part, il n’est question de se prononcer sur la<br />

recevabilité d’une demande en conciliation ou de procéder par vote sur un pareil problème procédural.<br />

Aucune voie de recours n’est d’ailleurs prévue en la matière et cela est tout à fait normal dans la mesure<br />

où la Commission de Conciliation n’est pas habilitée à prendre des décisions : elle doit chercher à aboutir à<br />

une conciliation amiable entre les parties antagonistes sinon il ne lui reste qu’à constater l’échec de la<br />

procédure de conciliation par la rédaction du procès-verbal de non conciliation.<br />

Soit dit en passant que la loi du 16 avril 1979 ne fait pas état d’un procès-verbal de non-conciliation à<br />

dresser par la Commission de Conciliation, encore que la rédaction d’un tel procès-verbal de nonconciliation<br />

semble être une pratique courante en cas d’échec de la procédure de conciliation. Il serait dès<br />

lors parfaitement concevable, en l’absence d’un tel procès-verbal, de prouver l’échec de la procédure de<br />

conciliation par tout autre mode de preuve tel le témoignage d’un ou de plusieurs membres de la<br />

Commission.<br />

6. Grève illicite ?<br />

Reste à examiner l’hypothèse où la Commission refuserait par impossible d’établir un procès-verbal de<br />

non-conciliation ou qu’elle soit amenée à constater qu’en présence du désaccord d’une partie de ses<br />

membres sur le caractère sectoriel du litige collectif en question, celui-ci ne serait pas valablement engagé<br />

et serait partant irrecevable. Quelles en seraient les conséquences sur les libertés syndicales et le droit de<br />

grève garanties tant par divers traités internationaux ou communautaires (cf. point 1) que par notre<br />

Constitution (cf. point 2) ? Quid en cas de sanctions disciplinaires ou autres ?<br />

L’absence de procès-verbal de non-conciliation respectivement l’établissement d’un constat d’irrecevabilité<br />

serait à mon avis insuffisants pour rendre ipso facto illicite une grève décrétée dans ces circonstances. Non<br />

seulement le SEW/OGBL et l’APESS et les grévistes peuvent-ils faire valoir qu’il y a eu « échec de la<br />

procédure de conciliation » au sens de l’article 3 de la loi du 16 avril 1979, mais encore pourraient-ils faire<br />

valoir ultérieurement en justice (en cas de sanctions disciplinaires ou amendes du chef de grève illicite)<br />

qu’ils ont tout fait pour amener le gouvernement à négocier et que le litige était bien d’ordre sectoriel et<br />

limité à l’enseignement fondamental et postprimaire.<br />

Le cas échéant, la Cour Constitutionnelle voire la Cour des Droits de l’Homme de Strasbourg devraient-ils<br />

trancher la question de savoir si la procédure prévue par la loi du 16 avril 1979, telle qu’elle aura été<br />

appliquée en l’espèce, est de nature à garantir de manière adéquate et proportionnée les libertés<br />

syndicales et le droit de grève garantis par notre Constitution et l’article 11 de la Convention européenne<br />

des droits de l’Homme.<br />

La finalité de la loi du 16 avril 1979 est de réglementer, c’est-à-dire d’organiser la grève dans les services<br />

publics, et non de l’interdire. En l’occurrence, une déclaration d’irrecevabilité ou l’absence de procès-verbal<br />

de non-conciliation, interprétée comme faisant obstacle au droit de grève, aboutirait à créer éventuellement<br />

un obstacle insurmontable au déclenchement de la grève alors pourtant que des organisations syndicales<br />

reconnues comme représentatives du secteur concerné (et dont l’une est pour le surplus affiliée à<br />

l’organisation la plus représentative sur le plan national dans le secteur privé) ont fait toutes les diligences<br />

7


equises pour respecter les procédures prévues par le législateur comme préalable à une grève dans la<br />

fonction publique.<br />

Selon les auteurs VAN DIJK et VAN HOOF, les limitations aux modalités d’exercice du droit de grève des<br />

agents publics doivent être appréciées à l’aune du critère de la « nécessité dans une société<br />

démocratique » qui sous-tend la Convention toute entière (p. 328). D’après les auteurs Jacques VELU et<br />

Rusen ERGEC (Convention européenne des droits de l’Homme, Rép. pratique du droit belge, complément,<br />

tome VII, p. 382), le texte de l’article 11 parle en effet de restrictions « légitimes » à l’ « exercice » des<br />

droits, ce qui exclut des atteintes à la substance du droit et permet l’application du principe de la<br />

proportionnalité pour juger de la « légitimité » de la restriction.<br />

Dans ce même contexte, je me permets encore de citer mes confrères, Maîtres Guy CASTEGNARO et<br />

Nadège ARCENGER (Le droit de grève au Luxembourg, Cahiers du droit luxembourgeois 10, mai 2010,<br />

édition legitech, p. 15) :<br />

« Dans son arrêt du 12 novembre 2008 (CEDH, 12 novembre 2008, Demir El Baykarab c/ Turquie), la<br />

CEDH avait ainsi clairement rappelé que « des restrictions légitimes peuvent être imposées à l’exercice<br />

des droits syndicaux par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat.<br />

Cependant, il faut aussi tenir compte de ce que les exceptions visées à l’article 11 appellent une<br />

interprétation stricte, seules des raisons convaincantes et impératives pouvant justifier des restrictions à la<br />

liberté d’association. »<br />

La restriction incriminée doit correspondre à un « besoin social impérieux », elle doit en outre être<br />

proportionnée au but poursuivi et les motifs invoqués par les autorités nationales pour les justifier doivent<br />

être pertinents et suffisants.<br />

Ainsi, en application de la jurisprudence de la CEDH, les limites potentielles apportées au droit de grève<br />

doivent être évaluées au cas par cas au regard de leur justification, finalité et proportionnalité au but<br />

poursuivi. »<br />

Il me semble que notre réglementation du droit de grève, analysée par rapport à ces critères de la Cour de<br />

Strasbourg, laisse beaucoup à désirer et qu’une déclaration d’irrecevabilité respectivement une absence de<br />

constat de non-conciliation de la part de la Commission de Conciliation dans les circonstances telles que<br />

décrites ci-avant ne saurait avoir pour conséquence de faire déclarer illicite la grève qui s’en suivrait, sous<br />

peine de constituer une entrave inadmissible au droit de grève.<br />

Pour terminer, il ne faut cependant pas oublier que toute grève constitue d’abord une épreuve de force et<br />

que son résultat dépendra exclusivement du rapport des forces en présence. Les employeurs, et le<br />

gouvernement en l’occurrence ne fait pas exception à la règle, essaieront toujours tout, y compris<br />

l’intimidation, pour éviter des négociations incommodes. D’après le professeur Jacky CHORIN de<br />

l’Université de Paris I (La grève dans les services publics - Quelques questions d’actualité, Droit Social, juin<br />

2003 pp. 567 et ss) certains employeurs attendent purement et simplement la grève pour mesurer le<br />

niveau de combativité des salariés et entamer enfin sérieusement des négociations. Mais, d’après le même<br />

auteur, « la meilleure garantie de rapports sociaux plus apaisés passe d’abord par la volonté réelle de<br />

négocier. » C’est cette volonté de négocier qui fait défaut au gouvernement luxembourgeois et il n’existe<br />

malheureusement pas 36 solutions pour l’y forcer.<br />

Luxembourg, le 11 septembre 2012.<br />

Guy THOMAS<br />

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